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mercredi, 26 janvier 2022

Les deux étendards, l'amour entre paganisme et christianisme

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Les deux étendards, l'amour entre paganisme et christianisme

A propos de l'édition italienne des Deux Etendards de Lucien Rebatet

par Manlio Triggiani

Les Edizioni Settecolori publient un classique de la littérature française de Lucien Rebatet : il manquait en traduction italienne. Un projet qui dure depuis vingt ans...

SOURCE : https://www.barbadillo.it/102539-segnalibro-i-due-stendardi-amore-fra-paganesimo-e-cristianesimo/

Situé dans les années 1920 mais écrit entre 1943 et 1949, Les Deux Etendards est le livre culte de Lucien Rebatet. Son style, son écriture et ses thèmes montrent que l'écrivain français était un enfant de la modernité et qu'il en a représenté les sentiments et les idées de manière complète et bien ficelée. Amateur des nouveaux mouvements culturels de l'époque, du futurisme au surréalisme et au dadaïsme, il est avant tout attiré par l'expérimentation en cours dans les différents arts. Les deux étendards représente, de manièrequais plastique, le roman traditionnel, avec une structure solide pleine de références à Dostoievsky, Balzac et Stendhal mélangées à un lexique très moderne. Un roman qui se déroule sur plusieurs niveaux, offrant différentes lectures du récit, avec des registres toujours changeants autour d'un pôle narratif : la dynamique d'un triangle amoureux entre deux jeunes amis, Régis et Michel, qui aiment tous deux Anne-Marie, dix-huit ans. Michel, de Paris, est un nietzschéen, un païen ; Régis, de Lyon, aspire à être accepté dans la Compagnie de Jésus pour satisfaire son penchant mystique et spirituel. Anne-Marie est belle, séduisante, mais plus intéressée par son propre sexe que par le sexe masculin. Elle voit en Régis, un disciple de saint Ignace de Loyola, l'homme qui a peut-être trouvé le moyen de sortir de la préoccupation de la sexualité qu'elle connaît déjà. Dans cette histoire, l'issue du triangle non résolu est un entrelacement de pulsions, d'émotions, de passions, d'obsessions et le livre montre une vue en perspective de l'être et des sentiments des trois garçons. Un sondage, un approfondissement continu qui donne à la vision de ce triangle plus de clarté et plus de couleur si l'on considère que ce livre est - aussi - un hymne à la jeunesse. Un âge difficile mais aussi un âge où tout semble possible et éternel, où les sentiments tels que l'amitié et l'amour, mais aussi les choix et les aspirations, sont totaux.

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Un roman des sentiments

Un roman de sentiments, de pulsions, donc, avec la jeunesse en son centre, mais, comme le souligne efficacement Stenio Solinas dans la préface, également un roman d'idéologie ou - mieux - de visions du monde opposées : le catholicisme d'un côté, le paganisme de l'autre, le Christ d'un côté, Dionysos de l'autre, le mysticisme d'un côté et la vie avec ses plaisirs et ses peines de l'autre.

Entre-temps, Rebatet, qui est né en 1903, a vécu ses années de maturité dans un climat de conflit social et, surtout, il les a vécu en pleine guerre. Il a vécu et décrit, dans des articles et des livres, la défaite de la France et analysé la décadence du peuple français, avec la grandeur raillée, et a fait son propre choix politique, à une époque où les intellectuels manifestaient résolument leur engagement.

Rebatet a choisi le fascisme et a écrit des articles et des pamphlets violents en termes non équivoques. Il s'agissait d'une décision pour "racheter sa patrie, victime de la décadence". Après l'occupation allemande, il a été emprisonné pour avoir rejoint le fascisme et pour collaborationnisme. Ses écrits ont pesé lourd dans la décision du jury de le condamner à mort. Dans sa cellule, en attendant son exécution, il luttait contre le temps, jour après jour, pour écrire et réviser Les deux étendards, sur lequel il travaillait depuis 1943. Au début, il l'a intitulé Ni Dieu ni le diable. Après quelques mois, la peine de mort est commuée en prison à vie et l'écrivain travaille à ce roman jusqu'en 1949, date à laquelle le manuscrit est remis à l'éditeur Gallimard. Il a été publié en 1951.

Peu de temps après, Rebatet a été gracié et libéré de prison grâce à la pression de l'intelligentsia française. L'histoire de la récente publication italienne de ce livre a été troublée, ce qu'explique Stenio Solinas dans la préface, avec affection.

Le rêve de Pino Grillo devient réalité

C'est le livre que le directeur de la maison d'édition Settecolori, Pino Grillo, voulait publier, mais diverses vicissitudes et complications se sont rapidement accumulées jusqu'à ce qu'une maladie emporte ce digne et généreux éditeur. Son rêve de traduire les Deux Etendards semblait s'être envolé pour de bon. Vingt ans plus tard, son fils Manuel, avec courage, n'a pas abandonné ce rêve et, relançant la maison d'édition avec quelques amis, a mené à bien ce projet. Parfois, les "histoires parallèles", même si elles sont difficiles et troublées, donnent un sens à l'existence et aux œuvres de ceux qui restent.

Manlio Triggiani

Lucien Rebatet, I due standardi, Edizioni Settecolori, (introduction de Stenio Solinas, traduction de Marco Settimini), 2 vol. pp. 700 et 728 ; euro 48. Les volumes peuvent être achetés directement auprès de la maison d'édition dirigée par Manuel Grillo.

samedi, 22 janvier 2022

L'ère hyperindustrielle et la misère du symbolique

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L'ère hyperindustrielle et la misère du symbolique

Sur la parution en Italie d'un livre de Bernard Stiegler, qui s'est donné la mort en août 2020

par Giovanni Sessa 

Source : Barbadillo & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-era-iperindustriale-e-la-miseria-del-simbolico

0-11581.jpgDepuis quelque temps, nous soutenons qu'il serait nécessaire de se débarrasser de l'idée néfaste de la fin de l'histoire. La société contemporaine n'est pas le "meilleur des mondes possibles", elle est surmontable et amendable. Nous avons été confortés dans cette position par la lecture d'un récent ouvrage du philosophe français Bernard Stiegler, La miseria symbolica. L'epoca iperindustriale, publié par Meltemi (pour les commandes : redazione@meltemieditore.it ; 02/22471892, pp. 164, euro 16.00). Le volume comprend une introduction de Rossella Corda, une postface de Giuseppe Allegri et un essai du Gruppo di ricerca Ippolita, qui édite les œuvres de Stiegler en Italie.

Le lecteur doit savoir que le penseur français ne se limite pas à élaborer un diagnostic des causes qui ont produit l'ère hyperindustrielle, mais propose une thérapie pour le malaise individuel et communautaire qui caractérise les relations humaines en son sein. En premier lieu, il se débarrasse du cliché de la post-modernité lyotardienne et baumanienne, qui porte implicitement en soi la référence à un prétendu post-industrialisme, trompeur pour l'exégèse du présent. Il serait plutôt approprié d'utiliser l'expression d'âge hyper-industriel pour désigner notre époque: elle permet de comprendre l'ingérabilité de la tèchne et, surtout, le lien qui unit l'esthétique et le politique en un seul. Notre époque est celle de la misère du symbolique.

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Ce paupérisme ne conduit pas à la définition "du je et du nous, à partir de la pauvreté d'un imaginaire colonisé ou surexploité par les technologies hyper-médiatiques [...] qui invalident la prolifération d'un narcissisme primaire physiologique" (p.9). Conscient de la leçon de Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle et, en ce qui concerne les processus d'individuation, de celle de Simondon, Stiegler présente une analyse de la pensée symbolique comme pharmakon, poison et antidote à la fois: "dans le sillage de cette longue tradition qui part de Platon" (p. 10), conclut Corda.

Certes, ni les guerres conventionnelles ni les conflits sociaux n'ont disparu, mais le monde contemporain connaît une guerre plus envahissante, celle qui se déroule dans la sphère "esthétique", où la con-sistance symbolique est en jeu. Pour Stiegler, le terme "esthétique" désigne le "sentiment" en général. Le politique vise la construction d'un pathos commun "qui intègre notre partialité-singularité réciproque [...] en vue d'un devenir-un" (p. 11), par l'établissement de relations de sympathie, fondées aristotéliciennement sur la philia. On peut en déduire que la politique est un acte esthétique basé sur "la participation e-motive-créative" (p. 11), visant à la construction du corps social. Elle peut induire la réalisation du nous ou ouvrir des échappatoires dissolvantes. La seconde hypothèse se produit lorsque les "affects" sont pris au piège de l'exploitation menée par la Forme-Capital qui, colonisant l'imaginaire par le marketing, dirige la dimension désirante de l'homme et marchandise la vie.

9782081217843.jpgLe capitalisme cognitif et la société de contrôle, son corrélat historique, vivent de cet abus esthétique, si subtilement puissant qu'il détermine la mise à zéro de la honte prométhéenne qui, selon Anders, aurait accompagné, en tant que trait "affectif", l'âge de la technologie. Il est nécessaire, souligne passionnément le penseur, d'échapper à l'emprise de l'hétéro-direction socio-existentielle et "de remettre en mouvement les processus de désir actif " (p. 11). La guerre esthétique peut être gagnée à condition de connaître les substrats complexes de rétentions sur lesquels se structure la production imaginale. Il ne suffit pas de s'arrêter aux rétentions primaires et secondaires analysées par Husserl. Les premières se constituent sur le présent de la perception (l'écoute d'une symphonie), les secondes sur les processus d'image (le souvenir de cette écoute), mais les plus pertinentes, dans la phase actuelle, sont les rétentions tertiaires, produites par la mémoire externalisée que nous fournit la technologie. Dans ce contexte, nous avons affaire à des "objets temporels industriels", qui donnent lieu à la répétition infinie des expériences et des perceptions et qui influencent la définition du moi et du nous: "ils se déposent dans une sorte d'archive de base, à la fois physique [...] et abstraite" (p. 13). De cette façon, nous atteignons le point d'écouter sans plus entendre, nous écoutons mécaniquement, comme des magnétophones humains.

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Cette situation, et son possible renversement, peut être déduite, selon Stiegler, du film de Resnais, On connaît la chanson. La rétention tertiaire a ici le visage de la répétition du refrain des chansons, devenues "mémoire collective", non pas d'un "nous consolidé", mais du "on social inauthentique", dont Heidegger a parlé magistralement. En même temps, les protagonistes de ce film visent à transvaloriser, à transformer leur "souffrance" symbolique en une action symbolique. C'est la possibilité esthético-politique cachée dans la misère imaginaire. Le penseur stimule le trait poïétique des hommes, afin qu'ils adhèrent à "une autre capacité d'imaginer" (p. 15), qui ne peut se fonder sur un retour à un passé donné, non touché par le système technique, mais qui doit en découler. Le Gestell doit être considéré comme un lieu de décision : on peut y procéder à la mise à l'écart définitive du je et du nous (l'état actuel des choses) ou à leur re-constitution, au-delà de la marchandisation universelle en cours (cette position ne semble pas différente de celle du Travailleur de Jünger).

9782081217829-475x500-1.jpgSeule l'adhésion à une philosophie imaginaire, a-logique, comme l'idéalisme magique évolutif, peut permettre au poietes de se sentir perpétuellement exposé au novum, aux rythmes de la physis et au fondement qui la constitue : la liberté.

Nous avons trouvé la lecture du livre stimulante. Nous ne pouvons pas être d'accord avec l'auteur lorsqu'il affirme que la misère symbolique du présent s'est manifestée clairement dans le succès électoral des Lepénistes le 21 avril 2002. Peut-être pouvons-nous lire dans ce vote une réponse "instinctive" à la misère symbolique, qui nous semble au contraire incarnée de manière paradigmatique par le mouvement "En marche" d'Emmmanuel Macron, dans lequel les certitudes "solides" de la gauche se sont dissoutes.

Une dernière considération : il est paradoxal que des auteurs, issus de mondes intellectuels très éloignés de celui de Bernard Stiegler, partagent certaines de ses analyses. Sur ce sujet, nous attendons des contributions des représentants de la pensée de la Tradition, trop souvent engagés dans la répétition de vieilles leçons.

mardi, 18 janvier 2022

La crise de Suez, le MSI et la séduction du patriotisme de Nasser

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La crise de Suez, le MSI et la séduction du patriotisme de Nasser

La crisi di Suez e la destra nazionale italiana (La crise de Suez et la droite nationale italienne) est un essai de Matteo Luca Andriola, préfacé par Franco Cardini.

par Andrea Scarano

Ex: https://www.barbadillo.it/102641-la-crisi-di-suez-il-msi-e-la-seduzione-del-patriottismo-di-nasser/

51Usc8kQb6L._SX342_SY445_QL70_ML2_.jpgLes lignes idéologiques du Mouvement social italien ont pris un tournant important en 1956, tournant analysé par Matteo Luca Andriola dans sa monographie La crisi di Suez e la destra nazionale italiana (La crise de Suez et la droite nationale italienne), publiée en 2020 par la maison d'édition florentine goWare.

Une "expérience moins qu'adolescente d'admiration pour Nasser", un militantisme de parti et une véritable passion pour la "vraie" patrie européenne (qui conduira plus tard à l'adhésion au mouvement communautaire Jeune Europe), sont autant de filons et d'engouements rappelés par Franco Cardini dans la préface, sans oublier le souvenir amer des prévarications et des violences perpétrées en Italie ou contre des Italiens (et Italiennes) par les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale.

Les faits évoqués dans ce livre sont dispersés dans des périodes distinctes, comme certains éléments du récit - Mussolini maniant l'épée de l'Islam et entretenant simultanément de bonnes relations avec l'Union des sionistes révisionnistes de Jabotinsky-  mais expliquent tous les raisons de la fascination qu'exerçait en partie la civilisation musulmane sur Hitler - ces faits sont abordés de façon non linéaire dans un contexte qui met en évidence l'importance stratégique de l'Egypte pour les forces de l'Axe.

C'est un fil ténu à l'intérieur duquel se déroule le "flirt" ultérieur d'une composante de l'exécutif de Nasser et des Officiers Libres avec les cadres nationaux-socialistes allemands qui se sont réfugiés dans le pays après 1945, jusqu'à l'attribution de la tâche de diriger la propagande d'État anti-juive à Johann von Leers, un ancien hiérarque de la NSDAP converti à l'Islam. 

La nationalisation de la Compagnie internationale du canal de Suez - qui a pris par surprise la France et l'Angleterre, détenteurs de la majorité des parts de la société chargée de gérer le transit des marchandises - peut être interprétée comme une volonté de damer le pion aux  puissances qui ont changé d'avis quant à leur volonté première de financer le projet de construction du barrage d'Assouan puis qui ont accusé Nasser, leur interlocuteur, non sans fondement, de rechercher des aides économiques, des fournitures techniques et des armes auprès de l'URSS. 

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Dans le cas italien, un débat intéressant eut lieu, à l'époque, au sein du MSI, et la presse et les magazines se sont plus ou moins rangés de son côté et de celui de la droite extra-parlementaire : ce fut une galaxie - souvent présentée comme monolithique, en réalité extrêmement hétérogène - qui privilégie, selon le point de vue d'Andriola, une approche de la question ancrée dans une conception des relations internationales d'avant-guerre.

Le soutien à la cause d'un pays émergent comme l'Égypte se retrouve dans la correspondance écrite pour le Secolo d'Italia et le Meridiano d'Italia par Franz Maria D'Asaro, qui décrit le phénomène du nassérisme en soulignant le caractère patriotique des manifestations de la jeunesse et de l'armée - mais aussi enracinées dans les bureaux du gouvernement, les banques et les bazars - et en s'attardant sur le fait que le parti communiste local avait été interdit.

L'attitude paternaliste et insultante des ennemis d'hier, les Français et les Britanniques, a forcé le régime égyptien - une forme complexe de socialisme qui combinait un nationalisme panarabe, une rhétorique anti-britannique, des mesures sociales qui, selon la presse du MSI, faisaient écho à celles du Ventennio, et le fort pouvoir régénérateur de la foi islamique - à accepter l'amitié de Moscou. Ce dernier fait a alarmé le Centro Studi Ordine Nuovo, qui était un fier opposant des États-Unis (une puissance manipulée, disaient ses adhérents, par des "lobbies juifs occultes") et un partisan du leader de la nouvelle Egypte, Nasser, dont les intentions étaient devenues claires après la Conférence de Bandung, la naissance du bloc des pays non-alignés -  il était désormais considéré comme le guide pour la rédemption des pays arabes contre les "démo-ploutocraties".  

Deux télégrammes publiés par le mensuel Ordine Nuovo et adressés aux ambassades britannique et égyptienne par la Federazione Nazionale Combattenti della Repubblica Sociale Italiana indiquent que ce groupe extraparlementaire suivait une ligne similaire - Corrispondenza Repubblicana, son organe officiel, fait l'éloge du panarabisme de Nasser en tant qu'union de pays de même langue, race et religion - tout comme le groupe pro-arabe Clock, qui soutient les luttes anti-impérialistes de la Chine maoïste, du Vietcong et des Palestiniens.

En revanche, les hebdomadaires Il Nazionale - qui, par la plume d'Enzio Maria Gray, mettait en garde contre le danger d'un réveil de la spiritualité islamique, annonciateur de fanatisme religieux et d'esprit de conquête - et Il Borghese, critique de la prudente ligne diplomatique américaine et des partisans italiens du gouvernement du Raïs, "coupable" de défendre effectivement les accords qu'il avait stipulés avec ENI. 

Celui qui a identifié la véritable raison du conflit dans le domaine énergétique, en dénonçant l'impuissance des organismes internationaux et la passivité italienne, est l'ancien ambassadeur Filippo Anfuso, lié à une vision géopolitique qui, partant de l'idée d'une Europe-Nation fédérée sur un modèle social de type corporatif, oppose à la conception bipolaire du monde celle de l'Eurafrique, sur la base de laquelle l'Italie aurait dû se tailler un rôle central en Méditerranée.

Au niveau international, les tentatives de résolution de la crise ont abouti à la création du Comité des Cinq. La non-participation de l'Italie attire les critiques du MSI: craignant un retour en arrière vis-à-vis de Tito (qui n'avait pas hésité, des années auparavant, à bénéficier de l'aide britannique pour s'emparer de l'Istrie, puis se montrant pro-soviétique sur la question de Suez), on s'interroge sur la nécessité pour le gouvernement de prendre parti pour des attitudes belliqueuses sans être consulté.

Le Secolo d'Italia compare la politique de contre-mesures du Foreign Office contre l'Égypte (visant à créer une association d'usagers avec le personnel de l'ancienne Compagnie) à celle des sanctions contre l'Italie fasciste après la campagne d'Abyssinie, ne cachant pas son ressentiment envers la France ; Edgardo Beltrametti s'est plutôt attardé sur le refus américain de régler le différend par le biais de l'OTAN, sans se rendre compte que la stratégie de Washington visait - selon l'auteur - à éloigner du bloc socialiste les pays impliqués dans le processus de décolonisation.

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L'escalade militaire - affrontements à la frontière entre Israël et la Jordanie, attaque israélienne dans la péninsule du Sinaï avec le soutien de Paris et de Londres, désireux d'imposer leur statu quo outre-Manche - a conduit à une impasse, favorisée par l'engagement parallèle de Moscou dans la répression sévère de la révolte hongroise et l'apparente distraction des États-Unis à cause des élections présidentielles.

Si les Américains ont effectivement pesé de tout leur poids en refusant d'accorder des fournitures de pétrole d'urgence aux pays européens pendant le blocus du transit, l'ancien diplomate Alberto Mellini Ponce de Leon a observé que le geste de Nasser, qui a révoqué une concession en violation d'un contrat avec des particuliers (la concession devait expirer en 1968), constituait théoriquement un obstacle pouvant être résolu par arbitrage.

Il Popolo Italiano prend parti contre l'impérialisme britannique, publiant des photos montrant des Égyptiennes en uniforme militaire et en armes contre l'envahisseur ; des bombardements massifs frappent certaines villes faisant de nombreuses victimes civiles, après la décision du gouvernement du Caire de ne pas autoriser les Britanniques et les Français à débarquer. 

La crise est reconsolidée suite aux menaces de représailles de l'URSS, aux exigences américaines de retrait "inconditionnel" et au nettoyage de la zone du canal, défini par la médiation des casques bleus de l'ONU: "La leçon inattendue qui nous a été donnée par le jeu exemplaire des Américains et des Soviétiques... l'alliance implicite et logique qui s'est engagée dans la voie de la division du monde en deux zones d'influence" - rappelle Cardini - a mis fin aux vagues ambitions des anciens empires coloniaux de rivaliser sur un pied d'égalité avec les deux superpuissances. 

Andriola soutient que le "Parti de la Flamme" a progressivement changé de paradigme face à l'expansionnisme de plus en plus agressif de Moscou au Moyen-Orient et a retiré son soutien à Nasser en réaction au choc de son virage pro-soviétique présumé, au point d'identifier la crise de Suez comme un "tournant" capable de changer radicalement les idées de la plupart des adhérents du MSI, qui ont renforcé une identité pro-atlantique au cours des années 1960 et ont commencé à considérer Israël comme une "enclave européenne et occidentale" dans la région.

A l'humble avis de l'auteur, cette conclusion est peu convaincante et ne correspond pas entièrement à la réalité, à tel point que l'auteur lui-même est obligé de la circonscrire, en admettant le poids de nombreuses exceptions significatives. 

Andrea Scarano

lundi, 17 janvier 2022

Pierre Le Vigan: Le Grand Empêchement

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Pierre Le Vigan: Le Grand Empêchement

Café Noir – Un Autre Regard sur le Monde. Émission du vendredi 14 janvier 2022 avec Gilbert Dawed & Pierre Le Vigan.
 
Le sommaire et les liens des livres de Le Vigan ci-dessous.
 
 
SOMMAIRE
00:00:00 – Introduction
00:01:22 – Les deux sécularisations. Peux-tu revenir sur ce thème?
00:04:03 – Les deux formes de la liberté. Quelles sont-elles?
00:06:43 – Est-ce que les totalitarismes sont-ils antidémocratiques?
00:08:38 – Qu'appelles-tu le corps absent de la Nation
00:11:03 – Conclusion
 

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QUATRIÈME DE COUVERTURE
 
Pourquoi le monde de toutes les licences laisse-t-il un tel dégoût de vivre à beaucoup de nos contemporains ? Pourquoi le monde de l’abondance est-il un monde du manque à vivre ? Qu’est-ce qui empêche une vie réellement humaine alors que les conditions matérielles n’ont jamais été aussi favorables ? C’est le “Grand Empêchement”, que cet ouvrage analyse et propose de conjurer.
 
 
LES LIVRES DE PIERRE LE VIGAN CHEZ AVATAR ÉDITIONS
 
Inventaire de la Modernité, Avant Liquidation https://avatareditions.com/livre/inve...
Le Malaise est dans l’Homme https://avatareditions.com/livre/le-m...
 
CHAINE AVATAR EDITIONS SUR ODYSEE https://odysee.com/@avatarmediaeditions

samedi, 15 janvier 2022

Le dernier ouvrage d'Irnerio Seminatore sur la multipolarité!

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Le dernier ouvrage d'Irnerio Seminatore sur la multipolarité!
 
Chers Amis et Collègues,

Je tiens à vous faire part de la parution de mon ouvrage "La Multipolarité au XXIème siècle" (Editions VA presses.Fr), avec une préface du spécialiste des relations internationales, l'ancien Recteur des Universités,Charles Zorgbibe, Professeur émérite de la Sorbonne.
 
Ci-joint un formulaire de commande:
 
 
La Multipolarité au XXIème siècle
 
de Irnério Seminatore
 
Cet ouvrage présente une lecture des formes diverses de la multipolarité : la configuration du système, la distribution des souverainetés et des pouvoirs, les buts des pôles de puissance, la toile de fond de l’ambiance internationale et les risques d’affrontement entre pôles.
 
Il brosse les traits essentiels de notre époque, l’âge balistico-nucléaire et spatiale, celle d’un monde fini et en devenir, hors de ses limites. Il s’interroge sur les différents types de paix et de guerres et sur l’hétérogénéité du système planétaire actuel.
 
Quant à l’Europe, il souhaite qu’elle devienne une puissance d’équilibre entre l’Amérique et la Russie et il précise les antinomies de l’action diplomatico-stratégique et les trois logiques de la dissuasion, de la subversion et de la persuasion.
 
Enfin, face au « Piège de Thucydide » et au duel du siècle entre la Chine montante et les États-Unis, il pousse à réfléchir au dilemme de notre temps, pris entre l’alternance hégémonique dans le système, au moyen d’une « guerre limitée », ou la « rupture tectonique"  du système, comportant une inversion du rapport de prééminence  ente la Démocratie Impériale et l’Empire du Milieu et  un changement d’ensemble de  la civilisation, de l’idée de société  et de la figure de l’homme, selon le modèle d’un collapse sociétal et d’un conflit global, qui rappellent le concept de « guerres en chaînes » et de  « révolutions systémiques » de Strausz-Hupé.
 
1 vol. 16 x 24
586 pages
Novembre 2021
 
Cet ouvrage sera suivi du tome II: "La multipolarité et l'Europe".

lundi, 10 janvier 2022

Discipline du chaos. Comment sortir du labyrinthe de la pensée unique libérale ?

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Discipline du chaos. Comment sortir du labyrinthe de la pensée unique libérale ?

par Pietro Missiaggia

Source : Pietro Missiaggia & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/disciplina-del-caos-come-uscire-dal-labirinto-del-pensiero-unico-liberale

Interview-révision du nouveau texte d'Alessio Mannino Disciplina del caos. Come uscire dal labirinto del pensiero unico liberale (La Vela, Viareggio, 2021).

