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mercredi, 06 août 2008

Bernd Rabehl: 70 ans !

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Bärbel RICHTER:

Hommage à Bernd Rabehl pour ses 70 ans !

Les conformistes de gauche disent de lui qu’il est un rénégat mais une seule chose le rebutait essentiellement: la partialité et le sectarisme dans lesquels se complaisaient volontairement tant de militants au siècle des idéologies. Bernd Rabehl s’est toujours frayé un chemin entre les contradictions du monde politique, entre les blocs idéologiques, soutenu en cette errance par un esprit de joueur inné. Ce goût de l’errance et du jeu lui est venu carrément dès le berceau. En 1944, en pleine guerre, sa mère demande le divorce. Son père, adjudant d’état-major dans les services médicaux de l’armée et féru de jeux de hasard, s’installe à l’Ouest après la guerre. Son ex-femme et ses enfants restent à l’Est, à Rathenow dans le Brandebourg. Cette décision du père marquera durablement l’itinéraire politique de Bernd Rabehl. Mais les impressions les plus marquantes de son enfance sont évidemment les bombardements nocturnes, les hurlements de sirènes et les signaux de la BBC, car sa mère écoutait en secret les “émetteurs ennemis”.

Le goût et le talent pour le théâtre de la politique, il les a acquis fort tôt, encouragé par ses professeurs. En 1948 déjà, quand beaucoup d’autres jeunes allemands de la zone soviétique refusaient de s’y engager, il adhère à la FDJ (le mouvement de jeunesse du régime). Il devient membre d’un groupe théâtral d’agitprop communiste et s’y taille une réputation de bon acteur. En  1949, il est présent lors de la cérémonie du 8 mai au cimetière militaire soviétique de Rathenow: le garçonnet de 11 ans est debout face aux formations d’honneur de l’armée rouge et des délégations du parti et des “comités d’entreprise”, ainsi que des “masses populaires” présentes bon gré mal gré. Il récite des poèmes d’Erich Weinert ou de Johannes R. Becher. Il chante dans le choeur “Karl-Marx”. C’est là qu’il apprendra l’hymne légendaire de la révolution bourgeoise, “Die Gedanken sind frei” (“Les idées sont libres”). Ce chant est resté depuis lors son chant favori.

En 1952, quand tous avaient finalement adhéré à la FDJ et renoncé à la confirmation chrétienne au profit de la “Jugendweihe” (“L’initiation de la jeunesse”), lui, las de tant de conformisme, par défi, opte pour la confirmation. Le prêtre luthérien explique au jeune confirmé que le Christ avait été un “combattant de la liberté”. Son choix n’eut aucune conséquence: personne ne lui en tint rigueur.

Le 17 juin 1953, lors du soulèvement des ouvriers berlinois contre le régime pro-soviétique, il apprend, sur les barricades, à connaître des communistes et des socialistes oppositionnels. Un camarade de classe disparaît pour dix ans dans un pénitencier car il avait été impliqué dans l’assassinat d’un espion de la STASI, connu de tous dans la ville. Rabehl, lui, arrache le portrait de Staline qui ornait sa classe. Après que le soulèvement populaire eut été écrasé, le socialisme du régime n’eut plus d’attrait pour lui. Plus tard, il suivit à la radio, captivé, les récits de l’insurrection hongroise et des grèves générales polonaises de 1956.

Enfant d’ouvrier  —sa mère travaille dans une équipe de nettoyage—  il peut achever ses études secondaires à l’ “Oberschule”. Pour sa composition de maturité (“Abitur”), il est libre de choisir le thème; il décide de parler de “la mort” et écrit une variation sur Walter Ulbricht et la mort de la RDA. Conséquence: le secrétaire du parti convoque l’ensemble des élèves de dernière année dans le grand auditorium de l’école. Il exige que Rabehl fasse son auto-critique. Mais au lieu de se rétracter, il dénie une fois de plus tout avenir à la RDA. Silence de mort dans la salle. La sanction est toutefois modérée: on ne lui donne pas son diplôme de fin de secondaire; il doit redoubler sa classe puis “faire ses preuves dans la production”. C’est là qu’il rencontre les anciens meneurs de la grève générale du 17 juin 1953. On lui interdit alors de s’inscrire en histoire et il ne reçoit l’autorisation de n’étudier que l’agronomie à la “Humboldt-Universität” de Berlin-Est. Quatre semaines après, il franchit la ligne de démarcation et s’installe à Berlin-Ouest.

L’édification du Mur de Berlin, en 1961, hérisse ce jeune homme qui, lui, avait encore eu le temps de franchir la ligne sans devoir essuyer de coups de feu. De nombreux jeunes, dont Rudi Dutschke, qu’il ne connaissait pas encore à l’époque, marchent vers le Mur pour protester. Lorsqu’ils tentent, avec un piolet, de jeter bas le Mur, la police militaire américaine intervient et disperse les jeunes manifestants.

Pendant l’automne de l’année 1961, Rabehl entame des études de sociologie, de philosophie et d’histoire d’Europe orientale à la “Freie Universität” de Berlin. Parmi ses professeurs, il y avait bon nombre de communistes dissidents, dont Otto Stammer; bien vite, Rabehl et Rudi Dutschke prennent contact avec la “Subversive Aktion”, qui gravitait autour de Dieter Kunzelmann. Leur but? Démasquer le caractère autoritaire et non démocratique de l’Etat et de la société par des provocations bien ciblées. En 1965, le groupe rejoint le SDS (les étudiants de la gauche extra-parlementaire), où il constituera la principale fraction. Dans les années cruciales de 1967 et 1968, Rabehl appartient au comité dirigeant du SDS.

Après l’attentat contre Dutschke en avril 1968, Rabehl tentera de maintenir le mouvement dans le sens où Dutschke l’avait voulu. Ce sera l’échec. L’opposition extra-parlementaire  (APO) se délite et se fractionne en sectes et groupuscules; une partie des militants “se militarisent”. Quant à Rabehl, il entame sa carrière d’enseignant universitaire.

Trente ans après, en 1998, d’anciens militants du SDS se réunissent à l’occasion d’un symposium et fixent leur ligne pour l’avenir: s’immerger dans la coalition socialiste-libérale, sous prétexte que c’est “une nécessité”. Rabehl n’admet pas cette démarche. Il choisit une fois de plus un chemin de traverse, une voie ardue, et commence à évoquer la dimension “nationale-révolutionnaire” de 68, que Dutschke et lui incarnaient tout particulièrement. Il prononce un exposé dans ce sens devant les étudiants nationaux-conservateurs de la Corporation “Danubia” de Munich. Rabehl venait alors de franchir le pas qui le mènera là où il se trouve aujourd’hui: dans l’espace de la dissidence la plus osée, en restant conséquent avec sa logique subversive et révolutionnaire mais en suscitant l’incompréhension de beaucoup. Rabehl n’a jamais été un rénégat: bien plutôt un dialecticien pragmatique. Le discours tenu à la Danubia de Munich, et la plupart de ses exposés, articles et essais prononcés ou publiés depuis 1998, se situent pourtant dans le même esprit que celui de la “Subversive Aktion”: ils ne dénoncent peut-être plus les mêmes ennemis qu’hier mais concentrent le tir sur les “camarades” de jadis qui se sont alignés sur l’une ou l’autre fraction de l’établissement.

Le 30 juillet 2008, Bernd Rabehl fêtera ses 70 ans. Ad multos annos!

Bärbel RICHTER.

(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°31-32/2008; trad. franç.: Robert Steuckers).

 

samedi, 26 juillet 2008

Note sur Wilhelm Stapel

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Note sur Wilhelm Stapel

 

Né le 27 octobre 1882 à Calbe dans l'Altmark et décédé le 1 juin 1954 à Hambourg, Wilhelm Stapel était un écrivain politique, issu d'une famille de la petite classe moyenne. Après avoir achevé des études de bibliothécaire et avoir passé son "Abitur" (équivalent allemand du "bac"), il fréquente les universités de Göttingen, Munich et Berlin et obtient ses titres grâce à un travail en histoire de l'art. Au départ, vu ses orientations politiques, il semble être attiré par le libéralisme, mais un libéralisme de facture spécifique: celui que défendait en Allemagne Friedrich Naumann. Son idée du nécessaire équilibre entre "nation" et "société" le conduit à rencontrer Ferdinand Avenarius et son "Dürer-Bund" (sa "Fédération Dürer") en 1911. Un an plus tard, Stapel devient rédacteur de la revue de cette fédération, Der Kunstwart. Il a conservé cette fonction jusqu'en 1917. A la suite d'une querelle avec Avenarius, Stapel réalise un vœu ancien, celui de passer à une activité pratique; c'est ainsi qu'il prend la direction du "Hamburger Volksheim" (le "Foyer du Peuple de Hambourg"), qui se consacrait à l'éducation de jeunes issus de milieux ouvriers.

 

A ce moment-là de son existence, Stapel avait déjà entretenu de longs contacts avec le "Deutschnationaler Handlungsgehilfenverband" ("L'Association Nationale Allemande des Employés de Commerce"), et plus particulièrement avec sa direction, regroupée autour de M. Habermann et de Ch. Krauss, qui cherchaient un rédacteur en chef pour la nouvelle revue de leur association, Deutsches Volkstum. A l'automne 1919, Stapel quitte son emploi auprès du Volksheim et prend en mains l'édition de Deutsches Volkstum (à partir d'avril 1926, il partagera cette fonction avec A. E. Günther). Stapel transforme cette revue en un des organes de pointe de la tendance révolutionnaire-conservatrice. Il s'était détaché de ses anciennes conceptions libérales sous la pression des faits: la guerre d'abord, les événements de l'après-guerre ensuite. Comme la plupart des Jungkonservativen (Jeunes-Conservateurs), son attitude face à la nouvelle république a d'abord été assez élastique. Il était fort éloigné de l'idée de restauration, car il espérait, au début, que la révolution aurait un effet cathartique sur la nation. La révolution devait aider à organiser le futur "Etat du peuple" (Volksstaat) dans le sens d'un "socialisme allemand". Dans un premier temps, Stapel sera déçu par la rudesse des clauses du Traité de Versailles, puis par la nature incolore de la nouvelle classe politique. Cette déception le conduit à une opposition fondamentale.

 

Bon nombre de ses démarches conceptuelles visent, dans les années 20, à développer une critique de la démocratie "occidentale" et "formelle", qui devait être remplacée par une démocratie "nationale" et "organique". D'une manière différente des autres Jungkonservativen, Stapel a tenté, à plusieurs reprises, de proposer des esquisses systématiques appelées à fonder une telle démocratie. Au centre de ses démarches, se plaçaient l'idée d'une constitution présidentialiste, le projet d'un droit de vote différencié et hiérarchisé et d'une représentation corporative. Pendant la crise de la République de Weimar, Stapel a cru, un moment, que les "Volkskonservativen" (les "conservateurs populaires") allaient se montrer capables, notamment avec l'aide de Brüning (qui soutenait la revue Deutsches Volkstum), de réaliser ce programme. Mais, rapidement, il s'est aperçu que les Volkskonservativen n'avaient pas un ancrage suffisant dans les masses. Ce constat a ensuite amené Stapel à se rapprocher prudemment des nationaux-socialistes. Comme beaucoup de Jungkonservativen, il croyait aussi pouvoir utiliser la base du mouvement de Hitler pour concrétiser ses propres projets; même dans les premiers temps de la domination nationale-socialiste, il ne cessait d'interpréter le régime dans le sens de ses propres idées.

 

On trouve une explication aux illusions de Stapel surtout dans son ouvrage principal, paru en 1932 et intitulé Der christliche Staatsmann ("De l'homme d'Etat chrétien"), avec, pour sous-titre "Eine Theologie des Nationalismus" ("Une théologie du nationalisme"). Tout ce texte est marqué par une tonalité apocalyptique et est entièrement porté par un espoir de rédemption intérieure. Stapel, dans ce livre, développe la vision d'un futur "Imperium Teutonicum", appelé à remodeler le continent européen, tout en faisant valoir ses propres principes spirituels. Il y affirme que les Allemands ont une mission particulière, découlant de leur "Nomos", qui les contraint à apporter au monde un ordre nouveau. Cette conception, qui permet à l'évidence une analogie avec la revendication d'élection d'Israël, explique aussi pourquoi Stapel s'est montré hostile au judaïsme. Dans les Juifs et leur "Nomos", il percevait un adversaire métaphysique de la germanité, et, au fond, le seul adversaire digne d'être pris au sérieux. Mais Stapel n'était pas "biologisant": pendant longtemps, il n'a pas mis en doute qu'un Juif pouvait passer au "Nomos" germanique, mais, malgré cela, il a défendu dès les années 20 la ségrégation entre les deux peuples.

 

Le nationalisme de Stapel, et son anti-judaïsme, ont fait qu'il a cru, encore dans les années 30, que l'Etat national-socialiste allait se transformer dans le sens qu'il préconisait, celui de l'idéologie "volkskonservativ". C'est ainsi qu'il a défendu l'intégrité de Hitler et manifesté sa sympathie pour les "Chrétiens allemands". Cela lui a valu de rompre non seulement avec une bomme partie du lectorat de Deutsches Volkstum, mais aussi avec des amis de combat de longue date comme H. Asmussen, K. B. Ritter et W. Stählin. Ce n'est qu'après les pressions d'Alfred Rosenberg et du journal Das Schwarze Korps que Stapel a compris, progressivement, qu'il avait succombé à une erreur. La tentative de son ancien protégé, W. Frank, de lui procurer un poste, où il aurait pu exercer une influence, auprès de l'"Institut pour l'Histoire de la Nouvelle Allemagne " (Reichsinstitut für die Geschichte des neuen Deutschlands), a échoué, après que Stapel ait certes insisté pour que les Juifs soient séparés des Allemands, mais sans accepter pour autant qu'ils perdent leurs droits de citoyens ni qu'ils soient placés sous un statut de minorisation matérielle. Le pogrom du 9 novembre 1938 lui a appris définitivement qu'une telle option s'avérait désormais impossible. A cette époque-là, il s'était déjà retiré de toute vie publique, en partie volontairement, en partie sous la contrainte. A la fin de l'année 1938, il abandonne la publication de Deutsches Volkstum (la revue paraîtra par la suite mais sans mention d'éditeur et sous le titre de Monatsschrift für das deutsche Geistesleben, soit "Mensuel pour la vie intellectuelle allemande").

 

Sa position est devenue plus critique encore lors de la crise des Sudètes et au moment où s'est déclenchée la seconde guerre mondiale: il s'aperçoit, non seulement qu'il s'est trompé personnellement, mais que le système politique dans son ensemble vient d'emprunter une voie fatale, qui, dans tous les cas de figure, conduira au déclin de l'Allemagne. Par l'intermédiaire de Habermann, qui avait des relations étroites avec C. F. Goerdeler, il entre en contact en 1943 avec certains cercles de la résistance anti-hitlérienne. Beck aurait estimé que le livre de Stapel, paru en 1941 et intitulé Drei Stände ("Trois états"), était capital pour la reconstruction de l'Allemagne. Mais ce lien avec la résistance allemande n'a pas servi Stapel après la guerre, même si J. Kaiser et Th. Heuss avaient tous deux signé pour lui des attestations garantissant sa parfaite honorabilité. On a limité de manière drastique après la guerre ses possibilités de publier. Pour s'adresser à un public relativement large, il n'a pu, après 1945, qu'utiliser le "Deutsches Pfarrerblatt" ("Journal des pasteurs allemands"), qu'éditait son ami K. B. Ritter.

 

Son dernier livre Über das Christentum ("Sur le christianisme"), paru en 1951, constitue un bilan somme toute résigné, montrant, une fois de plus, que la pensée de Stapel était profondément marquée par la théologie et le luthérianisme.

 

Dr. Karlheinz WEISSMANN.

 

(entrée parue dans: Caspar von SCHRENCK-NOTZING (Hrsg.), Lexikon des Konservatismus, L. Stocker, Graz, 1996, ISBN 3-7020-0760-1; trad. franç.: Robert Steuckers).

 

 

vendredi, 25 juillet 2008

Sur Karl Anton Rohan

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Note sur le Prince Karl Anton Rohan, catholique, fédéraliste, européiste et national-socialiste

 

Né le 9 septembre 1898 à Albrechtsberg et décédé le 17 mars 1975 à Salzbourg, le Prince Karl Anton Rohan fut un écrivain et un propagandiste de l'idée européenne. Jeune aristocrate, ce sont les traditions "noires et jaunes" (c'est-à-dire impériales) de la vieille Autriche des familles de la toute haute noblesse qui le fascinent, lui, issu, côté paternel, d'une famille illustre originaire de Bretagne et, côté maternel, de la Maison des Auersperg. Il a grandi à Sichrow dans le Nord-est de la Bohème. Marqué par la guerre de 1914, par les expériences de la révolution bolchevique à l'Est et de l'effondrement de la monarchie pluriethnique, Rohan décide d'œuvrer pour que se comprennent les différentes élites nationales d'Europe, pour qu'elles puissent se rapprocher et faire front commun contre le bolchevisme et le libéralisme.

 

Après la fondation d'un "Kulturbund" à Vienne en 1922, Rohan s'efforcera, en suivant un conseil de J. Redlich, de prendre des contacts avec la France victorieuse. Après la fondation d'un "comité français" au début de l'année 1923, se constitue à Paris en 1924 une "Fédération des Unions Intellectuelles". Son objectif était de favoriser un rassemblement européen, Grande-Bretagne et Russie comprises sur le plan culturel. Dans chaque pays, la société et les forces de l'esprit devaient se rassembler au-delà des clivages usuels entre nations, classes, races, appartenances politiques et confessionnelles. Sur base de l'autonomie des nations, lesquelles constituaient les piliers porteurs, et sur base des structures étatiques, devant constituer les chapiteaux, des "Etats-Unis d'Europe" devaient émerger, comme grande coupole surplombant la diversité européenne.

 

Rohan considérait que le catholicisme sous-tendait le grand œcoumène spirituel de l'Europe. Il défendait l'idée d'un "Abendland", d'un "Ponant", qu'il opposait à l'idée de "Paneurope" de son compatriote Richard Coudenhove-Kalergi. Jusqu'en 1934, le Kulturbund de Rohan est resté intact et des filiales ont émergé dans presque toutes les capitales européennes.

 

Aux colloques annuels impulsés par Rohan (Paris en 1924, Milan en 1925, Vienne en 1926, Heidelberg et Francfort en 1927, Prague en 1928, Barcelone en 1929, Cracovie en 1930, Zurich en 1932 et Budapest en 1934), de 25 à 300 personnes ont pris part. Les nombreuses conférences et allocutions de ces colloques, fournies par les groupes de chaque pays, duraient parfois pendant toute une semaine. Elles ont été organisées en Autriche jusqu'en 1938. Dans ce pays, ces initiatives du Kulturbund recevaient surtout le soutien du Comte P. von Thun-Hohenstein, d'Ignaz Seipel et de Hugo von Hofmannsthal, qui a inauguré le colloque de Vienne en 1926 et l'a présidé. Les principaux représentants français de ce courant étaient Ch. Hayet, Paul Valéry, P. Langevin et Paul Painlevé. En Italie, c'était surtout des représentants universitaires et intellectuels du courant fasciste qui participaient à ces initiatives. Côté allemand, on a surtout remarqué la présence d'Alfred Weber, A. Bergsträsser, L. Curtius, Lilly von Schnitzler, le Comte Hermann von Keyserling, R. von Kühlmann et d'importants industriels comme G. von Schnitzler, R. Bosch, O. Wolff, R. Merton, E. Mayrisch et F. von Mendelssohn.

 

Rohan peut être considéré comme l'un des principaux représentants catholiques et centre-européens de la "Révolution conservatrice"; il jette les bases de ses idées sur le papier dans une brochure programmatique intitulée Europa et publiée en 1923/24. C'est lui également qui lance la publication Europäische Revue, qu'il a ensuite éditée de 1925 à 1936. Depuis 1923, Rohan était véritablement fasciné par le fascisme italien. A partir de 1933, il va sympathiser avec les nationaux-socialistes allemands, mais sans abandonner l'idée d'une autonomie de l'Autriche et en soulignant la nécessité du rôle dirigeant de cette Autriche dans le Sud-est de l'Europe. A partir de 1935, il deviendra membre de la NSDAP et des SA. En 1938, après l' Anschluß, Rohan prend en charge le département des affaires extérieures dans le gouvernement local national-socialiste autrichien, dirigé par J. Leopold. En 1937, il s'était fait le propagandiste d'une alliance entre un catholicisme rénové et le national-socialisme contre le bolchevisme et le libéralisme, alliance qui devait consacrer ses efforts à éviter une nouvelle guerre mondiale. Beau-fils d'un homme politique hongrois, le Comte A. Apponyi, il travaille intensément à partir de 1934 à organiser une coopération entre l'Autriche, l'Allemagne et la Hongrie.

 

Après avoir dû fuir devant l'avance de l'armée rouge en 1945, Rohan est emprisonné pendant deux ans par les Américains. Après sa libération, Rohan ne pourra plus jamais participer à des activités publiques, sauf à quelques activités occasionnelles des associations de réfugiés du Pays des Sudètes, qui lui accorderont un prix de littérature en 1974.

 

L'importance de Rohan réside dans ses efforts, commencés immédiatement avant la première guerre mondiale, pour unir l'Europe sur base de ses Etats nationaux. Très consciemment, Rohan a placé au centre de son idée européenne l'unité des expériences historiques et culturelles de l'Est, du Centre et de l'Ouest de l'Europe. Cette unité se retrouvait également dans l'idée de "Reich", dans la monarchie pluriethnique des Habsbourgs et dans l'universalisme catholique de l'idée d'Occident ("Abendland", que nous traduirions plus volontiers par "Ponant", ndt). Les besoins d'ordre culturel, spirituel, religieux et éthique devaient être respectés et valorisés au-delà de l'économie et de la politique (politicienne). Cet aristocrate, solitaire et original, que fut Rohan, était ancré dans les obligations de son environnement social élitiste et exclusif tout en demeurant parfaitement ouvert aux courants modernes de son époque. En sa personne, Rohan incarnait tout à la fois la vieille Autriche, l'Allemand et l'Européen de souche française.

 

Dr. Guido MÜLLER.

 

(entrée parue dans: Caspar von SCHRENCK-NOTZING (Hrsg.), Lexikon des Konservatismus, L. Stocker, Graz, 1996, ISBN 3-7020-0760-1; trad. franç.: Robert Steuckers).

 

 

 

samedi, 19 juillet 2008

Nietzsche vu par Deleuze

Francesco INGRAVALLE:

Nietzsche vu par Deleuze

Edité en Italie par Bertani en 1973, puis, dans une seconde édition, en 1978, le travail de Gilles Deleuze sur Nietzsche avait été publié pour la première fois en France en 1965. Il s’agit principalement d’une anthologie, précédée d’une introduction magistrale, où l’auteur propose une nouvelle fois ses interprétations de la pensée du philosophe allemand qu’il avait préalablement consignées dans son ouvrage de 1962, intitulé “Nietzsche et la philosophie”.

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Selon le rédacteur de l’introduction à cette édition italienne, Nietzsche marque de son sceau une étape de la crise la plus aiguë du rationalisme occidental, c’est-à-dire l’étape où la réalité “plane”, systémique, se transforme en un complexe de contradictions et de conflits. La philosophie a donc pour tâche non plus de soutenir l’ordre existant et de résoudre les contradictions qui y surgissent mais de refléter les contradictions elles-mêmes.

La réalité n’est pas “une”; il n’existe pas “une” vérité; il existe en revanche un usage  politique de la “vérité”, ce qui nous amène à constater qu’il y de nombreuses vérités. Il est dès lors nécessaire de mobiliser nos attentions pour capter les fonctions politiques des vérités existantes, ce qui revient à détruire et les vérités et les certitudes. 

Comme Freud avait découvert la matrice sensuelle de tout agir humain (la libido) et comme Marx avait mis en lumière la matrice économique des vicissitudes historiques et politiques ainsi que des idées, Nietzsche, pour sa part, a découvert (ou contribué à faire découvrir) la matrice politique du problème de la vérité par le biais de son travail d’arrachage de tous ses masques que se donnent les vérités et les certitudes.

Dans la perpsective que nous suggère cette nouvelle introduction italienne au travail de Deleuze, nous pourrions utiliser le Nietzsche démystificateur de la “Vérité” pour remettre en question le “noyau métaphysique de Marx”, c’est-à-dire cette notion d’objectivité fondée sur un mode inconditionné et ingénu, typique des problématisations auxquelles Marx fit face pendant toute l’époque de l’idéalisme allemand (grosso modo entre les dernières années du 18ième siècle et les deux premières décennies du 19ième).

Quant à l’essai d’introduction de Gilles Deleuze lui-même, il met en avant l’anti-métaphysique de Nietzsche; par le truchement de positions où les valeurs sont décrétées supérieures à la Vie , la philosophie se pose comme juge de la Vie et ne tarde pas, alors, à s’opposer à elle. Une philosophie de cet acabit dérive de Socrate: “si l’on définit la métaphysique par la distinction entre deux mondes, en opposant l’essence à l’apparence, le vrai au faux, l’intelligible au sensible, alors, oui, on peut dire que Socrate a inventé la  métaphysique (...)”.

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Et c’est là que Deleuze affronte l’un des points nodaux les plus complexes dans les interprétations de la pensée de Nietzsche, celui que pose la notion de “volonté de puissance”. Selon Deleuze, cete “volonté de puissance” nietzschéenne ne doit pas se comprendre comme un brame véhément, réclamant pouvoir et domination. Il s’agit bien plutôt d’un principe qui compénètre tous nos jugements de valeur. Ce principe consiste à “créer” et à “donner”, non  à prendre, à confisquer. Si l’on considère, au contraire, que cette “volonté de puissance” est le “brame du dominateur”, alors l’on pense, implicitement, que la volonté “veut” la puissance. Au contraire, Nietzsche retient l’idée que la puissance est, à l’intérieur même de la volonté, l’origine même du vouloir. De ce fait, la “volonté de puissance” nait de la “plénitude”, de la “santé”. Dans une optique différente, elle peut en arriver à cette “volonté de puissance” dont parle le psychanalyste Alfred Adler, c’est-à-dire un besoin d’affirmation de soi qui, s’il est frustré, génère les névroses. On peut donc dire, avec Nietzsche et avec Deleuze, que la “volonté de puissance” est le désir compris non comme un besoin mais plutôt comme une “nécessité de créer”. La créativité, ainsi comprise, se distingue de la simple “réactivité”. La volonté de puissance comme “brame” réclamant le pouvoir est à l’origine des morales d’esclaves, du ressentiment de ceux qui sont malades contre ceux qui sont en bonne santé.

Deleuze poursuit en présentant les quatre modes de la “transvaluation de toutes les valeurs”. Par dessus tout, Deleuze précise que, par le terme “transvaluation”, il entend un devenir actif des forces, le “triomphe de l’affirmation dans la volonté de puissance”, le “oui” à la Vie. C ’est à ce moment-là que la pensée nietzschéenne s’attaque à tout ce qui jusqu’alors avait été retenu comme sacré (Dieu, la morale bourgeoise), en retenant ces choses décrétées sacrées comme autant de sacrilèges contre la Vie , de menaces de la réaction contre la créativité.

Le premier mode de la “transvaluation” est le refus de la négation nihiliste du multiple au profit d’un “Un” fallacieux, que les philosophes nomment l’Etre. Le multiple et le devenir sont affirmés, chez Nietzsche, non en tant qu’instances que l’on pourrait ramener à l’Un et à l’Etre, mais en tant que tels et rien que tels. Le second mode de la “transvaluation” est l’affirmation de l’affirmation précédente du devenir, symboliquement représentée par le dieu affirmateur de la Vie (Dionysos) et par son épouse (Arianne). Le troisième mode, Deleuze l’appelle le “jeu de l’Eternel Retour”. Nietzsche entend l’Eternel Retour selon diverses acceptions: soit comme retour du même (“tout se répète”) et c’est là une certitude qui rend malade et faible; soit comme l’Eternel Retour “sélectif”, notion pour laquelle ne revient que ce qui est affirmation de la Vie : “toute chose que je veux (...), je dois le vouloir de façon telle à en vouloir aussi l’Eternel Retour (...). Même une bassesse ou une paresse veulent leur éternel retour pour devenir autre chose qu’une paresse ou une bassesse: elles veulent devenir active et, de ce fait, potentialité d’affirmation”.  L’Eternel Retour est certes répétition mais répétition qui sélectionne.

La transvaluation présente un quatrième et dernier aspect qui implique l’émergence du “surhomme” et le produit. Le “surhomme”, dans la terminologie nietzschéenne désigne exactement la concentration de tout ce qui peut être affirmé, la forme supérieure de ce qui est, le type qui représente l’Etre sélectif, le produit et la subjectivité de cet être”.

Les textes qu’a choisis Deleuze pour la partie anthologique de son travail sont répartis en sections: selon l’image du philosophe aux diverses périodes de sa vie et dans les différents horizons culturels qu’il a fréquentés; une section est consacrée à la philosophie dionysiaque, d’autres à la volonté de puissance, au nihilisme et à la transvaluation, à l’Eternel Retour et à la folie.

En appendice de cette éditions italienne, nous trouvons également le fameux essai de Georges Bataille, intitulé “Nietzsche et les fascistes” (repris en version italienne de la revue “Il Verri”, n°39-40, 1972). Les pages de Bataille fourmillent d’évocations à des fascistes falsificateurs, à des nazis malveillants et perfides; il y pose la soeur de Nietzsche en une sorte de Judas Iscariote au féminin; le cousin de Nietzsche, Richard Oehler, est associé à ces terribles figures dans une intrigue à mi-chemin entre le mélodrame et le roman gothique. Pour Bataille, ce qui est “mauvais”, c’est l’usage politique qu’ils ont fait de Nietzsche, que ce soit l’usage révolutionnaire ou l’usage réactionnaire. Pour démontrer sa thèse, Bataille passe en revue les textes du jeune Mussolini, d’Alfred Rosenberg, d’Alfred Bäumler, explore le petit univers du néo-paganisme allemand de manière assez honnête, et finit par conclure “que la pensée aporétique de Nietzsche ne se dirige pas vers des mesquineries contingentes à la merci d’une liberté ombrageuse”.

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Cette diabolisation de l’interprétation politique de Nietzsche nous laisse perplexe, pour le simple motif que Bataille, qu’il le veuille ou non, donne, lui aussi, une interprétation politique de Nietzsche: il voit en ce philosophe allemand le théoricien de la foi qui arrachera le destin de l’humanité à l’asservissement rationnel de la production et à l’asservissement irrationnel du passé; c’est là, sans aucun doute, une interprétation politique. L’interprétation de Bataille est en plus liée aux contingences politiques, celles de la période nationale-socialiste, vu que les interprétations nationales-socialistes et celle de Bataille sont nées de la crise si complexe qu’a traversée l’esprit occidental. Alors, interprétation politique pour interprétation politique, il nous paraît opportun, ici, de citer ce qu’écrivait Adriano Romualdi en 1970 dans l’introduction à son anthologie de la pensée politique de Nietzsche: “Que serait Rousseau sans la révolution française? Ou Marx sans la révolution russe? Il me paraît secondaire de se poser la  question de savoir si la révolution française incarne le “vrai” Rousseau ou si la révolution russe incarne le “vrai” Marx. De la même manière, nous sommes contraints aujourd’hui de lire Nietzsche en tenant compte d’Hitler” (A. Romualdi, “Nietzsche”, Ed. Ar, Padova, 1970).

Elevons le débat: tant l’interprétation de Deleuze (et son choix de textes) que l’essai de Bataille ne contribuent que bien peu à faire passer le philosophe allemand du “panthéon national-socialiste” au “panthéon démocratique”. De fait, il est impossible de nier l’existence, dans la pensée de Nietzsche, la présence de distinctions entre la “santé”  et la “maladie” (entre  l’actif et le réactif), distinctions qui constituent les bases d’une pensée qui, quoi qu’on puisse en dire, reste antidémocratique et hiérarchique. Il est clair aussi que l’on ne peut pas définir Nietzsche, de manière simpliste et simplificatrice, comme un “national-socialiste”, vu la forte composante démocratique et populaire du national-socialisme allemand. Si Nietzsche brocardait le pangermanisme et l’antisémitisme en les désignant comme des manifestations de l’esprit plébéien et démocratique, il aurait très probablement pris une posture analogue face au national-socialisme. Mais cette probabilité n’autorise personne à le faire passer avec armes et bagages sur la voie radieuse du socialisme.

Ironie du sort, Deleuze confirme, dans son essai d’introduction, une intuition très présente dans un essai sur Nietzsche du philosophe national-socialiste Bäumler, intuition qui porte sur la centralité du concept de volonté de puissance dans la philosophie de Nietzsche. Si l’intention du travail de Deleuze a été indubitablement de “dénazifier” Nietzsche, de l’homologuer dans l’espace libéral-démocratique en réduisant sa pensée à un discours politique non hiérarchisant ou, du moins, anti-autoritaire et, partant, néo-démocratique, le résultat de ses efforts n’aboutit pas à faire passer cette intention de départ. Il suffit de lire le livre pour s’en convaincre.

Francesco INGRAVALLE.

(recension parue dans “Diorama Letterario”, Florence, n°17, février 1979; reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur; trad. franç.: Robert Steuckers; titre du livre recensé: Gilles Deleuze, “Nietzsche”, con antologia di testi - introduzione di franco Rella e appendice di Georges Bataille, Bertani ed., Verona, 1978).

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samedi, 05 juillet 2008

Rudolf Kjellen (1864-1922)

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Robert Steuckers

RUDOLF   KJELLEN 

1864-1922


Né le 13 juin 1864 dans la petite île de Torsoe au milieu du grand lac suédois de Voenern, Kjellen grandit dans une atmosphère tout empreinte de luthérisme. Il s'inscrit à l'Université d'Uppsala, ou le marque l'influence du Professeur Oscar Alin, une des têtes pensantes du mouvement conservateur suédois. En mai 1891, Kjellen est diplômé de sciences politiques et reçoit un poste de professeur à la nouvelle université de Goeteborg.

Plus tard, outre les sciences politiques, il y enseigne la géographie. Cette circonstance a permis l'éclosion, chez lui, de cette synthèse entre les sciences politiques et la géographie qu'est la géopolitique. Influencé par le géographe allemand Friedrich Ratzel, il applique ses théories à la réalité suédoise (cf. Inledning till Sveriges geografi, 1900) et infléchit ses cours de sciences politiques à Goeteborg dans un sens géopolitique. En 1904, il visite les Etats-Unis avec ses étudiants et y est frappé par la qualité de l'espace nord-américain, différent et plus démesuré que l'espace européen. En 1905, Kjellen est élu au parlement de Stockholm. Désormais, à sa carrière de chercheur et de professeur, s'ajoute une carrière parallèle d'homme politique. Kjellen lutte pour que l'Union qui unit depuis 1814 la Norvège à la Suède ne se disloque pas. En vain. Le reste de sa carrière politique, il la consacre à lutter contre la bureaucratie et le socialisme et à faire passer des lois sur la démographie, la politique économico-sociale et la défense. De 1909 à 1917, il quitte la Chambre pour siéger au Sénat.

Son intérêt pour le Japon ne fait que croître au cours de ces années; il le visite en même temps que la Chine en 1909. Empruntant le transsibérien, il se rend physiquement compte de l'immensité territoriale sibérienne et centre-asiatique. A Pékin, il constate que les jours de la domination européenne en Chine sont comptés. Comparant ensuite les mentalités chinoise et japonaise, Kjellen écrit dans son journal de voyage: "L'ame du Japon est romantique tandis que celle de la Chine est réaliste-classique; l'ame du Japon est progressiste tandis que celle de la Chine est bureaucratique-conservatrice". De même, le rôle croissant de l'Etat au Japon induit Kjellen à le juger "socialiste" tandis que l'Etat chinois, peu interventionniste dans le domaine social, génère une société qui, en fin de compte, est libérale.

En 1913, alors que s'annonce la première guerre mondiale, Kjellen dresse un bilan des puissances qui entourent la Suède. Conclusion: l'Allemagne est l'alliée naturelle des Suédois, tandis que la Russie est leur adversaire depuis des siècles. Dans les débats qui vont suivre, Kjellen opte pour l'Allemagne. Avec bon nombre de professeurs et de philosophes allemands, il affirme que les idées de solidarité nationale, nées en 1914, refouleront les idées libérales/individualistes/universalistes de 1789. Au slogan révolutionnaire de "liberté, égalité, fraternité", Kjellen et ses homologues allemands opposent une autre triade, nationaliste et patriotique: "ordre, justice, fraternité".

En 1916, il est nommé professeur à Uppsala, à la chaire triplement centenaire de Johan Skytte. Au même moment, ses thèses géopolitiques et ses commentaires de l'actualité connaissent un succès croissant en Allemagne. A Uppsala, Kjellen rédige son œuvre majeure Staten som livsform (L'Etat comme forme de vie) qui paraît en langue allemande en avril 1917 et connaît immédiatement un grand succès. C'est dans ce livre qu'il forge le terme de "géopolitique". Avant, on parlait, à la suite de Ratzel, de "géographie politique". Quand la guerre prend fin en 1918, Kjellen voit l'émergence de deux puissances planétaires: l'Angleterre et la Russie, "désormais gouvernée par une aristocratie de forme dégénérée, soit une oligarchie" et par une idéologie batarde, hégélienne dans sa forme et rousseauiste dans son contenu. A la même époque paraît un second ouvrage théorique majeur de Kjellen: Undersoekningar till politikens system  (Recherches sur le système de la politique), récapitulatif complet de ses idées en géopolitique. Pendant les quatre dernières années de sa vie, Kjellen visite plusieurs universités allemandes. Souffrant d'une angine de poitrine, il meurt le 14 novembre 1922 à Uppsala. Ses théories ont connu un impact très important en Allemagne, notamment dans l'école de Haushofer, d'Otto Maull, etc. En Suède, son principal disciple a été Edvard Thermaenius et, en Finlande, Ragnar Numelin (1890-1972).
 

Les idées de 1914. Une perspective sur l'histoire mondiale(Die Ideen von 1914. Eine weltgeschichtlicher Perspektive), 1915


Cette brochure importante ne nous dévoile pas Kjellen en tant que théoricien de la géopolitique ou des sciences politiques, mais une réflexion générale sur les événements de 1914, que reprendront à leur compte les théoriciens de la géopolitique allemande des années 20 et 30 et les protagonistes de la "Révolution conservatrice". Kjellen base sa démonstration sur deux ouvrages: l'un de Werner Sombart (H?ndler und Helden;  "Les marchands et les héros"), l'autre de Johann Plenge (Der Krieg und die Volkswirtschaft;  "La guerre et l'économie politique"). Avec Sombart, il critique la triade de 1789, "Liberté, égalité, fraternité", instrument idéologique de la "bourgeoisie dégénérée par le commerce". La guerre en cours est davantage qu'une guerre entre puissances antagonistes: elle révèle l'affrontement de deux Weltanschauungen,  celle de 1789 contre celle, nouvelle et innovatrice, de 1914. La France et la Grande-Bretagne défendent par leurs armes les principes politiques (ou plutôt, anti-politiques) de la modernité libérale; l'Allemagne défend les idées nouvelles, nées en 1914 du refus de cette modernité libérale. Pour Kjellen, en 1914 commence le crépuscule des vieilles valeurs. Affirmation qu'il reprend du Danois Fredrik Weis (in Idealernes Sammenbrud;  "L'effondrement des idéaux"), pour qui les carnages du front signalent le crépuscule de l'idéalisme, l'effondrement de toutes les valeurs que la civilisation européenne avait portées au pinacle. Kjellen et Weis constatent l'effondrement de cinq jeux de valeurs fondamentales: 
1) l'idée de paix universelle; 
2) l'idéal humaniste de culture; 
3) l'amour de la patrie, qui, de valeur positive, s'est transformé en haine de la patrie des autres; 
4) l'idée de fraternité internationale portée par la sociale-démocratie; 
5) l'amour chrétien du prochain. 
Ce quintuple effondrement scelle la banqueroute de la civilisation chrétienne, transformée par les apports de 1789. Mais le premier idéologème ruiné par la conflagration de 1914 est en fait le dénominateur commun de tous ces idéaux: le cosmopolitisme, contraint de s'effacer au profit des faits nationaux. Les nationalismes prouvent par la guerre qu'ils sont des réalités incontournables. Leur existence peut provoquer la guerre mais aussi la coopération internationale. L'internationalisme n'exclut pas, aux yeux de Kjellen, l'existence des nations, contrairement au cosmopolitisme. L'internationalisme est une coopération entre entités nationales organiques, tandis que le cosmopolitisme est inorganique, de même que son corollaire, l'individualisme. Ce dernier connaît également la faillite depuis que les hostilités se sont déclenchées. 1914 inaugure l'ère de l'organisation et termine celle de l'anarchie individualiste, commencée en 1789. Désormais, l'individu n'a plus seulement des intérêts privés, il doit servir. Son orgueil stérile est terrassé, ce qui ne veut pas dire que les qualités personnelles/individuelles doivent cesser d'agir: celles qui servent bien l'ordre ou la collectivité demeureront et seront appelées à se renforcer. Romain Rolland a dit, signale Kjellen, que la guerre a dévoilé les faiblesses du socialisme et du christianisme. En effet, les soldats de toutes les puissances belligérantes se réclament de Dieu et non du Christ. Ce Dieu invoqué par les nouveaux guerriers est nationalisé; il est totémique comme Jéhovah aux débuts de l'histoire juive ou comme les dieux paiens (Thor/Wotan). Ce Dieu nationalisé n'est plus le Nazaréen avec son message d'amour. Ce panthéon de dieux uniques nationalisés et antagonistes remplace donc le messie universel. En dépit de cet éclatement du divin, il en reste néanmoins quelque chose de puissant. La paix avait été dangereuse pour Dieu: des hommes politiques avaient inscrit l'irreligion dans les programmes qu'ils s'efforçaient d'appliquer. Et si la guerre suscite l'apparition de dieux nationaux qui sèment la haine entre les peuples, elle déconstruit simultanément les haines intérieures qui opposent les diverses composantes sociales des nations. La guerre a transplanté la haine de l'intérieur vers l'extérieur. La paix sociale, la fraternité, l'entraide, les valeurs fraternelles du christianisme progressent, d'ou l'on peut dire que la guerre a accru dans toute l'Europe l'amour du prochain. En conséquence, ce qui s'effondre, ce sont de pseudo-idéaux, c'est l'armature d'une époque riche en formes mais pauvre en substance, d'une époque qui a voulu évacuer le mystère de l'existence.

Effondrement qui annonce une nouvelle aurore. La guerre est période d'effervescence, de devenir, ou se (re)composent de nouvelles valeurs. La triade de 1789, "Liberté, égalité, fraternité", est solidement ancrée dans le mental des anciennes générations. Il sera difficile de l'en déloger. Les jeunes, en revanche, doivent adhérer à d'autres valeurs et ne plus intérioriser celles de 1789, ce qui interdirait d'appréhender les nouvelles réalités du monde. La liberté, selon l'idéologie de 1789, est l'absence/refus de liens (l'Ungebundenheit, le Fehlen von Fesseln).  Donc la négation la plus pure qui empêche de distinguer le bien et le mal. Certes, explique Kjellen, 1789 a débarrassé l'humanité européenne des liens anachroniques de l'ancien régime (Etat absolu, étiquette sociale, église stérile). Mais après les événements révolutionnaires, l'idée quatre-vingt-neuvarde de liberté s'est figée dans l'abstraction et le dogme. Le processus de dissolution qu'elle a amorcé a fini par tout dissoudre, par devenir synonyme d'anarchie, de libertinisme et de permissivité (Gesetzlosigkeit, Sittenlosigkeit, Zoegellosigkeit).  Il faut méditer l'adage qui veut que la "liberté soit la meilleure des choses pour ceux qui savent s'en servir". La liberté, malheureusement, est laissée aux mains de gens qui ne savent pas s'en servir. D'ou l'impératif de l'heure, c'est l'ordre. C'est empêcher les sociétés de basculer dans l'anarchie permissive et dissolvante. Kjellen est conscient que l'idée d'ordre peut être mal utilisée, tout autant que l'idée de liberté. L'histoire est faite d'un jeu de systole et diastole, d'un rythme sinusoidal ou jouent la liberté et l'ordre. L'idéal suggéré par Kjellen est celui d'un équilibre entre ces deux pôles. Mais l'ordre qui est en train de naître dans les tranchées n'est pas un ordre figé, raide et formel. Il n'est pas un corset extérieur et n'exige pas une obéissance absolue et inconditionnelle. Il est un ordre intérieur qui demande aux hommes de doser leurs passions au bénéfice d'un tout. Kjellen ne nie donc pas le travail positif de l'idée de liberté au XVIIIième siècle mais il en critique la dégénérescence et le déséquilibre. L'idée d'ordre, née en 1914, doit travailler à corriger le déséquilibre provoqué par la liberté devenue permissive au fil des décennies. L'idée d'égalité a mené un combat juste contre les privilèges de l'ancien régime, issus du Moyen Age. Mais son hypertrophie a conduit à un autre déséquilibre: celui qui confine l'humanité dans une moyenne, ou les petits sont agrandis et les grands amoindris par décret. En fait, seuls les grands sont diminués et les petits restent tels quels. L'égalité est donc la "décollation de l'humanité". Kjellen défend l'idée nietzschéenne de surhumanité non parce qu'elle est orgueil mais plutôt parce qu'elle est humilité: elle procède du constat que le type humain moyen actuel est incapable d'accomplir toutes les vertus. Or ces vertus doivent être revivifiées et réincarnées: telle est la marque de la surhumanité qui s'élève au-dessus des moyennes imposées. Kjellen accepte le troisième terme de la triade de 1789, la fraternité, et estime qu'elle sera renforcée par la camaraderie entre soldats. Kjellen soumet ensuite la déclaration des droits de l'homme à une critique sévère: elle conduit au pur subjectivisme, écrit-il, et entrevoit les rapports humains depuis la "perspective de la grenouille". Il s'explique: l'homme quatre-vingt-neuvard, comme l'a démontré Sombart, veut recevoir de la vie et non lui donner ses efforts. Cette envie de recevoir, consignée in nuce  dans la déclaration des droits de l'homme, transforme l'agir humain en vulgaire commercialisme (obtenir un profit d'ordre économique) et en eudémonisme (avoir des satisfactions sensuelles). Depuis le début du XIXième siècle, la France et la Grande-Bretagne véhiculent cette idéologie commercialiste/eudémoniste, enclenchant ainsi le processus d'"anarchicisation" et de permissivité, tandis que la Prusse, puis l'Allemagne, ajoutent à l'idée des droits de l'homme l'idée des devoirs de l'homme, mettant l'accent sur la Pflicht  et l'"impératif catégorique" (Kant). Le mixte germanique de droits et de devoirs hisse l'humanité au-dessus de la "perspective subjectiviste de la grenouille", lui offrant une perspective supra-individuelle, assortie d'une stratégie du don, du sacrifice. L'idée de devoir implique aussitôt la question: "que puis-je donner à la vie, à mon peuple, à mes frères, etc.?". En conclusion, Kjellen explique que 1914 n'est pas la négation pure et simple de 1789; 1914 impulse de nouvelles directions à l'humanité, sans nier la justesse des contestations libertaires de 1789. Il n'est pas question, aux yeux de Kjellen et de Sombart, de rejeter sans plus les notions de liberté et d'égalité mais de refuser leurs avatars exagérés et pervertissants. Entre 1914 et 1789, il n'y a pas antinomie comme il y a antinomie entre l'ancien régime et 1789. Ces deux mondes axiologiques s'excluent totalement. Si l'ancien régime est la thèse, 1789 est son antithèse et la Weltanschauung  libérale qui en découle garde en elle toutes les limites d'une antithèse. Ce libéralisme n'aura donc été qu'antithèse sans jamais être synthèse. 1914 et l'éthique germanique-prussienne du devoir sont, elles, synthèses fructueuses. Or les mondes libéral et d'ancien régime sont également hostiles à cette synthèse car elle les fait disparaître tous deux, en soulignant leur caducité. C'est pourquoi les puissances libérales française et britannique s'allient avec la puissance russe d'ancien régime pour abattre les puissances germaniques, porteuses de la synthèse. La thèse et l'antithèse unissent leurs efforts pour refuser la synthèse. Les partisans de l'oppression et ceux de l'anarchie s'opposent avec un zèle égal à l'ordre, car l'ordre signifie leur fin. Les puissances libérales craignent moins l'absolutisme d'ancien régime car celui-ci est susceptible de s'inverser brusquement en anarchie. A l'ancienne constellation de valeurs de 1789, succédera une nouvelle constellation, celle de 1914, "devoir, ordre, justice" (Pflicht, Ordnung, Gerechtigkeit).
 

Les problèmes politiques de la guerre mondiale (Die politischen Probleme des Weltkrieges), 1916


Dans l'introduction à cet ouvrage qui analyse l'état du monde en pleine guerre, Kjellen nous soumet une réflexion sur les cartes géographiques des atlas usuels: ces cartes nous montrent des entités étatiques figées, saisies à un moment précis de leur devenir historique. Or toute puissance peut croître et déborder le cadre que lui assignent les atlas. Au même moment ou croît l'Etat A, l'Etat B peut, lui, décroître et laisser de l'espace en jachère, vide qui appelle les énergies débordantes d'ailleurs. Kjellen en conclut que les proportions entre le sol et la population varient sans cesse. Les cartes politiques reflètent donc des réalités qui, souvent, ne sont plus. La guerre qui a éclaté en aout 1914 est un événement bouleversant, un séisme qui saisit l'individu d'effroi. Cet effroi de l'individu vient du fait que la guerre est une collision entre Etats, c'est-à-dire entre entités qui ont des dimensions quantitatives dépassant la perspective forcément réduite de l'individu. La guerre est un phénomène spécifiquement étatique/politique qui nous force a concevoir l'Etat comme un organisme vivant. La guerre révèle brutalement les véritables intentions, les pulsions vitales, les instincts de l'organisme Etat, alors que la paix les occulte généralement derrière toutes sortes de conventions. Dans la ligne de l'ouvrage qu'il est en train de préparer depuis de longues années (Staten som livsform)  et qui sortira en 1917, Kjellen répète son credo vitaliste: l'Etat n'est pas un schéma constitutionnel variable au gré des élections et des humeurs sociales ni un simple sujet de droit mais un être vivant, une personnalité supra-individuelle, historique et politique. Dans ses commentaires sur les événements de la guerre, Kjellen ne cache pas sa sympathie pour l'Allemagne de Guillaume II, mais souhaite tout de même rester objectif ("Amica Germania sed magis amica veritas"). 
Le livre aborde ensuite les grands problèmes géopolitiques de l'heure. Trois puissances majeures s'y affrontent, avec leur clientèle, des puissances de second ordre. Il y a l'Allemagne (avec ses clients: l'Autriche-Hongrie, la Turquie, la Bulgarie); ensuite l'Angleterre (avec la France, l'Italie, la Belgique et, dans une moindre mesure, le Japon); enfin, la Russie, avec deux minuscules clients, la Serbie et le Monténégro. Trois exigences géopolitiques majeures s'imposent aux Etats et à leurs extensions coloniales: 1) l'étendue du territoire; 2) la liberté de mouvement; 3) la meilleure cohésion territoriale possible. La Russie a extension et cohésion territoriale mais non liberté de mouvement (pas d'accès aux mers chaudes et aux grandes voies de communication océanique). L'Angleterre a extension territoriale et liberté de mouvement mais pas de cohésion territoriale (ses possessions sont éparpillées sur l'ensemble du globe). L'Allemagne n'a ni extension ni liberté de mouvement (la flotte anglaise verrouille l'accès à l'Atlantique dans la Mer du Nord); sa cohésion territoriale est un fait en Europe mais ses colonies ne sont pas soudées en Afrique. Reprenant les idées de son collègue allemand Arthur Dix, Kjellen constate que les tendances de l'époque consistaient, pour les Etats, à se refermer sur eux-mêmes et à souder leur territoire de façon à en faire un tout cohérent. L'Angleterre est ainsi passée d'une politique de la "porte ouverte" à une politique visant l'émergence de zones d'influence fermées, après avoir soudé ses possessions africaines de l'Egypte à l'Afrique du Sud (du Caire au Cap). Elle a tenté ensuite de mettre toute la région sise entre l'Egypte et l'actuel Pakistan sous sa coupe, se heurtant aux projets germano-turcs en Mésopotamie (chemin de fer Berlin-Bagdad-Golfe Persique). L'Allemagne qui n'a ni extension ni liberté de mouvement ni cohésion territoriale sur le plan colonial (quatre colonies éparpillées en Afrique plus la Micronésie dans le Pacifique). Elle a tenté, avec l'Angleterre, de souder ses colonies africaines au détriment des colonies belges et portugaises: un projet qui ne s'est jamais concrétisé. Pour Kjellen, le destin de l'Allemagne n'est ni en Afrique ni dans le Pacifique. Le Reich doit renforcer sa coopération avec la Turquie selon l'axe Elbe-Euphrate, créant une zone d'échanges économiques depuis la Mer du Nord jusqu'au Golfe Persique et à l'Océan Indien, chasse gardée des Britanniques. Les projets germano-turcs en Mésopotamie sont la principale pomme de discorde entre le Reich et l'Angleterre et, en fait, le véritable enjeu de la guerre, menée par Français interposés. La politique anglaise vise à fractionner la diagonale partant de la Mer du Nord pour aboutir au Golfe Persique, en jouant la Russie contre la Turquie et en lui promettant les Dardannelles qu'elle n'a de toute façon pas l'intention de lui donner car une présence russe dans le Bosphore menacerait la route des Indes à hauteur de la Méditerranée orientale.

A ces problèmes géopolitiques, s'ajoutent des problèmes ethnopolitiques: en gros, la question des nationalités. Le but de guerre de l'Entente, c'est de refaire la carte de l'Europe sur base des nationalités. L'Angleterre voit l? le moyen de fractionner la diagonale Mer du Nord-Golfe Persique entre Vienne et Istanboul. Les puissances centrales, elles, réévaluent le rôle de l'Etat agrégateur et annoncent, par la voix de Meinecke, que l'ère des spéculations politiques racisantes est terminée et qu'il convient désormais de faire la synthèse entre le cosmopolitisme du XVIIIième et le nationalisme du XIXième dans une nouvelle forme d'Etat qui serait supranationale et attentive aux nationalités qu'elle englobe. Kjellen, pour sa part, fidèle à ses principes vitalistes et biologisants, estime que tout Etat solide doit être national donc ethniquement et linguistiquement homogène. Le principe des nationalités, lancé dans le débat par l'Entente, fera surgir une "zone critique" entre la frontière linguistique allemande et la frontière de la Russie russe, ce qui englobe les Pays Baltes, la Biélorussie et l'Ukraine. Aux problèmes d'ordres géopolitique et ethnopolitique, il faut ajouter les problèmes socio-politiques. Kjellen aborde les problèmes économiques de l'Allemagne (développement de sa marine, programme du Levant, ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad) puis les problèmes de la Russie en matière de politique commerciale (la concurrence entre les paysannats allemand et russe qui empêche la Russie d'exporter ses produits agricoles vers l'Europe). La Russie veut faire sauter le verrou des Dardannelles pour pouvoir exporter sans entraves son blé et ses céréales d'Ukraine, seule manière d'assurer des boni à sa balance commerciale.

Kjellen approuve la politique conservatrice du Ministre britannique Chamberlain qui, en 1903, a évoqué une Commercial Union  autarcisante, protégée par la puissance maritime anglaise. Trois grandes zones se partageraient ainsi le monde: 1) l'Angleterre, avec le Canada, l'Australie et l'Afrique du Sud; 2) l'Allemagne, avec l'Autriche-Hongrie, la Fédération balkanique et la Turquie; 3) la "Panamérique". En Angleterre, la politique est portée par un paradoxe: ce sont les conservateurs qui défendent cette idée de progrès vers l'autarcie impériale qui implique aussi la non intervention dans les autres zones. La gauche, elle, est conservatrice: elle préfère une politique interventionniste bellogène dans les zones des autres. Kjellen explique ce renversement: le projet d'autarcie est peu séduisant sur le plan électoral tandis que celui de la pantarchie (du contrôle total du globe par l'Angleterre) excite la démagogie jingoiste. Chamberlain, en suggérant ses plans d'autarcie impériale, a conscience des faiblesses de l'Empire et du cout énorme de la machine militaire qu'il faut entretenir pour pouvoir dominer le globe.

Viennent ensuite les problèmes d'ordres constitutionnel et culturel. La guerre en cours est également l'affrontement entre deux modèles d'Etat, entre l'idéal politique anglais et l'idéal politique allemand. En Angleterre, l'individu prime l'Etat tandis qu'en Allemagne l'Etat prime l'individu. En Angleterre, l'objet de la culture, c'est de former des caractères; en Allemagne, de produire du savoir. A cela, les Allemands répondent que l'autonomie des caractères forts erre, sur l'espace culturel anglais, dans un monde de conventions figées et figeantes. Anglais et Français prétendent que l'Allemagne est une nation trop jeune pour avoir un style. Les Allemands rétorquent que leur masse de savoir permet un arraisonnement plus précis du monde et que leur culture, en conséquence, a plus de substance que de forme (de style). L'Angleterre forme des gentlemen alignés sur une moyenne, affirment les Allemands, tandis que leur système d'éducation forme des personnalités extrêmement différenciées se référant à une quantité de paramètres hétérogènes. L'Allemagne étant le pays des particularismes persistants, il est normal, écrit Kjellen, qu'elle prône un fédéralisme dans des "cercles" d'Etats apparentés culturellement et liés par des intérêts communs (Schulze-Gaevernitz) ou des "rassemblements organisés de forces ethniques homogènes contre les sphères de domination" (Alfred Weber). L'idée allemande, poursuit Kjellen, c'est le respect de la spécificité des peuples, quelle que soit leur importance numérique. C'est l'égalité en droit des nations à l'intérieur d'une structure politique de niveau supérieur, organisée par une nationalité dominante (comme en Autriche-Hongrie). Kjellen relie cette idée soucieuse du sort des spécificités à l'idée protestante militante du roi suédois Gustave-Adolphe, champion du protestantisme, pour qui "il fallait sauver la tolérance".

Le jeu se joue donc à trois: les Occidentaux, les Russes et les Centraux. Ou, comme il l'avait écrit dans Les idées de 1914, entre l'antithèse, la thèse et la synthèse. La guerre est également l'affrontement entre les idées de Jean-Jacques Rousseau et celles d'Immanuel Kant, entre l'insistance outrancière sur les droits et le sens équilibré des droits et des devoirs. Aux idées de Rousseau s'allient celles de Herbert Spencer, "commercialistes" et "eudémonistes", et celles, réactionnaires de Pobiedonostsev, tuteur des Tsars Alexandre III et Nicolas II. Le pur individualisme et l'oppression du pur absolutisme font cause commune contre l'ordre équilibré des droits et des devoirs, postulé par la philosophie de Kant et la praxis prussienne de l'Etat.
 

L'Etat comme forme de vie (Staten som livsform), 1917


Ouvrage principal de l'auteur, ou il utilise pour la première fois le vocable de "géopolitique". Kjellen travaille à l'aide de deux concepts majeurs: la géopolitique proprement dite et la géopolitique spéciale. La géopolitique proprement dite est l'entité géographique simple et naturelle, circonscrite dans des frontières précises. Kjellen analyse les frontières naturelles montagneuses, fluviales, désertiques, marécageuses, forestières, etc. et les frontières culturelles/politiques créées par l'action des hommes. Le territoire naturel des entités politiques peut relever de types différents: types potamiques ou "circonfluviaux" ou "circonmarins". L'une des principales constantes de la géopolitique pratique, c'est la volonté des nations insulaires ou littorales de forger un pays similaire au leur en face de leurs côtes (exemple: la volonté japonaise de créer un Etat mandchou à sa dévotion) et de s'approprier un ensemble de territoires insulaires, de caps ou de bandes territoriales comme relais sur les principales routes maritimes. Kjellen étudie le territoire naturel du point de vue de la production industrielle et agricole et l'organisation politique et administrative. Kjellen souligne l'interaction constante entre la nation, le peuple et le pouvoir politique, interaction qui confère à l'Etat une dimension résolument organique.

Outre la géopolitique proprement dite, Kjellen se préoccupe de la géopolitique spéciale, c'est-à-dire des qualités particulières et circonstantielles de l'espace, qui induisent telle ou telle stratégie politique d'expansion. Kjellen examine ensuite la forme géographique de l'Etat, son apparence territoriale. La forme idéale, pour un Etat, est la forme sphérique comme pour l'Islande ou la France. Les formes longitudinales, comme celles de la Norvège ou de l'Italie, impliquent l'allongement des lignes de communication. Les enclaves, les exclaves et les corridors ont une importance capitale en géopolitique: Kjellen les analyse en détail. Mais de toutes les catégories de la géopolitique, la plus importante est celle de la position. Pour Kjellen, il s'agit non seulement de la position géographique, du voisinage, mais aussi de la position culturelle, agissant sur le monde des communications.

Le système de la géopolitique, selon Kjellen, peut être subdivisé comme suit: 
I. La Nation: objet de la géopolitique 
1. La position de la nation: objet de la topopolitique. 
2. La forme de la nation: objet de la  morphopolitique. 
3. Le territoire de la nation: objet de la  physiopolitique. 
II. L'établissement national: objet de l'écopolitique. 
1. La sphère de l'établissement: objet de  l'emporopolitique. 
2. L'établissement indépendant: objet de  l'autarchipolitique. 
3. L'établissement économique: objet de  l'économipolitique. 
III. Le peuple porteur d'Etat: objet de la démopolitique. 
1. Le peuple en tant que tel: objet de l'ethnopolitique. 
2. Le noyau de la population: objet de la  pléthopolitique. 
3. L'ame du peuple: objet de la psychopolitique. 
IV. La société nationale: objet de la sociopolitique. 
1. La forme de la société: objet de la phylopolitique. 
2. La vie de la société: objet de la biopolitique. 
V. La forme de gouvernement: objet de la cratopolitique. 
1. La forme de l'Etat: objet de la nomopolitique. 
2. La vie de l'Etat: objet de la praxipolitique. 
3. La puissance de l'Etat: objet de l'archopolitique.

La méthode de classification choisie par Kjellen, est de subdiviser chaque objet d'investigation en trois catégories: 1. l'environnement; 2. la forme; 3. le contenu.
 

Les grandes puissances et la crise mondiale (Die Grossmaechte und die Weltkrise), 1921


Dernière version de ses études successives sur les grandes puissances, cette édition de 1921 ajoute une réflexion sur les résultats de la première guerre mondiale. L'ouvrage commence par un panorama des grandes puissances: l'Autriche-Hongrie, l'Italie, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie et le Japon. Kjellen en analyse l'ascension, la structure étatique, la population, la société, le régime politique, la politique étrangère et l'économie. Ses analyses des politiques étrangères des grandes puissances, dégageant clairement les grandes lignes de force, gardent aujourd'hui encore une concision opérative tant pour l'historien que pour l'observateur de la scène internationale. 
A la fin de l'ouvrage, Kjellen nous explique quels sont les facteurs qui font qu'une puissance est grande. Ni la superficie ni la population ne sont nécessairement des facteurs multiplicateurs de puissance (Brésil, Chine, Inde). L'entrée du Japon dans le club des grandes puissances prouve par ailleurs que le statut de grand n'est plus réservé aux nations de race blanche et de religion chrétienne. Ensuite, il n'y a aucune forme privilégiée de constitution, de régime politique, qui accorde automatiquement le statut de grande puissance. Il existe des grandes puissances de toutes sortes: césaristes (Russie), parlementaires (Angleterre), centralistes (France), fédéralistes (Etats-Unis), etc. La Grande Guerre a toutefois prouvé qu'une grande puissance ne peut plus se déployer et s'épanouir dans des formes purement anti-démocratiques. Le concept de grande puissance n'est pas un concept mathématique, ethnique ou culturel mais un concept dynamique et physiologique. Certes une grande puissance doit disposer d'une vaste territoire et de masses démographiques importantes, d'un degré de culture élevé et d'une harmonie de son régime politique, mais chacun de ces facteurs pris séparément est insuffisant pour faire accéder une puissance au statut de grand. Pour ce faire, c'est la volonté qui est déterminante. Une grande puissance est donc une volonté servie par des moyens importants. Une volonté qui veut accroître la puissance. Les grandes puissances sont par conséquent des Etats extensifs (Lamprecht), qui se taillent des zones d'influence sur la planète. Ces zones d'influence témoignent du statut de grand. Toutes les grandes puissances se situent dans la zone tempérée de l'hémisphère septentrional, seul climat propre à l'éclosion de fortes volontés. Quand meurt la volonté d'expansion, quand elle cesse de vouloir participer à la compétition, la grande puissance décroît, recule et décède politiquement et culturellement. Elle rejoint en cela les Naturvoelker,  qui ne mettent pas le monde en forme. La Chine est l'exemple classique d'un Etat gigantesque situé dans la zone tempérée, doté d'une population très importante et aux potentialités industrielles immenses qui déchoit au rang de petite puissance parce qu'il fait montre d'un déficit de volonté. Ce sort semble attendre l'Allemagne et la Russie depuis 1918.

Il existe deux types de grandes puissances: les économiques et les militaires. L'Angleterre et les Etats-Unis sont des grandes puissances plutôt économiques, tandis que la Russie et le Japon sont des grandes puissances plutôt militaires. La France et l'Allemagne présentent un mixage des deux catégories. La mer privilégie le commerce et la terre le déploiement de la puissance militaire, créant l'opposition entre nations maritimes et nations continentales. L'Angleterre est purement maritime et la Russie purement continentale, tandis que la France et l'Allemagne sont un mélange de thalassocratie et de puissance continentale. Les Etats-Unis et le Japon transgressent la règle, du fait que les uns disposent d'un continent et que l'autre, insulaire, serait plutôt porté vers l'industrialisme militariste (en Mandchourie). Les grandes puissances maritimes sont souvent des métropoles dominant un ensemble éparpillé de colonies, tandis que les grandes puissances continentales cherchent une expansion territorialement soudée à la métropole. L'Angleterre, les Etats-Unis, la France et l'Allemagne ont choisi l'expansion éparpillée, tandis que la Russie et le Japon (en s'étendant à des zones contigues situées autour de son archipel métropolitain) accroissent leur territoire en conquérant ou soumettant des pays voisins de leur centre.

L'histoire semble prouver que les empires éparpillés sont plus fragiles que les empires continentaux soudés: les exemples de Carthage, de Venise, du Portugal et de la Hollande. L'autarcie, l'auto-suffisance, semble être une condition du statut de grande puissance que remplissent mieux les empires continentaux, surtout depuis que le chemin de fer a accru la mobilité sur terre et lui a conféré la même vitesse que sur mer. Les leçons de la guerre mondiales sont donc les suivantes: la thalassocratie britannique a gagné la bataille, notamment parce qu'elle a fait usage de l'arme du blocus. Mais cette victoire de la puissance maritime ne signifie pas la supériorité de la thalassocratie: une Allemagne plus autarcique aurait mieux résisté et, en fin de compte, ce sont les masses compactes de territoires dominés par l'Angleterre qui ont permis aux Alliés de contrer les Centraux. 
Le facteur déterminant a donc été la Terre, non la Mer. L'idéal est donc de combiner facteurs maritimes et facteurs continentaux.  Faut-il conclure de cette analyse des grandes puissances que les petits Etats sont condamnés par l'histoire à ne plus être que les vassaux des grands? Non, répond Kjellen. Des petits Etats peuvent devenir grand ou le redevenir ou encore se maintenir honorablement sur la scène internationale. Exactement de la même façon que les petits ateliers se sont maintenus face  la concurrence des grandes fabriques. Les forts absorbent très souvent les faibles mais pas toujours. La résistance des faibles passe par la conscience culturelle et la force spirituelle. La pulsion centrifuge est aussi forte que la puissance centripète: l'idéal, une fois de plus, réside dans l'équilibre entre ces deux forces. L'idée de la Société des Nations y pourvoiera sans doute, conclut Kjellen. 
 


 

 Bibliographie: 

 Pour une bibliographie quasi complète, v. Bertil Haggman, Rudolf Kjellen, Geopolitician, Geographer, Historian and Political Scientist. A Selected Bibliography,  Helsingborg, Center for Research on Geopolitics, 1988 (adresse: Box 1412, S-25.114 Helsingborg, Suède). 

Oeuvres de Rudolf Kjellen: 

Hvad har Sverige vunnit genom unionen med Norge? Ett vøktarerop till svenska folket af Hbg, 1892; Underjordiska inflytelser pa jordytan - Om nivaf?røndringar, jordbøfningar och vulkaniska f?reteelser, 1893; Om den svenska grundlagens anda. Røttspsykologisk unders?kning, 1897; Den sydafrikanska fragan, 1898; Ur anteckningsboken. Tankar och stømningar, 1900; Inledning till Sveriges geografi, 1900; Kunna i var tid diplomati och konsulatvøsen skiljas?, 1903; Stormakterna. Konturer kring samtidens storpolitik, I-II, 1905, I-IV, 1911-1913 (avec nouvelle éd. des tomes I et II); Mellanpartiet. En fraga f?r dagen i svensk politik, 1910; Sveriges jordskalf. Foersoek till en seismik landgeografi, 1910; Sverige och utlandet, 1911; Den stora orienten. Resestudier i oestervøg, 1911; Den ryska faran, 1913; "Peter den stores testamenta". Historisk-politisk studie, 1914; Die Großmaechte der Gegenwart, 1914; Politiska essayer. Studier till dagskroenikan (1907-1913), 1914-1915; Die Ideen von 1914. Eine weltgeschichtliche Perspektive, 1915; Vørldskrigets politiska problem, 1915; Den endogena geografins system, 1915; Hvadan och hvarthøn. Tva f?reløsningar om vørldskrisen, 1915; Politiska handbœcker, I-IV, 1914-1917 (nouvelle éd., 1920); Die politischen Probleme des Weltkrieges, 1916; Staten som livsform, 1917; Studien zur Weltkrise, 1917; Schweden. Eine politische Monographie, 1917; Stormakterna och vørldskrisen, 1920; Grundriss zu einem System der Politik, 1920; Vørldspolitiken i 1911-1919 i periodiska oeversikter, 1920; Die Grossmaechte und die Weltkrise, 1921; Dreibund und Dreiverband. Die diplomatische Vorgeschichte des Weltkriegs, 1921; Der Staat als Lebensform, 1924; Die Grossmaechte vor und nach dem Weltkriege, 1930 (réédition posthume, commentée et complétée par Haushofer, Hassinger, Maull, Obst); Jenseits der Grossmaechte. Ergønzungsband zur Neubearbeitung der Grossmaechte Rudolf Kjellens, 1932 (réédition posthume patronnée par Haushofer); "Autarquìa", in Coronel Augusto B. Rattenbach, Antologia geopolitica, Pleamar, Buenos Aires, 1985. 

Sur Rudolf Kjellen: 

W. Vogel, "Rudol Kjellen und seine Bedeutung f?r die deutsche Staatslehre", in Zeitschrift f?r die gesamte Staatswissenschaft, 1925, 81, pp. 193-241; Otto Haussleiter, "Rudolf Kjelléns empirische Staatslehre und ihre Wurzeln in politischer Geographie und Staatenkunde", in Archiv fuer Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1925, 54, pp. 157-198; Karl Haushofer, Erich Obst, Hermann Lautensach, Otto Maull, Bausteine der Geopolitik, 1928; Erik Arrhén, Rudolf Kjellén och "unghoegern": Sammanstøllning och diskussion, Stockholm, Seelig, 1933; E. Therm?nius, Geopolitik och politisk geografi, 1937; A. Brusewitz, Fran Svedelius till Kjellén. Nagra drag ur den skytteanska lørostolens senare hist, 1945; Nils Elvander, Rudolf Kjellén och nationalsocialismen, 1956; Mats Kihlberg & Donald Suederlind, Tva studier i svensk konservatism: 1916-1922, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1961; Nils Elvander, Harald Hjørne och konservatismen: Konservativ idédebatt i Sverige, 1865-1922,  Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1961; Georg Andrén, "Rudolf Kjellen", in David L. Sills (éd.), International Encyclopedia of the Social Sciences, vol. 8, The Macmillan Company & The Free Press, 1968; Ruth Kjellén-Bj?rkquist, Rudolf Kjellén. En mønniska i tiden kring sekelskiftet, 1970; Bertil Haggman, Rudolf Kjellen. Founder of Geopolitics, Helsingborg, 1988. 

V. aussi: 

Lucien Maury, Le nationalisme suédois et la guerre 1914-1918, Perrin, Paris, 1918; Richard Henning, Geopolitik. Die Lehre vom Staat als Lebewesen, 1931; Otto Maull, Das Wesen der Geopolitik, 1936; Robert Strausz-Hupé, Geopolitics. The Struggle for Space and Power, G.P. Putnam's Sons, New York, 1942; Robert E. Dickinson, The German Lebensraum, Penguin, Harmondsworth, 1943; Adolf Grabowsky, Raum, Staat und Geschichte. Grundlegung der Geopolitik, 1960; Hans-Adolf Jacobsen, Karl Haushofer - Leben und Werk -, 2 vol., Harald Boldt, Boppard am Rhein, 1979; Robert Steuckers, "Panorama théorique de la géopolitique", in Orientations, 12, 1990; Michel Korinman, Quand l'Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence


dimanche, 29 juin 2008

Les "Oies Sauvages": soldats irlandais au service du Saint-Empire

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Les “Oies Sauvages”: les soldats irlandais au service du Saint-Empire pendant la Guerre de Trente Ans

Il y a plus de 380 ans commençait l'une des plus grandes ca­tastrophes de l'histoire européenne, dont nous subissons en­core aujourd'hui les séquelles: la Guerre de Trente Ans.

Je vais raconter ici l'histoire d'une armée de sans-patrie, dont les soldats ont combattu sur tous les champs de ba­tail­le de la Guerre de Trente Ans en Europe centrale. On les appelait les “Oies Sauvages” (Wild Geese) et on les com­pa­rait à ces oiseaux migrateurs qui quittent à inter­val­les réguliers leur verte patrie insulaire. Mais à la différence des oies sauvages, les Catholiques irlandais, chassés de leur patrie au 17ième siècle, ne connaissaient qu'un départ sans retour vers le continent. Presque jamais ils ne revenaient en Irlande.

Des marins français les introduisaient clandestinement sur le continent via la Flandre ou la Normandie. Débarqués, ils étaient confrontés au néant. Mais ils étaient libres. Un flot ininterrompu de mercenaires irlandais sont ainsi arrivés en Europe continentale. Ils étaient des hommes jeunes ou des adolescents, à peine sorti de l'enfance: la plupart d'entre eux n'avaient que quinze ou seize ans, les plus âgés en a­vaient dix-neuf. Ils voulaient faire quelque chose de leur vie ou du moins voulaient être libres.

Après 1600, l'histoire irlandaise s'était interrompue. Le pays é­tait devenu une colonie anglaise, où les Tudors, pour la pre­mière fois, avaient appliqué la tactique de la terre brû­lée. Les autochtones irlandais ont été dépossédés de leurs ter­res. Leur sol leur a été arraché. On y a implanté des co­lons protestants anglais ou écossais.

Systématiquement, la colonisation de modèle normand dé­mon­trait son efficacité. Déjà, dans la foulée de leurs cam­pagnes contre les Anglo-Saxons à partir de 1066, les Nor­mands vainqueurs perpétraient des destructions sans nom pour confisquer définitivement leur histoire aux vaincus. On brûlait leurs villages, on rasait leurs églises et leurs bâ­ti­ments, de façon à ne plus laisser la moindre pierre qui soit un souvenir de leur culture. Ravage, pillage et violen­ce, oppression systématique, famine organisée contre la population: toutes les tactiques utilisées plus tard par les Anglais en Amérique, puis par les Américains ailleurs, ont été mises au point en Irlande.

Une force militaire inutilisée

Pourtant, sur cette île ruinée par la colonisation anglaise, il y avait une force militaire inutilisée. Les Irlandais étaient des soldats farouches qui ne craignaient pas la mort. Ils se feront rapidement une solide renommée dans les batailles. Ils étaient commandés par des officiers compétents, d'ex­cel­lente réputation, qui feront l'admiration de tous sur le con­tinent.

Dans le Saint-Empire Romain de la Nation Germanique, diri­gé par un Empereur catholique, beaucoup d'Irlandais deve­nus apatrides ont vu un allié puissant voire une puissance protectrice au passé glorieux. Par milliers, ils sont venus s'en­gager au service de cet Empereur de la lignée des Habs­bourgs. Beaucoup sont parvenus en Autriche à la suite de pé­riples fort aventureux.

La première vague d'immigrants irlandais est arrivée en 1619 en Autriche. Ces jeunes hommes combatifs ont débar­qué sur le continent de deux manières totalement diffé­ren­tes. Les uns sont arrivés par des voies clandestines, opéra­tion osée dans la mesure où les fugitifs de ce type ris­quaient la peine de mort. Les autres ont été recrutés de for­ces par les Anglais en Irlande et, contre leur volonté, ont dû servir dans l'armée anglaise protestante. Sur base de traité qui unissait l'Angleterre aux princes d'Allemagne du Nord, ils se sont retrouvés sur le continent dans des unités auxiliaires anglaises au début de la Guerre de Trente Ans. Par une ironie du destin, comme souvent dans les guerres an­ciennes, il n'y avait quasiment pas d'Anglais ethnique dans ces troupes, mis à part quelques officiers supérieurs. La plupart de ces soldats étaient donc “déportés” hors des Iles Britanniques et ces Irlandais encombrants s'en allaient ainsi mourir sur le Continent comme chaire à canons. Les Anglais s'en débarrassaient à bon compte.

Une infanterie montée

Ces Irlandais avaient été incorporés dans des Régiments de Dragons, où les pertes étaient généralement très élevées. Mais au début du 17ième siècle, ces Irlandais profitent de la première occasion pour se rendre sans combattre aux trou­pes impériales catholiques. Très vite, ils enfilent l'uniforme autrichien. L'Empire aligne ainsi ses premiers régiments ir­landais. La plupart de ces Irlandais choisissent de servir dans les dragons. A l'époque, cette cavalerie était très ap­préciée et on la surnommait “l'infanterie montée”. Les hom­mes se déplaçaient à cheval mais combattaient à pied. Ils étaient très rapides et très mobiles et ne dépendaient pas vraiment du cheval comme la cavalerie proprement di­te. Dans une certaine mesure, ces dragons constituaient une troupe d'élite, crainte et admirée, dont le cri de guerre est devenu vite célèbre: “Den Weg frei!” (La voie libre!). Ra­pières au clair, ils fonçaient dans les rangs ennemis.

Les Anglais eux-mêmes, comme tous les autres officiers pro­testants, respectaient ces mercenaires irlandais au ser­vice de l'Empereur et les traitaient mieux qu'ils ne les a­vaient jamais traité en Irlande, alors qu'ils étaient devenus leurs ennemis. Ainsi, les Roi de Suède Gustave Adolphe fit soigner les soldats catholiques irlandais après la bataille de Francfort-sur-l'Oder au printemps de 1631, lors de la prise de cette ville par les armées protestantes. Le Roi suédois admirait le courage des Irlandais au service de l'Autriche. L'officier irlandais Richard Walter Butler, au départ recruté de force par les Anglais, était passé aux Impériaux lors de la fameuse bataille de la Montagne Blanche en 1620. Il avait quitté le corps auxiliaire anglais. A Francfort-sur-l'O­der, il était parmi les blessés, sérieusement atteint. Un coup l'avait frappé au bras et sa hanche était percée d'un coup d'estoc. Le Roi de Suède fit soigner ce blessé. Après quelques mois de captivité, il fut libéré.

Les Britanniques respectaient cet ennemi qu'ils avaient as­servi et humilié jadis. Ces Irlandais jouaient souvent le rôle d'émissaires de l'Empereur, car ils maîtrisaient la langue an­glaise. Les nobles anglais les appréciaient et reconnais­saient pleinement leurs qualités d'émissaires ou d'inter­prè­tes. En 1635, quand la France catholique se joint à la coa­lition protestante et trahit le Saint Empire Romain de la Na­tion Germanique, la situation devient tragique pour les Ir­landais catholiques qui combattent désormais dans les deux camps. Soldats d'élite, on les excite les uns contre les au­­tres.

Certains volontaires servaient dans des armées protes­tan­tes. La France du Cardinal Richelieu avait besoin de bons soldats. Officiellement, elle était catholique et, par consé­quent, incitait bon nombre d'Irlandais à la servir. Les Irlan­dais qui traversaient le pays étaient sollicités à rejoindre ses armées. Leur confiance a été trahie par Richelieu qui, souvent, a envoyé ces hommes se battre contre leurs frè­res de sang, fidèles à la légitimité du Saint Empire.

Dévouement et respect pour l'Empereur

Ces soldats irlandais avaient un dévouement et un respect pour l'Empereur. Ils étaient les mercenaires les plus fidèles de la cause impériale et autrichienne. En Irlande même, l'a­mour du Saint Empire ne cessait de grandir, de même que le culte de la légitimité impériale. Les mercenaires af­fluaient sans cesse et s'engageaient dans l'armée autri­chien­ne. Souvent des familles entières débarquaient et par­fois tous les fils mouraient sur les champs de batailles, pour le salut du Saint-Empire.

Le Comte irlandais Richard Wallis, persécuté par les An­glais, arrive en 1622 avec ses deux fils pour se mettre au ser­vice de l'Empereur Ferdinand II. Nommé colonel, il se bat à la tête de son régiment irlandais à Lützen en novem­bre 1632, une bataille au sort indécis mais qui a exigé un lourd tribut de sang. Wallis y est grièvement blessé. Il meurt de ses blessures à Magdebourg. Son plus jeune fils, O­liver Wallis, reçoit de l'Empereur Ferdinand III un régi­ment d'infanterie. Il fera en Autriche une brillante carrière militaire. Dans les rangs de l'armée impériale, plusieurs ré­giments irlandais sont mis sur pied entre 1620 et 1643. Cha­que régiment comptait de 1000 à 1200 hommes. Le nombre des pertes a été très élevé. L'ennemi a parfois annihilé des ré­giments entiers d'Irlandais. Mais, rapidement, de nou­veaux volontaires permettent de les reconstituer. Avant d'ê­tre une nouvelle fois annihilés… Malgré ces pertes dra­ma­tiques, l'Autriche aligne plus de soldats irlandais à la fin de la Guerre de Trente Ans qu'au début.

L'intégration des immigrés de la Verte Eirinn

Les officiers (chaque régiment appartient à un colonel) é­taient allemands ou irlandais. Mais tous étaient acceptés. Parfois on mélangeait les recrues allemandes et irlandaises. Les survivants se sont presque tous installés en Autriche, de­venue leur nouvelle patrie. Jamais on ne les a considérés comme des étrangers. Ils étaient des Européens (chré­tiens), qui apprenaient très vite la langue du pays. Ils é­taient fidèles à l'Empereur, leurs mœurs et leur aspect phy­sique ne déconcertaient pas. Dans tous les pays apparte­nant à la monarchie des Habsbourgs, ces immigrés venus de la Verte Eirinn se sont immédiatement intégrés.

Pendant cette Guerre de Trente Ans, de vastes territoires de l'Empire ont été complètement dépeuplés à causes des opérations de guerre qui y ont fait rage. Il a fallu attendre la fin du 18ième siècle pour ramener le chiffre de la popu­la­tion centre-européenne à celui du 16ième siècle. Les pays du Nord du Danube, où les batailles ont été livrées, de même que les territoires catholiques de la Bavière, de la Souabe et de la Forêt Noire (ndt: et de la Franche-Comté impé­ria­le) ont dû être partiellement repeuplés.

Bon nombre d'Irlandais au service de l'Autriche sont ainsi de­venus colons, des fermiers qui ont reçu des chambres impériales le droit de mettre en valeur des biens fonciers abandonnés, dévastés ou négligés; il fallait recultiver des terres auparavant fertiles. Les Irlandais sont restés et ont participé à la reconstruction du Saint-Empire. Leurs des­cen­dants, élevés en Autriche, vivent encore parmi nous.

Alexander ERETH.

(article tiré de "Zur Zeit", n°21/1998; trad. franç.: Robert Steuckers).

 

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mercredi, 11 juin 2008

The Russian Dreams of a German Philosopher

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The Russian Dreams of a German Philosopher

by Pavel Tulaev

One of the central issues to Russian contemporaneous historiography is the matter of the relations between the East and the West. It is from here that the interest on the subjects arises in the classics like: Russia and Europe, by N. Y. Danilevskii; Decline of the West, by Oswald Spengler; or, Europe and Humankind, by N. S. Trubetskoy. One of the most important works on the subject is the book by the German Philosopher Walter Schubart (1897-194?) Europe and the Soul of the East, published for the first time in Switzerland in 1938. The importance of this work lies in the fact that it is the only one that deals with the universal vocation of the Russian civilization.

The main idea of the treaty is the "natural contradiction between the western man and the eastern man".

The author considers that the West has fallen prisoner of the materialist civilization and lives a time of a profound crisis. The West cannot save itself on its own, the new awakening has to come from the East, from Russia. Schubart bases his analysis in the Russian Literature, in the Philosophy and in the key moments of Russian History. In any case, Schubart's book does not deal just with Russia, but rather with "Europe as seen from the East".

Following the different periods of history, the author analyzes the contradictions between the West and the East, he dives into the depths of the Russian soul, and tries to understand the meaning of the Russian national idea. He places the Russians in the same level as the Germans, Spanish, French and English. He also deals with philosophical matters, like faith and atheism, fear and courage, egoism and fraternity. For instance, he tries to understand the reason why the Germans are badly seen by other peoples; why is it that the Anglo-Saxons are so entrepreneurs; what makes the French to be so rationalistic whereas the Russians are so nationalistic and are so much into self-sacrifice. He is interested, above all, in the degradation of the western individual.

Schubart finds the answer to those questions in the geographical, religious and cultural factors.

The West, for Schubart, is divided into a few key nations, and then he continues analyzing the Germans, the Anglo-Saxons and the French.

The Germans, according to Schubart, are the ones who stand out most in the prometeic culture (i.e., bearer of a will to know the truth and to change the course of things) in the West. They are disciplined, they love working, they carry the mark of the Nordic soul. They love the combat and are natural soldiers. A typical characteristic of the Germans is some degree of arrogance and even cruelty in their treatment to others. But this does not mean that the German is cruel; on the contrary, inside his own family circle he is affectionate and warm.

With regards to the Anglo-Saxons, the fact of living in an island has influenced them like no other factor in their idiosincracy. The English is pragmatic, practical, and he makes an effort in being succesful in his enterprises. Spiritually, he is a liberal; vocationally, he is a merchant.

The French, unlike the English, are less pragmatic. They are good analysts and rationalists, but more dreamers. The French is sentimental and searches for beauty and order in everything. If the Germans fights attracted by his warrying soul, the French is ready to die for his dear motherland.

The Russians --to whom Schubart dedicates over the first half of the book--, differently to their western cousins, they posses a great interior freedom. Due to their profound religiosity, the Russian is not subject to the material things, he doesn't try, like the German, to conquer the world; nor does he wish, like the English, to always achieve material benefits; he does not try, like the French, to understand what cannot be understood, although he posseses an immense universalist vocation.

From the Geopolitical point of view, the Russian is a born imperialist; he thinks in wide spaces and continents, which is why Dostoievski was right to speak of the "Pan-European" vocation of the Russian, and also was Napoleon when he asserted that "Russia is a power that goes towards world domination with giant steps."

The author of Europe and the Soul of the East calls the Russians who live in the open plains of Eastern Europe, the "sons of the steppe". Even if living in the cities, the Russians "keep the life style proper of the nomad people". And though the ancient Scandinavians named Russia as Gardarika ("country of cities), the fact is that there has always been a vocation to live outside the urban limits, a need to return to the ways of the rural life, to the harsh tasks of the work in the land.

In any case, it seems as if to analyze the central characteristics of the Russian nation, Schubart based himself in the Russian Literature and Thought, instead of the evidenced historical facts.

One of the most interesting observations from Schubart is the list of similarities that he finds in the national trajectories of Russia and Spain:

Both nations emerge as powers as a result of the struggle against non-Christians. In 1476, Ivan III refused to pay the yearly tribute to the Tatar Khanate, and in 1492 Fernando of Aragon conquers the last Moorish reduct in Granada and expels the Jews, finishing this way the Reconquista. Both nations build powerful empires and both peoples fought against Napoleon like no other and defeated his armies. A fact that is key for both nations, according to Schubart, was the entry of the prometeic ideas which, already in the 20th century made that both Russia and Spain lived revolutions and civil wars.

"The Spanish national idea is more similar to the Russian national idea than any other --asserts Schubart-- since both share the same longing for transcendence, of returning to the world its 'lost soul'."

"Russian civilization --continues Schubart-- struggles for the triomph of the prometeic culture in its lands, but the day will arrive when this struggle will come out of its frontiers to attack the western soul in its own terrain. From this will depend the destiny of humanity: Europe was a source of disgraces for Russia, but Russia can get to be a source of happiness for Europe."

The assesment of Schubart's book that we are doing here should not make us forget that it is not possible to agree with many of the assertions done by the author. Some of the facts must be discussed.

Schubart speaks of the Russian soul and of the spiritual characteristics of other peoples in an abstract mode, without taking into account the very important fact that every time and every historical context is different from the one preceding it. It is not the same to speak of the Russian mentality based on the Christian Orthodoxy than to speak of the one based on Bolschevism. Another critique refers to what the author understands by "East": Russia, in relation to Germany is obviously in the East. But in relation to China and Central Asia it is the West. Russia is, for its racial and cultural origins, an European nation. The country expanded from the North-West to the South-East, but that does not mean that we stop being Christians and White colonizers and we turn into Asians or Muslims.

The German philosopher calls our country "the Eastern Continent" and to the Russians "the sons of the steppe". In fact the geographical determinism happens to be one of Schubart's weakest points: it seems as if for him the "landscape" is one of the main factors to know the destiny of a people; when it has been evidenced that a good Blood can exist in a highly technified environment.

Since his work was released, the global relations have change already twice: in 1945 and in 1991. There is no more a III Reich nor a USSR. We live in the time of the technocracy, of the post-industrical civilization, the "New World Order". There is little space left for the profecies of Schubart to become reality.

There is only left the trust in ourselves, to listen to our heart and to our soul; only this way we will be the owners of our Destiny.


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Article by Pavel Tulaev, published on the issue #7 of the Russian Identitarian magazine Nasledye Pred' Kov (The Heritage of the Forefathers). Summer 2000.

Translated from Russian to Spanish by Josep Oriol Ribas i Mulet, and published on the issue #12 of the Spanish Identitarian magazine Tierra y Pueblo. May 2006.
__________________
'Dardanidae duri, quae uos a stirpe parentum
prima tulit tellus, eadem uos ubere laeto
accipiet reduces. Antiquam exquirite matrem:
hic domus Aeneae cunctis dominabitur oris,
et nati natorum, et qui nascentur ab illis.'



We can easily forgive a child who is afraid of the dark; the real tragedy of life is when men are afraid of the light.

--Plato--

vendredi, 06 juin 2008

En souvenir d'un soldat politique de la Bundeswehr

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En souvenir d'un soldat politique de la Bundeswehr: le Général-Major Hans-Joachim Löser

 

La Bundeswehr n'a jamais connu de généraux politisés à la fa­çon latino-américaine. Elle a eu la chance, cependant, d'a­voir eu, dans ses rangs, quelques généraux capables de combiner leurs compétences militaires à un instinct politi­que sûr et à une intelligence aiguë des conséquences di­rectes de la politique de sécurité pour leur peuple. Ces officiers reconnaissaient le primat du politique, c'est-à-dire la responsabilité des hommes politiques démocratiquement élus, mais se réservaient toutefois la liberté d'exposer aux responsables politiques leurs convictions politiques solide­ment étayées par un savoir factuel et technique éprouvé, surtout lorsque ces convictions ne concordaient pas avec les idées des politiques, ce que ceux-ci n'aiment guère en­ten­dre. Parmi ces officiers allemands, capables de penser politiquement au meilleur sens du terme, il y avait le Gé­néral-Major e.r. Hans-Joachim (Jochen) Löser, qui vient de nous quitter, ce 13 février 2001, dans sa 83ième année.

 

Jochen Löser était issu d'une famille de Thuringe et de Sa­xe, bien ancrée dans les traditions. Après avoir passé son Abitur  en 1936 dans une école NAPOLA de Berlin-Spandau, il rejoint comme aspirant (Fahnenjunker) le 68ième Régi­ment d'Infanterie du Brandebourg. Au début de la guerre, il est Adjudant de Bataillon, plus tard, lors de la campagne des Balkans et de la campagne de Russie, il est promu Ad­judant régimentaire auprès du 230ième Régiment d'In­fan­terie. Quand commence la terrible bataille de Stalingrad, il la vit et l'endure avec le grade de commandant de ba­tail­lon. Il est grièvement blessé et reçoit la Croix de Chevalier. A­près avoir reçu une formation d'officier d'état-major et avoir servi à ce titre dans les Carpathes et sur le Front de l'Arctique, il évite en avril 1945, face aux troupes amé­ricaines, la bataille de défense de sa ville natale, Weimar, mission impossible et désormais dépourvue de sens. Après la guerre, il gère pendant dix ans une entreprise qui occupe des invalides de guerre. En 1956, il entre au service de la Bundeswehr. Il y exerce les fonctions de maître de confé­ren­ce à l'école militaire de Hardthöhe, de chef d'état-major d'une Division puis d'un Corps d'armée, finalement il accède au grade de commandeur d'une Brigade et d'une Division. En 1974, de son propre chef, il décide de quitter le service des armes et reçoit la Grande Croix du Mérite de la RFA.

 

Quand la FDP proposait une vraie alternative

 

J'ai connu Jochen Löser en 1967, quand je dirigeais le "Cer­cle de travail I" de la fraction FDP du Bundestag, qui s'oc­cupait également des questions de défense. A l'époque, le noyau de la politique de défense de la FDP était le suivant: il nous paraissait inutile d'équiper les troupes allemandes pla­cées sous le commandement de l'OTAN d'armes atomi­ques coûteuses, alors que les munitions ad hoc ne seraient jamais placées entre des mains allemandes. Nous nous po­sions la question: ne serait-il pas plus intelligent de con­centrer nos moyens pour améliorer la défense convention­nelle de l'Allemagne et de laisser la dissuasion nucléaire aux puissances qui pourrait l'utiliser en cas d'urgence? C'est donc surtout grâce aux conseils de Jochen Löser que la FDP, guidée par son expert en questions de défense, Fritz-Rudolf Schultz, a pu présenter une alternative en politique de sécurité, face à la Grande Coalition de l'époque; c'était une alternative inattaquable sur le plan des faits, qui te­nait nettement mieux compte des intérêts du peuple alle­mand divisé en cas de guerre que les plans habituels de l'OTAN.

 

Après 1969, la FDP, malheureusement, a abandonné ses pré­occupations en matières de défense et n'a plus ma­ni­festé d'intérêt pour ces réflexions. En tant que comman­deur, Jochen Löser ne voyait plus aucune possibilité de diffuser ses compétences techniques. Cela a sans doute mo­tivé son départ de la Bundeswehr. Il a alors commencé une fructueuse carrière d'écrivain politique, où il a couché sur le papier ses réflexions en matières de défense, qui, chaque fois, tenaient compte des intérêts de l'adversaire po­tentiel. Des ouvrages comme Gegen den Dritten Welt­krieg (Contre la Troisième Guerre mondiale), Weder rot noch tot (Ni rouges ni morts), Neutralität für Mitteleuropa (Neutralité pour l'Europe centrale), Kämpfen können, um nicht kämpfen zu müssen (Savoir combattre pour ne pas a­voir à combattre), puis, finalement, cette magnifique his­toire de la 76ième Division d'Infanterie de Berlin-Brande­bourg, intitulée Bittere Pflicht (Notre amer devoir), où Jo­chen Löser, le soldat qui défendait les intérêts de son peu­ple, rassemblait tous ses souvenirs, sans perdre de vue les in­térêts des autres peuples.

 

Detlef KÜHN.

(Hommage rendu dans l'hebdomadaire Junge Freiheit, http://www.jungefreiheit.de ).

jeudi, 05 juin 2008

Adieu au Général-Major Jochen Löser

 

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Adieu au Général-Major Jochen Löser

Le Général Major Jochen Löser est décédé le 13 février 2001, à l'âge de 83 ans. J'ai rencontré Jochen Löser le 6 octobre 1984, lors de ma toute première visite à la Foire de Francfort. J'arpentais ses immenses corridors à la recher­che de livres pertinents, capables d'ouvrir à mes lecteurs des horizons nouveaux, en prenant appui sur des faits tan­gibles, capables aussi de crever la croûte des ronrons de la pensée imposée par les médias. Dans le grand stand de Ber­telsmann, mon vœu a été exaucé. Bien en vue, plusieurs di­zaines d'exemplaires de Neutralität für Mitteleuropa s'a­li­gnaient sur les présentoirs. J'ai tendu la main, saisi un de ces exemplaires, que j'ai compulsé un peu fébrilement, pour découvrir une démarche qui était la mienne depuis la lecture du fameux ouvrage de Jacques Droz sur l'Europe cen­trale (paru chez Payot) et du livre collectif de Helmut Be­ring (Wirtschaftliche und politische Integration in Eu­ropa im 19. und 20. Jahrhundert, Vandenhoek & Ru­precht, Göttingen, 1984), où les auteurs abordaient éga­lement les questions relatives à la "Mitteleuropa". Jochen Lö­ser repla­çait la question de l'Europe centrale dans l'ac­tua­lité la plus brûlante, sur le fond d'une contestation gé­nérale de l'in­stal­lation des missiles américains sur le ter­ri­toire de la RFA. L'ouvrage que je tenais entre les mains é­tait un traité ra­tion­nel, réclamant l'élargissement de la zo­ne neutre en Eu­rope centrale. Les non-alignés n'auraient plus été seule­ment la Yougoslavie, l'Autriche, la Suisse, la Suède et la Fin­lande, mais tous ces pays soustraits à la lo­gique binaire de Yalta, plus les deux Allemagnes, le Béné­lux, le Da­ne­mark, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hon­grie. Ce que je découvrais là était enfin une alternative co­hérente au sta­tu quo, qui correspondait à notre volonté de dépasser le duopole mis en place à Téhéran, à Yalta et à Postdam, entre 1943 et 1945.

J'ai aussitôt demandé un exemplaire de presse à la prépo­sée du stand, qui m'a dit: «Si ce livre vous intéresse, re­passez cet après-midi, l'auteur sera présent sur le stand». C'est ainsi que j'ai rencontré Jochen Löser et que nous a­vons tout de suite sympathisé. Le Général Löser était un hom­me affable, doux, d'une extrême gentillesse, avec un sou­rire extraordinaire. Une sorte de complicité est née dans ce stand, où œuvrait également le frère de la mili­tan­te écologiste radicale, Jutta von Ditfurth, fille du biologiste Hoimar von Ditfurth.

Notre visite chez le Dr. Otto Zeller

Nous avons travaillé ensemble pendant deux ans, en ten­tant de diffuser au maximum des alternatives au statu quo imposé par l'OTAN en matières de défense. Les réunions de tra­vail se déroulaient principalement à Bonn, au domicile de Jochen Löser, à proximité du Rhin et d'une falaise ma­gni­fique, couverte de vignobles en terrasse depuis l'époque des Romains. Un jour, pour finaliser l'édition des souvenirs de guerre du Général Löser, nous nous sommes rendus à Os­nabrück chez l'éditeur Otto Zeller. Un personnage extra­or­dinaire, dont je garderai éternellement le souvenir. Le Dr. Zeller, aujourd'hui décédé, était un grand linguiste, tra­duc­teur d'Homère et des Védas, auteur d'une fresque brossant l'histoire indo-européenne depuis les plus lointaines origi­nes. Une fois la version définitive du manuscrit du Général acceptée sans discussion et la remise des dernières photo­graphies de l'épopée de Löser et de ses soldats, Otto Zeller nous a invités chez lui, où il vivait seul  —et très triste—  de­puis le décès de son épouse, un être qui lui avait été très cher. Le Dr. Zeller habitait une vieille ferme nord-alle­man­de de type traditionnel, dont il avait scrupuleusement res­pecté l'aménagement, axé sur le foyer central. L'ar­chi­tec­tu­re tra­ditionnelle —repérable depuis la culture danubien­ne du Michelsberg (entre -4500 et -2750 av. J. C.)— de cet­te bâ­tisse m'a profondément impressionné. Nos plus loin­tains ancêtres avaient un sens de l'espace  —un feng shui oc­cidental—  beaucoup plus développé que nos modernistes en quête perpétuelle de sensationnel. Après une visite de cette superbe ferme, nous nous sommes retrouvés à trois, Lö­ser, Zeller et moi, autour de deux seaux, en train de pe­ler les pommes de terre pour le repas du soir, comme si nous étions en bivouac. Scène d'une extrême simplicité et d'une grande chaleur humaine. Car mes deux aînés, le mi­li­taire et le philologue, hommes façonnés et ciselés par des expériences extraordinaires, ont profité de ce moment pour se raconter leurs souvenirs. Et j'ai écouté.

Les souvenirs du Dr. Zeller

Le Dr. Zeller était juriste et philologue-linguiste; j'avais été le lecteur attentif de son ouvrage Problemgeschichte der ver­­gleichenden (indogermanischen) Sprachwissenschaft (1967; Histoire de la problématique des sciences linguisti­ques indo-européennes comparées), où il retraçait avec pré­­­cision l'évolution de la recherche linguistique des huma­nistes de la Renaissance à Hirt, en passant par Leibniz, Bopp, Rask, les frères Grimm, Schleicher, Schrader, etc. Autour de nos deux seaux, le Dr. Zeller a encore évoqué d'au­­tres souvenirs: j'en ai retenu trois. Sanskritologue, il a­vait été chargé d'accompagner dans Berlin le fils d'un Ma­ha­radjah, volontaire dans le bataillon indien de la Wehr­macht, qui sera stationné à Bordeaux. Il nous a brossé avec humour les anecdotes de cette visite, véritable choc entre deux civilisations. Ensuite, prisonnier de guerre, Zeller a dû servir d'interprète dans un tribunal militaire anglais, qui condamnait à la chaîne de pauvres diables de Polonais, de Russes et d'Ukrainiens, cherchant à rentrer à pied dans leur pays, mourant de faim sur les routes du Reich dévasté et chapardant des victuailles dans les casernes britanniques; des rixes éclataient parfois avec les gardes, à qui il arrivait de prendre un coup fatal. Inévitablement, ces bougres af­fa­més, qui avaient tué pour pouvoir manger, étaient con­dam­nés à la corde d'un gibet de sa Très Gracieuse Ma­jesté. Cette fonction d'interprète, imposée par la con­train­te, a­vait été pour notre philologue particulièrement hor­rible. Enfin, le début de sa carrière d'éditeur; le pouvoir com­mu­niste est-allemand vidaient les bibliothèques publi­ques et privées et vendait à l'Ouest des wagons entiers d'ou­vrages rares et anciens. Zeller les rachetait au kilo, sé­lectionnait les meilleurs titres pour en faire des réim­pres­sions, amorce de sa "Biblio Verlag".

Le lendemain, Zeller m'offrait le livre qu'il venait d'écrire pour ses enfants et ses petits-enfants, Am Nabel und im Auf­trag der Geschichte. Où les titres des chapitres étaient déjà une grande leçon: «Vouloir vivre sans histoire, est une utopie»; «Seul ce qui a une histoire est réel». Deux pré­cep­tes à retenir en toutes circonstances. Am Nabel und im Auf­trag der Geschichte est ensuite un vaste synopsis de l'é­popée indo-européenne dans l'histoire, depuis les méga­lithes jusqu'à la conquête spatiale.

Cette journée à Osnabrück m'a dévoilé l'extrême modestie de deux hommes exceptionnels, sur des plans différents. Une grande leçon. Que je n'oublierai jamais.

Stratégie du hérisson et défense civile

Sur le plan politique, ce bout de chemin fait avec Jochen Löser au beau milieu des années 80 m'a permis de déve­lop­per des idées originales en matières de défense, diamé­tra­le­ment différentes des doctrines officielles de l'OTAN et des thèses pacifistes maniées par une certaine gauche de con­viction donc d'irresponsabilité. Juste avant d'avoir écrit Neutralität für Mitteleuropa, Jochen Löser, avec le con­cours d'Harald Anderson, avait apporté une réponse ori­ginale aux conférences de Genève entre l'Est et l'Ouest, qui avaient débouché sur un échec (cf. Antwort auf Genf. Sicherheit für West und Ost, Olzog Verlag, Munich, 1984). Demeurant dans la logique théorique qui avait toujours été la sienne, y compris dans les coulisses de la FDP qui cher­chait une position originale au temps où elle était isolée dans l'opposition, Jochen Löser préconisait une "stratégie du hérisson", calquée sur les modèles helvétique et you­go­slave, permettant de rendre un territoire hermétique, im­pre­nable, par recours à des moyens strictement con­ven­tionnels. Cette stratégie avait ensuite pour corollaire d'as­surer une protection maximale des populations civiles (a­bris anti-atomiques, etc.), exposées aux opérations aérien­nes et terrestres de tout conflit susceptible d'éclater.

Löser nommait "Raumdeckende Verteidigung" ("Défense couvrant l'espace"), ce système de défense efficace, de ty­pe traditionnel, inspiré du modèle suisse, que d'autres, com­me le Général français Brossolette, appelaient "défense par maillage territorial". L'adoption d'un tel mode de dé­fense impliquait l'organisation d'une armée de citoyens, une milice territoriale (Löser: "Friedensmiliz", "Heimat­dienst" & "Heimatschutz"), appelée à couvrir les tâches non directe­ment combattantes, de même qu'à assurer les missions de soutien logistique, de protection des installations militaires sur les arrières du front, les transports et la surveillance des côtes. In fine, un maillage complet du territoire per­met d'assurer la suprématie du feu sur le mouvement, donc des systèmes de défense sur les stratégies d'attaque fron­tale.

Neutralité, finlandisation et Blockfreiheit

Une telle vision de la défense du territoire allemand per­mettait effectivement de le verrouiller contre toute atta­que venant de l'Est soviétisé, parce qu'à partir du Bran­de­bourg le territoire européen devient plus densément peuplé et structuré, donc moins ouvert comme l'est en revanche la plaine de l'Est, qui, elle, permettait hier le déploiement de masses de cavaliers et permet aujourd'hui celui de divisions de chars d'assaut. La densité du territoire allemand et ouest-européen permet de doter les défenseurs d'armes an­ti-chars très performantes, filoguidées ou à guidage élec­tro­nique, descendant en droite ligne des Panzerfäuste et des Panzerschrecke de la Wehrmacht. Simultanément, ce ver­rouillage et ce maillage militaire du territoire centre-eu­ropéen induisaient une remise en question de l'inféo­da­tion de la RFA aux structures de l'OTAN et de l'Alliance at­lan­tique. Le statut de neutralité  —décrié par les services de Washington maniant le (faux) spectre de la "finlan­di­sa­tion"—  redevenait une option possible.

Du terme polémique "finlandisation"

Neutralität für Mitteleuropa contient justement une criti­que serrée de ce concept de "finlandisation" que cri­ti­quaient et rejetaient les atlantistes. Löser commençait par po­ser les termes "neutre" et "neutralité" comme des con­cepts positifs du droit international, même s'il admettait que "neutraliste" et "neutralisme" recelaient une connota­tion propagandiste, qui n'était ni positive ni objective. La neutralité est un droit des Etats, garanti par l'art. 2, §2, de la Charte des Nations Unies. La neutralité est assortie d'ob­ligations: ne pas faire partie d'une alliance constitué à des fins de belligérance, ne pas céder la moindre parcelle du ter­ritoire national pour en faire un point d'appui pour une puissance voisine belligérante, armer le pays de façon à dis­suader tout ennemi de pénétrer sur son territoire. La neu­tralité implique donc, ipso facto, d'armer la nation et de choyer l'armée, qui l'incarne. La neutralité, au sens juri­dique du terme, n'est donc pas un pacifisme, un anti-mi­li­tarisme, que ceux-ci se camouflent ou non derrière le ter­me "neutralisme". La Finlande n'échappait pas à cette rè­gle, même si cette neutralité devait tenir compte de ses re­lations conflictuelles avec l'URSS entre 1917 et 1945.

Le projet de Löser était donc d'élargir le statut de neutra­li­té de l'Autriche à un espace centre-européen plus vaste, per­mettant de le dégager de la logique bellogène des blocs. Cette logique n'est donc pas celle d'une "finlandisa­tion", comme le proclament et l'entendent les défenseurs de l'OTAN; parce que les Etats concernés n'ont pas les mê­mes rapports de voisinage que ceux de la Finlande et de l'URSS. Elle est plutôt une "austrialisation" ou une "helvé­ti­sa­tion", donc un renforcement de souveraineté par désen­ga­gement vis-à-vis d'une alliance téléguidée par une seule su­per-puis­sance, de surcroît étrangère à l'espace européen ("eine raum­fremde Macht", auraient dit Carl Schmitt et Karl Haus­hofer).

Droits de l'homme et Armageddon 

Autre atout majeur de Neutralität für Mitteleuropa: la cri­tique du néo-machiavélisme occidental, camouflé derrière les discours sur les droits de l'homme. Avec la forte et élé­gante concision du militaire qui se consacre à l'écriture, Jo­chen Löser, dans le chapitre IV de cet ouvrage, critique vertement la volonté américaine de se poser comme l'in­car­nation du "bien" absolu, en lutte contre le "mal" absolu. Un bien qui proclame et défend les "droits de l'homme" et un mal qui les nie. Une telle attitude, explique-t-il, est une incongruité à l'âge des armes nucléaires. La puissance de des­truction de ces armes est telle qu'on ne peut, dans un pa­reil contexte, tenir un langage d'apocalypse, car déclen­cher l'apocalypse devient possible mais n'est évidemment pas souhaitable, puisque la riposte de l'adversaire reste tout de même en mesure de réduire les bases territoriales du vainqueur à néant, le ramenant ipso facto à l'âge de la pierre. Contrairement à Reagan qui parlait d'Armageddon, Löser raisonne au départ de Clausewitz: les intentions de la politique doivent correspondre aux moyens mis en œuvre; l'objectif politique souhaité ne peut être un despote; il doit s'adapter à la nature des moyens. A l'âge des armes nu­cléaires, les moyens sont théoriquement absolus, en prati­que, les puissances atomiques ont une marge de manœuvre très réduite. Le règlement des différends passe donc par la di­plomatie et les négociations.

Clausewitz et Bismarck

Cette perspective clausewitzienne interdit de placer la po­li­ti­que internationale sous le diktat des émotions, comme celles qu'éveillait dans les médias le nouveau culte des droits de l'homme, annoncé dès le discours inaugural de Car­ter en 1977.  La politique internationale ne peut fonc­tion­ner que si l'on jauge objectivement, avec sérénité, les faits, les intérêts, les divergences entre Etats. Löser rap­pelait une parole forte de Bismarck: «Agir selon des prin­cipes est une attitude qui, selon moi, revient à courir dans la forêt en tenant en bouche une barre de fer dans le sens de la longueur». Par conséquent, le diplomate ne peut agir sous la dictée de ses sympathies ou de ses antipathies pour des situations en vigueur dans le territoire d'une puissance voisine ou adverse, ou pour des personnes y exerçant une fonction souveraine. Les émotions suscitées par les antipa­thies ou les sympathies n'ont pas leur place dans la sphère du politique. Les juristes extrémistes et les moralistes é­chevelés n'ont pas de rôle à jouer dans la sphère austère du po­litique.

Certes, les dissidents d'une puissance voisine ont droit à l'a­si­le politique, à écrire et à œuvrer chez nous s'ils y sont ac­cueil­lis, mais leur sort ou leur sécurité ne doit pas troubler le jeu subtil de la diplomatie classique. Si l'enga­ge­ment des moralistes ou des juristes pour la liberté d'ex­pres­sion est un devoir moral, que personne ne va leur con­tester, les diplo­ma­tes ont, eux, le devoir politique et la res­ponsabilité de ne pas déclencher d'apocalypse ou de con­flit au nom de doc­trines éthiques vagues ou instables.

Voilà donc les thématiques que nous avons abordées entre 1984 et 1986. Mon discours à Versailles, lors du colloque du GRECE du 16 novembre 1986, est le résultat (succinct) de ces travaux. Pourquoi notre chemin s'est-il arrêté là? Tout simplement parce que l'accession de Mikhaïl Gorbatchev à la fonction suprême en URSS, remettait tout en question: et le duopole en place et l'ordre né de Yalta. Avec la pe­restroïka, les événements vont se précipiter: les accords "4 + 2", la réunification allemande, le dégel à Moscou, les manifestations de Prague, le démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hongroise. Löser et moi avions l'intention de sortir, avec d'autres, un livre manifes­te, mais chaque jour apportait sa part d'innovations ou de changements, si bien que toutes nos planifications étaient réduites à néant. De l'accession de Gorbatchev au pouvoir à Moscou en 1985 jusqu'au triomphe d'Eltsine en août 1991, l'Europe a vécu une succession de bouleversements aux­quels nous n'étions pas préparés. Impossible dans de telles conditions d'achever un livre collectif, un tant soit peu sub­stantiel. Il a fallu abandonner. Et nos relations se sont in­terrompues. A mon vif regret.

De la vieille leçon du Taciturne

Quinze ans ont passé depuis nos derniers échanges épisto­laires ou téléphoniques. Quinze années de bouleversements inimaginables au jour de notre première rencontre, le 6 oc­tobre 1984. Mais quinze années où l'Europe n'a pas été ca­pable de trouver une solution rationnelle à ses problèmes de défense, comme nous le préconisions. Cet échec, dû à la piètre qualité intellectuelle et morale du personnel politi­que en place, est une tragédie. Notre civilisation s'est dé­li­bérément engagée dans une impasse. Le politique est mort. La citoyenneté, dont on parle à grands renforts de trémolos dans la voix, est devenue une illusion sinon une farce. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner le combat: «Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer». Vieille leçon du Taciturne. En souvenir du Général-Major Jochen Löser, nous allons continuer le com­bat. Pour une Europe libre et forte, bien à l'abri de pi­quants, pareils à ceux du hérisson.

Robert STEUCKERS.

lundi, 02 juin 2008

Heidegger et son temps (2)

Conception de l'Homme et révolution conservatrice: Heidegger et son temps

par Robert Steuckers

Deuxième partie

"L'américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l'homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l'art pour l'art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l'homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Age rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l'homme. L'Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [23], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l'Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l'intensité (l'être) surgit dans un monde où l' "amorphe" a tout banalisé.

L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire de présenter ces auteurs pour avoir une idée des courants idéologiques qui ont formé l’arrière-plan sur lequel Sein und Zeit s'est élaboré. Dans ses arguments, la Révolution Conservatrice mêle en effet une aspiration à retrouver un monde stable, philosophiquement marqué d’un certain substantialisme, et une aspiration à détruire, à extirper révolutionnairement les derniers restes du monde substantialiste. On a parfois pu dire que le nazisme montant a repris à son compte quelques-uns des arguments de la Révolution Conservatrice. Toute propagande a toujours fait feu de tout bois. La Russie soviétique, par ex., a toléré, au début de son existence, toutes les formes de modernisme. Quelques années plus tard, il n'en restait plus rien. La situation fut analogue, en Allemagne, pour la Konservative Revolution. Hitler n’a pas hésité à utiliser à son profit tout argument dirigé contre le libéralisme ou le marxisme, mais, en fait, les éléments philosophiques ou idéologiques qui pouvaient contribuer à révolutionner la philosophie occidentale lui étaient profondément indifférents. Sa praxis politique restait liée à une Realpolitik d’inspiration impérialiste commune à tout le XIXe siècle finissant. Sa vision du monde n’était qu’un mélange confus de darwinisme primaire et de nietzschéisme banalisé [24].

medium_weinhe.jpgEn Allemagne, les représentants de ce qu’il convient d’appeler le "réalisme héroïque" ont été principalement Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn. Ces auteurs se sont mis à la recherche d’un nouvel "impératif catégorique", dégagé de tous les reliquats du bourgeoisisme de 2 derniers siècles. Radikal "unbürgerlich" : tel était pour eux le programme du XXe siècle. L'anti-bourgeoisisme avait pour but de tirer les peuples européens de leur "indolence" ontologique - cette indolence dans laquelle les actes des hommes sont incapables de s’accomplir de façon strictement "formelle", d’être en eux-mêmes et par eux-mêmes une "structure", une "forme" ou une "attitude" (Struktur, Gestalt, Haltung). Cela revenait à dire que le monde se "justifie" par l'esthétique et non par l'éthique. Dans cette perspective, même si l’attitude héroïque peut se comprendre comme dotée d’une valeur éthique, c’est surtout pour la beauté du geste qu’elle se trouve appréciée. Dès lors, toute "substantialité" se dissout. Le geste porte sa valeur en lui-même et ne se justifie plus au départ d'un système ou d’une ontologie. Le réalisme héroïque, selon Walter Hof [25], se définit comme un existentialisme esthétique ou comme un esthétisme existentiel. Le terme "esthétisme" a pourtant une mauvaise réputation. On croit trop souvent qu'il exprime une sorte de fuite hors du monde, "dans la tour d’ivoire de la beauté ésotérique". Mais en réalité, ce n'est pas hors du monde que veulent se placer les contemporains de Heidegger. Ils veulent au contraire percevoir le monde, mais exclusivement sous l'angle esthétique.

Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn

Comment Weinheber, Jünger et Benn ont-ils, chacun, "arraisonné" l’existence ? Des 3, Josef Weinheber est le plus "conservateur". L'élan vers l’avant, le Durchbruch nach vorne, est jugé par lui trop dynamique et, partant, trop instable. L’intensité existentielle que déploie l’ "homme sur la brèche", l’unité totale avec le monde immanent qu’il acquiert en ces rares moments, lui semblent trop fugaces. L'art est pour lui la seule valeur indubitable, le seul impératif catégorique. L’art se saisit des choses, des douleurs, pour les transformer en "chants" (Lieder). Weinheber, dans son œuvre, chante la fierté du créateur solitaire, la tragique folie quelque peu titanique de l’idéaliste qui poursuit, sans espoir, ce qui lui restera inaccessible. La création, elle, dure. Comme Heidegger, Weinheber déplore la disparition du monde hellénique archaïque, l'éviction des dieux hors du monde, le dessèchement des forces démoniques, la chute de l’inauthentique où aucune "forme" n’est plus perceptible.

Contrairement à Weinheber, le jeune Ernst Jünger, lui, ne déplore pas le nihilisme. Dans ses premiers écrits, aucune mélancolie ne transparaît - mais aucun sentiment de joie non plus. L'action des "aventuriers", des hommes qui vivent dangereusement en s’imposant une implacable discipline personnelle est, à ses yeux, un modèle. Le réalisme héroïque de Jünger peut s’énoncer en quelques maximes : faire face à l'épreuve, s'endurcir à la douleur, vivre dangereusement. En dictant de tels préceptes de conduite, Jünger montre sa volonté de poser les bases d’un nouveau nihilisme qui sera révolutionnaire et actif. À son sujet, Marcel Decombis écrit : "Le travail de destruction s’achève par la découverte d’une réalité capable de servir de base à l’édification d’un système. Il a eu pour effet de mettre en évidence l’existence des forces élémentaires, contenues aussi bien dans le monde physique que dans le cœur de l’homme..." [26]. Mais Jünger constate que les forces élémentaires de l’enthousiasme ne suffisent plus. La Ière Guerre mondiale a démontré qu’un simple servant de mitrailleuse pouvait décimer une troupe entière d’hommes héroïquement convaincus de leur cause. L’expérience militaire de Jünger lui a fait constater le rôle implacable de la machine. L’homme, cependant, ne peut plus reculer. Il faut aller de l’avant, obliger la machine à vivre, à son tour, l’aventure. L’idéal vitaliste doit s’incarner dans le militant politique moderne. La "substantialité" doit se re-découvrir dans le dynamisme déployé par les existences les plus fortes. Dans Der Arbeiter (1932), ouvrage que Walter Hof considère comme la "Bible" du réalisme héroïque, Ernst Jünger entend précisément tracer l’ébauche de l’homme de l’époque à venir. Cet homme doit incarner l’unité des contraires. L’ordre absolu de l’avenir dépassera les types d’ordre bourgeois en ceci qu’il n’exclura pas le risque ; il sera, dit Jünger, le fruit des nouvelles épousailles de la vie avec le danger. La tâche de l’homme nouveau ne sera pas de lutter contre le monde en marche, avec la nostalgie des stabilités perdues, mais d’être le Vabanquespieler, le "joueur qui risque le tout pour le tout", du nouvel âge. Jünger transpose ainsi, dans l’arène politico-idéologique, la philosophie de l’acte et de la décision.

medium_benn.jpgJünger extériorise dans la politique son dépassement du nihilisme passif et du substantialisme, et ce dépassement réside dans l’action. Gottfried Benn, lui, choisit une voie intérieure (Weg nach Innen), une voie vers le spirituel et l’artistique. Inaccessible à la décadence, le monde des formes artistiques permet de penser et de vivre une restitutio du vieux monde précapitaliste et du cosmos antique. Ce monde peut être vécu grâce au travail qu’opère l’esprit constructivement par le moyen de l’art ; en tant qu’univers intérieurement re-créé, il doit transmettre au monde purement présent de l’extérieur l’idée d' "attitude maintenante" (Haltung), laquelle correspond à une impulsion de résistance, à un refus de fuite, que ce soit vers la sécurité ou vers l’action désespérée. L’image anthropologique qui ressort de l’œuvre de Benn est celle d’un homme qui reste stoïque au milieu des ruines. On connaît à ce propos le livre du penseur traditionaliste italien Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines [27]. Écrit en 1960, cet ouvrage n’a pas été connu de Benn, qui, par contre, a préfacé en 1935 l’édition allemande d’un autre livre d'Évola, Révolte contre le monde moderne [28].

On constate, à lire cette préface, que le nihilisme désespéré de l’Allemand diffère fondamentalement de la confiance que, malgré tout, conserve l’Italien. Le rejet de tout substantialisme au profit des "formes" créés par l’artiste traduit d’ailleurs, chez Benn, un oubli du facteur "temps" que Heidegger avait découvert dans tout étant, dans tout phénomène. Benn, comme Évola, déplore l’usure que le temps impose à toutes choses. Ce qui le rend mélancolique ou pessimiste, c'est l’impossibilité de contrecarrer la fatale érosion des formes. Julius Évola, on le sait, s’est d’abord jeté dans l’aventure dadaïste, avant de rêver, dans Révolte contre le monde moderne, à une très problématique restauration des idéaux médiévaux. La révolte d’Évola, comme celle de Benn, est principalement dirigée contre le monde bourgeois. Mais cette révolte est ambiguë. Elle prône l’existence de 2 règnes : chez Benn, le règne de l’art et celui de la puissance ; chez Évola, le règne de la transcendance et celui de l’immanence. Chez l’un comme chez l’autre, cette ambiguïté reste toutefois postérieure à une saisie fougueusement polymorphe, typique de cette époque où l’esprit oscillait dans tous les sens. Les poètes des années 30 décidaient de se faire communistes, fascistes, nationalistes. Certains descendaient même dans la rue. Benn, lui, choisit simplement de rester artiste. Il exige, pour l’Allemagne, l’abandon des motifs épuisés de l’époque théiste et le report de toute la charge de nihilisme dans les forces constructives et formelles de l’esprit, afin d’instituer une sévère morale et une métaphysique de la forme. On repère ici, immédiatement, les similitudes et les dissemblances par rapport à Heidegger.

Au mépris de toute vraisemblance, certains adversaires acharnés de la Révolution Conservatrice n’ont pas hésité à prétendre que celle-ci avait, en quelque sorte, "préparé le terrain" au national-socialisme. Les mêmes ont fait reproche à Heidegger d’avoir accepté, en avril 1933, la responsabilité du rectorat de l’université de Fribourg - tout en se gardant bien d’évoquer le contexte dans lequel cette nomination est intervenue, et en passant sous silence, notamment, l'hostilité que le régime hitlérien, en la personne de ses philosophes "officiels", Ernst Krieck et Alfred Baeumler, n’ont cesse, dès 1934, de témoigner à l’auteur de Sein und Zeit. Ce dernier, on le sait, s’est expliqué de façon très précise sur cette question dans un célèbre entretien publié après sa mort par Der Spiegel [29]. Figure de proue de la Konservative Revolution, Heidegger partage en fait, dans une large mesure, le jugement critique de ce vaste mouvement d’idées à l’endroit du national-socialisme. Mais quel fut ce jugement critique ? C’est ce qu'il vaut la peine d’examiner.

le "fascisme" de la catholicité latine

Ce jugement, tout d’abord, n’est pas monolithique. La Konservative Revolution n’est pas un mouvement dans lequel une seule direction est jugée "bonne". Elle réunit plutôt, de façon informelle, un ensemble de penseurs qui ont constaté l'échec du type libéral et bourgeois de société et qui, se dispersant dans différentes directions, ont entrepris de rechercher des solutions de rechange. Les alternatives proposées varient selon les itinéraires individuels, les amitiés, les provenances idéologiques. Le national-socialisme, qui mit fin brutalement au foisonnement intellectuel du mouvement, est tantôt critiqué comme "plébéien", tantôt comme "réactionnaire" et "catholique".

Cette dernière opinion est exprimée not. par le "national-bolchevik" Ernst Niekisch. Sans aucune nuance, Niekisch se fait l’avocat de l’alliance germano-russe contre un Occident jugé en "décomposition", et prône la formation d’un bloc germano-slave ayant pour objectif la "liquidation" de l’héritage "roman". Dans le feu de la polémique, il écrit dans Widerstand (n° 3, 1930) : "Nous sommes la génération du tournant du monde... Si nous nous pénétrons de la conscience de ce tournant, nous aurons le courage de l’exceptionnel, de l’extraordinaire, de l’inouï... Le monde ne peut tourner sans que bien des choses ne volent en éclats..." [30].

Or, pour Niekisch, ce qui doit voler en éclats, c’est le "fascisme" de la catholicité latine, si ancrée en Bavière et en Autriche, ces terres qui ont vu naître Hitler. "Qui est nazi sera bientôt catholique..." : par ces mots, Niekisch veut dire qu’il considère comme romain, catholique et fasciste le fait de flatter les bas instincts des masses, de leur dispenser l’illusion de la facilité, de répandre, enfin, une véritable "croyance aux miracles", s’opposant en tous points à l'attitude de l’Homo politicus prussien et protestant. Pour Niekisch, le retour au "giron catholique" est un gâchis des énergies allemandes, une voie de garage, qui ne vaut pas mieux que la torpeur politique propagée par les idées illuministes et bourgeoises de l’Occident libéral. Chez lui, l’expression d' "Occident libéral" est presque synonyme de l'Alltäglichkeit heideggérienne. Le libéralisme ne veut rien de grand. Il est une idéologie d’esclaves, en ce sens qu'il endort les énergies et refoule tout grand sentiment. Le catholicisme fasciste allemand est une idéologie de la distraction, visant à réaliser un homme moyen, qui habitera des immeubles préfabriqués, roulera en Volkswagen et, après une période difficile, finira par mener une vie dégagée de tout souci. Pour Niekisch - comme pour certains historiens qui, aujourd’hui, font profession d’antifascisme, tel Reinhard Kühnl [31] - l’hitlérisme se borne à vouloir réaliser vite les idéaux de bonheur de l’humanitarisme libéral. De telles positions ont certes aujourd'hui de quoi étonner. Cependant, même si elles ne correspondent pas entièrement aux realia, on peut y voir éventuellement l'indication de tendances qui auraient peut-être pu se révéler effectivement.

À l'inverse, "l’extraordinaire", "l’inouï" dont parlait Niekisch dans l’article cité plus haut pourrait bien correspondre à l'existence authentique dont parle Heidegger. Le tournant du monde n’inaugurerait-il pas l’ère ou les hommes s’apercevraient de l’inanité des idéaux libéraux, et n’y verraient que de pâles émanations des principes substantialistes ? Il est certes hardi de comparer le langage polémique et simplifié d’un théoricien politique au langage philosophique si rigoureux (mais passionné tout de même) de Heidegger. Néanmoins, l'objet essentiel de la critique de Niekisch est bien la mortelle tiédeur de l'Alltäglichkeit. Et quant à la hargne parfois obsessionnelle de Niekisch envers la latinité catholique, avec sa valorisation corrélative de la liberté individuelle protestante, elle s’explique, au moins en partie, quand on met en parallèle la persistance, dans les idéologies politiques imprégnées de catholicisme (Maurras, Salazar, Franco, etc.), du vieux substantialisme, et l'édulcoration, par le luthéranisme et les idées de Herder, de ce même substantialisme dans la sphère protestante. Les slogans jetés dans le débat politique par Niekisch démontrent en tout cas l’originalité si pertinente de son antifascisme. Heidegger aurait-il en secret souscrit à des vues de ce genre ? Cela pourrait expliquer certains silences. Mais en fin de compte, c’est un exercice assez vain que de vouloir donner une étiquette partisane à Heidegger. L’auteur de Sein und Zeit a été un iconoclaste pour les philosophes qui entendaient en rester à la métaphysique occidentale classique. Niekisch, lui, a conjugué les paradoxes et interpellé tous les mouvements politiques. Il fut ce qu’on appellerait aujourd’hui un "extrémiste" tandis que Heidegger nous apprend à être sereinement radical. Soyons, donc, comme ce dernier, des radicaux sereins.

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Notes :

  1. P. Bouts, Modernité et enracinement. Nécessaire Heidegger, in Artus n°7, 1981.
  2. JP Resweber, La pensée de Martin Heidegger, Privat, Toulouse, 1971.
  3. M. Heidegger, Holzwege, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1949 (tr. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, 1962).
  4. M. Heidegger, Frühe Schriften, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1972.
  5. Cf. Arion L. Kelkel et René Schérer, Husserl, PUF, 1971 ; Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970, pp. 139-149 et 160-169 ; Jean-Paul Resweber, op. cit., pp. 59-63.
  6. Pierre Trotignon, Heidegger, PUF, 1974, pp. 9-12.
  7. André Malet, Mythos et logos. La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides, Genève, 1962 et 1971, p. 277-311.
  8. A. Malet, op. cit., p. 305-306.
  9. Cf. Heidegger, Wegmarken, Klostermann, Frankfurt/M., 1967-1978 (et not. Vom Wesen des Grundes, p. 123-175).
  10. A. Malet, op. cit., p. 311.
  11. Heidegger, Albin Michel, 1981. Cf. aussi Lucien Goldmann, Lukàcs et Heidegger, Denoël, 1973.
  12. André Malet, op. cit., p. 75.
  13. Cf. E.W.F. Tomlin, R.G. Collingwood, Longmans, London, 1953 et 1961.
  14. Cf. R.G. Collingwood, The Idea of History  (1946) et An Autobiography (1939) p.96-100, Oxford University Press.
  15. Cf. F. Guibal, ...Et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines I, Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980.
  16. Wegmarken, op. cit. (cf. Phänomenologie und Théologie, pp. 45-79).
  17. Cf. V. Horia, Der neue Odysseus. Studie über den Verfall der Autorität in Criticon, IV, 25, sept-oct 1974, 233-236.
  18. Peter Gay, Weimar Culture. The Outsider as Insider, Penguin, Harmondsworth, 1968, p. 79-106.
  19. Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn, Lothar Rotsch, 1974.
  20. Introduction à la métaphysique, Gal., 1967, p. 49.
  21. Cf. Walter Hof, op. cit., p. 235. On consultera aussi Gerd-Klaus Kaltenbrunner (Hrsg.), Konservatismus International, Seewald, Stuttgart, 1973 (et plus particulièrement le texte d'Otto Mann, Dandysmus als konservative Lebensform, p. 156-170).
  22. Cf. Sigrid Hunke, Europas andere Religion. Die Ueberwindung der religiösen Krise, Econ, Düsseldorf, 1969.
  23. Les écrits politiques de Heidegger, L'Herne, 1968.
  24. Les historiens des idées se sont maintes fois penchés sur le problème de la vision du monde d’Adolf Hitler. Parmi quelques ouvrages récemment parus, signalons celui de William Carr, Adolf Hitler, Persönlichkeit und politisches Handeln, Kohlhammer, Stuttgart, 1980. Le 4ème chapitre de ce volume (Hitlers geistige Welt) évoque principalement l’influence des vulgates darwinistes qui avaient cours au début du siècle. Malheureusement, l’auteur applique trop souvent et à mauvais escient les stéréotypes freudiens. En français, on peut consulter l’étude du professeur Franco Cardini, de l’université de Florence : Le joueur de flûte enchantée (messianisme hitlérien, mythopoiétique national-socialiste et angoisse contemporaine), in Totalité, 12, été 1981.
  25. Walter Hof, op. cit., p. 240.
  26. E. Jünger, L’homme et l’œuvre jusqu’en 1936, Aubier-Montaigne, 1943.
  27. Les hommes au milieu des ruines, Sept Couleurs, 1972.
  28. Erhebung wider die moderne Welt, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1935.
  29. Trad. fr. : M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977.
  30. Sur E. Niekisch, voir la monumentale étude de Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression "national-bolchevisme" en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976. Plus récent et plus "militant" est le livre d’Uwe Sauermann, Ernst Niekisch zwischen allen Fronten, Herbig, München, 1980.
  31. Reinhard Kühnl, Formen bürgerlicher Herrschaft. Liberalismus-Faschismus, Rowohlt, Rein beckbei Hamburg, 1971. Cet ouvrage se fonde surtout sur la "littérature secondaire" et va rarement aux sources. Ce qui lui confère de l’intérêt, c’est l’intention de l’auteur.

dimanche, 01 juin 2008

Heidegger et son temps

CONCEPTION DE L’HOMME ET REVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS

Source : Robert STEUCKERS, revue Nouvelle Ecole n°37 (printemps 1982).

 

Dans l’œuvre de Heidegger, 2 types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces 2 attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il 2 Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.

Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. "L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps" [1]. Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].

le jeu de l’enracinement et de la désinstallation

La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c-à-d. de l'homme. "L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces 2 pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde" (Resweber, op. cit.).

C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". A nous d’accepter joyeusement cette destinée !

Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger - nous l’avons vu - est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4]. Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette 1ère initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? A partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.

La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces 11 années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (L’être et le temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie. Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.

Husserl a commis le péché du géomètre

Pourtant, la 1ère œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego trans-cendantal. Vicissitudes, événements, enracine-ments, histoire se voient donc dépouillés de tou-te validité. Pour échapper à cet idéalisme ratio-naliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : "Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités". Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant. Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas 2 disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.

Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. II est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c-à-d. ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté. On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut -enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.

Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.

Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé - ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace. Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, "un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur" [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.

Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité. Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, "ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther" [8]. "L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ?" (Kerygma und Mythos, I, 33).

Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9]. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de -actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une 1ère étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.

L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.

chaque génération doit réécrire l’histoire

Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).

medium_0.gif Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.

Bultmann écrit à ce propos : "Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance". L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).

Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften). Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.

Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12]. La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, fait fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].

Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit -actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historique-ment, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort. L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 - et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.

Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c-à-d. la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques. L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps - ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. II est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.

L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.

un remplacement radical de toutes les ontologies

Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître. Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité -limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes pro-che-orientaux, ce divorce platonicien entre l’in-complétude du monde immanent et la complé-tude du monde des idées, recevra progressi-vement la coloration morale du bien et du mal.

Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.

La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c-à-d. l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ? La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie - alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").

In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la 1ère fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but - si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.

La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant. Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.

Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté. Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : "La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein". C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].

Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.

les trois modes d’être selon Heidegger

Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : "Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques" [17]. C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : "Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi". Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.

Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?

La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution Conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.

Il y a, pour Heidegger, 3 modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c-à-d. comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les 2 premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c-à-d. dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).

De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle. Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces 2 aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.

La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. II écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.

seul l’homme authentique opère des choix décisifs

Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir - et donc de faire aussi des non-choix - se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".

On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".

Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.

Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.

La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. "La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’ "être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules" [20].

Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement - car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.

Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].

De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.

Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. "Tout est plein de dieux" : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [22].

La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. "Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi" (Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.

le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice

En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence - la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu. Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.

(A SUIVRE...)

vendredi, 30 mai 2008

E. Jünger, lecteur de Léon Bloy

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Alexander PSCHERA:

Ernst Jünger, lecteur de Léon Bloy

Les sept marins du “renversement copernicien” sont un symbole, qu’Ernst Jünger met en exergue dans la préface des six volumes de ses “Journaux”, intitulés “Strahlungen”. Les notes de ces “Journaux”, rédigées pendant l’hiver 1933/1934 “sur la petite île de Saint-Maurice dans l’Océan Glacial Arctique” signalent, d’après Jünger, que “l’auteur se retire du monde”, retrait caractéristique de l’ère moderne. Le moi moderne est parti à la découverte de lui-même, explique Jünger, conduisant à des observations de plus en plus précises, à une conscience plus forte, à la solitude et à la douleur. Aucun des marins ne survivra à l’hiver arctique. Nous avons énuméré là quelques caractéristiques majeures des “Journaux” de Jünger. Celui-ci rappelle simultanément les pierres angulaires de l’œuvre et de l’univers d’un très grand écrivain français, qu’il a intensément pratiqué entre 1939 et 1945: Léon Bloy.

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Léon Henri Marie Bloy est né le 11 juillet 1846 à Périgueux. Il est mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine. Il se qualifiait lui-même de “Pèlerin de l’Absolu”. Converti au catholicisme sous l’impulsion de Barbey d’Aurevilly en 1869, il devient journaliste, critique littéraire et écrivain et va mener un combat constant et vital contre la modernité sécularisée, contre la bêtise, l’hypocrisie et le relativisme, contre l’indifférence que génère un ordre matérialiste. Bloy remet radicalement en question tout ce qui fait les assises de l’individu, de la société et de l’Etat, ce qui le conduit, bien évidemment, à la marginalisation dans une société à laquelle il s’oppose entièrement.

Pour Bloy, Dieu n’était pas mort, il s’était “retiré”

Conséquences de la radicalité de ses propos, de son œuvre et de sa langue furent la pauvreté extrême, l’isolement, le mépris et la haine. Sa langue surtout car Bloy est un polémiste virulent, à côté de beaucoup d’autres. Son Journal, qui compte plusieurs volumes, couvre les années de 1892 à 1917; sa correspondance est prolixe et bigarrée; ses nombreux essais, dont “Sueur de sang” (1893), “Exégèses des lieux communs” (1902), “Le sang du pauvre” (1909), “Jeanne d’Arc et l’Allemagne” (1915) et surtout ses deux romans, “Le désespéré” (1887) et “La femme pauvre” (1897) forment, tous ensemble, une œuvre vouée à la transgression, que l’on ne peut évaluer selon les critères conventionnels. La pensée et la langue, la connaissance et l’intuition, l’amour et la haine, l’élévation et la déchéance constituent, dans les œuvres de Bloy,  une unité indissoluble. Il enfonce ainsi un pieu fait d’absolu dans le corps en voie de putréfaction de la civilisation occidentale. Ainsi, Bloy se pose, à côté de Nietzsche, auquel il ressemble physiquement, comme l’un de ces hommes qui secouent et ébranlent fondamentalement la modernité.

L’impact de Bloy ne peut toutefois se comparer à celui de Nietzsche. Il y a une raison à cela. Tandis que Nietzsche dit: “Dieu est mort”, Bloy affirme “Dieu se  retire”. Nietzsche en appelle à un homme nouveau qui se dressera contre Dieu; Bloy réclame la rénovation de l’homme ancien dans une communauté radicale avec Dieu. Nous nous situons ici véritablement  —disons le simplement pour amorcer le débat—  à la croisée des chemins de la modernité. Aux limites d’une époque, dans le maëlström, une rénovation s’annonce en effet, qu’et Nietzsche et Bloy perçoivent, mais ils en tirent des prophéties fondamentalement différentes. Chez Nietzsche, ce qui atteint son sommet, c’est la libération de l’homme par lui-même, qui se dégage ainsi des ordonnancements du monde occidental, démarche qui correspond à pousser les Lumières jusqu’au bout; chez Bloy, au contraire, nous trouvons l’opposition la plus radicale aux Lumières, assortie d’une définition eschatologique de l’existence humaine. Nietzsche a fait école, parce que sa pensée restait toujours liée aux Lumières, même par le biais d’une dialectique négative. Pour paraphraser une formule de Jünger: Nietzsche présente le côté face de la médaille, celle que façonne la conscience.

Bloy a été banni, côté pile. Il est demeuré jusqu’à aujourd’hui un auteur ésotérique. Ses textes, nous rappelle Jünger, sont “hiéroglyphiques”. Ils sont “des œuvres, pour lesquelles, nous lecteurs, ne sommes mûrs qu’aujourd’hui seulement”. “Elles ressemblent à des banderoles, dont les inscriptions dévoilent l’apparence d’un monde de feu”. Mais malgré leurs différences Nietzsche et Bloy constituent, comme Charybde et Scylla, la porte qui donne accès au 20ième siècle. Impossible de se décider pour l’un ou pour l’autre: nous devons voguer entre les deux, comme l’histoire nous l’a montré. Bloy et Nietzsche sont les véritables Dioscures du maëlström. Peu d’observateurs et d’analystes les ont perçus tels. Et,dans ce petit nombre, on compte le catholique Carl Schmitt et le protestant Ernst Jünger.

Si nous posons cette polarité Nietzsche/Bloy, nous considérons derechef que l’importance de Bloy dépasse largement celle d’un “rénovateur du catholicisme”, posture à laquelle on le réduit trop souvent. Dans sa préface à ses propres “Strahlungen” ainsi que dans bon nombre de notices de ses “Journaux”, Ernst Jünger cite Bloy très souvent en même temps que la Bible. Car il a lu Bloy et la Bible en parallèle, comme le montrent, par exemple, les notices des 2 et 4 octobre 1942 et du 20 avril 1943. C’est à partir de Bloy que Jünger part explorer “le Livre d’entre les Livres”, ce “manuel de tous les savoirs, qui a accompagné d’innombrables hommes dans ce monde de terreurs”, comme il nous l’écrit dans la préface des “Strahlungen”. Bloy  a donné à Jünger des “suggestions méthodologiques” pour cette nouvelle théologie, qui doit advenir, pour une “exégèse au sens du 20ième siècle”.

Mais Jünger place également Bloy dans la catégorie des “augures des profondeurs du maëlström”, parmi lesquels il compte aussi Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoïevski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad et Kierkegaard. Tous ces auteurs, Jünger les appelle aussi des “séismographes”,  dans la mesure où ils sont des écrivains qui connaissent “l’autre face”, qui sentent arriver l’ère des titans et les catastrophes à venir ou qui les saisissent par la force de l’esprit. Dans “Le Mur du Temps”, Jünger nous rappelle que ces hommes énoncent clairement leur vision du temps, de l’histoire et du destin. Trop souvent, dit Jünger, ces “augures” s’effondrent, à la suite de l’audace qu’ils ont montrée; ce fut surtout le cas de Nietzsche, “qu’il est de bon ton de lapider aujourd’hui”; ensuite ce fut aussi celui de Hamann qui, souvent, “ne se comprenait plus lui-même”. On peut deviner que Jünger, à son tour, se comptait parmi les représentants de cette tradition: “Après le séisme, on s’en prend aux séismographes” —modèle explicatif qui peut parfaitement valoir pour la réception de l’œuvre de Jünger lui-même.

Le chemin qui a mené Jünger à Bloy ne fut guère facile. Jünger le reconnait: “Je devais surmonter une réticence (...)  —mais aujourd’hui il faut accepter la vérité, d’où qu’elle se présente. Elle nous tombe dessus, à l’instar de la lumière, et non pas toujours à l’endroit le plus agréable”. Qu’est-ce donc que cet “endroit désagréable”, qui suscite la réticence de Jünger? Dans sa notice du 30 octobre 1944, rédigée à Kirchhorst, Jünger écrit: “Continué Léon Bloy. Sa véritable valeur, c’est de représenter l’être humain, dans son infamie, mais aussi dans sa gloire”. Pour comprendre plus en détail cette notice d’octobre 1944, il faut se référer à celle du 7 juillet 1939, qui apparaît dans toute sa dimension drastique: “Bloy est un cristal jumelé de diamant et de boue. Son mot le plus fréquent: ordure. Son héros Marchenoir dit de lui-même qu’il entrera au paradis avec une couronne tressée d’excréments humains. Madame Chapuis n’est plus bonne qu’à épousseter les niches funéraires d’un hôpital de lépreux. Dans un jardin parisien, qu’il décrit, règne une telle puanteur qu’un derviche cagneux, qui est devenu l’équarisseur des chameaux morts de la peste, serait atteint de la folie de persécution. Madame Poulot porte sous sa chemise noire un buste qui ressemble à un morceau de veau roulé dans la crasse et qu’une meute de chiens a abandonné après l’avoir rapidement compissé. Et ainsi de suite. Dans les intervalles, nous rencontrons des sentences aussi parfaites et vraies que celle-ci: ‘La fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel’ “.

Bloy descend en profondeur dans le maëlström, les yeux grand ouverts. Cela nous rappelle la marche de Jünger, en plein éveil et clairvoyance, à travers le “Foyer de la mort”, dans “Jardins et routes”. Ce qui m’apparaît décisif, c’est que Bloy, lui aussi, indique une voie pour sortir du tourbillon, qu’il ressort, lui aussi, toujours du maëlström: “Bloy est pareil à un arbre qui, plongeant sa racine dans les cloaques, porterait à sa cime des fleurs sublimes” (notice du 28 octobre 1944). Cette image d’une ascension hors des bassesses de la matière, qui s’élance vers le sublime de l’esprit, nous la retrouvons dans la notice du 23 mai 1945, rédigée à la suite d’une lecture du texte de Bloy, “Le salut par les juifs”: “Cette lecture ressemble à la montée que l’on entreprend dans un ravin de montagne, où vêtements et peau sont déchiquetés par les épines. Elle trouve sa récompense sur l’arête; ce sont quelques phrases, quelques fleurons qui appartiennent à une flore autrement éteinte, mais inestimable pour la vie supérieure”.

“On doit prendre la vérité où on la trouve”

Dans la pensée de Bloy, Jünger ne trouve pas seulement une véhémence de propos qui détruit toutes les pesanteurs de l’ici-bas, mais aussi les prémisses d’un renouveau, d’une “Kehre”, soit d’un retournement, des premières  manifestations d’une époque spirituelle au-delà du “Mur du temps”, quand les forces titanesques seront immobilisées et matées, quand l’homme et la Terre seront à nouveau réconciliés. Nous ne pouvons entamer, ici, une réflexion quant à savoir si Jünger comprend la pensée sotériologique de Bloy de manière “métaphorique”, comme tend à le faire penser Martin Meyer dans son énorme ouvrage sur Jünger, ou s’il voit en Bloy la dissolution du nihilisme annoncé par Nietzsche —cette thèse pourrait être confirmée par la dernière citation que nous venons de faire où l’image de l’épine et de la peau indique un ancrage dans la tradition chrétienne. Mais une chose est certaine: Bloy a été, à côté de Nietzsche, celui qui a contribué à forger la philosophie de l’histoire de Jünger. “Les créneaux de sa tour touchent l’atmosphère du sublime. Cette position est à mettre en rapport avec son désir de la mort, qu’il exprime souvent de manière fort puissante: c’est un désir de voir représenter la pierre des sages, issue des écumes les plus basses, des lies les plus sombres: un  désir de grande distillation”.

Alexander PSCHERA.

(article tiré de “Junge Freiheit” n°09/2005; trad. franç. : Robert Steuckers).

Alexandre Pschera est docteur en philologie germanique. Il travaille actuellement sur plusieurs projets “jüngeriens”.

 

mercredi, 28 mai 2008

O tratado de Rapallo e suas consequências

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O Tratado de Rapallo e suas consequências

16 de Abril de 1922: Tratado de Rapallo: a Alemanha, vencida em 1918, e a URSS, acabada de sair da guerra civil que opôs Brancos e Vermelhos, assinam um acordo bilateral sob os auspícios dos seus ministros respectivos, Walther Rathenau et Georg Tchitchérine. A URSS renuncia a reclamar reparações de guerra à Alemanha, que, em troca, se compromete a vender bens de equipamento à Rússia vermelha.

A Conferência de Génova fora sugerida pela Grã-Bretanha para reger a ordem do pós-guerra após a URSS se ter recusado a pagar as dívidas do Império dos Czares. Os britânicos sugeriam um reconhecimento da URSS, o estabelecimento de relações diplomáticas normais e, sobretudo, queriam recuperar os seus interesses nos petróleos de Baku. O financiamento britânico à contra-revolução branca tem como objectivo principal afastar o poder vermelho, centrado em Moscovo e São Petersburgo, dos campos petrolíferos caucasianos: os artesãos desta manobra eram Churchill e o magnata Deterding, da Shell. O fracasso dos exércitos brancos e a reconquista soviética do Cáucaso obrigaram os britânicos a mudar de estratégia e a aceitar intervir na famosa NEP (Nova Política Económica) lançada por Lenine. Ao mesmo tempo, os americanos também se começaram a interessar pelo petróleo do Cáucaso, esperando tirar proveito dos problemas que os britânicos estavam a ter com a derrota dos brancos.

Antes do golpe de Rapallo, imprevisto, adivinhava-se um confronto directo entre Grã-Bretanha e os EUA visando o controlo planetário do petróleo. Confronto que prosseguiu, por interpostas pessoas, nomeadamente na América Latina, mas agora o bloco informal germano-russo constituía o maior perigo, impedindo qualquer confrontação directa entre Londres e Washington.

Rathenau não tinha, inicialmente, nenhuma vontade de ligar o destino da Alemanha ao da jovem URSS. Mas o peso colossal das reparações, exigidas por franceses e britânicos, era tal que não restavam outras soluções. Em 1921 Londres impusera uma taxa proibitiva de 26% sobre todas as importações alemãs, impedindo por esta via qualquer possibilidade de a Alemanha poder reembolsar em condições aceitáveis as dívidas impostas em Versalhes. A Alemanha precisava de um balão de oxigénio, de obter matérias-primas sem ter que as adquirir em divisas ocidentais e precisava de relançar a sua indústria. Em troca dessas matérias-primas participaria na consolidação industrial da URSS, fornecendo-lhe bens de alta tecnologia. O ultimato de Londres de 1921 exigia o pagamento de 132 milhões de marcos-ouro, montante que John Maynard Keynes julgou desproporcionado, de tal forma que conduziria a prazo a um novo conflito. Pior ainda: se a Alemanha não aceitasse esta imposição, ainda mais draconiana que a de Versalhes, corria o risco de ver a sua região do Ruhr, o seu coração industrial, ser ocupado pelas tropas aliadas. O objectivo era o de eternizar a fraqueza alemã, impedir qualquer recuperação da sua indústria, de provocar um êxodo da sua população (para os EUA ou para as possessões britânicas) ou uma mortalidade infantil sem precedentes (como aquando do bloqueio da costa alemã no imediato pós-guerra).

Com o tratado de Rapallo, britânicos e franceses viam desenhar-se no horizonte um novo espectro: o relançamento industrial alemão, o rápido pagamento da dívida – e portanto o fracasso do projecto de enfraquecimento definitivo da Alemanha – e o rápido desenvolvimento das infra-estruturas industriais soviéticas, em particular as ligadas à exploração dos campos de petróleo de Baku, que ficariam desde logo nas mãos dos próprios soviéticos e não dos “patrões” ingleses ou americanos. Segundo o Tratado, estabelecer-se-ia em todo o território alemão uma rede de distribuição de gasolina (denominada DEROP - Deutsche-Russische Petroleumgesellschaft) que permitiria à Alemanha furtar-se à dependência petrolífera face às potências anglo-saxónicas.

Em 22 de Junho de 1922, pouco mais de dois meses após a conclusão dos acordos de Rapallo, Rathenau é assassinado em Berlim por um comando dito nacionalista e monárquico, pertencente a uma misteriosa “Organização C”. No fim desse ano, a 26 de Dezembro, Poincaré, ligado aos interesses anglo-saxónicos, encontra um pretexto – o facto de a Alemanha não ter entregue madeira em quantidade suficiente para a colocação de postes telegráficos em França – para invadir o Ruhr. As tropas francesas entram na região em 11 de Janeiro de 1923. Os ingleses abstêm-se de qualquer ocupação, colocando nos franceses o opróbrio dos 150.000 deportados, dos 400 operários mortos e dos 2.000 civis feridos, sem omitir nesta sinistra contabilidade a execução do tenente Leo Schlageter.

O assassinato de Rathenau não é um facto histórico isolado. As organizações terroristas, encarregues de executar os que planificaram políticas de estratégia industrial tidas como inaceitáveis por Londres ou Washington, nem sempre tiveram uma tonalidade monárquica e/ou nacionalista, como no caso de Walter Rathenau. Os serviços anglo-saxónicos também recorreram, para os seus sujos trabalhos, a fantoches da extrema-esquerda, nomeadamente da RAF e dos Baader-Meinhof. Foi assim que Jürgen Ponto, presidente do Dresdner Bank, que planificara com os sul-africanos o regresso ao padrão-ouro para atenuar as flutuações do dólar e do preço do petróleo, foi assassinado em 31 de Julho de 1977 por assassinos que se reclamavam do grupo Baader-Meinhof. Algumas semanas depois foi a vez de Hans-Martin Schleyer, o “ patrão dos patrões”. Mas não é tudo. Em 29 de Novembro de 1989 a viatura blindada de Alfred Herrhausen, director do Deutsche Bank, explodiu. Herrhausen fora conselheiro do chanceler Kohl na altura do desmembramento do império soviético e das manifestações populares na RDA exigindo a reunificação. A Alemanha projectava investir nos novos Länder, nos países da Comecon e na Rússia. Os meios financeiros ingleses e americanos receavam que esta massa de capitais, destinada ao desenvolvimento da Europa central e oriental, deixasse de alimentar os investimentos alemães nos Estados Unidos, prejudicando, em consequência, o sistema económico americano. A imprensa inglesa vinha fazendo uma campanha, nomeadamente no “Sunday Telegraph”, contra a emergência de um “Quarto Reich”. Apesar do assassinato de Herrhausen, o Chanceler Kohl anunciou publicamente, algumas semanas depois, que o seu governo perspectivava o desenvolvimento de grandes meios de comunicação na Europa, nomeadamente a criação de uma linha de caminho de ferro Paris-Hannover-Varsóvia-Moscovo.

A trágica morte de Herrhausen foi o primeiro acto de uma contra-estratégia anglo-saxónica: para abalar o eixo Paris-Berlim-Moscovo em gestação, era preciso atacar em dois locais: nos Balcãs, onde começa então o processo de desmembramento da Jugoslávia; e no Iraque, local onde se situam os principais campos petrolíferos do planeta. De Rapallo às guerras contra o Iraque e destas à proclamação unilateral da independência do Kosovo existe um fio condutor bem visível para todos os que não têm a ingenuidade de dar de barato as verdades da propaganda difundidas pelos grande media internacionais e os discursos lacrimejantes sobre os direitos do homem.

A ler: William ENGDAHL, « Pétrole : une guerre d’un siècle – L’ordre mondial anglo-américain », Ed. Jean-Cyrille Godefroy, Paris, 2007.

Tradução do texto originalmente publicado em http://www.voxnr.com/cc/d_allemagne/EkplkuZApFueRkLTVN.sh... por Atrida.

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jeudi, 08 mai 2008

Herder, une autre philosophie de l'histoire

HERDER

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Publié en 1774, l’essai de Herder (1744-1803) sur Une autre philosophie de l’histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte) soumet la philosophie des Lumières à une critique radicale qui n’est pas sans rappeler celle de Rousseau. Dénonçant la croyance dogmatique en un progrès continu de l’humanité et l’arrogance d’un rationalisme abstrait qui refuse de faire droit à la différence des cultures, Herder s’efforce d’élaborer une "autre" philosophie de l’histoire articulant plus harmonieusement l’horizon de l’universel et la reconnaissance de la dignité des singularités. C’est dire que la lecture de cet opus philosophique permet de reconduire à leur lieu de naissance de nombreux débats contemporains sur la diversité des cultures, le statut de l’universel face aux accusations d’ethnocentrisme et l’héritage des Lumières.

HERDER, UNE AUTRE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

Source : Siegfried Röder, article tiré de la revue germano-russe Russland und Wir n°3/1994, publié dans Nouvelles synergies européennes n°5/1994.

Le philosophe, théologien et linguiste Johann Gottfried von Herder, né à Mohrungen en 1744, était un grand Européen. Son importance, sa signification et son rayonnement n'ont pas cessé depuis sa mort. À Königsberg, il a suivi les cours de théologie et a écouté les leçons de Kant. Plus tard, devenu pasteur et prédicateur luthérien à Riga, sa réputation s’accroît en bien, on vient de loin pour l'entendre mais, en son for intérieur, Herder est travaillé par une inquiétude philosophique, par un questionnement incessant qui le conduit sur la route de France, pays qu'il souhaite explorer. Au cours de ce voyage, un mal le frappa aux yeux et il demeura pendant de longs mois à Strasbourg, où le destin le fit rencontrer le jeune Gœthe qui y étudiait le droit. Les 2 hommes nouèrent une amitié très solide et Gœthe, au faîte de sa gloire, appellera plus tard son aîné à Weimar. Et si Goethe fut davantage l'élu du destin et de la gloire, rien n'efface dans cette liaison amicale l'apport génial de Herder, sans qui Gœthe n'aurait pas été complètement Gœthe. La lecture des œuvres de Herder reste une mine d'or pour le philosophe, le linguiste, l'anthropologue et la praticien de ta littérature comparée. Jugeons-en.

Herder initie le monde philosophique au "sens morphologique" qui permet de saisir toutes les formes d'évolutions humaines. Depuis Herder, existe une véritable philosophie de l'histoire. Grâce à ses réflexions, le pathos moderne de la distance, le sens romantique du vécu et de l’histoire sont devenus des filons féconds de la philosophie parce qu'il les explore et les dépouille des affects trop personnalisés qu'ils présentent généralement d'emblée. Raison pour laquelle on le considère comme le père des sciences humaines en Allemagne. Il est impossible d'embrasser son œuvre tout entière au départ d'un seul de ses livres, même celui qui nous offre la vision la plus complète de sa pensée, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité), ne contient pas toutes les facettes de son génie philosophique. Pour Herder, la connaissance du vivant postule la connaissance d'une évolution, d'un développement. Au départ de ce principe de base, Herder traite d'histoire, d'anthropologie, d'éducation, de théologie, de mythologie, de philosophie, de linguistique et d'art.

L'infinitude des mondes, il la ressentait comme un cosmos animé de divin. Même si, dans sa perspective de pasteur luthérien, l'homme est une créature de la divinité, il dispose d'une fascinante et mystérieuse liberté : l'homme selon Herder est un "être laissé libre" dans l'orbite de la création. Et l'homme est libre, n'est libre, que s'il se montre capable d'assumer cette liberté. C'est donc en tant que Dieu visible et animal parmi les autres animaux que l'homme mène son existence paradoxale : cette polarité lui permet de façonner le monde, de créer des formes en permanence, dans le flux et les mutations du réel. La doctrine herdérienne de l'évolution n'est pas un transcendentalisme, en dépit des parallèles que l'on peut observer entre celle-ci et l'idéalisme de l'école a de Weimar. Herder conçoit les idées comme des forces émanant de sources vivantes, c'est-à-dire comme des entéléchies, à la manière d'Aristote. Herder cherchait dans l’histoire ce même Dieu "qui est en la Nature". Cependant sa démarche philosophique insiste plus intensément sur las dimensions historiques, au sens le plus large. Car dans l’histoire, Herder tentait de suivre pas à pas "la marche de Dieu à travers les formes ‘nations’ " et percevait cette marche comme celle d'un homme qui franchit les différents âges de sa vie ; plus tard, Hegel, dans sa propre philosophie de l'histoire, concevra cette marche de l'Esprit : de manière analogue, en rapport toutefois avec une dialectique objective.

Autre élément fécond dans l'œuvre philosophique de Herder : sa vision du mythe dans la poésie et la littérature. Le mythe émerge de ce miracle qu'est le langage de l'homme, car l'homme est avant toutes choses une "créature dotée du langage". Herder constate : "Le génie de la langue est aussi le génie de la littérature d'une nation" [n.b. : Ipso facto, la liberté de l'homme, qui est son propre dans la création, se manifeste dans la création incessante de formes, toujours plus différentes les unes des autres]. Il faut donc lui laisser cette liberté intacte et permettre l'émergence de formes toujours inédites, venues d'un humus précis. Le comble de l'arbitraire est de bloquer ces émergences fécondes, par ex. en arasant les cultures portées par des langues spécifiques et en imposant des modèles stéréotypés, un peu comme tentent de le faire la "nouvelle inquisition" dans les médias français, ou dans Le Soir en Belgique, ou la marotte du political correctness dans les universités américaines.

Toute langue, dans l'optique de Herder, connaît une phase de gestation, d'éclosion, de floraison et de frémissement. Comme aucun autre, Herder a incarné l’effervescence créatrice dans les brumes du XVIIIe siècle ; aujourd'hui encore, ses visions demeurent fécondes : son rayonnement n'a pas cessé. Son existence est restée au service de la philosophie des peuples, des arts, des poésies, en dépit des maladies qui le minaient et des soucis matériels qui les harcelaient, lui et sa famille qui comptait beaucoup d'enfants : jusqu'à son dernier souffle, il est resté actif. Pendant toute sa vie, il est resté un esprit largement ouvert pour tout ce que l'humanité avait forgé d'impassable, de vrai et de beau. Peu avant sa mort, il a eu encore la force de publier un poème imité de l’épopée espagnole, El Cid.

00:15 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : histoire, allemagne, révolution conservatrice | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook