Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 11 mai 2017

Abel Bonnard ou l’exemple de la cohérence

abel-bonnard12.jpg

Abel Bonnard ou l’exemple de la cohérence

par Philippe Baillet

Ex: http://www.zentropa.info 

« Croyez-moi, les hommes qui par leurs sentiments appartiennent au passé, et par leurs pensées à l’avenir, trouvent difficilement leur place dans le présent » (Louis de Bonald à Joseph de Maistre, 22 mars 1817)

« Nous n’aimons que les choses rares, les pierres, le cristal pareil à du soleil gelé, le corail, sceptre de l’aurore, les perles, larmes de la lune » (Abel Bonnard)

« L’homme considère les actes, mais Dieu pèse les intentions » (Imitation de Jésus-Christ, II, 6, 2)

Les Modérés sont l’ouvrage le plus célèbre d’Abel Bonnard (1883-1968), le meilleur aussi et le plus important, de l’avis unanime de ceux qui s’intéressent à son œuvre. Sa parution chez Grasset en 1936 marque un tournant décisif dans la vie et l’œuvre de Bonnard. on que celui-ci ne se fût jamais soucié auparavant de la politique, mais il l’avait fait jusque-là de façon marginale, soit par des articles, donnés pour l’essentiel au Figaro et au Journal des débats(accessoirement aussi à la Revue de Paris), soit à travers des digressions et réflexions glissées dans ses nombreux récits de voyages. Il importe d’insister sur ce point, pour ne pas faire de Bonnard ce qu’il ne fut pas : un théoricien ou un doctrinaire. Il fut avant tout un artiste et un esthète, et son engagement politique à partir de 1936 ne doit pas cacher ce qui demeura toujours, pour lui, sa raison de vivre. Parvenu au soir de sa vie, Bonnard déclare le 22 mars 1960 devant la Haute Cour de justice : « … je puis assurer que, toutes les fois que j’ai exercé une activité politique, je m’y suis livré sans réserve, mais non pas tout entier, car la partie profonde de mon être restait toujours attachée à l’activité littéraire et artistique que je considérais comme la plus haute justification de mon existence » (1).

Les Modérés sont en fait l’aboutissement d’une longue réflexion, entamée vingt ans plus tôt environ, sur les malheurs de la France et leurs causes lointaines, sur la montée aussi d’une espèce de nouvelle barbarie universelle destinée à effacer tout ordre et toute civilisation dignes de ce nom. Face à l’uniformisation croissante des modes de vie et des cultures, face à la laideur qui s’étend partout, le clerc authentique est appelé à témoigner pour les valeurs de l’esprit, d’abord en se faisant le chantre du retour à l’ordre et le défenseur de la civilisation.

Les Modérés ont pour sous-titre Le drame du présent. Le caractère dramatique du XXe siècle est presque une obsession chez Bonnard. Son époque lui paraît dramatique pour la France — parvenue, dit-il dans le présent livre, « au terme d’une phase de son histoire, qui a ses commencements visibles au XVIIIe siècle » —, d’autant plus que s’y ajoute le « défaut, si répandu parmi les Français, de ne pas ressentir un drame dramatiquement ». « Ils oublient », en effet, « que, dans une tragédie, tout est question de temps ». Cette époque est dramatique également pour l’homme européen, et même pour l’homme blanc en général : reculant sur tous les fronts, il est contraint de se redéfinir impérativement.

On cherchera donc à expliquer pourquoi Bonnard, brillant causeur de salon dont le sens de la repartie et les mots d’esprit faisaient la joie des “gens du monde”, est devenu le contempteur impitoyable du triomphe de la rhétorique, mal français par excellence. Pourquoi, en somme, ce « petit monsieur, tiré à quatre épingles, au complet très repassé, aux bottines à tiges, à la cravate soyeuse, à la chevelure très floue, très grise, très ramenée, à la voix fluette » (3), ne faisait qu’un avec l’homme qui, le 30 janvier 1943, achève ainsi un discours prononcé devant les rugueux chefs miliciens réunis à Marseille : « Camarades, la Révolution ne se fera pas toute seule. Elle se fera parce que nous la ferons, la Révolution nécessaire, la Révolution sacrée, la Révolution de renaissance » (4).

À l’écart des modes et des chapelles

Ce qui frappe sans doute le plus lorsqu’on essaie de prendre une vue d’ensemble de l’œuvre et de la personne d’Abel Bonnard, c’est une singulière indépendance d’esprit. Bonnard donne toujours l’impression de traverser les salons littéraires et artistiques, qu’il fréquenta pourtant en grand nombre, comme s’ils n’avaient d’autre raison d’être que de lui permettre de satisfaire sa curiosité et d’approfondir sa connaissance des hommes. Jusqu’au début des années trente, il n’est pas touché par le virus de la politique, et l’esprit de chapelle, qui exerce déjà tant de ravages, lui demeure profondément étranger. De son “splendide isolement” intellectuel, Bonnard avait une conscience très nette. C’est ainsi qu’il écrit le 5 mars 1940 à l’un de ses lecteurs les plus attentifs, l’abbé irlandais Farnar : « Je crois que ce qui me caractérise, sans que je songe à me prévaloir le moins du monde de ce trait particulier, c’est que je me suis toujours formé hors des influences de mon temps, et aussi loin des modes courantes que des étroites chapelles » (5).

Bonnard naît à Poitiers le 19 décembre 1883. Il est le fils selon l’état-civil d’Ernest Bonnard, ancien gardien de prison devenu directeur des prisons de la Vienne. Son vrai père, comme l’a établi Olivier Mathieu, est Joseph Napoléon Primoli, né à Rome le 2 mai 1851, arrière-petit-fils, par sa mère, de Lucien et Joseph Bonaparte. Mécène, collectionneur, bibliophile, Primoli se piquait volontiers de littérature et collabora notamment à la Revue des Deux Mondes et à la Revue de Paris. Après avoir vécu à Marseille à partir de l’année 1893, Abel Bonnard s’installe à Paris en 1900. Il sera élève au lycée Henri-IV, puis en khâgne à Louis-le-Grand. Il échoue au concours d’entrée de l’École Normale Supérieure, se contentant d’une modeste licence ès Lettres. Déjà attiré par l’histoire de l’art, il va bientôt suivre les cours de l’École du Louvre.

Il publie son premier recueil de poèmes, Les Familiers, en 1906. Le poète François Coppée salue la qualité de ces pièces où s’exprime l’amour de Bonnard pour les animaux. Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, Bonnard entame une carrière journalistique au Figaro. C’est à cette époque qu’il noue de nombreuses relations dans les milieux littéraires, faisant la connaissance d’Anna de Noailles, Proust (avec qui il correspond pendant plusieurs années), Morand, Alfred Fabre-Luce, D’Annunzio, Barrès, Bergson, André Maurois. Plus tard, il connaîtra aussi Cocteau et Julien Benda et se liera d’amitié — point qui n’est pas sans intérêt — avec des auteurs d’origine juive comme le dramaturge Henri Bernstein et l’écrivain André Suarès.

Lorsque la guerre éclate, Bonnard, ambulancier, demande à passer au service armé. Simple soldat en Champagne jusqu’en 1916, il est ensuite nommé officier et plus précisément commissaire de la Marine sur le Marceau, basé à Brindisi. Son patriotisme et son comportement au front lui valent la Croix de Guerre, la Légion d’Honneur et plusieurs citations. À l’époque, Bonnard n’est pas spécialement germanophile. En 1918, il écrit par exemple dans son Journal, à propos des Allemands : « … il faut être aussi peu cultivé que certains de leurs docteurs pour croire à une race élue qui va régenter la terre » (6).

Dans le même Journal, intitulé Caractère de la guerre et toujours inédit, Bonnard impute aux philosophes du XVIIIesiècle la perte du « sens profond de la destinée », du « sentiment amer et grand du drame humain ». Les jugeant responsables d’une « vulgarisation » et d’une « laïcisation de la pensée », il affirme nettement que la pensée, pour ne pas déchoir, doit demeurer un exercice solitaire et désintéressé. Le modèle traditionnel du clerc occupé à ne réfléchir que sur les questions métaphysiques doit recouvrer toute sa dignité, après que « les philosophes se sont mis à penser à plusieurs, avec les autres, pour les autres ». Or, pour Bonnard, « on ne pense pas en commun » (7).

Bonnard constate par ailleurs, avec amertume, que le sursaut national provoqué par la guerre, qui a rappelé les Français au sens de la discipline et à l’esprit de sacrifice, s’est aussitôt perdu dans les méandres de la routine parlementaire, une fois la paix revenue. « De tous les régimes des peuples en guerre — écrit-il alors —, celui de la France est celui qui a le moins consenti à se modifier, et pourtant la guerre n’a été aussi tragique pour aucune autre nation que pour la France qui a eu la Mort à sa porte » (8). On voit déjà se dessiner ici l’un des thèmes récurrents de la critique politique de Bonnard : la République française, nonobstant sa rhétorique héritée de 89, est un régime profondément conservateur, mais conservateur du pire.

À la même époque pourtant, Bonnard, revenant sur l’affaire Dreyfus, y trouve rétrospectivement matière à tempérer son pessimisme. Les événements lui donneront tort, mais il n’est pas indifférent de savoir, pour mieux comprendre les raisons de son futur engagement politique, ce qu’elle signifia pour lui : « Ce triomphe de la mystique républicaine fut comme bien des triomphes : ce fut une fin. Là pour la dernière fois les idées républicaines, égalitaires, mystiques, apparurent avec le prestige étincelant, avec l’ascendant des idées à qui l’avenir et le présent appartiennent. Là pour la dernière fois les idées contraires d’ordre, de discipline, d’autorité, apparurent avec on ne sait quoi de suranné ou d’étroit, un manque d’ascendant, quelque chose d’embarrassé, de gêné, d’un peu ridicule, de caduc » (9).

AB-1x.jpg

C’est également du lendemain de la Première Guerre mondiale que datent les premiers articles donnés par Bonnard au Journal des débats, hebdomadaire à l’audience relativement restreinte mais jouissant d’un certain prestige. Cette collaboration régulière se poursuivra jusqu’au milieu des années trente. En 1928, Bonnard publiera, à 150 exemplaires seulement, un recueil rassemblant cinquante-quatre de ses chroniques parues dans le Journal des débats, sous le titre Le Solitaire du toit (toujours le “splendide isolement” !), recueil dont on ne peut que souhaiter vivement une prochaine réédition. Pendant quinze ans, de 1918 à 1933, Bonnard va faire de nombreux voyages, souvent sous la forme de croisières. D’un long séjour de huit mois, en 1920-21, dans l’ex-“Empire du Milieu”, il rapporte les matériaux de son premier grand livre, En Chine (1924), qui vaut à son auteur le grand prix de littérature décerné par l’Académie française. En Chine sera suivi de Au Maroc (1927), Océan et Brésil (1929), Rome (1931),Navarre et vieille Castille (1937), Le Bouquet du monde (1938).

Toujours dans les années vingt, période décidément très fertile dans la vie de Bonnard, celui-ci fait paraître une série de courts essais, à vrai dire de valeur inégale : La vie amoureuse d’Henri Beyle (1926), L’Amitié et L’Argent(1928), sans oublier un très réactionnaire Éloge de l’ignorance (1926) et, surtout, un remarquable Saint François d’Assise (1929) aux antipodes de l’hagiographie fade et stéréotypée. À l’époque, Bonnard est un auteur connu, qui ne semble pas avoir rencontré de difficultés particulières pour se faire publier, souvent, par les plus grands éditeurs : Flammarion, Fayard, Hachette, Albin Michel.

En 1936, on est donc encore loin du ton très militant adopté par Bonnard devant les chefs miliciens. Mais ce lettré solitaire, élu à l’Académie française en 1932 et reçu sous la Coupole le 16 mars1933, s’engage de plus en plus. Le 4 octobre 1935, il figure parmi les signataires du Manifeste des intellectuels français pour la défense de la paix en Europe ; l’année où paraissent Les Modérés, il préface un recueil, L’Éducation et l’idée de patrie, que publie le Cercle Fustel de Coulanges, proche de l’Action française ; en 1937, il devient président des Cercles populaires français, côtoyant dans cette courroie de transmission du PPF de Jacques Doriot à destination des intellectuels, des hommes comme Bertrand de Jouvenel, Alexis Carrel, Ramon Fernandez, Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach. Peu après, il fait partie d’un comité de défense des cagoulards emprisonnés après l’arrestation de membres de la Cagoule en novembre et décembre 1937.

Quand il arrive à la culture officielle de parler de Bonnard, c’est uniquement pour évoquer cet engagement et les responsabilités qu’il assuma sous le régime de Vichy, au détriment de son œuvre littéraire, qu’elle ignore systématiquement. Les idées et les choix politiques de Bonnard ayant donné lieu à des condamnations unilatérales ou à des apologies délirantes et simplificatrices (10), il convient de profiter de cette troisième édition des Modérés pour en étudier les origines et en dégager les grandes lignes, alors qu’on assiste à un regain d’intérêt pour son auteur (11).

À la recherche de la doctrine perdue

Très tôt, Bonnard a perçu que ce qui manquait aux défenseurs de l’ordre en Occident au XXe siècle, c’était une doctrine. Dans son Journal intime de soldat de la Grande Guerre, il écrit : « … si le régime politique va s’affaiblissant en France toujours davantage […], il ne faut pas en conclure que sa ruine soit inévitable. […] Les éléments qui lui sont hostiles ne disposent pas d’une doctrine positive sur laquelle se rassembler : ils restent épars » (12). Cette appréciation revient fréquemment dans ses écrits des années vingt, où elle est même étendue à l’Occident dans son ensemble. C’est ainsi qu’on lit dans En Chine : « Parmi toutes les causes de faiblesse qui affectent l’action des nations blanches, la plus profonde, de beaucoup, est de n’avoir pas de doctrine » (13). Et plus loin, à propos de l’homme blanc : « C’est seulement lorsqu’il se sera refait une doctrine qu’il sera, à la fois, plus noble et plus fort » (14).

Si Bonnard ne se montre pas plus précis sur ce qu’il entend par “doctrine”, c’est sans doute parce que sa nature artiste répugne à la démonstration et aux syllogismes. Mais sa sensibilité nous laisse deviner que, conscient de la crise très profonde engendrée par les Lumières et par le ralliement à celles-ci d’une grande partie de la noblesse française, il a compris que l’idée d’ordre ne retrouvera son prestige qu’en s’appuyant sur des enseignements immémoriaux et universels, valables partout et toujours. Il affirmera dans Les Modérés : « On voit de quelle importance a été la victoire des philosophes au XVIIIe siècle ; ils ont découronné l’ordre pour longtemps : ils l’ont décrédité dans l’âme même de ses défenseurs ». Ceux-ci désormais, pour être à la hauteur du drame universel qui se joue, doivent opposer à la cohorte des fils légitimes et illégitimes des Lumières les plus hautes productions de l’esprit : cela signifie qu’il leur faut faire appel à l’œuvre de Maurras et à l’école contre-révolutionnaire du XIXesiècle, mais plus encore à La République de Platon, à la Politique d’Aristote, à saint Thomas d’Aquin et au Dante du De Monarchia, ou encore — pourquoi pas ? — au Tao Te King de Lao-tseu et à l’Arthashâstra indien, tous textes de la “politique traditionnelle” qui ignorent superbement les anti-principes démocratiques.

L’esprit du temps est en outre propice à l’évasion. Au début des années vingt, Bonnard, comme bien d’autres, ressent l’appel de l’Asie, dont il dit dans En Chine : « Au moment où le matérialisme moderne envahissait son domaine, elle s’emparait, en Europe, de tous ceux que ce matérialisme comblait de dégoût » (15). Il est en cela le compagnon d’esprits aussi différents que Romain Rolland, Hermann von Keyserling, René Guénon, Julius Evola, René Daumal, etc.

On peut d’ailleurs observer sans plus attendre que, dans le domaine oriental, Bonnard faisait preuve d’un jugement très sûr, ne confondant pas les élucubrations de Madame Blavatsky et de sa Société Théosophique, ou les cosmologies syncrétistes et embrouillées de Rudolf Steiner, avec les enseignements traditionnels. Son jugement sur Keyserling — personnage surfait qui eut précisément son heure de gloire dans les années vingt — recoupe parfaitement celui de Julius Evola, auteur avec lequel Bonnard, il est vrai, présente plus d’un point commun (16). Bonnard écrit en effet à propos du pontifiant “penseur” germano-balte : « L’explicateur international, le conférencier universel. […] Il ne pense plus, il se répète, cartonné et magistral. Les livres où il explique tout, écrits à la hâte, sans examen sérieux, il les appelle ses méditations. Ce fabricant fournit des idées générales à des gens qui n’en ont pas de particulières » (17). Cette “bonnardise” d’une ironie mordante est confirmée par Evola, qui eut l’occasion de rencontrer Keyserling : « Le fait de le connaître directement me fit voir clairement que j’avais en face de moi un simple “Philosophe de salon”, vaniteux, narcissique et présomptueux au-delà de toute description » (18).

Par sa façon de traduire partout dans la société la hiérarchie invisible présidant à l’ordonnance de l’univers, la Chine ancienne fait figure de modèle aux yeux de Bonnard : « jamais, peut-être, écrit-il, une société humaine n’a été plus étroitement liée à l’ordre du monde. Chaque fonctionnaire n’était que le dédoublement et la transfiguration d’un agent naturel. Chaque trouble de l’univers avertissait d’un dérangement dans l’État » (19).

En Asie, Bonnard rencontre également un trait qui s’accorde particulièrement bien à sa nature : la communion de l’homme avec tout ce qui est vivant. Elle a pour corollaire le rejet radical de l’individualisme, de tous les Moi dilatés qui étalent leur néant de fatuité sur les tristes tréteaux du monde moderne. Songeant à l’influence du bouddhisme sur la civilisation chinoise, Bonnard saisit admirablement ce qui fait la force de la conception extrême-orientale de la vie : « Le sentiment de la parenté des êtres, la croyance aux renaissances sans nombre, tout concourt à faire qu’un homme, heureux ou misérable, ne se confonde jamais complètement avec sa condition du moment. Il garde sur elle une supériorité passive et ne la considère que comme un vêtement emprunté, qu’il va bientôt rendre et changer au grand vestiaire » (20). Quelques années avant sa mort, dans l’un des quatre articles qu’il donna au Spectacle du Monde, Bonnard confessa toute sa reconnaissance envers saint François d’Assise qui, « en étendant si largement son amour sur tout ce qui vit, et particulièrement les animaux (…) répare en quelque mesure l’immense infériorité de l’âme européenne par rapport à l’âme asiatique », ajoutant aussitôt à cela une réflexion d’inspiration très “guénonienne” : « Sans doute, on trouverait dans le catholicisme du Moyen Âge quelques témoignages des mêmes tendances, car il ne faut pas oublier qu’en dépit de la différence des religions, l’âme du Moyen Âge et celle de l’Asie se sont étendues sur le même plan, et c’est la Renaissance qui a rompu cette continuité, par la prépondérance qu’elle a donnée à l’homme comme être de raison » (21).

AB-3xInf.jpg

Chez Bonnard, l’amour de l’Asie allait donc bien au-delà de l’attirance esthétique pour les laques, ou les étoffes et les estampes dont il tapissa son cabinet de travail. Son livre sur la Chine prouve qu’il avait lu les meilleurs sinologues de l’époque et l’on sait qu’il était abonné au Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient. En 1925, il rend compte élogieusement, dans le journal des Débats, d’un ouvrage de René Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, qu’il range parmi les livres pouvant donner de l’Asie « une idée profonde et vraie » (22). Quelques années plus tard, dans un numéro de la Nouvelle Revue Française consacré à Gobineau, Bonnard rend hommage en ces termes à l’auteur de l’essai intitulé Les Religions et les philosophies de l’Asie centrale : « Ayant moi-même cette Asie pour patrie personnelle et pour immense refuge, loin du vulgaire Occident, je lui suis reconnaissant d’avoir été l’un de ceux qui la dévoilèrent » (23). Les fracas de l’histoire ne pourront rien contre cette dilection qui, à elle seule, fait de Bonnard un cas à part au sein de la culture de droite en France au XXe siècle. Le 5 mars 1940, il écrit en effet à l’abbé Farnar qu’il rencontre en Extrême-Orient « des façons de comprendre la vie et de contempler le monde en m’associant à lui qui répondent à ma nature » (24).

La poésie de l’ordre

Bonnard, de toute évidence, ne partageait pas les vues anti-orientales de l’école maurrassienne, toujours prête à ne déceler que du “panthéisme” en dehors du catholicisme romain ou, au mieux, des formes de la “mystique naturelle” annonçant la Révélation chrétienne. Mais c’est surtout sa vision poétique de l’ordre qui l’éloigne de Maurras. Pour celui-ci, la solution monarchique est la conclusion nécessaire d’un raisonnement rigoureux, même si le sentiment y entre pour une part ; pour Bonnard, c’est d’abord une affaire de cœur. Il est en cela beaucoup plus proche — sinon par l’écriture, du moins par la sensibilité — des royalistes pré-maurrassiens, donc du légitimisme, qu’illustrèrent sur le mode de la nostalgie poignante des écrivains comme Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam. Bonnard dit d’ailleurs du mouvement légitimiste qu’il « fut certainement ce qu’il y eut de plus noble dans la vie politique de la France au XIXe siècle, précisément parce qu’il ne fut pas un parti, mais, dans le siècle des individus, la réunion des âmes fidèles qui gardaient la nostalgie d’un ordre plus réellement humain ».

« L’ordre est le nom social de la beauté » : partant de cet axiome, Bonnard définit ici, en quelques pages magnifiques, une sorte d’esthétique de l’ordre. Pour cela, il fait appel au général Gneisenau et à l’expression de son loyalisme envers le roi Frédéric-Guillaume de Prusse ; il évoque ses souvenirs d’avant la Première Guerre mondiale, lorsque, se promenant de nuit dans une capitale endormie, peuplée seulement des statues de ses héros et de quelques soldats veillant sur elles, il voyait alors « les deux extrémités d’une hiérarchie où tout se tenait ». Il n’y a en effet aucune contradiction, sinon pour les petits esprits qui réduisent la culture à l’exercice de l’intelligence, entre le service des armes et celui de l’art, le premier étant même, souvent, la condition indispensable à l’épanouissement du second. « Le soldat allait et venait régulièrement — écrit Bonnard — et j’écoutais avec plaisir son pas bien frappé résonner dans le solennel silence : il me semblait entendre les lourds spondées de ce poème de l’ordre, dont les dactyles délicats vibraient au haut des palais, dans le clair de lune ».

Une société noble est une société policée, dans tous les sens du terme. Et il est permis de penser que sa fréquentation assidue des cultures chinoise et japonaise renforça chez Bonnard son penchant pour la poésie de l’ordre, que résumaient si bien, au Japon, l’alliance du tranchant du sabre et de la pureté du chrysanthème dans l’âme du guerrier, ou le contraste entre la fragilité des pétales de la fleur de cerisier et la rigidité de l’armure du samouraï sur laquelle la brise les répand.

Il est significatif que Bonnard, dans l’un de ses derniers écrits, ait de nouveau fait appel à l’ancien Japon pour illustrer de façon particulièrement forte l’opposition entre monde de la Tradition et modernité. « On conservait, rappelle-t-il, au fond des familles nobles du Japon, des lames d’une trempe incomparable qui, au lieu des jolis fourreaux que l’art a concédés là-bas aux moindres poignards, n’ont pour gaines que de simples étuis de bois blanc, par un goût très japonais qui introduit parfois une affectation de rudesse parmi des raffinements infinis. Ces sabres sacrés représentaient, avec une force presque magique, l’honneur intraitable, le dévouement sans bornes, la fidélité sans conditions, la chevalerie la plus scrupuleuse. J’ai lu il y a quelque temps dans un journal qu’ils sont présentement recherchés et acquis par des Américains qui les emportent chez eux, où ils finiront comme des choses mortes dans une armoire ou une vitrine. Cette idée a suffi à me rendre triste tout un soir » (25).

Dans son remarquable essai consacré à plusieurs écrivains qui choisirent la voie de la Collaboration, Paul Sérant a dit de Bonnard : « Ses réflexions religieuses et métaphysiques sont dominées par le souci esthétique » (26). Cette remarque vaut plus encore pour ses idées politiques. Peut-être est-ce dans son livre sur saint François d’Assise que Bonnard a livré l’une des clés permettant de comprendre ses choix, lorsqu’il dit du Poverello, en qui le dépouillement s’associait à la délicatesse : « Comme pour toutes les âmes exquises, le Bien et le Mal devaient lui apparaître sous les espèces du Beau et du Laid » (27).

Or, la République est laide, puisqu’elle « ne peut pas organiser une cérémonie convenable. Cette répugnance esthétique pour un régime privé de toute majesté a pour pendant chez Bonnard le rejet quasi phobique du type humain qui en est comme le précipité final : l’“individu”.

“… Jusqu’à ce que la Révolution détruise la République, la République servira la Révolution”

Peu de livres vont aussi loin que Les Modérés dans la critique contre-révolutionnaire du régime républicain et de ses origines. Rien de la Révolution de 89 ne trouve grâce aux yeux de Bonnard : « Une nation qui veut vivre ne peut tirer de la Révolution française aucun principe de pensée ni de conduite », ne craint-il pas d’affirmer. La Révolution marque la grande rupture d’avec la vieille France, et la seule continuité existant entre l’Ancien Régime et la République est l’obstination dans les défauts de la noblesse du XVIIIe siècle : « La démocratie française est au bas des deux derniers siècles comme un marais sous une cascade : c’est la vulgarisation finale de toutes les erreurs qui ont d’abord enivré les gentilshommes et les beaux esprits ».

ABonnard03b.jpg

L’appartenance future de Bonnard au camp des ultras de la Collaboration n’autorise pas à sous-estimer la réalité de ses sentiments contre-révolutionnaires. Il a eu, certes, des mots favorables pour les régimes dictatoriaux d’Italie et d’Allemagne, mais où ne percent en vérité ni admiration ni enthousiasme. Nous dirons que Bonnard, par sa formation, ses lectures, ses inclinations profondes, ses fréquentations, venait de trop loin pour “tomber” dans le fascisme, a fortiori pour y voir une “Seconde Révolution”, éventuellement étendue à l’Europe tout entière, susceptible d’annuler les effets de la première en retournant contre elle les armes dont les Jacobins s’étaient servis.

Bonnard est contre-révolutionnaire par la nature même de l’analyse qu’il applique à la Révolution. Lorsqu’il la dépouille des oripeaux romantiques dont elle a été affublée depuis Michelet, il rejoint toute l’historiographie contre-révolutionnaire. Certaines de ses réflexions rappellent de très près Augustin Cochin. Témoin celle-ci : « Les révolutions sont les temps de l’humiliation de l’homme et les moments les plus matériels de l’histoire. Elles marquent moins la revanche des malheureux que celle des inférieurs. Ce sont des drames énormes dont les acteurs sont très petits ». Cette interprétation de la Révolution française comme entrée dans l’ère des masses et première étape d’un processus d’émergence de forces élémentaires infra-humaines qui vont échapper de plus en plus au contrôle des hommes, est un topos de la pensée contre-révolutionnaire, initialement énoncé par Joseph de Maistre dans un passage resté célèbre : « Enfin, plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la révolution, et plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. On ne saurait trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule » (28).

Pour Cochin également — qui fut le premier à mettre en relief le rôle joué, dans la Révolution française, par la “machine” impersonnelle que constituaient les sociétés de pensée —, sous la Révolution « le peuple-roi n’a pas connu de maîtres : ses meneurs ne sont que ses valets, ils le proclament à l’envi, et à les voir de près, on est tenté de les prendre au mot : car les gens de loi tirées de leurs études par la Révolution, qui font la leçon au roi tandis que le flot les porte, retombent à leur mesure dès qu’il les abandonne ; et cette mesure est médiocre. […] Le drame est sombre et poignant, mais joué par une troupe de province, et les situations sont plus grandes que les hommes » (29).

La conviction contre-révolutionnaire est si profonde chez Bonnard qu’au moment où la Troisième République, qui n’est que « de la Révolution ralentie et de la Terreur délayée », succombe sous le poids des circonstances auxquelles elle était bien incapable de faire face, cet incroyant pénétré du sens du sacré note dans son Journal, le 25 juin 1940 : « Si la France s’était repentie une seule fois depuis la Révolution, elle eût retrouvé son destin. Un sentiment profond l’eût ramenée aux vérités salutaires » (30). Ainsi le lettré féru de doctrines orientales, mais français par tout son être, retrouve-t-il une des idées maîtresses de la contre-révolution : l’expiation réparatrice de tous les “péchés” commis par la Révolution contre la France, “fille aînée de l’Église”.

AB-cit.jpg

On touche ici du doigt l’une des contradictions de Bonnard, plus sensible dans Les Modérés que partout ailleurs dans son œuvre : cet amoureux du Trône et de l’Autel n’a pas été touché par la grâce. Or, est-il possible d’être vraiment contre-révolutionnaire, quand on est Français, mais que l’on n’est pas catholique ? Bonnard a bien conscience, comme tout contre-révolutionnaire conséquent, de la filiation profonde qui rattache, en-deçà de l’écume des événements, la Révolution française à la Troisième République finissante, ainsi que le prouve ce passage des Modérés: « C’est une des lois les plus certaines de la politique que tout régime a un contenu d’idées et de sentiments qui, de son origine à sa fin, le forcent d’agir selon ce qu’il est […], et cette fatalité n’est jamais plus rigoureuse que lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas pour la République française, d’un régime constitué dans les discordes civiles et né avec une âme de parti ».

Il est donc clair que pour Bonnard, tout redressement national effectif « suppose la disparition de la société française née de la démocratie » (31). Mais, parce qu’il n’est pas catholique, Bonnard ne se sent pas obligé de relier son rejet de la Révolution à une tradition religieuse, antérieure et supérieure à la pseudo-tradition républicaine, et de l’appuyer sur une base sociologique qui, qu’on le veuille ou non, appartient aux “tendances lourdes”, profondément enracinées, de la société française : la base que forment, précisément, les “catholiques de tradition”, lesquels étaient évidemment plus nombreux à l’époque des Modérés qu’aujourd’hui, mais peut-être moins conscients des raisons ultimes de leur combat. Cela aussi le sépare de l’Action française.

Bonnard ne se réfère pas non plus à la conception maurrassienne des “quatre États confédérés”, qui eût pu, en principe, lui fournir un argumentaire pour analyser la tare originelle du régime, qu’il énonce comme suit : « Le malheur de la République est d’être née dans la haine : elle date du moment où la France s’est divisée ». Pour Maurras, si la République est un régime de division intestine, c’est aussi parce qu’elle offre en France la particularité d’avoir servi à des minorités plus ou moins organisées à se pousser sur le devant de la scène, afin d’y occuper une place et d’y exercer une influence disproportionnées à leur consistance numérique et à leur contribution à l’ensemble de l’histoire de la nation française. Ébauchée dans L’Action française du 15 août 1904, reprise en 1906 dans Le Dilemme de Marc Sangnier et en 1921 dans La Démocratie religieuse, la conception maurrassienne vise à expliquer « ce qu’on appelle la continuité républicaine » par « l’hégémonie des quatre États confédérés — juif, protestant, maçon, métèque — dont trois au moins sont héréditaires » (32). Ces quatre États, véritables féodalités dans l’État, formeraient l’ossature du régime républicain, par-delà les partis, les étiquettes et les alliances de circonstance : « Sans eux, écrit Maurras, tout se serait effondré dans la plus grossière anarchie, mais ils présentent cet inconvénient politique de ne rien avoir de français tout en possédant la France et d’être intimement hostiles à tout l’intérêt national qu’ils ont cependant assumé le soin de gérer » (33).

On voit ce qu’a d’outré la conception maurrassienne si l’on songe au seul Ancien Régime : il paraît en effet impossible de soutenir que les protestants n’ont, historiquement, « rien de français ». Mais cette conception s’avère plus pertinente lorsqu’on se penche sur le présent. C’est ainsi qu’on pouvait lire dans Le Nouvel Observateur du 31 octobre 1991 : « Depuis 1789, les protestants ont, en effet, conclu avec la gauche un mariage de raison et d’amour.[…] Hormis aux débuts de l’anticléricale IIIe République qu’ils ont portée sur les fonts baptismaux et qui leur demeure si chère, jamais une telle pléiade de huguenots n’a participé à la gestion du pays ». Et cet hebdomadaire d’énumérer complaisamment les noms de Michel Rocard, Lionel Jospin, Pierre Joxe, Georgina Dufoix, du maire de Strasbourg Catherine Trautmann, des financiers Nicolas et Jérôme Seydoux (très liés à l’actuel président de la République) — tous d’origine protestante et tous serviteurs ou soutiens zélés de la pseudo-tradition républicaine la plus hostile au mouvement national. Cela ne saurait d’ailleurs faire oublier la contribution que plusieurs protestants apportèrent au mouvement national, ni la présence, à droite, d’intellectuels d’origine protestante, même s’il s’agit en l’occurrence d’une droite plus ou moins “modérée” au sens de Bonnard. Il suffira de nommer ici Raoul Girardet et Pierre Chaunu.

Du point de vue contre-révolutionnaire le plus rigoureux, ce sont les quatre États confédérés « qui ont imposé en France une autre tradition, une nouvelle tradition, religieuse et nationale, celle des grands principes de 1789, celle de l’anti-catholicisme, celle de la religion démocratique moderne » (34). Tertium non datur : « Car il y a en France deux traditions, inégalement françaises, inégalement anciennes, inégalement traditions. Elles (co)existent sans se confondre » (35).

Bonnard croyait-il, au moment où il écrivait Les Modérés, que la première tradition formant le cœur de l’identité française avait survécu au point de pouvoir être réveillée et de renverser la République ? Sa position sur ce point présente un certain flottement. Tantôt il répète après Maistre que les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent et qu’au lieu d’« opposer une nation pourvue de toutes les bonnes qualités à un régime chargé de toutes les mauvaises, fiction lâche et fausse qui ne mène à rien » — ce qui contredit la distinction maurrassienne entre pays légal et pays réel —, il ne faut « pas craindre de connaître le régime et la nation l’un par l’autre » [dans cette optique, est-on tenté d’ajouter, la conception même des quatre États confédérés relèverait d’une vision “conspirationniste” de l’histoire et de la logique du “bouc émissaire” ; c’est Maurras écrivant en 1912 : « Une démocratie en France ne peut vivre qu’appuyée sur des tempéraments républicains qu’il faut chercher surtout dans la minorité protestante et juive » (36). Tantôt Bonnard dit des républicains convaincus : « Que redoutent-ils donc ? Ils connaissent trop bien les modérés pour pouvoir les craindre. Ce qu’ils paraissent appréhender, c’est qu’il ne subsiste, au-dessous des partis, et malgré tout ce qu’ils ont pu faire pour la détruire, une France des profondeurs, une France des siècles, qui les fera tomber si elle remue ».

AB-bêtes.jpg

En résumé, si l’opposition entre une tradition française fondée pour l’essentiel sur le catholicisme et ce que nous préférons appeler (contrairement à Jean Madiran), une “pseudo”-tradition républicaine (puisqu’elle ne s’enracine dans rien qui soit effectivement sacré ou authentiquement religieux) poursuivant jusqu’à son terme la déchristianisation de la France peut sembler trop rigide et simplificatrice, le fait est qu’elle aide à saisir, avec d’autres facteurs d’explication, la longue série des guerres et déchirements franco-français depuis la Révolution : insurrection vendéenne et phénomène de la chouannerie, Restauration, Commune de Paris, effervescence boulangiste, affaire Dreyfus, Vichy et la Résistance, sans oublier la situation créée par la récente montée en puissance du Front national. Ce sont là des signes de contradiction de la France moderne et contemporaine, qu’il y a tout lieu de regretter, mais qu’il serait encore plus vain de prétendre ignorer.

En dépit du danger qu’il y a toujours à se livrer à des comparaisons entre des situations différentes, car l’analogie n’est pas l’identité, on peut tout de même s’offrir une brève digression en rapport avec l’actualité. Il serait à première vue logique de reprocher aux contre-révolutionnaires d’aujourd’hui de vouloir défendre si désespérément l’identité nationale tout en insistant, comme ils le font, sur la rupture inaugurale de 89. Mais c’est une chose de détester la République tout en respectant ses lois et ses usages pour ne pas attenter à l’unité nationale ; et c’en est une autre d’entretenir par médias interposés un climat de guerre civile larvée, en “criminalisant” par exemple 15 % de l’électorat (et plus potentiellement, puisqu’un sondage apparemment fiable a montré qu’un Français sur trois se reconnaît peu ou prou dans les thèses du Front national), en envisageant même froidement, comme certains, d’interdire le parti représentant cette frange de l’électorat.

Il ne s’agit pas ici de sous-entendre que ce parti est, aujourd’hui en France, l’expression politique d’une contre-révolution redevenue consciente de son héritage. Regroupement très composite de plusieurs tendances de la droite française, le Front national, comme les nationalistes de la fin du XIXe siècle, associe le “culte” de Jeanne d’Arc à “La Marseillaise”, qui vient clore ses grandes réunions, sans se soucier de cette contradiction pourtant patente. Mais il compte en son sein une tendance “nationale-catholique” — organisée autour du quotidien Présent et des comités Chrétienté-Solidarité — qui ne craint pas de reprendre la devise de la Pucelle, “Dieu premier servi”, et qui est expressément contre-révolutionnaire.

Il est donc probable qu’en vertu de la coexistence en France d’une tradition nationale catholique et d’une pseudo-tradition républicaine, le Front national incarne d’ores et déjà et plus ou moins bien, quelque chose de beaucoup plus grand que lui et qui s’enracine, que la plupart de ses membres en aient conscience ou non, dans une mentalité qui n’est pas acquise de cœur aux “grands principes” de 89.

Psychologie sociale des “Modérés” : individualisme et verbalisme

La politique, elle aussi, est plus grande que ce qu’elle paraît être, et qui inspire souvent tant de dégoût. Elle est un drame, souligne Bonnard, qui rappelle fort justement que « ce qui fait qu’elle ne pourra jamais être négligée, c’est que le sort de tout ce qui la dépasse se décide en elle ». Voilà précisément ce que ne veulent pas voir les modérés, qui pensent pouvoir tout arranger par le dialogue, la conciliation, le compromis, bientôt suivis de la compromission et de la reddition pure et simple à l’adversaire, à son vocabulaire pour commencer. Ces modérés, Bonnard les a visiblement beaucoup fréquentés : sinon, il ne les décrirait pas si bien. Son travail relève à la fois de l’observation empirique et de la psychologie sociale : c’est une théorie des passions et des faiblesses humaines appliquée à la vie collective. Une théorie qu’on peut juger obsolète aujourd’hui, dans la mesure où Bonnard, très brillant dans la description des phénomènes sociaux de surface, n’arrive jamais à une véritable étiologie sociale. Mais une théorie qui a en tout cas le mérite, pour ce qui est des modérés, d’adhérer étroitement à la réalité des choses.

Les modérés « sont les restes d’une société », celle où l’on s’accommodait tant bien que mal des principes de 89 parce qu’ils ne s’étaient pas encore transformés en pseudo-religion des Droits de l’Homme envahissant tous les domaines de la vie civile et, surtout, parce que la République, en France, s’appuyant sur la solidité de l’État et l’omniprésence de l’administration, a toujours su préserver — hélas ! est-on tenté de dire — une apparence d’ordre. Ce désordre établi, cette subversion installée qui fait que les trains arrivent à l’heure et que la sécurité des personnes et des biens est assurée, voilà ce qui satisfait pleinement la bourgeoisie, qui n’est qu’un autre nom des modérés : depuis la Révolution, elle n’a cessé de préférer, dit Bonnard dans une de ces formules dont il a le secret, « une anarchie avec des gendarmes » à « une monarchie avec des principes ».

Jouissant encore des résidus d’un certain ordre dont ils ont hérité sans en connaître le prix et sans jamais songer à le défendre vraiment, les modérés sont pour Bonnard la quintessence de la médiocrité française, l’expression la plus basse du type humain que fabrique la modernité en général : “l’individu”. C’est en tant qu’il est d’abord un individu — à savoir un homme « réduit par l’exigence de la vanité à l’indigence du Moi […], prompt à se pousser dans une organisation sociale dont il profite sans la soutenir » — que le modéré s’oppose nettement au réactionnaire, « plus fier de l’ensemble auquel il reste attaché que des facultés dont est parée sa nature ».

Débiteur qui ne se sent jamais d’obligation envers le passé de sa nation et la communauté à laquelle il appartient, le modéré est devenu peu à peu le modèle de toutes les classes et ses défauts ont fini par atteindre les couches populaires, donnant lieu à la misérable figure sociale de “l’assisté”, dont Bonnard, près d’un demi-siècle avant que le mot se répande, avait tracé, devant les chefs miliciens, un portrait plus vrai que nature : « L’individu, c’est le dernier produit d’une société qui devient stérile, c’est l’être humain tombé de la plénitude de l’homme dans l’exiguïté du Moi, c’est le nain arrogant, l’avorton prétentieux qui, toujours content de soi, n’est jamais content des autres, qui, restant toujours isolé sans être capable de vivre seul, à la fois dissident et dépendant, est l’atome d’une foule au lieu d’être l’élément d’un peuple. L’individu vit perpétuellement dans un état de désertion sociale. Il prétend être entretenu par une société qu’il n’entretient pas, il demande sans apporter, il voudrait tout recevoir sans rien donner et, dans une société décomposée, il représente un abaissement et une déchéance qui se retrouvent à travers toutes les classes » (37).

AB-chine.jpg

Énoncé dans Les Modérés, soit plus ou moins à l’époque où Drieu opposait « la France du camping » à celle de « l’apéro » (on sait que l’une et l’autre se sont très facilement retrouvées depuis), ce rejet du Français-type de la démocratie façon Front Populaire, tout entier résumé dans la formule “j’ai ma combine”, va se durcir encore chez Bonnard pour atteindre à une véritable répulsion qui, dans un style tout différent, n’est pas moins forte que celle de Céline. L’un et l’autre, sous l’Occupation, éprouveront un dégoût physiologique devant la lâcheté, l’attentisme et l’égoïsme de millions d’“individus” français. C’est Céline vilipendant en 1941 les petits-bourgeois gonflés de “droits” : « Ils veulent rester carnes, débraillés, pagayeux, biberonneux, c’est tout. Ils ont pas un autre programme. Ils veulent revendiquer partout, en tout et sur tout et puis c’est marre. C’est des débris qu’ont des droits » (38). Et c’est Bonnard mettant le doigt sur la plaie dans Je suis partout le 25 août 1940 : « Regardez-le, cet homme que la démagogie bourgeoise […] a multiplié chez nous en tant d’exemplaires, à la fois mou et fanfaron, avachi et prétentieux, ne se contentant pas de se relâcher en tout, mais mettant encore un plumet de fatuité à sa négligence » (39).

L’autre point par où la critique de Bonnard s’exerce contre la psychologie sociale des modérés est le verbalisme, le règne des mots, l’inflation verbale. En cela aussi, Bonnard se rattache à toute une lignée de la culture de droite, et plus précisément du traditionalisme anti-moderne, que soude, par-delà des jugements fort différents sur le christianisme, l’insistance sur le thème de la modernité comme âge de la “discussion perpétuelle” (40). Cette dernière formule est de Donoso Cortés, pourfendeur de la bourgeoisie comme “classe discuteuse” par excellence, et qui s’était bien aperçu que, du point de vue de la philosophie démocratique, « la discussion est la vraie loi fondamentale des sociétés humaines et l’unique creuset où, après fusion, la vérité, dégagée de tout alliage d’erreur, apparaît dans sa pureté » (41). Maurras, de son côté, prononcera un jugement analogue : « La République est le régime de la discussion pour la discussion et de la critique pour la critique. Qui cesse de discuter, qui arrête de critiquer, offense les images de la Liberté. La République, c’est le primat de la discussion et de la plus stérile » (dansL’Action française du 22 novembre 1912).

Mais ce qui fait l’originalité de Bonnard, c’est que sa critique de la rhétorique, dont les modérés lui apparaissent comme les champions, s’intègre à une analyse de vieux défauts spécifiquement nationaux que les Français doivent quitter absolument. Le délicat qu’était Bonnard, admirateur de la vie de société portée dans la France du XVIIIesiècle à une manière de perfection, s’était également convaincu que la France moderne « est le pays où les défauts des salons sont descendus dans les rues ». En somme, seuls les charmes de l’ancienne société ne sont plus là, « ses inconvénients durent encore ».

La fatuité bien française qui consiste à croire la bataille gagnée avant de l’avoir engagée, le goût incorrigible pour les bons mots qui évite de penser vraiment et pour la petite anecdote mesquine, le besoin de paraître en toutes circonstances pour masquer le manque d’originalité vraie, la frivolité devenue de longue date une maladie sociale, sont décortiqués dans Les Modérés mieux que dans tout autre livre sur la psychologie nationale. Bonnard estime que les Français, toutes classes sociales confondues, se caractérisent par un « incroyable éloignement du réel » ; leur « curiosité volage pour toutes les idées », qui fait qu’ils se croient généralement très malins, n’est pour lui « que l’incapacité d’en retenir fortement aucune ».

La démocratie, qui érige le café du commerce en système de commentaire permanent de la vie, où le premier crétin venu peut se flatter d’avoir des opinions sur tout à la mesure même de son ignorance, a donc renforcé un vieux défaut national et fourni des conditions idéales, s’il est permis de s’exprimer ainsi, à l’épanouissement béat du phraseur parasitaire. Mais ce que le génie de Bonnard pour saisir la psychologie des peuples met bien en relief, c’est que cet égotisme extrême ne débouche même pas sur une quelconque originalité intéressante.

On sait que l’Angleterre a la réputation justifiée d’être le pays des bizarres et des sociétés d’excentriques. Or Bonnard, dans un écrit postérieur d’un an aux Modérés, avait bien vu tout ce qui sépare l’individualisme français, vêtu de sa seule médiocrité, de l’originalité authentique dont certains Anglais, natifs d’un vieux pays dont l’identité profonde n’a pas été déchirée par les remous de l’histoire, étaient et sont capables de faire preuve. Une intuition infaillible le guide ici, qui lui fait écrire à propos de l’originalité : « En France, elle est ajoutée à l’individu, on pourrait la lui ôter. En Angleterre, elle lui est inhérente. En France, elle est artificieuse et volontaire, en Angleterre ingénue et involontaire. En France, c’est souvent un plumet dont s’attife l’individu ; la prétendue singularité n’est qu’une bravade de l’homme ordinaire. Elle a des origines sociales et non naturelles, c’est une façon de paraître et non d’exister. Elle a des causes mondaines, et ainsi elle est déterminée d’avance par les tendances et par les modes de cette société où l’individu la manifeste. En Angleterre, au contraire, l’originalité visible de l’individu exprime sa singularité réelle […], celui qui la manifeste ainsi se moque de l’opinion, et ne se soucie pas de l’applaudissement social » (42).

Appliquée à la vie politique, la logomachie démocratique fait l’objet de deux remarques essentielles, d’une actualité étonnante, de la part de Bonnard. L’une est d’ordre général et porte sur la guerre sémantique, l’une des caractéristiques majeures du XXe siècle : « Le premier réalisme, en politique, est de connaître les démons qui sont cachés dans les mots ». L’autre est d’ordre local, et chaque jour qui passe en confirme le bien-fondé : « La France est le pays où l’on a peur des mots, comme dans d’autres on a peur des fantômes : en face de ceux qui servent d’épouvantails, il y a ceux qui servent d’appâts ».

La peur française des mots n’empêche pas de parler, bien au contraire. C’est une fausse peur soigneusement calculée qui vise à ahurir par des mots et à couper la parole, à interdire de parole ceux qui ont été préalablement désignés par certains mots employés comme des armes. Cela ne vaut pas seulement pour des termes comme “extrême droite”, “racisme”, “fascisme”, “nazisme”, devenus indéfiniment applicables et extensibles depuis 1945. À l’époque des Modérés, il était déjà admis qu’un “conservateur” est nécessairement hostile à tout “changement”, qu’un “réactionnaire” ne peut que tourner le dos à toute espèce de “progrès”, qu’un catholique convaincu est un homme prisonnier de “dogmes dépassés”, quand d’autres, les francs-maçons par exemple, ont pour eux la “tolérance” et la “liberté d’esprit”.

Mais il est vrai que ces formes de péjoration n’étaient rien en comparaison de la gigantesque imposture lexicale du soi-disant “racisme” d’aujourd’hui. En effet, si les mots avaient encore un sens dans ce pays subverti jusqu’à la moelle, le mot “racisme” devrait désigner exclusivement une idéologie affirmant le caractère central du facteur racial dans le cadre d’une tentative d’explication de l’histoire, ou bien soutenant la supériorité d’une ou plusieurs races sur les autres, et le droit subséquent des premières à exploiter, voire à exterminer les secondes. Or, tout cela n’a strictement rien à voir avec la tradition doctrinale du mouvement national en France, où les théoriciens du “racisme” n’ont jamais eu le moindre succès. Avec l’antiracisme actuel, on sort en fait de toute rationalité, de toute logique, pour tomber dans le conditionnement de masse. Comme l’a bien vu Jules Monnerot, « l’antiracisme est un racisme contre les racistes », ou, plutôt, contre ceux ainsi qualifiés. « Le groupe détesté est construit par le groupe détestateur qui sélectionne des traits réels et même, en plus, des traits imaginaires, traits qui sont l’objet de rites d’exécration et de malédictions collectives à la mode du XXe siècle réputé civilisé, surtout de malédictions médiatiques. Ce sont techniquement les plus parfaites excitations à la haine qu’on ait connues dans l’histoire de l’humanité »(43).

AB-gobineau.jpg

Rééditer Les Modérés, c’est donc aussi participer à l’entreprise de démontage du terrorisme intellectuel savamment mis en œuvre par les défenseurs des idées “généreuses”.

Enfin, il est évident que l’ouvrage de Bonnard est plus actuel que jamais si on le replace dans l’histoire de la droite française au XXe siècle. L’opposition modéré/réactionnaire sur laquelle Bonnard revient à plusieurs reprises, recoupe deux autres oppositions qui n’ont cessé de marquer le mouvement national en France : celle des “nationaux” et des “nationalistes”, celle des notables et des militants. Les réflexions de Bonnard sur les émeutes du 6 février 1934, qu’on lira au détour de plusieurs pages des Modérés, permettent déjà de comprendre ce qu’il pensait de l’agitation brouillonne des “nationaux”. Dans son Journal, il est beaucoup plus clair, c’est-à-dire beaucoup plus méprisant. C’est ainsi qu’il note à propos du colonel de La Rocque, le chef des Croix-de-Feu : « La Rocque, me dit-on, a quelque chose de fonctionnaire en lui. Non. De factionnaire. Un autre me dit : il organise des défilés. Non. Des défilades » (44).

“Le Destin n’attend pas”

Le 7 décembre 1940, Abel Bonnard écrit dans l’un des articles qu’il réunira l’année suivante sous le titre Pensées dans l’action : « Le Destin n’attend pas : dans la vie des nations comme dans celle des individus, il n’y a que de rares moments de choix, dont il faut reconnaître l’insigne importance, si l’on veut profiter pleinement des chances qu’ils nous offrent. L’Occasion est une déesse qui ne s’assied pas » (45).

Le futur successeur du latiniste Jérôme Carcopino au ministère de l’Éducation nationale du régime de Vichy, poste qu’il occupera du 18 avril 1942 au 20 août 1944, croit donc que la cuisante défaite de juin 1940 est une occasion à saisir pour répudier la démocratie et tenter de rebâtir de fond en comble un ordre français. Une espérance de renaissance a brillé un instant, à laquelle Bonnard s’est rallié, comme tant d’autres, par détestation de la démocratie et de la République, certes, mais aussi par patriotisme. On ne saurait expliquer ses choix, en revanche, par une germanophilie prononcée. Classique par son style et par sa culture, Bonnard a toujours été beaucoup plus tourné vers la Grèce, Rome ou l’Asie que vers l’Europe du Nord, et il est plus que probable que le “romantisme d’acier” cher au Dr Goebbels n’évoquait rien pour lui. Mais Bonnard a succombé aux sirènes “européanistes” de la propagande allemande et pensé — à tort — que l’Allemagne hitlérienne avait sincèrement renoncé à son pangermanisme devant les nécessités urgentes de la “croisade” antibolchevique à l’Est.

L’explication proposée par un esprit pourtant aussi fin qu’Ernst Jünger, qui mentionne Bonnard à quatre reprises dans son Second Journal parisien (1943-1945), n’est pas convaincante. En date du 31 août 1943, Jünger note : « Pourquoi Bonnard, cet homme sagace, à l’esprit clair, se perd-il dans de tels domaines de la politique ? En le voyant, j’ai pensé à ce mot de Casanova, disant qu’aux fonctions d’un ministre devait être associé un charme qu’il ne parvenait pas à comprendre, mais qui opérait sur tous ceux qu’il avait vus dans un tel poste. Au vingtième siècle, il ne reste plus que le travail et les coups de pied de l’âne que vous donne la populace, et auxquels il faut se résigner tôt ou tard » (46).

Bonnard en conseiller du Prince et homme d’influence, délaissant les croisières d’autrefois, les conversations mondaines et les lectures érudites, pour satisfaire un appétit de pouvoir et savourer encore mieux le goût bien agréable de la revanche sur un régime honni ? Peut-être, ce sont des choses qui arrivent assez souvent aux intellectuels, y compris aux plus raffinés d’entre eux. Mais il nous paraît plus juste de penser que Bonnard, qui n’avait personnellement rien à gagner à s’engager dans cette aventure et qui était très au-dessus de la foire aux vanités, s’est engagé avec l’énergie du désespoir : l’occasion offerte par l’histoire a dû lui sembler la dernière chancepour la France et l’Europe. On lit dans l’un des nombreux manuscrits qu’il a laissé inachevés, et qui date du lendemain de la Première Guerre mondiale : « … il y a une gaieté suprême dans les actions presque désespérées : ce sont en un sens les plus libres » (47).

Cette explication nous paraît confirmée par le silence quasi total de l’exil madrilène de Bonnard. Celui-ci aura vécu vingt-trois ans en Espagne (de 1945 à 1968) sans écrire aucun livre, tout en songeant vaguement à reprendre quelques projets d’ouvrages. La misère d’abord, la pauvreté ensuite connues par lui à Madrid, ne peuvent rendre compte, à elles seules, de cette stérilité. Bonnard s’est volontairement muré dans le silence, choisissant de disparaître avec son monde. Ses tout derniers écrits portent la marque d’un pessimisme et d’une misanthropie accusés. Dans le texte présenté comme son testament politique, et qui date de 1962, Bonnard écrit : « Maintenant, tout est dit. […] Désormais, les événements se font tout seuls. On est entré dans une période géologique de l’histoire, qui peut se caractériser aussi bien par des effondrements subits que par des engourdissements infinis, tandis qu’une réalité inconnue monte lentement vers la surface des choses. Tout se tient, aucun problème ne peut plus être encadré, étudié, résolu isolément par l’esprit. […] Le désastre de l’homme s’étend à toute la terre. […] Où nous avions voulu fonder un ordre, un abîme s’ouvre. Il arrive ce que nous nous étions expressément proposé d’éviter : le monde tombe dans le chaos » (48).

AB-prince_de_ligne.jpg

Le 19 février 1962, Bonnard dit, à la manière de Cioran mais avec plus de concision encore : « La Mort nous cache le regret de quitter le monde dans le bonheur de quitter les hommes » (49). Le 6 février 1966, il répond à des amis qui le sollicitent pour la réédition de l’un de ses livres : « Penser à mes papiers me fatigue, outre l’indifférence plénière, foncière, complète, absolue, océanique que j’ai pour ce que les gens peuvent penser de moi » (50).

Que les sombres pronostics de Bonnard sur l’avenir, non pas seulement de la France et de l’Europe, mais de tout ce qui mérite le nom de culture, se vérifient demain ou non, il restera ce joyau que sont Les Modérés, livre écrit dans une langue éblouissante du début à la fin, rempli de phrases à la cadence parfaite et frappées comme des maximes. Céline, qui avait un goût très sûr en matière littéraire et qui savait apprécier les écrivains les plus éloignés de lui par le style, a dit de Bonnard : « Un des plus beaux esprits français […] tout à fait dans la tradition de Rivarol ». Quant au désespoir, nous pourrons toujours lui opposer cette maxime de Bonnard, qui égale celles de la sagesse universelle : « Si l’histoire est une tragédie pour l’âme, elle reste une comédie pour l’esprit ».

► Philippe Baillet, Présentation des Modérés, éd. des Grands Classiques (ELP), 1993.

Notes :

  • (1) Cité dans Olivier Mathieu, Abel Bonnard ou l’aventure inachevée, Avalon, Paris, 1987, p. 199.
  • (2) Toutes les citations sans appel de note sont extraites des Modérés.
  • (3) Henry Muller, Trois pas en arrière, La Table Ronde, Paris, 1952 ; cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 224.
  • (4) Abel Bonnard, « Discours aux chefs miliciens », in : Id., Inédits politiques, Avalon, Paris, 1988, p. 192.
  • (5) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 11.
  • (6) Ibid., p. 289.
  • (7) Ibid., pp. 145-146.
  • (8) Ibid., p. 159.
  • (9) Ibid., p. 153.
  • (10) Concernant ces dernières, nous voulons bien sûr parler de la biographie d’Olivier Mathieu, Abel Bonnard ou l’aventure inachevée et de sa très longue préface aux Inédits politiques de Bonnard (titre qui ne se justifie pas, d’ailleurs, puisque seule une partie des textes réunis dans ce recueil est effectivement composée d’inédits, mais que nous préférons au grotesque et provocateur Berlin, Hitler et moi choisi par Olivier Mathieu). Après avoir écrit une préface très littéraire et très personnelle pour la deuxième édition desModérés (Livre-Club du Labyrinthe, Paris, 1986), Olivier Mathieu s’est enfoncé dans un délire “post-révisionniste” (sic) dont il n’est apparemment pas sorti. Le délire se constate, il s’explique éventuellement, mais il ne se discute pas : nous ne discuterons donc pas les jugements de Mathieu, qui a eu le mérite de rassembler une documentation considérable sur Bonnard et de travailler activement — sinon intelligemment — à sa redécouverte.
  • (11) Dont témoigne, outre les rééditions de L’Argent, L’Amitié et de Saint François d’Assise (cf. bibliographie), le récent recueil d’articles et d’aphorismes de Bonnard paru sous le titre Ce monde et moi, Dismas, Haut-le-Wastia, 1991. Cet important recueil permet notamment de mieux comprendre la position de Bonnard à l’égard du christianisme. L’auteur des Modérés ne fut pas un païen panthéiste, comme voudrait le faire croire Olivier Mathieu. Mais le souci de la vérité interdit pareillement d’en faire un catholique. L’aphorisme § 351 de Ce monde et moi livre sans doute la solution : « La grâce peut nous manquer : la foi ne dépend pas de nous, mais il dépend de nous de reconnaître sa nécessité et sa valeur. Il n’est pas besoin d’être un homme croyant pour être un homme religieux » (p. 182).
  • (12) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 154.
  • (13) Abel Bonnard, En Chine, Fayard, Paris, 1924, pp. 278-279.
  • (14) Ibid., p. 340.
  • (15) Ibid., pp. 344-345.
  • (16) Bonnard et Evola ont en commun la radicalité de leur révolte “antimoderne”, une sensibilité innée pour saisir correctement en quoi consiste la mentalité “traditionnelle”, voire archaïque, le rejet de tout ethnocentrisme culturel, une profonde admiration pour la civilisation extrême-orientale, en particulier pour le bouddhisme. Enfin, tous deux se sont beaucoup intéressés au problème des races, aux modernes théoriciens “racistes”, défendant l’un et l’autre une conception “dynamique” de la race, très différente du biologisme scientiste qui prévalait dans l’entre-deux-guerres. Certaines phrases de Bonnard contenues dans le manuscritLa Question juive (1937) — consacré en fait au problème des races beaucoup plus qu’à la question juive — pourraient avoir été signées par Evola. Quelques exemples : « Il est trop facile de faire observer que la race n’est pas susceptible d’une définition rigoureuse. Beaucoup de choses existent dans le monde humain que l’on ne peut pas définir scientifiquement, la folie par exemple. […] Le mot de racisme peut aussi bien marquer un but qu’un état, une réalité à atteindre qu’une réalité donnée. On peut précisément être raciste pour sortir du mélange où l’on est, tant qu’il en est temps encore. […] Ce qui constitue une race, ce ne sont pas des mensurations. Il faut la saisir dans la vie, dans une façon de sentir le monde et l’existence, de raconter des histoires et des légendes » (citations extraites de : Abel Bonnard, Inédits politiques, op. Cit., pp. 112 et 127).
  • (17) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 55.
  • (18) Julius Evola, Le Chemin du Cinabre, Archè-Arktos, Milan-Carmagnole, 1983, p. 32.
  • (19) Abel Bonnard, En Chine, op. cit., p. 35.
  • (20) Ibid., p. 22.
  • (21) Abel Bonnard, « Saint François d’Assise, le saint de l’enfance et du bonheur », in : Le Spectacle du Monde, déc. 1963, p. 122.
  • (22) Cité par René Guénon dans une lettre du 20 novembre 1925 adressée à Guido De Giorgio. Cf. Guido De Giorgio, L’instant et l’Éternité et autres textes sur la Tradition, Archè, Milan, 1987, p. 257.
  • (23) Abel Bonnard, Le Comte de Gobineau, Dynamo, Liège, 1968, pp. 8-9.
  • (24) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., pp. 11-12.
  • (25) Abel Bonnard, « L’Empire dont l’empereur est poète », in : Le Spectacle du Monde, mars 1963, p. 64.
  • (26) Paul Sérant, Le Romantisme fasciste, Fasquelle, Paris, 1959, p. 115.
  • (27) Abel Bonnard, Saint François d’Assise, Flammarion, Paris, 1929, p. 214.
  • (28) Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Garnier, Paris, 1980, p. 34.
  • (29) Augustin Cochin, La Révolution et la libre-pensée, Copernic, Paris, 1979, p. 9.
  • (30) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 282.
  • (31) Paul Sérant, op. cit., p. 20.
  • (32) Charles Maurras, La Démocratie religieuse, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1978, p. 90.
  • (33) Ibid.
  • (34) Jean Madiran, Les quatre ou cinq États confédérés, Supplément-Voltigeur d’Itinéraires, numéro spécial hors série, oct.-nov. 1979, p. 5.
  • (35) Ibid., p. 10.
  • (36) Charles Maurras, op. cit., p. 200, note 1.
  • (37) Abel Bonnard, Inédits politiques, op. cit., pp. 183-184.
  • (38) Louis-Ferdinand Céline, Les Beaux draps, Nouvelles Éditions Françaises, Paris, 1941, p. 49.
  • (39) Abel Bonnard, « Nos défauts et nous », in Id., Inédits politiques, op. cit., p. 209.
  • (40) Pierre-André Taguieff, « Nietzsche dans la rhétorique réactionnaire », in A. Boyer, A. Comte-Sponville, V. Descombes et al., Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Grasset, Paris, 1991, p. 219. On peut renvoyer à ce long article pour l’étude de la tradition droitière de la critique de la modernité comme époque de l’inflation verbale. Ici, l’indéniable érudition et les capacités d’analyse du professeur Taguieff ne sortent pas du cadre scientifique pour justifier la répression policière des idées.
  • (41) Juan Donoso Cortés, « Lettre au cardinal Fornari sur les erreurs contemporaines » (19 juin 1852), in : Les Deux Étendards, I, 1, sept.-oct. 1988, p. 16. Ce grand texte du penseur espagnol a fait l’objet d’une nouvelle traduction, accompagnée d’une longue présentation d’André Coyné cf. Lettre au cardinal Fornari et textes annexes, L’Âge d’Homme, Lausanne-Paris, 1989.
  • (42) Abel Bonnard, Inédits politiques, op. cit., pp. 115-116.
  • (43) Jules Monnerot, « Racisme et identité nationale », dans la brochure collective Le soi-disant anti-racisme, Une technique d’assassinat juridique et moral, numéro spécial d’Itinéraires, 3e éd., 1990, p. 40.
  • (44) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 259.
  • (45) Abel Bonnard, « Franchise ou “habileté” ? », in : Inédits politiques, p. 246.
  • (46) Ernst Jünger, Journaux de guerre, Julliard, 1990, p. 556.
  • (47) Cité dans Olivier Mathieu, op. cit., p. 162.
  • (48) Ibid., pp. 359-360.
  • (49) Ibid., p. 362.
  • (50) Ibid., p . 368.

mercredi, 10 mai 2017

Ernest Hemingway and Ezra Pound’s friendship spanned continents—and ideologies.

EH-EP.jpg

The Circuitous Path of Papa and Ezra

Ernest Hemingway and Ezra Pound’s friendship spanned continents—and ideologies.

Ernest Hemingway, fresh off his marriage to Hadley Richardson, his first wife, arrived in Paris in 1921. Paris was a playground for writers and artists, offering respite from the radical politics spreading across Europe. Sherwood Anderson supplied Hemingway with a letter of introduction to Ezra Pound. The two litterateurs met at Sylvia Beach’s bookshop and struck up a friendship that would shape the world of letters.

They frolicked the streets of Paris as bohemians, joined by rambunctious and disillusioned painters, aesthetes, druggies, and drinkers. They smoked opium, inhabited salons, and delighted in casual soirées, fine champagnes, expensive caviars, and robust conversations about art, literature, and the avant-garde. Pound was, through 1923, exuberant, having fallen for Olga Rudge, his soon-to-be mistress, a young concert violinist with firm breasts, shapely curves, midnight hair, and long eyebrows and eyelashes. She exuded a kind of mystical sensuality unique among eccentric highbrow musicians; Pound found her irresistible.

Pound was known for his loyalty to friends. Although he had many companions besides Hemingway—among them William Butler Yeats, James Joyce, T.S. Eliot, Marianne Moore, Robert McAlmon, Gertrude Stein, e.e. cummings, Pablo Picasso, Wyndham Lewis, T.E. Hulme, William Carlos Williams, Walter Morse Rummel, Ford Madox Ford, Jean Cocteau, and Malcolm Cowley—Hemingway arguably did more than the others to reciprocate Pound’s favors, at least during the Paris years when he promoted Pound as Pound promoted others.

Pound was aware of Hemingway’s talent for publicity: he and Hemingway had combined their genius to promote Eliot’s The Waste Land. Hemingway introduced Pound to William Bird, an American reporter who arranged to publish an autobiographical piece about Pound’s childhood. Bird was instrumental to the eventual publication of Pound’s A Draft of XVI Cantos. Pound, for his part, secured for Hemingway a position as assistant editor of The Transatlantic Review. Their relationship matured into something symbiotic and mutually beneficial.

EH-flinte.jpg

Pound edited Hemingway’s work, stripping his prose of excessive adjectives. Hemingway remarked that Pound had taught him “to distrust adjectives as I would later learn to distrust certain people in certain situations.” Unlike, say, Conrad Aiken or Robert Frost, who resisted Pound’s editing, Hemingway acquiesced to Pound’s revisions. In exchange, Hemingway taught Pound how to box. He acknowledged that the scraggly Pound had “developed a terrific wallop” and had “come along to beat the hell wit the gloves.” Hemingway worried that “I will get careless and [Pound] will knock me for a row of latrines.” He even treated Pound to a night at the prizefights to brighten Pound’s spirits as Pound battled various illnesses.

Pound, however, grew disillusioned with Paris, where his friends were gravitating toward socialism and communism. Paris, he decided, was not good for his waning health. Hemingway himself had been in and out of Paris, settling for a short time in Toronto. In 1923, accompanied by their wives, Pound and Hemingway undertook a walking tour of Italy. The fond memories of this rejuvenating getaway inspired Pound to return to Italy with his wife Dorothy Shakespear in 1924. They relocated, in 1925, to a picturesque hotel in Rapallo, a beautiful sea town in the province of Genoa, on the bright blue Tigullio Gulf.

Pound found the weather in Rapallo to be soothing and agreeable. It was Hemingway who had first recommended this scenic spot, having visited Sir Max Beerbohm there years before. Hemingway’s tales of the sunshine, swimming, tennis, and other outdoor activity in Rapallo appealed to Pound, who fancied himself an athlete. The fact that his mistress Olga frequented Italy—where her father owned a house—made Rapallo all the more desirable, as did Dorothy’s seeming willingness to share her husband with his lover.

OR-ep.jpg

Olga Rudge

The friendship remained intact as Pound settled into Rapallo. About to vacate Europe for Key West, Hemingway dashed off a missive to Pound that began “Dear Duce” and then boasted about how Papa, as people had begun to call Hemingway, was “going to know everything about fucking and fighting and eating and drinking and begging and stealing and living and dying.” Gradually, though, the Pound-Papa gulf widened.

The move to Italy also effectively terminated Pound’s glory years in Paris, about which Hemingway wrote affectionately:

So far we have Pound the major poet devoting, say, one fifth of his time to poetry. With the rest of his time he tries to advance the fortunes, both material and artistic, of his friends. He defends them when they are attacked, he gets them into magazines and out of jail. He loans them money. He sells their pictures. He arranges concerts for them. He writes articles about them. He introduces them to wealthy women. He gets publishers to take their books. He sits up all night with them when they claim to be dying and he witnesses their wills. He advances them hospital expenses and persuades them from suicide. And in the end a few of them refrain from knifing him at the first opportunity.

This last line is both teasing and fitting because there was, in fact, at least one assailant in Paris who didn’t refrain: a man who attempted to stab Pound at a dinner party hosted by the surrealists.

Hemingway guessed that Pound might stay in Italy “sometime” even if he took “no interest in Italian politics.” Hemingway was right about Pound’s love for Rapallo but wrong about his political affinities. More than anything else, Italian politics—and the rise of fascism—damaged Hemingway’s regard for Pound, who became a zealous supporter of Mussolini and a reckless trafficker in conspiracy theories.

Hemingway grumbled that if Pound “actually and honest to God … admire[d] and respect[ed] … [Mussolini] and his works [then] all I can say is SHIT.” Hemingway, true to character, remained manfully playful, stating, “I will take practical steps by denouncing you here in Paris as a dangerous anti-fascist and we can amuse one another by counting the hours before you get beaten up in spite of your probity—which in such a fine country as it must be would undoubtedly save you.” Such slight criticisms may have been colored with a lighthearted tone, but the disapproval was plain.

When Hemingway and Guy Hickock visited Pound in northern Italy in 1927, Pound was living in self-imposed exile. Hemingway had recently converted to Catholicism and was enjoying renewed fame after the publication of The Sun Also Rises. He divorced and remarried that year, offering Hadley a portion of the profit from The Sun Also Rises as part of their divorce. Pound, meanwhile, was immersing himself in political theories that likely baffled Hemingway as much as they angered him.

EP-rapp.jpg

Shortly after the stock-market crash in 1929 and the onset of a worldwide economic crisis, Pound took to writing in Italian. Mussolini’s March on Rome had occurred seven years earlier, and since then he had assumed dictatorial control of Italy, suppressed opposition parties, and built a police state. Pound was enthralled. He met Mussolini in 1933, peddling strange monetary schemes to the fascist leader.

In 1933 Pound and Hemingway exchanged letters that highlighted their diverging attitudes toward Mussolini, fascism, and government. Pound, who’d embraced wild and polemical speculations about the economic theories of the American Founders—Jefferson in particular—began to decry capitalism and taxation while celebrating fiat currency and a convoluted system of state central planning. “Since when are you an economist, pal?” Hemingway mocked. “The last I knew you you were a fuckin’ bassoon player.” Hemingway offered Pound some money, sensing that money was needed, but Pound declined it.

Pound was now enamored with Il Duce; Hemingway was furious. Hemingway hated government, he told Pound, and preferred organized anarchism and masculine sport to statist ideology. Hemingway saw through Pound’s charlatanic flourishes and economic fallacies and accused Pound, quite rightly, of lacking clarity. Yet Pound’s admiration for Hemingway’s work did not diminish, and Pound, ever devoted, included Hemingway in an anthology that he was then editing.

Possibly the last time Pound and Hemingway saw each other, they were having dinner with Joyce on a warm summer night in Paris. Pound allegedly bloviated about economics and the decline of art and European civilization, and Hemingway and Joyce feared that Pound had gone mad. The date and details of the dinner are a matter of debate, as is the veracity of any account of that evening. But one thing is certain: Hemingway was frustrated with Pound’s embrace of Italian fascism. By the time Pound voiced support for Franco in the Spanish Civil War, putting him once again at odds with Hemingway, their once thriving friendship had deteriorated beyond repair.

The falling out was no secret, and other writers took sides. William Carlos Williams wrote to Pound in 1938, saying, “It is you, not Hemingway, in this case who is playing directly into the hands of the International Bankers.” Hemingway conveyed his concerns about Pound to their friend Archibald MacLeish:

Thanks for sending the stats of Ezra’s rantings. He is obviously crazy. I think you might prove he was crazy as far back as the latter Cantos. He deserves punishment and disgrace but what he really deserves most is ridicule. He should not be hanged and he should not be made a martyr of. He has a long history of generosity and unselfish aid to other artists and he is one of the greatest living poets. It is impossible to believe that anyone in his right mind could utter the vile, absolutely idiotic drivel he has broadcast. His friends who knew him and who watched the warpeing [sic] and twisting and decay of his mind and his judgement [sic] should defend him and explain him on that basis. It will be a completely unpopular but an absolutely necessary thing to do. I have had no correspondence with him for ten years and the last time I saw him was in 1933 when Joyce asked me to come to make it easier haveing [sic] Ezra at his house. Ezra was moderately whacky then. The broadcasts are absolutely balmy. I wish we could talk the whole damned thing over. But you can count on me for anything an honest man should do.

Hemingway was referring to Pound’s notoriety as a propagandist for radio and newspaper during the Second World War.  When he received transcripts of Pound’s radio broadcasts, he surmised that Pound was “obviously crazy” for espousing such “vile, absolutely idiotic drivel.” Pound was a “crazy … and harmless traitor,” Hemingway concluded, and an “idiot” with a “distracted mind” who “ought to go to the loony bin.” And that’s precisely where Pound ended up: He was admitted to St. Elizabeth’s Hospital in Washington, DC, in 1945.

EP-WL.jpg

Pound’s friends put their reputations at stake to help him. MacLeish, expressing both love and admonition, dashed off these words in a missive to Pound:

… your information is all second-hand and distorted. You saw nothing with your own eyes. And what you did see—Fascism and Nazism—you didn’t understand: you thought Musso belonged in Jefferson’s tradition and God knows where you thought Hitler belonged. I think your views of the history of our time are just about as wrong as views can be. But I won’t sit by and see you held in confinement because of your views. Which is what is really happening now. I am doing what I am doing partly because I revere you as a poet and partly because I love this Republic and can’t be quiet when it violates its own convictions.

MacLeish helped to orchestrate Pound’s release from St. Elizabeth’s, drafting a letter to the government on Pound’s behalf that included Hemingway’s signature, along with those of Robert Frost and T.S. Eliot. A year later Hemingway provided a statement of support for Pound to be used in a court hearing regarding the dismissal of an indictment against Pound.

Hemingway, who was now living in Cuba, did little else to help Pound. More for practical reasons than personal conviction, Hemingway, who was himself targeted by the American government, refused to sign a petition of amnesty for Pound. The petition had been Olga’s idea, and Hemingway didn’t believe the American people would rally behind the desperate pleas of an adulterous lover. Hemingway never visited Pound at St. Elizabeth’s, but he did tell Pound, via Dorothy, that he had read and enjoyed The Pisan Cantos. And when he won the Nobel Prize in 1954, Hemingway announced that the year was good for releasing poets, a not-so-slight reference to his old friend.

Hemingway awoke on the morning of July 2, 1961, put a 12-gauge, double-barreled shotgun to his head, and, alone in the foyer of his home, blew his brains out. He was 61. Pound’s friends and family didn’t tell him about Hemingway’s death, but a careless nurse did, and Pound reacted hysterically. The older of the two, Pound, at 72, was free from St. Elizabeth’s, where he’d spent 12 solemn years. He had returned to his beloved Italy to finish out his long and full life. In the autumn of 1972, he died peacefully in his sleep in Venice, the day after his birthday, which he’d spent in the company of friends.

Allen Mendenhall is an associate dean at Faulkner University Thomas Goode Jones School of Law and executive director of the Blackstone & Burke Center for Law & Liberty.

ezra pound grave-turismo lett.jpg

L’histoire de Neutral-Moresnet

NM-1.jpg

Matthias Hellner :

C’était le plus petit pays du monde, il y a cent ans

L’histoire de Neutral-Moresnet

Après les guerres napoléoniennes et les bouleversements que l’Empereur des Français avait imposés à l’Europe, les vainqueurs ont décidé de refaire la carte du continent. Au Congrès de Vienne, les territoires d’Europe furent redistribués : de nouvelles frontières furent tracées, tout en tenant compte d’une nécessité, celle d’assurer un équilibre entre les puissances. Dans la foulée de ce travail de réorganisation continentale, une curiosité est sortie des cogitations des diplomates : ce fut la naissance du plus petit pays du monde et de l’histoire européenne. Son existence s’est étendue sur environ 103 ans. Ce pays minuscule était le « Neutral-Moresnet », Moresnet-Neutre, un petit village situé à environ sept kilomètres au sud-ouest d’Aix-la-Chapelle (Aachen), entre la Rhénanie, province prussienne, arrondissement d’Aix-la-Chapelle et le Royaume-Uni des Pays-Bas. On ne savait pas à l’époque que faire de ce petit bout de territoire (344 hectares ou 3,4 km2, 256 habitants et quelque 50 maisons). Prussiens et Néerlandais ne s’étaient pas mis d’accord pour une raison bien simple : la commune recelait des gisements de calamine (ndt : d’où son nouveau nom en langue française : « La Calamine »). Ce minéral, proche du zinc, servait à fabriquer du laiton. A l’état natif, ce métal était particulièrement apprécié parce qu’il était léger et inoxydable. Moresnet (La Calamine) possédait ainsi le plus grand gisement de calamine de toute l’Europe occidentale. Pour cette raison, tant la Prusse que le Royaume-Uni des Pays-Bas revendiquaient la possession de ce village.

vierlaenderblick.jpg

Aucun des deux Etats ne souhaitait laisser Moresnet à l’autre. De surcroît, le Congrès de Vienne n’avait pas très bien défini le tracé des nouvelles frontières dans la région. Prussiens et Néerlandais décidèrent alors de signer un traité d’Etat en 1816, qui réglait la question à l’amiable et de manière très originale. Cet accord eut pour résultat de faire émerger sur la carte un petit pays de forme triangulaire, entre le Moresnet belgo-néerlandais et le Moresnet prussien. Le territoire était administré par deux « commissaires gouvernementaux », un Néerlandais et un Prussien. Après 1830, quand les provinces catholiques belges se séparèrent des provinces protestantes du Nord et que la Belgique acquit ainsi son indépendance, le commissaire néerlandais fut remplacé par un commissaire belge. Mais rien ne changea : le statu quo s’est maintenu.

NM-22.jpg

Le territoire de Neutral-Moresnet connut un véritable boom économique à partir de 1837, année où la société des mines dites de la « Vieille Montagne » fut créée afin d’exploiter les gisements de calamine. En 1857, Neutral-Moresnet avait pris de l’ampleur et comptait désormais 304 maisons. Le nombre d’habitants avait décuplé et était alors de 2572 âmes. En 1914, on avait atteint le chiffre de 4668 habitants.

belgiummoresnet.jpgNeutral-Moresnet ne connaissait ni tribunal ni élections ni service militaire : pour autant, l’anarchie n’y régnait pas. L’ordre y était maintenu par des policiers belges et prussiens qui avaient l’autorisation, si cela s’avérait nécessaire, de franchir la frontière pour cueillir des délinquants. La Belgique et la Prusse se partageaient la masse fiscale. Il n’y avait aucune taxe sur les importations et les exportations, ce qui avantageait la contrebande. Le village disposait de trois gares : Hergenrath pour les grandes lignes qui reliaient Liège à l’Allemagne ; une gare cul-de-sac qui avait, elle, un statut de neutralité et qui s’étendait sur quelques centaines de mètres au-delà de la zone neutre ; enfin, une troisième gare en direction de Moresnet sur la ligne Tongres/Aix-la-Chapelle. L’entreprise qui donnait du travail était pour l’essentiel la société des mines. Elle ne négligeait pas le bien-être des travailleurs qui bénéficiaient de temps libres, largement encouragés. Des chœurs et des orchestres de mineurs furent créés ainsi que pas moins de sept associations de « Schützen », une société de pêcheurs et plusieurs sociétés de carnaval. La densité des bistrots y était inégalée. Quand éclate la première guerre mondiale, le petit territoire de Neutral-Moresnet est immédiatement occupé par les armées du Kaiser mais reste, du moins sur le plan formel, administré conjointement par les Belges et les Prussiens. Le Traité de Versailles donne le territoire à la Belgique et s’appelle désormais « Kelmis » (en allemand et en néerlandais) et « La Calamine » (en français). Il s’était appelé « Kalmis » jusqu’en 1972.

Matthias Hellner.

(article paru dans « zur Zeit », Vienne, n°18/2017 – http://www.zurzeit.at ).

Zink-Reybroeck.jpg

Un article du Spiegel sur « Neutral-Moresnet »

Dans son édition n°17/2017, le célèbre hebdomadaire de Hambourg, Der Spiegel, a consacré trois pages à deux romans néerlandais, récemment traduits en allemand, et consacré à l’histoire de la petite zone neutre de Moresnet. Il s’agit de Zink de David Van Reybrouck, de nationalité belge, et de Niemands Land de Philip Dröge, de nationalité néerlandaise. Van Reybrouck imagine la vie agitée d’un habitant de la localité. Non sans avoir décrit l’incroyable liberté  et la joie de vivre qui régnaient dans le patelin, tout au long du 19ème siècle.

Droege.jpgAinsi arrive dans cet eldorado de la calamine une certaine Maria Rixen, servante allemande engrossé par son patron. Elle y cherche le bonheur, refuse l’exclusion qu’un siècle encore très pudibond inflige aux filles-mères en Prusse protestante. Elle accouche d’un garçon, confié, comme le veut l’époque, à une famille d’accueil : le petit Joseph Rixen est débaptisé dans la pratique car la maisonnée compte déjà un petit Joseph. On l’appelle Emile Pauly. Un gamin à double identité. En 1914, il devient allemand. En 1919, belge. En 1923, l’armée belge l’appelle comme conscrit. Il doit aller occuper la Ruhr. En 1940, il redevient allemand et est incorporé dans la Wehrmacht, encaserné dans la même caserne qu’il occupait à Krefeld sous l’uniforme belge. Il se sent belge, baptise son septième fils « Léopold », en l’honneur du roi. Il déserte mais est arrêté par des résistants qui le traitent en ennemi. Une belle région qui a été tiraillée entre trois pays. Aujourd’hui existe une structure européenne nommée l’Euroregio qui regroupe les provinces belges de Limbourg et de Liège, l’arrondissement d’Aix-la-Chapelle/Düren et la province néerlandaise du Limbourg (avec Maastricht), ce qui englobe tout le territoire de la « communauté germanophone de Belgique (Eupen, Saint-Vith et Malmédy). Les destins personnels au cours du 20ème siècle sont souvent complexes et peuvent servir de matière à des romans poignants. On aurait espéré plus de biographies personnelles. En effet, que n’ai-je pas entendu de récits trop fragmentaires de tel résistant (qui se germanisera après la guerre en épousant une belle Rhénane), de tel « malgré-lui » expédié en Russie, en France ou en Norvège, de tel Aixois d’origine wallonne mais de nationalité allemande, du prisonnier allemand devenu, contraint et forcé, mineur en pays liégeois (et qui a voulu y rester), de cet adjudant de carrière wallon qui a décidé de finir ses jours en Rhénanie car la vie y est plus conviviale, d’un Verviétois de mère allemande et de père wallon engagé sur le front russe, de tel Volksdeutsche habitant Liège ou natif de la Cité ardente qui ne saura pour qui opter, etc. Nos deux auteurs ont un message : revenir aux temps joyeux de Neutral-Moresnet.

dimanche, 07 mai 2017

Réponses de l'écrivain Mike Kasprzak au questionnaire de la Nietzsche académie

mike-kasprzak.jpg

Réponses de l'écrivain Mike Kasprzak au questionnaire de la Nietzsche académie

Mike Kasprzak est l'auteur du roman d'inspiration nietzschéenne "En guerre dès le matin" aux éditions 5 sens (https://catalogue.5senseditions.ch/fr/fiction-48/101-en-...

Ex: http://nietzscheacademie.over-blog.com

Nietzsche académie - Quelle importance a Nietzsche pour vous ?

Mike Kasprzak - Nietzsche a été un révélateur. J'ai découvert Nietzsche vers la vingtaine, et j'ai été alors plein d'interrogations. Il y avait en moi énormément de germes d'idées qui ne trouvaient pas de réponse dans le monde extérieur. Qui ne trouvaient pas d'écho. Qui étaient en dissonance complète avec ce que je pouvais observer. Et j'ai découvert Nietzsche. Il a alors été ce révélateur. Voire même plus, un confirmateur, pour ne pas dire un affirmateur. Il a été la confirmation, l'alibi à ces interrogations. Non je me trompais pas. J'étais simplement en dehors du monde, de ce monde, et je ne le savais pas. Lire Nietzsche m'a confirmé dans mes idées. Pour revenir à l'auteur en lui même, philosophiquement, Nietzsche a pour moi une importance fondamentale par le fait qu'il est un est des philosophes les plus pragmatiques. Et la philosophie se doit d'être pragmatique, elle doit apporter des réponses directes et concrètes à la vie, la condition humaine, et Nietzsche est sans aucun doute celui qui s'en approche le plus.

N.A. - Être nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?

M.K. - Bien que le terme « nietzschéen » soit bien souvent décrié, on peut tout de même essayer de lui en donner une définition. Être nietzschéen signifie être en accord avec les préceptes nietzschéens, et, bien que l'on qualifie souvent Nietzsche d’anti-système, en analysant sa philosophie, on peut extraire quelque chose de systématique en elle. Ce système c'est avant tout la déconstruction des mythes, des idoles. La dispersion des mensonges et des illusions. La philosophie nietzschéenne agit avant tout comme un prisme, un prisme qui disperse la lumière blanche pour faire apparaître l'ensemble du spectre visible. Il en est de même avec les faits, les interprétations, les morales. Être nietzschéen c'est lire les faits, les actes, à travers un prisme. La lumière du réel n'est plus simplement blanche, opaque, confuse, elle nous apparaît distincte, discrète, sincère, identifiable et démystifiée. Être nietzschéen, signifie donc, en partie, savoir observer le réel dans tout sa crudité. C'est observer les entrailles du réel. Pour savoir ce que cela veut dire, pour savoir quels sont ces mensonges, ces illusions, il faut lire Nietzsche lui-même.

MK-guerre61189.jpg

N.A. - Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?

M.K. - Pour une introduction à Nietzsche, je dirais « Crépuscule des idoles », qui est accessible, condensé, et fulgurant. Une bonne entrée en la matière. De la dynamite. Sinon pour une étude plus en profondeur, je pense que le duo « Généalogie de la morale » et « Par delà bien et mal » sont des lectures indispensables. Je garde « Ainsi parlait Zarathoustra » pour les lecteurs assidus, je ne pense pas qu'il soit recommandable à une personne qui souhaite découvrir Nietzsche. Certains livres pré-Zarathoustra peuvent aussi être une entrée en matière intéressante, comme Le Gai Savoir ou Aurore.

N.A. - Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?

M.K. - Si l'on considère la droite et la gauche actuelle française, ni l'un ni l'autre. Malgré tout, si l'on veut essayer de placer Nietzsche sur l'échiquier politique, ce qui est certain c'est que Nietzsche ne serait pas à gauche. Son refus de la démocratie, de l'égalité imposée à tous les hommes, entre autre, font qu'il ne peut pas être à gauche. Cela dit il n'est pas non plus fondamentalement à droite, en précisant en peu plus, Nietzsche serait plutôt du côté des anarchistes de droite, voir même des anarchistes individualistes. La question reste compliquée mais ce qui est sûr c'est qu'il n'est pas de gauche.

N.A. - Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?

M.K. - On retrouve du Nietzsche (pour tout un tas de raisons), chez : Hamsun, notamment avec Faim et Mystères, Strindberg, avec Au bord de la vaste mer, Dostoïevski par moments (voir le personnage de Raskolonikov), Calaferte, Hemingway par moment, Julius Evola, Pierre Drieu de la Rochelle, Fante et Bukowski également, et j'en oublie sûrement beaucoup.

N.A. - Pourriez-vous donner une définition du surhomme ?

M.K. - Question difficile tant cette notion a été peu abordée par Nietzsche, mais qui lui confère une espèce de mythe, de place centrale, alors que le surhomme n'est finalement que la pointe de l'iceberg de la philosophie nietzschéenne. Le surhomme c'est premièrement, comme l'indique son article défini « le », l'homme seul. Non pas forcément seul socialement, mais seul face à ses choix, face à ses actes, faces à ses responsabilités et face à son destin. Ensuite le surhomme, c'est l'homme qui affirme,l'homme qui dit oui. C'est un homme qui agit, qui recherche ce que Nietzsche nommait la Volonté de puissance, qui s'en abreuve et s'en épanouit. C'est aussi le sens de la Terre, et en cela le sens de la Vie, c'est l'homme qui accepte sa condition d'être mortel, son destin de mortel, et la souffrance l'accompagnant. C'est l'homme qui finalement accepte de se dire que tout lui est favorable. Le bon comme le mauvais. C'est finalement un homme qui aime et qui aime aimer.

N.A. - Votre citation favorite de Nietzsche ?

M.K. - « Plus nous nous élevons et plus nous paraissons petits à ceux qui ne savent pas voler. » Aurore.

LE PARIS DE CÉLINE par David ALLIOT (2017)

celinechoiseul68-640x480-horz.jpg

LE PARIS DE CÉLINE par David ALLIOT (2017)

vendredi, 28 avril 2017

Gustave Flaubert et notre eschatologie française

Gustave-Flaubert_1645.jpeg

Gustave Flaubert et notre eschatologie française

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org 

Lire la correspondance de Flaubert, c’est comme visiter ce beau pays qu’on ne connaissait que par les films ou les cartes postales. C’est le découvrir lui par-delà des personnages et des histoires. Même le style est mieux, qui échappe aux aigres remarques de notre Roland Barthes. Un mot revient : assommant, un autre : ennui. Tout est vain, tout est mort, tout a été, comme dira Nietzsche.

Commençons par la bonne femme. Il n’y va pas avec le dos de cuiller Flaubert, d’autant qu’Istanbul est déjà saturé de tourisme.

« La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme.

Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d'occupations où tourne son existence.

Quant à la jouissance physique, elle-même doit être fort légère puisqu'on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton, siège d'icelle. »

La suite avec Chesterton et son évocation du féminisme.

Après il s’énerve avec notre paysan à la française, et il annonce notre condition de zombies du présent perpétuel (Hegel, Kojève, Debord). C’est que la race est partie, évanouie, comme dira à la même époque Mallarmé, de vingt son cadet (à Flaubert, pas au paysan), dans Igitur :

« Tout cela est assommant. Quelle basse crapule aussi que tous ces paysans ! Oh ! la race, comme j'y crois ! Mais il n'y a plus de race ! Le sang aristocratique est épuisé ; ses derniers globules, sans doute, se sont coagulés dans quelques âmes.

Si rien ne change (et c'est possible), avant un demi-siècle peut-être l'Europe languira dans de grandes ténèbres et ces sombres époques de l'histoire, où rien ne luit, reviendront. »

Lisait-il Gobineau ? Puis vient le petit rêve comme toujours chez Flaubert. C’est le syndrome saint-Julien :

« Alors quelques-uns, les purs, ceux-là, garderont entre eux, à l'abri du vent, et cachée, l'impérissable petite chandelle, le feu sacré, où toutes les illuminations et explosions viennent prendre flamme. »

On parlait de zombies. Avant de mourir, les purs devront saluer les tombeaux (avec les touristes) ?

« Je ferai comme ceux qui, avant de partir pour un long voyage, vont dire adieu à des tombeaux chers. »

L’Alhambra, le Taj Mahal, on le sait, c’est bourré et pollué. Et aussi tout est remplacé, même mon généralife.

Et comme on parlait des paysans :

« Ils écoutaient sans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu’on diminuât les impôts. »

Mais je triche, c’est dans Bouvard.

GF-memfou.jpgAvant Bloy et son âme d’empereur, Flaubert comprend Napoléon (ce génie incompris) et il envoie promener Lamartine, ce « couillon qui n’a jamais pissé que de l’eau claire » :

« J'ai lu avant−hier, dans mon lit, presque tout un volume de l'Histoire de la Restauration de Lamartine (la bataille de Waterloo). Quel homme médiocre que ce Lamartine ! Il n'a pas compris la beauté de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les myrmidons qui l'écrasent. Rien d'ému, rien d'élevé, rien de pittoresque. Même Alexandre Dumas eût été sublime à côté. »

Car Lamartine c’est déjà du Hollande avec du style (attention que pour Joyce, Graziella est le meilleur récit en prose de notre langue) et des dettes. Thoreau dit qu’on peut très bien vivre sans savoir que la révolution a eu lieu – ou le bombardement en Syrie. Flaubert est d’accord, et cela donne :

« J'ai eu aujourd'hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a vingt−cinq ans et est Française, ne savait pas que Louis−Philippe n'était plus roi de France, qu'il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l'intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu'un triple imbécile. C'est comme cette femme qu'il faut être. »

Oui, il faut être. Etre informé (ou infirmé) c’est ne pas être.
Mais restons polémique avec cette humanité moderne abrutie qui l’exaspère à chaque instant ; elle gesticule, elle bouffe, elle voyage, elle communique, elle réagit. Et en plus elle s’aime :

« C'est une chose curieuse comme l'humanité, à mesure qu'elle se fait autolâtre, devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant son enthousiasme compensent par leur quantité le peu d'inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se prosternait jadis. Ô socialistes ! C'est là votre ulcère : l'idéal vous manque et cette matière même, que vous poursuivez, vous échappe des mains comme une onde. L'adoration de l'humanité pour elle-même et par elle-même (ce qui conduit à la doctrine de l'utile dans l'Art, aux théories de salut public et de raison d'état, à toutes les injustices et à tous les rétrécissements, à l'immolation du droit, au nivellement du beau), ce culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le calembour), et il n'y a sorte de sottises que ne fasse et qui ne charme cette époque si sage. »

Après il fait une énumération tordante à la Rabelais, ce bon docteur qu’il adorait. Les slogans politiques se mêlent dans l’accumulation bédouine de nos adorations modernes, dans ce catalogue Wal-Mart de nos consommations chafouines :

« Car la canaillerie n'empêche pas le crétinisme. J'ai déjà assisté, pour ma part, au choléra qui dévorait les gigots que l'on envoyait dans les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer, à Gaspar Hauser, au chou colossal, orgueil de la Chine, aux escargots sympathiques, à la sublime devise «liberté, égalité, fraternité», inscrite au fronton des hôpitaux, des prisons et des mairies, à la peur des Rouges, au grand parti de l'ordre ! Maintenant nous avons «le principe d'autorité qu'il faut rétablir». J'oubliais les «travailleurs», le savon Ponce, les rasoirs Foubert, la girafe, etc. Mettons dans le même sac tous les littérateurs qui n'ont rien écrit (et qui ont des réputations solides, sérieuses) et que le public admire d'autant plus, c'est-à-dire la moitié au moins de l'école doctrinaire, à savoir les hommes qui ont réellement gouverné la France pendant vingt ans. »

Un autre qui rigole bien avec le sujet à cette époque est Dostoïevski (né la même année). C’est dans le Crocodile (voyez mon livre) :

« Qu’importe que la pitié aille à un mammifère ou à l’autre ? N’est-ce pas à l’européenne ? On y plaint aussi les crocodiles, en Europe ! Hi ! hi ! hi ! »

Les crocodiles on les plaint en Europe, mais pas les chrétiens d’Irak ou de Syrie.

Du coup notre doctrinaire en devient aristocrate. A ce propos revoyez en DVD – faute de mieux – le plaisir de Dieu et notre cher duc de Plessis-Vaudreuil, le seul personnage estimable de la télé française avec Nounours. Le premier épisode de cette eschatologique série (la préférée de mon ami Jean Phaure) montrait la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le dernier la séparation de la France et de l’Histoire. Bernanos vers 1945 :

« Aujourd'hui même les journaux nous apprennent la nouvelle que la langue française ne sera pas considérée à San Francisco comme une langue diplomatique. Nos représentants devront donc faire traduire leurs discours en anglais, en espagnol ou en russe. Nous voilà loin du temps où l'Académie de Berlin proposait son fameux sujet de concours “Les raisons de la supériorité de la langue française” ».

Mais laissons Flaubert s’exprimer :

« Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé !

Sans que j'aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et (bien) que la vie, pour moi, n'ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. »

Flaubert voit le patriotisme municipal disparaitre (comme Tocqueville), la fierté de libertés municipales aussi (Bernanos toujours) et le néant humanitaire de nos champions des Droits de l’Homme se poindre.

« Il fut un temps où le patriotisme s'étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s'est élargi avec le territoire (à l'inverse des culottes : c'est d'abord le ventre qui grossit).

Maintenant l'idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l'humanitarisme (si l'on peut s'exprimer ainsi). »

Ce n’est pas qu’il ait eu de grandes aspirations passéistes non plus (qu’il dit) :

flaubert.jpg« Je crois que plus tard on reconnaîtra que l'amour de l'humanité est quelque chose d'aussi piètre que l'amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le beau. Le comble de la civilisation sera de n'avoir besoin d'aucun bon sentiment, ce qui s'appelle. »

 Mais voici le néant qui s’approche et qui n’a d’ailleurs rien de mallarméen, celui de Maastricht, de la théorie du genre, et du reste :

« La France a été constituée du jour que les provinces sont mortes, et le sentiment humanitaire commence à naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps où quelque chose de plus large et de plus haut le remplacera, et l'homme alors aimera le néant même, tant il s'en sentira participant. »

Puis il résume l’histoire de France récente, et notre condamnation au présent permanent, devinée par Kojève, Hegel ou par Cournot :

« 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien, qu'une tourbe canaille et imbécile. »

Après c’est l’art pour tous et tout pour tous. Sur 1851 lire et relire le Dix-Huit Brumaire de Karl Marx, sans oublier les Châtiments quand même (les allusions à Fould…).

« Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. L'égalité sociale a passé dans l'esprit. On fait des livres pour tout le monde, de l'art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L'humanité a la rage de l'abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d'elle. »

Encore un peu d’allusion à Julien (le guerrier, le chasseur) pour survivre à tout cela :

« Je pense à de grandes chasses féodales, à des vies de château. Sous de larges cheminées, on entend bramer les cerfs au bord des lacs, et les bois frémir. »

Une petite claque contre Balzac. C’est Proust qui dira qu’il était bas, Balzac (« Je ne parle pas de la vulgarité de son langage… »). Il le cogne encore mieux que dans Bouvard et Pécuchet :

« Les héros pervers de Balzac ont, je crois, tourné la tête à bien des gens. La grêle génération qui s'agite maintenant à Paris autour du pouvoir et de la renommée a puisé, dans ces lectures, l'admiration bête d'une certaine immoralité bourgeoise à quoi elle s'efforce d'atteindre. J'ai eu des confidences à ce sujet. Ce n'est plus Werther ou St-Preux que l'on veut être, mais Rastignac ou Lucien de Rubempré. »

Après les Rastignac de Prisunic en prennent un peu plus dans la lampe comme on dit :

« D'ailleurs tous ces fameux gaillards pratiques, actifs, qui connaissent les hommes, admirent peu l'admiration, visent au solide, font du bruit, se démènent comme des galériens, etc., tous ces malins, dis-je, me font pitié, et au point de vue même de leur malice, car je les vois sans cesse tendre la gueule après l'ombre et lâcher la viande. »

Un peu de Jésus (Flaubert est notre dernier mystique), celui qui vint s’écraser nu contre Julien au moyen âge et qu’il invite ici à déblayer le terrain des supermarchés et des salles de change :

« Oh Jésus, Jésus, redescends donc pour chasser les vendeurs du temple ! Et que les lanières dont tu les cingleras soient faites de boyaux de tigre ! Qu'on les ait trempées dans du vitriol, dans de l'arsenic ! Qu'elles les brûlent comme des fers rouges ! Qu'elles les hachent comme des sabres et qu'elles les écrasent comme ferait le poids de toutes tes cathédrales accumulées sur ces infâmes ! »

Ailleurs, comme Gautier dans son poème sur le peintre espagnol Ribera (il adore Gautier, et aussi Leconte d’ailleurs, et comme il a raison !), il explique pourquoi l’on souffre.

« Chose étrange, à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est−à−dire la faculté de souffrir. Souffrir et penser seraient−ils donc même chose ? Le génie, après tout, n'est peut−être qu'un raffinement de la douleur, c'est−à−dire une plus complète et intense pénétration de l'objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l'Humanité qu'il sentait comprise en lui. »

Gautier disait cela je crois (je récite de mémoire avec un trémolo dans la voix) :

« Les plus grands cœurs, hélas, ont les plus grandes peines !

Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs…

Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines ! »

Mais aujourd’hui c’est tout le monde démocratique qui souffre. Alors on prend des médicaments et surtout des congés-maladie.

Cousin Nietzsche s’amusera aussi avec son dernier homme :

« Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. »

Il est fort ce Nietzsche. Lui est vraiment mort en génie – en embrassant un cheval.

Encore un petit coup contre les humanitaires :

« Le seul moyen de vivre en paix, c'est de se placer tout d'un bond au-dessus de l'humanité entière et de n'avoir avec elle rien de commun, qu'un rapport d'œil. Cela scandaliserait les Pelletan, les Lamartine et toute la race stérile et sèche (inactive dans le bien comme dans l'idéal) des humanitaires, républicains, etc. Tant pis ! Qu'ils commencent par payer leurs dettes avant de prêcher la charité, par être seulement honnêtes avant de vouloir être vertueux. La fraternité est une des plus belles inventions de l'hypocrisie sociale ».

Que faire ? Se consoler bien sûr. La musique avec Schopenhauer (il en parle trop bien) et Bruckner (l’adagio de la septième !) et puis le plus grand des (Trois) contes :

GFcandidat.jpeg« Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d'une colline. »

C’est joli cela, aussi :

« Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach. »

Et voyez cette phrase pas très ratée enfin :

« Julien accourut à son aide détruisit l'armée des infidèles, assiégea la ville, tua le calife, coupa sa tête, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. »

C’est Borges qui dit que Flaubert a inventé le roman avec Bovary et qu’il l’a liquidé avec Bouvard et Pécuchet ; il y en a depuis qui jouent aux écrivains.

« El hombre que con Madame- Bovary forjó la novela realista fue también el primero en romperla.”

Littérature moderne ! Avant Flaubert il n’y avait rien, et après il n’y a plus eu grand-chose (Hermann Broch et son Virgile peut-être ?). Plus exactement : il n’y avait besoin de rien avant, et il n’y eut plus besoin de grand-chose (de notre Ada, peut-être ?).

Tiens, un peu de Flaubert pour quelque Sainte Célébration à venir :

« Alors le Lépreux l'étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d'étoiles ; ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé ; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait ; et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel. »

Les bonnes sources

Nicolas Bonnal – Chroniques culturelles et politiques (1, 2, 3 et bientôt 4) ; Dostoïevski et la modernité occidentale (sur ma page amazon.fr) ; le voyageur éveillé (Les Belles Lettres)

Jorge-Luis Borges – Discussion

Fiodor Dostoïevski – Le crocodile (Gutenberg.org) ; les possédés (ebooksgratuits.com)

Gustave Flaubert – Trois contes (ebooksgratuits.com) ; la légende de saint-Julien l’Hospitalier ; Correspondance (2ème série, 1850-1854, sur ebookslib.com).

Alphonse de Lamartine – Graziella (ebooksgratuits.com)

Stéphane Mallarmé - Igitur ou la Folie d’Elbehnon (wikisource.com)

Karl Marx – le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte

Frédéric Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (prologue)

Marcel Proust – Contre Sainte-Beuve

Arthur Schopenhauer – le monde comme volonté et comme représentation, pp.599-626

 (Numérisé par Guy Heff - www.schopenhauer.fr)

Henry Thoreau – Walden (If one may judge who rarely looks into the newspapers, nothing new does ever happen in foreign parts, a French revolution not excepted.) 

Bibliographie extra

Roland Barthes – Le degré zéro de l’écriture

Georges Bernanos – La France contre les robots

Léon Bloy – L’âme de Napoléon

Hermann Broch – La mort de Virgile

Nicolas Bonnal – Céline, la colère et les mots (Ed. Avatar)

Vladimir Nabokov – Ada

Gilbert Keith Chesterton – Heretics; What I saw in America (Gutenberg.org)

Théophile Gautier – Poèmes choisis (de mémoire)

Arthur de Gobineau – Essai sur les races humaines (sur uqac.ca)

Philippe Grasset – La Grâce de l’Histoire (éditions mols)

Victor Hugo – Les Châtiments

Alexis de Tocqueville – L’Ancien régime et la révolution

Télévision

Au plaisir de Dieu (1977) – de Robert Mazoyer, avec Jacques Dumesnil – Episode 1, les Inventaires (traditionnellement et incorrectement orienté) _ Episode 5, la déchirure (grand moment entre le duc et le général Von Stulpnagel, futur martyr du nazisme) ; Episode 6, le vent du soir (la fin du domaine et de la France au sens où l’entendent ceux qui ont une âme et une mémoire)

Editions Koba Films vidéo. Présentation de notre sympathique russe blanc Pierre Tchernia, qui rappelle que quinze millions de Français suivaient alors cet outrage télévisuel à la modernité républicaine, et que les bons Français donnaient du Monsieur le Duc à Notre Jacques Dumesnil dans la rue. Tout cela pourra-t-il renaître ?

Flaubert : « Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! »

jeudi, 27 avril 2017

Pensées sauvages de Henri-David Thoreau

thoreau-470x260.png

Livre

Pensées sauvages de Henri-David Thoreau

par Aristide Leucate

Ex: http://bvoltaire.fr 

Rafraîchissantes pensées sauvages, au seuil de nous-mêmes, à la racine de notre authenticité primordiale…

 

Et si la source de tous nos maux se trouvait précisément dans notre bannissement volontaire de la forêt ? À cette aune, nos lointains ancêtres peuvent être justement qualifiés de « sauvages », dont l’étymologie – du latin médiéval silvatica issu de silva, signifiant la forêt – nous rappelle l’origine de leur refuge primordial, après que leurs plus lointains aïeux eurent déserté grottes, cavernes et autres abris troglodytes.

Question incongrue à la tonalité sympathiquement utopiste pour certains – les plus bienveillants –, élucubration farouchement écolo et typiquement gaucharde pour les moins compréhensifs. Nous pourrions, alors, amicalement objecter, aux uns comme aux autres, la lecture vivifiante et néanmoins profonde des Pensées sauvages d’Henry David Thoreau (1817-1862). Le 4 juillet 1845, ce dernier fera sécession de ses contemporains en se retranchant dans les bois, au bord de l’étang de Walden, à quelques encablures de sa ville natale de Concord, Massachusetts. Son repli érémitique ne sera pas exclusif, néanmoins, de quelques retours professionnels et familiaux à la vie civile. Thoreau s’inscrit en contrepoint d’une Amérique entièrement tournée vers la conquête de nouveaux territoires, souvent au prix d’une désindigénisation aux allures violemment ethnocidaires.

Au sein du monde des lettres et de l’histoire des idées, Thoreau restera pour la postérité comme l’inventeur de la « désobéissance civile » à laquelle il consacrera un essai en 1849, après avoir purgé une courte peine de prison par suite de son refus de payer l’impôt en signe d’opposition à l’esclavage et à la guerre contre le Mexique. Il inspirera, en outre, l’écologisme radical et le courant décroissant, qui lui doivent le concept de « pauvreté volontaire ».

thoXL._SX335_BO1,204,203,200_.jpgSélectionnées et ordonnées par Michel Granger, professeur de littérature américaine à l’université Lyon 2 et spécialiste de Thoreau, les Pensées sauvages sont extraites de divers ouvrages du naturaliste, dont le fameux Walden ou la vie dans les bois. Au final, nous tenons entre les mains une remarquable anthologie dans laquelle chacun peut puiser, au gré de ses humeurs, de ses inspirations ou de ses centres d’intérêt, une réflexion aussi dense que stimulante sur notre rapport à la modernité. « Puissent ces idées “excitantes” qui vont à l’encontre de la doxa néolibérale et de l’optimisme de la techno-science être prises en compte pour nourrir la réflexion contemporaine », exhorte le professeur Granger en des termes qui font directement écho à la pensée de Jacques Ellul, de Bernard Charbonneau ou d’Ivan Illich.

Précurseur de l’abondance frugale, Thoreau plaide pour une vie simple (« La vie qui m’est proposée par la société est si artificielle et compliquée – étayée de tant de dispositifs précaires, sûrement vouée à s’écrouler – qu’aucun homme ne saurait jamais être tenté de la choisir ») et apparaît comme le chantre de l’enracinement intégral par son éloge « d’ici » jointe à sa saine volonté de « commencer ses voyages chez soi ». Son ode à la Nature se veut une supplique à la libération de l’homme : « J’aime en partie la Nature parce qu’elle n’est pas l’homme, mais un refuge loin de lui. […] Pour moi, l’homme est contrainte, et elle liberté. » On appréciera ses vitupérations – qui n’ont rien perdu de leur écœurante actualité – contre ce qu’il dénomme les « institutions charitables […] une insulte à l’humanité. Une charité qui dispense les miettes tombées de ses tables surchargées des restes de ses festins ! » Et comment ne pas adopter cet aphorisme littéralement anarchiste qu’un Bernanos lui-même n’aurait pas renié : « Le gouvernement est un expédient au moyen duquel les hommes voudraient bien réussir à ce qu’on les laisse tranquilles » ? Et cent autres encore…

Rafraîchissantes pensées sauvages, au seuil de nous-mêmes, à la racine de notre authenticité primordiale…

vendredi, 31 mars 2017

The Important Works Of French Author Michel Houellebecq

michel-houellebecqkkkkkkkkk.jpg

The Important Works Of French Author Michel Houellebecq

Ex: http://www.returnofkings.com

Even when he sometimes touches upon subjects that are even “controversial” (i.e. do not conform to general ideas) for people within the manosphere, he often makes good points and either creates laughter or encourages reflection. While his novels mainly take place in France, many of the discourses can be contextualized so that an American can draw the same conclusions with regard to his native country.

In this article I will describe and explain some of the core ideas that Houellebecq has written about in Whatever, The Elementary Particles (2000), Platform (2002), The Possibility of an Island (2005), The Map and the Territory (2012), and Submission (2015). I have also read some of his material in French, such as Lanzarote (2000), but focus solely on the English translations of the novels. Secondarily I will also make value judgments about the overall quality of each novel.

MH-Plateforme.jpgThe sexual marketplace

As ROK writer Troy Francis emphasizes in his terrific article, Houellebecq was one of the first thinkers to analyze the sexual marketplace. This angle was mainly used in Whatever, in which the unnamed protagonist and his ugly virgin co-worker Raphael face the reality of contemporary Western social-liberal culture.

The semi-depressed and cynical protagonist has had sex, although it was about two years ago since the last time, and is thus not a total lost case, but prefers to jerk off rather than to compete for the meat while in a nightclub. His friend, on the other hand, is simply too ugly to bang and even considers to kill a more sexually successful black guy in resentment. It is misanthropic and not very uplifting, although the reality for some people.

“Economic liberalism is an extension of the domain of the struggle, its extension to all ages and all classes of society. Sexual liberalism is likewise an extension of the domain of the struggle, its extension to all ages and all classes of society.”

Whatever is not as well-written and multi-faceted as Houellebecq’s later works, but quite entertaining and makes good points about for instance the significance of material wealth vis-a-vis emotional well-being.

Cloning and aging

The Elementary Particles and The Possibility of an Island focus on futuristic scenarios, cloning in particular. But whereas the former only has genetic programming as a frame, the plot in The Possibility of an Island alternately is about Daniel and his two clones, living as hermits in post-apocalyptic environments.

The real Daniel is an aging yet still successful comedian who manages to bang young hotties up to a point where even he becomes too old for his girlfriend. His hedonistic lifestyle can be looked upon as empty, but at least he is not miserable until he gets cuckolded. It is quite depressing to read about this process but also very realistic.

The controversy, especially spelled out at the end of The Elementary Particles, is that Houellebecq suggests that a world without men would be better and safer. I would leave it up to the readers to reflect on that.

Apart from this dimension, though, it is brimming with real-talk and sharp observations:

“The terrible predicament of a beautiful girl is that only an experienced womanizer, someone cynical and without scruple, feels up to the challenge. More often than not, she will lose her virginity to some filthy lowlife in what proves to be the first step in an irrevocable decline.”

Overall The Elementary Particles is better and perhaps his strongest novel up to this date. It features all of the main strengths of Houllebecq’s particular writing formula, such as dark humour, sharp political and philosophical commentary, social analysis and human relationships (both regarding love and lust).

Sex tourism and hedonism

In Platform, Houellebecq deals with hedonism in parallel with sex tourism in more depth. The protagonist is a 40-year old sex tourist, who, together with his much younger and hotter French girlfriend Valérie, starts to reflect upon the ideal modern world: a place in which less prosperous people, not only Thai (although a large share of the plot occurs in Thailand), can serve the needs of the global middle and upper classes. Only aggressive traditional religions/ideologies like Islam can stand in its way.

About 17 years later we know that this type of world has not been realized, although in part it is still the case that men go to places like Pattaya to have sex with prostitutes. In fact, Matrix-like phenomena such as virtual reality and human-like sex dolls and robots appear to be where things are heading.

Platform is still an entertaining and engaging novel. Some of the characters, Robert in particular, remind one about ROK contributors and commentators.

MH-Map2.jpgIslamization and traditional resurgence

The conservative and traditional angle can fragmentarily be found within Houellebecq’s earliest works, but in The Map and the Territory one finds a more distinctive penchant for pre-modern ideas such as Ferdinand Tönnies’ Gemeinschaft (community preferred over society). For French people, a quiet life on the countryside might be preferable to the urban landscape.

There is also a connection between this and his succeeding book Submission, since the French traditionalist philosopher René Guénon is briefly mentioned in The Map and the Territory. In Submission his writings play a more explicit role in the realm of ideas.

Overall, though, the Islamization of France, is the core idea that Submission hinges upon. It is full of interesting observations:

Hidden all day in impenetrable black burkas, rich Saudi women transformed themselves by night into birds of paradise with their corsets, their see-through bras, their G-strings with multicolored lace and rhinestones. They were exactly the opposite of Western women, who spent their days dressed up and looking sexy to maintain their social status, then collapsed in exhaustion once they got home, abandoning all hope of seduction in favor of clothes that were loose and shapeless.

Style-wise The Map and the Territory might be Houellebecq’s strongest novel, which granted him the Goncourt prize, but idea-wise Submission is more worthwhile.

In summary

Even if many of these ideas have been covered by ROK over the years, and sometimes in more depth, Houellebecq is a great novelist and his books are worth reading only for the sake of pleasure (or for the sake of ideas). It can also be a way to red pill blue pill readers since he, despite the controversy that his books has led to, is a well regarded and award winning author. Strongly recommended.

Read More: Why Michel Houellebecq’s “Submission” Is The Most Important Novel Of 2015

Why Michel Houellebecq’s “Submission” Is The Most Important Novel Of 2015

In the horrific aftermath of the recent atrocities at the offices of Charlie Hebdo, the news –unbeknown to all but the magazine’s sixty-thousand subscribers – that Michel Houellebecq was on the cover of the current issue quickly spread around the world.

To those who have followed Houellebecq’s writing career (he is France’s foremost contemporary novelist by some distance) this was hardly a surprise. After all, Houellebecq is a man who once described Islam as “the stupidest religion” in an interview and was sued by a civil rights group for hate speech (he won on grounds of freedom of speech) and whose book Platform contains the following lines:

Every time I heard that a Palestinian terrorist, or a Palestinian child or a pregnant Palestinian woman, had been gunned down in the Gaza Strip, I felt a quiver of enthusiasm at the thought of one less Muslim.

Nevertheless, there was perhaps some slight surprise that the old provocateur had done it again. Now aged 56, Houellebecq had finally seemed to mellow with his last book The Map and the Territory, which won the Prix Goncourt in 2010, France’s top literary award. Houellebecq, it seemed, had at last been admitted into the fold of respectability.

But then given that his new novel Soumission (Submission in English) imagines a France in the near future led by a Muslim president and subject to Sharia Law, such surprise was misplaced.

Houellebecq and Charlie Hebdo

There was some speculation at the time that the Houellebecq cover had proved an irritant sufficient to motivate the Paris killings. Of course, this proved to be unfounded – after all, the Kouachi brothers had planned their attack for some time, and wouldn’t have known the subject matter of upcoming issues.

Although publication of the book in France wasn’t cancelled, as some thought it might be, nevertheless Houellebecq cancelled all promotion for it and went underground. His friend Bernard Maris, economist and Charlie Hebdo contributor, had been among those killed. When he resurfaced some days later, shaken, his first words were “Je Suis Charlie.”

MH-island.jpgReading Houellebecq’s past comments and hearing Submission’s synopsis it would be forgivable to assume that he is a rabid Islamophobe whose thinking lacks all subtlety—an ignorant rabble-rouser. But nothing could be further from the truth.  Here’s Adam Gopnik of the New Yorker in a recent article on his work:

The other striking thing about Houellebecq is how literary he is—the first hundred or so pages of “Submission” depend on a complicated analysis of the work of the nineteenth-century writer J. K. Huysmans, best known as a novelist of Decadence and the Church, and for his influence on other French writers. This is, at least, an inadvertent compliment to the continued literary culture of France: no American satiric novelist, not Tom Wolfe or Christopher Buckley, could hope to hold a mass audience with hundreds of pages on the follies typically encountered in the university study of Hart Crane, or on how best to conceptualize his relationship with Wallace Stevens.

In fact, Houellebecq is a literary artist of the highest order – he is a satirist in the grand tradition of Orwell and Huxley, taking current social trends and extrapolating them, then looking with horror at what we have become, and what we could become in the near future.

Sexual Marketplace

Heartiste recently tweeted that while Houellebecq is currently having his historical “moment,” what he should really be remembered for is his analysis of the sexual marketplace. This is from his first novel “Whatever”:

It’s a fact, I mused to myself, that in societies like ours sex truly represents a second system of differentiation, completely independent of money; and as a system of differentiation it functions just as mercilessly. The effects of these two systems are, furthermore, strictly equivalent. Just like unrestrained economic liberalism, and for similar reasons, sexual liberalism produces phenomena of absolute pauperization. Some men make love every day; others five or six times in their life, or never. Some make love with dozens of women, others with none. It’s what’s known as ” the law of the market”. In an economic system where unfair dismissal is prohibited, every person more or less manages to find their place. In a sexual system where adultery is prohibited, every person more or less manages to find their bed mate. In a totally liberal economic system certain people accumulate considerable fortunes; others stagnate in unemployment and misery. In a totally liberal sexual system certain people have a varied and exciting erotic life; others are reduced to masturbation and solitude…………

Love as a kind of innocence and as a capacity for illusion, as an aptitude for epitomizing the whole of the other sex in a single loved being rarely resists a year of sexual immorality, and never two. In reality the successive sexual experiences accumulated during adolescence undermine and rapidly destroy all possibility of projection of an emotional and romantic sort; progressively, and in fact extremely quickly, one becomes as capable of love as an old slag.

Houellebecq, who began his creative life as a poet, is behind the humour a deeply sad writer whose work accurately pinpoints the deep inadequacies in contemporary society. He also neatly skewers the concerns of the manosphere in elegant but devastating aphorisms such as the following, from The Possibility of an Island:

Show men endless images of beautiful models and actresses and singers, show them endless images of beautiful, slim, women engaging in sex with enthusiasm, tell them that a world of uncommitted and marriageless sex is the norm — then, for reasons they don’t understand, slam the door in their face.This is not a prescription for long term stability.

Houellebecq looking well, yesterday.

The charge laid against Submission is of course that it is Islamophobic. But is it? An English translation won’t be available until late summer, but early indications suggest that it is not. Gopnik again:

The spectre of an Islamic re-reconquest is therefore mixed with admiration for its discipline and purpose. The Muslim warriors are taken to be antimaterialists inspired by an austere ideal—the very idea of submission to authority that we have lost. In the back-and-forth of fantasies of conquest and submission between panicked Catholics and renascent Muslims, Islam plays an ambiguous role, as both the feared besieger and the admirable Other.

The novel, set in 2022, concerns a middle-aged protagonist called Francois, an academic who is obsessed equally with the work of J.K. Huysmans and sex with young co-eds. When a deal between the left and a popular Muslim party is brokered to prevent the far right from coming to power, the coalition wins the election.

They agree that the socialists will look after finance and foreign affairs, while the Muslims will handle education and social issue. This leads quickly to the introduction of Sharia Law: women are required to wear modest clothes in public, schools are segregated by gender, with girls taught cooking and trained to be wives and mothers, very limited opportunities for higher education. Regular prayer and study of the Koran are also implemented. Polygamy becomes the norm. Left with little choice by the new state, Francois converts to Islam.

MH-Submission (1).jpgIslamophobic

Where many were expecting an excoriating, dystopian account of life under the harsh new regime, it would appear that in fact society stabilizes and things get better in France. With feminism reigned in, traditional values re-established and polygamy encouraged, Francois, it would appear, rather enjoys the new state of affairs.

Far from being Islamophobic, the implication of the novel seems to be that debased western society with its deeply-flawed sexual marketplace would actually be improved by aspects of the faith’s prescripts. It is clear from an interview that Houellebecq recently gave to the Paris Review that his attitudes to Islam have shifted in recent times:

The Koran turns out to be much better than I thought, now that I’ve reread it—or rather, read it. The most obvious conclusion is that the jihadists are bad Muslims. Obviously, as with all religious texts, there is room for interpretation, but an honest reading will conclude that a holy war of aggression is not generally sanctioned, prayer alone is valid. So you might say I’ve changed my opinion. That’s why I don’t feel that I’m writing out of fear [of assimilation into Islam]. I feel, rather, that we can make arrangements. The feminists will not be able to, if we’re being completely honest. But I and lots of other people will.

But this is not a book that will please everyone:

We haven’t spoken much about women. Once again you will attract criticism on that front.

Certainly a feminist is not likely to love this book. But I can’t do anything about that.

The English edition is slated for release in September — without a doubt it will be the most significant fiction release of 2015, both for its commentary on Islam and feminism. I for one can’t wait.

To find out how to operate efficiently in the sexual marketplace and meet beautiful women click here

jeudi, 30 mars 2017

Pierre-Guillaume de Roux: «Il y a chez mon père une volonté de briser les idoles»

PGdR-1.jpg

Pierre-Guillaume de Roux: «Il y a chez mon père une volonté de briser les idoles»

 
Ex: https://philitt.fr 
 

Pierre-Guillaume de Roux a dirigé de nombreuses maisons d’édition (éditions de la Table Ronde, éditions du Rocher) avant de créer la sienne en 2010, qui porte son nom. Il est le fils de l’écrivain et éditeur Dominique de Roux, fondateur des Cahiers de l’Herne et défenseur d’une conception de la littérature en voie de disparition.

PHILITT : Pouvez-vous nous parler de la fondation des éditions et des Cahiers de L’Herne?

Pierre-Guillaume de Roux : Les Cahiers de L’Herne ont été créés en 1961, avec un premier cahier René Guy Cadou. Mais l’histoire commence en 1956 avec une revue un peu potache tirée à 300 exemplaires qui s’appellait L’Herne, dans laquelle mon père et ses amis vont publier leurs premiers textes. Cette période va réunir autour de lui des gens aussi différents que Jean Ricardou, qui passera ensuite à Tel Quel, Jean Thibaudeau, Georges Londeix et quelques autres. C’est la première cellule.

L’Herne représente pour mon père une forme de littérature comparée : on coupe une tête, elle repousse toujours. À Lerne de la mythologie, il a ajouté sa lettre fétiche, le H, qu’on retrouve dans les Dossiers H ou dans la revue Exil(H). Cette lettre va l’accompagner toute sa vie. Cette première période va se terminer en 1958. Il va y avoir un moment de rupture, de réflexion. Entre 1958 et 1960 va mûrir l’idée de cahiers livrés deux fois par an dans le but de réévaluer la littérature, c’est-à-dire de changer la bibliothèque. Les surréalistes l’avaient fait quelques décennies plus tôt.

dominiquederoux1.jpgCadou était un coup d’essai, un pur fruit du hasard. C’est grâce au peintre Jean Jégoudez qu’on a pu accéder à des archives et constituer ce premier cahier. Cadou est un poète marginal qu’on ne lit pas à Paris : c’est l’une des raisons pour lesquelles mon père s’y est intéressé. Mais c’est Bernanos qui donnera le coup d’envoi effectif aux Cahiers. Mon père avait une forte passion pour Bernanos. Il l’avait découvert adolescent. Et par ma mère, nous avons des liens forts avec Bernanos car mon arrière-grand-père, Robert Vallery-Radot, qui fut l’un de ses intimes, est à l’origine de la publication de Sous le soleil de Satan chez Plon. Le livre lui est d’ailleurs dédié. C’est ainsi que mon père aura accès aux archives de l’écrivain et se liera d’amitié avec l’un de ses fils : Michel Bernanos. Ce cahier, plus volumineux que le précédent, constitue un titre emblématique de ce que va devenir L’Herne.

Ce qui impose L’Herne, ce sont les deux cahiers Céline en 1963 et 1965 — et, entre les deux, un cahier Borgès. Il y avait une volonté de casser les formes et une façon très neuve d’aborder un auteur : par le biais de l’œuvre et celui de sa vie. Une volonté non hagiographique. Il ne faut pas aborder l’auteur avec frilosité mais de manière transversale, éclatée et sans hésiter à être critique. L’Herne aujourd’hui a été rattrapée par l’académisme. L’Herne n’a plus rien à voir avec la conception qu’en avait mon père. La maison d’édition a été depuis longtemps trahie à tous les niveaux. On y débusque trop souvent de gros pavés qui ressemblent à d’insipides et assommantes thèses universitaires lancées à la poursuite de gloires établies.

PHILITT : Quelle était la conception de la littérature de Dominique de Roux ? Voulait-il réhabiliter les auteurs dits « maudits » ?

Pierre-Guillaume de Roux : Il suffit de voir les auteurs qui surgissent dans les années 60. Céline est encore un proscrit qu’on lit sous le manteau. Il n’est pas encore le classique qu’il est devenu aujourd’hui. Parler de Céline est plus que suspect. Ce qui explique que mon père sera traité de fasciste dès qu’il lancera des publications à propos de l’écrivain. C’est la preuve qu’il avait raison : qu’il y avait un vrai travail à accomplir autour de Céline pour lui donner une place à part entière dans la littérature. C’est de la même manière qu’il va s’intéresser à Pound. Pound, un des plus grands poètes du XXe siècle. Il a totalement révolutionné la poésie américaine mais, pour des raisons politiques, il est complètement marginalisé. Mon père va procéder à la réévaluation de son œuvre et à sa complète réhabilitation. Pound est avant tout un très grand écrivain qu’il faut reconnaître comme tel. Tous ces auteurs sont tenus dans une forme d’illégitimité politique mais pas seulement. Pour Gombrowicz c’est différent : c’est l’exil, c’est une œuvre difficile que l’on a pas su acclimater en France. Il va tout faire pour qu’elle le soit.

Il y a chez mon père une volonté de briser les idoles, de rompre avec une forme d’académisme qui était très prégnante dans cette France des années 60. D’où son intérêt pour Céline, pour Pound, pour Wyndham Lewis qui sont tous des révolutionnaires, en tout cas de prodigieux rénovateurs des formes existantes.

PHILITT : Quelle relation entretenait-il avec les Hussards ?

Pierre-Guillaume de Roux : C’est compliqué. Dans un livre que j’ai publié il y a deux ans avec Philippe Barthelet, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit hussard, il y a un extrait du journal de mon père de l’année 1962 où il se montre très critique à leur égard. Il est injuste, n’oublions pas l’âge qu’il a à ce moment-là (26 ans).  Il rencontre néanmoins Nimier à propos du Cahier Céline. Malheureusement, la relation n’a pu s’épanouir avec Nimier puisqu’il est mort trop tôt. Pourtant, je pense qu’ils avaient beaucoup de choses en commun : ce goût impeccable en littérature, cette manière de reconnaître immédiatement un véritable écrivain, cette curiosité d’esprit panoramique, ce goût pour la littérature comparée…

PHILITT : Dominique de Roux dénonçait le conformisme et le règne de l’argent. Était-il animé par une esthétique antimoderne ?

Pierre-Guillaume de Roux : À cet égard, je pense que oui. N’oubliez pas que mon père est nourri de Léon Bloy et de sa critique de l’usure. Mais aussi de Pound qui s’est penché sur toutes ces questions économiques. C’est à la fois quelqu’un qui a su sentir la modernité littéraire – d’où son adoration pour Burroughs, Ginsberg, Kerouac – et qui a une approche antimoderne vis-à-vis de la société. Il était aussi lecteur de Péguy. Le Cahier dirigé par Jean Bastaire a beaucoup compté pour mon père.

dominique-de-RouxSavimbi-2.jpg

Dominique de Roux et le chef de guérilla angolaise Jonas Savimbi

PHILITT : Quelles sont les rencontres qui l’ont le plus marqué ?

Pierre-Guillaume de Roux : Pound, Gombrowicz, Abellio, Pierre Jean Jouve font partie des rencontres les plus importantes de sa vie. Avec Abellio, il y a eu une amitié très forte. Abellio m’a écrit un jour que mon père était son meilleur ami. Ils se rencontrent en 1962 et ils vont se voir jusqu’à la mort de mon père en 1977 sans discontinuité. Il lui a évidemment consacré un Cahier de L’Herne.

PHILITT : Pound et Borgés, ce sont plutôt des rencontres…

Pierre-Guillaume de Roux : Oui, Pound est déjà un homme très âgé mais il va quand même beaucoup le voir. Entre 1962 et sa mort, il le voit très régulièrement. La rencontre avec Gombrowicz se fait entre 1967 et 1969 et pendant cette courte période ils se voient très souvent. Mon père passe son temps à Vence où vit aussi le grand traducteur Maurice-Edgar Coindreau qu’il fréquente beaucoup à cette époque. Je détiens d’ailleurs leur superbe correspondance.

PHILITT : Il n’a jamais rencontré Céline ?

Pierre-Guillaume de Roux : Ils n’ont fait que se croiser. Au moment où mon père initie les Cahiers Céline en 1960, tout va très vite et Céline meurt en juillet 1961. Il n’a pas eu le temps de le rencontrer.

PHILITT : Quelle est sa relation avec Jean-Edern Hallier ?

Pierre-Guillaume de Roux : Très compliquée. Ils ont été très amis. Ils se sont beaucoup vus au début des années 1960. C’est une relation passionnelle avec beaucoup de brouilles plus ou moins longues jusqu’à une rupture décisive après mai 68. Jean-Edern le traîne dans la boue, le calomnie, en fait un agent de la CIA. On retrouve là toutes les affabulations habituelles de Jean-Edern qui était tout sauf un être fiable, tout sauf un ami fidèle. C’est un personnage qui ne pensait qu’à lui, une espèce d’ogre qui voulait tout ramener à sa personne. Rien ne pouvait être durable avec un être comme ça.

HernePound.jpgPHILITT : Pouvez-nous parler de ses engagements politiques, de son rôle lors de la révolution des Œillets au Portugal et de son soutien à Jonas Savimbi en Angola ? La philosophie de Dominique de Roux était-elle une philosophie de l’action ? Peut-on le rapprocher des écrivains aventuriers que furent Conrad ou Rimbaud ?

Pierre-Guillaume de Roux : Pour ce qui est de son engagement au Portugal, il se fait un peu par le fruit du hasard, sous le coup d’une double rupture dans sa vie. Il y a d’abord son éviction des Presses de la Cité. Il dirigeait avec Christian Bourgois la maison d’édition éponyme ainsi que la collection de poche 10/18. En 1972, mon père publie Immédiatement, un livre qui tient à la fois du recueil d’aphorismes et du journal. L’ouvrage provoque un énorme scandale puisque Barthes, Pompidou et Genevoix sont mis en cause. La page 186-187 du livre est censurée. On voit débarquer en librairie des représentants du groupe des Presses de la Cité pour couper la page en question. Mon père a perdu du jour au lendemain toutes ses fonctions éditoriales. Un an et demi plus tard, il est dépossédé de sa propre maison d’édition à la suite de basses manœuvres d’actionnaires qui le trahissent. C’est un moment très difficile dans sa vie. Il se trouve qu’il connaît bien Pierre-André Boutang – grand homme de télévision, fils du philosophe Pierre Boutang – et le producteur et journaliste Jean-François Chauvel qui anime Magazine 52, une émission pour la troisième chaîne. Fort de ces appuis, il part tourner un reportage au Portugal. Il se passe alors quelque chose.

Cette découverte du Portugal est un coup de foudre. Il est ensuite amené à poursuivre son travail de journaliste en se rendant dans l’empire colonial portugais (Mozambique, Guinée, Angola). Il va y rencontrer les principaux protagonistes de ce qui va devenir bientôt la révolution des Œillets avec des figures comme le général Spinola ou Othello de Carvalho. Lors de ses voyages, il entend parler de Jonas Savimbi. Il est très intrigué par cet homme. Il atterrit à Luanda et n’a de cesse de vouloir le rencontrer. Cela finit par se faire. Se noue ensuite une amitié qui va décider d’un engagement capital, puisqu’il sera jusqu’à sa mort le proche conseiller de Savimbi et aussi, en quelque sorte, son ambassadeur. Savimbi me dira plus tard que grâce à ces informations très sûres et à ses nombreux appuis, mon père a littéralement sauvé son mouvement l’Unita au moins sur le plan politique quand a éclaté la révolution du 25 avril 1974 à Lisbonne. Mon père consacre la plus grande partie de son temps à ses nouvelles fonctions. Elles le dévorent. N’oubliez pas que nous sommes en pleine Guerre Froide. L’Union Soviétique est extrêmement puissante et l’Afrique est un enjeu important, l’Angola tout particulièrement. Les enjeux géopolitiques sont considérables. Mon père est un anticommuniste de toujours et il y a pour lui un combat essentiel à mener. Cela va nourrir sa vie d’écrivain, son œuvre. Son roman Le Cinquième empire est là pour en témoigner. Il avait une trilogie africaine en tête. Concernant son côté aventurier, je rappelle qu’il était fasciné par Malraux même s’il pouvait se montrer également très critique à son égard. Il rêvait de le faire venir à Lisbonne pour en faire le « Borodine de la révolution portugaise ». Il a été le voir plusieurs fois à Verrières. Il dresse un beau portrait de lui dans son ouvrage posthume Le Livre nègre. L’engagement littéraire de Malraux est quelque chose qui l’a profondément marqué.

heideggercahierdelherne.jpgPHILITT : Vous éditez vous aussi des écrivains controversés (Richard Millet, Alain de Benoist…). Quel regard jetez-vous sur le milieu de l’édition d’aujourd’hui ? Êtes-vous plus ou moins sévère que ne l’était votre père vis-à-vis des éditeurs de son temps ?

Pierre-Guillaume de Roux : Pas moins. Si j’ai décidé d’ouvrir cette maison d’édition, c’est parce que je pense que pour faire des choix significatifs, il faut être complètement indépendant. Un certain travail n’est plus envisageable dans les grandes maisons où règne un conformisme qui déteint sur tout. En faisant peser sur nous comme une chape de plomb idéologique. Cependant, nous sommes parvenus à un tournant… Il se passe quelque chose. Ceux qui détiennent le pouvoir médiatique – pour aller vite la gauche idéologique – sentent qu’ils sont en train de le perdre. Ils s’accrochent à la rampe de manière d’autant plus agressive. C’est un virage extrêmement délicat et dangereux à négocier. L’édition aujourd’hui se caractérise par une forme de conformisme où, au fond, tout le monde pense la même chose, tout le monde publie la même chose. Il y a bien sûr quelques exceptions : L’Âge d’homme, Le Bruit du temps par exemple font un travail formidable. Tout se joue dans les petites maisons parfaitement indépendantes. Ailleurs, il y a une absence de risque qui me frappe. L’argent a déteint sur tout, on est dans une approche purement quantitative. On parle de tirage, de best-seller mais plus de texte. C’est tout de même un paradoxe quand on fait ce métier. Le cœur du métier d’éditeur consiste à aller à la découverte et à imposer de nouveaux auteurs avec une exigence qu’il faut maintenir à tout prix.

PHILITT : Pensez-vous que Houellebecq fasse exception ?

Pierre-Guillaume de Roux : Oui, Je pense que c’est un écrivain important. Je l’avais repéré à la sortie de L’Extension du domaine de la lutte. J’avais été frappé par ce ton neuf. On le tolère parce qu’il est devenu un best-seller international et qu’il rapporte beaucoup d’argent. Ce qui n’est pas le cas de Richard Millet. S’il avait été un best-seller, on ne l’aurait certainement pas ostracisé comme on l’a fait honteusement.

PHILITT : La prestigieuse maison d’édition Gallimard a manqué les deux grands écrivains français du XXe siècle (Proust et Céline). Qu’est-ce que cela nous dit du milieu de l’édition?

Pierre-Guillaume de Roux : Gallimard est, comme le dit Philippe Sollers, le laboratoire central. Quand on voit ce que cette maison a publié en cent ans, il y a de quoi être admiratif. Il y a eu en effet le raté de Proust mais ils se sont rattrapés d’une certaine manière. Gide a raté Proust mais Jacques Rivière et Gaston Gallimard finissent par le récupérer. Pour Céline, c’est un peu le même topo. Mais à côté de ça… que de sommets ! Gide, Claudel, Malraux… Gaston Gallimard a été un éditeur prodigieux parce qu’il a su s’entourer, parce qu’il avait une curiosité extraordinaire et parce qu’il a su aussi être un chef d’entreprise. Il a toujours joué de cet équilibre entre les écrivains dont il savait qu’ils n’allaient pas rencontrer un grand succès mais qu’il soutenait à tout prix et des livres plus faciles. Ce que je regrette aujourd’hui, c’est que cette pratique ait quasiment disparu. On se fout de l’écrivain, on ne pense qu’à la rentabilité. On finit par promouvoir des auteurs qui n’ont pas grand intérêt. Et contrairement à ce que disent les pessimistes, il y a de grands écrivains en France. Mais encore faut-il les lire et les reconnaître. Et la critique littéraire ne joue plus son rôle. Les journaux font de moins en moins de place aux suppléments littéraires. Tout ce qui relève véritablement de la littérature est nié.

Crédit photo : www.lerideau.fr

mardi, 28 mars 2017

"Nous", le roman qui a inspiré Huxley, Orwell et Terry Gilliam

Jewgenij Samjatin.jpg

"Nous", le roman qui a inspiré Huxley, Orwell et Terry Gilliam

 
Par 
Ex: http://www.lepoint.fr 
 
Son nom ne vous dit sans doute rien, mais Evgueni Zamiatine a écrit en 1920 un ouvrage d'anticipation (réédité aujourd'hui) sidérant d'acuité

Tout le monde (ou presque) a oublié son nom. L'écrivain russe Evgueni Ivanovitch Zamiatine est pourtant un auteur majeur. Né le 1er février 1884 à Lebedian, une petite ville à 300 kilomètres au sud de Moscou, d'un père pope orthodoxe et d'une mère musicienne, cet architecte naval n'a que peu publié. Son œuvre compte moins d'une vingtaine de romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre. Si le nom de Zamiatine est passé à la postérité, c'est comme scénariste de Jean Renoir. Il a, de fait, signé l'adaptation des Bas-Fonds de Maxime Gorki, un an avant de mourir à Paris, à l'âge de 53 ans, le 10 mars 1937.

Son roman le plus remarquable, écrit en 1920, est aujourd'hui republié aux éditions Actes Sud dans une nouvelle traduction d'Hélène Henry. Et il faut absolument le lire ! Son titre, « Nous » (« Мы » en russe), résume son propos. Il consiste à décrire froidement le monde dans lequel « nous » nous apprêtons à vivre. Un univers futuriste, à l'époque où Zamiatine écrit son roman, mais qui ressemble aujourd'hui à une allégorie de notre époque.

Qu'on en juge… Nous sommes au XXVIe siècle et la Terre sort de deux cents ans de guerre où se sont affrontés deux mondes : celui de la campagne et celui de la ville. Le héros, D-503 (les hommes ont perdu depuis longtemps leur identité au profit d'un matricule), est ingénieur. Il travaille sur le chantier de construction d'un vaisseau spatial surnommé l'Intégral. Cet engin est destiné à entrer en contact avec des civilisations extraterrestres dans le but de coloniser leurs planètes et de les convertir au « bonheur » terrestre. Mais il fait aussi figure de bateau de sauvetage pour l'humanité tant notre monde ressemble à un enfer.

EZ-nous.jpg

Journal intime

Régie par un « État unitaire » despotique qui ne tolère chez ses sujets aucun secret, la plus grande partie du globe est recouverte par une immense cité, composée de grandes tours de verre transparent où tout un chacun vit au vu et au su de tout le monde. (Snowden, es-tu là ?). Les seuls moments d'intimité tolérés consistent en ces brefs instants où les habitants ont pour mission de procréer afin d'assurer la perpétuation de l'espèce humaine. Et encore… pour être autorisé à tirer le rideau, encore faut-il avoir obtenu un sésame : en l'espèce un ticket rose, parcimonieusement distribué aux sujets les plus obéissants. La rencontre de D-503 avec une jolie femme, I-330, va bouleverser son existence en lui faisant découvrir qu'une autre vie est possible où il est loisible d'avoir des secrets. Et, encore mieux, de jouir de liberté, même si cela rime avec imprévisibilité et précarité.

I-330, « résistante » au système (elle boit, fume et fait l'amour à qui lui plaît), parviendra-t-elle à le faire s'évader de cet État totalitaire pour rejoindre la dernière parcelle de nature qui se dissimule derrière un grand mur vert ? Les deux amoureux échapperont-ils à la sinistre police du « Bienfaiteur », comme s'est autoproclamé le tyran qui règne sur l'État ? Composé comme un journal intime, découpé en quarante chapitres, où D-503 expose tour à tour son quotidien, ses fantasmes et ses états d'âme, Nous gardera jusqu'au bout les réponses à ces questions.

Algorithmes

On l'aura compris : ce roman est une dystopie, comme on nomme les contre-utopies cauchemardesques en science-fiction. On ne s'étonnera pas qu'Aldous Huxley ait puisé dans l'univers dysfonctionnel de Zamiatine l'inspiration du Meilleur des mondes, tout comme George Orwell celle de 1984. Ce roman a également beaucoup influencé Kurt Vonnegut pour son Pianiste déchaîné et Terry Gilliam : plusieurs scènes de Brazil semblent tout droit tirées de ce livre. Interdit de publication par Moscou qui y voyait, à juste titre, une dénonciation du régime bolchevique, Nous, paru initialement en 1924 en Grande-Bretagne où Zamiatine avait vécu quelques mois sur le chantier de construction de navires-brise-glace (dont l'Intégral semble la transposition SF), avait été traduit en français en 1929 sous le titre de Nous autres (Gallimard). Il n'est sorti en URSS qu'en 1988.

Critique acerbe de la société pré-stalinienne, cet ouvrage ne saurait cependant être réduit à son anticommunisme, car, même s'il était un adversaire de Trotski, Zamiatine n'en avait pas moins été un compagnon de route des révolutionnaires léninistes. S'il résonne encore aujourd'hui, c'est surtout parce que ce roman singulier décrit une modernité broyant les individus sous le poids de la technologie et de la science. À commencer par ces algorithmes prédictifs, censés apporter le bonheur aux hommes en gommant toutes les aspérités que nous appelons le hasard. Cela ne vous rappelle rien ?

Nous , d'Evgueni Zamiatine, traduction d'Hélène Henry, éditions Actes Sud, 240 pages, 21 €

Extrait :
 
« Je ne fais ici que recopier – mot pour mot – ce que publie aujourd'hui le Journal officiel : Dans cent vingt jours, la construction de l'Intégrale sera achevée. Proche est l'heure historique où la première Intégrale s'élèvera dans l'espace universel. Il y a mille ans, vos héroïques ancêtres ont soumis le monde entier au pouvoir de l'État Unitaire. Vous avez devant vous un exploit encore plus glorieux : la résolution de l'équation infinie de l'Univers grâce à l'Intégrale, cette machine électrique de verre qui souffle le feu. Vous êtes destinés à soumettre au joug bienfaisant de la raison des êtres inconnus qui habitent d'autres planètes et sont peut-être encore en état de liberté primitive. S'ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole. »

lundi, 27 mars 2017

J.R.R. Tolkien, le seigneur des écrivains

JRR-Tolkien_9418.jpg

J.R.R. Tolkien, le seigneur des écrivains

Saison 7 de la Grande Librairie, reportage diffusé le 04 décembre 2014 sur France 5.

Il est l’auteur de deux œuvres cultes et le bâtisseur d’un monde qui a inspiré de nombreux artistes. Le génial écrivain britannique John Ronald Reuel Tolkien a traversé le XXe siècle en voyageant à travers les textes anciens et les langues. François Busnel parcourt sa vie et son histoire en compagnie de spécialistes et d’écrivains, dont l’auteur du Trône de fer, George R.R. Martin.

Documentaire - Philip K. Dick l'écrivain visionnaire

dick22222.jpg

Documentaire - Philip K. Dick l'écrivain visionnaire


PHILIP K. DICK:Aujourd'hui,nous allons rencontrer un auteur de science-fiction qui a su explorer les frontières de la réalité. En effet, Philip K.Dick réussit à travers ses œuvres à prédire un avenir sombre où la science permettra de redéfinir la notion de réalité.Cette étonnante capacité à entrevoir le potentiel négatif du futur qui attend l'humanité a d'ailleurs été aidée par ses troubles mentaux qui lui permirent de s'émanciper de la « réalité ».Mais, ses œuvres rédigées pour la plupart dans les années 60/70 semblent aujourd'hui devenir de plus en plus réelles comme nous allons le voir...

Rejoignez-nous sur:
Blog | http://bit.ly/MystereTV
Google+ | http://bit.ly/1fzFxME,
Facebook | http://on.fb.me/16KUSzQ
Twitter | https://twitter.com/mystere_TV

CLIQUER POUR S'ABONNER : http://www.youtube.com/subscription_c...

samedi, 18 mars 2017

Baudelaire réactionnaire

baudelaireportrait.jpg

Baudelaire réactionnaire

Il paraît que Victor Hugo est le plus grand poète français, « malheureusement ». Je lui ai toujours préféré Baudelaire, et je comprends mieux pourquoi.

Petit florilège sur le Progrès, la civilisation et les Lumières.

1. Le Progrès

Quoi de plus absurde que le progrès, puisque l’homme reste toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire à l’état sauvage.

Parlant de l’Exposition universelle de 1855:

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. Je veux parler de l’idée du progrès.

Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Baudelairealbatros.jpg[…] Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?

Dans Écrits Intimes:

La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.

A propos de Gautier, « il veut vivre en paix avec tout le monde, même avec l’Industrie et le Progrès, ces despotiques ennemis de toute poésie. »

2. La civilisation

Il est peu d’occupations aussi intéressantes, aussi attachantes, aussi pleines de surprises et de révélations pour un critique, pour un rêveur dont l’esprit est tourné à la généralisation, aussi bien qu’à l’étude des détails, et, pour mieux dire encore, à l’idée d’ordre et de hiérarchie universelle, que la comparaison des nations et de leurs produits respectifs.

Quand je dis hiérarchie, je ne veux pas affirmer la suprématie de telle nation sur telle autre. Quoiqu’il y ait dans la nature des plantes plus ou moins saintes, des formes plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins sacrés, et qu’il soit légitime de conclure, d’après les instigations de l’immense analogie universelle, que certaines nations – vastes animaux dont l’organisme est adéquat à leur milieu, – aient été préparées et éduquées par la Providence pour un but déterminé, but plus ou moins élevé, plus ou moins rapproché du ciel, – je ne veux pas faire ici autre chose qu’affirmer leur égale utilité aux yeux de CELUI qui est indéfinissable, et le miraculeux secours qu’elles se prêtent dans l’harmonie de l’univers.

3. Les Lumières

La philosophie des Lumières s’appuie sur la négation du péché originel.

« la négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général »

« la vraie civilisation (…) n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel »

Dans ses Études sur Poe, il salue l’auteur Américain d’avoir « imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l’Homme. Il y a dans l’homme, dit-il, une force mystérieuse dont la philosophie moderne ne veut pas tenir compte; et cependant, sans cette force innommée, sans ce penchant primordial, une foule d’actions humaines resteront inexpliquées, inexplicables. (…) Cette force primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ; (…) nous sommes tous nés marquis pour le mal ! »

Baudelaire entreprend donc de démolir la plus grande figure des Lumières, Voltaire:

« Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire, ou l’anti-poète, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle. »

baudelaire-timbre.JPG

« Voltaire ne voyait de mystère en rien, ou qu’en bien peu de choses. »

« Dans Les Oreilles du comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé pendant neuf mois entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère. »

La foi en la science c’est le « paganisme des imbéciles »

« Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os, nous sommes Démocratisés et Syphilisés »

« Tout cela me rappelle l’odieux proverbe paternel : make money, my son, honestly, if you can, BUT MAKE MONEY. Quelle odeur de magasin ! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke. »

Et pour finir de convaincre les hésitants, cette critique de Sartre vaut tous les viatiques: « Ce pervers a adopté une fois pour toutes la morale la plus banale et la plus rigoureuse »

Nota: pour atterrir, je remets du Victor Hugo, dont  qui voit le navire du progrès « qui va à l’avenir divin et pur, à la vertu, à la science qu’on voit luire, à la mort des fléaux ». Baudelaire disait de lui qu’il avait « toujours le front penché ; trop penché pour rien voir, excepté son nombril. »

jeudi, 16 mars 2017

Drieu la Rochelle: suicidé de la société?

direubureuea6f712928ff00.jpg

Drieu la Rochelle: suicidé de la société?

 

Zone Critique se propose de revenir sur les écrivains oubliés, déclassés et maudits du Panthéon littéraire français afin de mieux cerner les enjeux de leurs postérités. Pierre Drieu la Rochelle semble être la figure idéale pour inaugurer le bal de notre nouvelle série. Ainsi, nous vous posons la question : “Peut-on encore lire Drieu la Rochelle ?” Dandy en 1920, fasciste en 1940, suicidé en 1945, que faire du cas Drieu la Rochelle ? Par delà le bien et le mal, l’écrivain collaborationniste et son œuvre peuvent-ils résister à nos idées reçus ?

‘’On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.’’ André Gide

 

Depuis plusieurs années maintenant la presse s’emballe, les débats s’enflamment : faut-il laisser Robert Laffont rééditer Les Décombres de Lucien Rebatet ? La République doit-elle commémorer Céline ? Gallimard peut-il publier la Correspondance Morand /Chardonne ? Très récemment encore, une agitation toute superficielle, une écume journalistique faite à la fois de jugements tonitruants, de considérations philosophiques fragiles et de bons sentiments, nous a mis en garde contre Heidegger suite à la publication de ses Cahiers noirs. Drieu la Rochelle fait parti de ces maudits de la littérature, de ces exclus de la culture légitime. Ainsi, aujourd’hui, le milieu littéraire retient essentiellement de Drieu son engagement fasciste, son amitié pour Otto Abetz, les écrits antisémites de son Journal intime et sa collaboration avec le IIIème Reich durant l’Occupation de Paris. Et pourtant l’œuvre littéraire de Drieu la Rochelle témoigne bien plus d’une crise des valeurs, d’un doute perpétuel et généralisé que d’un engagement profond et simplificateur. Drieu a été fasciste, il serait indécent de le nier cependant il fut écrivain et bien d’autres choses encore…

Drieu a été fasciste, il serait indécent de le nier cependant il fut écrivain et bien d’autres choses encore…

Une esthétique de l’errance

Pierre Drieu la Rochelle est né en 1893 d’une famille bourgeoise conservatrice originaire de Normandie et a grandi à Paris dans l’ambiance délétère d’une famille qui se déchire, entre une mère dévouée et amoureuse et un père joueur, dépensier et infidèle. Élève brillant, déjà passionné par le dandysme de Barrès et l’égotisme stendhalien, il entame des études de Sciences Politiques rue Saint-Guillaume mais rate le diplôme de fin d’études. Mobilisé dès 1914, à 21 ans, il part au combat sur le front belge, emportant dans son paquetage Ainsi parlait Zarathoustra. Blessé trois fois durant le conflit, il revient de la guerre marqué par cette expérience et par sa lecture de Nietzsche. Il côtoie alors le Paris des Années folles, se rallie au groupe Dada, puis se rapproche des surréalistes dans les années 20, se lie d’amitié avec Aragon et Malraux. Noctambule, Drieu passe ses nuits à boire, à refaire le monde et à danser dans le petit milieu parisien des avant-gardes intellectuelles et artistiques. Il est déjà à l’époque attiré par des théoriciens de l’Action Française, comme Charles Maurras, figure intellectuelle majeure de l’entre-deux-guerres et oscille dans ses engagements et ses prises de positions politiques. Après ses recueils poétiques (Interrogation, Fond de Cantine) parus aux lendemains de la guerre, Drieu est remarqué en 1922 par son essai politique Mesure de la France, œuvre faisant le bilan du pays après la Grande Guerre et proposant une ligne politique républicaine, démocrate et de droite modérée, se voulant au-dessus des partis traditionnels. Il est à l’époque philosémite, occidentaliste, antimilitariste et anticlérical et participe à de nombreuses réunions d’artistes antifascistes. Il publie quatre ans plus tard son premier roman, L’homme couvert de femmes, à forte teinte autobiographique. A une vie de poète et de cabarets avec les surréalistes succède alors, avec l’accès à la notoriété, un quotidien de grand mondain. Invité aux dîners de la NRF, multipliant les conquêtes féminines, marié deux fois (dont une à l‘héritière juive Colette Jéramec), divorcé à deux reprises, amant de la femme de Louis Renault (fondateur emblématique de l’industrie automobile française), proche du gratin littéraire et de Jean Paulhan, Drieu participe à de multiples initiatives journalistiques, éditoriales et politiques. C’est à cette période qu’il écrit l’un de ses romans les plus célèbres le Feu Follet suivi de son recueil de nouvelles La Comédie de Charleroi.

Un homme hanté par le mal du siècle

PDLR-A30-46212267.jpgTout change pour Drieu à partir de l’attaque du Parlement par les ligues d’extrême droite du 6 février 1934. Dans les semaines qui suivent l’événement, Drieu part avec son ami Bertrand de Jouvenel en Allemagne où il rencontre Otto Abetz, futur ambassadeur du IIIème Reich à Paris pendant l’Occupation, qui lui propose de réaliser une série de conférence dans le pays. La succession d’affaires de corruption touchant la IIIème République et les premières expériences fascistes à l’étranger encouragent Drieu à croire à une régénérescence de la France par le fascisme afin d’empêcher le pays de sombrer dans une décadence orchestrée par les Francs-Maçons, la démocratie parlementaire, les gauchistes et les juifs qui l’obsèdent. La même année Drieu écrit un nouvel essai politique, Socialisme-Fascisme, dans lequel il déploie sa nouvelle idéologie. Deux ans plus tard il adhère au PPF de Jacques Doriot, premier parti français ouvertement fasciste, et devient éditorialiste dans l’organe de propagande du mouvement : l’Émancipation Nationale. C’est lors de ces années de changements radicaux qu’il écrit son plus grand roman à forte teneur autobiographique : Gilles.

Pendant l’occupation Drieu remplace Jean Paulhan à la tête de la NRF suite à une demande de l’occupant pour qui la Revue littéraire et les éditions Gallimard laissent trop de place aux juifs et aux communistes. Alors même que Drieu revendique à cette époque son appartenance au national socialisme, qu’il rédige des articles pour le quotidien collaborationniste de Brasillach et Rebatet ‘’Je suis Partout’’ et qu’il écrit dans son journal intime des pages d’un antisémitisme délirant, il fait libérer de nombreux écrivains prisonniers, comme Sartre, des camps de travail et aide Jean Paulhan à fuir la Gestapo.

Dès 1942, Drieu se désintéresse de la politique, ses œuvres et son journal ne font plus écho à un quelconque antisémitisme, l’écrivain, déçu du fascisme, se tourne vers l’histoire des religions et des spiritualités orientales. A la libération, contrairement à Céline, il refuse l’exil organisé à Sigmaringen ainsi que la proposition d’aide de Malraux pour le cacher. Il tente de se suicider à deux reprises sans succès et finit par se donner la mort le 15 mars 1945 par overdose médicamenteuse. Drieu est enterré dans le vieux cimetière de Neuilly-sur-Seine.

Une écriture de la nonchalance

‘’Saurai-je un jour raconter autre chose que ma propre histoire ?’’ écrit Drieu en exergue de son roman autobiographique État Civil en 1921.

Drieu la Rochelle n’est pas un grand écrivain, c’est un auteur de talent mais sans génie

L’auteur n’y arrivera jamais. Drieu la Rochelle n’est pas un grand écrivain, c’est un auteur de talent mais sans génie. Témoin lucide du malaise moral de sa génération, dernier dandy, Drieu est Gilles, il est l’Homme couvert de Femmes, il est Alain dans le Feu Follet et le jeune narrateur de la Comédie de Charleroi. Drieu est un écrivain que l’on côtoie comme un intime tant ses obsessions, ses ratages le suivent d’œuvre en œuvre. Il est tour à tour superbe de morgue et de mépris, puis ridicule ou pitoyable et on le suit, hagards, de roman en roman, pour retrouver, au fond des phrases, toujours les mêmes névroses incurables : le fascisme, la sexualité, l’amitié, l’engagement, facettes différentes d’une même pulsion de mort et d’absolu. ‘’L’échec de Drieu, après tout, est celui de la sincérité ‘’ écrivait à son sujet Gaëtan Picon. C’est cette sincérité même, alliée au talent de peindre l’époque qui fait de lui, dans certains de ses textes, un rival de Flaubert ou de Dostoïevski. Le lecteur confronté à son œuvre devient vite complice d’une écriture de la nonchalance, d’un désespoir tendre, d’un cynisme léger mais aussi d’une violence de l’auteur sur lui-même, sorte de tension comme pour sortir de soi, qui fait du corpus romanesque rochelien un ensemble de textes indivisibles et touchants. 

Un fantôme à fantasmes

Ceux qui apprécient à leur juste valeur la violence pamphlétaire, l’écriture au couteau, la vindicte polémique d’un Nietzsche, d’un Bernanos ou d’un Léon Bloy se doivent de lire Gilles, roman à charge contre l’époque, vaste fresque de l’entre-deux-guerres dans laquelle le lecteur abasourdi assiste aux scandales politiques de la IIIème République et où toute la verve satirique de Drieu se déploie avec force et assurance. Récit secret, dans sa mise en scène frontale de la conscience qui décide de sa propre fin, dans le rendu par la phrase de la lucidité absolue de l’homme résolu au suicide, est une lecture bouleversante. Les romans du couple sont également présents chez Drieu, écrivain perpétuellement hanté par son rapport de dépendance et de rejet paradoxal des femmes ; Une femme à sa fenêtre ou Beloukia constituent à cet égard de belles réussites. Quant aux autres, ceux qui préfèrent le petit roman psychologique français, la tendresse triste, le touillage attentif des profondeurs individuelles, Le Feu follet ainsi que les Mémoires de Dirk Raspe (dernier roman et puissant portrait de Van Gogh) sont fait pour eux.

Enfin, pour les plus passionnés : La panoplie littéraire de Bernard Frank constitue un des plus beaux hommages jamais rendu à l’auteur du Feu follet, le chapitre consacré à Drieu dans le Panorama de la Nouvelle Littérature Française de Gaëtan Picon est un texte bref mais remarquablement pertinent, enfin l’ouvrage de Jacques Lecarme, Le bal des Maudits est  l’un des textes critiques les plus abordables et les plus agréables sur l’œuvre et la pensée de Drieu .

Récit secret, ou la lucidité absolue de l’homme résolu au suicide

Alors, peut-on encore lire Drieu la Rochelle ?

Oui ! Il faut même lire Drieu la Rochelle !

Il faut lire Drieu la Rochelle parce qu’il est un mythe tragique de la littérature, un fantôme support à fantasmes au même titre qu’Arthur Rimbaud, que Nietzsche, ou que Roger Nimier.

Il faut lire Drieu la Rochelle parce que dans la satire féroce comme dans le constat amer, ses œuvres possèdent une tonalité qui leur est propre et parce que les stylistes se font rares.

Enfin, il faut lire Drieu la Rochelle car personne ne vous demandera de le faire et qu’on ne peut rester indifférent face aux œuvres d’un bon auteur désespéré et sincère, aussi fasciste soit- il.

« Que le public se souvienne qu’un grand écrivain sert sa patrie par son œuvre, plus et bien plus que par l’action à laquelle il peut se mêler. » Henry de Montherlant.

Pierre Chardot

lundi, 13 mars 2017

Le Camp des Saints, source d'inspiration pour Trump ?

jean-raspail-le-camp-des-saints (1).jpg

Bob Woodward

Ex: http://www.decryptnewsonline.com 

Comme Marine Le Pen, l'homme fort de la Maison-Blanche cite régulièrement ce livre publié en 1973 qui raconte l'invasion de la France par une multitude de migrants. Cette dystopie est devenue culte au sein d'une partie de l'extrême droite. Washington, tout début des années 1980. Le flamboyant patron du contre-espionnage français, le comte Alexandre de Marenches, rencontre son ami Ronald Reagan à la Maison-Blanche. Les deux hommes évoquent la guerre en Afghanistan. A la fin de la conversation, le comte tend au président des Etats-Unis un roman français (traduit en anglais) : "Vous devriez lire cela..." Quelques semaines plus tard, Reagan croise à nouveau Marenches et lui confie : "J'ai lu le livre que vous m'aviez donné. Il m'a terriblement impressionné..."

"Il faut appeler Le Camp des Saints par son nom : un livre raciste." Voilà ce qu'écrivait Daniel Schneidermann, début mars, dans Libération. Malgré un souffle incontestable (et pas mal de longueurs), le roman de Jean Raspail joue avec un sujet explosif : un million de migrants issus du continent indien viennent s'échouer en bateau sur la Côte d'Azur. Effrayés par cette "racaille", les Français "blancs" fuient, laissant le champ libre à cette masse "puante", qui se livrait déjà à un "gigantesque enculage en couronne" [sic] sur les bateaux et profite de nos hôpitaux, écoles et supermarchés, non sans violer quelques "Blanches" au passage. Elites politiques, religieuses et médiatiques (dont un journaliste inspiré de Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, nommé Ben Souad, "d'origine nord-africaine" et à la "peau bistrée") ont démissionné. Seul un dernier carré de "Blancs" résiste. Et qu'ont-ils de plus pressé à faire avant de mourir ? Abolir la législation de 1972 sur la discrimination raciale... Par son lexique, sa brutalité et ses provocations, Le Camp des Saints est incontestablement un ouvrage d'extrême droite.

campsaint00001f004ae1cf-1.jpegBigre, quel est donc ce roman français capable d'"impressionner" le héraut du "monde libre" ? Il s'appelle Le Camp des Saints. Signé Jean Raspail, il est sorti en 1973. Et, depuis, cette épopée, qui raconte le débarquement apocalyptique d'un million d'immigrants entre Nice et Saint-Tropez, est devenue une sorte de livre culte. Mieux, depuis quelques semaines, ce roman sulfureux prend des allures de phénomène : sa huitième (!) édition, parue début février 2011, s'est déjà écoulée à 20 000 exemplaires, portée, notamment, par une longue apparition dans l'émission de Frédéric Taddeï, Ce soir ou jamais. Il est vrai que les circonstances ont fourni des attachés de presse un peu particuliers à ce Camp des Saints : les milliers de pauvres Tunisiens accostant à Lampedusa sur leurs barques de fortune...

Bien calé dans un fauteuil en bois aux fausses allures de trône derrière le bureau de son appartement du XVIIe arrondissement, fume-cigarette à la main, Jean Raspail, 85 ans et une silhouette de jeune homme, savoure. "Je prends ma revanche, les événements confirment ce que j'avais imaginé", dit ce royaliste, qui se défend d'être "à l'extrême droite". "Ultraréactionnaire", consent l'ancien explorateur à la moustache de major des Indes, entre sa vieille mappemonde, ses maquettes de bateau et l'étrange trophée en forme de lampe du prix Gutenberg, remis, en 1987, par une Anne Sinclair un peu réticente... Lui qui, dans l'immédiat après-guerre, a connu Ushuaia du temps où cette ville n'était qu'un vague fortin et qui a planté sa tente au milieu des ruines du Machu Picchu s'est toujours passionné pour le destin des peuples menacés.

Le Camp des Saints raconte-t-il autre chose ? "Ce livre a jailli en moi, sans plan préconçu, alors que l'on m'avait prêté une villa plongeant sur la Méditerranée", se souvient Raspail. Nous sommes en 1972 - le Front national n'a aucune audience, et le débat sur l'immigration n'existe pas. L'éditeur Robert Laffont s'emballe pour le livre. Il en imprime 20.000 exemplaires d'entrée et écrit une lettre spéciale aux 350 libraires les plus importants de France. Il fait tout pour obtenir un "papier" dans Le Monde des livres. En vain. Mais une certaine droite intellectuelle, plutôt "dure" - Jean Cau, Louis Pauwels, Michel Déon... -, lance le roman, qui se vend à 15 000 exemplaires à sa sortie. Score honnête. On aurait pu en rester là. Mais, en 1975, petit frémissement. Le livre redémarre. Les images des boat people vietnamiens ? Le débat sur le regroupement familial lancé par Valéry Giscard d'Estaing ? "Le Camp des Saints est un livre qui a eu de la chance, analyse son auteur. Un bloc de lecteurs a lancé un formidable bouche-à-oreille. La comédienne Madeleine Robinson m'a dit l'avoir offert au moins cent fois !" On en arrive vite à 40 000 exemplaires vendus. 

Le grand éditeur américain Charles Scribner le fait traduire en 1975. Succès. C'est ainsi, on l'a vu, qu'il atterrira entre les mains de Ronald Reagan. Un autre lecteur américain, et non des moindres, restera lui aussi marqué par ce roman : Samuel Huntington. Dans son célébrissime Choc des civilisations (Odile Jacob), le professeur de sciences politiques évoque le "roman incandescent" de Jean Raspail. Ces deux grands pessimistes se croiseront d'ailleurs à Paris, en 2004.

JRvaleurs4089_001_0.jpgEn France aussi, le livre poursuit son petit rythme de croisière - autour de 5 000 exemplaires par an. A telle enseigne, fait rarissime, qu'après être sorti deux fois en édition de poche (en 1981 et 1989), ce "long-seller" est ensuite réédité en grand format ! "Je suis un écrivain professionnel, justifie Raspail. Or, le poche ne rapporte rien. En grand format, je gagne un peu plus..." La dernière édition datait de 2002. Un an auparavant, le 20 février 2001, un bateau rempli de Kurdes était venu s'échouer très exactement à 50 mètres de la villa où fut écrit Le Camp des Saints. On s'attribuerait des dons de prophétie pour moins que ça... "Il y a un an, j'ai pensé que nous étions à un tournant de l'Histoire, dans la mesure où la population active et urbaine de la France pourrait être majoritairement extra-européenne en 2050, croit savoir Raspail. J'ai donc suggéré à Nicole Lattès, directrice générale de Laffont, de le rééditer avec une nouvelle préface." Mais, lorsque les services juridiques de la maison d'édition découvrent ce texte, intitulé "Big Other", leurs cheveux se dressent sur leur tête : "Impubliable, nous risquons des poursuites pour incitation à la haine raciale !" Raspail, lui, refuse de changer la moindre syllabe. Et appelle à la rescousse un ami avocat, Jacques Trémollet de Villers, pas exactement un gauchiste lui non plus - il a notamment défendu le milicien Paul Touvier. Mais bon plaideur : lors d'une "réunion de crise", longue de deux heures, aux éditions Robert Laffont, il parvient à retourner l'assemblée. On publiera, donc. Mais assorti d'un avant-propos du PDG de la maison, Leonello Brandolini, qui justifie la décision tout en prenant prudemment ses distances avec le fond du livre...

Chose assez étrange, en effet, Le Camp des Saints a échappé jusqu'ici à toute poursuite judiciaire. L'adjonction de cette préface musclée pourrait agir comme un chiffon rouge. D'autant que Raspail, dans sa haine des lois "mémorielles" (Pleven, Gayssot...) n'a pu résister, à 85 ans, à une ultime provocation : indiquer lui-même, en annexe à la fin du roman, les passages susceptibles d'être poursuivis. Il en a compté 87...

"Si je suis attaqué, j'ai déjà préparé mon parachute", sourit l'octogénaire, en pointant le doigt sur un gros classeur noir qui ne quitte jamais son bureau. A l'intérieur, toutes les lettres de responsables politiques reçues depuis la sortie du Camp des Saints, en 1973. De Malraux à Sarkozy. Personne ne sait ce qu'elles contiennent. Le romancier se dit prêt à les produire dans le huis clos d'un tribunal. "Et on aura des surprises !" promet-il, gourmand, en une menace à peine voilée. Si certaines ne sont que de polis accusés de réception - Sarkozy, Chirac, Fillon... -, d'autres témoigneraient d'une lecture attentive (n'excluant pas pour autant la critique). Et de citer François Mitterrand, Robert Badinter ou Jean-Pierre Chevènement... Le livre peut choquer, en effet. Il est, d'ailleurs, un lecteur qui a "sursauté" en relisant Le Camp des Saints, en 2011. C'est Jean Raspail lui-même. Verdict du Tonton flingueur royaliste : "Je n'en renie pas une ligne. Mais, il faut avouer, c'est du brutal !"

C'est le Huffington Post qui a mis en exergue cette information: Steve Bannon, le conseiller de l'ombre de Trump, devenu l'homme fort de la Maison-Blanche, cite régulièrement Le Camp des Saints, un roman de l'écrivain français Jean Raspail. «L'Europe centrale et de l'Est a quasiment subi une invasion du type Camp des Saints» dit-il par exemple en octobre 2015, en pleine crise migratoire, sur son site Breitbart News. Puis, en janvier 2016, «le problème de l'Europe, c'est l'immigration. C'est aujourd'hui un problème mondial, un ‘Camp des Saints' généralisé». Ou encore, en avril: «Quand on a commencé à en parler il y a environ un an, on a appelé ça ‘Le Camp des Saints'. Nous sommes en plein dedans, vous ne trouvez pas?»

Connu pour ses positions nationalistes tranchées, et réputé être l'architecte du décret anti-immigration de Donald Trump, Steve Bannon est souvent décrit comme le «Raspoutine» du président américain, le nourrissant idéologiquement grâce à ses lectures variées. Un conseiller le décrivait sur le site Politico comme «la personne la plus cultivée de Washington».

La citation de Raspail n'a rien d'anodine. Son roman est devenu culte dans les milieux d'extrême droite identitaire et autres tenants du «Grand remplacement» depuis sa sortie en 1973. Marine Le Pen elle-même recommande sa lecture. «Aujourd'hui, c'est une submersion migratoire. J'invite les Français à lire ou relire Le Camp des Saints.» , disait-elle sur RMC en septembre 2015.

Le roman raconte l'invasion de la France par une multitude de migrants venus d'Inde, fuyant la misère. Ils sont un million à débarquer sur les côtes du sud de la France, à bord d'une armada de fortune. Jean Raspail résume ainsi les enjeux de l'intrigue: «Ils sont l'Autre, c'est-à-dire multitude, l'avant-garde de la multitude. Et maintenant qu'ils sont là, va-t-on les recevoir chez nous, en France, «terre d'asile et d'accueil», au risque d'encourager le départ d'autres flottes de malheureux qui, là-bas, se préparent? C'est l'Occident, en son entier, qui se découvre menacé. Alors que faire? Les renvoyer chez eux, mais comment? Les enfermer dans des camps, derrière des barbelés? Pas très joli, et ensuite? User de la force contre la faiblesse? Envoyer contre eux nos marins, nos soldats? Tirer? Tirer dans le tas? Qui obéirait à de tels ordres? À tous les niveaux, conscience universelle, gouvernements, équilibre des civilisations, et surtout chacun en soi-même, on se pose ces questions, mais trop tard...» À la fin du roman, le pays est envahi, et il ne reste qu'une poignée d'irréductibles dans le sud qui tirent sur tout ce qui bouge. Le gouvernement prend finalement la décision de supprimer la loi du 9 juin 1973 qui interdit la discrimination. En arrière-plan de cette fresque cauchemardesque, des élites politiques médiatiques et religieuses qui, elles, plaident pour l'accueil des migrants. On trouve même un pape latino-américain progressiste… Il n'en faut pas plus pour que certains voient dans ce brûlot une dimension prophétique, comme le journaliste André Bercoff qui écrivait en septembre 2015 dans Le Figaro que «Le Camp des Saints [était] devenu chronique d'actualité».

Les médias américains parlent d'un «obscur roman», «étonnamment raciste». Pourtant, Le Camp des Saints a eu son petit succès, et Jean Raspail est un écrivain reconnu, qui a gagné le Grand prix du roman de l'Académie française en 1981 pour son roman Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie. À sa sortie en 1973, Le Camp des Saints reçut un accueil mitigé dans la presse et les ventes furent moyennes: environ 15.000 exemplaires. Mais deux ans plus tard, il est publié aux États-Unis par la prestigieuse maison d'éditions Scribner. Le magazine Kirkus Reviews le compare alors à Mein Kampf. Mais, selon Jean Raspail, le président américain Ronald Reagan et le théoricien du choc des civilisations Samuel Huntington l'ont lu et apprécié. Jeffrey Hart, professeur à Priceton, écrit dans National Review : «Raspail n'écrit pas à propos de race, mais de civilisation».

Sa réédition en 2011 par Robert Laffont avait fait polémique. Le roman avait été qualifié d' «odieusement raciste» par Daniel Schneiderman dans Libération, et d' «authentique morceau de névrose raciale» par Aude Lancelin dans le Nouvel Obs. «Aujourd'hui, Le Camp des Saints pourrait être poursuivi en justice pour 87 motifs», convenait alors Jean Raspail dans une interview au Figaro. L'auteur se défend pourtant d'être raciste. Il affirme que le sujet du roman est d'abord celui de la mauvaise conscience occidentale face à l'autre. «Le Camp des Saints est une parabole où se condense le choc de toute conscience de Français de souche face à l'installation de la diversité», expliquait alors Raspail.

Hommage à Roger Nimier

nimierloda.jpg

Hommage à Roger Nimier

par Luc-Olivier d’Algange

Ex: http://mauditseptembre62.hautefort.com 

Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.

Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.

Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.

On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse.  Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.

L'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés.  Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.

Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.

nimierchat.jpgLes épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.

Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »

Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »

Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.

Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.

nimierET2_BO1,204,203,200_.jpgQu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.

Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».

Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si  « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »

Loin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».

On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d’un article paru dans l’ouvrage collectif, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit Hussard, sous la direction de Philippe Barthelet et Pierre-Guillaume de Roux, éditions Pierre-Guillaume de Roux 2012.

samedi, 11 mars 2017

Constantinople et Byzance de Léon Bloy

léon-bloy (1).jpg

Constantinople et Byzance de Léon Bloy

 
Léon Bloy dans la Zone
 
Ex: http://www.juanasensio.com 

Il faut commencer par bien comprendre que c'est par goût intime que Léon Bloy, de longues années durant, s'est intéressé à l'épopée byzantine, si haute en couleurs, le plus souvent fortes, atroces même. Publié en 1906 aux éditions de la Nouvelle Revue (1), ce texte puissant, qui nous livre bien des indications, nous le verrons, sur la conception bloyenne de la terrifiante histoire jamais rassasiée de sang, et pas seulement celui des pauvres, est une cavalcade furieuse qui mêle les peuples jouant à s'exterminer le plus souvent possible, et de toutes les façons possibles. C'est peu dire que Léon Bloy prend un malin plaisir à évoquer quelques atrocités commises dans cet âge barbare dont le spécialiste fut Gustave Schlumberger qui lui inspira ce texte. Ainsi : «Quand l'horrible mutilation fut achevée, le nobilissime, se levant de terre, sans l'aide de personne, montrant à tous ses orbites vides ruisselantes de sang, soutenu par quelques fidèles, s'entretint avec eux dans un calme si surprenant, un courage tellement surhumain, qu'il semblait indifférent» (p. 260, l'auteur souligne). C'est encore trop peu, Bloy le sait : «On peut aussi mentionner l'innocente espièglerie du jeune khalife d’Égypte Al-Zahir, faisant assembler dans une mosquée 2 600 jeunes filles et les faisant emmurer. Elles y périrent de faim et, durant six mois, leurs corps demeurèrent sans sépulture», Léon Bloy poursuivant en affirmant que «ces petites histoires ne sont rien auprès de ceci : En Arménie, un certain émir, longtemps prisonnier des impériaux et enfin délivré par les Seldjouik des vainqueurs, pour se venger des souffrances de sa captivité, fit creuser une fausse de la hauteur d'un homme. Il la fit remplir du sang des prisonniers qu'il donnait l'ordre de massacrer. Puis il y descendit et s'y baigna «pour noyer la rage dévorante de son cœur»» (p. 256, l'auteur souligne). Ailleurs, citant, comme il le fait à de très nombreuses reprises, le texte de l'historien Schlumberger, l'écrivain semble se délecter de l'effroi de cette scène : «Basile se résolut à frapper un coup terrible pour épouvanter ses adversaires opiniâtres et précipiter d'autant la fin de la résistance. À la prise des défilés de Cimbalongou, plus de 15 000 combattants bulgares étaient tombés vivants aux mains de ses soldats. Les chroniqueurs byzantins affirment qu'il fit crever les yeux à tous ces captifs et les renvoya ainsi mutilés à leurs compatriotes pour servir d'exemple. Par un raffinement inouï, pour chaque centaine d'aveugles on laissa un borgne, chargé de conduire ses compagnons» (p. 238).

Léon Bloy ne se prive pas d'en rajouter, écrivant ainsi qu'il a lu «quatre fois ce soi-disant premier tome de l'Épopée byzantine» et qu'il a fait cette lecture «non par zèle mais pour assouvir [s]es passions» (p. 202, l'auteur souligne). C'est peut-être aussi par goût sinon par passion que Léon Bloy entasse les cadavres et note plus d'une fois ces exemples d'atrocités, puisque, à ses yeux, ces dernières ne sont en fin de compte pas grand-chose devant l'imminence des «guerres d'extermination que notre sensibilité d'eunuques soi-disant chrétiens fait paraître inacceptables aujourd'hui» (p. 239), lesquelles, comme toujours chez cet écrivain portant constamment la main en visière sur l'horizon désespérément vide, ne sont que les préfigurations de l'Extermination finale, apocalyptique, qui nous ouvrira les portes de l'Enfer dégorgeant ses créatures les moins respectables. Il est temps d'ailleurs, grand temps, puisque le «bouillonnement est trop universel et l'heure semble trop venue où l'Esprit-Saint a promis de renouveler la face de la terre» (p. 171).
 
LB-CB.jpgCes atrocités, Léon Bloy les empile comme un gamin pressé de saisir le moment où sa construction de pièces de bois va commencer à vaciller, mais nous ne devons pas douter que l'écrivain, lui, s'il le pouvait, dresserait son horrible monument jusqu'au ciel, pour le fendre et laisser enfin couler le feu de l'Apocalypse. Ainsi le feu nettoierait une dernière fois cette fleuves de sang qui paraissent se jeter dans l'océan infini de la Douleur.

C'est dans son Introduction à Constantinople et Byzance, écrite en 1917, que Léon Bloy relit son si étonnant texte et en confirme la portée apocalyptique, évidente dans une époque où les hommes se trouvent «au bord du gouffre, privés de foi et totalement dénués de la faculté de voir, également incapables d'aimer et de comprendre» : «Pourrait-on citer un valable mot sur la fameuse question d'Orient, depuis si longtemps qu'on en parle dans les livres ou les assemblées ? Une force mystérieuse, irrésistible, tourne le cœur de l'homme vers l'Orient qui fut son berceau» (p. 172), la rupture des sceaux étant en somme une espèce de retour au Paradis perdu (2), ce que l'écrivain confirme dans les toutes dernières lignes de cette Introduction en écrivant que : «Le monde aujourd'hui est convié à un spectacle identique. Les deux [la Bulgarie et Constantinople] périront ensemble vraisemblablement et il n'y aura plus d'obstacles sur la grande voie d'Asie qui mène à la vallée de Josaphat» (p. 173).

De toute façon, et chacune des notes ou presque que nous avons consacrées aux ouvrages de Léon Bloy nous l'a amplement montré, l'Histoire ne peut aller qu'à son terme, par essence apocalyptique puisque, nous dit superbement l'auteur, elle est «une préfiguration mystérieuse et prophétique du Drame de Dieu, analogue certainement à l'ensemble des images préfiguratrices qui constituent la Révélation biblique, impénétrable jusqu'à la grand-Messe du Calvaire», Bloy complétant cette étonnante définition en affirmant que si «la prophétie juive concernait la Rédemption», la «prophétie universelle de l'histoire concerne l'accomplissement de la Rédemption par l'avènement triomphal de l'Esprit-Saint» (p. 172), propos qui ne peuvent que nous rappeler les développements du Désespéré sur le Symbolisme en Histoire. Il serait peut-être intéressant d'étudier de possibles, bien que lointains rapports entre ces affirmations, pour le moins répétées, de Bloy, et la philosophie hégélienne de l'histoire, ne serait-ce que par le biais d'une lecture commune à ces deux auteurs, celle de Joachim de Flore.

Ces quelques extraits nous montrent amplement que l'Histoire, bien évidemment telle que la conçoit Léon Bloy, est le sujet véritable de son livre si haut en couleurs orientales. Ce qui frappe, en lisant cet écrivain, c'est qu'à ses yeux l'Histoire est tout bonnement incompréhensible bien davantage qu'absurde ou plutôt : c'est le fait de postuler l'existence d'une Histoire qui ne trahirait pas, dans le moindre de ses événements fût-il le plus anodin, la main invisible de Dieu, qui serait une profonde absurdité. Plus d'une fois, Léon Bloy affirme ainsi que, n'ayant «jamais observé que l'extérieur et le transitoire, nous ne comprenons absolument rien à des Gestes nouveaux et de surhumaine apparence qui n'ont d'analogue dans aucun passé et qui, déjà, semblent appartenir à quelque indiscernable Futur» (p. 172).

Que l'Histoire soit incompréhensible est une évidence mais, du moins, Léon Bloy se rassure quelque peu en se rangeant du côté des très rares élus capables de déchiffrer les signes les moins obvies, en se tenant soigneusement loin de «l'oraison funèbre du Bavardage universitaire». Même l'historien Schlumberger ne voit rien, malgré sa «constance d'Apache» et sa «sagacité de vieux Mohican couché sur la piste pour tirer quelque chose de ces ténèbres» (p. 178), et comment voir quoi que ce soit, du reste ? : «Il est certain que des événements immenses ont été complètement, je ne dis pas perdus, mais cachés, ce qui est plus ou moins affligeant. Cela dépend de ce que Dieu a mis au cœur et de l'idée qu'on se fait de l'histoire». Pourtant, on «sait quelque chose», car il n'existe pas «une période un peu longue dont on ne sache au moins quelques faits, ce qui est, si on veut, une espèce de miracle dans un tel engloutissement» (p. 215, l'auteur souligne). De toute façon, que faudrait-il penser, par exemple, «d'une histoire de France qui s'arrêterait brusquement, inexorablement, à Malplaquet pour ne reprendre qu'au retour des cendres de Napoléon, sans qu'il restât seulement la possibilité d'une hypothèse pour éclairer un pareil gouffre ? Eh bien !, continue Bloy, cela ne changerait rien à la Vie divine qui est la seule histoire et cela ne changerait rien non plus à cette intangible incertitude qu'étant des «images» de Dieu, nous sommes appelés à tout connaître» (pp. 215-6). Fantastique retournement, qui n'est paradoxal qu'en apparence, puisque Léon Bloy donne la clé de son herméneutique inspirée : «Tout ce qui s'est accompli sur la terre sera devant nos yeux quand il le faudra, devant nos vrais yeux invisibles et impérissables et ce sera un éblouissement du Paradis, d'apprendre enfin pourquoi certaines choses ne nous furent pas montrées». Si nous ne voyons rien ou si peu (3), nous verrons et saurons tout, puisque notre nature est conformée à celle de Dieu !

Un jour peut-être nous saurons tout mais, en attendant, notre perception est plongée dans les ténèbres, et l'Histoire nous demeure non seulement incompréhensible mais choquante : «On sait que Dieu est toujours adorable, mais comment le pénétrer ? Pourquoi ces interruptions brusques, ces avortements soudains ?», Bloy poursuivant en écrivant que la «gloire d'un Tzimiscès ou d'un saint Louis, par exemple, a l'air de correspondre humblement à la Gloire divine et voilà que Dieu met tout par terre», l'écrivain concluant son propos par ces paroles qui ne sembleront déroutantes qu'à celles et ceux qui ne l'ont pas lu, ou mal lu : «C'est un gouffre où se perd la raison de l'homme, Tzimiscès était condamné depuis des siècles» (p. 219), «les ténèbres déjà très denses résultant de la pénurie documentaire» étant «aggravées encore par l'obscurité intérieure de celui qui devrait les dissiper» (p. 227, à savoir l'historien lui-même bien sûr.

C'est dans le troisième chapitre de notre livre, consacré à l'implacable Basile II, «tueur de Bulgares», que Léon Bloy condense son propos, par le biais de l'exemple de ce grand homme (au sens que Carlyle donnait à ces termes, que nous pourrons sans trop de mal confondre avec celui de héro) qu'est Basile, «moine de la toute-puissance», qui n'eut «ni femme ni enfants», et qui «voulut toujours la même chose, ce qui est la plus grande force du monde, celle qui fait le plus ressembler un homme à un dieu» (pp. 230-1). Basile est fascinant, dont «les neuf dixièmes de ses prodigieuses guerres ne nous seront visibles que dans la lumière de Dieu» (p. 231), comme Napoléon aurait pu affirmer qu'il a été poussé vers un but qu'il ne connaissait pas et que, quand il l'aurait atteint, un atome aurait suffi pour l'abattre, ce que confirme Léon Bloy qui écrit : «Mais il paraît que Dieu avait assez de tous les projets des hommes et le trépas quasi soudain de ce Tueur «sonna le glas de la puissance byzantine dans la péninsule»» (p. 244). Une fois de plus, l'histoire de ce célèbre tueur de Bulgares nous demeure impénétrable, mais uniquement en apparence, puisque l'Histoire n'est rien de plus que le «palimpseste à peine surchargé» qui est en chacun de nous, «car nous sommes vraiment des ressemblances de Dieu et tout ce qui s'est accompli dans les siècles a laissé en nous son empreinte» (p. 233, l'auteur souligne), ce qui est absolument logique puisque nous sommes faits à la ressemblance de Dieu, raison pour laquelle l'écrivain conclut ce passage par une image superbe : «Le dernier soupir de chaque homme est un vent violent qui ouvre ce livre où tout est écrit», merveilleuse mais aussi terrifiante façon de dire que l'homme est la créature la plus proche de Dieu qu'il est possible de rêver.

Cette compénétration est d'une autre espèce, qui fait directement allusion à l’Épitre aux Colossiens (en 1, 24), lorsque Bloy écrit que : «Quand on lit l'histoire de n'importe quel peuple, l'imagination chrétienne s'épouvante en songeant aux souffrances presque infinies, à ce déluge universel de souffrances qu'il a fallu que des centaines de millions d'hommes endurassent, tout le long des siècles, pour compléter «ce qui manque à la Passion de Jésus-Christ», selon la parole effroyablement mystérieuse de saint Paul aux Colossiens !» (p. 235), l'Histoire de l'homme n'étant rien de plus que celle de ses douleurs, que celle de la Douleur qui, brique après brique (4), bâtit un édifice infini dirait-on, puisqu'il doit s'ériger à la formidable hauteur du Christ en Croix, édifice infini, dont la construction est infinie, puisqu'il peut être détruit à tout moment : «Or, je l'ai dit, Dieu ne voulait plus de ce mime sanglant, il lui en fallait d'autres, tout aussi couverts de sang, mais ne risquant pas d'éblouir, pour que se préparassent l'abaissement extrême et la destruction de cet empire qui avait tant désobéi au Vicaire de Jésus-Christ !», la sagesse humaine, une fois de plus, étant «singulièrement déconcertée par l'impuissance caractéristique, manifeste, constitutive et capitulaire de la plupart des grands hommes à fonder n'importe quoi pouvant durer plus d'un jour» (p. 247).

L'Histoire telle que Léon Bloy la peint n'est donc rien de plus qu'une «continuelle réitération d'avortements», la petitesse n'étant pas moins demandée que la grandeur (Bloy met une majuscule à ces deux mots dans son texte) «dans le laboratoire des prodiges», où les «successions disparates ou désespérantes» s'opèrent «indiciblement dans un mode mystérieux et adoré, en vue de compensations ou de récupérations ineffables», cet ensemble de caractéristiques se concluant de façon grandiose, par un long passage que je cite dans son intégralité : «L'Histoire, phénomène ou illusion» qui est, de toutes, «la plus incompréhensible», insiste Léon Bloy, «est le déroulement d'une trame d'éternité sous des yeux temporels et transitoires. On croit voir d'énormes espaces, on ne voit pas à trois pas. Mon ami, mon frère tourne le coin de la rue. Je ne le vois plus que dans ma mémoire, qui est aussi mouvante et aussi profonde que la mer. J'en suis aussi séparé que par la mort. Il est toujours, je le sais bien, sous l’œil de Dieu, mais pour moi, il est tombé dans un gouffre. Ce coin de rue, c'est n'importe quel tournant de l'Histoire» (pp. 248-9).

Voici la suite, qui se passe de commentaires, tant elle ramasse de façon brutale, éclairante en somme (je pense ici à l'éclair plus qu'au fait d'éclairer) toute la pensée de l'écrivain : «Il y a aussi l'angoisse des cœurs magnanimes. Fils d'Adam, notre solidarité est infinie. De même que nous avons tous péché dans le premier désobéissant, nous continuons de pécher sans excuse dans tous les continuateurs de la Prévarication. De sorte qu'en ce négoce admirablement universel, il n'est pas une iniquité dont nous ne soyons à la fois les créanciers et les débiteurs. [...] Toutes les atrocités humaines, depuis le commencement, aussi bien que les plus saints actes, sont imputés avec justice à ce nouveau-né qui pleure en dormant dans son berceau. La postérité de dix siècles, non plus que l'immensité des espaces, ne saurait constituer un alibi pour des immortels et des fils de Dieu» (p. 249, l'auteur souligne).

Voici la conclusion de ce passage, qui relie cette étonnante vision à celui qui, plus que tout autre, aura dilaté sa pupille pour tenter d'apercevoir ce qui se trouve derrière l'horizon borné et plombé des autres hommes, et fait sien, dans chacun de ses textes, ce propos qu'il écrivit le 6 janvier 1910 dans son Journal au sujet de son livre sur Napoléon, «L'invisible par le Visible. Formule précise où il me semble que je pourrais tout enfermer» (cité dans notre ouvrage, p. 15, l'auteur souligne) : «L'histoire est pour moi comme une ruine où j'aurais vécu de la vie la plus intense avant qu'elle ne devînt une ruine. Sensation douloureuse et paradisiaque d'avoir mis son cœur dans des choses très anciennes qui paraissent ne plus exister. Je visite Byzance comme Schlumberger visitait les ruines d'Ani, capitale antique des rois d'Arménie, en soutenant de mes mains faibles, au-dessus de ce grand vestige de mon âme, tout le firmament étoilé».

Notes

(1) Sous un titre différent de celui que l'écrivain aura finalement retenu, pour l'édition Crès en 1917 : L’Épopée byzantine et Gustave Schlumberger. C'est par erreur que notre édition, cinquième tome des Œuvres de Léon Bloy, donne en première de couverture le titre Byzance et Constantinople.
(2) Le «Paradis récupéré» n'est en fin de compte que l'autre nom de l'Apocalypse, l'Histoire s'étirant de l'un à l'autre, du Paradis perdu au Paradis reconquis, comme un immense tissu tout imprimé de symboles en partie indéchiffrables : «C'est, en même temps, celui des grands hommes [Basile II] dont il fut le moins écrit, comme s'il y avait en lui un secret, comme s'il était le gardien formidable d'une des clefs de la symbolique Histoire au moyen desquelles doit s'ouvrir, un jour, le Paradis récupéré» (p. 176). Ailleurs, nous lisons que les hommes cherchent, «en pleurant et en égorgeant leurs frères», le «chemin du Paradis perdu» (p. 226).
(3) «Il est probable que, chaque jours nous passons à côté de l'Arbre de la Science du bien et du mal, sans même le voir, et cela est assurément un inestimable bienfait. Cependant Dieu qui a pitié de nos âmes curieuses permet que quelques fruits aux trois quarts mangés des vers soient ramassés dans son ombre par des impatients tels que Schlumberger qui n'ont pas le courage d'attendre la vision béatifique» (p. 216), Schlumberger et, bien sûr, Léon Bloy lui-même, monstre s'il en est d'impatience.
(4) Quelle superbe image que celle-ci ! : «On plaça, détail héroïque qui peint bien ces ardents seigneurs de la tente, sous la tête du cadavre couché dans sa litière, une brique faite de la poussière et de la sueur, qu'après chaque combat contre les chrétiens, avant le bain du soir, le strigile du masseur avait fait tomber de la peau de Seîf Eddaulèh» (p. 184, tout le passage est en italiques). Ce grand texte de Léon Bloy est riche de très belles images, dont je donne quelques exemples, comme celle-ci : «Les chevaux des émirs avaient mangé l'avoine sur les autels de toutes les basiliques de Syrie et les vases sacrés avaient servi à les désaltérer» (p. 192, ce passage étant entièrement en italiques). Encore, et l'écrivain ne s'y trompe pas : «Quelle scène, quelle exhibition en ce lieu, par cette nuit noire, dans cet ouragan de neige ! La multitude épouvantée, levant les yeux de toutes parts vers la sombre masse des bâtiments du Boucoléon, n'apercevait qu'un point lumineux qui attirait tous les regards; c'était ce groupe d'hommes, vivement éclairés par les torches fumeuses, agitant par ses longs cheveux encore noirs la tête ruisselante de sang du grand basileus Nicéphore» (p. 202, ce passage étant entièrement en italiques). Enfin : «À l'heure probable où Notre-Seigneur Jésus-Christ prêt à souffrir la Passion, avait dit à ses apôtres : «Ceci est mon corps, ceci est mon sang», il y eut dans la ville en flammes, 8 000 corps des fils géants de la steppe, couchés dans leur propre sang» (p. 210, l'auteur souligne).

lundi, 27 février 2017

En présence de Schopenhauer, de Michel Houellebecq

Arthur-Schopenhauer_7562.jpg

En présence de Schopenhauer, de Michel Houellebecq

par Francis Richard

Ex: http://www.francisrichard.net 

Michel Houellebecq a 25, 26 ou 27 ans - l'âge importe peu - quand il emprunte, dans une bibliothèque, Aphorismes sur la sagesse dans la vie d'Arthur Schopenhauer: en quelques minutes tout a basculé... Il cherche alors, et trouve, un exemplaire du Monde comme volonté et comme représentation.

Depuis, Houellebecq a évolué - il est devenu positiviste après avoir découvert dix ans plus tard un autre philosophe, Auguste Comte. Cependant l'attitude intellectuelle de Schopenhauer reste pour lui un modèle pour tout philosophe à venir. C'est pourquoi il éprouve à son égard un profond sentiment de gratitude.

Pour exprimer cette gratitude Houellebecq a achevé cet essai entrepris en 2005, où il commente ses passages favoris de Schopenhauer, qu'il a traduits lui-même. Sa préfacière, Agathe Novak Lechevallier, a raison de dire que, ce faisant, il fait apparaître l'oeuvre du philosophe comme une formidable machine à penser.

Il est vrai qu'il n'est pas besoin d'être d'accord avec quelqu'un pour que ce qu'il dit donne à penser. Ainsi Houellebecq n'a-t-il pas de mots assez durs contre le libéralisme. Ce n'est pas une raison pour ne pas s'intéresser à ce qu'il a pensé à un moment de sa vie et à ce qu'il pense aujourd'hui, d'autant que cela éclaire son oeuvre.

Houellebecq relit peu Comte et ne connaît pas de lecture de philosophe aussi immédiatement agréable et réconfortante que celle de Schopenhauer. Ce n'est certainement pas le fait de son art d'écrire: Nietzsche parle à raison de son espèce de bonhommie bourrue qui vous donne le dégoût des élégants et des stylistes.

Quand Schopenhauer commence un livre par: Le monde est ma représentation, Houellebecq commente: L'origine première de toute philosophie est la conscience d'un écart, d'une incertitude dans notre connaissance du monde. Pour devenir le philosophe de la volonté, Schopenhauer utilise l'approche, inhabituelle chez un philosophe, de la contemplation esthétique:

Le point originel, le point générateur de toute création consiste dans une disposition innée - et, par là même, non enseignable - à la contemplation passive et comme abrutie du monde. L'artiste est toujours quelqu'un qui pourrait tout aussi bien ne rien faire, se satisfaire de l'immersion dans le monde, et d'une rêverie associée.

Ainsi le poète se singularise-t-il: L'accessoire est que le poète est semblable aux autres hommes (et, s'il était vraiment original, sa création aurait peu de prix); l'essentiel, c'est que, seul parmi les hommes faits, il conserve une faculté de perception pure qu'on ne rencontre habituellement que dans l'enfance, la folie, ou dans la matière des rêves.

Ainsi la beauté n'est-elle pas une propriété appartenant à certains objets du monde, à l'exclusion des autres; ce n'est donc pas une compétence technique qui peut produire son apparition; elle suit par contre toute contemplation désintéressée. Ce qu'il [Schopenhauer] exprime, encore plus brutalement par la phrase:

"Dire qu'une chose est belle, c'est exprimer qu'elle est l'objet de notre contemplation esthétique."

L'absurdité de l'existence? Ce n'est pas seulement, ce n'est même pas surtout l'activité de l'homme qui porte le signe du néant: la nature entière est un effort illimité, sans trêve ni but; "tout n'est que vanité et poursuite du vent". Et il cite un passage de Schopenhauer qui l'illustre, qu'il dédie aux écologistes, et qui se termine ainsi:

"Pourquoi ces scènes d'épouvante? À cela il n'y a qu'une seule réponse: ainsi s'objective le vouloir-vivre."

MH-AS.jpg

Selon Schopenhauer, qui emploie souvent des métaphores théâtrales pour faire comprendre ses propos, il est trois méthodes employées par un poète pour décrire la survenance d'un grand malheur, le seul élément indispensable à la tragédie:

- l'exceptionnelle méchanceté d'un personnage artisan de ce malheur

- le destin aveugle qui frappe les personnages

- la simple situation des personnages l'un à l'égard de l'autre.

C'est cette dernière méthode qui a sa préférence: Elle ne nous montre pas le malheur le plus extrême comme une exception, ni comme quelque chose qui est amené par des circonstances exceptionnelles ou des caractères monstrueux, mais comme une chose qui provient aisément, comme de soi-même, presque nécessairement, de la conduite et du caractère des hommes, et par là nous le rend effroyablement proche.

Comment conduire son existence dans un tel monde, absurde, où le malheur n'épargne personne et où toutefois existent des petits moments de bonheur imprévu, des petits miracles?

Dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Schopenhauer trouvait l'énergie nécessaire pour énoncer des banalités et des évidences, lorsqu'il les croyait justes; il a systématiquement placé la vérité au-dessus de l'originalité; pour un individu de son niveau, c'était loin d'être facile.

Schopenhauer fait ainsi ce constat fataliste: Les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, bien que nous nous y trompions tellement pendant notre jeunesse; celles-ci dépendent surtout de la puissance innée de notre esprit; il est donc facile de voir à quel point notre bonheur dépend de ce que nous sommes, alors qu'on ne tient compte le plus souvent que de notre destin, de ce que nous avons ou de ce que nous représentons.

Il précise: Le destin peut s'améliorer; et, lorsqu'on possède la richesse intérieure, on n'attendra pas grand-chose de lui; mais jusqu'à sa fin un benêt reste un benêt, un abruti reste un abruti, fût-il au paradis et entouré de houris.

Est-ce bien certain?

Francis Richard

En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq, 96 pages L'Herne

Livres précédents chez Flammarion:

Soumission (2015)

Configuration du dernier rivage (2013)

La carte et le territoire (2010)

mercredi, 22 février 2017

Houellebecq et l’art de la guerre

Michel-Houellebecqyyyyyyy.jpg

Houellebecq et l’art de la guerre

par Romain d'Ignazio

Ex: https://anthropart.com

Ils se comptent sur les doigts d’une main les écrivains français jouissant d’une aura extranationale. Le paysage littéraire français ayant été formaté et émasculé, rare sont les romanciers contemporains nationaux dont l’œuvre n’a pas à rougir de ses illustres prédécesseurs. Houellebecq est un des rares écrivains de premier plan dont les romans ont une portée s’inscrivant dans la marche de l’histoire, ce n’est donc pas fortuit si un Cahier de l’Herne qui lui est consacré sort en ce début d’année. L’homme trouvant la matière dans notre monde occidental qu’il donne à lire avec une cruauté féroce et dénonciatrice. A l’heure où le livre est relégué à être un simple objet de consommation et les écrivains des « imbéciles utiles » d’un système, il a su instrumentaliser avec maestria « la société du spectacle » et les rouages du libéralisme en les prenant à leur propre piège.

Né en 1958, il connut un succès quasi-immédiat lors de la sortie de son premier roman encensé qu’il fut par la branchitude : Extension du domaine de la lutte. Un clin d’œil à Céline, volontaire ou non, lui fera choisir comme nom de plume celui de sa grand-mère. N’étant pas né dans un milieu bourgeois, n’ayant pas baigné dès son plus jeune âge dans la culture, n’étant pas rentier, ayant été confronté à la réalité du monde du travail, n’ayant pas un physique de jeune premier, ce sont en partie tous ces handicaps qui sont à la source de son succès. Cet ingénieur en agronomie puis informaticien est sorti du rang et de la masse pour nous parler de nous, ce « nous » qu’il connaît si bien puisqu’il en fit partie.

Ce fut une longue route qui le mena à l’édition de ce roman culte, plus d’une dizaine d’années à fréquenter le petit monde littéraire parisien et écrire pour des revues, notamment pour Perpendiculaire avec qui il sera en procès par la suite et L’Idiot International créé par le fantasque Jean-Edern Hallier… Ses influences littéraires sont révélatrices de son œuvre et le démarquaient déjà de ses confrères de l’époque comme Nabe, Besson, Dantec ou encore Dutertre. Lovecraft et Aldous Huxley viennent en tête, on y retrouve les mêmes marottes : la science et ses déflagrations sur l’Homme, le scientisme, la dictature ostentatoire ou malicieusement dissimulée, l’instrumentalisation des consciences, l’eugénisme, les mutations sociales et leurs répercussions sur les rapports humains, etc… Ensuite, lorsqu’il s’adonne à la poésie il faut aller chercher du côté de Baudelaire et, ma foi, de Lautréamont ; pour le dernier, pas tant dans la forme mais du fait de la haine qui habite ses vers. Chez les philosophes à qui il empreinte des concepts qu’il réinjecte ensuite dans une trame romanesque, on peut citer Schopenhauer et Kant qui ont aussi ensemencé son œuvre. Chose certaine, l’altruisme, l’amour de son prochain, ne sont pas de mise chez lui. C’est le rejet, la haine de l’autre et de notre monde qui prédominent. On en fera souvent le reproche à Houellebecq qui, outre le fait qu’il nous plonge dans la noirceur, ne nous donne pas un halo de lumière en guise d’espoir… Cioran étant un plaisantin en comparaison et, justement, parce qu’il manque une dimension sociale propre à l’homme du quotidien. Il est injuste de dire qu’il est misogyne, même s’il est vrai que les femmes sont particulièrement écornées dans ses romans, le mâle viril ou émasculé par la société de consommation, perverti et stipendié, en prenant aussi largement pour son grade, il est certes moins « chosifié ».

carte-et-le-territoire.jpgAprès un essai sur Lovecraft paru en 1991, auteur qui sur bien des points est le père spirituel de Houellebecq, il n’essuie que des refus des grandes maisons d’édition pour la publication de son premier roman qui paraîtra malgré tout trois ans plus tard. C’est grâce à son ami et écrivain respecté dans le milieu, Dominique Nogez, qu’il trouva refuge chez Maurice Nadeau qui bien que ne disposant pas d’un budget comm’ pharaonique jouissait d’une respectabilité notoire du fait du prestige de son créateur. A la manière d’un Zola il nous parle du monde du travail contemporain avec son lots de maux propres et marqueurs de notre époque. Ce ne sont plus les laminoirs mais l’enfer du « métro-boulot-dodo » où l’aliénation qui nous guette par le vide existentiel que le néolibéralisme génère. Déjà le décor est dressé tant sur le fond que sur la forme. Pour le fond, il s’inscrit comme un observateur et narrateur des travers de notre époque ; pour la forme, il rompt avec une certaine tradition littéraire française où le style et les envolées lyriques sont absentes : c’est clair, dépouillé, limpide… Pas d’artifices, pas de verbiage, une écriture blanche et lapidaire. On s’interroge encore sur ce choix, est-il incapable de prouesses stylistes comme par exemple Nabe (qui fut par le plus grand des hasards son voisin de palier alors qu’il était encore inconnu de tos) ou est-ce un postulat ? Tout critique littéraire est un jour taraudé par cette fameuse question… Est-ce le style qui fait l’homme ou l’homme qui fait le style ? Chose certaine, avec Houellebecq les deux ne font qu’un.

D’un commun accord, après un succès d’estime et pas encore commercial, quoique vendu à près de 20 000 exemplaires, Houellebecq et Nadeau se quitteront bons amis ; l’ambition de l’auteur pour rayonner dans un premier temps sur la France nécessitant une plus grosse maison d’édition. Ce sera par le biais de Raphaël Sorin, qui jouera le rôle de plénipotentiaire, qu’il intègrera Flammarion. Sorin ayant du nez et du goût et s’étant fait connaître pour imposer en France des auteurs devenus majeurs comme Bukowski. Parait alors en 1994 Les Particules élémentaires, c’est un succès colossal : 500 00 exemplaires, trente traductions et déjà les premiers procès (étant sommé de changer le nom d’un camping cité dans le livre). Il devient alors un habitué des plateaux télé. Houellebecq n’a pourtant rien pour attirer les lumières des projecteurs tant par son physique que par sa vélocité verbale : pas vraiment hâbleur ni charismatique de prime abord, limite sous alitement, diaphane, ressemblant à « Monsieur tout le monde » et incarnant le mal être de l’homme occidental bourré d’antidépresseurs et un brin alcoolique pour anesthésier sa dépression chronique. Sa dégaine plébéienne à faire pleurer est aussi une forme de travestissement lui permettant d’amadouer et d’endormir ses interlocuteurs afin de frapper là et au moment où on ne l’attend pas ; très intelligemment il sait de manière très asiatique manier le double discours lors de ses saynètes, entre deux onomatopées brouiller les pistes, semer le doute voire le trouble d’une interview à l’autre ; prenant la société du spectacle à son propre jeu et la manipulant en redéfinissant les règles du showman. Il traîne avec lui plusieurs polémiques et casseroles qui, nourrissant sa légende, suscitèrent l’attrait du « grand public » qui ne lit en moyenne guère plus d’un livre par an… Bien qu’il connaisse le succès avec le roman, il n’en oublie pas pour autant la poésie, trois recueils sortent : La Peau, La Ville et Le Sens du combat pour lequel il aura le très people Prix de Flore. Une trilogie en soi… Il s’essaiera aussi à la photographie avec Lanzarotte.

Il quitte alors la France pour l’Irlande, autant pour fuir la médiatisation que le niveau d’’imposition français. En 2000 il sort un album, Présence humaine, avec la complicité de Bertrand Burgalat mettant en musique sa poésie singulière. S’ensuit un an plus tard Plateforme qui lui aussi n’est pas exempt de polémique. Cette fois-ci ce seront ses déclarations sur l’Islam qui accompagneront la sortie du roman et en feront le Salman Rushdie français. Dans le magazine Lire il déclare que « L’Islam est la plus con des religions », ce qui est d’ailleurs bien timoré quand dans le roman, où déjà dans le récit il insérait un attentat revendiqué par des islamistes,  par le biais de son narrateur il lui fait tenir des propos qui ont de quoi choquer. Il s’excusera, et comme toujours de manière houellebecquienne, en indiquant entre autres qu’il n’est pas raciste et « qu’il fait n’a jamais fait l’amalgame entre les arabes et les musulmans ». Ces démêlées lui vaudront de passer dans les plus grandes émissions du PAF, il aura les honneurs du journal de 20 heures et lui apportera le soutien de la majorité de la « communauté » littéraire, Philippe Sollers  en tête… Toujours pour le même roman, égratignant Le Guide du routard, ce sera là aussi des démêlées judiciaires puisque l’auteur les accusant indirectement de faire la promotion du tourisme sexuel. Quoi qu’il en soit, comme toujours, il sortit au final gagnant de cette promotion semi-involontaire puisque les exemplaires se vendant par fourgons entiers… Un braquage en bonne et due forme ! Attirant sur lui les louanges, les honneurs tout comme l’indignation et la détestation. Encarté à ses débuts dans la mouvance de gauche, adoubé qu’il fut par les Inrockuptibles, il est désormais considéré par certains comme réactionnaire voire néofasciste. Il semblerait qu’il y ait eut méprise sur l’homme tout comme ce fut le cas avec Céline lors du Voyage au bout de la nuit. Communiste durant sa jeunesse, Houellebecq sera par la suite chevènementiste et dernièrement a laissé entendre qu’il n’est pas plus hostile que cela à Marine Le Pen. Trop lucide pour être utopiste, trop clairvoyant pour ne pas être cynique.

Possibilit_ d'une Ile..jpgEn 2005 sort La possibilité d’une île, avant sa parution on fit grand bruit de son transfert digne des pratiques du mercato où les champions se négocient en millions. Champion de la littérature incontestable qu’il est, pour plus d’un million d’euro il passera de l’écurie Flammarion à Fayard alors que le roman n’était même pas encore en chantier ! Comme toujours la sortie du livre sera accompagnée par son classique scandale, cette fois-ci ce sera son rapprochement avec Claude Vorilhon alias Raël suspecté avec sa secte de clonage « sous le manteau ». Il est vrai qu’au regard de la teneur du roman qui aborde entre autres le clonage, ce pouvait être ô combien de circonstance de nouer des liens avec le gourou… Il devra encore patienter pour le Goncourt mais récolte en guise de consolation le Prix Interallié. Trois ans plus tard, sort l’adaptation cinématographique dont il est le réalisateur mais n’a pas (et de loin) le succès du roman, enfin par reconnaissance lors de ses démêlées judiciaires passées, je ne vois pas d’autre raison, il associe son nom à celui de Bernard-Henri Lévy avec Ennemis Publics, donnant à lire leurs échanges. Le livre fera un flop, les invendus ayant été recyclés vraisemblablement… En 2009, lui qui s’est travesti en chanteur voit Iggy Pop sortir un album inspiré de La Possibilité d’une Ile. Consécration en soi quand on sait l’aura dont dispose celui que l’on surnomme « l’iguane ».

En 2010, après un quinquennat d’absence il revient avec La Carte et le Territoire. Il dévorera la Rentrée littéraire à lui seul et obtiendra la récompense tant convoitée : Le Goncourt. Le livre prend pour protagoniste un artiste français faisant la rencontre de Houellebecq et sous une semi forme policière traite du marché de l’art contemporain et de ses excès.  Cela tombe bien, six ans plus tard le Palais de Tokyo lui consacrera une exposition agencée par lui-même: Rester vivant composée de photos, d’installations et de films. Nous ne nous attarderons pas sur l’album de Jean Louis Aubert mettant en musique certains de ses poèmes. Le chanteur de Téléphone peinant à donner vie et voix aux textes de Houellebecq… Il endosse aussi pour un téléfilm l’habit d’acteur, interprétant son propre rôle dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq réalisé par Guillaume Nicloux où il démontre qu’il sait être férocement drôle. Le calme avec la tempête car son roman à venir ne donnera pas dans le comique.

Cinq ans après La Carte et le Territoire, humant les maux que traverse la France sort Soumission qui décrit une France gouverné en 2022 par un président musulman. Certains y voient dans cette fiction le devenir de la France, un brûlot anti islam. Les attentats viendront donner un triste relief moins d’un an plus tard au roman. Relançant les ventes du roman, Houellebecq se verra de nouveau invité sur les plateaux de télévision eu égard au contexte, au même titre qu’un représentant de l’Etat on le questionne sur la situation que traverse le pays. Lors des interviews, une fois de plus il brouille les cartes avec un discours tout sauf islamophobe ; ses diatribes étant plutôt tournées vers ceux rendant possible dans le réel la fiction développée dans le roman.

Artiste multiple, romancier, poète, cinéaste, parolier, metteur en scène, un temps chanteur, c’est à défaut avec la littérature, qu’il ne vénère pas plus que ça puisqu’il se serait bien vu cinéaste, qu’il est rentré dans l’époque. Houellebecq c’est finalement l’histoire d’un homme que personne n’attendait, que rien ne prédestinait sous ses allures de fantoche à être le chef de file des lettres françaises. Qui après avoir été manipulé sut manipuler le sérail et se retourner contre certains de ses maîtres ou compagnons de route une fois qu’il fut statufié. L’apostasie n’étant pas un problème pour lui… Il a avec la démarche d’un sociologue analysé, disséqué de manière clinicienne notre segment historique, compris son époque comme peu et en a tiré la moelle afin de bâtir les univers de ses romans. Univers de semi-fiction anticipant les convulsions à venir de notre temps comme s’il était malgré lui devin, son œuvre étant peut-être d’ordre eschatologique…

Romain d’Ignazio

George Orwell: l’intégrité de la pensée

orwell3gggg.jpg

George Orwell: l’intégrité de la pensée

Orwell fait partie de ces écrivains qui avec une acuité rare sut ne pas tomber dans les pièges qui bernèrent les plus grands et causèrent des montagnes de morts sacrifiés sur l’autel de l’idéologie. Il eut l’instinct de ne pas s’enliser dans les couloirs de l’utopie et le courage de dénoncer les travers des grands courants de pensée de son époque ; à l’heure où tant d’intellectuels, par complaisance ou par lâcheté, se font les serviteurs d’un système mystificateur, il est de bon ton de rappeler l’intégrité de cet homme pour qui l’engagement rimait avec honnêteté. Bien que disparu depuis plus d’un demi-siècle, il a toujours des choses à nous dire…

George Orwell de son vrai nom Eric Arthur Blair nait le 25 juin 1903   à Motihari dans les Indes britanniques, son père est fonctionnaire colonial chargé de la régie de l’opium, à l’époque monopole d’Etat. Il est issu de la petite bourgeoisie, sa famille bien que désargentée jouissant du prestige de l’Empire colonial. Orwell est intrinsèquement britannique, même clochard il conservait en toutes circonstances sa prestance british. Bien « qu’en bas de la bourgeoisie » son statut familial lui permettra de rentrer au collège d’Elton (il écrira sur ces années dans Le Ventre de la baleine), en contact avec l’élite anglaise de l’époque il est victime de brimades et se sent à l’écart car déclassé par rapport à ses camarades faisant partie du sérail. Durant ses études il se plonge dans Shakespeare, Lord Byron et surtout Dickens. Sa personnalité se fondera par la suite, il se cherche…Ses études étant un fiasco, ses parents n’ayant pas les moyens de l’envoyer à Cambridge, il va alors choisir de servir dans la gendarmerie nationale en Birmanie. Bien que très critique envers son pays, il est patriote et le sera durant toute sa vie. Il commence à écrire des poèmes, quelques récits mais ce ne sont encore que ses balbutiements…

Désillusionné, il se morfond en Birmanie, et est heurté par l’injustice du système colonial ; il a une fonction de répression et de maintien de l’ordre sans pour autant donner dans le manichéisme. Il a la dent dure tant pour les birmans que pour les colonisateurs, il critique l’avilissement subi par les birmans et les anglais installés qu’il juge déliquescents. Un sentiment de culpabilité voire d’expiation suscitant l’ordalie nait alors chez lui, celui d’être issu d’une famille ayant exploité les indigènes. Il y restera cinq années puis revient en 1927 en Grande-Bretagne, il découvre alors la plèbe et son sous-prolétariat qui le révulse et lui inspire de la compassion. Face à cette réalité qui écorne le mythe de son pays, ses valeurs se sont effondrées ; conscient qu’il participe à un système fondé sur les classes sociales.  Il éprouve alors le besoin de parcourir le monde pour se trouver et se ressourcer.

AnimalFarmooooo.jpg

Il choisit alors Paris, passage obligé pour tout intellectuel ou artiste de l’époque, et se même au milieu populaire de la capitale. Il survit grâce à de petits boulots (plonge, cours d’anglais) et écrit dans quelques journaux… C’est la débrouille et une période de clochardisation difficile. Il fréquente un temps les milieux espérantistes, les milieux littéraires mais surtout cherche sa voie en écriture quand son ventre n’est pas vide. Cette expérience parisienne commence à le forger politiquement et devient socialiste ; il en profite pour choisir son nom de plume. Il est étranger aux avant-gardes de son époque bien qu’il croise quelques futures grandes personnalités littéraires de son époque. Son premier roman (largement autobiographique) est alors édité, bien que Dans la dèche à Paris et à Londres ne rencontre pas un succès commercial il suscite l’intérêt des mouvements de gauche pour qui il écrira quelques papiers. On lui colle alors l’étiquette d’écrivain de gauche bien que les nuances de sa pensée le mettent en marge. Son second roman Une histoire birmane est une critique acerbe du colonialisme qu’il a bien connu.

A la demande de son éditeur il est envoyé dans le nord de l’Angleterre où il côtoie les gens du peuple, au bas de l’échelle sociale, laminés par le chômage. Sa conscience politique s’affine avec Le Quai de Wigan où il traite de l’exploitation des bassins miniers par le milieu ouvrier pour qui il se prend d’amour, touché par sa grandeur malgré l’adversité. Durant toute sa vie, il y aura chez lui une fascination pour les corps suppliciés, des prolétaires ou celui des exclus. Composée de deux parties, la première sous forme journalistique et la seconde sous forme de pamphlet, il a la dent dure envers les institutions politiques œuvrant pour socialisme, créant une ligne de démarcation entre les intellectuels déversant leur idéologie et le milieu ouvrier en prise avec le réel. Son éditeur se désolidarise alors de lui, Orwell se dit socialiste, réceptif à l’anarchisme et se détache déjà très clairement des cerveaux staliniens ou trotskistes. Orwell partage la notion « d’Etat providence » ayant pour mission de subvenir aux besoins de ses citoyens, en termes de santé, d’éducation et d’emploi.

Il gagne alors l’Espagne en pleine guerre grâce à ses réseaux et  s’engage dans le POUM (parti ouvrier d’extrême gauche) récusé par les communistes aux ordres de l’Union Soviétique. Plusieurs camps s’affrontant en effet au sein des opposants à Franco, il est témoin des luttes intestines menées par les communistes. Hommage à la Catalogne racontera cette période de sa vie avec amertume… Il découvre alors le pouvoir de la propagande et les manipulations de la presse. Cela aura une incidence sur la création de 1984. Blessé sur le front, assistant aux basses besognes des milices communistes pour exterminer les anarchistes sous l’ordre de Staline, il regagne l’Angleterre une fois la victoire de Franco. Il prend alors conscience que la guerre n’est pas noble même si ceux qui sont sur le champ de bataille combattent souvent pour un idéal. Il est le premier à dénoncer les exactions et les trahisons des staliniens préférant détruire les groupes dissidents de gauche plutôt que de les triompher des franquistes. Il découvre la pureté tout autant que les salissures des idéologues. Lui qui nomme par « esprit de cristal » le meilleur de l’homme, découvre la noirceur de l’âme humaine bien que continuant à croire en l’homme en tant qu’individualité.

birmGO.jpg

Un peu d’air frais sort en 1937 décrit avec nostalgie l’Angleterre des débuts de XXème siècle et de la nocivité du progrès tel que conçu par les idéologues. Une certaine forme de refus de la modernité nait alors chez lui car il pressent la naissance des totalitarismes et de l’aliénation des masses. Pacifiste, patriote et révolutionnaire à la fois, anarchiste dans sa méfiance envers les élites, conservateur car hostile à ce qui est présenté à tort comme le progrès, Orwell se singularise des mouvements intellectuels de sa génération. Orwell se débat avec ses contradictions, aime les femmes tout en étant misogyne, aime l’Humanité mais est habité par un  brin d’antisémitisme et de nationalisme.

Durant la seconde guerre mondiale, il officie pour la BBC. Souvent censuré pour ses opinions et ses critiques envers l’Union Soviétique alors alliée de la Grande-Bretagne, il démissionne fin 1943 pour rejoindre le journal travailliste de gauche The Tribune. Après la guerre, sachant que la tuberculeuse ne lui laisse que quelques années à vivre, c’est une course contre la montre pour parachever son œuvre politico-littéraire. Il écrit les deux ouvrages qui le consacreront : La Ferme des animaux publiée en pleine guerre froide, critique du stalinisme mais aussi d’une analyse peu flatteuse envers le capitalisme, et bien sûr le prophétique 1984 où il déploie sa haine du totalitarisme au nom du socialisme, dénonçant la manipulation des masses par le langage via sa simplification afin de réduire la capacité d’analyse (la fameuse novlangue). Pour rappel, Orwell était polyglotte, parlant couramment le français, à la recherche de la pureté et du mot juste dans ses écrits. Les mots n’ayant pas qu’une vocation fonctionnelle mais la mission de véhiculer la pensée sans distorsion. Il nous décrit dans 1984 un homme réduit à sa fonction où sévit une surveillance technologique liberticide des citoyens. Il décèdera à seulement 47 ans le 21 janvier 1950, seul dans son lit sans personne pour lui prendre la main, sa seconde femme fanfaronnant avec un de ses amants alors qu’il agonise.

Sa pensée heuristique restant d’actualité, un grand nombre d’écrivains ou intellectuels revendiquent son influence. En France, son plus grand représentant est sans nul doute le philosophie Jean-Claude Michéa. Messianique malgré lui, Orwell est toujours un grain de sable dans l’engrenage des puissants. Pour preuve, une campagne de presse diffamante relayée par nombre de grands quotidiens sur un Orwell qui en fin de vie aurait donné au Foreign Office les noms de compagnons de route potentiellement espions de l’Union Soviétique. Il n’en est rien, alors en fin de vie une amie et belle-sœur de son ami Arthur Koestler vint lui rendre visite au sanatorium où il était soigné afin de lui demander des noms d’intellectuels ou journalistes susceptibles d’écrire sur les exactions du régime soviétique à la demande d’un service gouvernemental anglais. Il lui donnera effectivement des noms… Parmi ces noms, il nommera des personnalités inutiles de contacter car peu enclins à saper le régime stalinien du fait de leur obédience politique. De là à en faire un délateur, il y a un monde ! On chercha donc à salir l’image de cet homme…Comme quoi il dérange toujours, son rayonnement étant une épine dans le pied des totalitarismes contemporains. Totalitarismes insidieusement cachés dans notre société dont nous portons les bacilles, qui ont su se travestir et sont toujours à l’ouvrage.

L’homme et l’écriture ne faisant qu’un, son œuvre puisa dans les expériences qui jalonnèrent sa vie. Eclairant le présent et le futur à la lumière du passé, méfiant vis-à-vis des idéologies d’où qu’elles viennent.  Orwell, témoin engagé de son Temps, ne tomba pas dans les pièges de son époque comme Céline, Drieu La rochelle, Sartre ou encore Aragon. Il sut ne pas se laisser berner par les endoctrinements et des luttes de salon, son intégrité l’amena à se faire des ennemis de son vivant mais le plus bel ami une fois quitté ce monde… Le jugement de l’Histoire.

Romain d’Ignazio.

lundi, 20 février 2017

Henry de Montherlant: Tiermenschen

tiermenschen-1024x491.jpg

Henry de Montherlant: Tiermenschen

 
Vor 90 Jahren erschien Henry de Montherlants Klassiker „Tiermenschen“ über den adligen Alban, der in den spanischen Stierkampf zu Beginn des 20. Jahrhunderts eintaucht.

Es gibt kaum eine Tradition, die heute stärker kritisiert, verachtet und bekämpft wird, als der Stierkampf. Die blutige Tötung eines Stieres mutet als archaisches Überbleibsel einer vergangenen Zeit an – gerade aus mitteleuropäischer Sicht. Der typische Stierkampf existiert so nur noch in Spanien, einigen ehemaligen Kolonien und im Süden Frankreichs. Doch auch in Spanien tobt ein moralischer Kampf um den „corrida de toros“. Vor einigen Jahren wurde in der Provinz Katalonien der Stierkampf gesetzlich verboten. Im Oktober 2016 kassierte diesen Beschluss das spanische Verfassungsgericht jedoch wieder. Nach mehrjähriger Abstinenz dürfen wieder Stierkämpfe veranstaltet werden.

Emotionale Tradition gegen rationale Postmoderne

Doch auch in anderen Gefilden kämpft die Tradition gegen die rationale Postmoderne .Kirchen, Glaube, Nation, Gefühl, Schönheit, Eros. Das sind alles Kategorien, die nicht gemessen und nicht gekauft werden können und rücken deshalb ins Hintertreffen. Die wenigsten Leute verstehen die Anhänger solcher Paradigmen, belächeln und hassen sie. Und wenn dabei noch Blut fließt, ein Tier, das größer als eine Mücke ist, sein Leben lässt, ist es mit der Toleranz schnell vorbei. Der Tierschutz wird auf den Plan gerufen und verstärkt das Unverständnis gegenüber einer Tradition mit ideologischer Aufladung.

Henry de Montherlant (1895-1972) verfasste 1926 den Roman Tiermenschen mit autobiographischen Zügen über die Erlebnisse des jungen adligen Albans, der aus dem wohlbehüteten, aber langweiligen Frankreich in die andalusische Welt der Stierkämpfe aufbricht,  um … Ja, warum eigentlich? Die Motivation des jungen Helden ist so vielschichtig und unerklärlich, und doch zieht sie ihn mit stählernem Zwang in den Staub der Arena zu seinen geliebten Stieren. Nur wenige Autoren schaffen es, eine andere Zeit und eine fremde Welt so unglaublich nah und vollkommen plausibel erscheinen zu lassen, dass der Kampf gegen den „Bösen Engel“, einen tückischen und unberechenbaren Kampfstier, die logische Konsequenz für den unerfahrenen, aber ehrenhaften Alban bedeutet.

Nach der Anti-Stierkampf-Demo geht’s zu Burger King

Das gesamte Buch arbeitet auf diese mystische und religiöse Katharsis hin, die dem Leser die Bedeutung des Stierkampfes immer klarer hervortreten lässt, bis man sich wünscht auch an diesen Spektakeln teilzunehmen. Die greifbare Spannung des Finales des Buches ist von unvorstellbarer Brillanz. Man vermutet, dass der Autor Montherlant an den Corridas selbst teilgenommen haben muss, um diese Fülle von Emotionen und Gedanken zu schreiben und dem Leser plausibel erscheinen zu lassen. Auch auf die Vorbehalte vieler Stierkampfgegner geht Montherlant in seinem Buch ein und lässt seinen Helden vieles erklären. Zwar kann er einem Außenstehenden nicht den „Sinn“ der Corridas erklären, da man diesen fühlen müsse, doch ist die Kritik vieler Gegner heuchlerisch, wie Alban ausführt:

„Welche Partei findet heute bei uns das Gemetzel der Stierkämpfe skandalös? Die gleiche, die mit allen Mitteln die eine Hälfte der Nation zum Gemetzel der anderen aufstachelt. […] Sie erhebt Protest gegen den Pferdemord in der Arena, aber sie würden nicht protestieren, wenn man in der Arena Andersdenkende vor die Hörner schicken würde.“

Auch das Leben eines Kampfstieres ist alles anders als schrecklich. Früher, wie auch heute, sind die meisten Kampfstiere schon einige Jahre alt, bevor sie in die Arena gebracht werden. In ihrem Leben vor dem Stierkampf bewegen sie sich frei über das spanische Land, da Zäune oder Ställe sie ihrer Fähigkeiten als gute Kampfstiere berauben würden. Ein derartiges Leben, mit einem anschließenden Kampf, sollte jeder Massentierhaltung vorzuziehen sein. Doch betrachten Kritiker und Aktivisten nur das blutige Finale und lassen nicht weiter mit sich reden. Meist sind es diejenigen, die nach der Stierkampf-Demo noch schnell bei Burger King vorbeischauen.

montauro.jpg

Urinstinkt und große Literatur

Zurück zu Albans Erlebnissen auf dem Weg zu seinem großen Kampf. Auch die Liebe zu Soledad, der Tochter des ebenfalls adligen Stierzüchters, gerät im Hinblick auf den spirituellen Zweikampf immer weiter ins Hintertreffen und sinkt in die Bedeutungslosigkeit. Sie, die Alban an seiner Ehre packte und ihn zwang gegen den „Bösen Engel“ zu kämpfen, wird im Zeichen Albans Bestimmung nicht einmal mehr bedacht, geschweige denn in das Ende des Buches einbezogen. Der junge Held hat mehr erlebt und gelernt, als sich weiterhin von dieser verzogenen Frau abhängig zu machen.

Dieser Urinstinkt, der Alban etwas Größeres, Spiritistisches erkennen lässt, ist Balsam auf die geschundene Leserseele, die in den letzten Jahren immer mehr von belangloserer Literatur geplagt wurde. Die zeitgenössischen Bücher à la Darm mit Charme, Feuchtgebiete oder dem restlichen Gewäsch drittklassiger Schreiber, die das 21. Jahrhundert nur noch durch Tabubrüche und feminisierte Lebensgeschichten entwürdigen, verlieren im Wettkampf mit Montherlants staubigen Stierabenteuer gänzlich an Wert.

Männlichkeitsideale und Gesellschaftskritik

Spannend ist ebenfalls das Gesellschaftsbild während der Auflösungserscheinungen des alten, snobistischen Adels, den Alban verachtet, da dieser nur aufgrund der gesellschaftlichen Bedeutung den Stierkämpfen beiwohnt. Generell kommen Adlige und die spanische „High-Society“ schlecht weg. Selbst sein ihn protegierender adliger Ziehvater, der ihm den Kampf vermittelt, wird gelegentlich von Alban verachtet. Montherlant sucht längst einen neuen Adel mit anderen Attributen, dessen Eigenschaften er teilweise im andalusischen Volk, aber generell im noch nicht verdorbenen Charakter der südländischen Menschen erkennt. Nur im Stierkampf können diese vergessenen Ideale noch hervortreten. Selbst der kleine Jesús, ein verarmter spanischer Junge, der als Helfer am entscheidenden Kampf teilnimmt, hat mehr „Rasse“ und Ehrgefühl, als die Loge der Blaublüter und die „Schattenseite“ der Arena zusammen. (Die schattigen Plätze in der Arena konnten sich nur die reicheren Bürger leisten.)

Man ist keineswegs befriedigt nach dem Ende dieses großartigen Buches. Stattdessen will man mehr erfahren über den Brauch des Stierkampfes, uralte Ideale und die Jahre vor dem ersten großen Krieg. So schafft es Henry de Montherlant mit seiner stimmungsvollen Erzählung, dass man sich wünscht Spanier zu sein, um den Stierkampf zu verstehen, und Franzose zu sein, um den Roman in seiner Originalsprache lesen zu können. Wo wir gerade beim Wünschen sind. Man wünscht sich ebenfalls auf ein derartiges Buch zu stoßen, das unserer Zeit entspringt. Bis es soweit ist, kann man ja in der Vergangenheit kramen.

Für die Jünger-Fans eine abschließende Anekdote: Beide Autoren, aufgrund ähnlichen Alters und geistiger Nähe, waren gute Bekannte. Montherlant, vom Leid gezeichnet und schwer an Krebs erkrankt, beendete sein Leben im Zeichen seiner eigenen, konsequenten Ideale. Er verhinderte den fortschreitenden körperlichen und geistigen Verfall, indem er sich am 21. September 1972 in seiner Wohnung in Paris in den Kopf schoss und gleichzeitig mit Zyankali vergiftete. Das Blut seines zerschossenen Gehirnes tropfte auf ein zuvor niedergeschriebenes Zitat Ernst Jüngers: „Le suicide fait partie du capitalde lhumanite“ (Der Selbstmord ist Teil des Kapitals der Menschheit.)

Henry de Montherlant: Tiermenschen. Zuletzt erschienen 1998 im Steidl-Verlag. Erstmals auf Deutsch 1929 im Insel-Verlag. Auf Amazon ab 0,01 Euro erhältlich!

jeudi, 16 février 2017

Le manifeste censuré de Camus

albert-camusgggg.jpg

Un manifeste inédit d’Albert Camus sur la liberté de la presse

Le manifeste censuré de Camus

Ex: http://www.zejournal.mobi 

En 1939, peu après le déclenchement de la guerre, et alors que la presse est déjà souvent censurée, l’écrivain veut publier dans le journal qu’il dirige à Alger un texte vibrant qui invite les journalistes à rester libres. Ce texte fut interdit de publication. Il est inédit. Et il reste très actuel:

« Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline.

Pourtant cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.

Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain – le journal, publié à Alger, dont Albert Camus était rédacteur en chef à l’époque – , par exemple. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.

Un des bons préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu.

Camus-a-Alger026.jpg

Et justement ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination. La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.

Nous en venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit qui a le goût et les moyens d’imposer la contrainte est imperméable à l’ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merleou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.

Cette attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose. Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance.

Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.

Oui, c’est souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des coeurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces coeurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits.

Albert Camus

Cet article devait paraître le 25 novembre 1939 dans  » Le Soir républicain « , un quotidien limité à une feuille recto verso que Camus codirige à Alger. L’écrivain y définit ”les quatre commandements du journaliste libre » : lucidité, refus, ironie et obstination. Notre collaboratrice Macha Séry a retrouvé ce texte aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence (Lire son texte plus haut). Camus dénonce ici la désinformation qui gangrène déjà la France en 1939. Son manifeste va plus loin. Il est une réflexion sur le journalisme en temps de guerre. Et, plus largement, sur le choix de chacun, plus que celui de la collectivité, de se construire en homme libre.

dimanche, 05 février 2017

MICHEL HOUELLEBECQ CONTRE LES MÉDIAS DOMINANTS FRANÇAIS

Michel-Houellebecq_1943.jpeg

MICHEL HOUELLEBECQ CONTRE LES MÉDIAS DOMINANTS FRANÇAIS

Ex: http://www.ojim.fr 

AU TOUT DÉBUT DE L’ANNÉE, L’ÉCRIVAIN FRANÇAIS DONNAIT UNE CONFÉRENCE EN ARGENTINE DONT LA CAPTATION EST AUJOURD’HUI DISPONIBLE SUR LE COMPTE YOUTUBE DU MINISTÈRE DE LA CULTURE ARGENTIN, SUR LE THÈME DES INTELLECTUELS FRANÇAIS.

Abordant d’emblée la question de leur déclin telle que formulée dans la presse anglo-saxonne, et citant un article emblématique du Guardian sur la supposée « dérive » des intellectuels français, Michel Houellebecq a montré rapidement que ceux-ci étaient essentiellement accusés d’avoir déserté la gauche depuis une vingtaine d’années, gauche dont le monopole en partie indu mais à peu près exhaustif s’était affirmé après la seconde guerre mondiale.

À travers un panorama rapide et brillant de la vie intellectuelle française du dernier demi-siècle, Houellebecq explique comment la perte de pouvoir du Parti Communiste a entraîné peu à peu une révolte des élites contre le peuple, en France, l’apparition du mot « populisme » comme la multiplication de l’adjectif « nauséabond » revenant à reprocher en fait au peuple, et beaucoup plus littéralement qu’on le prétend, de « sentir mauvais ». « Tout ça pour vous situer qu’entre la population et les élites en France, le mot « incompréhension » est à mon avis beaucoup trop faible. Ce à quoi on a affaire, c’est tout simplement à de la haine. », a résumé l’écrivain avant d’enchaîner, au sujet des médias français, des déclarations fracassantes.

CHASSE AUX SORCIÈRES

« La violence du débat public, en France, enfin de qu’on appelle le « débat public » mais qui est tout simplement une chasse aux sorcières, n’a cessé d’augmenter, et le niveau des insultes n’a cessé d’augmenter. », a remarqué Michel Houellebecq avant de rappeler qu’un cap avait été franchi avec la mort, en juin dernier, de l’écrivain Maurice Dantec. En effet, la presse française n’aurait alors même plus eu le souci du respect des morts. Imaginant que sa propre mort déchainerait encore davantage les médias, Houellebecq a dit ne pas désespérer d’assister cela dit à la faillite de plusieurs titres. « Ce sera très difficile, regrette-t-il, parce qu’en France, les journaux sont financièrement soutenus par l’État. Au passage, ça me paraît l’une des dépenses publiques les plus injustifiées et scandaleuses dans ce pays. (…) Tous les médias de gauche, c’est-à-dire presque tous les médias français, sont dans une situation difficile faute de lecteurs. » Le règne de François Hollande aura inauguré un degré supplémentaire dans la tension et la censure, assure-t-il ensuite, Alain Finkielkraut et Michel Onfray se voyant traités « d’abjects » après qu’ils eurent rejoint le camp de la population et abandonné celui des élites. Un autre événement est selon lui très significatif : « Il y a deux ans, il s’est passé une chose très surprenante : plusieurs personnalités de gauche de premier plan : un ministre et le président de l’Assemblée Nationale (…) ont déclaré que les idées défendues par Éric Zemmour étaient inacceptables et qu’il devrait être privé de toute tribune publique pour les exprimer. Déjà, c’était surprenant comme déclaration. Mais le plus stupéfiant, c’est que les médias, pourtant des médias privés, ont obéi au pouvoir. I-Télé, la chaîne où il tenait son émission, a bien renvoyé Éric Zemmour. »

COMMISSAIRES POLITIQUES

Houellebecq est enfin revenu sur le fameux libelle du commissaire politique Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, qui lança, en 2002, l’affaire des « Nouveaux réactionnaires ». Remarquant que tous les intellectuels et écrivains alors attaqués avaient des visions du monde parfois très divergentes, il rappela aussi que tous s’étaient sentis honorés d’être ainsi intégré au même groupe, Alain Finkielraut allant jusqu’à parler de « dream team ». Que ces intellectuels français entreprirent alors un mouvement salutaire de libération de la pensée, contre la dictature médiatique de la gauche et du politiquement correct, voici qui témoigne justement de la vitalité des intellectuels français, explique alors Houellebecq, tout en concluant son intervention par un très émouvant hommage à ses confrères disparus : Philippe Muray et Maurice Dantec. Que cette lutte contre la propagande et l’intolérance médiatiques françaises, à laquelle se vouent notamment des sites comme l’OJIM, se voit menée de front, et avec courage et intelligence par l’écrivain français vivant le plus connu au monde, ne peut que nous encourager à approfondir nos analyses et à les accentuer.

samedi, 04 février 2017

Entretien avec Gilles de Beaupte des Etudes rebatiennes

LR-1.jpg

Entretien avec Gilles de Beaupte des Etudes rebatiennes

 
Ex: http://www.oragesdacier.info 
 
Vous êtes le président-fondateur des Etudes Rebatiennes, pouvez-vous les présentez brièvement à nos lecteurs ? Comment sont-elles nées ? Quels sont les objectifs, à court et plus long terme de votre association ?

Les Etudes rebatiennes sont nées fin 2008, quelques mois seulement après la lecture des Deux Etendards ; elles ont été crées avec un autre professeur de lettres, Nicolas Degroote, captivés également par cette découverte. L'éblouissement qu'ont été pour moi Les Deux Etendards est tout de suite allé de paire avec l'étonnement devant cette lacune évidente de l'histoire littéraire. Cinq livres seulement ont été écrits sur Rebatet. Un silence assourdissant entoure donc ce chef d'œuvre. Prenant acte de mon émerveillement, je décide de fonder une association afin de contribuer au rayonnement de l'œuvre littéraire de Lucien Rebatet.

Le travail risque d'être long et difficile. Les mécompréhensions ont d'ores et déjà commencées puisque je reçois aussi bien des lettres d'insultes que, pire, des lettres d'admiration pour de mauvaises raisons... Heureusement certaines sont d'authentiques amoureux de littérature : ceux-là même à qui nous nous adressons. Mais la rigueur et le discernement finiront par l'emporter !

Nous aurons accompli notre tâche lorsque Les Deux Etendards seront publiés à la fois en poche et en Pléiade. A moins long terme, nous souhaitons faire paraître un Dossier H sur Rebatet. A très court terme - et c'est ce à quoi nous nous attachons surtout aujourd'hui - nous cherchons à élargir la liste des écrivains, historiens, critiques littéraires, etc. susceptibles d'écrire sur Rebatet ; ce qui ne va pas sans difficulté tant l'œuvre est méconnue.

Pourquoi ne pas vous être appelé « Les amis de Lucien Rebatet » ?
 
Je vous répondrais d'abord que je me fais une assez haute idée de l'amitié. Rebatet étant mort deux ans avant que je ne naisse, la question ne se pose pas. Mais admettons, pour les besoins de la conversation, qu'on fasse abstraction de la chronologie, qu'en aurait-il été ? Des paroles de Jean Dutourd répondent à cette question lorsqu'il avertit : « Si j'avais rencontré Lucien Rebatet en 1943, je lui aurais tiré dessus à coup de revolver » et, quelques lignes plus loin, ajoute : « Il avait écrit dans sa cellule de condamné un des plus beaux romans du XXème siècle : Les Deux Etendards que j'admirais avec fanatisme ». Mutatis mutandis (car il est aisé de se prendre pour Jean Moulin avec 60 ans de retard), les Etudes rebatiennes s'alignent sur cette position. Autrement dit, chez Lucien Rebatet coexistent « une barbarie explicite et la création d'une œuvre d'art classique, imaginative et ordonnée [...] un des chefs d'œuvre secrets de la littérature moderne ». Il est pour le moins difficile de lier amitié avec Lucien Rebatet dont la plume dénonça et provoqua l'arrestation de résistants.

Je précise aussi qu'en répondant à vos questions, je ne vous présente qu'une lecture de Rebatet, même si cette lecture se veut documentée et argumentée. Le conflit des interprétations, qui fait la vie de la critique, n'a pas encore véritablement commencé. Les Etudes voudraient en être le terrain privilégié.

Sur la dénomination, précisons encore que l'emploi du terme « études » indique le registre universitaire des participants. (Et, pour tout dire, « rebatiennes » plutôt que « rebatetiennes » car, par delà la laideur de l'expression, le « t » final du nom étant muet, l'élision était possible).

LR-2entr.jpgLes Etudes rebatiennes se structurent de la manière suivante : 1) Inédits 2) Entretiens et témoignages 3) Articles (critique littéraire) ; actualité rebatienne ; vie de l'association. Toutes les contributions sont les bienvenues à condition qu'elles soient œuvres de qualité. Le premier numéro devrait sortir dans un an. J'appelle les collaborateurs et souscripteurs (on peut être l'un et l'autre). En adhérant à l'association, vous souscrivez au n°1 des Etudes rebatiennes tout en contribuant à leur publication. Pour nous faire connaître un site a d'ores et déjà été créé (www.http//:etudesrebatiennes.overblog.com). Il livre de passionnants témoignages, une bibliographie, des critiques, etc.

Vous évoquez des inédits. De quoi s'agit-il ? Sont-ils importants ? Que pensez-vous publier ? 
 
Cela ne peut se faire sans l'accord de l'ayant droit, Nicolas d'Estienne d'Orves, avec qui nous entretenons de très cordiales relations. Nous faisons partie de la même génération et la littérature nous importe davantage que la liste noire du CNE [Comité National des Ecrivains chargé de l'épuration dans le monde de la presse et de l'édition NDLR]. Que publier ? Au regard de la production contemporaine, je me dis souvent que toute l'œuvre littéraire mériterait de l'être ! Mais on ne peut le faire n'importe où et les éditeurs semblent encore ignorer sa grandeur.

Pour vous donner une idée de l'importance des inédits, faisons un détour par Gide qui écrivit, selon Genette, « le seul ''journal de bord'' entièrement et exclusivement consacré à la genèse d'une œuvre » : le Journal des Faux-monnayeurs. Gide décrivait ainsi son projet : « au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu'elle se propose, chaque difficulté [...], chacune de ces difficultés, je l'expose, je l'étudie. Si vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L'Education Sentimentale, ou des Frères Karamazov ! L'histoire de l'œuvre, de sa gestation ! mais ce serait passionnant... plus intéressant que l'œuvre elle-même ». Eh bien, il existe un autre journal de ce type et il est fascinant ! C'est l'Etude sur la composition. Au travers de trois cents pages, nous pénétrons dans l'atelier invisible de l'écrivain : non pas seulement ses brouillons mais mieux : l'atelier lui-même avec tous ses outils. Rebatet y expose ses conceptions littéraires au travers des difficultés rencontrées au cours des différents stades de la création. La simple existence de l'Etude sur la composition en fait, en soi, un aérolite de l'histoire de la littérature.

Par ailleurs, la masse de documents inédits est considérable. On y trouve un journal fleuve et rien moins que deux romans ! Margot l'enragée et La Lutte Finale. C'est un chantier immense. Existe également toute la masse non pas inédite mais dispersée des plusieurs milliers d'articles de critique littéraire, cinématographique, musicale... dont on attend une sélection prochainement. Déjà dans Les Deux Etendards on trouve grâce aux réflexions des personnages, « intoxiqués de littérature », des pages de critiques acerbes et sagaces « qui valent bien un manuel entier et qui confirment les qualités de critique de Rebatet ».

Le postulat qui sous-tend votre démarche signifie-t-il qu'il est possible de faire une césure absolue entre le Rebatet écrivain et le Rebatet politique comme certains en font une entre le Céline du Voyage et celui des pamphlets ?

Il ne s'agit pas de faire une « césure » - et encore moins « absolue » - entre l'écrivain et le politique puisque chez Rebatet l'écrivain n'est jamais tout à fait apolitique et le politique souvent écrivain. Ce qu'il s'agit de dissocier méthodologiquement, c'est l'engagement politique d'un homme d'avec la qualité d'une œuvre littéraire. Comment faire ce partage ? En faisant de la critique littéraire !

Pour bien aborder Les Deux Etendards, il faudrait donc oublier le collaborateur ? Cela signifie-t-il que Les Deux Etendards soit une œuvre apolitique ? 

Entendons-nous bien. Avec la proclamation de l'autonomie des Deux Etendards en tant qu'œuvre d'art, je n'entends pas réhabiliter en sous-main la haine rebatienne. Il s'agit donc, non pas de cacher l'homme par l'œuvre - ni a fortioriL'Emile malgré l'abandon de ses enfants par Jean-Jacques. de cacher l'œuvre par l'homme - mais d'étudier l'œuvre qui se soutient d'elle-même. L'étude littéraire doit pouvoir s'élaborer en mettant méthodologiquement la biographie de l'auteur entre parenthèses comme il faut étudier la philosophie rousseauiste de l'éducation.

On a pu écrire qu'« il n'est pas question de politique dans Les Deux Etendards ». A l'inverse, certains ont affirmé : « Si Les décombres a été la chronique de la mort annoncée des Juifs, Les Deux Etendards instruit le procès du dieu chrétien et de l'homme qui se voient également condamné à mort, au nom de la lutte contre les valeurs judéo-chrétiennes et la démocratie. Dans cet ouvrage, Rebatet prône l'avènement d'une morale substitutive, le paganisme vitaliste, un sacré abâtardi dont les fascismes se sont également inspirés, pour tenter de liquider des références judéo-chrétiennes de la civilisation occidentale. Le mode d'expression a changé, mais le message demeure ». C'est aller de Charybde en Scylla.

Les Deux Etendards ne sont pas une « parabole fasciste » : ils ne constituent pas la contrepartie romanesque d'une quelconque « fidélité au national-socialisme ». Car ils ne sont pas une œuvre politique mais, primordialement, une œuvre d'art. Cela signifie-t-il que la politique en soit absente ? Non ; elle y tient bien une place puisqu'on peut y déceler une présence d'antidémocratisme, d'antisémitisme, de racisme, de mépris du peuple, d'anticommuniste, d'antibourgeoisisme... mais cela ne fait pas partie des thèmes centraux du roman.

De surcroît, il convient de rappeler qu'« il n'est de toute façon pas question de condamner l'ouvrage pour les idées de ses acteurs, quand bien même celles-ci occuperaient une place beaucoup plus importante, puisque la valeur d'une œuvre n'est certainement pas proportionnelle à la qualité morale de ses protagonistes. De même qu'un roman qui a pour personnage central un meurtrier ne préconise pas nécessairement le meurtre, celui de Rebatet, dont certains acteurs et même le narrateur penchent clairement vers l'extrême-droite, ne fait pas nécessairement l'apologie de leurs idées ». Bref, n'ensevelissons pas Les Deux Etendards sous Les Décombres !

S'il y a une continuité à établir entre les deux ouvrages, c'est surtout dans la stylistique qu'on la trouvera. En laissant de coté les catégories impropres de forme et de fond, se présentent bien un style pour deux thèmes (et non deux styles pour un thème). « Si la passion change d'objet des Décombres aux Deux Etendards, elle ne change pas de ton : c'est la même véhémence, la même jubilation jusque dans la grossièreté, la même volonté de se servir de tous les moyens, la même rage de convaincre, la même violence exaspérée ». D'un livre à l'autre, Rebatet suivait son plan : d'abord « témoigner, militer par un livre, puis en entreprendre aussitôt après un autre, qui serait enfin une œuvre d'imagination. [...]. J'avais maintenant un adversaire d'une tout autre taille avec qui polémiquer : Dieu ». A son habitude, Rebatet bourre son ouvrage d'explosifs en tous genres, et « le fracas de cette explosion remplit le livre, comme le déchirement du patriotisme remplissait Les Décombres. D'ailleurs, le génie est le même : la même puissance lyrique, même déferlement de l'image et du verbe, même amertume. Mais ce qui distingue Rebatet parmi d'autres polémistes, parmi Bloy, Péguy, Daudet, Bernanos, c'est la volonté de convaincre. Pour lui, tous les arguments sont bons. ''Quand on se bat, dit son héros, on ne songe pas à se demander si les armes ont déjà servi''. Tantôt il trace une satire extraordinaire des jésuites, tantôt il se lance dans d'interminables analyses de textes, tantôt il descend aux critiques les plus vulgaires, mais aussi les plus frappantes. Nos seules épopées sont des œuvres individuelles et des œuvres de protestation : ce sont Les Châtiments, Les Tragiques. Voici l'épopée de l'athéisme ».

Mais de quoi parle au juste Les Deux Etendards ?
 
D'amour ! Il n'y a pas moins original mais pas plus essentiel. Le thème des Deux Etendards se trouve magnifiquement énoncé dans le roman lui-même lorsque Michel reçoit sa vocation de romancier : « L'amour, feu central, avait embrasé cette matière inerte du passé, du présent, de l'avenir, du réel, de l'imaginé, que Michel portait au fond de lui ; l'amour l'avait fondue, et grâce à lui seul elle prendrait forme. L'amour serait célébré dans tous ses délices et toutes ses infortunes. Mais le livre dirait aussi la quête de Dieu, les affres de l'artiste. La poésie, les secrets des vices, les monstres de la bêtise, la haine, la miséricorde, les bourgeois, les crépuscules, la rosée des matins de Pâques, les fleurs, les encens, les venins, toute l'horreur et tout l'amour de la vie seraient broyés ensemble dans la cuve ».

LR-3.jpgComment Rebatet/Michel s'y prendra-t-il pour réussir une telle gageure ? Il va « refaire du Proust sur nature » comme Cézanne refit du Poussin sur nature. Qu'est-ce à dire ? Pour le dire brutalement, Rebatet a transposé « certaines méthodes de l'analyse proustienne à une histoire, à des sentiments plus consistants que les sentiments, les histoires du monde proustien (on peut tout de même prétendre qu'une grand expérience religieuse, par exemple, est humainement plus importante que les snobismes et contre-snobismes d'un grand salon) ». Ainsi, « les modernes s'étaient forgés des instruments d'une perfection, d'une souplesse, d'une nouveauté admirables. Mais ils ne les employaient guère qu'à disséquer des rogatons, à décrire des snobismes, des démangeaisons du sexe, des nostalgies animales, des affaires d'argent, des anatomies de banquiers ou de perruches mondaines. Michel connaissait leur scalpels, leurs microscopes, leurs introspections, leurs analyses, mais il s'évaderait des laboratoires. Le premier, il appliquerait cette science aux plus grandioses objets, à l'eternel conflit du Mal et du Bien, trop vaste pour ne point déborder les petits encéphales des physiologistes ». Par delà la caricature proustienne, retenons la mobilisation d'un art d'écrire contre la foi, une croisade antireligieuse.

D'un point de vue narratif, le roman « raconte la maturation, l'amitié profonde, puis la séparation de deux jeunes gens dans la France de l'entre-deux-guerres. Ils sont épris de la même jeune femme, qui, par sa plénitude de vie, son rayonnement physique et psychologique, est une créature comparable à la Natacha de Tolstoï. L'articulation de cette relation à trois et de la grande fugue de l'accomplissement érotique sur laquelle s'achève le roman sont de grands actes de l'imagination. [...] le roman de Rebatet a l'autorité impersonnelle, la beauté formelle pure de l'art classique ». En effet, le roman se présente d'abord comme un Bildungsroman (éducation sentimentale) dans la lignée de la trilogie balzacienne ou du Rouge et Noir. Deux amis Régis, l'amant mystique, et Michel, l'amoureux éperdu, engagent une guerre fratricide dont Anne-Marie sera la victime principale. Il serait très éclairant que quelqu'un entreprenne un jour une lecture girardienne des Deux Etendards. La médiation interne qu'est Régis pour Michel, de modèle se mue en obstacle. La rivalité mimétique s'exacerbe au détriment de ce que furent tour à tour les objets du désir : Dieu et Anne-Marie. Le mensonge romantique est-il dénoncé et la vérité romanesque dévoilée dans le roman ? Quoi qu'il en soit, nous avons là une des plus grandes analyses de la passion amoureuse.

Rebatet parvient-il à ses fins avec son « épopée de l'athéisme » ? Triomphe-t-il de toute croyance ? 

Rebatet s'emporte facilement sur le sujet sans plus faire aucune distinction : « Je hais les religions à mort. Je vois quelquefois, les égyptiennes, les babyloniennes, les tibétaines, les aztèques, l'Islam, le catholicisme médiéval, le puritanisme yankee, comme des spectres grotesques et dégoulinants de sang. Ce sont les plus atroces fléaux de l'humanité ». Toutefois, on trouve de temps à autre sous sa plume une sensibilité plus amène : « il est assez difficile de se trouver l'avant vielle ou la vieille de Pâques sans se rappeler que le Christ est le grand patron de tous les condamnés à mort. Je l'avoue, je n'écouterais pas très volontiers ce soir les stoïques et autres philosophes qui ont moqué les angoisses du jardin des oliviers ».

La question de Dieu n'est pas si simple et pauvre pour qu'on puisse la laisser à l'opinion de chacun. Par exemple, il n'est pas du tout certain que l'athéisme soit l'ennemi de la foi. Si l'athéisme combat la piété vouée aux dieux mythiques des religions archaïques et sacrificielles, alors l'athéisme peut être enrôlé dans la lutte contre l'idolâtrie. En ce sens Levinas écrivait : « Le monothéisme marque une rupture avec une certaine conception du sacré. Il n'unifie ni ne hiérarchise ces dieux numineux et nombreux ; il les nie. A l'égard du divin qu'ils incarnent, il n'est qu'athéisme. [...]. Le monothéisme dépasse et englobe l'athéisme, mais il est impossible à qui n'a pas atteint l'âge du doute, de la solitude, de la révolte »

LR-4.jpegMais tournons-nous plutôt vers le roman. Je ne crois pas que Les Deux Etendards soient une apologétique athée, non plus qu'une épopée. Michel y fait bien une tentative de conversion qui tourne en « déconversion ». Mais celle-ci n'est pas une inversion pure et simple, elle n'est pas du « Michel-Ange inversé » puisque Michel se défend d'être athée. D'ailleurs, n'était l'homophonie avec Le Diable et le Bon Dieu, le roman se fut appelé Ni Dieu ni Diable. L'agnostique Michel ne s'épuise pas plus à toujours nier, qu'il ne cherche en gémissant. L'aporie de la confrontation finale ferait-elle alors signe vers un néo-paganisme ? Plus précisément : vers la désolation que laisserait l'impossibilité d'un retour du sacré ? Michel ne se ferait-il pas parfois une plus juste idée du Christianisme qu'il ne le laisse paraître, idée au nom de laquelle il déboulonne les idoles ? Ces questions restent ouvertes. 

Toutefois, avec ces problèmes théologiques, il ne faudrait pas laisser penser qu'on aurait affaire à un roman, à thèse et encore moins un manuel d'athéologie. Blondin notait bien : « On a qu'un voyage pour sa nuit. Celle de Lucien Rebatet est somptueusement agitée. Elle ravit aux professeurs travestis, et avec quel éclat, le monopole de l'inquiétude métaphysique et [...] rend le Diable et le Bon Dieu à une vie quotidienne passionnante, passionnée. [...]. Il va chercher Dieu sur son terrain qui est celui de la crainte, de l'espérance, du tremblement, de la passion titubante. Sous cette forme romanesque, le problème de la religion recouvre ses plus chauds prestiges ». Un grand roman, « non de la démonstration d'une thèse : des êtres s'affrontent, non des allégories. Il reste que Les Deux Etendards constituent un arsenal d'armes de tous calibres contre le christianisme. Il y a des armes les plus savantes : critiques des textes sacrés, interpolations, interprétations douteuses, dogmes tirés de textes peu sûrs ou trop sollicités, etc. Il arrive que Régis perde pied devant des coups inattendus. Nous avons des exégètes qui répondent très bien, dit-il, quand il se reprend. Réponse trop facile, peut-être, mais moins faible qu'on ne pourrait le croire. On ne peut passer sa vie dans la controverse, et pour Régis, la foi ne dépend pas de tel ou tel point de dogme. Elle est au-delà des constructions intellectuelles auxquelles elle impose d'adhérer. La discussion entre les deux garçons ne peut jamais avancer. Michel ne néglige pas, à coté de cela, des armes plus vulgaires, instinctives, grosses plaisanteries. Ce roman compte une étonnante galerie de prêtres tous obtus, libidineux, hypocrites. Avec tout cela, cette partie polémique date : le moralisme étroit, inhumain, qui encolère Michel n'est plus aujourd'hui le défaut d'une Eglise qui s'est beaucoup débridée [Rebatet en viendra même dans son Journal à se considérer ironiquement comme le dernier catholique !] Si l'on se passionne pour cette controverse, c'est parce que l'on se passionne pour les trois héros ». Sur cette lancée, ira-t-on jusqu'à affirmer que Les Deux Etendards « pourrait ainsi passer à force de vie et de vérité, gonflant des héros en tous points admirables, pour une apologie du spiritualisme » ? Le dernier mot du roman est laissé au jésuite. Il est même probable qu'il ait raison quand il affirme que lui, au moins, laissera un souvenir lumineux à Anne-Marie, jeune fille fichue, laissée à une tristesse infinie. Bien évidemment, c'est une victoire à la Pyrrhus : il vaut mieux avoir tort avec Michel que raison avec Régis. Car depuis bien longtemps nous avons quitté le débat théologique pour rejoindre le tragique de l'existence.

L'antichristianisme virulent ne s'exprime pas tant dans les arguments, bons ou mauvais, opposés à Régis que dans la simple description de la vie du futur jésuite. Les Deux Etendards ont l'immense mérite de mettre en scène, non pas seulement la foi et l'incroyance mais, plus fondamentalement, comme le dit avec raison Rebatet lui-même : le « conflit entre l'amour et Dieu. Un grand thème je crois. Il me semble qu'il n'y en a pas de plus grand : l'homme devant l'amour, l'homme devant Dieu ». Puisque l'amour seul est digne de foi, Les Deux Etendards s'en prennent au cœur du christianisme. « Qu'as-tu fais de ton amour ? ». Telle pourrait être la question centrale du roman. La force de Rebatet c'est de retourner l'amour contre ceux qui s'en réclament. Mais si l'arme est l'amour, quelle portée peut-elle bien avoir devant un Dieu qui se définit par l'amour (I Jean 4, 8) ?

Pourriez-vous nous dire un mot du style des Deux Etendards ?
 
Disons-le d'emblée, Rebatet ne fut pas un créateur de style comme Proust ou Céline. Les Deux Etendards. Rebatet se plaçait résolument dans la catégorie des écrivains qui clarifient une matière compliquée sans recherche de l'innovation technique pour elle-même. Il écrivait : « J'aurais aimé que l'ont pût me faire l'honneur de quelques procédés nouveaux de narration. Je m'y sentais peu porté par nature, à moins que ce ne fût le métier qui me manquait. Mon roman n'était pas une forme singulière, imprévue, conçuea priori, et que je voulais remplir avec un thème et des personnages plus ou moins adéquats. C'était une histoire touffue, que je voulais raconter aussi complètement et clairement que possible. Je m'affirmais - un peu pour calmer mes regrets de ne pas suivre l'exemple de Joyce - que cette histoire était suffisamment complexe pour que je ne m'ingéniasse pas à la rendre indéchiffrable par des complications de forme. Mon esthétique, au cinéma, en littérature, comme en peinture et en musique, a d'ailleurs toujours été hostile aux procédés qui ne sont pas commandés par une nécessité intérieure ». appartiennent plutôt à la lignée des grands romans classiques du XIX

Il y a pourtant bien une originalité stylistique du roman : elle réside dans la concomitance du sublime et de la fange. « Dans son projet d'ensemble, le roman est un pur produit du classicisme NRF et il n'est littérairement pas surprenant que Gallimard en ait été l'éditeur. Quand elle le veut bien, la langue n'y déroge jamais et nombreux y sont les passages où s'entend en quelque sorte la voix de Gide, dans l'économie des moyens et la pureté néoclassique du style. [...] Mais à l'intérieur même de cette épure stylistique, de ce dessin d'ensemble qui est comme le continuo du livre, l'écrivain loge tout autre chose : un véritable baroque célinien, l'usage de tous les registres de la langue à commencer par l'argot et, par-dessus tout peut-être, une crudité récurrente à la mesure de la présence d'Éros dans le récit. Car dans Les deux étendards, l'amour s'exprime sur tous les registres et si l'analyse du sentiment amoureux (selon une formule classique du roman français) n'est nullement étrangère à Rebatet, le lecteur retient surtout les nombreux passages érotiques qui sont ressentis comme autres sans que la perfection littéraire en soit moindre ».

Vous ne tarissez pas d'éloges sur le roman, mais comment pouvez-vous être certain qu'il soit un chef d'œuvre au regard du silence qui l'entoure ? Cela n'indiquerait-il pas plutôt que la non reconnaissance depuis 50 ans est méritée ? N'êtes vous pas fasciné par le mythe romantique de l'écrivain maudit ? 
 
Voici comment Rebatet décrivait Pound : « Ezra Pound rejoint Villon, Rabelais pourchassé, demi-clandestin, Balzac dans sa turne, Stendhal ignoré dans son trou, Nerval le vagabond pendu, Dostoïevski le forçat, Baudelaire trainé en correctionnelle, Rimbaud le voyou, Verlaine le clochard, Nietzsche publié à compte d'auteur, Joyce sans feu ni lieu, Proust cloitré dans un garni, moribond, mais la plume à la main, Brasillach écrivant ses Bijoux les chaines aux pieds, Céline foudroyé à sa table dans son clapier du Bas-Meudon. Après tant d'exemples, comment douter que Pound est dans le bon camp, le vrai camp, le seul qui compte, celui qui enrichit les hommes, survit dans leur mémoire ? ». Cette présentation de Pound en est une, à peine voilée, de Rebatet lui-même. Elle est romantique. Rebatet se prête facilement à cette mythologie quand on sait que Les Deux Etendards furent écrit par un condamné à mort dont les chaînes retentissaient dans une cellule où l'eau gelait nuit et jour.

Sans nous laisser obnubiler sur le soi-disant « seul camps qui compte », il faut bien reconnaître que Rebatet n'a pas la place qu'il mérite. Les Deux Etendards sont un chef d'œuvre car c'est un classique. Un classique de premier ordre même, puisque Les Deux Etendards sont à mes yeux la poursuite de l'œuvre nietzschéenne par d'autres moyens. Le niveau d'un tel affrontement entre l'homme et Dieu trouve son équivalent dans Les Frères Karamazov. Mais la question rejaillit : comment sait-on que c'est un classique me direz-vous ? Pour répondre plus amplement à votre question, il est nécessaire de refaire un peu de philosophie de la littérature.

Une œuvre littéraire - une œuvre d'art en général - transcende par définition ses propres conditions psychosociologiques de production. Elle s'ouvre ainsi à une suite illimitée de lectures. Celles-ci sont elles-mêmes situées dans des contextes socioculturels différents. Ainsi l'œuvre se décontextualise et se recontextualise. Si elle ne le faisait pas, si une œuvre n'était que le reflet de son époque, alors elle ne se laisserait pas recontextualiser et ne mériterait donc pas le statut d'œuvre d'art. La capacité d'échapper à son temps fait la contemporanéité de l'œuvre. Ecoutons Gadamer : « Entre l'œuvre et chacun de ses contemplateurs existe vraiment une contemporanéité absolue qui se maintient intacte malgré la montée de la conscience historique. On ne peut pas réduire la réalité de l'œuvre d'art et sa force d'expression à l'horizon historique primitif dans lequel le contemplateur de l'œuvre était réellement contemporain de son créateur. Ce qui semble au contraire caractériser l'expérience de l'art, c'est le fait que l'œuvre possède toujours son propre présent [...] l'œuvre d'art se communique elle-même ». Ainsi, à la question « qu'est-ce qu'un livre classique ? », on peut répondre, avec Sainte-Beuve : une œuvre « contemporain[e] de tous les âges ». Echappant au contexte qui l'a vu naître, sans prétendre illusoirement à l'intemporalité, le classique traverse les modes et les aléas de l'histoire. Or, aux questions soulevées par Rebatet est inhérent un surcroît de sens permanent.

Quant au peu de critiques et à l'ignorance du public cultivé, on a pu avancer plusieurs raisons plus ou moins légitimes : le prix du roman, sa longueur, sa complexité, le rejet de certains libraires, l'importance donnée à la question religieuse, etc. Mais « l'indiscutable vérité est que Les Deux Etendards continue à être ignoré aujourd'hui à cause du black-out qui le frappe et que ce black-out a été imposé pour des raisons politiques. [...]. L'on veut surtout espérer que notre époque est suffisamment mûre et suffisamment affranchie des passions déclenchées par les événements de la seconde guerre mondiale pour enfin considérer objectivement et du seule point de vue littéraire un roman aussi important que celui de Rebatet, et ce d'autant plus qu'elle est particulièrement pauvre en chefs-d'œuvre ».

Les deux étendards sont donc un roman à la fois classique et méconnu du fait de la conspiration du silence engendrée par les opinions politiques de l'auteur. Rappelons simplement qu'Etiemble s'est fait exclure des Temps Modernes par Sartre au prétexte de la reconnaissance du génie littéraire de Rebatet. En sommes-nous encore à ce point ? La situation est peut-être pire car la conspiration du silence a fonctionné et s'est depuis muée, le relativisme aidant, en indifférence. En plus d'amoureux de la littérature, il nous faut trouver des esprits libres !

Gilles de Beaupte, merci et longue vie à votre association !

Mais nous n'avons pas encore évoqué Les Epis Mûrs ou Une Histoire de la musique !
 

samedi, 28 janvier 2017

Parviz Amoghli: Ernst Jünger und wir - Der Waldgang heute

Ernst-Jünger-2.jpg

Parviz Amoghli: Ernst Jünger und wir - Der Waldgang heute

Der Berliner Publizist und Filmemacher Parviz Amoghli formulierte am 25. Februar 2016 seine Sicht von Ernst Jüngers Buch „Der Waldgang“ für die heutige Zeit: „Der Waldgang weist dem freien Einzelnen einen Weg aus dem Dilemma. Und der führt ihn immer weiter zurück in Richtung Ursprung, also genau entgegengesetzt zum Zug der Zeit.“