Un ouvrage récemment publié qui mérite une lecture attentive pour sa critique radicale et innovante de toute la vision libérale est le récent livre du journaliste et écrivain Alessio Mannino de Vicence. Déjà connu pour son ouvrage Mare monstrum. L'immigration. Mensonges et tabous (Arianna Editrice, 2014) et Contre la Constitution. Attaque contre les philistins de la Charte 48 (éditions du Cercle Proudhon, 2017), Mannino revient sur le devant de la scène avec Disciplina del caos. Come uscire dal labirinto del pensiero unico liberale (Edizioni La Vela, 2021), une critique de fond qui va au-delà de la simple nostalgie typique des dites gauche et droite radicales (ces dernières se concentrant sur des positions allant du traditionalisme à la reprise sans critique du conservatisme à l'anglo-américaine).

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Mannino propose une généalogie historique du libéralisme compris comme l'asservissement du politique à l'économie. Comme l'affirme l'auteur, l'argent est devenu la valeur dominante de la vie, et l'homme idéal, aujourd'hui, est Jeff Bezos ou Elon Musk, l'influenceur du jour, le riche spéculateur qui s'est fait la main, ne sachant parfois pas faire autre chose que produire de l'argent à partir d'argent. Ce n'est plus le politique, le religieux, l'artiste qui laisse ses œuvres à la postérité, mais l'homme d'affaires-tycoon souvent déguisé en "philanthrope".

L'interprétation proposée ici est celle d'un libéralisme qui renverse le zoon politikon aristotélicien (ζῷον πολιτικόν) et le remplace par un animal compétitif et consommateur qui dévore le monde au détriment de la socialité et de l'entraide (comme aurait dit l'anarchiste Kropotkine), dissolvant tout paradigme communautaire. La crainte et l'effroi de Carl Schmitt face à la fin du Politique sont aujourd'hui une réalité et ce n'est malheureusement pas, comme l'écrivait il y a dix ans Alain de Benoist dans Mémoire vive (Memoria viva, Bietti, 2021), un "simple mythe", car la dernière variante libérale, le néolibéralisme, a effectivement réussi à placer l'Économique au-dessus de tout. "Ma tentative, parce que nous parlons d'une tentative", nous dit Mannino, "est d'aller aux racines du système malade dans lequel nous vivons, en ajoutant aux sentiers déjà battus de la critique politico-économique du libéralisme celui de la démystification éthique et philosophique, de sorte que, au fond, le libéralisme de masse n'est rien d'autre que le nihilisme appliqué à grande échelle". Il ne s'agit pas d'un énième livre qui ne glosserait que sur la seule injustice sociale, souligne-t-il, mais un ouvrage qui parle "de la genèse de la pensée qui nous a menés jusqu'ici et, en outre, d'une recherche de l'issue possible sur la base de principes fondamentaux".

Disciplina del caos est précisément cela : un étalon pour reparamétrer la vision du monde, en renversant le point de vue de la pensée libérale unique qui est unique parce qu'il n'y a qu'une seule façon de concevoir l'existence et la société pour les puissances mondiales, même dans leurs différences nationales. Les trois références qui traversent l'œuvre de manière souterraine sont, toujours selon l'auteur : "Nietzsche, lu comme je pense qu'il doit l'être, donc ni de droite, en passant facilement sur certaines de ses idées socialement racistes inadmissibles, ni de gauche, à la Deleuze ou à la Vattimo ; l'anarcho-socialiste Camus (en laissant de côté certaines de ses utopies sur l'abolition des frontières) et je dirais Arendt à travers laquelle il est possible de redécouvrir la pertinence paradoxale d'Aristote, avec son éthique non moralisatrice mais fondée sur la vertu comme élévation".

Mannino refuse de souscrire à un quelconque espace de contestation bien balisé, qu'il soit d'extrême gauche ou d'extrême droite: "Je pense que le pire défaut des extrêmes est le syndrome autoréférentiel de la petite paroisse, dans lequel, d'une part, on aime et on se complaît à se blottir sous les couvertures confortables du passé, et d'autre part, par suite, on n'est pas capable de s'insérer dans le présent, sans scrupules, ce qui ne signifie pas abandonner les idéaux, mais plutôt les faire atterrir dans le moment, dans le contingent. De grandes énergies sont gaspillées dans l'adoration continue des idoles du vingtième siècle, alors que l'Histoire, comme la Vie, change sans cesse. Le passé doit servir de lentille pour porter un regard critique sur le présent, et non pour reproposer des formules plus ou moins voilées qui faisaient parfaitement l'affaire mais seulement il y a cent ou cinquante ans. Les formes prises par les idées se délitent au fil des événements et des processus historiques et doivent être continuellement actualisées pour coller à la réalité vivante".

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Marx et le marxisme plus ou moins orthodoxe ou des penseurs comme Evola et Guénon, pour donner des exemples de noms célèbres qui planent encore parmi les anticapitalistes et les antilibéraux, sont dans cette perspective des "réservoirs de comparaisons avec le paysage actuel et peuvent fournir des contrepoints qu'il serait insensé d'ignorer". Mais l'orthodoxie est toujours un durcissement de la faculté de penser et d'agir, et représente donc une limitation en soi. Marx reste très important en tant que diagnostiqueur du capitalisme, tout comme un Evola ou un Guénon sont des auteurs qui donnent une vision très intéressante du drame intérieur de la spiritualité contemporaine et de la manière de le contrer ("bien que je les aie lus, ils n'ont pas influencé mon travail, ajoute Mannino). En tout cas, en faire des fétiches est idiot, ainsi que contre-productif".

Le champ du conflit, pour Mannino, se situe "dans l'intériorité, à condition, bien sûr, qu'il trouve son reflet au niveau social et politique". Les deux niveaux sont interconnectés, l'un implique l'autre. Il n'est pas très logique de s'entraîner exclusivement à l'auto-purification dans un contexte extérieur corrompu. Bref, il faut faire de la politique, chacun de son côté, même dans l'art, ou dans des associations diverses, en fuyant l'individualisme, tare libérale, et en s'efforçant de former un groupe, un front, une communauté, en recherchant ses pairs et en agissant surtout sur les idées, sur l'imaginaire, sur la culture, dans le mouvementisme et, dès que l'occasion se présente, même dans la compétition partisane-électorale au sens strict. Sans tabou".

Le modèle auquel Mannino pense est le communautarisme, auquel il associe également le socialisme. Voici comment il explique ce lien: "Dans ma proposition, il s'agit d'inverser l'axe autour duquel la société est fondée: dans la société libérale, c'est l'individu (dans l'abstrait, car dans la pratique le véritable décideur est celui qui est capable de déplacer de grandes quantités de capitaux ou d'influencer leur mouvement, c'est-à-dire l'appareil techno-militaire des grandes puissances), alors que dans une vision communautariste, c'est la communauté, auto-fondée sur des bases variables en fonction des situations historiques, culturelles, géographiques et géopolitiques (par conséquent, ce n'est pas nécessairement l'"État-nation", même si pour nous, je veux dire nous Italiens et Européens, les États-nations restent le rempart irremplaçable, du moins jusqu'à présent, contre la mondialisation et son bras monétaire, l'UE). Un communautarisme politique mais aussi existentiel, conscient que chacun de nous, dans son individualité, est déjà une communauté avec un guide "politique", la conscience, qui doit gouverner des parties différenciées, conscientes et inconscientes".

Le communautarisme est "avant tout une discipline éthique, une éthique de la liberté comme responsabilité de soi, comme mesure de sa propre valeur dans la mêlée sociale, comme désintoxication d'un mode de vie d'enfants paresseux et à moitié déficients, comme rejet d'une anthropologie de la solitude et du narcissisme". Et le socialisme, pourquoi ? "Parce qu'une éthique du fort, pour ainsi dire, conduit à une politique en faveur des faibles, dont la valeur, précisément, ne peut être jetée aux orties simplement parce que tout le monde n'a pas la capacité de gagner de l'argent. Alors que pour un libéral, le capitalisme est le meilleur des mondes possibles, pour un communautarien, la seule option ne peut être qu'un socialisme modernisé, c'est-à-dire non plus global, mais concrètement lié à des identités particulières, qui corrige la démocratie déléguée par de solides injections de démocratie directe, qui vise à reprendre le contrôle populaire de l'argent et des services publics".

Elle n'a rien à voir avec la critique de la démocratie formulée par des courants tels que l'accélérationnisme de Nick Land, "un courant culturel qui, pour le dire crûment, afin de sauver le malade, propose d'accélérer sa disparition". Il s'agit toutefois d'un symptôme à étudier, ne serait-ce que parce qu'il est révélateur de la manière dont la fièvre perturbatrice de l'ultramodernité se reproduit, philosophiquement parlant, dans des "hypothèses extrémistes".

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Mannino est farouchement opposé à la numérisation qui glisse vers le transhumanisme: "Au milieu du livre, je fais un vaste excursus sur la virtualisation de l'existence quotidienne et collective. Je ne vois pas d'autre moyen de s'en accommoder que de procéder par essais et erreurs dans le but de réduire son impact. Le facteur décisif est la récupération, toujours possible tant que les fonctions biologiques et psychologiques de base résistent, de ces sources de guérison que sont les besoins innés non compressibles, ou du moins non compressibles complètement: la sexualité comme condition préalable à la vie, la famille comme lien primordial, l'appartenance à un groupe supérieur comme garantie d'identité, la solidarité et l'agressivité à doser en couple pour un équilibre individuel et collectif décent. Même dans la répression des instincts la plus abjecte dont l'humanité puisse se souvenir, un substrat dans lequel puiser subsiste. Par conséquent, nous ne devons pas être apocalyptiques, mais combattants.

Nous assistons à une nouvelle guerre froide entre les États-Unis d'Amérique et la République populaire de Chine. Cette dernière est-elle un espoir ou un ennemi à craindre? "Il serait insensé d'imaginer un avenir proche qui ne tienne pas compte de la montée en puissance de la Chine. Je ne traite pas de géopolitique dans ce livre, que je laisse à ceux qui sont plus compétents que moi dans ce domaine, mais ce qui est certain, c'est qu'en tant qu'Européen, on ne peut s'empêcher de rêver d'une Europe en dialogue avec la Chine (comme avec la Russie), ou plutôt d'une Europe qui sache se libérer du joug américain. Le problème est de ne pas rêver d'une Europe qui se libère soudainement des casernements américains qui l'infestent, l'Italie en premier lieu. Mais il ne fait aucun doute que notre ennemi numéro un se trouve à Washington, qui nous a maintenus dans un état de soumission, je dirais, suffisant, et non à Pékin, qui ne peut enthousiasmer un Européen fils d'une autre histoire".

La position de Mannino sur la pandémie de Covid 19, qui est gérée de manière autoritaire, pourrait être qualifiée de laïque: "Je crois qu'il s'agit d'une répression autoritaire temporaire, car le véritable contrôle ne s'obtient pas par des ordonnances et des quarantaines, mais par l'autocontrôle de l'individu massifié, rendu possible par la technologie omniprésente (le "capitalisme de la surveillance", pour citer Zuboff). Je crois davantage à un avenir tel que le Brave New World de Huxley, déjà abondamment réalisé, qu'au 1984 orwellien (bien qu'Orwell soit indispensable pour comprendre certaines dynamiques liberticides de notre époque, et d'ailleurs la dernière citation du livre est de lui).

À la fin de son livre, au nom de la fécondité créative que peut offrir le mélange de différentes orientations, Mannino interroge des penseurs italiens d'origines diverses comme l'historien Franco Cardini, le journaliste Thomas Fazi ou le mass-médiologue Carlo Freccero. Presque comme pour suggérer que c'est grâce à la confrontation de leurs idées que l'on peut sortir du labyrinthe. "Grâce à eux aussi, oui, souligne-t-il, ainsi qu'à tous ceux qui pensent et agissent dans une direction diamétralement opposée à cette marche qui se veut définitive et sans aucune possibilité d'alternative du soi-disant "progrès" à la sauce libérale. Sur le plan humain, plus encore que sur le plan politique, c'est une régression qui nous a privés de la vitalité et du goût de la vie et de la lutte. Mais pas complètement, heureusement.

dimanche, 09 janvier 2022

Evola critique de la civilisation américaine

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Evola, critique de la civilisation américaine

par Riccardo Rosati

Ex: https://www.ereticamente.net/2016/02/evola-critico-della-civilta-americana-riccardo-rosati.html?fbclid=IwAR15QpsIZ2jbUbAvB9I3Oi3oBGydy3B2cfdoRcmlGZAfi07Zlae2xuHkPkc

Civiltà-americana.jpgLa prérogative des vrais intellectuels est d'être toujours à jour. Une affirmation de ce type peut à juste titre sembler banale, mais cela n'enlève rien à son authenticité. Julius Evola appartient à cette catégorie d'esprits supérieurs. Déjà dans le passé, en lisant et en étudiant ses articles sur l'Orient, nous nous sommes rendu compte à quel point l'adjectif "prophétique" convient bien à ce philosophe. Lorsque nous avons abordé ses écrits en tant qu'orientalistes, nous avons été frappés non seulement par l'extraordinaire compétence spécifique de ce savant autodidacte, mais surtout par sa capacité à dépasser les limites du champ d'étude sectoriel qui, depuis des années, freine une académie intarissable sur le plan de la pensée. Plus surprenante encore a été la lecture de son recueil de réflexions sur la société américaine : Civiltà americana. Scritti sugli Stati Uniti 1930-1968, qui fut, et ce n'est pas une exagération, une sorte de coup de foudre, presque un satori, en vertu de la vision prémonitoire du philosophe.

Le lecteur nous pardonnera maintenant une brève allusion autobiographique. Nous avons connu le monde anglo-saxon de première main, étant culturellement issus de cette anglosphère. Dès notre plus jeune âge, un héritage latin nous a amenés à percevoir un malaise vis-à-vis d'un système de valeurs qui n'en était pas un. Les années ont passé, et nous n'avons jamais entendu ou lu de la part des anglicistes et des américanistes italiens des mots qui stigmatisaient le moins du monde la civilisation du soi-disant progrès qui a façonné le monde moderne. Ce n'est que chez Evola que nous avons trouvé la compétence susmentionnée sur le fond, qui est manifestement absente chez les spécialistes. En somme, dans sa manière de tracer le seuil de non-retour, afin de sauver cette valeur liminale propre aux sociétés de moule traditionnel, Evola a su parfaitement raconter deux mondes et leurs maux actuels. D'une part, le monde anglo-saxon, notamment américain, porteur d'une évidente entropie spirituelle que plus personne n'est capable de reconnaître. De l'autre, celle d'une soumission volontaire de l'Italie à une mentalité qui ne lui appartient pas. "Le roi est nu", dit-on. Dans les écrits que nous allons examiner brièvement ici, c'est précisément ce qui est dénoncé.

Alberto Lombardo a édité le volume contenant les contributions journalistiques d'Evola sur l'Amérique, qui ont été publiées entre 1930 et 1968. Il serait trop long de citer les titres des différents articles dans ce texte, même si, franchement, il n'y en a pas un qui ne mérite pas une attention particulière. Toutefois, deux d'entre eux méritent d'être mentionnés, non pas parce qu'ils sont plus importants que les autres, mais parce qu'ils traitent de questions centrales dans la société italienne d'aujourd'hui. Le premier est Servilismi linguistici (Il Secolo d'Italia, 28 juillet 1964; "Servilité linguistique"). Evola y fustige l'utilisation par les médias de ce qu'on appelle en linguistique les "emprunts de luxe", c'est-à-dire l'utilisation zélée de termes étrangers alors qu'il en existe déjà d'identiques dans une langue, avec pour résultat d'appauvrir la communication dans sa propre langue maternelle. Son identification de certains faux cognats ou, plus généralement, de faux amis, inconsciemment et abusivement utilisés par la presse italienne, est également très pertinente. Cependant, l'aspect le plus frappant de cet article est l'anticipation des dangers qui se cachent derrière le soi-disant "néo-langage", le dogme de la société bien pensante qui gouverne l'Occident. Evola se moque de cette bonhomie dans la communication, en faisant remarquer que plutôt que de revendications identitaires, on devrait parler d'abdication. Il y a plusieurs décennies, il avait déjà compris comment le cheval de Troie progressiste passait précisément par la langue : "L'un des spectacles les plus tristes que présente l'Italie actuelle, dans de vastes secteurs, est celui d'un singe couché devant tout ce qui est américain" (p. 72).

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Le deuxième essai est intitulé La suggestione negra (Il Conciliatore, avril 1968). Au plus fort de la Contestation, alors que les étudiants de gauche en Amérique revendiquaient le droit des minorités, sans poser le problème de la recherche d'une identité commune, le philosophe italien affirmait sans ambages que la seule forme de coexistence fertile est possible lorsque "chaque souche vit par elle-même", et certainement pas avec des sentiments amers, mais "avec un respect mutuel" (p. 77). Cette dernière affirmation suffirait à démonter, pour la énième fois, l'interprétation biaisée et incorrecte de la pensée évolienne trop souvent décrite comme un racisme tout court, ignorant de mauvaise foi l'exégèse correcte de ses écrits. Une " sélection spirituelle ", voilà ce qu'invoquait Evola, qui ne jugeait jamais l'importance d'une civilisation en fonction de l'argent conservé dans ses banques ou de la hauteur de ses édifices, mais plutôt dans la profondeur de son rapport au monde et à la Nature: "Les Amérindiens étaient des races fières, pas du tout détériorées - et ce n'est pas un paradoxe de dire que si c'était leur esprit qui avait marqué cette force formatrice et psychique dans une mesure plus considérable [...] le niveau spirituel des États-Unis serait probablement beaucoup plus élevé " (p. 63).

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Il ne fait aucun doute que dans la sacro-sainte tentative de sortir Evola du ghetto politique dans lequel il avait été confiné pendant tant d'années par l'acharnement d'une gauche culturellement hégémonique, certains chercheurs non apparentés à la Pensée traditionnelle ont tenté de "lire" ce philosophe dans une perspective nouvelle, ce qui ne signifie pas automatiquement qu'elle soit exacte. En particulier, selon certains qui sont encore ancrés dans l'idée absolument dépassée du prolétariat comme classe active, qui prend la forme d'un anti-américanisme désordonné et impulsif, le soutien d'Evola à l'entrée de l'Italie dans l'OTAN en 1949 était une contradiction évidente. Rien ne pourrait être plus faux. Contrairement à l'opinion de certains jeunes marxistes qui ont été influencés - qui sait si c'est spontanément ou seulement pour paraître original et à contre-courant - par la pensée d'Evola, celui-ci a clairement expliqué les raisons de sa position: "Ainsi, le fait que matériellement et militairement nous ne puissions pas, pour le moment, ne pas soutenir la ligne "atlantique", ne doit pas nous faire sentir qu'il y a moins de distance intérieure entre nous et l'Amérique qu'entre nous et la Russie" (p. 67). C'est là que réside la différence entre un anti-américanisme déconstruit et celui d'Evola, qui est attentif à chaque nuance sociale et conscient que pour se libérer de l'influence des États-Unis, ce n'est pas la rue qu'il faut, mais la révolte de chaque individu.

En outre, l'Union soviétique du passé était jugée par le grand philosophe de la Tradition comme dangereuse uniquement sur le plan matériel, tandis que les États-Unis l'étaient également sur le plan spirituel, étant donné qu'ils étaient capables de s'imposer dans le "domaine de la vie ordinaire". Il s'agit d'une différence de première importance, qu'il aurait été opportun de garder à l'esprit au cours de ces dernières décennies, favorisant ainsi une analyse complexe du "mal américain", comme l'a dit Alain de Benoist, qui est un concept transversal chez quiconque est conscient de ce qu'Evola a défini comme la "démonie de l'économie" ; une thèse intuitionnée à sa manière même par un marxiste anti-moderne comme Pier Paolo Pasolini, et qui a été exprimée dans sa célèbre interview télévisée avec Ezra Pound en 1968. De Benoist trace également le profil de l'"ennemi principal", rendu encore plus fort par une vision européiste notoire, antidote de l'américanisme, conçu comme une idéologie pro-USA sans critique. L'universitaire français n'a aucun doute sur l'identité de l'adversaire à combattre.

a18a5e6e1035758943db3f1bbf2f81df.jpg"[...] l'ennemi principal est simplement celui qui dispose des moyens les plus considérables pour nous combattre et réussir à nous plier à sa volonté : autrement dit, c'est celui qui est le plus puissant. De ce point de vue, les choses sont claires : l'ennemi principal, politiquement et géopolitiquement parlant, ce sont les États-Unis d'Amérique" (Alain de Benoist, L'America che ci piace, in Diorama Letterario, n° 270, p. 3).

Il convient toutefois de préciser que pour de Benoist, c'est le cas : un adversaire du moment", et non l'incarnation du mal ; c'est là que réside la profonde différence avec une interprétation évolienne de la question. Il s'agit évidemment de penseurs d'époques différentes : l'Italien vivait dans un monde bipolaire, toujours sous la menace d'une guerre nucléaire ; le transalpin, quant à lui, est conscient qu'il est nécessaire - bien qu'à contrecœur - de se rattacher à une structure politique de type européen et à l'Occident en général, surtout lorsque, comme c'est le cas, ce dernier est mis en danger par une puissante résurgence du fanatisme islamique qui pourrait compromettre son avenir.

Ce n'est pas un mystère qu'Evola a souvent fait remarquer que l'américanisme et le bolchevisme sont les deux faces d'une même pièce qui s'oppose à une conception traditionnelle de l'existence. En bref, les deux premiers travaillent sur la masse, tandis que le second travaille sur l'Individu. Ce n'est donc pas un hasard si, dans les articles rassemblés ici, il réitère la similitude entre ces deux formes de totalitarisme. Pour lui, l'"homme américain" est un esclave moderne, un simple "animal de production" (p. 54). Mais n'est-ce pas finalement aussi un aspect qui caractérise le socialisme réel ? Dans les grandes entreprises américaines, il existe ce qu'Evola rappelle comme une "autocratie managériale" (p. 55): un gouvernement despotique du profit, alimenté par l'administration de la vie des salariés. Dans les régimes soviétiques également, de grandes industries ont été créées, éloignant l'homme de toute forme d'autodétermination. Cependant, le communisme a poursuivi cette annihilation de l'ego avec des systèmes purement idéologiques ; les Américains, en revanche, ont camouflé une dictature économique sous la bannière de la liberté, qui cesse d'exister dès que l'on devient pauvre. C'est le paradoxe de la démocratie américaine explicitement mise au pilori par Evola : une structure sociale bien plus fermée et élitiste que ce que l'opinion mondiale a été amenée à croire, grâce à des médias complaisants.

La complexité de l'anti-américanisme d'Evola a été évoquée plus haut. En effet, il ne tombe pas dans le piège banalisant d'une opposition virulente à l'impérialisme américain, et certainement pas parce qu'il n'existe pas, mais pour la simple raison que ce n'est pas le vrai problème, la raison pour laquelle épouser le modèle de vie américain s'est avéré mortel pour les pays européens, et pour l'Italie en particulier. Selon Evola, ce qui caractérise profondément la société américaine est son âme primitive, "nègre". L'immigration de personnes originaires d'Afrique a complètement effacé le seul élément culturel vraiment positif et authentiquement américain: les défenseurs des droits de l'homme le définissent avec le terme péjoratif de WASP ("White Anglo-Saxon Protestant"), alors que ceux qui connaissent mieux cette nation l'identifient comme la base du mouvement philosophique et littéraire connu sous le nom de Transcendantalisme américain ; celui de Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, pour être clair. C'est-à-dire la seule expression intellectuelle indigène (blanche) jamais produite par les États-Unis, en vertu de leur âme anglaise et protestante, qui, siècle après siècle, a été effacée par l'immigrant noir. Evola considère même la musique Jazz - longtemps appréciée en Occident comme de bon niveau - comme une involution vers un état d'être sauvage et instinctif, donc primitif.

Sur la base de ce qui a été dit jusqu'à présent, il n'est pas difficile de comprendre comment les écrits qui sont réunis dans ce recueil doivent être jugés comme d'authentiques articles de "défense" non pas tant contre l'invasion "physique" - on pense aux nombreuses bases américaines situées dans notre pays - mais surtout contre l'invasion culturelle américaine; ce n'est pas un hasard si la plupart de ces écrits datent de l'après-guerre, avec une Italie réduite à un simple État vassal dans l'échiquier géopolitique de l'OTAN. La société dans laquelle nous vivons a été déformée, afin de s'adapter à un mode de vie manifestement allogène, avec la complicité des dirigeants qui l'ont imposé comme seul modèle de référence. Evola en est bien conscient ; malheureusement, on ne peut pas en dire autant de notre peuple.

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En vertu d'une lecture approfondie du système américain, Evola ne manque pratiquement jamais de révéler les "stratagèmes" pour s'imposer de manière transnationale, en se montrant également attentif à certains représentants en possession d'une vision critique de la modernité, même s'ils appartiennent au même monde anglo-saxon: c'est le cas de sa référence à l'homme politique et savant britannique, James Bryce (1838-1922) (photo).  Le philosophe italien cite une phrase de lui, "confondre grandeur et grandeur", qui résume parfaitement le règne de la quantité instauré dans tous les secteurs de la vie par la culture américaine ; même dans un secteur aussi particulier que la muséologie, étant donné que l'art vit désormais de taille et de chiffres et non plus de substance ! Il est triste de constater qu'aucun des soi-disant spécialistes n'a jamais saisi l'essence de la phrase de Bryce, qui est brève mais totalement exhaustive pour exprimer ce qu'Evola considère comme: "[...] seulement une grandeur ostentatoire" (p. 65).

Démasquer la démocratie, ce serait une des nombreuses façons de résumer le sens ultime de ces articles ; tenter de dépasser ce que l'on nous a fait croire, pour découvrir une vérité nécessaire : "[...] si l'on enlevait à la démocratie son masque, si l'on montrait clairement à quel point la démocratie, en Amérique comme ailleurs, n'est que l'instrument d'une oligarchie sui generis qui suit la méthode de l'"action indirecte" en s'assurant des possibilités d'abus et de prévarication bien plus grandes que ne le comporterait un système hiérarchique juste et équitablement reconnu" (pp. 57-58). Il peut sembler absurde d'affirmer que la démocratie n'est rien d'autre qu'une forme moderne d'esclavage. Et pourtant, si l'on a la volonté de s'ouvrir au doute, en éloignant de soi le dogme du contemporain, en cherchant d'autres réponses ; dans ce cas, les écrits évoliens abordés peuvent constituer un outil précieux de libération individuelle.

