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mardi, 04 octobre 2016

Mister Céline. Docteur Destouches

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Entretien avec Marc Laudelout:

Mister Céline. Docteur Destouches

Ex: http://rebellion-sre.fr

Comme son nom l’indique, Le Bulletin célinien (fondé en 1981) est entièrement con­sacré à l’oeuvre de Louis-Fer­dinand Céline. Chaque mois, il rend compte de tout ce qui constitue l’actualité célinien­ne. Cette revue indispensable est dirigée, avec la plus gran­de rigueur, par Marc Laude­lout. Entretien publié dans Rébellion 29 – Mars/Avril 2008

Comment devient on célinien ? Qu’est ce qui vous touche le plus, personnellement, dans les écrits de l’auteur de Mort à crédit ?

Tout a commencé par la découver­te du Voyage au bout de la nuit dans la bibliothèque paternelle alors que j’avais une quinzaine d’années. Ce fut un grand choc. La lecture des autres romans suivit, dont précisé­ment Mort à crédit qui constitue, se­lon moi, son chef-d’oeuvre absolu. Ce qui me touche le plus, c’est l’harmo­nie entre l’univers célinien et le sty­le à la fois si original et si prenant. J’apprécie beaucoup aussi ce mélan­ge de comique et de tragique qui est, comme l’avait noté Céline lui-même à propos de Shakespeare (auquel il n’avait garde de se comparer !), la marque des grands écrivains. J’ad­mire chez lui ses dons multiples qui en font à la fois un grand écrivain ex­pressionniste et un polémiste étince­lant qui, même lorsqu’il se fourvoie, ne perd pas son talent. J’ajoute que Céline n’est pas que le vociférateur qu’on dépeint souvent : c’est aussi un chantre lyrique de la danse, de cer­tains paysages maritimes, de la beau­té féminine,… Ajoutez à cela un grand talent d’épistolier (que La Pléiade cé­lèbrera cette année), et vous aurez une vision presque complète de sa valeur en tant qu’écrivain.

laudelout.jpgComment expliquer le regain d in­térêt pour l’oeuvre de Céline de­puis quelques années ? En ren­trant dans les «classiques» de la littérature a-t-elle perdu de son aspect subversif ?

Je pense que, par son langage et sa façon de voir l’humanité, Céline est en phase avec son époque. Le fait qu’il soit devenu un classique n’a en rien entamé l’aspect subversif de son oeu­vre, d’autant qu’une partie de celle-ci demeure sous le boisseau. Or, ses écrits de combat constituent aussi de grands moments de littérature, com­me je l’ai indiqué. L’oeuvre célinien­ne est avant tout subversive dans la mesure où sa vision de l’homme est décapante et débarrassée des idéolo­gies sclérosées. Ce qui est subversif chez lui, c’est une grande lucidité al­liée à une sorte de mysticisme athée. C’est ce mélange qui est détonant.

Le pessimisme célinien ne laisse que peu de place à l’espoir. Dans cette vision extrêmement noire de la vie, n’y a t il donc rien au bout de la nuit ?

Céline a, en effet, une vision assez noire de l’humanité mais il y a des éclaircies dans son oeuvre personna­lisées par des figures inoubliables, tel le sergent Alcide, dans Voya­ge au bout de la nuit, qui rachètent toutes les autres. Paradoxalement, c’est dans Les Beaux draps, publié en 1941, que Céline est le moins pessi­miste puisqu’il y propose un vérita­ble programme de régénération na­tionale qui passe notamment par une réforme radicale de l’enseignement ainsi que par l’organisation de la so­ciété française sur des bases commu­nautaires.

Quel rôle joue l’humour si parti­culier qui émane tant de l’oeuvre que du personnage lui-même ? Serait-ce une catharsis de la mi­sère humaine, une échappatoire ou bien l’ironie du désespoir ?

Un peu tout cela à la fois… C’est sur­tout, chez Céline, une arme redou­table. Lorsqu’il est en exil au Dane­mark, il menace ses épurateurs d’un pamphlet vengeur, sachant très bien combien sa vis comica est puissante et dévastatrice. À l’instar de Proust, Céline est un très grand auteur co­mique, ce qui n’exclut ni profondeur ni gravité.

Dans l’écriture de Céline on trou­ve un mélange de colère et de fu­reur. Quelle place tient la révolte dans ses écrits et dans sa vie ?

Céline est, en effet, un homme en colère, fustigeant la société matéria­liste de son temps et ses contempo­rains qu’il trouve lourds, préoccupés par des frivolités et subissant des in­fluences délétères. Cette colère est aussi liée à l’histoire : ancien com­battant de la guerre 14-18, blessé dans sa chair suite à son attitude hé­roïque, il refuse avec force un nou­veau conflit franco-allemand qu’il es­time fratricide. Ce pacifisme extrême l’amènera, comme on sait, à préconi­ser une alliance avec l’Allemagne na­tionale-socialiste.

Beaucoup de ses amis relevaient la grande différence entre l’hom­me qu il était vraiment –fidèle en amitié, médecin généreux et ami des bêtes – et le personnage de clochard misanthrope qu’il jouait dans les dernières années de sa vie. N’est ce pas là le plus para­doxal dans sa personnalité?

Céline, né sous le signe des Gémeaux, était un être très ambivalent, tour à tour avare et généreux, sensible et dur, compatissant et misanthrope, al­truiste et indifférent,… C’est, en ef­fet, une personnalité très paradoxale. Cela étant, il faut distinguer le Céline des années 20-40 et l’altruiste profon­dément déçu revenant d’exil. Nul dou­te que quelque chose s’est brisé en lui durant les dix-huit mois de réclusion qu’il fit au Danemark. Ces épreuves n’ont fait qu’accentuer sa misanth­ropie foncière. S’il ne s’est jamais re­nié, il regrettait, à la fin de sa vie, de s’être occupé de politique, estimant, disait-il, que ces problèmes le dépas­saient de beaucoup.

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A quel niveau placer «l’engage­ment politique» de Céline ? Est il pour vous, comme Marc Crapez le décrit dans son livre La Gau­che réactionnaire, le dernier re­présentant de l’esprit sans-culot­te hébertiste ?

Il faut se méfier des étiquettes. On trouve, en effet, chez Céline des ac­cents hébertistes mais on peut aussi le rattacher à d’autres courants pro­ches de l’anarchisme de droite qui suppose un regard sans complaisan­ce sur le peuple tel qu’il est et non tel qu’on l’exalte. Lui-même se di­sait communiste mais « communis­te d’âme » et bien entendu antidémo­crate, résolument hostile à la dictatu­re de la majorité. « Les cons sont la majorité, disait-il, c’est donc bien for­cé qu’ils gagnent ! ».

La filiation littéraire de Céline est glorieuse – François Villon, Rabe­lais, Jules Vallès, Proust – com­ment a-t-il intégré ses influences dans son travail ?

Céline a créé son propre langage en parfaite adéquation avec son univers baroque mais il est évident qu’il ne part pas de nulle part. Les influen­ces qu’il a subies sont multiples. Il avait une grande admiration pour les classiques, dont Chateaubriand et La Fontaine mais aussi les écrivains que vous citez, y compris Proust, si éloigné de lui, auquel il reconnaissait un incontestable don de créateur. À la fin de sa vie, il disait son estime pour trois écrivains contemporains : Henri Barbusse, Charles-Ferdinand Ramuz et Paul Morand (première manière) dans la mesure où eux aussi étaient parvenus à introduire l’émotion du langage parlé dans leur écriture.

On a dit aussi que Céline avait lu et apprécié Nietzsche. Pourtant, Lui-même ne l’a jamais évoqué directement dans son oeuvre ?

Céline était très discret sur ses lec­tures. On sait que, durant sa période londonienne, il fut un grand lecteur de Nietzsche qu’il citera plus tard (parfois sous forme allusive) et dans son oeuvre et dans sa correspondan­ce. À cet égard, je vous recommande la lecture du livre de Anne Henry, Cé­line écrivain (L’Harmattan, 1994) qui montre avec talent la proximité de la pensée de Céline avec celle de Nietzs­che mais aussi de Schopenhauer.

Vous dirigez Le Bulletin célinien, pouvez nous vous présenter ses activités ?

Le Bulletin célinien, qui en est à sa 27ème année, a essentiellement pour vocation de rendre compte de l’actualité célinienne (publications, colloques, adaptations théâtrales, échos de presse, etc.) mais publie aussi des études, des témoignages et divers documents relatifs à l’homme et à l’oeuvre. Je me considère, sans fausse modestie, comme un publi­ciste célinien, pas davantage. Le seul titre de gloire de la revue que j’anime est d’être l’unique mensuel consacré à un écrivain. En marge de l’édition de ce périodique, j’édite aussi des disques consacrés à Céline (Robert Le Vigan, Arletty, Albert Paraz, etc.) et des livres. J’ai notamment publié des ouvrages d’Alain de Benoist, Pol Vandromme, André Parinaud et Henri Poulain traitant de l’écrivain. En sep­tembre prochain sortira le 300ème nu­méro du Bulletin…


Le prix de l’abonnement est de 56 € (France et Belgique). Pour les pays ex­tra-européens l’abonnement est de 76 €. L’abonnement comprend les onze numé­ros de l’année en cours.

Le Bulletin Célinien
c/o Marc Laudelout,

139 rue Saint-Lambert,

BP 77

B-1200 Bruxelles (Belgique)

http://bulletincelinien.com/

samedi, 01 octobre 2016

Orwell on Politics & the English Language

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Orwell on Politics & the English Language

polorwell.jpgGeorge Orwell’s classic essay “Politics and the English Language [2]” ostensibly teaches us how to write well. More importantly, however, it teaches us how to think well before we write. According to Orwell, slovenly thought leads to slovenly writing as much as slovenly writing leads back to slovenly thought. In this essay, Orwell derides the politics of his day as being imbued with conformity of expression and the distancing of this expression from Truth. Nothing can achieve this more effectively than slovenly writing.

The essay, which is fairly short, can be found here [2]. One does not need to be a writer to appreciate it just as one does not need to be an athlete to appreciate a book on exercise. Clear and disciplined writing, according to Orwell, is the noontime sun to the night of obfuscation and equivocation. Imagine politics without these two things. It wouldn’t be hard to do if everyone abided by the lessons in “Politics and the English Language.”

I cannot surpass Orwell in this regard, but I will attempt to augment him. But first, a brief summation. Bad writing, according to Orwell, includes “staleness of imagery” and “lack of precision.” In the former case, writers won’t select words to convey meaning so much as string together ready-made phrases written by others. These phrases will invariably contain overused metaphors, unnecessary words, and pretentious diction. In the latter case, writers will eschew concrete detail and the active voice in order to make unpleasant realities appear less unpleasant. The result is both vague and dishonest.

To avoid bad writing, writers should follow these six rules:

  1. “Never use a metaphor, simile, or other figure of speech which you are used to seeing in print.”
  2. “Never use a long word where a short one will do.”
  3. “If it is possible to cut a word out, always cut it out.”
  4. “Never use the passive when you can use the active.”
  5. “Never use a foreign phrase, a scientific word or a jargon word if you can think of an everyday English equivalent.”
  6. “Break any of these rules sooner than say anything outright barbarous.”

I left much out of this synopsis, hoping that you will experience Orwell before getting around to me. Indeed, I try to read “Politics and the English Language” once every few months or so, just to keep it fresh in my mind.

My first addendum echoes Orwell’s disdain for pretentious and complicated diction. Here, euphemisms deflect attention away from horrific details, making them seem acceptable to the public. Orwell provides several examples, including the brutal dekulakization of the early Soviet period which claimed the lives of millions of Ukrainians. This atrocity is now blandly referred to as the “transfer of population.” This was a very real thing back then. In 1933, the pro-Soviet New York Times published the following about the Soviet-mandated famine:

The food shortage is the result of a nation-wide peasant strike precipitated by the rough-shod methods of the Soviet government in hacking through to its industrialization objectives.

In order to soften the subject matter, the Times re-branded deadly famines as mere “food shortages” and mass executions and deportations as ill-defined “rough-shod methods.” Note the stale imagery and lack of precision. Note also how the passive tense and the backwards composition of the passage seems almost to exonerate the killers. In the passage, the Times orders the events like so:

Food Shortage Peasant Strike Rough-shod Methods

But chronologically, what happened was:

Rough-shod Methods Peasant Strike Food Shortage

Truly “rough-shod methods” (whatever they may be) are to blame. But in order for a reader to figure that out, he would have to work through what was already an insipid and convoluted passage, and then reassemble it in the exact opposite way in which it originally appeared. This requires too much work for most readers, and so something that should appall will simply be skimmed and forgotten. Orwell dwells not just on the laziness of writing but also its dishonesty. The writer most likely had sympathy for the Soviet Union, and so obscured his criticism in abstruse language to deaden whatever reaction people might have upon reading it.

What Orwell doesn’t mention however is what I call the Intimidation Factor. When presented with a tangled web of language like the one above, which contains a five-syllable word (“precipitated”) and a seven-syllable word (“industrialization”), most readers in the general population will discover they lack the brainpower to parse such a sentence in real time. Such a sentence is intimidating. And since most readers will be loath to admit this, they will instead pretend to understand it, thus allowing any deceptions therein to go unchallenged. Even worse, such a reader may pass on the same poorly-constructed language to others so he, in turn, can have the pleasure of intimidating people. Rather than admit they didn’t follow such grotesque turns of phrase, his audience will simply nod along as if they agree with every word. And so the cycle of slovenly thought continues.

My second addendum involves a more immediate effect of badly-formed language: a waste of the reader’s time. Presumably, most readers value their time and read only during the moments when they are between things to do. I always imagine people reading me during their eight-minute subway ride to work. The last thing I want is for them to run out of time and then forget me. Avoiding the mistakes Orwell describes helps ensure that your ideas not only reach the reader but stay with him.

Malcolm Gladwell, in chapter two of his famous book Outliers, provides an excellent example:

For almost a generation, psychologists around the world have been engaged in a spirited debate over a question that most of us would consider to have been settled years ago. The question is this: is there such a thing as innate talent?

Gladwell’s wordiness seemingly attempts to build suspense before revealing the psychologists’ question. In this, Gladwell resembles a magician stalling for time before revealing the two of clubs up his sleeve. While children may appreciate such games, most adult readers, whose time is valuable, won’t. Gladwell used 42 words to express a rather pithy idea. Here it is, pared down to 18:

For almost a generation, psychologists have been debating something most people take for granted: whether innate talent exists.

I concede that this example, while direct, may lack the style or finesse to be fun to read. However, from this nucleus Gladwell could have added ten words of pure flourish and still have kept well below the published word count. He could have also have used these ten words to introduce new ideas or embellish existing ones. Such excess may seem innocuous at first. When spread out across an entire volume, however, we realize that it isn’t. 18 plus 10 is 28. 28 is two-thirds of 42. This means that a book of 100,000 words written in this manner will contain between 33,000 and 34,000 wasted words. This will only exasperate the reader and lessen the writer’s likelihood of propagating his ideas.

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My last addendum will be my briefest: Always assume a skeptical attitude on the part of the reader. Orwell touches on this idea, and I wish he had delved a bit deeper. All writers should assume reader skepticism because this will unleash in him the most powerful emotion: fear. Fear of being attacked and rebutted by unsympathetic readers is a marvelous motivation to root out the errors mentioned in Orwell’s rules above. Without fear, a writer can get complacent and lazy, which leads almost inevitably to slovenly language. When you assume that all readers are unsympathetic, however, self-editing becomes second nature, and, in my opinion, your writing greatly improves.

Of course, we on the Alt Right know this fear well. We know the hostility we face and we know the dire consequence of what we write. We’re trying to drastically change our world, and our enemies are not only formidable but everywhere. Perhaps this is one reason why I am drawn to the writing on the Alt Right. For the most part it is revolutionary yet measured, direct, and well-thought out. You will often get this from people beyond the edges of the Overton Window. They want in, but are not willing to sacrifice their integrity to get in. So, instead of crashing the window, they aim to pull it closer to where they already stand. The best way to do this is to communicate clearly and honestly in language which is concrete, active and original — all of which is prescribed in Orwell’s “Politics and the English Language.”

Article printed from Counter-Currents Publishing: http://www.counter-currents.com

URL to article: http://www.counter-currents.com/2016/09/orwell-on-politics-and-the-english-language/

URLs in this post:

[1] Image: http://www.counter-currents.com/wp-content/uploads/2016/09/Orwell.jpg

[2] Politics and the English Language: http://www.orwell.ru/library/essays/politics/english/e_polit

vendredi, 30 septembre 2016

Houellebecq gegen den intellektuellen Mainstream

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Houellebecq gegen den intellektuellen Mainstream

Ex: https://jungefreiheit.de

Der Geist stand links. Viele Jahrzehnte, vielleicht ein Jahrhundert lang. Wo steht der Geist heute? Jedenfalls nicht mehr links und er steht unter heftigem Beschuß. Das war auch das Thema der Dankesrede des französischen Autors Michel Houellebecq anläßlich der Verleihung des Frank-Schirrmacher-Preises in Berlin. Bis hin zu blankem Haß reichen die Schmähungen, denen er sich seitens der französischen „Progressiven“ ausgesetzt sieht.

Was ist geschehen? Sind die originellsten Köpfe, in Deutschland etwa Botho Strauß und Peter Sloterdijk, plötzlich konservative Bourgeois geworden? Mitnichten. Sie folgen nur den Themen, deren Diskussion not tut, nicht dem immer gestrigeren offiziösen Zeitgeist. Und warum sollten sie auch links sein? Die bürgerliche Gesellschaft ist überwunden, die Massendemokratie etabliert.

Qualitative Unterschiede gibt es nicht mehr

Es gibt keine qualitativen Unterschiede mehr, nur noch quantitative nach Kontostand und Bildungsferne. Der linke Mohr hat seine Schuldigkeit getan, der Mohr kann gehen. Daß er schon gegangen ist, sieht man am intellektuellen Absturz von Antonio Gramsci zum Links-Trash der Spiegel-Kolumnistin Sibylle Berg. Oder zur Weltanschauung der Berufsprogressiven in den Medien: Friede-Freude-Eierkuchen-Pazifismus verknüpft mit der Sehnsucht nach gesellschaftlicher Grundsicherung.

Houellebecqs Auseinandersetzung mit dem Pariser Mainstream begann spätestens 2002. In jenem Jahr fand er sich zusammen mit Philippe Muray und Maurice Dantec, zwei inzwischen verstorbenen und hierzulande unbekannten Autoren, als „nouveaux réactionnaires“, als Neue Reaktionäre im Fadenkreuz des Pariser Publizisten Daniel Lindenberg wieder.

Frontlinie seit 2002 

Der hatte in seinem Essay „Aufruf zur Ordnung“ die Rückkehr der „archaischsten Leidenschaften“ ebenso hellsichtig vorhergesagt wie die neue Verachtung der Massenkultur und die Vorbehalte gegen den Islam, den Widerstand gegen die demokratische Gleichmacherei und den Widerstand gegen die Auflösung, aus Sicht der Verächter, des „souveränen Staats im Morast der individuellen Rechte“, der „Nation in der großen euro-globalisierten Suppe“, des Volkes in der Zivilgesellschaft und der Kultur in multiethnischer „Jugendhaftigkeit“.

Damit war die Frontlinie schon 2002 scharf gezogen. Lindenberg bescherte sein Essay vor allem Kritik. Die linken Konsum-, Kapitalismus- und Globalisierungsgegner hatten sogleich erkannt, daß der von ihm geprägte Begriff „Neue Reaktionäre“ nicht nur die üblichen Verdächtigen auf der Rechten subsumierte. Quasi über Nacht entstand das Bewußtsein einer intellektuellen Querfront, die vielen der neuen Bettgenossen alles andere als angenehm war.

michel-houellebecq_2015-04-02.jpg„Progressivismus“ am Werk

Am Grund der Lindenbergschen Thesen sieht Houellebecq einen „Progressivismus“ am Werk, der jede Innovation unterschiedslos als positiv begrüßt – allein deshalb, weil sie Neues bringt. Es ist ein Glaube, der vorbehaltlos voraussetzt, daß „wir in der besten aller Epochen leben und daß jede wie auch immer geartete Innovation diese, allen voraufgegangenen Epochen überlegene Epoche noch weiter verbessern wird“.

Wer sich dem entgegenstellt, wer für den Erhalt der je besonderen Kultur, der Sprache und überhaupt des Andersseins von Gruppen oder Gesellschaften eintritt, ist per definitionem ein Neuer Reaktionär. Was sind nun die drohenden „Innovationen“, denen aus europäischer Sicht Widerstand gebührt?

Erinnerung an 1933 stand Pate

Folgt man Houellebecq, sind das zum einen der Transhumanismus, die technologische Weiterentwicklung des Homo sapiens, zum anderen die schleichende Ausbreitung des Islam. Der Scharia-Glaube ist auch das Thema seines Buches „Unterwerfung“ (2015) – im Zentrum steht die Machtergreifung einer islamistischen Partei in einem zukünftigen Frankreich, die von linken und liberalen Kräften unterstützt wird.

Die Erinnerung an 1933 dürfte Pate gestanden haben; damals waren es die Bürgerlichen, die den Nationalsozialisten in den Sattel halfen. Houellebecq erwartet von Linken und Liberalen nichts anderes. Einer spirituellen Macht wie dem Islam könne sich nur eine andere spirituelle Macht entgegenstemmen, etwa das Judentum oder das Christentum. In der Vergangenheit habe auch die republikanische Gesinnung über vergleichbare Macht verfügt.

Wettstreit um die Geburtenzahlen verloren

Und heute? Houellebecq zitiert seinen toten Dichterfreund Philipp Muray: „Liebe Dschihadisten! Fürchtet den Zorn des Mannes in Bermudashorts! Fürchtet die Wut des Konsumenten, des Reisenden, des Touristen, des Urlaubers, der aus seinem Wohnwagen steigt!“

Den Wettstreit um die Geburtenzahlen hat Europa bei einer Reproduktionsrate von deutlich unter zwei Kindern je Frau jedenfalls verloren. Da sowohl das Paar aus Mann und Frau, als auch die Familie im Pantheon der Lebensformen keine Bedeutung mehr haben, hält Houellebecq auch sämtliche intellektuellen Debatten für hinfällig, ob über die Trennung von Kirche und Staat, über den Islam oder worüber auch immer.

Nur Schriftsteller stoßen Diskurse an

Überwältigt vom europäischen Schicksal verliert der Begriff des Intellektuellen an sich seinen Sinn. Einer Gesellschaft, die sich dem generationellen Selbstmord und der abzusehenden Unterwerfung unter eine spirituell stärkere Macht verschrieben hat, hilft kein Nachdenken über sich selbst.

Nur die Schriftsteller, also „Leute, die sich für das wirkliche Leben von Menschen interessieren“, hätten in den letzten 20 Jahren noch einen interessanten und bedeutsamen Diskurs über den Zustand der Gesellschaft zustande gebracht. Mit Friedrich Hölderlin: „Was bleibet aber, stiften die Dichter.“

jeudi, 29 septembre 2016

Poe et Baudelaire face à «l'erreur américaine»

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Poe et Baudelaire face à «l'erreur américaine»

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Les deux fondateurs de l'anti-américanisme philosophique sont Edgar Poe et Charles Baudelaire ; le premier dans ses contes, le deuxième dans ses préfaces. La France et sa petite sœur Amérique sont les deux pays à avoir fourni les plus belles cohortes d'antimodernes depuis les révolutions. Souvent du reste on retrouve le thème commun de la nostalgie dans les grands films américains (voyez Naissance d'une nation, la Splendeur des Amberson, l'Impasse de De Palma). Et la rage de Baudelaire contre « la barbarie éclairée au gaz » vaut celle d'Henry Miller avec son « cauchemar climatisé ».

On laisse parler Baudelaire, traducteur et préfacier de Poe. Dans un élan rebelle et réactionnaire, il écrit :

« De tous les documents que j’ai lus en est résultée pour moi la conviction que les États-Unis ne furent pour Poe qu’une vaste prison qu’il parcourait avec l’agitation fiévreuse d’un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, – qu’une grande barbarie éclairée au gaz, – et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d’ivrogne, n’était qu’un effort perpétuel pour échapper à l’influence de cette atmosphère antipathique. »

D'ou ces myriades de littérateurs qui de Cooper à James en passant par la génération perdue ou Diane Johnson (romancière et scénariste de Shining, une amie) trouvent refuge en France - avant que celle-ci ne fût crucifiée par Hollande et Sarkozy.

Puis Baudelaire ajoute sur la tyrannie de la majorité :

« Impitoyable dictature que celle de l’opinion dans les sociétés démocratiques ; n’implorez d’elle ni charité, ni indulgence, ni élasticité quelconque dans l’application de ses lois aux cas multiples et complexes de la vie morale. On dirait que de l’amour impie de la liberté est née une tyrannie nouvelle, la tyrannie des bêtes, ou zoocratie... »

Baudelaire s'irrite dans une autre préface : racisme, brutalité, sexualité, avortement, tout y passe, avec au passage le nécessaire clin d’œil de sympathie pour les noirs et les indiens :

« Brûler des nègres enchaînés, coupables d’avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l’honneur, jouer du revolver dans un parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l’Ouest, que les Sauvages (ce terme a l’air d’une injustice) n’avaient pas encore souillés de ces honteuses utopies, afficher sur les murs, sans doute pour consacrer le principe de la liberté illimitée, la guérison des maladies de neuf mois, tels sont quelques-uns des traits saillants, quelques-unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l’inventeur de la morale de comptoir, le héros d’un siècle voué à la matière. »

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Et notre grand génie de la « modernité » poétique de rajouter que l'américanomanie gagne du terrain, et ce grâce au clergé catholique (toujours lui...) :

« Il est bon d’appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l’américanomanie est devenue presque une passion de bon ton, à ce point qu’un archevêque a pu nous promettre sans rire que la Providence nous appellerait bientôt à jouir de cet idéal transatlantique! »

Venons-en à Edgar Poe. C'est dans son Colloque entre Monos et Una que notre aristocrate virginien élevé en Angleterre se déchaîne :

« Hélas ! nous étions descendus dans les pires jours de tous nos mauvais jours. Le grand mouvement, – tel était l’argot du temps, – marchait ; perturbation morbide, morale et physique. »

Il relie très justement et scientifiquement le déclin du monde à la science:

« Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.

Mais, pour moi, les annales de la Terre m’avaient appris à attendre la ruine la plus complète comme prix de la plus haute civilisation. »

Poe voit l'horreur monter sur la terre (Lovecraft reprendra cette vision). L'industrie rime avec maladie physique :

« Cependant d’innombrables cités s’élevèrent, énormes et fumeuses. Les vertes feuilles se recroquevillèrent devant la chaude haleine des fourneaux. Le beau visage de la Nature fut déformé comme par les ravages de quelque dégoûtante maladie. »

On peut rappeler qu'un grand peintre de l'école de Hudson nommé Thomas Cole a réalisé une suite admirable de tabeaux symboliques nommé the Course of Empire. Intéressez-vous à cette passionnante école de peinture, et à l'artiste allemand Bierstadt qui réalisa les plus géniales toiles de paysages américains. Après la dégoûtante maladie recouvrit tout (Parcs nationaux ! Parcs nationaux !).

Dans Petite conversation avec une momie, Poe règle d'autres comptes. Il relativise nos progrès médicaux (simple allongement de la durée de vieillesse) et mécaniques :

« Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint que nous savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me demanda comment nous nous y serions pris pour dresser les impostes sur les linteaux du plus petit palais de Carnac. »

poevoegel.jpgLe comte nommé Allamistakéo, la momie donc, donne sa vision du progrès :

« Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements étaient choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il fut à une certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa jamais. »

L'idée que le progrès ne progressera plus, entre embouteillages et obésité, entre baisse du QI et effondrement de la culture, me paraît très bonne. On ne fait pas mieux qu'au temps de Jules Verne (la lune...), et on ne rêve même plus.

Sur la démocratie US, on se doute que Poe nous réserverait une « cerise » :

« Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l’importance de la Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre au comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en vivant dans un pays où le suffrage était ad libitum, et où il n’y avait pas de roi. »

Il évoque en riant les treize colonies qui vont se libérer du joug de l'Angleterre.

« La chose néanmoins finit ainsi : les treize États, avec quelque chose comme quinze ou vingt autres, se consolidèrent dans le plus odieux et le plus insupportable despotisme dont on ait jamais ouï parler sur la face du globe.

Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur. Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait : La Canaille. »

Cela nous rappelle la juste phrase de Mel Gibson dans le Patriote, qui préférait avoir un tyran (le roi d'Angleterre, le brave George en plus à demi-fou) de l'autre côté de l'Atlantique que 400 (sénat, congrès, bureaucratie, en attendant FBI, NSA, CIA et tout ça) ici tout près. On se doute que la critique de la démocratie ici a quelque chose de tocquevillien. Et à une époque où on vous interdit tel maillot de bain et où on vous met en prison (comme récemment en Espagne) pour une simple gifle (la mère emprisonnée, la gamine se retrouva à la rue !), on ne peut que s'émerveiller des performances du pouvoir de la canaille.

Citons cette phrase méconnue de Tocqueville :

« Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier. Un despotisme de cette espèce, bien qu’il ne foule point aux pieds l’humanité, est directement opposé au génie du commerce et aux instincts de l’industrie. »

Et en effet il devenu impossible de créer des emplois en Europe comme en Amérique. On peut juste rayer bureaucratiquement les chômeurs pour plastronner devant la presse...

La peur de l'américanisme est donc aussi partagée en France qu'en Amérique au siècle de Comte. On citera aussi Renan qui parle quelques décennies plus tard:

« Le monde marche vers une sorte d'américanisme, qui blesse nos idées raffinées…

Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l'esprit n'ont aucune valeur officielle, où la haute fonction n'ennoblit pas, où la politique devient l'emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l'intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. »

Et on conclura avec Baudelaire qui voit en poète, en visionnaire, le risque que fera peser l'américanisme sur le monde et l'Europe :

« Les États-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l’histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l’industrie ; il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu’elle finira par manger le Diable. »

Nicolas Bonnal

Bibliographie

• Edgar Poe – Histoires extraordinaires.

• Edgar Poe- Nouvelles histoires extraordinaires.

• Baudelaire – Préface de ces deux recueils (ebooksgratuits.com).

• Ernest Renan- Souvenirs.

• Tocqueville – De la Démocratie, II, Deuxième partie, chapitre XIV.

• Nicolas Bonnal – Lettre ouverte à la vieille race blanche, ch.IV.

samedi, 24 septembre 2016

Olivier Maulin : un écrivain à succès attaché à la nature et à l’identité !

Olivier Maulin: un écrivain à succès attaché à la nature et à l’identité!

olivier maulin,littérature,littérature française,lettres,lettres françaisesRomancier connu et apprécié, Olivier Maulin est aujourd’hui le plus beau représentant de la littérature picaresque dont l’oeuvre se situe dans la tradition de Rabelais, Marcel Aymé ou Michel Audiard.

Maulin, dans ses romans à succès, met systématiquement en scène des personnages hors-normes, des décalés et des mauvais personnages. Cette internationale des paumés entre en guerre contre le monde moderne. Elle refuse le cauchemar du progrès obligatoire. Dans son dernier ouvrage en date: ”La fête est finie”, Olivier Maulin présente des héros qui sont des survivalistes construisant leur base arrière de défense contre un projet immobilier dévastateur pour le paysage et la vallée.

A travers eux, l’écrivain développe son attachement à la nature et à l’identité. Quand on lit Maulin, on pense à Céline mais aussi à Raspail. Et c’est un plaisir pour TV Libertés de lui donner la parole.

mercredi, 21 septembre 2016

Kenneth White et la géopoétique

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Kenneth White et la géopoétique

par Laurent Margantin

Ex: http://www.lerecoursauxforets.org

Pour White, à la base de toute culture, il y a une poétique, qui est une "pratique fondatrice". "Dans la culture grecque classique, si la politique est une préoccupation première, la culture n’existerait pas, ne respirerait pas sans la poésie océanique d’Homère : l’agora est baignée de ses vagues" . Dans la culture chinoise, il y a le Livre des odes, et à côté de la pensée confucianiste centrée sur des questions éthiques, il y a l’espace poétique ouvert par des poètes errants inspirés par le bouddhisme et le taoïsme. Dans notre culture moderne toutefois, la poétique n’est qu’une "discipline" reléguée au fond des universités, et qui n’intéresse que les spécialistes du langage voire de la métrique.

white-1.jpgPour White, à la base de toute culture, il y a une poétique, qui est une "pratique fondatrice". "Dans la culture grecque classique, si la politique est une préoccupation première, la culture n’existerait pas, ne respirerait pas sans la poésie océanique d’Homère : l’agora est baignée de ses vagues." Dans la culture chinoise, il y a le Livre des odes, et à côté de la pensée confucianiste centrée sur des questions éthiques, il y a l’espace poétique ouvert par des poètes errants inspirés par le bouddhisme et le taoïsme. Dans notre culture moderne toutefois, la poétique n’est qu’une "discipline" reléguée au fond des universités, et qui n’intéresse que les spécialistes du langage voire de la métrique.

Il est assez symptomatique que, dans un numéro récent du Magazine littéraire consacré à la " nouvelle poésie française ", aucune place n’ait été faite à un courant fort et vivant de l’écriture poétique contemporaine apparu dans les années quatre-vingt. Certes, le phénomène n’est pas spécifiquement " français ", il a plutôt une vocation européenne et internationale, dans l’esprit de cette Weltliteratur que Goethe appelait de ses voeux. De plus, le fondateur de ce courant est Ecossais, et vit à l’écart des groupes consacrés par un certain milieu littéraire. Cette absence révèle cependant la nature de l’activité poétique en France aujourd’hui, qui s’attache avant tout à des questions formelles et à des jeux de langage en se désintéressant la plupart du temps des questions de fond concernant le rôle essentiel que peut jouer la poésie au sein d’une culture vivante, et sa capacité à générer un rapport au monde inédit, inconnu. Bref, l’absence de la géopoétique dans le paysage poétique français tel qu’il est représenté par les médias culturels est éloquente. Elle nous amène à penser qu’on voudrait bien que la poésie continue d’exister selon des critères nationaux, et sans se mêler véritablement de certaines questions extérieures à son champ, scientifiques et philosophiques ; qu’il faudrait, pour écrire de la poésie reconnue, être un bon formaliste, et ne pas trop s’aventurer hors de frontières tracées par la critique. Pourtant, même si les questions de style et d’écriture sont importantes, et même essentielles, il n’en demeure pas moins vrai que tout grand poème doit communiquer le sens d’un monde, et offrir une connaissance inédite du réel. C’est ce qu’avant Kenneth White un esprit comme Francis Ponge affirmait, tout en se défiant de la forme " poème ", pour lui impossible. Poème voudrait dire lyrisme - oui, mais lequel ? Le lyrisme à l’eau de rose, ou une parole énergique, riche en matières, cherchant une forme nouvelle pour contenir et articuler des énergies ? Ici il s’agit de voir comment un auteur apparu dans les années soixante, en pleine "nouvelle poésie française", a tâché d’ouvrir un nouvel espace, qualifié de géopoétique.

*

C’est en 1989 que Kenneth White a fondé l’Institut international de géopoétique. Dans le texte inaugural de l’Institut on peut lire ces lignes qui résument pour une bonne part tout le travail antérieur de White : "Ce qui marque cette fin du XXe siècle, au-delà de tous les bavardages et de tous les discours secondaires, c’est le retour du fondamental, c’est-à-dire du poétique. Toute création de l’esprit est, fondamentalement, poétique. Il s’agit de savoir maintenant où se trouve la poétique la plus nécessaire, la plus fertile, et de l’appliquer. Si, vers 1978, j’ai commencé à parler de "géopoétique", c’est, d’une part, parce que la terre (la biosphère) était, de toute évidence, de plus en plus menacée, et qu’il fallait s’en préoccuper d’une manière à la fois profonde et efficace, d’autre part, parce qu’il m’était toujours apparu que la poétique la plus riche venait d’un contact avec la terre, d’une plongée dans l’espace biosphérique, d’une tentative pour lire les lignes du monde." Dans la suite de ce texte, White ouvre un espace de prospection inédit, dans lequel " se rencontrent des penseurs et des poètes de tous les temps et de tous les pays ". Sont cités les noms d’Héraclite ("l’homme est séparé de ce qui lui est le plus proche"), de Hölderlin ("poétiquement vit l’homme sur la terre"), de Wallace Stevens ("les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont été écrits, reste à créer le poème de la terre"), mais aussi du taoïste Tchouang-Tseu et du poète japonais Matsuo Bashô. On est bien loin - et cela donnera peut-être un peu le vertige à nos "nouveaux poètes français" - d’un contexte national et historique quelconque.

Ce texte inaugural de l’institut est en quelque sorte un " condensé " de toute la démarche géopoétique, et de tout le parcours de Kenneth White. On y retrouve le désir de dépasser la "littérature", une dimension culturelle internationale, et surtout une orientation que l’on peut qualifier de philosophique, ce qui manque avant tout à la culture contemporaine.

*

Kenneth White est né en 1936 à Glasgow, mais, raconte-t-il, ses parents ont senti assez tôt le besoin de quitter la métropole pour aller s’établir à Fairlie, petit village situé sur la côte ouest de l’Ecosse. Déjà la sortie d’un contexte : historique et économique (la réalité fortement industrielle de Glasgow décrite dans un chapitre du premier livre publié de White, En toute candeur), mais aussi culturel : c’est là, face à la mer et à l’île d’Arran, que l’esprit formé à la culture chrétienne s’ouvre à la beauté du monde, faisant naître le besoin d’un espace de réflexion inédit où cette expérience d’ouverture au-dehors soit exprimée et conçue comme l’origine de ce qu’on pourrait appeler une "culture à venir".

wh-2.jpgA dix-huit ans, White revient à Glasgow pour étudier. Mais très vite l’espace de prospection intellectuelle s’étend à un champ géographique plus vaste, comme en témoigne le parcours biographique et universitaire de White : après quelques années d’études à l’Université de Glasgow (littérature, philosophie et latin), il part pour l’Allemagne (Münich), où il découvre Jaspers, Husserl et surtout Heidegger. Puis il passe plusieurs années en France, où il s’installera (il vit actuellement en Bretagne).

Les années parisiennes (1959-63) seront riches en révélations et en réalisations : c’est là qu’il découvre les surréalistes (après avoir beaucoup travaillé sur Rimbaud) et s’intéresse à la pensée orientale ainsi qu’aux cultures dites primitives. Les étudiants de la Sorbonne où il est lecteur d’anglais publient ses premiers poèmes sous le titre Wild Coal (souvenir de ses lectures géologiques en Ecosse), dont certains seront repris dans En toute candeur. Pendant quelques années, il travaille comme assistant à l’Université de Glasgow, puis ensuite de nouveau en France, à Pau, dans les Pyrénées, avant d’être prié par les autorités universitaires d’aller voir ailleurs, juste après les événements de 68 (on lui reprochait en fait un certain anticonformisme, qui s’était traduit par la création d’un groupe d’étudiants et d’enseignants autour d’une revue - Feuillage -, et l’application d’une pédagogie qui n’avait que peu à voir avec la tradition universitaire française, assez rigide et scolaire, encore plus dans les années 60). Une vingtaine d’années plus tard, il sera nommé à la chaire de poétique du vingtième siècle de l’Université de la Sorbonne, où il dirigera des séminaires de recherche autour de la pensée orientale, des auteurs anglais et américains modernes (Whitman, Thoreau, Pound, Mac Diarmid, etc.), fidèle à une pédagogie extravagante, transnationale et transculturelle ! White a toujours pratiqué trois écritures, et il s’en explique : la prose narrative (ce qu’il appelle le "voyage-voyance", récit d’une expérience et non fiction), le poème, et l’essai. Le poème est la pointe de la flèche, qui va droit au but, mais avant cela, pour acquérir assez d’énergie et de matière, il faut parcourir les chemins du monde et de la pensée. D’où la nécessité de voyager, pour ouvrir un espace de sensation et de respiration. D’où la nécessité d’analyser (White pratique la "culturanalyse"), qui doit permettre d’ouvrir peu à peu un espace conceptuel plus riche que le nôtre, qui s’effondre chaque jour un peu plus dans le bruit et la bêtise.

*

"La beauté est partout" : Loveliness is everywhere. Ce sont les premiers mots d’un poème de Kenneth White que j’aimerais citer en entier :

La beauté est partout

Même

sur le sol le plus dur

le plus rebelle

la beauté est partout

au détour d’une rue

dans les yeux

sur les lèvres

d’un inconnu

dans les lieux les plus vides

où l’espoir n’a pas de place

où seule la mort

invite le cœur

la beauté est là

elle émerge

incompréhensible

inexplicable

elle surgit unique et nue -

à nous d’apprendre

à l’accueillir

en nous

Ce sentiment de la beauté exprimé dans "Le grand rivage" est véritablement à la base de la géopoétique. Dans le premier livre de Kenneth White, En toute candeur (sans doute celui qui m’est le plus cher car il y évoque les prémisses de son travail), on peut lire : "Ce n’est pas la communication entre l’homme et l’homme qui importe, mais la communication entre l’homme et le cosmos. Mettez les hommes en contact avec le cosmos, et ils seront en contact les uns avec les autres" . Or White évoque l’origine du mot grec cosmos, étroitement lié à la notion de beauté, et il appartient lui-même à toute une lignée culturelle anglo-américaine - on peut penser à Shaftesbury en Angleterre, mais aussi à Emerson, Thoreau, Whitman en Amérique - pour laquelle expérience esthétique et sensation du monde sont inséparables, et fusionnent dans l’écriture poétique. Dans ce cadre-là, l’écriture engage l’écrivain et le lecteur dans un tout autre espace que le seul " espace littéraire ", cloisonné, renfermé sur son propre questionnement, et ouvre la conscience à la possibilité d’un champ existentiel nouveau. La poésie n’est pas simplement affaire de mots et de "style" (celui dont se parent les dits grands écrivains comme de plumes de paon), mais une affirmation du "corps-esprit" dans un monde donné, monde fondé justement sur le refus du poétique et la négation de la beauté (et même de l’idée de beauté).

wh-3.jpgLa géopoétique "dénote" donc dans un contexte culturel - surtout celui de la fin des années quatre-vingt - au sein duquel comptent avant tout les grands solipsistes et les contempteurs de la condition humaine que sont Beckett, Cioran ou bien Ionesco, auteurs qui, pour un certain milieu littéraire, sont indépassables. Se mettre à l’écart de ce courant intellectuel très coté - Valéry parlait non sans raison de "Bourse de l’Art" - était s’exclure soi-même du monde littéraire et de ses pratiques, ce qu’avait fait d’ailleurs White assez tôt.

L’œuvre de Kenneth White et la géopoétique bien comprise conduisent à un travail sur soi, travail d’abord solitaire, à l’écart de tout groupe, et sur plusieurs niveaux : travail primordial d’attention aux choses, sans lequel rien n’est possible (phase de silence) ; déconditionnement culturel (critique de toutes les valeurs sociales et religieuses) ; et puis travail sur le langage évidemment, vers une clarification de l’écriture (toutefois ouverte à une complexité élémentaire). Dans un second temps, une fois ce travail personnel engagé, des ramifications se font, un réseau naît et se forme peu à peu. C’est ce réseau - ou cet "archipel", pour reprendre un terme cher à White - qu’a permis de constituer l’Institut international de géopoétique. Dès la création de l’Institut de géopoétique, des connexions se sont faites entre les disciplines. Dans le premier numéro des Cahiers de géopoétique, on trouve une contribution d’un océanographe, Frédéric Ibanez, celle d’un biologiste, Alain Sournia, un article philosophique de Georges Amar, une étude de White sur Lapérouse, et des textes poétiques de Thoreau, Gary Snyder ou de Jean Morisset, par ailleurs géographe… De cet ensemble se dégage une nouvelle cohérence basée toute entière sur une poétique, car il existe entre les sciences, la philosophie et la poésie, n’en déplaise à Sokal et Brikmont, d’autres ponts que ceux de la simple analogie (parfois gratuite en effet) : l’homme de sciences peut avoir sa propre expérience poétique, et le poète peut s’intéresser aux sciences, ce qui peut les réunir est une expérience de la beauté de monde et une langue commune, qui elle n’est pas donnée d’avance. Exclure cela d’un revers de main polémique, c’est nier l’importance d’œuvres comme celles de Novalis ou de Goethe, qui essayèrent justement de dépasser le cloisonnement entre les disciplines, en vue d’une poétique nouvelle.

Il devenait évident qu’à travers les Cahiers un nouveau champ culturel était en train de se constituer et allait s’étendre, ce à quoi travailla Kenneth White en organisant des rencontres et des colloques, qui firent l’objet de publications à part. Mais dès 1992 le besoin se fit sentir d’ "archipéliser" l’Institut, et des ateliers de géopoétique virent le jour, à partir de contacts antérieurs entre Kenneth White et certains de ses lecteurs et amis. L’un des premiers centres fut l’Atelier du Héron en Belgique, puis le centre géopoétique de Belgrade, l’Atelier d’Aquitaine à Bordeaux et le centre écossais à Edinburgh. Il existe à présent une douzaine de centres à travers le monde.

*

Plus on approfondit l’œuvre de Kenneth White et le concept de géopoétique, et plus on se rend compte que celui-ci participe d’un courant profond de la culture occidentale, que des esprits comme White, mais aussi Caillois, Ponge ou bien encore Segalen ont repris et continué, et qui a surgi deux siècles plus tôt, justement en Allemagne. La géopoétique est sans aucun doute l’héritière directe de ce courant culturel exceptionnel dont il reste à mesurer la force et l’ampleur (ce qui sera fait une fois que la culture secondaire de l’époque se sera définitivement épuisée et qu’on aura vraiment remis en cause les compartimentages universitaires). Une nouvelle cartographie culturelle est en cours, dont les grandes lignes de force sont déjà plus ou moins connues.

wh-4.jpgQu’est-ce qui ne va pas, dans notre "culture" ? Dans un entretien, White dit, "pour parler rapidement", qu’il est parti de ce que Freud appelle le "malaise dans la civilisation" (das Unbehagen in der Kultur). Et il ajoute : "Ce malaise est toujours là, même si notre société essaie de le couvrir de bruits, même si on peut avoir l’impression que bientôt les esprits seront tellement "informatisés" qu’ils ne penseront plus rien. Moi, j’éprouvais un malaise, une angoisse, je me sentais étouffer dans un état de choses. J’ai essayé de sortir." Ce malaise culturel actuel, White en voit les sources dans deux grandes cultures - et en cela il est bien sûr nietzschéen : le christianisme et le rationalisme occidental. White critique ces systèmes de pensée de l’intérieur, puisqu’il a été plongé pendant toutes ses années d’enfance dans la culture chrétienne, et qu’il s’est intéressé de près à la philosophie européenne. La critique de la religion ne le conduit pas vers le nihilisme le plus "classique" (perte de toutes les valeurs, relativisation postmoderne de toutes les cultures), et d’un autre côté sa critique du rationalisme ne le mène pas vers un "irrationalisme" qui serait l’expression d’une nouvelle religion ou d’un lyrisme débridé. Bien au contraire. Il s’agit plutôt d’éviter tous les écueils rencontrés par une pensée qui s’opposerait ou "réagirait", pensée qui ne dure jamais parce qu’elle ne fonde rien.

White cherche à dépasser la scission homme-monde (il critique fortement la rupture opérée par la théologie chrétienne entre la matière et l’esprit, et celle que l’on trouve chez Descartes entre la "chose pensante" et la "chose étendue"), et il cherche à dépasser également une scission arbitraire entre pensée et sensation, raison et intuition, poésie et science (scission caractéristique de notre culture). Il s’intéresse aux sciences (souvent plus qu’à la dite poésie actuelle), mais critique les excès de la science, le technicisme (ou soi-disant Progrès) qui ravage la planète aujourd’hui. Il étudie le bouddhisme, mais ne veut pas de "bouddhôlatrie" (refusant avec Nietzsche le "bouddhisme sentimental" qui allait, prédisait le philosophe, submerger l’Europe). Disons qu’il cherche une raison étendue par la sensation, par l’expérience du monde, et que d’un autre côté il travaille à une poésie informée par la réflexion philosophique voire épistémologique, et même par l’expérience mystique, qui s’accomplit la plupart du temps au-delà des discours et débats, et qui peut être aussi un moyen de se "déconditionner", de sortir d’un contexte intellectuel étouffant, et d’atteindre une vision plus large. La question qui revient toujours chez White comme chez l’un des écrivains qui a le plus compté pour lui, Henry David Thoreau, est la suivante : qu’est-ce qu’une réelle connaissance, c’est-à-dire qu’est-ce que la connaissance d’un homme habitant dans son corps et son esprit la Terre, après que tous les "grands récits" (chrétien et humaniste) se sont écroulés ? "Thoreau disait que "le vrai homme de science" connaîtra la nature mieux que les autres, non pas grâce à des techniques, à des méthodes (notre obsession), mais grâce à son "organisation plus fine". Pour Thoreau, la science, c’est-à-dire la connaissance, impliquait la capacité de sentir, goûter, voir, entendre d’une manière accrue. Pour lui, "l’homme le plus scientifique" serait l’homme le plus "sain", l’homme le plus "amical" (c’est-à-dire capable de sym-pathie, au sens fort), il posséderait une "sagesse indienne" plus parfaite. C’est cette augmentation de l’être liée à un assouplissement et un affinement du discours que j’appelle la biocosmopoétique. Nous avons pris le chemin inverse - vers la myopie, l’insensibilité, l’application limitée et la pensée bornée" .

C’est dans un écart total et passager - la cabane de Walden - que l’écrivain et charpentier américain Henry David Thoreau - aussi connu pour sa théorie et sa pratique de la "désobéissance civile" - a développé une conception de la connaissance radicalement nouvelle dans l’Amérique en proie comme l’Europe et bientôt l’Asie et le monde tout entier à la fièvre du Progrès. Dans les bois, Thoreau cherche une "pensée-sensation" ou ce que Coleridge appelle la "connaissance substantielle". La connaissance substantielle est "cette intuition des choses qui surgit quand nous nous trouvons unis au tout", tandis que la connaissance abstraite est l’image que se fait du monde une conscience séparée de celui-ci. "Cette "conscience séparée" ne peut donner lieu qu’à un langage mort, tout au plus utile pour la communication générale. La connaissance substantielle est, par contre, consubstantielle à l’être et donne lieu à un langage vivant qui est poésie. Elle constitue la seule véritable science (...)", écrit White dans L’esprit nomade. Pour Thoreau - et aussi pour White -, l’activité du poète peut conduire à une connaissance substantielle, si celui-ci sort d’un contexte culturel où la poésie et la science sont séparées. Il y a du "scientifique" chez Thoreau, mais en vue d’une écriture du monde qui dépasse la simple description ou l’observation. Il y a un "démon du savoir" chez lui, qui recueille lors de ses excursions toutes sortes d’observations concernant la faune et la flore, mais la forme de géo-gnosie qu’il recherche doit être aussi une "augmentation de la sensation de vie", exprimée dans une langue la plus simple et la plus incandescente possible. Et c’est bien le sentiment de la nécessité d’une langue, d’une langue poétique et ouverte au monde, qui, au fond, sépare le poète de l’homme de science.

figure-du-dehors-237814.jpgEn 1987, Kenneth White a publié un livre intitulé L’esprit nomade, qui est son deuxième essai publié après La figure du dehors. Pendant plusieurs années, White avait surtout fait paraître des poèmes et des récits de voyage (ou ce qu’il appelle des way-books). Or, pendant les années 80, est parue une série d’essais rédigés par quelqu’un qui se définit comme un "poète-penseur". Dans ce livre, L’esprit nomade (une partie de sa thèse d’Etat sur le nomadisme intellectuel), la dernière partie est intitulée "Poétique du monde", et le dernier chapitre de cette section "Eléments de géopoétique ". Deux années plus tard, en 1989, White fonde l’Institut international de géopoétique. A beaucoup d’égards, "Eléments de géopoétique" peut être considéré comme le "programme" de l’Institut, ramassé, résumé dans le texte inaugural. Un autre ouvrage fondamental pour aborder ce que White appelle aussi la "poétique du monde" est Le plateau de l’albatros, introduction à la géopoétique paru en 1994.

Pour White, à la base de toute culture, il y a une poétique, qui est une "pratique fondatrice". "Dans la culture grecque classique, si la politique est une préoccupation première, la culture n’existerait pas, ne respirerait pas sans la poésie océanique d’Homère : l’agora est baignée de ses vagues." Dans la culture chinoise, il y a le Livre des odes, et à côté de la pensée confucianiste centrée sur des questions éthiques, il y a l’espace poétique ouvert par des poètes errants inspirés par le bouddhisme et le taoïsme. Dans notre culture moderne toutefois, la poétique n’est qu’une "discipline" reléguée au fond des universités, et qui n’intéresse que les spécialistes du langage voire de la métrique.

Avons-nous même une "culture" d’ailleurs, une culture qui ne soit pas bien sûr un "produit de consommation courante" , fidèle en cela à l’esprit du temps ? On peut en douter, car il ne suffit pas d’accumuler les œuvres d’art et d’organiser des activités culturelles un peu partout pour qu’une société soit animée par une culture au sens fort du terme. " Pour qu’il y ait culture au sens fort du mot, écrit White, il faut que soit présent dans les esprits d’un groupe un ensemble de motifs et de motivations : lignes de force, "formes maîtresses", comme disait Montaigne, et cela, non au niveau du plus bas dénominateur commun ("sport", "loisirs", "distractions"), mais à un niveau qui incite la personne sociale à se travailler, à déployer ses énergies dans un espace exigeant. "

Toute culture a ce que White appelle un "motif unificateur". Mais toute tentative pour refonder une culture semble condamnée à échouer lorsqu’elle reprend des motifs épuisés : telle idole religieuse, tel personnage mythique ou historique, voire même tel principe abstrait (l’Homme) dans une conception de la culture tournée vers la fondation d’une polis moderne. "Si l’on se pose la question de savoir quel peut être un tel motif unificateur pour nous, aujourd’hui, dans le monde entier (puisque nous vivons maintenant, non plus à l’échelle de la tribu, ni même à l’échelle d’une nation, n’en déplaise aux nationalistes de tout poil, mais de la planète toute entière), je pense qu’une réponse s’impose : la terre même, sur laquelle nous tentons de vivre, et sans laquelle il n’y a pas de monde vivable."

Cette terre, il semble que même les érudits - dans un pays comme la France fortement conditionné par l’Université et marqué par un sens très étroit de la culture - soient en train de la redécouvrir. Je pense entre autres aux travaux très stimulants de géographes et philosophes comme Augustin Berque et Jean-Marc Besse, qui combinent érudition littéraire et connaissances scientifiques, contribuant ainsi à ouvrir un nouveau contexte culturel. On sent depuis environ une vingtaine d’années que ce manque d’une culture attachée à la réalité terrestre et à l’espace se fait cruellement sentir. Dans le domaine littéraire, des écrivains d’une génération précédente, comme Julien Gracq ou Philippe Jaccottet, en étant extérieurs au mouvement géopoétique, ont préparé le terrain. Cette nouvelle "géographie poétique", pour reprendre une expression de Novalis, ne demande qu’à être poursuivie et approfondie, dans un espace qui ne peut être seulement littéraire, mais qui engage un autre rapport au monde qui nous entoure, ici et maintenant.

Toutefois, White est très peu sensible à la "poésie du terroir" que l’on trouve parfois chez Heidegger, et se méfie d’un rapport à la nature trop sentimental. Il emploie surtout le terme "monde", qui ouvre un espace plus large, un horizon, et se dégage de tout sentimentalisme écologique ainsi que d’un attachement à la soi-disante pureté d’un lieu auquel l’individu devrait rester lié pour toujours, fidèle à une identité prédéterminée par d’autres (ancêtres, textes). Il faut évidemment aujourd’hui éviter à tout prix l’écueil de la "terre-terroir" et d’un attachement sentimental au sol, qui ne conduit, en termes culturels, qu’à du ressassement folklorique. Ecossais d’origine, White situe l’Ecosse dans un contexte plus large, l’origine étant elle-même mélange, et, d’une certaine manière, horizon. L’Ecosse, archipel initial, espace originellement pluriel et dont la géographie reste toujours complexe, à découvrir. Lieu où il ne s’agit pas de revenir, mais espace qu’il faut tenter de déployer, de projeter, espace en devenir.

wh-5.jpgComment peut se déployer pour nous aujourd’hui un "monde poétique" ? White insiste sur l’activité nomade, "dérivante", de celui qui cherche un tel monde. Il doit y avoir déplacement, autant physique qu’intellectuel. Il ne suffit pas de bouger, de faire des voyages, il faut aussi que l’esprit migre, et accède à un espace d’énergies au-delà de tous les bavardages nationaux et de tout ce qui enferme l’esprit dans des limites étouffantes. "Habiter la terre en poète", selon l’expression de Hölderlin, c’est habiter un espace large et chargé d’énergies, où des rapprochements entre les cultures les plus diverses peuvent avoir lieu d’une manière parfois surprenante. La géopoétique est en effet un rapport à l’espace terrestre fluide, itinérant, jamais figé, d’où la notion si importante que l’on trouve développée chez White de "nomadisme intellectuel", et l’exercice personnel du voyage transposé littérairement dans l’écriture de way-books. Sans nomadisme, l’art s’appauvrit, finit par être emprisonné dans des cadres conceptuels et esthétiques trop étroits et trop rigides. L’art a besoin d’un rapport à l’espace qui soit à la fois riche et ouvert autant sur le plan conceptuel (ouverture à d’autres esthétiques, à d’autres formes) que sur le plan physique : l’esprit doit pouvoir vivre au milieu d’un monde de formes en mouvement, et en harmonie avec un univers sensible aussi large que possible et dont la carte est toujours à reprendre. La géopoétique est un concept opérateur, écrit White, indissociable d’une volonté de briser un espace circonscrit par les idéologies, les croyances, les politiques culturelles nationales, afin d’ouvrir l’esprit de chacun aux mouvements, aux métamorphoses du monde, de ce monde qui est pour l’homme ce qu’il y a de plus proche et ce dont il est le plus séparé.

Dans un chapitre d’Eléments de géopoétique, White évoque ce qu’il nomme une "physique de la parole" : selon lui, c’est à travers l’expérience de l’écriture poétique que peut se déployer un monde. Cependant, écrit White, "presque tout, à "notre" époque, va à l’encontre de la possibilité d’un langage puissant et clair, capable de dire une présence et une transparence." C’est que la parole poétique doit non seulement se dégager des discours ambiants (politiques, économiques, médiatiques) qui tournent à vide et génèrent les pires catastrophes, mais elle doit aussi aller au-delà de ce qu’on entend par "poésie", souvent expression d’"artistes" obsédés par un style prétendument "littéraire" et par des problèmes intimes. White reconnaît une parole poétique authentique chez des esprits comme Walt Whitman, à la recherche d’un "style absolument limpide, telle la glace sans tain... clarté, simplicité, pas de phrases brumeuses ou entortillées.... la transparence la plus parfaite", ou encore chez Thoreau, dans son Journal (qui ne sépare pas la vie quotidienne de l’expérience poétique, et même tente de confondre les deux) : "Le premier jour d’avril il a plu et la glace a fondu. Tôt le matin, dans un épais brouillard, j’ai entendu une oie égarée voler au-dessus de l’étang et cacarder comme l’esprit même du brouillard."

C’est une "méditation du monde" que nous offre la parole poétique, lorsque celle-ci est soutenue, stimulée, engendrée par un rapport au réel, telle la géopoétique. Ecoutons-la.

P.-S.

WHITE VALLEY

Not much to be seen in this valley

a few lines, a lot of whiteness

we’re at the end of the world, or at its beginning

maybe the quaternary ice has just withdrawn

as yet

no life, no living noise

not even a bird, not even a hare

nothing

but the wailing of the wind

yet the mind moves here with ease

advances into the emptiness

breathes

and line after line

something like a universe

lays itself out

without doing too much naming

without breaking the immensity of silence

discreetly, secretely

someone is saying

here I am

here, I begin

LA VALLÉE BLANCHE

Peu de chose à voir dans cette vallée

quelques lignes, beaucoup de blanc

c’est une fin de monde, ou bien un commencement

peut-être le retrait des glaces du quaternaire

jusqu’à présent

nulle vie, nul bruit de vie

pas même un oiseau, pas même un lièvre

rien

que le vagissement du vent

pourtant l’esprit se meut ici à l’aise

avance dans le vide

respire

et ligne après ligne

quelque chose comme un univers

se dessine

sans trop vouloir nommer

sans briser l’immensité du silence

discrètement, secrètement

quelqu’un dit

je suis ici

ici, je commence

(Extrait de : Limites et marges, Mercure de France, 2000. Traduction : Marie-Claude White)

Die Flüchtigkeit des Hier und Jetzt

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Die Flüchtigkeit des Hier und Jetzt

von Gereon Breuer
Ex: http://www.blauenarzisse.de

mogMM.jpgBücher über die Finanzkrise hat es viele gegeben. Keines warnt so eindringlich vor der Flüchtigkeit des Hier und Jetzt wie Martin Mosebachs „Mogador“. Eine Rezension.

Die Penetranz, in der Martin Mosebach Form und Stil mit der ihm eigenen Detailverliebtheit verbindet, polarisiert seit Jahrzehnten. Seine Kritiker werfen ihm beständig vor, weitgehend handlungslose Romane zu schreiben, deren Lesen oder gar Wiederlesen sich nicht lohne. Wer sich aber einmal in Mosebachs Stil verliebt hat, der kommt von seinem Prosawerk noch viel weniger los als von seinen essayistischen Beiträgen.

Der jetzt erschienene Roman Mogador macht da keine Ausnahme. Die Erzählung beginnt mit der Schilderung eines Hamam-​Besuchs des Protagonisten Patrick Elff. Dieser musste, so stellt sich im Verlauf des Buches heraus, nach Marokko in die einst prachtvolle Hafenstadt Mogador fliehen. Zwielichtige Finanzgeschäfte und die drohende Entdeckung seiner Mitwisserschaft waren der Hauptgrund für die Flucht. So jedenfalls stellt es sich auf den ersten Blick dar. Denn so wie die Erzählung die Flucht und das abenteuerliche Leben von Patrick Elff im Rückblick schildert, so sind die Flucht selbst und ihr Grund auch nur im Rückblick zu verstehen.

Geld muss man sich leisten können

Die Erzählperspektive ist deshalb ein eindrückliches Stilmittel, weil sie ganz und gar nicht zum Protagonisten des Romans passen will. Patrick Elff ist ein Mann in den besten Jahren, für den der Blick zurück mit Stillstand gleichzusetzen ist. Nach einer wirtschaftswissenschaftlichen Promotion hat er dem Berufsbeamtentum der universitären Welt den Rücken gekehrt. In einer Beratungsfirma mit einem Schwerpunkt im Beteiligungsrecht begann seine Karriere in der Finanzwelt. Von dort wechselte er zu einer Bank, wo er recht schnell in der Hierarchie aufstieg und dabei auch deutlich ältere Konkurrenten hinter sich gelassen hat.

Er erscheint als Karrieremensch durch und durch, der vor allem von der Vorstellung getrieben ist, seiner als äußerst attraktiv beschriebenen Frau Pilar mit einem ererbten Millionenvermögen ebenbürtig erscheinen zu müssen. Geld, so wird schnell klar, wird für Patrick Elff wichtig, weil es für seine Frau nicht wichtig ist. Diese arbeitet nämlich nur zum Zeitvertreib als Immobilienmaklerin und lässt ihren Mann immer wieder spüren, dass sie finanziell am längeren Hebel sitzt. Aus Sicht ihres Ehemannes genießt sie diese Stellung und schöpft daraus einen großen Teil ihres Selbstwertgefühls.

Geld als Basis des Selbstwertgefühls

Der daraus resultierende Konflikt der Männlichkeit beginnt sich für Patrick Elff erst dann scheinbar zu lösen, als er in der Bank illegale Geschäfte entdeckt. Ein gewisser Dr. Filter nutzt die relativ lange Bearbeitungsdauer der Überweisungen von großen Geldbeträgen, um das Geld in einem Geflecht von Beteiligungsgesellschaften verschwinden und wieder auftauchen zu lassen, ohne dass die Kunden etwas davon merken. Die dabei entstehenden Zinsgewinne streicht er selbst ein und eröffnet Patrick Elff eine Beteiligungsmöglichkeit für sein Schweigen.

Mit der Aussicht, seiner Frau endlich auch finanziell ebenbürtig werden zu können, ist er zu diesem Schweigen gerne bereit. Dabei übersieht er, dass es Dr. Filter gar nicht um das Geld an sich geht, sondern nur um das Spiel damit. Ein Spiel, dessen Regelbeherrschung nach Dr. Filters Meinung von der Intelligenz eines Menschen abhängig ist, die er bei Patrick Elff und auch bei den meisten seiner Vorgesetzten nicht erkennen kann. Auch diese Intelligenz kann aber Dr. Filter nicht vor dem Selbstmord bewahren, der Patrick Elffs Welt des finanziellen Wohlbefindens in Schutt und Asche legt. Im Polizeipräsidium entschließt sich Elff nach einem peinlichen Verhör zur Flucht durch ein Toilettenfenster.

Ohne Geld nach Marokko

Warum aber ausgerechnet nach Marokko und noch dazu in eine heruntergekommene Hafenstadt? Der Grund dafür hat ein letztes Mal im Leben des Patrick Elff mit Geld zu tun. Mogador ist nämlich die Heimatstadt eines halbseidenen marokkanischen Geschäftsmannes, dem Elff bei einem seiner obskuren Geschäfte mit inoffizieller Rückendeckung des Vorstandes der Bank helfen muss. Dabei muss der Marokkaner gar keinen direkten Zwang ausüben.

Um Elff gefügig zu machen, reicht es aus, ihm in einem sehr teuren Restaurant den Lebensstil zu zeigen, den er mit viel Geld haben könnte. Auch kurz nach seiner Ankunft in Mogador will Elff zu diesem Lebensstil unbedingt zurück, weshalb er auch immer wieder versucht, den marokkanischen Geschäftsmann aufzusuchen. Ein Treffen kommt aber nie zustande, weil der Marokkaner nicht in der Stadt ist oder sich verleugnen lässt. Je unwahrscheinlicher ein Treffen wird, umso mehr beginnt auch das Geld als Symbol des Äußeren für Elff an Bedeutung zu verlieren. Dieser Bedeutungsverlust wird maßgeblich durch die Umstände befördert, unter denen er in Mogador leben muss.

Geld ist existenzgefährdend

Weil er sich ein Hotel nicht leisten kann, nimmt Elff gerne das Angebot an, im Haus einer gewissen Khadija unterzukommen. Was ihm erst als Notlösung erscheint, wird ihm mehr und mehr zu einer vertrauten Welt, in der er seine Bodenhaftung wiedergewinnen kann. Khadija ist ihm dabei eine gute Wegweiserin. Im Gegensatz zu ihm ist ihre Existenz rein innerlich ausgerichtet. Aus ärmlichen Verhältnissen stammend, hatte Geld für sie nie eine Bedeutung. Durch Konzentration auf ihr Inneres konnte sie sich dagegen immunisieren, dass Geld jemals Bedeutung für sie haben könnte. Das hat ihr eine innere Unabhängigkeit verliehen, die Patrick Elff vom ersten Moment an beeindruckt. Dass er diese Unabhängigkeit, über die auch der suizidale Dr. Filter verfügte, für einen monetären Machtkampf mit seiner Frau aufgegeben hat, stürzt ihn in eine tiefe Verzweiflung. Aus dieser erwacht er mit der Erkenntnis, dass die Flüchtigkeit des Hier und Jetzt, wie sie sich im Mammon materialisiert, existenzgefährdend sein kann.

Martin Mosebach (2016): Mogador, Rowohlt, 368 Seiten, 22,95 Euro.

mardi, 13 septembre 2016

The Importance of Solzhenitsyn: Tom Sunic Interviews F. Roger Devlin

The Importance of Solzhenitsyn: Tom Sunic Interviews F. Roger Devlin

Réflexions sur Dostoïevski et le renouveau spirituel de la Russie

Réflexions sur Dostoïevski et le renouveau spirituel de la Russie

Avec Yvan Blot

L’âme russe a des traits particuliers qui lui donnent une forte spécificité, et des ressources qui lui permettent aujourd'hui de renaître, après un XXe siècle où le communisme soviétique, matérialiste et athée, a régné en maître. Ayant fini par rejeter le marxisme d’origine occidentale, la Russie connaît aujourd’hui un renouveau religieux conforme à sa longue histoire.
Ce pays de résistants patriotes et de mystiques assume sa destinée historique de créer un pont eurasiatique vers l’Est tout en appartenant pleinement à l’ensemble européen, par sa langue, sa culture et sa religion.

Réflexion sur un renouveau lié à la défense des valeurs traditionnelles, et se déployant dans une aire culturelle qui nous est proche.

Emission "Le florilège des arts", menée par Jean-Bernard Cahours d'Aspry.

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mardi, 06 septembre 2016

Les Modérés d'Abel Bonnard

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Le drame du présent

Les Modérés d'Abel Bonnard

Ex: http://www.juanasensio.com

Les Modérés du pestiféré Abel Bonnard est un livre remarquable, écrit dans «une forme que pas un autre écrivain n'égale à présent, ni dans le public ni dans les Académies», avait affirmé André Suarès à la princesse Murat, alors que Charles Maurras confiait à Xavier Vallat que Bonnard était un prosateur «extrêmement brillant». François Mitterrand qui, comme Jean Dutourd, avait été une des personnalités à qui Olivier Mathieu avait envoyé sa biographie sur Abel Bonnard, avait peut-être Les Modérés en tête lorsqu'il écrivit son Coup d’État permanent, qui lui est inférieur par toutes ses dimensions. C'est en tout cas le dernier livre que Henri de Régnier lut et aima, et, en 1962, les derniers 571 exemplaires que la maison Grasset avait gardés furent envoyés au pilon en grande totalité. On fit ainsi croire à Abel Bonnard, reparti dans un exil volontaire en Espagne, alors qu'il eût pu demander après son procès la restitution de son siège à l'Académie Française à Jules Romains, qu'ils avaient été sauvés, et il leur écrivit : «Je considère avec une émotion profonde, exempte de toute sensiblerie, ces hommes, pareils à des colonnes debout dans une nation en ruines. Quant à ce fond de Modérés, je ne m'en soucie en rien. Je vous demanderai seulement de m'en envoyer deux.»

Je n'ai aucune compétence pour présenter ce livre sous l'éclairage historico-politique qui pourrait en révéler les subtilités, ou montrer par exemple les indices laissant penser que cet ouvrage a été écrit contre Charles Maurras. À d'autres, l'inscription minutieuse de ce pamphlet impeccablement écrit, dont chaque phrase semble un diamant finement ciselé enchâssé dans une bague elle-même polie avec le plus grand soin, dans l'exégèse qui dévoilera son contexte historique et, bien sûr, sa pertinence pour notre époque. De la même manière, je ne m'attarderai pas sur la réalité de l'épithète infamante (Gestapette) que la Résistance eut vite fait d'accoler à Abel Bonnard. Arno Breker avait affirmé à Olivier Mathieu que Bonnard n'était pas homosexuel mais Patrick Buisson, penseur de troisième ordre que j'ai moi-même évoqué dans une note sur Renaud Camus, s'attache à la vue traditionnelle selon laquelle l'homosexualité d'Abel Bonnard était évidente, vue qui fut sans sans doute répandue par le sonnet de Jean Paulhan liant le nom de Bonnard à celui de l'autre Abel de l'Académie française et de la collaboration intellectuelle (lui véritablement homosexuel, et qui avait permis à son ancien giton Jacques de Lacretelle, qui vota son exclusion, d'entrer très jeune à l'Académie), Abel Hermant.

Ce qui m'intéresse, modestement, est de montrer de quelle façon Abel Bonnard établit la certitude de la permanence de la France au travers des époques, y compris celle, la nôtre sans doute, de la plus grande nullité politique et, partant, métaphysique.

AB-3.jpgLa France selon Abel Bonnard est une entité organique, y compris même (en fait : surtout) lorsqu'elle est démembrée : «La France ne se sera rendue vraiment apte à se donner une meilleure organisation que lorsqu'elle regardera le régime dont elle se plaint comme l'expression obscène des défauts qu'elle a accepté de garder sourdement en elle, et comme la place visible où s'avoue un mal profond» (1).

Ce mal profond, ce sont les mots, la grande passion française, qui vont le révéler, même s'il ne faut pas hésiter, comme Abel Bonnard le fait, à suspecter leur véracité et donc à procéder comme un écrivain véritable, en se réappropriant les mots usés, galvaudés, trahis : «L'éloquence des assemblées nous ment sur le drame où elle est mêlée. Elle compte beaucoup moins, en vérité, pour ce qu'elle exprime que pour ce qu'elle cache; elle étale l'emphatique sur l'inavouable et quand un discours ne sert pas à nous prouver que l'homme qui le prononce n'a rien pensé, il sert à nous cacher les arrière-pensées qu'il a eues» (p. 16).

Ainsi, si tous les grands mots ne sont présents que d'une façon spectrale, «comme des morts jetés sur une dalle; aucun n'avait sa vertu» (p. 17), le premier devoir de l'écrivain, Bonnard parlera du «premier réalisme», du moins en politique mais aussi en littérature, consiste donc à «connaître les démons qui sont cachés dans les mots» (p. 29).

Coupé des vieux mots rendus caducs, l'homme moderne n'est plus qu'une coquille vide, une outre remplie de vent et de mots devenus vieux, comme des acteurs sur le retour que l'on forcerait à se grimer pour indiquer des passions qu'ils n'éprouvent plus, s'ils les ont jamais éprouvées : «Ce qui caractérise une société ainsi faite, c'est qu'en isolant les hommes de la réalité, elle leur donne une juridiction verbale sur toutes les choses qu'ils ne touchent plus» (p. 109). Une outre remplie de vent, dans un monde qui n'est plus réel mais tout entier contaminé par un langage déprécié, vicié, tout juste bon à véhiculer quelques idées toutes faites et, puisque nous sommes en France, des causeries vaines, des jeux de mots et des traits d'esprit où se montre la vanité, le vide d'une époque sans racines : «Les conversations les plus brillantes sont des échanges où se glisse toujours un peu de fausse monnaie et le plaisir qu'elles causent ne serait pas si vif, si chacun ne s'y faisait pas illusion sur la valeur de ce qu'il dit. Au causeur souverain comme Rivarol, qui n'est qu'un penseur qui s'exerce, se joint aussitôt l'adroit manieur de mots pour qui avoir de l'esprit n'est que la plus brillante façon de ne pas comprendre; puis vient immédiatement le sot à facettes, que le sot sans facettes suit de très près» (p. 110). En somme, la France «est le pays où les défauts des salons sont descendus dans les rues», contribuant ainsi un peu plus à éloigner de la réalité le peuple, puisqu'il s'agit «pour chaque parleur de primer sur tous les autres» (p. 112), alors même que les «conversations mondaines n'ont que l'apparence d'un tournoi d'idées; ce sont des luttes de vanité», ce qui conduit Bonnard à poser cette évidence : «Parler, alors, devient un faux acte» puisque, quand «une opinion n'est pas tirée de l'expérience pour renvoyer à l'action, ce n'est plus qu'une aigrette que se met un individu» (p. 126).

Réfugiée dans la fausse parle analysée par Armand Robin, la France d'Abel Bonnard (et que dire de la nôtre !) est malade, peut-être même mourante bien que quelques indices, quelques lueurs, nous le verrons, nous laissent penser que son agonie, ô combien longue, n'est toutefois point totalement désespérée : «Ainsi des formes sociales aujourd'hui détruites nous encombrent encore des façons d'être qu'elles ont créées; ainsi quantité de Français nous paraissent tour à tour n'avoir pas l'âme assez forte pour agir dans le drame où ils sont jetés, et n'avoir pas l'esprit assez simple pour l'apercevoir. Cette impossibilité d'aller à l'important et au principal, cette curiosité volage pour toutes les idées qui n'est que l'incapacité d'en retenir fortement aucune, cette frivolité qui espère encore s'amuser des événements dont elle s'effraye, cette parodie de l'esprit de finesse qui donne une furieuse envie de retrouver l'esprit d'épaisseur, cette façon de faire la roue au bord de l'abîme, avant d'y tomber, cette rage de paraître jusqu'au moment où l'on disparaît, tous ces défauts, misérables parce qu'on y sent à la fois l'insuffisance de la personne et la suffisance de l'individu, ce sont, dans une nation que le destin somme de renaître, les dernières expressions d'une société qui meurt» (pp. 114-5).

Le Mal, selon Bonnard, pourrait bien porter le nom très antique de diable, d'obstacle, de division, de césure, celle qui, aux yeux de l'auteur, a constitué une véritable brèche dans l'histoire de la France, et a coupé, séparé, ce qui se tenait tant bien que mal : «C'est ainsi qu'Aristote et saint Thomas se répondent, que Cicéron pourrait converser avec Lavoisier, que les plus nobles des Croisés et des Musulmans se renvoient les mêmes rayons de chevalerie, qu'un jésuite français et un sage chinois, produits par deux mondes presque sans rapports, se trouvent néanmoins face à face sur le même plan. Ces fraternités involontaires, au bout d'efforts séparés, cette rencontre suprême de ceux qui ne se sont pas cherchés, voilà, sans doute, ce que notre espèce peut offrir de plus beau; si le mot d'humanité a un sens, c'est quand il tremble comme une lueur autour de cette réunion de quelques hommes» (p. 34).

AB-1.jpgC'est la continuité de «la civilisation humaine» (p. 40) que la Révolution a brisée, alors que la royauté se faisait un devoir de la respecter : «Tels étaient les sentiments auxquels un Roi de France eût été obligé par sa fonction, alors même qu'il n'y aurait pas été porté par son caractère, dans une organisation où le pouvoir politique, bien loin de prétendre fixer lui-même les valeurs morales, se piquait au contraire d'honorer plus que personne celles qu'il n'avait pas établies» (pp. 38-9). Et Abel Bonnard d'illustrer par un long passage la vertu de l'Ancien Régime, chaîne ininterrompue de mérites, de bassesses et de médiocrités sans doute, mais surtout d'une vision verticale, capable de transcender les petites misères si bassement politiques qui forment la glu pourrie de notre époque : «Quand Harel, bonapartiste déclaré et qui, comme tel, avait âprement combattu la Restauration, brigua en 1829 la direction de l'Odéon, théâtre royal, on ne trouva pas de meilleur moyen de le recommander à Charles X que de faire valoir le dévouement qu'il avait montré pour l'Empereur tombé et Harel, en effet, eut son privilège. Quand Hyde de Neuville, en 1829, ministre du même roi, désire le faire revenir d'un choix qu'il a déjà fait, pour nommer à une place vacante l'officier de marine Bisson, il raconte au souverain la résolution et le courage que Bisson a montrés à Rochefort, en 1815, en offrant à Napoléon de lui faire percer la croisière anglaise, et cela décide Charles X. Tels étaient les sentiments, conclut Abel Bonnard, auxquels un Roi de France eût été obligé par sa fonction, alors même qu'il n'y aurait pas été porté par son caractère, dans une organisation où le pouvoir politique, bien loin de prétendre fixer lui-même les valeurs morales, se piquait au contraire d'honorer plus que personne celles qu'il n'avait pas établies» (pp. 38-9).

En somme, le Roi accepte de supporter le fardeau d'une charge qui ne devrait même pas lui incomber, puisque sa personne est le symbole et le garant d'une histoire dont il ne saurait désavouer la moindre seconde, alors que la Révolution, elle, ne peut rien assumer, puisqu'elle a prétendu tout refonder. De sorte que sa haine du passé ne peut jamais s'estimer rassasiée car, privée de légitimité, se sustentant seulement du sang de ses ennemis, il lui faut sans cesse en réinventer de nouveaux : «Ainsi cette Révolution n'est pas une chose faite une fois pour toutes, qui assure des droits égaux à tous les Français; c'est un drame qui se continue, l'effort d'un monde qui en veut remplacer un autre, et le misérable rallié, qui se croyait quitte, s'aperçoit qu'il ne se sera jamais suffisamment renié, tant qu'il ne se sera pas tout à fait détruit» (p. 57). Abel Bonnard condense sa pensée en une phrase ayant valeur de maxime, que n'eût sans doute point désavouée Joseph de Maistre : «À l'origine d'un régime d'égalité, il y a des droits établis; à l'origine d'un régime égalitaire, il y a des têtes coupées» (p. 61).

Car, s'il est vrai que la démocratie, consécration du régime égalitaire par opposition au régime d'égalité, «partout où elle est établie», finit par amener «l'abaissement de la personne humaine», alors que le régime égalitaire, lui, y tend «expressément dès l'abord» (p. 60), l'homme représentatif du présent, c'est-à-dire, aux yeux d'Abel Bonnard, le modéré qui est le sujet de son très beau livre, est en fin de compte «un homme rattrapé par le drame qu'il cherchait à fuir» (p. 54), un drame qui exige, nous l'avons vu, son anéantissement, mais aussi l'anéantissement de l'ensemble de ses représentations mentales et des mots qui sont chargés de les conceptualiser. La Révolution, si elle est un régicide, si elle représente le Régicide comme interruption brutale d'une Histoire de France plusieurs fois séculaire, est aussi, est d'abord peut-être un crime contre le langage de l'homme commun, au sens non péjoratif de l'adjectif : «Sans doute, dans ce régime dénaturé [qui est le nôtre], il arrive parfois que des hommes en place parlent sagement; ils s'émancipent jusqu'à citer un proverbe, ils osent rappeler une de ces vérités banales qui ont cessé de l'être dans un régime séparé du vrai : mais, contraires à l'esprit du système où elles sont prononcées, leurs paroles n'y résonnent pas, elles tombent à terre sans que nul les ait entendues, tandis que le moindre appel de démagogie retentit comme s'il passait par le clairon de l'archange» (pp. 62-3).

En somme, comme le savait Carlo Michelstaedter, les mots que toute démocratie utilise n'ont aucun poids, ils tournent à vide puisque le monde où ils ont grandi a cessé d'exister, et qu'ils ne sont plus capables, par leur fragilité et leur porosité, d'en faire jaillir un nouveau. Je ne sais si Renaud Camus a lu le livre d'Abel Bonnard, entre deux séances d'auto-contemplation repue, mais il est bien évident que le passage qui suit convient merveilleusement pour décrire le sens de son pitoyable combat pseudo-politique, puisque notre Narcisse devenu vieux se contrefiche du bien commun mais ne prétend servir, comme toujours, qu'une seule cause, la sienne, celle de son petit confort de châtelain jouant les seigneurs médiévaux : «La seule guerre à laquelle les jacobins ne puissent renoncer, c'est celle qu'ils font aux Français. La politique est essentiellement pour eux la guerre à l'intérieur. Il n'est pour s'en assurer que de lire les affiches électorales. Tout y respire la bataille : on n'y parle que d'armées, de camps, de drapeaux, d'assauts, de traîtres, de transfuges. Elles imposent à ceux qui les lisent l'obligation de la haine, et les ennemis qu'on désigne ainsi à chaque Français, c'est le Français d'à côté, ce sont des hommes enveloppés dans la communauté dont nous faisons partie, et pour lesquels nous ne devrions nous sentir qu'une présomption de bienveillance» (p. 64). Chacun de ces mots ou presque, enterre ou, hélas, devrait enterrer, les petites expectorations haineuses du Châtelain solipsiste, qui confond la res publica avec le diamètre, certes immense, de son nombril. Je ne m'attarderai pas davantage sur le cas, après tout banal, de notre Souchien dont l'irrédentisme catholique, opportunément apparu à une date récente, ne concerne toutefois que la seule dimension esthétique, la plus commode comme le savait Kierkegaard, du christianisme, sans avoir décoché une dernière flèche, encore empruntée au carquois d'Abel Bonnard, sur le bathmologue transi prenant la pose du nouveau saint Sébastien de la bien-pensance : «[...] on ne voit que trop de gens en qui la prostitution de l'âme a laissé intacte la virginité de l'intelligence» (p. 131). Notons que je n'ai aucun doute sur la qualité de l'âme de Renaud Camus, mes interrogations concernant plutôt son intelligence.

Quoi qu'il en soit, le régime républicain, essentiellement corrompu (2), selon Abel Bonnard, portera à tout jamais les marques de sa naissance : «Le malheur de la République est d'être née dans la haine : elle date du moment où la France s'est divisée. Elle ne pourra jamais devenir sincèrement un régime d'amitié; elle ne pourra jamais faire ce qui était si naturel à la monarchie, de prendre la France entière dans ses bras» (pp. 64-5).

Superbe expression, qui à mes yeux constitue sans aucun doute, avec celle de Georges Bernanos (de mémoire : un jeune homme à cheval qui n'a pas peur), la plus magnifique définition du génie de la royauté.
Que faire, face à un présent corrompu, duquel «l'honnête ouvrier du réel» (p. 87) est exclu, alors qu'un passé plus ou moins vivace continue, çà et là, comme des nappes résurgentes (3), à irriguer le désert du politico-théologique (une expression que Bonnard n'emploie jamais) ? La tentation conservatrice peut être une réponse. Voici de quelle belle façon Abel Bonnard définit les conservateurs : «Les conservateurs authentiques ne répugnent point par principe à tout changement, mais ils veulent maintenir dans le corps social une certaine âme, et ils sont par là les vrais poètes de la politique, au sens où le sentiment poétique achève et approfondit le sentiment du réel» (p. 79).

La réaction n'est pas loin, non plus, elle sera même évoquée quelques pages plus loin, tant le conservateur est aussi celui qui doit agir, comme l'indique cette magnifique flèche décochée dans le ventre mou du modéré: «Je rentrerai dans le passé par le raccourci que vous prenez pour le fuir» (p. 92).

Le réactionnaire se distingue essentiellement du modéré parce qu'il «nous est le reste et le témoin d'un temps antérieur au nôtre, où l'homme, au lieu de s'exprimer seulement dans des paroles et des opinions, s'imprimait dans des actes où il marquait toute sa nature» (p. 119). Et, dans un passage qu'il convient une fois de plus de citer intégralement, Abel Bonnard affirme du réactionnaire qu'il est «au bout d'un monde. Ce passé dont la plupart des Français sont si séparés qu'ils n'en conservent même plus l'idée, il y revient aisément, et par des sentiers à lui : une lecture l'y ramène, un objet, une rêverie; il rentre dans son pays par des cimetières. peut-être saisit-il mieux l'âme du monde auquel sa foi le garde attaché qu'au moment où, incorporée au réel, elle y contractait les imperfections de tout ce qui existe matériellement; à mesure qu'il perd les derniers avantages sociaux de sa condition, il est plus sûr qu'il n'y a rien d'égoïste dans ses convictions et les crevasses de son toit ne lui servent qu'à apercevoir ses étoiles. Pour les pensées et les sentiments, le réactionnaire vit dans une ruine, mais elle est à lui. Le modéré loge à l'auberge : il emprunte à n'importe qui des idées qu'il n'aura que pour un moment et il est plaisant d'observer que ces gens qui, jusqu'à ces derniers temps, ont été des hommes nantis, possédant hôtel, château ou villa, sont intellectuellement des vagabonds sans feu ni lieu» (p. 121).

AB-4.jpgToutefois, le salut réside peut-être, nous dit Bonnard, dans la présence, au sein d'une société devenue tout entière modérée, c'est-à-dire composée d'individus (belle défini comme étant «l'homme réduit par l'exigence de la vanité à l'indigence du Moi, aussi séparé de la modestie que de la grandeur», p. 248), de quelques réactionnaires, puisque certaines «âmes sont comme ces grains de blé toujours féconds que les archéologues trouvent dans les tombes de l'Égypte antique : elles se conservent dans le passé pour être semées dans l'avenir» (p. 122).

Mais ces graines, à condition de parier sur leur existence même, doivent pousser, et nous devons nous demander quel pourrait bien être l'engrais qui, dans le sol asséché de notre époque, pourrait les faire germer, puis grandir, car il n'y a rien, semble nous dire Abel Bonnard, depuis que les modérés ont modestement triomphé ou plutôt, c'est le rien qui a pris la place de quelque chose : «Une certaine faiblesse ne cesse de nous donner la nausée que pour nous donner le vertige, et au moment où nous croyons avoir le droit de la mépriser pour le peu qu'elle est, elle se défend de notre dédain par le prestige du néant» (p. 135). Bonnard va ainsi jusqu'à affirmer que les modérés sont «les femmes de la politique; ils souhaitent qu'on leur fasse une agréable violence» (p. 154)

Le langage, une fois de plus, est au cœur de la réflexion de Bonnard, puisqu'il ne cesse de fustiger celles et ceux qui ont prononcé «de grands mots qui n'avaient plus d'âme» (p. 138) ou encore qu'il note «l'inanité de certains discours, si vides qu'on n'y trouve même plus des erreurs» (p. 141), la France étant «le pays de l'émiettement» (p. 144) mais aussi celui où prospèrent les «conférences du brouillard et de la fumée», les «conciliabules du paon et du lièvre», les «dialogues des trembleurs et des importants» (pp. 144-5), le mal étant donc, selon toute apparence, sans recours, «lorsque les mots mêmes qui désignent les sentiments nobles par où l'on pourrait réagir contre ce système sont sans cesse souillés par une éloquence sans vergogne» (pp. 169-70). La consomption du langage est illustrée par cette image saisissante : «Cette interminable banderole de discours qui sort de la bouche des anciens libéraux se raccourcit à mesure qu'on approche des modérés d'aujourd'hui, et ceux-ci sont à présent si incertains et si déconfits que, nés pour être bavards, ils finissent par être muets» (p. 202).

Les esprits ou ce qu'il en reste sont donc prêts, semble nous dire l'auteur, pour être embrigadés et, sous la force, point le drame : «De ces intrigues, de ces menées, de ces turpitudes qui se protègent de notre examen par le dégoût même qu'elles nous inspirent, sortira l'événement qui ira frapper les familles heureuses autour de leur lampe et un poète solitaire auprès de la sienne», car, comme l'explique Abel Bonnard : «Lorsque l'élément dramatique qui n'est jamais absent de la politique cesse d'être inclus dans l'effort que des hommes supérieurs, ou au moins honnêtes, font pour maîtriser des difficultés toujours renouvelées, il ne se retire de l'agitation des individus que pour reparaître dans les circonstances qui les entourent et dans les menaces qui les surplombent. Plus la comédie politique s'avilit, plus le ciel noircit au-dessus d'elle, et quand elle est réduite à une farce qui ne fait rire que les étourdis, c'est alors que, sur cette bouffonnerie, on entend le grondement paresseux, langoureux, rêveur, le murmure presque pareil à un roucoulement du premier tonnerre» (pp. 150-1). Nous sommes en 1936 et, à vrai dire, ce n'est pas exactement le premier coup de tonner que les hommes de cette époque ont pu entendre : «Il n'est que trop aisé de mener des hommes à l'assaut de tout ce que l'homme a conquis sur la brutalité de sa propre nature; il suffit de mêler les idées folles aux passions sombres; il suffit de distribuer aux instincts le drapeau des grands mots : il suffit d'enrôler pêle-mêle les hommes de la haine et les hommes de la chimère, ceux qui ne se trompent pas sur ce qu'ils veulent détruire et ceux qui s'abusent sur ce qu'ils peuvent créer» (pp. 135-6).
Il nous reste peut-être quelque chance de nous sauver du naufrage. Tout d'abord, bien qu'il la comprenne, Abel Bonnard condamne la tentation de l'action révolutionnaire, qu'il peint ainsi : «Quand une société qui ne vit plus que par survivance se désagrège en hommes épars, qui ne sont sauvés de leur pauvreté intérieure par aucun rapport avec un fonds commun à tous, sans terroir, sans religion, sans disciplines, fonctionnaires ennuyés de leur emploi, artisans dépris de leur métier, ouvriers qui n'aiment plus leur besogne et qui ont, trop souvent, une besogne qu'ils ne peuvent pas aimer, comment ces individus désintégrés pourraient-ils essayer de revivre autrement que par des opinions révolutionnaires ? Comment le grain de poussière rentrerait-il dans le drame universel, sinon par la turbulence des vents ? (p. 175).

Abel_Bonnard_1933.jpgToutefois, la Révolution, selon l'auteur, «est par essence incapable de procurer à ses partisans ni les plus hautes, ni les plus profondes des joies qu'on trouve dans l'amour de l'ordre, mais on s'expliquerait mal sa puissance, si l'on n'avait pas compris que, dans le monde décomposé d'aujourd'hui, elle dispense à ceux qu'elle asservit le rudiment informe et honteux des jouissances que l'ordre assure à ceux qui le servent. Les révolutionnaires appartiennent encore au désordre par la volupté de détruire, mais ils rentrent malgré eux dans l'ordre par le bonheur d'obéir» (pp. 177-8). Ainsi, les «révolutions sont les temps de l'humiliation de l'homme et les moments les plus matériels de l'histoire. Elles marquent moins la revanche des malheureux que celle des inférieurs. Ce sont des drames énormes dont les acteurs sont très petits» (p. 181), ce constat étant suivi de quelques portraits sans la moindre complaisance des révolutionnaires français les plus connus.
Pourrait-on confier la destinée de la France à certains de ces hommes qui, «dans de grands postes et parfois avec des talents supérieurs, avaient, en servant la République, essayé malgré elle de servir l'État.» Suit alors une superbe évocation, que l'on dirait bernanosienne dans son rythme et sa cruauté assoupie, de ces personnages : «Certains de leurs propos me prouvaient qu'ils avaient fait la somme de leurs observations, et qu'ils jugeaient la démocratie pour ce qu'elle vaut. Mais ils ne parlaient ainsi devant moi que parce qu'ils étaient sûrs de ma discrétion, ou peut-être même, par moments, parce qu'ils oubliaient ma présence; j'écoutais alors, non sans une émotion singulière, ce murmure de toute une vie, pareil à la rumeur d'une ville, et où, dans le bourdonnement confus des réminiscences, sonnait parfois une vérité plus nette, comme, dans la vapeur sonore qui monte des toits, tinte le marteau d'un forgeron» (pp. 197-8).

Un autre secours, qu'il ne faut pas négliger même s'il s'agit d'en indiquer les limites et les dangers, est celui d'un recours à la dictature. Je ne sais si Abel Bonnard a lu Donoso Cortès, mais il est évident qu'il a lu Joseph de Maistre : «Je manquerais à la haute idée que je me fais de l'Ordre, si je chantais ici la louange des dictatures. Elles ne peuvent être regardées que comme le remède très pénible d'un mal très profond, l'expression rudimentaire de l'ordre lorsqu'il s'oppose au chaos; elles se justifient surtout par ce qu'elles ont empêché et c'est précisément un des griefs les plus graves qu'on puisse faire à la démocratie, que de rendre nécessaire ce régime où elle se continue encore, quoiqu'il ait l'air de la démentir» (p. 280). Abel Bonnard évoque le personnage des dictateurs de la façon suivante : «S'il est très douteux qu'ils soient des grands hommes, il est très certains qu'ils sont éminemment des hommes; tout leur effort en fait foi, et cette valeur virile suffit à les mettre de mille coudées au-dessus des politiciens; ils n'ont pas fait leur carrière par des tricheries et des bassesses, mais par la lutte et par la prison, et ayant engagé toute leur personne dès leurs premiers actes, jamais ils ne l'ont exposée davantage que dans le poste suprême où ils sont des chefs pour être des cibles» (p. 281).

Pourrait-on espérer un secours de la part du langage, à condition qu'il ne soit pas utilisé frauduleusement et que l'on n'appelle pas ainsi le «cynisme de la fin» sagesse, la «fureur du milieu» énergie, et «l'étourderie du commencement générosité» (p. 207), à condition qu'il ne soit pas seulement l'apanage du seul «orateur politique, baryton des beaux sentiments, qui ne les exprime jamais avec plus de faste que lorsqu'il les éprouve à peine» (p. 223), et que, enfin, il ne s'écarte point de la réalité jusqu'à constituer une espèce de bulle malodorante et spécieuse sans le moindre rapport avec elle (cf. p. 211) ? Il n'y aura en tout cas «pas de postérité, Abel Bonnard nous l'assure, pour ceux qui ont laissé s'abîmer un monde, car ce que nous appelons de ce nom, ce n'est que notre civilisation qui dure après nous» (p. 212).

A contrario, le grand homme, lui, qu'il s'agisse de Napoléon ou du comte de Chambord, laisse une postérité bien lisible, indubitable, et jamais nous ne pourrions le considérer comme l'auteur de la phrase de Ledru-Rolin, involontairement comique : «Je suis leur chef, il faut que je les suive» (p. 217). Le grand homme, lui, comme «Napoléon passe au-dessus d'une époque dont il ne porte rien en soi comme la comète d'un Moi monstrueux qui entraîne dans sa queue tous les Moi minuscules d'une société désagrégée : il sort du gouffre des siècles, sans qu'on sache exactement duquel il revient, et entouré de signes fascinants qu'on a peine à lire et où l'on croit voir des cimeterres, des diadèmes, des sceptres qui sont encore des bâtons, il flamboie au-dessus de tous les parleurs, qu'il excite autant qu'il les a méprisés» (pp. 215-6). On croirait lire Léon Bloy lorsqu'il évoque le mystérieux et torve serviteur de Dieu que fut l'Empereur !

Les «grands hommes d'action sont des dons imprévus que le génie de l'humanité fait à son histoire», et Abel Bonnard d'affirmer que les grands hommes forment une espèce de communauté totalement à l'écart du reste des hommes : «leur âme ne nous renseigne pas mieux sur les sociétés d'où elle s'élève, que la cime des plus hautes montagnes sur les pays d'où elles se dégagent, et, au faîte du génie de Jules César, on ne se sent pas plus dans l'histoire romaine, qu'en parvenant au haut du Mont Blanc, on ne se souvient qu'on est en France; les sommets de l'homme, comme ceux de la Terre, échappent à leur enracinement local, et, d'où qu'ils surgissent, les mêmes qualités suprêmes miroitent doucement sur eux, comme sur les monts les plus hauts de l'Europe ou de l'Asie brillent les mêmes glaciers et les mêmes neiges» (pp. 213-4).

Les dernières pages des Modérés sont aussi remarquables et bien écrites (4) que le reste de l'ouvrage, qui évoquent aussi brillamment que méchamment la figure d'Adolphe Thiers comme contrepoint grotesque de celle de l'Empereur (cf. p. 254), moquent les prétentions de Hugo (cf. p. 230 et sq.) et plus généralement celles du romantisme (5), professent une nouvelle fois, devant l'évidence que «la République telle qu'elle est ne peut plus suffire aux circonstances où la France est placée» (p. 273), un amour et une admiration immodérés pour la royauté, ce modèle politico-social de cohérence maximale, «les deux extrémités d'une hiérarchie où tout se tenait» (p. 265) dont le faîte se trouvait dans la gloire et la base dans l'honneur, cette forme de poésie après tout, qui permet à cette dernière de s'implanter dans «l'ordre pratique», pouvant ainsi mettre «au-dessus d'un peuple un signe où il peut toujours rassembler son âme» (p. 261), les peuples ne se rattachant point par raison à la sagesse, «mais par un ensemble de traditions saintes, d'usages, de mœurs, où des sentiments plus hauts ou plus profonds que la raison voisinent avec un bon sens plus sûr qu'elle» (p. 257).

L'ennemie est la démocratie qui a tout avilit, et d'abord le rapport au réel des Français, les hommes, ce «printemps d'hommes» (p. 299) comme le dit magnifiquement l'auteur, étant «de ce régime où tout ment, et qui trompe autant qu'il se trompe, où tout est obscène sans que rien soit franc, où le mot de progrès désigne une décadence, où le mot de laïcité est l'étiquette d'une religion, et qui n'est jamais moins humain que lorsqu'il se targue de philanthropie; ils sentent que, s'il est inévitable que nous soyons sujets à l'erreur, il ne l'est pas que nous soyons ses sujets» (p. 300).

Il faut donc «marier de nouveau la France au réel; nous ne devons échapper à notre présent récent que pour nous retremper dans un passé antérieur, plus profond et plus nourricier, où nous redevenons des hommes complets en nous rattachant à des Français qui le furent. Une France est finie, il ne faut pas que la France le soit» (p. 296).

C'est par là, sans doute, cette rupture entre le monde réel et les politiciens, puis un peuple tout entier, que l'analyse d'Abel Bonnard est profonde, et rejoint du reste celle d'un Bernanos dans La Grande peur des bien-pensants, séparation jamais mieux instaurée, nous l'avons vu, que par la Révolution française, puisque la «fausse monnaie de l'esprit a précédé l'autre, et avant que le Français de la Révolution eût les poches bourrées de billets qui ne valaient rien, le Français du XVIIIe siècle a déjà pensé en assignats» (p. 293), la «France d'à présent [étant] au terme d'une phase de son histoire, qui a ses commencements visibles au XVIIIe siècle» (p. 292).

AB-6.jpgNous en sommes là, et force est d'admettre que la situation présente, dans ses grandes lignes du moins, n'a pas beaucoup changé, a même, sans doute, empiré, depuis l'époque où Abel Bonnard a écrit son pamphlet aussi juste et beau qu'implacable, droite et gauche confondues dans une même critique dont la hauteur et la puissance impressionnent : «Les circonstances où nous sommes auront paru vainement, si elles ne donnent pas lieu à une rentrée de l'homme. Les crises ne font jamais que nous sommer d'être nous-mêmes; les choses aboient autour de nous pour provoquer quelqu'un qui les dompte, et cette même clameur qui donne aux âmes lâches l'envie de s'enfuir donne aux âmes fortes celle de se montrer» (p. 290, je souligne).

Abel Bonnard se montre en tout cas confiant pour la suite des événements, car il «est fini, cet âge intermédiaire où chacun des Français pouvait encore jouir égoïstement d'un ordre qu'aucun d'eux ne travaillait plus à soutenir, où les démolisseurs eux-mêmes étaient logés dans le palais dont ils faisaient une ruine, où la Démocratie, héritière ingrate du Passé, vivait, en l'insultant tous les jours, des ressources qu'il lui avait laissées» (p. 289), alors même que «le régime parlementaire ne se perfectionne que pour s'isoler de toutes les questions qu'il devrait résoudre», et que le «politicien devient le parasite d'une société et d'une nation qu'il détruit ou laisse détruire; il vit de nous sans vivre pour nous et la démocratie à son comble offre ce contraste singulier, que tout le monde semble s'inquiéter du sort de l'État, et que personne ne s'en occupe : il y a de la politique partout, et il n'y a des politiques nulle part» (p. 285, je souligne).

Notre société, coupée du réel selon Abel Bonnard, ne donne plus que l'apparence de la force ou, tout simplement, de la vie, alors qu'elle n'est pas morte sans doute (selon l'auteur) mais mourante, comme il l'évoque dans ce passage qui se conclut par une image saisissante : «Nous n'aurons vraiment rien pu sur les lecteurs de ce livre, si nous ne les laissons pas persuadés que la violence des opinions n'est aujourd'hui, chez nous, dans l'immense pluralité des cas, que le dernier degré de l'abandonnement, et le dévergondage de l'impuissance. Il suffirait, pour s'en convaincre, de regarder ces manifestations révolutionnaires où des foules à la fois molles et haineuses portent sur leurs flots un député d'extrême-gauche, resté malgré lui petit bourgeois, comme les inondations charrient un fauteur Voltaire» (pp. 282-3).

Il faut agir car, pendant que «les esprits reviennent au vrai en charrette, les événements arrivent sur nous en rapide, et si nous ne sommes pas prêts avant qu'ils soient là, et qu'ils ne trouvent pas des hommes capables de les dominer, il importera assez eu que le soleil de l'irréparable se lève sur des cerveaux qui étaient paresseusement en train de guérir» (p. 305).

Il faut agir, en fondant l'action sur des opinions fortes qui, nous dit l'auteur, ne sont pas des opinions violentes, celles-ci s'en prenant à des hommes, celles-là remontant à des causes (cf. p. 310), il faut agir, en remettant à l'honneur la «recherche de la vérité [qui] est une fête par elle-même, de quelque peine que les résultats où elle nous mène puissent affliger notre cœur» car, «toutes les fois que l'incandescence de la pensée se ternit d'une couleur, c'est qu'un des sentiments de l'individu s'est insinué indûment dans une activité qui ne s'accomplit que si elle les ignore» (p. 317).

Il faut agir, car la «crise est si tragique et si décisive que les tombeaux eux-mêmes s'intéressent pour son issue, le fantôme de César erre par toute l'Europe, comme celui de Gengis-Khan passe dans les horizons de l'Asie, et sans doute les morts obscurs reviennent aussi, si bien que tel Français ordinaire qui, hier, pérorait selon la rhétorique inepte d'un parti, sent tout à coup la pression humble et puissante de tous ceux dont il est sorti, qui lui demandent d'avoir plus de raison qu'il n'y a de confusion dans les choses, et plus d'âme qu'il n'y a de matière en elles» (pp. 322-3).

Il faut agir et, pour agir, l'homme doit se tourner ou plutôt se retourner vers l'esprit, «car l'action ne peut se chercher de sources qu'au-dessus d'elle» (p. 323).

Il faut agir, en retrouvant le sens d'une action qui serait incarnée dans et par un homme, et non un individu qui «partout ne s'abîme que pour transmettre l'âpreté de son Moi minuscule au Moi énorme des nations» (p. 324).

Je conclurai cette note trop longue et pourtant si imparfaite par les dernières lignes d'Abel Bonnard, en souhaitant que ses Immodérés soient réédités par une véritable maison d'édition (Grasset, par exemple ?) plutôt que par le plaisantin Alain Soral : «On peut dire que c'est là le monde de la force et cependant c'est surtout celui de la faiblesse, car toutes les forces qu'on y voit titubent à la recherche d'une âme; on peut dire que c'est le monde des passions, et c'est d'abord celui de la peur, présente dans le cœur même de ceux qui prétendent l'inspirer, tant les chefs et les nations s'effrayent de ne pas savoir où ils vont et d'être forcés d'aller. Ces machines contre lesquelles l'homme doit lutter, à la fin d'une époque immense, comme Hercule, au commencement, dut lutter contre les monstres, ces usines aussi funestes à l'homme dans leur prospérité que dans leur détresse, dragons qui noircissent le ciel de leur fumée, quand ils sont vivants, et qui, lorsqu'ils sont morts, empoisonnent la terre de leur corruption, ces villes qui ne sont devenues énormes que pour être des cibles qu'aucun projectile ne pourra manquer, ces capitales qui tentent l'incendie avec leurs musées trop pleins et qui ne semblent avoir rassemblé le trésor de l'homme que pour l'offrir à la destruction, ces peuples qui se tournent insensiblement en armées, ces foules effilochées de France, ces foules plus denses d'Italie, ces foules carrées d'Allemagne, durcies en bataillons, pareilles à des pièces d'échecs prêtes à êtres poussées sur un échiquier, ce ciel noir aux trouées livides, au fond duquel s'enfuient comme des ramiers nos derniers plaisirs, et d'où les astres eux-mêmes épanchent leurs influences sur l'agitation des hommes, tout cela nous présente le spectacle d'un jour dont nous ne savons pas la saison, car rien ne ressemble aux troubles où naît le printemps comme les tumultes où meurt l'automne. Cependant ce monde informe, limoneux, diluvien, ce n'est que le terrain de chasse de l'Esprit» (pp. 325-6).

Notes

(1) Abel Bonnard, Le drame du présent. Les Modérés (Grasset, 1936), p. 12.
(2) «En un mot, lorsque la meilleure partie de la nation a laissé se faire des régimes qu'elle n'a pas faits, ou elle s'étiole en refusant de les servir, ou elle se dégrade si elle les sert» (p. 77).
(3) Je cite in extenso ce magnifique passage : «Il n'est que trop aisé de montrer par quels sentiments la France n'a plus voulu être royaliste; mais il faudrait une touche plus fluide et plus délicate pour marquer par combien d'endroits elle est demeurée royale : il lui est arrivé le plus triste malheur dont une grande nation puisse être frappée : en l'excitant à se méconnaître, on a fait d'elle un pays interrompu, un peuple acharné contre soi; mais ce passé dont on l'a séparée par un énorme barrage, s'il ne coule plus dans le présent avec opulence, y suinte et s'y insinue cependant par mille infiltrations secrètes; ce domestique qui ne croit pas nécessaire d'opposer son âme aux maîtres qu'il sert, cet artisan qui ose encore s'appliquer à sa besogne, ce cuisinier qui fait commencer son art dans l'excellence des denrées, pour l'achever dans la succulence des plats, ce libraire qui ne s'interdit pas de glisser un regard curieux dans les vieux livres qu'il vend, ces deux lettrés qui se promènent à l'automne sur le mail, en foulant des feuilles mortes précieuses et vaines comme les sages pensées qu'ils échangent, participent encore d'un autre monde, même à leur insu : il y a parmi eu des aristocrates obscurs, et jusqu'à des princes cachés» (p. 98).
(4) La simplicité des moyens dont use Bonnard, parfois abuse il est vrai, est confondante, puisqu'il se contente d'insuffler à ses phrases un balancement binaire, dont l'effet de contraste est souvent réussi tel que : «Il ne peut nous éloigner de lui par ce qu'il affecte, qu'il ne nous ramène à lui par ce qu'il est» (p. 230) ou «Dès qu'il ne s'agissait plus d'être fort dans la mesure où l'on se commande, il ne resta qu'à le paraître dans la mesure où l'on s'abandonne» (p. 180).
(5) «Mais l'ampleur du spectacle ne doit pas nous tromper sur sa nature. Rien ne fait tableau comme la chute et la ruine éblouissante d'un grand fleuve, et ce grondement de discours, ces arcs-en-ciel de poèmes, ces feux des idées trempés dans les gouttelettes des mots, ce n'est pourtant que l'Homme qui tombe» (p. 240).

Nouvelle célébration de Jean Parvulesco

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Nouvelle célébration de Jean Parvulesco

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Jean-Parvulesco.pngIl s’est absenté il y a six ans déjà. Je pense bien souvent à lui, donc j’en reparle dans ces lignes. J’ai été le dernier à le prendre en photo. Ma femme Tatiana aussi nous prit en photo, je semblai plus fatigué que lui à la veille de sa mort. Comme dit Shakespeare après Azincourt,  

Let life be short, else shame will be too long.

Que notre vie soit courte, sinon la honte en sera longue.

 Car on ne se bat plus, on attend la mort comme des couards. Par un noble hasard, je n’ai pas contacté Jean Parvulesco, c’est lui qui l’a fait en 1990, via les fameuses éditions l’âge d’homme et surtout un article que j’avais écrit sur Mitterrand le grand initié – titré plus sobrement alors Mitterrand mage noir ! J’avais alors sur les conseils d’un admirateur feuilleté un de ses livres les plus aboutis, les Mystères de la villa Atlantis, où il évoquait des sociétés secrètes folles, égyptiennes et noires ; de l’OSS (et non de l’OAS…) sans le deuxième degré, celui qui tue l’âme française.

Il voulait me voir, il voulait se confier. Il était alors, et il sera toujours, à la recherche de disciples. Il y a des gourous – ou des upa-gourous – qui comme cela recherchent leurs disciples. J’ai l’impression que toutes proportions gardées c’est ce que fait d’ailleurs Jésus au début ; on fait venir la foule, qui se charge de venir toute seule, mais on se doit d’aller chercher ses disciples à la porte des écoles ou d’ailleurs.

 A Paris nous nous voyions vers six heures du soir, à la Rotonde, dans un décor art-déco. Nous étions voisins : en dépit d’une grave maladie à l’œil, liée pensa-t-on alors, à quelque magie noire, je vivais des heures assez heureuses au début des années 90, du côté de Passy. Nous nous voyions dans le Paris géodésique et ésotérique qu’il aimait tant, tout près de la rue Bois-le-vent, si bien nommée. Lui aimait parler, moi j’aimais écouter : je n’ai pas la santé de l’acteur, ou bien du politique. Et comme Le Pen, que je voyais aussi à cette époque, Jean était inépuisable en effusion verbale, et jamais ennuyeux. Parfois je le contredisais, et il se laissait facilement contredire. Il changerait de sujet, pas de situation.

C’est qu’il était pour quelques-uns des médias bien placés (Boutang, Germain-Thomas) l’homme de la droite subversive, illuminée et galactique. Sa fascination pour Mitterrand était grande, pour l’Allemagne impériale, pour les géants du cinéma, comme Rassam, à qui il devait sans doute de somptueuses soirées dans des restaurants de luxe. Scénariste mythomane et pique-assiette dans l’âme, Parvulesco se rêvait Casanova, espion, maçon sublime, conspirateur, père Joseph, grand pèlerin, auteur acclamé, rédacteur de lettres confidentielles lues de lui seul. Quand on faisait partie de son cercle, on faisait partie de son monde. J’ai eu moi-même l’honneur d’être deux ou trois fois cité par lui comme si j’avais été un personnage de fiction avec lequel d’ailleurs il était redoutablement peu d’accord, comme s’il pressentait que je ne partageais aucune de ses lubies, le luxe ou la luxure, l’empire, les combines, les néogaullistes, la nouvelle vague et l’extrême-droite, tout le reste. Ce qui nous rassemblait, c’était notre sympathie génétique et notre condition d’écrivains maudits de société secrète engloutie. J’avais aussi une certaine, une secrète attirance pour l’est, le monde slave, l’orthodoxie, dont j’ai épousé une fidèle. Mon futur m’attendait en Espagne, comme son passé l’y avait projeté, lorsqu’il écrivait pour la revue de la Phalange à la fin des années cinquante, après son passage plein d’inconnues dans l’OAS. Et je la retrouvais d’une façon prémonitoire en lui, cette Espagne éolienne et hauturière, certain que l’occident c’est ce qui doit tomber, et tombera toujours. Ce n’est pas pour rien qu’un de ses fans m’a nommé un écrivain post-punk. De post-punk j’aurai même eu la jeunesse, finalement, aussi sale et sans déguisement. J’ai aimé dans Parvulesco cette nostalgie des années libertaires 70, ces soirées décalées et invisibles, cette nostalgie d’un monde culturel à l’agonie sous les contrechocs de l’industrie de l’information. C’était un vénitien consommé et très inconscient de l’omnipotence du satanisme à notre époque de recyclage aigri. C’est que pour lui l’hôtel ou le restau de luxe était un avatar des lieux initiatiques de Virgile.

Iam subeunt Triuiae lucos atque aurea tecta.

JeanParvulesco_Paris2000-217x300.jpgEn 93, tout a changé : je suis allé en Inde d’où je lui écrivais. L’Inde était encore un peu l’Inde. Ce n'était pas Slumdog dollar. Son texte sur Goa dans la spirale est fantastique. Mais de retour en France les années ont recommencé à passer. On l’aura vu dans l’arbre, le maire et la médiathèque, filmé par son protecteur Rohmer face au bizarre photographe ou plouc crétin qui avait détourné l’attention de l’héritière l’Oréal. Jean lui évoque le Mitterrand d’extrême-droite sans guère le convaincre ; mais j’ai compris qu’en réalité il ne convainquait personne ou presque. Quel dommage ! Et les milliards de l’Oréal !

Il avait le nez creux pour sentir, soulever les complots, les combines, l’air du temps. Il croyait comme un fou en l’Europe, l’euro, et Kohl et Mitterrand. Il s’y voyait déjà… Et lorsque je le revis en 2002 ou 3, je lui montrais les prix que nous payions pour un café ; et qui en avait profité ; il détourna tristement la tête. La logistique ne serait jamais son fort. J’en retirais l’impression que comme une petit illusionniste de café mystique, il cherchait à capter une atmosphère, à s’en rendre maître ; ou qu’il voulait de tel mystère en être l’organisateur Je l’ai vu prendre les armes pour Seguin, puis pour Chirac, enfin bien sûr pour Sarkozy. Il semble qu’on l’ait vu à une émission du regretté Taddeï, aux côtés de l’inénarrable et bizarre Villepin. De quoi aura-t-il pu bien leur parler…

 Infandum, regina, iubes renouare dolorem.

Nationaliste, il l’était ; mais pas français en tout cas. Grand d’Europe, il était impérial et prêt à boire toutes les bières pour cet empire… En attendant il espérait me voir progresser, et il se verrait bien mon suzerain. A cette même époque je commençais à publier et très vite (attendez un mois ou moins…) sans aucune joie. Que de déceptions, des échecs, du ressentiment. L’échec d’une vie que de se faire publier, de vouloir se faire connaître. Lui m’avait choisi comme vassal un soir de restaurant au milieu de sa cour et de son éditeur d’alors, qui n’a jamais su le vendre. Mais je ne voyais rien venir de bon dans ces livres publiés. Lui-même publiait n’importe quoi, des resucées de ses journaux de ces terribles et nauséeuses années 80, oubliant sa prose poétique, son souffle épique et lyrique, sa phraséologie baroque, sa remarquable architecture syntaxique (Cioran, Ionesco, lui : les derniers écrivains français sont daces…). On restait dans des plats libertins refroidis, avec du sexe de marquise en chaleur à cinq heures, de la cruauté flasque, de la conspiration dégénérée en combines et surtout un nombre effroyable de coquilles qui montraient que ni lui ni son éditeur ne voulaient faire leur travail. Les dernières années il s’est remis à très bien écrire et on l’a enfin corrigé. Cela n’a rien donné au plan des ventes, me confirmant dans mon intuition des vingt ans : ce n’est pas l’auteur qui est mort, c’est le lecteur. Plus personne n’a l’audace ou la patience ou bien l’humilité et la culture pour être lecteur. J’ai épousé une lectrice ukrainienne qui est devenue ma traductrice et ce n’est pas un hasard. Je n’écris maintenant que pour elle ou pour moi, et les fantômes qui m’entourent. Ce qui se passe avec le numérique est horreur pure, anéantissement du monde, mais lui ne le voyait pas. Je l’avertis de cette menace en rédigeant mon Internet nouvelle voie. Nous sommes quand même allés voir Matrix auquel d’ailleurs il ne comprit rien (sinon la prise de pouvoir par les blacks) ; une autre fois il raffola de Eyes wide shut. Ce film est taillé pour lui en effet. Venise, la conspiration du sexe et de l’argent, l’illuminé au visage masqué… En y repensant nous avons vu ensemble les deux films les plus essentiels de l’époque ; il adorait aussi le candidat mandchourien. Il était de bon conseil, de même qu’il voyait peu de films. Peu avant son envol, je lui dis qu’il était abondamment cité dans la dernière bio de Godard, signée de Baecque, que j’avais rencontré un beau soir à la cinémathèque, avec Barbet Schroeder. Il n’en avait pas entendu parler. Et pourtant, on garantissait qu’il était alors bien le gourou de Godard, vedette américaine d’A bout de souffle. Quel destin aurait dû être le sien…

Credo equidem, nec uana fides, genus esse deorum.

 Je me suis demandé comment avec son talent, son ambition aussi, avec son carnet d’adresses des années 70 il n’avait pas mieux tiré son épingle du jeu. J’ai rencontré Gérard Brach lorsque j’écrivais mon bouquin sur Annaud. Ou au Pérou (mais oui !), un certain Steve quelque chose, qui avait travaillé avec Schroeder sur les Joueurs. Les deux compères m’apprirent que certes on le connaissait mais qu’on ne l’avait pas pris au sérieux, et je l’ai d’autant moins mis en doute que je crois que c’est ce qui m’est arrivé aussi. On passe comme ça, à la surface de tout, en bleu, brillance, et puis c’est tout. Tout de même il aurait pu se rapprocher des catholiques, avec son culte marial et son papisme fidèle. Mais son univers était fait comme un nid d’oiseaux : occultisme, christianisme, socialisme magique, érotisme tantrique, gaullisme anarchiste, fantastique anglais, géopolitique russe. Je n’ai jamais su l’ordonner, il me semblait qu’il reflétait mon propre désordre, comme son échec annonçait le mien que j’avais décrété à vingt ans. La vie post-apocalyptique, c’est une jeunesse ratée qui dure. La sienne de vie aura duré longtemps après sa dure jeunesse. Comment savoir s’il a vraiment traversé le Danube à la nage pour sa faire attraper par ces pauvres serbes de l’autre côté de la rive ? Il a écrit une très belle page que j’ai reprise dans mon Lancelot, et où il s’inspire de Buchan pour évoquer la course à pied. Le crosscountry est un programme métapolitique dans cette Angleterre post-vénitienne et nominaliste qui le fascina tant. Pour lui comme pour Buchan le monde est une idée pas une réalité. C’est pour cela qu’il parlait sans convaincre, ne cherchant qu’à séduire.

jeanparvulescoXXX43cd135896755.jpgPierre-André Boutang, le fils de l’helléniste maurrassien qui exaspérait Bernanos, lui donna un jour sa chance à la télé, et pour une heure. Il parla bien, échappa au public. Pour les idées et surtout pour la réussite médiatique (on était avant la tyrannie absolue et folle d’aujourd’hui), Jean fut mon maître à penser et surtout à dépenser… Il aimait aussi beaucoup ce film intitulé l’Ultime souper, où l’on voit des gauchistes empoisonner tous leurs ennemis politiques pour se retrouver bien seuls. Le nouvel ordre mondial est gastronomique. Il vous empoisonne. Ces artilleurs culinaires ne savent même faire que cela.

Et puis il y a le Jean Fauché comme les blés ; je ne parle pas pour toutes les sommes qu’il m’emprunta, et qu’il empruntait à d’autres au point de s’en faire des ennemis, sans parler des restaurants qu’il fallait éviter passée une date de crédit dépassé… Parvulesco, un grand nom d’emprunt, comme dirait de Gaulle. C’est d’ailleurs sur la géopolitique et l’alliance avec la Russie qu’il était le plus sérieux, le plus réel. Le plus concret organisateur de la victoire à long terme si les occidentaux et l’OTAN ne parviennent à nous détruire tout entiers d’ici là ! J’ai pensé que son livre sur Poutine ferait fureur. Même pas. Vingt après la chute du mur, pas de visa pour nos frères, et l’Eurafrique à l’ordre du jour. Il a écrit un effrayant et si beau texte sur l’arraisonnement de la fontaine Saint-Michel à ce sujet – si j’ose dire.

Le secret de son génie je ne l’ai pas foré. Ou je ne veux pas le dire. Il y a son style incomparable ; parfois mal maîtrisé, parfois comme surhumain.

 Il m’a parlé de ses sorties dans l’astral, de ses rencontres avec Evola, de ses lubies d’église tantrique. Et après ? Un style parfois sublime, égal des plus grands, d’un Chateaubriand cardinal, d’un Bossuet magicien, et encore. Est-il parmi nous, veille-t-il ? Mes plus proches sont morts, Beketch, lui, Jean Phaure ; je suis seul sur mon rocher, priant devant la mer, comme un héros de Gracian. J’ai vu les quatre âges : celui de Phaure, calligraphiant à la main sa poésie orientale et hindoue ; celui de Jean, tapant à la machine comme Hemingway, et conspirant ; celui de Serge (qu’il exaspérait par son style et son gaullisme) m’initiant à la paresseuse et cool écriture sur  l’ordinateur au journal Minute ; et celui du SMS, le signe dévoré s’effritant et flirtant avec le néant.

 Pour lui vivre sa vie c’était la raconter. Et c’est d’autant plus vrai qu’il inventait ce qu’il n’avait pas vécu tout en cachant ce qu’il vivait et qui était très présent et religieux et très concret. Epouses (il fut veuf : je ne le sus qu’à sa mort), enfants, vie réelle, il en eut, et plus que nous tous, fils des âges mort-nés de la postmodernité. Mais ce n’était pas son sujet, cela n’entrait pas assez dans la combine. Il préférait me jouer le « roi délire » en attendant le café. Je regrette de ne pas assez l’avoir fait boire ; il aimait le Champagne, c’est alors qu’il se livrait dans ses conversations fulgurantes que l’on nommait ridotti à Venise, la clé secrète de son œuvre. Il fut le dernier convive de pierre du siècle des Illuminés, le maître au cilice au siècle du silicium. Un amateur de cabale au Canada.

 Je lui ai donné un rôle dans mon épopée héroïco-comique Les Maîtres carrés, disponible en ligne sur le site de la France courtoise (France-courtoise.info). A bientôt, cher Jean à la voix d’oracle et à la destinée d’acrobate.

Et vous tous, lisez ou relisez les Mystères de la Villa Atlantis. C’est comme si Dumas, le plus important des romanciers français, avait soudain eu du style.

Nicolas Bonnal

(Alhambra de Grenade, août 2016)

samedi, 03 septembre 2016

Pierre-Antoine, l'autre Cousteau

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Chronique de livre : Jean-Pierre Cousteau « Pierre-Antoine, l'autre Cousteau »

Jean-Pierre Cousteau, Pierre-Antoine, l'autre Cousteau

(Via Romana, 2016)

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

Figure souvent oubliée ou négligée du combat de plume mené sous l'Occupation, Pierre-Antoine Cousteau -ou PAC- (1906-1958), le frère aîné du célèbre commandant Cousteau (d'où le titre : l'autre Cousteau) méritait d'être remis à l'honneur. Si plusieurs publications récentes (son Proust digest ou le recueil d'articles de Je Suis Partout que j'avais chroniqué en ces pages) ont permis de redonner une certaine actualité à ce talentueux et louable combattant qui fut « le plus grand polémiste de sa génération » selon certains, il nous manquait à son sujet une biographie en bonne et due forme venant compléter l'étude de Benoît Loeuillet consacrée au parcours journalistique de PAC entre 1932 et 1944 et qui avait paru il y a une bonne dizaine d'années maintenant.

PAC-641298.jpgEcrite par son fils, Jean-Pierre Cousteau, la présente biographie se base sur un corpus de documents souvent inédits, à savoir la correspondance de PAC (avec sa femme lorsqu'il était détenu mais pas seulement) et son journal de prison (Intra muros, qui devrait être publié prochainement pour la première fois). Si l'auteur s'efforce de rester objectif quant au parcours et aux choix de son père, son témoignage est évidemment emprunt d'amour filial mais aussi d'une certaine fierté exprimée très élégamment. Et il peut être fier : PAC n'était pas n'importe qui !

Esprit vif et alerte dès son plus jeune âge, cultivant la liberté de pensée, PAC ne faisait pas partie des tièdes. C'était un homme d'engagement, ne pouvant se résoudre à rester silencieux en une période qu'il savait fondamentale pour l'avenir de l'Europe. Pacifiste depuis toujours mais abusivement présenté comme un horrible « nazi français », PAC l'inclassable (« anarchiste de droite et de gauche » selon son fils) paya comme tant d'autres le prix fort pour avoir été un ennemi implacable de la démocratie parlementaire et du communisme...

Rien ne le prédisposait pourtant à un tel destin... Ni sa famille, ni son parcours scolaire, ni même ses premières idées politiques très à gauche. Devenu journaliste au début des années 1930, il se fait vite remarquer par la qualité de ses écrits et embrasse la cause fasciste auprès de Pierre Gaxotte qui le fait rejoindre le fameux journal Je Suis Partout. PAC y vécut une véritable aventure de presse marquée par des amitiés qui le suivront toute sa vie (Brasillach, Soupault... mais surtout Rebatet) et un engagement sans faille pour une France régénérée au sein d'une nouvelle Europe. Très critique envers Vichy, Laval, Luchaire et même Abetz, PAC fait figure de dur au sein du petit monde de la collaboration jusqu'à ce que les événements de 1944 le poussent à fuir en Allemagne puis en Autriche. Arrêté fin 1945 par la police française, il est condamné à mort. Comme on le sait, PAC ne connaîtra pas le sort qui fut réservé à Brasillach. Il passera 8 ans en prison, ayant finalement été gracié -au même titre que Rebatet et d'autres- par Vincent Auriol. Dernier journaliste « collaborateur » à être libéré en France, il sortira affaibli de cette longue épreuve et sera terrassé par la maladie en 1958, à seulement 52 ans.

La particularité du livre de Jean-Pierre Cousteau est qu'il fait la part belle aux huit années de prison que subit son père. Ce dernier, dans les écrits mentionnés plus haut, fait état de son quotidien de prisonnier, de ses occupations (le sport mais surtout la lecture et l'écriture) mais aussi de ses pensées les plus profondes sur son parcours, la vie, son époque etc. Je me suis délecté de ces nombreuses pages de réflexion d'un homme libre (par l'esprit) ne se plaignant jamais de son sort et qui regarde de haut la comédie humaine et sa petitesse. Voici par exemple ce que PAC écrivit le 9 juin 1953, peu avant sa sortie de prison :

« Ce n'est pas parce que je refuse toute valeur à la loi du nombre érigée en système de gouvernement qu'il faut méconnaître les indications du suffrage universel. Le système est déplorable pour l'administration de la chose publique. Mais il est précieux (…) dans la mesure où il permet de savoir ce que veut une nation. Elle se juge à son choix. Les peuples « asservis » ont le bénéfice du doute. Pas les peuples démocratiques. Les Français ont trop montré qu'ils préféraient à quiconque Herriot, Blum, Auriol, Bidault, Moch et Teitgen pour qu'il soit possible de s'obstiner à les estimer. »

Servies par un style d'écriture savoureux, une grande intelligence et souvent même par un humour très fin, ces pages permettent de mieux comprendre ce personnage perdu dans une période si vile de l'histoire contemporaine (la « libération » et tout ce qui a suivi). Bien évidemment, les événements liés à l'épuration sauvage de notre pays sont souvent évoqués alors que lui croupit derrière les barreaux. PAC constate à quel point les vainqueurs et leur simulacre de justice salissent ceux qui ont cru dans un autre modèle pour l'Europe :

« Le sadisme des « épurateurs » consiste justement à créer cette confusion en mélangeant sous l'étiquette « collaborateurs » les adversaires politiques et les simples fripouilles dont il aurait fallu de toute façon se débarrasser même si la guerre avait tourné autrement. »

Feignant de s'étonner des horreurs de l'épuration, « effroyable explosion de bestialité », il ironise sur le silence des « belles âmes » de son temps :

« Elles n'ont rien su, rien vu, rien entendu. Elles ont ignoré que dans les villes de France on promenait sur les places publiques des femmes tondues, nues, marquées au fer rouge. Elles ont ignoré que dans toutes les prisons de France, on suppliciait des détenus ramassés au petit bonheur, avec des raffinements de férocité qui font paraître dérisoire la science des bourreaux chinois. (…) pour rien, pour le plaisir. »

cousteau_pierre-antoine.jpgVomissant la faiblesse et la tiédeur (Mais pourquoi avoir choisi Franz-Olivier Giesbert pour préfacer le livre ? PAC en aurait été horrifié!), PAC était de cette race d'hommes faisant passer l'honneur avant tout. Il se tint toute sa vie la tête haute et paya fort cher (que ce soit à un niveau personnel ou familial) cette vertu. Vouloir combattre pour ses idées, ne pas se taire face à la décadence de son temps, il en avait fait sa raison de vivre. « Je n'ai à me justifier devant personne. Une seule chose était inconcevablement déshonorante, c'était de ne pas prendre parti. » disait-il... Oui, PAC a souhaité la victoire de l'Allemagne nationale-socialiste, « la dernière chance de l'homme blanc ». C'était logique pour lui et il s'en expliqua longuement lors de son procès, en 1946. « Epouvanté par la décadence de la France » ayant mené à la débâcle de 1940, persuadé que le libéralisme économique avait fait son temps et que seule l'option du socialisme national était désormais possible, PAC considérait qu'il n'y avait que cette solution qui aurait permis à la France de rester elle-même et d'aller de l'avant. Pacifiste, son antisémitisme se voulait avant tout une réaction à la déclaration de guerre des communautés juives du monde entier envers le IIIe Reich dès 1933.

Pierre-Antoine, l'autre Cousteau est complété de riches annexes où l'on trouvera plusieurs articles de PAC écrits dans les dernières années de sa vie pour Rivarol ou d'autres publications. C'est une excellente initiative ! Le livre se termine d'ailleurs par le superbe et émouvant « Testament et tombeau de PAC » publié par Lucien Rebatet peu après la mort de son ami. Je ne résiste pas à l'envie d'en reproduire les dernières lignes :

« Nous ne pouvons, hélas ! Ni remplacer PAC ni l'imiter. Il est irremplaçable et inimitable. Il ne nous reste qu'à poursuivre notre tâche de notre mieux. Quand bien même nous serions recrus de dégoût et de lassitude devant les bassesses et la monotonie de la lutte politique, la disparition de Cousteau nous fait un devoir de persévérer. Nous le lui avons tous promis. Je sais que ce fut une de ses dernières satisfactions. Peut-il exister promesse plus sacrée que celle faite à un tel combattant ? »

Rüdiger / C.N.C.

Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.

 

vendredi, 02 septembre 2016

Ezra Pound: décadence des lettres, décadence de la Nation

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Ezra Pound: décadence des lettres, décadence de la Nation

Ezra Pound est la figure majeure de la poésie du XXe siècle. Qu’il s’agisse de ses fameux Cantos, comme de ses abécédaires (et de son  Comment Lire), l’œuvre poundienne constitue une incontournable source d’appréhension et de compréhension de la littérature, comme de la poésie. Cela étant, au travers de ses essais et de ses poèmes, Ezra Pound établit à plusieurs reprises une corrélation entre la décadence littéraire d’une nation et la décadence de cette nation elle-même. Si le langage et la littérature entretiennent des liens évidents, Pound remarquait que la régression littéraire engendrait forcément une régression du langage, et fatalement celle de la culture nationale : « si la littérature d’une nation décline, cette nation s’atrophie et périclite ». S’il évoquait déjà subrepticement la question dans Comment lire, c’est dans son ABC de la lecture qu’il aborda au fil des chapitres le drame du déclin littéraire comme déclin national, dans l’indifférence la plus totale, sinon dans la joie de la masse de consommateurs acculturés.

Si Comment Lire était un pamphlet auquel on reprocha cependant de ne pas aller suffisamment au fond des choses, Ezra Pound se rattrapa dans ABC de la lecture qui doit être lu comme un complément au premier livre où il  y développa sa propre doctrine  littéraire, mais surtout sa propre doctrine du langage. Or, comme la littérature est « du langage chargé de sens », la « grande littérature est tout simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible ». Ainsi, pour Ezra Pound, « le Langage a été manifestement créé pour – et sert manifestement à – la communication » (communication ne s’entendant pas dans son acception moderne qu’est celle du marketing, bien évidemment). De la sorte, lorsque la littérature connaît une phase de déliquescence, cela influe fatalement sur le langage, et donc sur la communication entre les hommes. Pire même, c’est la culture de la nation qui subit cet avilissement ; en s’accoutumant au médiocre, l’homme finit par le considérer comme une normalité des plus banales, avant de le confondre avec l’excellence, puisqu’« un peuple qui croît dans l’habitude d’une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même ».

« L’Homme sensé ne peut rester assis tranquillement à ne rien faire quand son pays laisse mourir sa littérature, quand la bonne littérature ne rencontre que le mépris, de même qu’un bon docteur ne peut avoir la conscience tranquille quand un enfant ignorant est en train de s’inoculer la tuberculose comme s’il s’agissait simplement de manger des tartes à la confiture. »

-Ezra Pound-

ABC-de-la-lecture_8103.jpgLes causes de l’avilissement du langage selon Ezra Pound convergent avec les observations que fit Pasolini quelques années plus tard dans Empirisme Hérétique ; il pointe les dégâts que cause l’Usure, mais aussi le catholicisme qu’il percevait comme une religion castratrice, en prenant comme point d’appui la décadence de Rome qui transforma « de bons citoyens romains en esclaves ». De fait, si Dieu est aussi mort aux yeux de Pound, l’hégémonie culturelle des sociétés modernes est aux mains de la Technique. Si le degré hégémonique de cette dernière indique le niveau de décadence d’une civilisation, Ezra Pound estime que c’est d’abord la littérature, et donc le langage, qui en pâtit la première, car si « Rome s’éleva avec la langue de César, d’Ovide et de Tacite. Elle déclina dans un ramassis de rhétorique, ce langage des diplomates « faits pour cacher la pensée », et ainsi de suite », dit-il dans ABC de la Lecture. La critique d’Ezra Pound ne diffère guère de celle de Bernanos ou de Pasolini sur ce point, outre le fait qu’il aille plus loin dans la critique, n’hésitant pas à fustiger les universités, au moins étasuniennes, comme agents culturels de la Technique, mais aussi l’indifférence navrante de ses contemporains. Le triomphe des Musso, Levy et autre Meyer ne trouve aucune explication logique, tout du moins sous le prisme littéraire. Seules les volontés capitalistes des éditeurs – se cachant sous les jupes du « marché » qu’ils ont pourtant façonné – expliquent leur invasion dans les librairies. Comme il l’affirme dans Comment Lire, « Quand leur travail [des littérateurs, ndlr] se corrompt, et je ne veux pas dire quand ils expriment des pensées malséantes, mais quand leur matière même, l’essence même de leur travail, l’application du mot à la chose, se corrompt, à savoir devient fadasse et inexacte, ou excessive, ou boursouflée, toute la mécanique de la pensée et de l’ordre, socialement et individuellement, s’en va à vau-l’eau. C’est là une leçon de l’Histoire que l’on n’a même pas encore à demi apprise ».

En lançant pareille provocation, Ezra Pound se refusait cependant à tout élitisme. Au contraire, puisqu’il jugeait l’état littéraire d’une nation comme représentative de sa santé culturelle et politique. Il anticipa néanmoins les critiques de ses détracteurs en déplorant qu’« il [soit] très difficile de faire comprendre aux gens cette indignation impersonnelle qui vous prend à l’idée du déclin de la littérature, de ce que cela implique et de ce que cela produit en fin de compte. Il est à peu près impossible d’exprimer, à quelque degré que ce soir, cette indignation, sans qu’aussitôt l’on vous traite « d’aigri » ou de quelque autre chose, du même genre. »

C’est justement cette incapacité à réagir, et même cette propension incompréhensible à applaudir l’avilissement que provoque la culture de masse, qui hérissait Ezra Pound. Le poète s’accorde plusieurs apartés dans Comment Lire où il raille cette hégémonie de la Technique sur la création. Alors que la poésie, et la littérature, sont chargés de sens, il voyait dans l’avènement des pseudo-manuels du bon écrivain non pas une réelle méthodologie comme celles qu’il aborda dans ABC de la Lecture, mais une recette qui fonctionnerait à tous les coups pour fainéants qui souhaiteraient avoir du succès en matière littéraire, au détriment de la connaissance et du savoir. « Le mépris général voué au « savoir », le mouvement de recul du grand public devant tout livre réputé « bon » et, d’autre part, les publicités flamboyantes sur le mode « Comment avoir l’air de savoir quand on ne sait rien », auraient pu indiquer depuis beau temps aux âmes sensibles que quelque chose cloche dans les méthodes contemporaines de diffusion des belles-lettres »

« Un premier larron invente quelque chose, un deuxième met en valeur, ou plusieurs douzaines généralisent un enthousiasme ou une surabondance mousseuse ou onctueuse, après quoi un dernier tente de remettre de l’ordre. Par exemple, l’estimable Pléiade émascule la langue française, et les classiques anglais, etc., toutes choses bonnes à reléguer en zone subsidiaire : intérêt pour une époque, intérêt historique, bric-à-brac pour musées. »

-Ezra Pound-

Littessays.jpgCette glorification de la médiocrité, Ezra Pound la voyait d’autant plus dans la reproduction hédoniste à laquelle s’adonnent certains scribouillards dans le but de connaître un succès commercial. Aujourd’hui, plus que jamais, la réussite d’un genre littéraire entraîne une surproduction incestueuse de ce même genre, comme c’est notamment le cas en littérature de fantaisie, où l’on vampirise encore Tolkien avec autant de vergogne qu’un charognard. Si la « technicisation » de la littérature comme moyen créatif, ou plutôt en lieu et place de toute création, devient la norme, alors, comme le remarquait plus tard Pasolini, cela débouche sur une extrême uniformisation du langage, dans une forme déracinée, qui efface petit à petit les formes sophistiquées ou argotiques d’une langue au profit d’un galimatias bon pour les robots qui présentent le journal télé comme on lirait un manuel technique. Les vestiges d’une ancienne époque littéraire ne sont plus que le fait de compilations hors de prix et d’hommages ataviques afin de les présenter au public comme d’antiques œuvres dignes d’un musée : belles à regarder, mais réactionnaires si elles venaient à redevenir un modèle. Ezra Pound disait que « le classique est le nouveau qui reste nouveau », non pas la recherche stérile d’originalité qui agite la modernité comme une sorte de tautologie maladive.

jeudi, 01 septembre 2016

Wij moeten Stijn Streuvels bevrijden!

Wij moeten Stijn Streuvels bevrijden!

Toon Breës zuivert het blazoen van de grote letterkundige

Wij moeten hem uit het literaire museum halen

Gaston Durnez

Ex: http://www.doorbraak.be

ststbrowse.jpgWij moeten Stijn Streuvels uit het literaire museum halen! Wij moeten hem definitief bevrijden van het imago van een gedateerde, landelijke, regionale, particularistische, West-Vlaamse heimatschrijver.

Dat betoogt Toon Breës in een van de opmerkelijkste studies die de jongste jaren aan een Vlaamse auteur zijn gewijd. Met een omvangrijk boek van bijna duizend pagina’s vernietigt Breës de clichés die in de loop der jaren over de grote taalkunstenaar en sterke romancier ontstonden. Zo zuivert hij definitief de reputatie die men Streuvels in en na de twee wereldoorlogen heeft toegedicht en die men hem lichtzinnig en soms bewust blijft opplakken. Een van de hoofdstukken van het boek draagt de titel : ‘Een opzettelijke nazificatie van Stijn Streuvels’.

Toon Breës (77), een Kempenaar, licentiaat Germaanse filologie, is een bekende naam in de Antwerpse onderwijswereld, waarin hij jarenlang bedrijvig was. Zijn oud-studenten huldigen hem als een leraar met grote taalkundige belangstelling. Auteurs als Ivo Michiels, Hugo Claus, Leo Pleysier stonden hoog op zijn programma. Maar Streuvels was en bleef de Meester, om meer dan één reden, niet het minst vanwege zijn eigen kunsttaal.

Als student schreef Breës een verhandeling over Streuvels en zond ze hem toe. Prompt kreeg hij een uitnodiging voor een bezoek aan het legendarische Lijsternest in Ingooigem. Een uitzonderlijke gunst ! Het was het begin van een jarenlang contact. Normaal had het tot een doctoraat moeten leiden, maar het werd door diverse omstandigheden verhinderd. De grote interesse en voorkeur bleven. En toen Breës zo’n vijftien jaar geleden met pensioen ging, nam hij zijn jeugdplan weer op. Tot vreugde van het Streuvels Genootschap, dat nu zijn studie uitgeeft als zijn éénentwintigste jaarboek.

Als het van uw verslaggever afhangt, moet hij daarvoor nu de gemiste doctorstitel krijgen. Of tenminste een ere-doctoraat.

 * * *

9789401433334.jpgBreës wilde geen klassieke biografie schrijven. In het Streuvelsonderzoek, zo zegt hij, ‘ontbrak nog een omvattende wetenschappelijke synthese van zowat alle beschikbare bronnen’. Die biedt hij ons nu aan in zijn boek. Hij onderzocht allereerst de wijze waarop Streuvels’ werk in de loop der jaren werd ontvangen, en keek ernaar in het licht van documenten en getuigenissen. Zijn bevindingen beschrijft hij in zestien hoofdstukken per thema. Privéleven, vrienden, tijdgenoten en tijdssfeer komen aan bod in zoverre ze raakpunten met het schrijverschap hebben.

Een der hardnekkigste gemeenplaatsen over Streuvels is, dat hij dialect schreef, en dan nog wel een West-Vlaams dialect. Dat lijkt tegenwoordig het toppunt van onverstaanbaarheid te zijn (vooral in Antwerpen, waar men, zoals wij weten, een Weireldtoal spreekt). Streuvelstaal? Er zijn zelfs goede hedendaagse Nederlandse en Vlaamse auteurs die er geen oren naar hebben.

Ach, zij hebben Streuvels niet (of niet goed) gelezen. Hij gebruikt geen folkloristische streektaal, maar ‘een autonoom artistiek idioom’. En dat is zijn volste recht als kunstenaar, zegt Breës. Zie maar naar grote geëerde buitenlandse auteurs die dat recht gebruiken, en die geloofd en geprezen worden. Streuvels ‘heeft zijn eigen taal gesmeed in functie van wat hij wilde uitdrukken of weergeven. Vanzelfsprekend heeft hij daarbij ook West-Vlaamse taalbronnen aangeboord, uit zijn actuele taal maar net zo goed uit het verleden of uit zijn eigen creativiteit.’ Breës haalt Hugo Claus aan om hem groot gelijk te geven. Claus wist waar hij de mosterd kon halen.

Zo autonoom als zijn taal, zo zelfstandig was Streuvels zelf. ‘Als bij mijn studie één zaak duidelijk is geworden, zegt Breës, dan gaat het om de vaststelling dat de Meester van het Lijsternest altijd zichzelf is gebleven, dit wil zeggen dat hij zich ideologisch noch politiek of filosofisch bij een maatschappelijke groep wilde aansluiten, noch door literair-artistieke modetrends liet inpalmen.’ Streuvels liep, zoals hijzelf het uitdrukt, onder geen enkel vaantje. In zijn lange leven heeft hij zich vrijwel uitsluitend gemanifesteerd als schrijver, in de beslotenheid van zijn Lijsternest.’

 * * *

Een van die vaantjes, die men ooit voor hem heeft gezwaaid, was de zwarte vlag van de bloed-en-bodemkunst. Wie Streuvels’ werk écht heeft gelezen, weet hoe dom en fout dat zwaaien was. Alleen al de sombere sfeer van zijn werk, het lot van mensen die leven alsof zij zijn ‘veroordeeld om te vergaan’, maakt ons duidelijk dat er van die Duitse Blubo geen sprake kan zijn. Lees bijvoorbeeld de roman Langs de wegen. Of de onvergetelijke proletarische verhalen over Werkmensen en de seizoenarbeiders op Franse velden en in fabrieken. Dat heeft geen andere auteur over de Vlaamse slaven van weleer ooit kunnen schrijven!

Toon Breës besteedt veel aandacht aan de wijze waarop Streuvels ‘systematisch genazificeerd’ werd, ‘op grond van kromme insinuaties of irrelevante associaties’. Onkunde, maar ook kwade wil, rancune en het cynisme van iemand die ooit grinnikend bekende, dat hij gewoon bepaalde mensen in zijn geschriften wilde ‘kloten’. Dit gebeurde lang nadat de Duitse propaganda tevergeefs gepoogd had, Streuvels in haar slogans te vangen.

De West-Vlaamse auteur Hedwig Speliers vergat zijn aanvankelijke sympathie voor Streuvels en maakte van hem een regelrechte oorlogscollaborateur. Zijn beschuldigingen werden snel en lichtzinnig door anderen overgenomen en verspreid, ook door gerenommeerde literatuurkenners. Goede reputaties onderuit halen, is een geliefde sport, nietwaar. Er volgden gelukkig polemieken en terechtwijzingen, onder meer van Breës. Maar verdachtmakingen zijn vaak als peengras, zij dringen diep in de grond. Breës trekt ze uit. En dat doet hij met ingehouden verontwaardiging, die des te sterker onder zijn woorden trilt.

 * * *

stre009inoo02ill01.gifIn het begin van zijn schrijversloopbaan, maar ook later kreeg Streuvels wel eens te maken met zedenmeesters en andere puriteinen. Dat was zeker het geval op het einde van de jaren twintig, toen De teleurgang van de Waterhoek verscheen, de roman die in de jaren zeventig de film Mira zou inspireren. Dat Eros een sterke rol speelde in die roman, hebben die cineasten graag in beeld gebracht. Toch constateert Toon Breës dat ‘men’ over het algemeen zo weinig aandacht geschonken heeft aan het belang van de erotiek in Streuvels’ werk. Verdoezelde men dat, om de goegemeente niet te storen en het imago van de katholieke auteur niet te schaden, of kon men gewoon niet goed lezen? Breës besteedt er veel aandacht aan, en hij kon ‘uitvoerig aantonen dat het erotische in de meeste romans en verhalen zelfs een structureel bepalende factor is’.

Een van de stellingen die Speliers destijds verkondigde, luidde dat er een tweespalt bestaat tussen de progressieve auteur Streuvels en zijn tweede (of zijn eerste) Ik, de conservatieve Frank Lateur. Ook dat gaf aanleiding tot sterke discussie. Breës verwerpt die dualiteit. Hij erkent natuurlijk dat de kunstenaar ‘moeilijk eenduidig te omschrijven’ valt. Ook in zijn houding tegenover het bovennatuurlijke. Bij zijn personages heeft het geloof ‘bijna uitsluitend formalistische kenmerken’. En Streuvels zelf, de trouwe kerkganger, ‘komt over als een agnost, die op een weemoedige manier troost en tederheid vindt in zijn geheugen’.

Misschien mag uw verslaggever hier, met ontroering, de herinnering oproepen aan Paula Lateur, de oudste dochter. In 1971 antwoordde zij op mijn vraag of haar vader ‘vroom’ was: ‘Gelovig, maar geen kwezelaar. Ook op gebied van godsdienst hield hij niet van uiterlijkheid: godsdienst is niet iets om mee op straat te komen. Ik heb hem, ter gelegenheid van de maanvluchten, eens horen zeggen: Als ik aan het heelal denk, word ik duizelig. Het Hiernamaals …niemand weet daar iets van.’

Beoordeling : * * * * *
Titel boek : Stijn Streuvels. Een kritische en biografische synthese.
Subtitel boek : Van zijn geboorte tot vandaag. Jaarboek 21 (2015) van het Stijn Streuvelsgenootschap
Auteur : Toon Breës
Uitgever : Lannoo Campus / Stijn Streuvels Genootschap
Aantal pagina's : 984
Prijs : 49.99 €
ISBN nummer : 9789401433334
Uitgavejaar : 2016

mercredi, 31 août 2016

HUGO CLAUS De jonge jaren

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HUGO CLAUS De jonge jaren

Het Duits heeft hier een woord voor: ein Werdegang

Guido Lauwaert

Ex: http://www.doorbraak.be

Een biografie die te weinig aandacht kreeg

hugo_claus_de_jonge_jaren_-_cover_-_web_efddd095afaa6922b0a3f42958fe059af5c79b06.jpgWie het Verdriet van België wil begrijpen, moet Hugo Claus – De jonge jaren van Georges Wildemeersch lezen. De professor emeritus zet de auteur schaamteloos bloot, en doet dat tegelijk met groot respect. Eind 2015 verscheen dit werk, en bij de reguliere pers was er weinig aandacht voor. Een schande, want hoe schaamteloos Wildemeersch ook uitpakt, hij hanteert de hoge literaire stijl en geeft een heldere historische context.

Georges Wildemeersch is niet de enige die Claus van een aantal maskers ontdeed. Bij de eersten was Paul Claes met De mot zit in de mythe [1984, De Bezige Bij], maar we mogen ook Hedwig Speliers niet over het hoofd zien. In zijn door De Galge [†] uitgegeven boekje Wij galspuwers gaf hij al een aanzet. Waar Claes zich op de Oudheid, de Grieken focust, concentreert Speliers zich ruwweg op de beginperiode van Claus, in het bijzonder op De verwondering en Suiker.
Dat zijn werken uit de periode waarover Wildemeersch het heeft, maar hij begint bij Claus’ eerste gedicht [1942] en eindigt met de roman De hondsdagen, die weliswaar pas in 1952 verscheen maar het verhaal speelt eind jaren veertig.
Een zaaitijd van zeven jaar dus, waarin WO II en de nadagen ervan de onderlaag vormen, dat is voor Wildemeersch ‘de jonge jaren’.

Pro-nazi

Om de puberjaren van Claus te ontkleden ging Wildemeersch niet chronologisch te werk. Trefpunten zijn voor hem belangrijker dan chronologie, al springt hij ook niet van de hak op de tak: die punten staan in een zeker verband, waardoor er een evolutie in dit analytische boek te vinden is. Al in het eerste van de zes hoofdstukken, Om de mensen aan te zetten gevaarlijk te leven, geeft hij aan dat Hugo Claus’ eerste schrijfsels en schetsen voortvloeien uit ‘de dominante literatuur en ideologie uit die tijd’. De tijd van oorlog, fascisme, collaboratie en verzet. Ter bevestiging van die bewering citeert Wildemeersch uit een interview met Hugo Claus, bij het verschijnen in 1983 van Het verdriet van België, waaruit ik een fragment pluk: ‘Ik was op een verschrikkelijke manier pro-nazi’. Een paar bladzijden verder knipt Wildemeersch een gezegde van Claus uit een ander interview in de jaren zestig om dat pro-nazisme toe te lichten: ‘Er is een klimaat geweest in mijn jeugd dat totaal tegen het rationele inging ... Redelijk kon ik die oorlog niet aan.’

Woordkunstenaar

Gedetailleerd schildert de professor vervolgens dit politieke en culturele klimaat waarin de knaap Hugo opgroeit, waarbij hij ook de homoseksuele ervaringen niet vergeet. Al op jonge leeftijd heeft Claus door dat elke mens een andere stap en klap heeft, en dat niemand te vertrouwen valt. Bij hem had dit als surplus dat zijn verbeelding en inkleuring erdoor beïnvloed werden, en wel zo sterk dat het haast logisch lijkt dat hij dichter werd. Zijn ouders begrepen dat meteen, en door de ordening van Wildemeersch vinden ook wij lezers dat niet meer dan normaal, een goede halve eeuw later.


Hugo Claus is een woordkunstenaar van zeer hoog niveau en zijn drift is zo hevig dat hij alle genres van de literatuur wel moet gebruiken om zijn innerlijke onrust te bemeesteren. Wat hem nooit zal lukken, zo blijkt uit de andere delen.


Mede omdat hij dit ook niet wenst. Openlijk wel, maar niet innerlijk. Het onbewuste van de mens is sterker dan het bewuste. Vanuit dat onbewuste gebruikt Claus iedereen en alles om zijn talent te laten bloeien. De vrouw als moeder of minnares voorop in zijn processie van vreugde en verdriet; de vrouw die hij liefheeft om te kunnen haten, en dat haten uitbuit ten bate van zijn eeuwige zoektocht naar het perfecte ‘heilig altaar’, zoals hij de vrouw noemt in de eerste regel van Ik schrijf je neer, uit de bundel Een huis dat tussen nacht en morgen staat [1953].

Naarstig speurwerk

Dat ‘gebruik’ dat sterk op misbruik lijkt, wordt bevestigd door een getuigenis. Wildemeersch is zo hndig om dat misbruik niet zelf te uiten; hij laat het door anderen zeggen. Eerste getuige ten laste is Etienne Thienpondt, net als Claus lid van de Nationaal-Socialistische Jeugd Vlaanderen: ‘Hugo was toen [1945] al een zelfverzekerde persoon. Scherpzinnig en kritisch ingesteld. Voortdurend op zoek naar waarden en waarheden. Gesloten van karakter maar vriendelijk voor wie hij in zijn denkwereld aanvaardde.’


Het uitbuiten van mensen en toestanden is als puber geen oneer, integendeel, het getuigt van naarstig speurwerk naar een eigen vorm en stijl. Ouder wordend, wordt het echter een uitdijend spel met soms nare resultaten. De cyclus Sonnetten is daar het mooiste voorbeeld van. Ze zijn geschreven als een bijlage van Knack [15 november 1986]. Om snel aan het afgesproken bedrag te geraken, haalde hij de gedichten van William Shakespeare uit zijn kast en zette er een vijftiental naar zijn hand. Uw dienaar was de eerste die ze las, want hij was de aanstoker en tussenpersoon. Toen ik Claus wees op de verwantschap met de Engelse bard, antwoordde hij: ‘So what? Elke schrijver kijkt over de muur. Shakespeare zelf was niet vies om in andermans vijver te vissen en de grootste letterdief van ons allen is Bertolt Brecht.’


Al voor de puber Claus was de vrouw de belangrijkste inspiratiebron. Hij zoog het merg uit het gebeente van elke verhouding ten bate van zijn artistieke scheppingen en zodra het gebeente leeg was en hij er dus geen inspiratie meer in vond, dumpte hij het. Wat al vermoed werd, wordt door Wildemeersch veelvuldig aangetoond. Met tijdsprongen om telkens terug te keren naar Hugo’s puberteit, want dat is de bron van het goede kwaad. Zo brengt hij een roman die meest creatieve periode afsluit als volgt ter sprake: ‘In de chronologie van Claus’ leven kan Een zachte vernieling [1988] gemakkelijk gelezen worden als een vervolg op Het verdriet van België.’ Dat klopt. De oorspronkelijke bedoeling van Claus was om uit te pakken met een roman ter waarde van Ulysses van James Joyce. Voor Claus stond Het verdriet op gelijke hoogte met – en was het geïnspireerd op – A portrait of the Artist as a Young Man. Dat Een zachte vernieling niet hét boek der boeken van Claus is geworden, ligt aan een zoveelste verhuis waarin een aantal dozen met notitieboekjes verloren gingen.

Claus’ oorlog

Claus’ vormingsperiode krijgt niet minder dan acht herhalingen, en die herhalingen worden telkens is voller en zwaarder. Tot Claus, figuurlijk zijn eigen gewicht niet meer kon dragen. En figuurlijk werd letterlijk door de geestelijke en lichamelijke aftakeling. Dit beseffend, koos hij voor euthanasie. De bron van dit besef vindt men in een citaat uit het interview waarmee Wildemeersch het tweede Deel van zijn boek afsluit: ‘Die onbewogenheid, die koele, schampere kijk, had ik aan de kostschool te danken […] Daar ben ik erachter gekomen dat ik maar beter niet tot de zwakkeren kon behoren […] Dat ik dus listig moest zijn. Nooit hysterisch zijn. Met die verworvenheden ben ik de oorlog ingegaan.’


Dat koele, schampere, listige, altijd berekende, heeft Claus getekend. Zijn oorlog heeft zijn verdere leven geduurd: hij zette hem om in een houding van verzet tegen elk gezag, tegen elke kritiek, ja ook tegen zichzelf. Hij wilde zichzelf heruitvinden in elk nieuw amoureus avontuur, met als vrucht een nieuwe dichtbundel, roman of toneelstuk. Toen hij besefte dat dit niet meer lukte, koos hij voor de dood. Want zonder kans op een nieuw passiespel en literaire schepping wist hij dat hij de oorlog, zijn oorlog verloren had.

claus_verdriet_210_332_s_c1_c_c_0_0_1.jpgGeen vrienden, op één na

Nu we stilaan de eindmeet naderen, moeten we nog wijzen op de vrienden van Claus. Georges Wildemeersch beschrijft deze verhoudingen grondig maar, nogmaals, met een zekere afstandelijkheid. Bijna als een onderzoeksrechter die een verhoor afneemt van een misdadiger. Het is niet aan hem om vonnis te vellen, dat doet de jury. Welnu, de jury is voor Wildemeersch de lezer, en als die nauwgezet leest, kan hij niet anders dan tot het besluit komen dat Hugo Claus in wezen geen vrienden had – op één na, waarover meteen meer.


Voor Claus waren vrienden gebruiksvoorwerpen. Wie niet meer bruikbaar was of kritiek had, werd gedumpt. Wildemeersch, Deel 4, eerste hoofdstuk, naar aanleiding van de nakende verschijning van Claus’ eerste roman, De eendenjacht: ‘Hij [Claus] besloot zelf een wervende bespreking van zijn boek te schrijven en die zo snel mogelijk te publiceren. Na overleg met Anatole Ghekiere verscheen in het studentenblad Ons Verbond, waarvan Ghekiere de facto hoofdredacteur was de recensie al in november 1948 onder de naam van zijn vriend. […] Het plan om in diverse periodieke publicaties onder eigen of andermans naam belangstelling te wekken, bleef onuitgevoerd omdat de roman dan twee jaar later en bij een nieuwe uitgever zou verschijnen.’ [Uitgeverij Manteau, De Metsiers]


Het tweede boek, een burleske, verscheen zelfs onder de naam van zijn vriend: Die waere ende Suevere Chronycke van sGraevensteene [1949]. Het verhaal was gebaseerd op een ware gebeurtenis, de bezetting door Gentse studenten van het Gravensteen wegens de verhoging, nee, niet van het inschrijvingsgeld, maar van de bierprijs.


De plaats van Ghekiere werd echter ingenomen toen Claus kennismaakte met de literaire journalist Jan Walravens, verbonden aan het landelijke Het Laatste Nieuws, toen een nog uitgesproken liberale krant. Na de kritische bespreking door Walravens van De hondsdagen [1952], was Claus razend en werd de vriendschap verbroken. Dit vanuit zijn lijfspreuk: Nemo me impune lacessit.* Zes jaar later nog liet hij zich schamper uit over de manier waarop Walravens zijn roman besproken had, zo lezen we bij Wildemeersch.
Ook Freddy de Vree was gedurende jaren bevriend met Claus, maar toen Veerle De Wit zich bij hem had genesteld, werd de toegang versperd – zonder protest van Claus.


chagrin-des-belges-21535.jpgMaar ook vrouwen werden harteloos gedumpt, met als voornaamsten Elly Overzier, Kitty Courbois en Marja Habraken. Zij verhing zich toen ze besefte dat aandringen nutteloos was. Het was de enige keer dat Claus enig teken van medeleven gaf, in de vorm van een mea culpa-gedicht, het voorlaatste van zijn Gedichten 1948-1993. De titel van het gedicht is niet lang, niet langer dan één letter: M.


In wezen heeft het Belgisch Verdriet, maar één vriend gehad, ook een dichter. Hij woonde in Antwerpen en was zeer belezen, wat Claus ten zeerste beviel, naast het feit dat hij een vrouwenverslinder was: Hugues C. Pernath. Het ultieme bewijs van de diepe vriendschap is, naast het kaftontwerp voor diens bundel Mijn tegenstem uit 1973, de magistrale cyclus die Claus schreef na het onverwachte overlijden van de voorzitter van de Pink Poets in juni 1975, Het graf van Pernath, met als openingsgebed…

Met geknakte broekspijpen? Uitgezakt
alsof je, zat, op een ijsvlak was geslipt?
Alsof je voor je laatste dans nog was geflipt?

Nog naknikkend met die verzwikte leden?
Nee. Als een steen wil ik je, intact wil ik je
voordat je ogen braken, wrak –

Die herhaalde val,
dit vermenigvuldigd sterven, die vertraagde scherven, –

daar lag dan met zijn allerlaatste lach,
met de lippen van een stervend lam
achter het weigerachtig en mat glas
wat in zijn tijd PERNATH was –

Nader bekeken

Hugo Claus, de jonge jaren leest heel vlot, en is een bekroning van het al vele verdienstelijke wetenschappelijke werk van Georges Wildemeersch.
In het zesde deel, Mijn jeugd is over, koelt Wildemeersch’ vurige pen wat af, en komen er enkele herhalingen, maar die vervelen niet omdat hij het onderwerp telkens vanuit een ander oogpunt bekijkt: geschiedenis, familieverbanden, geld, relatiekring, eigen karakter. De professor komt terug op de puberjaren van Claus, nog steeds met zijsprongen naar later werk, waarin hij een dalend sociaalpolitiek engagement ziet. Met die techniek toont hij aan dat elk gedicht, elke roman, elk toneelstuk sterk autobiografisch is. En wel bekeken kon dat al afgeleid worden uit de laatste alinea, met aparte slotzin, van Het Verdriet van België, waarin geen sprake meer is van Louis Seynaeve:

De neef liep met mij mee naar het rustiek station.
‘Het was een schoon gedicht. Bravo.’
‘Ik maak er zo drie per dag,’ zei hij.
‘Dat is rap!’
‘Het is mijn techniek. Ik zet alle omschrijvingen van een kruiswoordraadsel een beetje achter mekaar, schots en scheef.’
‘Van De Standaard!
‘Ook.’
Hij zei niets meer. Dus ook ik niet. Samen zongen wij “Tout va très bien, ma-da-me la marquise”, de fox comique van Ray Ventura et ses Collégiens. Wij hoorden de saxofoon en de paukeslag. Wij zagen een meeuw die hinkte.

We gaan zien. Wij gaan zien. Toch. 

­­­­­­­­­­­­­­­­­____________

* Niemand tergt mij ongestraft: Schotse wapenspreuk (nvdr).

Beoordeling : * * * * *
Titel boek : HUGO CLAUS
Subtitel boek : De jonge jaren
Auteur : Georges Wildemeersch
Uitgever : Uitgeverij Polis
Aantal pagina's :
Prijs : 34.95 €
ISBN nummer : 9 789463 100113
Uitgavejaar : 2015

Jack London et notre oligarchie mondiale

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Jack London et notre oligarchie mondiale

La force motrice des oligarques est leur conviction de bien faire

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

L'occident est dirigé par des oligarques humanitaires et dangereux. Voyons voir.

La Fed a été créée il y a un peu plus de cent ans ; les élites hostiles déclenchent un an après la première guerre mondiale ; elles ont voulu un créer un nouvel ordre mondial dès la fin de cette guerre, via les propositions de Wilson et Mandel House. A cette époque aussi Rathenau parlait des 300 qui dirigent le monde ; et de cette oligarchie anonyme et vagabonde des esprits aussi brillants et différents que Chesterton (Un nommé jeudi) ou Jack London furent les dénonciateurs. On va parler de Jack London ; nous le redécouvrons avec joie.

C'est dans le Talon de fer que London décrit cette terrible oligarchie qui malmène le peuple prolétaire américain, régulièrement remplacé alors, au moment des grèves, par des arrivages d'immigrants est et sud-européens. Marx avait déjà dénoncé l'immigration comme piège social, entre la Belgique et la France. A l'époque de Jack London, Madison Grant pronostique dans son passing of a great race la fin du peuple américain (il rappelle que l'immigration fait baisser la natalité du natif). Edward Allsworth Ross, plus grand sociologue de l'époque, fait de même dans son Changing world jamais traduit ici. Peu à peu il sera interdit - jusqu'à Trump ou presque (Lisez Peter Brimelow, lisez aussi le... cousin de Paul Auster) d'évoquer le sujet de l'immigration, sous peine d'imputation fasciste, nazie, xénophobe, etc.

Et voyons l'oligarchie de Jack London, si proche de la nôtre. Dans le Talon de fer donc, il parle comme un libertarien du corporate state confisqué et noyauté par les grosses boîtes et les élites :

« Les Oligarques avaient réussi à inventer une machine gouvernementale aussi compliquée que vaste, mais qui fonctionnait, en dépit de tous nos efforts pour l’entraver et la saboter. »

Puis London ajoute que nous sommes achetés ou abrutis par ces mêmes élites. Il y a celui qu'on achète pour trois lentilles (le bobo) et celui qu'on laisse crever (le prolo).

« Ils avaient une meilleure nourriture, moins d’heures de travail quotidien, plus de vacances, un choix plus varié de plaisirs et de distractions intellectuelles. Quant à leurs frères et sœurs moins fortunés, les travailleurs non favorisés, le peuple surmené de l’Abîme, ils ne s’en souciaient pas le moins du monde. Une ère d’égoïsme s’annonçait dans l’humanité. »

L'égoïsme est important et c'est une notion selon moi plus forte que l'individualisme dont se repaissent les théoriciens actuels de l'anti-mondialisation. A notre époque damnée je me considère par exemple comme un individualiste, pas comme un égoïste.

London souligne ensuite les progrès de l'oligarchie (comme disait Baudrillard le capitalisme bouge plus vite que ses opposants !).

« L’Oligarchie elle-même se développa d’une façon remarquable et, il faut l’avouer, inattendue. En tant que classe, elle se disciplina. Chacun de ses membres eut sa tâche assignée dans le monde et fut obligé de l’accomplir. Il n’y eut plus de jeunes gens riches et oisifs. Leur force était employée pour consolider celle de l’Oligarchie. »

Et que je t'envoie faire tes études à Sydney, ton MBA à Berkeley... tes devoirs humanitaires à Haïti ou au Rwanda...

Et là, le coup de génie de Jack London. Il comprend que nos élites sont dangereuses car gentilles et humanitaires, missionnées et messianiques. Elles sont dans le même état moral que le Führer qui voulait interdire le tabac aux femmes, limiter les vitesses de voiture, libérer les sudètes ou créer l'homme nouveau. Dans son Ozymandia, le libertarien Shaffer Butler indique que ses étudiants sont des gentils nazis sans le savoir (végétariens, écolos, zoophiles, anti-tabac, contrôleurs de tout, etc.)

Et Jack London d'écrire :

« Ils se croyaient les sauveurs du genre humain, et se considéraient comme des travailleurs héroïques se sacrifiant pour son plus grand bien. »

Irremplaçables, ces élites en viennent à ne plus imaginer leur propre grand remplacement. La montée fabriquée des bourses et des bureaucraties mondiales les favorise.

« Ils étaient convaincus que leur classe était l’unique soutien de la civilisation, et persuadés que s’ils faiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa panse caverneuse et gluante avec tout ce qu’il y a de beauté et de bonté, de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l’anarchie régnerait et l’humanité retomberait dans la nuit primordiale d’où elle eut tant de peine à émerger. »

jack london, littérature, littérature américaine, oligarchie, oligarchisme, lettres, lettres américaines, Le peuple est donc détesté car il ne comprend rien. Merkel, Juncker ou Sutherland n'arrêtent pas de nous insulter au sujet de l'immigration. On nous accuse d'inventer ce que nous redoutons. Vite, la camisole.

Et cela donne sous la plume géniale de Jack London (dont le livre inspira le Metropolis de Fritz Lang) :

« Telle était la bête qu’il fallait fouler aux pieds, et son écrasement constituait le suprême devoir de l’aristocrate. En résumé, eux seuls, par leurs efforts et sacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et le monstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaient sûrs. »

Ces lignes font penser à celles de Nietzsche dans le Crépuscule des idoles : notre penseur rebelle y décrit l'Eglise comme une ménagerie destinée à dresser le barbare. Nous sommes revenus à ces excès. Les fondations et les programmes financés par les fondations des Clinton-Soros-Bill Gates doivent nous rééduquer et nous mettre au pas de leur loi.

London revient sur la philosophie périlleuse de ces élites auto-proclamées :

« L’amour du bien, le désir du bien, le mécontentement de ce qui n’est pas tout à fait bien, en un mot, la bonne conduite, voilà le facteur primordial de la religion. Et l’on peut en dire autant de l’Oligarchie.»

Et il ponctue par cette phrase superbe :

« La grande force motrice des oligarques est leur conviction de bien faire. »

C'est comme cela que l'on a les sanctions antirusses, les millions de réfugiés, les terroristes, les guerres, les retraites à 70 ans, le salafisme partout, la dette immonde, sans oublier la négation des élections ou de la liberté quotidienne.

London se fait a priori peu d'illusions sur le populo :

« D’autre part, la grande masse désespérée du peuple de l’Abîme s’enfonçait dans un abrutissement apathique et satisfait de sa misère. »

Et il annonce que les révoltes peuvent être provoquées, noyées dans le sang ou récupérées. Avis à Zerohedge.

Dans un autre très bon livre, Le peuple de l'abîme, Jack London décrit – on est en 1902 - la catastrophique situation des classes pauvres ou « indigentes » en Angleterre, donnée toujours en exemple par nos grands libéraux (même Tocqueville était horrifié par le modèle british et le « labyrinthe infect » de Manchester, je citerai en bas les pages). Il se livre ensuite à un éloge original de la féodalité :

« Dans les anciens temps, les grands cavaliers blonds, qui fonçaient à l’avant-garde des batailles, montraient au moins leur mesure en pourfendant les hommes de la tête à l’échine. Tous comptes faits, il avait bien plus de noblesse à tuer un ennemi solide d’un coup d’épée proprement assené, que de le réduire à l’état de bête, lui et ses descendants, par une manipulation adroite et implacable des rouages de l’industrie et de la politique. »

jack london, littérature, littérature américaine, oligarchie, oligarchisme, lettres, lettres américaines, London cite d'ailleurs la machine politique, comme le grand Ostrogorski à l'époque (un savant russe qui fut envoyé par le tzar pour étudier la corruption du système politique US, la « machine », les « boss » et tout le reste). Ensuite il appelle le nécessaire alcoolisme, qui effarera aussi Louis-Ferdinand Céline dans ses Bagatelles (il y consacre bien trente pages à l'alcool notre phénomène) :

« La classe ouvrière anglaise est littéralement noyée dans les demis de bière. Celle-ci la rend stupide, l’abrutit, et diminue considérablement son efficacité – l’ouvrier anglais n’a plus cet esprit de répartie, cette imagination et ces réflexes rapides qui faisaient l’apanage de sa race. »

Enfin London rappelle que l'oligarchie doit gouverner par la peur ; la nôtre utilise le terrorisme, la dette, le chômage, le réchauffement, le « ouacisme », car tout est bon à prendre. Il écrit :

« Et puis il y a aussi cette insécurité de bonheur, cette précarité de l’existence et cette peur devant l’avenir – les voilà, les facteurs bien puissants qui entraînent les gens à boire. »

Je conclurai encore et toujours avec Tocqueville parce que c'est un des grands génies de l'humanité et qu'il a tout vu. Il écrit au tome II de sa Démocratie à propos des oligarques :

« Je pense qu’à tout prendre, l’aristocratie manufacturière que nous voyons s’élever sous nos yeux est une des plus dures qui aient paru sur la terre ; mais elle est en même temps une des plus restreintes et des moins dangereuses. Toutefois, c’est de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l’inégalité permanente des conditions et l’aristocratie pénètre de nouveau dans le monde, on peut prédire qu’elles y entreront par cette porte. »

Enfin Tocqueville explique pourquoi cette classe « industrielle » (le chat botté de Perrault en est une préfiguration) n'hésitera pas à nous remplacer ou à nous éliminer, à nous liquéfier :

« L’aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque jamais au milieu de la population industrielle qu’elle dirige ; son but n’est point de gouverner celle-ci, mais de s’en servir. »

On se doute que l'on apprend à jeter les peuples après usage. Ne vous étonnez pas de la fracture entre le peuple et les élites, inquiétez-vous de votre sort. Mais il semble que jamais depuis longtemps opinion publique n'a été plus motivée que la nôtre contre ses guides.

Nicolas Bonnal

Bibliographie

Jack London – Le talon de fer ; le peuple de l'abîme (ebooksgratuits.com).

Tocqueville – Œuvres complètes, Paris, 1866, tome VII, pp.366-370 (archive.org) ; De la démocratie, II, Deuxième partie, chapitre vingt.

Chesterton – Un nommé jeudi (sur wikisource).

Ross – A changing America.

mardi, 26 juillet 2016

Dostoïevski et la dégénérescence du monde par le réseau

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Dostoïevski et la dégénérescence du monde par le réseau

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Car il est poussé dans le filet par ses propres pieds ; et il marche sur les mailles du filet...

Job, 8, 18

J'ai souvenance d'un brillant texte de notre cher Guy Sorman (qui redonna jadis ses lettres de prosaïsme au Figaro magazine) dans le journal de la « droite » espagnole ABC (BHL est chargé lui de distraire et surtout d'instruire les maigres sections d'assaut du mondialisme dans El Pais). Et Guy Sorman, essayiste pourtant renommé pour ses piles d'invendus, et entre deux éloges des réfugiés considérés comme des forces vives du capital selon les Marx Brothers et Merkel, présentait ainsi son argumentaire : « même la Russie finira un jour par être démocratique et progressiste et globalement dans le global ». Sans oublier la Chine, l'Iran, la Turquie et tous les autres bons copains de ses modèles Américains.

La Russie n'est donc pas progressiste, branchée et dans le coup, et ce surtout depuis que – selon Marc Ferro – elle a déçu les aspirations prolétariennes d'une gauche que l'on croyait portée plutôt à servir la soupe à la vieille bourgeoisie américanisée.

Sur la Russie et le progrès j'ai heureusement mieux que Sorman ou BHL : Dostoïevski. Je l'ai aussi sur le thème des « réseaux », sociaux ou numériques, qui aujourd'hui captent, détournent et recyclent toutes les énergies et intellects de la planète terre devenue nervalienne. On cite brièvement cette vision du mage dans Aurélia :

« Cette pensée me conduisit à celle qu'il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu'une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était pour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurs corps mortels, travaillaient plus librement à la régénération de l'univers. (1) »

Dostoïevski a abordé le thème de la confrontation de la Russie et du progrès, de la Russie et de l’Occident dans plusieurs de ses plus grands livres, en particulier dans l'Idiot et dans Les Possédés, qui eux font allusion à une origine américaine de la prochaine révolution.

krokodil_dostojewski.JPGDans le récit satirique Crocodile (2), il le fait d’une manière parodique, s’en prenant aux préjugés modernistes du dernier homme à venir (et surtout à durer). Il y a l’épisode humanitaire – ne pas maltraiter un pauvre animal, fût-ce un croco –, l’épisode pédagogique – de l’importance de la question économique ! – et pour finir l’épisode gastronomique qui résout la question – en dévorant le crocodile.

Depuis deux siècles nous nous gorgeons de ce progrès technique et économique, et il semble que l'imbécillité satisfaite qui l’accompagne n’a jamais été plus remise en question qu'à l’époque de Flaubert ou de Dostoïevski. Mais à la même époque un Walt Whitman célèbre les achèvements de ce qu’il est convenu de nommer à la télé la modernité...

Dans Passage to India ou Song of the Exposition (à comparer avec le cadre médiéval et traditionnel des Tableaux, le chef d'oeuvre pianistique de Moussorgski), le trop célébré Walt Whitman chante et célèbre sur tous les tons le canal de Suez, ce passage qui va réunir l’orient et l’occident, notions fort disparues auxquelles on fait mine de croire encore : car «dans un monde unifié on ne peut s’exiler » (Debord). Avec une accumulation dont il a le secret, le « pohète » américain fait l’état des lieux, et il nous étourdit avec son clinquant verbalisme, chaque mot faisant office de paradigme roturier de la modernité aboyante:

With latest connections, works, the inter-transportation of the world,

Steam-power, the great express lines, gas, petroleum,

These triumphs of our time, the Atlantic’s delicate cable,

The Pacific railroad, the Suez canal, the Mont Cenis and Gothard and

Hoosac tunnels, the Brooklyn bridge,

This earth all spann’d with iron rails, with lines of steamships threading in every sea,

Our own rondure, the current globe I bring.

Barde « tendance » avant l’heure, Maïakovski un rien couillon, « animal verbal » (Daudet) plus que poète, Whitman est en extase devant ce qui pétarade. Il admire nos exploits à Suez (dont bien sûr Dostoïevski se moque avec son crocodile du Nil), et il célèbre le chemin de fer unificateur, celui des Anglais aux Indes ou des Américains :

I see the tracks of the railroads of the earth,

I see them in Great Britain, I see them in Europe,

I see them in Asia and in Africa.

I see the electric telegraphs of the earth,

I see the filaments of the news of the wars, deaths, losses, gains, passions,

Of my race.

Or précisément sur ces chemins de fer qui ont vidé les campagnes et ruiné le contribuable français (la moitié des lignes servant à faire élire un député), ou ont justifié une bonne moitié des crises boursières de l’époque (comme les actions techno d’aujourd’hui), Dostoïevski a quelque chose de peu aimable à dire, et qu'il va dire dans l’Idiot. C’est un autre idiot métaphorique (un simple d’esprit qui voit l’Esprit) que le Prince, l’ivrogne Lebedev qui s’exprime sur les chemins de fer et leur réseau qui selon lui s’en prend aux formes de vie.

Montrez-moi donc quelque chose qui approche de cette force dans notre siècle de vices et de chemins de fer…

dostoidiot3458352037-fr-300.jpgLebedev voit dans tout réseau moderne un affaiblissement à la fois spirituel et physique de l’homme, lié au progrès de la matrice du confort matériel. L’homme va être coupé de ses sources de vie et de son tellurisme. C’est aussi la leçon d’Andersen (La Vierge des glaces), de Novalis ou de Vigny (« avant vous j’étais belle et j’allais parfumée »…). Mais Tocqueville nous a aussi prévenus sur les risques que faisaient peser l’égalité et le réseau fort sur les hommes dits modernes. Dans le tome II de sa somme, il décrit, dans un texte mal compris, cet affaiblissement des forces de vie liées au développement étatique:

« C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait… il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger (3). »

Retournons à l’Idiot. Lebedev voit le premier, cent-vingt ans avant Tchernobyl, un lien entre l’étoile absinthe de l’Apocalypse (Tchernobyl désigne comme on sait l’absinthe en russe) et l’extension du réseau en Europe :

« Le collégien lui affirma que l’"Étoile Absinthe" qui, dans l’Apocalypse, tombe sur terre à la source des eaux, préfigurait, selon l’interprétation de son père, le réseau des chemins de fer étendu aujourd’hui sur l’Europe. »

Lebedev dégage comme le prince Muichkine une aura d’imperfection, d’inadéquation à la mondanité. C’est souvent le cas chez Dostoïevski : le porteur de la vérité doit être ridiculisé ou caricaturé – pour ne pas être pris au sérieux par la compagnie qui doit continuer de se tordre, comme dit Allais.

Lebedev va désigner une autre cible, qui nous rapproche de la petite société actuelle: l’idéologie du bonheur matériel universel ; le dernier homme dont parle Francis Fukuyama après bien d'autres.

Vous n’avez pas d’autre fondement moral que la satisfaction de l’égoïsme individuel et des besoins matériels. La paix universelle, le bonheur collectif résultant du besoin !

Lebedev n’est bien sûr pas un sot : il n’incrimine pas la machine en tant que telle. Il incrimine plutôt la notion de réseau. Par ailleurs il a pleinement conscience que son expression des forces de vie est incompréhensible à un esprit moderne :

« Par eux-mêmes les chemins de fer ne peuvent corrompre les sources de vie. Ce qui est maudit, c’est l’ensemble ; c’est, dans ses tendances, tout l’esprit scientifique et pratique de nos derniers siècles. Oui, il se peut que tout cela soit bel et bien maudit ! »

Sur le ton de l’imprécation, emporté par cette inspiration religieuse, Lebedev adresse un défi au monde matérialiste et satisfait, monde sans gouvernail et sans cap même :

« Je vous lance maintenant un défi à vous tous, athées que vous êtes : comment sauverez-vous le monde ? Quelle route normale lui avez-vous ouverte vers le salut, vous autres, savants, industriels, défenseurs de l’association, du salariat et de tout le reste ? Par quoi sauverez-vous le monde ? Par le crédit ? Qu’est-ce que le crédit ? À quoi vous mènera-t-il? »

Ainsi Dostoïevski n'encenserait pas ce monde et son crédit ?

A ce propos le psalmiste dit :

« Que l’usurier jette le filet sur tout ce qui est à lui... (4) »

Cent ans avant l’effet de serre et le réchauffement climatique du cerveau qui va avec, Lebedev voit l’avènement de l'homoncule affaibli par sa si riche information et la « thermocratie » (5). Il constate l’absence de la force dans notre société :

« Et osez dire après cela que les sources de vie n’ont pas été affaiblies, troublées, sous cette “étoile”, sous ce réseau dans lequel les hommes se sont empêtrés. Et ne croyez pas m’en imposer par votre prospérité, par vos richesses, par la rareté des disettes et par la rapidité des moyens de communication !  Les richesses sont plus abondantes, mais les forces déclinent ; il n’y a plus de pensée qui crée un lien entre les hommes ; tout s’est ramolli, tout a cuit et tous sont cuits ! Oui, tous, tous, tous nous sommes cuits !… Mais suffit ! (6) »

Nicolas Bonnal

Notes

(1) Nerval, Aurélia, 2ème partie, VI.

(2) Lisez mon étude sur france-courtoise.info/pdf/BonnalDostoievskiCrocodile.pdf. Voyez aussi Internet, nouvelle voie initiatique (les Belles Lettres, 2000)...

(3) De la Démocratie II, IV, ch.6

(4) Psaumes, 109, 11

(5) Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs (2000).

(6) L'Idiot, III, chapitre  IV

mercredi, 20 juillet 2016

Hommage à Roger Nimier

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Hommage à Roger Nimier

par Luc-Olivier d’Algange

Ex: http://mauditseptembre62.hautetfort.com

Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.

Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.

Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.

On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse.  Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.

rm3479608754.jpgL'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés.  Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.

Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.

Les épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.

Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »

Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »

Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.

Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.

Qu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.

Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».

Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si  « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »

nimier-09bf61.pngLoin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».

On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d’un article paru dans l’ouvrage collectif, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit Hussard, sous la direction de Philippe Barthelet et Pierre-Guillaume de Roux, éditions Pierre-Guillaume de Roux 2012.

mardi, 19 juillet 2016

La Science-Fiction comme littérature gramscienne

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La Science-Fiction comme littérature gramscienne

La Science-Fiction est probablement le seul genre littéraire en perpétuelle évolution. Évolution non seulement dans la multiplication de ses sous-genres, mais aussi des sous-genres eux-mêmes. De plus, ces évolutions découlent elles-mêmes de celles de notre monde et de sa complexification. Qu’il s’agisse des réseaux, de la mondialisation, ou encore des enjeux climatiques, la Science-Fiction est la seule littérature à explorer toutes ces problématiques de manière lucide, là où le reste de la littérature n’offre plus que du divertissement – bien que la Science-Fiction elle-même subit à son tour les assauts inhibitoires de la culture de masse. Asimov affirmait avec justesse qu’ « on peut définir la Science-Fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie ». Et pour cause, comme le précisait Valerio Evangelisti dans le Monde Diplomatique, « en jouant avec les systèmes-mondes, en manipulant les hypothèses, la science-fiction constitue un de ces laboratoires où se lisent l’intime composition chimique du monde actuel… et les forces qui le feront entrer en explosion ».

« La mondialisation de l’économie, le rôle hégémonique de l’informatique, le pouvoir d’une économie dématérialisée, les nouvelles formes d’autoritarisme liées au contrôle de la communication, tous ces thèmes paraissent laisser indifférents les écrivains de la « grande littérature », du moins en Europe », ajoutait Evangelisti, toujours dans son article « La Science-Fiction en prise avec le monde réel ». De fait, la Science-Fiction est le seul genre littéraire à s’intéresser véritablement aux enjeux et problématiques liées au Progrès, mais surtout la seule à permettre une véritable critique sur des sujets aussi variés que complexes, justement grâce à l’extrapolation que son cadre maximaliste offre à l’auteur et au lecteur. À contrario, le nouveau roman façon Musso  ou Levi ne s’intéresse qu’à la promotion d’un mode de vie foncièrement bourgeois, soit matérialiste, hédoniste et totalement déconnecté, non seulement des véritables problèmes, mais surtout des personnes auxquelles il s’adresse. En faisant la part belle à des protagonistes n’ayant d’autres soucis que ceux de leur garde-robe ou de leurs relations amoureuses fadasses, le nouveau roman cherche justement à instiller l’envie chez son lecteur, lui faire croire qu’atteindre ce modèle culturel doit être son objectif de vie, en sus de lui apporter réconfort et consolation grâce à un happy end systématique. Or, la Science-Fiction n’est pas une littérature de réconfort ; c’est une littérature du réel. Quel intérêt aurait eu 1984 s’il disposait d’une fin heureuse ? Quel succès aurait eu Le Meilleur des Mondes s’il ouvrait la voie au triomphe de protagonistes, en lieu et place de leur résignation ? Cependant, la dystopie n’est pas seule à faire prendre conscience aux lecteurs la réalité du Pouvoir ou de la machine capitaliste ; le cyberpunk, et même le space opera, lui ouvrent autant de grilles de lectures qu’il pourrait y avoir de romans.

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C’est justement cette élasticité et l’esprit critique inhérent à la Science-Fiction qui nous poussent à nous interroger sur sa nature gramscienne. La théorie de l’hégémonie culturelle développée par Gramsci s’épanche longuement sur le rôle organique que doivent remplir les intellectuels, mais aussi les littérateurs. En posant les problématiques propres aux fonctions nationales de la littérature, Gramsci fut l’un des premiers à proposer une sociologie de la littérature. Le « bloc historique » qu’il évoque pour renverser l’ordre établi est composé de ces mêmes intellectuels et littérateurs, car ils ont un rôle de cheville médiatrice entre les classes, à l’instar de Pasolini. La Science-Fiction remplit elle aussi cette fonction. Elle est une littérature nationale populaire en France et dans les pays anglophones, et joue toujours un rôle critique vis-à-vis du « système », du capitalisme, de la société de consommation, ou des soi-disant progrès de l’occidentalisme. À ce titre, l’on ne peut que remarquer la justesse de Gramsci qui refuse de séparer la littérature de l’ensemble des productions symboliques d’une société, et des fonctions qu’elles remplissent, là où Marx n’y voyait qu’un bien marchand comme un autre. Or, comme susmentionné, la Science-Fiction est le seul genre à s’occuper de la prise de conscience de ses lecteurs de la réalité de notre monde, là où les autres genres se concentrent sur leur fonction de divertissement et de propagande hédoniste, conformément aux exigences d’une culture de masse s’appuyant sur des logiques capitalistiques, où « dominent les histoires intimistes, qui auraient pu se passer il y a cinquante ans – ou qui pourraient se produire dans cinquante ans… Amours, passions et trahisons perpétuent leur consommation sous une lumière tamisée, dans un monde aux couleurs pâles et aux fragrances de poussière et de talc », pour citer une nouvelle fois Evangelisti. Ce dernier prouve le réalisme du genre lorsqu’il se demande « quel autre genre littéraire a-t-il jamais consacré un roman aux mécanismes des crises économiques ? », question à laquelle seules des œuvres de Science-Fiction nous viennent à l’esprit.

« Avec la métaphore, la science-fiction a su percevoir, mieux que toute autre forme de narration, les tendances évolutives (ou régressives) du capitalisme contemporain. Cela lui a souvent permis de dépasser les limites habituelles de la littérature et de se répandre dans les mœurs, les comportements, les façons de parler ordinaires, dans la vie quotidienne, en un mot. »

-Valerio Evangelisti-

Or, la puissance de la Science-Fiction, contrairement au nouveau roman ou à la bit-lit, est qu’elle s’adresse à tous. Bien sûr, elle n’est pas exempte d’auteurs qui versent dans la masturbation intellectuelle et pour lesquels il faudrait être soi-même expert en physique quantique pour y comprendre quelque chose, mais globalement le genre n’est pas aussi élitiste que les maisons d’édition et les lecteurs de mauvais romans tentent de le faire croire. Il n’y a pas besoin d’avoir un bagage scientifique pour comprendre Neuromancien, ni d’un diplôme en sciences politiques pour cerner la satire des 500 Millions de la Bégum. Au contraire même, ces ouvrages sont les exemples par excellence de l’universalité des problématiques qu’aborde la Science-Fiction, et de son accessibilité au plus grand nombre. En cela, les écrivains de ce genre littéraire jouent totalement leur rôle d’intellectuels organiques, souvent méprisés d’ailleurs par une auto-proclamée « véritablement vraie » littérature qui caracole dans des concours littéraires pompeux qui tiennent plus de la bulle sous-culturelle que du phénomène qu’on chercherait à nous faire croire. Ils constituent une caste déracinée qui ne représente plus qu’elle-même. Les écrivains de Science-Fiction ne figurent ni au Goncourt, ni dans aucune Académie que ce soit ; et c’est justement parce qu’ils font de la littérature populaire qu’ils sont considérés avec dédain. Ernst Jünger commettait d’ailleurs cet impair en refusant de reconnaître son Héliopolis comme une œuvre de Science-Fiction. L’on oublie trop souvent que nos plus grands auteurs se vantaient de faire de la littérature populaire, précisément pour s’opposer à une forme de bien-pensance culturelle et bourgeoise. Contrairement à leurs détracteurs, les auteurs de Science-Fiction représentent toujours l’autoconscience culturelle, parce qu’ils apportent une critique de la classe dominante là où les élites intellectuelles en Europe ne s’intéressent plus qu’à leur propre renommée, quitte à passer quelques compromis avec ce qu’ils sont censés combattre.

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vendredi, 15 juillet 2016

Das seltsame Leben der Genies

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Das seltsame Leben der Genies

von Prof. Dr. Paul Gottfried
Ex: http://www.blauenarzisse.de

Wie ist Franz Kafka als Mensch zu bewerten? Prof. Paul Gottfried hat sich für uns mit der Kafka-​Biographie von Reiner Stach beschäftigt.

kafkastach8-3-10-075114-0.jpgAuf Anraten eines vielseitig gebildeten Freundes aus Bayern bestellte ich mir den ersten Band des Dreiteilers über Franz Kafka (18831924), dem der Literaturwissenschaftler Reiner Stach einen Großteil seiner Lebensjahre gewidmet hat. Mehr als 650 Seiten, einschließlich der reichhaltigen Hinweise und einer umfänglichen Quellenzusammenstellung, umfasst der erste Band Die Jahre der Entscheidungen (2002). Bei all meiner Bewunderung für Stachs Leistung wurde ich nach dem Zurücklegen der ersten zweihundert Seiten schon recht lesemüde, und meine Ausdauer musste ich ausreizen, um bis zum Ende durchzuhalten.

Schreiben statt Leben?

Aber vielleicht geht meine vorläufige Bewertung daneben. Stach leuchtet mit Akribie den Lebenswandel einer wahrhaftigen Größe der modernen europäischen Literatur aus. Seine Mammutarbeit handelt von einer seelisch gestörten und kurzlebigen Figur, die wegen ihres Schreibens die meisten normalen Lebensvergnügen aufgab, und auch als Autor „nicht hervortreten“ wollte. Franz Kafkas unbeirrbare schriftstellerische Hingabe galt als Leitthema in einem am 2. September 1913 an seine damalige Verlobte Felice Bauer gerichteten Brief: „Die Lust für das Schreiben auf das größte menschliche Glück zu verzichten, durchschneidet mir unaufhaltsam alle Muskeln. Ich kann mich nicht frei machen.“

Nächtlich quälte sich Kafka schonungslos an seinen Schreiberzeugnissen ab, und tagsüber bemühte er sich bei einer Versicherungsanstalt, wo er sich als höchst tauglicher Unfallbegutachter hervortat. Die eigenartige, geschlossene Schriftsprache, die seine Romane und Erzählungen kennzeichnet, findet man nicht zufälligerweise in seinen Ratschlägen über Unfallverhütung und Zahlungsverhandlungen vor. Kafkas Vorgesetzte haben seinen Hang zu kernigen, gut durchdachten Formulierungen frühzeitig erkannt und ließen ihn auf der Berufsstufenleiter rapide nachrücken, aber jede Förderung war erwartungsgemäß mit zusätzlichen Schreibaufgaben verknüpft.

Ein literarisches Genie, aber ein – höflich ausgedrückt – schwieriger Mensch

Kafkas Bestehen auf einer nicht zu übertretenden Trennlinie zwischen seinem „Büroschuften“ und seinem nächtlichen Schaffen, eine Trennung, die er bis zu seinem Amtsaustritt 1922 wegen Schwindsucht hat bewahren wollen, entspricht den Tatsachen aber bei weitem nicht. Vielmehr zeichnet sich ein frappantes Überlappen zwischen den zwei Tätigkeitsbereichen ab. Der gezügelte Wortstil, der in seinen Berichten durchschlägt und die einleuchtenden Besprechungen der Unfallsachverhalte wurden in seine Literatur eingewoben. Wie Stach hervorhebt, liegt eine Sinnverwandtschaft zwischen der existenzialistisch erschreckenden oder schlechthin verwirrenden Lebenswelt, die man in Der Prozess, Das Schloss, Die Verwandlung und anderen derartigen Schöpfungen begegnet, und Kafkas Alltag. Kafka führte einen Balanceakt aus, als er sich schriftlich anderen verständlich zu machen versuchte. Stach betont dazu: „Was wir heute als seine spezifische Leistung wahrnehmen – die erschütternde wechselseitige Durchdringung von Intimität und strengster Form – war für Kafka ein Kraftakt, vor dem er selbst erliegen musste: Das Erlebte und das Erdachte stürzten ineinander, verschmolzen tagträumerisch, zersetzen das Realitätsprinzip, trafen sich in einem Punkt des Schreckens.“

Kafkas gestörter Isoliertheit und stets wechselnder Stimmungen schenkt Stach einen beachtlichen Teil seines ersten Bandes. Aus Kafkas postum herausgebrachtem Briefwechseln mit Felice Bauer, seinem Schwiegervater in spe, dem eigenen Vater Hermann, und dem pragdeutschen jüdischen Literaten Max Brod, der Kafkas hinterlassene Manuskripte besorgte und veröffentlichen ließ, tritt ein wohlkonturiertes Porträt des Subjekts heraus. Obwohl Stach damit bezweckt, unsere Anteilnahme zu erwecken, haben die dazugehörigen Daten nicht immer auf mich wohlwollend gewirkt. Kafkas Ichbezogenheit, widerspiegelt in seinem Verhältnis zu seiner schwer geprüften Verlobten, dringt allzu deutlich durch. Bei aller Hochachtung vor seinen verschlossenen Manieren, bemüht man sich mit der Frage, warum Felice je etwas mit diesem Einsiedler zu tun haben wollte. Stach geht ins Eingemachte über Kafkas Marotten, insbesondere über das Verhältnis zwischen seinem Sauberkeitsfimmel und seiner sexuellen Verklemmtheit. Die bevorstehende Heirat mit Franz wurde Felice erspart, ehe sie mit diesen Peinlichkeiten belastet werden musste.

Nie eingelöste Verantwortlichkeiten

Mit Kafkas gewerbetreibendem, familienbewussten Vater Hermann, Felice, und allen anderen, die den Schriftsteller bei Laune zu halten versucht haben, kann ich dagegen mitfühlen. Und wenig beeindruckt bin ich von Kafkas Begeisterung für politische Sachen, sei es für den Zionismus, die „echte“ ostjüdische Dorfkultur oder einen Sozialismus, mit dem er höchstens eine vordergründige Bekanntschaft machte.

Diese Anhänglichkeiten bedeuteten, nie eingelöste Verantwortlichkeiten durch Zujubeln auf Distanz zu entschädigen. Ungeachtet seiner großartigen literarischen Leistung und seinem tragischen Tod an Schwindsucht unweit von Wien im jungen Alter von vierzig Jahren kann ich für Kafka als Person keine glühende Anziehung verspüren. Als ich Stachs Werk las, fiel mir die Frage ein, ob Kafka ein solches Leben geführt hat, dass eine Biographie von diesem Ausmaß berechtigt sei. Nicht jeder bedeutende Literat kommt an seiner langen, ereignisreichen Existenz einem Titan nach dem Rang von Goethe nahe.

Immerhin gebührt es sich, Stachs Lebenswerk anzuerkennen. Sein Wühlen in Archiven verdient unsere Hochachtung und seine Schrift enthält sogar einige aphoristische Funken von hoher Qualität. Ich empfehle unbedingt seine Beschreibung der avantgardistischen Literaten, die sich um Franz Werfel in Prag und den angehenden Verleger Kurt Wolff in Leipzig scharten: Sie glauben „tatsächlich an die Überlegenheit einer absoluten neuen Literatur – ohne einen Gedanken daran, dass damit alles Neue verurteilt war, schon von morgen vom Neuesten überholt zu werden. Sie wollten Avantgarde sein, doch ohne den Zwang zur fortwährenden Selbstüberbietung, den dieser Begriff unweigerlich mit sich führt.”

Prag und Deutschland

Kafka verlebte seine Jugendjahre in der gegenwärtigen Hauptstadt Tschechiens innerhalb des österreichisch-​ungarischen Habsburgerreiches. Damals war Prag mit anderen Ballungszentren in dem seinerzeit vereinten Reich vernetzt. Außerdem nahmen die deutschsprechenden Staatsbürger und insbesondere die Juden mit dem deutschen Reich und seinen Stadtbewohnern mannigfache Berührung auf. Eisenbahnreisende zwischen mitteleuropäischen Großstädten sind laufend abgegangen und eingetroffen. Obwohl die Juden in diesem Netz von sprachlich, kulturell und politisch miteinander verbundenen Zentren wohlig vernetzt waren, wurden sie auch nach der geläufigen Denkrichtung einer antisemitischen Verpestung ununterbrochen ausgesetzt.

Kafka und seine Eltern waren vermeintlich an diesem auf sie einprasselnden Ungemach Mitleidende. Der junge Schriftsteller igelte sich gezwungenermaßen in seinen Kokon ein, um sich vor einer feindseligen Außenwelt abzuschirmen. Nur als sein Leidensweg zur Neige ging und als er mit einer Sozialistin und Zionistin in Berlin, Dora Dymant, eine Liebesbeziehung antrat, wurde Kafka geistig geheilt. Zu dieser Spätzeit, als Kafka mit einer tödlichen Krankheit rang, fand der Schriftsteller zu seiner echten, lange zurückgedrängten Identität zurück.

kafkablr_lkrcs9GJXq1qac37io1_500.jpgKafkas Vater

Die Lebensumstände, in welchen Kafka beheimatet war, müssen dem unbefangenen Leser als ausgesprochen mittelständisch (und gar nicht auschließlich jüdisch) vorkommen. Kafkas geschäftlich beflissener Vater wie die Familie seiner Verlobten in Berlin und andere mitteleuropäische Stadtbürger dieser Ära waren darauf aus, ein ausreichendes Einkommen zusammenzukratzen, damit sie ihren ähnlich strebsamen Bekannten imponieren konnten. Hermann Kafka wurde schwer verärgert, als Franz einen zappligen ostjüdischen Schauspieler in zerlumpter Kleidung nach Hause einlud und darauf den Eltern und Geschwistern seinen Neubekannten als einen lupenreinen Juden (im Gegensatz zu „unseren Westjuden“) vorstellte. Es besteht überhaupt kein Grund zu denken, dass die Eltern diesen unscheinbaren Gast abblitzen ließen, weil sie von Antisemiten behelligt wurden.

Kafkas Vater reagierte auf Jitzchak Löwy auf dieselbe Weise, wie seine christlichen Nachbarn es getan hätten. Stach zitiert einen aussagekräftigen Eintrag aus Kafkas Tagebuch, als er ein Heilbad am Rivasee besuchte. Dort traf er eine junge schweizerische Italienerin, die er äußerst attraktiv fand: Nach dem peinlichen Abschiednehmen führte Kafka auf seinen „westjüdischen“ Hintergrund seine gehemmte, überangepasste Gemütslage zurück. Einer deutschjüdischen Kinderstube und (bitteschön!) nicht Christen schob er den Schwarzen Peter zu. Die Familie seiner Verlobten tat Kafka als Neureiche ab, die bestrebt waren, seine „Peinlichkeiten“ heuchlerisch zu verstecken.

Verklärung der Ostjuden

Diesen ihm missfallenden Strebern stellte Kafka die eingebildete schlichte Lebensweise seiner verklärten Ostjuden gegenüber. Die Frage ließ man dabei offen: In welchem Sinn waren die Letzteren als urwüchsiger einzustufen, als die deutschjüdischen Gewerbetreibenden und Fabrikanten, die bildungsbürgerlich zu werden anstrebten? Und warum stellte Franz sich vor, dass die unter der Kuratel der Rabbiner befindlichen Ostjuden weniger verklemmt aufgewachsen wären als sein deutschjüdischer Bekanntenkreis? Zu diesem Kreis gehörten solche Frauenhelden wie Max Brod, Franz Werfel, und Felices Schwerenöter-​Bruder Ferri, der von einer Liebschaft zu der nächsten taumelte. Felices Vater brachte eine Menge Geld durch, damit er es seinen Mätressen ermöglichen konnte, wie Gott in Frankreich zu leben.

Obwohl die meisten deutschschreibenden Literaten in Prag, mit denen Kafka verkehrte, einen jüdischen Hintergrund hatten, war Kafka, wenn seine kauzige Gesinnung die Gesellschaft erlaubte, mit deutschen und tschechischen Christen befreundet. Da die Prager Deutschen dazumal besser oder häufiger gebildet waren als die Tschechen und da mitteleuropäische Juden unverhältnismäßig stark an der Hochkultur beteiligt waren, ist es kaum verwunderlich, dass Kafkas literarische Kontakte in Prag vorwiegend aus Juden bestanden.

Max Brod und Franz Kafka

Zuallerletzt: Seinen Vertrauten Max Brod, der mit Kafkas Nachlass betraut wurde, verdanken wir die Veröffentlichung von mehr als neunzig Prozent seiner literarischen Schöpfungen mit Einschluss seines hinterbliebenen Briefwechsels und seiner Tagebücher. Zu alledem brachte Brod zwei erkenntnisreiche, mit persönlichen Reminiszenzen gespickte Bände über Franz heraus, beide nach dem Zweiten Weltkrieg. Obwohl man sich schwer tun würde, Kafkas Werden in Zusammenhang mit seiner Lebenswelt ohne diese Zeugnisse gründlich zu begreifen, hat die Sache auch einen Haken. Brod hat mit sich die eigenen Bindungen und Groll herumgetragen, wie Stach reichlich beweist. Und der Kafka-​Forscher muss achtgeben, die schillernden Haltungen von Kafkas „Kurator” mit denjenigen des Subjekts als restlos überlagert zu betrachten.

vendredi, 08 juillet 2016

Ellen Kositza über »Und doch ist es Heimat« (Jochen Metzger)

Ellen Kositza über »Und doch ist es Heimat« (Jochen Metzger)

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In ihrer zehnten filmischen Buchbesprechung widmet sich »Sezession«-Literaturredakteurin Ellen Kositza dem Debütroman Jochen Metzgers: »Und doch ist es Heimat« veranschaulicht in bedrückend literarischer Form die Schrecken im nicht ganz fiktiven badischen Dorf Sandheim, das bei Kriegsende 1945 unter marokkanische Kolonialtruppen fällt.
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mercredi, 06 juillet 2016

Entretien avec Yves Bonnefoy


Entretien avec Yves Bonnefoy

par fanacau

mardi, 05 juillet 2016

Yves Bonnefoy ou recommencer une terre

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Yves Bonnefoy ou recommencer une terre

Yves Bonnefoy s'est éteint à Paris le 1er juillet. Poète de grande race, il était né à Tours d'un père ouvrier et d'une mère institutrice et vécut une enfance grisâtre qui ne sera éclairée que par la lumière de l'arrière-pays des Causses du Quercy et du Rouergue où il passait ses vacances d'été chez ses grands-parents maternels. Après des études de mathématiques et de philosophie, il s'oriente vers les lettres et les arts, la poésie bien sûr pour laquelle il a un don évident, mais également les mythes qui l'incitèrent à interroger des peintres tels que Pierro de la Francesca, Goya, Giacometti, de même qu'il traduira des oeuvres européennes comme celles de Shakespeare, Yeats ou Leopardi. Traducteur éminent de Shakespeare, l'une des phrases de celui-ci pourrait être mise en exergue de son oeuvre : Tu as rencontré ce qui meurt, et moi ce qui vient de naître. Longue méditation sur la mort et sur la finalité apparente de tout ce qui vit, l'oeuvre poétique de Bonnefoy n'est ni désespérée, ni pessimiste, comme le sont beaucoup de celles de nos jeunes poètes. Elle est, par ailleurs, l'une des moins narcissique qui soit, car toute entière tournée vers l'objet extérieur. Soucieux des innombrables perturbations que nous traversons, il avait la conviction que les poètes et les artistes ont une approche et une vision plus aiguë des crises civilisationnelles, d'où l'intérêt qu'il manisfestera pour les époques charnières et la crise de conscience vécue au XIXe siècle par un Baudelaire ou un Rimbaud. Par ailleurs, sachant que l'on ne peut discerner l'avenir sans se référer au passé, il sera toujours un témoin vigilant de notre époque agitée et négligente.

ybm_6217_765328.jpgL'horizon intellectuel du poète sera celui d'une recherche incessante. Sa soif de l'éternel, de l'unité perdue, de ce qui peut-être n'existe pas mais qu'on ne renonce jamais à atteindre, constitue son acte d'écrire, celui d'un devenir que le poème met en mouvement. L'oeuvre d'Yves Bonnefoy, qui semble être un des rares poètes à susciter l'unanimité d'estime et d'admiration de ses contemporains, n'appartient à aucune école, à aucune chapelle littéraire. Elle s'approfondit au long d'un parcours d'une rigueur et d'une authenticité qu'il faut souligner. Ses textes - poésie, prose, essai - comportent une suite de moments comparables à des voyages, à des passages, à des traversées, où veillent un désir partagé entre le passé et le puissant attrait de l'avenir, le froid nocturne et la chaleur d'un feu nouveau, la dénonciation du leurre et la visée du but.

Son extrême exigence, quant à l'authenticité du monde second, détermine une série de mises en garde à l'encontre de ce qui pourrait nous en détourner ou en tenir lieu à bon compte. La dimension d'avenir et d'espérance est capitale. Si intense que soit le sentiment d'un monde perdu, Bonnefoy ne laisse pas prévaloir le regard rétrospectif ou la pensée négative. Il appartient à la poésie, selon lui, d'inventer un nouveau rapport au monde. Marquant ses distances vis-à-vis du christianisme, le poète n'en reste pas moins attaché à l'idée d'une transcendance. S'il cherche à ranimer ou re-centrer la parole, à recommencer une terre, à retrouver la présence, ce n'est jamais pour revenir à une ancienne plénitude, mais pour tenter de définir le monde second comme lieu d'une autre totalité, d'une unité différente, de façon à ce que la perte du monde premier puisse être réparée. Confier cette tâche au langage, à la poésie, est pour Bonnefoy poser le principe que le monde second a son fondement dans l'acte de parole, car il est le seul à pouvoir nommer les choses et en appeler à l'être dans la communication vivante avec autrui.

Imagine qu'un soir
La lumière s'attarde sur la terre,
Ouvrant ses mains d'orage et donatrices, dont
La paume est notre lieu et d'angoisse et d'espoir.
Imagine que la lumière soit victime
Pour le salut d'un lieu mortel et sous un dieu
Certes distant et noir. L'après-midi
A été pourpre et d'une trait simple. Imaginer
S'est déchiré dans le miroir, tournant vers nous
Sa face souriante d'argent clair.
Et nous avons vieilli un peu. Et le bonheur
A mûri ses fruits clairs en d'absentes ramures.
Est-ce là un pays plus proche, mon eau pure ?
Ces chemins que tu vas dans d'ingrates paroles
Vont-ils sur une rive à jamais ta demeure
"Au loin" prendre musique, " au soir " se dénouer ?

Rien n'est tenu pour acquis et les leurres - quels qu'ils soient - sont à dissiper. On le voit dans le texte de sa leçon inaugurale au Collège de France en 1981 :

Bien que je place au plus haut cette parole des grands poèmes qui entendent ne fonder sur rien sinon la pureté du désir et la fièvre de l'espérance, je sais que son questionnement n'est fructueux, que son enseignement n'a de sens, que s'ils s'affinent parmi les faits que l'historien a pu reconnaître, et avec des mots où se font entendre, par écho plus ou moins lointain, tout les acquis des sciences humaines (... ) Car on se soucie autant que jamais de littérature dans la nouvelle pensée, puisque c'est dans l'oeuvre de l'écrivain que la vie des mots, contrainte sinon déniée dans la pratique ordinaire, accède, le rêve aidant, à une liberté qui semble marcher à l'avant du monde." 

Ce qui lui donne à espérer dans la poésie, c'est une vie intense qui, par-delà les mots, s'ouvre aux choses, aux êtres, à l'horizon, " en somme - comme il le dit lui-même - toute une terre rendue soudain à sa soif. De cette vocation moderne de la poésie, l'oeuvre de Bonnefoy est sans nul doute la plus engagée, la plus expressive. Avec lui le moi est tenu en éveil par le souci du monde. La nécessité absolue, selon lui, est la présence du monde et la présence au monde, ce monde reconquis sur l'abstraction et dégagé de celui nocturne des rêves, si cher aux surréalistes, un monde qui doit être restauré par le langage. Pour ne point être rejoint par les chimères et le désespoir, ce lieu retrouvé ou instauré comme un nouveau rivage, ce lieu du monde ancré dans sa réalité est à initier par le narratif, c'est ce monde second vers lequel le poète fixe sa quête, loin de toute rêverie régressive et avec l'insistance d'une innocence naturelle. Nul passéisme donc, tant il est vrai que le monde ancien ne peut plus servir de refuge, mais une alliance avec ce lieu où, déjà, se précise une unité différente, se devine une existence nouvelle.

Bonnefoy n'en reste pas moins attaché à une idée de dépassement et, sans céder à l'appel du là-bas et de l'ailleurs, qui sous-tend une désertion de l'ici et, par conséquent, une séparation, une division avec le réel, il privilégie l'humble présence des choses qu'il nous faut accepter et aimer. Ainsi se doit-on d'assumer le hasard et la présence des autres. Pour ce faire, le poète se plaît à user de mots comme maisonpainvinterrepierreorage  ; mots d'une communion simple, symboles d'une existence partagée, dégagée de la trame froide et distancée des concepts. L'incarnation, cet en-dehors du rêve, devient ainsi un bien proche et quotidien.

Aube, pourtant
Où des mondes s'attardent près des cimes.
Ils respirent, pressés l'un contre l'autre,
Ainsi des bêtes silencieuses.
Ils bougent, dans le froid.

Grâce à ces mots journaliers, la dualité de l'homme entre en apaisement : la paix, qui s'établit, laisse subsister l'écart entre les mondes et comme le souligne Jean Starobinski " l'opposition sans laquelle l'unité ne porterait pas sens".Nous sommes avec le poète dans la phosphorescence de ce qui est. C'est là son offrande aurorale aux générations à venir.

(...)

Je célèbre la voix mêlée de couleur grise
Qui hésite au lointain du chant qui s'est perdu
Comme si au-delà de toute forme pure
Tremblât un autre chant et le seul absolu.
 

(...)

Il semble que tu connaisses les deux rives,
L'extrême joie et l'extrême douleur.
Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière,
Il semble que tu puises de l'éternel.

Principaux titres de ses ouvrages chez Gallimard :

Du mouvement et de l'immobilité de Douve
Hier régnant désert
Pierre écrite
Dans le leurre du seuil

lundi, 04 juillet 2016

Poète de la présence, Yves Bonnefoy n’est plus

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Poète de la présence, Yves Bonnefoy n’est plus

Il était, depuis plus de soixante ans, l’une des voix les plus reconnaissables et les plus profondes de la poésie française: Yves Bonnefoy vient de s’éteindre à 93 ans. Il laisse une œuvre d’une ampleur considérable: plus de dix recueils de poèmes, de vingt recueils d’essais, des «récits en rêve», des livres d’histoire de l’art, des traductions de Pétrarque, de Shakespeare (une douzaine de pièces dont les plus grandes), de Donne, de Keats, de Leopardi, de Yeats, en un mot toute l’étendue du champ littéraire.

Parole vive

Et pourtant, pour ceux qui ont eu le privilège de compter parmi ses proches, c’est beaucoup moins l’aspect monumental de son entreprise poétique qui frappait d’emblée que sa présence souriante et l’amitié qu’il savait vous porter. Son charisme, si sensible aussi dans sa prose, procédait d’une attention bienveillante à l’individualité de chacun: il avait ce don de prendre autrui pour ce qu’il est et de ne rien lui demander d’autre que d’être fidèle à soi-même, ce qu’il s’efforça, sa vie durant, d’être lui aussi. Sa parole vive était un constant effort pour venir au-devant de la vôtre et d’adhérer autant qu’il le pouvait à ce qu’on lui proposait, quitte, quand il le fallait, à expliquer avec cordialité son désaccord.

La conversation passait ainsi sans transition des grandes œuvres poétiques ou artistiques, qui étaient toujours à l’horizon de son esprit, aux mille détails dont est faite la vie quotidienne, aux préoccupations les plus simples et par là les plus profondes: les enfants, la forme ou le goût du pain, la situation professionnelle, la couleur du ciel à la fin du jour, le choix d’un mot ou d’un autre. Et on repartait toujours enrichi par un échange auquel il s’était offert tout entier.

Changer la vie

YB-vieE38YDWZL._AC_UL320_SR194,320_.jpgNé à Tours le 24 juin 1923, grandi dans cette ville, puis arrivé à Paris, fin 1943, pour compléter une licence de mathématiques, il gravita tout d’abord dans l’orbite du surréalisme dont l’utopie lui parut tout d’abord confirmer son désir de trouver les «secrets pour changer la vie», mais il s’en sépara assez vite, faute d’en partager la mystique. 

Son premier recueil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, paru en 1953, fit entendre d’emblée la singularité de sa voix:

«Je te voyais courir sur des terrasses / Je te voyais lutter contre le vent /Le froid saignait sur tes lèvres / Et je t’ai vue te rompre et jouir d’être morte ô plus belle / Que la foudre quand elle tache les vitres blanches de ton sang»

Cette gravité voluptueuse et même extatique, à l’arrière-plan de laquelle on peut deviner l’exemple d’un Pierre Jean Jouve sinon d’un Georges Bataille, s’alliait aussi, parfois, à une allure beaucoup plus sacrificielle, voire christique:

«La lumière profonde a besoin pour paraître / D’une terre rouée et craquante de nuit / C’est d’un bois ténébreux que la flamme s’exalte / Il faut à la parole même une matière / Un inerte rivage au-delà de tout chant / Il te faudra franchir la mort pour que tu vives / La plus pure présence est un sang répandu»

Le recueil suivant, Hier régnant désert, allait, lui, revêtir une allure plus intériorisée:

«Il y a sans doute toujours au bout d’une longue rue / Où je marchais enfant une mare d’huile / Un rectangle de lourde mort sous le ciel noir. Depuis la poésie / A séparé ses eaux des autres eaux / Nulle beauté nulle couleur ne la retiennent / Elle s’angoisse pour du fer et de la nuit / Elle nourrit / Un long chagrin de rive morte, un pont de fer / Jeté vers l’autre rive encore plus nocturne / Est sa seule mémoire et son seul vrai amour»

La mélancolie de tels vers céderait toutefois par la suite au bonheur de la rencontre amoureuse, célébrée par exemple dans «Le Myrte» de Pierre écrite:

«Parfois je te disais de myrte et nous brûlions / L’arbre de tous tes gestes tout un jour / C’étaient de grands feux brefs de lumière vestale / Ainsi je t’inventais parmi tes cheveux clairs»

Puis, de façon plus jubilatoire encore, dans le grand chant du recueil qui marque peut-être le sommet de sa trajectoire poétique, Dans le leurre du seuil, paru en 1975:

«Je crie, Regarde / L’amandier / Se couvre brusquement de milliers de fleurs / Ici / Le noueux, l’à jamais terrestre, le déchiré / Entre au port. Moi la nuit / Je consens. Moi l’amandier / J’entre paré dans la chambre nuptiale»

Jamais l’assentiment au réel ne se traduira d’une manière aussi éclatante que dans ce long poème qui culmine dans une sorte de credo adressé moins à un Dieu quelconque qu’à la saveur bienfaisante du monde dont le langage poétique se fait glorification:

«Oui, par les ronces / Des cimes dans les pierres / Par cet arbre, debout / Contre le ciel / Par les flammes, partout / Et les voix, chaque soir /Du mariage du ciel et de la terre»

Récits en rêve

Ce milieu des années 1970 ne marque pas seulement un aboutissement, il est aussi un pivot. Avec la naissance de sa fille, le regard de Bonnefoy commence à se porter vers ce que Baudelaire nommait «les années profondes» et cette orientation rétrospective va aussi de pair avec une affection renouvelée pour le poème en prose ou ce qu’il nommera les «récits en rêve», comprenons de courts récits dans lesquels leur auteur tente de lâcher la bride aux modalités traditionnelles de la narration si bien que le lecteur ne sait souvent pas s’il s’agit d’un souvenir, d’une vision ou d’un rêve auquel il serait convié à participer.

Ces récits, qui à leur façon attestent le sens que le surréalisme put avoir sur Bonnefoy, constituent un aspect à mon sens capital de son apport à la modernité littéraire et je ne serais pas étonné qu’ils deviennent avec le temps son héritage le plus durable.

Un poète au Collège

En 1981, Bonnefoy est nommé au Collège de France à la chaire d’Études comparées de la fonction poétique. C’est la première fois, depuis Valéry, qu’un poète accède à cette fonction qu’il exercera durant douze ans, et il ne fait pas de doute qu’en plus de lui assurer un rayonnement intellectuel élargi, ce poste n’ait aussi contribué à alimenter la très importante part d’essais critiques qui accompagne son œuvre plus précisément poétique: l’impressionnante production de volumes rassemblant ceux-ci en témoigne.

Avec une constance remarquable – si remarquable qu’on est parfois tenté de penser qu’elle est devenue presque un système en elle-même –, l’auteur y reprend sa lutte ancienne contre ce qu’il dénonce comme l’empire toujours menaçant du «concept» – comprenons de la pensée abstraite et analytique – au profit d’une poétique de la «présence», du réel ressaisi dans son unité, qui serait, elle, l’apanage de la poésie.

A n’en pas douter, la voix de Bonnefoy était devenue depuis longtemps la voix principale de la poésie française. L’abondance de sa production, la diversité de ses formes, la profondeur avec laquelle il abordait ses sujets, tout cela lui donnait une autorité dont personne ne pouvait contester l’apanage. Pour ses amis, toutefois, c’est, autant que cette autorité, la présence souriante, enjouée, pleine d’humour de cet homme à la mèche rebelle, au beau visage et au regard si vif qui restera dans le souvenir.

Chacun de nous avait mille raisons personnelles de l’aimer. Chacun de nous a perdu un interlocuteur essentiel.

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Mort d’Yves Bonnefoy, poète de la présence

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Mort d’Yves Bonnefoy, poète de la présence

Par Cédric Enjalbert

Ex: http://www.philomag.com

Le poète, critique d’art et traducteur Yves Bonnefoy est mort ce vendredi 1er juillet 2016 à l’âge de 93 ans. Hanté par les interrogations métaphysiques, il a cherché à élucider notre rapport au monde par les moyens de l’art.

À distance respectable des concepts, qu’il soupçonnait d’écraser l’expérience, Yves Bonnefoy n’a cessé de chercher à constituer une « poétique de la présence », s’approchant au plus près de ce que Rimbaud nomme, dans Une saison en enfer, la « réalité rugueuse ». L’âpreté de la réalité l’a rattrapé : le poète longtemps pressenti pour le prix Nobel de littérature est mort ce vendredi 1er juillet à l’âge de 93 ans.

Plotin, Baudelaire et Kierkegaard

Né à Tours en 1923, d’un père ouvrier et d’une mère institutrice, il doit sa rencontre avc la littérature à son professeur de philosophie au lycée, qui lui met entre les mains la Petite Anthologie du surréalisme de Georges Hugnet. Il s’engage vers les mathématiques, mais conserve ce goût intact pour la poésie et la philosophie, qu’il étudie finalement à l’université auprès de Gaston Bachelard, Jean Hyppolite et Jean Wahl. Il entame auprès de ce dernier un mémoire sur Baudelaire et Kierkegaard, tandis qu’il lit Bataille et Plotin

YB-70466559.jpgIl fraye alors avec les surréalistes. À 23 ans, son premier poème « Le Cœur-espace » paraît dans la revue La Révolution la nuit. Suivent, alors même qu’il prend de la distance avec André Breton et ses comparses, ses premiers recueils dont Anti-Platon en 1947, réunissant ses premiers poèmes ont paru dans des revues confidentielles, où il affime sa défiance envers l’idéalisme, et Du mouvement et de l’immobilité de Douve en 1953, très vite remarqué par Maurice Nadeau, créateur de La Quinzaine littéraire. Il fond déjà dans son creuset poétique, suivant l’intuition de Rimbaud qu’il admire, un « matérialisme spontané» et « un souci inné de la transcendance ». Sa conception de l’écriture s’affirme.

Entré au Centre national de la recherche scientifique en 1954, Yves Bonnefoy y poursuit une réflexion sur l’histoire des formes artistiques. S’intéressant de près à Piero Della Francesca, il trouve dans la peinture de la Renaissance un écho à ses préoccupation liant l’histoire, la création et la finitude humaine. Dans une introduction à Tout l’œuvre peint de Mantegna (Flammarion, 1978), le critique d’art écrira ainsi : « S’il faut encore parler d’une attention au fait historique, Mantegna ne le cherche plus dans ses grands moments, ne lui demande plus la pureté de tracé qu’assure après coup le temps, on le voit s’attacher plutôt à sa relation à des êtres qui sont chacun plus complexes que l’historien ne pourra le dire, et à des préoccupations aussi, des désirs, des intérêts, certains élevés, que le récit du passé ignore. […] De l’engagement total de notre énergie dans l’histoire, qu’il a rêvé, il perçoit cette fois au moins, le caractère utopique. »

À son œuvre de poète et à ses réflexions critiques, Yves Bonnefoy ajoute rapidement une activité de traducteur. Il traduit dès 1960  Jules César, de Shakespeare, joué à l’Odéon, dans mise en scène de Jean-Louis Barrault et des décors de Balthus. Il continuera à traduire une quinzaine de pièces de Shakespeare, mais aussi William Butler Yeats, John Keats, Pétrarque et Leopardi…

La poésie en son être propre

Fondateur en 1966 de la revue de poésie et d'art L'Éphémère, publiée par les éditions de la Fondation Maeght, avec André du Bouchet, Louis-René des Forêts, Gaëtan Picon, il est rejoint ensuite par Michel Leiris et Paul Celan. Le suicide de ce dernier en 1970, le bouleverse et lui inspire Ce qui alarma Paul Celan (Galilée, 2008), un court essai à portée métaphysique dans lequel il entend élucider les raisons de cette « irréductible affliction ». Il en conclut que « la poésie ainsi reconnue et vécue au plus ordinaire des jours, c’est ce qui, au terme d’années de dissociation de soi sous le poids des événements, lui permettait d’accomplir la synthèse de tout son être ».

Alors que la publication de L’Éphémère cesse, Yves Bonnefoy s’attèle à l’écriture d’un récit autobiographique intitulé L’Arrière-pays, qui paraît en 1972. Il y témoigne de cette tentation de l’ailleurs suscité par la fréquentation de la peinture, sans cesse ramené à la conscience de sa finitude. Enseignant au Collège de France de 1981 à 1993, étudie la fonction de la poésie et son rapport aux autres arts. Il entretient ce dialogue fécond ente la poésie et la peinture en publiant régulièrement des essais avec des artistes, notamment Pierre Alechinsky, Antoni Tàpies, ou Zao Wou-Ki.

La question du rapport à la finitude et à la transcendance, encapsulé dans sa « poétique de la présence », traverse l’intégralité de son œuvre de poète et de critique d’art qu’il se penche sur les peintures murales de la France Gothique, sur l’art baroque, sur Goya, sur Giacometti, sur Rimbaud ou Baudelaire. Chez lui se cristallise « la banalisation de l’incroyance et l’effet que celle-ci a eu sur le travail des poètes », l’impossible abandon de toute forme de transcendance et une forte inclination matérialiste : « Ce n’est que quand le religieux chancela qu’il devint possible de discerner le poétique en sa différence, la poésie en son être propre. Le génie de Baudelaire aura été d’avoir eu, le premier, cette intuition du plein de la poésie mais aussi d’avoir su en explorer le possible. » écrit-il. Cherchant après lui, dans les mots de la vie quotidienne le chemin d’un ailleurs, Yves Bonnefoy a fait de cette « épiphanie de l’indicible » sa vocation de poète et le cœur de son œuvre.