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vendredi, 31 juillet 2020

Luc-Olivier d'Algange: Entretien avec Anna Calosso sur "L'âme secrète de l'Europe"

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Luc-Olivier d'Algange: Entretien avec Anna Calosso sur "L'âme secrète de l'Europe"

9782343204765b.jpgAnna Calosso : Vous venez de faire paraître un fort beau  livre, au titre particulièrement évocateur pour nous, L'Ame secrète de l'Europe, dans la collection Théôrià, aux éditions de L'Harmattan, et je serais tentée de vous demander d'emblée : Qu'est-ce qu'une âme ? Et l'Europe, selon vous, a-t-elle encore une âme ?

Luc-Olivier d'Algange : Avant de répondre directement à votre question, ou plus exactement à vos deux questions, aussi fondamentales l'une que l'autre, permettez-moi de dire quelques mots à propos de la collection où il vient de paraître, dirigée par Pierre-Marie Sigaud, nommée Théôrià. Cette collection, qui prend  la suite de la collection Delphica des éditions de L'Age d'Homme, publie, depuis deux décennies, des œuvres, philosophiques et métaphysiques, qui relèvent de ce que l'on a nommé la sophia perennis . Citons, parmi les auteurs, Frithjof Schuon, Jean Borella, Jean Hani, Marco Pallis,  Gilbert Durand, Françoise Bonardel, Patrick Laude ou encore Paul Ballanfat, dont un livre tout récent présente l'oeuvre de Yunus Emre, poète majeur, dont l'oeuvre poétique vient également de paraître  dans cette collection.

Si l'on considère la pensée dominante, y  compris dans ses aspects en apparence contradictoires, force est de reconnaître que nous sommes pris en tenaille entre le nihilisme relativiste, d'une part, et des formes de religiosités fondamentalistes, légalistes ou moralisatrices d'autre part. Entre l'homme-machine et le dévot narcissique et vengeur, entre un matérialisme et un spiritualisme (qui, soit dit en passant,  obéissent également à une logique managériale), bien peu d'espace nous reste, tant et si bien que nous vivons dans un monde où nous ne respirons guère, où les souffles sont courts, où les pensées sont étroitement surveillées, où le débat intellectuel se réduit à l'accusation et à l'invective. D'où l'importance de ce corpus  rassemblé sous le nom de Théôria,- mot qui veut dire contemplation, et qui redonne sa primauté à l'herméneutique, l'art de l'interprétation, l'expérience intérieure, mais avec précision et exigence, loin du fatras New Age et des « spiritualités » interchangeables ou touristiques. 

Voici donc pour le paysage, où je suis heureux de me retrouver, et dans lequel le mot âme, bien sûr, vient tout de suite à l'esprit. L'expression « venir à l'esprit », au demeurant, n'est pas fortuite. L'âme, pour sortir de la sa gangue, a besoin de l'esprit. De même, que serait un esprit  qui serait totalement détaché de l'âme, d'un esprit sans souci de l'âme, sinon une pure abstraction ? Une chose détachée, une chose sans cause, un pur néant.

Qu'est que l'âme ? L'âme est ce qui anime, et je serais tenté de dire, avec Jean-René Huguenin, que ce n'est pas l'âme qui est dans le corps mais le corps qui est dans l'âme. L'âme est inspir et expir,  elle n'est point un épiphénomène, elle n'est pas subjective ; si intérieure qu'elle soit, c'est elle qui nous donne accès à la grande extériorité, au cosmos lui-même. Infime iota de lumière incréée dans le noir de la prunelle, elle est ce qui resplendit, la lumière sur l'eau, « la mer allée avec le soleil » dont parle Rimbaud.

Quant à la seconde partie de votre question, le titre même de l'ouvrage, donne la réponse. L'âme de l'Europe est devenue secrète. Elle existe, mais inapparente et lorsqu'elle semble apparaître, ici ou là, dans les vestiges visibles du passé, sa statuaire par exemple, ou ses œuvres contemporaines, elle est insultée, bafouée, conspuée, ou tout simplement ignorée. Cependant, le secret, dans sa modalité, n'est pas seulement un refuge, un retrait, une clandestinité, mais aussi, de par l'étymologie même du mot, un recours au sacré. Secrète, l'âme de l'Europe, n'est pas moins vive. Peut-être même pouvons-nous comprendre cette clandestinité  comme une sorte de « mise-en-abyme » héraldique , la possibilité d'une récapitulation salvatrice. L'âme disparaît des apparences pour se tenir en éveil dans l'Apparaître.

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Un chapitre du livre évoque cette possibilité : «  Les dieux, ceux qui apparaissent ». Pour qu'une chose apparaisse, il faut qu'au préalable elle soit cachée, en attente, en puissance. Il n'est si grand hiver, qui, vers sa fin, ne laisse éclater les graines qui survivaient sous sa glace. Tout désormais, pour ceux qui sont attachés à la grande culture européenne, est affaire de survie. Or, lorsqu'elle est menacée, la survie devient métaphysique. Elle passe de l'immanence à la transcendance, elle se retourne vers son origine et sa fin dernière.  Elle devient une lisière entre l'être et le néant, une expérience « gnostique » non au sens de la « gnose qui enfle », de la prétention intellectuelle, mais au sens d'une humilité nécessaire. Lorsque plus rien ne semble tenir, que tout s'effondre, et que l'horizon indépassable du « progrès » semble être un champs de ruines ou, pire encore, une réalité faussée, virtuelle, clonée, « zombique », nous devons retrouver le sens de la terre, de l'humus.

Vous avez remarqué qu'à intervalles régulier nos ordinateurs nous demandent de prouver que nous ne sommes pas des robots. Les preuves à l'appui seront, je gage, de plus en plus en plus difficiles à fournir, puis inutiles. Nous sommes intimement modifiés par les instruments que nous utilisons et par notre façon de les utiliser. En littérature, cette façon se nomme le style. Mais la littérature qui exige le silence, l'attente, la patience, la temporalité profonde, est elle-même menacée par l'ère du « clic » et du « toc » où nous sommes déjà entrés. Voyez la morale, qui fut autrefois l'objet de tant de réflexions et de passion, voyez ce qu'elle est est devenue : une chose binaire, manipulable, destructrice et d'une crétinerie sans nom, voire, pour filer la métaphore, une sorte de TOC, autrement dit un trouble obsessionnel compulsif. La morale qui fut l'objet de l'attention patiente des stoïciens, des théologiens, de Spinoza, de Montaigne, de Pascal, est devenue une forme de pathologie qui menace de tout ravager sur son passage, à commencer par la littérature, - non seulement la littérature « mal-pensante », mais la littérature en soi, autrement le langage qui n'est pas exclusivement au service d'une utilité ou d'une efficience immédiate.

4e0201ce40862a30174c407776952be6.jpgAnna Calosso : La comparaison vous paraîtra peut-être étrange, mais à lire votre livre, j'ai pensé à l'ouverture du Lohengrin de Richard Wagner. J'ai perçu là une musique, des nappes sonores, des orchestrations, des « leitmotives »,  comme si, en évoquant, tour à tour Nietzsche et Venise, la pensée grecque, des présocratiques à Plotin, Novalis et les romantiques allemands, l'alchimie du poème, vous vous étiez donné pour dessein de dire l'aurore attendue à travers le crépuscule : une aurore européenne, belle comme la statue de Uta von Ballenstedt qui figure sur la couverture de votre livre. 

Luc-Olivier d'Algange : Je vous avoue n'y avoir pas songé, mais la façon dont vous en parlez donne à la comparaison une pertinence qui va,sans tarder, me porter à réécouter cette ouverture... Je vous avoue cependant que ces derniers temps j'ai davantage écouté du Debussy et du Ravel, voire du Nino Rota, que du Wagner. Mais vous avez sans doute raison, et Debussy fut aussi, peut-être, à sa façon, un « anti-wagnérien » wagnérien. Enfin, je vous dirai qu'entendre un livre comme de la musique, entendre la musique sur laquelle reposent les phrases, est sans doute la meilleure façon de lire, et peut-être la seule. Il n'est rien de plus navrant que ces lecteurs qui, dans un livre, se contentent de collecter les informations, des opinions, à partir desquelles ils se forgeront des avis ou des opinions, en accord ou en contradiction avec ceux du livre, peu importe. Ils seront passés à côté  de ce dont naquirent les phrases ; ils seront passés à côté de l'auteur, et, ce qui est plus grave, des paysages et des figures aimées. Nous écrivons toujours avec toutes nos Muses. Les écrivains sont tous des plagiaires, - mais ce qu'ils tentent de plagier, ce n'est que malencontreusement d'autres livres. Le bon défi, en écrivant, est de tenter de plagier Scarlatti ou John Coltrane, ou encore un bruissement de feuillage ou son enchevêtrement, la neige qui tombe, la rugosité de l'écorce, la fugacité de la luciole, et les vagues, bien sûr, les vagues en leur triple mouvement. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas une seule façon de bien écrire, mais d'infinies, allant de l'évidence immobile du galet sur la plage jusqu'aux bouleversements des nuages par temps d'orage.

Anna Calosso : Cependant votre livre, si grande que soit l'importance que vous attachez à la poésie, est aussi un livre polémique, et, si j'ose dire, une sorte de « défense et illustration » de la culture européenne dans son identité profonde. Comment pourriez-vous formuler rapidement la thèse défendue?

Luc-Olivier d'Algange : Le mot « thèse » me semble inadéquat, cela supposerait une anti-thèse et une synthèse. Mon dessein est plus modeste et plus improvisé. J'obéis à des admirations, - et toutes, loin de là, ne figurent pas dans cet ouvrage... Ce livre est peut-être né du sentiment que tout conjure, aujourd'hui plus jamais, à nous faire passer à côté de la beauté des êtres et des choses. L'Europe n'est pas seulement un territoire, un ensemble de langues et de peuples plus ou moins apparentés ; elle fut aussi une possibilité de l'esprit et des corps, une réfraction particulière du monde. Qu'elle disparaisse, et ce sont des aspects de l'entendement humain qui disparaîtront, des styles, des exactitudes et des abandons, des mythes et des symboles, des inquiétudes et des aventures, des métaphysiques contradictoires, mais aussi des coutumes, des rites populaires ou aristocratiques . C'est vous dire que je ne crois aucunement en l'Europe économique ou technocratique, mais en la France, l'Allemagne, l'Italie, la Grèce, le Portugal etc... Que se passe-t-il quand nous nous promenons à Paris ou à Venise, dans un village de Provence ou de l'Aveyron, quelles pensées nous viennent sur le quai du Tounis à Toulouse, ou sur le bord du Tage à Lisbonne, ou encore au Temple de Delphes, - ou tout simplement dans une forêt, sur la chemin de campagne, sur la terrasse d'un bistrot ?  L'esprit des lieux, toujours, est plus grand que nous. Une certitude nous en vient : nous nous devons à ce qui est plus grand que nous, au choeur des voix qui se sont tues dont parlait Péguy, à notre langue, au Logos qui est Roi. Les grands bonheurs sont des réminiscences.

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Anna Calosso : Mais qu'en est-il alors du présent, du bonheur présent ?

Luc-Olivier d'Algange : Le bonheur du présent est de devenir présence par l'afflux de la réminiscence, par les dons reçus et honorés. Il n'est pire malheur que l'amnésie ou le reniement. L'enfer sur terre a toujours été instauré par les adeptes de la table rase. Ceux-ci, remarquons-le, ne désarment pas. A peine sommes-nous remis d'un de leurs désastres programmés que les voici de nouveau à la tache, traquant, surveillant, lynchant sans relâche, honnissant leur passé et s'exaltant narcissiquement de leur présent, lui trouvant toutes sortes de vertus, et se croyant l'incarnation du Bien. A chaque homme de grande mémoire qui disparaît, notre vie s'abaisse d'un cran ; elle devient plus ennuyeuse, plus mesquine, plus calculatrice, et, en tout, plus misérable. Notre langue est notre mémoire : elle nous dit ce que nous fûmes et ce que nous pourrions être. Aussi bien s'acharne-t-on à la défigurer, à en rendre l'usage presque impossible, avec l'écriture inclusive, l'approximation, le jargon, une syntaxe effondrée, mais aussi, et surtout, un appauvrissement du vocabulaire, une uniformisation du propos autorisé, - si bien que certaines choses ne peuvent, tout simplement plus être dites. Les quelques « puristes » de la langue qui demeurent, hélas, n'y changeront rien. Tout au plus feront-ils quelques livres aimables dans un style « néo-hussard », où Blondin, Nimier, ou Jacques Laurent, certes, ne reconnaîtraient point leurs petits.  Le mal est en amont. Il est dans l'expérience intérieure, l'espace intérieur. Qu'en est-il du « champs du possible » qu'évoquait Pindare ? Qu'en est-il de nos sensations à fleur de peau et des plus hautes spéculations de l'Intelligible, - au sens platonicien. Qu'en est-il de l'espace entre les deux, ce monde « imaginal » selon le néologisme de Henry Corbin, d'où apparaissent les symboles, les mythes, les épiphanies ? Qu'en est-il de l'aventure humaine ? 

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Anna Calosso : Vous écoutant, il me vient naturellement à l'esprit le nom de Gabriele D'Annunzio, auquel un des chapitres de votre livre est consacré. Un regret cependant, vous n'y retracez pas la fameuse équipée de Fiume, dont vous aviez parlé dans une excellente émission de radio en compagnie de Didier Carette.

Luc-Olivier d'Algange : Fiume sera présente dans un prochain livre qui porte sur le refus de la servitude volontaire. Ce fut, en effet, une aventure extraordinaire, échappant à toutes les idéologies, un exercice pratique de liberté conquise. J'y reviendrai. J'étais particulièrement heureux de l'évoquer avec Didier Carette, - qui sait particulièrement bien ce que c'est qu'être acteur, - au sens étymologique du terme. Au commencement était l'action, disait Goethe. Qu'est-ce que l'agir, qu'est-ce que la pensée ? Heidegger creuse admirablement la question. Nous croyons penser alors que nous ne pensons pas encore ; nous calculons, nous classons, nous évaluons, nous ratiocinons, mais nous ne pensons pas encore. Nous construisons des systèmes, nous inventons des orthopraxies, mais nous ne pensons pas. Il en est de même de l'action : nous nous affairons, mais l'essence de l'agir nous échappe. Le monde  politique est la scène de ces actions vides, qui n'existent que par la représentation qu'elle se donnent d'elle-mêmes, - qui est flatteuse, qui n'est même que flatterie. Rien ne se fait vraiment : nos contemporains en sont flattés. Il y a des écoles de flatterie, de flagornerie, c'est une science : selon que le vent souffle, bien reconnaître le sens du poil. Un bon politicien reconnaît le sens du poil du Gros Animal dont il voudra se servir pour ne rien faire. D'où l'importance des poètes, du poien, et D'Annunzio en eut la plus haute conscience. La vie, dont il écrivit l'éloge, il la voulut, en disciple de Pindare, magnifique. Célébrer le passé afin que l'avenir revienne vers nous, ne rien renier, et tout vouloir hausser à une plus haute intensité, aimer d'un amour égal la douceur de la vie et la tragique de la mort. Sa devise est parfaite : « J'ai ce que j'ai donné ».

Anna Calosso : Quant-à-vous, cher Luc-Olivier, vous nous avez donné un beau livre, dont nous n'avons évoqué ici qu'une infime partie. Mais j'invite nos lecteurs à voyager avec vous dans le songe de Pallas-Athéna, d'entendre « le beau murmure des sages abeilles du pays », de méditer sur « la légère et infinie trame du monde »,  de divaguer  au bord de lllissos, du Tage et de la Garonne, dans l'Allemagne d'Hölderlin, ou de Jacob Böhme, dans monde des visionnaires néoplatoniciens et des Alchimistes, « entre Albe et Aurore ».  Rarement l'image de l'Attelage Ailé ne m'a semblé plus juste. Une dernière question. Dans votre hommage à Stefan George vous écrivez «  La poésie est un combat ». Qu'en est-il du combat aujourd'hui ? Contre qui  ou contre quoi faut-il se battre ?

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Luc-Olivier d'Algange : Stefan George est un poète qui me tient à cœur. Il est tout ce que ce monde, - tantôt nihiliste malin, tantôt fondamentaliste obtus – n'est plus. Ludwig Lehnen disait de l'oeuvre de Stefan George qu'elle était un « contre-monde ». Solennelle, mais pour inviter à la légèreté de l'être ; mystérieuse mais pour donner accès au mystère de la limpidité ; aristocratique, mais par générosité. Ce « contre-monde » est l'enfance continuée. Sa langue est là, mallarméenne à certains égards,  pour dire ce que nous ressentions avant de pouvoir le dire, avant l'adultération, la ratiocination, la banalité despotique.

La poésie est un combat contre le prosaïque, - elle est un combat pour la sauvegarde de ses propres sources intérieures . Le combat n'est pas idéologique, ni politique au sens actuel du terme, - qui se réduit à trouver un poste, -  mais de chaque instant... A chaque instant, il nous donné de ternir ou de faire resplendir le monde. Il ne suffit plus d'être intelligent, de manier des concepts ou d'être maître dans l'art du sarcasme : il faut, comme disait Novalis « poétiser le réel ». Chacun sait, par intuition, que la vie ne suffit pas. Il faut faire danser les images et les mots en tarentelles dionysiaques... ou comme le proclamait D'Annunzio, à Fiume, aux derniers jours de l'aventure, danser une dernière fois devant la mer, aux lueurs des feux, avant la fin du rêve.

mercredi, 29 juillet 2020

La Ferme des Animaux (1954): Pouvoir, Révolution et Cochons - PVR

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La Ferme des Animaux (1954): Pouvoir, Révolution et Cochons - PVR

 
 
Oyez à tous ! et bienvenue dans cette nouvelle présentation, aujourd'hui je vous ai choisi un bon film (oui c'est enfin arrivé) 'La Ferme des Animaux' ou 'Animal Farm' de son titre original, un dessin animé de 1954 qui a la particularité d'être à la fois le premier grand film d'animation réservé aux adultes et d'être une puissante critique envers les pouvoirs centralisés pour ne pas dire un mot que l'algorithme de youtube adore et de la révolution Russe ! Bon alors comme vous allez vite le constater le film en lui-même n'est pas des plus joyeux ça sera donc un peu moins rigolo que d'habitude mais je l'ai quand même trouvé intéressant et j'avais envie de vous le partager, donc voilà ça sera une présentation plus 'basique' qui résumera entièrement le film en un peu moins de 15 minutes suivi de quelques explications sur celui-ci, en tout cas j'espère que ça vous plaira et je vous souhaite un bon visionnage !
 

lundi, 29 juin 2020

Balzac et la prophétie du déclin de la France

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Balzac et la prophétie du déclin de la France

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Reparlons de la fin de l’histoire…

La catastrophe est arrivée avec Louis-Philippe, tout le monde devrait le savoir (cela me rappelle je ne sais quel journaliste royaliste qui me demandait si j’étais orléaniste ou légitimiste. On est légitimiste ou on n’est pas monarchiste, voilà tout). Depuis, on barbote. Voyez l’autre avec sa banque Rothschild et sa soumission aux patrons anglo-saxons.

Balzac c’est la comédie humaine et c’est aussi la recherche de l’absolu qui n’aboutit plus - et on n’a rien fait de mieux depuis. Car Balzac a compris mieux que tout le monde le monde moderne, peut-être mieux que Guénon même (à savoir que les résurrections et recommandations spirituelles seraient des potions, des simulacres).

515RBdnRenL._SX350_BO1,204,203,200_.jpgExtraits de Z. Marcas, petite nouvelle méconnue, prodigieuse. On commence par la chambre de bonne :

« Comment espère-t-on faire rester les jeunes gens dans de pareils hôtels garnis ? Aussi les étudiants étudient-ils dans les cafés, au théâtre, dans les allées du Luxembourg, chez les grisettes, partout, même à l’École de Droit, excepté dans leur horrible chambre, horrible s’il s’agit d’étudier, charmante dès qu’on y babille et qu’on y fume. »

Les études professionnelles comme on dit au Pérou, de médecin, d’avocat, sont déjà des voies bouchées, observe le narrateur avec son ami Juste :

« Juste et moi, nous n’apercevions aucune place à prendre dans les deux professions que nos parents nous forçaient d’embrasser. Il y a cent avocats, cent médecins pour un. La foule obstrue ces deux voies, qui semblent mener à la fortune et qui sont deux arènes… »

Une observation sur la pléthorique médecine qui eût amusé notre Céline :

« L’affluence des postulants a forcé la médecine à se diviser en catégories : il y a le médecin qui écrit, le médecin qui professe, le médecin politique et le médecin militant ; quatre manières différentes d’être médecin, quatre sections déjà pleines. Quant à la cinquième division, celle des docteurs qui vendent des remèdes, il y a concurrence, et l’on s’y bat à coups d’affiches infâmes sur les murs de Paris. »

Oh, le complexe militaro-pharmaceutique ! Oh, le règne de la quantité !

Les avocats et l’Etat :

« Dans tous les tribunaux, il y a presque autant d’avocats que de causes. L’avocat s’est rejeté sur le journalisme, sur la politique, sur la littérature. Enfin l’État, assailli pour les moindres places de la magistrature, a fini par demander une certaine fortune aux solliciteurs. »

Cinquante ans avant Villiers de l’Isle-Adam Balzac explique le triomphe de la médiocrité qui maintenant connaît son apothéose en Europe avec la bureaucratie continentale :

« Aujourd’hui, le talent doit avoir le bonheur qui fait réussir l’incapacité ; bien plus, s’il manque aux basses conditions qui donnent le succès à la rampante médiocrité, il n’arrivera jamais. »

Balzac recommande donc comme Salluste (et votre serviteur sur un plateau télé) la discrétion, l’éloignement :

« Si nous connaissions parfaitement notre époque, nous nous connaissions aussi nous-mêmes, et nous préférions l’oisiveté des penseurs à une activité sans but, la nonchalance et le plaisir à des travaux inutiles qui eussent lassé notre courage et usé le vif de notre intelligence. Nous avions analysé l’état social en riant, en fumant, en nous promenant. Pour se faire ainsi, nos réflexions, nos discours n’en étaient ni moins sages, ni moins profonds. »

On se plaint en 2018 du niveau de la jeunesse ? Balzac :

« Tout en remarquant l’ilotisme auquel est condamnée la jeunesse, nous étions étonnés de la brutale indifférence du pouvoir pour tout ce qui tient à l’intelligence, à la pensée, à la poésie. »

Liquidation de la culture, triomphe idolâtre de la politique et de l’économie :

« Quels regards, Juste et moi, nous échangions souvent en lisant les journaux, en apprenant les événements de la politique, en parcourant les débats des Chambres, en discutant la conduite d’une cour dont la volontaire ignorance ne peut se comparer qu’à la platitude des courtisans, à la médiocrité des hommes qui forment une haie autour du nouveau trône, tous sans esprit ni portée, sans gloire ni science, sans influence ni grandeur. »

418cXOpW1WL._SX307_BO1,204,203,200_.jpgComme Stendhal, Chateaubriand et même Toussenel, Balzac sera un nostalgique de Charles X :

« Quel éloge de la cour de Charles X, que la cour actuelle, si tant est que ce soit une cour ! Quelle haine contre le pays dans la naturalisation de vulgaires étrangers sans talent, intronisés à la Chambre des Pairs ! Quel déni de justice ! quelle insulte faite aux jeunes illustrations, aux ambitions nées sur le sol ! Nous regardions toutes ces choses comme un spectacle, et nous en gémissions sans prendre un parti sur nous-mêmes. »

Balzac évoque la conspiration et cette époque sur un ton qui annonce Drumont aussi (en prison, Balzac, au bûcher !) :

« Juste, que personne n’est venu chercher, et qui ne serait allé chercher personne, était, à

vingt-cinq ans, un profond politique, un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir. Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : les assassinats, les conspirations, le règne des juifs, la gêne des mouvements de la France, la disette d’intelligences dans la sphère supérieure, et l’abondance de talents dans les bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. Que devenir ? »

Les Français de souche qui en bavent et qui s’expatrient ? Lisez Balzac !

« Être médecin n’était-ce pas attendre pendant vingt ans une clientèle ? Vous savez ce qu’il est devenu ? Non. Eh ! bien, il est médecin ; mais il a quitté la France, il est en Asie. »

La conclusion du jeune grand homme :

« J’imite Juste, je déserte la France, où l’on dépense à se faire faire place le temps et l’énergie nécessaires aux plus hautes créations. Imitez-moi, mes amis, je vais là où l’on dirige à son gré sa destinée. »

Homo festivus… Chez Balzac il y a toujours une dérision bien française face aux échecs de la vie et du monde moderne et déceptif.

50843890.jpgIl y a une vingtaine d’années j’avais rappelé à Philippe Muray que chez Hermann Broch comme chez Musil (génie juif plus connu mais moins passionnant) il y avait une dénonciation de la dimension carnavalesque dans l’écroulement austro-hongrois.

Chez Balzac déjà on veut s’amuser, s’éclater, fût-ce à l’étranger. Il cite même Palmyre :

« Après nous être longtemps promenés dans les ruines de Palmyre, nous les oubliâmes, nous étions si jeunes ! Puis vint le carnaval, ce carnaval parisien qui, désormais, effacera l’ancien carnaval de Venise, et qui dans quelques années attirera l’Europe à Paris, si de malencontreux préfets de police ne s’y opposent. On devrait tolérer le jeu pendant le carnaval ; mais les niais moralistes qui ont fait supprimer le jeu sont des calculateurs imbéciles qui ne rétabliront cette plaie nécessaire que quand il sera prouvé que la France laisse des millions en Allemagne. Ce joyeux carnaval amena, comme chez tous les étudiants, une grande misère… »

Puis Balzac présente son Marcas – très actuel comme on verra :

« Il savait le Droit des gens et connaissait tous les traités européens, les coutumes internationales. Il avait étudié les hommes et les choses dans cinq capitales : Londres, Berlin, Vienne, Petersburg et Constantinople. Nul mieux que lui ne connaissait les précédents de la Chambre. »

Les élites ? Balzac :

« Marcas avait appris tout ce qu’un véritable homme d’État doit savoir ; aussi son étonnement fut-il excessif quand il eut occasion de vérifier la profonde ignorance des gens parvenus en France aux affaires publiques. »

Il devine le futur de la France :

« En France, il n’y aura plus qu’un combat de courte durée, au siège même du gouvernement, et qui terminera la guerre morale que des intelligences d’élite auront faite auparavant. »

Les politiques, les sénateurs US comme des marionnettes, comme dans le Parrain. Balzac :

« En trois ans, Marcas créa une des cinquante prétendues capacités politiques qui sont les raquettes avec lesquelles deux mains sournoises se renvoient les portefeuilles, absolument comme un directeur de marionnettes heurte l’un contre l’autre le commissaire et Polichinelle dans son théâtre en plein vent, en espérant toujours faire sa recette. »

Corleone Marcas est comme un boss, dira Cochin, qui manipule ses mannequins : 

« Sans démasquer encore toutes les batteries de sa supériorité, Marcas s’avança plus que la première fois, il montra la moitié de son savoir-faire ; le ministère ne dura que cent quatre-vingts jours, il fut dévoré. Marcas, mis en rapport avec quelques députés, les avait maniés comme pâte, en laissant chez tous une haute idée de ses talents. Son mannequin fit de nouveau partie d’un ministère, et le journal devint ministériel. »

cb097ca7e8606236b08364f90d41071a.jpgPuis Balzac explique l’homme moderne, électeur, citoyen, consommateur, politicard, et « ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va s’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’à ce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil. »

Et comme s’il pensait à Trump ou à nos ex-vingtième siècle, aux promesses bâclées des politiciens, Balzac dénonce « la difficulté d’opérer le bien, l’incroyable facilité de faire le mal. »

Et comme s’il fallait prouver que Balzac est le maître :

« …il y a pour les hommes supérieurs des Shibolet, et nous étions de la tribu des lévites modernes, sans être encore dans le Temple. Comme je vous l’ai dit, notre vie frivole couvrait les desseins que Juste a exécutés pour sa part et ceux que je vais mettre à fin. »

Et sur l’éternel présent de la jeunesse mécontente :

« La jeunesse n’a pas d’issue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d’ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans l’état de choses actuel et le bouleverseront. »

Vingt ans plus tard Flaubert dira que le peuple aussi est mort, après les nobles, les clercs et les bourgeois, et qu’il ne reste que la tourbe canaille et imbécile qui a gobé le Second Empire, qui marque le début de notre déclin littéraire. Si on sait pour qui vote la tourbe, on ne sait toujours pas pourquoi.

Balzac rajoute :

« Louis XIV, Napoléon, l’Angleterre étaient et sont avides de jeunesse intelligente. En France, la jeunesse est condamnée par la légalité nouvelle, par les conditions mauvaises du principe électif, par les vices de la constitution ministérielle. »

C’est JMLP qui disait un jour à notre amie Marie que 80% de nos jeunes diplômés fichent le camp. On était en 2012 ! Circulez, y’a de l’espoir…

Le piège républicain expliqué en une phrase par notre plus garnd esprit moderne (royaliste et légitimiste comme Tocqueville et Chateaubriand et Baudelaire aussi à sa manière) :

« En ce moment, on pousse la jeunesse entière à se faire républicaine, parce qu’elle voudra voir dans la république son émancipation. »

La république donnera comme on sait le radical replet, le maçon obtus, le libéral Ubu et le socialiste ventru !

Z. Marcas. Lisez cette nouvelle de seize pages, qui énonce aussi l’opposition moderne entre Russie et monde anglo-saxon !

On laisse le maître conclure : « vous appartenez à cette masse décrépite que l’intérêt rend hideuse, qui tremble, qui se recroqueville et qui veut rapetisser la France parce qu’elle se rapetisse. »

Et le patriote Marcas en mourra, prophète du déclin français :

« Marcas nous manifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; il nous parut douter des destinées de la France, et ce doute avait causé sa maladie… Marcas ne laissa pas de quoi se faire enterrer…

dimanche, 28 juin 2020

Le Traité du Sablier, Ernst Jünger

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Le Traité du Sablier, Ernst Jünger

 
 
Introduction du séminaire intitulé « Initiation, transmission, transformation.
Rites de passage et figures de passeurs de l’Antiquité à nos jours », avec Françoise Bonardel.
 
Pour accéder à l'intégralité de l'échange: https://www.baglis.tv/ame/initiations...
Le site de Françoise Bonardel : http://www.francoise-bonardel.com
 
 
Remerciements à Lorant Hecquet et sa librairie L'Or des Etoiles, de Vézelay, organisatrice du séminaire http://www.ordesetoiles.fr
 
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vendredi, 19 juin 2020

Jean Raspail, Prophet of the Great Replacement, Rejoins God

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Jean Raspail, Prophet of the Great Replacement, Rejoins God

Jean Raspail, the famed French explorer and writer, has passed away at the age of 94. This man is famous in our circles, not just in France but around the world, for his controversial 1973 novel The Camp of the Saints, which imagined what would happen if 1 million Third-World immigrants suddenly landed on the southern French coast.

Apparently, the head French counterespionage in the 1980s, Alexandre de Marenches, gave a copy of the novel to President Ronald Reagan. My own grandfather gave a copy to my father. This is a classic of Western identity under siege.

Raspail in fact was a man varied interests. He cannot be accused of being an ignorant xenophobe. He spent many years of his life on various expeditions getting to know exotic cultures, whether exploring the Inca heartlands and Tierra del Fuego, recording the deplorable social conditions of the Redskins of the United States, or living in Japan. As with many thoughtful Westerners, knowledge of the beauties and richness of distant peoples went hand-in-hand with a greater appreciation for his own Western identity. Raspail has won many prizes over the years for his bountiful and diverse literary work.

With that, I leave you with a translation of one of Raspail’s few public pronouncements, an article published in Le Figaro newspaper on 17 June 2004

* * *

The Fatherland Betrayed by the Republic

I circled around this theme like a dog-handler around a parcel bomb. It is hard to approach it frontally without it exploding in your face. There is the risk of civil death. And yet, this is the crucial question. I hesitated. All the more so given that in 1973, in publishing The Camp of the Saint, I said just about everything on the topic. I don’t have much to add, other than the fact that I think the goose is cooked.

I am convinced that our fate as Frenchmen is sealed, because “they are at home in my home” ([according to French Socialist President François] Mitterrand), within a “Europe whose roots are as much Islamic as Christian” ([according to French conservative President Jacques] Chirac), because the situation is irreversibly moving towards the final swing in the 2050s which will see the “native French” become reduced to the more elderly half of the country’s population, the rest being made up of Africans, Maghrebi or Black, and all sorts of Asians hailing from the inexhaustible reservoir of the Third World, with a strong Islamic majority, including Jihadis and fundamentalists, the latter dance only just beginning.[1]

France is not the only nation concerned. All of Europe is marching towards death. There is no shortage of warnings: notably a report from the United Nations (which is overjoyed by this development), the indispensable works of Jean-Claude Chesnais and Jacques Dupâquier;[2] but these are systematically downplayed and the INED [National Institute for Demographic Studies] is pushing disinformation. The almost sepulchral silence of the media, governments, and European institutions on the demographic crash of the EU-15[3] is one of the most astonishing phenomena of our time. When there is a birth in my family or among my friends, I cannot look at this baby without thinking of what is being prepared for the fecklessness of our “governance” and what he will have to face when he grows up . . .

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Not to mention that the “native French” – constantly beat over the head to throbbing drumbeat of human rights, of “welcoming others,” of the “sharing” dear to our bishops, etc, boxed in by a vast arsenal of repressive “antiracist” legislation, conditioned from infancy to embrace cultural and behavioral “métissage” [mixing], and “plural France”[4] and all the excesses of the old Christian charity – will have no other choice than to tighten their belts and melt without complaint into the mold of the new French “citizen” of 2050. All the same, let us not despair. Certainly, there will still be what ethnologists call isolates, powerful minorities, perhaps 15 million Frenchmen and not necessarily all of white race, who will still speak our language in its more-or-less preserved integrity and who will stubbornly remain imbued with our culture and our history, as passed down from generation to generation. But it will not be easy for them.

In the face of the various “communities” which we see emerge today on the ruins of integration (or rather its gradual inversion: we are the ones who today integrate “the other,” and no longer the opposite), who in 2050 will be definitively institutionally settled, [the French minority] will in a sense, I am looking for the right term, be a community of French continuity. This community will be founded on families, fertility, the endogamy of survival, its own schools, parallel networks of solidarity, and perhaps even geographical zones, its own slices of territory and neighborhoods, or even its safe zones[5] and, why not, its Christian and Catholic faith, if by chance that cement still holds.

This will not be a pleasant situation. The clash will occur sooner or later. Something like the elimination of the kulaks through the appropriate legal means. And then what?

Then France will only be peopled by hermit crabs, whatever their origins, who will live in the shells abandoned by a forever extinct species which was called the French species. A species which in no way prefigured, by God knows what genetic metamorphosis, the species that will bear this name in the second half of this century. The process has already begun.

There is a second possibility which I can only express in private and which would require me to consult my lawyer: that the last isolates resist to the point of engaging in a kind of reconquista, no doubt different from the Spanish one, but inspired by the same motives. A dangerous novel remains to be written on this subject. I will not take charge of this, I have already given. Its author is probably not yet born, but this book will see the light of day at just the right time, of that I am sure . . .

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What I don’t understand, and what plunges me in the depths of an afflicted confusion, is why so many informed Frenchmen and so many French politicians are knowingly and methodically, I don’t dare say cynically, contributing to the immolation of a certain France (let us not say “eternal,” which disgusts certain beautiful souls) on the altar of a exacerbated utopian humanism. I ask myself the same question concering these omnipresent associations defending the rights of this, the rights of that, all these leagues, these societies of thought, these subsidized little offices, these networks of manipulators who have infiltrated the machinery of the State (education, judiciary, political parties, unions, etc.), these innumerable petitioners, these correctly consensual media and all these “intelligent people” who day after day and inject with impunity their numbing substance into the still-healthy organism of the French nation.

Even if I can almost credit them with some degree of sincerity, I sometimes have trouble conceding that these are my countrymen. The word renegade begins to come to mind, but there is another explanation: they confuse France with the Republic. “Republican values” are evoked in their infinite variation, we learn that to the point of disgust, but there is never a reference to France. Yet France is first a carnal homeland. The Republic, on the other hand, is but a form of government, synonymous for them with ideology, a capital “I” ideology, the great ideology. It seems, then, that they are betraying the former for the sake of the latter.

Amidst the flotsam of references which I have accumulated in thick folders in support of this assessment, here is one which under friendly airs is quite instructive on the extent of the damage. An extract from a speech by Laurent Fabius at the 17 May 2003 Socialist congress of Dijon: “When the Marianne[6] of our city halls will have taken on the beautiful face of a young Frenchwoman of immigrant origin, that day France will have taken a step forward by fully living the values of the Republic . . .”

Since we are quoting people, here are two more, to conclude: “No amount of atom bombs will be able to prevent the flood made up of millions of human beings who will one day leave the southern and poor portion of the world, to land in the relatively open spaces of the northern hemisphere, in search of survival.” ([Algerian] President [Houari] Boumediene, March 1974.)

And this one, drawn from the twentieth chapter of the Book of Revelation: “When the thousand years are completed, will be gathered the nations which are in the four quarters of the earth and the number of whom is as the sand of the sea. And they will go up the breadth of the earth and surround the camp of the saints and the beloved city:”

Notes:

[1] The delicate imam of Vénissieux, thanks to birthright citizenship, has alone produced sixteen little French citizens. (Raspail’s footnote.)

[2] A French demographer and demographic historian, respectively. – GD

[3] The then-members of the EU, covering most of Western Europe.

[4] La France plurielle, a euphemism for “multicultural France,” when the word “multicultural” still suffered from bad press in our country.

[5] Places de sûreté, a reference to the areas in which the Protestant minority was allowed to safely resided during France’s Wars of Religion.

[6] French town halls typically feature a bust of Marianne, the symbol of the French Revolution. – Guillaume Durocher

jeudi, 18 juin 2020

Nous nous souviendrons de Jean Raspail

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Nous nous souviendrons de Jean Raspail

par Georges FELTIN-TRACOL

En 1949, Jean Raspail descend les cours tumultueux du Saint-Laurent et du Mississippi, ce qui donne en 2005 En canot sur les chemins d’eau du roi. Une aventure en Amérique (Albin Michel). Hier, samedi 13 juin, jour de la Saint Antoine de Padoue, la littérature française a perdu Jean Raspail. Il est monté dans la barque de Charon afin de franchir à l’âge de 94 ans le Styx.

Auteur d’une quarantaine d’ouvrages et récompensé par vingt-deux prix dont le Prix des intellectuels indépendants en 2002, le Grand Prix du roman de l’Académie Française en 1981 et le Grand Prix de littérature de l’Académie Française en 2003, Jean Raspail s’était présenté en juin 2000 au siège de Jean Guitton sous la Coupole, quai Conti. Il ne recueillit que onze voix; l’élection fut blanche. Comme Stendhal, Honoré de Balzac et Jean Cau, il n’a jamais rejoint les « Immortels ».

Connaisseur des peuples du monde

Élu académicien, il aurait sûrement scruté les mœurs étranges de cette assemblée bizarre, lui qui n’hésita pas pendant des décennies à parcourir les continents. De septembre 1951 à mai 1952, il traverse les Amériques en automobile de la Terre de Feu jusqu’en Alaska. Il arpente les Andes et navigue entre Caraïbes et Antilles. Il vit une année au Japon en 1956 et fait la connaissance des Aïnous, les autochtones blancs d’Hokkaïdo.

001258339.jpgTout au long de ses périples, il s’attache au sort des derniers peuples de moins en moins préservés de la modernité. Dans Qui se souvient des Hommes… (Robert Laffont, 1986), il retrace d’une manière poignante la fin des Alacalufs. Avec son extraordinaire Journal peau-rouge (1975, réédition en 2011 chez Atelier Fol’Fer), il témoigne de la situation inégale des tribus amérindiennes parquées dans les réserves. Certaines s’y étiolent et aspirent seulement à la fin de l’histoire. D’autres, les Navajos par exemple, formulent, grâce à l’exploitation des ressources naturelles, de grandes ambitions comme devenir le cinquante et unième État des États-Unis. Jean Raspail se plaît à romancer ses explorations quasi-anthropologiques dans La Hache des Steppes (1974, réédition en 2016 chez Via Romana), dans Les Hussards (Robert Laffont, 1982) et dans Pêcheurs de Lune (Robert Laffont, 1990).

Sa curiosité dépasse les tribus « primitives » et autres clans « premiers », car elle concerne tous les peuples, techniquement développés ou non. Jean Raspail apprécie les traditions, les peuples et les religions. Il aime l’éclectisme d’un monde menacé par un cosmopolitisme uniformisateur. Il dénonce très tôt une uniformisation programmée avec Septentrion (Robert Laffont, 1979) : une épopée désespérée de trente-cinq personnes à bord d’un vieux train qui s’élance à travers des villes inquiétantes, des forêts profondes et des steppes ventées en direction du Nord, abandonnant derrière eux la grisaille croissante due à l’avènement des « Rudeau ». Il y dépeint d’une plume alerte et angoissante un grand remplacement mental, civilisationnel et humain. Cette ambiance de fin d’un monde se retrouve dans Sept Cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée (Robert Laffont, 1992).

Des critiques y ont vu un pessimisme foncier. Et s’il était seulement lucide ? Jean Raspail prône aussi la lutte, la riposte et l’héroïsme. Même quand tout est perdu, le sens du devoir appelle au combat. Les seules vraies défaites sont les batailles jamais engagées. Les bien-pensants lui reprochent d’avoir commis en 1973 Le Camp des Saints (Robert Laffont), le récit de l’invasion pacifique de l’Europe par des hordes faméliques venues du Tiers-Monde, du subcontinent indien pour la circonstance. L’indignation des belles âmes atteint son comble à l’occasion de sa troisième réédition en 2011 avec une préface inédite, « Big Other », qui signale tous les passages litigieux passibles de poursuites judiciaires en raison de l’existence d’une intolérable législation liberticide. En 2004, des ligues de (petite) vertu l’ont poursuivi sans succès devant la XVIIe chambre pour délit d’opinion. Il avait auparavant osé dans Le Figaro asséner quelques saines vérités dans un article magistral, « La patrie trahie par la République ».

Visionnaire du déclin

617d2zesK1L.jpgToujours en avance sur son époque, Jean Raspail a compris que l’État républicain tue la France et son peuple au nom de valeurs mondialistes. La République parasite la France, lui vole toute sa vitalité et contribue au changement graduel et insidieux de la population. Il n’a jamais caché son royalisme sans toutefois se lier à un prince particulier. Sa conception de la restauration royale, plus métaphysique que politique d’ailleurs, exprimée dans Sire (Éditions de Fallois, 1991) se rapproche du providentialisme si ce n’est du Grand Monarque attendu. Il témoigne aussi de sa fidélité aux rois de France. Pour commémorer les deux cents ans de l’exécution du roi Louis XVI, il organise, le 21 janvier 1993 sur la place de la Concorde, une manifestation à laquelle participe l’ambassadeur des États-Unis en personne.

Jean Raspail reporte en outre son engagement royaliste sur la personne attachante d’Orélie-Antoine de Tounens qui, en 1860 – 1862, se déclara devant les Mapuches, roi d’Araucanie et de Patagonie en Amérique australe. Dès 1981, année où sort Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie (Albin Michel), Jean Raspail se proclame Consul général de Patagonie avec le privilège d’accorder aux plus méritants la nationalité patagone. Il rend effectif ce qu’il a imaginé dans Le jeu du roi (Robert Laffont, 1976) avec pour le roi solitaire Antoine IV. La cryptarchie patagone devient un fait réel, certes au plus grand nombre qui l’gnore superbement.

Héraut des royaumes éphémères et des rois occultés, Jean Raspail part sur les traces de la papauté d’Avignon et de son (éventuelle ?) postérité dans L’Anneau du Pêcheur (Robert Laffont, 1990) où l’on frise le sédévacantisme… Se doute-t-il que le Grand Schisme d’Occident de 1378 a brisé la Chrétienté latine ? Vainqueur des menées conciliaires, Benoît XIII (Pedro de Luna) aurait su revivifié l’institution mystique qui ne se serait pas déchiré moins d’un siècle plus tard avec le schisme protestant. Dans une nouvelle des Hussards (Robert Laffont, 1982), il mentionne un étonnant séparatisme vauclusien. Lassés par la République, de braves gars s’habillent en gardes suisses pontificaux, rétablissent le Comtat Venaissin et le placent sous l’autorité temporelle du Saint-Siège. Hormis feu Rodolphe Crevelle et son Lys noir anarcho-royaliste, rares sont les royalistes français qui goûtent autant que Jean Raspail les petites patries, les causes impossibles et les comportements anachroniques. En 1984 et en 1998, dans le contexte de l’occupation britannique des Malouines argentines (et patagones), Jean Raspail, accompagné de quelques têtes brûlées, s’empare de l’archipel anglo-normand des Minquiers au nom du roi Orélie-Antoine et les renomme « Patagonie septentrionale ».

41WXRBRQR6L._SX294_BO1,204,203,200_.jpgSon œuvre serait maintenant difficile à publier tant elle dérange. Elle propose une solution : l’existence d’isolats humains. Dans La Hache des Steppes, le narrateur s’échine à retrouver les lointains descendants des Huns dans le village d’Origny-le-Sec dans l’Aube. Il raconte plusieurs fois l’histoire de ces déserteurs sous Napoléon Ier qui se réfugient dans des villages russes reculés où ils font souche. Dans « Big Other », Jean Raspail annonce qu’« il subsistera ce que l’on appelle en ethnologie des isolats, de puissantes minorités, peut-être une vingtaine de millions de Français – et pas nécessairement de race blanche – qui parleront encore notre langue dans son intégrité à peu près sauvée et s’obstineront à rester conscients de notre culture et de notre histoire telles qu’elles nous ont été transmises de génération en génération (p. 37) ». L’exemple de certaines réserves peaux-rouges résilientes est à méditer…

Écrivain de la survie future

Jean Raspail voit ainsi dans l’isolat un recours à la survie des peuples européens. Cette idée correspond maintenant à la notion de BAD (bases autonomes durables). On peut même concevoir une progression dans l’agencement des termes. Au départ s’organisent des BAD éparses. L’établissement de liaisons étroites entre différentes BAD d’un même territoire produit un isolat. La mise en résonance de plusieurs isolats assez proches les uns des autres engendre une autochtonotopie. Jean Raspail a-t-il un don de prescience ?

Dans « Big Other », il avertit que « face aux différentes “ communautés ” qu’on voit se former dès aujourd’hui sur les ruines de l’intégration et qui, en 2050, seront définitivement et institutionnellement installées, il s’agira en quelque sorte – je cherche un terme approprié – d’une communauté de la pérennité française. Celle-ci s’appuiera sur ses familles, sa natalité, son endogamie de survie, ses écoles, ses réseaux parallèles de solidarité et de sécurité, peut-être même ses zones géographiques, ses portions de territoires, ses places de sûreté et, pourquoi pas, sa foi chrétienne, et catholique avec un peu de chance, si ce ciment-là a tenu (p. 37) ». Jean Raspail exprime ici très clairement une vision communautariste qui enrage tous les républicains de l’Hexagone. Peu lui chaut. Pour paraphraser Le jeu du roi, Jean Raspail « n’est pas à la mode. À contre-courant, contretemps, contresens et d’ailleurs (pp. 13 – 14) ».

5143GWBAQ9L._SX210_.jpgÀ la notable différence d’un histrion de gauche (pléonasme !) et d’un éditorialiste sentencieux mauvais observateur patenté de l’actualité, Jean Raspail ne bénéficiera pas d’une couverture médiatique digne de son œuvre. Il n’aura pas droit à des obsèques dans la cour d’honneur des Invalides. Qu’importe si en hussard de la flotte australe, il passe à l’ère d’un monde froid, triste et si moderne pour une sentinelle postée en arrière-garde. Ses lecteurs savent pourtant que l’auteur du Roi au-delà de la mer (Albin Michel, 2000) appartient aux éclaireurs, à l’avant-garde d’une élite reconquérante, d’une élite qui applique la devise de cette famille hautement européenne de devoir, d’honneur et de courage, les Pikkendorff : « Je suis d’abord mes propres pas. » Jean Raspail l’a toujours fait sienne, du Cap Horn au Septentrion, de l’Ouest américain à L’île bleue (Robert Laffont, 1988).

La navigation de Jean Raspail s’est achevée dans un hôpital parisien. Son œuvre reste néanmoins plus que jamais présente dans le bastion français et européen d’un Occident bien finissant.

Georges Feltin-Tracol

mercredi, 17 juin 2020

Flaubert et la catastrophe française de 1870

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Flaubert et la catastrophe française de 1870

par Nicolas Bonnal

Je dirais que la correspondance de Flaubert est le plus grand livre du monde moderne, devant même le Zarathoustra de Nietzsche,  et qu’il est gratuit, à télécharger en plusieurs volumes sur le site Gallica de la bibliothèque nationale, dont on saluera le travail. Il y a des milliers de pages, alors perdez-vous y.

Flaubert a compris le désastre impérial de Napoléon III, désastre métaphysique et moral avant tout.

En 1853 il écrivait déjà à Louise Colet cette sentence définitive sur notre modernité désastreuse et notre présent permanent : « 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien, qu'une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune.»

Ceci on a pu descendre plus bas, notamment en 1870, en 1940, en 1968, ou sous le binôme Macron-Hollande. Comme dit un ami nommé Sylvain, et prof d’informatique dans une fac privée américaine (essayez, cela ouvre l’esprit) : « en France quand on touche le fond on creuse encore ».

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Maxime du Camp

Mais voyons 1870. J’en ai parlé citant Maxime du Camp  (qui souligne la légèreté française face au sérieux prussien) ou Renan (qui vaticine une victoire russe après celle allemande en Europe). 1870 ouvre la porte de la rapide décadence matérielle, morale et culturelle de la France, jadis modèle et âme de cette Europe. La république sera pire que l’empire, et le bilan de la troisième république fut à tous égards désastreux, y compris sur le plan moral avec entre autres les crimes du colonialisme inutile.

1870… L’époque est déjà assez nihiliste et Flaubert écrit du reste :

« On se paye de mots dans cette question de l'immortalité, car la question est de savoir si le moi persiste. L'affirmative me paraît une outrecuidance de notre orgueil, une protestation de notre faiblesse contre l'ordre éternel. La mort n'a peut-être pas plus de secrets à nous révéler que la vie. Quelle année de malédiction! Il me semble que je suis perdu dans le désert. »

L’année est mauvaise déjà en juin, et il le rappelle :

« Je ne suis pas plus gai que vous, car l'année a été, pour moi, atroce. J'ai enterré presque tous mes amis ou du moins les plus intimes. En voici la liste : Bouilhet, Sainte-Beuve, Jules de Goncourt Duplan le secrétaire de Cernuschi, et ce n'est pas tout. »

Mais démarrons. La guerre arrive, les esprits en France sont enflammés, et on cherche à se prendre une énième rouste. Le  22 juillet, Flaubert écrit à George Sand (une gauchiste caviar adorée aussi par Tocqueville) :

« Que devenez-vous, chère maître, vous et les vôtres ? Moi, je suis écœuré, navré par la bêtise de mes compatriotes. L'irrémédiable barbarie de l'humanité m'emplit d'une tristesse noire. Cet enthousiasme, qui n'a pour mobile, aucune idée, me donne envie de crever pour ne plus le voir. »

Les raisons :

« Le bon Français veut se battre 1° parce qu'il est jaloux de la Prusse; parce que l'état naturel de l'homme est la sauvagerie; 3° parce que la guerre contient en soi un élément mystique qui transporte les foules. »

Le trait de génie ensuite :

« En sommes-nous revenus aux guerres de races ? J'en ai peur. »

Après notre artiste en remet une louche sur le bourgeois sartrien d’alors :

« Le bourgeois d'ici ne tient plus. Il trouve que la Prusse était trop insolente et veut « se venger ».

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Le 3 aout Flaubert revient sur ce bellicisme insensé (cf. le « Français parfaitement enthousiaste » de Louis-Ferdinand Céline, avant la raclée de juin 40) :

« Je vous assure qu'ici on se ferait assommer si on s'avisait de prêcher la paix. Quoi qu'il advienne, nous sommes reculés pour longtemps. »

Le génie ensuite. Flaubert insiste sur le racisme entre petits blancs :

« Les guerres de races vont peut-être recommencer. On verra, avant un siècle, plusieurs millions d'hommes s'entre-tuer en une séance. Tout l’orient contre toute l'Europe, l'ancien monde contre le nouveau. Pourquoi pas ? »

Mais il voit aussi dans cette grosse guerre une malédiction liée à Suez (tiens, tiens…) et la grande industrie :

« Les grands travaux collectifs comme l'isthme de Suez sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations dont nous n’avons pas idée. »

A cette époque la France plonge vite dans la misère (et on nous fait le coup des cinq milliards payés rubis sur l’ongle…) :

« La misère s'annonce bien. Tout le monde est dans la gêne, à commencer par moi Mais nous étions peut-être trop habitués au confortable et à la tranquillité. »

Comme toujours Flaubert regrette un bon vieux temps qu’il sait pourri pourtant :

« Nous nous enfoncions dans la matière. Il faut revenir à la grande tradition, ne plus tenir à la vie, au bonheur, à l'argent, ni à rien; être ce qu'étaient nos grands-pères, des personnes légères, gazeuses. Autrefois on passait sa vie à crever de faim. »

Le 17 aout, encore à George Sand :

« Je suis arrivé à Paris lundi et j'en suis reparti mercredi. Je connais maintenant le fond du Parisien et j'ai fait dans mon cœur des excuses aux plus féroces politiques de 1793. Maintenant, je les comprends. Quelle bêtise quelle lâcheté, quelle ignorance, quelle présomption ! Mes compatriotes me donnent envie de vomir. Ils sont à mettre dans le même sac qu'Isidore. Ce peuple mérite peut-être d'être châtié, et j'ai peur qu'il le soit. »

Et ce peuple a régulièrement été châtié et il s’en moque à chaque fois. C’est ce qui fera de Céline le pacifiste enragé et le francophobe dont j’ai parlé.

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Puis Flaubert annonce notre ère ubuesque :

« Voilà où nous a conduits le suffrage universel, dieu nouveau que je trouve aussi bête que l'ancien N'importe Vous croyez qu'il en sera démonté, le bon suffrage universel ? Pas du tout Après Isidore, nous aurons Pignouf 1er. Ce qui me désole dans cette guerre, c'est que les Prussiens ont raison. A leur tour !  Puis à celui des Russes ! »

Déchéance française mais aussi défaite allemande en perspective :

« Nous allons devenir une Pologne, puis une Espagne. Puis ce sera le tour de la Prusse, qui sera mangée par la Russie. Quant à moi, je me regarde comme un homme fini. Ma cervelle ne se rétablira pas. On ne peut plus écrire quand on ne s'estime plus. Je ne demande qu'une chose, c'est à crever, pour être tranquille. »

J’ai cité dans mes chroniques cette grande envolée de Renan, extraite d’une lettre à un célèbre historien allemand :

« Le Slave, dans cinquante ans, saura que c’est vous qui avait fait nom synonyme d’esclave : il verra cette longue exploitation historique de sa race par la vôtre, et le nombre du Slave est le double du vôtre, et le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie centrale, l’ancienne clientèle des Gengis Khan et Tamerlan. »

Flaubert voit la fin d’un dix-neuvième siècle heureux et l’avènement des misères modernes. Il voit un déclin ontologique, comme Nietzsche un peu plus tard (lisez et relisez la deuxième considération sur l’histoire) :

« Nous sommes assaillis de pauvres Ils commencent à faire des menaces. Les patrouilles de ma milice commenceront la semaine prochaine, et je ne me sens pas disposé à l'indulgence. Ce qu'il y a d'affreux dans cette guerre, c'est qu'elle vous rend méchant. J'ai maintenant le cœur sec comme un caillou et, quoi qu'il advienne, on restera stupide. Nous sommes condamnés à parler des Prussiens jusqu'à la fin de notre vie. »

A Maxime du Camp, il écrit le 29 septembre :

« Ce qui me désole, c'est l'immense bêtise dont nous serons accablés ensuite. Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps. Un monde nouveau va commencer. On élèvera les enfants dans la haine du Prussien. Le militarisme et le positivisme le plus abject, voilà notre lot désormais à moins que, la poudre purifiant l'air, nous ne sortions de là, au contraire, plus forts et plus sains. »

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Pour être honnête j’ai déjà cité Edmond Burke à ce sujet, Burke et son « siècle de philosophes, d’économistes et de sophistes », Burke et cette « chevalerie à jamais en allée »…

The age of chivalry is gone.

On parle beaucoup de déchéance impériale américaine; tout est basé sur du faux, du toc et de la dette. Idem à cette époque pour l’empire bonapartiste :

« Oui, mon vieux, tu as raison Nous payons maintenant le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux, fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et mêmes fausses courtisanes. Dire la vérité c'était être immoral. »

La république arrive avec Gambetta et ses cassages de jambe (Bernanos), et on se doute que Flaubert, malgré Sand, ne s’en contente pas. Il écrit à sa nièce Caroline, celle qui le ruinera :

« La République me paraît dépasser l'Empire en bêtise. On parle toujours des armées du Centre et on ne les voit pas. On promène les soldats d'une province à l'autre, voilà tout. »

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Léon Gambetta

Il voit un monde nouveau naître, bien plus nul que l’ancien, celui du règne de la quantité et de la médiocrité qui finit sous nos yeux en ce moment. A mon avis, et je l’ai prouvé, Chateaubriand a parfaitement traité cette question dans la conclusion des Mémoires d’Outre-tombe. Mais  notre génial Flaubert ajoute que la prochaine guerre sera mondiale :

« Quoi qu'il advienne, le monde auquel j'appartenais a vécu. Les Latins sont finis maintenant c'est au tour des Saxons, qui seront dévorés par les Slaves. Ainsi de suite. Nous aurons pour consolation, avant cinq ou six ans, de voir l'Europe en feu; elle sera à nos genoux, nous priant de nous unir avec elle contre la Prusse. »

Il annonce la guerre civile de la Commune :

« Dans un mois tout sera fini, c'est-à-dire le premier acte du drame sera fini, le second sera la guerre civile. »

A George Sand il écrit encore :

« Paris finira par être affamé et on ne lui porte aucun secours. Les bêtises de la République dépassent celles de l'Empire. Se joue-t-il en dessous quelque abominable comédie ? Pourquoi tant d'inaction ? »

Il voit pulluler les pauvres partout, dont on ne me parla jamais au cours des humanités pourtant poussées :

« Nous n'avons eu mardi dernier que trois cents pauvres environ. Que sera-ce cet hiver ? Quelle abominable catastrophe et pourquoi ? dans quel but ? au profit de qui ? Quel sot et méchant animal que l'homme et comme c'est triste de vivre à des époques pareilles Nous passons par des situations que nous estimions impossibles, par des angoisses qu'on avait au Ve siècle, quand les Barbares descendaient en Italie. »

Il semble que jamais fatigués nous allions vers de nouveaux désastres grâce au virus et au reste !

Nous sommes d’accord sur le reste. Un monde laid et bête va naître, qui va du reste détruire le génie allemand si flamboyant sous Napoléon –voyez mes textes à ce sujet, dédiés à Robert Steuckers, et publiés dans le recueil sur Guénon et les gilets jaunes) :

« J'ai le sentiment de la fin d'un monde. Quoi qu'il advienne, tout ce que j'aimais est perdu. Nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût. Je suis encore plus écœuré par la bêtise de cette guerre que par ses horreurs.

A Claudius Popelin, Flaubert écrit le 28 octobre dans une tonalité presque guénonienne :

« Je suis convaincu que nous entrons dans un monde hideux où les gens comme nous n'auront plus leur raison d'être. On sera utilitaire et militaire, économe, petit, pauvre, abject. La vie est en soi quelque chose de si triste, qu'elle n'est pas supportable sans de grands allégements. Que sera-ce donc quand elle va être froide et dénudée. Le Paris que nous avons aimé n'existera plus. »

Il rêve d’un ailleurs, souvent bédouin d’ailleurs :

« Mon rêve est de m'en aller vivre ailleurs qu'en France, dans un pays où l'on ne soit pas obligé d'être citoyen, d'entendre le tambour, de voter, de faire partie d'une commission ou d'un jury. Pouah ! Pouah !

Je ne désespère pas de l'humanité, mais je crois que notre race est finie. C'en est assez pour être triste. Si j'avais vingt ans de moins je reprendrais courage. Et si j'avais vingt ans de plus, je me résignerais. »

Il sent le retour du refoulé catholique, celui qui va amener des Péguy et justement exaspérer quelques années plus tard des génies comme Bloy, Drumont ou Bernanos :

« En fait de résignation, je vous prédis ceci : la France va devenir très catholique. Le malheur rend les faibles dévots et tout le monde, maintenant, est faible. La guerre de Prusse est la fin, la clôture de la Révolution française. »

Il insiste – et il a raison, car la bêtise catho ou américaine est toujours d’actualité avec Trump ou ce pape :

« Je meurs de chagrin, voilà le vrai, et les consolations m'irritent. Ce qui me navre, c'est la férocité des hommes; la conviction que nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américaine et catholique, très catholique. »

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Et puis il voit que l’Europe va entrer à cause des revanchards Français dans un siècle de guerres :

« …ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales. Et tout le monde va les imiter, va être soldat. La Russie en a maintenant quatre millions. Toute l'Europe portera l'uniforme. Si nous prenons notre revanche, elle sera ultra-féroce, et notez qu'on ne va penser qu'à cela, à se venger de l'Allemagne ; Le gouvernement, quel qu'il soit, ne pourra se maintenir qu'en spéculant sur cette passion. Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts. »

On arrête ici et on dédie ce triste texte à notre ami Jean Raspail. Dans la dernière lettre qu’il m’écrivit, il m’avait même dit que nous avions le pape du Camp des saints aux commandes...

Sources:

Nicolas Bonnal – Céline, le pacifiste enragé ; Guénon, Bernanos et les gilets jaunes ; chroniques sur a fin de l’histoire

Flaubert – Correspondance, Gallica BNF, 1859-1871

mardi, 16 juin 2020

Jean Raspail ou l'éternité contre la modernité

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Jean Raspail ou l'éternité contre la modernité

par Franck BULEUX

Jean Raspail nous a quittés le 13 juin alors qu’il abordait ses 95 ans. Pourtant, il en avait traversé des mers, atteint de nombreux rivages, il n’atteindra pas celui-là. Il a changé de rive.

Contre la modernité

C’est en 1986, dans Les yeux d’Irène, roman de Jean Raspail, pour qui j’ai vécu une passion personnelle, paru en 1984, que j’ai découvert l’existence des Alakalufs, un des peuples les plus vieux de la terre, natif de l’extrême sud du continent américain, un peuple indien d’Amérique du Sud vivant au Chili dans le détroit de Magellan. Comme d’autres explorateurs, comme tant de voyageurs, Jean Raspail avait rencontré ce peuple, en 1951, sous la neige et dans le vent qui l’avait emmené sur cette terre extrême. La rencontre entre deux civilisations. De cette courte rencontre qui l’avait marqué, il avait souhaité écrire leur histoire.

jr-qssdh.jpgQui se souvient des Hommes ? était le titre de ce « roman » consacré aux Alakalufs. Ce livre aurait pu être présenté comme une « épopée » ou une « tragédie » humaine, recréant le destin de ces êtres, nos frères, que les hommes qui les virent hésitèrent à reconnaître comme des Hommes.

Déjà, en l’an Mil, l’Islandais Leif Erikson avait découvert le Nord du continent américain, faisant des hommes du Nord, les Northmen, les premiers Européens présents sur le territoire outre-Atlantique. Presque mille ans après, le jeune explorateur français, Jean Raspail croisait un canot sur lequel des hommes et des femmes, présents ethniquement probablement depuis des milliers d’années, pêchaient. Comme les Indiens s’étaient méfiés des Européens de l’an Mil, ils ne pouvaient que se méfier de ceux de l’an Deux mille. Leif Erikson n’avait même pas utilisé les cartes de l’explorateur Pythéas, qui, au IVe siècle avant notre ère, avait sillonné l’Atlantique et atteint le cercle polaire septentrional. Comme Leif Erikson, mais au sud de ce continent, Jean Raspail s’y était laissé égaré. Après avoir traversé l’Amérique, à partir de l’Alaska, il avait rencontré l’homme éternel, celui qui avait refusé tout mélange. Celui qui se méfiait du « dieu blanc ».

« Là-bas, au loin, si loin… » comme le sous-titre le livre, qui reprend l’intégralité de sept romans de Jean Raspail, édité dans la collection Bouquins par Robert Laffont en 2015 avec une superbe préface de Sylvain Tesson. Jean Raspail faisait partie de ces conquérants pacifistes, ceux pour qui la terre, patrie charnelle, crée et pérennise la différence.

Tous ces explorateurs, Pythéas, Leif Erikson, Jean Raspail avaient probablement cherché le lieu où disparaissait le Soleil, à l’Ouest du monde, avant de renaître.

Ce Grand Sud, appelée souvent Patagonie, partie méridionale de l’Amérique du Sud, était à l’origine, selon les légendes et certaines statues découvertes, la regio gigantum (« région des géants » en latin). Et les hommes qui y vivaient encore étaient appelés à disparaître car leur nombre se réduisait, peu à peu.

Ils n’ont jamais été très nombreux. La population totale n’a jamais dépassé les 5 000 individus. Dans les années 1930, les Alakalufs se sont sédentarisés sur l’île Wellington, dans la ville de Puerto Eden, port chilien. Ils représentaient l’histoire du monde. Jean Raspail l’avait compris.

Roi sur sa terre

12728b7417f63327465a24b9353c35b1.jpgDéjà, en 1981, Jean Raspail avait publié Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie ou le destin vécu d’un aventurier français qui débarqua en Argentine en 1860 et se fit proclamer roi d’Araucanie et de Patagonie par les populations indigènes locales. Ce livre avait obtenu le prix du roman de l’Académie française. Cet ouvrage relate l’histoire d’un aventurier venu du « Périgord vert » qui s’autoproclame roi, le 18 novembre 1860, par les tribus de cavaliers qui menaient contre l’Argentine et le Chili les derniers combats de la liberté et de l’identité. Il régna quelques mois, sous le nom d’Orllie-Antoine Ier (écrit parfois Orélie-Antoine Ier) galopant à leur tête en uniforme chamarré, sous les plis de son drapeau bleu, blanc, vert. Et puis, la chance l’abandonna. Trahi, jeté en prison, jugé, il parvint à regagner la France où un autre destin l’attendait, celui d’un roi de dérision en butte à tous les sarcasmes, mais jamais il ne céda. En effet, bien que le royaume n’existât plus, il créa autour de lui une petite cour, attribuant ainsi décorations et titres. Roi il resta, mais solitaire et abandonné, il mourut dans la misère le 17 septembre 1878, à Tourtoirac, en Dordogne, où il était né.

Les Indiens ont disparu, mais la symbolique du livre tient au fait que ses sujets se comptent aujourd’hui par milliers, en France et à travers le monde, car son royaume est éternel. Il symbolise ce peuple identifié à sa terre, comme les Alakalufs.

Symboliquement, en 1989, puis en 1998, Jean Raspail avait « occupé » brièvement l’archipel des Minquiers, archipel normand situé au sud des îles Anglo-Normandes et qui fait partie du bailliage de Jersey : un éparpillement de granit peuplé de lapins, au sud de l’île. Jean Raspail réagissait en représailles à l’occupation des Malouines argentines, territoire purement patagon, par les Britanniques. Toujours ce choix de l’identité charnelle des hommes.

351088.jpgQui se souviendra de nous ?

En 1973, l’écrivain publie ce qui deviendra un livre emblématique, toujours sous l’épitaphe de « roman » : Le Camp des Saints, chez l’éditeur Robert Laffont. Roman apocalyptique qui se situe dans la France de 2050, confrontée à l’arrivée massive de migrants sur ses côtes azuréennes comme si le paradis bleu, de la couleur des yeux de Jean Raspail, devait affronter une invasion d’individus représentant une véritable subversion. Lorsque l’Azur s’assombrit.

Le Camp des Saints, dès 1973, fut un succès de librairie. Il fut édité, en langue anglaise, à l’étranger et réédité, en français, à de nombreuses reprises.

Jean Raspail, dès 1973, met l’accent sur un discours démographique entre le Nord et le Sud. Il a constaté, de visu, la disparition de peuples qui se pensaient éternels. Ces romans ne sont que la modélisation de ses expériences humaines. Il a constaté que la modernité absorbait la vie des peuples et que la faiblesse de la démographie traduisait la fin des peuples.

En 1970, l’Académie française lui avait remis le prix Jean-Walter pour l’ensemble de son œuvre mais lorsqu’il postulat à l’Académie française le 22 juin 2000, il ne réussit pas à être élu au siège vacant de Jean Guitton. Pourtant, il recueillit 11 voix contre 6 pour Max Gallo et 4 pour Charles Dédéyan, sans toutefois obtenir la majorité requise. Sans doute Le Camp des Saints l’empêcha-t-il de devenir Immortel.

Lui, le chasseur d’éternité, l’explorateur de peuples enracinés, est parti à une époque où le nomadisme imposé est l’essence de notre civilisation déclinante. Il était alors chercher, à l’Ouest, l’origine de l’humanité. Il pensait les civilisations mortelles, non par idéologie, mais par expérience, par souci d’observation. Il avait vu disparaître les Alakalufs, il ne souhaitait pas la disparition d’autres civilisations.

Il ne se pensait pas prophète. Comme on dit aujourd’hui, probablement un simple lanceur d’alerte.

Emmené par les oies sauvages, il a dû traverser la rive de l’ailleurs. Celle au-delà de laquelle tout retour est improbable. C’est effectivement la seule rive d’où il est impossible de revenir. La seule.

Jean Raspail au-delà du "Camp des Saints"

J’ai parcouru rapidement les quelques papiers consacrés à la mort de Jean Raspail, j’ai l’ impression qu’il n’a écrit qu’un livre, le camp des saints, or c’est l’un de ses premiers ouvrages, l’oeuvre, la vraie est venue après…

Il passa au moins les vingt premières années de sa vie d’auteur à courir le monde pour tenter de sauver la mémoire de peuples qui disparaissaient. Il parlait avec une grande émotion de sa rencontre avec Maria la dernière femme du peuple Onas de la terre de feu, dernière de sa race, parlant une langue que personne ne comprenait, et n’en parlant aucune autre, son regard qui n’était que tourné vers l’intérieur l’avait ébranlé.

Il parcourut ainsi l’Amérique du sud et du nord, le Japon d’après guerre jusque chez les Aïnous, Haïti, les Caraïbes, le moyen-orient et bien d’autres pays…

jr-canoe.jpgCe goût, il l’avait pris dans sa jeunesse parisienne, quant il allait avec un petit camarade, certains après-midi, à la brasserie La Coupole, comme auditeur des réunions du club des explorateurs. Un vieux Monsieur ouvrait la séance avec la formule:
« Moi compagnon de Brazza… » il se rêva explorateur. Le monde, pourtant, était déjà découvert, mais ceux qui étaient ses premiers occupants, partout disparaissaient devant la modernité. Alors il fut celui qui enterrait les derniers feux, parfois ce n’étaient que des cendres encore tièdes… Voire, plus que des fantômes.

Cette conscience des civilisations qui sombrent, des sociétés qui disparaissent, elle lui vient surement de cet été 1940, en pleine débâcle, son père haut fonctionnaire, doit se replier, il n’y a plus de voiture, il colle le gamin sur un vélo, il a 15 ans, et lui donne rendez-vous chez sa grand-mère dans l’Indre.
Seul sur sa bicyclette, au milieu du chaos, il sera le spectateur du monde qui s’écroule. Et pour ceux qui ont lu ses mots sur cette période et le discours sur l’armistice de Pétain qui lui paraît: « ce qui fit le plus de mal à la France », les antifascistes de salon d’aujourd’hui qui croient le classer de ce côté-là, pour sûr ne l’ont pas lu…

Après ses périples américains, de retour du Japon et de chez les Aïnous, où il découvre, dans la hutte d’un vieux chef, qu’il est le seul blanc, venu là depuis des lustres et que son prédécesseur est Tchekhov, il se rend compte, qu’un récit de voyage ne lui suffira pas, pour traduire le choc de ce que fut pour lui le japon. . Il l’écrit sous forme romanesque : « le vent des pins », il ne le revendique pas et interdit sa réédition depuis.

Il reviendra aux livres de voyage, jouera le conférencier, puis un retour au roman, réfugié sur la côte d’Azur pour des vacances utiles, il imagine une fin de l’occident, après avoir suivi les traces de tellement de peuples disparus, il est armé pour concevoir celle de l’occident. Ce sera « le camp des saints » on est en 1972. Aux USA, la science-fiction est à son apogée, si on lit Raspail à cette époque, c’est ainsi qu’on le voit… John Brunner et le troupeau aveugle, K Dick bien sûr.

md15881419833.jpgEncore quelques livres de voyage, dont un grand : » les peaux-rouges aujourd’hui » en 1975. Puis c’est sa grande période de romancier, je suis un auteur tardif disait-il, pendant que ses chers peaux-rouges se révoltent à Wounded-knee, il sort ici « le jeu du roi », formidable ouvrage, tout Raspail est là, le livre s’ouvre sur une citation de Roger Caillois: « le rêve est un facteur de légitimité », les beaux livres s’enchaîneront ensuite , sept cavaliers (que j’ai adapté en BD) Moi Antoine de Tounens, où voit le jour la Patagonie littéraire, terre mythique refuge de ses lecteurs, dont il était le consul général. L’île bleu, adapté (mal) par Nadine Trintignant pour la télévision, livre directement issu de l’aventure à vélo dans la débâcle. Sire, Les Pikkendorff, famille fictive qui hante ses livres. Le plus beau pour moi : « Qui se souvient des hommes » prix du livre inter, il élève aux Alakaluffs de la terre de feu, anéantis depuis longtemps, un monument de papier. Un joli livre que je recommande pour sa partie explorateur : pêcheurs de lune. Un retour en Patagonie, avec le dernier voyage: « Adios Terra del fuego » il sait que l’âge est là, et qu’il n’y reviendra plus.

Il terminera en 2005 avec son dernier livre récit, il a retrouvé ses notes de jeunesse, de ce qui fut son premier périple à 25 ans, reconstituer avec quatre amis le voyage du père Marquette, le découvreur du Mississippi au 17ème siècle. Ce sera « en canot sur le chemin d’eau du roi » son dernier livre, il ne voulait pas aller au-delà, et terminer comme ces écrivains qui font toujours le même livre jusqu’au bout, de moins en bien et que l’on achète par habitude…

Je ne vous reconnais pas, Jean Raspail, dans les articles des journaux qui annoncent votre mort, en ne regardant que votre premier roman, parce que la réalité, s’est mise à lui ressembler terriblement, mais on me dit que Sylvain Tesson monte au créneau, lui saura.

Jacques Terpant
Vice-consul de Patagonie
Membre du cercle des peintres et illustrateurs patagons
9eme cavalier.

lundi, 15 juin 2020

Hommage à Jean Raspail

Le billet d’Eric de Verdelhan

Ex: https://liguedumidi.com

« Jean Raspail est mort. Il vient de rejoindre cet au-delà des mers si cher à son cœur, juste au moment où la barbarie raciste déferle sur notre civilisation. Honneur à un modèle… »
(Philippe de Villiers, ce jour sur Twitter)

Tous ceux qui défendent la France éternelle – je suis de ceux-là – et pensent que « le Trône et l’Autel » ont fait sa grandeur, sont en deuil aujourd’hui : le grand, l’immense Jean Raspail est mort, à un âge certes canonique et alors que l’état de la France n’est pas loin de celui décrit dans un de ses meilleurs romans, « Le Camp des Saints », un livre prémonitoire publié en…1973 (1).

C’est ce roman, magnifique, qui m’a fait découvrir Raspail. Depuis, il est un des rares auteurs dont j’ai lu tous les livres. Je lui rendais déjà hommage, de son vivant, dans un des miens (2).

Il est peu probable que la grande presse et les médias télévisuels lui rendent l’hommage qu’il mérite : Jean Raspail était un homme libre. Catholique et royaliste, il incarnait tout ce que notre époque décadente honnit et vilipende.

126557491_o.jpgDisons un mot de sa vie.

Jean Raspail est né « coiffé », le 5 juillet 1925, à Chemillé-sur-Dême (Indre-et-Loire). Fils d’un grand bourgeois, Octave Raspail, Président des « Grands Moulins de Corbeil » et Directeur Général des Mines de la Sarre, il fait des études chaotiques au collège Saint-Jean-de-Passy, à Paris, où il est l’élève de Marcel Jouhandeau, puis à l’Institution Sainte-Marie, à Antony et enfin à l’École des Roches à Verneuil-sur-Avre.

C’est tardivement qu’il se mettra à l’écriture car, s’il aime écrire, il ne pense pas avoir un quelconque talent. Il a la chance d’être né dans un milieu aisé aussi décide-t-il de courir le monde en explorateur. Pendant vingt ans, il parcourt la planète à la découverte de populations menacées par la modernité. Le scoutisme, qu’il a pratiqué jeune, lui a inculqué des valeurs, le goût de l’aventure, de la simplicité et d’un minimalisme spartiate.

Son premier grand périple, en 1949, l’amène à voyager en canoë de Québec à La Nouvelle-Orléans, sur les traces du père Marquette. Il en rapporte des carnets qu’il ne publiera qu’en 2005 (3).

Il rallie ensuite la Terre de Feu à l’Alaska en voiture – du 25 septembre 1951 au 8 mai 1952 – puis il dirige une expédition française sur les traces des Incas en 1954, avant de passer une année entière au Japon en 1956. Il vit – mal à l’époque – de la publication de ses carnets de voyage.

En 1970, l’Académie Française lui remet le prix Jean-Walter pour l’ensemble de son œuvre.

En 1973, après les récits de voyages, il revient au roman avec « Le Camp des Saints », livre dans lequel il imagine la submersion de la France par l’arrivée d’une flotte de vieux rafiots venus d’Inde, chargés de réfugiés faméliques. Ce livre aura un énorme succès dans les milieux nationalistes.

Après « Le Camp des Saints », Jean Raspail, enfin écrivain reconnu, produira des romans qui seront, pour la plupart, couronnés de succès : « Septentrion », « Sire », « L’anneau du pêcheur », « le jeu du Roi ». Autant d’ouvrages – fort bien écrits – dans lesquels l’auteur développe ses thèmes de prédilection : la monarchie, le mythe de la frontière, la défense des races et des ethnies (4).

Plusieurs de ses romans évoquent la Patagonie. Il y défend la revendication du « Royaume de Patagonie et d’Araucanie » par Orélie-Antoine de Tounens, un simple avoué du Périgord, au 19ème siècle (5). Dans « Qui se souvient des hommes » (6), qui obtiendra trois prix littéraires, il s’inquiète du destin de ces régions du bout du monde, menacées par le modernisme.

ob_fbe50a_terres-saintes-raspail.jpgRaspail est un écologiste avant l’heure. Pour défendre les Royaumes « au-delà des mers », en 1981, alors que la France passe d’un socialisme larvé à un socialisme revendiqué, il se proclame Consul Général de Patagonie, ultime représentant du royaume d’Orélie-Antoine 1er.

Il crée même une revue : « Le Moniteur de Fort Tounens », Bulletin de Liaison des Amitiés Patagones. Avec Jean Raspail, tout citoyen qui rêve au retour – fort improbable – du Trône et de l’Autel peut s’autoproclamer vice-consul de Patagonie.

Le Catholicisme (traditionnaliste) de Raspail est la trame de plusieurs de ses romans.

Dans « Sire » (7), il imagine qu’après l’échec des idéologies – communiste et libérale – la France choisit de revenir à une monarchie catholique : Philippe Pharamond de Bourbon, âgé de 18 ans, descendant direct des derniers Rois de France, est couronné à Reims. Ce livre est un régal !

Comme il fallait s’y attendre, cet auteur couvert de prix littéraires s’attire la haine des médiocres. Le 17 juin 2004, Jean Raspail publie une tribune dans « Le Figaro » intitulée « La patrie trahie par la République ». Il y critique sévèrement la politique d’immigration menée par la France.

Au nom de notre sacro-sainte « liberté d’expression », il est aussitôt attaqué en justice par la LICRA pour « incitation à la haine raciale ». Il est finalement relaxé par une décision de la 17ème chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris le 28 octobre 2004.

Jean Raspail appartenait au Comité d’Honneur du « Cercle National Jeanne-d’Arc ». Il était également membre de l’association « Les Écrivains de Marine », fondée par Jean-François Deniau et co-fondateur de « TV Libertés ». En 2000, l’Académie Française n’a pas voulu de lui pour succéder à Jean Guitton. Féminisation oblige, les Immortels lui ont préféré Florence Delay.

Mais son œuvre – immense – restera. Un jour peut-être Jean Raspail sera reconnu comme l’un des monuments de notre littérature contemporaine.

Maurice Barrès, Charles Maurras et quelques autres, finalement peu nombreux, ont été mes maîtres-à-penser. Vous, Monsieur Raspail, vous aurez été l’un de mes « maîtres-à-rêver ».

Je vous adresse ces quelques lignes, écrites à la hâte. Un hommage trop court au regard des bons et longs moments de lecture, de bonheur, que je vous dois.

Au revoir, Monsieur Raspail, en grand seigneur, vous tirez votre révérence au moment où une faune allogène se répand dans nos rues en insulte sur notre passé colonial.

Vous n’avez pas voulu voir ça : on vous comprend !

Notes :

1)- « Le Camp des Saints » a été réédité en 2011.
2)- « Coeur chouan et esprit para » publié chez Dualpha (Editions de Philippe Randa)
3)- « En canot sur les chemins d’eau du Roi » 2005 ; éditions Albin Michel – Prix littéraire de l’armée de terre – Erwan Bergot (2006) et Grand prix des explorations et voyages de découverte (2007) de la Société de géographie.
4)- Certains imbéciles ont vu du racisme dans l’œuvre de Raspail, ce qu’il prouve tout simplement… qu’ils ne l’ont pas lu.
5)- « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie » ; 1981. Grand prix du roman de l’Académie française.
6)- « Qui se souvient des hommes… ». 1986. Prix Chateaubriand (1986), prix Charles Oulmont (1987) et prix du Livre Inter (1987).
7)- « Sire » publié en 1991.
N.B : Dans l’oeuvre de Jean Raspail, en plus des livres cités, je recommande : « Le Président » (1985) ; « L’Île bleue » (1988) ; « Pêcheur de lunes » (1990) ; « Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée » (1993) ; « L’Anneau du pêcheur » (1995) ; « Hurrah Zara ! » (1998) ; « Le Roi au-delà de la mer » (2000) ; « Adiós, Tierra del Fuego » (2001) ; « Les Royaumes de Borée » (2003) « Terres Saintes et profanes », (2017). « La Miséricorde », (2019)

 

dimanche, 14 juin 2020

Jean Raspail : le huitième cavalier a passé la porte !

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Jean Raspail : le huitième cavalier a passé la porte !

par Marc Eynaud
Ex: https://www.bvolataire.fr

« Quelle était donc cette faim qui tenaillait le vieillard ? […] Je crois que je la connaissais. Je l’avais déjà rencontrée. Sans doute la faim de ce qui fut, de ce qui ne sera plus, la silencieuse et invisible famine qui conduit les peuples perdus à la mort plus sûrement encore que la vraie faim du corps. »

La-hache-des-steppes.jpgCette faim, en aura été tenaillé toute sa vie. La Patagonie et la France sont aujourd’hui unies dans la douleur. Raspail s’en est allé, ce 13 juin, à l’âge vénérable de 94 ans. Mais il n’est pas parti seul. Avec lui se retire doucement une partie de notre enfance et de notre jeunesse. Cette jeunesse dont avait conservé l’âme, le sérieux et la légèreté. Avec s’en vont les derniers Caraïbes, Aïnos, Ghiliaks, Urus et Lucayens.

Toutes ces peuplades disparues que l’écrivain voyageur aura essayé de faire exister un peu plus longtemps. Raspail avait la passion des causes perdues, des civilisations disparues et des légendes. Ces dernières qui ont peuplé nos rêves et nourri nos âmes. Ces légendes qui, sous sa plume et son verbe, s’incarnaient comme pour mieux désincarner cette société qu’il voyait se dissoudre impitoyablement. Raspail haïssait son époque mais personne n’aura mieux chéri les hommes que cet écrivain à l’éternelle moustache et à l’œil bleu d’enfant émerveillé.

Nulle aigreur n’est venue délayer l’encre de sa plume, nul vulgaire et mortel désespoir ne pouvait briser les remparts de cette citadelle imprenable qu’il abritait au fond de lui. Car Jean Raspail était un homme de citadelle, de ces places fortes intérieures qui, nichées à flanc de montagne, décourageaient l’assaillant le plus pervers et le plus endurci. De ces citadelles qui protégeaient le plus sacré des trésors. Un trésor que Raspail possédait sans doute plus que tout autre : la liberté. Liberté de ton, liberté d’âme, liberté intellectuelle. Cette liberté qui l’aura privé de bien des honneurs, cette liberté qui lui aura été sans doute coûteuse mais dont il avait à l’avance accepté le prix.

Il ne verra pas le dénouement du Camp des saints, il ne courra plus après les derniers vestiges des civilisations éteintes. Il ne chevauchera plus avec Pharamond à la reconquête d’un trône. Il ne se promènera plus entre Rome et Avignon à la recherche d’un pape oublié. Il s’en est allé au moment où toutes ses prophéties semblaient se réaliser, comme pour ne pas avoir la confirmation qu’il ne s’était jamais trompé.

L’homme des légendes vivantes et des contes qui adviennent, l’homme du royaume a donc quitté cette Terre et nous laisse inconsolables orphelins. Seuls restent ses écrits : « Quand on représente une cause “presque” perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval, et tenter la dernière sortie, faute de quoi l’on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n’assiège plus parce que la vie s’en est allée ailleurs. » Cher Jean, vous êtes parti pendant le siège, espérons que la vie n’est pas partie avec vous. Vers cet ailleurs que vous avez cherché toute votre vie.

Mon vieux maître et ami Jean Raspail est mort - par Nicolas Bonnal

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Mon vieux maître et ami Jean Raspail est mort

par Nicolas Bonnal

Ex: https://nicolasbonnal.wordpress.com

Mon vieux maître et ami Jean Raspail est mort. Il est au Walhalla. Il adorait ce texte que nous avions écrit pour Serge de Beketch en 2004 suite à une escapade en Patagonie et à Uyuni (Libre Journal de la France courtoise, février 2004). C’était mes chroniques de Horbiger, déjantées qu’il disait. En avons-nous parlé de nos échappées. Ci-contre une photo prise dans un fjord chilien qui m’inspira l’Amant de glace, le conte qui lui était dédié dans le recueil Contes latinos (Ed. Michel de Maule, 2007). A bientôt Jean !

51WoGEBu2BL._SX314_BO1,204,203,200_.jpgJ’avais laissé la Patagonie. Je devais me rendre au nord, remontant le long fil de cuivre chilien. La route longiligne s’ornait de merveilleux observatoires, de brumes côtières, de déserts mystérieux jonchés des songes de voyageur. Je me sentais plus fort. Il y a comme cela des voyages qui vous révèlent ce que vous cherchez. Nous voulions le Tibet, et ce furent les Andes. Andes chrétiennes et hispaniques ou je dansai comme l’Inca la danse en l’honneur du ciel et de la vierge. J’arrivai à San Pedro d’Atacama, Mecque andine du tourisme local. Village en adobe, argile cuite sous le soleil, entouré de salars(2) de la peur, de déserts et de geysers. Une vieille église en bois de cactus, une longue messe guerrière où le bon prêtre dénonce la main noire qui contrôle son pays et qui, voilà trois ans, brûla sept statues pieuses.

De jeunes voyageuses plus intrépides que les garçons, venues de Grèce, de France ou d’Amérique, avec qui l’on partage le cabernet chilien dans les restaurants troglodytiques.

Et ce valle de la luna, ce lieu inaltérable, le lieu où le ciel touche la terre, où le temps, dit Wagner, touche l’espace, le cosmos les sables et la pierre. Un lieu de méditation présocratique, une révélation inouïe, du glacier au désert. L’Amérique latine serait l’Eldorado du voyage, Atacama, l’esprit hurlant du voyageur mué en condor éternel. Tout ce qui est humain me serait étranger. D’Atacama, je ne pouvais gagner Salta. Je choisis donc le Nord et ses salars. Le salar d’Uyuni, le plus grand du monde, dans la pauvre Bolivie qui jouit de commentaires si divers. Bolivie, le Tibet de d’Amérique latine, ce toit du monde endimanché en ce 20 février par les flonflons du carnaval de nos frères indiens. Cette route d’Uyuni bradée au touriste de passage fait son effet : on navigue plus qu’on ne roule à cinq mille mètres, on crève de froid dans le premier campement, on voit la lagune verte et ses résistants flamants qui virent comme elle de couleur. La lagune devient tahitienne, elle est bordée de volcans enneigés, elle est irrésistible, reflétant toute la beauté de cet altiplano, qui joint la hauteur de l’esprit à l’équanimité de l’âme. Je dirai que la musique de Loreena Mc Kennitt que j’avais découverte à Santiago me fut profitable au-delà de mes espérances.

Je pris avec mes compagnons un bain dans les sources thermales, nous gagnâmes les geysers, cette boca (3) éructant de la terre mère, qui crachent leurs bulles colériques à la face du ciel.

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Ce fut l’ivresse du réel. La nuit fut éprouvante. Le lendemain nous gagnâmes des déserts, des parois ivres, et une vallée de momies et son village magique Atolxa, avec son petit jardin entretenu par les chrétiens les plus pauvres de la terre. Ils font visiter leurs momies profanes, ils cultivent la quinea, céréale riche et méconnue. Les cactus se dressent comme des doigts pointés vers le ciel azur et glace, l’accusant de tant de misère. Mais il y a une vierge, la vierge miraculeuse du salar. Je vais prier. Je croyaisavoir tout ressenti dans les canaux étroits du Chili, dans les glaciers Moreno et Upsala, dans les détroits d’Ushuaïa. Comme Tintin je découvre que l’Amérique du Sud est la terre des mythes : Valparaiso, Iguassu, Machu Picchu, Rio, l’Amazonie, toutes les folies du voyageur gavé de lugares de locura, de lieux de folie. Et je ressens le puissant de cette parole : reconquista, la reconquête du soi, cette route du soi que jamais je ne trouvai en Asie. Et cette volonté de devenir un conquérant du monde, un penseur grec ivre du temps et de l’espace, des pierres et des matices(4) ocres et roses. J’ai conquis l’or de la mémoire. Le soir nous couchons dans un hôtel invraisemblable, l’hôtel du salar, une résidence pour dieu perdu. Nous goûtons la douceur paradoxale de ce lieu chasseur de bruit et des insectes.

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Nous sommes à 3 500 mètres et je dors mieux, en dépit de trois bouteilles partagées avec un frère d’échappe, le Japonais Take, avec qui je trinque (kampeï !) en l’honneur de la fin de l’histoire et de la géographie.  » Le Japon meurt de la défaite de 1945  » me dit Take. Je pense à ces femmes remarquables, rencontrées au cours de mon périple, qui n’auront pas d’enfant et je médite la fin du cycle. Le long hôtel de sel semble un monastère. Il en coûte sept dollars la nuit dans une chambre bien orientée où j’assiste au lever du dieu-soleil. Et nous partons traverser le salar. On croit avoir tout vu. Car j’avais vu le lac salé des mormons sous une brume blanche. Mais je n’avais rien vu. Juan Carlos, mon guide chauffeur et organisateur, quitte le chemin de terre et plonge dans l’eau du salar. Nous roulons sur l’eau si bleue de ce lagon immense, nous marchons pieds nus sur les eaux, nous goûtons l’ivresse purificatrice de ce sel si cruel. Le ciel est dur comme la justice divine. Une jeune Française évoque le paradis. Le bleu touche le blanc, le sel touche la terre qu’il convertit en figures hexagonales. Notre Père qui êtes au sel…

 

Le réel nous rattrape bientôt et le gros Toyota tombe en panne. Nous cuisons au soleil pendant que Juan Carlos s’affaire. Le soir nous gagnons Uynii, bled misérable et perdu au monde, où l’on mange pour trois francs. Je décide de monter dans le bus de Sucre, avec changement à Potosi au milieu de la nuit. Des grondements de tonnerre ébranlent la course du bus bien frêle. Je me rappelle à la cruauté et à l’insignifiance de la nature.

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Et je suis le seul Occidental à opter pour un transport si ingrat. Moi qui ai dénoncé tant de fois l’invasion touristique, je me retrouve bien seul à Potosi, ville à drôle de mine, vers trois heures du matin et quatre degrés centigrades en plein été. Pourquoi Sucre ?

C’est un vieux rêve, j’ai toujours aimé les anciennes capitales. Et je sais par la télévision de mon Espagne bien aimée que Sucre la présidente est la résurrection de ma Grenade bien aimée, un barrio de Santa Cruz perdu au milieu des mondes. Je sais aussi qu’après le sel qui m’a brûlé, c’est un mot que je guette, la face sucrée de Dieu, sa miséricorde après sa rigueur salée. La ville apparaît sous les brumes incas au petit matin, c’est la merveille annoncée. Je trouve un hôtel avec patio colonial et je gagne ma première église pour entendre la messe au petit matin avec le chant du coq. Le sucre m’envahit de sa douceur, et l’Espagne triomphante de Compostelle où Carmona revient chanter à mes oreilles (orilla, rivage, en castillan). J’ai trouvé le château du monde, je vais goûter à la débauche sonore du carnaval de ces frères tranquilles de l’ailleurs absolu.

Texte publié dans le recueil « Les voyageurs éveillés » (Amazon.fr).

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Jean Raspail est mort : Salut à la majesté tombée

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Jean Raspail est mort : Salut à la majesté tombée

par Arnaud Florac

Ex: https://www.bvoltaire.fr

Pour la première fois d’une longue carrière au service, le colonel comte Silve de Pikkendorff, commandant le détachement d’honneur, n’avait pas la moindre envie de donner cet ordre. Son commandement, clair et sec, redit par les échos, sonna pourtant, irréfutable :
Présentez…armes !

On n’entendit qu’un bruit, celui de trente fusils claquant à l’unisson. Silve de Pikkendorff, face à ses hussards, fit un demi-tour réglementaire et salua au sabre, sans hâte, d’un ample mouvement du bras.

Porté par six fidèles sujets dont le tambour scandait les pas, le cercueil du consul général faisait lentement son entrée dans la cour d’honneur des Invalides.

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Ainsi aurait peut-être commencé, quoiqu’avec bien plus de talent, le récit, par , de ses propres obsèques. Il y aurait mis la grandeur intemporelle, la majesté tonique et théâtrale, qui ont emmené tant de citoyens de notre république, à l’étroit dans ce monde si laid, vers la Patagonie d’élection qu’ils portaient au fond de leur cœur. Il y aurait fait vivre, une fois encore, ce panache gratuit qui donne le frisson et fait relever la tête – un art si français, et qu’il maîtrisait parfaitement.

Jean Raspail avait mis du temps à écrire des romans, déçu trop tôt par les critiques d’un académicien qu’il connaissait. Après plusieurs récits de voyage, il entra pourtant dans la littérature en prophète avec Le Camp des Saints (1973). Dans ce livre exceptionnel et désormais bien connu, il décrivait méticuleusement le monde du millénaire finissant : l’invasion migratoire, la nullité des élites, la complicité diabolique des médias et des bonnes âmes, la submersion du monde occidental, l’écrasement des résistants. Il avait même eu l’honneur, à la sortie de son livre, d’un débat télévisé contre Max Gallo, où chacun représentait caricaturalement son univers mental : Gallo, alors de gauche, était drapé dans la morale bourgeoise compassionnelle et sapé comme un prof… de gauche. Raspail, déjà de droite, portait la moustache, se tenait droit et disait la vérité.

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Il avait trouvé sa voix : dès lors, comme tous les grands écrivains, il ne dirait plus que la même chose d’une manière différente. Il se fit l’historiographe de la grandeur morte, en inventant la superbe famille de Pikkendorff et en devenant le consul général d’un royaume de Patagonie qui, comme le disait Lyautey du Maroc, ne serait « rien d’autre que le royaume de [ses] rêves ». Il fit voyager ses lecteurs de la pointe de l’Argentine aux Caraïbes, puis dans la steppe infinie, sur les rails et dans les forêts d’une Scandinavie irréelle, et même, dans les trop méconnus Yeux d’Irène, sur les routes d’une France sublimée. Il défendit le droit des peuples à rester ce qu’ils étaient et pesta contre la messe conciliaire et ses musiquettes de fête foraine. Il enregistra sans haine, avec une minutie médico-légale, les symptômes du pourrissement des civilisations, qu’une poignée de braves doivent préserver, quoique cela ne suffise jamais.

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Raspail se vivait volontiers comme un simple artisan, presque comme le marionnettiste macabre de Septentrion ; il aurait très bien pu répondre à qui l’interrogeait, comme le narrateur des Yeux d’Irène : « Sortis de leurs livres, […] les écrivains n’ont rien à dire ! » Il parla pourtant et devint, pour deux générations au moins, une figure tutélaire, dont les mots frappaient juste et rendaient un son clair. Il partageait avec d’autres, comme Vladimir Volkoff, le paysage esthétique de la droite la plus « rance » et la plus « nauséabonde » : amour de la patrie au-delà des oripeaux du jour ; goût de la tenue comme politesse et comme résistance ; lumière éclatante de la rédemption malgré la terrible imperfection de la nature humaine. Raspail et Volkoff, qui s’appelaient par leurs noms de famille et se voussoyaient, comme deux amis d’autrefois, ont d’ailleurs fait les très riches heures de Radio Courtoisie à la fin des années 90, où ils étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui de bons clients.

Ces dernières années, chaque apparition de Jean Raspail était une injection de panache et d’énergie, directement dans la carotide. A plus de quatre-vingt-dix ans, il chantait l’hymne patagon, buvait du whisky et encourageait la jeunesse. Il savait qu’il « représent[ait] une cause presque perdue », comme il l’a souvent écrit, alors il sonnait de la trompette et montait à l’assaut.

9782221045596-475x500-1.jpgIl n’y aura pas, à l’enterrement de Jean Raspail, écrivain de marine, consul général du Royaume d’Araucanie et de Patagonie, de retransmission en direct, de larmes photogéniques, ni même d’hommage lyrique, écrit à la truelle pour un Président qui salit tout, même la grandeur. Ce qu’il y aura, outre les sujets fidèles et les soldats perdus, c’est le monde d’un romancier, romancier dont le travail est, disait son ami Volkoff, de faire « quelque chose de moins réel, mais de plus vrai ».

Voici donc, derrière le catafalque, la famille Pikkendorff au grand complet, en uniforme de parade, venue tout exprès d’Altheim-Neufra et d’autres lieux ; voici ce petit homme couleur d’écorce avec son arc et ses flèches, tapi dans la neige, loin derrière les bouleaux nordiques qui bordent Ragen, et reculant bravement pour échapper au désenchantement du monde ; voici encore tous les « derniers carrés » de ses livres, noyés par le tsunami de fange de leur siècle : la dernière cabane du Camp des Saints, les derniers voyageurs de Septentrion, les derniers patagons de Qui se souvient des hommes.

Peut-être y aura-t-il aussi, dans les cœurs vaillants, la tentation de devenir quelques-uns des Sept Cavaliers qui feront un pas de côté –ceux qui quitteront la Ville au crépuscule, en passant par la porte de l’Ouest qui, décidément, n’est plus gardée.

Avec la mort de Jean Raspail, des milliers de lecteurs viennent de perdre un grand-père. Ira-t-il, dans les cieux, partager un bourbon avec les amis d’autrefois ? Préférera-t-il la compagnie d’Athos, comte de La Fère, dont il partageait l’ombrageuse noblesse et l’austère fidélité ? Ce serait, après tout, moins réel mais plus vrai…
Comme Athos devant Charles Ier, alors, découvrons-nous sans une larme au passage du cercueil du Consul, et murmurons simplement, comme une promesse faite à nous-mêmes : « Salut à la majesté tombée ! »

NDLR : né en 1925, Jean Raspail aurait eu 95 ans le 5 juillet prochain.

mardi, 09 juin 2020

Caroline Oh ! Caroline: une farce uchronique de Paul Van Herck

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Caroline Oh ! Caroline: une farce uchronique de Paul Van Herck 

par Georges FELTIN-TRACOL

Parues de nos jours, certaines couvertures soulèveraient sur le champ l’indignation des chochottes de la mémoire et des contempteurs de l’« appropriation culturelle ». C’est le cas pour celle-ci : un célèbre personnage historique germano-autrichien de la première moitié du XXe siècle attifé à la mode afro-amérindienne !

Paul Van Herck.jpgOutre sa couverture, Caroline Oh ! Caroline du Flamand Paul Van Herck (1938 – 1989) brave toutes les convenances historiques en proposant une satire déjantée proprement impubliable aujourd’hui. Inspiré à la fois par le style de Marcel Aymé et de la veine littéraire flamande souvent burlesque, Caroline Oh ! Caroline associe la farce, le fantastique, le psychadélisme et l’uchronie.

Guillaume « Bill » de Lancastère n’admet pas le décès de son amour fou, Caroline. Croyant à la métempsychose, il se souvient parfois d’un fragment de ses vies antérieures et recherche la réincarnation de sa bien aimée. Ses divagations personnelles ne l’empêchent pas de faire son devoir de soldat : partir en Amérique du Nord en mission secrète afin d’y recenser les puits de pétrole disponibles. Préfiguration du steam punk qui apparaîtra une décennie plus tard, le roman évoque l’emploi de véhicules à vapeur. Or, trouver du pétrole deviendra indispensable avec un nouveau modèle d’automobile tracté par « un moteur beaucoup plus léger, plus puissant, plus économique que la machine à vapeur (p. 36) ».

Guillaume de Lancastère sert dans l’armée grande-française. L’Empire français de Napoléon VIII s’étend de l’Oural à l’Irlande. Son modèle administratif centralisé couvre tout le continent de départements, d’arrondissements, de cantons et de communes. C’est l’héritage de Napoléon Ier, vainqueur surprise de Waterloo. En effet, « en 1815, au cri de “ La Fayette nous voici ! ” les Américains décidèrent d’intervenir au côté des Français à Waterloo, les Indiens et les Noirs s’unirent de façon touchante. Ce fut pour jeter à la mer, de concert, les Blancs démunis de leur armée régulière. Depuis, toute l’Amérique est rouge et noire. Les derniers Blancs ont été expulsés il y a environ une centaine d’années (p. 38) ». l’auteur n’insiste pas sur les raisons de cette surprenante action. On peut imaginer une poursuite du conflit anglo-américain commencée en 1812 – la seconde Guerre d’Indépendance – ou bien la volonté du Congrès de se venger de l’incendie de la Maison Blanche… Il en résulte l’expulsion de tous les Européens du Nouveau Monde et la fermeture du continent américain à toute influence extérieure. Les services du renseignement impérial supposent que les tribus noires et indiennes ont plongé toute l’Amérique dans la sauvagerie et l’arriération technique.

L’Empire français d’Europe n’est pas la seule puissance mondiale. Il tient compte du redoutable royaume d’Israël d’Hérode XII. Le peuple juif a profité « des troubles de 1815 pour faire main basse sur tout le Moyen-Orient […]. Et depuis il s’était emparé du Sahara et il menaçait des États comme l’Algérie et le Maroc. Pas étonnant, quand on songeait qu’Israël passait sa vie l’arme au pied (p. 165) ». Par ailleurs, l’ordre impérial napoléonien n’assure pas une pleine quiétude. Perdure ici ou là un relatif sentiment francophobe. Aux périphéries de l’Empire éclatent parfois quelques agitations à l’instigation, par exemple, de ce « Joseph Staline, fomentateur d’agaçants troubles politiques dans le département de Moscou (p. 27) ».

9200000085012694.jpgDans le cadre de sa mission secrète qui nécessite de traverser l’Atlantique par les airs grâce à l’un des tout premiers avions, on adjoint à Bill un second d’origine germanophone, prénommé Adolf, grand fan de Richard Wagner. C’est un « homme à la drôle de petite moustache et aux cheveux gris coiffés à la limande. Son regard était à la fois pénétrant et étrange (p. 46) ». Bien que regrettant la victoire franco-américaine de Waterloo, Adolf est prêt à explorer les « riches gisements au Tex-Ha, ou chez le Caliphe Hornia (p. 53) ».

Leur arrivée en Amérique provoque la stupeur : on les prend pour des dieux. Bill utilise cet atout surnaturel pour semer la zizanie entre les tribus indiennes des Wah-Shintogos et noire des Niou-Yokos. En exacerbant les rivalités, Bill estime que l’armée grande-française reprendra sans grand mal l’Amérique et ses précieux champs pétroliers. Or, la supercherie est bientôt éventée. Si Bill parvient à revenir en Europe où il est fêté en héros impérial, Adolf évite de peu d’être mangé par des cannibales. Il accepte de passer du statut de prisonnier à commandant en chef de l’armée américaine avec le grade de caporal afin de ne pas provoquer « d’infarctus à nos militaires de carrière par une promotion trop rapide (p. 126) ». Les chefs noirs et indiens lui ont offert ce poste, car ils savent aussi qu’ils n’ont « pas un seul militaire de génie, […] intelligent (Idem) ».

Indiens et Noirs ont conclu une alliance militaire secrète. Ayant caché leur avance technologique, ils s’apprêtent à envahir l’Europe napoléonienne par l’Ouest avec une formidable armada navale noire, par l’Est avec la ruée des Indiens à travers la Sibérie, et par le Sud avec l’entrée en guerre des populations africaines. Le « caporal autrichien » Adolf échafaude une stratégie rapide, violente et brutale qu’il baptise Blitzkrieg.

La conquête de l’Est se révèle facile. Londres tomba rapidement. Puis, « les Noirs débarquèrent en France, poussèrent jusqu’au Rhin, anéantissant au passage une armée démoralisée. L’armée noire traversa le fleuve à Remagen, sur un pont demeuré intact, et, dans un élan irrésistible, elle atteignit Berlin. Les Rouges venant de l’Oural portèrent un coup décisif à l’armée impériale, sur la Volga, en un lieu nommé Impérialeville. […] L’empereur Napoléon VIII se suicida (p. 171) ». La conquête achevée, « une des premières étapes de la déseuropéanisation (quel mot !) fut de rebaptiser les Blancs avec des noms nègres ou indiens (p. 174) ». Défait mais vivant, Guillaume de Lancastère s’appelle désormais veau-Idiot et vit dans une réserve près de Moscou avec sa femme et leurs deux enfants.

get-item-image.php.jpgDans ce monde rêvé par Houria Bouteldja, Rokhaya Diallo et Lilian Thuram, existent dorénavant « deux Europes, l’Europe Noire et l’Europe Rouge. Comme les Noirs venaient de l’ouest, et les Indiens de l’est, ce furent l’Europe occidentale et l’Europe orientale, sans aucune référence à la réalité géographique, car la ligne de démarcation avait de singulières sinuosités (p. 172) ». Les relations entre les deux ensembles victorieux se chargent de méfiance réciproque quand il n’est pas la proie d’attentats à répétition. L’un d’eux revient à Bill.

Arrêté, Guillaume de Lancastère se fait interroger par Adolf en personne qui se rappelle peu à peu de lui. En touchant la fibre wagnérienne de son interlocuteur, Bill parvient à le raisonner. Tous deux rencontrent un descendant de H.G. Wells qui a conçu le chronoscaphe, une machine à remonter le temps. Les trois compères retournent alors en 1815 et implorent le Congrès des États-Unis de conserver une juste neutralité. Washington n’expédie aucune force armée en Europe au secours de l’« Ogre corse ». Le Grand Empire français n’existera jamais plus. « Nous pouvons toujours en tirer une conclusion, dit Adolf : n’appelez jamais les Américains à l’aide, ils ne font que nous embarrasser (p. 221). »

Essayant de revenir à leur époque à bord du chronoscaphe, le trio se perd dans les couloirs du temps, ce qui rend Bill inconsolable de ne plus pouvoir rencontrer encore une fois sa chère Caroline. L’absurde s’ajoute à la narration pittoresque pour clore ce récit fantaisiste. Un fait est certain : vu l’ambiance intellectuelle actuelle délétère, on ne verra pas de si tôt une réédition de Caroline Oh ! Caroline de Paul Van Herck, l’espiègle uchroniste.

Georges Feltin-Tracol

• Paul Van Herck, Caroline Oh ! Caroline, préface et traduction de Michel Védéwé, Librairie des Champs-Élysées, coll. « le Masque Science-fiction », 1976, 251 p.

En 1960, Aldous Huxley interviewé en français par Hubert Aquin

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En 1960, Aldous Huxley interviewé en français par Hubert Aquin

Rencontre exceptionnelle avec Aldous Huxley qui parle en français de ses débuts comme écrivain, des auteurs littéraires qui l'ont influencé, de son expérience de la drogue et des effets de celle-ci sur l'esprit, de son intérêt pour la psychiatrie et de ses projets littéraires. Il commente son volume, "Le Meilleur des mondes ", et donne son opinion sur la technologie moderne, la télévision et la surpopulation.
 
 
Source : Premier Plan, 12 juin 1960
Journaliste : Hubert Aquin
Animateur : Raymond Charette
Encore plus de nos archives : https://ici.radio-canada.ca/archives/...

vendredi, 05 juin 2020

Le Pays d’Henri Bosco

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Luc-Olivier d’Algange:

Le Pays d’Henri Bosco

Le Pays d’Henri Bosco appartient à quiconque se souvient de son enfance, à ces temps d’avant le temps, in illo tempore, antérieurs à l’expropriation, à l’adultération, à l’exil. La phrase d’Henri Bosco ne dit pas seulement les êtres et les choses, elle les convoque, elle œuvre, en exorciste, en sourcier, à l’éveil de puissances impondérables, c’est à dire livrées à l’éveil de l’air,  à « l’air de l’air » dont parle l’Epître d’Aristée, «  ces grandes odeurs sauvages qu’exhalent les arbres dans leur solitude », cet éther qui est au cœur des éléments comme leur source vive, leur intensité la plus subtile. Si le monde moderne désaltère notre soif cruelle par la source du Léthé, au point de nous laisser oublieux de notre oubli même, artificieusement protégés du ressac des réminiscences (c’est-à-dire du bonheur et du malheur, de la tragédie et de la joie) les romans d’Henri Bosco s’abreuvent et nous abreuvent de la source de Mnémosyne qui éveille en nous les résonances de ces divinités du dehors, de ces dieux qui adviennent avec une torrentueuse fraîcheur de la profondeur des temps.

         le-mas-theotime-4159343-264-432.jpgToute œuvre romanesque qui ne se réduit pas à l’anecdote ou à de vaines complications psychologiques instaure un autre rapport au temps, s’inscrit dans une météorologie et une chronologie légendaires où l’homme cesse d’être à lui-même la seule réalité. Voici le ciel, la terre, et cette mémoire seconde, qui affleure, et qui porte les phrases ; voici cette rhétorique profonde, sur laquelle les phrases reposent comme sur une houle et vont porter jusqu’à nous, jusqu’aux rives de notre entendement, des mondes chiffrés, que notre intelligence déchiffre comme des énigmes, sans pour autant les expliquer. Ainsi les romans d’Henri Bosco nous laissent dans le suspens, dans une aporie, une attente, une attention extrêmes aux variations d’ombre et de lumière, aux états d’âme qui n’appartiennent pas seulement aux sentiments humains mais au monde lui-même, à ce Pays qui n’est pas seulement une réalité administrative ou départementale mais un don, une civilité, un commerce entre le visible et l’invisible, - le don d’une autre temporalité qui nous fait à jamais insolvables des bienfaits reçus.

         Ni roman psychologique, ni roman formaliste, ni roman engagé, ni roman naturaliste, le roman d’Henri Bosco échappe  à ces dissociations nihilistes qui posent l’intelligence humaine face aux mondes comme expérimentatrice. Ce temps dans lequel nous entrons, ce temps du Pays, cette « rondeur des jours » comme l’eût dit Giono, n’est pas une expérience, mais une relation, une alliance ; non plus une subjectivité face aux autres et aux choses, y cherchant une explication, mais une implication, un échange, une porosité : mise en relation de l’âme humaine et de l’Ame du monde. Discrète, l’œuvre échappe à cette arrogance qui n’est jamais que l’envers d’un grief à l’égard de ce qui est, mais dans cette humilité même, dans ce consentement à recevoir débute une aventure prodigieuse qui nous fait revivre l’ontogenèse et la phylogenèse, jusqu’à cette fine pointe, ce moment de la conscience extrême où la conscience s’abolit, où nous devenons, selon la formule de Rimbaud, le « lieu et la formule ». L’œuvre chemine ainsi sur la beauté de la terre vers un doux resplendissement de phrases qui disent plus qu’elles en décrivent, qui nomment, mais en laissant aux noms la chance de refermer sur eux une part de nos propres songes et de nous rendre comme hors d’atteinte de nous-mêmes. Rien d’insolite cependant dans ces récits, puisque tout y est relié, en résonance, en échos ; les personnages approchent par détours, chemins de traverses, non pas vers la résolution d’une intrigue, vers une victoire sur des forces adverses humainement définies, mais vers un moment, une heure, qui est une victoire sur l’insignifiance et sur l’oubli.

         CVT_Un-rameau-de-la-nuit_9710.jpegL’œuvre d’Henri Bosco est, comme toutes les grandes œuvres de notre littérature, une pensée en action, mais en accord avec l’étymologie même du mot pensée, qui évoque la juste pesée, ces rapports et ces proportions où la part de l’inconnu n’est pas moins grande que la part connue ; où la part de la nuit détient les secrets de la lumière provençale. Œuvre nocturne mais non point ténébreuse ou opaque, louange des nuits lumineuses, des ombres qui sauvegardent, du haut jour qui tient sa vérité comme le secret d’une plus haute clarté encore, l’œuvre d’Henri Bosco sauve les phénomènes de la représentation abstraite que nous nous en faisons, et nous sauve nous-mêmes de nos identités trop certaines qui nous enferment dans une humanité irreliée à l’ordre du monde, détachée de la sagesse profonde de la nuit foisonnante de toutes les choses vivantes qui tendent vers la lumière ou en reçoivent les éclats. «  Je pus ainsi, écrit Henri Bosco, me replacer sans peine devant le décor intérieur où j’avais regardé ma propre nuit en train de descendre sur moi cependant qu’au-dessus de moi dans le ciel s’avançait la nuit sidérale ».

         Le Pays d’Henri Bosco nous est d’autant plus proche, plus intime, qu’il se trouve loin des clichés folkloriques, régionalistes ou touristiques. Il n’y a là rien à visiter, à photographier, à revendiquer ou à vendre. Par le récit, qui est une légende, autrement dit, par ce qui se donne à lire sur la page et qui n’est que la réverbération de ce qui se donne à lire dans le paysage (de cette écriture du monde, en striures d’écorces, en tumultes fluviaux, en nervures, en corolles, en nuées), au Pays est restitué son règne, cette autorité douce et impérieuse, empreinte visible d’un sceau invisible. Si le Pays règne, s’il est une royauté des arbres, une royauté du feu et de la pierre, s’il est une souveraineté des hommes, c’est-à-dire une liberté d’allure, un « privilège immémorial de la franchise » comme on le disait naguère des hommes de France, c’est dans la vive intelligence qui se trouve, comme soudain se lèvent une nuée d’oiseaux, après s’être longtemps cherchée, enracinée en même temps dans la terre et dans le ciel, dans un « être là », une présence qui existe, qui rayonne dans son existence, et témoigne d’un privilège insigne : celui qui revient à préférer ce qui est à ce qui n’est pas.

On s’aperçoit alors que les grands songes d’Henri Bosco sont exactement le contraire des utopies qui dédaignent l’être au profit du néant et prétendent échapper au tragique par le désenchantement.  Or le règne de la technique globalisée, commence à nous apprendre, et assez brutalement, que les désenchanteurs sont les pires sorciers, - de même que les puritains sont les plus radicaux ennemis de la pureté, c’est à dire du feu, pyros, qui arde et transfigure. La réalité, même la plus réduite, n’est jamais aussi plate, aussi planifiable que le voudraient les idéalistes du tiers-état, et leurs idéologues, vigilants « désenchanteurs » qui crurent que le désenchantement du monde était nécessaire à la raison humaine. Grossière erreur que nous continuons à payer par la dissolution progressive du monde réel en monde virtuel, mais d’une virtualité pour ainsi dire nulle, c’est-à-dire offerte, par son vide, au démon de la défiguration. D’où l’importance de ces personnages qui, dans les romans d’Henri Bosco, adviennent comme à l’impourvue, et dont il nous parle comme si nous les connaissions déjà car ils sont précisément des figures que le récit transfigure.

51Q3U58tpaL._SX333_BO1,204,203,200_.jpgRien de muséologique dans ce Pays  qui est une réalité antérieure autant qu’un « vœu de l’esprit », selon la formule de René Char. Rien qui soit de l’ordre d’une représentation, d’une identité recluse sur elle-même, mais la pure et simple présence réelle qui ne s’éprouve que par la brusque flambée portée dans la rumeur du vent et dans l’amitié qui nous unit au monde, dans ces affinités dont nous sommes les élus bien plus que nous ne les choisissons. Ce qui nous est conté est un recours au cours de la tradition, de sa solennité légère, et non plus un discours ; une conversation et non pas une discussion, si bien que l’intelligence se laisse empreindre par les lieux qu’elle fréquente dans le temps infiniment recommencé de la promenade. C’est dans la connivence des éléments, de l’air, de l’eau, du feu et de la terre, en leurs inépuisables métamorphoses, que le temps se renouvelle et s’enchante au lieu de n’être que le signe de l’usure, d’une finalité malapprise, insultante au regard du libre cours qui conduit à elle.

Les romans d’Henri Bosco sauvegardent, mais comme par inadvertance ou irrécusable évidence, cette teneur du temps, ce palimpseste léger où le grand-large de l’âme s’ouvre à chaque instant. Le Pays est cette évidence et ce mystère d’un temps qui est à l’intérieur du temps comme l’amande vive sous son écorce, un Pays où l’on renaît à soi-même : un Pays tellurique et sidéral, un Pays littéralement inconnu et dont la gloire est d’emporter dans son torrent ce que nous imaginions connaître.

Le Pays d’Henri Bosco devient ainsi le lieu d’une conversion du regard, d’une réconciliation du Mythe et du Logos. L’espace-temps du roman oscille, en vases communicants, entre la réalité et le rêve, comme l’est le Pays lui-même avec celui qui en est l’hôte au double sens du mot, celui qui reçoit et celui qui est reçu. Nous comprenons alors que le Pays nous habite, et qu’en voyageant en lui, nous voyageons en nous-mêmes,- voyage intérieur qui est un voyage vers l’intérieur, c’est à dire vers « l’extériorité véritable », comme l’écrivait Novalis, vers la source du Temps. Nous voyageons vers ce qui est déjà là, vers ce que nous sommes, sans pleinement le savoir. La nuit des romans d’Henri Bosco, est la source d’un jour qui rêve. « D’ordinaire, je rêve peu, écrit Henri Bosco, du moins la nuit. C’est dans la journée que me viennent mes songes, et ils disparaissent plutôt vers le soir. Aussi, cette nuit là n’eus-je pas d’autre rêve que ce sentiment. Je l’éprouvais sans qu’il s’y glissât le rappel des personnages, des événements pourtant singuliers, dont j’avais fait depuis le matin la rencontre. Je ne fus plus qu’un état d’âme ».

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Or cette flottaison, cette indétermination, n’est autre que le Réel dans ses possibilités infinies, l’enfance, ce silence d’avant le langage que le poète traduit, l’enfance qui perdure, toute-possibilité accordée au ciel, au fleuve, à la pierre de nous faire signe, d’entrer, ou, plutôt de nous laisser entrer dans une conversation dont nous eussions été exclus si, par malheur, nous avions cédés à la misérable fiction du temps linéaire, d’un temps voulu entièrement vers un but précis, et dont nous eussions récusé l’hospitalité.

L’œuvre répond ainsi à la décisive mise en demeure hölderlinienne, « habiter en poète ». Le numineux, puissance sacrée à la fois inquiétante et enchanteresse ordonne chaque roman d’Henri Bosco. La réalité ne suffit pas au Réel, il y faut le songe qui est la réverbération, le halo de la réalité telle qu’elle se prolonge, musicienne, ou s’éploie dans ce « logos intérieur » qui se révèle à nous par étapes ou par « stations » successives, comme le savaient les mystiques soufis, ces Fidèles d’Amour, dont Henri Bosco, mais ce serait l’occasion d’une autre approche, fut proche à maints égards.

        Le_jardin_d_Hyacinthe.jpg Le temps qualifié, la géographie sacrée, les ressources secrètes des êtres et des choses singuliers, qui vont s’accordant avec les forces impersonnelles, ouvrent un espace, celui du roman, où le monde intérieur et le monde extérieur cessent d’être séparés par d’irréfragables frontières. Le soleil, le fleuve, les arbres, le vent, la nuit sont des présences sacrées car leur réalité symbolise avec une réalité plus haute, hors d’atteinte, que les phrases mélodieuses, selon la formule héraclitéenne, « voilent et dévoilent en même temps ». Entre le sensible et l’intelligible, entre la nuit profonde et l’éblouissante clarté, toutes les gradations s’emparent des songes, des effrois, des attentes ardentes des personnages devenus, par le génie romanesque, fabuleux instruments de perception des variations météorologiques. La vérité humaine est d’autant plus profonde et nuancée qu’elle est située, qu’elle cesse, par un suspens, de se référer exclusivement à elle-même. Les hommes ne sont humblement et souverainement présents que par ce partage de leur règne qu’ils consentent avec la terre et le ciel.

Le Pays d’Henri Bosco n’est ainsi pas seulement une géographie, une histoire il est une autre dimension du temps, et c’est bien pourquoi l’auteur est d’abord romancier, exerçant au plus haut l’art du romancier qui est de créer une autre temporalité, ou, dans les  cas les plus heureux, de révéler une temporalité plus réelle que celle à laquelle nous contraint une idéologie, devenue par cela même l’ennemie de la civilisation, fondée sur l’utilitarisme, c’est à dire sur le nihilisme. A ce nihilisme qui fige les êtres et les choses, sous éclairage artificiel, dans des identités plates dans relief ni ombrages, sans voiles ni révélations, Henri Bosco oppose, comme un recours, le frémissement immanent de l’eau auquel s’accorde le mouvement de ses phrases. Celles-ci ne disent pas seulement ce mouvement, cette incertitude fabuleuse, elles s’y accordent, mieux encore, elles en renouvellent la vérité dans le creuset de la réalité elle-même, dans son inscription héraldique. La tradition d’un Pays, le tradere est une rivière : «  Les eaux, écrit Henri Bosco, m’inquiètent et m’attirent. Tout ce qui se passe dans leur voisinage prend fatalement à mes yeux je ne sais quoi d’irréel, un corps imaginaire. Les personnages, les événements les plus incontestables ne le sont que dans cette troublante lueur. »

sylvius.jpgContre la clarté monocorde, ennemie des ombres, Henri Bosco invoque non seulement le frémissement de l’eau, mais aussi le feu, là même où s’opère la coalescence de l’Eros et du Logos : «  J’étais fasciné par le feu. Il pénétrait en moi, immobilisait mon cerveau sur une seule idée. Cette idée n’était qu’une braise… Terrible, mais si vive, si envahissante qu’elle ne soulevait aucune épouvante. J’étais devenu feu, corps de feu, cœur de feu, esprit-feu, et toute la forêt en flammes. Si l’incendie se fut propagé jusqu’à moi, je n’aurais pas fui, j’aurai attendu, embrassé le feu, et pris feu pour disparaître dans mon propre feu au milieu d’une gerbe d’étincelles. »

Nul lecteur, plus que celui d’Henri Bosco (sinon peut-être celui de Gérard de Nerval) ne se trouve proche, en suivant le chemin de ses personnages, de cette beauté numineuse où la réalité s’inscrit et dont elle reçoit les puissances fécondantes. Les êtres et les choses ne sont pas ce qu’ils semblent être dans leurs représentations sécularisées, mais ce qu’ils sont, dans leurs toute-possibilité augurale… Mondes aux orées tremblantes comme des flammes où les circonstances, en apparence banales, deviennent emblématiques, chargées de ce magnétisme onirique qui rapproche ou éloigne les personnages les uns des autres, les laissant parfois dans une haute solitude, comme avant les marées, et leur intime l’ordre de consentir à ce qu’ils ne peuvent comprendre, mais sans y succomber.

         Comment « habiter en poète », selon la formule d’Hölderlin, être là où nous sommes, exister dans le secret qui est l’immédiate évidence sensible elle-même ? De livre en livre, de chapitre en chapitre, de phrase en phrases, Henri Bosco nous rapproche  du point à partir duquel les variations des états de conscience et d’être se recomposent avec les sollicitations du Pays, avec ce temps redevenu espace où l’âme s’éprouve et se disperse, s’enhardit à s’associer aux forces telluriques, aux rameaux de la nuit, - et de ces forces qu’elle reçoit retourne en son propre règne, en sa propre clarté d’entendement dont témoigne, au demeurant, le style d’une si belle, si naturelle, mesure classique d’Henri Bosco.

         003614327.jpgTel est peut-être un des secrets le mieux gardés de la littérature française, de sa tant et si mal vantée « clarté classique », de n’être, en sa beauté ordonnatrice, qu’un surgeon d’intuitions plus profondes et plus sauvages, où l’art du sourcier, l’oniromancie, viennent irriguer la plénitude des formes du jour. Ce qui distingue l’art romanesque d’Henri Bosco, son poiein, sa pensée en action, n’est peut-être rien d’autre le sens des contiguïtés, et l’on pourrait presque dire de la consanguinité, du monde du rêve et du monde de la réalité. Ce qui unit les personnages et leurs ombres, qui parfois semblent leur échapper, n’est pas de l’ordre de la nécessité ou du déterminisme, disposé en discours, mais bien de celui d’une recouvrance. Si , comme dans l’œuvre de Gérard de Nerval, le songe et la réalité en sont pas séparés ce n’est point par artifice littéraire, mais parce que dans la vision et la pensée d’Henri Bosco, ils ne se distinguent qu’en se graduant. Le rêve est la réalité d’un autre rêve, et notre songe humain des songes du Pays reçoit ses messages. Nous ne commençons à habiter véritablement les lieux, c’est-à-dire que nous n’en devenons les hôtes que si hôtes à notre tour, nous recevons les légendes qui sont dans l’arbre des mots, comme l’envers argenté des feuilles.

         Cette grande part nocturne des romans d’Henri Bosco est une quête lumineuse qui semble se souvenir que, selon la formule de la théologie médiévale, « la lumière est l’ombre de Dieu », lux umbra dei. Un monde, dans son Pays, nous accueille, que nous recueillons en le nommant.

Luc-Olivier d’Algange

lundi, 01 juin 2020

Sur le livre « maudit » de Thierry Maulnier

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Sur le livre « maudit » de Thierry Maulnier

par Georges FELTIN-TRACOL

Maulnier-RN-214x300.jpgThierry Maulnier, nom de plume de Jacques Louis André Talagrand (1909 – 1988), a rédigé de nombreux essais, écrit plusieurs pièces de théâtre et donné bien des préfaces. Sa bibliographie comporte cependant une omission de taille : l’absence de Révolution Nationale. L’avenir de la France. Cet ouvrage s’apparente à une sorte de fantôme dont diverses personnes ont nié son existence réelle.

Le silence de Thierry Maulnier sur ce livre est peut-être dû à un ensemble de facteurs liés à la période de l’après-guerre. Outre son titre, ce recueil de vingt-six textes paraît en 1942 à l’« Édition du gouvernement général de l’Indochine » domiciliée à Hanoï. Son impression a par conséquent bénéficié de toutes les autorisations de la part des services de censure locale. Sachant qu’il est alors très difficile aux représentants de l’État français en Extrême-Orient de communiquer correctement avec les autorités à Vichy, il était quasi impossible de penser que Thierry Maulnier a eu connaissance de cette publication. Il s’agirait d’une édition pirate officielle…

Un livre non souhaité

On peut très bien en revanche envisager qu’un fonctionnaire du bureau de propagande du gouvernement général soit un lecteur attentif de Maulnier. Avant de venir au Tonkin, il lisait probablement le mensuel de Maulnier et de Jean de Fabrègues, Combat, et L’Insurgé de Maulnier et de Maurice Blanchot. Maréchaliste convaincu, ce fonctionnaire voit dans l’auteur d’Au-delà du nationalisme le plus amène d’expliquer la Révolution nationale. Avec l’assentiment de sa hiérarchie, ce responsable de propagande en Indochine choisit les articles les plus pertinents et les agence autour de six grands thèmes. Ainsi y trouve-t-on une contribution de 1934, des articles de La Revue Universelle, du Figaro, de Candide et du Jour – Écho de Paris, souvent repris par le Journal de Shanghaï qui assure un lien ténu entre la métropole, le monde et la communauté française d’Indochine.

thMnietzsche.jpgCette hypothèse expliquerait la non reconnaissance de cette édition par Thierry Maulnier d’autant que la même année sort chez Lardanchet La France la guerre et la paix. Dans cet autre recueil, voulu celui-ci par Maulnier, se trouvent trois textes présents dans Révolution Nationale : « Guerre mondiale et Révolution nationale » à l’identique dans les deux ouvrages tandis que les premiers paragraphes de « Rester la France » et « La médiation française » ont été réécrits pour cette parution. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Thierry Maulnier publie chez Gallimard Violence et Conscience qui « a été écrit en 1942 et 1943 (p. 1) » et qui contient une version modifiée et enrichie à partir du deuxième paragraphe de « Révolution prolétarienne et réaction patriarcale ». En 1946, chez un jeune éditeur moins consensuel, La Table Ronde, paraît Arrière-pensées qui réunit des chroniques « écrites et publiées entre le printemps de 1941 et le printemps de 1944 (p. 5) ». Par rapport à Révolution Nationale, on relit souvent dans une version modifiée, voire changée, « Les poseurs de rails », « Avant l’assaut », « Erreurs de jeunesse », « L’assaut des médiocres », « Les “ intellectuels ” sont-ils responsables du désastre ? », « Un jugement sur Racine », « L’art et l’éducation », « Polémique d’ancien régime » et « L’esprit français est-il coupable ? » qui s’intitule dans Révolution Nationale « Controverses sur l’esprit français » (1). On suppose que les textes qui forment Révolution Nationale proviennent directement des périodiques. Dans le cas des recueils autorisés, Thierry Maulnier a retravaillé certains passages afin de les lier aux autres textes et d’en donner une cohérence interne évidente.

Révolution Nationale. L’avenir de la France séduit les autorités proconsulaires françaises. Ses articles développent un point de vue proprement national français qui ne cède ni au camp du « Ja », ni à celui du « Yes » et encore moins à celui du « Da ». Cette position favorable à une « quatrième voie » se rapproche de l’attitude du capitaine de cavalerie Pierre Dunoyer de Segonzac, le « Vieux Chef », et de ses élèves de l’École des cadres d’Uriage (2). Tous pensent que « se renier et chercher ailleurs des modèles, c’est, tout comme s’abandonner, une manière de subir, de déchoir et enfin de mourir, avertit Maulnier. La France n’a qu’un moyen de se sauver, et c’est de continuer d’être (p. 13) ». Seule l’action résolue d’une révolution nationale effective facilitera le maintien et le renouvellement français surtout si on conçoit « la Révolution nationale [… comme] une œuvre de destruction et de construction positives (p. 220) » (3).

Pourquoi la révolution nationale ?

Il faut cependant prendre garde à ne pas encore verser dans les anciens clivages stériles, funestes et incapacitants. Thierry Maulnier proclame que « la Révolution Nationale sera réaliste ou ne se sera pas (p. 215) ». Ainsi renonce-t-il aux controverses de l’entre-deux-guerres entre « matérialistes » et « spiritualistes ». « La Révolution nationale n’est pas matérialiste, assure-t-il. Mais elle n’est pas non plus uniquement idéaliste, et l’idéalisme est peut-être un des dangers qui la menacent le plus (p. 118) ».

552176_medium.jpgEn outre, « le destin de la Révolution nationale, poursuit-il, est précisément de ne se laisser attirer ni par l’ancienne gauche, ni par l’ancienne droite : d’attirer au contraire en elle l’ancienne gauche et l’ancienne droite pour abolir en elles leurs stériles contradictions et pour les anéantir (p. 82) ». Voilà pourquoi « c’est dans la révolution nationale et dans la révolution nationale seule que la France peut aujourd’hui trouver les moyens de guérir ou plutôt de renaître, faire éclater la vigueur d’un génie qui survit intact à ses blessures, affirmer son droit à la vie (pp. 76 – 77) ». Il devient évident que « c’est sur nous et nous seuls que nous devons compter pour créer une civilisation où il nous soit possible de vivre (p. 55) ».

Fidèle à la ligne maurrassienne de la « seule France », le chroniqueur militaire à L’Action Française et au Figaro Thierry Maulnier déplore qu’« un certain nombre de Français cèdent aujourd’hui à une passion singulière, qui est celle de l’humiliation, pour ne pas dire de la servitude (p. 7) ». « La révolution nationale ne saurait être qu’une révolution qui libère, ajoute-t-il. Elle est aux yeux de tous les Français un moyen de retrouver la France et de lui rendre une personnalité inaliénable, non pas un moyen de la soumettre, politiquement, économiquement ou spirituellement, à d’autres peuples. Elle ne saurait donc se confondre avec cette autre forme plus subtile de la servitude qui s’appelle l’imitation (pp. 39 – 40). » Selon Maulnier, « les Français savent très bien que le salut pour eux est dans la révolution nationale française, non dans l’adhésion de la France à un “ national-socialisme ” ou à un “ fascisme ” international. Une révolution nationale reçue de l’étranger est contradictoire dans les termes (pp. 38 – 39) ». La rédaction de Je Suis Partout ne peut pas ne pas réagir à de pareilles saillies typiquement « vichystes » (4).

mythes-socialistes.jpgThierry Maulnier conçoit la Révolution Nationale, on l’a vu, comme la matrice d’un nouvel ordre français. « Il faut créer de nouvelles mœurs, de nouvelles valeurs et de nouveaux modes de pensée (p. 71). » Comment ? Ce qu’il propose convient au fonctionnaire de la propagande à Hanoï qui a classé les textes à sa disposition. « refaire une nation, c’est d’abord se donner les moyens de la refaire. C’est d’abord occuper et réorganiser l’État (p. 22). » l’auteur s’intéresse aux interactions psychiques, sociales et politiques entre le « Chef », l’élite et le peuple. « La nature de l’autorité n’est pas seulement d’accroître la force ou pour mieux dire l’efficacité de ceux qui lui obéissent; elle est de métamorphoser cette force en une force de qualité supérieure (p. 204). » Cependant, « l’autorité elle-même, pour atteindre à toute sa vertu, a besoin à son tour de la collaboration de ceux sur qui elle s’exerce. Elle perd beaucoup de son efficacité, s’il ne lui est donné qu’une obéissance passive et comme inerte (p. 205) ». Cela signifie restaurer ce qui est à l’origine de la nation française : l’État. « C’est le pouvoir qui devait donc être rétabli ou refait avant toute chose : c’est l’ensemble des moyens d’exécution; c’est l’État. C’est par l’État que la reconstruction française à commencer (p. 23). »

En quête d’héroïsme volontariste

L’auteur de La crise est dans l’homme s’intéresse par ailleurs à l’esprit français qui doit animer en amont cette nécessaire restauration nationale. Défendant René Descartes et Jean Racine, il voit en Pierre Corneille, qu’il qualifie de « plus grand des poètes de la volonté (p. 192) », comme « l’un des plus actuels de nos maîtres parce qu’il est le poète de la personnalité (p. 196) ». Il se lance dans une comparaison entre l’héroïsme de Frédéric Nietzsche et de celui de Pierre Corneille. Pour lui, l’héroïsme cornélien « est l’effort de l’homme pour se conquérir lui-même, pour atteindre le plus haut degré humain de domination de la nature humaine, d’indépendance et de responsabilité (pp. 193 – 194) ». Il en profite au passage pour déplorer qu’« en trois siècles, de Richelieu à M. Lebrun [le dernier président de la IIIe République décadente], l’âge moyen des membres de l’Académie française était passé de vingt-sept à soixante-dix ans (p. 213) ». L’ironie fera que Thierry Maulnier entrera sous la Coupole du quai Conti en 1964 à l’âge de 55 ans !

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La référence à Corneille et à Racine n’est pas anodine. De formation littéraire, cet épris du « Grand Siècle » ludovicien recherche un volontarisme héroïque indépendant de l’enseignement de l’« Allemand » de Sils-Maria. Il souhaite par des figures volontaristes et héroïques insuffler un dynamisme nouveau au peuple de France trop longtemps léthargique et avachi. « devant ses vainqueurs et devant l’histoire, il est impossible qu’un peuple ne soit pas jugé solidaire, au moins jusqu’à un certain point, des institutions qu’il a, sinon choisies, du moins tenues pour acceptables et tolérées (p. 5). » S’il ne veut pas une révolution nationale inspirée des exemples allemand et italien, il propose néanmoins une « révolution intellectuelle et morale » d’un peuple traumatisé par la raclée de mai – juin 1940. Sous la direction du Maréchal Pétain (qu’il ne cite jamais), il croit que « la France reprend conscience d’elle-même nationalement et politiquement, non seulement pour sauvegarder son existence dans des circonstances difficiles, mais pour reconstruire de bas en haut, tous les rapports et toutes les valeurs de sa civilisation, pour faire une “ révolution nationale ”. Ensuite, que la situation où se trouve la France est si particulière, qu’elle lui permet, ou plutôt qu’elle lui impose, une “ révolution nationale ” plus étendue et plus complète que celles des autres pays (pp. 29 – 30) ».

La_face_de_Méduse_du_[...]Maulnier_Thierry_bpt6k3355720d.JPEGLa Révolution Nationale doit de facto « dès maintenant nous préparer à une paix qui pourrait être pour nous, sin nous n’y prenons garde, plus redoutable que la guerre elle-même (p. 44) ». Il lui assigne donc une tâche ardue : fondre toutes les contradictions nationales dans un seul môle. En effet, « le drame du monde moderne vient de ce que les valeurs dont la composition merveilleuse et l’équilibre sans cesse en mouvement font une société harmonieuse ont commencé de se séparer les unes des autres, de s’exclure les unes les autres avec une fanatique intolérance, de s’amplifier jusqu’au mythe et d’exercer leur ravage anarchique en visant d’une vie monstrueusement indépendante (pp. 52 – 53) ». D’où cette mentalité française qui s’installe facilement dans la routine. « Si les Français se sont montrés inférieurs à d’autres peuples, au cours des cinquante dernières années, ce n’est pas dans la vitalité, ce n’est pas dans le jaillissement des sources créatrices, c’est dans l’organisation, l’utilisation, l’exploitation de leurs ressources. Ils n’ont pas été dépassés dans l’ordre de l’invention scientifique, mais dans celui des applications industrielles (p. 11) ». Il ne pointe pourtant pas la cause pratique de ces échecs répétés : une administration de plus en plus bureaucratique qui freine ou noie toute initiative originale afin de rester dans un moule normatif confortable. Il n’entend pas que la Révolution Nationale s’affadisse ou s’embourbe dans le marais des ministères incapables de se faire obéir de ses fonctionnaires.

Au service d’une France européenne et impériale

Thierry Maulnier l’imagine comme une synthèse des valeurs actuelles. « Liberté et autorité, coordination de tous les efforts au service de la communauté et indépendance des personnes, souveraineté de l’État et droit des individus, capital et travail; droit et force, recherche du bien-être et acceptation du sacrifice, tradition et progrès, statisme et dynamisme, stabilité des institutions et libre développement des énergies vivantes, droit et force, technique et culture, bonheur et courage, les antagonismes du monde moderne ne sont que les antagonismes de vérités incomplètes (pp. 51 – 52) ». De ce constat découle l’obligation d’une révolution nationale française qui intégrera et réordonnera ces vains antagonismes dans un sens français. Ne s’agit-il pas là de la fonction de la France dont « le rôle de médiatrice […] lui appartient par vocation (p. 67) » ? Attention néanmoins ! « La médiation dont nous parlons est celle qui consiste dans la construction d’un ordre; elle ne se situe pas au “ juste milieu ” entre les extrêmes qui se combattent, elle tend à dépasser les contradictions et à aller au-delà, là où le problème est résolu (p. 67). »

L’auteur comprend bien que « la conciliation des contraires est pour la France la loi même de son existence nationale. De tous les peuples, elle est celui dont la composition est la plus complexe, dont le sol, la race et l’esprit sont formés du plus grand nombre d’éléments hétérogènes, dont les activités sont les plus diverses (pp. 59 – 60) ». Toujours à la suite de Charles Maurras, il rappelle qu’« il n’y a pas de sang français pur, il n’y a pas de type ethnique français (5). Le peuple français est le produit non du sang, mais de l’histoire, il n’est parvenu à se donner une unité que par une lente et délicate élaboration, par la fusion patiente dans le creuset commun d’apports hétérogènes (p. 63) ».

Thierry-MAULNIER-LA-PENSÉE-MARXISTE-1948.jpgThierry Maulnier pense par conséquent que « la France n’est pas le pays de la mesure : mais elle est, géographiquement, historiquement, socialement, moralement, intellectuellement, le pays de la conciliation des contraires (p. 59) ». Malgré la Débâcle de 1940, le pays vaincu conserve des atouts. Ceux-ci reposent sur sa géographie. L’auteur se lance dans une succincte et pertinente analyse géopolitique qui bouscule la fameuse et sempiternelle dualité Terre – Mer. La « complexité de notre civilisation nous est imposée par notre sol lui-même. Solidement établie au cœur de l’Europe, la France regarde en même temps vers toutes mers, et la géographie l’attache en même temps aux peuples continentaux et aux peuples maritimes qui se disputent en ce moment la prééminence. L’Allemagne n’est qu’européenne (6), l’Angleterre n’est qu’impériale (7) : la France est européenne et impériale en même temps. On en a vu les conséquences dans l’histoire militaire : celle de l’Allemagne n’est guère que terrestre, celle de l’Angleterre n’est guère que marine. Tout au long de son histoire, la France a dû se battre sur terre et sur mer en même temps (pp. 60 – 61) ». Encore de nos jours, l’Hexagone républicain se voit tiraillé entre un projet pseudo-européen germanocentré sous la houlette étatsunienne, une francophonie « grand remplaciste » métisseuse mondialisée et un monde atlantique anglo-saxon auquel il se rattache indirectement par la Normandie et la rémanence territoriale de la Grande Louisiane et de la Nouvelle-France des XVIIe et XVIIIe siècles… Terre de contrastes majeurs parce que « continentale et maritime, agricole et urbaine, européenne et impériale, nationaliste et humaniste, unitaire et régionaliste, religieux et rationaliste (8), particulariste et cosmopolite, pacifique et guerrière, la France concentre en elle toutes les contradictions de l’univers et a fait sa civilisation et sa vie, passablement heureuse et glorieuse au cours des siècles, de ces mêmes contradictions (p. 65) ».

Une révolution économique et sociale

Cette médiation géo-politique trouve son équivalent dans le champ économique et social. En observant le national-socialisme allemand et le fascisme italien, Thierry Maulnier remarque que « le nationalisme européen n’a accompli sa deuxième étape qu’en prenant conscience de soi comme antidémocratique dans l’ordre politique, et antilibéral ou anticapitaliste dans l’ordre économique et social (p. 32) ». La Révolution Nationale a une ambition socio-économique similaire. La troisième partie du recueil, « La Révolution Nationale et les problèmes sociaux », comprend huit articles, tous de haute volée, en particulier le sixième intitulé « Sociaux ou Socialistes ? (pp. 143 – 147) ». Si le socialisme sonne trop marxiste, « social » laisse entendre une signification réactionnaire, sauf si entre en jeu le caractère révolutionnaire du redressement national, cette « organisation d’une société nouvelle où le travail ne sera pas le serviteur docile du capital, où le produit du travail ne sera pas la propriété exclusive du capital (p. 144) ».

Thierry Maulnier reprend des accents de L’Insurgé en 1937. « Nos théoriciens politiques, de Maurras à Sorel, ont été les premiers maîtres des révolutions contemporaines (p. 12). » Il s’en prend bien sûr à « la mythologie libérale [qui] n’est en fin de compte que la méthode de domination d’une certaine partie de la société sur les autres parties (p. 102) ». Il pointe « la démocratie libérale et capitaliste [qui] avait affaibli l’État français, livré la politique française aux intérêts financiers, aux intrigues internationales et aux passions populaires, désorganisé la production française, affaibli en fin de compte la valeur technique et morale de l’armée elle-même (pp. 7 – 8) ». Il soutient que « la liberté dans le régime démocratique n’est point, conformément aux apparences, la liberté pour chacun de vivre, d’agir et de penser à sa guise sous la protection des lois, mais la liberté conférée à l’argent d’étendre indéfiniment dans la vie sociale la domination des moyens de puissance qui lui sont propres (p. 107) ».

thierry-maulnier-un-itineraire-singulier.jpgEspérant que « la structure économique de la France de demain sera corporative (p. 119) », Thierry Maulnier se plaît à souligner au nom d’une future et éventuelle convergence des révolutionnaires nationaux de « droite » et des révolutionnaires sociaux de « gauche » que « l’opposition légitimiste approuva les révoltes ouvrières contre la monarchie bourgeoise et libérale de Louis-Philippe (p. 121) ». Parce que « la Révolution Nationale n’est pas le régime de la facilité : elle demande et doit demander à chacun la patience dans l’effort et le sacrifice (p. 139) », son rôle « est précisément d’arracher le travail à cette dégradation qu’il subit dans l’exploitation capitaliste et dans les réactions qu’elle provoque (p. 137) » en s’appuyant sur un corporatisme renaissant à expérimenter. Il est clair qu’« anticapitaliste, [la Révolution Nationale] ne se confond ni avec la réaction patriarcale ni avec la révolution prolétarienne. […] Elle est la révolution d’une société qui ne se renie pas pas, mais obéit à sa loi interne d’un présent qui ne transforme le passé que pour l’accomplir (pp. 124 – 125) ». N’est-ce pas la définition exacte d’une révolution conservatrice ?

Probablement non souhaité ni encouragé par un auteur distant de plusieurs milliers de kilomètres, Révolution Nationale. L’avenir de la France n’en reste pas moins la preuve d’une tentative dans la première moitié des années 1940 de renouveler les idées nationalistes et sociales dans une orientation conservatrice et révolutionnaire. Ce livre – rare et « maudit » – demeure un témoignage tout à fait pertinent dans le cadre de l’histoire des idées politiques non-conformistes du siècle dernier.

Georges Feltin-Tracol

Notes

1 : Certains textes dans Révolution Nationale sont des extraits incomplets du Figaro. D’autres articles commencent dans Arrière-pensées au deuxième ou troisième paragraphe des textes lus dans Révolution Nationale. Dans « Polémique d’ancien régime » paru dans Arrière-pensées, Thierry Maulnier rend anonymes les noms de Ludovic-Oscar Frossard et d’Édouard Herriot et modifie la conclusion en changeant « révolution nationale » en « reconstruction française ».

2 : cf. le remarquable travail de Bernard Comte, Une utopie combattante. L’École des cadres d’Uriage 1940 – 1942, préface de René Rémond, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », 1991. On lira aussi Michel Bergès, Vichy contre Mounier. Les non-conformistes face aux années 40, préface de Jean-Louis Loubet Del Bayle, Economica, coll. « Publications du Centre d’analyse politique comparée », 1997.

3 : Proche de certains cénacles de l’État français, Thierry Maulnier accepte que certains de ses articles soient repris par Jeunesse… France !, la revue officielle de l’École d’Uriage. Ses livres figurent dans les listes de lecture proposées par l’encadrement de l’école à ses stagiaires. Bernard Comte rappelle qu’en juillet 1941, Thierry Maulnier aurait dû donner une conférence à Uriage sur « Vérités et erreurs du nationalisme », mais il dut l’annuler pour une raison inconnue (Bernard Comte, op. cit., pp. 235 – 236).

4 : cf. collectif, Je Suis Partout. Anthologie (1932 – 1944), préface de Philippe d’Hugues, Auda Isarn, 2012.

5 : Cette assertion peut être contredite. Cf. par exemple Charles Becquet, L’ethnie française d’Europe, avant-propos de Hervé Lavenir, préface de Marcel Thiry, Nouvelles Éditions latines, 1963.

6 : C’est-à-dire continentale.

7 : Comprendre puissance coloniale de première importance.

8 : Le texte écrit « nationaliste », ce qui est certainement une coquille.

vendredi, 29 mai 2020

De la mobilisation en période de pandémie. Neuf extraits commentés de La mobilisation totale d’Ernst Jünger

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De la mobilisation en période de pandémie. Neuf extraits commentés de La mobilisation totale d’Ernst Jünger

par Baptiste Rappin

Ex: http://www.juanasensio.com

 

Ernst Jünger dans la Zone.

Baptiste Rappin dans la Zone.

La présente «crise», qui provoqua le confinement de plusieurs milliards d’êtres humain en raison de la pandémie mondiale du coronavirus baptisé Covid-19, qui, autrement dit, installa une sédentarité et un immobilisme contraints, s’accompagna paradoxalement d’une exigence de mobilité qui prit la forme, précise et non fortuite nous le constaterons par la suite, de l’appel à la mobilisation totale. La nation se mobilise, les hôpitaux se mobilisent, les entreprises se mobilisent, les associations se mobilisent, les universités et les chercheurs se mobilisent, les «ados» se mobilisent, bref, tout le monde se mobilise…

ej-mt.jpgCe fut l’idoine occasion de relire l’essai d’Ernst Jünger, qui, paru en 1930, porte précisément le nom de La mobilisation totale (Éditions Gallimard, coll. Tel, 1990), et d’en proposer quelques extraits choisis et commentés afin d’éclairer, par le recul qui tient à la distance temporelle, c’est-à-dire de manière inactuelle, la déconcertante actualité que nous vécûmes et continuons à vivre.

Quelques mots toutefois, en guise de préambule, à propos dudit ouvrage : La mobilisation totale se présente comme un court texte, à peine quarante pages réparties en neuf parties dont nous extrairons de chacune un passage qui nous semble significatif du point de vue de l’analyse de la contemporanéité. L’essai tente de cerner la rupture anthropologique, qu’Ernst Jünger juge non seulement décisive mais également irréversible, que la Première Guerre Mondiale a introduite dans le cours de l’histoire humaine.

Premier extrait

«Nous nous emploierons […] à rassembler un certain nombre de faits qui distinguent la dernière guerre – notre guerre, cet évènement le plus considérable et le plus décisif de notre époque – de toutes celles dont l’histoire nous a livré le récit» (§ 1, p. 98).

C’est tout d’abord à un effort de discernement que se livre l’écrivain : bien des guerres se ressemblent, bien des guerres sont comparables, bien des guerres procèdent d’une même logique. La Première Guerre Mondiale, quant à elle, introduit une discontinuité, de telle sorte qu’elle ne saurait être ramenée à un étalon déjà connu, bien identifié; elle possède, autrement dit, un caractère inédit, qu’Ernst Jünger, à travers ce court texte qui sert en réalité de laboratoire à un essai décisif : Le Travailleur, cherche à mettre au jour. cms_visual_1099299.jpg_1541772104000_292x450.jpgN’anticipons guère, car les critères de démarcation apparaîtront bien assez tôt, mais notons ceci afin d’établir un pont avec l’actualité : comprendre l’événement, pour Jünger, ne consiste pas à répéter mécaniquement, machinalement si l’on peut dire, les analyses précédentes et les schémas explicatifs préétablis; cela consiste, tout au contraire, à cerner sa spécificité, et à poser sur lui les justes mots afin de le faire advenir en tant que tel à la conscience collective. Telle fut très certainement la première faute, de nature épistémologique mais aux conséquences politiques, du Président Emmanuel Macron et de son équipe gouvernementale qui n’eurent de cesse de parler d’un virus comme d’un ennemi et d’une épidémie comme d’une guerre, des choix lexicaux et sémantiques pour le moins malheureux qui sont à mon sens en partie responsables de comportements a priori irrationnels comme la razzia des commerces (attention, indispensable précision, par ces propos, je n’excuse ni ne cautionne en aucune manière ces agissements dignes de pourceaux dépourvus de toute faculté de juger).

Deuxième extrait

«La meilleure manière de faire apparaître le caractère spécifique de cette grande catastrophe consiste sans doute à montrer qu’elle a été pour le génie de la guerre et l’esprit de progrès l’occasion de conclure une alliance étroite» (§ 2, p. 98).

Voilà une remarque qui me paraît souligner le caractère à proprement parler critique du progrès : il n’est en effet que des esprits simples, dogmatiques ou utopiques, pour concevoir le progrès comme l’écoulement d’un long fleuve tranquille ou comme la paisible marche vers un paradis terrestre à portée de mains. La réalité est plus chaotique, plus erratique, parce que le système capitaliste non seulement nécessite la révolution permanente des moyens de production – l’innovation dans toutes ses déclinaisons : économique, technologique, organisationnelle, sociale, citoyenne, écologique, parentale, éducative, etc. –, mais possède en outre le don de profiter de chaque catastrophe pour étendre son empire et accentuer son emprise : telle est en effet la «stratégie du choc», si justement décrite par Naomi Klein, qui joue de la perte de repères et de l’angoisse engendrées par la crise pour délivrer une ordonnance sur-mesure. Et si la Première Guerre Mondiale, selon Jünger, fut l’occasion de la conclusion d’une alliance entre «le génie de la guerre et l’esprit de progrès», alors il y a fort à parier, et à craindre, que l’association d’un coronavirus conquérant et d’un esprit de progrès tout aussi tenace servira de tremplin à la post-industrialisation de la France qui se traduira – et se traduit déjà – par des investissements massifs dans le numérique, le développement de juteux marchés pour l’industrie pharmaceutique, l’installation accélérée d’une société de la surveillance ainsi que par le recours accentué aux techniques managériales gages d’efficacité et d’adaptation. Je préfère prévenir ici toute illusion : le monde d’après sera identique au monde d’avant, mais en pire.

Troisième extrait

«On peut suivre désormais l’évolution au cours de laquelle l’acte de mobilisation revêt un caractère toujours plus radical dès lors que, dans une mesure croissante, toute existence est convertie en énergie, et que les communications subissent une accélération accrue au profit de la mobilité […]» (§ 3, p. 106).

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Qui dit guerre dit mobilisation : non seulement la mise sur pied de guerre de l’ensemble des forces armées, voire même de tous les citoyens susceptibles de participer à l’effort, mais aussi l’orientation de toutes les ressources, matérielles et technologiques, financières et organisationnelles, vers la victoire, seule issue désirée, escomptée, espérée, lorsque le combat s’engage. C’est en toute logique que la rhétorique belliqueuse déployée par nos dirigeants s’accompagne d’un appel à la mobilisation générale : celle-ci est toutefois d’une ampleur sans précédent, puisque l’ennemi est, comme les dieux du panthéisme, possiblement partout, à telle enseigne que l’enrôlement concerne certes les soldats et les citoyens, mais cible également les enfants, les femmes, les personnes âgées, qui, eux aussi, sont sommés de convertir leur existence en énergie. On pourrait dire de ce point de vue que l’épidémie confirme et entérine la mutation du paradigme guerrier qu’avait déjà accompli le terrorisme.

Mais la mobilisation est de surcroît une mise en mouvement : les énergies deviennent en effet disponibles quand elles se trouvent libérées de toute attache et enclines à la mobilité, si bien que toute mobilisation se trouve inséparable d’une structure logistique de gestion des flux, d’hommes, de matières, d’informations. C’est précisément ici que l’attaque surprise du coronavirus dans sa version 2019 devient, pour l’observateur, digne d’intérêt : car jamais, me semble-t-il, la mobilité de la cognition n’a-t-elle été à ce point découplée de la mobilité des corps. Confinés dans nos foyers, consignés à demeure comme des enfants punis dans leur chambre, nos corps, privés de leur élémentaire liberté de mouvement, demeurent immobiles alors que nos pensées ne laissent pas de circuler sur la Toile, à tel point, d’ailleurs, que nos vies n’auront jamais été aussi dépendantes et intégrées au Réseau, par la grâce duquel, Dieu soit loué, nous travaillons à distance, nous achetons à distance, nous prenons l’apéro à distance, nous baisons à distance.

D’une telle situation, je tire deux leçons : d’une part, que le sous-équipement numérique que la présente crise a révélé accélèrera, par des investissements massifs, la digitalisation de notre pays; d’autre part, le confinement restera la première expérience collective d’une vie transhumaniste post-incarnation dans laquelle le corps aura enfin avoué sa superfluité.

Quatrième extrait

«Néanmoins, le versant technique de la mobilisation totale n’en constitue pas l’aspect décisif. Son principe, comme le présupposé de toute technique, est au contraire enfoui plus profond : nous le définissons ici comme disponibilité à être mobilisé» (§ 4, p. 115).

001065708.jpgLe Réseau est une chose, notre appétence et notre célérité à nous y soumettre une autre. Jünger, qui aura sur ce point très largement anticipé et influencé les développements de Heidegger dans La question de la technique, conférence dans laquelle ce dernier affirme notamment que «l’essence de la technique n’est pas la technique», met en évidence qu’aucun dispositif technique ne parvient à s’encastrer dans le tissu social, c’est-à-dire à devenir un système sociotechnique, s’il n’est précédé d’une révolution anthropologique qui, dans les mentalités et les structures de la croyance collective, légitime l’usage dudit dispositif. Pourquoi donc le confinement, présenté comme un acte de mobilisation, et désormais les règles du déconfinement, qui ne sont autres que la poursuite de la mobilisation sous une forme nouvelle, se trouvent-t-ils aussi largement respectés ? Il est vrai que la peur de la maladie et la crainte de l’amende y sont pour quelque chose, je ne le nie pas; mais c’est au fond le principe directeur de notre société qui oriente nos actions, pour les uns, qui se limitent à respecter les consignes, de façon minimaliste, pour les autres, qui n’hésitent guère à prendre directement part au combat en cousant des masques et en imprimant des visières (masques et visières, dont la pénurie annonce la future fortune de proches du pouvoir, c’est une évidence qui ne requiert aucune boule de cristal), de manière engagée voire fanatique.

Quel est ce principe que Jünger situe à la racine de la mobilisation, et que tant Heidegger qu’Anders identifieront comme le tuf même de la société industrielle ? Il s’agit de la disponibilité, c’est-à-dire l’état ou le fait de se trouver à disposition de quelqu’un ou de quelque chose. En d’autres termes, loin d’attendre le tonitruant appel de la mobilisation pour se faire énergies, nos existences sont déjà prêtes et disposées à être mobilisées, n’attendant même que cela, d’être mobilisées, puisque pour les Modernes, le mouvement c’est la vie, mobilisées donc, c’est-à-dire à la fois convoquées, réquisitionnées et ordonnées à la finalité de la victoire. Les «ressources humaines», le «facteur humain», le «capital humain» ne sont pas qu’expressions techniques réservées aux seules entreprises : ces mots, dans toute leur crudité, disent tout simplement la condition des derniers hommes que nous sommes devenus : des outils à la recherche permanente d’un emploi.

Cinquième extrait

«Mais cela n’est rien par rapport aux moyens dont on disposait à l’ouest (en Amérique) pour mobiliser les masses. Il ne fait pas de doute que la civilisation soit plus étroitement liée au progrès que la Kultur; qu’elle sache parler sa langue naturelle dans les grandes villes surtout, et s’entende à manier des notions et des méthodes qui n’ont rien à voir avec la culture, auxquelles même celle-ci s’oppose. La culture ne peut être exploitée à des fins de propagande […]» (§ 5, p. 125).

Je dois ici préciser au lecteur, avant tout commentaire, que le couple civilisation-culture, dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres, se présente sous la forme d’une opposition irréductible héritée de la période romantique : d’un côté, celui de la Kultur, la naturalité des liens socio-historiques qui lient les hommes dans une communauté organique de destin; de l’autre, celui de la civilisation, l’artificialité engendrée par les progrès techniques de la société industrielle. Jünger perpétue cette dichotomie, ce dont témoigne assurément le pont tendu entre civilisation et urbanité.

Ce cinquième extrait introduit un nouvel élément indispensable à la bonne compréhension de la mobilisation : les références dernières, en l’occurrence la disponibilité pour la société industrielle, exigent une mise en scène, c’est-à-dire l’intercession de symboles, par l’entremise de laquelle elle s’adresse à ses destinataires. Jadis occupée par la religion et les mythes dont les récits se théâtralisent dans des liturgies, cette fonction se trouve aujourd’hui dévolue à la propagande – les termes de «propagande», «relations publiques» et «marketing» seront dans ce texte considérés comme synonymes –, comme si la médiation, elle aussi, devait se plier à la logique générale de substitution du technique (la «manufacture du consentement» selon la si révélatrice expression de Walter Lippmann) au symbolique.

978849661442.JPGIl n’est guère étonnant que Jünger tienne ses propos, lui qui assiste à l’émergence des relations publiques dont le chef d’œuvre inaugural demeure l’incroyable Propaganda d’Edward Bernays. Quant à nous, c’est la télévision et ses experts, ce sont les journaux et leurs éditorialistes, ce sont toutes ces associations subventionnées et leurs porte-paroles illuminés, qui anesthésient toute liberté d’esprit afin d’imposer la disponibilité en principe de vie. Peut-être l’opposition que Jünger dresse entre civilisation et culture suggère-t-elle d’ailleurs une issue qu’il faudrait prendre à la lettre, au mot : la campagne ne serait-elle pas la clef des champs, elle qui demeure encore un peu, malgré tout, allergique au baratin du nouveau monde ?

Sixième extrait

«La mobilisation totale, en tant que mesure décrétée par l’esprit d’organisation, n’est qu’un indice de cette mobilisation supérieure accomplie par l’époque à travers nous» (§ 6, p. 127-128).

La mobilisation totale n’épuise toutefois pas l’esprit de l’époque, elle ne constitue qu’un aspect partiel d’un phénomène encore plus général, plus englobant, dont elle sert toutefois de révélateur; car, la crise, en tant qu’elle désigne le point culminant de la maladie, est synonyme de moment de vérité. La mobilisation totale qui est déclarée face à l’attaque ne fait ainsi que mettre en évidence ceci : que l’époque ne cesse de nous mobiliser, en temps de paix comme en temps de guerre, qu’elle ne laisse pas de nous rendre encore et toujours disponibles, qu’elle cherche, à travers tous les moyens possibles, à nous employer, à nous rendre utiles et fonctionnels, qu’elle a fait de nous des «types adaptables», formulation positive de l’expression «unadaptable fellows» qu’on lit sous la plume aiguisée de Günther Anders, c’est-à-dire des organismes psychologiquement modifiés.

Tel est l’esprit d’organisation qui donne à l’époque son triste visage : rien ne saurait résister à une entreprise d’optimisation, rien ne saurait demeurer en retrait sans être exploité – la planète est une immense mine de matières premières –, il n’est aucune de nos qualités qui ne doive se mettre au service d’une production, s’ordonner à une fin de performance. On l’observe d’ailleurs aux curriculum vitae et aux lettres de motivation de candidats au recrutement qui n’hésitent plus à faire de l’organisation de leur vie personnelle un gage de réussite de leur carrière professionnelle, à présenter leurs voyages touristiques comme l’occasion de développer des compétences interculturelles, à rendre compte de leur engagement associatif comme d’une expérience managériale. La transitivité de l’efficacité est parfaite, qui atteste de l’omniprésence de son idéologie.

Septième extrait

«Nous avons expliqué qu’une grande partie des forces progressistes avait été mobilisée par la guerre; et la dépense d’énergie ainsi entraînée était telle qu’on ne pouvait plus rien réinvestir dans la lutte intérieure» (§ 7, p. 134-135).

Après la métaphysique, le retour à la politique. Il est évident que la mobilisation totale qui suit la guerre déclarée au souverain virus conduit à un épuisement complet, autant dû à l’atrophie de corps immobilisés, confinés, empêchés, qu’à l’usure de psychismes sidérés par les écrans du «télétravail»; il est tout aussi obvie que la mobilisation générale, celle qui est quotidiennement requise par l’esprit d’organisation, produit une fatigue structurelle, un dépérissement lent et continu, une torpeur et une anesthésie qui constituent très certainement le premier frein à toute action authentiquement révolutionnaire. La disponibilité permanente entraîne une adhérence, sinon une adhésion, à l’époque, si bien que l’intempestivité, que je pourrais littéralement et abusivement définir comme l’action de pester intelligemment contre son temps, paraît bien disparaître des radars, si ce n’est à titre de vestige de l’ancien monde.

eae1fe006afadd2fa6a8ec97d94e657d.pngLe président Emmanuel Macron le sait bien, et si vraiment il l’ignore, une quelconque huile l’aura bien averti : la colère gronde, dont l’intensité n’a d’égale que son niveau d’incompétence et d’incurie – sans compter l’irritation née de ces invraisemblables et insignifiantes envolées technico-lyriques («un été apprenant et culturel» ! : «mdr» aurait-t-on envie de rétorquer) qui circulent en boucle sur les réseaux sociaux. L’épuisement de l’opposition, non pas celle qui se met douillettement en scène à l’Assemblée Nationale en attendant que le fatum de l’alternance produise son effet, mais celle qui s’empare des ronds-points de l’Hexagone et refuse de se laisser institutionnaliser par le jeu de la représentation, l’épuisement de cette opposition-là, qui se trouve aujourd’hui mobilisée en première ligne dans les hôpitaux, les commerces et les ateliers, représente très certainement le gage d’une certaine tranquillité intérieure, c’est-à-dire de sa possible réélection, à condition, par conséquent, de maintenir l’état d’exception jusqu’à ce qu’il soit accepté comme normal et que le régime autoritaire, dictatorial, s’installe dans notre quotidien avec le statut de l’évidence. Le tout assorti de concessions qui ne le sont point : remaniement ministériel, retour de la souveraineté, tournant écologique, visions du monde d’après qui ne sera plus jamais le même, etc.

Huitième extrait

«Le progrès se dénature en quelque sorte pour faire ressortir son mouvement à un niveau très élémentaire, après une spirale accomplie par une dialectique artificielle; il commence à dominer les peuples sous des formes qu’on ne peut déjà plus distinguer de celles d’un régime totalitaire, sans même parler du très bas niveau de confort et de liberté qu’elles offrent. Un peu partout, le masque de l’humanitarisme est pour ainsi dire tombé; et l’on voit apparaître un fétichisme de la machine […]» (§ 8, p. 137).

Le progrès, qui prend aujourd’hui la forme de la «transformation digitale», mot d’ordre que l’on entend autant dans les entreprises, petites et grandes, que dans les écoles et les collectivités, promet la liberté mais sème la terreur. Comment Bernard de Clairvaux, le Saint, n’y aurait-il pas pensé quand il affirma, locution devenue proverbiale, que «l’enfer est pavé de bonnes intentions» ? C’est tout sourire que le progrès engendre le pire, c’est au nom de l’humanité et du Bien qu’il installe une domination d’un nouveau genre. Car si le régime totalitaire «classique» repose avant tout sur une idéologie, celle de la race, celle de la classe, qui reconfigure la société en lui imposant de nouveaux régimes de normativité, le progrès, dont le docteur Frankenstein de Mary Shelley fournit une idoine personnification, accouche d’un monstre froid, impersonnel et intégralement artificiel : la méga-machine, l’hydre hyper-connectée dont la prolifération ne connaît pas de terme, car tel est le propre du Réseau, que de toujours s’étendre, se répandre, se propager, sans autre ambition que son propre prolongement, sans autre souci que son accroissement de puissance.

Les masques tomberaient-ils, malgré la propagande, en dépit de la mobilisation ? Certains d’entre nous, trop peu bien entendu, ont pris goût à une vie décélérée et exempte des tourbillons et de l’agitation du quotidien, réalisent que cette liberté retrouvée les renvoie, par contraste, à leur ordinaire condition de servilité, se disent qu’au fond ils se satisferaient bien d’un prolongement de cette parenthèse enchantée. Ils ont même retrouvé une certaine forme de mesure et de sérénité dont le fol emballement de la vie moderne les avait privés (et ils en furent les complices volontaires, nous le savons bien !) : mais que valent ces gouttes d’eau dans l’océan de dispositifs digitaux, que peuvent ces minuscules prises de conscience contre le Grand Déferlement ?

Neuvième extrait

«À travers les failles et les jointures de cette tour babylonienne, notre regard découvre aujourd’hui déjà un monde apocalyptique dont la vue glacerait le cœur du plus intrépide. Bientôt l’ère du progrès nous semblera aussi énigmatique que les secrets d’une dynastie égyptienne, alors que le monde lui avait en son temps accordé ce triomphe qui, un instant, auréole d’éternité la victoire» (§ 9, p. 139).

Robots-Square.jpgLe progrès a pour nous un statut d’évidence; non plus le progrès moral (celui qui croit au perfectionnement de l’individu raisonnable par l’éducation), non plus le progrès historico-politique (celui qui imagine la construction d’un avenir radieux par des citoyens rationnels épousant le sens de l’Histoire), mais, bien sûr, le progrès technique qui, sûr de son statut d’idole et de son implacable force, lance ses rouleaux-compresseurs mécaniques, automatiques, numériques, à l’assaut des vieilleries de la civilisation, écrase les traditions, casse les institutions et concasse les corps intermédiaires, broye le langage pour lui substituer le grincement assourdissant des rouages et le bruit diffus de l’information. Non, ce n’est pas un monde que détruit le progrès; non ce n’est pas seulement une ère qui prend fin sous les coups de butoir de la méga-machine; non, Messieurs les relativistes, notre époque ne saurait se diluer dans une histoire générale du mal et de ses manifestations. Jamais les assemblages anthropologiques qui garantissent la pérennité de l’espèce humaine ont-ils été aussi durement mis à l’épreuve; jamais une société («société» qui s’est, soit dit en passant, dilué dans le «social», dilution ou dissolution qui mériterait à elle seule un article entier) n’a-t-elle adopté, pour seul mode de reproduction, la fabrique d’êtres opérationnels. Telle est bien, au fond, l’énigme que nous laissons à nos survivants ou, hypothèse osée mais stimulante, à une civilisation extra-terrestre qui découvrirait les décombres de la nôtre. Si l’espèce humaine, je veux dire : réellement humaine, venait à survivre à cette catastrophe, alors nos descendants s’interrogeront, avant peut-être de baisser les bras devant l’insondable mystère du progrès : mais de quelle folie ont-ils été pris, nos ancêtres de la société industrielle, pour précipiter la civilisation dans l’apocalypse ?

mercredi, 27 mai 2020

Armer manipulierter Orwell

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Armer manipulierter Orwell

von Viktor Timtschenko

Ex: https://www.compact-online.de

George Orwell hat ein Buch über Nationalismus geschrieben, verstand ihn aber in  unorthodoxer Weise. Dennoch versuchen politisch-korrekte Intellektuelle ihn für linksgrünen Globalismus zu vereinnahmen. Viktor Timtschenko hat ebenfalls ein Buch über Nationalismus geschrieben, und verteidigt den berühmten Kollegen gegen seine Fehldeuter.

Gottbegnadete Menschen dürfen das. Sie dürfen einen Vogel „Tisch“ nennen und schreiben: „Ein Tisch sitzt auf dem Baum“. Und sie dürfen ein Vogel-Buch „Über Tische“ nennen. So ist es mit dem erstmals auf Deutsch erschienenen Buch von George Orwell „Über Nationalismus“.

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Nationalismus ist nicht gleich Nationalismus

Zugegeben: Von Anfang an klärt der berühmte englische Autor („Farm der Tiere“, „1984“) den Leser über die „Vogel-Tisch-Problematik“ auf: Er hat sich „für die Bezeichnung ‚Nationalismus‘ entschieden, aber wir werden gleich sehen, dass ich dieses Wort nicht im üblichen Sinne verwende“. Allerdings! Was ist unter dem Nationalismus in diesem 1945 geschriebenen Artikel gemeint? Orwell hüllt sich nicht in Metaphysik: „Der Nationalismus im erweiterten Sinne, wie ich ihn verwende, umfasst Bewegungen und Neigungen, wie (jetzt aufpassen! – V. T.) den Kommunismus, den politischen Katholizismus, den Zionismus, den Antisemitismus, den Trotzkismus und den Pazifismus.“ Was hat das mit dem „konventionellen Nationalismus“ zu tun?

Da Orwell nicht ohne Grund vermutet, dass der Leser etwas irritiert sein könnte, nennt er „auf der Hand liegende Beispiele“ des von ihm neu definierten Nationalismus: „Das Judentum, der Islam, das Christentum, das Proletariat und die weiße Rasse sind allesamt Gegenstand leidenschaftlicher nationalistischer Empfindungen.“ Und fügt hinzu: „Ein Nationalist ist jemand, der einzig und allein – oder überwiegend – in Kategorien konkurrierenden Prestiges denkt.“ Und die Nationalisten eifern nicht um die Belange einer Nation, sondern einer „eigenen Machteinheit“ – Sekte, Organisation, Gruppe von Gleichgesinnten oder beispielsweise der Partei der „Sozialisten, deren Nationalismus die Form des Klassenhasses annimmt“.

Also hat ein Nationalist, wie Orwell ihn definiert, nicht unbedingt etwas mit Nation und Rasse am Hut. Das ist einfach ein engstirniger indoktrinierter Mensch, der blind(wütig) seine „Sache“ verteidigt, keine Argumente wahrnimmt und in schwarz-weiß-Kategorien denkt – und diese Doktrinen können religiöser, politischer, aber auch ethnischer Natur sein. Das Pamphlet „Über Nationalismus“ ist eine Invektive gegen Sturheit und Besessenheit, gegen Obsession und Rechthaberei. Das ist ein Text nicht über die Politik, sondern über die „Geisteshaltung“, über die „Emotion“, wie Orwell selbst erklärt oder „eine Mentalität, eine zum Habitus gewordene Ideologie“, wie Gustav Seibt in der Süddeutschen schreibt.

Durchaus aktuell. Aber wie!

An dieser Stelle darf nicht vergessen werden, dass Orwell den Essay eigentlich über die damalige Geisteshaltung der britischen Intelligenzija schreibt – und manche Kunstschaffende (exemplarisch Gilbert Keith Chesterton – der mit den Krimis um Pater Brown – , sowie Evelyn Waugh und T. S. Eliot) kriegen ihr Fett weg: „Die bei der Intelligenzija vorherrschende Form von Nationalismus (wir erinnern uns, wie breit er den Begriff gefasst hat – V. T.) ist selbstverständlich der Kommunismus“, den Orwell nicht auf die Mitglieder der Kommunistischen Partei begrenzt, sondern alle „Russlandfreunde“, was zu diesem Zeitpunkt Stalinfreunde bedeutete, einbezieht.

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Schonungslos deckt Orwell die Fälschungen auf, die diese, von ihren Ideen besessenen, Propagandisten produzieren. Fakten werden von ihnen unterdrückt, „Zitate aus dem Kontext gerissen und so bearbeitet, dass sich ihr Inhalt verändert. Ereignisse, die, so das Gefühl, nie hätten stattfinden sollen, bleiben unerwähnt und werden letztlich geleugnet.“ Ein Beispiel: „1917 ließ Tschiang Kai Schek Hunderte Kommunisten bei lebendigem Leib verbrühen, und doch wurde er innerhalb von zehn Jahren zu einem Heroen der Linken. Die Neuordnung der Weltpolitik hatte ihn ins antifaschistische Lager befördert, und so hatte man das Gefühl, das Verbrühen der Kommunisten ‚zähle nicht‘ oder sei vielleicht nie geschehen“, berichtet der Literat.

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Eric Blair_(George Orwell) from his Metropolitan Police file.
Foto: The National Archives UK / No restrictions. Wikimedia, CC0

Also, „so das Gefühl“: „Lückenpresse“ und Haltungsjournalismus gab es schon damals auf der britischen Insel! Es gibt auch andere recht aktuelle Bezüge in dem vor 75 Jahren geschriebenen Text. Als einer der Formen des Nationalismus beschreibt Orwell die Anglophobie der englischen „Intellektuellen“: „Innerhalb der Intelligenzija ist eine spöttische und dezent feindselige Haltung gegenüber Großbritannien mehr oder weniger Pflicht.“ Etwas später schwappt diese Haltung auch nach Deutschland über, es erklingt nun „dezent“ „Deutschland verrecke!“ und „Bomber Harris“, der – unter anderem – 1945 Dresden in Schutt und Asche legte, wird mit Applaudissement bedacht.

Was ist das für ein perverses Phänomen, dass die Menschen ihr eigenes Land hassen, welche Geistesverfassung besitzen sie? Orwell aus dem Jahr 1945: „Natürlich wollten englische Linksintellektuelle nicht wirklich, dass die Deutschen oder die Japaner den Krieg gewannen, aber viele von ihnen zogen einfach einen Kick daraus, wenn sie sahen, wie ihr eigenes Land gedemütigt wurde.“ Der Unterschied zu Deutschland ist schon gut sichtbar: Die von Orwell beschriebenen Hasser saßen damals nicht in der britischen Regierung. Deutlich beschreibt der Schriftsteller und Zeitzeuge die Wendehälsigkeit, „Bigotterie“ solcher linken „Nationalisten“: „Auf dem europäischen Kontinent rekrutieren sich faschistische Bewegungen überwiegend aus Kommunisten – in den nächsten Jahren läuft die Sache möglicherweise in die entgegengesetzte Richtung.“  Meinte er, dass aus Faschisten „Anti-Faschisten“ werden? Läuft!

Die Ikone wird instrumentalisiert

Warum publiziert Mainstream den alten Orwell’schen Essay gerade jetzt? Die Frage ist leicht beantwortet: Weil der Nationalismus auf dem Vormarsch ist. Politische Parteien, die die Interessen ihrer eigenen Völker und nicht die Interessen der anderen Völker und globaler Konzerne in den Vordergrund stellen (exemplarisch „Amerika zuerst!“), gewinnen an Zuspruch. Die AfD in Deutschland, Lega in Italien, Viktor Orban in Ungarn, der Nationalisten in Belgien, Dänemark, Estland, Finnland, Schweden, Frankreich, Polen, Slowakei verbuchen Erfolge. Großbritannien ist aus dem EU-Imperium raus. In den USA, in Russland, China, Pakistan, Indonesien, Kambodscha, Indien, Südkorea, Japan, in der Türkei sind Nationalisten an der Macht.

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Daher bekommt der linksgrüne Mainstream kalte Füße. Woher die Stärkung des Nationalismus kommt, möchten sie nicht ehrlich beantworten oder vermögen es nicht. Einziger Ausweg: man sucht (auch in historischen Mottenkisten) nach Prominenz, die sagt (oder sagen sollte): Nationalismus ist eine ga-a-a-nz böse Sache.

So kommen sie auf Orwell, einen der bedeutendsten Schriftsteller der Weltliteratur. Da sich die Herausgeber der Antiquiertheit des Textes bewusst sind, versehen sie die nicht einmal 40 Buchseiten des originalen Orwell mit einem opulenten Nachwort des Soziologen Armin Nassehi. Mit vielen Verrenkungen macht er dabei eine gute Figur und, wie der NDR-Rezensent Alexander Solloch bemerkt, schafft es immerhin „in einem leicht aktualisierungsneurotischen Abschnitt, den Nationalismus, von dem Orwell einst sprach, mit den heutigen ‚Klimaprotesten‘ (und mit Brexit! – V. T.) in Verbindung zu bringen.“
Das ist der Publikationsgrund Nummer zwei.

Der Mainstream, sowohl der politische als auch der mediale (samt Armin Nassehi), schwört auf die „sozialistischen Ansichten“ Orwells. Das stimmt nur so weit: Orwell war Sozialromantiker, ein Sozialträumer, der an irgendeinen „Sozialismus“ glaubte, der in der Realität gar nicht existierte (und nicht existiert). Was gab es da? Es gab den von Orwell rigoros abgelehnten Sozialismus Stalin’scher Prägung in der Sowjetunion, wo Millionen (politische) Häftlinge den Belomor-Kanal und Eisenbahnlinien in Sibirien bauten, es gab in Palästina sozialistische Kibbuzim, die unter Verzicht auf das Nötigste das Paradies auf Erden zu erschuften suchten. Beide „Projekte“ sind bitterböse gescheitert. Aber was Orwell nicht erleben konnte, war der Pol-Pot-Sozialismus der Roten Khmer in Kambodscha – mit Millionen Toten, der Sozialismus in China mit Freiheiten à la Platz des Himmlischen Friedens, der Sozialismus der Entbehrungen in ganz Osteuropa, in Nordkorea und auf Kuba. (Fortsetzung des Artikels unter dem Werbebanner)

Aber geniale Autoren, wie Orwell einer war, sind auch deshalb genial, weil sie in ihren Werken nicht ideologisch geblendet sind. Die Logik der Erzählung an sich, die erschaffenen Charaktere führen den Autor oft zu literarischen Erkenntnissen, die seinen eigenen Überzeugungen diametral gegenüberstehen. Einen ähnlichen „permanenten Kampf des Autors mit dem Helden“ bemerkt Literaturwissenschaftler Jakow Sundelowitsch auch bei Fjodor Dostojewskij. Der Autor Orwell glaubt an seinen romantisierten „Sozialismus“, die Gestalten, die aus seiner Feder kommen, entlarven aber das unmenschliche Wesen dieser politischen Ideologie. Deshalb heißt totalitäre Herrschaft in „1984“ – „Engsoz“, englischer Sozialismus.

Ein Beispiel von dem „ersehnten Sozialismus“ gibt Orwell in der „Grammatik des (sozialistischen – V. T.) Neusprechs“: „Das Wort frei gab es zwar im Neusprech noch, aber es konnte nur in Sätzen wie ‚Dieser Hund ist frei von Flöhen‘, oder ‚Dieses Feld ist frei von Unkraut‘ angewandt werden. In seinem alten Sinn von ‚politisch frei‘ oder ‚geistig frei‘ konnte es nicht gebraucht werden, da es diese politische oder geistige Freiheit nicht einmal mehr als Begriff gab und infolgedessen auch keine Bezeichnung dafür vorhanden war.“

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Orwell als Apologet des Sozialismus? Keineswegs! Eher entschiedener Gegner des Überwachungsstaates, der Meinungsmanipulationen, political correctness und der gendersensiblen Sprache. Die beabsichtigte Schmähung des Nationalismus durch einen überzeugten „Sozialisten“ ist mit der Veröffentlichung des Buches „Über Nationalismus“ also weit daneben gegangen. Daraus wurde ein Schuss ins eigene linke Bein. Die Versuche vieler Rezensenten, Orwell umzuinterpretieren (indem man das Orwell’sche Verständnis für „seinen“ Nationalismus einfach weglässt) und aus dem Text einen Strick für den modernen Nationalismus zu drehen, sind kläglich gescheitert. Der Text ist aktuell, der Text ist brisant, und zwar nicht, weil er die Liebe zur Nation anprangert, sondern weil er den heutigen verlogenen politischen Eliten einen Spiegel vor ihre Fratzen hält.

Orwell, George: Über Nationalismus, dtv Verlagsgesellschaft mbH, München, 2020.

dimanche, 24 mai 2020

How the British Empire Created and Killed George Orwell

 
Martin Sieff
Ex: https://www.strategic-culture.org
 

The British Broadcasting Corporation (BBC), happily amplified by the Public Broadcasting System (PBS) in the United States which carries its World News, continues to pump out its regular dreck about the alleged economic chaos in Russia and the imagined miserable state of the Russian people.

It is all lies of course. Patrick Armstrong‘s authoritative regular updates including his reports on this website are a necessary corrective to such crude propaganda.

9789352662197_p0_v1_s550x406.jpgBut amid all their countless fiascoes and failures in every other field (including the highest per capita death rate from COVID-19 in Europe, and one of the highest in the world) the British remain world leaders at managing global Fake News. As long as the tone remains restrained and dignified, literally any slander will be swallowed by the credulous and every foul scandal and shame can be confidently covered up.

None of this would have surprised the late, great George Orwell. It is fashionable these days to endlessly trot him out as a zombie (dead but alleged to be living – so that he cannot set the record straight himself) critic of Russia and all the other global news outlets outside the control of the New York and London plutocracies. And it is certainly true, that Orwell, whose hatred and fear of communism was very real, served before his death as an informer to MI-5, British domestic security.

But it was not the Soviet Union, Stalin’s show trials or his experiences with the Trotskyite POUM group in Barcelona and Catalonia during the Spanish Civil War that “made Orwell Orwell” as the Anglo-America Conventional Wisdom Narrative has it. It was his visceral loathing of the British Empire – compounded during World War II by his work for the BBC which he eventually gave up in disgust.

And it was his BBC experiences that gave Orwell the model for his unforgettable Ministry of Truth in his great classic “1984.”

George Orwell had worked in one of the greatest of all world centers of Fake News. And he knew it.

More profoundly, the great secret of George Orwell’s life has been hiding in plain sight for 70 years since he died. Orwell became a sadistic torturer in the service of the British Empire during his years in Burma, modern Myanmar. And as a fundamentally decent man, he was so disgusted by what he had done that he spent the rest of his life not just atoning but slowly and willfully committing suicide before his heartbreakingly premature death while still in his 40s.

81+J0d0FB8L.jpgThe first important breakthrough in this fundamental reassessment of Orwell comes from one of the best books on him. “Finding George Orwell in Burma” was published in 2005 and written by “Emma Larkin”, a pseudonym for an outstanding American journalist in Asia whose identity I have long suspected to be an old friend and deeply respected colleague, and whose continued anonymity I respect.

“Larkin” took the trouble to travel widely in Burma during its repressive military dictatorship and her superb research reveals crucial truths about Orwell. According to his own writings and his deeply autobiographical novel “Burmese Days” Orwell loathed all his time as a British colonial policeman in Burma, modern Myanmar. The impression he systematically gives in that novel and in his classic essay “Shooting an Elephant” is of a bitterly lonely, alienated, deeply unhappy man, despised and even loathed by his fellow British colonialists throughout society and a ludicrous failure at his job.

This was not, however, the reality that “Larkin” uncovered. All surviving witnesses agreed that Orwell – Eric Blair as he then still was – remained held in high regard during his years in the colonial police service. He was a senior and efficient officer. Indeed it was precisely his knowledge of crime, vice, murder and the general underside of human society during his police colonial service while still in his 20s that gave him the street smarts, experience, and moral authority to see through all the countless lies of right and left, of American capitalists and British imperialists as well as European totalitarians for the rest of his life.

The second revelation to throw light on what Orwell had to do in those years comes from one of the most famous and horrifying scenes in “1984.” Indeed, almost nothing even in the memoirs of Nazi death camp survivors has anything like it: That is the scene where “O’Brien”, the secret police officer tortures the “hero” (if he can be called that) Winston Smith by locking his face to a cage in which a starving rat is ready to pounce and devour him if it is opened.

I remember thinking, when I was first exposed to the power of “1984” at my outstanding Northern Irish school, “What kind of mind could invent something as horrific as that?”) The answer was so obvious that I like everyone else missed it entirely.

Orwell did not “invent” or “come up” with the idea as a fictional plot device: It was just a routine interrogation technique used by the British colonial police in Burma, modern Myanmar. Orwell never “brilliantly” invented such a diabolical technique of torture as a literary device. He did not have to imagine it. It was routinely employed by himself and his colleagues. That was how and why the British Empire worked so well for so long. They knew what they were doing. And what they did was not nice at all.

A final step in my enlightenment about Orwell, whose writings I have revered all my life – and still do – was provided by our alarmingly brilliant elder daughter about a decade ago when she too was given “1984” to read as part of her school curriculum. Discussing it with her one day, I made some casual obvious remark that Orwell was in the novel as Winston Smith.

My American-raised teenager then naturally corrected me. “No, Dad, ” she said. “Orwell isn’t Winston, or he’s not just Winston. He’s O’Brien too. O’Brien actually likes Winston. He doesn’t want to torture him. He even admires him. But he does it because it’s his duty.”

She was right, of course.

But how could Orwell the great enemy of tyranny, lies and torture so identify with and understand so well the torturer? It was because he himself had been one.

“Emma Larkin’s” great book brings out that Orwell as a senior colonial police officer in the 1920s was a leading figure in a ruthless war waged by the British imperial authorities against drug and human trafficking crime cartels every bit as vicious and ruthless as those in modern Ukraine, Columbia and Mexico today. It was a “war on terror” where anything and everything was permitted to “get the job done.”

51pSghEsMsL._SX305_BO1,204,203,200_.jpgThe young Eric Blair was so disgusted by the experience that when he returned home he abandoned the respectable middle class life style he had always enjoyed and became, not just an idealistic socialist as many in those days did, but a penniless, starving tramp. He even abandoned his name and very identity. He suffered a radical personality collapse: He killed Eric Blair. He became George Orwell.

Orwell’s early famous book “Down and Out in London and Paris” is a testament to how much he literally tortured and humiliated himself in those first years back from Burma. And for the rest of his life.

He ate miserably badly, was skinny and ravaged by tuberculosis and other health problems, smoked heavily and denied himself any decent medical care. His appearance was always abominable. His friend, the writer Malcolm Muggeridge speculated that Orwell wanted to remake himself as a caricature of a tramp.

The truth clearly was that Orwell never forgave himself for what he did as a young agent of empire in Burma. Even his literally suicidal decision to go to the most primitive, cold, wet and poverty-stricken corner of creation in a remote island off Scotland to finish “1984” in isolation before he died was consistent with the merciless punishments he had inflicted on himself all his life since leaving Burma.

The conclusion is clear: For all the intensity of George Orwell’s experiences in Spain, his passion for truth and integrity, his hatred of the abuse of power did not originate from his experiences in the Spanish Civil War. They all flowed directly from his own actions as an agent of the British Empire in Burma in the 1920s: Just as his creation of the Ministry of Truth flowed directly from his experience of working in the Belly of the Beast of the BBC in the early 1940s.

George Orwell spent more than 20 years slowly committing suicide because of the terrible crimes he committed as a torturer for the British Empire in Burma. We can therefore have no doubt what his horror and disgust would be at what the CIA did under President George W. Bush in its “Global War on Terror.” Also, Orwell would identify at once and without hesitation the real fake news flowing out of New York, Atlanta, Washington and London today, just as he did in the 1930s and 1940s.

Let us therefore reclaim and embrace The Real George Orwell: The cause of fighting to prevent a Third World War depends on it.

samedi, 23 mai 2020

Entretien avec Juan Asensio : « Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard »

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Entretien avec Juan Asensio :

« Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard »

Ex: https://rebellion-sre.fr

Juan Asensio est critique littéraire et essayiste. Contributeur pour de nombreuses revues, il est le créateur du blog « Stalker » qui entreprend la « dissection du cadavre de la littérature ».

R/ Quelles furent les lectures qui vous ont accompagné durant le confinement ?

Juan Asensio/ Les mêmes que celles qui m’accompagnent, et je prends au pied de la lettre cette image à laquelle on ne prête pas suffisamment attention à force de l’employer, depuis des mois voire des années, car l’expérience du confinement n’a rien d’une parenthèse enchantée – maudite pour d’autres on s’en doute – ouverte dans une riante étendue temporelle nous conduisant vers de radieux lendemains.

9698621.jpgVous aurez peut-être remarqué que tous les idiots de France et de Navarre, et Dieu sait comme ils sont nombreux, nous répètent en boucle que, demain, rien ne sera plus jamais comme avant, alors bien évidemment que, demain, ce sera encore pire qu’hier : plus de pollution, plus de consommation, plus de saccage, puisqu’il faudra en somme reprendre, en mettant les bouchées doubles, là où cette regrettable pandémie nous a stoppés net. Au rebours de ces pseudo-analyses, c’est la société occidentale techno-marchande dans son ensemble qui depuis bien des lustres est passée en mode de confinement, et même qu’elle est résolument, de plus en plus implacablement confinée. Pour le dire sur les brisées de Carl Schmitt commenté par Giorgio Agamben, l’état d’exception est devenu la norme : flicage à tous les niveaux, dans les rues et sur les autoroutes virtuelles, prépondérance des discours des « sachants » au détriment des « apprenants » voire des ignorants que nous sommes tous plus ou moins devenus, démonstration quotidienne bien que décomplexée et même parfaitement méprisante de l’incompétence criminelle de nos gouvernements et relais étatiques, individus infantilisés par l’obligation de respecter protocoles sanitaires et gestes barrières, dématérialisation accentuée, triomphe de la novlangue managériale étendue à toutes les sphères de la société et, d’abord, au monde de la santé au sens le plus large, pandémie de la non-parole journalistique s’alimentant de ses propres discours bien davantage que de la réalité, etc..

130372.jpgNon, la période dite de confinement n’a rien de vraiment très original, avouons-le même si, comme je l’ai dit, elle a pu faire figure, aussi étrange que fragile, d’un courte, trop courte parenthèse ayant ralenti l’avancée inexorable de la Machine, et permettre à la nature, durant un battement de sa paupière en plexiglass, de se rappeler à notre bon souvenir, sans l’aspect tragique et vengeur qu’illustre Arthur Machen dans une remarquable nouvelle intitulée La Terreur.

Ces lectures, pour en revenir à votre question, sont donc graves, comme elles l’ont été avant l’explosion de la pandémie et comme elles le furent depuis que je découvris le visage de l’horreur, celui de l’injustice avec un Bloy, un Bernanos, un Conrad ou un Dostoïevski : récits post-apocalyptiques, témoignages romanesques ou directs d’effondrements plus ou moins rapides mais tous certains de la société mais aussi, donc, bien sûr, retour aux textes des auteurs que j’ai nommés et d’une petite poignée d’autres grands qui n’ont jamais estimé qu’il fallait écrire pour rire ou plutôt ricaner mais, bien au contraire, pour servir l’idée qu’ils se faisaient de la littérature et avertir leurs lecteurs de l’irrévocable destruction du monde et de l’humain. Banalité supplémentaire : il apparaît que toute grande œuvre littéraire a une indiscutable portée morale et même dans certains cas que j’ai tenté d’évoquer sur mon blog, Stalker, une portée apocalyptique voire eschatologique certaine.

R/ Quelle place a l’œuvre de George Steiner, décédé en février 2020, dans votre réflexion ? Pensez-vous, comme lui, que la seule certitude humaine est que l’homme sera toujours obligé d’affronter le Mal ?

La découverte de l’œuvre de George Steiner a été une bouffée d’air, comme le fut, bien des années plus tard, celle de Maurice G. Dantec, bien sûr avec des différences flagrantes d’approche entre le romancier et l’essayiste qui, cependant, n’auront cessé de tourner autour de la question du Mal. Je les ai lus l’un comme l’autre, à fond je crois et j’ai même consacré un livre aux textes du premier, qui aura eu pour première vertu de me faire découvrir ou redécouvrir bien des auteurs desquels il s’est inspiré, sans forcément exprimer clairement sa ou ses dettes. George Steiner n’a finalement d’intérêt que parce qu’il est un excellent passeur, une sorte de facteur comme lui-même le reconnaissait, entre le véritable écrivain ou philosophe et le lecteur. Lire Steiner, c’est donc bien lire ou relire Celan ou Benjamin, bien d’autres encore puisque son œuvre, si œuvre il y a, n’aura été que de commentaires, à l’exception de telle ou telle rare incursion dans le domaine romanesque, par exemple avec Le Transport de A. H.

Ce n’est du reste pas à moi de penser comme George Steiner car, en fait, penser que l’homme sera toujours obligé d’affronter le Mal est une banalité parfaitement intégrée par n’importe quel adolescent point trop paresseux pour, dès son jeune âge, s’être plongé dans les textes d’un Georges Bataille par exemple, ou s’être jeté corps et âme, comme le font toujours les jeunes personnes lorsqu’elles lisent (et comme elles devraient continuer de le faire une fois devenues adultes) dans les plus puissants textes romanesques, d’un Dostoïevski ou d’un Conrad déjà cités, mais aussi d’un Faulkner ou d’un Lowry. Tous les grands ont été confrontés à cette question et la qualité de leur œuvre se jauge, principalement je crois, à leur façon de la figurer dans leurs œuvres, tout au long d’une vie harassante d’écriture.

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R/ George Steiner a longtemps échangé avec Pierre Boutang. Comment ce dialogue a enrichi les deux œuvres ?

Pour répondre à cette question pour le moins complexe, il faut se reporter à leur volume de passionnants dialogues sur la figure d’Antigone et la question, justement, du Mal. Pour résumer, je pense que Boutang a éveillé Steiner à une forme de « coruscance », si je puis dire, de la pensée s’enfonçant dans d’infinis dédales d’érudition et de fulgurances dépassant cette dernière, alors que l’auteur de Réelles présences a sans aucun doute éloigné l’auteur de l’Ontologie du secret du vieil antisémitisme d’État cultivé par le maurrassisme, du moins sa frange la plus dure, et même si, bien sûr, Pierre Boutang n’a à vrai dire eu besoin de personne pour assez vite comprendre l’importance eschatologique que revêtit la création d’Israël. Cependant, il ne faut pas se tromper je crois sur le sens de cette amitié car je pense que c’est bien davantage Steiner qui admirait Boutang que l’inverse ; ce n’est là qu’une intuition qui aurait probablement été contredite si l’auteur du Purgatoire avait vécu plus longtemps.

R/ La critique littéraire est aussi un exercice philosophique. Lors de « l’affaire Matzneff » vous avez justement fait remarquer que la littérature ne pouvait pas être un absolu au-dessus du Bien et du Mal. Pour vous, elle n’est donc pas supérieure à tout jugement moral?

51ZqJ1yiMBL.jpgRoberto Bolaño n’a eu de cesse de s’interroger sur cette question aussi fameuse que délicate, répondant de multiples façons dans presque chacune de ses œuvres, jusqu’à l’œuvre au noir que fut 2666. Résumons l’ensemble de ces réponses apportées par le biais d’ingénieuses figurations littéraires du Mal en affirmant que, pour le grand écrivain chilien comme pour d’autres romanciers, la plus grande œuvre d’art jamais ne saurait se bâtir sur des pleurs et des grincements de dents, encore moins sur du sang.

Vous m’objecterez les exemples rebattus d’un Sade ou d’un Céline mais avouez alors que nous sommes là, avec ces œuvres réellement torrentielles et prodigieuses dans leur violence et l’exacerbation d’une esthétique foncièrement grimaçante et pessimiste, à quelques années-lumière des mignonnes petites confessions satisfaites que Gabriel Matzneff aura réussi à faire passer pour des œuvres littéraires dignes de ce nom auprès d’un public assez hétéroclite pour avoir donné l’impression d’une unanimité quant à son talent supposé. Relisant ces derniers jours Les Grands Cimetières sous la lune de Bernanos, je suis tombé sur ce jugement implacable qui pourrait tomber sur les épaules fragiles et les reins débordant de vigueur de Gabriel Matzneff : « Que nous importe le vieux Tibère pataugeant dans sa baignoire et tendant à la bouche des nouveau-nés le lambeau par quoi, jadis, il fut un homme ? ». Tout est dit je crois, sur Matzneff et ses semblables, ainsi, plus largement, que sur tant de poseurs se prenant pour des écrivains alors, qu’au mieux, ils n’auront été que de passables portraitistes de la seule personne qui aura eu à leurs yeux le moindre intérêt : la leur bien sûr.

R/ Que demander à la littérature aujourd’hui ? Du rêve ou du sérieux ?

Je crois que le rêve, y compris dans sa version la plus dégradée qui est le divertissement, est amplement figuré par la production dite littéraire actuelle : vous aurez ainsi infiniment plus de chance de trouver la collection complète des nullités d’une Pancol, d’un Beigbeder, d’une Angot, d’une Coulon, d’une Slimani ou d’un Moix et d’une multitude criarde de nains et mégères, en entrant dans une librairie, que de trouver dans ses rayons Ernst Jünger, Günther Anders ou Jaime Semprun !

Je demande à la littérature ce que tout lecteur conséquent devrait lui demander : je lui demande de nous dessiller le regard, une tâche qui répugne de plus en plus à la navrante production française actuelle devenue divertissement insipide et, si nous ne voulons décidément pas ouvrir nos yeux, de nous forcer à le faire. Je doute fort qu’elle en soit encore capable, car tout ou presque lui manque : le sang, une colonne vertébrale, la volonté, le goût du risque, l’attirance pour l’exploration des gouffres, la main en visière sur un horizon qui ne soit pas seulement celui de son nombril.

A lire :

Le site le Stalker : http://www.juanasensio.com/about.html

Juan Asensio, La Critique meurt jeune, Le Rocher, 2006. (Essais sur Scholem, Steiner, Dantec, Bernanos, Bloy, Dick, Broch, Faulkner, Tarkovski, Boutang, Conrad, Dostoïevski, etc.).

Le temps des livres est passé, Ovadia, 2019.

 

mardi, 19 mai 2020

Aleksandr Solzhenitsyn’s Lenin in Zürich

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Aleksandr Solzhenitsyn’s Lenin in Zürich

51tMhCAkhzL._SX303_BO1,204,203,200_.jpgIn 1975, Aleksandr Solzhenitsyn excised the several Lenin chapters from his massive and unfinished Red Wheel epic and compiled them into one volume entitled Lenin in Zürich. At the time, only one of these chapters had been published — in Knot I of the Red Wheel, known as August 1914 — while the remaining chapters would still have to languish in the author’s desk drawer for decades before appearing as part of The Red Wheel proper (November 1916 and March 1917, specifically). In order to save time and make an impression on his contemporaries, many of whom in the West still harbored misplaced sympathies for Lenin, Solzhenitsyn decided to share with the world his eye-opening and unforgettable treatment of the Soviet Revolutionary.

Solzhenitsyn’s approach, which was based on close study of Lenin’s speeches and letters as well as few accounts of his exile in Switzerland, combines third-person narration and first-person intimacy to deliver a nearly-Satanic depiction of Lenin at that time. Lenin is peevish, intolerant, tyrannical, ideologically murderous, and astoundingly petty. He’s also brilliant, dedicated, focused, and consumed by inhuman energy. It’s both fiction and not, and, as with the entire Red Wheel saga, demonstrates how Solzhenitsyn used the narrative arts to reconstruct and decipher historical events.

Lenin in Zürich’s enduring meaning for the Right lies not so much in Solzhenitsyn’s negative portrayal of Lenin, the memory of whom most Rightists would rather smash with a pedestal than hold up with one. Lenin’s ruthlessness and cruelty as a world leader is well documented. Rather, Solzhenitsyn cuts open, as only a novelist could, the repulsive psychological innards of the nation-killing Left, thereby defining the Right as its opposite in comparison.

We feel the strain, first off. Through his Nietzschean use of exclamation points and the constant stream of insults he hurls, unspoken, at his fellow socialists, Lenin never seems to enjoy being Lenin. He resembles Milton’s Lucifer cast down to Hell in Paradise Lost, only he’s stuck in Zurich, a place so peaceful, so prosperous, so bourgeois, so pleased with itself — in the middle of a world war, no less — that Lenin could just spit. Even the socialists there are incompetent, blockheaded vacillators. All Lenin can do is study the newspapers, plot unlikely ways in which the war could instigate communist revolutions, and fulminate. But mostly, he fulminates.

But worst of all, obscenest of all, Kautsky, with his false, hypocritical, sneaking devotion to principle, had started squawking like an old hen. What a vile trick: setting up a “socialist court” to try the Russian Bolsheviks, and ordering them to burn the all-powerful five-hundred-ruble notes! (Lenin had only to see a picture of that hoary-headed holy man in his goggling glasses, and he retched as though he had found himself swallowing a frog.)

August 1914 was a low point for the Bolsheviks abroad, apparently. They had few prospects and constantly bickered among themselves. That many on the Swiss Left were hampered by quaint notions of nationalism infuriated Lenin, but there was little he could do about it. After the failed Russian revolution in 1905, expectations were low — that is, until world war is declared. Solzhenitsyn’s first indication of how the Left operates against humanity, almost like a cancer, appears when Lenin reveals how overjoyed he is with the war. Death and destruction mean nothing to him unless it helps the Cause. He sees the struggle on the Left as patriots vs. anti-patriots — but on a larger scale, his revolutionary framework pits nationalists against anti- (or super-) nationalists. And nothing can weaken nationalism more than a senseless and protracted war. At one point, he ghoulishly admits that the greater the number killed in battle, the happier he gets. He worries only that the European leaders would do something stupid and ghastly like sue for peace before he and his fellows could instigate revolution in teetering-on-the-brink nations such as Switzerland and Sweden.

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The little things that Lenin does, and many of his offhand remarks and observations, also reveal his enmity towards everything traditional, natural, and morally wholesome. He complains bitterly against the principle of property rights. He recoils when approached by nuns on a train platform. He endeavors to keep his colleagues quarreling when it is useful to him. He opposes the Bolshevik employment of individual terror only because he believes terror should be a “mass activity.” He passes shops and delicatessens on the street and imagines them being smashed by an axe-wielding mob. He even foreshadows the Soviet Dekulakization of the next decade by claiming that

The Soviet must try to ally itself not with the peasantry at large but first and foremost with the agricultural labourers and the poorest peasants, separating them from the more prosperous. It is important to split the peasantry right now and set the poor against the rich. That is the crux of the matter.

Lenin not only pits himself against mankind, he pits himself irrevocably against his own colleagues. When he meets with the Swiss Social Democrats (dubbed “the Skittles Club”) at a restaurant, Solzhenitsyn offers this diabolic nugget:

Lenin’s gaze slides rapidly, restlessly over all those heads, so different, yet all so nearly his for the taking.

They all dread his lethal sarcasm.

And don’t get him started on the Mensheviks. He hates the Mensheviks. At one point, Lenin rather hilariously avers that he “would sooner see Tsarism survive another thousand years than give a millimetre to the Mensheviks!”

He also lies. He announces that Switzerland is an imperialist country when he knows it isn’t. He also claims, to the bafflement of the Swiss socialists, that Switzerland is the most revolutionary country in the world. He makes false promises to the more moderate socialists regarding their post-revolutionary roles. Double standards are nothing to him as well. He advocates opposing the war in public but egging it on in private. He professes to support democracy, but only before the revolution. Afterward, it should be abolished with all other hindrances to his planned totalitarian rule.

If any of this sounds familiar, it should. The Left has not changed much since Lenin’s day, merely exchanging class for race in the twenty-first century. The same bunch that clamored for civil rights for non-whites in the 1960s are now calling for the open oppression of whites. Just as with Lenin, what the Left says it wants and what it truly wants are two different things — the only determining factor here being who wields the power. Furthermore, a stroll through anti-white Twitter or anti-white Hollywood will show quite clearly that Left’s violent fantasies against their perceived enemies aren’t going anywhere.

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Another aspect of the Left that Solzhenitsyn reveals is its Jewishness. True, he does not name the Jew in Lenin in Zürich like he does in 200 Years Together. However, since all the characters in these chapters are historical figures, it’s easy enough to gauge exactly how Jewish Lenin’s circle was and how important some of these Jews were to his — and the Bolsheviks’ — ultimate success. And the answer is considerable on both counts.

Parvus_Alexander.jpgA man known as Parvus appears foremost among the Jews in Lenin in Zürich. Born Izrail Lazarevich Gelfand, he comes across, at least to Lenin, as an enigmatic and somewhat unscrupulous capitalist and millionaire who, for some reason, dedicates his life to socialist causes. Either this, or he wishes to destroy Russia while exhibiting a suspicious allegiance to Germany. Parvus, along with his protégé Leon Trotsky, had tried and failed to overthrow the Tsar in 1905, and now offers a new plan: With his deep contacts in the German government, he will arrange for the Bolsheviks’ to travel through Germany in order to re-enter Russia where they can foment revolution against a weakened Tsar. This would serve not only Lenin but Parvus’ German friends as well by knocking Russia out of the war. Suspicious of Parvus’ outsider status, and especially of his tolerance of Lenin’s detested Mensheviks, Lenin at first refuses. However, he cannot shake his respect and fascination for this mysterious benefactor.

Fat, ostentatious, and lacking tact, Parvus appears just as repulsive to the reader as he does to Lenin. However, his great wealth and his acumen for political scheming tames Lenin’s rapacious attitude and manages to shut him up for a while (which perhaps exonerates him somewhat as a character in the reader’s mind). He’s also quite prescient, having predicted World War I at an earlier point and impressing upon an incredulous Lenin that “the destruction of Russia now held the key to the future history of the world!”

And, of course, he’s a financial genius:

It was a matter of instinct with him, the emergence of disproportions, imbalances, gaps which begged him, cried out to him to insert his hand and extract a profit. This was so much part of his innermost nature that he conducted his multifarious business transactions, which by now were scattered over ten European countries, without a single ledger, keeping all the figures in his head.

d595b497ad4d0145202370e65cddfeb5.jpgAnother Jew who figures prominently in Lenin in Zürich is Radek (born Karl Berngardovich Sobelsohn). Lenin has tremendous respect for Radek as a writer and propagandist — that Radek had become one of the Soviet Union’s most prominent journalists years after Lenin’s death certainly justifies Lenin’s esteem. In all, he is clever and resourceful and the only person to whom Lenin would voluntarily surrender his pen. After the February Revolution in Russia, as Lenin prepares for travel back to his home country according to Parvus’ plan, Radek contrives ingenious solutions to formidable logistical problems that threaten to sink the enterprise. This makes Lenin, for one of the few times in the book, truly happy.

Not included in the later editions of The Red Wheel, which contain all of the Lenin in Zürich chapters, is an extremely useful “Author’s Index of Names” in the back of the book. Forty-nine names are mentioned, fifteen of which are Jews — sixteen if we include the half-Jewish Ryazanov (David Borisovich Goldendakh). This is over thirty percent, with a couple of names that I could not verify one way or the other. The ones I could are: Aleksandr Abramovich, Moisei Bronski, Grigory Chudnovsky, Lev Kamenev, Moisei Kharitonov, Paul Levi, Maksim Litvinov, Yuly Martov, Parvus, Radek, Georgy Shklovsky, Georg Sklarz, Grigory Sokolnikov, Moisei Uritsky, and Grigory Zinoviev.

Further, not all of the gentiles mentioned were part of Lenin’s inner circle. Some, such as the much-despised Robert Grimm and Fritz Platten, were Swiss socialists who contended with Lenin and did not accompany him to Russia. Others, such as Aleksandr Shlyapnikov and Nikolai Bukharin, were important and were mentioned frequently in the text but were not in Switzerland during the timeframe of the chapters. And two, Nadezhda Krupskaya (his neglected wife) and Inessa Armand (his beloved mistress) made few substantive contributions to his revolutionary work in the pages of Lenin in Zürich. According to Solzhenitsyn, many of Lenin’s closest associates in Zurich were Jews. Certainly, the two most important ones were.

From the perspective of the Right, Solzhenitsyn offers tantalizing evidence that the October Revolution would not have occurred (or would not have been as successful) without crucial actions from Jews at the most important moments. Without Parvus and Radek, Lenin likely would have stayed in Zurich in March 1917. Would he have gotten out in April or May or at all? Would he have even made it to Russia in time to make a difference? Would the Bolsheviks have been as successful without him? Impossible to say, but a reasonable conclusion would be that the fate of the Soviet Union would have hung much more in the balance without Lenin running things during its formative years. And without a successful October Revolution, we likely wouldn’t have the tens of millions of people senselessly killed by the Soviets during the 1920s and 1930s.

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Lenin in Zürich offers positive value to the Right as well, almost to the point of irony. Despite being an unhinged, foul-tempered, miserable villain, Solzhenitsyn’s Lenin exhibits some admirable characteristics that dissidents of any stripe would do well to emulate — provided they sift out the destructive elements. His gargantuan faith in himself makes him utterly impervious to ridicule and embarrassment. He thinks in slogans — always striving for a way to control and motivate the masses. (“The struggle against war is impossible without socialist revolution!”) He’s obsessed with time and gets annoyed almost to the point of rage whenever he wastes any. Everything is urgent for him. The man also demonstrates inhuman energy, always working, always reading, always striving. Solzhenitsyn, to his great credit as an author, makes Lenin’s intensity vibrate on nearly every page. Here’s a sample:

By analogy, by association, by contradiction, sparks of thought were continually struck off, flying at a tangent to left or right, on to loose scraps of paper, on to the lined pages of exercise books, into blank margins, and every thought must be stitched to paper with a fiery thread before it could fade, to smoulder there until it was wanted, in a draft summary or else in a letter begun there and then so that he could forge his sentences red-hot.

In essence, Lenin’s bulletproof spiritual constitution makes him the perfect radical machine. Who wouldn’t want to follow such a man during a crisis?

But to afford this, Lenin must live a Spartan life. He dedicates his entire life for his cause, and so does little for himself in terms of pleasure. Sadly for him, and for humanity, his dear Inessa could not requite his infatuation with her. In a candid moment, Lenin admits that only in her presence could he slow down and relax and do things for himself — day after gloriously languid day. Perhaps if he had found a little more solace with her, the world could have been spared his Mephistophelean wrath. Perhaps with her, he could have been more human and less Lenin.

Here is where I believe Solzhenitsyn fibs in the way all great authors should fib. This is all too good, too perfect a story to tell. I sense an all-encompassing tragic architecture rather than the ramshackle formation of truth. I can’t prove it, but I would guess that Vladimir Lenin would have remained a devourer of worlds even if he had had his way with Inessa every night while in Zurich. He would have eventually grown bored and contemptuous of her, like he did with most everyone else. Nothing would have changed.

But Solzhenitsyn makes us wish it had. And he makes us believe, even if only for a moment, that through romantic love it could have. When Lenin has an introspective moment alone, shortly after learning of the first revolution in Russia, he contemplates how his life is going to change forever. He then sits on a park bench before an obelisk commemorating a 1799 Zurich battle between the Russians and Austrians and the French. Yes, Russians of the past had fought even here, he thinks.

The clip-clop of hooves startles him. Inessa! Here she comes! What a surprise! She’s sitting upright in the saddle of a chestnut horse. She’ll be with him at any moment!

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Of course, it isn’t her, but a beautiful woman nonetheless. And this gets our Lenin to thinking. . .

He sat very still studying her face and the hair like a black wing peeping under her hat.

If he could suddenly liberate his mind from all the work that needed to be and must be done — how beautiful this would seem! A beautiful woman!

Her only movement was the swaying of shoulders and hips as the sway of the horse lifted her toe-caps in the stirrups.

She rode on downhill to a turn in the road — and there was nothing but the rhythm of hooves for a little while longer.

She rode on, carrying a little part of him away with her.

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vendredi, 15 mai 2020

"Pilote de guerre", une aventure héroïque de l'homme confronté à la défaite ou la remise en question personnelle

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"Pilote de guerre", une aventure héroïque de l'homme confronté à la défaite ou la remise en question personnelle

par Didier Lafargue

Ex: https://echelledejacob.blogspot.com

Paru en Amérique, Pilote de guerre évoque le drame vécu par Saint-Exupéry, aviateur en France, lors de la débâcle de 1940. Mobilisé dans l'armée de l'air, il dut accomplir des missions de reconnaissance photographique. L'une d'elles fut le vol effectué dans le nord de la France au-dessus d'Arras le 23 mai 1940, prétexte à l'écriture du roman.
 
Démobilisé après l'armistice et persuadé que le salut pour son pays viendrait de l'Amérique, il s'exila aux Etats-Unis. Furieux d'entendre les Américains dire que les Français s'étaient mal battus, il entreprit la rédaction de ce livre pour montrer la vraie réalité de la guerre. Son entreprise permit à Saint-Exupéry de se livrer à une réflexion sur l'homme et les valeurs de la civilisation occidentale.

Si l'on veut avoir la meilleure idée du contexte de l'époque, il faut s'imaginer l'Iliade racontée par un Troyen, les guerres puniques narrées par un Carthaginois.

pilote-guerre-5a0d988cbcf26.jpgIl est par comparaison aisé d'évoquer une victoire, toujours une occasion d'affirmer son moi et de se hisser sur le pavois. On ne peut à ce sujet qu'opposer une épopée au récit d'une défaite dans la mesure où son caractère grandiloquent va à l'encontre de tout désir de lucidité. L'épopée vise au grandissement, voire à une exagération tendant à la valorisation de tout un peuple. Mais il peut exister un autre type de narration, propre des vieilles civilisations ayant acquis une profonde expérience de l'âme humaine, qui donne toute la mesure de celle-ci quand elle est confrontée à l'épreuve. C'est une vieille idée, l'être qui reçoit un coup de bâton connaît un état affectif lui donnant subitement une plus grande conscience de lui-même.
Sous l'emprise de la douleur, des idées nouvelles remontent des profondeurs de son âme, de nouveaux enseignements se greffent sur sa personne. Tel est le message chrétien qui veut faire progresser la conscience sous l'empire de la souffrance humaine.

Si Terre des hommes offrait une vision de la paix, Pilote de guerre montre l'homme confronté à la guerre. La foi en l'homme et en son avenir émerge de la lecture de l'œuvre. Un monde en pleine désagrégation a permis à l'écrivain de donner tout son relief à la dignité humaine malgré les désillusions engendrées par une guerre perdue.

Un très fort sentiment de la dignité humaine.

On mesure la valeur spirituelle du roman quand on réalise la haute tenue morale que son auteur accorde à la nature humaine. En 1940, le peuple français avait perdu la guerre. Pour Saint-Exupéry, la défaite ne s'est pas produite en vain ; c'est le thème des graines évoqué par l'écrivain. Déposée dans l'âme de l'être humain, elles vont être appelées à germer et l'amener à maturité. En cela, le mythe rejoint les paraboles de l'évangile.
« La graine de cèdre, bon gré, mal gré, deviendra cèdre. La graine de ronce deviendra ronce [...] Le germe, hanté par le soleil, trouve toujours son chemin à travers la pierraille du sol » [1]

Notre auteur reprendra l'image dans Le petit prince au sujet de la rose qui grandit parce que l'enfant a semé et entretenu une graine. Nul ne naît avec une âme toute faite, il faut la construire peu à peu, une vérité sous-tendue par l'écrivain lorsqu'il dit
« Vivre, c'est naître lentement »[[Ibid., Chapitre X, p. 60.]]. « Deviens ce que tu es » [2], disait le poète.

Pour cela, il faut avoir le sens de l'effort, seule condition de notre progrès personnel. S'il est certes douloureux, l'effort peut aussi être joyeux et générer en chacun un juste respect de soi-même. Le président Roosevelt, immobilisé dans une chaise roulante, le savait bien puisque son handicap l'avait incité à se surpasser.

On réalise alors qu'il est engagé dans un voyage initiatique duquel tout va dépendre. Au bout du parcours se trouve le Graal, magnifique symbole spirituel donnant son sens à l'action accomplie. C'est le joyau mystérieux et caché recherché par le héros, l'être visant à progresser dans sa conscience. « Ce but n'est point pour l'Intelligence mais pour l'Esprit » [4] disait Saint-Exupéry. Ce dernier s'oppose aux idéologies totalitaires qui nuisent à cette quête dans laquelle s'est engagé l'être humain. Il refuse
« cet Etat [qui] prêche clairement une morale du collectif que nous refusons encore, mais vers laquelle nous nous acheminons, nous-mêmes, lentement, faute de nous souvenir de l'homme qui, seul, justifierait notre refus » [5].

L'homme achevé est celui qui sait maîtriser le temps, autrement dit sait préparer l'avenir en réalisant un projet, soit en construisant son bonheur dans le futur mais aussi dans le présent.

L'épreuve dans la défaite, une remise en question personnelle.

L'issue de la guerre, considérée par Saint-Exupéry évoquant l'exode de 1940, frappe par son caractère d'absurdité. N'existe plus aucune logique dans un monde subitement livré au chaos. On ne continue à agir que pour jouer le jeu, même si l'on sait que celui-ci est perdu d'avance. « Nous jouons un jeu qui imite la guerre [...] Nous jouons à croiser la baïonnette devant des tanks. » [6] Dans un tel contexte émerge sa conception de l'homme tout entier et de la nécessaire affirmation de sa personnalité. Le drame qui s'est produit alors, la nouvelle situation générée par l'invasion allemande, a entraîné une remise en question des valeurs humanistes défendues par l'auteur.

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Pour Saint-Exupéry, chaque être doit avoir en lui ce qu'il appelle la substance, base de sa dignité, autrement dit doit se sentir motivé par ce qu'il fait, connaître le sens de ses actes. Cela, l'écrivain l'avait remarqué chez ses camarades les plus valeureux, animés par une substance qui leur permettait simplement d'être. Or, elle faisait à présent défaut à la plupart de ses compatriotes. Dorénavant, ceux-ci n'étaient plus, car aucun but ne dirigeait leurs actions ; personne ne savait à présent à quoi il servait. En principe, chacun est formé par son métier. Mais dans les circonstances décrites par l'aviateur, l'avenir est aboli pour être remplacé par un « ersatz d'avenir ». Il en découle une perte d'identité de l'individu, une sorte d'éparpillement à l'intérieur de l'être.

Cette faiblesse de l'âme apparaît avec une densité particulière dans le spectacle de l'exode présenté par l'écrivain. « Où vont-ils ? ils ne savent pas ! Ils marchent vers des escales fantômes, car à peine cette caravane aborde-t-elle une oasis, que déjà il n'est plus d'oasis. » [7] Par groupes entiers, les gens paraissent à l'abandon. Saint-Exupéry, qui a tant valorisé le rôle du chef, le voit absent. Personne n'apparaît pour guider ces fuyards.

Inertie et inefficacité règnent partout. « On ne remonte plus les pendules. On ne ramasse plus les betteraves. On ne répare plus les wagons. » [8]

Le caractère absurde de la période apparaît surtout dans les missions confiées aux pilotes de reconnaissances, des « missions sacrifiées » puisqu'elles ne servent à rien, les renseignements recueillis n'arrivant jamais à l'état-major que l'invasion a obligé de se déplacer, ou étant devenus inutiles. Dans un tel contexte, chaque pilote n'agit plus pour un idéal élevé, demeure prisonnier de ses préoccupations du moment, attaché uniquement aux détails matériels.
A partir de là, Saint-Exupéry dénonce l'excès de technicité dont souffre la civilisation, lequel, à l'image du pilote dont le travail consiste à contrôler cent-trois appareils, tend à transformer l'être humain en une vulgaire machine

 Cette dernière va jusqu'à caractériser les dirigeants du pays dont l'action reste étroitement limitée. « Dans une administration, conçue pour parer aux inconvénients de l'arbitraire humain, les engrenages refusent l'intervention de l'homme. Ils refusent l'horloger. » [9] Dans un autre écrit, l'écrivain finira par s'insurger lorsqu'il dira : « Pourquoi découvre-t-on chaque fois que l'on sort de France, qu'il y avait en France quelque chose de relâché ? [...] Pourquoi les hommes se désintéressent-ils de leurs fonctions, se désintéressent-ils du social ? » [10] Enfin, le caractère absurde de ce tableau émane de la nature prise par la mort. Celle-ci n'a en la circonstance aucun caractère héroïque car l'on ne sait pas pourquoi on meurt. « Le sacrifice perd toute grandeur s'il n'est plus qu'une parodie ou un suicide » [11].

Telle est la vision, bien pessimiste, de cette période dépeinte par l'écrivain. Mais luit toujours la lumière dans l'obscurité et, si noire que soit la situation, finit par émerger une lueur d'espoir. Là prend son sens l'expérience de Saint-Exupéry, car c'est dans la réaction à cet état général que se jauge la profondeur de son message spirituel.

Nouvelle conscience et approfondissement des valeurs humaines.

La remise en question invoquée par l'écrivain ne se fonde sur aucune prise de position particulière, mais prend uniquement un tour personnel. Les échecs apprennent à mieux se connaître et à s'améliorer ; on doit tirer parti des batailles perdues. Sur ce point, Saint-Exupéry tente de se singulariser en ne recherchant pas des causes extérieures à soi, de caractère social ou politique, mais en plongeant aux tréfonds de l'âme pour mieux en cerner les détours. Opposé à la passivité, il suggère de tirer leçon de la défaite et de tenter de comprendre ce qu'elle peut apporter à chaque être. Si l'on y est parvenu, on aura transformé un échec en échéance, cela seul est important. Les principes humanistes, essence de la dignité humaine, trouveront à s'exprimer.

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Pour un être qui avait donné une telle importance à la notion de racine, on comprend que le retour aux valeurs de l'enfance ait été le premier moteur de cet engagement, ce qui ne saurait étonner de la part de l'auteur du Petit prince. On ne guérit pas de son enfance, et celle-ci est à l'origine de tout ce qui est grand et noble dans le monde, l'essence même de la pureté originelle. « L'enfance, ce grand territoire d'où chacun est sorti ! D'où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d'un pays. » [12] Le regard que le petit prince porte sur les adultes, à travers les six planètes visitées, est celui de l'être ayant un œil neuf et qui, comme tel, sait juger avec distance les travers de ses semblables. Son exemple offre un parfait contraste avec l'attitude négative des dirigeants français au cours de la guerre, tant critiquée par l'écrivain.

Le principe de responsabilité que celui-ci avait valorisé dans Terre des hommes est de nouveau mis en lumière. La tendance néfaste existant en l'homme de rejeter la faute sur autrui, celle consistant à trouver absolument un bouc émissaire, est niée avec vigueur.

Saint-Exupéry s'affirme délibérément partie prenante au désastre collectif. La faute est en lui, non à l'extérieur de lui, et il n'existe pas de meilleure manière de s'opposer aux événements que de se remettre en question et de se reconstruire moralement. Si la défaite est assumée avec lucidité, alors elle se transforme en victoire personnelle faisant de chacun un autre homme, un être qui bande ses forces pour recommencer à vivre. Par ce choix, s'exprime la notion de liens si chère à l'auteur.

Etre plus uni à ses camarades renforce à ce sujet les convictions de Saint-Exupéry. Entre lui et ceux-ci existe une interdépendance, celle qui résulte des échanges animant leurs relations. Dans de tels moments, l'épreuve ne détruit pas, mais forge une nouvelle personne plus libre et plus consciente. « Je ne m'inquiète pas du limon épars s'il abrite une graine. La graine le drainera pour construire. » [13]La force d'âme que Saint-Exupéry appelle à faire naître en chacun l'incite à renouer avec les valeurs chrétiennes de la civilisation, aboutissement de son œuvre. La conscience manifestée par l'homme doit reposer sur les trois grandes idées chrétiennes dont notre monde est l'héritier : la liberté, l'égalité, la charité.

Le culte chrétien enseigne d'abord que l'homme est libre. Il s'agit d'une conception très particulière de la liberté cependant, celle qui consiste à fonder dans le futur. Aujourd'hui, la liberté est devenue synonyme de licence et de jouissance, un travers dénoncé par l'écrivain.

page0001_1.jpgL'égalité, si elle s'applique aux droits de chacun, se doit aussi de concerner leurs devoirs, ce qu'a oublié la Révolution française et qu'avait enseigné le christianisme. Or, ceux-ci diffèrent entre les personnes, comme l'évoque le mythe des pierres dont parle Saint-Exupéry. Toutes les pierres constituant la cathédrale ont une importance qui varie selon leur place dans l'édifice. Le libéralisme, qui veut disperser toutes les pierres, ne l'a pas compris ; encore moins le marxisme, lequel veut rassembler ces pierres pour en faire un tas informe où tous les éléments seront identiques et où l'individu sera écrasé par la masse. « Ce que je hais dans le marxisme, c'est le totalitarisme à quoi il conduit. L'homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution » [14] disait l'écrivain.

Enfin l'essence de la charité est d'être fondée sur le sacrifice, car donner représente toujours un sacrifice. « [La fraternité] se noue dans le seul sacrifice. Elle se noue dans le don commun à plus vaste que soi. » [15] « Il faut juger la France sur son consentement au sacrifice. » [16] Celui-ci se résume dans l'idée consistant à renoncer à ses plaisirs personnels pour être pleinement responsable. A cette fin, Napoléon Bonaparte avait exigé que les professeurs ne se marient pas pour qu'ils puissent entièrement se consacrer à une tâche jugée capitale. Dans le monde moderne, a été substituée au sacrifice la médiocrité, celle des êtres s'abstenant de réaliser une œuvre véritable. « La charité véritable, étant exercice d'un culte rendu à l'homme, au-delà de l'individu, imposait de combattre l'individu pour y grandir l'homme. » [17]

Là prend sa valeur le héros pensé par Saint-Exupéry dans la mesure où il exprime le rapport entre l'être humain et une puissance située plus haut que lui. Est donné un caractère mystique à son œuvre. « Une civilisation est un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances, lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d'elles-mêmes, comme des chemins, s'ils conduisent quelque part, puisqu'elles ouvrent à l'homme son étendue intérieure. » [18] L'intériorité recherchée par l'auteur vise à nous faire approcher ce mystère divin résidant en notre être. Dieu est maintes fois cité dans les dernières pages de son œuvre. « L'Homme de ma civilisation ne se définit pas à partir des hommes. Ce sont les hommes qui se définissent par lui. Il est en lui, comme en tout Etre, quelque chose que n'expliquent pas les matériaux qui la composent. » [19] Telle est la force vitale qui fait résister à l'emprise des idéologies, lesquelles, sous prétexte de procurer le paradis sur terre, veulent rassembler les individus en un seul bloc. Le salut ne peut venir que de la personne seule, non de la masse. De cette manière seulement avancera l'Humanité, ainsi l'ont compris les grands esprits. Jésus, Socrate se sont adressés aux individus de préférence aux foules, leur enseignement s'est alors répandu. C'est l'idée que Saint-Exupéry a voulu promouvoir quand il dit : « Une foule en vrac, s'il est une seule conscience où déjà elle se noue, n'est plus en vrac. Les pierres du chantier ne sont en vrac qu'en apparence, s'il est perdu dans le chantier un homme, serait-il seul, qui pense cathédrale. » [20]

L'épisode de Pilote de guerre se présente comme un grossissement donnant son enseignement dans tous les moments de la vie quotidienne. Point n'est besoin de connaître la guerre et les souffrances physiques pour acquérir la sagesse dégagée par l'auteur, encore qu'il est des cas où l'Histoire peut influer sur le devenir de la personne humaine. Chacun, au long de son existence, est appelé à connaître l'épreuve, la désillusion, l'échec. Ceux-ci sont autant d'obstacles rapprochant de la conscience divine. Pour y parvenir, la volonté, valeur suprême défendue par l'écrivain, donne à l'individu l'occasion de se former et de retrouver son identité. Si les conclusions du vol au-dessus d'Arras accompli par l'écrivain furent perdues pour l'Etat-major, elles ne le furent pas pour ses lecteurs, même si elles n'étaient en aucune manière de nature militaire. La graine ensemencée par Saint-Exupéry a prospéré dans leur cœur bien après sa mort, et aujourd'hui encore la vérité issue de cette période tragique inonde leur âme de toute sa lumière.
 
Bibliographie :

md20367294865.jpgMarcel Migeo, Saint-Exupéry. Paris : Flammarion, 1958.
Clément Borgal, Saint-Exupéry mystique sans la foi. Paris : Centurion, 1964.
Real Ouellet, Les relations humaines dans l'œuvre de Saint-Exupéry. Paris : Lettres modernes, 1971.


Notes:

[1] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre. Paris : Gallimard, 1942. Collection Folio, Chapitre XXIV, p. 186.

[2] Pindare, Pythiques, II, vers 72. Traduit par Gauthier Liberman. Paris : Calepinus, 2004. p.67.

[3] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, op. cit., Chapitre XVIII, p. 131.

[4] Ibid., Chapitre VII. p.45.

[5] Ibid., Chapitre XXVII, p. 214.

[6] Ibid., Chapitre VII, p. 44.

[7] Ibid., Chapitre XV, p. 99.

[8] Ibid., Chapitre I, p. 10.

[9] Ibid., Chapitre XII, p. 77.

[10] Cité dans Marcel Migeo, Saint-Exupéry. Paris : Flammarion, 1958, p. 227.

[11] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, op.cit., Chapitre XIII, p. 83.

[12] Ibid., Chapitre XIV, p 90.

[13] Ibid., Chapitre XXIV, p 185.

[14] Antoine de Saint-Exupéry, Lettre au général X. Cité dans Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres complètes. Tome2. Paris : Gallimard, 1999. p.332

[15] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, op. cit., Chapitre XXVII, p 211.

[16] Ibid., Chapitre XVII, p 125.

[17] Ibid., Chapitre XXVII, p. 211.

[18] Ibid., Chapitre XIX, p. 160.

[19] Ibid., Chapitre XXV, p. 198.

[20] Ibid., Chapitre XXIV, p. 185. 
 

lundi, 04 mai 2020

Une intrigue policière dans l’Angleterre occupée

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Une intrigue policière dans l’Angleterre occupée

par Georges FELTIN-TRACOL

On appelle « thriller » une catégorie de roman qui suscite un suspense permanent et un dénouement inattendu. En 1978, le Britannique Len Deighton écrit un roman qui joint le polar, le récit d’espionnage et l’uchronie. SS – GB est d’ailleurs devenu un classique de la science-fiction.

9780008201241.jpgHistorien de formation, l’auteur plonge le lecteur à la fin de l’année 1941 dans une Angleterre vaincue et occupée par l’Allemagne. Si le roi George VI est prisonnier dans la Tour de Londres, son épouse et leurs filles, la princesse héritière Elizabeth et sa sœur Margaret, vivent en exil en Nouvelle-Zélande. Winston Churchill est pendu haut et court. À l’instar de l’éphémère « France libre » de Charles de Gaulle qui « s’est promu général et [qui] a déclaré qu’il était la voix de la France. Ça n’a jamais abouti à rien (p. 174) », la « Grande-Bretagne libre » s’incarne depuis l’Amérique du Nord dans un certain contre-amiral Conolly. Cette résistance extérieure complète une résistance intérieure plus ou moins balbutiante.

En Angleterre uchronique

Quand Len Deighton sort son uchronie, il prend bien soin d’éviter toute digression politique. En effet, l’ancien roi Edouard VIII, devenu le duc de Windsor, et Sir Oswald Mosley vivent toujours. Contrairement au film de Kevin Brownlow diffusé par la BBC en 1964, It Happened Here (« En Angleterre occupée »), le roman ne fait donc aucune allusion sur une éventuelle restauration d’Edouard VIII ou sur l’instauration d’un régime fasciste dont Mosley serait le Leader. L’auteur fait en sorte que l’armée allemande gouverne la Grande-Bretagne depuis la capitulation britannique du 18 février 1941.

Responsable du maintien de l’ordre public et de la sûreté de la population, les Allemands bénéficient de l’expertise de Scotland Yard. Le commissaire Douglas Archer et son adjoint, l’inspecteur Harry Woods, constituent une efficace « brigade criminelle ». Fin limier au palmarès impressionnant d’enquêtes résolues, le commissaire Archer « avait non seulement la réputation d’être un des plus brillants policiers de la brigade criminelle, mais en outre il était jaune, il avait l’air sportif, avec ce genre de visage osseux et un peu pâle que les Allemands trouvaient aristocratique. Il avait le type “ germanique ”, un exemple parfait du “ Nouvel Européen ”. Et il parlait même un excellent allemand (p. 24) ». Son supérieur hiérarchique, le général ou Gruppenführer SS Fritz Kellerman, l’apprécie beaucoup et le chouchoute souvent.

Régulièrement affecté aux meurtres liés au marché noir ainsi qu’à divers trafics de contrebande, le commissaire Archer enquête cette fois-ci sur l’assassinat d’un certain Spode. Ses recherches attirent vite l’attention particulière de Berlin. Il passe bientôt sous l’autorité directe du Standartenführer (colonel) SS Huth de l’état-major personnel du Reichsführer SS Heinrich Himmler. Cette subordination dérange Douglas Archer qui se veut apolitique bien qu’il sait que son collègue et ami, Harry Woods, fricote avec la résistance intérieure.

Un récit riche et complexe

L’intrigue de SS – GB est brillante. Le lecteur découvre le quotidien des Anglais marqué par le rationnement, les pénuries, les rafles, les profiteurs de guerre, etc. Au risque de déflorer l’histoire, Douglas Archer, au cours de son enquête, entre en contact avec certains résistants influents. Par ailleurs, il apprend que le dénommé Spode était un ingénieur en physique nucléaire. Sa mort participe à une vaste machination où se mêlent manœuvres de résistants et contre-opérations de la part des occupants eux-mêmes. Len Deighton décrit les profondes, vives et tenaces rivalités entre la Wehrmacht, représentée à Londres par Fritz Kellerman, l’Abwehr et les SS.

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Son enquête prend vite une tournure politique puisque entrent en ligne de compte l’évasion du roi, la volonté de provoquer l’entrée en guerre des États-Unis d’Amérique et la possession prochaine d’une bombe atomique. Or, si les SS, et Huth en particulier, veulent être les premiers à la détenir, la Wehrmacht et Himmler lui-même, influencé par son mage – gourou, s’y refusent. Chef d’un groupe de résistants, le colonel Mayhew use de machiavélisme afin de libérer George VII et de retarder l’acquisition de la bombe par les Étatsuniens tout en les contraignant à entrer dans le conflit européen. Ayant obtenu l’accord de Franklin Delano Roosevelt, il monte une opération commando en concertation avec quelques unités d’US Marines.

SS – GB ne verse pas dans le manichéisme primaire. C’est un ouvrage de son époque, le milieu des années 1970, quand l’hypermnésie historique hémiplégique n’avait pas encore pris une boursouflure exubérante. Un agréable roman au dépaysement uchronique garanti!

Georges Feltin-Tracol.

• Len Deighton, SS – GB, Denoël, coll. « Folio – Science Fiction », n° 601, 2017, 519 p, 9,10 €.

vendredi, 01 mai 2020

René Baert (1903-1945)

L’homme d’aujourd’hui, l’homme de chez nous, qui assiste au bouleversement économique de l’Europe, n’a pas encore compris la nécessité de réviser son vocabulaire. Il n’a pas encore changé d’habitat spirituel.

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Reconnaître à la vie le seul droit de nous apporter le bien-être, demeure le fait des âmes sans noblesse. Considérer celle-ci sous l’angle de la « conscience malheureuse » n’est pas digne non plus de la pensée humaine.

Le malheur et la joie ne vont jamais l’un sans l’autre. L’homme doit tirer profit de ses expériences joyeuses autant que des épreuves moins clémentes.

Ne cherchons pas à atteindre le bonheur en ce monde ou dans l’autre. La seule joie est dans la lutte. Replions-nous quelquefois sur nous-même, interrogeons-nous le plus souvent possible, mais que ce soit pour mieux pouvoir bondir.

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Elevons-nous au-dessus des misères quotidiennes. On nous promet un monde meilleur, une Europe nouvelle. Participons de tout notre être à ce renouveau. Et pour ce faire, vivons tout d’abord cette renaissance pour nous-même. Ne nous apitoyons pas sur le sort’ qui nous échoit. Sachons être contents de nous. Sachons adhérer. Ne boudons pas à la tâche. Le monde de demain a besoin de nous, de chacun d’entre nous.

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Plaçons un peu plus haut nos ambitions de chaque jour. Soyons des héros dans nos travaux les plus obscurs. Plus que jamais ici, chez nous, dans notre pays, nous avons une mission sociale à remplir.

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Commençons par redonner aux mots leur sens initial. Plus de place désormais pour la moindre équivoque. Nous ne fûmes que trop longtemps victimes des raffinements de langage. Je ne parle point ici de syntaxe, comme telle, mais de cette syntaxe tout au service de l’abêtissement de l’homme; celle qui appelle un chien un chat et une victoire une défaite.

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Redevenons simples et dignes du nom que nous portons. Abandonnons les livres pour revenir aux hommes. Abandonnons la pensée pure et bénissons nos mains, car, suivant la belle expression de Denis de Rougemont, il urge qu’à nouveau nous pensions avec elles.

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Comprenons la destinée des peuples héroïques et comprenons aussi que c’est l’« héroïsme » qui nous manqua le plus. Non pas celui qui consiste à tout sacrifier au devoir, car celui-là, notre peuple le possède à un degré extrême, mais l’autre, celui qui n’est à l’aise que dans l’ascension éternelle vers l’inaccessible, l’autre, qui combat non seulement pour sa patrie et pour son honneur, mais aussi pour soi-même et pour la joie de vivre.

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Encore une fois, méfions-nous du verbe. Ne nous dressons pas en moralistes, conientons-nous d’être moraux. Donnons un caractère sacré à notre vie et cela jusque dans ses moindres manifestations. Que tout concoure à foire en sorte que nous nous dépassions. Mais tout d’abord, atteignons à nous-même. Et s’il faut que nous soyons seuls, que ce soit, selon la pensée de Novalis, avec tout ce que nous aimons.

L’humilité vraie ne consiste pas à se résigner devant la destinée, mais seulement à ne pas dépasser dans l’orgueil la mesure de ses propres moyens. Mille rôles sont possibles dans la dignité humaine. Que l’ambitieux connaisse ses possibilités et qu’il mette tout en œuvre pour atteindre au sommet de lui-même.

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Hors la volonté d’accomplir, pas de salut.

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Le sort n’accable jamais personne. Nous n’avons que faire des thérapeutes. Seul l’exemple d’hommes vivants, qui ne se plaignent pas et qui point ne nous plaignent, doit nous suffire.

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Vouloir grandir dans le seul bonheur, c’est tomber bientôt dans l’abîme des banalités quotidiennes. Il faut dire « oui » au malheur : il ne va jamais sans joie.

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N’as-tu pas trop souvent remis en question tout ce que l’on t’enseigna dans la vie?

As-tu quelquefois mis en doute les « impératifs » des philosophes et des moralistes ?

Et, dans un ordre plus concret, as-tu contrôlé les sources de ceux qui, depuis trop longtemps, façonnèrent ton opinion sur les choses et sur les hommes?

Et tout ceci n’est qu’un commencement. Car, à quoi serviraient l’organisation et l’entente entre les hommes, à quoi serviraient le travail dans l’honneur, si, quelque jour, de nouveaux prophètes et de nouveaux héros ne devaient point naître. La lutte, sans cesse, doit entrer dans sa phase nouvelle, afin que nous approchions de l’homme lui-même et d’un monde où les lois et les valeurs seront qualitatives. Mais point cependant d’un monde qui serait un aboutissement définitif. car aboutir c’est renoncer et renoncer c’est mourir.

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En cette veille de l’an, où nous au vivons encore, je souhaite que nous méditations cette phrase, par laquelle Nietzsche ouvre son « Saint-Janvier », elle nous aidera, peut-être à préparer notre épreuve du feu :
« Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense»

(Meditation de janvier)