En conclusion, ce recueil de textes consacrés à la (non-)culture américaine devrait représenter, à notre avis, un livre de chevet pour quiconque ressent le besoin de s'émanciper de la déficience spirituelle imposée par le sentiment commun actuel. Pour ceux qui estiment que l'homo oeconomicus prôné par la politique américaine - à l'exclusion de tout président - n'est rien d'autre que celui qui s'agenouille: "[...] lorsqu'il admire l'Amérique, lorsqu'il est impressionné par l'Amérique, lorsqu'il s'américanise avec stupidité et enthousiasme, croyant que cela signifie être libre, non arriéré et prêt à rattraper la marche imparable du progrès" (pp. 65-66), alors il n'y a probablement pas de meilleur livre vers lequel se tourner que celui-ci. C'est vrai, pour Evola, le capitalisme et le communisme sont "le même mal". Il existe toutefois une différence substantielle qu'il convient de souligner. Il est évident pour tous que cette dernière a été vaincue par l'histoire, désavouée sous toutes ses formes. À l'inverse, le capitalisme est aujourd'hui plus fort que jamais et pour l'entraver de manière structurée, il faut d'abord comprendre la substance perverse qui le compose. L'espoir d'Evola était de restaurer l'Amérique: "son rang de province" (p. 71). Peut-être n'était-il et n'est-il qu'une simple illusion. Si, par contre, chacun d'entre nous s'engageait dans une révolte intérieure et non idéologique, alors, à part la force brute, il ne resterait plus rien du modèle américain (extrait de Studi Evoliani).

Riccardo Rosati

(Julius Evola, Civiltà americana. Scritti sugli Stati Uniti 1930-1968, édité par Alberto Lombardo, Controcorrente, Naples 2010. € 10)

samedi, 08 janvier 2022

Recension: Alexandre Douguine, Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil

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Recension: Alexandre Douguine, Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil

Alexandre Douguine, Contre le Great Reset, le Manifeste du Grand Réveil, Ars Magna, 2021, pp. 70, € 15,00

par Claudio Mutti

En réponse au projet de ce qu'on appelle le Great Reset, projet présenté en mai 2020 par le prince Charles d'Angleterre et le directeur du Forum économique mondial, Klaus Schwab, Alexandre Douguine avance la "thèse du Grand Réveil" (p. 37). L'usage anglais de ce terme, Great Awakening, n'est nullement accidentel: il désigne les différents mouvements de renouveau qui ont eu lieu aux 18e et 19e siècles dans le monde protestant et est actuellement en grande circulation dans les milieux trumpistes, tant protestants que catholiques. ("Que peuvent faire concrètement les Fils de Lumière du Grand Réveil?" a demandé l'archevêque pro-Trump Carlo Maria Viganò à l'agitateur bien connu Steve Bannon).

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En fait, le Grand Réveil, explique Douguine lui-même, "vient des États-Unis, de cette civilisation dans laquelle le crépuscule du libéralisme est plus intense qu'ailleurs" (p. 47); et l'intensité de ce crépuscule serait démontrée, selon Douguine, précisément par le phénomène représenté par Donald Trump, "un centre d'attraction pour tous ceux qui étaient conscients du danger venant des élites mondialistes" (p. 37). De plus, poursuit Douguine, "un rôle important dans ce processus a été joué par l'intellectuel américain d'orientation conservatrice Steve Bannon" (p. 37), qui, selon Douguine, a été "inspiré par d'éminents auteurs antimodernes tels que Julius Evola, de sorte que son opposition au mondialisme et au libéralisme avait des racines assez profondes" (p. 37). (Sur la prétendue inspiration évolienne de l'agit-prop américain, voir AA. VV., Deception Bannon, CinabroEdizioni, 2019, passim).

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Selon la conception géopolitique qui caractérisait la pensée d'Alexandre Douguine avant que Donald Trump ne devienne président des États-Unis, si l'Eurasie se trouve exposée à l'agression continue de l'expansionnisme américain, cela est dû au fait que la puissance américaine est poussée vers la conquête du pouvoir mondial par sa propre nature thalassocratique (et non simplement par l'orientation idéologique d'une partie de sa classe politique). Puis, adoptant un critère conditionné davantage par des abstractions idéologiques que par le réalisme géopolitique, Douguine a indiqué que l'"ennemi principal" n'était plus les États-Unis d'Amérique, mais le globalisme libéral ; c'est ainsi qu'il a accueilli avec enthousiasme la relève de la garde à la présidence américaine, archivant en même temps ses plus de vingt ans d'anti-américanisme. "Pour moi, déclarait Douguine en novembre 2016, il est évident que la victoire de Trump a marqué l'effondrement du paradigme politique mondialiste et, simultanément, le début d'un nouveau cycle historique (...). À l'ère de Trump, l'antiaméricanisme est synonyme de mondialisation (...) l'antiaméricanisme dans le contexte politique actuel devient une partie intégrante de la rhétorique de l'élite libérale elle-même, pour qui l'arrivée de Trump au pouvoir a été un véritable coup dur". Pour les adversaires de Trump, le 20 janvier [2017] était la 'fin de l'histoire', alors que pour nous, il représente une porte vers de nouvelles opportunités et options".

Cette position n'a cessé d'être soutenue et développée par Douguine tout au long de la présidence de Donald Trump ; et si ce dernier (à qui Douguine a souhaité "Quatre années de plus" le jour même de l'assassinat du général Soleimani) a dû renoncer à une répétition du mandat présidentiel, "le trumpisme est bien plus important que Trump lui-même, c'est à Trump que revient le mérite de lancer le processus". Maintenant, nous devons aller plus loin (Now we need to go further)". C'est ce que l'on peut lire dans un article de Douguine du 9 janvier 2021 intitulé Great Awakening : the future starts now (www.geopolitica.ru), dans lequel l'auteur répète : "Notre combat n'est plus contre l'Amérique".

Le présent Manifeste du Grand Réveil constitue donc une reconfirmation de la position de Douguine, inaugurée avec le tournant pro-Trumpiste d'il y a cinq ans. On y répète en effet la thèse selon laquelle ce ne sont pas les États-Unis qui représentent l'ennemi fondamental de l'Eurasie: "Ce n'est pas l'Occident contre l'Orient, ni les États-Unis et l'OTAN contre tous les autres, mais ce sont les libéraux contre l'humanité - y compris cette partie de l'humanité qui se trouve sur le territoire même de l'Occident" (p. 40). Dans l'affrontement idéologique esquissé par Douguine, le présage le plus favorable est vu dans le fait que le Grand Réveil a été annoncé sur le sol américain: "Le fait qu'il ait un nom, et que ce nom soit apparu à l'épicentre même des transformations idéologiques et historiques aux États-Unis, dans le contexte de la défaite dramatique de Trump, de la prise désespérée du Capitole et de la vague croissante de répression libérale, (...) est d'une grande (peut-être cruciale) importance. (p. 49).

mercredi, 05 janvier 2022

Guillaume Durocher : "Les Grecs de l'antiquité avaient un sens très fort de l'importance de leur ascendance et de leur identité ethno-civilisationnelle"

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Guillaume Durocher : "Les Grecs de l'antiquité avaient un sens très fort de l'importance de leur ascendance et de leur identité ethno-civilisationnelle"

Propos recueillis par Andrej Sekulovic

Ex: https://tradicijaprotitiraniji.org/2021/12/16/guillaume-durocher-ancient-greeks-had-a-very-strong-sense-of-the-importance-of-their-ancestry-and-ethno-civilizational-identity/

Guillaume Durocher est un auteur, essayiste et traducteur qui s'intéresse, entre autres, à l'histoire et à la politique. Il écrit pour plusieurs sites de médias alternatifs tels que Occidental Observer, The Unz Review, Counter Currents et d'autres. Il a également publié récemment son premier livre, The Ancient Ethnostate : Biopolitical Thought in Classical Greece. Nous avons discuté avec lui de son nouveau livre et des questions sociopolitiques actuelles en Europe et aux États-Unis.

En tant qu'auteur et traducteur, vous avez écrit et traduit pour divers sites Internet de médias alternatifs. Pour commencer, parlez-nous un peu des principaux sujets de votre travail.

J'écris au carrefour de l'histoire et de la politique. Pour cette dernière, cela signifie principalement la politique de la France et de l'Union européenne. En ce qui concerne l'histoire, j'ai beaucoup voyagé, ayant écrit sur l'histoire de France, le fascisme et, plus récemment, les Grecs anciens. Je suis de ceux qui croient que l'histoire est une base nécessaire et excellente pour étoffer la pensée morale et l'action politique. Grâce à l'histoire, nous apprenons de l'expérience humaine dans son ensemble, nous commençons à comprendre notre trajectoire collective et nous apprenons des luttes et des expériences passées qui peuvent nous préparer et nous fortifier dans nos propres efforts.

Quels sont vos auteurs et écrivains préférés ?

Je dois beaucoup à de nombreux auteurs. Lorsqu'un écrivain me frappe, lorsque je sens qu'il a une réelle perspicacité qui fait défaut au discours commun, je le dévore. J'exploite ce filon jusqu'à l'épuisement. Il y en a trop pour les citer tous. Mais pour les contemporains, je dois surtout à Kevin MacDonald et à Dominique Venner, pour les anciens, à Marc Aurèle et à Aristote. J'ajoute que nous devrions tous apprendre attentivement tout ce que nous pouvons du "livre de la vie", notre propre expérience subjective.

Vous avez récemment publié votre premier livre, intitulé The Ancient Ethnostate : Biopolitical Thought in Classical Greece. Pouvez-vous nous donner un bref résumé de ce livre ?

Ce livre est le fruit d'une confrontation : entre mon propre statut d'hérétique à l'ère du libéralisme-égalitarisme et mes lectures des classiques de la Grèce antique, d'Homère à Aristote. J'ai découvert que les Grecs étaient résolument biopolitiques et ne s'en cachaient pas. Ils étaient immensément fiers et conscients de leur identité ethno-civilisationnelle grecque, considéraient l'engendrement et l'éducation des enfants comme un devoir familial et social, et promouvaient des valeurs de vertu martiale et de solidarité afin de triompher dans les conflits avec d'autres groupes.

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En bref, il s'agit d'une analyse de l'hellénisme par les lumières du darwinisme. Il s'agit d'une lecture non forcée. Il ne fait aucun doute que les traditions occidentales ultérieures - romaines, chrétiennes, libérales - ont été beaucoup moins biopolitiques dans ce sens.

Plus généralement, ce livre est une introduction aux valeurs et à la pensée politique de la Grèce antique, ainsi qu'à l'état d'esprit remarquable qui leur a permis de se développer, de survivre et de prospérer dans le monde violent de la Méditerranée antique. Nous avons tous besoin de nous détacher spirituellement des hypothèses libérales modernes, qui jugent les sociétés et les cultures à l'aune du choix individuel et de l'égalité fictive, l'esprit du "tout m'est dû". Rafraîchissez-vous en conversant avec les anciens Grecs : leur esprit était celui de l'excellence, de l'épanouissement et du bien commun bien compris !

De nombreux historiens "grand public" affirment que la "race" est un concept relativement "moderne", inconnu dans la Grèce ou la Rome antiques. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet, quelle était l'attitude des Grecs anciens à l'égard de leur identité raciale ou ethnique ?

Les Grecs avaient un sens très fort de l'importance de leur ascendance et de leur identité ethno-civilisationnelle. C'est tout simplement omniprésent, d'Homère à Aristote. Ces identités étaient multicouches et concentriques : un Grec était membre de sa famille patrilinéaire, de sa cité, de sa tribu (dorienne, ionienne...), et enfin un Hellène. L'identité la plus saillante différait selon le contexte, mais dans chaque cas, l'identité était essentiellement définie par le partage du sang et de la culture. En cas de conflit avec des étrangers, tels que les Perses et les Carthaginois, les Grecs étaient convaincus qu'ils devaient s'unir pour défendre leur race et leur civilisation contre les menaces communes.

Les Grecs étaient donc tout à fait conscients des différences raciales et de leur propre identité dans ce sens ?

Les Grecs avaient également des idées raciales précoces. Ils pensaient que la géographie pouvait modifier le caractère d'une race et provoquer l'apparition de traits héréditaires. Par exemple, on pensait que les Éthiopiens étaient noirs à cause de la chaleur du soleil. Les Grecs n'ont pas développé de théories raciales systématiques comme l'ont fait les Européens modernes, mais cela n'est pas surprenant, étant donné que le colonialisme signifiait que les Européens modernes étaient constamment confrontés à des êtres humains radicalement différents. En revanche, dans la Méditerranée antique, les différences raciales et ethniques avaient tendance à être graduelles et moins frappantes.

Pourtant, les Grecs étaient frappés par les différences physiques des Africains noirs qu'ils rencontraient occasionnellement. Les Greco-Romains racontaient parfois des blagues sur les Noirs, dont certaines ont été attribuées à Diogène le Cynique. Il est frappant de constater à quel point les idées raciales remontent loin dans le temps, bien avant le colonialisme européen. Les penseurs arabes et perses médiévaux, par exemple, ont longtemps eu des opinions très similaires à celles des Européens sur les Noirs.

Alors que la société américaine semble de plus en plus polarisée, certains auteurs de droite suggèrent que la dissolution de l'empire américain en différents ethnostates serait la meilleure solution. Êtes-vous d'accord avec ce point de vue et, surtout, pensez-vous que cela pourrait devenir une possibilité réelle à l'avenir ?

Je n'ai aucune prétention à la perspicacité ici. Il semble clair que le gouvernement fédéral américain ne peut pas être récupéré par les forces patriotiques. En tant que telle, la partition semble être l'option la plus souhaitable et, en fait, une option de plus en plus plausible étant donné le degré hystérique de polarisation. Il est certain que pour l'Europe, l'effondrement des États-Unis éliminerait un vecteur majeur du mondialisme libéral sur le Vieux Continent et mettrait une pression énorme sur les hommes d'État européens pour qu'ils améliorent leur jeu sur le plan géopolitique.

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L'Amérique rouge (c'est-à-dire l'Amérique républicaine) et le "Flyover Country", tenu en si grand mépris par les libéraux de la côte, semble affirmer de plus en plus son autonomie. Si une sécession devait se produire, il est crucial que les nouveaux dirigeants soient ethniquement conscients, politiquement vigoureux et conscients des conditions particulières, étranges et fluctuantes, de notre siècle. Les dirigeants américains pourraient consulter les mémoires de Lee Kuan Yew, le défunt premier ministre de Singapour, qui a eu de grandes idées sur la façon de construire et de préserver une nation dans une ère de transformation.

Les migrations de masse sont un gros problème pour l'Europe depuis des décennies. Outre les migrations en cours à travers la Méditerranée, nous assistons également à une nouvelle "crise migratoire" aux frontières polonaises, provoquée par le président biélorusse Loukachenko, que les Polonais accusent de "guerre hybride". Quelle est votre opinion sur cette crise actuelle aux frontières entre la Pologne et la Biélorussie ?

L'UE s'est offusquée des élections frauduleuses en Biélorussie et a, je crois, imposé des sanctions, notamment à la demande de la Pologne et de la Lituanie. Le gouvernement biélorusse a riposté en inondant la région de migrants du Moyen-Orient. Il s'agit d'un énième exemple d'instabilité causée par une politique étrangère wilsonienne qui ne peut tolérer des formes alternatives de gouvernement. Nous devrions oublier les obsessions démo-libérales - dont les conséquences sont souvent très néfastes - et œuvrer pour la stabilité et la coopération entre tous les Européens.

Au sein de l'Union européenne, il existe un conflit permanent entre Bruxelles et le V4 et certains autres pays d'Europe centrale. La Hongrie en particulier, et récemment aussi la Slovénie, sont critiquées par Bruxelles et la presse internationale. La plupart du temps, ils prétendent qu'il y a un manque de liberté des médias dans ces pays. Comment voyez-vous ces attaques ou accusations, et ce fossé qui se creuse entre l'Europe de l'Est et du Milieu d'un côté, et l'Europe de l'Ouest de l'autre ?

Il y a clairement un énorme fossé culturel entre l'Europe occidentale et l'Europe centrale et orientale aujourd'hui. Cela tient essentiellement au fait que les Occidentaux se sont radicalisés, adoptant des interprétations extrêmes des droits de l'homme qui nient le sexe biologique, l'hétéronormativité et les fondements ethniques de l'État-nation. Beaucoup nient la légitimité des frontières légales en général. Les gouvernements doivent être jugés en fonction de la mesure dans laquelle ils servent les intérêts de leur peuple. Dans cette mesure, il est évident que les régimes d'Europe occidentale ont fait la preuve de leur faillite et ne sont pas en mesure de juger leurs voisins d'Europe centrale et orientale.

Vous avez également beaucoup écrit sur la politique française, alors peut-être pourriez-vous nous dire comment vous percevez la récente annonce d'Éric Zemmour de se porter candidat aux élections présidentielles de l'année prochaine en France ?

C'est un moment passionnant. Le discours d'Éric Zemmour est tout simplement remarquable dans la politique de la France et de l'Occident dans son ensemble. Il est pro-français, accessoirement pro-blanc et, bien que juif lui-même, il est complètement libéré des tabous de la communauté organisée sur la Shoah, le régime de Vichy et le lobbying ethnique lui-même. Son principal axe de campagne est l'opposition explicite au Grand Remplacement. Il y a toutefois des défauts dans la rhétorique de Zemmour. Il continue à promouvoir l'assimilation - impossible et indésirable à ce stade - et fait une distinction intenable entre les musulmans et l'islam. Mais, dans l'ensemble, il s'agit d'un développement extraordinaire.

Pensez-vous que Zemmour puisse gagner ?

Zemmour a une chance de gagner. Nous ne pouvons évidemment pas dire comment il gouvernerait - il n'a aucune expérience dans ce domaine et beaucoup dépendra de la dynamique imprévisible du pouvoir. Nous pouvons être sûrs que la majeure partie des médias et de l'industrie "culturelle" seront constamment en guerre contre lui. Pourtant, nous pouvons légitimement espérer qu'un président Zemmour préférerait prospérer comme Orbán ou Salvini (jusqu'au coup d'État parlementaire contre lui), plutôt que de patauger comme Trump. Bien sûr, il y a les risques d'échec et de déception, mais qui ne tente rien n'a rien ! C'est la vie !

Quand on parle du grand remplacement, généralement le nom de Richard Coudenhove von Kalergi revient....

L'eau est trouble ici pour deux raisons : Premièrement, Kalergi (photo) est un personnage complexe. Et deuxièmement, il était le croque-mitaine du mouvement national-socialiste. Il a dirigé la principale organisation de la "société civile" appelant à l'unité européenne dans l'entre-deux-guerres et a été reconnu comme un ancêtre spirituel de l'UE en étant le premier lauréat du prix Charlemagne décerné par la ville d'Aix-la-Chapelle en 1950.

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De nombreux groupes et sites web identitaires, dont le nôtre, mentionnent le plan Kalergi et sa "vision" d'un nouvel homme métissé dirigé par la nouvelle "aristocratie juive" européenne. Mais vous avez écrit un article très intéressant sur le sujet, dans lequel vous affirmez que, même si Kalergi était "pacifiste" et "cosmopolite", ses idées comportaient des aspects positifs, et que la vérité est un peu plus complexe. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Kalergi prédisait l'émergence d'une humanité métisse cosmopolite et était extrêmement philosémite (il voyait dans les Juifs un peuple supérieur apte à diriger spirituellement l'Europe). En même temps, dans les années 1920, il a écrit contre l'importation de Noirs africains en Europe. Kalergi avait également une sensibilité aristocratique et pas particulièrement démocratique. Il a donc flirté avec l'Italie de Mussolini pendant un certain temps. Il a donné une interview remarquable, à Julius Evola entre tous, en 1933, dans laquelle il appelait à étendre le fascisme à l'Europe "car il exprime un sage mélange du principe aristocratique autoritaire avec ce qui peut être sain dans le principe démocratique." Nous voyons donc que l'histoire est compliquée !

Mon impression est que Kalergi était opportuniste, ou peut-être ouvert d'esprit. Je ne pense pas qu'il avait un plan très précis pour l'Europe, bien qu'il ait souvent mentionné la Suisse comme modèle. Ces mouvements de la société civile cosmopolites et "paneuropéens" ont tendance à être insipides. Quoi qu'il en soit, bien que Kalergi ait remporté le prix Charlemagne, l'UE a essentiellement suivi sa propre trajectoire - indépendamment de ce que Kalergi préconisait - sous l'impulsion de l'économie et des idéaux libéraux, avec des avancées occasionnelles dues à la politique franco-allemande et à l'éternel plus petit dénominateur commun.

Merci pour cet entretien. Pour finir, dites-nous, en tant que personne qui suit et écrit régulièrement sur les affaires européennes, dans quelle mesure vous connaissez notre pays, la Slovénie, et avez-vous un dernier message pour les lecteurs slovènes et nos militants ?

Je ne suis jamais allé en Slovénie mais je connais quelques Slovènes et je suis frappé de voir à quel point ils ressemblent à leurs voisins autrichiens plutôt qu'aux peuples des Balkans. J'ai goûté de nombreux bons vins slovènes. J'exhorte les patriotes slovènes à ne pas se laisser intimider par la richesse, le prestige et l'empiètement culturel des libéraux occidentaux : restez fidèles à vos instincts et à votre pays ! Aucune folie n'est éternelle.

Dr Tomislav Sunić : "Multiculturalisme et démocratie ne vont pas ensemble".

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Dr Tomislav Sunić: "Multiculturalisme et démocratie ne vont pas ensemble"

Interview réalisée par Andrej Sekulović

Ex: https://demokracija.eu/focus/dr-tomislav-sunic-multiculturalism-and-democracy-do-not-belong-together/

Nous avons parlé avec l'essayiste et ancien diplomate croate, le professeur Tomislav Sunić, du conservatisme, des tabous sur les questions de race et de racisme, des racines communes du libéralisme et du communisme, et d'autres sujets intéressants.

DEMOKRACIJA : M. Sunić, la traduction slovène de votre livre Post-mortem Report, qui constitue une recherche culturelle sur l'ère postmoderne, a été récemment publiée par Nova obzorja. Que pouvez-vous nous dire sur le livre lui-même ?

Sunić : Tout d'abord, je voudrais remercier M. Primož Kuštrin pour la traduction de mon livre et la maison d'édition Nova obzorja, qui a publié le livre. Le livre lui-même n'a pas d'ensemble thématique, sauf, bien sûr, qu'il s'agit d'un livre d'obédience conservatrice, révolutionnaire et nationale. Il est divisé en cinq parties. Il s'agit d'un recueil de mes essais dans lesquels je me concentre davantage sur les points de vue et les idées d'autres auteurs que sur l'expression de ma propre opinion, auteurs qui ne sont malheureusement pas très connus aujourd'hui dans les cercles universitaires occidentaux ou en Slovénie et en Croatie. La raison en est qu'ils sont souvent classés comme des auteurs pro-fascistes et pro-national-socialistes, alors qu'ils n'appartiennent pas nécessairement à cette catégorie.

DEMOKRACIJA : Le livre est divisé en cinq parties. Quels sont les sujets que vous y abordez ?

Sunić : Dans la première partie, je me concentre sur la religion et les différences entre monothéisme et polythéisme, ainsi que sur la façon dont celle-ci, sous sa forme séculaire, affecte la conscience politique contemporaine. Dans la deuxième partie, je me concentre sur le pessimisme culturel. Le livre comprend un essai détaillé sur Spengler et un essai sur Emil Cioran. Dans la troisième partie, je parle de la race, ainsi que du Troisième Reich. Dans la quatrième partie, je me concentre sur le libéralisme et la démocratie. Ma thèse principale est que le libéralisme et la démocratie ne vont pas toujours de pair, mais que le libéralisme peut être l'opposé de la démocratie. Dans la cinquième et dernière partie, je parle principalement du multiculturalisme. En général, je soutiens que le multiculturalisme et la démocratie ne vont pas de pair. Dans un pays multiculturel, chaque nationalité ou minorité aura sa propre définition de la démocratie. Après tout, nous l'avons constaté en Yougoslavie également.

Photo de Tomislav Sunić, ci-dessus, par Polona Avanzo

DEMOKRACIJA : Pouvez-vous nous expliquer votre déclaration dans le cas de la Yougoslavie ?

Sunić : L'idée d'une Yougoslavie démocratique, de la création d'une société mixte dans laquelle tout le monde serait égal, a pu sembler sympathique. Cependant, lorsque les gens sont confrontés à des crises économiques ou autres, ils cherchent des solutions et la protection de leur tribu. Nous en avons été témoins en Slovénie lorsque de nombreux communistes, dont Kučan, ont adopté l'option nationale. Il en a été de même dans les milieux de Tudjman en Croatie. En tant qu'ancien diplomate, je peux vous dire que les communistes et les Yougoslaves se sont rassemblés autour de lui et sont devenus des Croates convaincus du jour au lendemain. Aujourd'hui, ils peuvent servir d'exemples spécifiques aux militants en faveur du multiculturalisme américain au sein même du processus de balkanisation des Etats-Unis. Bien que les gauchistes s'obstinent à nier ce fait, on ne peut tout simplement pas dissuader les gens de recourir à leur tribu, leur nation ou leur secte en quête de protection et d'identité. Ce phénomène est particulièrement marqué aujourd'hui aux États-Unis, où la société est fortement polarisée, notamment en termes de divisions démographiques, raciales et ethniques. Un Américain d'origine japonaise comprendra que l'origine japonaise passe avant tout.

DEMOKRACIJA : Vous mentionnez la balkanisation des États-Unis, où vous avez vous-même vécu pendant de nombreuses années. Quelle a été votre expérience dans les États-Unis libéraux et multiculturels ?

Sunić : L'une des raisons pour lesquelles je suis retourné en Croatie, que j'ai quitté la Californie en 1993, était que les États-Unis connaissaient déjà une balkanisation et une montée de l'intolérance raciale, qui est encore plus prononcée aujourd'hui qu'hier. Ce faisant, je rejette les affirmations selon lesquelles les racistes sont exclusivement blancs et que toutes les autres races sont tolérantes. Aujourd'hui, il y a environ 55 % d'Américains blancs aux États-Unis et 45 % de la population est d'origine non-européenne. Même si des changements démographiques spectaculaires font des Blancs une minorité ou même s'ils disparaissent progressivement, vous pouvez être sûr qu'il y aura des conflits raciaux majeurs entre les Afro-Américains et les Latinos. Aujourd'hui déjà, il y a surtout des affrontements entre les gangs latino-américains et les gangs noirs, et non entre les Blancs et les Noirs. Les statistiques du FBI que l'on peut trouver en ligne montrent que plus de 50 % des meurtres et des crimes violents se produisent entre Noirs eux-mêmes, et dans le cas des statistiques interraciales, ce sont surtout les Noirs qui en sont les auteurs et les Blancs les victimes. En outre, je tiens à souligner que j'ai eu une expérience très agréable aux États-Unis avec mes étudiants d'origine afro-américaine ou asiatique, mais qu'en revanche, j'ai eu la pire expérience de ma carrière avec des Croates conservateurs et "bornés". Je ne porte donc pas de jugement de valeur, je ne fais qu'énoncer certains faits.

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DEMOKRACIJA : Aujourd'hui, la question de la race, sur laquelle vous écrivez vous-même, est devenue un grand tabou parmi les Européens.

Sunić : Parfois, le mot "race" n'avait pas de signification négative ou péjorative. Jusque dans les années 1970, ce mot était utilisé dans un sens neutre, même dans l'Europe de l'Est communiste. Cependant, le mot "race" doit être distingué du terme "racisme", qui a une connotation négative, car il signifie l'exclusion raciale ou la croyance qu'une autre race est inférieure. Aujourd'hui, cependant, le mot "race" est dans certains endroits même aboli par la constitution. Ainsi, il y a quelques années, une décision a été prise en France d'abolir purement et simplement ce mot. De même, les gauchistes et les libéraux soutiennent que la race n'est qu'une "construction" et que nous sommes tous pareils. En agissant ainsi, nous revenons en fait aux idéologies du libéralisme et du communisme. Indépendamment de leurs différences, il convient de noter que les libéraux et les communistes partent tous deux de la conviction que l'homme est une "tabula rasa", que nous sommes tous une feuille de papier vierge sur laquelle nous pouvons écrire ce que nous voulons. Cette croyance est observée chez Locke et surtout chez Rousseau, qui a dit que l'homme est complètement libre quand il naît, et que nous pouvons en faire un génie et un nouvel Einstein ou un travailleur ordinaire. Or, ce n'est pas vrai. La recherche scientifique de ces cent dernières années, de Darwin à la sociobiologie et à la génétique modernes, confirme le fait parfaitement sensé que chaque être humain hérite de certains traits. Cependant, lorsque les sociobiologistes en parlent aujourd'hui, ils doivent utiliser des termes vagues tels que génotype ou haplotype afin de ne pas être qualifiés de racistes.

DEMOKRACIJA : Veuillez nous en dire plus sur les résultats concernant les différences raciales.

Sunić : Richard Lynn a écrit sur les différences de QI entre les nations. Il a inclus les Croates et les Slovènes dans le groupe des nations d'Europe centrale, mais d'un autre côté, selon ses recherches, les Éthiopiens et les Africains ont un QI bien inférieur à celui des Européens. De telles affirmations ne sont en aucun cas racistes, car il s'agit de simples constatations sur les caractéristiques de certaines personnes. Prenez, par exemple, les lauréats du prix Nobel, qui sont pratiquement tous des Européens ou des Blancs, quelle que soit la catégorie dont on parle. Je ne porte donc pas de jugement de valeur et je ne prétends pas non plus que les Européens sont meilleurs que les Noirs, mais seulement que nous devons être conscients des différences qui existent entre nous et qu'au lieu d'être contraints par le marxisme et le consumérisme mondial, les gens devraient être autorisés à avoir leur propre identité façonnée par leurs vertus spécifiques et le climat dans lequel ils vivent. L'imposition même du monde global est le plus grand mal pour toutes les nations.

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DEMOKRACIJA : Vous avez mentionné les différences entre la question de la race et le racisme, mais il semble qu'aujourd'hui seuls les Européens blancs soient traités de "racistes".

Sunić : Le racisme et l'exclusion raciale doivent certainement être condamnés. Je dois cependant souligner qu'il est erroné et injuste d'attribuer de manière répétée le racisme uniquement aux Blancs et de prétendre que seuls les Blancs sont racistes. Ce n'est pas du tout vrai. J'ai vécu suffisamment longtemps en Afrique et en Asie, ainsi qu'aux États-Unis, pour pouvoir affirmer, sur la base de ma propre expérience et de mes observations, que ce n'est pas vrai. À San Francisco et à Seattle, où vivent de nombreux Américains d'origine chinoise, vous verrez très rarement une belle femme américaine d'origine asiatique marcher dans la rue avec un homme noir. Pour eux, c'est tout simplement inacceptable. Il s'agit simplement d'une certaine exclusion raciale, car ils ne veulent pas se mélanger.

DEMOKRACIJA : Vous écrivez dans votre livre que les Grecs et les Romains de l'Antiquité étaient déjà conscients de leur identité raciale. Comment ont-ils vécu la race ?

Sunić : Les anciens Grecs et Romains ne connaissaient pas Mendel, qui a été le premier à proposer la théorie de l'hérédité, mais ils n'étaient pas stupides. Ainsi, dans l'Antiquité, ils ne connaissaient pas certaines règles de la génétique, mais ils observaient les gens et leur physionomie. L'écrivain romain Juvénal et l'historien Salluste, par exemple, se sont vivement opposés à l'immigration de Chaldéens et d'Asiatiques de l'Est à Rome. Il n'est certainement pas nécessaire de s'occuper de sociobiologie et de connaître l'expression complexe de la génétique, mais il suffit d'observer un groupe de personnes ou d'enfants et leur comportement pour tracer certains liens entre eux et leurs ancêtres. Les anciens Grecs et Romains ne disposaient pas de méthodes scientifiques d'analyse des gènes, des chromosomes et des haplogroupes, mais ils avaient un simple bon sens. Ils savaient bien quel serait le produit en fonction de qui épousait qui.

DEMOKRACIJA : Vous mentionnez plusieurs auteurs "conservateurs" dans le livre. Cependant, le "conservatisme" est un concept assez large, alors peut-être pourriez-vous dire quelque chose sur cet "isme" lui-même.

Sunić : Dans certains pays, nous ne connaissons qu'une seule forme de conservatisme, mais il existe également un type de conservatisme auquel nous n'avons pas suffisamment prêté attention. Il s'agit de celui qui est inspiré par Nietzsche, Cioran, Spengler et d'autres. Ce sont des adversaires acharnés non seulement du libéralisme et du communisme, mais aussi du monothéisme et du judéo-christianisme. Dans le livre, je mentionne de nombreux auteurs conservateurs, notamment de la République de Weimar, qui ont très peu en commun avec ce que nous appelons aujourd'hui le conservatisme à Ljubljana ou à Zagreb. Lorsque nous parlons des différentes formes de conservatisme, j'ajouterais également que les conservateurs sont aujourd'hui considérés comme arriérés, mais ce n'est pas le cas. Vous seriez surpris de voir combien d'auteurs de la révolution conservatrice allemande étaient ultramodernes. Je suis très moderne à certains égards. J'aime écouter du rock et, dans mes jeunes années, j'ai vécu en Inde comme un hippie. Je ne rejette pas non plus les révolutions conservatrices catholiques et chrétiennes, je soutiens seulement que ce n'est pas la seule forme de conservatisme. Les conservateurs peuvent aussi être athées, nietzschéens, païens ou polythéistes. Comme le disait le roi de Prusse Frédéric II le Grand : "Que chacun honore son dieu à sa manière".

DEMOKRACIJA : Comment compareriez-vous le libéralisme moderne au communisme ?

Sunić : Aujourd'hui, nous ne pouvons pas lutter efficacement contre le communisme si nous ne sommes pas critiques à l'égard de sa base. Le communisme est né du libéralisme. Ce n'est pas mon opinion: Marx a écrit à ce sujet au 19e siècle. Le libéralisme et le communisme sont, en fait, les deux faces d'une même pièce. En 1991, nous avons vécu l'effondrement du communisme en Europe de l'Est précisément parce que les aspirations communistes, l'égalité, les flux de capitaux et la disparition de l'État étaient mieux réalisés en Europe occidentale et aux États-Unis. Bien sûr, pas au nom du communisme, mais au nom du multiculturalisme. En Europe de l'Est, il ne s'agissait donc pas tant d'une révolte contre l'oligarchie communiste que du constat que la vie à l'Ouest était plus "communiste", puisque les retraites et les prestations sociales étaient plus élevées et que les minorités avaient plus de droits.

DEMOKRACIJA : Alors, le libéralisme d'aujourd'hui, qui devient de plus en plus totalitaire, est-il une continuation de la mentalité communiste ?

Sunić : Si nous voulons combattre efficacement le communisme, nous devons critiquer le libéralisme. Le libéralisme a réussi ce que l'Union soviétique n'a pas réussi à faire. Par conséquent, les communistes ou les marxistes ont accepté l'option paléo-communiste occidentale. Par conséquent, nous assistons aujourd'hui à la disparition de l'État dans l'Union européenne, car l'UE est également fondée sur ces principes paléo-communistes de disparition de l'État. Toutefois, cette disparition ne concerne pas seulement les frontières, mais aussi la suppression des frontières. Je ne veux pas que la Slovénie ou la Croatie deviennent un simple centre touristique pour les riches touristes d'Europe et des États-Unis. Je voudrais qu'elles conservent leurs traditions, qui s'estompent de plus en plus aujourd'hui. Il est vrai que la répression libérale n'utilise pas de méthodes aussi radicales que l'effusion de sang, mais je n'exclus pas la possibilité que cela se produise à l'avenir.

Biographie

Le Dr Tomislav Sunić est un professeur d'université croate à la retraite, diplomate, essayiste et l'un des plus éminents représentants de l'école de pensée de la "nouvelle droite". Il est né en 1953 à Zagreb. De 1983 à 1992, il a vécu en tant que réfugié politique aux États-Unis, où il a obtenu un doctorat en sciences politiques et a ensuite enseigné à l'université de Santa Barbara en Californie. Il est l'auteur de plusieurs livres, essais et autres contributions en anglais, français, allemand et croate.

samedi, 04 décembre 2021

Dans les coulisses du Brexit 

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Dans les coulisses du Brexit 

par Georges FELTIN-TRACOL

Malgré ses dénégations répétées en boucle sur des chaînes d’information complaisantes, le gouvernement français est en train de lâcher les pêcheurs qui naviguent en mer du Nord et dans la Manche. Dans la vive querelle qui oppose Paris à Londres au sujet des zones de pêche dans les eaux britanniques et anglo-normandes, la République française et l’Union dite européenne démontrent leur évidente volonté de ne surtout pas nuire à la Grande-Bretagne.

Cette soumission des intérêts continentaux aux exigences de la perfide Albion n’est pas une surprise quand on lit le nouvel ouvrage de Michel Barnier. L’actuel prétendant à la primaire interne fermée du parti Les Républicains pour désigner son candidat à l’Élysée a écrit La grande illusion. Journal secret du Brexit (2016 – 2020) (Gallimard, 2021, 544 p., 23 €). Pendant les quatre années de négociations serrées et féroces, l’ancien commissaire européen, promu responsable en chef des discussions pour l’Union pseudo-européenne, a tenu un journal de bord quotidien.

Titulaire de différents ministères sous François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarközy, Michel Barnier est un gaullo-centriste très tôt préoccupé par les questions écologiques. Il a co-organisé les Jeux Olympiques d’hiver d’Albertville en 1992. Il place son action publique sous la tutelle de la femme politique Simone Veil et de Jean-Paul II. Gravitant autour de la Commission à Bruxelles, il présente toutes les garanties de politiquement correct. On pourrait par conséquent craindre que La grande illusion soit un livre fade et convenu. Ce n’est pas le cas malgré une profusion regrettable d’anglicismes. On présume que les discussions avec les Britanniques et entre les membres de son équipe se faisaient dans la seule langue de Shakespeare.

Certes, par sa parution au printemps 2021, cet ouvrage constitue le premier étage d’une éventuelle candidature présidentielle l’an prochain si son auteur parvient à terrasser au terme d’un combat épique de titans Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, Éric Ciotti et Philippe Juvin. C’est un plaidoyer pro domo à propos de deux longues négociations. En effet, il a fallu discuter à deux reprises avec les Britanniques. La première s’organisait autour de toutes les modalités pratiques et des répercussions quotidiennes de la sortie du Royaume-Uni de l’Union. La seconde portait sur les relations à venir à établir entre Londres et Bruxelles. Au fil des séances bilatérales, bientôt troublées par le covid et les confinements successifs, Michel Barnier fait découvrir au lecteur la machinerie eurocratique, c’est-à-dire des fonctionnaires européens issus des différents États membres impliqués dans leur domaine de compétence.

Dès la réception de son mandat, l’auteur agit pour que les 27 montrent face à Londres une unité réelle et non pas une entente de façade. Il y réussit. Outre la Commission et le Conseil européen, il fait des comptes rendus réguliers aux ambassadeurs permanents à Bruxelles, au Parlement européen et aux parlements nationaux, ce qui implique de se rendre chaque semaine de la Finlande à Chypre, du Portugal aux Pays baltes. À force de côtoyer des chefs d’État et de gouvernement et sachant que depuis Sarközy, n’importe qui peut briguer la présidence de la République hexagonale, Michel Barnier a dû se sentir pousser des ailes et une ambition…

Bien que diplomate et connaisseur des dossiers nombreux inhérents au Brexit, l’auteur ne cache pas son agacement. Plus on avance dans le livre, plus on découvre les manœuvres vachardes de Martin Selmayr. Le directeur allemand du cabinet de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, en est l’éminence grise. Il est devenu son secrétaire général en un temps record. À la demande des Britanniques toujours prêts à enfoncer un coin, Selmayr tenta de court-circuiter l’équipe officielle. Michel Barnier répliqua au quart de tour en lui faisant comprendre qu’il jouait avec le feu…

Ce sont toutefois les Britanniques eux-mêmes qui exaspèrent souvent le narrateur. S’il s’était penché sur l’histoire diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis, il aurait aussitôt compris qu’on ne peut pas se fier aux Anglo-Saxons : ils ne respectent jamais les traités qu’ils signent. Les tribus amérindiennes au XIXe siècle, les Alliés en 1919 – 1920 et l’Iran au début du XXIe siècle peuvent le certifier. Signé en 2003 par Nicolas Sarközy alors ministre de l’Intérieur, le traité du Touquet profite avant tout aux Britanniques qui retrouvent leur vieille maîtrise sur Calais. Le lundi 17 février 2020, David Frost, négociateur en chef du Royaume-Uni, retrouve Michel Barnier à Bruxelles. Le Britannique annonce que « le gouvernement de Boris Johnson ne se sent pas lié par la déclaration politique qu’il a pourtant signée le 17 octobre, il y a à peine quatre mois ». Pis, le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté « se contenterait bien d’un accord du type Canada et en même temps nous demande dans d’innombrables domaines de maintenir les avantages du marché intérieur : prestataires de services, interconnexions électriques, cabinets d’audit, avocats, services financiers ». Rappelons que Londres a aussi quitté le marché intérieur et ne consent qu’à conclure un traité de libre-échange le moins contraignant possible…

Pendant ses dix années de présidence, Charles De Gaulle a toujours refusé l’admission du Royaume-Uni dans la Communauté européenne. Ce fut l’une des nombreuses erreurs de Georges Pompidou d’en approuver l’adhésion. Le chaos politique qui résulte du Brexit, l’impréparation manifeste des dirigeants britanniques à ce choix et leur audace à vouloir toujours siéger entre deux chaises montrent la clairvoyance du premier président de la Ve République.

Il faut maintenant souhaiter que s’aggravent les effets du Brexit en Grande-Bretagne afin que les successeurs de la Queen puissent assister depuis leur palais à la réunification irlandaise, à l’indépendance de l’Écosse, à l’autodétermination des Cornouailles et du Pays de Galles, à la sécession de la métropole londonienne et au rattachement – inéluctable - à l’Espagne et à l’Argentine de Gibraltar et des Malouines.

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 12, mise en ligne le 30 novembre 2021 sur Radio Méridien Zéro.

vendredi, 03 décembre 2021

L'Intermède romain de Drieu, les muses de marbre au manège des illusions

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L'Intermède romain de Drieu, les muses de marbre au manège des illusions

Donato Novellini : "Drieu est un homme qui s'aime cruellement et se déteste donc avec une méthode scrupuleuse".

par Donato Novellini

Ex: https://www.barbadillo.it/102047-intermezzo-romano-di-drieu-le-muse-di-marmo-alla-giostra-delle-illusioni/

Le court roman Intermezzo romano (titre original français: L'intermède romain), récemment publié en Italie par Aspis, traduit et édité par Marco Settimini, ramène l'attention des lecteurs italiens sur l'œuvre de l'écrivain français Pierre Drieu La Rochelle (1893 - 1945), quelques années après l'apparition opportune dans les rayons de nos bibliothèques du grand roman corsé et ambitieux Gilles (Giometti & Antonello, Macerata, 2016) et d'Une femme à la fenêtre (GOG, 2018), autre signe heureux d'un accueil jamais assoupi chez nous - quoique joliment minoritaire - accueil que notre industrie éditoriale réserve à une littérature française moins banale, moins inféodée à la cause progressiste conformiste; en ces temps de révisionnisme démocratique violent, portant même sur le patrimoine lexical, et d'interdiction de toute pensée dissidente. On devrait aussi évoquer une littérature moins encline à se faire frénétiquement homologuer par de vertueux dispensateurs de jugements après coup, par des censeurs et des moralistes, des attachés culturels confortablement engoncés dans leur fauteuil, par des juges myopes de l'Histoire qui gardent toujours levé le petit doigt grondeur, presque cent ans après les "temps suspects", parbleu, qu'ils ont mal vieillis pétris de leurs préjugés barbares.

L'archéologie politique, qui s'en soucie ? Par ailleurs, nous avons affaire, en l'occurrence, à un intellectuel classé fasciste, à tendance misogyne et, qui plus est, obsédé, il serait donc vain de tergiverser dans des accommodements hypocrites. Il semblerait même oiseux d'expliquer ce genre de pensée romantique, d'impétuosité hors du stéréotype, chez un auteur qui pose l'européisme comme un héroïsme désespéré pris en tenaille entre le capitalisme et le communisme, tout en plaidant des causes perdues, ou pire, en faisant des chichis, en diluant en quelque sorte le pari pro-germanique d'un dandy parisien au nom du beau, en pliant l'art - certes contradictoire, esthétisant, humoristique, parfois même paresseusement incohérent - du romancier d'origine normande, le ramenant aux catégories obsolètes du bien et du mal: car tel est bien le paramètre des idiots. Au contraire, dans le cas spécifique et particulier de Drieu, la question devient beaucoup plus complexe, imperméable à tout jugement schématique ou verdict préétabli, considérant ce dernier critère d'interprétation inadéquat par manque de style, d'éducation et de sensibilité.

intermezzo_romano-337x500.jpgNous voudrions terminer ici en disant à nos contemporains: vous ne méritez pas Pierre Drieu La Rochelle, vous ne devriez pas le lire du tout, vous ne pourriez pas vous le permettre ne serait-ce que par un manque de bon goût généralisé. A tel point que certains auteurs doivent être d'autant plus aimés et soignés qu'ils sont morts, mérités ou inévitablement perdus : certains écrivains parviennent à nous faire croire que nous leur ressemblons, alors que nous ne nous rendons pas compte que nous les avons naïvement pris pour modèle. Un mimétisme peu concluant, pourrait-on dire, un simulacre perdant. Ils ont soigneusement préparé le banquet de notre échec de suiveurs occasionnels, un repas tristement émulatif, nous laissant sans autres mots: ils les avaient déjà écrits, bien mieux. Que peut-on ajouter, si ce n'est de l'admiration? Certains romanciers conservent même le privilège de nous juger, page après page, comme des lecteurs inadéquats : nous méritons tous que l'on nous crache au visage, nous, aveugles ou analphabètes, tant notre nullité verbeuse est insignifiante, cette communication vide de tout ce qui est impérieux ou important, un amusement moderne et rustre. S'il existe une rare possibilité de perfection dans la vie d'un homme, elle consiste précisément dans la fatalité brûlante de l'adhésion à un destin, ou plutôt à la Destinée, même si c'est le destin tragique d'un suicidé traqué par le piège qu'il s'est créé, mais là, près de la corde au cou ou du poison à avaler, naturellement élégant, convenablement équipé d'une garde-robe raffinée, même si elle sera complètement inutile le lendemain. Ce qui compte, c'est le geste, quelle que soit l'occasion, et qu'il soit bien fait.

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Le malheur de posséder le bon goût, en des temps très vulgaires, dans le passé comme dans le présent (bien qu'aujourd'hui bien pire), ressemble à une torture. Les bons vêtements, les allumettes et les cigarettes, les filles et les bons mots, l'alcool... peu à peu on finit par remarquer l'incommunicabilité sociale. Vanité réactionnaire. La mort de Pierre Drieu La Rochelle est, au-delà des contingences de la guerre et de la politique, un certificat de combat romantique, le dernier assaut domestique possible, un corps à corps bourgeois mais épique: pensée contre pensée, geste contre geste, duel contre la décadence séductrice, défi aux monstres du nihilisme. Une vengeance contre la vieillesse.

Alors que vous avez prononcé ou écrit le mot Amour, il a déjà été corrompu, violé, le moment s'est estompé, il est devenu une représentation consolatrice, un mensonge, une rhétorique, un faux, une illusion, une collection de papillons, une reconstitution historique habillée de chiffons brodés et de houppelandes en dentelle des époques passées. Mémoire transfigurée. Drieu en est bien conscient et s'amuse à Rome autant qu'à Paris ou Berlin, installant son martyre mondain désabusé autour du cratère féminin. Son indolent voyage romain, en fait. Précédé par le sketch La Voix et clos par un manuel sentimental, comme d'habitude impitoyablement autobiographique - Notes pour un roman sur la sexualité - l'intermède capitolin libère tout ce dégoût contenu, cet ennui et ce désenchantement mêlés de modestie, traits typiques des snobs qui snobinent le snobisme et qui pratiquent le mépris des lieux communs, plus encore le rejet du cliché touristique absorbant.

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Que faire des musées et des ruines à ciel ouvert, quand on peut vivre ? L'œil nordique tend plutôt vers la précision maximale, scrutant chirurgicalement la lie périphérique, les restes sauvages de la plèbe comme de la haute société aristocratique, partout décomposés en rituels moisis, perçant les formalismes à la recherche d'un souffle d'humanité réaliste, ou du moins plausible, négligeant précisément ce fascisme scénographique, déjà surchargé de balcons et de réunions commandées, baroque et bourgeois, ouvertement nationaliste, que l'auteur a prétendu aimer jusqu'à la fin. Des ambitions dangereuses qu'il paiera en autodafés conséquents, paraphilies d'un éternel insatisfait.

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L'intermède romain de Drieu

Voici, par exemple, le caprice d'Edwige, une muse de marbre à inventer derrière sa belle prestance, ou à sculpter pour son usage personnel, une parfaite noble à idéaliser avec une virilité fatiguée, épuisée, une énième reine de salon posée sur un échiquier d'albâtre, jouant sans adversaire. Le protagoniste est attiré par elle, mais ce n'est qu'après avoir saisi son côté dramatique qu'il aura envie de l'aimer. Le défaut rend la femme parfaite ; si elle n'était que belle, elle ennuierait vite. Le spectre de Dora, l'Américaine perdue et irrémédiablement distante, figure vitaliste récurrente dans la littérature de Drieu (l'épouse absente Dorothy dans Le feu follet) plane toujours, alibi de l'éternel regret masculin pour l'inconclusivité conséquente, parfois puérile. L'homme couvert de femmes n'est qu'un malentendu onaniste, une agression incapacitante d'un gentilhomme qui aurait voulu être barbare à ses dépens, un afflatus plein d'incertitudes et un séjour prédisposé à l'abandon. Partir, c'est l'aboutissement de chaque désir déjà vécu, avant la pantomime. L'homme plein de femmes n'est qu'un solitaire aux belles manières, un génie raté par trop de raffinement, à la recherche vaine d'une mère compréhensive, peut-être d'une nourrice aimante, ou d'une putain.

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L'écrivain français relance en reculant, affirme en niant, agresse en reculant, déclare en niant parce qu'il sait bien que tout est, presque toujours, une clameur d'auto-illusion. C'est un jeu personnel perdant, alors il s'en tient au mouvement souvent irrationnel, afin de ne pas stagner dans la misère bourgeoise. D'autre part, même les illusions doivent avoir leur propre charisme pour le rester ; si elles en sont privées, les désirs se fanent et sombrent dans une mélancolie condescendante. Et pourtant, il s'accroche à ce "presque", synonyme de vivre, en y enfonçant toutes les métaphysiques possibles, l'héritage d'une souveraineté perdue, dissous en esquisses d'évasions mystiques, les bannières de la guerre comme initiation, l'ivresse brutale des vicieux incapables de devenir des héros. Consumé par le désir et en même temps méfiant à l'égard du plaisir, toujours si éphémère, l'ego du narrateur s'arrête dans une insatisfaction introspective, inclémente, souvent autoréférentielle, comme si le monde avec ses bouffons et ses commerçants, et la vie elle-même, étaient exactement ce qu'ils sont : des passe-temps.

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Les femmes peuvent ébranler ce mécanisme égocentrique, mais rarement, lorsqu'il se manifeste dans la pureté, peut-être par hasard, les yeux bandés comme une surprise de la fortune, la joie non préméditée, l'épiphanie mystérieuse d'un bordel : refuge des bravades timides, des arrogants délicats, chambre louée des envies immédiates, dernière enclave des mâles. Cet amour frugal, consommé dans l'urgence et avec une ignorance furieuse, une animalité qui sent déjà l'adieu, qui sent l'abandon pour l'argent, la possession et l'oubli, offre à l'auteur un prétexte marginal d'assentiment à la vie, les derniers privilèges chevaleresques, l'épée au poing et la bouse fumante de l'animal fidèle après avoir possédé le corps d'une femme. Drieu est un homme qui s'aime cruellement et se déteste donc avec une méthode scrupuleuse : trop fin pour se contenter de la vérité mondaine ou pour croire au mensonge qu'il met joliment en place avec ses pseudonymes de journal intime - on dirait qu'il se porte à la perfection, comme un costume sur mesure - il travaille sans relâche à mettre en place des dénégations, des dénis, des commisérations, des adieux et des regrets, demandant, s'il le faut, l'hospitalité au désordre et à ses honteux, réservant sa tristesse la plus intime au premier venu. A une femme sans mémoire.

@barbadilloit
Donato Novellini

jeudi, 02 décembre 2021

Reghini et Cornelius Agrippa

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Reghini et Cornelius Agrippa

Giovanni Sessa

Le De Occulta philosophia commenté par l'ésotériste néo-pythagoricien

Arturo Reghini était une référence dans la tradition ésotérique du début du vingtième siècle. On sait qu'il a dirigé et collaboré à de nombreux périodiques connus de l'époque et qu'il a été en contact avec des représentants du traditionalisme romain, notamment Julius Evola, avec lequel, après une période de collaboration, il a rompu définitivement. Un moment important dans l'élaboration de son système spéculatif-opératif a été la comparaison avec le travail de Cornelius Agrippa de Nettesheim (1486-1535). Notre affirmation est confirmée par un volume récemment publié, Agrippa e la sua magia secondo Arturo Reghini, qui figure dans le catalogue des Edizioni Aurora Boreale, édité par Nicola Bizzi, Lorenzo di Chiara et Luca Valentini (pour les commandes : edizioniauroraboreale@gmail.com, pp. 327, euro 20,00). Le livre contient trois essais de mise en contexte rédigés par les éditeurs, l'article de Reghini sur l'œuvre d'Agrippa, la biographie du néo-pythagoricien par son disciple Giulio Parise, ainsi qu'une vaste bibliographie.

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Nicola Bizzi signe un essai reconstructif qui met en évidence le rôle joué par l'ésotériste italien dans le contexte historique dans lequel il a agi. Son action est centrée sur une pars destruens, la critique du "modèle post-illuministe de la franc-maçonnerie" (p. 55, soit un modèle ultérieur à l'imposition de la philosophie des Lumières, ndt), et sur une pars construens, la réactualisation de la franc-maçonnerie initiatique et de ses rites. Bizzi reconstruit de manière organique le processus de développement intellectuelle de Reghini, en alternant les données biographiques et la discussion des plexus théorico-opérationnels les plus pertinents de la vision du monde du mathématicien-penseur. L'importance du travail d'Agrippa pour la pensée de Reghini ressort de ces analyses. Le magicien de Nettesheim a corrigé, comme le rappelle opportunément Di Chiara dans son article, dans un sens praxiste, la grandiose vision néo-platonicienne du monde de Marsile Ficin et de Pic de la Mirandole. L'œuvre majeure d'Agrippa, le De occulta philosophia, ne peut être réduite à un exemple d'encyclopédisme érudit de la Renaissance. Dans la dernière édition de 1533, résultat d'une soigneuse et vaste révision textuelle: "la nécessité [...] de procéder à un travail radical de purification et de restauration du corps des enseignements magiques liés à l'ancienne sagesse théurgique devient plus forte" (p. 9). En fait, ils couraient le risque de tomber dans l'oubli, obscurcis par les couvertures intellectualistes/séculières que la vision moderne leur imposait.

La tâche qu'Agrippa s'était fixée est la même que celle que Reghini se fixera au vingtième siècle: vivifier les anciennes connaissances magiques-hermétiques. Dans ce but, la fréquentation de Trithemius (alias Jean Trithème, Johannes Trithemius, Johann von Tittheim ou Johann von Trittenheim), qui le stimule à étudier la tradition ésotérique, lui est très utile. Trithemius, comme s'accordent à le dire les biographes les plus célèbres d'Agrippa, était le Maître d'Agrippa, l'ayant rencontré à une époque où il sortait d'expériences dans des cercles initiatiques, qui ne s'étaient pas révélées entièrement positives. Entre 1510 et 1533, Agrippa consolide son patrimoine idéal, ses expériences sur la voie transmutative. Ainsi, avec l'édition de 1533, il réalise "une véritable systématisation des enseignements magiques et ésotériques disponibles à l'époque" (p. 10). Le savant a pu y parvenir grâce à la protection de l'archevêque de Cologne, Hermann von Wied. Dans le De Occulta, on peut voir diverses influences, déduites des traductions par Marsile Ficin de textes hermétiques, mystérieux, théurgiques et pythagoriciens, mais aussi des références à Pic de la Mirandole. Il y a des références claires au De Verbo Mirifico de Reuchlin ou à des savants comme Paolo Ricci et le franciscain Francesco Giorgio Veneto: "Enfin, la grande tradition de la magie naturelle médiévale, qui de Maître Albertus Magnus (Albert le Grand) passait par [...] Roger Bacon, était largement créditée" (p. 15).

L'œuvre d'Agrippa est organisée en trois livres. La première concerne le niveau le plus bas de la magie, lié à la dimension naturelle. La seconde traite de la magie dite astrale, c'est-à-dire du traitement des sphères intermédiaires et célestes. Enfin, le troisième livre traite du type de magie qui "étudie le plan supra-céleste et purement intellectuel [...] relié au domaine des essences éternelles" (p. 16). L'univers agrippien est régi par une série de correspondances internes ; le niveau inférieur entretient une relation sympathique et analogique avec le niveau supérieur, et vice versa. Le cosmos est animé, vivant. Pour cette raison, chaque entité ne peut être connue à travers ses aspects de surface, en s'arrêtant au mode extérieur, apparent "puisqu'il y a plusieurs niveaux de connaissance d'un même être" (p. 17). En revanche, si l'inférieur est né du processus émanationniste, qui conduit de l'Un au multiple, rien n'empêche de penser à une possible conversion épistrophique, à une "ascension" des entités vers l'Un: " C'est le principe de l'anima mundi qui fonde chez Agrippa à la fois la vue spéculative et l'application magico-opérationnelle de la doctrine" (p. 17). Le cosmos est donc l'imago Dei, tandis que l'homme est considéré par Agrippa, comme microcosme, "image d'une image", imago mundi.

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Le magicien est l'homme qui sait attirer les forces d'en haut, les utiliser pour "écraser la pierre" et la transmuer en sa véritable nature divine: "À la base de cet idéal, il y a la persuasion intime [...] du caractère intégral ou de la dignité [...] congénitale de l'homme " (p. 25). Le magicien réunit les trois niveaux de réalité dans une puissante opération de réintégration. Valentini fait mouche en identifiant dans la déesse Hécate qui, dans le monde gréco-romain, avait des fonctions de psychopompe, la symbolisation d'une fonction essentielle: unir les trois mondes du Cosmos. La déesse était représentée avec un visage infernal, un chien, indiquant la réalité chthonique, un visage terrestre, représenté par un cheval, l'animal vital par excellence. Enfin, un visage céleste, celui d'un serpent, force du primordial, qui a sublimé alchimiquement le caractère éphémère et transitoire des deux premiers mondes, indiquant "la régénération finale d'Hécate triforme [...] qui change de peau, qui de rampant dans la boue devient le Djed égyptien [...] le cobra dressé" (p. 32). Valentini fait remarquer que cette tripartition se retrouve également dans l'hermétisme.

Dans cette tradition, le monde élémentaire, le champ d'action du philosophe naturel, est donné par le Sel, dont la réalisation est obtenue avec la Séparation lunaire, qui induit une première autonomie par rapport à la physicalité. Le monde sidéral est alchimiquement assimilé à Mercure, dont le Travail sur le Blanc jette les bases du dépassement du tellurique. Au bout du chemin, l'assimilation au monde intellectuel, associé au Soufre et au Travail Rouge, témoigne de la transmutation en Or. Cela dit, on comprend que le commentaire de Reghini sur Agrippa est en réalité un traité théorico-réaliste sur l'Opus Magicum.

mercredi, 01 décembre 2021

Une avant-garde faustienne

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Une avant-garde faustienne

par Georges FELTIN-TRACOL 

Le public français cultivé connaît le dadaïsme et le surréalisme. En revanche, le futurisme lui semble toujours un mystère. Pourtant, le Manifeste du futurisme de Filippo Tommaso Marinetti paraît dans Le Figaro du 20 février 1909. Au contraire du surréalisme curieux de la révolution bolchevique, le futurisme qui créa après 1918 un éphémère Parti futuriste, constitue une des bases du fascisme italien avec le syndicalisme révolutionnaire et l’interventionnisme de gauche.

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Les éditions Auda Isarn viennent de publier un ouvrage qui contient, outre le texte fondateur, un second manifeste (Tuons le clair de lune !!), un virulent tract intitulé Contre Venise passéiste, Le Mépris de la femme que goûteront avec un rare plaisir toutes les hystériques féministes d’Occident et d’ailleurs, Ce qui nous sépare de Nietzsche et Destruction de la syntaxe (manifeste technique de la littérature futuriste). Le futurisme ne se limite pas aux seuls domaines littéraire et pictural. Il incite aux expériences architecturales, musicales, photographiques et culinaires !

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Le futurisme surgit dans une Italie inachevée, en quête de ses terres irrédentes (Trentin, Istrie, Dalmatie) et d’une unité intérieure précaire. Réaction ultra-moderne à la Modernité, cette ferme volonté ouvre des pièces remplies de naphtaline. On sait que les futuristes s’enthousiasment pour la mécanique, l’aéroplane et l’automobile. « Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace et la révolte. » Par-delà « une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace », ils revendiquent leur dromophilie puisque « nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Plus loin, le manifeste fondateur assure que « nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente ».

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À travers les différents écrits présentés dans ce recueil à la belle couverture, on devine l’ombre du comte de Lautréamont et de ses Chants de Maldoror avec en surplus une patine « technicisée »… Le futurisme entend choquer la bienséance bourgeoise, d’où sa volonté de « démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires ».

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Avant-garde annonciatrice des « orages d’acier » et du déchaînement de l’élémentaire titanesque pendant la Grande Guerre, le futurisme a eu une postérité qui ne se restreint pas au seul fascisme. Vers 2007 – 2008, Radio Bandera Nera, la Web-radio de CasaPound Italie, émettait depuis le Québec une émission francophone intitulée « Tuons le Clair de Lune » animée par Sébastien de Boëldieu et son épouse Chiara. En 2010, quand elle s’arrête, une autre reprend aussitôt le créneau horaire : « Méridien Zéro » qui deviendra plus tard une bien belle radio sur Internet. La conclusion de Destruction de la syntaxe donne une résonance singulière à ce qu’écrivait le jeune Guillaume Faye dans les années 1980. « Après le règne animal, voici le règne mécanique qui commence ! Par la connaissance et l’amitié de la matière, dont les savants ne peuvent connaître que les réactions physico-chimiques, nous préparons la création de l’homme mécanique aux parties remplaçables. Nous le délivrerons de l’idée de la mort, et partant de la mort elle-même, cette suprême définition de l’intelligence logique. » Outre que Marinetti prévoit le cyborg, on ne peut que se rappeler les dernières cases de la bande dessinée dont le scénario revint à Guillaume Faye, Avant-guerre (Carrere, 1985). Le narrateur, citoyen de Cosmopolis, ne termine pas son enquête, car son corps est détruit et son cerveau, gardé intact, est transféré dans « une machine de guerre… La plus infernale, la plus totale ».

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Dans cet album dessiné par les frères Simon et qui est à bien des égards prémonitoire, les pilotes de chasse de Squaline, en s’installant dans leur poste de pilotage, adressent une prière à leur redoutable appareil à l’instar des futuristes qui exaltaient l’automobile, l’usine et le chemin de fer. On entend ces incantations néo-européennes dans Scène de chasse en ciel d’Europe, la pièce radiophonique écrite et jouée par Guillaume Faye et Olivier Carré sur les ondes d’une radio libre à Paris au début de la décennie 1980. Avant que les Squaline de la Fédération impériale euro-sibérienne ne détruisent un Jumbo d’une compagnie aérienne occidentale, les pilotes saluent là encore leurs engins, célèbrent leurs fusées et enfilent leur combinaison de combat en respectant un rituel spécifique, librement inspiré du précédent marinettien.

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Guillaume Faye n’a jamais apprécié le traditionalisme quand bien même il s’ouvrira à l’archaïque dès son essai méconnu de 1985, Europe et Modernité (Eurograf). Cet essai constitue une véritable transition entre sa récente période néo-droitiste, son moment d’impostures téléphoniques en tant que Skyman et son retour fracassant à partir de 1998. L’archéofuturisme qu’il théorise dans  un ouvrage éponyme relie le futurisme aux principes archaïques renaissants. Fortement influencé par Giorgio Locchi, le surhumanisme fayen tend parfois avec son appel à développer des chimères (les combinaisons génétiques entre l’homme et les animaux) vers un transhumanisme faustien, c’est-à-dire orienté vers le tragique. Or, Marinetti n’écrit-il pas dans Le Mépris de la femme que « nous avons même rêvé de créer un jour notre fils mécanique, fruit de pure volonté, synthèse de toutes les lois dont la science va précipiter la découverte » ? N’est-ce pas là une anticipation des utérus artificiels à venir ?

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Le futurisme italien a marqué non seulement les arts européens, mais aussi et surtout l’histoire des idées. Son volontarisme exacerbé couplé à ses provocations répétées enflammèrent la Péninsule ainsi qu’une grande partie du Vieux Monde. Et si le futurisme n’exprimait-il pas finalement le retrait d’Apollon à Thulé, le dédain envers l’humanitariste Prométhée, l’ère de Dionysos et l’avènement de Faust ?

GF-T

  • F.T. Marinetti, Tuons le clair de lune !, introduction de Pierre Gillieth, Auda Isarn, 2021, 68 p., 12 €.
  • D’abord mis en ligne sur Terre & Peuple, le 25 novembre 2021.

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lundi, 29 novembre 2021

Sylvain Tesson: "Penser la France avec ses jambes"

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Sylvain Tesson: "Penser la France avec ses jambes"

par Georges FELTIN-TRACOL

Le 21 août 2014, trois mois après la disparition de sa mère, l’écrivain – voyageur Sylvain Tesson accepte l’invitation de passer quelques jours à Chamonix chez son ami, le romancier et diplomate Jean-Christophe Ruffin. La nuit venue, Tesson cède à sa passion: grimper sur le toit du chalet de son hôte. Mais, fortement alcoolisé, il ne se maîtrise pas et tombe de la façade. Plongé dans un coma artificiel pendant plusieurs semaines, il souffre d’un traumatisme crânien, d’une paralysie faciale, de multiples fractures et de la perte de l’ouïe à l’oreille droite. « J’avais pris cinquante ans en huit mètres. »

Pendant son séjour à l’hôpital, lui qui a traversé tous les continents, décide de parcourir au plus tôt une France qu’il connaît finalement peu. « Je trouvais désinvolte d’avoir couru le monde en négligeant le trésor de proximité. » Ce défi sera aussi sa méthode de remise en forme physique et mentale. « Se rééduquer ? Cela commençait par ficher le camp. » Puisque « tout corps après sa chute – pour peu qu’il s’en relève – devrait entreprendre une randonnée forcée », il voit dans la marche à pied une excellente thérapie.

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Une médication mobile

« Quatre mois plus tard j’étais dehors, bancal, le corps en peine, avec le sang d’un autre dans les veines, le crâne enfoncé, le ventre paralysé, les poumons cicatrisés, la colonne cloutée de vis et le visage difforme. » Il choisit de traverser la France en diagonale du Sud-Est vers le Nord-Ouest. Il quitte Tende près de la frontière italienne le 24 août et achève son périple le 8 novembre suivant à la pointe occidentale du Cotentin non loin de La Hague. Il aura franchi la vallée de la Roya, le Mercantour, le Comtat Venaissin, les Cévennes, l’Aubrac, la Haute-Marche, la Touraine et la Normandie. Pendant ces semaines de découvertes, d’efforts et de méditations, Sylvain Tesson ne voyage pas toujours seul. Ses amis (Cédric Gras, Thomas Goisque, Arnaud Humann) l’accompagnent quelques jours sur les chemins. Novice en la matière, sa sœur Daphné lui tient compagnie quelques jours.

Il choisit avec soin son parcours. Il entend fouler des sentiers oubliés. « Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement qui est la pollution du mystère. » Avec l’aide inestimable des cartes topographiques au 25.000e (un cm sur la carte représente en réalité 250 m), il parvient non sans difficultés à dénicher les chemins noirs. « Ces tracés en étoile et ces lignes piquetées étaient des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes. » Mieux, « passages secrets, les chemins noirs dessinaient le souvenir de la France piétonne, le réseau d’un pays anciennement paysan. Ils n’appartenaient pas à cette géographie des “ sentiers de randonnée ”, voies balisées plantées de panonceaux où couraient le sportif et l’élu local ». La mode du trail ne serait-elle pas la confiscation du sauvage par le sport de masse et l’organisation d’évènements festifs collectifs ?

Il marche donc dans une « France rurale [qui] se maintenait dans les replis. Ailleurs, elle refluait. Une marée succédait à une autre. L’Histoire avait élaboré un damier laborieux sur ce territoire. Il en subsistait des restes. Les paysans faisaient leurs adieux à un monde dont ils ne connaissaient pas le  substitut ». Il se montre fort critique envers un rapport gouvernemental sur l’hyper-ruralité. Pour ses auteurs bureaucratique, « la ruralité n’était pas une grâce mais une malédiction ». Ils vantent par conséquent le déploiement dans les campagnes du haut-débit, des réseaux routiers et du tout numérique. Il importe de désenclaver le monde rural ! « Les bénéficiaires de ces aménagements feraient de bons soldats, des hommes remplaçables, prémunis contre ce que le rapport appelait les “ votes radicaux ”. Car c’était l’arrière-pensée : assurer une conformité psychique de ce peuple impossible. » Bref, tout le contraire de « ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clef du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement ».

Partout la même laideur moderne

Bien qu’à l’écart volontaire de la frénésie de ses contemporains, Sylvain Tesson constate, pas après pas, que « les Trente Glorieuses avaient accouché d’un nouveau paysage, redistribué les cartes du sol, réorchestré la conversation de l’homme et de la terre ». En Gâtines tourangelle, il décrypte un paysage anthropisé en trois cercles infernaux néo-dantesques. Premier cercle : des bourgs au « centre-ville […] charmant »; deuxième cercle : « le quartier pavillonnaire »; troisième cercle : le territoire « commercial ». Plus tard, à Andouillé, il découvre « une “ machine à distribuer le pain ” [qui] remplaçait la boulangerie ». Des vandales l’ont détruite. « Moralité à la française : quand il manque de pain, le peuple se révolte; quand il manque de boulangères, il casse les machines. » S’agit-il d’une action néo-luddite quelconque ou bien d’une manifestation tangible de l’insécurité générale croissante dans l’Hexagone ?

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L’hyper-modernité de notre époque irrite Sylvain Tesson. Il vilipende « la grande affaire de l’époque: se déplacer vite et beaucoup ». Il souligne, philosophe, qu’« après les Trente Glorieuses, on aurait pu donner aux deux premières décennies du XXIe siècle le nom de Vingt Cliqueuses ». Il insiste sur l’importance du « dispositif [qui] était la somme des héritages comportementaux, des sollicitations sociales, des influences politiques, des contraintes économiques qui déterminaient nos destins, sans se faire remarquer. Le dispositif disposait de nous ». Or, à rebours de cette tendance, « le bivouac est un luxe qui rend difficilement supportable, plus tard, les nuits dans les palaces ». Par ailleurs, « aller par les chemins noirs, chercher des clairières derrière les ronces était le moyen d’échapper au dispositif ». Il déplore que « la surveillance généralisée avait redoublé. Et nos vies ordinaires s’exposaient ainsi sur les écrans, se réduisaient en statistiques, se lyophilisaient dans les tuyauteries de la plomberie cybernétique, se nichaient dans les puces électroniques des cartes plastifiées. Naissions-nous pour alimenter les fichiers ? ». Pis, « la question de la taille et la question de la vitesse étaient les nouvelles fondations du monde du XXIe siècle. L’agitation et l’obésité ne sont jamais d’heureuses nouvelles ». Aussi préfère-t-il se réfugier dans les forêts, agir en Waldgänger jüngerien, en anarque vadrouilleur. « L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. […] En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. »

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L’auteur de L'axe du loup a probablement lu Martin Heidegger. Géographe de formation, il semble inscrire ses réflexions dans celles d’Éric Dardel (1899 – 1967). Auteur en 1952 de L’homme et la terre (1), il « fut toute sa vie passionné par l’Histoire des idées, celles des mythes, des relations entre l’Histoire et les mythes. […] Il contribua à faire connaître en France Sören Kierkegaard, Martin Heidegger et Karl Jaspers (2) ». Éric Dardel prend la géographie selon un autre regard, « celui de la phénoménologie, de la perception et de la représentation (3) ». Ce beau-frère de Henry Corbin, traducteur de Heidegger et spécialiste de l’islam chiite iranien, fonde une « géographie phénoménologique » (ou « heideggérienne »). L’économiste François Perroux lira avec attention ses écrits dont son article « l’esthétique comme mode d’existence de l’homme archaïque » paru en 1965 dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuse publiée à Strasbourg. Sylvain Tesson ne pratique-t-il pas une approche « dardelienne », à savoir « la connaissance géographique a pour objet de mettre en clair ces signes, ce que la Terre révèle à l’homme sur sa condition humaine et son destin. Ce n’est pas d’abord un atlas ouvert devant ses yeux, c’est un appel qui monte du sol, de l’onde ou de la forêt, une chance ou un refus, une puissance, une présence (4) » ?

L’auteur des Chemins noirs sait toutefois que son attitude réfractaire le rend suspect aux autorités du libéralisme de surveillance. « La Commune rejouée dans un corps de ferme, la plus risquée, car l’État n’aimait pas les îlots de contestation potentielle. » Il fait cependant d’étonnantes  rencontres : une sorcière, un ermite, un coupe en Haute-Mayenne qui appartient « à un peuple rare : les gens qui se taisent et s’enracinent ». Il se doute bien que « tous ces reclus avaient emprunté leur chemin noir vers les domaines intérieurs de la solitude. Ils refusaient l’accumulation des objets, s’opposaient à la projection du monde sur un écran. Les anarchistes de Tarnac, les starets de la vieille Russie et les méharistes de l’AOF n’auraient peut-être pas accepté de s’adresser la parole. Pourtant, ils se ressemblaient : peupler le désert ne leur déplaisait pas, ils demeuraient maigres et chacun savait que l’ennemi surgissait souvent du vide ».

Polymorphies françaises

Parfois, sarcastique, il se vise en priorité. « Quel intérêt à hisser ce corps en loques jusqu’au nord d’un pays en ruines ? » Il se reprend aussitôt et s’interroge sur l’avenir de la France. « Les nations ne sont pas des reptiles : elles ignorent de quoi sera faite leur mue. La France changeait d’aspect, la campagne de visage, les villes de forme. » Chaque jour, au fil des paysages variées, il prend conscience du génie tellurique de Notre-Dame la France. Dès le début de sa pérégrination qui frôlera le Mont Saint-Michel, il observe qu’« en France, on trouve des lieux de culte marial dans les grottes et les sources. La Vierge Marie s’est accaparé toutes les bizarreries du relief. […] C’était la récupération du vieux paganisme par la foi catholique, une manière de ne pas rompre avec l’esprit des lieux ». Ainsi confirme-t-il la prégnance ancestrale et l’incrustation spatiale du pagano-christianisme. L’historien Philippe Portier rappelle que « les textes des évêques nous confrontent à une population syncrétique qui articule sa foi chrétienne à des pratiques païennes. [… Au Moyen Âge], le monde est saturé de religion. Le sacré est partout, dans les agencements institutionnels de la société comme dans l’imaginaire vécu des individus, à ce point que l’incroyance n’est pas pensable (5) ».

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En se fondant sur l’essai de Fernand Braudel, L’identité de la France - il aurait pu aussi lire La France de Pierre Chaunu (6) -, « nous vivions sur la compression de milliards d’animalcules digérés par le temps et dont la stratification avait composé un substrat. La France impossible était comme le calcaire : issue d’une digestion. Le lent ruminement d’idées contraires, de climats opposés, de paysages inconciliables et de gens dissemblables avait malaxé une pâte viable. Pour Braudel, là était l’identité : dans l’amalgame, ce mot superbe. Il avait nécessité des dizaines de siècles ». Dans un entretien à Libération, Sylvain Tesson explique encore qu’« en France, on assiste à ce que Braudel appelle “ l’extrême morcellement ”. Le paysage change constamment, à la simple échelle du pas. Le temps d’une marche, on peut ainsi observer différents aspects géologiques, quand on passe d’un sol calcaire à un sol granitique par exemple, ou au gré des changements climatiques, culturels et architecturaux. Le paysage français est une œuvre de marqueterie extravagante. […] La mosaïque française dit beaucoup sur l’inutilité des débats sans fin sur “ une ” identité nationale. Les paysages devraient décourager tous les combats de coqs. La singularité française réside justement dans cet extrême morcellement (7) ». A-t-il lu au préalable Jean Cau que son père, Philippe Tesson, édita dans diverses collections des éditions de La Table Ronde au début des années 1970, en particulier Pourquoi la France ? L’identité française, écrit Jean Cau, « est forcément composite, s’agissant d’un pays comme la France qui s’est constitué au fil des siècles par une sorte de travail amoureux d’ébénisterie. Avec agrégats, ajouts, fusions, accords, emboîtages, soudures… Lentement s’est constitué le puzzle, lentement est né le visage, lentement a surgi la forme. Des peuples divers sont devenus un peuple; des ethnies diverses ont modelé une personnalité française. L’Occitan, le Gascon, le Breton, l’Auvergnat, tous ont peu à peu été liés par une histoire et une langue commune et les particularismes enrichissaient une unité plus haute et moiraient celle-ci de nouvelles couleurs (8) ».

Il ne faut néanmoins pas se méprendre. Sylvain Tesson n’agit pas en politique. Il pense plutôt en philosophe de l’histoire sur des chemins qui le mènent quelque part. À ses yeux réalistes et détachés des contingences politiciennes, « le pouvoir d’un président consistait à se faufiler dans le labyrinthe des empêchements ». Dans le Cantal, l’épilepsie le frappe. Avec un détachement certain sur sa pauvre condition humaine, il note que « dans l’Histoire, cela s’appelait la massification. Dans une société, cela menait à la crise ».

En 1918, Thomas Mann, alors jeune-conservateur, publiait ses Considérations d’un apolitique. À travers les chemins oubliés d’une France en mutation, Sylvain Tesson a surtout rédigé la balade d’un apolitique, le bréviaire d’un réticent à l’hyper-modernité ambiante. « Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la  géographie », soit la randonnée comme refuge existentiel de l’Être…

GF-T

Notes:

1 : Éric Dardel, L’homme et la terre. Nature de la réalité géographique, Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, 1990.

2 : Jean-Marc Besse, « Géographie et existence d’après l’œuvre d’Éric       Dardel », op. cit., p. 179.

3 : Idem, p. 189.

4 : Éric Dardel, op. cit., pp. 2 – 3.

5 : Dans Le Monde du 24 septembre 2016.

6 : Pierre Chaunu, La France. Histoire de la sensibilité des Français à la France, Robert Laffont, coll. « pluriel », 1982.

7 : Dans Libération du 28 décembre 2016.

8 : Jean Cau, Pourquoi la France, La Table Ronde, 1975, pp. 39 – 40.

  • Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, coll. « Blanche », 2016, 146 p. Les citations non mises en notes sont extraites de ce livre.

mardi, 23 novembre 2021

"Discipline du chaos" : les illusions brisées du libéralisme

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"Discipline du chaos": les illusions brisées du libéralisme

Par Alessio Mannino

Ex: http://osservatorioglobalizzazione.it/osservatorio/disciplina-del-caos-le-illusioni-infrante-del-liberalismo/

Parmi les différents courants qui ont animé la modernité, le libéralisme est devenu le dogme de base qui soutient aujourd'hui la domination des seigneurs de l'argent, grâce à la sournoise escroquerie idéologique séculaire selon laquelle il n'y aurait pas de liberté en dehors d'une quête individualiste du succès économique, la politique étant réduite à un esclavage auxiliaire d'un "bien-être" non seulement injuste et inégal, mais en fait de plus en plus renversé en malaise social et existentiel. Actuellement, la morale libérale est une anti-éthique de masse au service de ceux qui contrôlent le cycle mondial de l'argent par le biais du pouvoir des États. La généalogie de la morale libérale montre, d'une part, comment la morale libérale a bouleversé le sens premier de la libéralité et, d'autre part, comment il est possible de s'extraire du piège mental de la fausse liberté.

indexamdc.jpgDans l'essai Disciplina del caos publié par "La Vela" et récemment édité, dont nous présentons aujourd'hui un extrait, Alessio Mannino trace un itinéraire qui va de la démystification des grands théoriciens pour descendre dans les bas-fonds du quotidien aliéné, jusqu'à l'hypothèse d'une discipline fondamentale pour lutter dans le chaos de la triste époque. L'essai est complété par des entretiens avec Franco Cardini, Paolo Ercolani, Fabio Falchi, Thomas Fazi, Carlo Freccero et Marco Gervasoni.

L'auteur - Alessio Mannino (1980), journaliste indépendant. Professionnellement né à Voce del Ribelle fondé par Massimo Fini, il a édité les journaux en ligne La Nuova Vicenza et Veneto Vox. Il écrit pour Il Fatto Quotidiano, L'Intellettuale Dissidente (où il tient une chronique, "Sott'odio"), The Post Internazionale, Kritika Economica et Mondoserie.it. Il collabore avec la chaîne youtube Vaso di Pandora et est l'auteur de Contro. Considerazioni di un antipolitico (Maxangelo, 2011), Mare monstrum. Immigrazione : bugie e tabù (Arianna Editrice, 2014), Contro la Constituzione. Attacco ai filistei della Carta '48 (= Contre la Constitution. Attaque contre les philistins de la Charte de 48) (Edizioni Circoli Proudhon, 2016). Son dernier ouvrage Disciplina del caos. Come uscire dal labirinto del pensiero unico liberale (= Comment sortir du labyrinthe de la pensée unique libérale) (La Vela), est sorti le 11 octobre 2021.

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Quand la liberté se dévore elle-même

Extrait de "Discipline du Chaos" - pages 385-389.

L'individualisme, l'âme du libéralisme, peut être défini comme le principe de la solitude. Après avoir démoli la stabilité en tant que valeur, "nous nous sommes tous retrouvés terriblement seuls". C'est là qu'il faut repartir : de la plénitude des liens qui réconcilient les individus avec eux-mêmes.

Le libéralisme a été bien plus que la coquille de légitimation du capitalisme. Elle a représenté une césure anthropologique : pour la première fois dans l'histoire, la dimension économique est devenue le centre de la vie humaine. Alors que dans l'Antiquité, et dans une certaine mesure encore au Moyen Âge, l'économie, du moins dans l'idéal, restait une partie de l'ensemble, et de surcroît pas la plus noble (le marchand était digne d'être honoré, non pas en tant que marchand ni en tant que prêteur d'argent), avec l'époque moderne, la sphère productive et commerciale se détache du cadre communautaire et, devenant autonome dans la société civile, l'emporte sur toutes les autres.  Le projet moderne répudie la nature législative et l'historia magistra vitae et les remplace par la calculabilité, selon laquelle tout phénomène est mesurable, quantifiable et programmable (l'entreprise capitaliste moderne, écrit Weber, "est entièrement basée sur le calcul"). Ce qui intéresse la modernité libérale, c'est la sécurité du commerce privé. Par conséquent, il n'y a plus besoin d'une théorie de l'État, car l'État n'est pas un sujet primaire, mais un dérivé, un instrument dangereux contre lequel il faut se défendre. Il n'y a donc plus de sens à parler de gouvernement : il vaut mieux parler de gouvernance, d'administration bureaucratique en pilotage automatique.

12543b4.jpgLa liberté comme domination sur l'excès est abandonnée pour faire place à l'excès comme vertu, la soif de pouvoir tournant entièrement autour du nervus rerum de l'argent ("la technique qui unit toutes les techniques"). Le véritable objectif du capitalisme libéral, cependant, n'est pas l'argent lui-même : c'est l'appropriation du futur par l'argent ("il n'y a pas de passé et il n'y a pas de présent, seulement le futur"). Spéculation et exploitation : patient de l'accumulation, le capitaliste livré à lui-même, quelles que soient ses intentions, est un criminel éthique. La monétisation de la réalité a agi comme un acide solvant dans le comportement humain, le dévorant comme dans "une fièvre qui augmente d'abord le métabolisme et accélère la croissance d'un organisme, pour ensuite affecter sa forme et miner son existence même".

Partant du principe que la rationalité utilitaire est un critère plus rationnel que l'imprévisibilité de la raison politique, l'intérêt privé et économique a colonisé l'imaginaire, affaiblissant le concept même de public. Et finir, aujourd'hui, par considérer la méfiance envers les autres comme un fait tout à fait normal ("75,5% des Italiens ne font pas confiance aux autres, convaincus que nous ne sommes jamais assez prudents pour entrer en relation avec les gens", comme le note le Censis dans son rapport 2019).

Les armes de la distorsion libérale ont été la science technique et l'économie néoclassique. Il serait plus correct de la qualifier de marginaliste, puisqu'elle est née contre celle, classique, de David Ricardo (contrairement au laissez-faire), idéalisant la marge, c'est-à-dire la contribution que chaque sujet apporte à la production du revenu. Les marginalistes prétendent démontrer non seulement une lecture simpliste de la loi de Say - selon laquelle l'offre non régulée générerait magiquement la demande - mais aussi que le plein emploi est possible grâce à une flexibilité contractuelle massive.  Loin d'être scientifique, cette école doit être considérée comme "une théorie politique en quête d'hégémonie" qui passe sous silence la surproduction structurelle qui conduit le capitalisme à des crises cycliques de la demande (ce qui signifie que l'on produit plus que l'on ne consomme).

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La liberté en tant qu'exemption d'impositions, et donc d'impôts, a d'abord légitimé la relève de la garde entre l'aristocratie du sang et l'aristocratie des affaires. Dans un deuxième temps, toujours en cours, elle a éradiqué le concept même de hiérarchie de l'effort et du mérite. Historiquement justifiée par le déclin de la noblesse et l'inefficacité de l'absolutisme, l'émancipation des 18ème et 19ème siècles des chaînes de la tradition (ancien régime) est réitérée aujourd'hui comme s'il existait encore une sainteté résiduelle, qui a depuis longtemps été rasée. Les libéraux du dernier mètre, ceux que l'on appelle les néo-libéraux, raisonnent comme si Adam Smith était parmi nous. David Boaz, vice-président du Cato Institute à Washington, a déclaré que "le libéralisme a d'abord conduit à la révolution industrielle et, dans une évolution naturelle, à la nouvelle économie [...]. D'une certaine manière, nous avons repris le chemin tracé au début du 18ème siècle, à la naissance du libéralisme et de la révolution industrielle [...]. L'idéal libéral n'a pas changé depuis deux siècles. Nous voulons un monde dans lequel les hommes et les femmes peuvent agir dans leur propre intérêt [...] parce que c'est ainsi qu'ils contribueront au bien-être du reste de la société. Plus clair que ça...

    "Les institutions libérales cessent d'être libérales dès qu'il est impossible de les obtenir : il n'y a rien ensuite qui nuise plus terriblement et plus radicalement à la liberté que les institutions libres".
    Friedrich Nietzsche

Le libéralisme a déclaré inacceptable le besoin de pierres angulaires communes autres que les règles de procédure. Il est ainsi devenu l'ennemi public numéro un de la liberté dont il prétend avoir l'exclusivité. C'est là une fraude intellectuelle. L'individu, au lieu de se penser comme un nœud de relations, flotte dans l'isolement (ce qui est techniquement l'affaire des manuels psychiatriques). En conséquence, les valeurs sont considérées comme relevant uniquement de la sphère individuelle, "où il n'y aurait plus le problème de s'accorder éthiquement sur quoi que ce soit". Un point commun éthique devient alors irrationnel. Pire: un fardeau.  "Nous ne savons plus comment aimer, croire ou vouloir. Chacun de nous doute de la vérité de ce qu'il dit, sourit de la vérité de ce qu'il affirme et présage de la fin de ce qu'il proclame". Constant a écrit ceci au début du 19ème siècle. C'était vrai alors comme c'est vrai aujourd'hui.

Pour mieux servir le veau d'or, on nourrit un hédonisme de mendiant, qui paie pour profiter du peu de vie accordé par le retour d'impôt. Brocardé et stigmatisé déjà lors de l'essor de la raison libérale, l'homo oeconomicus appartient désormais au passé. Mais cela ne peut pas durer éternellement. La normalité sociale (comprise comme la norme dominante) et la naturalité psychobiologique (l'ensemble des caractéristiques propres à l'espèce humaine) réclament la restauration de leurs canons. Et ils le feront, que ça leur plaise ou non, par la manière forte ou la manière faible. Redevenir humain, et non rester humain, sera la gaie science d'un monde post-libéral.

dimanche, 21 novembre 2021

Préface du Professeur Charles Zorgbibe  au livre d'Irnerio Seminatore, en cours d'édition, La Multipolarité au XXIème siècle

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Préface du Professeur Charles Zorgbibe  au livre d'Irnerio Seminatore, en cours d'édition, La Multipolarité au XXIème siècle

C’est dans le cadre de l’alliance atlantique et sous l’aiguillon de notre intérêt commun pour la géopolitique que j’ai rencontré Irnerio Seminatore… en juin 1983.

La géopolitique –l’étude de la politique internationale dans sa relation avec la géographie- avait connu une évidente désaffection depuis 1945. Pour des raisons morales : la géopolitique était identifiée à son rameau allemand, expression de la recherche d’un « espace vital » et identifiée avec elle. Pour des raisons techniques : le missile balistique semblait avoir aboli les distances et les considérations d’utilisation de l’espace. La dissuasion nucléaire semblait figer les deux principales puissances dans leur face à face et mettre un terme à la conception de la lutte armée comme poursuite de la politique.

9782296546295b.jpgCette double désaffection était-elle justifiée ? Techniquement, si l’armement nucléaire ignore les conditions atmosphériques et réduit les facteurs géographiques à l’attraction de la pesanteur ou aux conditions de rentrée dans l’atmosphère, il n’en reste pas moins qu’à l’abri du feu nucléaire, les principales puissances peuvent recourir à l’armement conventionnel, classique. La dissuasion nucléaire avait pour contrepartie la multiplication des conflits locaux ; la « sanctuarisation » du territoire des membres du « club » nucléaire n’excluait pas l’affrontement des Grands, par acteurs locaux interposés.

Moralement, les excès de la « Geopolitik » allemande ne devaient pas occulter l’actualité de l’autre géopolitique, anglo-saxonne et « démocratique » : les relations Est-Ouest s’inscrivaient alors dans la perspective, chère à McKinder, du conflit inévitable, à long terme, de la puissance du « Heartland », « le cœur de l’île mondiale », l’Union soviétique, et de la puissance maritime, les Etats-Unis. Expulser la puissance continentale de la périphérie du système international, ou concurrencer la puissance maritime dans le contrôle de la frange d’archipels qui entoure l’île mondiale : n’était-ce pas une lecture possible de l’affrontement physique des deux Grands, à l’ère de la guerre froide ?

C’est dans cet esprit que le secrétariat de l’alliance atlantique me demanda de constituer, en partenariat avec mon collègue Ciro Zoppo, de l’université de Californie, un réseau d’universitaires et d’officiers stratèges à même de revoir les thèses de la géopolitique classique et de jauger l’adéquation de l’analyse géopolitique au monde de la guerre froide, avec ses idéologies diplomatiques et sa technologie militaire.

Ce réseau connut son apogée avec un séminaire international à Bruxelles, les 22-24 juin 1983 –qui réunit de brillantes participations, au sein de quatorze délégations nationales. Citons, au hasard : pour les Pays-Bas, Frans Alting von Geusau, qui dirigeait l’Institut Kennedy d’Oisterwijk, et le député démocrate-chrétien van Iersel ; pour la Belgique, Luc Reychler de Louvain, Jacques Jonet de l’Institut européen de sécurité et les responsables de l’Institut royal des relations internationales ; pour le Portugal, issus de la « Révolution des œillets », les généraux Altino Magalhaes, président de l’Instituto da Defensa Nacional, et Cabral Couto, qui commandait la base des Açores, ainsi que Jorge Campinos, professeur de droit international et ministre dans les premiers gouvernements qui suivirent la mutation constitutionnelle de 1974 –Campinos allait disparaître, dix ans plus tard, dans un accident de la route au Mozambique ; pour la France, l’historien Jean-Pierre Cointet, l’amiral Hubert Moineville, auteur d’un manuel de « stratégie de la mer » dans la collection « Perspectives internationales » que je dirigeais alors, mon collègue Jean Klein, de Paris 1-Panthéon Sorbonne. D’outre-atlantique étaient venus, Albert Legault, de l’université Laval de Québec, l’un des animateurs les plus dynamiques du séminaire, William Fox, le politologue à la grande notoriété de l’université Columbia de New York, David Wilkinson, de l’université de Californie et le Lt. Colonel George Thompson.

9782841913299-475x500-1.jpgC’est dans les coulisses de la délégation italienne que je rencontrai Irnerio Seminatore, alors assistant à l’université Paris VIII de Vincennes-Saint Denis, siège mythologique du gauchisme de l’Après-1968. Seminatore avait un double parcours, italien et français : il était né à Turin, capitale du Piémont-Sardaigne, première capitale de l’Italie unifiée, capitale de l’automobile et de l’Italie industrielle, capitale du marxisme et du libéralisme italiens et de toutes les grandes innovations scientifiques et technologiques de la péninsule –Turin à laquelle il a consacré un livre « La rude Gioventu del dopo-guerra ». J’ai partagé l’infinie curiosité de Seminatore pour Turin et sa très complexe sédimentation sociale… à travers les romans policiers de Carlo Fruttero et Franco Lucentini, les auteurs de la « Donna della Domenica » (« La femme du dimanche »), puis lors d’un cycle de conférences à l’université, encore éprouvée par l’activisme des « brigades rouges ». Le président de l’université, auteur d’une thèse sur le terrorisme, était devenue une cible et changeait, chaque jour, d’itinéraire –ce qui ne l’empêcha pas de m’inviter au « Whist », le somptueux club privé, créé par Cavour, l’artisan de l’unification italienne. Après des études universitaires à Turin, Seminatore avait été à Paris l’élève du général Lucien Poirier, l’un des grands théoriciens contemporains de la stratégie. Il était proche de Michel Sudarskis, un jeune et très érudit haut-fonctionnaire français à l’Otan, qui se considérait comme un « hussard » de la guerre froide –un engagement et un militantisme qui causèrent hélas ! la fin prématurée de sa carrière bruxelloise –et des chefs de file de la délégation italienne : Sergio Rossi, brillant éditorialiste de « La Stampa » et chargé de cours à l’université de Turin, et Edgardo Sogno del Vallino.    

Sogno_divisa.jpgDoyen d’âge de notre séminaire atlantique pour les études géopolitiques, Sogno del Vallino (photo) fut le mentor de Seminatore, qu’il associa à toutes les réunions multilatérales tenues en France ou en Italie. Sogno del Vallino, diplomate et homme politique, était une personnalité charismatique, admirée et contestée dans la péninsule. Grand résistant, il avait été l’interlocuteur, auprès des Anglais et Américains, des réseaux monarchistes, les «Badogliani» ; dans l’Après-guerre, il avait été «Golpiste», partisan de la création en Italie d’un régime présidentiel, sur le modèle de la Cinquième République ; il avait également été impliqué dans la constitution du « Gladio », ces réseaux « en attente » de l’Otan dont la mise en lumière provoqua un séisme politique dans les années 1980.

Comment Irnerio Seminatore a-t-il pu enseigner, pendant 29 années, à Paris-VIII, citadelle du gauchisme, alors qu’il portait, dans son adn, l’idée de fédération européenne? Il fut fédéraliste européen, « furieusement » fédéraliste, disciple d’Alexandre Marc, le maître penseur de l’aile fédéraliste la plus radicale, et collaborateur de Claude Nigoul et de son Institut d’études fédéralistes à Nice et Aoste. C’était l’époque de la « théologie » fédéraliste qui mua, avec le temps, en une sorte de positivisme juridique, institutionnel de l’Union européenne.              

En 1996, Seminatore s’établit à Bruxelles où il crée l’Institut européen de relations internationales. L’Institut est installé dans un bel hôtel du boulevard Charlemagne, en plein quartier de l’Union européenne, à deux cents mètres de la Commission et du Conseil de l’Union, un hôtel tellement romain avec son sol de marbre et ses bustes antiques –un hôtel abandonné et tombé en ruines, complètement restauré par Seminatore. De nombreux colloques se succèdent alors, dans ces locaux, réunissant experts du droit, de l’économie, de la politique européennes. Seminatore reçoit eurocrates ou parlementaires en compagnie de son épouse et égérie, Ioana Nicolaie, pneumologue et conseillère scientifique du ministère de la santé du Luxembourg –un produit des séismes du second conflit mondial puisque née roumaine, d’un père juif hongrois, économiste et géologue, et d’une mère russe, ingénieur… « le seul multiculturalisme acceptable », selon lui.

Mais la marche du monde et des institutions européennes déçoit nombre d’observateurs. Seminatore, fédéraliste passionné, s’était transformé en un théoricien réaliste des relations internationales. Désormais, le commentateur lucide des actes de l’Union accomplit sa révolution intellectuelle et devient un contestataire, toujours attentif et exigeant, de « l’establishment » européen et de l’appareil de l’Union. En 2017, il revient sur la souveraineté et l’ordre du monde, il estime l’identité et la civilisation européenne menacées, il appelle à la « révolution des patriotes européens ». L’année précédente, il avait publié un récit de politique fiction, « Waterloo 2015 », qui donnait un visage plausible au processus de décomposition des institutions européennes, à la déconnexion de ses élites du réel, au déclin du continent.

9782296069282-475x500-1.jpgL’évolution intellectuelle et politique d’Irnerio Seminatore peut surprendre : elle est révélatrice des impasses actuelles de la construction européenne. L’Union renonce à créer un pôle de puissance, elle est prête à sortir de l’Histoire selon les schémas néo-hégéliens, une Europe au « pouvoir doux ». L’approche « fonctionnaliste », chère à Jean Monnet et à Robert Schuman, permettait de contourner les souverainetés nationales. Du contournement, la tentation a été forte de passer à la dissolution desdites souverainetés. Surtout, le « millénarisme des droits de l’Homme » a pris le relais du « millénarisme communiste » de l’ère de la guerre froide, avec pour horizon le déracinement des peuples européens. Il s’agit de faire rentrer les peuples européens dans un moule préétabli. Face à ces injonctions, un nouveau « Samizdat » (l’ensemble des moyens à même de permettre la diffusion des œuvres interdites ou réorientées critiquement à l’Est et à l’Ouest) prend forme : les travaux d’Irnerio Seminatore en sont l’une des facettes.

Charles Zorgbibe

Professeur honoraire à la Sorbonne

Ancien recteur de l’académie d’Aix-Marseille

Ancien doyen de la faculté de droit Jean Monnet de Paris-Sud     

vendredi, 19 novembre 2021

Jünger et la Grande Mère - Méditations méditerranéennes

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Jünger et la Grande Mère

Méditations méditerranéennes

Giovanni Sessa

https://www.centrostudilaruna.it/junger-e-la-grande-madre-meditazioni-mediterranee.html

Ernst Jünger, éminent représentant de la révolution conservatrice allemande, était un écrivain exceptionnel, diagnosticien de la modernité, interprète éclairé de la technologie et prophète d'un nouveau départ. Dans sa vaste production littéraire, ses journaux de voyage jouent un rôle important. Les réussites stylistiques de l'auteur dans ces journaux sont évidentes dans sa prose élégante et sa capacité peu commune à engager le lecteur. Ceci est confirmé par le volume, Ernst Jünger, La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, édité par Mario Bosincu et publié dans le catalogue de l'éditeur Le Lettere (pp. 209, euro 15.00). Le texte rassemble les journaux intimes des voyages de l'écrivain en Méditerranée entre 1955 et 1975, qui l'ont conduit en Sardaigne, en Espagne, en Turquie, en Crète, en Égypte, à Samos et même dans le Sinaï.

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Il est bon de prendre connaissance de ce que Marguerite Yourcenaur a écrit sur le sens du voyage. Elle disait que, de même qu'un prisonnier en attente d'exécution est amené à voyager autour de la prison dans laquelle il est enfermé, de même les humains, animaux véritablement mortels en ce qu'ils ont conscience de la fin qui les attend, sont amenés à voyager par cette tragique certitude. Dans cette perspective, les humains feraient, sic et simpliciter, le tour de la "cellule" dans laquelle ils sont enfermés. L'affirmation de Yourcenar est forte, elle a un trait gnostique. Jünger, en revanche, est mû par une vision totalement divergente. Il est animé par une inspiration néo-platonicienne, convaincu que l'homo symbolicus peut interpréter la nature en termes hiérophaniques. Dans la multiplicité kaléidoscopique de la réalité, Jünger identifie les différents visages de l'Un. Dans ses pages, le voyage devient un outil cathartique : à travers le mouvement dans l'espace (qui est toujours aussi un mouvement dans le temps), devant les trouvailles et les merveilles archéologiques ou le terrifiant qui habite la physis, nous nous libérons de l'accessoire que la raison moderne a construit. En revenant à l'essentiel qui nous constitue, nous nous découvrons nouveaux, toujours en progrès, ouverts aux potestats du cosmos.

Les carnets de voyage en Méditerranée sont, en particulier, le récit de la rencontre de Jünger avec l'énergie antéïque, avec la Terre comme point de référence essentiel pour les civilisations qui ont surgi sur les rives de Mare Nostrum. Ce pouvoir revient faire entendre sa voix dans les journaux intimes et, pour sa récupération, l'intellectuel allemand, avec Eliade, fonde la revue Antaios, dans laquelle Evola écrivit. Dans le paysage dionysiaque de la Méditerranée, dans le midi panique, admirablement présenté par Jünger, le lecteur redécouvre le lien indissoluble de l'homme avec la Grande Mère, et revenant à Elle, dans l'"immense moment" de la contemplation, fait l'expérience de l'éternel. Ce n'est pas un hasard si Angelo Silesius est cité à ce sujet : "Celui pour qui le temps est comme l'éternité/ et l'éternité comme le temps/ est libéré de toute souffrance" (p. 101). Cette libération est possible car : "ce qui est intemporel ne nous est pas étranger. Nous venons d'elle et allons vers elle : elle nous accompagne dans le voyage comme le seul bagage qui ne peut être perdu" (p. 199).

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Dans La Grande Madre, Jünger, parmi les nombreuses dettes culturelles contractées au cours de son intense vie d'érudit, règle celle qu'il a envers Bachofen. Cela est évident dès les premières lignes du journal sarde de 1955. Décrivant l'extase qu'il a ressentie lors d'une baignade rafraîchissante à Capo Carbonara, près de Villasimius, où les eaux douces du Rio Campus se jettent dans les eaux saumâtres de la mer, il s'exclame : "J'ai ressenti un immense plaisir et j'ai remercié ma deuxième Grande Mère, la Méditerranée" (p. 72). (Pour l'écrivain, les eaux primordiales et la Terre, le ventre originel, deviennent des symboles de vie, de mort et de renaissance. Ce cycle cosmique est bien symbolisé par cette notation, transcrite en marge d'une visite au cimetière de Carloforte, d'où l'on peut voir le rapport entre la tombe et la fleur, celui entre la mort et l'incipit vita nova : "La paradisea liliastratum s'était déjà en grande partie fanée, tandis que sa parente plus grande de couleur rose était encore visible sur certaines tombes" (p. 81). Il a compris la futilité du progrès dans son errance sur le Sinaï. Dans son journal, il note: "Le progrès linéaire [...] se réduit [...] au progrès de la technique et n'a aucune influence sur le comportement civil, l'art, la morale" (p. 180). Il est inessentiel par rapport à ce qui est important, dans un sens éminent, pour l'humanité.

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De cette déclaration, on peut comprendre le trait de "zélateur" de la vision du monde de Jünger, terme utilisé par le préfacier dans l'introduction bien documentée et organique. Il s'agit d'une conception anti-moderne, contraire au moralisme bourgeois, ancrée dans la Kultur qui, au début du siècle dernier, palpitait dans de nombreuses expressions de la production intellectuelle. L'opposition de Jünger à la Zivilisation, évidente dans ses carnets de voyage, est empruntée à Nietzsche et, surtout, à Spengler. De l'auteur du Déclin de l'Occident, il a tiré l'appréciation du sacré qui vit dans la nature. Comme le souligne à juste titre Bosincu, Schleiermacher et Rudolf Otto, dont Jünger appréciait l'exégèse du numineux, ont contribué à l'élaboration de sa vision post-romantique de la réalité. Grâce à leurs intuitions, pendant la Première Guerre mondiale, l'écrivain allemand a vu dans le combat la possibilité, pour ceux qui l'interprétaient activement, de réaliser une rupture de niveau capable d'ouvrir de nouvelles perspectives ontologiques. Les forces chthoniennes auraient dû avoir le champ libre, à l'image de ce que l'Arbeiter aurait dû réaliser dans la société civile.

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Jünger s'est ensuite converti au christianisme. Dès lors, il estime que le tellurisme doit être, non pas réprimé, certes, mais refroidi par la référence à l'Esprit. Si, au départ, le rôle de l'écrivain devait être mytho-poétique, visant à façonner, sur la base de la référence de Spengler au césarisme, l'homo totalitarius, dans les journaux intimes, l'écrivain pour Jünger assume la fonction de mystagogue, qui doit inciter le lecteur à passer par les mêmes degrés "initiatiques" qu'il a expérimentés pendant le voyage de la "connaissance".

Les errances méditerranéennes, dans des lieux non subjugués par les feux fatals de la mobilisation totale, se résolvent: "en actes de résistance visant à cultiver "l'autre côté de l'homme" [...] la région psychique [...] en contact avec les ressorts de l'inconscient et ouverte à la transcendance" (p. 65). Pour l'auteur de ces lignes, la référence à la transcendance représente une diminutio des positions jüngeriennes. La rencontre avec la physis est libératrice, à notre avis, pour le fait qu'elle est, stoïquement, la seule transcendance au-dessus de nous. Malgré cette divergence, La Grande Madre reste un livre éclairant que nous recommandons vivement.

mardi, 16 novembre 2021

Pourquoi l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski est notre frère

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Pourquoi l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski est notre frère

Le nouvel essai sur le géant de la littérature mondiale signé par Armando Torno pour l'éditeur Ares, recensé par Luca Gallesi

par Luca Gallesi

Ex: https://www.barbadillo.it/101663-perche-lo-scrittore-russo-fedor-dostoevskij-e-nostro-fratello/

dostoarm.jpgRecension: Fëdor Dostoevskij - Nostro fratello par Armando Torno (Edizioni Ares, pp. 142, €14)

Après le délicat hommage à la Mère Russie contenu dans les pages des Rose di Stalin (Marietti 1920, pp. 164, €14,50), Armando Torno reprend ses incursions hors des tribunaux avec le fascinant Fëdor Dostoevskij nostro fratello (Edizioni Ares), qui rassemble ses écrits dédiés à l'auteur des Frères Karamazov. L'auteur lui-même explique dans l'introduction pourquoi il est judicieux de parler d'un classique de la littérature russe à l'ère des médias sociaux: "Dostoïevski est un auteur qui explique mieux que beaucoup d'autres les problèmes qui assaillent la société contemporaine", et étant donné que, malgré l'utilisation généralisée d'Internet et la défense acharnée des droits des minorités réprimées, notre société est étouffée par les problèmes, les aborder avec l'aide d'un penseur profond est certainement plus efficace que de s'en remettre à un influenceur de la télé. En effet, pour ceux qui ne se satisfont pas des solutions toutes faites, le sens de notre existence, qui a été, est et sera toujours le véritable problème à affronter, ne peut être réduit à l'exaltation d'un consumérisme éphémère.  

Torno pense, à la suite d'Eckermann, que toute l'œuvre de Dostoïevski a été écrite en suivant la règle selon laquelle "l'homme n'est pas né pour résoudre les problèmes du monde, mais pour chercher où commence le problème, afin de rester dans les limites de l'intelligibilité". Alors, oublions les solutions faciles et retroussons nos manches pour affronter l'écrivain-philosophe avec le sérieux et l'engagement qu'il mérite. Tout d'abord, nous devons considérer le problème de la foi, qui imprègne à la fois son œuvre et sa vie, étant donné que: "sa foi n'est pas quelque chose de définitif, quelque chose de sûr auquel on peut s'accrocher. C'est le doute, une recherche exaspérée, qui se transforme parfois en tourment. (...) Il n'est pas un orthodoxe pratiquant, mais il redécouvre sa religiosité lorsqu'il purge sa peine en Sibérie ; en tout cas, il vaut mieux ne pas le considérer à l'égal d'un croyant pratiquant, au sens que l'on peut donner à ce terme". Oui, car, comme nous le savons tous, avoir la foi signifie avoir des doutes, parfois des doutes brûlants, qui nous poussent à une recherche exaspérée, frémissante, douloureuse, comme l'a confirmé Dostoïevski tout au long de sa vie. Peut-on dès lors considérer qu'il est davantage un philosophe qu'un romancier ? Pour Nietzsche, la réponse est certainement affirmative, puisque, bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, ils partageaient l'idée que le centre de la pensée était Dieu, qu'il soit accepté ou rejeté. Pour le Russe, Dieu s'est incarné dans un acte d'amour extrême, tandis que pour l'Allemand, Dieu est mort, mais malgré leur distance apparente, les deux sont très proches et liés par une estime mutuelle.

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Mais les réflexions religieuses ne sont pas les seules à rendre l'écrivain russe d'actualité: dans les pages du Journal d'un écrivain, il se plonge dans les affaires politiques et l'actualité, confirmant son extrême acuité de pensée. Dostoïevski, par exemple, est convaincu que la Russie est supérieure à l'Europe, ou du moins qu'elle fait partie intégrante d'un même destin, un destin qui ne peut être ni individuel ni indistinctement mondial, mais exclusivement national, car "qui perd son peuple et sa nationalité, perd aussi sa foi en sa patrie et en Dieu", et cela, tant au milieu du 19ème siècle qu'au début du troisième millénaire, est une véritable catastrophe.

Un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques - DROITS D'HAUTEUR

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Un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques

DROITS D'HAUTEUR

Frédéric Andreu-Véricel

Il serait exagéré de dire que notre époque aide à nous accomplir en notre légende personnelle et collective. En revanche, elle nous met face à des i-phones et autres écrans d’ordinateur qui, nous propulsant dans d’artificiels lointains, nous écartent, pour une part essentielle, de notre proche et de notre prochain. Tout se passe comme si nos vies, pourtant augmentées, nous échappaient de plus en plus. Quand les Anciens disposaient, eux, de leurs dieux et de leurs rêves pour en remonter le cours, nous disposons, nous, d’écrans hypnotiques et d’idéologies captatives qui sont autant de cercueils de verre où sommeille Blanche Neige. Nous oublions non seulement la vie véritable, mais aussi l’oubli même de cet oubli.

Des princes charmeurs - faute d’être charmants - la modernité n’en manque pourtant pas ! Course à l’argent, idéologie du progrès, théories du genre, etc, mais aucun ne parvient à réveiller la princesse endormie en nous...

Du coup, nos âmes cherchent à donner le change en se cachant derrière de belles opinions, des «moi-je-pense-que» et tout un attirail de formules toutes faites qui sont autant de rideaux de couleurs que l’on accroche à nos fenêtres. Tout cela, rend-il vraiment heureux ? 

Le bonheur, ce n’est pas une citation, une hypothèse, un rideau, c’est le soleil qui entre par la fenêtre ! C’est respirer à plein poumon, c’est un «oui» franc à la vie, le bonheur !

Un jour ou l’autre, pourtant, nous avons tous été touchés par ce bonheur, non point en preuves tangibles et permanentes, mais en frôlement d’ailes. Et puis à force d’être univoque, l’amour s‘en va, faute d’être légendaire… Le «bonheur», nous dit Edith Piaf, «ne nous appartient pas plus que le soleil».

Avec une pincée de souveraineté dans la vie, alors tout redevient possible ! «Les hommes se saluent à nouveau de loin en loin, et parfois cheminent ensemble, non en touristes mais en fils de roi», ces mots de Luc-OIivier d’Algange semblent nous dire que la guerre de chiffre qui cherche à te réduire en variable d’ajustement d’un vaste projet économique n’est peut être pas une fatalité. Ils peuvent essayer de réduire ta vie en une équation à trois inconnues - 1, lieu de travail ; 2, lieu à habiter et 3, temps de transport - tu résous l’inconnue 1, mais c’est la 2 qui refait parler d’elle, vient encore le tour de la 3, et ainsi de suite… mais un jour, tu te lasses de ce jeu de bancales chaises musicales !

Tu prends des rides aux yeux sans que jamais, jamais tu n’aies entendu parler des octaves au-dessus, non pas des degrés d’ajustements syndicaux, mais des octaves au-dessus.

Un « légendaire poétique », cela sert justement à cela : changer d’octave, hisser ta vie à hauteur de légende. Cela ne sert pas à rêver ta vie mais – tout au contraire de la croyance commune - à vivre ton rêve. Tenir le sceptre de ta vie, cela consiste aussi en risques assumés, en paroles tenues, et pas seulement en citations latines placées entre deux toasts dans les salons bourgeois... La littérature, c’est assumer l’acoustique de ta vie, comme ce jour où, sans les chercher, tu retrouves une à une les paroles de cette chanson que tu fredonnais depuis l’enfance. Cela permet de passer du «compte de faits» au «conte de fée». La littérature, c’est la Fée Bleue de la légende qui transforme la marionnette de bois en vrai petit enfant, ton enfant intérieur, rendu à l’air libre.

Bref, les services à croyances, les catéchismes citoyens, les grandes militances, aujourd’hui périmés ! Ils peuvent imposer leurs masques, planter leurs panneaux jaunes qui t’obligent à passer par ici, à passer par là... quelque chose en nous préférera toujours les chemins et les vieilles ruelles que l’on n’atteint qu’à pieds. On les connaît trop bien leur itinéraire de délestage à ronron et à rond-points.

Ta «légende», c’est ce refrain d’enfance dont tu peines, parfois, à retrouver les paroles… des rencontres qui laissent comme une impression de «déjà vue» dans l’âme. Un refrain qu’on chantonne dans la salle d’attente des paroles et du sens… c’est cela la légende que tu cherches  !

Dans cet ouvrage, pas d’exposés savants ! que des broderies de souvenirs, aérées ça et là de poèmes et de contes mi-rêvés mi-réels !

Juste pour te dire qu'au fond, une vie réussie, c’est pas si difficile que cela. Une vie réussie, c'est une existence dont on a extirpé les ressorts du ressentiment. C’est une vie éloignée le plus possible des gens toxiques, une vie entourée d'amis, d’animaux et de plantes. C’est une maison ornée de fleurs aux fenêtres. Ce sont des voyages dans le coeur, des rêves dévoilés, et des paroles stéréophoniques qui te parlent à la fois de là-bas et d'ici...

Frédéric Andreu, 2021.

 

mercredi, 10 novembre 2021

Gustav Meyrink, Thomas Mann et une réunion éditoriale ennuyeuse

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Gustav Meyrink, Thomas Mann et une réunion éditoriale ennuyeuse

Andrea Scarabelli

Ex: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2021/10/29/gustav-meyrink-thomas-mann-e-una-noiosa-riunione-di-redazione/

La nouvelle édition de La Mort Pourpre (Der violette Tod) vient de sortir, publiée par Il Palindromo dans la série "I Tre Sedili Deserti", dirigée par Giuseppe Aguanno. Les vingt-huit nouvelles de cette anthologie de Gustav Meyrink, datant des années 1901-1908, sont fondamentales pour comprendre la personnalité littéraire d'un auteur qui, avant de s'essayer à la nouvelle, a fréquenté des cercles ésotériques, en a fondé plusieurs, a étudié et pratiqué les disciplines traditionnelles de l'Orient et de l'Occident, ne dédaignant pas les crises existentielles profondes et les brusques revirements du destin. Nombre d'entre eux sont présents dans le "no man's land" de ces contes, qui précèdent les romans qui permettront à Meyrink d'accéder au panthéon de la grande littérature des 19èmee et 20ème siècles, avec des chefs-d'œuvre tels que Le Golem (1915), Le Visage vert (1916), La Nuit de Walpurgis (1917), Le Dominicain blanc (1921) et L'Ange à la fenêtre d'Occident (1927).

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Des romans paraissent dans divers périodiques, dont Der liebe Augustin, dont Meyrink devient rédacteur en mai 1904: dans ses colonnes, il publie August Strindberg, Verhaeren traduit par Stefan Zweig, Maurice Maeterlinck, Dante Gabriel Rossetti, Edgar Poe... Sans oublier les récits publiés dans le légendaire Simplicissimus. Ceux qui veulent réduire l'œuvre de Meyrink à une "fiction de second ordre" devraient jeter un coup d'œil aux autres noms qui figurent dans le Simplicissimus : Hermann Hesse, Knut Hamsun, Alfred Kubin, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke. Parmi les collaborateurs figure aussi Thomas Mann, qui, dans son Tonio Kröger, offre un portrait très curieux du futur auteur du Golem: "Je connais un banquier, un homme d'affaires grisonnant, qui a le don d'écrire des romans. Il utilise ce don dans son temps libre, et ses œuvres sont excellentes". Et pourtant, "malgré, je dis bien 'malgré', cette sublime disposition, l'homme n'est pas tout à fait courroucé; au contraire, il a déjà eu à purger une grave peine de prison". C'est dans la captivité d'une cellule de prison que Meyrink "a réalisé son talent", poursuit Mann, "et ses expériences de prisonnier sont le thème fondamental de ses œuvres littéraires". [...] Un banquier qui écrit des romans est une rareté, vous ne trouvez pas ?". Il ne s'en cache pas.

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Publiées dans des revues, ces histoires ont été rassemblées dans diverses anthologies au cours de la première décennie du siècle dernier et, en 1913, elles ont été réunies dans les trois volumes de Des deutschen Spiessers Wunderhorn, qui sont et restent la principale référence de sa nouvelle, à laquelle il faut ajouter l'anthologie Fledermäuse, publiée en 1916, qui contient sept histoires. Bien que des romans antérieurs aient été identifiés (c'est le cas de Tiefseefische, datant de 1897), le véritable "baptême de l'édition" de Meyrink a lieu au début du siècle: il s'agit du récit Der heisse Soldat (premier récit de La Mort pourpre), publié dans les colonnes du Simplicissimus le 29 octobre 1901.

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Meyrink nous a raconté à plusieurs reprises comment il en est venu à l'écrire et à le publier, en le reliant à un écrivain et à un été. Nous sommes en été 1901, et l'écrivain est Oskar A. H. Schmitz, qu'il a rencontré au sanatorium Lahmann de Dresde. Poète et ami d'Alfred Kubin (dont il a épousé la sœur Hedwig), Schmitz écoute avec ravissement le futur écrivain, qui lui raconte quelques-unes de ses "aventures occultes" (médiums, saints hommes et sociétés secrètes). L'écrivain l'interrompt alors en lui demandant simplement: "Pourquoi n'écrivez-vous pas sur eux ?

"Et comment faites-vous cela ?" rétorque Meyrink.

"Écris tout comme ça, simplement comme tu parles."

S'ensuit l'écriture de Der heisse Soldat, envoyé au Simplicissimus (Schmitz lui-même lui donnera l'adresse). Une série de coïncidences ? Peut-être. Mais pas selon Meyrink: ces faits représentent pour lui le rallumage d'un feu beaucoup plus ancien, le couronnement d'un chemin déjà parcouru. L'objectif ? Penser en images, comme il le note dans son long essai autobiographique La metamorfosi del sangue (La métamorphose du sang), datant des dernières années de sa vie sur terre et qui vient d'être publié en italien par Bietti : "Incidemment, la faculté de vision intérieure [...] a été le premier tournant de mon destin, qui a transformé d'un coup, pour ainsi dire, un commerçant en écrivain: mon imagination est devenue concrète. Si j'avais auparavant pensé en mots, j'étais maintenant capable de penser en images. Et ces images étaient tangibles, cent fois plus tangibles et réelles que n'importe quel objet corporel".

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Pour mémoire, les "coïncidences" qui l'ont amené à publier ne se sont pas arrêtées à sa rencontre avec Schmitz. Alfred Schmid Noerr, un ami de l'écrivain autrichien, raconte ce qui s'est passé lorsque le manuscrit est arrivé à la rédaction de Simplicissimus dans une enveloppe portant le nom de l'expéditeur "Gustav Meyrink" - le véritable nom de famille de l'auteur, Meyer, n'apparaissait pas.

Une réunion de rédaction était prévue ce jour-là, qui n'était pas particulièrement stimulante - comme le sont toutes les réunions de rédaction, après tout.

Cependant, c'est Geheeb, l'un des assistants de l'éditeur, qui a ouvert l'enveloppe. Il a jeté un rapide coup d'œil aux pages et a soufflé: "Ce truc a été écrit par un fou". Dommage, une partie d'entre eux acquièsce. Mais voilà. Et il a jeté le tout à la poubelle.

C'était la première histoire que Meyrink avait envoyée; si elle n'avait pas été acceptée, il n'en aurait probablement pas écrit d'autres. Qui sait ce qui se serait passé si le rédacteur en chef, Ludwig Thoma, n'était pas arrivé entre-temps. "Taciturne, enveloppé dans la fumée de sa pipe, se souvient Noerr, il s'est assis sur sa chaise et, plutôt ennuyé par le ton de la réunion, a tâtonné avec le bout de sa canne dans la corbeille à papier.

"Qu'avons-nous là ?" a-t-il demandé, intrigué, dès qu'il a trouvé le tapuscrit.

"Le témoignage d'un fou", a été la réponse de Geheeb.

"Un fou ? Peut-être. Mais brillant", répondit Thoma, après un rapide coup d'œil. "Oui, oui, Geheeb, le génie et la folie. Gardez ce nom en tête: Meyrink. Et écrivez-lui tout de suite pour lui demander s'il a d'autres trucs comme ça. Nous la publierons immédiatement."

Comme nous l'avons dit, les débuts littéraires d'un auteur sont souvent le fruit d'un concours de circonstances. C'est encore plus vrai pour quelqu'un comme Meyrink, qui attribuait à tout événement de sa vie une autre signification, inscrite dans les règles régissant la relation entre l'homme et le cosmos.

Gustav Meyrink (1868-1932).jpgPlus d'un siècle après ces événements, c'est précisément Der heisse Soldat qui ouvre La Mort pourpre, à nouveau disponible pour les lecteurs italiens. Que pouvons-nous dire ? Peut-être devons-nous la publication de cette histoire et d'autres récits de Meyrink à l'ennui d'une salle de rédaction à l'aube du siècle dernier. C'est peut-être la façon dont le destin a choisi de conclure la métamorphose littéraire et existentielle de l'un des plus grands maîtres du fantastique.

 

Le dernier Jünger révèle l'harmonie et l'ordre entre la Terre et le Cosmos

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Le dernier Jünger révèle l'harmonie et l'ordre entre la Terre et le Cosmos

Par Francesco Marotta    

Ex: https://www.grece-it.com/2021/11/10/lultimo-junger-disvela-larmonia-e-lordine-tra-la-terra-ed-il-cosmo/

Mario Bosincu est chercheur en littérature allemande à l'université de Sassari. Profond connaisseur et chercheur infatigable des œuvres d'Ernst Jünger - une grande passion commune, le feu qui ne s'éteint pas et qui dégage lumière et chaleur - il associe depuis longtemps les études sur Jünger à la critique de la civilisation et de la société, dans un contexte phénoménal qui n'exclut pas l'anthropologie et l'histoire des religions. Dans l'une de ses principales publications, Sulle posizioni perdute, forme della soggettività moderna dell’anticapitalismo romantico a Ernst Jünger, nous voyons un intellect à l'aise dans la lecture de toutes les ondulations d'un futur dystopique, se déplaçant avec perspicacité et efficacité dans le monde complexe des transformations de la planète : notamment celles concernant l'axiomatique de l'intérêt, l'individualisme méthodologique, l'idéologie de la croissance infinie, la doctrine du progrès, les "droits de l'homme" et l'expansion de la valeur marchande dans tous les domaines.

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Après la publication en 2020 d'Autunno in Sardegna, un volume qui réunit trois des écrits de Jünger, San Pietro, Serpentara et Autunno in Sardegna, à partir du 1er juillet 2021, il sera possible de lire les autres entrées du journal de ses voyages en Méditerranée ; le grand calibre spirituel, intellectuel, philosophique, esthétique et dialogique du sublime génie de Heidelberg est tel qu'il fait honte à Hérodote d'Halicarnasse et à ses Histoires. Un autre excellent ouvrage, également du professeur Bosincu, intitulé La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, suscite l'intérêt du lecteur pour les "étoiles de feu", les Pléiades : l'introduction est si pleine de sagacité, de sagesse et de bon sens, qu'elle suggère des hymnes en l'honneur d'Agni, la divinité védique qui les préside.

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Elle nous rapproche inéluctablement de l'insolite, de la triple essence et, par conséquent, de l'archétype de la Quaternité, que l'on retrouve dans l'esprit et la personnalité de Jünger. En un homme qui portait en lui l'ensemble cosmogonique bien décrit par Empédocle, les quatre éléments qui composent toutes choses, les "racines" : feu, terre, air et eau -ριζώματα, rhizòmata -. Le Jünger, un formidable messager, parfaitement capable de médiatiser et de comprendre pleinement l'ordre humain et divin, en tant que participant et attentif à la multiplicité intrinsèque de chaque dimension.

Le "contemplateur solitaire" si cher au germaniste et traducteur Quirino Principe, qui dans les écrits de La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, observe et contemple les mêmes forces telluriques du cœur palpitant de la Terre: l'Omphalos, le nombril du monde le plus ancien, la Sardaigne, ne fait qu'un avec les vagues fluctuantes d'une mer fermée comme la Méditerranée, avec les pouvoirs contradictoires de la Titanomachie et avec les forces qui rayonnent du Cosmos. Mais l'avertissement de Jünger est clair, il nous met en garde contre toute erreur d'interprétation possible : les Titans "vaincus par Zeus et bannis au Tartare font un retour", l'exemple de Prométhée libéré de ses chaînes en est la preuve. Dans les terres baignées par le Mare nostrum, "les Titans opèrent et donnent vie à leurs inventions dans le temps" et non hors du temps.

Cela signifie que tout ce qui n'est pas soumis au calcul, au tintement des aiguilles, à la fixité d'un temps mécaniquement marqué, réside ailleurs et est intemporel. Après tout, le "titanisme prométhéen", les anciens et les nouveaux titans, "sont davantage liés à la technologie qu'aux arts". Et comme le conseille sagement Hölderlin, il est préférable pour le poète de "se consoler avec le dieu Dionysos", en s'appuyant sur ces rêves qui génèrent créativité et inspiration "pendant le règne de la race de l'âge du fer". Bientôt les dieux reviendront, rétablissant l'harmonie perdue, les mêmes dieux qui ne sont jamais partis mais que nous avons oubliés, mettront fin à cette domination.

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L'interrègne de la technologie libérée de la domination humaine et de "la science qui touche ses limites et commence à les dépasser" est la représentation, ou plus exactement l'une des visions de Jünger, d'un monde devenu un théâtre de l'absurde, un Grand Guignol dirigé par des géants et des chimères, mis en scène par des formes prométhéennes qui dansent extatiquement dans la phase aiguë de l'intérim : le nivellement absolu d'une civilisation mourante, où "leur pouvoir est confirmé par l'éternel retour". Et comme l'écrit justement Jünger, prouvant une fois de plus qu'il est un voyant, à comprendre comme celui qui est doté de la faculté de voir, "cette forme d'éternité ne représente pas la fin du temps et des temps, mais leur extension à l'infini".

Ce désir tenace d'atteindre une impossible immortalité est clairement visible dans les temps difficiles que nous traversons ; là, où tout est dépassé, en premier lieu les dieux et le concept du sacré, les énergies libérées par l'éclat de "l'homme augmenté" se perdent dans un savoir qui n'est plus contemplatif mais productif. Du geste, emblème à la prérogative du seul exécutant technique, pensant réaliser les conditions humaines de survie et s'éloigner définitivement des stimuli de l'habitat et de l'environnement qui l'entourent. L'expression la plus élevée d'un homme qui se suffit à lui-même, pour la raison qu'il a déjà renoncé a priori à tout finalisme de la pensée et de l'action tant qu'elle est individuelle.

Le "sismographe" Jünger, comme on l'a souvent défini, a compris à l'avance ce que déplace l'idée d'artifice et/ou l'illusion de vouloir dépasser l'espace et une dimension définie par d'autres possibles, en donnant libre cours aux désirs de l'individu, au dogme des besoins abstraits qui en génèrent toujours de nouveaux. Redécouvrir une liberté instrumentale capable d'inverser les pôles : l'homme au service de la technologie et non la technologie au service de l'homme. En même temps, il abolit les frontières et les horizons, les projetant dans un futur post-humain où la physicalité, l'esprit, le toucher, la vue, l'ouïe, les expériences sensorielles et cérébrales, les émotions et les identités passent par d'autres corps, présumés ou réels, n'attribuant plus à l'homme le rôle de créateur mais celui d'élément performant.

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Dans le pire des cas, un "automate", l'équation animal-machine de Descartes alternait avec l'équation homme-machine, plus malheureuse encore : l'élévation au pouvoir de l'artificiel, dans l'exactitude de l'artifice, identique à tout ce qui n'est pas, y compris l'homme, qui peut être étudié de la même manière qu'une machine. Une vision des choses qui contraste fortement avec celle du conservateur de La Grande Madre. Meditazioni mediterranee et avec une grande partie de la bibliographie de Jünger.

Au terme de cette lecture, on se souvient de la discorde de pensée manifestée par Heidegger à Jünger, à propos de la situation en général et du fameux " point zéro ", décrit dans Über die Linie, (Au-delà de la ligne) : " La ligne est aussi appelée méridien zéro. Vous parlez du point zéro. Le zéro fait allusion au rien, et précisément au rien vide. Là où tout mène au néant, le nihilisme domine. Au méridien zéro, le nihilisme approche de son accomplissement. Jamais comme dans la publication éditée par Bosincu, les deux grands de la pensée européenne n'ont convergé par moments, avec toute la prudence requise.

Laissant de côté la querelle du sens et de la dénomination, du point ou du méridien zéro - ici Heidegger avait raison -, le dernier Jünger fait un clin d'œil à ce que voulait dire le "petit magicien" du Bade-Wurtemberg, surnom amical que lui donnaient les étudiants de Heidegger. La source de bons conseils de Jünger était sa "deuxième grande mère, la Méditerranée". La Terre et le Cosmos, les profondeurs telluriques, les puissances "chthoniques", les cycles célestes et l'érudition du Cosmos, n'ont jamais été aussi proches.

Ernst Jünger, La Grande Madre. Meditazioni mediterranee - volume édité par Mario Bosincu, Editoriale Le Lettere, Série Vita Nova, 214 pages, 15,50 euros.

mardi, 09 novembre 2021

Le voyage atlantique de l'impubliable Jünger

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Le voyage atlantique de l'impubliable Jünger

Andrea Scarabelli

Ex: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2017/08/07/il-viaggio-atlantico-dellimpubblicabile-junger/

Ernst Jünger, Voyage atlantique, Londres, 1947. Deux ans après la fin de la guerre mondiale, un petit livre inhabituel a été publié dans une série destinée aux prisonniers de guerre allemands en Angleterre. Ernst Jünger est donc l'auteur de Atlantische Fahrt, récemment publié en italien chez Guanda sous le titre Traversata atlantica, dans une traduction d'Alessandra Iadicicco et avec un éditeur enfin digne de ce nom. En plus du texte, le volume contient un riche appareil de correspondance, des annexes bio-bibliographiques, un grand nombre de notes et une critique d'Erhart Kästner de 1948. Reconstituée à travers ces riches apports, l'histoire éditoriale de Atlantische Fahrt est comique dans un certain sens. Le premier livre d'après-guerre de Jünger n'a pas été publié en Allemagne, en raison de la répression "démocratique" qui l'a interdit de publication et de parole, en même temps que d'autres dieux de la philosophie du 20ème siècle, dont Martin Heidegger et Carl Schmitt. L'épuration culturelle et anthropologique de la nouvelle Allemagne finit par le toucher lui aussi, abandonné à lui-même, incapable d'écrire et de publier et pourtant imprimé et réimprimé à l'étranger (surtout en Suisse, dans ces années-là), alors qu'une longue lignée d'intellectuels était intervenue en sa faveur. Le veto des autorités alliées durera jusqu'en 1949. Jusque-là, rien ne pouvait être fait. "Faut-il être un prisonnier allemand pour pouvoir lire un certain auteur interdit en Allemagne?" a amèrement remarqué l'écrivain Stefan Andres en critiquant Jünger en 1949.

À la fin des années 1940, le futur lauréat du prix Goethe est donc enchaîné : mais Jünger, le paria, s'est métamorphosé, a changé de peau, assumant la tâche de "phare aristocratique de la douleur", comme il le dira quelques années plus tard. C'est la chair des vaincus qui réclame l'attention dans ces pages lumineuses, que la sagesse européenne ne pourra pas ignorer longtemps. Un cri qui sera certainement malvenu pour certaines belles âmes, mais qui fait de ses paroles l'un des chants les plus intenses du 20ème siècle.

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En tout cas, le livre a été publié en 1947, mais il s'agit du récit d'un voyage au Brésil onze ans plus tôt : de Hambourg à Belém, Recife, São Paulo, Rio de Janeiro et Bahia. Avec une escale préliminaire aux Açores, occasion idéale pour faire le point sur la situation de l'Allemagne qu'il vient de quitter: "Leur archipel me semblait un symbole de notre situation: comme une chaîne de volcans qui, à l'extrême frontière de l'Europe, s'élève au milieu de solitudes infinies". Il décide de faire une pause dans une civilisation dont il commence à entrevoir les ombres, changeant d'hémisphère, sous un soleil et des constellations différents. Ce voyage allait marquer un profond changement dans sa vision du monde, en déplaçant l'accent de la situation en Allemagne vers celle du monde dans son ensemble, comme le note Detlev Schöttker dans son essai à la fin du livre. Mais Jünger ne le sait pas encore, et dans le Nouveau Monde, dans sa surabondance protéiforme, il cherche les images, les phénomènes originaux dont parlait Goethe dans ses écrits sur la métamorphose des plantes. Chacune de ces images réveille des réminiscences anciennes, faisant de chaque homme un artiste et un artifice. L'Atlantique comme un miroir, dans lequel le poète d'Orages d'acier se reconnaît et se retrouve. Ici, chaque découverte est une (auto)révélation, un retour à la maison. Il s'en rend compte lorsqu'il aperçoit un poisson de forme bizarre, inconnu des classifications occidentales. Quelque chose de dormant se réveille en lui :

"A la vue de ces créatures fabuleuses, ce qui nous frappe, c'est avant tout l'accord entre l'apparition et l'imagination. Nous ne les percevons pas comme si nous les découvrions, mais comme si nous les inventions. Elles nous surprennent et en même temps nous nous sentons intimement familiers avec elles, comme si elles étaient des parties de nous-mêmes réalisées en images. Parfois, dans certains rêves et, très probablement, à l'heure de la mort, cette imagination acquiert en nous une force extraordinaire. Les mythes naissent là où les réalités supérieures et suprêmes s'accordent avec le pouvoir de l'imagination".

Mais l'Amérique du Sud n'est pas seulement une nature non contaminée. Au milieu des dédales de végétation et des humbles rives de rivières sans fin se dressent d'imposantes mégalopoles, encore inconnues des Européens de l'époque. C'est en présence de ces agglomérations vertigineuses que s'opère la révolution copernicienne de l'écrivain : la technologie, vue à l'œuvre dans la Première Guerre mondiale puis dans l'industrie, est devenue un phénomène mondial. Les acolytes du Travailleur ont envahi le globe, le transfigurant et redessinant ses frontières. Rio de Janeiro le consterne: "La ville a une forte impression sur moi. C'est une résidence pour l'esprit du monde". Et c'est précisément dans ces pages qu'apparaît le nom d'Oswald Spengler, qui dans Le Déclin de l'Occident avait indiqué dans les métropoles inorganiques et amorphes l'un des symptômes des phases terminales d'une civilisation. Des prophéties aussi amères que d'actualité, même un siècle après la publication de son monumental traité sur la morphologie des civilisations.

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Et pourtant, comme l'écrivait Hölderlin, là où le danger grandit, surgit aussi ce qui sauve, et au cours de ce voyage au bout de l'Occident, une fois encore, la nature sauvage et intacte agit comme un buen retiro, comme un contrepoids à la technicisation planétaire effrénée. Une lettre à son frère Friedrich Georg, écrite le 20 novembre 1936 à Santos, en témoigne: "Dans ces contrées, il y a un proverbe que j'aime beaucoup ; il dit: la forêt est grande, et cela signifie que quiconque se trouve en difficulté ou est victime de persécutions peut toujours espérer trouver refuge et accueil dans cet élément". Il est probable que certains de ses compagnons de voyage pensent la même chose, et lorsqu'ils arrivent au Brésil, ils décident de quitter le navire et de ne pas retourner en Allemagne. Au contraire, il l'a fait, vivant la tragédie européenne jusqu'à son dernier acte, mais emportant avec lui cette image de la forêt, développée quelques années plus tard dans Le traité du rebelle. Dans la forêt, il verra l'authentique patrie spirituelle de l'homme, par opposition au navire, domaine de la vitesse et du progrès, et le rebelle sera celui qui se tournera vers la forêt, en se donnant à la brousse - en quittant le navire, en fait.

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Mais il n'y a aucune trace de cela dans sa biographie. Pour l'instant, il n'y a que la haute mer et les îles, l'immensité de l'Atlantique et l'abri des atolls et des archipels, pour réitérer l'irréductible dualité qui constitue la quintessence littéraire - mais pas seulement - d'Ernst Jünger. L'océan, sous le charme duquel "notre être s'écoule et se dissout ; tout ce qui est rythmique en nous s'anime, résonances, battements, mélodies, le chant originel de la vie qui berce les âges". Son charme nous fait revenir vides, mais heureux comme après une nuit passée à danser". Les îles, en revanche, contiennent la promesse d'une joie "plus profonde que le calme, que la paix dans cet élément orageux déplacé des profondeurs". Même les étoiles sont des îles dans la mer de lumière de l'éther".

Les îles, la mer... Il est tard. Notre voyageur note ces mots en retournant dans son Europe, martelée par l'urgence de l'histoire, secouée par des vents qui vont bientôt révéler leur forme monstrueuse et titanesque. Les derniers mots du journal brésilien sont datés du 15 décembre 1936 :

"Je suis satisfait de ce voyage. Éole et tous les autres dieux ont été propices. Plus intense encore est le plaisir que j'y ai ressenti par rapport aux temps menaçants qui s'annoncent de plus en plus clairement, dont les flammes vacillent déjà à l'horizon".

Ces flammes qui finiront par embraser une civilisation entière, une civilisation dont Jünger choisira d'être le témoin, payant à la première personne, comme beaucoup d'autres, sa propre inactualité.

Evola et le mystère hyperboréen

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Evola et le mystère hyperboréen

par Giovanni Sessa

Ex : https://www.centrostudilaruna.it/evola-e-il-mistero-iperboreo.html

Recueil des écrits du philosophe 1934-1970

Julius Evola était un écrivain prolifique. Outre un nombre considérable de livres, consacrés à des domaines de connaissance très différents, du dadaïsme à la philosophie, de l'hermétisme à la critique de la modernité, il a également écrit un nombre inhabituel d'essais et d'articles, publiés dans des revues et des journaux. Depuis des années, la Fondation Evola rassemble en volumes les différentes contributions du traditionaliste romain. Le livre du penseur Il mistero dell'Occidente. Scritti su archeologia, preistoria e Indoeuropei 1934-1970, édité par Alberto Lombardo, à qui nous devons également l'intéressante introduction, letout publié par la Fondazione Evola/Pagine, Quaderno n. 53 di testi evoliani (pour les commandes : 06/45468600, pp. 243, euro 18.00). Le livre est enrichi par l'ample postface de Giovanni Monastra, biologiste spécialisé en anthropologie physique, qui offre, comme le rappelle Gianfranco de Turris dans la Note: "un aperçu des études génétiques les plus récentes [...] qui ont en partie confirmé, en partie modifié, le tableau de la préhistoire indo-européenne offert par Evola" (p. 7).

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Le recueil contient vingt écrits consacrés par le philosophe à l'exploration du thème de l'origine. Ce Cahier est donc résolument plus substantiel que le précédent, publié en 2002, qui contenait une dizaine d'écrits, et permet au lecteur de comprendre ce qu'Evola pensait réellement des origines et de la préhistoire indo-européennes, c'est-à-dire de ce qui est défini à plusieurs reprises dans ces pages comme le mystère hyperboréen ou occidental. Comme le rappelle Lombardo, ce volume est d'autant plus important si l'on tient compte de l'influence exercée par les essais qu'il contient sur les auteurs et les courants de pensée de l'après-guerre. Adriano Romualdi, en effet, dans son étude éclairée sur les Indo-Européens, se réfère explicitement aux recherches d'Evola et tente de les combiner avec les découvertes de Giacomo Devoto. Les numéros spéciaux des revues Nouvelle Ecole et Futuro Presente, consacrés aux origines des peuples européens, témoignent de la pertinence des intuitions d'Evola, tout comme les travaux de Jean Haudry, Felice Vinci ou Jean Mabire.

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A partir de ces articles, il est possible d'identifier les auteurs qu'Evola a utilisés pour disséquer le mystère hyperboréen. Tout d'abord, apparaît le nom de Fabre d'Olivet (illustration, ci-dessus), qui fut le premier à soutenir "la lointaine origine nordique-arctique, boréale ou hyperboréenne" de la race blanche (p. 13). Les références à Guénon ne manquent pas, même si, contrairement à l'ésotériste français, Evola utilise aussi des données scientifiques, tout en les subordonnant à la méthode traditionnelle. Dans les années 30, le savant vers lequel le traditionaliste se tournait avec le plus d'intérêt était Herman Wirth, auquel il faut reconnaître une capacité peu commune de lecture synthétique d'une énorme masse de données, prouvant l'origine arctique des Indo-Aryens.  

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Depuis l'Arctique, ces peuples, après la dernière grande période glaciaire, se sont déplacés "vers le sud-est, donnant naissance à de nombreuses civilisations préhistoriques" (p. 14), dont les valeurs religieuses étaient centrées sur le monothéisme solaire. Dans ses écrits des années 1950, Evola modère son jugement positif sur Wirth, bien qu'il continue à le considérer comme un auteur de grande profondeur. Pour le Romain, la spiritualité solaire de l'origine était le fruit de civilisations patriarcales et non de civilisations telluriques-matriarcales. Wirth ne pouvait pas partager ce point de vue car, selon le philosophe, il lui manquait une véritable vision traditionnelle de la préhistoire. Le même jugement, note Lombardo, réapparaît également dans les pages de Il mito del sangue. Au contraire, dans Il cammino del cinnabro (Le chemin du cinabre), un jugement global positif de l'œuvre de Wirth se dégage, car il a identifié le point zéro de l'histoire dans la "Tradition primordiale".

Dans le livre Urgeschichte der Menschheit Wirth est rejoint par Tilak, partisan de l'origine arctique des Vedas. Evola estime que la proto-patrie arctique pourrait également être argumenté en termes biologiques. Dans L'hypothèse hyperboréenne, le traditionaliste soutient que les groupes sanguins 0 et A: "ont une relation étroite [...] avec les races aryennes et, en général, indo-germaniques" (p. 17). Les données génétiques sont cependant lues par Evola comme faisant partie d'un ensemble plus vaste d'éléments, dont les traditions mythologiques des différents peuples européens. Pour le savant italien, le cadre ethnique de l'Europe serait composé de trois éléments: un substrat non aryen et autochtone, et deux autres éléments aryens, correspondant à deux mouvements migratoires différents. De plus, un entretien avec l'archéologue Frobenius à Vienne montre que le penseur traditionaliste croyait que le style figuratif qu'il avait observé en Afrique du Nord, en Espagne et en Sardaigne indiquait une même origine nord-atlantique ou arctique-occidentale. Pour Evola, les mythes hyperboréens et atlantes étaient "deux représentations distinctes de migrations, la première étant cependant beaucoup plus éloignée dans le temps que la seconde" (p. 19).

Le document, intitulé La migrazione dorica in Italia, témoigne d'une dette explicite envers le monde idéal de Franz Altheim, qui avait bien compris la proximité spirituelle de Sparte et de Rome. C'est dans ce contexte qu'émerge la lecture particulière qu'Evola fait du matriarcat, en partie déduite de Bachofen, comme une civilisation tellurique, lunaire, qui au niveau juridico-politique aurait été caractérisée par des tendances universalistes de promiscuité sociale. Par opposition, bien sûr, au patriarcat, expression masculine, héroïque, aristocratique et solaire. La lecture des pages de Günther par Evola va également dans le même sens théorique, l'amenant à considérer le matriarcat et le patriarcat comme des "psychologies immuables". Le recueil montre également que, dès 1934, le philosophe ne pense pas la race en termes de "nature" mais de "culture", se démarquant ainsi de la vision biologico-zoologique qui s'affirme tragiquement en Allemagne dans ces années-là.

Parmi les autres thèmes qui se dégagent du volume, il convient certainement de mentionner l'intérêt d'Evola pour l'idéologie "tripartite" de Dumézil. Evola souligne que celle-ci, en particulier en Inde, a connu une variation "quadripartite", ne pouvant invalider l'intuition de l'historien français des religions, puisque "seules les trois premières castes représentent l'héritage des envahisseurs aryens de l'Inde" (p. 27). En outre, les exégèses des deux chercheurs sur la figure du guerrier sont synonymes. L'intérêt du penseur romain pour Dumézil a peut-être été stimulé par Eliade, comme en témoignent certaines lettres d'Evola.

Un texte vraiment central, Le Mystère de l'Occident, pour ceux qui se soucient de l'exégèse de la production d'Evola.

lundi, 08 novembre 2021

Crépuscule et aurore

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Crépuscule et aurore

par Giovanni Sessa

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/tramonto-e-aurora.html

Pensée de tradition et nouveau départ

Zygmunt Bauman a affirmé que, depuis 1970, nous avons laissé derrière nous les scories idéologiques et les fausses certitudes de la modernité "solide", centrée sur la logique des Lumières, le système de l'usine et l'idée de progrès. Depuis lors, le monde occidental est entré dans la post-modernité : l'idée même de temps a perdu sa profondeur et toute référence de valeur a été soumise à une liquéfaction imparable. Nous vivons une époque de crépuscule éternel, où l'on n'entrevoit pas, même de loin, l'aube. Tout stagne, les hommes semblent résignés au simple destin de consommateurs "consommés", dont l'"ici et maintenant" est marqué par la dimension vide, éphémère, se référant toujours au futur et au nouveau, typique des marchandises.

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L'antidote à cet "état de choses" est représenté par la pensée de la Tradition. C'est ce que démontre, avec une argumentation convaincante, un récent volume, Il ritorno oltre il Tramonto (= Le retour au-delà du crépuscule) publié par Arco e la Corte (pour les commandes : ordini@arcoelacorte.it, pp. 227, €17.00). L'auteur, probablement fidèle à la recherche d'impersonnalité typique d'un certain traditionalisme, a choisi de rester anonyme et signe son nom Il Solitario. Le livre présente un examen approfondi de l'époque contemporaine, dont les conséquences dévastatrices, d'un point de vue existentiel et spirituel, sont décrites en termes "forts". Le style utilisé peut parfois sembler redondant et rhétorique : en réalité, la "prose poétique" est un expédient utilisé à dessein pour impliquer le lecteur, à travers une suggestion imaginative, dans un processus dont Il Solitario est le protagoniste, à la première personne. L'auteur veut provoquer le "choc de la torpille", la "morsure du serpent", dont il est clair qu'il a été saisi, chez le lecteur, pour le réveiller, pour lui faire prendre conscience que le coucher du soleil n'est pas le destin ultime qui nous attend.

La prétention du livre, par aveu explicite, est de vouloir être original : ces pages se penchent sur l'origine, le début, en faisant l'hypothèse d'un retour possible. Au moment du coucher du soleil, du crépuscule, les masques tombent : "Le masque est là, occupant l'horizon. Il montre à tout le monde le même aspect lugubre et décadent. Celui qui, depuis des siècles, continue de présager la "crise absolue". Au-delà du masque larvaire de la société liquide, apparaît le nouveau sujet de l'histoire. L'auteur l'appelle, avec une réminiscence nietzschéenne, le nouvel Enfant. Il ne peut pas "vivre dans un monde sans passé [...] il va vers le coucher du soleil", il affronte ses pouvoirs perturbateurs et s'efforce de construire "un pont solide pour permettre la traversée et, ensuite, un véritable dépassement". En cours de route, il cherche des affinités électives avec des compagnons qui ont la force de le suivre, tout en sachant qu'il convient de toute façon, compte tenu des circonstances, de prendre ses distances par rapport à l'essaim humain qui l'entoure. La tâche est ardue : "C'est un retour primordial, absolu", bien différent du mysticisme apocalyptique. En effet, "c'est précisément le début de l'homme nouveau qui suscite une peur profonde et subtile". Cette affirmation conduit à la pensée d'un possible Nouveau Départ, non pas en termes purement déterministes, mais de manière tragique : dans le " retour " se joue le destin de l'homme européen.

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L'auteur souligne que le renversement de la perspective existentielle contemporaine est essentiel à cette fin. Sur elle, les pouvoirs dominants de la contingence actuelle, ont sciemment agi, à travers "une "omnipotence" anodine et métallique qui tue la mémoire de l'appartenance de l'homme à la physis, à la dimension stellaire du cosmos. Cette harmonie primordiale doit être redécouverte, reconquise, malgré les circonstances défavorables. Il est nécessaire de dépasser les poisons du présent, notamment "la matière sans nomos, le temps et le mouvement sans accomplissement". L'homme "simple", qui est resté à l'écart des foules imprégnées de "bon sens", loin des lueurs du sensualisme catagogique matérialiste, pourra agir mieux et plus tôt que les autres, parce qu'il aura gardé vivante en lui la lumière intérieure. Il n'a pas, comme ses contemporains, mis à mort le Père, celui qui, en fait, réalise la trahison. Son existence recluse et humble est ardente, elle peut devenir une flamme et illuminer la "dispute impie entre larves" de l'âge du fer.  Mais, attention, sur cet aspect, l'auteur est péremptoire, au-delà du crépuscule : "il ne peut y avoir d'autre credo", car une fois les masques tombés, le visage réel de la réalité reviendra se révéler.

En cours de route, d'éventuelles erreurs peuvent être justifiées et comprises, mais jamais l'inversion de la trahison en trahison. Pour éviter cela, il faut se référer au "Connais-toi toi-même" delphique, une pratique qui ouvre l'hegemonikon, le cristal de roche intérieur incassable, le Soi. Cela garantit la fidélité à l'origine qui, en fait, est en vigueur en nous, au-delà de toute métamorphose, tout comme dans le ciel le mouvement des étoiles de la Grande Ourse est toujours dirigé vers le Pôle. L'Enfant, en phase avec le jeu cosmique, réalise le retour à la fois en lui-même et à l'extérieur de lui-même. Selon l'auteur, il s'agit d'une danse, d'un voyage épistrophique, jalonné de plusieurs moments. La première phase, Per Occidentem lux, est fondée sur le rejet de tout contemplativisme stérile et la certitude que : "Il est temps de surmonter à la fois la "sagesse fossile" [...] et la procédure aveugle du titanesque fabricant d'autels consacrés à la technique". Il s'agit de revenir à l'essence de la haute action, que l'Europe connaît depuis ses débuts. La seconde, la lumière du coucher du soleil, doit permettre de tracer la nouvelle lumière, ici et maintenant : "parmi les mille nuances de noir des ombres" et cela peut se faire, comme le suppose la troisième phase, en vertu d'une décision.

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Ce chemin labyrinthique exige que l'Enfant ait les outils pour décoder les éclairs révélateurs qui s'y montrent : ce sont les symboles, les poteaux indicateurs, comme aurait dit Heidegger, de la Tradition, qui permettent la poussée anagogique du daimon, la conquête de la perspective élevée, d'où l'on peut scruter l'horizon avec les éclairs de l'aube, du Nouveau Départ. Nous ne devons pas négliger la pietas envers les gens de la plaine moderne : le sage se tient devant eux comme une torche dans la nuit, leur montrant le chemin. En cours de route, on se retrouve devant le carrefour d'où partent deux chemins : le chemin contemplatif de la main droite, et le chemin actif et risqué de la main gauche. Pour l'écrivain, dans l'état actuel des choses, cette dernière, extrêmement sélective, est la seule praticable : elle conduit au dépassement des croyances et des foi et à la réalisation du Je suis.

Comme nous l'avons souligné à plus d'une reprise dans nos écrits, la pensée de la Tradition doit se libérer du nécessitarisme et embrasser une vision ouverte, active et tragique de l'historicité. Dans celui-ci, l'origine n'est pas rétrofléchie, c'est un objectif au-delà du crépuscule. Le livre que nous avons présenté, au moins dans certains plexus, présente une telle conception.

11:41 Publié dans Livre, Livre, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, tradition, traditionalisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook