Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mercredi, 26 novembre 2008

Entretien avec Günter Maschke (1991)

lueneburgerheide01.jpg

 

Lande de Lünebourg (Allemagne)

 

Archives de "Synergies Européennes" - 1991

Entretien avec Günter Maschke

 

propos recueillis par Dieter STEIN et Jürgen LANTER

 

Q.: Monsieur Maschke, êtes-vous un ennemi de la Constitution de la RFA?

 

GM: Oui. Car cette loi fondamentale (Grund­gesetz)  est pour une moitié un octroi, pour une autre moitié la production juri­dique de ceux qui collaborent avec les vain­queurs. On pourrait dire que cette constitu­tion est un octroi que nous nous sommes donné à nous-mêmes. Les meilleurs liens qui entravent l'Allemagne sont ceux que nous nous sommes fabriqués nous-mêmes.

 

Q.: Mais dans le débat qui a lieu aujourd'hui à propos de cette constitution, vous la défen­dez...

 

GM: Oui, nous devons défendre la loi fon­damentale, la constitution existante car s'il fallait en créer une nouvelle, elle serait pire, du fait que notre peuple est complètement «rééduqué» et de ce fait, choisirait le pire. Toute nouvelle constitution, surtout si le peu­ple en débat, comme le souhaitent aussi bon nombre d'hommes de droite, connaîtrait une inflation de droits sociaux, un gonfle­ment purement quantitatif des droits fon­damentaux, et conduirait à la destruction des prérogatives minimales qui reviennent normalement à l'Etat national.

 

Q.: Donc, quelque chose de fondamental a changé depuis 1986, où vous écriviez dans votre article «Die Verschwörung des Flakhelfer» (= La conjuration des auxiliaires de la DCA; ndlr: mobilisés à partir de 1944, les jeunes hommes de 14 à 17 ans devaient servir les batteries de DCA dans les villes al­lemandes; c'est au sein de cette classe d'âge que se sont développées, pour la première fois en Allemagne, certaines modes améri­caines de nature individualiste, telles que l'engouement pour le jazz, pour les mouve­ments swing et zazou; c'est évidemment cette classe d'âge-là qui tient les rênes du pouvoir dans la RFA actuelle; en parlant de conjuration des auxiliaires de la DCA, G. Maschke entendait stigmatiser la propen­sion à aduler tout ce qui est américain de même que la rupture avec toutes les tradi­tions politiques et culturelles européennes). Dans cet article aux accents pamphlétaires, vous écriviez que la Constitution était une prison de laquelle il fallait s'échapper...

 

GM: Vu la dégénérescence du peuple alle­mand, nous devons partir du principe que toute nouvelle constitution serait pire que celle qui existe actuellement. Les rapports de force sont clairs et le resteraient: nous de­vrions donc nous débarrasser d'abord de cette nouvelle constitution, si elle en venait à exister. En disant cela, je me doute bien que j'étonne les «nationaux»...

 

Q.: Depuis le 9 novembre 1989, jour où le Mur est tombé, et depuis le 3 octobre 1990, jour officiel de la réunification, dans quelle mesure la situation a-t-elle changé?

 

GM: D'abord, je dirais que la servilité des Allemands à l'égard des puissances étran­gères s'est encore accrue. Ma thèse a tou­jours été la suivante: rien, dans cette réuni­fication, ne pouvait effrayer la France ou l'An­gleterre. Comme nous sommes devenus terriblement grands, nous sommes bien dé­cidés, désormais, à prouver, par tous les moyens et dans des circonstances plus cri­tiques, notre bonne nature bien inoffensive. L'argumentaire développé par le camp na­tio­nal ou par les établis qui ont encore un pe­tit sens de la Nation s'est estompé; il ne s'est nullement renforcé. Nous tranquilisons le mon­de entier, en lui disant qu'il s'agit du processus d'unification européenne qui est en cours et que l'unité allemande n'en est qu'une facette, une étape. Si d'aventure on rendait aux Allemands les territoires de l'Est (englobés dans la Pologne ou l'URSS), l'Autriche ou le Tyrol du Sud, ces braves Teu­tons n'oseraient même plus respirer; ain­si, à la joie du monde entier, la question allemande serait enfin réglée. Mais trêve de plaisanterie... L'enjeu, la Guerre du Golfe nous l'a montré. Le gouvernement fédéral a payé vite, sans sourciller, pour la guerre des Alliés qui, soit dit en passant, a eu pour ré­sultat de maintenir leur domination sur l'Al­lemagne. Ce gouvernement n'a pas osé exiger une augmentation des impôts pour améliorer le sort de nos propres compa­trio­tes de l'ex-RDA, mais lorsqu'a éclaté la guer­re du Golfe, il a immédiatement imposé une augmentation et a soutenu une action militaire qui a fait passer un peu plus de 100.000 Irakiens de vie à trépas. Admettons que la guerre du Golfe a servi de prétexte pour faire passer une nécessaire augmenta­tion des impôts. Il n'empêche que le procédé, que ce type de justification, dévoile la dé­chéance morale de nos milieux officiels. Pas d'augmentation des impôts pour l'Alle­ma­gne centrale, mais une augmenta­tion pour permettre aux Américains de massacrer les Irakiens qui ne nous mena­çaient nullement. Je ne trouve pas de mots assez durs pour dé­noncer cette aberration, même si je stig­ma­tise très souvent les hypo­crisies à conno­ta­tions humanistes qui con­duisent à l'inhu­ma­nité. Je préfère les dis­cours non huma­nistes qui ne conduisent pas à l'inhuma­ni­té.

 

Q.: Comment le gouvernement fédéral au­rait-il dû agir?

 

GM: Il avait deux possibilités, qui peuvent sembler contradictoires à première vue. J'ai­me toujours paraphraser Charles Maur­ras et dire «La nation d'abord!». Première possibilité: nous aurions dû parti­ciper à la guerre avec un fort contingent, si possible un contingent quantitativement su­périeur à ce­lui des Britanniques, mais ex­clusivement avec des troupes terrestres, car, nous Alle­mands, savons trop bien ce qu'est la guerre aérienne. Nous aurions alors dû lier cet engagement à plusieurs conditions: avoir un siège dans le Conseil de Sécurité, faire sup­primer les clauses des Nations Unies qui font toujours de nous «une nation ennemie», fai­re en sorte que le traité nous interdisant de posséder des armes nu­cléaires soit rendu caduc. Il y a au moins certains indices qui nous font croire que les Etats-Unis auraient accepté ces conditions. Deuxième possibilité: nous aurions dû refu­ser catégoriquement de nous impliquer dans cette guerre, de quelque façon que ce soit; nous aurions dû agir au sein de l'ONU, sur­tout au moment où elle était encore réticente, et faire avancer les cho­ses de façon telle, que nous aurions dé­clenché un conflit de grande envergure avec les Etats-Unis. Ces deux scénarios n'appa­raissent fantasques que parce que notre dé­gé­nérescence nationale et politique est désor­mais sans limites.

 

Q.: Mais la bombe atomique ne jette-t-elle pas un discrédit définitif sur le phénomène de la guerre?

 

GM: Non. Le vrai problème est celui de sa lo­calisation. Nous n'allons pas revenir, bien sûr, à une conception merveilleuse de la guer­re limitée, de la guerre sur mesure. Il n'empêche que le phénomène de la guerre doit être accepté en tant que régulateur de tout statu quo devenu inacceptable. Sinon, de­vant toute crise semblable à celle du Ko­weit, nous devrons nous poser la question: de­vons-nous répéter ou non l'action que nous avons entreprise dans le Golfe? Alors, si nous la répétons effectivement, nous créons de facto une situation où plus aucun droit des gens n'est en vigueur, c'est-à-dire où seu­le une grande puissance exécute ses plans de guerre sans égard pour personne et impose au reste du monde ses intérêts parti­culiers. Or comme toute action contre une grande puissance s'avère impossible, nous aurions en effet un nouvel ordre mondial, centré sur la grande puissance dominante. Et si nous ne répétons pas l'action ou si nous introduisons dans la pratique politique un «double critère» (nous intervenons contre l'Irak mais non contre Israël), alors le nou­veau droit des gens, expression du nouvel ordre envisagé, échouera comme a échoué le droit des gens imposé par Genève jadis. S'il n'y a plus assez de possibilités pour faire ac­cepter une mutation pacifique, pour amorcer une révision générale des traités, alors nous devons accepter la guerre, par nécessité. J'a­jouterais en passant que toute la Guerre du Golfe a été une provocation, car, depuis 1988, le Koweit menait une guerre froide et une guerre économique contre l'Irak, avec l'encouragement des Américains.

 

Q.: L'Allemagne est-elle incapable, au­jourd'hui, de mener une politique extérieure cohérente?

 

GM: A chaque occasion qui se présentera sur la scène de la grande politique, on verra que non seulement nous sommes incapables de mener une opération, quelle qu'elle soit, mais, pire, que nous ne le voulons pas.

 

Q.: Pourquoi?

 

GM: Parce qu'il y a le problème de la culpa­bilité, et celui du refoulement: nous avons refoulé nos instincts politiques profonds et naturels. Tant que ce refoulement et cette cul­pabilité seront là, tant que leurs retom­bées concrètes ne seront pas définitivement éliminées, il ne pourra pas y avoir de poli­tique allemande.

 

Q.: Donc l'Allemagne ne cesse de capituler sur tous les fronts...

 

GM: Oui. Et cela appelle une autre question: sur les monuments aux morts de l'avenir, inscrira-t-on «ils sont tombés pour que soit imposée la résolution 1786 de l'ONU»? Au printemps de cette année 1991, on pouvait re­pérer deux formes de lâcheté en Allemagne. Il y avait la lâcheté de ceux qui, en toutes cir­constances, hissent toujours le drapeau blanc. Et il y avait aussi la servilité de la CSU qui disait: «nous devons combattre aux côtés de nos amis!». C'était une servilité machiste qui, inconditionnellement, voulait que nous exécutions les caprices de nos pseudo-amis.

 

Q.: Sur le plan de la politique intérieure, qui sont les vainqueurs et qui sont les perdants du débat sur la Guerre du Golfe?

 

GM: Le vainqueur est inconstestablement la gauche, style UNESCO. Celle qui n'a que les droits de l'homme à la bouche, etc. et estime que ce discours exprime les plus hautes va­leurs de l'humanité. Mais il est une question que ces braves gens ne se posent pas: QUI décide de l'interprétation de ces droits et de ces valeurs? QUI va les imposer au monde? La réponse est simple: dans le doute, ce sera toujours la puissance la plus puissante. A­lors, bonjour le droit du plus fort! Les droits de l'homme, récemment, ont servi de levier pour faire basculer le socialisme. A ce mo­ment-là, la gauche protestait encore. Mais aujourd'hui, les droits de l'homme servent à fractionner, à diviser les grands espaces qui recherchent leur unité, où à dé­truire des Etats qui refusent l'alignement, où, plus sim­plement, pour empêcher cer­tains Etats de fonctionner normalement.

 

Q.: Que pensez-vous du pluralisme?

 

GM: Chez nous, on entend, par «pluralis­me», un mode de fonctionnement politique qui subsiste encore ci et là à grand peine. On prétend que le pluralisme, ce sont des camps politiques, opposés sur le plan de leurs Welt­an­schauungen, qui règlent leurs différends en négociant des compromis. Or la RFA, si l'on fait abstraction des nouveaux Länder d'Al­lemagne centrale, est un pays idéolo­gi­quement arasé. Les oppositions d'ordre con­fessionnel ne constituent plus un facteur; les partis ne sont plus des «armées» et n'exi­gent plus de leurs membres qu'ils s'en­ga­gent totalement, comme du temps de la Ré­pu­blique de Weimar. A cette époque, comme nous l'enseigne Carl Schmitt, les «totalités parcellisées» se juxtaposaient. On naissait quasiment communiste, catholique du Zen­trum, social-démocrate, etc. On pas­sait sa jeunesse dans le mouvement de jeu­nesse du parti, on s'affiliait à son association sportive et, au bout du rouleau, on était en­terré grâce à la caisse d'allocation-décès que les core­li­gionnaires avaient fondée... Ce plu­ralisme, qui méritait bien son nom, n'existe plus. Chez nous, aujourd'hui, ce qui do­mine, c'est une mise-au-pas intérieure com­plète, où, pour faire bonne mesure, on laisse subsister de petites différences mineures. Les bonnes consciences se réjouissent de cette situation: elles estiment que la RFA a résolu l'énigme de l'histoire. C'est là notre nouveau wilhel­mi­nisme: «on y est arrivé, hourra!»; nous avons tiré les leçons des er­reurs de nos grands-pères. Voilà le consen­sus et nous, qui étions, paraît-il, un peuple de héros (Hel­den),  sommes devenus de véri­tables marc­hands (Händler),  pacifiques, amoureux de l'argent et roublards. Qui plus est, la four­chette de ce qui peut être dit et pensé sans encourir de sanctions s'est ré­duite conti­nuel­lement depuis les années 50. Je vous rappel­lerais qu'en 1955 paraissait, dans une gran­de maison d'édition, la Deutsche Verlags-Anstalt, un livre de Wilfried Martini, Das Ende aller Sicherheit,  l'une des critiques les plus pertinentes de la démocratie parle­men­taire. Ce livre, au­jourd'hui, ne pourrait plus paraître que chez un éditeur ultra-snob ou dans une maison minuscule d'obédience ex­trê­me-droitiste. Cela prouve bien que l'es­pace de liberté intel­lectuelle qui nous reste se rétrécit comme une peau de chagrin. Les cri­tiques du sys­tème, de la trempe d'un Mar­tini, ont été sans cesse refoulés, houspillés dans les feuilles les plus obscures ou les cé­nacles les plus sombres: une fatalité pour l'intelligence! L'Allemagne centrale, l'ex-RDA, ne nous apportera aucun renouveau spirituel. Les intellectuels de ces provinces-là sont en grande majorité des adeptes exta­tiques de l'idéologie libérale de gauche, du pacifisme et de la panacée «droit-de-l'hom­marde». Ils n'ont conservé de l'idéologie of­ficielle de la SED (le parti au pouvoir) que le miel humaniste: ils ne veu­lent plus entendre parler d'inimitié (au sens schmittien), de con­flit, d'agonalité, et four­rent leur nez dans les bouquins indigestes et abscons de Stern­berger et de Habermas. Mesurez le désastre: les 40 ans d'oppression SED n'ont même pas eu l'effet d'accroître l'intelligence des op­pressés!

 

Q.: Mais les Allemands des Länder centraux vont-ils comprendre le langage de la réédu­cation que nous maîtrisons si bien?

 

GM: Ils sont déjà en train de l'apprendre! Mais ce qui est important, c'est de savoir re­pérer ce qui se passe derrière les affects qu'ils veulent bien montrer. Savoir si quel­que chose changera grâce au nouveau mé­lan­ge inter-allemand. Bien peu de choses se dessinent à l'horizon. Mais c'est égale­ment une question qui relève de l'achèvement du processus de réunification, de l'harmo­ni­sa­tion économique, de savoir quand et com­ment elle réussira. A ce mo­ment-là, l'Alle­ma­gne pourra vraiment se demander si elle pourra jouer un rôle poli­tique et non plus se borner à suivre les Alliés comme un toutou. Quant à la classe politique de Bonn, elle es­père pouvoir échapper au destin grâce à l'u­nification européenne. L'absorption de l'Al­le­magne dans le tout eu­ropéen: voilà ce qui devrait nous libérer de la grande politique. Mais cette Europe ne fonc­tionnera pas car tout ce qui était «faisable» au niveau eu­ro­péen a déjà été fait depuis longtemps. La cons­truction du marché inté­rieur est un bri­colage qui n'a ni queue ni tête. Prenons un exemple: qui décidera de­main s'il faut ou non proclamer l'état d'urgence en Grèce? Une majorité rendue possible par les voix de quelques députés écossais ou belges? Vouloir mener une poli­tique supra-nationale en con­servant des Etats nationaux consolidés est une impossi­bilité qui divisera les Européens plutôt que de les unir.

 

Q.: Comment jugez-vous le monde du con­servatisme, de la droite, en Allemagne? Sont-ils les moteurs des processus domi­nants ou ne sont-ils que des romantiques qui claudiquent derrière les événements?

 

GM: Depuis 1789, le monde évolue vers la gauche, c'est la force des choses. Le natio­nal-socialisme et le fascisme étaient, eux aussi, des mouvements de gauche (j'émets là une idée qui n'est pas originale du tout). Le conservateur, le droitier  —je joue ici au terrible simplificateur—  est l'homme du moin­dre mal. Il suit Bismarck, Hitler, puis Adenauer, puis Kohl. Et ainsi de suite, us­que ad finem. Je ne suis pas un conserva­teur, un homme de droite. Car le problème est ailleurs: il importe bien plutôt de savoir comment, à quel moment et qui l'on «main­tient». Ce qui m'intéresse, c'est le «main­te­neur», l'Aufhalter,  le Cat-echon  dont par­lait si souvent Carl Schmitt. Hegel et Sa­vi­gny étaient des Aufhalter  de ce type; en poli­ti­que, nous avons eu Napoléon III et Bis­marck. L'idée de maintenir, de contenir le flot révolutionnai­re/­dis­s­olutif, m'apparait bien plus intéressante que toutes les belles idées de nos braves conservateurs droitiers, si soucieux de leur Bildung.  L'Aufhalter  est un pessimiste qui passe à l'action. Lui, au moins, veut agir. Le conservateur droitier ouest-allemand, veut-il agir? Moi, je dis que non!

 

Q.: Quelles sont les principales erreurs des hommes de droite allemands?

 

GM: Leur grande erreur, c'est leur rous­seauisme, qui, finalement, n'est pas telle­ment éloigné du rousseauisme de la gauche. C'est la croyance que le peuple est naturel­lement bon et que le magistrat est corrup­ti­ble. C'est le discours qui veut que le peuple soit manipulé par les politiciens qui l'op­pres­sent. En vérité, nous avons la démo­cratie to­tale: voilà notre misère! Nous avons au­jour­d'hui, en Allemagne, un système où, en haut, règne la même morale ou a-morale qu'en bas. Seule différence: la place de la vir­gule sur le compte en banque; un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. Pour tout ordre politique qui mérite d'être qualifié d'«or­dre», il est normal qu'en haut, on puis­se faire certaines choses qu'il n'est pas per­mis de faire en bas. Et inversément: ceux qui sont en haut ne peuvent pas faire cer­taines choses que peuvent faire ceux qui sont en bas. On s'insurge contre le financement des partis, les mensonges des politiciens, leur corruption, etc. Mais le mensonge et la cor­ruption, c'est désormais un sport que prati­que tout le peuple. Pas à pas, la RFA devient un pays orientalisé, parce que les structures de l'Etat fonctionnent de moins en moins correctement, parce qu'il n'y a plus d'éthi­que politique, de Staatsethos,  y com­pris dans les hautes sphères de la bureau­cratie. La démocratie accomplie, c'est l'uni­ver­salisa­tion de l'esprit du p'tit cochon roublard, le règne universel des petits ma­lins. C'est précisément ce que nous subis­sons aujour­d'hui. C'est pourquoi le mécon­tentement à l'égard de la classe politicienne s'estompe toujours aussi rapidement: les gens devinent qu'ils agiraient exactement de la même fa­çon. Pourquoi, dès lors, les politi­ciens se­raient-ils meilleurs qu'eux-mêmes? Il fau­drait un jour examiner dans quelle mesure le mépris à l'égard du politicien n'est pas l'envers d'un mépris que l'on cul­tive trop souvent à l'égard de soi-même et qui s'ac­com­mode parfaitement de toutes nos pe­tites prétentions, de notre volonté générale à vou­loir rouler autrui dans la farine, etc.

 

Q.: Et le libéralisme?

 

GM: Dans les années qui arrivent, des crises toujours plus importantes secoueront la pla­nète, le pays et le concert international. Le libéralisme y rencontrera ses limites. La pro­chaine grande crise sera celle du libéra­lisme. Aujourd'hui, il triomphe, se croit in­vincible, mais demain, soyez en sûr, il tom­bera dans la boue pour ne plus se relever.

 

Q.: Pourquoi?

 

GM: Parce que le monde ne deviendra ja­mais une unité. Parce que les coûts de toutes sortes ne pourront pas constamment être externalisés. Parce que le libéralisme vit de ce qu'ont construit des forces pré-libérales ou non libérales; il ne crée rien mais consomme tout. Or nous arrivons à un stade où il n'y a plus grand chose à consommer. A commen­cer par la morale... Puisque la morale n'est plus déterminée par l'ennemi extérieur, n'a plus l'ennemi extérieur pour affirmer ce qu'elle entend être et promouvoir, nous dé­bouchons tout naturellement sur l'implosion des valeurs...  Et le libéralisme échouera par­ce qu'il ne pourra plus satisfaire les be­soins économiques qui se font de plus en plus pressants, notamment en Europe orientale.

 

Q.: Vous croyez donc que les choses ne changent qu'à coup de catastrophes?

 

GM: C'est exact. Seules les catastrophes font que le monde change. Ceci dit, les catas­tro­phes ne garantissent pas pour autant que les peuples modifient de fond en comble leurs modes de penser déficitaires. Depuis des an­nées, nous savions, ou du moins nous étions en mesure de savoir, ce qui allait se passer si l'Europe continuait à être envahie en masse par des individus étrangers à notre espace, provenant de cultures radica­lement autres par rapport aux nôtres. Le problème devient particulièrement aigu en Allemagne et en France. Quand nous au­rons le «marché in­térieur», il deviendra plus aigu encore. Or à toute politique ration­nelle, on met des bâtons dans les roues en invoquant les droits de l'homme, etc. Ceci n'est qu'un exemple pour montrer que le fossé se creusera toujours davantage entre la capacité des uns à prévoir et la promptitude des autres à agir en con­séquence.

 

Q.: Ne vous faites-vous pas d'illusions sur la durée que peuvent prendre de tels processus? Au début des années 70, on a pronostiqué la fin de l'ère industrielle; or, des catastrophes comme celles de Tchernobyl n'ont eu pour conséquence qu'un accroissement générale de l'efficience industrielle. Même les Verts pratiquent aujourd'hui une politique indus­trielle. Ne croyez-vous pas que le libéralisme s'est montré plus résistant et innovateur qu'on ne l'avait cru?

 

GM: «Libéralisme» est un mot qui recouvre beaucoup de choses et dont la signification ne s'étend pas à la seule politique indus­triel­le. Mais, même en restant à ce niveau de po­litique industrielle, je resterai critique à l'é­gard du libéralisme. Partout, on cherche le salut dans la «dé-régulation». Quelles en sont les conséquences? Elles sont patentes dans le tiers-monde. Pour passer à un autre plan, je m'étonne toujours que la droite re­proche au libéralisme d'être inoffensif et inefficace, alors qu'elle est toujours vaincue par lui. On oublie trop souvent que le libéra­lisme est aussi ou peut être un système de domination qui fonctionne très bien, à la condition, bien sûr, que l'on ne prenne pas ses impératifs au sérieux. C'est très clair dans les pays anglo-saxons, où l'on parle sans cesse de democracy  ou de freedom,  tout en pensant God's own country  ou Britannia rules the waves.  En Allemagne, le libéralisme a d'emblée des effets destruc­teurs et dissolutifs parce que nous prenons les idéologies au sérieux, nous en faisons les impératifs catégoriques de notre agir. C'est la raison pour laquelle les Alliés nous ont octroyé ce système après 1945: pour nous neutraliser.

 

Q.: Etes-vous un anti-démocrate,

Monsieur Maschke?

 

GM: Si l'on entend par «démocratie» la par­titocratie existente, alors, oui, je suis anti-démocrate. Il n'y a aucun doute: ce système promeut l'ascension sociale de types hu­mains de basse qualité, des types humains médiocres. A la rigueur, nous pourrions vi­vre sous ce système si, à l'instar des Anglo-Sa­xons ou, partiellement, des Français, nous l'appliquions ou l'instrumentalisions avec les réserves né­cessaires, s'il y avait en Allemagne un «bloc d'idées incontestables», imperméable aux effets délétères du libé­ra­lisme idéologique et pratique, un «bloc» se­lon la définition du ju­riste français Maurice Hauriou. Evidemment, si l'on veut, les Alle­mands ont aujourd'hui un «bloc d'idées in­contes­tables»: ce sont celles de la culpabilité, de la rééducation, du refoulement des acquis du passé. Mais contrairement au «bloc» dé­fini par Hauriou, notre «bloc» est un «bloc» de faiblesses, d'éléments affaiblissants, in­ca­­pacitants. La «raison d'Etat» réside chez nous dans ces faiblesses que nous cultivons jalousement, que nous conservons comme s'il s'agissait d'un Graal. Mais cette omni­pré­sence de Hitler, cette fois comme cro­que­mitaine, signifie que Hitler règne tou­jours sur l'Allemagne, parce que c'est lui, en tant que contre-exemple, qui détermine les règles de la politique. Je suis, moi, pour la suppres­sion définitive du pouvoir hitlérien.

 

Q.: Vous êtes donc le seul véritable

anti-fasciste?

 

GM: Oui. Chez nous, la police ne peut pas être une police, l'armée ne peut pas être une armée, le supérieur hiérarchique ne peut pas être un supérieur hiérarchique, un Etat ne peut pas être un Etat, un ordre ne peut pas être un ordre, etc. Car tous les chemins mènent à Hitler. Cette obsession prend les formes les plus folles qui soient. Les spécula­tions des «rééducateurs» ont pris l'ampleur qu'elles ont parce qu'ils ont affirmé avec succès que Hitler résumait en sa personne tout ce qui relevait de l'Etat, de la Nation et de l'Autorité. Les conséquences, Arnold Gehlen les a résumées en une seule phrase: «A tout ce qui est encore debout, on extirpe la moëlle des os». Or, en réalité, le système mis sur pied par Hitler n'était pas un Etat mais une «anarchie autoritaire», une alliance de groupes ou de bandes qui n'ont jamais cessé de se combattre les uns les autres pendant les douze ans qu'a duré le national-socia­lisme. Hitler n'était pas un nationaliste, mais un impérialiste racialiste. Pour lui, la nation allemande était un instrument, un réservoir de chair à canon, comme le prouve son comportement du printemps 1945. Mais cette vision-là, bien réelle, de l'hitlérisme n'a pas la cote; c'est l'interprétation sélective­ment colorée qui s'est imposée dans nos es­prits; résultat: les notions d'Etat et de Nation peuvent être dénoncées de manière ininter­rompue, détruites au nom de l'éman­cipa­tion.

 

Q.: Voyez-vous un avenir pour la droite en Allemagne?

 

GM: Pas pour le moment.

 

Q.: A quoi cela est-il dû?

 

GM: Notamment parce que le niveau intel­lectuel de la droite allemande est misérable. Je n'ai jamais cessé de le constater. Avant, je prononçais souvent des conférences pour ce public; je voyais arriver 30 bonshommes, parmi lesquels un seul était lucide et les 29 autres, idiots. La plupart étaient tenaillés par des fantasmes ou des ressentiments. Ce public des cénacles de droite vous coupe tous vos effets. Ce ne sont pas des assemblées, soudées par une volonté commune, mais des poulaillers où s'agitent des individus qui se prétendent favorables à l'autorité mais qui, en réalité, sont des produits de l'éducation anti-autoritaire.

 

Q.: L'Amérique est-elle la cible principale

de l'anti-libéralisme?

 

GM: Deux fois en ce siècle, l'Amérique s'est dressée contre nous, a voulu détruire nos œu­vres politiques, deux fois, elle nous a dé­claré la guerre, nous a occupés et nous a ré­éduqués.

 

Q.: Mais l'anti-américanisme ne se déploie-t-il pas essentiellement au niveau «impolitique» des sentiments?

 

GM: L'Amérique est une puissance étran­gè­re à notre espace, qui occupe l'Europe. Je suis insensible à ses séductions. Sa culture de masse a des effets désorientants. Certes, d'aucuns minimisent les effets de cette cul­ture de masse, en croyant que tout style de vie n'est que convention, n'est qu'extériorité. Beaucoup le croient, ce qui prouve que le pro­blème de la forme, problème essentiel, n'est plus compris. Et pas seulement en Alle­ma­gne.

 

Q.: Comment expliquez-vous la montée du néo-paganisme, au sein des droites, spécia­lement en Allemagne et en France?

 

GM: Cette montée s'explique par la crise du christianisme. En Allemagne, après 1918, le protestantisme s'est dissous; plus tard, à la suite de Vatican II dans les années 60, ça a été au tour du catholicisme. On interprète le problème du christianisme au départ du con­cept d'«humanité». Or le christianisme ne repose pas sur l'humanité mais sur l'a­mour de Dieu, l'amour porté à Dieu. Au­jour­d'hui, les théologiens progressistes attri­buent au christianisme tout ce qu'il a jadis combattu: les droits de l'homme, la démo­cra­tie, l'amour du lointain (de l'exotique), l'af­faiblissement de la nation. Pourtant, du christianisme véritable, on ne peut même pas déduire un refus de la poli­tique de puis­sance. Il suffit de penser à l'époque baroque. De nos jours, nous trou­vons des chrétiens qui jugent qu'il est très chrétien de rejetter la distinction entre l'ami et l'ennemi, alors qu'el­le est induite par le péché originel, que les théologiens actuels cherchent à mini­mi­ser dans leurs interpré­tations. Mais seul Dieu peut lever cette dis­tinction. Hernán Cor­tés et Francisco Pizarro savaient encore que c'était impossible, con­trairement à nos évêques d'aujourd'hui, Lehmann et Kruse. Cortés et Pizarro étaient de meilleurs chré­tiens que ces deux évêques. Le néo-paga­nis­me a le vent en poupe à notre époque où la sécularisation s'accélére et où les églises el­les-mêmes favorisent la dé-spi­ritualisation. Mais être païen, cela signifie aussi prier. Demandez donc à l'un ou l'autre de ces néo-païens s'il prie ou s'il croit à l'un ou l'autre dieu païen. Au fond, le néo-paga­nisme n'est qu'un travestissement actualisé de l'athéis­me et de l'anticléricalisme. Pour moi, le néo-paganisme qui prétend revenir à nos racines est absurde. Nos racines se si­tuent dans le christianisme et nous ne pou­vons pas reve­nir 2000 ans en arrière.

 

Q.: Alors, le néo-paganisme,

de quoi est-il l'indice?

 

GM: Il est l'indice que nous vivons en déca­dence. Pour stigmatiser la décadence, notre époque a besoin d'un coupable et elle l'a trou­vé dans le christianisme. Et cela dans un mon­de où les chrétiens sont devenus ra­rissi­mes! Le christianisme est coupable de la dé­cadence, pensait Nietzsche, ce «fanfaron de l'intemporel» comme aimait à l'appeler Carl Schmitt. Nietzsche est bel et bien l'ancêtre spirituel de ces gens-là. Mais qu'entendait Nietzsche par christianisme? Le protestan­tis­me culturel libéral, prusso-allemand. C'est-à-dire une idéologie qui n'existait pas en Italie et en France; aussi je ne saisis pas pourquoi tant de Français et d'Italiens se réclament de Nietzsche quand ils s'attaquent au christianisme.

 

Q.: Monsieur Maschke, nous vous remer­cions de nous avoir accordé cet entretien.

 

(une version abrégée de cet entretien est pa­rue dans Junge Freiheit n°6/91; adresse: JF, Postfach 147, D-7801 Stegen/Freiburg).                

dimanche, 23 novembre 2008

Seehofer: la fin du néo-libéralisme

 

 

seehofer_horst_minister_www.jpg

La fin du néo-libéralisme selon le Ministre Président bavarois


Horst Seehofer, 59 ans, est Ministre Président de l’Etat de Bavière au sein de la fédération allemande. Dans un entretien accordé au « Spiegel » (n°46/2008), il évoque la crise avec un langage tonique qui mérite toute notre attention.


Voici quelques-uns de ses propos, recueillis par Conny Neumann et Konstantin von Hammerstein :


« Ce ne sont pas seulement des banques qui se sont effondrées, mais aussi la philosophie du néo-libéralisme pur jus. Je ne m’attendais pas à un effondrement aussi rapide, à une telle vitesse, mais je le voyais venir depuis longtemps. Cette pure maximisation du profit, cette perspective qui ne voit rien d’autre que le rendement ne perçoivent la vie qu’à la lumière de l’économie et négligent tout le reste, qui, pourtant, fait le sel de l’existence. Voilà ce qui s’est effondré ».


Q. : Où cet échec du néo-libéralisme était-il prévu à l'ordre du jour dans notre vie politique ? L’était-il lors de la Diète de la CDU démocrate-chrétienne ? L’était-il dans le fameux « Agenda 2010 » ?


HS : Vous connaissez le débat qui a animé la vie politique allemande quand il s’est agi de protéger le travailleur contre les licenciements. S’agit-il d’une disposition sociale propre à notre société ? La solidarité est-elle encore une valeur « moderne » ou bien l’égoïsme et l’individualisme sont-ils devenus la mesure de toutes choses ? On s’est moqué de moi quand j’ai émis des critiques lorsque Nokia a décidé de quitter l’Allemagne parce que son rendement n’y était que de 20%, ce que la firme estimait trop bas. Le sort des familles de leurs 2000 salariés ne l’intéressait pas. On ne parlait que de cours en bourse et de bilans. Voilà quel était le critère de toute notre politique sociale et cela avait quelques retombées sur le programme de l’Union (des partis démocrates-chrétiens), y compris dans les décisions prises naguère à Leipzig.


(…)


Q. : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les idées néo-libérales ont connu un tel succès au sein des partis de l’Union ?


HS : Parce qu’elles passaient pour « modernes ». C’était, disait-on, le « mainstream ». Tout le monde de l’économie a défendu de telles thèses et si vous émettiez ne fût-ce qu’un petit argument contradictoire, vous passiez pour une vieille baderne. Pour moi, il ne faut ni l’économie planifiée ni le néo-libéralisme. Nous, Allemands, avions inventé le modèle idéal, celui qui était assuré du succès : l’économie sociale de marché.


Q. : Qui peine et s’essouffle.


HS : Pendant plus d’un demi siècle, ce modèle économique a enregistré de grands succès et nous a apporté la stabilité sociale. Bien sûr, comme toute chose, il faut le moderniser et le rénover. En principe, il s’agit de combiner à chaque fois les côtés positifs du marché avec des directives et des filets de sûreté dans le domaine social. Il faut rétablir le bon rapport de force entre la sécurité sociale et l’innovation.


Q. : Le néo-libéralisme est-il mort et bien mort ?


HS : Tant que je suis en vie, oui, pour moi, il est bien mort.


Q. : Et qui va profiter de la mutation des données ?


HS : La population des gens normaux. Jusqu’ici seule une élite, quelques gros, ont profité du néo-libéralisme. Dans la masse de la population, il y a eu perte, diminution du bien-être. Je suis très éloigné mentalement du socialisme mais j’aimerais que l’on retrouve en Allemagne un certain équilibre.


(source : Der Spiegel, n°46/2008 ; adaptation française : Robert Steuckers).

samedi, 22 novembre 2008

Gumplowicz: volonta e lotta alle origini dello stato

 

,

 

VOLONTÁ E LOTTA ALLE ORIGINI DELLO STATO

 

 

Ex: http://www.mirorenzaglia.org/

Nietzsche riassunse alla sua maniera la questione: il vero Stato, lungi dall’essere il mostro freddo delle burocrazie democratiche, è un sistema sociale messo al servizio degli «eroi di una cultura tragica». L’intera civiltà ellenica fu da lui pensata come un unico servizio reso all’affermazione del genio della stirpe, al cui àpice si aveva l’emergere di un’eccellenza: quella dei migliori, gli aristòcrati, scaturiti dallaselezione operata attraverso il Rangordnung l’ordinamento per ranghi. Ciò che determinava la selezione era un principio di lotta, di gloria e di vittoria. Su se stessi e sugli altri. Nulla di più distante dalle odierne posizioni di democrazia liberale, di origine banalmente contrattualistica. Tra l’egualitarismo pacifista dei progressisti, che abbassa la società a convivenza tra mandrie sedate e omologate, e il differenzialismo tradizionale, che affida la vita e il perfezionamento umano al salutare conflitto, c’è un incolmabile abisso antropologico, prima ancora che ideologico.

Nietzsche vide come al solito giusto nell’indicare nell’origine della nostra civiltà il principio del valore che sgorga da una comunità di prescelti. E valore avrà allora colui che sappia battersi, innanzi tutto per la vita, poi nel nome delle sue convinzioni: agòn, parola omerica ed eraclitèa, fissa sin dall’inizio della storia conosciuta il discrimine tra l’uomo e il non-uomo, stabilendo una ferma gerarchia tra chi è di lega nobile e chi è di lega vile. L’uno sta in alto, l’altro starà in basso. Il significato dello Stato - «l’utensile crudele» - come potenza guerriera e ordine di selezionati, fu indicato da Nietzsche nel suo essere il risultato della «spietata durezza» che vige in natura. Lo Stato gerarchico fondato dalla lotta è il mezzo che permette l’irrompere del Genio, tanto che si può fare una connessione tra «campo di battaglia e opera d’arte». Si vedano in proposito gli scritti giovanili di Nietzsche Lo Stato dei Greci e L’agòne omerico, oggi ripubblicati dalle Edizioni di Ar. La cultura europea è rimasta per alcuni millenni incardinata su questi princìpi, prima che qualcosa di degradato e senescente iniziasse a corroderne le fondamenta, asservendo lo Stato ai maneggiatori di danaro e ai violenti divulgatori della menzogna egualitaria.

 

 

Questo concepire l’esistenza come somma di tensioni, regolata dalla legge ferrea ma esaltante del rischio, dell’esposizione alla prova, fu come noto riproposto modernamente da Oswald Spengler (nella foto sotto a sinistra). Suo fu il rilancio della figura di Eraclito, proprio come l’artefice di un annuncio di purezza, tale da affidare il protagonismo sociale al tipo esemplare del greco di nobile ascendenza. Ma è chiaro che qui si tratta di un’aristocrazia che è distillata dal popolo, esso stesso già di per sé nobilitato in un continuo processo di perenne affinamento. Spengler mise in luce assai bene che in Grecia il concetto di aristocrazia forgiata dalla lotta era «connesso agli interessi vitali del popolo greco nella sua interezza», così chiarendo che non era in gioco alcun individualismo, ma la personalità creata dalla comunità di formazione.

 

 

L’approccio agonale alla vita esprimeva in quegli arcaici contesti «la pienezza della vita, la salute, il senso di potenza, il piacere autenticamente greco per la bellezza e per l’equilibrio della forma». Un principio di competizione così inteso, ben lontano dal significare plebea smania di affermazione materiale, magari compensatoria di frustrazioni caratteriali, doveva al contrario portare al solenne riconoscimento di una legge di natura: ciò che conduce all’urto, all’impatto, al confronto anche violento non è che naturale istinto di vita («l’attacco è cosa naturale in ogni vita in ascesa», scrisse Spengler nel Tramonto dell’Occidente), così che vivere si presenta essenzialmente come un destino di lotta. Un popolo vivente sotto la continua minaccia dell’annientamento non poteva non vedere nell’athlèter, nel combattente, il suo vertice esemplare. Popolata da visioni di potenza cosmica come il fuoco, la tempesta, la catastrofe tellurica, la mentalità greca giunse a interpretare la vita come ininterrotto erompere di energhèia. Questa misteriosa forza propulsiva fu chiamata, ad esempio da Aristotele, l’essenza stessa del vivere, fonte radicale di decisione tra il pre-valere e il soccombere.

 

 

A cavallo tra Ottocento e Novecento, dinanzi al prodursi dei giganteschi fenomeni di potenziamento dello Stato moderno e all’affermarsi delle masse, la giovane scienza sociologica non mancò di riandare alla concezione del conflitto come origine dei rapporti sociali e meccanismo di selezione delle classi dirigenti. Un’intera scuola di pensiero elaborò questi temi. Culminando nella triade italiana formata da Pareto, Mosca e Michels. I quali, ognuno per suo conto ma in modo simile, individuarono nel gioco conflittuale delle minoranze e nella circolazione delle élites il segreto del potere. Ludwig Gumplowicz (nella prima foto in alto a destra) fu una sorta di loro maestro e anticipatore. Il fatto che le Edizioni di Ar adesso ne pubblichino Il concetto sociologico dello Stato va considerato come un benefico sintomo reattivo: si cerca in qualche modo di fronteggiare, almeno con gli strumenti dell’alta cultura, il procedimento verso il basso che è tipico dei nostri tempi. In cui, all’elogio del mezzo-uomo, si unisce quello del renitente, dell’imbelle, del pavido, tutte creature di quell’irenismo farisaico che è il fulcro della società mondializzata. L’edizione in parola, curata da Franco Savorgnan e introdotta da Giovanni Damiano, è l’anastatica di quella del 1904. Si tratta di un libro - pubblicato la prima volta a Innsbruck nel 1892 - che riscopre la faccia vera della convivenza, quella liberata dalle ipocrisie contrattualiste, ecumeniste e democratiche che già cent’anni fa coprivano a malapena col mantello filantropico la violenza e la brutalità della società industrialista. Gumplowicz è un pioniere. Disinteressato alle concezioni giuridica, marxista, razionalista o teologica dello Stato, va diritto al problema. Incline a considerare poligenica l’origine dell’umanità, secondo lui lo Stato - cioè l’organizzazione della convivenza secondo la suddivisione dei ruoli - non è che l’esito del «cozzo di gruppi umani eterogenei».

 

 

Il giudizio di Gumplowicz è di tipo tradizionale: la realtà va riconosciuta per quello che è, senza edulcorarla con ipocrisie alla liberale o alla marxista. Per questo, egli annuncia l’impossibilità di abolire il dominio. Anzi, essendo il dominio l’essenza del politico, compito dello Stato sano sarà quello di renderlo organico, armonico: la tirannia oligarchica estranea al popolo non è aristocrazia di comando, ma un’indegna usurpazione. La concezione politica di Gumplowicz è comunitaria. L’origine dello Stato è il «prodotto della superiorità di un gruppo umano belligero e organizzato di fronte a un altro imbelle». In questa contesa i migliori non sono individui astratti, ma esemplari della stirpe che agiscono solidarmente: l’uomo «combatte come membro del suo gruppo, come individuo ha un’importanza minima». Da tipico ebreo galiziano emancipatosi nelle accademie austro-ungariche, Gumplowicz ebbe una sicura sensibilità per l’identità di stirpe. E cosa intendesse esattamente per “gruppo” di affini lo spiegò nel 1883, scrivendo il libro Rassenkampf, un testo che fece da scuola alla cultura positivista-razzialista dell’epoca. L’avvento della civiltà aria nel mondo, che produsse l’erezione di Stati castali retti da dominazioni schiavili, è da lui spiegato come il risultato del prevalere di una cultura superiore. Sicuro nel definire gli eventi della storia come il prodotto del conflitto tra diverse appartenenze di genere, Gumplowicz sanzionò come evidente il primato della civiltà bianca, associando senz’altro ad essa - con procedimento all’epoca non bizzarro - anche l’ebraismo.

 

 

Tutto questo lo ha fatto giudicare, ad esempio da Domenico Losurdo, come un teorico con precise rispondenze anche con Nietzsche e con le sue crude rivendicazioni per una società fondata sul dominio dei Signori e sull’organizzazione sociale per caste, atta come nessuna al dispiegarsi della civiltà superiore. Nel Concetto sociologico dello Stato noi troviamo, tra l’altro, l’apprezzamento per gli scritti di Gustav Ratzenhofer, il coevo studioso di storia politica che individuò nella forza primordiale custodita dai popoli l’energia che muove la vita attraverso la lotta per il primato, selezionando in continuazione i caratteri organici.

 

 

La concezione elitaria e socialmente discriminante di Gumplowicz venne posta dallo storico A. James Gregor tra i fondamenti ideologici del Fascismo. Mediato da Pareto, il suo insegnamento sarebbe giunto fino a Mussolini. In effetti, attorno al volontarismo mussoliniano, ad un tempo comunitario e gerarchico, si coagularono diverse intelligenze del tempo. Da Olivetti a Michels e fino a Corradini e alla sua dottrina di una struggle of life mondiale, affidata alla competizione tra imperialismo di rapina anglosassone e imperialismo sociale italiano. E fino a Costamagna, nella cui dottrina dello Stato Gregor riconobbe i tratti del socialdarwinismo di Gumplowicz.

 

 

È stato del resto lo stesso Gregor a ricordare che al centro della sociologia di Gumplowicz si trova il concetto di etnocentrismo, espresso col termine Syngenismus, neologismo tedesco che intendeva ricalcare quello greco di synghèneia, l’eguaglianza di sangue. Lo Stato nasce dalla devozione alla comunità sociale definita dall’ethnos.

 

 

Con tutto questo grande bagaglio di cultura politica antagonista alla modernità, noi siamo di fronte al massimo sforzo operato dalla civiltà europea, tra fine-Ottocento e primi decenni del Novecento, per liberarsi dalle già pesanti aggressioni portate dall’egualitarismo cosmopolita al cuore della nostra identità. In quell’ultimo sforzo si riverberano le più arcaiche proclamazioni legate all’affermarsi del tipo differenziato, plasmato da un’ascesi superiore e ricolmo di attitudini sovrane, tali da imprimere alla vita politica il segno di eterne creazioni di civiltà. Ciò che Evola (nella foto sopra) inquadrava nella categoria di metafisica della guerra, recava il segno del concetto di lotta come liturgia sacrale: evocare dai propri retaggi l’energia, la fierezza e la volontà di proteggere gli ordini dell’appartenenza. Nel suo scritto - risalente agli anni di guerra - sulla Dottrina aria di lotta e vittoria, Evola espresse un principio che, dai Greci fino alla moderna “sociologia anti-individualista”, era risuonato come annuncio di grandezza: «È nella lotta che occorre risvegliare e temprare quella forza che, di là da assalti, sangue e pericolo, propizierà una nuova creazione in un nuovo splendore e con pace possente». In effetti, è così che sorgono le grandi civiltà.

 

 

Luca Leonello Rimbotti

 

mercredi, 19 novembre 2008

Eurasia, vol. II, n°3

Eurasia Vol. II n° 3 : Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon
Sommaire 06/2008

Eurasia : Présentation

Dossier

Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon

Tiberio Graziani : La leçon de Karl Haushofer et la présence discrète de Giuseppe Tucci dans le débat géopolitique des années trente

Carlo Terracciano : Des destins parallèles

Karl Haushofer : L’analogie du développement politique et culturel en Italie, en Allemagne et au Japon

Robert Steuckers : Qui était Karl Haushofer ?

Robert Steuckers : Les thèmes de la géopolitique et de l’espace russe dans la vie culturelle berlinoise de 1918 à 1945 : Karl Haushofer, Oskar von Niedermayer et Otto Hoetzsch

Claudio Mutti : Le bodhisattva hongrois

Giuseppe Tucci : Alexandre Csoma de Körös

Texte retrouvé

Alexandre Douguine : L’Empire soviétique et les nationalismes à l’époque de la perestroïka

Eurasia : Lectures eurasiennes
Eurasia Vol. II n° 3 : Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon
 
Eurasia Vol. II n° 3 :: Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon Prix : 15,00€
Éditeur :
Avatar Editions
Date : 06/2008
Format (cm) : 14,85 x 21
Pages : 120

00:10 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, eurasie, eurasisme, allemagne, russie, japon, tibet | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 18 novembre 2008

Mythos Germania

Mythos Germania

Mythos Germania est le titre d'une exposition originale qui se tient à Berlin jusqu'au 31 décembre 2008 et qui est consacrée aux projets architecturaux que Hitler et Speer nourrissaient pour la capitale du Reich.

germania_main.jpg
Pour plus de renseignements : voir Mythos Germania

L'impact de Nietzsche dans les milieux de gauche et de droite

Nietzsche.gif

 

 

L'impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite

 

par Robert STEUCKERS

 

Intervention lors de la 3ième Université d'été de la FACE, Provence, juillet 1995

 

Analyse:

-Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany. 1890-1990, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1992, 337 p., ill., ISBN 0-520-07805-5.

- Giorgio PENZO, Il superamento di Zarathustra. Nietzsche e il nazionalsocialismo, Armando Editore, Roma, 1987, 359 p., 25.000 Lire.

 

L'objet de mon exposé n'est pas de faire de la philosophie, d'entrer dans un débat philosophique, de chercher quelle critique adresse Nietzsche, par le biais d'un aphorisme cinglant ou subtil, à Aristote, à Descartes ou à Kant, mais de faire beaucoup plus simplement de l'histoire des idées, de constater qu'il n'existe pas seulement une droite ou un pré-fascisme ou un fascisme tout court qui dérivent de Nietzsche, mais que celui-ci a fécondé tout le discours de la sociale-démocratie allemande, puis des radicaux issus de cette gauche et, enfin, des animateurs de l'Ecole de Francfort. De nos jours, c'est la “political correctness” qui opère par dichotomies simplètes, cherche à cisailler à l'intérieur même des discours pour trier ce qu'il est licite de penser pour le séparer pudiquement, bigotement, de ce qui serait illicite pour nos cerveaux. C'est à notre sens peine perdue: Nietzsche est présent partout, dans tous les corpus, chez les socialistes, les communistes, les fascistes et les nationaux-socialistes, et, même, certains arguments nietzschéens se retrouvent simultanément sous une forme dans les théories communistes et sous une autre dans les théories fascistes.

 

La “political correctness”, dans sa mesquinerie, cherche justement à morceler le nietzschéisme, à opposer ses morceaux les uns aux autres, alors que la fusion de toutes les contestations à assises nietzschéennes est un impératif pour le XXIième siècle. La fusion de tous les nietzschéismes est déjà là, dans quelques cerveaux non encore politisés: elle attend son heure pour balayer les résidus d'un monde vétuste et sans foi. Mais pour balayer aussi ceux qui sont incapables de penser, à gauche comme à droite, sans ces vilaines béquilles conventionnelles que sont les manichéismes et les dualismes, opposant binairement, répétitivement, une droite figée à une gauche toute aussi figée.

 

La caractéristique majeure de cet impact ubiquitaire du nietzschéisme est justement d'être extrêmement diversifiée, très plurielle. L'œuvre de Nietzsche a tout compénétré. Méthodologiquement, l'impact de la pensée de Nietzsche n'est donc pas simple à étudier, car il faut connaître à fond l'histoire culturelle de l'Allemagne en ce XXième siècle; il faut cesser de parler d'un impact au singulier mais plutôt d'une immense variété d'impulsions nietzschéennes. D'abord Nietzsche lui-même est un personnage qui a évolué, changé, de multiples strates se superposent dans son œuvre et en sa personne même. Le Dr. Christian Lannoy, philosophe néerlandais d'avant-guerre, a énuméré les différents stades de la pensée nietzschéenne:

1er stade: Le pessimisme esthétique, comprenant quatre phases qui sont autant de passages: a) du piétisme (familial) au modernisme d'Emerson; b) du modernisme à Schopenhauer; c) de Schopenhauer au pessimisme esthétique proprement dit; d) du pessimisme esthétique à l'humanisme athée (tragédies grecques + Wagner).

2ième stade: Le positivisme intellectuel, comprenant deux phases: a) le rejet du pessimisme esthétique et de Wagner; b) l'adhésion au positivisme intellectuel (phase d'égocentrisme).

3ième stade: Le positivisme anti-intellectuel, comprenant trois phases: a) la phase poétique (Zarathoustra); b) la phase consistant à démasquer l'égocentrisme; c) la phase de la Volonté de Puissance (consistant à se soustraire aux limites des constructions et des constats intellectuels).

4ième stade: Le stade de l'Antéchrist qui est purement existentiel, selon la terminologie catholique de Lannoy; cette phase terminale consiste à se jeter dans le fleuve de la Vie, en abandonnant toute référence à des arrière-mondes, en abandonnant tous les discours consolateurs, en délaissant tout Code (moral, intellectuel, etc.).

 

Plus récemment, le philosophe allemand Kaulbach, exégète de Nietzsche, voit six types de langage différents se succéder dans l'œuvre de Nietzsche: 1. Le langage de la puissance plastique; 2. Le langage de la critique démasquante; 3. Le style du langage expérimental; 4. L'autarcie de la raison perspectiviste; 5. La conjugaison de ces quatre premiers langages nietzschéens (1+2+3+4), contribuant à forger l'instrument pour dépasser le nihilisme (soit le fixisme ou le psittacisme) pour affronter les multiples facettes, surprises, imprévus et impondérables du devenir; 6. L'insistance sur le rôle du Maître et sur le langage dionysiaque.

 

Ces classifications valent ce qu'elles valent. D'autres philosophes pourront déceler d'autres étapes ou d'autres strates mais les classifications de Lannoy et Kaulbach ont le mérite de la clarté, d'orienter l'étudiant qui fait face à la complexité de l'œuvre de Nietzsche. L'intérêt didactique de telles classifications est de montrer que chacune de ces strates a pu influencer une école, un philosophe particulier, etc. De par la multiplicité des approches nietzschéennes, de multiples catégories d'individus vont recevoir l'influence de Nietzsche ou d'une partie seulement de Nietzsche (au détriment de tous les autres possibles). Aujourd'hui, on constate en effet que la philosophie, la philologie, les sciences sociales, les idéologies politiques ont receptionné des bribes ou des pans entiers de l'œuvre nietzschéenne, ce qui oblige les chercheurs contemporains à dresser une taxinomie des influences et à écrire une histoire des réceptions, comme l'affirme, à juste titre, Steven E. Aschheim, un historien américain des idées européennes.

 

Nietzsche: mauvais génie ou héraut impavide?

 

Aschheim énumère les erreurs de l'historiographie des idées jusqu'à présent:

- Ou bien cette historiographie est moraliste et considère Nietzsche comme le “mauvais génie” de l'Allemagne et de l'Europe, “mauvais génie” qui est tour à tour “athée” pour les catholiques ou les chrétiens, “pré-fasciste ou pré-nazi” pour les marxistes, etc.

- Ou bien cette historiographie est statique, dans ses variantes apologétiques (où Nietzsche apparaît comme le “héraut” du national-socialisme ou du fascisme ou du germanisme) comme dans ses variantes démonisantes (où Nietzsche reste constamment le mauvais génie, sans qu'il ne soit tenu compte des variations dans son œuvre ou de la diversité de ses réceptions).

Or pour juger la dissémination de Nietzsche dans la culture allemande et européenne, il faut: 1. Saisir des processus donc 2. avoir une approche dynamique de son œuvre.

 

Le bilan de cette historiographie figée, dit Aschheim, se résume parfaitement dans les travaux de Walter Kaufmann et d'Arno J. Mayer. Walter Kaufmann démontre que Nietzsche a été mésinterprété à droite par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, par Stefan George, par Ernst Bertram et Karl Jaspers. Mais aussi dans le camp marxiste après 1945, notamment par Georg Lukacs, communiste hongrois, qui a dressé un tableau général de ce qu'il faut abroger dans la pensée européenne, ce qui revient à rédiger un manuel d'inquisition, dont s'inspirent certains tenants actuels de la “political correctness”. Lukacs accuse Nietzsche d'irrationalité et affirme que toute forme d'irrationalité conduit inéluctablement au nazisme, d'où tout retour à Nietzsche équivaut à recommencer un processus “dangereux”. L'erreur de cette interprétation c'est de dire que Nietzsche ne suscite qu'une seule trajectoire et qu'elle est dangereuse. Cette vision est strictement linéaire et refuse de dresser une cartographie des innombrables influences de Nietzsche.

 

Arno J. Mayer rappelle que Nietzsche a été considéré par certains exégètes marxisants comme le héraut des classes aristocratiques dominantes en Allemagne à la fin du XIXième siècle. L'insolence de Nietzsche aurait séduit les plus turbulents représentants de cette classe sociale. Aschheim estime que cette thèse est une erreur d'ordre historique. En effet, l'aristocratie dominante, à cette époque-là en Allemagne, est un milieu plutôt hostile à Nietzsche. Pourquoi? Parce que l'anti-christianisme de Nietzsche sape les assises de la société qu'elle domine. L'“éthique aristocratique” de Nietzsche est fondamentalement différente de celle des classes dominantes de la noblesse allemande du temps de Bismarck. Par conséquent, Nietzsche est jugé “subversif, pathologique et dangereux”. La “droite” (en l'occurrence la “révolution conservatrice”) ne l'utilisera surtout qu'après 1918.

 

Les “transvaluateurs”

 

Hinton Thomas, historien anglais des idées européennes, constate effectivement que Nietzsche est réceptionné essentiellement par des dissidents, des radicaux, des partisans de toutes les formes d'émancipation, des socialistes (actifs dans la social-démocratie), des anarchistes et des libertaires, par certaines féministes. Thomas nomme ces dissidents des “transvaluateurs”. La droite révolutionnaire allemande, post-conservatrice, se posera elle aussi comme “transvaluatrice” des idéaux bourgeois, présents dans l'Allemagne wilhelmienne et dans la République de Weimar. Hinton Thomas concentre l'essentiel de son étude aux gauches nietzschéennes, en n'oubliant toutefois pas complètement les droites. Son interprétation n'est pas unilatérale, dans le sens où il explore deux filons de droite où Nietzsche n'a peut-être joué qu'un rôle mineur ou, au moins, un rôle de repoussoir: l'Alldeutscher Verband (la Ligue Pangermaniste) et l'univers social-darwiniste, plus particulièrement le groupe des “eugénistes”.

 

En somme, on peut dire que Nietzsche rejette les systèmes, son anti-socialisme est un anti-grégarisme mais qui est ignoré, n'est pas pris au tragique, par les militants les plus originaux du socialisme allemand de l'époque. Les intellectuels sociaux-démocrates s'enthousiasment au départ pour Nietzsche mais dès qu'ils établissent dans la société allemande leurs structures de pouvoir, ils se détachent de l'anarchisme, du criticisme et de la veine libertaire qu'introduit Nietzsche dans la pensée européenne. La social-démocratie cesse d'être pleinement contestatrice pour participer au pouvoir. Roberto Michels appelera ce glissement dans les conventions la Verbonzung, la “bonzification”, où les chefs socialistes perdent leur charisme révolutionnaire pour devenir les fonctionnaires d'une mécanique partitocratique, d'une structure sociale participant en marge au pouvoir. Seuls les libertaires comme Landauer et Mühsam demeurent fidèles au message nietzschéen. Enfin, au-delà des clivages politiques usuels, Nietzsche introduit dans la pensée européenne un “style” (qui peut toujours s'exprimer de plusieurs façons possibles) et une notion d'“ouverture”, impliquant, pour ceux qui savent reconnaître cette ouverture-au-monde et en tirer profit, une dynamique permanente d'auto-réalisation. L'homme devient ce qu'il est au fond de lui-même dans cette tension constante qui le porte à aller au-devant des défis et des mutations, sans frilosité rédhibitoire, sans nostalgies incapacitantes, sans rêves irréels.

 

Enfin, Nietzsche a été lu majoritairement par les socialistes avant 1914, par les “révolutionnaires-conservateurs” (et éventuellement par les fascistes et les nationaux-socialistes) après 1918. Aujourd'hui, il revient à un niveau non politique, notamment dans le “nietzschéisme français” d'après 1945.

 

L'impact de Nietzsche sur le discours socialiste avant 1914 en Allemagne

 

En Allemagne, mais aussi ailleurs, notamment en Italie avec Mussolini, alors fougueux militant socialiste, ou en France, avec Charles Andler, Daniel Halévy et Georges Sorel, la philosophie de Nietzsche séduit principalement les militants de gauche. Mais non ceux qui sont strictement orthodoxes, comme Franz Mehring, que les nietzschéens socialistes considèrent comme le théoricien d'un socialisme craintif et procédurier, fort éloigné de ses tumultueuses origines révolutionnaires. Franz Mehring, gardien à l'époque de l'orthodoxie figée, évoque une stricte filiation philosophie  —en dehors de laquelle il n'y a point de salut!—  partant de Hegel pour aboutir à Marx et à la pratique routinière, sociale et parlementariste, de la sociale-démocratie wilhelminienne. Face à ce marxisme conventionnel et frileux, les gauches dissidentes opposent Nietzsche ou l'un ou l'autre linéament de sa philosophie. Ces gauches dissidentes conduisent à un anarchisme (plus ou moins dionysiaque), à l'anarcho-syndicalisme (un des filons du futur fascisme) ou au communisme. Ainsi, Isadora Duncan, une journaliste anglaise qui couvre, avec sympathie, les événements de la Révolution Russe pour L'Humanité, écrit en 1921: «Les prophéties de Beethoven, de Nietzsche, de Walt Whitman sont en train de se réaliser. Tous les hommes seront frères, emportés par la grande vague de libération qui vient de naître en Russie». On remarquera que la journaliste anglaise ne cite aucun grand nom du socialisme ou du marxisme! La gauche radicale voit dans la Révolution Russe la réalisation des idées de Beethoven, de Nietzsche ou de Whitman et non celles de Marx, Engels, Liebknecht (père), Plekhanov, Lénine, etc.

 

Pourquoi cet engouement? Selon Steven Aschheim, les radicaux maximalistes dans le camp des socialistes se réfèrent plus volontiers à la critique dévastatrice du bourgeoisisme (plus exactement: du philistinisme) de Nietzsche, car cette critique permet de déployer un “contre-langage”, dissolvant pour toutes les conventions sociales et intellectuelles établies, qui permettent aux bourgeoisies de se maintenir à la barre. Ensuite, l'idée de “devenir” séduit les révolutionnaires permanents, pour qui aucune “superstructure” ne peut demeurer longtemps en place, pour dominer durablement les forces vives qui jaillissent sans cesse du “fond-du-peuple”.

 

En fait, dès la fin de la première décennie du XXième siècle, la sociale-démocratie allemande et européenne subit une mutation en profondeur: les radicaux abandonnent les conventions qui se sont incrustées dans la pratique quotidienne du socialisme: en Allemagne, pendant la première guerre mondiale, les militants les plus décidés quittent la SPD pour former d'abord l'USPD puis la KPD (avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht); en Italie, une aile anarcho-syndicaliste se détache des socialistes pour fusionner ultérieurement avec les futuristes de Marinetti et les arditi  revenus des tranchées, ce qui donne, sous l'impulsion de la personnalité de Mussolini, le syncrétisme fasciste; etc.

 

le socialisme: une révolte permanente contre les superstructures

 

Par ailleurs, dès 1926, l'Ecole de Francfort commence à déployer son influence: elle ne rejette pas l'apport de Nietzsche; après les vicissitudes de l'histoire allemande, du nazisme et de l'exil américain de ses principaux protagonistes, cette Ecole de Francfort est à l'origine de l'effervescence de mai 68. Dans toutes ces optiques, le socialisme est avant toutes choses une révolte contre les superstructures, jugées dépassées et archaïques, mais une révolte chaque fois différente dans ses démarches et dans son langage selon le pays où elle explose. A cette révolte socialiste contre les superstructures (y compris les nouvelles superstructures rationnelles et trop figées installées par la sociale-démocratie), s'ajoute toute une série de thématiques, comme celles de l'“énergie” (selon Schiller et surtout Bergson; ce dernier influençant considérablement Mussolini), de la volonté (que l'on oppose chez les dissidents radicaux du socialisme à la doctrine sociale-démocrate et marxiste du déterminisme) et la vitalité (thématique issue de la “philosophie de la Vie”, tant dans ses interprétations laïques que catholiques).

 

Une question nous semble dès lors légitime: cette évolution est-elle 1) marginale, réduite à des théoriciens ou à des cénacles intellectuels, ou bien 2) est-elle vraiment bien capillarisée dans le parti? Steven Aschheim, en concluant son enquête minutieuse, répond: oui. Il étaye son affirmation sur les résultats d'une enquête ancienne, qu'il a analysée méticuleusement, celle d'Adolf Levenstein en 1914. Levenstein avait procédé en son temps à une étude statistique des livres empruntés aux bibliothèques ouvrières de Leipzig entre 1897 et 1914. Levenstein avait constaté que les livres de Nietzsche étaient beaucoup plus lus que ceux de Marx, Lassalle ou Bebel, figures de proue de la sociale-démocratie officielle. Cette étude prouve que le nietzschéisme socialiste était une réalité dans le cœur des ouvriers allemands.

 

«Die Jungen» de Bruno Wille, «Der Sozialist» de Gustav Landauer

 

En Allemagne, la première organisation socialiste/nietzschéenne était Die Jungen (Les Jeunes) de Bruno Wille. Celui-ci entendait combattre l'“accomodationnisme” de la sociale-démocratie, son embourgeoisement (rejoignant par là Roberto Michels, analyste de l'oligarchisation des partis), le culte du parlementarisme (rejoignant Sorel et anticipant les deux plus célèbres soréliens allemands d'après 1918: Ernst Jünger et Carl Schmitt), l'ossification du parti et sa bureaucratisation (Michels). Plus précisément, Wille déplore la disparition de tous les réflexes créatifs dans le parti; l'imagination n'est plus au pouvoir dans la sociale-démocratie allemande du début de notre siècle, tout comme aujourd'hui, avec l'accession au pouvoir des anciens soixante-huitards, l'imagination, pourtant bruyamment promise, n'a plus du tout droit au chapitre, “political correctness” oblige. Ensuite, autre contestataire fondamental dans les rangs socialistes allemands, Gustav Landauer (1870-1919), qui tombera les armes à la main dans Munich investie par les Corps Francs de von Epp, fonde une revue libertaire, socialiste et nietzschéenne, qu'il baptise Der Sozialist. Chose remarquable, son interprétation de Nietzsche ignore le culte nietzschéen de l'égoïté, l'absence de toute forme de solidarité ou de communauté chez le philosophe de Sils-Maria, pour privilégier très fortement sa fantaisie créatrice et sa critique de toutes les pétrifications à l'œuvre dans les sociétés et les civilisations modernes et bourgeoises.

 

Max Maurenbrecher et Lily Braun

 

Max Maurenbrecher (1874-1930), est un pasteur protestant socialiste qui a foi dans le mouvement ouvrier tout en se référant constamment à Nietzsche et à sa critique du christianisme. La première intention de Maurenbrecher a été justement de fusionner socialisme, nietzschéisme et anti-christianisme. Son premier engagement a lieu dans le Nationalsozialer Verein de Naumann en 1903. Son deuxième engagement le conduit dans les rangs de la sociale-démocratie en 1907, au moment où il quitte aussi l'église protestante et s'engage dans le “mouvement religieux libre”. Son troisième engagement est un retour vers son église, un abandon de toute référence à Marx et à la sociale-démocratie, assortis d'une adhésion au message des Deutschnationalen. Maurenbrecher incarne donc un parcours qui va du socialisme au nationalisme.

 

Lily Braun, dans l'univers des intellectuels socialistes du début du siècle, est une militante féministe, socialiste et nietzschéenne. Elle s'engage dans les rangs sociaux-démocrates, où elle plaide la cause des femmes, réclame leur émancipation et leur droit au suffrage universel. Ce féminisme est complété par une critique systématique de tous les dogmes et par une esthétique nouvelle. Son apport philosophique est d'avoir défendu l'“esprit de négation” (Geist der Verneinung), dans le sens où elle entendait par “négation”, la négation de toute superstructure, des ossifications repérables dans les superstructures sociales. En ce sens, elle annonce certaines démarches de l'Ecole de Francfort. Lily Braun plaidait en faveur d'une juvénilisation permanente de la société et du socialisme. Elle s'opposait aux formes démobilisantes du moralisme kantien. Pendant la première guerre mondiale, elle développe un “socialisme patriotique” en arguant que l'Allemagne est la patrie de la sociale-démocratie, et qu'en tant que telle, elle lutte contre la France bourgeoise, l'Angleterre capitaliste et marchande et la Russie obscurantiste. Son néo-nationalisme est une sociale-démocratie nietzschéanisée perçue comme nouvelle idéologie allemande. La constante du message de Lily Braun est un anti-christianisme conséquent, dans le sens où l'idéologie chrétienne est le fondement métaphysique des superstructures en Europe et que toute forme de fidélité figée aux idéologèmes chrétiens sert les classes dirigeantes fossilisées à maintenir des superstructures obsolètes.

 

Contre le socialisme nietzschéen, la riposte des “bonzes”

 

Avec Max Maurenbrecher et Lily Braun, nous avons donc deux figures maximalistes du socialisme allemand qui évoluent vers le nationalisme, par nietzschéanisation. Cette évolution, les “bonzes” du parti l'observent avec grande méfiance. Ils perçoivent le danger d'une mutation du socialisme en un nationalisme populaire et ouvrier, qui rejette les avocats, les intellectuels et les nouveaux prêtres du positivisme sociologique. Les “bonzes” organisent donc leur riposte intellectuelle, qui sera une réaction anti-nietzschéenne. Le parallèle est facile à tracer avec la France actuelle, où Luc Ferry et Alain Renaut critiquent l'héritage de mai 68 et du nietzschéisme français des Deleuze, Guattari, Foucault, etc. Le mitterrandisme tardif, très “occidentaliste” dans ses orientations (géo)politiques, s'alignent sur la contre-révolution moraliste américaine et sur ses avatars de droite (Buchanan, Nozick) ou de gauche, en s'attaquant à des linéaments philosophiques capables de ruiner en profondeur  —et définitivement—  les assises d'une civilisation moribonde, qui crève de sa superstition idéologique et de son adhésion inconditionnelle aux idéaux fluets et chétifs de l'Aufklärung. L'intention de Ferry et Renaut est sans doute de bloquer le nietzschéisme français, afin qu'il ne se mette pas au service du lepénisme ou d'un nationalisme post-lepéniste. Démarche bizarre. Curieux exercice. Plus politicien-policier que philosophique...

 

Kurt Eisner: nietzschéen repenti

 

L'exemple historique le plus significatif de ce type de réaction, nous le trouvons chez Kurt Eisner, Président de cette République des Soviets de Bavière (Räterepublik), qui sera balayée par les Corps Francs en 1919. Avant de connaître cette aventure politique tragique et d'y laisser la vie, Eisner avait écrit un ouvrage orthodoxe et anti-nietzschéen, intitulé Psychopathia Spiritualis,  qui a comme plus remarquable caractéristique d'être l'œuvre d'un ancien nietzschéen repenti! Quels ont été les arguments d'Eisner? Le socialisme est rationnel et pratique, disait-il, tandis que Nietzsche est rêveur, onirique. Il est donc impossible de construire une idéologie socialiste cohérente sur l'égocentrisme de Nietzsche et sur son absence de compassion (ce type d'argument sera plus tard repris par certains nationaux-socialistes!). Ensuite, Eisner constate que l'“impératif nietzschéen” conduit à la dégénérescence des mœurs et de la politique (même argument que le “conservateur” Steding). A l'injonction “devenir dur!” de Nietzsche, Eisner oppose un “devenir tendre!”, pratiquant de la sorte un exorcisme sur lui-même. Eisner dans son texte avoue avoir succombé au “langage intoxicateur” et au “style narcotique” de Nietzsche. Contrairement à Lily Braun et polémiquant sans doute avec elle, Eisner s'affirme kantien et explique que son kantisme est paradoxalement ce qui l'a conduit à admirer Nietzsche, car, pour Eisner, Kant, tout comme Nietzsche, met l'accent sur le développement libre et maximal de l'individu, mais, ajoute-t-il, l'impératif nietzschéen doit être collectivisé, de façon à susciter dans la société et la classe ouvrière un pan-aristocratisme (Heinrich Härtle, ancien secrétaire d'Alfred Rosenberg, développera un argumentaire similaire, en décrivant l'idéologie nationale-socialiste comme un mixte d'impératif éthique kantien et d'éthique du surpassement nietzschéenne, le tout dans une perspective non individualiste!).

 

Si Eisner est le premier nietzschéen à faire machine arrière, à amorcer dans le camp socialiste une critique finalement “réactionnaire” et “figeante” de Nietzsche et du socialisme nietzschéen, si Ferry et Renaut sont ses héritiers dans la triste France du mitterrandisme tardif, Georg Lukacs, avec une trilogie inquisitoriale fulminant contre les mutliples formes d'“irrationalisme” conduisant au “fascisme”, demeure la référence la plus classique de cette manie obsessionnelle et récurrente de biffer les innombrables strates de nietzschéisme. Pourtant, Lukacs était vitaliste dans sa jeunesse et cultivait une vision tragique de l'homme, de la vie et de l'histoire inspirée de Nietzsche; après 1945, il rédige cette trilogie contre les irrationalismes qui deviendra la bible de la “political correctness” de Staline à Andropov et Tchernenko dans les pays du COMECON, chez les marxistes qui se voulaient orthodoxes. Pourtant, les traces du nietzschéisme sont patentes dans la gauche nietzschéenne, chez Bloch et dans l'Ecole de Francfort.

 

Les gauchistes nietzschéens

 

Par gauchisme nietzschéen, Aschheim entend l'héritage d'Ernst Bloch et d'une partie de l'Ecole de Francfort. Ernst Bloch a eu une grande influence sur le mouvement étudiant allemand qui a précédé l'effervescence de mai 68. Une amitié fidèle et sincère le liait au leader de ces étudiants contestataires, Rudy Dutschke, apôtre protestant d'un socialisme gauchiste et national. Bloch opère une distinction fondamentale entre “marxisme froid” et “marxisme chaud”. Ce dernier postule un retour à la religion, ou, plus exactement, à l'utopisme religieux des anabaptistes, mus par le “principe espérance”. Lukacs ne ménagera pas ses critiques, et s'opposera à Bloch, jugeant son œuvre comme “un mélange d'éthique de gauche avec une épistémologie de droite”. Bloch est toutefois très critique à l'égard de la vision de Nietzsche qu'avait répandue Ludwig Klages. Bloch la qualifiera de “dionysisme passéiste”, en ajoutant que Nietzsche devait être utilisé dans une perspective “futuriste”, afin de “modeler l'avenir”. Bloch rejette toutefois la notion d'éternel retour car toute idée de “retour” est profondément statique: Bloch parle d'“archaïsme castrateur”. Le dionysisme que Bloch oppose à celui de Klages est un dionysisme de la “nature inachevée”, c'est-à-dire un dionysisme qui doit travailler à l'achèvement de la nature.

 

Bloch n'appartient pas à l'Ecole de Francfort; il en est proche; il l'a influencée mais ses idées religieuses et son “principe espérance” l'éloignent des deux chefs de file principaux de cette école, Horkheimer et Adorno. Les puristes de l'Ecole de Francfort ne croient pas à la rédemption par le principe espérance, car, disent-il, ce sont là des affirmations para-religieuses et a-critiques. Dans leurs critiques des idéologies (y compris des idéologies post-marxistes), les principaux protagonistes de l'Ecole de Francfort se réfèrent surtout au “Nietzsche démasquant”, dont ils utilisent les ressources pour démasquer les formes d'oppression dans la modernité tardive. Leur but est de sauver la théorie critique, et même toute critique, pour exercer une action dissolvante sur toutes les superstructures léguées par le passé et jugées obsolètes. Dans ce sens, Nietzsche est celui qui défie au mieux toutes les orthodoxies, celui dont le “langage démasquant” est le plus caustique; Adorno justifiait ses références à Nietzsche en disant: «Il n'est jamais complice avec le monde». A méditer si l'on ne veut pas être le complice du “Nouvel Ordre Mondial”...

 

Marcuse: un nietzschéisme de libération

 

Quant à Marcuse, souvent associé à l'Ecole de Francfort, que retient-il de Nietzsche? L'historiographie des idées retient souvent deux Marcuse: un Marcuse pessimiste, celui de L'homme unidimensionnel, et un Marcuse optimiste, celui d'Eros et civilisation. Pour Steven Aschheim, c'est ce Marcuse optimiste  —il met beaucoup d'espoir dans son discours—  qui est peut-être le plus “nietzschéen”. Son nietzschéisme est dès lors un nietzschéisme de libération, teinté de freudisme, dans le sens où Marcuse développe, au départ de sa double lecture de Nietzsche et de Freud, l'idée d'un “pouvoir libérateur du souvenir”. Jadis, la mémoire servait à se souvenir de devoirs,  d'autant de “tu dois”, suscitant tout à la fois l'esprit de péché, la mauvaise conscience, le sens de la culpabilité, sur lesquels le christianisme s'est arcbouté et a imprégné notre civilisation. Cette mémoire-là “transforme des faits en essences”, fige des bribes d'histoire peut-être encore féconds pour en faire des absolus métaphysiques pétrifiés et fermés, qu'on ne peut plus remettre en question; pour Nietzsche, comme pour le Marcuse optimiste d'Eros et civilisation, il faut évacuer les brimades et les idoles qu'a imposées cette mémoire-là, car les instincts de vie (pour Freud: l'aspiration au bonheur total, entravée par la répression et les refoulements), doivent toujours, finalement, avoir le dessus, en rejettant sans hésiter toutes les formes d'“escapismes” et de négation. Pour Marcuse, en cela élève de Nietzsche, la civilisation occidentale et son pendant socialiste soviétique (Nietzsche aurait plutôt parlé du christianisme) sont fondamentalement fallacieux (parce que sur-répressifs) (*) car ils conservent trop d'essences, d'interdits, et étouffent les créativités, l'Eros. On retrouve là les mêmes mécanismes de pensée que chez un Landauer.

 

La “science mélancolique” d'Adorno

 

Adorno, dans Minima Moralia, se réfère à la dialectique négative de Nietzsche et se félicite du fait que cette négation nietzschéenne permanente ne conduit à l'affirmation d'aucune positivité qui, le cas échéant, pourrait se transformer en une nouvelle grande idole figée. Mais, Adorno, contrairement à Nietzsche, ne prône pas l'avènement d'un “gai savoir” ou d'une “gaie science”, mais espère l'avènement d'une “science mélancolique”, sorte de scepticisme méfiant à l'endroit de toute forme d'affirmation joyeuse. Adorno se démarque ainsi du “panisme” de Bloch, des idées claires et tranchées d'un Wille ou d'une Lily Braun, du communautarisme socialiste d'un Landauer ou, anticipativement, du “gai savoir” d'un philosophe nietzschéen français comme Gilles Deleuze. Pour Adorno, la joie ne doit pas tout surplomber.

 

Pour Aschheim, l'Ecole de Francfort adopte alternativement deux attitudes face à ce que Lukacs, dans sa célèbre polémique pro-rationaliste, a qualifié d'“irrationalisme”. Selon les circonstances, l'Ecole de Francfort distingue entre, d'une part, les irrationalismes féconds, qui permettent la critique des superstructures (dans ce qu'elles ont de figé) et/ou des institutions (dans ce qu'elles ont de rigide) et, d'autre part, les irrationalismes réactionnaires qui affirment brutalement des valeurs en dépit de leur obsolescence et de leur fonction au service du maintien de hiérarchies désuètes.

 

A quoi sert la “political correctness”?

 

Aschheim constate que l'idéologie des Lumières introduit et généralise dans la pensée européenne le relativisme, le subjectivisme, etc. qui développent, dans un premier temps, une dynamique critique, puis retournent cette dynamique contre le sujet érigé comme absolu dans la civilisation occidentale par les tenants de l'Aufklärung eux-mêmes. Ce que Ferry a appelé la “pensée-68” est justement cette idéologie des Lumières qui devient justement sans cesse plus intéressante, en ses stades ultimes, parce qu'elle retourne sa dynamique relativiste et perspectiviste contre l'idole-sujet. Ferry estime que ce retournement est allé trop loin, dans les œuvres de philosophes français tels Deleuze, Guattari, Foucault,... La “pensée-68” sort donc de l'Aufklärung stricto sensu et travaille à dissoudre le sacro-saint sujet, pierre angulaire des régimes libéraux, pseudo-démocratiques, nomocratiques et/ou ploutocratiques, axés sur l'individualisme juridique, sur la méthodologie individualiste en économie et en sociologie. Par conséquent, contre l'avancée de l'Aufklärung jusqu'à ses conséquences ultimes, avancée qui risque de faire voler en éclat des cadres institutionnels vermoulus qui ne peuvent plus se justifier philosophiquement, un personnel composite de journalistes, de censeurs médiatiques, de fonctionnaires, de juristes et de philosophes-mercenaires doit imposer une “correction politique”, afin de restituer le sujet dans sa plénitude et sa “magnificence” d'idole, afin de promouvoir et de consolider une restauration néo-libérale.

 

Revenons toutefois à Aschheim, qui cherche à remettre clairement en évidence les linéaments de nietzschéisme dans l'Ecole de Francfort, tout en montrant par quelles portes entrouvertes la correction politique, sur le modèle des Mehring, Eisner, Lukacs, Ferry, etc., peut simultanément s'insinuer dans ce discours. Horkheimer, chef de file de cette Ecole de Francfort et philosophe quasi officiel de la première décennie de la RFA, juge Nietzsche comme suit: le philosophe de Sils-Maria est incapable de reconnaître l'importance de la “société concrète”  (**) dans ses analyses, mais, en dépit de cette lacune, inacceptable pour ceux qui ont été séduits, d'une façon ou d'une autre, par le matérialisme historique de la tradition marxiste, Nietzsche demeure toujours libre de toute illusion et voit et sent parfaitement quand un fait de vie se fige en “essence” (pour reprendre le vocabulaire de Marcuse). Horkheimer ajoute que Nietzsche “ne voit pas les origines sociales des déclins”. Position évidemment ambivalente, où admiration et crainte se mêlent indissolublement.

 

Nietzsche, le maître en “misologie”

 

En 1969, J. G. Merquior, dans Western Marxism,  ouvrage qui analyse les ressorts du “marxisme occidental”, rappelle le rôle joué par les diverses lectures de Nietzsche dans l'émergence de ce phénomène un peu paradoxal de l'histoire des idées; Nietzsche, disait Merquior, est un “maître en misologie” (néologisme désignant l'opposition radicale des irrationalistes à l'endroit de la raison voire de la logique). Cette misologie transparaît le plus clairement dans la Généalogie de la morale  (1887), où Nietzsche dit que “n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire”; en effet, on ne peut enfermer dans des concepts durables que ce qui n'a plus de potentialités en jachère, car des potentialités insoupçonnées peuvent à tout moment surgir et faire éclater le cadre définitionnel comme une écorce devenue trop étroite.

 

Notre point de vue dans ce débat sur l'Ecole de Francfort: cette école critique à juste titre l'étroitesse des vieilles institutions, lois, superstructures, qui se maintiennent envers et contre les mouvements de la vie, mais, dans la foulée de sa critique, elle heurte et tente d'effacer des legs de l'histoire qui gardent en jachère des potentialités réelles, en les jugeant a priori obsolètes. Elle n'utilise qu'une panoplie d'armes, celles de la seule critique, en omettant systématiquement de retourner les forces vives et potentielles des héritages historiques contre les fixations superstructurelles, les manifestations institutionnelles reflètant dans toutes leurs rigidités les épuisements vitaux, et les processus de dévitalisation (ou de désenchantement). Bloch, en dépit de ses références aux théologies de libération et aux messianismes révolutionnaires, abandonne au fond lui aussi l'histoire politique, militaire et non religieuse  —c'est du moins le risque qu'il court délibérément en déployant sa critique contre Klages—  pour construire dans ses anticipations quasi oniriques un futur somme toute bien artificiel voire fragile. Son recours aux luttes est à l'évidence pleinement acceptable, mais ce recours ne doit pas se limiter aux seules révoltes motivées par des messianismes religieux, il doit s'insinuer dans des combats pluriséculaires à motivations multiples. Adorno et Horkheimer abandonnent eux aussi l'histoire, la notion d'une continuité vitale et historique, au profit du magma informe et purement “présent”, sans profondeur temporelle, de la “société” (erreur que l'on a vu se répéter récemment au sein de la fameuse “nouvelle droite” parisienne, où l'histoire est étrangement absente et le pilpoul sociologisant, nettement omniprésent). Le risque de ce saltus pericolosus, d'Adorno et Horkheimer, dit Siegfried Kracauer (in: History: The Last Things Before the Last, New York, OUP, 1969), est de perdre tout point d'appui solide pour capter les plus fortes concrétions en devenir qui seront marquées de durée; pour Kracauer la “dialectique négative” des deux principaux parrains de l'Ecole de Francfort “manque de direction et de contenu”. Tout comme les ratiocinations jargonnantes et sociologisantes d'Alain de Benoist et de sa bande de jeunes perroquets.

 

L'entreprise de “dé-nietzschéanisation” de Habermas

 

Si Nietzsche a été bel et bien présent, et solidement, dans le corpus de l'Ecole de Francfort, il en a été expulsé par une deuxième vague de “dialecticiens négatifs” et d'apôtres, sur le tard, de l'idéologie des Lumières. Le chef de file de cette deuxième vague, celle des émules, a été sans conteste Jürgen Habermas. Aschheim résume les objectifs de Habermas dans son travail de “dé-nietzschéanisation”: a) œuvrer pour expurger les legs de l'Ecole de Francfort de tout nietzschéisme; b) rétablir une cohérence rationnelle; c) re-coder (!) (Deleuze et Foucault avaient dissous les codes); d) reconstruire une “correction politique”; e) réexaminer l'héritage de mai 68, où, pour notre regard, il y a quelques éléments très positifs et féconds, surtout au niveau de ce que Ferry et Renaut appelerons la “pensée-68”; dans ce réexamen, Habermas part du principe que la critique de la critique de l'Aufklärung, risque fortement de déboucher sur un “néo-conservatisme”; de ce fait, il entend militer pour le rétablissement de la “dialectique de l'Aufklärung”  dans sa “pureté” (ou dans ce qu'il veut bien désigner sous ce terme). Pour Habermas, le nietzschéisme français, le néo-heideggerisme, le post-structuralisme de Foucault, le déconstructivisme de Derrida, sont autant de filons de 68 qui ont chaviré dans “l'irrationalisme bourgeois tardif”. Or ces démarches philosophiques non-politiques, ou très peu politisables, ne se posent nullement comme des options militantes en faveur d'un conservatisme ou d'une restauration “bourgeoise”, bien au contraire, on peut conclure que Habermas déclenche une guerre civile à l'intérieur même de la gauche et cherche à émasculer celle-ci, à la repeindre en gris. Dans son combat, Habermas s'attaque explicitement aux notions d'hétérogénité (de pluralité), de jeu (de tragique, de kaïros tel que l'imaginait un Henri Lefebvre), de rire, de contradiction (implicite et incontournable), de désir, de différence. Selon Habermas, toutes ces notions conduisent soit au “gauchisme radical” soit à l'“anarchisme nihiliste” soit au “quiétisme conservateur”. De telles attitudes, prétend Habermas, sont incapables d'envisager un changement chargé de sens (i. e. un sens progressiste et modéré, évolutionnaire et calculant). D'où Habermas, et à sa suite Ferry et Renaut, estiment être les seuls habilités à énoncer le sens, lequel est alors posé a priori, imposé d'autorité. Le libéralisme ou le démocratisme que habermas, Ferry et Renaut entendent représenter sont dès lors les produits d'une autorité, en l'occurence la leur et celle de ceux qui les relaient dans les médias.

 

Le libéralisme et le démocratisme autoritaires (sur le plan intellectuel), mais en apparence tolérants sur le plan pratique, constituent en fait le fondement de notre actuelle “political correctness” qui se marie très bien avec le pouvoir des “socialistes établis”, héritiers du social-démocratisme à la Mehring, et flanqués des orthodoxes marxistes dévitalisés à la Lukacs. Cette alliance vise à remplacer un autoritarisme par un autre, une superstructure par une autre, qui serait le réseau des notables, des mafieux et des fonctionnaires socialistes. Une telle constellation idéologique renonce à émanciper continuellement les masses, les citoyens, les esprits mais entend installer un appareil inamovible (au besoin en noyautant les services de police, comme c'est le cas des socialistes en Belgique qui transforment la gendarmerie, déjà Etat dans l'Etat, en une armée au service du ministère de l'intérieur socialiste, tenu par un ancien gauchiste adepte de la marijuana). Cette constellation idéologique et politique refuse de réceptionner l'innovation, de quelqu'ordre qu'elle soit, et les rénégats de 68, les repentis à la façon d'Eisner, trahissent les intellectuels féconds de leur propre camp de départ, pour déboucher sur un discours sans relief, sans sel.

 

Donc l'aventure commencée par Die Jungen  autour de Wille est un échec au sein de la sociale-démocratie. Ses forces dynamiques vont-elles aller vers un nouveau fascisme? Il semble que la sociale-démocratie n'écoute pas les leçons de l'histoire et qu'en alignant à l'université des Habermas, des Ferry et des Renaut, ou en manipulant des groupes de choc violents, ou en animant des cercles conspirationnistes parallèles comme le CRIDA de “René Monzat”, elle prépare un nouvel autoritarisme, qu'en d'autres temps elle n'aurait pas hésiter à qualifier de “fascisme”. Dans toute tradition politico-intellectuelle, il faut laisser la porte ouverte au dynamisme juvénile, immédiatement réceptif aux innovations. Une telle ouverture est une nécessité voire un impératif de survie. Dans le cas de la sociale-démocratie, si ce dynamisme juvénile ne peut s'exprimer dans des revues, des cercles, des associations, des mouvements de jeunesse liés au parti, il passera forcément “à droite” (ce qui n'est jamais qu'une convention de langage), parce que la gauche-appareil ne cesse de demeurer sourde à ses revendications légitimes. Aujourd'hui, ce passage “à droite” est possible dans la mesure où la “droite” est démonisée au même titre que l'anarchisme au début du siècle. Et les démonisations fascinent les incompris.

 

Nietzsche et la “droite”

 

Avant 1914, la droite allemande la plus bruyante est celle des pangermanistes, qui ne se réfèrent pas à Nietzsche, parce que celui-ci n'évoque ni la race ni la germanité. Lehmann pensait que Nietzsche restait en dehors de la politique et qu'il était dès lors inutile de se préoccuper de sa philosophie. Paul de Lagarde ne marque pas davantage d'intérêt. Quant à Lange, il est férocement anti-nietzschéen, dans la mesure où il affirme que la philosophie de Nietzsche est juste bonne “pour les névrosés et les littérateurs”, “les artistes et les femmes hystériques”. A Nietzsche, il convient d'opposer Gobineau et de parier ainsi pour le sang, valeur sûre et stable, contre l'imagination, valeur déstabilisante et volatile. Otto Bonhard, pour sa part, réfute l'“anarchisme nietzschéen”.

 

C'est sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck que Nietzsche fera son entrée dans les idéologies de la droite allemande. Moeller van den Bruck part d'un premier constat: le défaut majeur du marxisme (i. e. l'appareil social-démocrate) est de ne se référer qu'à un rationalisme abstrait, comme le libéralisme. De ce fait, il est incapable de capter les véritables “sources de la vie”. En 1919, la superstructure officielle de l'empire allemand s'effondre, non pas tant par la révolution, comme en Russie, mais par la défaite et par les réparations imposées par les Alliés occidentaux. L'Armée est hors jeu. Inutile donc de défendre des structures politiques qui n'existent plus. La droite doit entrer dans l'ère des “re-définitions”, estime Moeller van den Bruck, et à sa suite on parlera de “néo-nationalisme”.

 

Si tout doit être redéfini, le socialisme doit l'être aussi, aux yeux de Moeller. Celui-ci ne saurait plus être une “analyse objective des rapports entre la superstructure et la base”, comme le voulait l'idéologie positiviste de la sociale-démocratie d'après le programme du Gotha, mais une “volonté d'affirmer la vie”. En disant cela, Moeller ne se contente pas d'une déclamation grandiloquente sur la “vie”, de proclamer un slogan vitaliste, mais dévoile les aspects très concrets de cette volonté de vie: une juste redistribution permet un essor démographique. La vie triomphe alors de la récession. Dès lors, ajoute Moeller, les clivages sociaux ne devraient plus passer entre des riches qui dominent et des masses de pauvres. Au contraire, le peuple doit être dirigé par une élite frugale, apte à diriger des masses dont les besoins élémentaires et vitaux sont bien satisfaits. Ce processus doit se dérouler dans des cadres nationaux visibles, assurant une transparence, et, bien entendu, clairement circonscrits dans le temps et l'espace pour que le principe “nul n'est censé ignorer la loi” soit en vigueur sans contestation ni coercition.

 

Même raisonnement chez Werner Sombart: le nouveau socialisme s'oppose avec véhémence à l'hédonisme occidental, au progressisme, à l'utilitarisme. Le nouveau socialisme accepte le tragique, il est non-téléologique, il ne s'inscrit pas dans une histoire linéaire, mais fonde un nouvel “organon”, où fusionnent une vox dei et une vox populi, comme au moyen-âge, mais sans féodalisme ni hiérarchie rigide.

 

Spengler et Shaw

 

Pour Spengler, on doit évaluer positiviement le socialisme dans la mesure où il est avant toute chose une “énergie” et, accessoirement, le “stade ultime du faustisme déclinant”. Spengler estime que Nietzsche n'a pas été jusqu'au bout de ses idées sur le plan politique. Ce sera Georges Bernard Shaw, notamment dans Man and Superman et Major Barbara, qui énoncera les méthodes pratiques pour asseoir le socialisme nietzschéen dans les sociétés européennes: mélange d'éducation sans moralisme hypocrite, de darwinisme tourné vers la solidarité (où les communautés les plus solidaires gagnent la compétition), d'ironie et de distance par rapport aux engouements et aux propagandes. Shaw, en annexe de son drame Man and Superman, publie ses Maxims for Revolutionists, rappelle que la “démocratie remplace la désignation d'une minorité corrompue par l'élection d'un grand nombre d'incompétents”, que la “liberté ne signifie [pas autre chose] que la responsabilité et que, pour cette raison, la plupart des hommes la craignent”; enfin: “l'homme raisonnable est celui qui s'adapte au monde; l'hommer irraisonnable est celui qui persiste à essayer d'adapter le monde à lui-même. C'est pourquoi le progrès dépend tout entier de l'homme raisonnable. L'homme qui écoute la Raison est perdu: le Raison transforme en esclaves tous ceux dont l'esprit n'est pas assez fort pour la maîtriser”. “Le droit de vivre est une escroquerie chaque fois qu'il n'y a pas de défis constants”. “La civilisation est une maladie provoquée par la pratique de construire des sociétés avec du matériel pourri”. “La décadence ne trouvera ses agents que si elle porte le masque du progrès”.

 

Le socialisme doit donc être forgé par des esprits clairs, dépourvus de tous réflexes hypocrites, de tout ballast moralisant, de toutes ces craintes “humaines trop humaines”. Dans ce cas, conclut Spengler à la suite de sa lecture de Shaw, le “socialisme ne saurait être un système de compassion, d'humanité, de paix, de petits soins, mais un système de volonté-de-puissance”. Toute autre lecture du socialisme serait illusion. Il faut donner à l'homme énergique (celui qui fait passer ses volontés de la puissance à l'acte), la liberté qui lui permettra d'agir, au-delà de tous les obstacles que pourraient constituer la richesse, la naissance ou la tradition. Dans cette optique, liberté et volonté de puissance sont synonymes: en français, le terme “puissance” ne signifie pas seulement la volonté d'exercer un pouvoir, mais aussi la volonté de faire passer mes potentialités dans le réel, de faire passer à l'acte, ce qui est en puissance en moi. Définition de la puissance qu'il convient de méditer,  —et pourquoi pas à l'aide des textes ironiques de Shaw?—  à l'heure où la “correction politique” constitue un retour des hypocrisies et des moralismes et un verrouillage des énergies innovantes.

 

Aschheim montre dans son livre le lien direct qui a existé entre la tradition socialiste anglaise, en l'occurence la Fabian Society animée par Shaw, et la redéfinition du socialisme par les premiers tenants de la “révolution conservatrice” allemande. Dénominateur commun: le refus de conventions stérilisantes qui bloquent l'avancée des hommes “énergiques”.

 

Nietzsche et le national-socialisme

 

Au départ, Nietzsche n'avait pas bonne presse dans les milieux proches de la NSDAP, qui reprend à son compte les critiques anti-nietzschéennes des pangermanistes, des eugénistes et des idéologues racialistes. Les intellectuels de la NSDAP poursuivent de préférence les spéculations raciales de Lehmann et se désintéressent de Nietzsche, plus en vogue dans les gauches, chez les littéraires, les féministes et dans les mouvements de jeunesse non politisés. Ainsi, au tout début de l'aventure hitlérienne, Dietrich Eckart, le philosophe folciste (= völkisch) de Schwabing, rejette explicitement et systématiquement Nietzsche, qui est “un malade par hérédité”, qui a médit sans arrêt du peuple allemand; pour Eckart, la légende d'un Nietzsche qui vitupère contre l'Allemagne parce qu'il l'aime au fond passionément est une escroquerie intellectuelle. Enfin, constate-t-il, l'individualisme égoïste de Nietzsche est totalement incompatible avec l'idéal communautaire des nationaux-socialistes. Après avoir édité des exégèses de Nietzsche pourtant bien plus fines, Arthur Drews, théologien folciste inféodé à la NSDAP, s'insurge en 1934 dans Nordische Stimme  (n°4/34), contre la thèse d'un Nietzsche qui aime son pays malgré ses vitupérations anti-germaniques et affirme  —ce qui peut paraître paradoxal—  que le jeune poète juif Heinrich Heine, lui, critiquait l'Allemagne parce qu'il l'aimait réellement. Nietzsche est ensuite accusé de “philo-sémitisme”: pour Aschheim et, avant lui, pour Kaufmann, le texte le plus significatif de l'ère nazie en ce sens est celui de Curt von Westernhagen, Nietzsche, Juden, Antijuden (Weimar, Duncker, 1936). Alfred von Martin, critique protestant, revalorise l'humaniste Burckhardt et rejette le négativisme nietzschéen, plus pour son manque d'engagement nationaliste que pour son anti-christianisme (Nietzsche und Burckhardt, Munich, 1941)! Finalement, les deux auteurs pro-nietzschéens sous le Troisième Reich, outre Bäumler que nous analyserons plus en détail, sont Edgar Salin (Jacob Burckhardt und Nietzsche, Bâle, 1938), qui prend le contre-pied des thèses de von Martin, et le nationaliste allemand, liguiste (= bündisch) et juif, Hans-Joachim Schoeps (Gestalten an der Zeitwende: Burckhardt, Nietzsche, Kafka, Berlin, Vortrupp Verlag, 1936). Quant au critique littéraire Kurt Hildebrandt, favorable au national-socialisme, il critique l'interprétation de Nietzsche par Karl Jaspers, comme le feront bon nombre d'exilés politiques et Walter Kaufmann. Jaspers aurait développé un existentialisme sur base des aspects les moins existentialistes de Nietzsche. Tandis que Nietzsche s'opposait à toute transcendance, Jaspers tentait de revenir à une “transcendance douce”, en négligant le Zarathoustra et la Généalogie de la morale. Enfin, plus important, l'apologie de la créativité chez Nietzsche et sa volonté de transvaluer les valeurs en place, de faire éclore une nouvelle table des valeurs, font de lui un philosophe de combat qui vise à normer une nouvelle époque émergeante. Dans ce sens, Nietzsche n'est pas un intellectuel virevoltant (freischwebend) au gré de ses humeurs ou de ses caprices, mais celui qui jette les bases d'un système normatif et d'une communauté positive, dont les assises ne sont plus un ensemble fixe de dogmes ou de commandements (de “tu dois”), mais un dynamisme bouillonant et effervescent qu'il faut chevaucher et guider en permanence (Kurt Hildebrandt, «Über Deutung und Einordnung von Nietzsches System», Kant-Studien, vol. 41, Nr. 3/4, 1936, pp. 221-293). Ce chevauchement et ce guidage nécessitent une éducation nouvelle, plus attentive aux forces en puissance, prêtes à faire irruption dans la trame du monde.

 

Plus explicite sur les variations innombrables et contradictoires des interprétations de Nietzsche sous le Troisième Reich, est le livre du philosophe italien Giorgio Penzo (cf. supra), pour qui l'époque nationale-socialiste procède plus généralement à une dé-mythisation de Nietzsche. On ne sollicite plus tant son œuvre pour bouleverser des conventions, pour ébranler les assises d'une morale sociale étriquée, mais pour la réinsérer dans l'histoire du droit, ou, plus partiellement, pour faire du surhomme nietzschéen un simple équivalent de l'homme faustien ou, chez Kriek, l'horizon de l'éducation. On assiste également à des démythisations plus totales, où l'on souligne l'infécondité fondamentale de l'anarchisme nietzschéen, dans lequel on décèle une “pathologie de la culture qui conduit à la dépolitisation”. Ce reproche de “dépolitisation” trouve son apothéose chez Steding. D'autres font du surhomme l'expression d'une simple nostalgie du divin. L'époque connaît bien sûr ses “lectures fanatiques”, dit Penzo, où l'incarnation du surhomme est tout bonnement Hitler (Scheuffler, Oehler, Spethmann, Müller-Rathenow). Seule notable exception, dans ce magma somme toute asses confus, le philosophe Alfred Bäumler.

 

Bäumler: héroïsme réaliste et héraclitéen

 

La seule approche féconde de Nietzsche à l'ère nationale-socialiste est donc celle de Bäumler. Pour Bäumler, par ailleurs pétri des thèses de Bachofen, Nietzsche est un “penseur existentiel”, soit un philosophe qui nous invite à nous plonger dans la concrétude sociale, politique et historique. Bäumler ne retient donc pas le reproche de “dépolitiseur”, que d'aucuns, dont Steding, avaient adressé à Nietzsche. Bäumler définit l'“existentialité” comme un “réalisme héroïque” ou un “réalisme héraclitéen”; l'homme et le monde, dans cette perspective, l'homme dans le monde et le monde dans l'homme, sont en devenir perpétuel, soumis à un mouvement continu, qui ne connaît ni repos ni quiétude. Le surhomme est dès lors une métaphore pour désigner tout ce qui est héroïque, c'est-à-dire tout ce qui lutte dans la trame en devenir de l'existence terrestre.

 

On constate que Bäumler donne la priorité au “Nietzsche agonal” plutôt qu'au “Nietzsche dionysiaque”, qui hérissait Steding, parce qu'il était le principal responsable du refus des formes et des structures politiques. Bäumler estime que Nietzsche inaugure l'ère de la “Grande Raison des Corps”, où la Gebildetheit, ne s'adressant qu'au pur intellect en négligeant les corps, est inauthentique, tandis que la Bildung, reposant sur l'intuition, l'intelligence intuitive, et une valorisation des corps, est la clef de toute véritable authenticité. Notons au passage que Heidegger, ennemi de Bäumler, parlait aussi d'“authenticité” à cette époque. La logique du Corps, qui est une logique esthétique, sauve la pensée, pense Bäumler, car toute la culture occidentale s'est refermée sur un système conceptuel froid qui ne mène plusà rien, système dont la trajectoire a été jalonnée par le christianisme, l'humanisme (basé sur une fausee interprétation, édulcorée et falsifiée, de la civilisation gréco-romaine), le rationalisme scientiste. La notion de Corps (Leib), plus le recours à ce que Bäumler appelle la “grécité véritable”, soit une grécité pré-socratique, de même qu'à une germanité véritable, soit une germanité pré-chrétienne, conduisent à un retour à l'authentique, comme le prouvent, à l'époque, les innovations de la philologie classique. Cette mise en équation entre grécité pré-socratique, germanité pré-chrétienne et authenticité, constitue le saltus periculosus de Bäumler: dénier toute authenticité à ce qui sortait du champs de cette grécité et de cette germanité, a valu à Bäumler d'être ostracisé pendant longtemps, avant d'être timidement réhabilité.

 

Les impasses philosophiques de la bourgeoisie allemande

 

Dans un second temps, Bäumler politise cette définition de l'authenticité, en affirmant que le national-socialisme, en tant que Weltanschauung, représente “une conception de l'Etat gréco-germanique”. Bäumler ne se livre pas trop à des rapprochements hasardeux, ni à des sollicitations outrancières. Pourquoi affirme-t-il que l'Etat national-socialiste est grèco-germanique au sens où Nietzsche a défini la corporéité grecque et accepté la valorisation grecque des corps? Pour pouvoir affirmer cela, Bäumler procède à une inteprétation de l'histoire culturelle de la “bourgeoisie allemande”, dont tous les modèles ont été en faillite sous la République de Weimar. L'Aufklärung, première grande idéologie bourgeoise allemande, est une idéologie négative car elle est individualiste, abstraite et ne permet pas de forger des politiques cohérentes. Le romantisme, deuxième grande idéologie de la bourgeoisie allemande, est une tradition positive. Le piétisme, troisième grande idéologie bourgeoise en Allemagne, est rejeté pour les mêmes motifs que l'Aufklärung. Le romantisme est positif parce qu'il permet une ouverture au Volk, au mythe et au passé, donc de dépasser l'individualisme, le positivisme étriqué et la fascination inféconde pour le progrès. Cependant, en gros, la bourgeoisie n'a pas tiré les leçons pratiques qu'il aurait fallu tirer au départ du romantisme. Bäumler reproche à la bourgeoisie allemande d'avoir été “paresseuse” et d'avoir choisi un expédiant; elle a imité et importé des modèles étrangers (anglais ou français), qu'elle a plaqué sur la réalité allemande.

 

Parmi les bricolages idéologiques bourgeois, le plus important a été le “classicisme allemand”, sorte de mixte artificiel d'Aufklärung et de romantisme, incapable, selon Bäumler, de générer des institutions, un droit et une constitution authentiquement allemands. En rejetant l'Aufklärung  et le piétisme, en renouant avec le filon romantique en jachère, explique et espère Bäumler, le national-socialisme pourra “travailler à élaborer des institutions et un droit allemands”. Mais le nouveau régime n'aura jamais le temps de parfaire cette tâche.

 

Action, destin et décision

 

Dans l'interprétation bäumlerienne de Nietzsche, la mort de Dieu est synonyme de mort du Dieu médiéval. Dieu en soi ne peut mourir car il n'est rien d'autre qu'une personnification du Destin (Schicksal). Celui-ci suscite, par le biais de fortes personnalités, des formes politiques plus ou moins éphémères. Ces personnalités ne théorisent pas, elles agissent, le destin parle par elles. L'Action détruit ce qui existe et s'est encroûté. La Décision, c'est l'existence même, parce que décider, c'est être, c'est se muer en une porte qu'enfonce le Destin pour se ruer dans la réalité. Ernst Jünger aurait parlé de l'“irruption de l'élémentaire”. Pour Bäumler, le “sujet” a peu de valeur en soi, il n'en acquiert que par son Action et par ses Décisions historiques. Ce déni de la “valeur-en-soi” du sujet fonde l'anti-humanisme de Bäumler, que l'on retrouve, finalement, sous une autre forme et dans un langage marxisé, chez Althusser, par exemple, où la “fonction pratique-sociale” de l'idéologie prend le pas sur la connaissance pure (comme, dans la conception de Bäumler, le plongeon dans la vie réelle se voyait octroyer une bien plus grande importance que la culture livresque de l'idéologie des Lumières ou du classicisme allemand). Pour Althusser, dont la pensée est arrivée à maturité dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant la 2ième Guerre mondiale, l'idéologie (la Weltanschauung?), était une instance mouvante, portée par des penseurs en prise sur les concrétudes, qui permettait de mettre en exergue les rapports de l'homme avec les conditions de son existence, de l'aider dans un combat contre les “autorités figées”, qui l'obligeaient à répéter sans cesse,  —“sisyphiquement” serait-on tenter de dire—, les mêmes gestes en dépit des mutations s'opérant dans le réel. Pour Althusser, l'idéologie ne peut donc jamais se muer en une science rigide et fermée, ne peut devenir pur discours de représentation, et, en tant que conceptualisation permanente et dynamique des faits concrets, elle conteste toujours le primat de l'autorité politique ou politico-économique installée et établie, tout comme l'“anarchisme” gauchiste et nietzschéen de Landauer refusait les rigidifications conventionnelles, car elles étaient autant de barrages à l'irruption des potentialités en germe dans les communautés concrètes. Enfin, il ne nous paraît pas illégitime de comparer les notions d'“authenticité” chez Bäumler (et Heidegger) et de “concrétude” chez Althusser, et de procéder à une “fertilisation croisée” entre elles.

 

L'anti-humanisme de Bäumler repose, quant à lui, sur trois piliers, sur trois œuvres: celles de Winckelmann, de Hölderlin et de Nietzsche. Winckelmann a brisé l'image toute faite que les “humanités” avaient donné de l'antiquité grecque à des générations et des générations d'Européens. Winckelmann a revalorisé Homère et Eschyle plutôt que Virgile et Sénèque. Hölderlin a souligné le rapport entre la grécité fondamentale et la germanité. Mais l'anti-humanisme de Bäumler est une “révolution tranquille”, plutôt “métapolitique”, elle avance silencieusement, à pas de colombe, au fur et à mesure que croulent et s'effondrent dogmes, certitudes et représentations figées, notamment celles de l'humanisme, ennemi commun de Bäumler et d'Althusser. Althusser a recours, lui, à la traditionnelle lutte des classes marxistes, mais avec un politburo contrôlé par un “comité scientifique”, capable de déceler les changements, les fulgurances du devenir, dès qu'ils se pointent, même timidement.

 

Conclusion

 

Il nous a semblé nécessaire de revenir à ce foisonnement d'interprétations diverses de la philosophie de Nietzsche, qui surgit ou court transversalement à travers tous les champs politico-idéologiques du siècle, pour tenter de répondre à la critique qu'adressent Ferry et Renaut à l'encontre du “nietzschéisme français”, pour nous obliger à revenir à des stabilités politiques jugées “correctes”. Lukacs les avait précédés dans un travail similaire. Tout recours à Nietzsche dans une perspective “révolutionnante”, de facture socialiste-gauchiste ou révolutionnaire-conservatrice, devient aujourd'hui suspect. En Allemagne, ce fut le cas entre 1945 et la moitié des années 80. En France, le recours à Nietzsche, ou le recours simultané à Marx et à Nietzsche, voire à Nietzsche, Marx et Freud, n'a pas été interdit ou boycotté. Un anti-humanisme, une philosophie du soupçon à l'endroit des représentations humanistes, a pu fermement s'installer jusqu'il y a peu de temps en France. C'est contre cet héritage, aujourd'hui oublié à l'ère du prêt-à-penser et des ultra-simplifications télévisées, où l'on est prié de tout dire en quelques secondes, que luttent Renaut et Ferry. Mais Nietzsche est revenu en Allemagne par le biais d'une “gauche nietzschéenne” française qui a séduit une petite phalange de brillants esprits, sur lesquels Habermas a tiré à boulets rouges. Des disciples de Habermas parlaient de “Lacan-can” et de “Derrida-da”, pour laisser sous-entendre que les travaux de ces deux philosophes n'étaient que cancans et dadas. Sur le modèle de la réaction de Franz Mehring ou des reniements de Kurt Eisner, une nouvelle inquisition anti-nietzschéenne se déploie de part et d'autre du Rhin où sévissent, avec un empressement à la fois triste et comique, les “anti-fascistes” habermassiens, mués en défenseurs de bien glauques établissements, et le duo Ferry-Renaut, appuyés par quelques terribles simplificateurs postés dans des officines para-policières. Les cas du philosophe vitaliste Gerd Bergfleth, agressé en ma présence à Francfort par des vitupérateurs délirants, —rapidement remis à leur place par la tchatche et le rire homérique de Günther Maschke (***)—  ou de l'éditeur Axel Matthes, qui propose au public allemand d'excellentes traductions de Baudrillard, Artaud, Bataille, etc., sont révélateurs de la violence et de l'hystérie de cette nouvelle inquisition.

 

Que conclure de cette fresque fort longue mais très incomplète? Que la culture est un tout. Que les interpénétrations et les compénétrations idéologiques, politiques et culturelles sont omniprésentes. Il est en effet impossible de démêler l'écheveau, sans opérer de dangereuses mutilations. Les synthèses sublimes et même les bricolages idéologiques un peu boîteux n'échappent pas à la règle. Nous avons aujourd'hui une gauche qui joue aux inquisiteurs contre les idéologèmes qu'elle étiquette de “droite”, sans se rendre compte, car elle a la mémoire fort courte, que ces mêmes idéologèmes ont été forgés au départ par des hommes de la gauche la plus pure et la plus sublime, que toutes les gauches ont hissés dans leurs propres panthéons! Habermas en Allemagne, ses imitateurs français à Paris, sont en train de castrer les gauches allemande et française, tout en se déclarant de “gauche”, mais d'une gauche bourgeoise, humaniste, illuministe. Nous vivons donc le règne d'une inquisition, d'une prohibition. Mais c'est une gesticulation inutile.

 

Robert STEUCKERS.

 

Notes:

(*) Par sur-répression, Marcuse entend l'ensemble des mécanismes et des discours qui permettent aux dominants d'une société d'imposer pour leur seul bénéfice de cruelles contraintes à ceux qu'ils exploitent, dans le désordre et le gaspillage, en imposant aux dominés un “sur-travail”. Cette logique nietzschéo-marcusienne pourrait servir à juger les dominants actuels, jonglant avec les mécanismes de la partitocratie, qui excluent de larges strates de leurs concitoyens du marché de l'emploi pour s'approprier les fonds qui pourraient le relancer ou qui imposent une fiscalité telle que la vie des indépendants devient une prison.

 

(**) Le nietzschéisme caricatural de certaines droites politiques ou métapolitiques est à la fois le refus de prendre en compte la “société concrète” mais aussi le refus de reprendre en compte le combat à la fois conservateur, romantique, démocratique et populiste, pour la “societas civilis”. Panajotis Kondylis reproche notament aux droites “révolutionnaires-conservatrices” du temps de Weimar d'avoir dévié dans l'esthétisme révolutionnaire, sans plus chercher à reconstituer une “societas civilis”, où les ressorts des différentes communautés composant la nation sont entretenus, harmonisés et perpétués. Un même reproche peut être adressé aux “nouvelles droites”, surtout celles qui ont sévi à Paris.

 

(***) Lors d'une Foire de Francfort, fin des années 80, Gerd Bergfleth devait présenter son dernier livre, critique à l'égard de cette “raison palabrante” qui s'était emparée de la philosophie allemande au détriment de tous les linéaments de vitalisme. Cette présentation a eu lieu dans une librairie de la ville, où plusieurs furieux, alternant colères et larmes (Lothar Baier!), ont injurié le conférencier, l'ont menacé, l'ont accusé de ressusciter l'“inressuscitable”, le tout sous les sarcasmes, les rires tonitruants et les moqueries de Günter Maschke, spécialiste de Donoso Cortès et de Carl Schmitt, et ancien agitateur du SDS gauchiste à l'époque des révoltes étudiantes de 1967/68. Parmi les auditeurs, Karlheinz Weißmann, Axel Matthes et Robert Steuckers. Soirée grandiose! Ou le ridicule des inquisiteurs a parfaitement transparu.

lundi, 17 novembre 2008

E. Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste

Diederichs,%20Eugen_jpg_3841.jpg

Eugen Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste

 

Michael MORGENSTERN

 

«S'il y avait des conspirateurs parmi nous, des conspirateurs rassemblés dans un cénacle à la fois ouvert et secret, qui mé­dite et œuvre pour forger le grand avenir et auquel peuvent se joindre tous ceux à qui il peut donner la parole pour exprimer leur aspirations et qui disent: “nous sommes las de nous satisfaire de choses achevées et préfabriquées”»: ce texte figurait en exergue sur le papier à en-tête des éditions Eugen Diederichs d'Iéna au début du siècle. Son auteur était Paul de Lagarde, qu'Eugen Diederichs vénérait et qu'il considérait comme l'un de ses principaux inspirateurs à côté de Nietzsche et de Julius Langbehn (l'auteur de Rembrandt als Erzieher,  = Rembrandt comme éducateur). Avec ces trois grandes figures de la pensée allemande de la fin du XIXième siècle, l'éditeur Diederichs partageait la conviction que tout véritable renouveau ne proviendrait que de la jeunesse. C'est la raison pour laquelle le nom de l'éditeur d'Iéna apparaissait à l'époque partout où surgissait de la nouveauté.

 

Ses intérêts le portait tout particulièrement à valoriser et à diffuser les linéaments idéologiques véhiculés par les mouvements réformateurs néo-romantiques et “alternatifs” nés au tournant du siècle: la FKK (la “culture des corps libres”, soit le natu­risme), les méthodes nouvelles en pédagogie, le mouvement végétarien, les tentatives de généraliser l'homéopathie, le mou­vement des cités-jardins en urbanisme, les compagnonnages de travailleurs, etc. Pour promouvoir toutes ses innovations, Diederichs proposait aussi une nouvelle esthétique du livre, où textes, couvertures, lettrages, etc. reflétaient les idées et pul­sions nouvelles dans le domaine de l'art. En effet, Diederichs était avant tout un éditeur.

 

Né en 1867 dans la propriété foncière d'une lignée de chevaliers près de Naumburg, Diederichs a d'abord voulu perpétuer la tradition familiale et devenir agriculteur. Mais très rapidement, son penchant à dévorer des livres a pris le dessus et le jeune homme a choisi une profession qui ne mettrait aucun frein à son insatiable fringale de lectures. Diederichs n'était pas qu'un rêveur passionné et un romantique perdu dans ses songes: il était doué d'un solide sens pratique des affaires, qu'il a étayé au cours de quelques années d'apprentissage en Allemagne du Sud. Pendant un voyage en Italie, il décide à Rimini, en août 1896, de s'engager totalement “et tout seul dans un combat contre son époque”. Avec pour atouts les poèmes d'un ami et un héritage, il fonde sa maison d'édition à Florence, puis la transplante rapidement à Leipzig. Elle connaître son apogée à Iéna quelques années plus tard.

 

Dès ses premiers mois d'activités en Italie, le jeune éditeur avait noué des contacts avec toute une série d'auteurs et leur avait fait part de ses intentions. Pour Diederichs, le néo-romantisme du tournant du siècle n'était nullement un tissu de rêveries dé­sincarnées, mais “après l'âge des spécialistes, après l'ère d'une culture ne reposant que sur la seule raison raisonnante, ce néo-romantisme veut regarder le monde et en jouir dans son intégralité. Dans la mesure où ce néo-romantisme saisit à nou­veau le monde par le truchement de l'intuition, il dépasse aussitôt ces phénomènes que sont le matérialisme et le naturalisme qui procèdent tous deux de cette culture de la raison raisonnante”. A cette intention de Diederichs correspond l'œuvre des philosophes de la Vie qui critiquent le morcellement conceptuel du monde, dû à un excès d'analytisme, et revalorisent la pen­sée holiste, tout en déplorant les dégâts de l'industrialisme et en appelant à un retour à la nature. Cette option holiste et “écologique” (avant la lettre) conduit Diederichs à éditer les travaux de Henri Bergson, qui deviendra rapidement le philosophe le plus emblématique de la maison.

 

Diederichs était un universaliste, dans le sens où il ne voulait rester étranger à rien de ce que les cultures humaines avaient produit, et ambitionnait d'éditer dans sa maison le meilleur de ce que l'esprit des hommes avait généré. Ainsi, Diederichs a publié les sagas, les légendes et les contes de tous les peuples de la Terre, de même que les chroniques de la Renaissance, la poésie vieille-norroise (dans la collection “Thule”), les textes des philosophes chinois et indiens. Ensuite, Diederichs a soutenu les efforts des nouvelles orientations religieuses en Allemagne, les religiosités libres, qui critiquaient les églises ser­vant de piliers à l'Etat, en publiant les écrits des mystiques allemands  —Diederichs estimait que Maître Eckehart était de loin supérieur à Luther—  et l'œuvre de Kierkegaard.

 

Dans les années qui ont immédiatement précédé la première guerre mondiale, les intérêts de Diederichs glissent du religieux au politique. Il suscite tout de suite l'intérêt général du public en éditant des autobiographies d'ouvriers comme la Lebensgeschichte eines modernen Fabrikarbeiters  (Histoire de la vie d'un ouvrier des fabriques moderne) de William Bromme. Son objectif était de “déprolétariser le socialisme” et d'“approfondir l'idée nationale”. Diederichs se positionnait comme un héritier spirituel de Herder et s'intéressait dès lors à la culture des héritages populaires, dans une perspective au­thentiquement ethnopluraliste: «Nous n'aurons le droit de nous affirmer nationalistes que lorsque nous aurons com­pris et respecté la spécificité des autres peuples. Car c'est en cela que réside la richesse de la Vie, qui est une poly­symphonie; il n'y a aucun peuple qui puisse s'ériger en exemple absolu et il n'y a pas d'idéologie qui puisse pré­tendre à la domination absolue». Cette phrase, Diederichs l'a faite inscrire dans le catalogue de sa maison d'édition en 1912. Pour détenir un organe de presse capable de véhiculer sa vision du monde et de la politique, il rachète une revue fondée auparavant par le “mouvement religieux libre”, Die Tat, qu'il transforme en un mensuel de culture et de politique. Elle devien­dra ultérieurement, sous la direction de Hans Zehrer, l'organe majeur de la “Konservative Revolution”.

 

Diederichs, homme d'âge mûr, s'est d'abord montré assez réservé face au mouvement de jeunesse “Wandervogel”, dont le style était franchement bohème, rustaud et anarchisant au début. Ses premiers contacts avec les jeunes contestataires du tournant du siècle eurent lieu par l'intermédiaire du Cercle “Sera”, qu'il avait lui-même contribué à lancer. Ce Cercle “Sera” devait son nom à une danse festive dont le refrain était “Sera, sera, sancti Domine”). En organisant des solstices, en réhabili­tant les danses populaires, en relançant le théâtre en plein air et les randonnées des Vaganten  médiévaux, ce Cercle Sera entendait expérimenter de “nouvelles formes de socialité sur l'herbe des prairies”. Diederichs a évoqué ses raisons: «Ce qui m'a amené à soutenir de telles initiatives, est tout simplement ma propre nostalgie des fêtes dans la nature, où il n'y avait pas de spectateurs, mais où tous participaient».

 

L'enthousiasme de l'éditeur pour ces fêtes champêtres ne manquait pas de comique, se souvient l'un de ses auteurs les plus en vue, Hans Blüher. Celui-ci se remémore dans ses souvenirs le temps “où ce monsieur vieillissant, vêtu d'un costume res­semblant à celui d'un paysan balkanique, avec un bâton de Thyros à la main et du lierre dans les cheveux, traversait les rues d'Iéna pour s'en aller dans les collines autour de la ville, juché sur une calèche branlante, entouré de toute une jeunesse, de préférence de sexe féminin, afin de sacrifier à des cultes de nature dionysiaque». En compagnie de son Cercle Sera, Diederichs a participé à la grande fête de la jeunesse Wandervogel qui eut lieu en 1913 sur le Hoher Meissner. Il édita le livre consacré à cette rencontre historique avec, en frontispice, la célèbre gravure de l'artiste Fidus, intitulée Hohe Wacht.

 

Diederichs a développé une véritable critique de l'Etat autoritaire wilhelminien, en s'insurgeant principalement contre la rigidi­fication des églises, de l'école et de la science. Très logiquement, il devait aboutir à une théorisation du Volksstaat, qui aurait parfaitement pu se passer du parlementarisme à l'occidentale et aurait dû être construit selon des principes “organiques et dé­centralisés”. Diederichs parlait de “conservatisme social”. Quand éclate la révolution socialiste des conseils d'ouvriers et de soldats en 1918, il est gonflé d'espoir mais cet enthousiasme s'effondre rapidement, dès que l'élan révolutionnaire s'enlise dans le plus plat et le plus vulgaire des matérialismes. Alors l'“Eugen aux yeux de spectre” (dixit Julius Hart), qui n'avait ja­mais perdu sa mélancholie, fond de sa personnalité, se retira de toute vie publique, mais s'engagea résolument dans la dé­fense de la culture populaire allemande, contre l'“américanisation et l'atomisation [sociale]”.

 

En 1930, Eugen Diederichs meurt. Quelques années avant de quitter ce monde, il avait encouragé la création des “Cellules pour la Reconstruction Spirituelle de l'Allemagne” (Zellen zum geistigen Neuaufbau Deutschlands), émanations du mouve­ment de jeunesse Wandervogel d'avant la guerre: «Il est bon que ces cellules demeurent encore discrètes pendant quelque temps, car la psyché du peuple n'a pas à défiler dans les rues: elle doit se reconstituer et croître dans le si­lence et la tranquillité. Tous ceux qui vivent pour maintenir, conserver et développer leur psyché spécifique, sentent qu'ils appartiennent à un Cénacle secret, où tous se sont juré fidélité, en attendant le Grand Matin. Car il viendra ce Grand Matin. Mais il ne viendra pas tout seul, car il faut d'abord labourer la terre avant de pouvoir la semer».

 

Michael MORGENSTERN.

(article tiré de Junge Freiheit,  n°4/1995; trad. franç. : Robert Steuckers).

vendredi, 14 novembre 2008

Os novos deuses

Os novos deuses

ex: http://inconformista.info/

«Envelhecemos, e como os velhinhos gostamos das nossas comodidades. Tornou-se um crime ser-se mais e ter-se mais do que os outros. Devidamente privados dos entusiasmos fortes, tomámos em horror tudo o que seja poder e virilidade; a massa e o igualitarismo, são estes os nossos novos deuses. Uma vez que a massa não pode modelar-se pela minoria, que pelo menos o pequeno número se modele pela massa. A política, o drama, os artistas, os cafés, os sapatos envernizados, os cartazes, a imprensa, a moral, a Europa de amanhã, o Mundo de depois de amanhã: explosão de massa. Monstro de mil cabeças à beira dos grandes caminhos, espezinhando o que não pode engolir, invejosa, nova-rica, má. Uma vez mais, o indivíduo sucumbiu, mas não foram os seus defensores naturais os primeiros a traí-lo?»

Ernst Jünger
in “A Guerra como Experiência Interior”, Ulisseia (2005).

dimanche, 09 novembre 2008

Ecrits de guerre, mobilisation totale et "Travailleur": Jünger, penseur politique radical

ernst_juenger.jpg

 

Ecrits de guerre, mobilisation totale et «Travailleur»: Jünger, penseur politique radical

 

 

Wolfgang HERRMANN

 

Toutes les idées que le nationalisme révolutionnaire a développé pendant les dix premières années qui ont suivi la Grande Guerre ont trouvé leur apex dans l'œuvre d'Ernst Jünger. Les résidus du Mouvement de Jeunesse —qui avait littéralement “fondu” au cours des hostilités—  les éternels soldats par nature, les putschistes, les révolutionnaires et les combattants du Landvolk  ont toujours trouvé en Jünger l'homme qui exposait leurs idées. Mais Ernst Jünger est allé beaucoup plus loin qu'eux tous, ce qu'atteste le contenu du Travailleur. Il n'en est pas resté à une simple interprétation des événements de la Guerre, ce qui fut son objet dans Der Kampf als inneres Erlebnis,  résumé de ces impressions de soldat. Ce mince petit volume sonde les sensations du soldat de la première guerre mondiale, en explore la structure. Et ce sondage est en même temps l'expression d'une nouvelle volonté politique, la première tentative de fonder ce “réalisme héroïque”, devenu, devant les limites de la vie, sceptique, objectif et protestant. En revenant de la guerre, Jünger a acquis une connaissance: l'empreinte que ce conflit a laissé en lui et dans l'intériorité de ses pairs, est plus mobilisatrice, plus revendicatrice et plus substantielle que le message des idéologies dominantes de son époque. Voilà pourquoi la Guerre a été le point de départ de ses écrits ultérieurs, dont Le Travailleur et La mobilisation totale.  Ces deux livres pénètrent dans une nouvelle “couche géologique” de la conscience humaine et modifient la fonction de celle-ci dans le monde moderne. Les deux livres partent du principe de la mobilisation totale, que la Guerre a imposé aux hommes. D'un point de vue sociologique, la guerre moderne est un processus de travail, de labeur, immense, gigantesque, effroyable dans ses dimensions; elle mobilise l'ensemble des réserves des peuples en guerre. Les pays se transforment en fabriques géantes qui produisent à la chaîne pour les armées. Par ailleurs, la guerre de matériel devient pour les troupes combattantes elles-mêmes une sorte de processus de travail, que les techniciens de la guerre ont la volonté de mener à bien. Le nouveau type d'homme qui est formé dans un tel contexte est celui du Travailleur-Soldat, chez qui il ne reste rien de la poésie traditionnelle du Soldat et qui ne jette plus son enthousiasme mais son assiduité dans la redoute qu'il est appelé à occuper. Jünger sait désormais que “la mobilisation totale, en tant que mesure de la pensée organisatrice, n'est qu'un reflet de cette mobilisation supérieure, que le temps accomplit en nous”. Et cette mobilisation-là est inéluctable, la volonté consciente de l'individu ne peut rien y changer. La mobilisation totale des dernières énergies prépare, même si elle est en elle-même un processus de dissolution, l'avènement d'un ordre nouveau. La figure qui forgera cet ordre nouveau est celle du Travailleur. L'image de ce Travailleur, de ce phénomène qui fait irruption dans notre XXième siècle, nous la trouvons dans l'éducation et les arts modernes; Jünger l'a conçue d'après les caractéristiques du Soldat du Front et d'après le modèle russe où le Travailleur devient le Soldat de la Révolution. Jünger ne conçoit pas la catégorie du Travailleur comme un “état” (Stand)  de la société, comme le veut la science bourgeoise, ou comme une classe, à l'instar du marxiste, mais voit dans le Travailleur un nouveau type humain en advenance, une nouvelle mentalité en gestation, qui réussira la fusion de la liberté et du pouvoir. Seul le Travailleur entretient encore une “relation illimitée avec les forces élémentaires”, qui ont pénétré dans l'espace bourgeois, en opérant leur œuvre de destruction. Conservateurs traditionnels et Chrétiens ont attaqué ce livre radical avec une véhémence affirmée. Le Travailleur  reste néanmoins un ouvrage difficile à lire: il recèle une indubitable dimension philosophique; il aborde la problématique en changeant constamment de point de vue, ce qui exige de la part du lecteur une communauté de pensée et une capacité à se remettre perpétuellement en question. (...).

 

Wolfgang HERRMANN.

(extrait de Der neue Nationalismus und seine Literatur,  San Casciano Verlag, Postfach 1306, D-65.533 Limburg; trad. franç.: Robert Steuckers).

vendredi, 31 octobre 2008

Over Arthur Mahraun en zijn Jungdo

Jungdo.jpg
Over Artur Mahraun en zijn Jungdo

Gevonden op: http://www.jorisvanseveren.org

Piet Tommissen, Ukkel

Wie zijn licentiaatsverhandeling aandachtig gelezen heeft, weet dat het Luc Pauwels (°1940) er om te doen is, een “quasi volledig braakliggend terrein”1 - in casu de ideologische evolutie van het denken van Joris van Severen - in kaart te brengen. Te dien einde bestudeert hij een aantal streng geselecteerde grondbegrippen, daarbij verwijzend naar eventuele bronnen. Wat dit laatste punt betreft deelt hij de mening van professor Eric Defoort (°1943) en beschouwt Charles Maurras (1868-1952) dus niet als een, laat staan als dé leermeester van de stichter en leider van het Verdinaso.2 Hij citeert wel andere auteurs die op Van Severen invloed uitgeoefend hebben, o.m. de markies René de la Tour du Pin de la Charce (1834-1924), Georges Sorel (1847-1922)3, Georges Valois (ps. van Alfred-Georges Gressent; (1878-1945), zelfs - voor mij een complete verrassing - de Duits-Joodse anarchist Carl Landauer (1870-1919), e.a.

Tot mijn verbazing maakt Pauwels geen gewag van Artur Mahraun (1890-1950), ofschoon Van Severen hem, of juister zijn Jungdeutsche Orden (afgekort: Jungdo), tweemaal in De West-Vlaming vernoemt. De eerste keer in 1929 bij wijze van voorbeeld, de tweede keer in 1930 i.v.m. het verschil tussen de begrippen volk en natie.4 Tenzij ik me vergis heeft Arthur de Bruyne (1912-1992) in de secundaire literatuur als allereerste Mahraun vernoemd, helaas zonder nadere toelichting.5 De verdienste de kijker op deze man, zijn ideeën en zijn organisatie te hebben gericht, komt toe aan de heren Jan Creve (°1962) en Maurits Cailliau (°1938).

Eerstgenoemde meent dat “een direct aanwijsbare band tussen Mahraun en Van Severen niet bestaat”, doch voegt er onmiddellijk bij: “bepaalde passages uit Hier Dinaso! lijken soms zelfs woordelijk overgenomen uit Der Jungdeutsche.”6 De heer Cailliau stipt in een voetnoot aan dat het opus 10 Jahre Jungdeutscher Orden in de bibliotheek van Van Severens aanwezig was, “wat er op wijst dat hij Mahrauns beweging volgde.”7

Terwijl Creve niet uitsluit dat Van Severen de Jungdo leerde kennen, hetzij via de dichter Wies Moens (1898-1987), hetzij via priester Maurits Geerardijn (1896-1979), hetzij via de contacten die sinds 1926 bestonden tussen Valois en Barrès (niet Maurice [1862-1923] doch diens zoon Philippe [1896-?]) en de Jungdo.8 Zijnerzijds wijst Cailliau er op dat de Jungdo model heeft gestaan bij de oprichting door priester Robrecht de Smet (1875-1937) van de Jong Vlaamsche Gemeenschap (1928-31). omgedoopt in Jong Nederlandsche Gemeenschap (1931-35), maar rept met geen woord over Van Severen.9

Zelf heb ik in het begin van de zestiger jaren der vorige eeuw een artikel over Mahraun en zijn Jungdo gepleegd, na bij Wolfgang Lohmüller. de toenmalige voorzitter van de in december 1953 in het leven geroepen .Artur-Mahraun-Gesellschaft, mijn licht te hebben opgestoken. Waarschijnlijk was het artikel bestemd voor het door Jan Olsen (°1924) opgericht en tot het laatste nummer toe geleid maandblad Het Pennoen (1950-77). Waarom ik het finaal niet verzonden heb, is me helaas ontgaan. Het ligt ten grondslag aan het thans volgende exposé, als aanloop tot een door jongeren te onderzoeken beïnvloeding van Van Severen door Mahraun.

Mijn proeve doet dus in genen dele afbreuk aan mijn respect voor het degelijk werk van de heren Creve en Cailliau. Integendeel zelfs: het wil me voorkomen dat hun en mijn teksten zich aanvullen i.p.v. zich te overlappen. Het is me overigens opgevallen dat we alle drie wel eens andere bronnen raadplegen!10 Alvorens mijn exposé voor te leggen wens ik de heren Cailliau en Dr. Wim van der Elst nog snel te bedanken voor de vlotte ‘levering’ van enkele fotokopies, resp. een stel levensdata.

De in 1890 in Kassel als zoon van een hogere ambtenaar geboren Artur Mahraun werd in zijn jeugdjaren sterk beïnvloed door de geest van de toenmalige Jugendbewegung. Men mag gerust stellen dat zijn latere opvattingen al grotendeels vervat liggen in datgene wat hij als lid van de jeugdbeweging leerde belijden: de afkeer van de grootstad, de natuurverbondenheid, het primaat van de vriendschap, de belangstelling voor groepsverband op vrijwillige grondslag, en dies meer.

In 1908 nam Mahraun dienst in een infanterieregiment, dat nog het Pruisisch princiep “meer zijn dan schijnen” huldigde. In dat midden kreeg hij tevens inzicht in het dieper wezen van hiërarchie en tucht: die ervaring ligt wellicht aan de basis van het achteraf door hem gehuldigd autoriteitsbeginsel. Tijdens Wereldoorlog I - terloops weze aangestipt dat hij o.m. bij de strijd om Luik in de voorste gelederen streed - kwam daar nog het Kriegserlebnis bij: het vormt de derde bron van zijn toekomstig politiek denken en handelen.

Als hoog gedecoreerde luitenant werd Mahraun in 1918 in Kiel door de matrozenopstand verrast en er tot in het diepst van zijn wezen door geschokt. Hij bleef enige tijd bij de Reichswehr en zwaaide in de rang van kapitein af. In januari 1919 was hij evenwel reeds begonnen met de opbouw van een vrijwilligerseenheid, de Offiziers-Kompanie Kassel, die in zijn geboortestad plunderingen voorkwam en daarna meehielp bij de onderdrukking van de spartakistenopstand in Türingen. Deze eenheid werd evenwel bij besluit van de Rijkskanselier in 1920 ontbonden, net zoals de andere vrijwilligerseenheden (Freikorpse). Voor Mahraun de ideale gelegenheid om op 17 maart 1920 de Jungdeutsche Orden te stichten

Deze piepjonge organisatie, in de wandeling Jungdo genoemd, onderstreepte uitdrukkelijk dat ze geen Verein wenste te zijn naast de talrijke bestaande Vereine en het beklemtonen van haar ‘orde’-karakter is haar succes voorzeker ten goede gekomen: begin 1922 telde men 200 afdelingen en ruim 75.000 leden! Onder hen persoonlijkheden die reeds naam gemaakt hadden, zoals de Germanenvorser Kurt Pastenaci (1894-1961) en een paar generaals, of die het tot een zekere beroemdheid zouden brengen, zoals de staatsrechtsleraar Reinhard Höhn (1904-2000)11 en waarschijnlijk ook Albert Leo Schlageter (1894-1923).

Qua organisatie vertoonde de Jungdo gelijkenis met de middeleeuwse Ritterorden. Immers, Mahraun was de Hochmeister die met zijn commandanten (Komturen) de gewesten (Balleien) en - het laagste echelon - de plaatselijke afdelingen (Bruderschafien) en de in universiteiten geboren groepen (Hochschulgesellschaften) bestuurde. Regelmatig kwamen de leden (Brüder) in algemene ledenvergaderingen (Bruderkonvente), de leidende leden (Meister) in kapittels (Kapitel) samen. In afwijking van wat in vrijwel alle gelijkaardige organisaties niet gebeurde, werden de leden van de Jungdo wèl regelmatig en intensief geschoold (lessen gegeven tijdens politieke avondbijeenkomsten) én getraind (weersportoefeningen). Bovendien kregen ze de afkeer voor uitheemse muziek ingeënt en werd de meisjes het bubikopf-kapsel, het dragen van pullovers en trenchcoats ten zeerste afgeraden. Niet te vergeten dat in een krant, een tijdschrift en brochures de leer tot in den treure uiteengezet en/of gepropageerd werd.

Schone liedjes duren zelden lang. Dat ondervond ook de Jungdo. Kort achter mekaar werd de orde verboden en gedeeltelijk ontbonden; de eerste keer i.v.m. de mislukte Kapp-putsch12, de tweede maal na de moord op minister Walther Rathenau (1867-1920) door rechtse extremisten waaronder de auteur Ernst von Salomon (1902-1972). Doch de leiding zette de werfactie gewoon voort en richtte geheime afdelingen op. In die moeilijke periode ging Mahrauns echtgenote zelfs met de eerste bundeling van jonge vrouwen, de Schwesternschaft, van start. Het duurde tot in 1923 alvorens het Geusenhilfswerk begon te functioneren: alleen al in de maand oktober werd in Kassel aan 7.000 behoeftigen een warme maaltijd aangeboden.13

Pijnlijker was het feit dat men zich ook van katholieke zijde voor het Jungdo-verschijnsel ging interesseren. Het begon in 1924 met een venijnig geschrift van de franciscaan Erhard Schlund (1888-1953)14, weldra gevolgd door banbliksems vanuit de bisschoppelijke zetels Paderborn en Breslau. Deze reacties waren het logisch uitvloeisel van het koketteren van de Jungdo met Duits-religieuze, lees: nieuw-heidense, stromingen én met het oogluikend dulden van de invloed van de anthroposofie van Rudolf Steiner (1861-1925). Wanneer men weet dat het in Westfalen vooral priesters en jonge kapelaans waren die de Jungdo-afdelingen leidden. begrijpt men de bezorgdheid vanwege Mahraun. Die decreteerde zonder dralen het nieuw parool: “Geef het volk wat het volk en God wat God toekomt.”

Bijna gelijktijdig ontstond in de schoot van de orde gemor over Mahrauns Franzosenpolitik. Deze politiek beoogde een Duits-Franse toenadering, ja zelfs samenwerking, en dat zag menig Jungdo-lid niet zitten. Zo min trouwens als het feit dat de potasmagnaat Arnold Rechberg (1879-1947), een rabiate antibolsjewist en om die reden het initiatief van Mahraun genegen, die politiek financieel steunde.15 Wat er ook van zij, Mahraun kondigde deze tegen de in Duitsland overheersende revanchementaliteit in Leipzig ten aanhore van 35.000 leden (overwegend Saksische) aan. De kern van zijn betoog vindt men terug in een interview dat de Franse krant Le Matin op 29 augustus 1925 afdrukte: Mahraun benadrukte dat in zijn optiek de op Duitsland terugslaande bepalingen van het verdrag van Versailles dienden geschrapt en de bezette gebieden ontruimd, en dat de Duits-Poolse grens moest worden herzien.

Volgens Klaus Hornung (°1927) stond noch Mahraun noch Rechberg een kruistocht tegen de Sovjet-Unie voor ogen. Deze kenner interpreteert die Frankrijk-politiek als een poging om “een Europese politiek in de zin van een ‘derde kracht’ tussen Oost en West voor te bereiden” en op die manier het bolsjewisme op vreedzame wijze te weren. Hij onderstreept tevens dat de promotoren van die politiek geen heil zagen in de Volkenbond en evenmin in de zelfs in Frankrijk door invloedrijke politici en intellectuelen gesteunde pan-Europese gedachte van graaf Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972).16

Het feit dat het autoriteitsbeginsel het lager kader de mogelijkheid ontnam dergelijke beslissingen van de centrale leiding van de Jungdo te amenderen, gaf aanleiding tot de desertie van waardevolle elementen en tot sektevorming. Tot die laatste protestuiting nam de latere nazi-minister voor sportaangelegenheden Hans von Tschammer und Osten (1887-1943) zijn toevlucht. Mahrauns Frankrijk-politiek viel overigens evenmin in goede aarde bij de pangermanisten van het genre Heinrich Class (1868-1953), noch bij diens discipel Alfred Hugenberg (1865-1950), eigenaar van een krantenconcern waarin door een sterk anti-Frans ressentiment gedreven oudstrijders het goede weer maakten, noch bij de nationaal-socialisten. Uiteraard evenmin in kringen van de Reichswehr die vlijtig meewerkte aan de door het verdrag van Rapallo (16 april 1922) mogelijk geworden geheime Duits-Sovjetische militaire collaboratie.

Had de Jungdo, in weerwil van de crisis waarin hij verkeerde, toch de wind in de zeilen? Men is geneigd het te geloven wanneer men leest dat de liberale politicus Gustav Stresemann (1878-1929) in 1928 van één miljoen leden gewaagde en het Franse Deuxième Bureau er drie jaar later 500.000 telde.17 In ieder geval achtte Mahraun het ogenblik gekomen om een sinds geruime tijd in het vooruitzicht gesteld Jongduits manifest te lanceren. Dat gebeurde op 18 december 1927 met 4.000 Meister als toehoorders. Het gaat hierbij om de uitgerijpte neerslag van een denken over staat, politiek, economie enz, dat jaar in jaar uit geëvolueerd was.18 In dit manifest wordt geopteerd voor de niet parlementaire sociale volksstaat. bestaande uit zogeheten Nachbarschaften, d.i. groepen van telkens zowat 500 in dezelfde regio wonende staatsburgers, alias kiesgerechtigde mannen en vrouwen. De stamgedachte lag aan de Nachbarschaft ten grondslag: als voorbeelden golden de oud-Griekse agora en de germaanse Thingplatz. De Jungdo verwierp de dictatuur en plaatste de volksstaat boven de economie. Onder volk verstond hij geen gemeenschap van door dezelfde bloedsafstamming verbonden mensen, maar een gemeenschap van door bloedsverwantschap verbonden geslachten: geen sprake dus van ras.19 Het volk moest de staat maken; vandaar een pleidooi voor het referendum en voor onbezoldigde topfuncties: de besten moesten de staat zonder eigen belang en in het belang van het volk besturen.

De publicatie van het manifest verwekte heel wat deining. Niemand betwistte dat het aan oprechte vaderlandsliefde en idealisme ontsproten was. Velen hadden het daarentegen moeilijk met het realiteitsgehalte van de stellingen. Dat de socialisten de ondergeschiktheid van de economie in verband brachten met sterke burgerlijke invloeden is geenszins verwonderlijk. Minder evident is de mening van Alfred Weber (1868-1958): volgens deze gekende socioloog ging de staatsopbouw op nachbarschaftliche grondslag de heerschappij van de middelmatigheid en een veralgemeende vervlakking in de hand werken.20 Edgar Jung (1894-1934), de in 1934 door de nazis vermoorde secretaris en ghostwriter van de politicus Franz von Papen (1879-1969), was het met Mahraun over veel eens, doch vond de idee van de Nachbarschaft ongeschikt als basis voor politiek zelfbestuur.21

Hoe dan ook, in 1928 en 1929 leidde de drang om tot praktische verwezenlijkingen te kunnen komen in april 1929 tot de oprichting van een partijenoverkoepelende Volksnationale Reichsvereinigung waaraan ruim 600 persoonlijkheden hun steun verleenden, o.m. de pedagoog Ernst Krieck (1882-1947). Bij gebrek aan belangstelling kwam het slechts tot een alliantie tussen de Jungdo en de Deutsche Demokratische Partei. Aldus ontstond de Deutsche Staatspartei, die geen lang leven beschoren was, want de verkiezingen van 14 september 1930 vielen falikant uit (20 zetels), die van 6 november 1932 waren gewoon desastreus (nog 2 zetels). Het parlementair experiment bracht heel wat Jungdo-leden in de war en veroorzaakte een nieuwe desertiegolf.22

Het waren hoofdzakelijk hogeschoolstudenten die het verval in een nieuwe opgang ombogen. Zij grepen terug op het in 1924 door Mahraun bepleitte autarkisch princiep van de volksdienstplicht. Weldra registreerde men 300 Arbeitseinsatze, stelde financieminister Klepper 200.000 ha bodem ter beschikking en stichtte Mahraun de Jungdeutsche Siedlungs-GmbH. Er werden indrukwekkende successen geboekt23, maar in 1933 was het amen en uit.

Hitler, in Jungdo-middens Pyrrhus II of ook wel Lodewijk XIV genoemd, duidde het bestaan van de organisatie nog enige tijd. De Jungdo kantte zich tegen de Nazi-partij en Mahraun belegde in Bielefeld een Kapitel, naar hij later gezegd heeft met de bedoeling tot een gewapende weerstand tegen het Nazi-regime te komen. Dat liedje ging niet door: de Jungdo werd in juni 1933 verboden en Mahraun twee weken later aangehouden en door de Gestapo gemarteld; bij gebrek aan harde bewijzen werd hij in september 1933 op vrije voeten gesteld. Belangrijk om weten: Jungdo-leden hebben zich in de Duitse weerstand verdienstelijk gemaakt.24

Mahraun bleef in leven door boeken te schrijven (dichtbundels, romans, toneelstukken) die onder eigen naam of onder zijn schuilnaam Dietrich Kärner verschenen zijn. Toch is hij wel eens schaapsherder geweest om de twee eindjes aan mekaar te kunnen knopen. Tijdens W.O. II werd hij niet gemobiliseerd maar de ironie van het lot heeft gewild dat de Engelsen hem in 1945 andermaal interneerden. Na zijn vrijlating richtte hij de Jungdo opnieuw op (1948) en schreef diverse brochures en een boek.25 De doorstane mishandelingen en ontberingen hadden zijn dood op 59-jarige leeftijd voor gevolg; hij werd in maart 1950 in Gütersloh ten grave gedragen. Medestanders onder de leiding van Wolfgang Lohmüller zetten zijn werk voort en tot op dag van heden bestaat een afleggertje van de gewezen Jungdo onder de naam Artur-Mahraun-Gesellschqft e. V.. Maar de naoorlogse situatie valt buiten het bestek van mijn exposé.

***

Er rest me de hamvraag aan te snijden: heeft Joris van Severen invloed van Mahraun, resp. van de Jungdo ondergaan? Bij gebrek aan documentatie en rekening houdende met de mogelijkheid dat in de niet-gepubliceerde dagboeken indicaties te vinden zijn, verklaar ik me onbevoegd om die vraag te beantwoorden. Toch vallen gelijkenissen niet te loochenen, maar of ze ons berechtigen van invloed te gewagen is minder evident. De kunst bestaat er nu in de gedrukte en de ongedrukte documenten te bestuderen. Wanhopen is alleszins uit den boze.

Noten

1 L. Pauwels, De ideologische evolutie van Joris Van Severen (1894-1940). Een hermeneutische benadering, leper: Studie- en Coördinatiecentrum Joris van Severen, 1999, 272 p., ‘Jaarboek 3’; cf. p. 7.

2 L. Pauwels, op. cit. (vt 1), p. 7.

3 Cf. mijn artikel “Heeft Joris van Severen invloed van Georges Sorel ondergaan?”, deze Nieuwsbrief 9e jg., derde trimester 2005, pp. 11-15.

4 J. van Severen, (a) “Om de zege zo stevig mogelijk te consolideren en uit te baten”, De West-Vlaming (Rumbeke), 22 juni 1929, p. 1; (b) “De vooruitgang van onze zienswijze in de provincie Antwerpen. Volk en natie”, De West-Vlaming (Rumbeke), 26 april 1930, p. 2.

5 A. de Bruyne, Joris van Severen. Droom en daad, Zulte: Oranje Uitgaven, 1961, 341 p.; cf. p. 137. De auteur schrijft ‘Arthur’ i.p.v. ‘Artur’.

6 Balder (= Jan Creve), “Arthur Mahraun”, De Vrjjbuiter (Gent), 7e jg nr. 5-6, juli-aug. 1970, pp. 10-14; cf p. 10. Het moet ‘Artur’ i.p.v. ‘Arthur’ zijn. De krant Der Jungdeutsche begon op 1 juni1924 te verschijnen. Dat De Smet in contact stond met Mahraun signaleert ook Luc Vandeweyer (°1956) in de lemmata ‘Jong Vlaamsche Gemeenschap’ en ‘Jong Nederlandsche Gemeenschap, Nieuwe Encyclopedie van de Vlaamse Beweging (Tielt: Lannoo, 1998), deel II = G-Q, pp. 1578 en 1579.

7 M. Cailliau, “Artur Mahraun en de ‘Jungdeutsche Orden’”, Delta (Ekeren), 26e jg = 1990, nr. 4 pp. 4-6, nr. 6 pp. 6-8, nr. 7 pp. 5-9, nr. 8 pp. 8-10; cf. nr. 8 p. 10 vt 2. Deze auteur presenteert een bruikbare synthese van Mahrauns staatsdenken; hij baseert zich op het mij niet ter beschikking staande boekje van Helmut Kalkbrenner: Die Staatslehre Artur Mahrauns, München: Lohmüller, 1986, 64 p.

8 Balder, art. cit. (vt 6), p. Wat Geerardyn betreft, weze opgemerkt dat hij sympathiseerde met De Smet, zodat hij Van Severen inderdaad over de Jungdo kan geïnformeerd hebben.

9 M. Cailliau, art. cit. (vt 7), nr. 4 p. 4. - Zie voorts het door Romain Vanlandschoot (°1933) geschreven lemma “Smet, Robrecht de”, op. cit. (vt 6). deel 3 = R-Z. pp. 2765 -2767: cf. p. 2766: “… [Josu&eaacute;] de Decker [1879-1953] was weinig opgetogen over deze Duitse contacten, maar De Smet zette door en ontmoette in 1926 te Rotterdam een delegatie van deze Orden [sc. de Jungdo].”

10 Het is vreemd dat noch Creve noch Cailliau de in boekvorm ter beschikking staande dissertatie van de (latere hoogleraar) Klaus Hornung gebezigd hebben: Der Jungdeutsche Orden, Düsseldorf: Droste Verlag, 1958, 160 p., nr. 14 in de reeks ‘Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien’. In zijn brief van 27 juni 1960 werd dit opus door Wolfgang Lohmüller geloofd. Uiteraard dient thans rekening gehouden met recenter bronnenmateriaal; cf. b.v. Cl. Wolfschlag, op. cit. (vt 25).

11 Tot mijn spijt stond een naar ik vernam belangrijk opus van Höhn niet te mijner beschikking: Artur Mahraun, der Wegweiser zur Nation. Sein politischer Weg aus seinen Reden und Aufsatzen, Rendsburg: Schieswig-Holsteinische Verlags-Anstalt, 1929, 143 p.

12 In maart 1920 pleegde de bekende marinebrigade Ehrhardt in Berlijn een staatsgreep, waardoor de hogere ambtenaar Wolfgang Kapp (1858-1922) gedurende vijf dagen (!) als rijkskanselier ambteerde. De putsch mislukte wegens een door de syndicaten gedecreteerde algemene staking.

13 KI. Hornung, op. cit. (vt 10), p. 40.

14 E. Schlund, ofm, Der Jungdeutsche Orden, München: Pfeiffer & Co., 1924, 57 p. De brochure is gebaseerd op opstellen die in de Allgemeine Rundschau verschenen waren. - Deze pater bezorgde me destijds een exemplaar van zijn boek Modernes Gottglauben. Das Suchen der Gegenwart nach Gott und Religion, Regensburg: Habbel, z.j. (= 1939), 307 p; het heeft me toen zeer geholpen.

15 (a) Over deze politiek, cf. o.m. K. Hornung, op. cit. (vt 10), pp. 42-50: “Der nationale Friede am Rhein’: Versailles und die Aussenpolitik”. - (b) Over Rechberg, cf. Eberhard von Vietsch (01912), Arnold Rechberg und das Problem der politischen Westorientierung Deutschlands nach dem ersten Weltkrieg, Koblenz: Staatsarchiv, 1958, nr. 4 in de ‘Schriftenreihe des Bundesarchivs’.

16 KI. Homung, op. cit. (vt 10), pp. 43-45.

17 Georges Castellan (°1920), L’Allemagne de Weimar 1918-1933, Parijs: Colin, 1969, 443 p., in de reeks ‘U - série: Histoire contemporaine’; cf. p. 110.

18 A. Mahraun, Das Jungdeutsche Manifest. Volk gegen Kaste und Geld. Sicherung des Friedens durch Neubau des Staates, Berlin: Jungdeutscher Verlag, 1927, 204 p.

19 Ernst Maste, Die Republik der Nachbarn. Die Nachbarschaft und der Staatsgedanke Artur Mahrauns, Giessen: Walitor-Verlag, 1957, 219 p.

20 Kl. Hornung, op. cit. (vt 10), p. 86.

21 Bernhard Jenschke, Zur Kritik der konservativ-revolutionären Ideologie in der Weimarer Republik? Weltanschauung und Politik bei Edgar Julius Jung, München: Beck, 1971, VIII-200 p., nr. 16 in de reeks ‘Münchner Sudien zur Politik’; cf. pp. 136-137. - Er zijn nog andere interessante auteurs die in hun geschriften te rade gingen bij Mahraun, doch het is hier niet de plaats om op die ‘ontleningen’ nader in te gaan.

22 Alexander Kessler, Der Jungdeutsche Orden auf dem Wege zur Deutschen Staatspartei, München: Lohmüller, 1980, 27 p., nr. 7 in de reeks Beiträge zur Geschichte des Jungdeutschen Ordens. Ook A. Mahraun, Die Deutsche Staatspartei. Eine Selbsthilfeorganisation deutschen Staatsbürgertums. Der Grundungsaufruf und das Manifest der Deutschen Staatspartei. Beantwortung gegnerischer Fragen, Berlijn: Jungdeutscher Verlag, 1930, 48 p.

23 Johann Hille, Mahraun. Der Pionier des Arbeitsdienstes, Leipzig: Kittler, 1933, 90 p.

24 Twee voorbeelden die in 1949 in Gütersloh (Nachbarschaftsverlag) verschenen en te mijner beschikking staan: Der Protest des Individuums, 47 p.; Politische Reformation. Vom Werden einer neuen deutschen Ordnung, 216 p.

25 Voorbeelden geeft Claus Wolfschlag (°1966), Hitlers rechte Gegner. Gedanken zum nationalistischen Widerstand, Engerda: Arun-Verlag. 1995. 214 p.: cf. pp. 65-74 (tekst: “Arthur [sic] Mahraun und der ‘Jungdeutsche Orden’”) en pp. 193-195 (78 vt).

 

jeudi, 30 octobre 2008

Otto Dix: un regard sur le siècle

assault432.jpg

 

 

Otto Dix, un regard sur le siècle

 

Guillaume HIEMET

 

Le centième anniversaire de la naissance d'Otto Dix a été l'occasion pour le public allemand de découvrir la richesse de la production d'un peintre largement méconnu. Plus de 350 œuvres ont en effet été exposées jusqu'au 3 novembre 1991, dans la galerie de la ville de Stuttgart, puis, à partir du 29 novembre, à la Nationalgalerie de Berlin. Peu connu en France, classé par les critiques d'art parmi les représentants de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), catalogué comme il se doit, Otto Dix a toujours bénéficié de l'indulgence de la critique pour un peintre qui avait dénoncé les horreurs de la première guerre mondiale, figure de proue de l'art nouveau dans l'entre-deux guerres, et ce, en dépit de son incapacité à suivre la mode de l'abstraction à tout crin dans l'après-guerre. Quelques tableaux servent de support à des reproductions indéfiniment répétées et à des jugements qui ont pris valeur de dogmes pour la compréhension de l'œuvre. A l'encontre de ces parti-pris, les expositions de 1991 permettent aux spectateurs de se faire une idée infiniment plus large et plus juste des thèmes que développent la production de Dix.

 

Dix est né le décembre 1891 à Untermhaus, à proximité de Gera, d'un père, ouvrier de fonderie. Un milieu modeste, ouvert cependant aux préoccupations de l'art; sa mère rédigeait des poèmes et c'est auprès de son cousin peintre Fritz Amann que se dessina sa vocation artistique. De 1909 à 1914, il étudie à l'école des Arts Décoratifs de Dresde. Ses premiers autoportraits, à l'exemple de l'Autoportrait avec oeillet  de 1913, sont clairement inspirés de la peinture allemande du seizième siècle à laquelle il vouera toujours une sincère admiration. Ces tableaux de jeunesse témoignent déjà d'un pluralisme de styles, caractérisé par la volonté d'intégrer des approches diverses, par la curiosité de l'essai qui restera une constante dans son œuvre.

 

La guerre: un nouveau départ

 

En 1914, Dix s'engageait en tant que volontaire dans l'armée. L'expérience devait, comme toute sa génération, profondément le marquer. S'il est une habitude de dépeindre Dix comme un pacifiste, son journal de guerre et sa correspondance montrent un caractère sensiblement différent. La guerre fut perçue par Dix, comme par beaucoup d'autres jeunes gens en Allemagne, comme l'offre d'un nouveau départ, d'une coupure radicale avec ce qui était ressenti comme la pesanteur de l'époque wilhelminienne, sa mesquinerie, son étroitesse, sa provincialité qu'une certaine littérature a si bien décrites. Elle annonçait la fin inévitable d'une époque. Les premiers combats, l'ampleur des destructions devaient, bien sûr, limiter l'enthousiasme des départs, mais le gigantisme des cataclysmes que réservait la guerre, n'en présentait pas moins quelque chose de fascinant. Le pacifiste Dix se rapproche par bien des aspects du Jünger des journaux de guerre. L'épreuve de la guerre pour Ernst Jünger trempe de nouveaux types d'hommes dans le monde d'orages et d'acier qu'offrent les combats dans les tranchées.

 

Avec nietzsche: “oui” aux phénomènes

 

Une philosophie nietzschéenne se dégage, “la seule et véritable philosophie” selon Dix, qui, en 1912, avait notamment élaboré un buste en platre en l'honneur du philosophe de la volonté de puissance. Des écrits de Nietzsche, Dix retient l'idée d'une affirmation totale de la vie en vertu de laquelle l'homme aurait la possibilité de se forger des expériences à sa propre mesure. Ainsi, il note: «Il faut pouvoir dire “oui” aux phénomènes humains qui existeront toujours. C'est dans les situations exceptionnelles que l'homme se montre dans toute sa grandeur, mais aussi dans toute sa soumission, son animalité». C'est cette même réflexion qui l'incite à scruter le champ de bataille, qui le pousse à observer de ses propres yeux, si importants pour le peintre, les feux des explosions, les couleurs des abris, des tranchées, le visage de la mort, les corps déchiquetés.

 

De 1915 à 1918, il tient une chronique des événements: ce sont des croquis dessinés sur des cartes postales, visibles aujourd'hui à Stuttgart, qui ramassent de façon simple et particulièrement intense l'univers du front. Le regard du sous-officier Dix a choisi de tout enregistrer, de ne jamais détourner le regard puis de tout montrer dans sa violence, sa nudité. Les notes du journal de guerre montrent crûment sa volonté de considérer froidement, insatiablement le monde autour de lui. Ainsi, en marche vers les premières lignes: «Tout à fait devant, arrivé devant, on n'avait plus peur du tout. Tout ça, ce sont des phénomènes que je voulais vivre à tout prix. Je voulais voir aussi un type tomber tout à côté de moi, et fini, la balle le touche au milieu. C'est tout ça que je voulais vivre de près. C'est ça que je voulais». Dans cette perception de la réalite, Dix souligne le jeu des forces de destruction, les peintures ne semblent plus obéir à aucune règle de composition si ce n'est les repères que forment les puissances de feu, les balles traçantes, les grenades. Tout dans la technique du dessin sert, contribue vivement à cette impression d'éclatement, les traits lourds brusquement interrompus, hachures des couleurs, parfois plaquées. Le regard est obnubilé par la perception d'ensemble, la brutalité des attaques, vision cauchemardesque qui emporte tout.

 

La dissolution de toute référence stable

 

Le réalisme de ces années 1917-1918 qui caractérise ces dessins et gouaches est dominé par cette absence d'unité, l'artiste a jeté sur la toile tel un forcené la violence de l'époque, la dissolution de toute reférence stable. L'abstraction dit assez cette incapacité de se détourner des éclairs de feu et de se rapprocher du détail. Cette peinture permettra pareillement à Dix de conjurer peu à peu les souvenirs de tranchées. Ce rôle de catharsis, cette lente maturation s'est faite dans son esprit pendant les années qui suivent la guerre. L'évolution est sensible. Ce sont en premier, le cycles des gravures intitulé la Guerre qu'il réalise en 1924 puis les grandes compositions des années 1929-1936. Les gravures presentent un nouveau visage de la guerre, Dix s'attarde à représenter le corps des blessés, les détails de leurs souffrances. Ici, le terme d'objectivité est peut-être le plus approprié, il n'est pas sans évoquer toutefois les descriptions anatomiques du poète et médecin Gottfried Benn. Le soin ici de l'extrême précision, de la netteté du rendu prend chez ces guerriers mourants, mutilés ou dans la description de la décomposition des corps une force incroyable.

 

Les souvenirs de guerre ne se laissaient pas oublier aisément, il avouait lui-même: «pendant de longues années, j'ai rêvé sans cesse que j'étais obligé de ramper pour traverser des maisons détruites, et des couloirs où je pouvais à peine avancer». Dans les grandes toiles qu'il a peintes après 1929, il semble que Dix soit venu à bout des stigmates, entaillés dans sa mémoire, que lui avaient laissées la guerre, ou tout du moins que l'unité ait pu se faire dans son esprit. La manière dont l'art offre une issue aux troubles des passions, ce rôle pacificateur, il l'évoque à plusieurs moments dans des entretiens à la fin de sa vie. Dans ces toiles grands-formats qui exposent maintenant, l'univers de la guerre, se conjuguent une extrême précision et l'entrée dans le mythe que renforce encore la référence aux peintres allemands du Moyen-Age. Dix a choisi pour la plus importante de ces oeuvres, un tryptique, La Guerre, la forme du retable. Le renvoi au retable d'Isenheim de Mathias Grünewald, étrange et impressionnant polyptique qui dans la succession de ses volets propose une ascension vers la clarté, l'aura de la Nativité et de la Résurrection, est explicite. En comparaison, le triptyque de Dix semble une tragique redite du premier volet de Grünewald, La tentation de Saint Antoine. Ici, l'univers apocalyptique de la guerre, la mêlée de corps sanglants, les dévastations de villages minés par les obus, correspondent aux visions délirantes de monstres horribles et déchainés, aux corps repoussants, aux gueules immondes mues par la bestialité de la destruction chez Grünewald.

 

des tranchées aux marges de la société

 

L'impossibilité de s'élever vers la clarté, l'éternel recommencement du cycle de destructions est accentué par l'anéantissement du pont qui ferme toute axe de fuite et le dérisoire cadavre du soldat planté sur l'arche de ce pont qui forme une courbe dont l'index tendu pointe en direction du sol. Le cycle du jour est rythmé par la marche d'une colonne dans les brouillards de l'aube, le paroxysme des combats du jour, et le calme, la torpeur du sommeil, les corps allongés dans leur abris que montre la predelle (le socle du tableau). L'effet mythique est encore accentué par la technique qu'utilise Dix pour ces toiles: la superposition de plusieurs couches de glacis transparents, technique empruntée aux primitifs allemands, qui nécessite de nombreuses esquisses et qui confère une perfection, une exactitude extraordinaire aux scènes représentées. Ainsi dans le tableau de 1936, la mort semble être de tout temps, la destinée des terres dévastées de Flandre  —“en Flandre, la mort chevauche...”, selon les paroles d'un air de 1917—,  et le combat dans son immensité parvient à une dimension cosmique.

 

Sous la République de Weimar, Dix conserve en grande partie le style éclaté des peintures de guerre. Il demeure successivement à Dresde, Düsseldorf, Berlin puis à nouveau Dresde jusqu'en 1933. Les thèmes que traite Dix se laissent difficilement résumer: le regard froid des tranchées se tourne vers la société, une société caractérisée, disons-le, par ces marges. Dix est fasciné par le mauvais goût, la laideur, les situations macabres, grotesques. L'esprit du temps n'est pas étranger à cet envoûtement pour la sordidité, et souvent ses personnages tiennent la main aux héroïnes de l'opéra d'Alban Berg Lulu:  thèmes des bas-fonds de la littérature, aquarelles illustrants les amours vénales des marins, accumulation de crimes sadiques décrits avec la plus grande exactitude. Le cynisme hésite entre le sarcasme et l'ironie la moins voilée. L'atmosphère incite aux voluptés sommaires, comme disait un écrivain français. Une des figures qui apparaît le plus souvent et qui nous semble des plus caractéristiques, est celle du mutilé. La société weimarienne ne connaît pour Dix qu'estropiés, éclopés, que des bouts d'humanité, et tout donne à penser que ce qui est valable pour le physique l'est aussi pour le mental. Ainsi les cervelets découpés et asservis aux passions les plus vulgaires et les plus automatiques.

otto.jpg

 

déshumanisation, désarticulation, pessimisme

 

Une des peintures les plus justement célèbres de Dix, la Rue de Prague  en 1920, fournit un parfait résumé des thèmes de l'époque. D'une manière particulièrement féroce, Dix place les corps désarticulés de deux infirmes à proximité des brillantes vitrines de cette rue commerçante de Dresde, dans lesquelles sont exposés les mannequins et autres bustes sans pattes. Le processus de déshumanisation est complet, les infirmes détraqués, derniers restes de l'humain trouvent leur exact répondant dans la vie des marionnettes. La composition du tableau  —huile et collage—  accentue d'autant plus la désarticulation des corps, la régression des mouvements et pensées humains à des processus mécaniques dont l'aboutissement symbolique est la prothèse. Nihilisme, pessimisme complet, dégoût et aversion affichée pour la société, il y a sans doute un peu de tout cela.

 

Bien des toiles de cette époque pourraient être interprétées comme une allégorie méchante et sarcastique de la phrase de Leibniz selon laquelle “nous sommes automates dans la plus grande partie de nos actions”. L'absence de plan fixe, de point d'appui suggère cette dégringolade vers l'inhumain. Le rapprochement de certains tableaux de cette époque  —Les invalides de guerre, 1920—  avec les caricatures de George Grosz est évident, mais celui-ci trouve bientôt ses limites, car très vite il apparaît que si la source de tout mal pour Grosz se situe dans la rivalité entre classes, pour Dix, le mal est beaucoup plus profond. La société tout entière se vend, tel est le thème du grand triptyque de 1927-1928, La grande ville, misère et concupiscence d'une part, apparence de richesse, faste et vénalité de l'autre. Rien ne rachète rien. On a souvent reproché à Dix son attirance pour la laideur, la déchéance physique et la violence avec laquelle il traite ses sujets. La volonté de provocation rentre directement en ligne de compte, mais plus profondément, ces thèmes se présentaient comme un renouvellement de la peinture. Il avouait d'ailleurs: “j'ai eu le sentiment, en voyant les tableaux peints jusque là, qu'un côté de la réalité n'était pas encore représenté, à savoir la laideur”.

 

Haut-le-cœur, immuables laideurs

 

Si l'impressionnisme a porté le réalisme jusqu'à son accomplissement ce qui n'était pas sans signifier l'épuisement de ces ressources, les tentatives des années vingt restent exemplaires. Le beau classique s'était mû en un affadissement de la réalité, la perte de la force inhérente à la peinture ne pouvait être contrecarrée d'une part, que par une abstraction de plus en plus poussée à laquelle tend toute la peinture moderne, de l'autre, par la confrontation avec un réel non encore édulcoré. Naturellement, de la façon dont Dix, animé d'une sourde révolte, tire sur les conformismes du temps, on comprend le haut-le-cœur des contemporains devant ces corps qui semblent jouir du seul privilège de leur immuable laideur. Aujourd'hui cependant, le spectateur n'est pas sans sourire à cette atmosphère encanaillée des pièces de Brecht, aux voix légèrement discordantes, le parler-peuple de l'Opéra de Quatre-sous. Il en est de même de la caricature de la société de Weimar, attaque frontale contre les vices et vertus de l'époque à laquelle procède méthodiquement Dix, époque de vieux, de nus grossiers, de mères maquerelles, de promenades dominicales pour employés de commerce.

 

La toile Les Amants inégaux  de 1925, dont il existe également une étude à l'aquarelle, condense particulièrement les obsessions chères à Dix. Un vieillard essaie péniblement d'étreindre une jeune femme aux formes imposantes qui se tient sur ses genoux. Le caractère vain du désir, l'intrusion de la mort dans les jeux de l'amour que symbolisent les longues mains décharnées du vieillard forment une danse étonnante de l'aplomb et de la lassitude, de la force charnelle et de sa disparition.

 

les révélations des autoportraits

 

Dix a tout au long de sa vie produit un grand nombre de portraits. L'exposition de Stuttgart en 1991 a montré le fabuleux coloriste qu'il fut. Il affectionne les rouges sang, le fard blanc qui donne aux visages quelque chose du masque, de tendu et de crispé, et les variations de noir et de marron que fournit la fourrure de Martha Dix dans le magnifique portrait de 1923. Selon l'aveu même du peintre, l'accentuation des traits jusqu'à la caricature ne peut que dévoiler l'âme du personnage et la résume d'une façon à peu près infaillible. Il n'est pas interdit de retourner cette remarque à Dix lui même, car il n'est pas sans se projetter dans sa peinture et tout d'abord, dans les nombreux autoportraits que nous disposons de lui. L'esprit qui anime les peintures de l'entre-deux guerres se retrouvent ici aisément: l'Autoportrait avec cigarettes de 1922, une gravure, partage la brutalité des personnages qu'il met en scène. Dix se présente les cheveux gominés, les sourcils froncés, le front décidément obtus, la machoire carrée, bref, une aimable silhouette de brute épaisse dont seul la finesse du nez trahit des instincts plus fins que viennent encore démentir la clope posée entre les lèvres serrées. Qui pourrait nier que ces autoportraits fournissent des équivalences assez exactes de la rudesse et de la brutalite de la peinture de Dix?

 

Art dégénéré ou retour du primitivisme allemand?

 

A partir de 1927, Dix fut nomme professeur à 1'Académie des Beaux-Arts de Dresde. En 1933, quelques temps après 1'arrivée au pouvoir du nouveau régime, il est licencié. Dix représentait pour le régime nazi le prototype de l'art au service de la décadence, et des œuvres tels que Tranchées, Invalides de guerre, eurent l'honneur de figurer dans l'exposition itinérante ”d'art dégenéré” organisée par la Propagande du Reich en 1937, plaçant Dix dans une situation délicate. Il est clair que Dix n'a jamais temoigné un grand intérêt pour la chose politique, refusant toute adhésion partisane avec force sarcasmes. Mais, rétrospectivement, ces jugements apparaissent d'autant plus absurdes que la manière de Dix depuis la fin des années vingt avait déjà considérablement évoluée et témoignait d'un très grand intérêt pour la technique des primitifs allemands que le régime vantait d'autre part. Situation ô combien absurde, mais qui devait grever toute la production des années trente.

 

En 1936, 1'insécurité présente en Saxe l'incite à s'installer avec sa famille sur les bords du lac de Constance dans la bourgade de Hemmenofen. A l'exil intérieur dans lequel il vit, correspond une production toute entière consacrée aux paysages et aux thèmes religieux. Tous ces tableaux montrent une maîtrise peu commune, l'utilisation des couches de glacis superposés, fidèle aux primitifs allemands du seizième, permet une extraordinaire précision et la description du moindre détail. Si Dix a pu dire qu'il avait été condamné au paysage qui, certes, ne correspondait pas au premier mouvement de son âme, on reste néanmoins émerveillé par certaines de ses compositions. Randegg sous la neige avec vol de corbeaux  de 1935: la nuit de 1'hiver enclot le village recouvert d'une épaisse couche de neige, les arbres qui se dressent dénudés évoquent les tableaux de Caspar David Friedrich, unité que seule perçoit le regard du peintre. Loin de se contenter d'un plat réalisme, cet ensemble n'a jamais rendu aussi finement la présence du peintre, léger recul et participation tout à la fois à l'univers qui l'entoure.

 

Devant les gribouilleurs et autres tâcherons copieurs de la manière ancienne aux ordres des nouveaux impératifs, et dans une période où l'humour est si absent des œuvres de Dix, celui-ci semble dire magistral: “Tas de boeufs, vous voulez du primitif, en voilà!”. Art de plus en plus contraint à mesure que passaient les années, mais au moyen duquel Dix exposait une facette majeure de sa personnalité. Dès 1944, il éprouvait le besoin d'en finir avec cette technique minutieuse, exigeante qui bridait son besoin de créativité. La dynamique formelle reprend vivement le dessus dans ses Arbres en Automne de 1945 où les couleurs explosent à nouveau triomphantes. Les peintures de la fin de sa vie renouent avec la grossièreté des traits des œuvres des années vingt.

 

Peu reconnu par la critique alors que le combat pour l'art abstrait battait son plein, Dix est resté, dans ces années, en marge des nouveaux courants artistiques auxquels il n'éprouvait aucunement le besoin d'adhérer. Les thèmes religieux, ou plutôt une imagerie de la bible qu'il essaie étrangement de concilier avec la philosophie de Nietzsche, tiennent dans cette période un rôle fondamental. Sa peinture semble parvenir à une économie de moyens qui rend très émouvantes certaines de ses toiles  —Enfant assis, Enfant de réfugiés, 1952—, la prédisposition de Dix pour les couleurs n'a jamais été aussi présente, l'Autoportrait en prisonnier de guerre  de 1947 est organisé autour des taches de couleur, plaquées sur un personnage muet, vieilli, dont les traits se sont encore creusés. Après plusieurs années de vaches maigres, les honneurs des deux Allemagnes se succédèrent  —il resta toujours attaché à Dresde où il se déplaçait régulièrement . Atteint d'une première attaque en 1967 qui le laissa amoindri, il devait néanmoins poursuivre son travail jusqu'à sa mort deux ans plus tard. Un des ces derniers autoportraits, l'Artiste en tête de mort, montre le crâne du peintre ricanant ceint de la couronne de laurier, image troublante qui rejette au loin les nullissimes querelles entre art figuratif et art abstrait.

 

Guillaume HIEMET.

 

Les citations sont tirées de : Eva KARCHNER, Otto Dix 1891-1969, Sa vie, son œuvre, Benedikt Taschen, 1989.

mercredi, 29 octobre 2008

H. von Hofmannsthal et "l'enténèbrement du monde"

Hugo von Hofmannsthal et « l’enténèbrement du monde »

samedi, 25 octobre 2008

Dix millions de "Coccinelles"

volkswagen.jpg

 

 

Dix millions de coccinelles

 

 

Il faut bien qu'il y ait beaucoup de choses de pourri dans notre bon monde de “correction politique” pour qu'un romancier comme Saint-Loup connaisse à nouveau un succès d'estime certain auprès d'une fraction grandissante de la jeunesse eu­ropéenne. Quatre ans après sa mort, ses livres continuent à être réédités méthodiquement et les hommes courageux qui s'emploient à cette tâche sont toujours surpris de voir avec quel enthousiasme on se rue sur ces ouvrages.

 

Pour les tenants de l'anti-FRAT (Fascisme-Racisme-Antisémitisme-Totalitarisme: expression forgée par un autre héré­tique des temps modernes le professeur Notin), Saint-Loup restera seulement l'apologiste des réprouvés de la Waffen-SS francaise.

 

Mais son œuvre est bien plus vaste. Il fut aussi un analyste formidable des grands travaux publics et semi-publics de ce vingtième siècle finissant. Et c'est ici l'aventure automobile qui nous est contée. En effet, à la fin des années 60, après avoir achevé sa trilogie sur les derniers défenseurs du bunker de Hitler à Berlin et avant de commencer son cycle sur les patries charnelles, Saint-Loup termine une autre trilogie: après avoir publié les magistrales biographies de Louis Renault (1955) et de Marius Berliet (1962), il écrit Dix millions de coccinelles, l'histoire de la Volkswagen qui, en quelques décennies, va conquérir l'univers.

 

Mais en 1976, c'est 21 millions de “Cox” qui ont été vendues sur la planète depuis sa création. Tous les journaux automo­biles portent aux nues le fer de lance de notre belle société de consommation, en lui rendant aujourd'hui un hommage bien mérité. On la fabrique toujours au Mexique. On ne pouvait plus l'acheter neuve sur le marché européen: là aussi, à force de célébrer son génie sur l'autel consacré au dieu Hermès, elle va effectuer son retour, en star comme une actrice mythique ou un chanteur adulé qui fait sa dernière tournée de chant! Oui, en 1999, fiers nostalgiques de la belle époque, vous pourrez à nouveau l'acheter, flamboyante, en France, en Allemagne, en Italie... Et dire qu'elle a été conçue à la fin des années 30, alors que la France devait attendre près de quinze ans pour avoir sa toute petite réplique de voiture nationale, la 2CV, la “deux pattes”, ou la 4CV de Renault.

 

En premier lieu, soulignons dans cette édition une ambiguité éditoriale assez édifiante: Dix millions de coccinelles,  en page de titre est bien le véritable titre (car en 1968, date de la première publication du livre, seulement 10 millions de ces curieux véhicules ont été vendus); mais ce livre est à la fois non moins significativement sous-titré “l'épopée automobile du Troisième Reich” en “une” de couverture et aussi “l'épopée industrielle du Troisième Reich” en quatrième de couverture. Industrie, automobile, l'un ne va pas sans l'autre, sans l'automobile il n'y aurait pas eu d'épopée industrielle, ni de cocci­nelles, ni par conséquent le succès politique, économique et social fulgurant qu'a connu le Troisième Reich avant la guerre.

 

Pour ce qui est du contenu du livre proprement dit, les partisans de la pensée unique découvriront avec horreur que la voi­ture la plus populaire ayant jamais existé et qui, seule, soixante ans après sa conception, continue à rouler dans le monde entier, a été conçue grâce à la rencontre quasi miraculeuse d'un ingénieur autodidacte de génie Ferdinand Porsche et d'un homme politique un peu particulier, à savoir Adolf Hitler. Comme celui qui lui servira de cornac, Ferdinand Porsche était Autrichien: «c'étaient de toutes petites gens», nous dit Saint-Loup, «mais issus des profondeurs biologiquement intactes des races germaniques et ouverts à ce titre aux plus grandes ambitions créatrices».

 

Porsche  —«Cet homme qui manque totalement de culture, mais dont le cerveau, dans le domaine de la création, valait toutes les équipes de recherche d'une douzaine d'universités»—  est entouré d'ingénieurs exclusivement autrichiens. Et comme le constructeur Enzo Ferrari, qu'admirait également Saint-Loup, il travaille aussi en symbiose avec le monde ou­vrier et c'est bien sûr grâce aux grands projets étatiques qu'il vécut cette grande aventure industrielle, cette véritable chan­son de geste du vingtième siècle, tout de forges et d'enclumes.

 

Jusque dans la construction de la gigantesque ville-usine de 9000 habitants, Adolf Hitler fera confiance à un architecte de trente ans de petite taille, à l'allure de Wandervogel,  les cheveux dressés sur la tête, la chemise ouverte sur la poitrine, culottes en cuir, le visage ouvert, naturellement rieur et bien sûr lui aussi Autrichien! N'en déplaise aux sectateurs du grand métissage universel généralisé, la cohérence ethnique peut aussi donner de bons résultats, tout simplement parce que la cohésion de toute équipe humaine est plus forte quand on partage la même gouaille dialectale (la fameuse tétraglossie du linguiste Gobard!), quand on a aimé les mêmes paysages, connus les mêmes auberges ou les mêmes brasseries, les mêmes écoles et les mêmes bals!

 

Constatons également que des capitaines d'industrie de la sorte existent bel et bien dans cet univers du millénaire qui s'achève mais ceux-ci sont dans une impossibilité totale de s'exprimer et doivent par conséquent croupir dans des postes d'employés à cause d'une société jalonnée d'obstacles en diplômes, administrations, convenances sociales et autres, où, pour un être créatif, tout, absolument tout, est fait pour qu'il n'y parvienne jamais, ceci afin de préserver l'ordre établi, car où irait-t-on si des petits génies de la campagne bousculaient à tout bout de champ les cours en bourse avec leurs satanées in­ventions!

 

Sinon, au-delà de l'aventure extraordinaire des hommes, des expéditions pendant la guerre dans la version militaire de la “Cox”, c'est-à-dire la “Kübelwagen” et la vie quotidienne dans la ville païenne, Stadt des KDF-Wagens, privée d'église, mais surmontée d'une acropole du travail et de la joie, on sent confusément que l'écrivain éprouve un certain scepticisme par rapport à l'univers qui était en train de s'édifier dans la future Wolfsburg, sur les autoroutes du Reich et par cet engoue­ment généralisé pour les machines, les autos et le moteurs.

 

En effet, insistons tout de même sur une des idées-forces de ce récit: malgré l'aventure industrielle et étatique dont il est question ici, l'auteur n'oublie pas son idéal libertaire et écologiste, celui des “copains de la belle étoile”, de l'expérience du Contadour de Jean Giono et de son vieux maître, un des rares écrivains français authentiquement völkisch/folciste, au sens allemand du terme, Alphonse de Chateaubriant: il pense sans doute aux vieux idéaux de liberté germanique, lorsqu'il évoque les contrôleurs des firmes automobiles: «en manteau de cuir noir tombant jusqu'aux chevilles dans ce style mili­taire, qui, lentement et comme à regret, impose à l'Allemagne un nouveau visage...».

 

Et aussi un peu plus loin: «[...] c'est parce que les nationaux-socialistes détestent l'anarchie, prétendent donner un sens à l'histoire, contraindre l'homme à suivre une direction spirituellement et biologiquement préétablie, qu'on verra bientôt s'allonger les premiers fils de fer barbelés, les premiers miradors émerger au dessus des perspectives de sapins et terres grises, les premiers gardiens de camps s'opposer au chaos qui partout et toujours nait des grands bouleversements indus­triels, n'épargnant pas plus Wolfsburg que les autres coins d'Europe [...]».

 

Ainsi, un des axes centraux de ce roman à thèse, comme c'est toujours le cas avec Saint-Loup, est de nous faire prendre conscience des contradictions internes du régime national-socialiste, ballotté entre son désir de préserver les traditions, d'une part, et de sa facilité à céder à l'attraction des miroirs aux alouettes que tend la societé moderne, d'autre part, et qui reste finalement le grand débat qui mérite vraiment d'être tenu en cette fin de siècle. En effet, nous ne prenons pas de grands risques en disant que si le Troisième Reich avait gagné la guerre, les populations, vivant dans cette ville nouvelle et les autres qui, à coup sûr, se seraient multipliées, passé le premier enthousiasme procuré par la société de consommation, auraient souffert, elles aussi, inéluctablement, des pathologies de la civilisation, exactement comme les populations ac­tuelles des grandes villes occidentales. Or, coupé des liens du sol, il n'y a pas de salut. C'est seulement dans un cadre en­raciné que peuvent s'épanouir les hommes. La technique comme fin en soi est une horreur. L'enracinement et le lien avec la nature au sein d'une communauté sont indispensables pour l'équilibre psychologique des populations quel que soit leur sang.

 

Avec cette réalisation mirifique pour l'époque, le régime national-socialiste ne faisait qu'imiter  —avec une perfection supé­rieure toutefois—  le taylorisme américain (voir les usines Ford) ou le productivisme soviétique. Et une forme d'art natio­nal-socialiste a été produite par ce type de civilisation: la Stadt des KDF-Wagens était futuriste comme l'avaient préconisé les architectes des mouvements italiens et soviétiques de cette époque. Et en plus on l'a construite en détruisant une partie de la lande du Lüneburg, si chère à l'écrivain Hermann Löns.

 

Ainsi toute l'ambiguité de ce système apparaît dans sa praxis politique et dans sa difficulté à concilier tradition et modernité. Sur le plan politique, ce sont Albert Speer et Walther Darré qui s'opposent. Du coté du ministre de l'industrie et de la cons­truction, ce sont des réalisations architecturales grandioses, le futurisme des grandes avenues, la Stadt des KDF-Wagens, les automobiles et son corollaire d'industrie, de commerces et de pollution... Du coté du ministre de l'agriculture Darré, il s'agit du Hegehof, la ferme organique de conservation, la préservation de la diversité des espèces végétales et animales de la lande de Lüneburg, une vision de la société organique et écologique... Walther Darré étant peut-être un des premiers hommes politiques à vouloir transcrire dans la réalité sociale un discours écologiste. Il est bien évident qu'après sa démis­sion en mars 1942 par Hitler, les imperatifs industrialo-militaires du Reich en difficulté annihileront toute initiative concrète dans ce sens écologique. Et nous ne parlons même pas de l'après-guerre, où la reconstruction a pris le pas sur toutes autres considérations, a fortiori en matières d'urbanisme et d'écologie...

 

Quant à Saint-Loup, il tranche sans ambages ce débat en faveur des idées du sang et du sol, se rapprochant davantage de Darré que de Speer. Pour s'en convaincre nous ne reproduirons que deux courtes citations du livre: «Les ouvriers de cette usine composent déjà un de ces tableaux dont l'avenir va multiplier les versions: l'homme tombé dans la servitude des ma­chines qu'il a créées pour le meilleur et pour le pire!». Et il conclut son ouvrage de la sorte: «La coccinelle appartient dé­sormais à l'univers déshumanisé des moyens industriels et des techniques qui se suffit presque à lui-même... pour le meilleur ou pour le pire! Le pire fort probablement!».

 

Par cette démonstration littéraire souvent magistrale et au-delà de ce débat plus que jamais d'actualité, le jeune lecteur (et les autres aussi...), passionné par l'automobile, dans ce récit haletant mené sans aucun temps mort, découvrira la fidélité absolue du peuple allemand et des autres peuples de la Terre à cette petite auto toute en rondeurs, au-delà même de la dé­faite de son concepteur, et cette passionnante épopée lui rappelera que “là où il y a une volonté, il y a un chemin”.

 

Pascal GARNIER.

 

SAINT-LOUP, Dix millions de coccinelles, Ed. L'Æncre (12 rue de la Sourdière, F-75.001 Paris), 1996, 366p. + 8 p. de photos hors texte, 185 FF.

vendredi, 24 octobre 2008

Des Corps Francs à la révolution allemande

histoiredunfascismeallemand_v.jpg

 

Des Corps Francs à la révolution allemande

 

 

Le renouveau des idées nationales dans le monde entier semble avoir inspiré l'ancien chef charismatique d'Europe Action:  fini (provisoirement?) les excellents livres sur les armes, il faut dire aussi que son ami intime et spécialiste ès-vennerie François de GROSSOUVRE est maintenant décédé.

 

Par contre, nous avons assisté au lancement avec succès de sa luxueuse et toujours intéressante revue Enquête sur l'histoire, à la publication d'un livre autobiographique Le cœur rebelle  et de plusieurs essais historiques Gettysburg, Histoire critique de la Résistance (voir NdSE n°16) et maintenant cette Histoire d'un fascisme allemand, version remaniée et enrichie de son maître-ouvrage Baltikum paru en 1974. Ce livre d'une grande profondeur philosophique est également une synthèse de bonne facture sur la “Révolution allemande”.

 

L'action se déroule durant la République de Weimar et la situation politique, économique et sociale rappelle la situation d'aujourd'hui: culture cosmopolite et composite, corruption à tous les niveaux, crise économique grave se traduisant par notamment un chômage de masse, la présence humilante pour les citoyens allemands des années 20 des soldats français et sénégalais sur les rives du Rhin, anticipant le phénomène actuel de l'immigration ou de l'occupation américaine...

A mon sens cependant deux différences essentielles:

* Les pathologies de la civilisation étaient bien moins présentes (voir en ce moment la montée de la petite délinquence, de la consommation de psychotropes, et autres divers échappatoires de la société qui se décompose).

* L'inexistence (hormis la presse) du système médiatique qui abrutit les masses en pensant évidemment au premier d'entre eux, la télévision.

Et c'est ce qui explique que les populations ne réagissent plus, n'aient plus cette envie instinctive de se battre les armes à la main afin de pouvoir encore exister en tant qu'entité culturelle et biologique. C'est la raison pour laquelle le lecteur du livre de Venner peut parfois avoir du mal à comprendre que des milliers et des milliers de combattants des Corps Francs aient pu mourir au combat, le plus souvent contre la volonté de leur propre armée et de leurs gouvernants pour défendre leur patrie.

 

Pour l'instant ce phénomène de guerre civile semble nous être épargné dans ses épisodes les plus sanglants et nous ne pouvons que constater que le système médiatique et l'opulence matérielle annihilent la volonté des protagonistes d'en découdre manu militari, le combat se déroulant à “fleurets mouchetés”, de bons nerfs étants plus utiles que le courage physique. De toutes manières, dans de telles époques, l'individu actif conserve son autonomie et son pouvoir pour accroître le désordre, agir dans le sens de la destruction, mais ce pouvoir lui est refusé pour bâtir.

 

Les écrits de ce temps reflètent cette violence et tout cela le Jünger de la période nationale-révolutionnaire l'avait bien compris: Dominique Venner nous rapporte une de ses citations qui le rapproche de l'esprit d'un soldat politique: «L'ordre est l'ennemi commun... La destruction est le seul programme qui remplisse les exigences nationalistes». Le célèbre chef de Corps Francs, Roßbach lui-même, en termes encore plus crus, ne disait pas autre chose: «Rassembler des hommes pour en faire des soldats, se quereller, boire, rugir et casser des fenêtres, détuire et mettre en pièces ce qui doit être détruit. Etre sans scrupules et inexorablement dur. L'abcès doit faire couler beaucoup de sang rouge. Et il faut le laisser couler un bon moment, jusqu'à ce que le corps soit purifié». Et c'est vrai qu'un certain nombre de responsables de la République de Weimar finissent leur vie éxécutés par des groupes armés: Gareis, Rathenau, Erzberger, etc...

 

A la lecture de ce livre, aussi minutieux que vivant, nous comprenons d'une manière très complète l'état d'esprit des Corps Francs: le guerrier de la première guerre mondiale laisse la place à une sorte de lansquenet des temps modernes, influencé par l'image toujours présente des Wandervögel; rarement ils haïssent les communistes et ne les méprisent jamais. En revanche, leur dégoût pour les bourgeois, les politiciens, les intellectuels et les Juifs (Zeitgeist  oblige...) est certain. Ils savent aussi faire preuve d'une grande adaptabilité dans leur comportement. Pour ne citer qu'un seul exemple, certains Corps Francs, lorsque leur existence légale est menacée, se transforment alors en communauté de travail agricole, sorte de phalanstères guerrières mais aussi réponse au penchant germanique pour la colonisation militaire.

 

L'auteur situe la fin de la Révolution des Corps Francs le jour du putsch de Munich, le 9 novembre 1923. Après le temps de ces lansquenets viendra le temps des politiques. En effet, Adolf Hitler veut utiliser la légalité pour arriver au pouvoir. Beaucoup de Corps Francs vont le lui reprocher: ils se perdront irrévocablement dans ce combat politique.

 

Ainsi Venner aime ces périodes troubles et agités qui permettent à des chefs de bande de donner la pleine mesure de leur capacité. Clin d'oeil de l'histoire: comme les Corps Francs se sont levés après l'humiliation du traité de Versailles, la France, après avoir cédé l'Algérie, verra une bande de jeunes gens se dresser face à la décadence: son chef en était Dominique Venner, la bande c'était Europe-Action. Beaucoup d'entre eux continuent une carrière brillante non seulement au sein du mouvement national mais aussi ailleurs. Venner a été d'une certaine manière leur guide spirituel comme Ernst Jünger celui des anciens des Corps Francs. Venner entretient depuis quelque temps une correspondance avec celui, centenaire aujourd'hui, qui a été la conscience politique et philosophique de la “Révolution Conservatrice”.

 

Et aussi comme Jünger l'avait fait à partir de 1929, Venner, dans les années 70, s'est retiré de tout militantisme politique pour se consacrer à son œuvre. Mais le bon grain avait été semé. Il est vrai également que tous les deux éprouvaient le besoin de faire une pause dans ce parcours commencé si tôt par un engagement dans la légion dès l'âge de 15 ans. Etrange parallèle de ces deux destins à un demi siècle de distance.

 

Sans doute, est-ce la raison pour laquelle Venner a rajouté deux très beaux chapitres sur la Révolution Conservatrice, sorte d'espace métapolitique allemand des années 20, et une analyse très fine de l'œuvre de Jünger, hommage de l'élève à son maître.

 

Pascal GARNIER.

 

Dominique VENNER, Histoire d'un fascisme allemand. Les Corps Francs du Baltikum et la Révolution Conservatrice, Pygmalion/Gérard Watelet, Paris,1996, 380 p., 139 FF.

 

mercredi, 22 octobre 2008

L. F. Céline et Karl Epting

A paraître : Louis-Ferdinand Céline et Karl Epting

Présentation de l'éditeur
Karl Epting (1905-1979) fut l’un des représentants les plus influents de la culture allemande dans le Paris des années 30 et 40. En 1932, après la parution de Voyage au bout de la nuit, il se proposa de faire connaître Céline en Allemagne. Leur première rencontre eut lieu en 1937, et leurs rapports durèrent jusqu’à la mort de l’écrivain. Frank-Rutger Hausmann fait le point sur les relations entre les deux hommes et propose, pour la première fois, l’intégralité de la correspondance adressée par Céline à Karl Epting. Englobant la période située entre 1941 et 1960, ces lettres offrent des renseignements précieux à la fois sur la biographie de Céline et sur les relations franco-allemandes sous l’Occupation. On trouvera également dans cet ouvrage plusieurs textes de Karl Epting, dont tous ceux qu’il a écrits sur Céline, et une bibliographie exhaustive.

L'auteur
Professeur de langues et littératures françaises et italiennes à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, Frank-Rutger Hausmann a notamment publié des éditions commentées de Dante, Villon et Rabelais. Il a également écrit des introductions aux études médiévales et humanistes, ainsi que plusieurs monographies sur les universités allemandes durant la période nationale-socialiste.


Frank-Rutger Hausmann, L-F Céline et Karl Epting, Ed. Le Bulletin célinien, 2008.

Commande possible auprès du Bulletin célinien:
Le Bulletin célinien
B P 70
1000 Bruxelles 22
Belgique

celinebc@skynet.be

mardi, 21 octobre 2008

Carl Schmitt: l'humanité

L'Humanité

Trouvé sur: http://metanoia.hautetfort.com

« L'Humanité n'est pas un concept politique […]. L'Humanité des doctrines fondées sur le Droit naturel, libérales et individualistes, est une construction sociale idéale de caractère universel, c-à-d. englobant tous les hommes de la terre (...), qui ne sera pas réalisée avant que ne soit éliminée l'éventualité effective du combat et que soit rendu impossible tout regroupement en amis et ennemis. Cette société universelle ne connaîtrait plus de peuples (...) Le concept d'Humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule spécifique de l'impérialisme économique (...) Étant donné qu'un nom aussi sublime entraîne certaines conséquences pour celui qui le porte, le fait de s'attribuer ce nom d'Humanité, de l'invoquer et de le monopoliser, se saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l'ennemi sa qualité d’être humain, à la faire déclarer hors la loi et hors l'Humanité et partant à pousser la guerre jusqu'aux limites extrêmes de l'humain ».

 

Carl Schmitt
60df9038e55b9aa2e7f1f8fcf5358dde.jpg

Parler d’Humanité revient à refuser que l'on s'intéresse à notre avenir, à notre réalité, qui est l’Européanité. Ce ne peut être qu’une régression vers l’Indéterminé ; autrement dit pour vous et moi le meilleur moyen de ne jamais être en tant que personnes, de ne jamais vivre et faire vivre dans des sociétés véritablement organisées.

*

L’Humanité, ce qui unit vulgairement toutes les cultures et les peuples, c’est le ventre, la libido, la naissance et la mort. Tout le reste ne concerne plus que des groupes restreints au sein de cette Humanité qui par là même, perd immédiatement toute valeur. Il existe au sein de cette Humanité des groupes raciaux, distincts par leurs caractéristiques physiques, leurs groupes sanguins, leurs QI et leur niveau d’adaptation à tel ou tel milieu, distincts encore par leur vulnérabilité à telle ou telle maladie. Le simple point de vue biologique, qui participe à priori à unir conceptuellement les hommes, ne débouche en fait que sur l’idée d’un pluriversum constitué de communautés humaines plus ou moins radicalement liées à un Sol particulier (Une Terre – Un Peuple). Le concept d’humain n’a donc une valeur que toute relative, qui n’a en tout cas aucune légitimité supérieure sur le plan politique, et ne peut qu’être l’arme d’une idéologie bien précise, à proprement parler contre nature. Une idéologie qui postule l'identité absolue des peuples afin de la réaliser, une sorte de communisme du XXIe siècle faisant directement appel à l'idée des types humains sans même passer par l'intermédiaire d'une rhétorique classiste. Une idéologie qui postule l'unité du genre humain pour mieux mener l'extermination des types porteurs de la culture et du sens. 

C’est sur le plan de la culture que doit principalement porter notre questionnement, sur ce qui, en somme, semble être le propre de l’homme. L’homme est un être de culture, et en cela non plus, il n’y a pas d’Humanité, mais une série de communautés qui sont donc à la fois ethniques et culturelles. La culture est le diviseur par excellence, ce qui distingue avec autant d’évidence que le corps l’Africain de l’Européen, le Japonais du Juif. Des forces distinctes, et souvent irréductibles, antagonistes, se côtoient et s’affrontent pour le respect sur une ère donnée de telle ou telle conception culturelle, plus fortement encore que pour le respect de telle ou telle présence raciale. Reconnaître que l’homme n’est pas seulement bios, mais aussi culture, c’est reconnaître définitivement que l’Humanité n’existe pas, ou du moins qu’elle est plurielle et en cela relative. Nous sommes humains avant d’être des Européens sur le plan biologique, encore que cela soit contestable, mais nous sommes d’abord des Européens sur le plan culturel – autrement dit, sur un plan supérieur - celui de notre humanité totale, réelle. Bien entendu, la culture ne correspond pas exactement au groupe racial, mais il est tout à fait évident que cette production est en partie le fait de notre patrimoine biologique, directement ou indirectement (Un Sang – Une Esthétique ; Une Terre – Une vision du Sacré). Quant à la question de l’adoption d’une culture d’origine allogène par un peuple, elle est dérisoire sur le plan de l’argumentation politique pour trois raisons : la première est que cette adoption est généralement le fait d’un échec (défaite militaire, décadence intérieure), la seconde est qu’elle débouche sur un syncrétisme (c’est ainsi que le judaïsme universalisé a donné naissance au catholicisme et son culte des Saints, des anciennes sources, à ses églises dans des arbres, …), et la troisième que l’ampleur des nouvelles Grandes Invasions est telle qu'elles constituent essentiellement un mouvement anti-culturel, non de transformation mais de destruction pure et simple. 

*

Le seul type d’individu qui convienne à la notion d’Humanité, c’est l’atome sans race incapable d'être porteur de la moindre esthétique parce qu’il nie lui-même l’évidence de son rapport immédiat au Beau et au Laid (« l’homme est la mesure de toute chose », et plus précisément dans cet aphorisme de Protagoras, l’homme grec : bien compris ce précepte se décline autant de fois qu’il y a de peuples), sans terre et donc sans conception saine du sacré, sans tradition et ne pouvant de fait vivre que sur le plan strictement individuel, par définition hors de l’histoire (Le Présent horizon indépassable de l’existence). Sur le plan de l’organisation politique, cet individu ne peut vivre qu’au sein d’un Etat Mondial, autrement dit d’une « fiction-organisme ». Il est parfaitement évident, choquant même, que tout cela n’est qu’un plan mondial de domination devenu puissance abstraite qui s’est emparé de populations décadentes ou conquises par la force, dont il ne s’agit pas ici de discuter de la paternité, mais qui est essentiellement porté à l’échelle planétaire par les Etats-Unis d’Amérique après l'avoir été par la France révolutionnaire à l’échelle du continent européen. La force avec laquelle est idéologisée avec ce décalage temporel porteur d’un paradoxe alarmant la notion d’Humanité (L’Humanité existe, mais nous venons pour la faire exister) montre qu’elle est tout aussi abstraite que la Race Aryenne, autrement dit qu’elle est un mensonge, purement et simplement, au profit de puissances étrangères et d’esprits malades.

Mais cette maladie de l’esprit n’est pas seulement le fait d’une autonomie excessive de la Raison, elle est la résultante d’un déséquilibre des fonctions, d’abord au sein des sociétés, puis dans l’organisme même de tous les individus. La croisade pour l’Humanité, c'est-à-dire concrètement la croisade contre l’homme réel, advient lorsque les fonctions corporelles s’absolutisent (et il s’agit encore des fonctions les plus basses de ce plan) au point d’asservir totalement une Raison imbue d’elle-même à ses objectifs d’accumulation de petites satisfactions physiques ; menant ainsi une unification-collectivisation par le bios inférieur. Cette maladie n'est pas autre chose, sur le plan politique, que la démocratie libérale. Autrement dit, l’Humanité n’est pas l’ensemble des hommes, mais bien une masse, une addition de masses d’atomes s’identifiant uniquement aux fonctions biologiques les moins « humaines », c’est-à-dire coupées de toute espèce de culture : l’Humanité n’est que l’involution de l’homme, non au stade de l’animal (puisque nous appartenons de toute façon à la totalité de la Nature), mais à celui d’un moins-que-l’homme. Ou pour mieux dire, si le terme n’était pas devenu si connoté, au stade du sous-homme ; celui que Nietzsche dénommait le dernier homme.

*

Lorsque l’on nous accuse de manquer d’humanité, d’être « moins humains que », il est donc bon de songer que pour la grande majorité des individus de notre société-monde en avènement, « humanité » s’identifie à « primitivisme ». Immanquablement, celui qui se tient droit, qui se fixe comme objectif d’être et demeurer, ne pourra de plus en plus apparaître que comme un adversaire mortel, un organisme hors de l’Humanité, ne méritant à ce titre aucune espèce de considération morale. En demeurant libres, nous nous heurterons de plus en plus souvent, de plus en plus violemment, aux dégénérés qui se glorifient de leur « liberté » dans une société « décomplexée » alors qu’il ne s’agit que de soumission à l’infra-personnel et de laisser-aller, d’incapacité de force.

lundi, 20 octobre 2008

Spengler: Atlantis, Kasch et Turan

speng.gif

 

Robert Steuckers:

 

Les matrices préhistoriques des civilisations antiques dans l'œuvre posthume de Spengler: Atlantis, Kasch et Turan

Généralement, les morphologies de cultures et de civilisations proposées par Spengler dans son ouvrage le plus célèbre, Le déclin de l'Occident, sont les seules à être connues. Pourtant, ses positions ont changé après l'édition de cette somme. Le germaniste italien Domenico Conte en fait état dans son ouvrage récent sur Spengler. En effet, une étude plus approfondie des textes posthumes édités par Anton Mirko Koktanek, notamment Frühzeit der Weltgeschichte, qui rassemble les fragments d'une œuvre projetée mais jamais achevée, L'épopée de l'Homme.

 

Dans la phase de ses réflexions qui a immédiatement suivi la parution du Déclin de l'Occident, Spengler distinguait quatre stades dans l'histoire de l'humanité, qu'il désignait tout simplement par les quatre premières lettres de l'alphabet: a, b, c et d. Le stade “a” aurait ainsi duré une centaine de milliers d'années, aurait recouvert le paléolithique inférieur et accompagné les premières phases de l'hominisation. C'est au cours de ce stade qu'apparaît l'importance de la “main” pour l'homme. C'est, pour Spengler, l'âge du Granit. Le stade “b” aurait duré une dizaine de milliers d'années et se situerait au paléolithique inférieur, entre 20.000 et 7000/6000 avant notre ère. C'est au cours de cet âge que naît la notion de vie intérieure; apparaît “alors la véritable âme, inconnue des hommes du stade “a” tout comme elle est inconnue du nouveau-né”. C'est à partir de ce moment-là de son histoire que l'homme “est capable de produire des traces/souvenirs” et de comprendre le phénomène de la mort. Pour Spengler, c'est l'âge du Cristal. Les stades “a” et “b” sont anorganiques.

 

Le stade “c” a une durée de 3500 années: il commence avec le néolithique, à partir du sixième millénaire et jusqu'au troisième. C'est le stade où la pensée commence à s'articuler sur le langage et où les réalisations techniques les plus complexes deviennent possibles. Naissent alors les “cultures” dont les structures sont de type “amibien”. Le stade “d” est celui de l'“histoire mondiale” au sens conventionnel du terme. C'est celui des “grandes civilisations”, dont chacune dure environ 1000 ans. Ces civilisations ont des structures de type “végétal”. Les stades “c” et “d” sont organiques.

 

Spengler préférait cette classification psychologique-morphologique aux classifications imposées par les directeurs de musée qui subdivisaient les ères préhistoriques et historiques selon les matériaux utilisés pour la fabrication d'outils (pierre, bronze, fer). Spengler rejette aussi, à la suite de cette classification psychologique-morphologique, les visions trop évolutionnistes de l'histoire humaine: celles-ci, trop tributaires des idéaux faibles du XVIIIième siècle, induisaient l'idée “d'une transformation lente, flegmatique” du donné naturel, qui était peut-être évidente pour l'Anglais (du XVIIIième), mais incompatible avec la nature. L'évolution, pour Spengler, se fait à coup de catastrophes, d'irruptions soudaines, de mutations inattendues. «L'histoire du monde procède de catastrophes en catastrophes, sans se soucier de savoir si nous sommes en mesure de les comprendre. Aujourd'hui, avec H. de Vries, nous les appelons “mutations”. Il s'agit d'une transformation interne, qui affecte à l'improviste tous les exemplaires d'une espèce, sans “causes”, naturellement, comme pour toutes les choses dans la réalité. Tel est le rythme mystérieux du réel» (L'homme et la technique). Il n'y a donc pas d'évolution lente mais des transformations brusques, “épocales”. Natura facit saltus.

 

trois cultures-amibes

 

Dans le stade “c”, où émergent véritablement les matrices de la civilisation humaine, Spengler distingue trois “cultures-amibes”: Atlantis, Kasch et Turan. Cette terminologie n'apparaît que dans ses écrits posthumes et dans ses lettres. Les matrices civilisationnelles sont “amibes”, et non “plantes”, parce que les amibes sont mobiles, ne sont pas ancrées dans une terre précise. L'amibe est un organisme qui émet continuellement ses pseudopodes dans sa périphérie, en changeant sans cesse de forme. Ensuite, l'amibe se subdivise justement à la façon des amibes, produisant de nouvelles individualités qui s'éloignent de l'amibe-mère. Cette analogie implique que l'on ne peut pas délimiter avec précision le territoire d'une civilisation du stade “c”, parce que ses émanations de mode amibien peuvent être fort dispersées dans l'espace, fort éloignées de l'amibe-mère.

 

“Atlantis” est l'“Ouest” et s'étend de l'Irlande à l'Egypte; “Kasch” est le “Sud-Est”, une région comprise entre l'Inde et la Mer Rouge. “Turan” est le “Nord”, s'étendant de l'Europe centrale à la Chine. Spengler, explique Conte, a choisi cette terminologie rappelant d'“anciens noms mythologiques” afin de ne pas les confondre avec des espaces historiques ultérieurs, de type “végétal”, bien situés et circonscrits dans la géographie, alors qu'eux-mêmes sont dispersés et non localisables précisément.

 

Spengler ne croit pas au mythe platonicien de l'Atlantide, en un continent englouti, mais constate qu'un ensemble de sédiments civilisationnels sont repérables à l'Ouest, de l'Irlande à l'Egypte. ‘Kasch” est un nom que l'on retrouve dans l'Ancien Testament pour désigner le territoire de l'antique Nubie, région habitée par les Kaschites. Mais Spengler place la culture-amibe “Kasch” plus à l'Est, dans une région s'articulant entre le Turkestan, la Perse et l'Inde, sans doute en s'inspirant de l'anthropologue Frobenius. Quant à “Turan”, c'est le “Nord”, le haut-plateau touranique, qu'il pensait être le berceau des langues indo-européennes et ouralo-altaïques. C'est de là que sont parties les migrations de peuples “nordiques” (il n'y a nulle connotation racialisante chez Spengler) qui ont déboulé sur l'Europe, l'Inde et la Chine.

 

Atlantis: chaude et mobile; Kasch: tropicale et repue

 

Atlantis, Kasch et Turan sont des cultures porteuses de principes morphologiques, émergeant principalement dans les sphères de la religion et des arts. La religiosité d'Atlantis est “chaude et mobile”, centrée sur le culte des morts et sur la prééminence de la sphère ultra-tellurique. Les formes de sépultures, note Conte, témoignent du rapport intense avec le monde des morts: les tombes accusent toujours un fort relief, ou sont monumentales; les défunts sont embaumés et momifiés; on leur laisse ou apporte de la nourriture. Ce rapport obsessionnel avec la chaîne des ancêtres porte Spengler à théoriser la présence d'un principe “généalogique”. Les expressions artistiques d'Atlantis, ajoute Conte, sont centrées sur les constructions de pierre, gigantesques dans la mesure du possible, faites pour l'éternité, signes d'un sentiment de la vie qui n'est pas tourné vers un dépassement héroïque des limites, mais vers une sorte de “complaisance inerte”.

 

Kasch développe une religion “tropicale” et “repue”. Le problème de la vie ultra-tellurique est appréhendé avec une angoisse nettement moindre que dans Atlantis, car, dans la culture-amibe de Kasch domine une mathématique du cosmos (dont Babylone sera l'expression la plus grandiose), où les choses sont d'avance “rigidement déterminées”. La vie d'après la mort suscite l'indifférence. Si Atlantis est une “culture des tombes”, en Kasch, les tombes n'ont aucune signification. On y vit et on y procrée mais on y oublie les morts. Le symbole central de Kasch est le temple, d'où les prêtres scrutent la mathématique céleste. Si en Atlantis domine le principe généalogique, si les dieux et les déesses d'Atlantis sont père, mère, fils, fille, en Kasch, les divinités sont des astres. Y domine un principe cosmologique.

 

Turan: la civilisation des héros

 

Turan est la civilisation des héros, animée par une religiosité “froide”, axée sur le sens mystérieux de l'existence. La nature y est emplie de puissances impersonnelles. Pour la culture-amibe de Turan, la vie est un champ de bataille: “pour l'homme de ce Nord (Achille, Siegfried)”, écrit Spengler, “seule compte la vie avant la mort, la lutte contre le destin”. Le rapport hommes/divin n'est plus un rapport de dépendance: “la prostration cesse, la tête reste droite et haute; il y a “moi” (homme) et vous (les dieux)”. Les fils sont appelés à garder la mémoire de leurs pères mais ne laissent pas de nourriture à leurs cadavres. Pas d'embaumement ni de momification dans cette culture, mais incinération: les corps disparaissent, sont cachés dans des sépultures souterraines sans relief ou dispersés aux quatre vents. Seul demeure le sang du défunt, qui coule dans les veines de ses descendants. Turan est donc une culture sans architecture, où temples et sépultures n'ont pas d'importance et où seul compte un sens terrestre de l'existence. L'homme vit seul, confronté à lui-même, dans sa maison de bois ou de torchis ou dans sa tente de nomade.

 

Le char de combat

 

Spengler porte toute sa sympathie à cette culture-amibe de Turan, dont les porteurs aiment la vie aventureuse, sont animés par une volonté implaccable, sont violents et dépourvus de sentimentalité vaine. Ils sont des “hommes de faits”. Les divers peuples de Turan ne sont pas liés par des liens de sang, ni par une langue commune. Spengler n'a cure des recherches archéologiques et linguistiques visant à retrouver la patrie originelle des Indo-Européens ou à reconstituer la langue-source de tous les idiomes indo-européens actuels: le lien qui unit les peuples de Turan est technique, c'est l'utilisation du char de combat. Dans une conférence prononcée à Munich le 6 février 1934, et intitulée Der Streitwagen und seine Bedeutung für den Gang der Weltgeschichte (= Le char de combat et sa signification pour le cours de l'histoire mondiale), Spengler explique que cette arme constitue la clef pour comprendre l'histoire du second millénaire avant J.C.. C'est, dit-il, la première arme complexe: il faut un char (à deux roues et non un chariot à quatre roues moins mobile), un animal domestiqué et attelé, une préparation minutieuse du guerrier qui frappera désormais ses ennemis de haut en bas. Avec le char naît un type d'homme nouveau. Le char de combat est une invention révolutionnaire sur le plan militaire, mais aussi le principe formateur d'une humanité nouvelle. Les guerriers deviennent professionnels, tant les techiques qu'ils sont appelés à manier sont complexes, et se rassemblent au sein d'une caste qui aime le risque et l'aventure; ils font de la guerre le sens de leur vie.

 

L'arrivée de ces castes de “charistes” impétueux bouleversent l'ordre de cette très haute antiquité: en Grèce, ils bousculent les Achéiens, s'installent à Mycène; en Egypte, ce sont les Hyksos qui déferlent. Plus à l'Est, les Cassites se jettent sur Babylone. En Inde, les Aryens déboulent dans le sous-continent, “détruisent les cités” et s'installent sur les débris des civilisations dites de Mohenjo Daro et d'Harappa. En Chine, les Tchou arrivent au nord, montés sur leurs chars, comme leurs homologues grecs et hyksos. A partir de 1200, les principes guerriers règnent en Chine, en Inde et dans le monde antique de la Méditerranée. Les Hyksos et les Kassites détruisent les deux plus vieilles civilisations du Sud. Emergent alors trois nouvelles civilisations portées par les “charistes dominateurs”: la civilisation greco-romaine, la civilisation aryenne d'Inde et la civilisation chinoise issue des Tchou. Ces nouvelles civilisations, dont le principe est venu du Nord, de Turan, sont “plus viriles et énergiques que celles nées sur les rives du Nil et de l'Euphrate”. Mais les guerriers charistes succomberont aux séductions du Sud amollissant, déplore Spengler.

 

Un substrat héroïque commun

 

Cette théorie, Spengler l'a élaborée en accord avec le sinologue Gustav Haloun: il y a eu quasi simultanéité entre les invasions de Grèce, des Hyksos, de l'Inde et de la Chine. Spengler et Haloun estiment donc qu'il y a un substrat commun, guerrier et chariste, aux civilisations méditerranéenne, indienne et chinoise. Ce substrat est “héroïque”, comme le prouve les armes de Turan. Elles sont différentes de celles d'Atlantis: ce sont, outre le char, l'épée ou la hache, impliquant des duels entre combattants, alors qu'en Atlantis, les armes sont l'arc et la flèche, que Spengler juge “viles” car elles permettent d'éviter la confrontation physique directe avec l'adversaire, “de le regarder droit dans les yeux”. Dans la mythologie grecque, estime Spengler, arc et flèches sont autant d'indices d'un passé et d'influences pré-helléniques: Apollon-archer est originaire d'Asie Mineure, Artemis est libyque, tout comme Héraklès, etc. Le javelot est également “atlante”, tandis que la lance de choc est “touranique”. Pour comprendre ces époques éloignées, l'étude des armes est plus instructive que celle des ustensiles de cuisine ou des bijoux, conclut Spengler.

 

L'âme touranique dérive aussi d'un climat particulier et d'un paysage hostile: l'homme doit lutter sans cesse contre les éléments, devient ainsi plus dur, plus froid et plus hivernal. L'homme n'est pas seulement le produit d'une “chaîne généalogique”, il l'est tout autant d'un “paysage”. La rigueur climatique développe la “force de l'âme”. Les tropiques amolissent les caractères, les rapprochent d'une nature perçue comme plus maternante, favorisent les valeurs féminines.

 

Les écrits tardifs de Spengler et sa correspondance indiquent donc que ses positions ont changé après la parution du Déclin de l'Occident, où il survalorisait la civilisation faustienne, au détriment notamment de la civilisation antique. La focalisation de sa pensée sur le “char de combat” donne une dimension nouvelle à sa vision de l'histoire: l'homme grec et l'homme romain, l'homme indien-aryen et l'homme chinois, retrouvent tous grâce à ses yeux. La momification des pharaons était considérée dans Le déclin de l'Occident, comme l'expression égyptienne d'une volonté de durée, qu'il opposait à l'oubli impliqué par l'incinération indienne. Plus tard, la momification “atlante” déchoit à ses yeux au rang d'une obsession de l'au-delà, signalant une incapacité à affronter la vie terrestre. L'incinération “touranique”, en revanche, indique alors une volonté de concentrer ses efforts sur la vie réelle.

 

Un changement d'optique dicté par les circonstances?

 

La conception polycentrique, relativiste, non-eurocentrique et non-évolutionniste de l'histoire chez le Spengler du Déclin de l'Occident a fasciné des chercheurs et des anthropologues n'appartenant pas aux milieux de la droite allemande, notamment Alfred L. Kroeber ou Ruth F. Benedict. L'insistance sur le rôle historique majeur des castes de charistes de combat donne à l'œuvre tardive de Spengler une dimension plus guerrière, plus violente, plus mobile que ne recelait pas encore son Déclin. Doit-on attribuer ce changement de perspective à la situation de l'Allemagne vaincue, qui cherche à s'allier avec la jeune URSS (dans une perspective eurasienne-touranienne?), avec l'Inde en révolte contre la Grande-Bretagne (qu'il incluait auparavant dans la “civilisation faustienne”, à laquelle il donnera ensuite beaucoup moins d'importance), avec la Chine des “grands chefs de guerre”, parfois armés et encadrés par des officiers allemands? Spengler, par le biais de sa conférence, a-t-il cherché à donner une mythologie commune aux officiers ou aux révolutionnaires allemands, russes, chinois, mongols, indiens, afin de forger une prochaine fraternité d'arme, tout comme les “eurasistes” russes tentaient de donner à la nouvelle Russie soviétique une mythologie similaire, impliquant la réconciliation des Turco-Touraniens et des Slaves? La valorisation radicale du corps à corps “touranique” est-elle un écho au culte de l'“assaut” que l'on retrouvait dans le “nationalisme soldatique”, notamment celui des frères Jünger et de Schauwecker?

 

Enfin, pourquoi n'a-t-il rien écrit sur les Scythes, peuples de guerriers intrépides, maîtres des techniques équestres, qui fascinaient les Russes et sans doute, parmi eux, les théoriciens de l'eurasisme? Dernière question: le peu d'insistance sur les facteurs raciaux dans ce Spengler tardif est-il dû à un sentiment rancunier à l'égard des cousins anglais qui avaient trahi la solidarité germanique et à une mythologie nouvelle, où les peuples cavaliers du continent, toutes ethnies confondues (Mongols, Turco-Touraniens, descendants des Scythes, Cosaques et uhlans germaniques), devaient conjuguer leurs efforts contre les civilisations corrompues de l'Ouest et du Sud et contre les thalassocraties anglo-saxonnes? Les parallèles évident entre la mise en exergue du “char de combat” et certaines thèses de L'homme et la technique, ne sont-ils pas une concession à l'idéologie futuriste ambiante, dans la mesure où elle donne une explication technique et non plus religieuse à la culture-amibe touranienne? Autant de thèmes que l'histoire des idées devra clarifier en profondeur...

 

Robert STEUCKERS.

 

Domenico CONTE, Catene di civiltà. Studi su Spengler, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 1994, 394 p., Lire 58.000, ISBN 88-7104-242-924-1.

jeudi, 16 octobre 2008

Carl Schmitt: Etat, Nomos et "grands espaces"

carl%20schmitt.jpg

 

Carl Schmitt: Etat, Nomos et “grands espaces”

 

La maison d'édition berlinoise Duncker & Humblot, qui publie l'essentiel de l'œuvre de Carl Schmitt, a eu le mérite l'an passé d'avoir publié une anthologie d'articles définitionnels fondamentaux du juriste et polito­logue allemand (CS, Staat, Großraum, Nomos - Arbeiten aus den Jahren 1916-1969), magistralement pré­facés par Günter Maschke. Ce fut sans doute, à nos yeux, le nouveau livre le plus important en philoso­phie politique exposé à la Foire de Francfort en octobre 1995. Mais c'est aussi un livre fondamental pour comprendre dans tous ses rouages le monde d'après la Guerre Froide. Günter Maschke, un des plus grands spécialistes allemands de Carl Schmitt, mérite nos éloges pour avoir annoté avec une remar­quable précision tous ces articles et surtout les avoir resitués dans leur vaste contexte. Maschke fournit en effet au lecteur  —à l'étudiant comme à l'érudit—  des commentaires et des analyses très mé­thodiques et très fouillées. Staat, Großraum, Nomos est divisé en quatre parties: 1. Constitution et dicta­ture; 2. Politique et idée; 3. Grand-Espace et Droit des gens et 4. Du Nomos de la Terre. A notre avis, l'essentiel pour notre monde en effervescence depuis la chute du Mur réside dans les deux dernières par­ties.

 

Cette nouvelle anthologie a l'immense mérite de concentrer toute son attention sur un aspect moins connu, mais toutefois déterminant, de la pensée et de l'œuvre de Carl Schmitt: la géopolitique. Notre “Centre de Recherches en Géopolitique” avait jadis déjà mentionné quelques-uns de ces textes fonda­mentaux, mais le vaste ensemble d'articles et d'essais sélectionnés par Maschke permet de jeter, sur cette géopolitique schmittienne, un regard beaucoup plus synoptique.

 

Le “Grand-Espace”

 

Notre Centre a publié depuis 1988 un certain nombre de textes de géopolitique; depuis 1991, nous réflé­chissons intensément sur le nouvel ordre mondial après l'effondrement de l'Union Soviétique. L'ère nou­velle sera très vraisemblablement marquée par la notion de “Grand-Espace”, toutefois dans un sens peut-être différent de celui que lui donnait Carl Schmitt. Commençons notre analyse par une citation de Joseph Chamberlain qui illustre bien l'intention des géopolitologues et de Schmitt lui-même: «L'ère des petites na­tions est révolue depuis longtemps. L'ère des empires est advenue» (1904). Mais l'effondrement de l'URSS nous enseigne que l'ère des empires traditionnels est elle aussi révolue, si l'on considère toutefois que le dernier des empires traditionnels a été l'Union Soviétique. A la place des empires, nous avons dé­sormais les “Grands-Espaces”. Dans son essai Raum und Großraum im Völkerrecht, Schmitt définit clai­rement le concept qu'il entend imposer et vulgariser: «Le “Grand-Espace” est l'aire actuellement en ges­tation, fruit de l'accroissement à l'œuvre à notre époque, où s'exercera la planification, l'organisation et l'activité des hommes; son avènement conduira au dépassement des anciennes constructions juridiques dans les petit-espaces en voie d'isolement et aussi au dépassement des exigences postulées par les systèmes universalistes qui sont liés polairement à ces petits-espaces».

 

Schmitt cite Friedrich Ratzel et montre, en s'appuyant sur ces citations, comment, à chaque génération, l'histoire devient de plus en plus déterminée par les facteurs géographiques et territoriaux. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui pour notre génération, car la bipolarité d'après 1945 fait place à une multipolarité, dont on ne connaît pas encore exactement le nombre de protagonistes.

 

Maschke, dans ses commentaires sur l'article intitulé Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte, mentionne à juste titre la théorie de Haushofer qui envisa­geait de publier un Grundbuch des Planeten, un livre universel sur l'organisation territoriale de la planète. La géopolitique, selon Haushofer, ne devait pas servir des desseins belliqueux  —contrairement à ce qu'allèguent une quantité de propagandistes malhonnêtes—  mais préparer à une paix durable et éviter les cataclysmes planétaires du genre de la première guerre mondiale. Ce Grundbuch  haushoférien devait également définir les fondements pour maintenir la vie sur notre planète, c'est-à-dire la fertilité du sol, les ressources minérales, la possibilité de réaliser des récoltes et de pratiquer l'élevage au bénéfice de tous, de conserver l'“habitabilité” de la Terre, etc., afin d'établir une quantité démographique optimale dans cer­tains espaces. Les diverses puissances agissant sur la scène internationale pratiqueraient dès lors des échanges pour éviter les guerres et les chantages économiques. Certes, on peut reprocher à ce Grundbuch de Haushofer, un peu écolo avant la lettre, d'être utopique et irénique, mais force est de cons­tater que ses idées étaient fondamentalement pacifistes et qu'elles ne coïncidaient pas avec les projets agressifs de l'Allemagne nationale-socialiste. Pourtant, Maschke rappelle que Schmitt et Haushofer ne correspondaient apparemment pas et ne s'étaient jamais vus.

 

Cet article sur le völkerrechtliche Großraumordnung... constituaient une tentative d'introduire en Europe une “doctrine de Monroe” au cours de la seconde guerre mondiale. Dans son commentaire, Maschke rap­pelle les thèses d'un géographe américain, Saul Bernard Cohen, qui a eu le mérite de maintenir à flot les idées géopolitiques avant leur retour à l'avant-plan. Le concept cohenien de “région géopolitique”, déve­loppé depuis les années 60 et actualisé aujourd'hui, s'avère pertinent dans le contexte actuel de “fin de millénaire”. Ces idées de “grand-espace” et de “région géopolitique” se retrouvent également chez les deux experts espagnols de droit international, fortement influencés par Schmitt: Camilo Barcia Trelles et Luis Garcia Arias.

 

L'étude de Schmitt Das Meer gegen das Land (La mer contre la terre) de 1941 contient le noyau essentiel du futur livre de Schmitt Land und Meer. Maschke pense que Schmitt a été influencé par la lecture de Vom Kulturreich des Meeres (1924) de Kurt von Boeckmann, et de Vom Kulturreich des Festlandes (1923) de Leo Frobenius.

 

Une recension écrite par Schmitt en 1949 garde toute sa pertinence aujourd'hui, souligne Maschke. Elle s'intitule Maritime Weltpolitik. Schmitt y écrit: «La domination de l'espace aérien et la possession de moyens de destruction modernes pourront à elles seules s'assurer la domination sur la terre et sur la mer. [Par ces moyens techniques], notre planète est encore devenue plus petite. En comparaison avec les structures qu'érige la technique moderne sur la planète, la Tour de Babel apparaît comme une entreprise très modeste. La Mer a perdu sa puissance en tant qu'élément et notre Terre est devenue un aérodrome» (p. 479 de l'édition de Maschke).

 

Quelques années après la seconde guerre mondiale déjà, Schmitt tire la conclusion: dans le futur, le con­trôle de la planète s'exercera par le biais des communications aériennes (et plus tard spatiales); la Terre et la Mer perdront de l'importance. Le nouvel espace  —jeu de mot!—  sera l'espace.

 

Schmitt mentionne l'œuvre de l'Américain Homer Lea (1876-1913) dans sa recension. Lea avait terminé sa carrière comme conseiller militaire de Sun Yat Sen en Chine. Il avait écrit des livres importants, largement oubliés aujourd'hui: The Day of the Saxon (1912) et The Valor of Ignorance (1909). Le polémologue suisse Jean-Jacques Langendorf, ami et complice de Maschke, avait préfacé une réédition allemande de The Day of the Saxon et prépare actuellement une vaste étude sur le écrits militaires et géopolitiques de Lea.

 

Le Nomos

 

Penchons-nous maintenant sur la quatrième partie de cette anthologie, qui commence par la définition que donne Schmitt du “nomos”: «Il est question d'un Nomos de la Terre. Ce qui signifie: je considère la Terre  ­l'astéroïde sur lequel nous vivons—  comme un Tout, comme un globe et je recherche pour elle un ordre et un partage globaux. Le terme grec “nomos”, que j'utilise pour désigner ce partage et cet ordre fondamental, dérive de la même étymologie que le mot allemand “nehmen” (= prendre). Nomos signifie dès lors en première instance, la “prise”. Ensuite, ce terme signifie, le partage et la répartition de la “prise”. Troisièmement, il signifie l'exploitation et l'utilisation de ce que l'on a reçu à la suite du partage, c'est-à-dire la production et la consommation. Prendre, partager, faire paître sont les actes primaires et fonda­mentaux de l'histoire humaine, ce sont les trois actes de la tragédie des origines» (Maschke, p. 518).

 

Dans une étude datant de 1958 et intitulée Die geschichtliche Struktur des Gegensatzes von Ost und West  (= La structure historique de l'opposition entre l'Est et l'Ouest), Schmitt mentionne quelques-unes des théories géopolitiques de base énoncées par Sir Halford John Mackinder. Il se réfère au géographe britannique quand il affirme que l'opposition entre puissances continentales et puissances maritimes constitue la réalité globale de la guerre froide. Quand il commente cette étude, Maschke commet la seule erreur que j'ai pu trouver dans son travail par ailleurs exemplaire. L'“Ile du monde” selon Mackinder est l'Europe + l'Asie + l'Afrique et non pas l'“hémisphère oriental” comme le dit Maschke (p. 546). Celui-ci af­firme également que Mackinder avait été influencé par le géographe allemand Joseph Partsch. Je ne pré­tends pas être un expert dans l'œuvre de Mackinder, mais c'est bien la première fois que je lis cela...

 

Nous avions déjà eu l'occasion de recenser un ouvrage important de Schmitt, Gespräch über den neuen Raum (= Conversation sur le nouvel espace). C'est l'une des contributions les plus pertinentes de Schmitt à la géopolitique depuis 1945. Le message de Schmitt dans ce travail (et dans d'autres), c'est un appel à la constitution de différents “Grands-Espaces”, ce qui semble advenir aujourd'hui, surtout depuis la Guerre du Golfe. La théorie du pluralisme des Grands-Espaces, Schmitt l'a bien exprimée dans un autre texte figurant dans l'anthologie de Maschke: Die Ordnung der Welt nach dem Zweiten Weltkrieg (= l'Ordre du monde après la seconde guerre mondiale). Schmitt y écrivait: «De quelle manière se résoudra la con­tradiction entre le dualisme de la Guerre Froide et le pluralisme des Grands-Espaces...? Le dualisme de la Guerre Froide s'accentuera-t-il ou bien assistera-t-on à la formation d'une série de Grands-Espaces, qui généreront un équilibre dans le monde et, par là même, créeront les conditions premières d'un ordre paci­fique stable?» (Maschke, p. 607).

 

En 1995, nous connaissons la réponse à la question que posait Schmitt en 1962. Le dualisme n'est plus et nous pouvons assister à l'émergence (timide) de Grands-Espaces, qui pointent à l'horizon. Nous ne pouvons toujours pas deviner quelle sera l'issue de ce processus. Des changements surviendront indubi­tablement dans le cours des choses mais nous pouvons d'ores et déjà penser que l'ALENA et l'UE seront deux de ces Grands-Espaces, et ils coopéreront sans doute avec le Japon. Le Lieutenant-Général William E. Odom de l'US Army, aujourd'hui à la retraite, a lancé quelques éléments dans le débat visant à structurer le système qui prendra le relais de celui de la Guerre Froide dans son ouvrage How to Create a True World Order (= Comment créer un véritable Ordre Mondial?; Orbis, Philadelphia, 1995). La Russie, la Chine, l'Inde, le Sud-Est asiatique et le monde musulman pourraient bien devenir des Grands-Espaces autonomes. L'Afrique continuera à végéter dans la misère, sauf peut-être le Nigéria et l'Afrique du Sud. L'attitude agressive croissante de la Chine aura sans doute pour résultat d'avertir les petites puissances d'Asie; elles prépareront dès lors leur défense contre l'impérialisme chinois à venir.

 

Dans la quatrième partie de l'anthologie de Maschke, nous trouvons encore un texte fondamental, Gespräch über den Partisanen (= Conversation sur la figure du partisan). Au départ, il s'agissait d'un dé­bat radiodiffusé en 1960 entre Schmitt et un maoïste allemand, Joachim Schickel. ce débat était bien en­tendu marqué par la grande question de cette époque: l'insurrection croissante au Vietnam. Il n'en de­meure pas moins vrai que la question de la guerilla (ou du Partisan) demeure. Le Law Intensity Warfare (= la guerre à basse intensité) continuera à faire rage sur la surface du monde et influencera les processus politiques. Résultat: le terme de “Guerre civile mondiale” acquerra sans cesse de l'importance (1).

 

Carl Schmitt n'était pas en première instance un géopolitologue. Il était un expert en droit constitutionnel et international. Toutefois, au moment où nous allons aborder le nouveau millénaire, il est temps, me semble-t-il, de remettre sur le métier les approches schmittiennes en matières géopolitiques et géostra­tégiques globales. Même si Schmitt reste une personnalité controversée (à cause des opinions qu'il a émises au début des années 30), il est devenu impossible de l'ignorer quand on élabore aujourd'hui des scénarii pour l'avenir du monde.

 

Theo HARTMAN.

(«State, Nomos and Greater Space. Carl Schmitt on Land, Sea and Space», in Center for Research on Geopolitics (CRG), Special Report no.4, Helsingborg/Sweden, 1996. Adresse: CRG, P.O.Box 1412, S-251.14 Helsingborg/Suède; traduction française: Robert Steuckers).

 

Références du livre de Maschke: Carl SCHMITT, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969. herausgegeben, mit einem Vorwort und mit Anmerkungen verse­hen von Günter Maschke, Duncker & Humblot, Berlin, 1995.

 

Note:

(1) Pour une analyse complète de na notion de “Guerre civile mondiale”, cf. le manuscrit impublié de Bertil Haggman, directeur du CRG suédois, intitulé Global Civil War - A Terminological and Geopolitical Study, 1995).

dimanche, 12 octobre 2008

Une critique de la modernité chez P. Koslowski

Modernitat.jpg

 

Une critique de la modernité chez Peter Koslowski

 

Peter Koslowski est un analyste critique de notre modernité dominante et stéréotypante, dont l'ouvrage sur Ernst Jünger a été largement remarqué l'an dernier (cf. la recension que lui consacre Isabelle Fournier dans Vouloir n°4/1995). Né en 1952, ce jeune philosophe anti-moderne (mais qui n'appartient nullement à l'école néo-conservatrice), pose comme premier diagnostic que la modernité au sens le plus caricatural du terme a pris fin quand la physique a découvert la non-conservation ou entropie, soit le deuxième prin­cipe de la thermodynamique en 1875 et quand l'esprit humain a pris fondamentalement conscience de sa finitude au point de ne plus croire à ce mythe tenace de la perfectibilité infinie (cf. NdSE n°14), au progrès, aux formes diverses d'évolution(isme) téléologique, aux sotériologies laïques et eudémonistes vectoriali­sées, etc. Mais parallèlement à ces mythes progressistes, vectoriels, téléologiques, messianiques et perfectibilistes, les temps modernes, soit la Neuzeit qui précède la modernité des Lumières proprement dite, avait développé une normalité basée sur l'accroissement de complexité, ce qui revient à dire que cette Neuzeit accepte comme normal, comme fait acquis, que le monde se complexifie, que les para­mètres s'accumulent, que les paramètres anciens et nouveaux bénéficient tous éventuellement d'une équivalence axiologique quand on les juge ou on les utilise, que l'accumulation de nouveautés est un bienfait dont les hommes vont pouvoir tirer profit. Avec l'avènement de la Neuzeit, avec les innovations venues d'Amérique et des autres continents découverts par les marins et les aventuriers européens, le monde devient de plus en plus complexe et cette complexité ne va pas diminuer.

 

L'accroissement de complexité ne postule nullement une idéologie irénique: au contraire, nous consta­tons, au cours du XVIIième siècle, l'éclosion de philosophies fortes du politique (Hobbes), au moment où la modernité dans sa première phase offensive propose justement une pluralité de projets pour remplacer le système médiéval fixe (tellurocentré) qui s'est effondré. La Réforme, la Contre-Réforme, le Baroque, les Lumières, l'idéalisme allemand, le marxisme, sont autant de projets modernes mais contradictoires les uns par rapport aux autres; ce sont des philosophies fortes, des récits mobilisateurs (avec une téléologie plus ou moins explicite). Mais aujourd'hui, la défense et l'illustration d'une modernité, que l'on pose comme seule morale et acceptable, dérive d'une interprétation simplifiée du corpus des Lumières, pro­cède d'une réduction de la modernité à un seul de ses projets, explique Koslowski. Une schématisation du message des Lumières sert désormais de base théorique à une vulgate qui ne sous-tend finalement, ajouterions-nous, que les discours ou les systèmes politiques de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et des Pays-Bas. Cette vulgate s'exprime dans les médias et dans la philosophie hypersimplificatrice d'un Habermas et de ses épigones parisiens, tels Bernard-Henri Lévy, Guy Konopnicki ou Christian Delacampagne. L'objectif des tenants de cette vulgate, nouveau mythe de l'Occident, est de créer une orthoglossie pour pallier à la chute des métarécits hégéliens, marxistes ou marxisants, démontés par Lyotard. Orthoglossie correspondant parfaitement au thème de la “fin de l'histoire” cher à Fukuyama, au moment de la chute du Mur. Cette orthoglossie s'appelle plus communé­ment aujourd'hui la political correctness, en bon basic English.

 

Mais à notre sens, la post-modernité a pour impératif de dépasser cette orthoglossie dominante et tyran­nique et:

- doit démontrer l'inanité et le réductionnisme de cette orthoglossie;

- dire qu'elle est une prison pour l'esprit;

- que son évacuation est une libération;

- que traquer cette orthoglossie ne relève pas d'un pur irrationalisme ni d'une inversion pure et simple du rationalisme de bon aloi, mais d'une volonté d'ouverture et de plasticité.

 

A ce sujet, que nous dit Koslowski qui est religieux, catholique, disciple de Romano Guardini, comme on peut le constater dans ses références? Ceci: «La finitude de l'existence humaine s'oppose tant à l'im­pératif de complètement de la modernité et de la raison discursive qu'au droit des époques futures à déve­lopper leur propre projet. La post-modernité veut poursuivre son propre projet. On ne peut pas lui enlever ce droit en imprégnant totalement le monde de raison discursive. Le droit de chaque époque est le droit de chaque génération à marquer son temps et le monde. Nous sommes contraints au­jourd'hui d'apporter des limites à cette pulsion frénétique au complètement et aussi de nous rendre dis­ponibles pour laisser en place ruines, choses inachevées et surfaces libres. Si nous ne pouvons plus aujourd'hui tolérer les ruines, les traces du passé et que nous les soumettons à la restauration, avec son perfection­nisme, ses laques et ses vernis, si nous percevons toutes les prairies ou les superficies libres comme de futurs chantiers de construction, qui devront être recouverts au plus vite, cela veut dire que nous nous trouvons toujours sous l'emprise de cette pulsion de complètement, propre à la modernité, ou sous l'emprise modernisatrice de la raison totalisante. Nous tentons de bannir de notre environnement toutes les traces de finitude et de temporalité en procédant à des restaurations et des modernisations parfaites. La profondeur et l'antiquité qui sont présentes sur le visage du monde sont évacuées au profit d'une illu­sion de complétude. Bon nombre de ruines doivent rester en place, en tant que témoins de la grandeur et du néant du passé. Leur incomplétude est une chance qui s'offre à elles de voir un jour leur construction reprendre, lorsque leur temps sera revenu, comme après plusieurs siècles, un jour, on a repris la construction de la Cathédrale de Cologne en ruines. Un jour, peut-être, on retravaillera au projet ou à cer­tains projets de la modernité. Mais aujourd'hui, il y a plus important que le projet de la mo­dernité: les ate­liers de la post-modernité» (p. 49; réf. infra).

 

Mais les ateliers de la post-modernité doivent-ils reproduire à l'infini ce travail de “déconstruction” entre­pris il y a quelques décennies par les philosophes français? Certes, il convient avec les post-modernes “déconstructivistes” de travailler à l'élimination des effets pervers des “grands récits”, mais sans pour au­tant se complaire et s'enliser dans un pur “déconstructivisme”, ou vagabonder en toute insouciance dans les méandres d'une polymythie anarchique, anarcho-libérale et fragmentée, qui n'est qu'un euphémisme pour désigner le chaos et l'anomie. Koslowski plaide pour la ré-advenance d'une sophia. Car toute créa­tion et toute naissance ne sont pas les produits d'une réflexion (d'un travail de la raison discursive), au contraire, créations et naissances sont les produits et de la volonté et de l'imagination et de la pensée et de l'action, soit d'un complexe que l'on peut très légitimement désigner sous le nom grec et poétique de sophia. Sans reductio  aucune.

 

En fait, Koslowski apporte matière à méditation pour tous ceux qui constatent que l'eudémonisme et le consumérisme contemporains, —désormais dépourvus de leurs épines dorsales qu'étaient les métaré­cits— sont des impasses, car ils abrutissent, anesthésient et mettent le donné naturel en danger. Koslowski déploie une critique de cette modernité réduite à une hypersimplification des Lumières qui ne sombre pas dans la pure critique, dans un travail de démolition finalement stérile ou dans une acceptation fataliste du chaos, camouflant mal une capitulation de la pensée. La polymythie d'Odo Marquard (qui suscite de très vives critiques chez Koslowski) ou le “pensiero debole” de Vattimo —réclamant l'avènement et la pérennisation d'une joyeuse anarchie impolitique—  sont autant d'empirismes capitu­lards qui ne permettront jamais l'éclosion d'une pensée réalitaire et acceptante, tempérée et renforcée par une sophia inspirée de Jakob Boehme ou de Vladimir Soloviev, prélude au retour du politique, à pas de colombe... Car sans sophia, le “réalitarisme” risque de n'être qu'une simple inversion mécanique et carna­valesque du grand récit des Lumières, qui confisquerait aussi aux générations futures le droit de forger un monde à leur convenance et de léguer un possible à leurs descendants.

 

Robert STEUCKERS.

(extrait d'une conférence prononcée lors de la deuxième université d'été de la FACE, Provence, août 1994).

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Postmodernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989, 167 p., ISBN 3-900767-22-X.

vendredi, 10 octobre 2008

Entretien avec Anatoli Ivanov

moscou.jpg

 

ARCHIVES DE "SYNERGIES EUROPEENNES" - 1996

 

Identité et socialisme en Russie

Entretien avec Anatoli Ivanov

 

Tous les Européens tournent anxieusement leurs regards vers la Russie. Les élections de la Douma n'ont pas profité à l'opposition nationale, qui n'a pas obtenu la majorité des sièges escomptée. L'opposition de gauche a pris, elle, un poids considérable. Mais le vieux clivage gauche/droite, cher aux démocraties vermoulues d'Europe occidentale et des Etats-Unis, est beaucoup plus fluide en Russie car l'anticapitalisme et l'anti-américanisme sont aux programmes de ces deux blocs oppositionnels. C'est en tenant compte de cette réalité idéologique que le spécialiste allemand des questions russes, Wolfgang Strauss, est allé s'entretenir avec notre correspondant russe, Anatoli M. Ivanov, fin observateur de la vie politique russe actuelle (Robert Steuckers).

 

WS: Aviez-vous envisagé la victoire de l'opposition de gauche?

 

AMI: Oui. J'avais pronostiqué 30%. Mais la concentration des voix sur le parti de Ziouganov a été plus forte encore que je ne l'avais imaginé (au lieu de 15%, il a obtenu 22%). Les partisans du PC ont ainsi évité une dispersion des votes. Je connais même d'anciens détenus politiques qui ont voté pour le PCFR. Le parti “Troudovaïa Rossiya” (“La Russie au Travail”) de Viktor Ampilov a engrangé 4,5% des voix et obtenu un seul mandat direct. Le “Parti Agrarien” a eu 4% et 20 élus directs. Le bloc électoral “Le pouvoir au peuple” n'a, lui, obtenu que 1,5%, mais s'est assuré la majorité dans onze circonscriptions. Ses têtes de liste, Ruchkov et Babourine ont désormais un siège au Parlement.

 

WS: Ces résultats ont-ils été obtenus au détriment de l'opposition nationale?

 

AMI: Sans nul doute, on peut dire que l'aile nationale du spectre politique russe est sortie affaiblie de ces élections. Jirinovski a eu 11% et a subi ainsi une défaite dans toutes les circonscriptions où le vote personnel avait de l'importance. Parmi ses 180 candidats directs, un seul a obtenu un siège.

 

WS: Le fisco du “Congrès des Communautés Russes” (CCR) était inattendu: il n'est pas parvenu à passer la barre des 5%...

 

AMI: Dans les circonscriptions à vote majoritaire, le CCR a gagné cinq mandats, parmi lesquels celui du Général Alexandre Lebed. Tous les observateurs de la vie politique russe pensent que la raison principale de cet échec provient de la personnalité de Skokov, fort antipathique. Cet homme figurait en tête de liste. Le maigre résultat du CCR diminue considérablement les chances du Général Lebed dans la prochaine course à la présidence.

 

WS: Et qu'est-il advenu du mouvement social-patriotique “Derchava”, dirigé par le Général Routskoï, le héros de la Maison Blanche en octobre 1993?

 

AMI: Ce mouvement a dû encaisser une défaite totale. Il n'a obtenu que 2% des voix et n'a gagné aucun mandat direct.

 

WS: Et les autres figures de proue de l'opposition nationale qui se sont présentées dans les circonscriptions à élection directe?

 

AMI: Elles ont toutes été perdantes. Nikolaï Lyssenko, le chef des nationaux-républicains, a connu l'échec tout comme les candidats de la “Fédération des Patriotes”, les généraux Sterligov et Atchalov, et les militants du “Semskii Sobor” (“L'Assemblée du Pays”), parmi lesquels l'ancien député Astafiev, un chrétien démocrate. Le cinéaste Stanislav Govoroukhine de l'“Alliance Populaire”, porte-paroles de la fraction constituée par le petit “Parti Démocratique” dans l'ancienne Douma, a gagné les élections dans sa circonscription à vote majoritaire, grâce à l'appui des communistes; en revanche, ses co-listiers Axioutchiz (libéral) et Roumiantsev (social-démocrate) ont perdu. Les locomotives du “Parti National-Bolchevique”, Edouard Limonov et Alexandre Douguine, n'ont eu aucun succès à Moscou et à Saint-Petersbourg. Le célèbre animateur de télévision Alexandre Nevzorov a été réélu à Pskov. Le “Mouvement Populaire Russe”, fondé par les Cosaques de Sibérie, n'a obtenu que 0,13% des voix. Quant aux atamans des Cosaques du Don, Ratiyev et Kosytsine, ils n'ont pas pu s'affirmer dans leurs propres circonscriptions électorales.

 

WS: Mais quel est le résultat final de tout cela, en termes de sièges à la Douma...

 

AMI: ... les partis d'opposition nationale ont 20%, le parti gouvernemental de Tchernomyrdine n'a que 9%. Le rapport des forces est de 51-49. L'opposition, droites et gauches confondues, obtient 51%; Tchernormyrdine, c'est-à-dire Eltsine, et différents partis démo-libéraux, obtiennent 49%.

 

WS: Au vu de ses résultats, peut-on dire que les pronostics pour les élections présidentielles du 16 juin doivent être totalement révisés?

 

AMI: Certainement. Tous les pronostics émis avant le 17 décembre se basaient sur des appréciations exagérées de la popularité de Lebed. Il ne reste plus que deux favoris à l'heure actuelle: Ziouganov et Jirinovski. Chacun d'eux peut battre Tchernormyrdine, mais pas Eltsine! Le CCR fait contre mauvaise fortune bon cœur et cherche les causes de sa défaite dans les brouilles internes du mouvement, dans les intrigues de ses propagandistes, en un mot, partout, sauf, dans ses propres erreurs de gestion.

 

WS: Ce qui intéresse tout particulièrement les lecteurs allemands et ouest-européens, militants des diverses oppositions nationales comme anti-fascistes en quête de sensationnel, c'est l'échec complet du mouvement “Unité Nationale Russe”, qui a fait la une de beaucoup de journaux à cause de son style qui rappelait les années 30...

 

AMI: Pour ce qui concerne son leader, Alexander Barkachov, il faut dire que son avocate, Madame Dementyeva, a subi une défaite à Moscou, tandis que son second candidat a échoué dans la région de Kalouga. Un ancien partisan de Barkachov, Alexander Fiodorov, s'est porté candidat pour le “Parti Russe” à Mytichtchy dans la région de Moscou: en vain, résultats nuls! Quant au célèbre Wedekin, il a connu l'échec à Lioubertzy, également dans la région de Moscou. Nos grandes villes ne se prêtent pas à ce type d'“aventuriers politiques”, comme les appelent les libéraux. Alexander Nevzorov a été plus pertinent: il s'est porté candidat en province, à Pskov, et a gagné.

 

WS: Il est étonnant que ce mouvement national, si bien capillarisé dans la société, si diversifié, alignant tant de partis et de cartels électoraux, n'a obtenu que des résultats aussi misérables. En tant qu'analyste patenté de cette nébuleuse de partis d'opposition nationale, pourriez-vous nous expliquer les causes de cet échec?

 

AMI: Il y a deux causes principales, d'ordre technique et organisationnel. D'abord, ils n'ont pas été en mesure de réunir les 200.000 signatures par liste prévues par la loi électorale. Ensuite, ils ne possédaient pas de “réserves” de voix, ce qui permettait à la “commission électorale centrale” de les exclure très aisément de la course. Plusieurs partis ont été victimes de cette débâcle: le “Parti Russe” du Colonel Milozerdov, le parti “Renaissance”, le “Parti National Populaire’ de Vladimir Ossipov (un ami de jeunesse, prisonnier politique de 1961 à 1968 et de 1974 à 1982), la “Fédération des Patriotes”, enfin, le Semskii Sobor dans lequel militaient le célèbre sculpteur Klykov et le rédacteur en chef du journal “Rousski Vestnik” (= “Le messager russe”), Sénine, qui figurera en tête de liste.

 

WS: Donc, dès le départ, c'est Jirinovski qui a eu les meilleurs atouts en mains?

 

AMI: Quelle que soit la position que l'on adopte à son égard, quel que soit le jugement que l'on puisse porter sur sa personne, ses succès électoraux nous obligent à réfléchir. L'élément principal dans ce phénomène politique, c'est que Jirinovski incarne le type même de l'activiste politique moderne capable de conquérir la sympathie du public et qui ne palabre pas inlassablement sur le bon vieux temps d'il y a cent ans...

 

WS: Il est tout de même étonnant qu'aucun rival ne se mette en travers du chemin qu'emprunte cet homme haut en couleurs, qu'aucun concurrent crédible venu du camp de l'opposition nationale, qu'aucun populiste véritable ne se lève pour lui barrer la route...

 

AMI: Effectivement! Lors des élections pour la Douma en décembre 1993, Jirinovski a profité de la colère populaire après l'assaut sanglant lancé par les troupes d'Eltsine contre le Parlement (la Maison Blanche). Jirinovski a pu ainsi se hisser au-dessus des cadavres des défenseurs de la Douma et confisquer à son profit leurs mots d'ordre nationaux russes. En 1995, les démocrates annonçaient urbi et orbi  que le parti de Jirinovski n'allait jamais passer la barre des 5%. Aujourd'hui, ils s'étonnent une fois de plus des succès enregistrés par Jirinovski. On peut se poser la question: pourquoi aucun homme politique du camp national ne peut-il dépasser Jirinovski en popularité, pourquoi aucun d'entre eux ne peut-il exercer le même pouvoir d'attraction sur les masses populaires, ne fait-il preuve d'une autorité comparable?

 

WS: La Russie ne possède-t-elle donc pas d'homme charismatique dans le camp des nationaux?

 

AMI: Pendant toute une période, on a pensé que le Général Alexander Routskoï allait pouvoir jouer ce rôle. Sous la bannière de son mouvement “Derchava”, plusieurs opposants du camp national se sont unis, tels Axioutchitz, Astafiev, Pavlov, Artemov et le Colonel Alksnis. Mais on n'a assisté par la suite qu'à des démissions, des scissions, des intrigues. C'est ainsi que Routskoï a perdu son prestige, qu'il n'a plus pu jouer le rôle d'intégrateur. L'échec de son mouvement met un terme définitif à ses ambitions dans les élections présidentielles. Après le désastre subi par Routskoï, les mouvements patriotiques ont placé leurs espoirs dans le Général Alexander Lebed. Mais contre toute attente, son CCR a subi une terrible défaite en décembre 1995. Du fait que le CCR n'a pas réussi à se tailler une part dans les sièges de la Douma, on a accusé son président, Youri Skokov, d'avoir mal géré le mouvement derrière lequel se profilait le populaire Général. La stratégie de Skokov a suscité l'incompréhension voire le rejet des nationaux-patriotes. Non seulement parce que le technocrate Skokov pactisait en coulisse avec le parti de Gaidar, mais parce que Skokov prétendait qu'il n'existait pas de Russes ethniquement purs et que, dès lors, la Russie devait être transformée, par le biais d'un référendum, en une Union d'ethnies diverses.

 

WS: Mais les causes de l'échec de l'opposition nationale ne sont-elles pas plus profondes, ne sont-elles pas à rechercher au-delà des querelles de personnes, c'est-à-dire dans le discours idéologique lacunaire qu'elle tient et dans les stratégies déficitaires qu'elle pratique?

 

AMI: Bien sûr. Quoi qu'on puisse dire sur Routskoï, il a eu des moments de grande lucidité. La grande tragédie de la Russie, a-t-il dit lors d'un entretien avec la presse, est d'avoir considérer que les deux grandes idées mobilisatrices de notre siècle, l'idée de justice sociale et l'idée d'identité nationale, ont été considérées comme des antinomies. Effectivement, quand un militant politique s'engage pour le salut de sa nation et oublie la justice sociale, ou quand un militant socialiste s'engage à fond pour la justice sociale et oublie le salut de la nation, ils font tous deux fausse route, s'engagent dans une impasse. Hélas, Routskoï n'a fait que signaler ce problème majeur, il n'a suggéré aucune solution. Mais si les nationaux parvenaient à s'en rendre compte et à agir en conséquence, les communistes perdraient rapidement leur marge de manœuvre en Russie.

 

WS: Autre sujet: la situation des Allemands de Russie autorise-t-elle quelqu'espoir? Quelles sont leurs chances de retrouver une dose d'autonomie? Comment leur futur se dessine-t-il? Vont-ils rester? Vont-ils émigrer?

 

AMI: La situation des Allemands de Russie a été soumise à discussion dans la Douma le 17 novembre 1995. C'est une déclaration du député communiste Oleg Mironov qui a ouvert les débats. Dans la circonscription électorale d'Engels, ce député a proposé de voter le 17 décembre pour le national-républicain Lyssenko. Mironov a dit: «Dans la région de Saratov les relations entre les nationalités sont en train de se dégrader. D'après les résultats de sondages locaux, la population russe refuse catégoriquement que ce crée un Etat allemand sur le cours de la Volga [ndlr: comme avant 1941]. Il est dangereux de soulever à nouveau cette question. Parmi les habitants de cette ancienne république autonome règne désormais un certain désarroi; ils pensent: des Allemands dans la région? Oui! Une autonomie? Non!».

 

WS: Il n'y a pas eu de voix pour s'opposer à cette opinion?

 

AMI: Si. Le ministre des nationalités Mikhaïlov a répondu que les données qu'avançait Mironov étaient obsolètes et remontaient aux années 1988-89. A cette époque-là, la situation avait été très tendue; aujourd'hui, quelque 17.000 Allemands se seraient installés dans la région, dont 65 à 70% des familles seraient mélangées, seraient donc germano-slaves. Près de 80% des Allemands de Russie vivaient auparavant en Sibérie occidentale, soulignait le ministre.

 

WD: Jirinovski a-t-il participé aux débats?

 

AMI: Oui, en lançant la phrase suivante: «Nous devrions cesser définitivement de parler de la création d'une quelconque autonomie pour les Allemands de Russie. Au Kazakhstan, s'il vous plait».

 

WS: Qu'a répondu le ministre?

 

AMI: En citant des faits. Voici ce qu'il a dit, textuellement: «Après la guerre, 1,7 million d'Allemands ont quitté l'URSS et, au cours de ces trois dernières années, 200.000 Allemands supplémentaires sont encore partis, la plupart venant du Kazakhstan, d'Asie centrale». Un tiers de ces réfugiés sont revenus s'installer en Sibérie occidentale russe, où nous avons constitué deux arrondissements nationaux allemands, dans la région de l'Altaï et dans la circonscription d'Azov dans la région d'Omsk. 70.000 Allemands du Kazakhstan et d'Asie centrale  —dans ce cas aussi, nous avions affaire à des familles mixtes—  ont souhaité s'installer dans la circonscription d'Azov». Ensuite, Mikhaïlov a dit, plein d'espoir: «Nous avons donc un bilan positif. Au cours de ces deux dernières années, plus d'Allemands ont quitté la région de Saratov que de nouveaux arrivants y ont été enregistrés. Dans des circonstances favorables, 150.000 à 160.000 Allemands pourraient trouver une nouvelle patrie sur les rives de la Volga».

 

WS: Monsieur Ivanov, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

(entretien paru dans Europa Vorn, n°100, 1 avril 1996; adresse: Europa Vorn, Pf.30.10.10, D-50.780 Köln).

jeudi, 09 octobre 2008

Note sur Otto Weininger

ottom.jpg

 

Note sur Otto Weininger (1880-1903)

 

 

«Quel homme étrange, énigmatique, ce Weininger!», écrivait August Strindberg à son ami Artur Gerber, immédiatement après le suicide d'Otto Weininger, âgé de 23 ans. «Weininger mi ha chiarito molte cose» [= “Weininger m'a éclairé sur beaucoup de choses”], avouait Mussolini dans son long entretien avec Emil Ludwig. Pour Ernst Bloch, l'ouvrage principal de Weininger, Sexe et caractère,  était “une unique anti-utopie contre la femme”, Weininger était dès lors un “misogyne extrême”, un misogyne par excellence. Theodor Lessing posait le diagnostique suivant: il voyait en Weininger la typique “haine de soi” des Juifs. Rudolf Steiner voyait en lui un “génie décadant”. Il fut admiré par Karl Kraus, Wittgenstein et Schönberg; Mach, Bergson, Georg Simmel et Fritz Mauthner l'ont lu et l'ont critiqué. Son ouvrage principal a connu quelque trente éditions, a été traduit en vingt langues; en 1953, il a même été traduit en hébreu malgré son antisémitisme. Plus d'une douzaine de livres ont été consacrés jusqu'ici à Weininger seul.

 

Otto Weininger est né en 1880 à Vienne. Très tôt, il a été marqué par le souffle, d'abord fort léger, de la décadence imminente. C'était la Vienne fin de siècle, avec Hofmannstahl, Schnitzler et Nestroy, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, l'empiro-criticisme et la psychanalyse freudienne, Mahler et Schönberg, Viktor Adler et Karl Lueger: une grande richesse intellectuelle, mais marquée déjà du sceau de la fin. L'effervescence intellectuelle de Vienne semble d'ailleurs se récapituler toute entière dans la personne de Weininger: il développe des efforts intellectuels intenses qui finissent par provoquer son auto-destruction. Et il a fini par se suicider le jour de sa promotion, ce Juif converti au protestantisme, ce philosophe qui était passé du positivisme à la métaphysique mystique et symbolique; en peu d'années, cet homme très jeune était devenu une sorte de Polyhistor qui naviguait à l'aise tant dans l'univers des sciences naturelles que dans celui des beaux arts, qui connaissait en détail toutes les philosophies d'Europe et d'Asie, qui savait toutes les langues classiques et les principales langues modernes d'Europe (y compris le norvégien, grâce à son admiration pour Ibsen).

 

Pourquoi ce jeune homme si brillant s'est-il tiré une balle dans la tête le 4 octobre 1903, quelques mois après la parution de son ouvrage principal, dans la maison où mourut jadis Beethoven?

 

«Seule la mort pourra m'apprendre le sens de la vie», avait-il un jour écrit. Et il avait dit à son ami Gerber: «Je vais me tuer, pour ne pas devoir en tuer d'autres». Bien qu'il ait toujours considéré que le suicide était un signe de lâcheté, il s'est senti contraint au suicide, tenaillé qu'il était pas un énorme sentiment de cul­pabilité. Ce qui nous ramène à son œuvre et à sa pensée, où la catégorie de la culpabilité occupe une place centrale. La culpabilité, pour Weininger, c'est, en dernière instance, le monde empirique.

 

Après avoir rapidement rompu avec le néo-positivisme de Mach et d'Avenarius, Weininger développe tout un système métaphysique, une philosophie dualiste au sens de Platon et des néo-platoniciens, du chris­tianisme et de Kant. D'une part, nous avons ce monde de la sensualité, de l'espace et du temps, c'est-à-dire le Néant. De l'autre, nous avons le monde intelligible, soit le monde de la liberté, de l'éthique et de la logique, de l'éternité et des valeurs: le Tout. Le monde empirique, selon Weininger, n'a de réalité que sym­bolique; c'est pourquoi, inlassablement, il approfondit la signification symbolique de chaque chose empi­rique, de chaque plante, de chaque animal, au fur et à mesure qu'elle se révèle à son regard mystique. Ainsi, la forêt est le symbole du secret; le cheval, le symbole de la folie (on songe tout de suite à cette ex­périence-clé de Nietzsche, se jetant au cou d'une cheval à Turin en 1889!); le chien, celui du crime; et ce sont justement des cauchemars, où des chiens entrent en jeu, qui ont tourmenté Weininger, tenaillé par ses sentiments de culpabilité, immédiatement avant son suicide.

 

Ce qui est caractéristique pour tous les efforts philosophiques de Weininger, est un élément qu'il partage avec toutes les autres philosophies dualistes, soit une nostalgie catégorique pour l'éternité, pour le monde de l'absolu et de l'immuable. En guise d'introduction à cette métaphysique, citons, à partir de son ouvrage principal, cette caractérologie philosophique des sexes, aussi bizarre que substantielle. Cette caractérologie reflète finalement son dualisme métaphysique fondamental. Le principe masculin est le re­présentant du Tout. Le principe féminin, le représentant du Néant. Cette antinomie, posée par Weininger est à la source de bien des quiproquos. En fait, il ne parle pas d'hommes et de femmes empiriques, mais d'idéaltypes. Tout être empirique contient une certaine combinaison de principe masculin et de principe féminin, de “M” et de “F” comme Weininger les désigne. Cette notion d'androgyne, il la doit à Platon (Sym­po­sion)  et il cherche à expliquer, par les différences dans les combinaisons entre ces deux élé­ments, quelles sont les lois régissant les affinités sexuelles, notamment l'homosexualité et le féminisme.

 

Sur base de son analyse des deux idéaltypes, Weininger voulait jeter les fondements d'une psychologie philosophique et remettre radicalement en question la psychologie de tradition anglo-saxonne, qu'il ju­geait être dépourvue de substance. Le principe “M” est donc l'idée platonicienne de l'homme et le véhicule du génie, qui, grâce à sa créativité, sa logique et son sens de l'éthique, participe au monde intelligible. Le principe “F”, en revanche, n'est que sexualité, au-delà de toute logique et de toute éthique; en fin de compte, il est le Néant et la culpabilité qui tourmente le principe masculin. Le principe “F” est incapable d'amour, car tout amour véritable naît d'une volonté de valeur, ce qui manque totalement au principe fé­minin. En conséquence, pense Weininger, la véritable émancipation de la femme serait justement de dé­passer et de transcender ce principe féminin; le raisonnement de Weininger est très analogue à celui de Marx dans La question juive,  quand l'auteur du Capital donne ses recettes pour résoudre celle-ci.

 

Weininger consacre tout un chapitre au judaïsme et, en lisant, on s'aperçoit immédiatement qu'il ne s'agit pas seulement d'une manifestation de “haine de soi”, typiquement juive, mais, bien plutôt d'une analyse profonde, introspective et psychologique de l'essence du judaïsme. Weininger pose la question de savoir si sont exactes les théories qui affirment que les Juifs constituent le plus féminin et le moins religieux de tous les peuples; certaines de ses analyses en ce domaine, comme du reste dans les chapitres sur le crime et la folie, la maternité et la prostitution, l'érotisme et l'esthétique, sont magistrales, véritablement géniales, mais aussi, en bien des aspects, déplacées, naïves ou exagérément exaltées.

 

Ce qui en impose dans l'œuvre de Weininger, c'est qu'il tente de penser à fond et d'étayer son anti-fémi­nisme et de l'inclure dans un système métaphysique de type néo-platonicien. Certes, il y a eu des doc­trines anti-féministes à toutes les époques, et qui n'exprimaient pas seulement une quelconque misogy­nie, mais qui apercevaient clairement que le féminisme était une de ces idéologies égalitaires qui entravait le chemin des femmes vers une réelle affirmation d'elles-mêmes. Mais, à l'exception des idées de Schopenhauer, jamais l'anti-féminisme n'a été esquissé avec autant de force et de fougue philosophiques que chez le jeune philosophe viennois.

 

Mladen SCHWARTZ.

(texte issu de Criticón, n°64, mars-avril 1981; trad. française: Robert Steuckers).

00:16 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sexualité, sexologie, sexe, philosophie, allemagne, autriche, judaica | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 07 octobre 2008

Kurt Schumacher, socialiste prussien

HBGFApraWcb_Pxgen_r_400xA.jpg

 

Kurt Schumacher, socialiste prussien

 

«Aujourd'hui, la sociale-démocratie voit comme grand objectif national l'unité allemande dans la paix et la liberté. Elle s'opposera à toute tentative de fondre des parties du territoire national allemand dans d'autres peuples et combattra tous ceux qui préfèreront de telles solutions à l'unité allemande. Nous voulons la Communauté. Mais toute communauté commence pour nous par une Communauté avec les habitants de la zone soviétique d'occupation et de la Sarre». Ces paroles fortes de Kurt Schumacher ont eu valeur de programme pour la SPD, qui se positionnait comme le “parti de la réunification”. Elles sont extraites d'un long discours de Schumacher, président de la SPD dans l'immédiat après-guerre, prononcé à Dortmund en 1952, lors d'un congrès destiné à donner les mots-d'ordre aux militants de base. Mais que reste-t-il de ce nationalisme social et intransigeant en 1989/90? Rien. Absolument rien. Les soixante-huitards du pou­voir actuel, liquidateurs de la SPD, avaient encore plaidé en 1989, à la veille de la chute du Mur, pour que l'on abroge les phrases récla­mant explicitement le retour à l'unité allemande dans le préambule de la loi fondamentale de la RFA. Cet aveuglement et cette trahison font qu'ils courent le risque, aujourd'hui, d'être balayés par l'histoire. Mais le premier Président des sociaux-démocrates de notre après-guerre, Kurt Schumacher, demeurera dans les mémoires, précisément parce qu'il a été clairvoyant, nationaliste et intransigeant. Son œuvre a été pa­triotique et le peuple allemand doit lui en être reconnaissant.

 

Un mutilé de 1914-1918

 

Comme l'immense majorité des jeunes Allemands, Schumacher, après avoir passé son Abitur [équivalent du “bac”], s'engage dans l'armée en août 1914. Il était né le 13 octobre 1895 à Kulm en Prusse occiden­tale. Envoyé sur le front de l'Est, contre les Russes, le jeune homme, qui ne cache pas ses sympathies socialistes, demande à servir en première ligne, pour contribuer personnellement à arrêter le “danger tsa­riste”, que dénonçaient la SPD et August Bebel. Mais l'euphorie de l'été 1914 sera de courte durée pour Kurt Schumacher; elle finira tragiquement. Le 2 décembre 1914, le volontaire Schumacher est très griè­vement blessé lors de la bataille de Lodz. Il faut lui amputer le bras droit. En 1915, après avoir transité dans de nombreux hôpitaux de campagne, il est démobilisé, avec la Croix de Fer de 2ième classe au re­vers de son Waffenrock. Il se console en étudiant le droit, l'économie et les sciences politiques à Halle, Leipzig et Berlin. 1918 est, pour lui, l'année d'une terrible césure; au printemps, il s'était affilié à la MSPD, une aile de la so­ciale-démocratie qui entendait “construire la communauté nationale dans la responsabilité” et visait un ré­formisme socialiste à forte structuration étatique. Quand éclate la “révolution de novembre”, il devient membre du “Conseil des Ouvriers et des Soldats” du Grand-Berlin. Il y représentait la voie parlementaire au sein du Reichsbund der Kriegsbeschädigten [= Fédération Impériale des mutilés de guerre].

 

Les bouleversements de la “révolution de novembre” obligent le jeune Schumacher à abandonner l'idée de faire une carrière de fonctionnaire et à se jeter corps et âme dans la politique. Il s'installe dans le Wurtem­berg en décembre 1920, pour servir son parti pendant quatre ans à la rédaction de la Schwäbische Tag­wacht de Stuttgart. En 1924, il est élu à la Diète du Land de Wurtemberg, où il gagne rapidement ses lau­riers de chef de l'opposition sociale-démocrate. En 1930, Chef de la SPD du Wurtemberg et de sa milice, le Reichsbanner, il entre au Reichstag comme député. Mais il est jeune, et le présidium des députés socialistes, composé de vieillards têtus et bornés, le relègue sur les arrière-bancs. Ce n'est que le 23 février 1932 que le militant Schumacher va pouvoir donner de la voix et déployer sa rhétorique tranchante et virulente, et étaler son nationalisme; Goebbels venait de diffamer gravement la sociale-démocratie en la désignant comme le “parti des déserteurs”. Schumacher, le mutilé de guerre, a bondi à la tribune, prêt à prononcer un discours au vitriol, où il a rappelé que les socialistes avaient payé l'impôt du sang et perdu leurs biens au même titre que les autres citoyens pendant la guerre et que leur politique n'était pas moins “nationale” que celle de Goebbels. Schumacher donne ensuite la liste des députés socialistes mutilés, décorés et anciens combattants. Une liste plus longue que celle des nationaux-socialistes... Ensuite, plus dur, il traite Goeb­bels de “petit mal-foutu, rédacteur de mauvais feuilletons” et l'agitation nationale-socialiste d'“appel cons­tant au cochon qui sommeille dans l'intériorité de tout homme”. Inutile de dire qu'il devint ainsi la bête noire des nazis.

 

Cette polémique, l'engagement de Schumacher pour l'unité allemande de 1945 à 1952, reposaient sur une vision bien précise du socialisme, qui était un “socialisme prussien”. Dans sa thèse de doctorat, présen­tée en 1926, et intitulée Der Kampf um den Staatsgedanken in der deutschen Sozialdemokratie [La lutte pour l'idée d'Etat dans la sociale-démocratie allemande], Schumacher, ressortissant de Prusse occiden­tale, se montre rigoureusement “étatiste” et réclame l'avènement d'une nouvelle doctrine de l'Etat. Il écrit: «La spécificité toute particulière de la germanité, reliée au rôle tout particulier de la sociale-démocratie, montre bien que nous manquons cruellement d'une doctrine socialiste de l'Etat». Sans ambiguités, Schu­ma­cher ne cache pas ses sympathies pour “l'organisation étatique prussienne”, héritage d'une vision las­sal­lienne de l'Etat, qui accordait le primat à cette instance parce qu'elle était un instrument d'intervention dans les forces économiques du libre marché et du capitalisme, alors qu'elle était démonisée et com­battue par les marxistes.

 

Quand les nationaux-socialistes prennent le pouvoir en 1933, la carrière de Schumacher prend fin abrup­tement. Délibérément, il refuse d'émigrer et, à partir de juillet 1933, commence son long périple dans les camps de concentration: Heuberg, Kuhberg et surtout Dachau, où les souffrances du coprs et de l'esprit s'accumulent. Son internement durera dix ans. Ce n'est qu'en 1943 que le mutilé de 1914, manchot mais intact intellectuellement, peut quitter Dachau et revenir à la vie civile. Comme il ne peut plus mettre les pieds à Stuttgart, il s'installe à Hannovre avec sa sœur et son beau-frère. C'est de son bureau dans cette ville qu'il amorcera la reconstruction de la SPD dans les zones d'occupation occidentales. Malgré une santé déficiente, il parvient en quelques semaines ou en quelques mois à devenir le fer de lance de la SPD ressuscitée. Ce retour étonnant, il le doit à son charisme, à ses talents de chef et à sa rhétorique hâchée, dure, sans compromis. Schumacher sait parler et organiser, son passé de souffrances, d'abnégation, qui ne l'ont pas abattu, font de lui l'incarnation de la prusséité protestante et lui attirent des centaines de mil­liers de sympathisants et des millions d'électeurs, des anciens sociaux-démocrates, des soldats revenus du Front, des anciens des jeunesses hitlériennes... Les jeunes, qui n'ont connu que le national-socia­lisme, sont fascinés par son credo à la fois nationaliste et social-démocrate. Ensuite, dans un discours, Schumacher leur promet que “la plupart des soldats allemands rentreront dans une nouvelle patrie et en deviendront rapidement les piliers porteurs”.

 

Après avoir conclu un accord avec son homologue de la zone soviétique, Grotewohl, Schumacher devient le représentant de la SPD-Ouest (en octobre 1945), accède à la dignité de Président du parti en mai 1946, et reste jusqu'à sa mort en 1952 le chef de l'opposition sociale-démocrate au Bundestag. Dans cette car­rière, il a eu bien des mérites. Par son influence et sa faculté de persuader ses camarades, il a mis un terme à la politique de “bolchevisation” entreprise par les Soviétiques et leurs complices allemands. Celle-ci n'a réussi qu'à l'Est de l'Elbe. Schumacher a opposé une résistance farouche à toutes les tentatives des “communistes unitaires” d'installer des structures de la SED (est-allemande) à l'Ouest et à Berlin-Ouest.

 

Maxime de la politique: l'unité

 

Toute en résistant aux pressions des communistes et de leurs alliés, Schumacher modernise le parti, lui impose une politique et un programme de rénovation, l'ouvre aux classes moyennes. Schumacher rompt avec la dogmatique marxiste et ses justifications sonnent encore assez justes aujourd'hui: «C'est égal, si quelqu'un devient aujourd'hui social-démocrate parce qu'il est un adepte des analyses économiques marxistes, ou s'il vient à nous pour des motifs philosophiques ou éthiques ou s'il adhère à notre socia­lisme parce qu'il croit aux principes évangéliques du Sermont sur la Montagne. Chacun a les mêmes droits dans le parti d'affirmer sa personnalité spirituelle ou intellectuelle, d'annoncer ses motivations». Mais Schumacher ne tombait pas dans le libéralisme: il restait inébranlablement fidèle aux théories de la macro-planification en économie et à une socialisation partielle. Cette fidélité provenait de sa conception lassal­lienne de l'Etat qu'il articulait dans le contexte de la reconstruction allemande et de l'alternative socialo-communiste que proposaient les dirigeants de la zone soviétique d'occupation.

 

Mais le message le plus important de Schumacher a été le suivant: l'insistance sur la réunification. Il a im­posé aux chefs de la sociale-démocratie, il a communiqué au peuple de part et d'autre du Rideau de Fer, l'idée que la réunification devait demeurer la “mesure de toute chose” en politique allemande. «Au contraire d'Adenauer, il n'a jamais cessé de plaider pour la réunification, de mobiliser les efforts de son parti pour l'unité. Il en a fait la maxisme supérieure de la politique allemande», écrit l'historien Rainer Zitelmann (in Adenauers Gegner. Streiter für die Einheit, Straube, Erlangen, 1991).

 

Le 20 août 1952, Kurt Schumacher, le patriote de la sociale-démocratie allemande, meurt après une longue et pénible maladie. Mais le message qu'il a laissé avant de mourir en 1952 reste plus actuel que jamais: «Il faut donner au peuple allemand une nouvelle conscience nationale, à égale distance entre l'arrogance du passé et la tendance actuelle, de voir dans tous les souhaits des Alliés, la révélation d'un sentiment européen. Seul un peuple qui s'affirme lui-même pour ce qu'il est peut devenir un membre à part entière d'une communauté plus vaste».

 

Christian HARZ.

(Article paru dans Junge Freiheit, n°41/1995; trad. franç. : Robert Steuckers).

00:20 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, socialisme, spd, allemagne, prusse, unité allemande, politique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 06 octobre 2008

K. Radzimanowski over geopolitiek in Europa

Kersten Radzimanowski over geopolitiek in Europa

“Duitsland is door de NAVO, die door de USA gedomineerd wordt, in steeds sterkere mate van vazal tot knechtje van de Amerikanen verworden. In deze evolutie en dit verbond kan ik niet in de geringste mate iets positiefs zien. Het is duidelijk te zien, met welke zware druk de USA proberen om de opname van Georgië in de NAVO erdoor te drukken, om zo met het breekijzer haar belangen in de regio veilig te stellen. Nadat president Saakaschvili met zijn militaire offensief een fiasco leed, is het geween bij de USA en NAVO groot. (…) In de EU zijn het vooral Oost-Europese staten zoals Polen, maar ook Groot-Brittannië, Denemarken en Nederland die meer in de USA dan in het continentale Europa geïnteresseerd lijken. Dat is hun goed recht, maar dan moeten de basisfundamenten van de EU veranderd worden in een meer losse Statengemeenschap. Met een land als Groot-Brittannië of Polen die deelneemt aan een agressieoorlog aan de zijde van de USA, tegen het volkenrecht in, kan ik niet de zoveel geprezen waardegemeenschap erkennen.”

Dr. Kersten Radzimanowski, voormalig DDR-staatssecretaris voor Buitenlandse zaken, voormalig CDU-politicus, vandaag NPD-militant. Bron: Deutsche Stimme, sep. 2008, p.3

Het citaat toont de grote geopolitieke kwestie voor Europa aan het begin van de 21ste eeuw duidelijk aan: welk Europa willen wij? Een Atlantisch slaafje van de USA dat ons meesleurt in imperialisme om de Amerikaans-kapitalistische en zionistische belangen veilig te stellen, en daarbij Europeanen als kanonnenvlees gebruikt? Of een continentaal sterk Europa dat zelfstandig zijn eigen belangen kan verdedigen? N-SA kiest onomwonden voor het laatste. Als “Groot-Nederland” betekent dat wij nog meer in de Angelsaksische, Atlantische invloedssfeer terechtkomen, dan kan dit Groot-Nederland à la Geert Wilders maar beter oplossen in het zoute Noordzeewater.

vendredi, 03 octobre 2008

"Ich wollte nicht danebenstehen..."

Bräuninger, "Ich wollte nicht danebenstehen ..."

Werner Bräuninger ist unter den zahllosen Autoren, die sich auch Jahrezehnte nach dessen Untergang mit dem Nationalsozialismus beschäftigen. Er will in seinem Buch Männer und Frauen vorstellen, "deren Namen schon fast ausgelöscht schienen". Seine Darstellungen helfen, jene Zeit zu verstehen, die uns offenbar nicht losläßt.

"Preußische Allgemeine Zeitung 19. Mai 2007"

 

Werner Bräuninger ist unter den zahllosen Autoren, die sich auch Jahrzehnte nach dessen Untergang mit dem Nationalsozialismus beschäftigen, einer der originellsten. Jetzt legt er mit seinem Buch "Ich wollte nicht daneben stehen ..." eine Sammlung von Essays vor, die sich mit Lebensentwürfen von bemerkenswerten Persönlichkeiten befassen, die von vielen Aspekten des Nationalsozialismus wie der Person Adolf Hitlers fasziniert waren, auch wohl in großen Zügen den von ihm verkündeten Zielen zustimmten, wie etwa Deutschland aus seiner tiefen Erniedrigung nach dem Ersten Weltkrieg herauszuführen und die deutsche Parteizwietracht zu überwinden, die sich aber meist der nationalsozialistischen Bewegung nicht anschlossen. Manche verwendeten sich nach den ersten Jahren der NS-Machtausübung enttäuscht ab, keiner war an der praktischen Politik beteiligt.

Da stößt man auf Namen wie dem des politischen Pädagogen und führenden nationalsozialistischen Philosophen Alfred Baeumler, der sich weigerte, Berlin zu verlassen und als Volkssturmmann an der Verteidigung teilnahm; auf Arno Breker, der bis 1945 und dann auch wieder nach Jahrzehnten der Diffamierung als einer der großen Bildhauer des 20. Jahrhunderts anerkannt wurde; auf Ernst Bertram, der in den 20er und 30er Jahren als einer der führenden Gelehrten der Zeit galt, befreundet mit Thomas Mann, dem Stefan-George-Kreis angehörend, der seine ganze Hoffnung auf Hitler setzte, aber nie NSDAP-Mitglied wurde; auf die Engländerin Winifred Wagner, Ehefrau des Richard-Wagner-Sohns Siegfried, die auch nach 1945 zu ihrer Freundschaft zu Adolf Hitler stand. Berichtet wird über den erstaunlichen Gelehrten Ernst Kontorowicz, 1895 in Posen geboren, deutscher Jude, Offizier, im Ersten Weltkrieg hoch dekoriert, Freikorpskämpfer, dessen Hauptwerk über den Staufen-Kaiser Friedrich II. auch heute noch von hoher Bedeutung ist.

Auch er gehörte zum Kreis von Stefan George. Sein Ziel war eine deutsch-jüdische Symbiose. Als er als Professor den Amtseid auf Hitler ablegen mußte, verweigerte er ihn und emigrierte, blieb aber stets Deutschland verbunden.

Ernst Jünger ist ein langes Kapitel gewidmet, Wandervogel, Offizier, Pour-le-Merite-Träger, Autor. Seine Bücher fanden in der intellektuellen Welt höchste Beachtung. Den nationalen Aufbruch hatte er zunächst freudig begrüßt, zog sich aber später enttäuscht zurück. "Krieger und Träumer, Autor und Soldat, radikaler Nationalist und Künder einer neuen Zeit, Dandy und Einzelgänger" apostrophiert ihn Bräuninger.

Leni Riefenstahl ist ein verständnisvolles Kapitel gewidmet, jener genialen deutschen Filmregisseurin, die international mit höchsten Preisen geehrt wurde. Ihr Film über die Olympischen Spiele 1936 wurde als "bester Film der Welt" 1938 in Paris prämiert. Ihr ging es um nichts anderes, als in ihren Filmen "das Schöne, Starke, Gesunde" darzustellen, kurz: "Ich suchen die Harmonie." 1945 wurde auch sie verfemt und boykottiert, bis ihr vor einigen Jahrzehnten eine Renaissance zuerst im Ausland, dann auch in Deutschland Gerechtigkeit widerfahren ließ.

Bereichert werden die Essays durch ein Personenverzeichnis, in dem man intellektuell wichtige Persönlichkeiten aus dem Deutschland des 20. Jahrhunderts findet, deren Leben und Bedeutung kurz skizziert wird.

Bräuninger will in seinem Buch Männer und Frauen vorstellen, "deren Namen schon fast ausgelöscht schienen". Seine Darstellungen helfen, jene Zeit zu vertehen, die uns offenbar nicht losläßt.

"Preußische Allgemeine Zeitung 19. Mai 2007"

jeudi, 02 octobre 2008

Les leçons de Peter Koslowski face à la post-modernité

784-awesome-hands.jpg

 

 

Les leçons de Peter Koslowski face à la post-modernité

 

par Jacques-Henry Doellmans

 

Peter Koslowski, jeune philosophe allemand né en 1952, est pro­fes­seur de philosophie et d'économie politique à l'Université de Wit­ten/Her­decke, président de l'Institut CIVITAS, Directeur de l'In­sti­tut de Recherches en Philosophie de l'Université de Hanovre. Son ob­jectif est de déployer une critique fondée de la modernité et de tous ses avatars institutionalisés (en politique comme en économie). Ses argu­ments, solidement étayés, ne sont pas d'une lecture facile. Rien de son œuvre, déjà considérable, n'a été traduit et nous, fran­co­phones, avons peu de chances de trouver bientôt en librairie des traductions de ce philosophe traditionnel et catholique d'aujour­d'hui, tant la ri­gueur de ses arguments ruine les assises de la pen­sée néo-gnosti­ci­ste, libérale et permissive dominante, surtout dans les rédactions pa­risiennes!

 

Koslowski est également un philosophe prolixe, dont l'éventail des pré­occupations est vaste: de la phi­losophie à la pratique de l'écono­mie, de l'éthique à l'esthétique et de la métaphysique aux questions re­ligieuses. Koslowski est toutefois un philosophe incarné: la réfle­xion doit servir à organiser la vie réelle pour le bien de nos pro­chains, à gommer les dysfonction­ne­ments qui l'affectent. Pour at­teindre cet op­timum pratique, elle doit être interdisciplinaire, évi­ter l'impasse des spécialisations trop exigües, pro­duits d'une pensée trop analytique et pas assez orga­ni­que.

 

Pour la rédaction d'un article, l'interdisciplinarité préconisée par Koslowski fait problème, dans la me­sure où elle ferait allègrement sauter les limites qui me sont imparties. Bornons-nous, ici, à évo­quer la présentation critique que nous donne Koslowki de la “post­mo­dernité” et des phénomènes dits “postmodernes”.

 

La “modernité” a d'abord été chrétienne, dans le sens où les chré­tiens de l'antiquité tardive se dési­gnaient par l'adjectif moderni, pour se distinguer des païens qu'ils appelaient les antiqui. Dans cette ac­ception, la modernité correspond au saeculum de Saint-Augustin, soit le temps entre la Chute et l'Accomplissement, sur lequel l'homme n'a pas de prise, seul Dieu étant maître du temps. Cette con­ception se heurte à celle des gnostiques, constate Koslow­ski, qui protestent contre l'impuissance de l'homme à exercer un quelconque pouvoir sur le temps et la mort. Le gnosticisme  —qu'on ne confon­dra pas avec ce que Koslowski appelle “la vraie gnose”—  prétendra qu'en nommant le temps (ou des segments précis et définis du temps), l'homme parviendra à exercer sa puissance sur le temps et sur l'histoire. Par “nommer le temps”, par le fait de donner des noms à des périodes circonscrites du temps, l'homme gnostique a la prétention d'exercer une certaine maîtrise sur ce flux qui lui échappe. La divi­sion du temps en “ères” antique, médiévale et moderne donne l'illusion d'une marche en avant vers une maîtrise de plus en plus assurée et complète sur le temps. Telle est la logi­que gnostique, qui se répé­tera, nous allons le voir, dans les “grands récits” de Hegel et de Marx, mais en dehors de toute réfé­rence à Dieu ou au Fils de Dieu incarné dans la chair des hommes.

 

Parallèlement à cette volonté d'arracher à Dieu la maîtrise du temps, le gnosticisme, surtout dans sa version docétiste, nie le ca­ractère historique de la vie de Jésus, rejette le fait qu'il soit réelle­ment devenu homme et chair. Le gnosticisme spiritualise et dés-his­torise l'Incarnation du Christ et introduit de la sorte une anthro­pologie désincarnée, que refusera l'Eglise. Ce refus de l'Eglise per­met d'éviter l'écueil de l'escapisme vers des empyrées irréelles, de déboucher dans l'affabulation phantasmagorique et spiritualiste. L'In­carnation revalorise le corps réel de l'homme, puisque le Christ a partagé cette condi­tion. Cette revalorisation implique, par le biais de la caritas  active, une mission sociale pour l'homme politique chré­tien et conduit à affirmer une religion qui tient pleinement compte de la communauté humaine (paroissiale, urbaine, régionale, natio­na­le, continentale ou écouménique). L'homme a dès lors un rô­le à jouer dans le drame du saeculum,  mais non pas un rôle de pur sujet au­tonome et arbitraire. Si les gnostiques de l'antiquité avaient nié toute valeur au monde en refusant l'Incarnation, l'avatar mo­der­ne du gno­sticisme idolâtrera le monde, tout en le désacralisant; le monde n'aura plus de valeur qu'en tant que matériau, que masse de ma­tiè­res premières, mises à la totale disposition de l'homme, je­tées en pâture à son arbitraire le plus complet. Le gnosticisme mo­der­ne dé­bou­che ainsi sur la “faisabilité” totale et sur la catastrophe écolo­gi­que.

 

Si le premier concept de modernité était celui de la chrétienté im­bri­quée dans le saeculum  (selon Saint-Augustin), la deuxième ac­ception du terme “modernité” est celle de la philosophie des Lumiè­res, dans ses seuls avatars progressistes. Koslowski s'insurge contre la démarche de Jürgen Habermas qui a érigé, au cours de ces deux dernières décennies, ces “Lumières progressistes” au rang de seul pro­jet valable de la modernité. Habermas perpétue ainsi la super­sti­tion du progressisme des gauches et jette ainsi un soupçon per­manent sur tout ce qui ne relève pas de ces “Lumières progres­sistes”. L'idée d'un progrès matériel et technique infini provient du premier principe (galiléen) de la thermodynamique, qui veut que l'énergie se maintient en toutes circonstances et s'éparpille sans ja­mais se perdre au tra­vers du monde. Dans une telle optique, l'ac­crois­sement de complexité, et non la diminution de com­plexité ou la régression, est la “normalité” des temps modernes. Mais, à partir de 1875, émerge le se­cond principe de la thermodynamique, qui con­sta­te la déperdition de l'énergie, ce qui permet d'envisager la déca­dence, le déclin, la mort des systèmes, la finitude des ressources na­turelles. Le pro­jet moderne de domi­ner entièrement la nature s'ef­fon­dre: l'homme gnostique/moderne ne prendra donc pas la place de Dieu, il ne sera pas, à la place de Dieu, le maître du temps. Dans ce sens, la post­modernité commence en 1875, comme le notait déjà Toynbee, mais ce fait de la déperdition n'est pas pris en compte par les idéologies politiques dominantes. Partis, idéologues, décideurs politiques a­gis­sent encore et toujours comme si ce second principe de la ther­mo­dynamique n'avait jamais été énoncé.

 

Pourtant, malgré les 122 ans qui se sont écoulés depuis 1875, l'usa­ge du vocable “postmoderne” est venu bien plus tard et révèle l'exis­tence d'un autre débat, parti du constat de l'effondrement de ce que Jean-François Lyotard appelait les “grands récits”. Pour Lyo­tard, les “grands récits” sont représentés par les doctrines de Hegel et de Marx. Ils participent, selon Koslowski, d'une “immanentisation ra­di­cale” et d'une “historicisation” de Dieu, où l'histoire du monde de­vient synonyme de la marche en avant de l'absolu, libérant l'hom­me de sa prison mondaine et de son enveloppe charnelle. Pour Marx, cette marche en avant de l'absolu équivaut à l'émancipation de l'homme, qui, en bout de course, ne sera plus exploité par l'hom­me ni assu­jet­ti au donné naturel. Lyotard déclarera caducs ces deux “grands récits”, expressions d'un avatar contemporain du filon gno­sti­que.

 

A la suite de cette caducité proclamée par Lyotard, le philosophe al­lemand Odo Marquard embraye sur cette idée et annonce le rem­pla­cement des deux “grands récits” de la modernité européenne par une myriade de “petits récits”, qu'il appelle (erronément) des “my­thes”. Le marxisme, l'idéalisme hégé­lien et le christianisme, dans l'optique de Marquard, sont “redimensionnés” et deviennent des “pe­tits récits”, à côté d'autres “petits récits” (notamment ceux du “New Age”), auquel il octroie la mê­me va­leur. C'est le règne de la “po­lymythie”, écrit Koslowski, que Marquard érige au rang d'obli­ga­tion éthique. Le jeu de la concurrence entre ces “mythes”, que Kos­low­ski nomme plus justement des “fables”, devient la catégorie fon­damentale du réel. La concurrence et l'affrontement entre les “pe­tits récits”, le débat de tous avec tous, le jeu stérile des discussions aimables non assorties de décisions constituent la variante anarcho-libérale de la postmodernité, conclut Koslowski. Ce néo-polythéisme et cet engouement naïf pour les débats entre tous et n'importe qui dévoile vite ses insuffisances car: 1) La vie est unique et ne peut pas être inscrite exclusivement sous le signe du jeu, sans tomber dans l'aberration, ni sous le signe de la discussion perpétuelle, ce qui serait sans issue; 2) Totaliser ce type de jeu est une aberration, car s'il est totalisé, il perd automati­quement son caractère ludique; 3) Cette po­lymythie, théorisée par Marquard, se méprend sur le ca­rac­tère intrinsèque des “grands ré­cits”; con­trai­rement aux “petits ré­cits”, alignés par Marquard, ils ne sont pas des “fables” ou de sym­pa­thiques “historiettes”, mais un “mé­lange hybri­de d'histoire et de philosophie spéculative”, qui est “spéculation dog­matique” et ne se laisse pas impliquer dans des “dé­bats” ou des “jeux discursifs”, si ce n'est par in­térêt stratégique ponctuel. La polymythie de Mar­quard n'affirme rien, ne souhaite même pas mainte­nir les différen­ces qui distin­guent les “petits récits” les uns des autres, mais a pour seul effet de mélan­ger tous les genres et d'estomper les limites en­tre toutes les catégories. Les ratiocinations évoquant une hypothéti­que “pluralité” qui serait indépassable ne con­duisent qu'à renoncer à toute hiérarchisation des valeurs et s'avèrent pu­re accumulation de fables et d'affabu­la­tions sans fondement ni épaisseur.

 

Après la “polymythie” de Marquard, le second volet de l'offensive postmoderne en philosophie est re­présentée par le filon “décon­struc­ti­viste”. En annonçant la fin des “grands récits”, Lyotard a jeté les bases d'une vaste entreprise de “déconstruction” de toutes les in­stitutions, instances, initiatives, que ces “grands récits” avaient générées au fil du temps et imposées aux sociétés humaines. Procé­dant effecti­vement de cette “spécu­la­tion dogmatique” assimilable à un néo-gnosticisme, les “grands récits” ont été “constructivistes”  —ils relevaient de ce que Joseph de Maistre appelait “l'esprit de fa­bri­cation”—  et ont installé, dit Ko­slow­ski, des “cages d'acier” pour y enfermer les hommes et, aussi, les mettre à l'abri de tout appel de l'Ab­solu. Ces “cages d'acier” doi­vent être démantelées, ce qui légi­ti­me la théorie et la pratique de la “déconstruction”, du moins jus­qu'à un certain point. Si déconstruire les cages d'acier est une nécessité pour tous ceux qui veulent une restauration des valeurs (tradition­nel­les), fai­re du “déconstructivisme” une fin en soi est un errement de plus de la mo­dernité. Toujours hostile aux ava­tars du gnosticis­me an­ti­que, à l'instar du penseur conserva­teur Erich Voegelin, Ko­slowski rap­pelle que pour les gnoses extrê­mes, le réel est toujours “faux”, “inauthen­tique”, “erratique”, etc. et, derrière lui, se trouvent le “sur­na­turel”, le “tout-autre”, l'“inattendu”, le “nouveau”, l'“étran­ger”, tou­jours plus “vrais” que le réel. Pour Lyotard et Derrida, le phi­lo­so­phe doit tou­jours placer ce “tout-autre” au centre de ses pré­occu­pa­tions, lui oc­troyer d'office toute la place, au détriment du réel, tou­jours con­si­déré comme in­suffisant et imparfait, dépourvu de valeur. Lyotard veut privilégier les “discontinuités” et les “hété­ro­généités” contre les “continuités” et les “homogénéités”, car elles témoignent du ca­ractère “déchiré” du monde, dans lequel jamais au­cun ordre ne peut se déployer. L'idée d'ordre  —et non seulement la “cage d'a­cier”—   est un danger pour les déconstructivistes et non pas la chan­ce qui s'offre à l'homme de s'accomplir au service des autres, de la Cité, du prochain, etc.

 

Pour Koslowski, cette logique “anarchisante” dérive de Georges Ba­taille, récemment “redécouvert” par la “nouvelle droite”. Bataille, notamment dans La littérature et le mal, explique que la souverai­neté consiste à accroître la liberté jusqu'à obtenir un “être-pour-soi” absolu, car toute activité consistant à maintenir l'ordre est signe d'es­calavage, d'une “conscience d'esclave”, servile à l'égard de l'“objectivité”. L'homme ne peut être souverain, pour Bataille, que s'il se libère du langage et de la vie, donc s'il est capable de s'auto-détruire. Le moi de Bataille renonce de façon absolue à défendre et à maintenir la vie (laquelle n'a pas de valeur comme le monde n'a­vait pas de valeur pour les gnosti­ques de la fin de l'antiquité, qui refusaient le mystère de l'Incar­na­tion). L'apologie du “gaspillage”, anto­nyme total de la “conservation”, et la “mystique du moi” chez Ba­taille débouchent donc sur une “my­sti­que de la mort”. En ce sens, elle surprivilégie la dispersio des mystiques médiévaux, lui accorde un sta­tut ontologique, sans affirmer en contre-partie l'unio mystica.

 

Telle est la critique qu'adresse Koslowski à la philosophie postmo­der­ne. Elle ne s'est pas contenté de “déconstruire” les structures im­posées par la modernité, elle n'a pas rétabli l'unio mystica, elle a gé­né­ralisé un “déconstructivisme” athée et nihiliste, qui ne débou­che sur rien d'autre que la mort, comme le prouve l'œuvre de Ba­taille. Mais si Koslowski s'insurge contre le refus du réel qui part du gnosticisme pour aboutir au déconstructivisme de Derrida, que pro­pose-t-il pour ré-ancrer la philosophie dans le réel, et pour dégager de ce ré-ancrage une philosophie politique pratique et une écono­mie qui permette de donner à chacun son dû?

 

Dans un débat qui l'opposait à Claus Offe, politologue allemand vi­sant à maintenir une démocratie de facture moderne, Koslowski in­diquait les pistes à suivre pour se dégager de l'impasse moderne. Of­fe avait constaté que les processus de modernisation, en s'am­pli­fiant, en démultipliant les différencia­tions, en accélérant outranciè­re­ment les prestations des systèmes et sous-systèmes, confis­quaient aux structures et aux institutions de la modernité le ca­rac­tè­re normatif de cette même modernité. Différenciations et accé­lé­rations finissent par empêcher la modernité d'être émancipatrice, a­lors qu'au départ son éthique foncière visait justement l'émanci­pa­tion tota­le (i.e.: échapper à la prison du réel pour les gnostiques, s'émanciper de la tyrannie du donné naturel chez Marx). Pour réin­troduire au centre des préoccupations de nos contemporains cette idée d'é­man­cipation, Offe prône l'arrêt des ac­cumulations, différen­ciations et ac­célérations, soit une “option nulle”. Offe veut la moder­ni­té sans pro­grès, parce que le progrès fini par générer des struc­tu­res gigantesques, incontrôlables et non démo­cratiques. Il réconcilie ainsi la gauche post-industrielle et les paléo-conservateurs, du moins ceux qui se contentent de ce constat somme toute assez fa­cile. Effectivement, constate Koslowski, Offe démontre à juste titre qu'une accumulation incessante de différenciations diminue la vi­ta­lité et la robustesse de la société, surtout si les sous-systèmes du sy­stème sont chacun monofonctionnels et s'avèrent incapables de ré­gler des problèmes complexes, chevauchant plusieurs types de compétences. Si les principes de vérité, de justice et de beauté s'é­loi­gnent les uns des autres par suite du processus de différencia­tion, nous aurons, comme l'avait prévu Max Weber, une vérité in­juste et laide, une justice fausse et laide et une esthétique immorale et fausse. De même, le divorce entre économie, politique et solida­ri­té, conduit à une économie impolitique et non solidaire, à une politi­que anti-économique et non solidaire, à une so­lidarité anti-écono­mi­que et impolitique. Ces différenciations infécondes de la moder­ni­té doivent être dépassées grâce à une pratique de l'“in­ter­péné­tration” générale, conduisant à une polyfonctionalité des insti­tutions dans lesquelles les individus seront organiquement imbriqués, car l'individu n'est pas seulement une unité économique, par exemple, mais est simultanément ouvrier d'usine, artiste ama­teur, père de famille, etc. Chaque institution doit pouvoir répondre tout de suite, sans médiation inutile, à chacune des facettes de la personnalité de ce “père-artiste-ouvrier”. Offe con­si­dère que l'“interpéné­tration” pourrait porter atteinte au prin­cipe de la séparation des pouvoirs. Koslowski rétorque que cette sé­pa­ration des pouvoirs serait d'au­tant plus vivante avec des insti­tu­tions polyfonctionnelles et plus robustes, taillées à la mesure d'hommes réels et complexes. L'“op­tion nulle” est un con­stat d'échec. L'effondrement de la modernité politique et des es­poirs qu'elle a fait naître provoque la déprime. Un monde à l'en­sei­gne de l'“option nulle” est un monde sans per­spective d'avenir. Un sy­stème qui ne peut plus croître, s'atrophie.

 

Pour Koslowski, c'est le matérialisme, donc la pensée économiciste,  —la sphère de l'économie dans la­quelle la modernité matérialiste avait placé tous ses espoirs—  qui est contrainte d'adopter l'“option nulle”. Comme cette pensée a fait l'impasse sur la culture, la reli­gion, l'art et la science, elle est incapable de générer des développe­ments dans ces domaines et d'y susciter des effets de compensation, pourtant essentiels à l'équilibre humain et social. L'impasse, le sur-place du domaine socio-économique doit être un appel à investir des énergies créatrices et des générosités dans les dimensions re­li­gieuses, artis­tiques et scientifiques, conclut Koslowski.

 

Telle est bien son intention et Koslowski ne se contente pas d'émet­tre le vœu d'une économie plus con­forme aux principes de conser­va­tion et d'équilibre des philosophies non modernes. Deux livres très denses témoignent de sa volonté de sauver l'économie et le so­cial de la stagnation et du déclin induits par l'“option nulle”, consta­tée par Offe, un politologue déçu de la modernité mais qui veut à tout prix la sauver, en dépit de ses échecs patents. Dans cette opti­que, Koslowski a écrit Wirtschaft als Kultur  (1989) et Die Ordnung der Wirtschaft  (1994) (réf. infra). Ces deux ouvrages sont si fonda­mentaux que nous serons contraints d'y revenir: retenons, ici, que Koslowski, dans Wirtschaft als Kultur, part du constat que les réser­ves naturelles de la planète s'épuisent, qu'elles sont limitées, que cette limite doit être prise en compte dans toutes nos actions, qu'elle implique ipso facto que le progrès accumulatif il­limité est une impossibilité pratique. A ce progressisme qui avait structuré toute la pensée moderne, Koslowski oppose les idées d'une “justice” et d'une “réciprocité” dans les échanges entre l'homme et la nature. Ensuite, il plaide pour une réinsertion de la pensée économique dans une culture plus globale, laissant une large place à l'éthique du devoir. Il esquisse ensuite les contours de l'Etat social postmo­derne, qui doit être “subsidiaire” et prévoir une solidarité en tous sens en­tre les générations. Cet Etat postmoderne et subsidiaire doit partici­per, de concert avec ses homologues, à la restauration d'un marché intérieur européen, prélude à la naissance d'une “nation européen­ne”, capable d'organiser ses différences ethniques et culturelles sans sombrer dans le nivellement des valeurs qu'un certain dis­cours sur la “multiculturalité” appelle de ses vœux (Koslowski se mon­tre très sévère à l'égard de cet engouement pour la “multicul­tu­re”).

 

Dans Die Ordnung der Wirtschaft, ouvrage très solidement char­pen­té, Koslowski jette les bases d'un néo-aristotélisme, où s'al­lient “phi­lo­sophie pratique” et “économie éthique-politique”. Cette al­liance part d'une “interpénétration” et d'une “compénétration” des ratio­na­lités éthique, économique et poli­tique. Ainsi, la “bonne politi­que” est celle qui ne répond pas seulement aux impératifs politiques (con­servation du pouvoir, évitement des conflits), mais vise le bien commun et la couverture optimale de tous les besoins vitaux. Les structures économiques, toujours selon cette logique néo-aristotéli­cien­ne, doivent également répondre à des critères politiques et é­thi­ques. Quant à l'éthique, elle ne saurait être ni anti-économique ni anti-politique. Cette volonté de ne pas valoriser un domaine d'acti­vi­té humaine au détriment d'une autre postule de recombiner ce que la modernité avait voulu penser séparément. La philosophie prati­que d'Aristote entend également conserver les liens d'amitié politi­que (philia poli­tike)  entre les citoyens et les communautés de cito­yens, qui fondent le sens du devoir et de la récipro­cité. Koslow­ski relie ce principe cardinal de la pensée politique aristotélicienne aux travaux de la nou­velle école communautarienne américaine (A. MacIntyre, M. Walzer, Ch. Taylor, etc.). Le néoaristoté­lisme met l'ac­cent sur le retour indispensable de la vertu grecque de phrone­sis:  l'intelligence pratique, capable de discerner ce qui est bon et utile pour la Cité, dans le contexte propre de cette Cité. En effet, la ratio­na­lité pure, sur laquelle l'hypermodernité avait parié, exclut le con­texte. L'application de cette ra­tionalité décontextualisante dans le domaine de l'économie a conduit à une impasse voire à des cata­s­tro­phes: une rationalité économique réelle et globale exige une im­mersion herméneutique dans le tissu social, où se conjuguent ac­tions économiques et politiques. Enfin, le réel est le fondement pre­mier de la philosophie pratique et non le “discours” ou l'“agir com­mu­nicationnel” (cher à Habermas ou à Apel), car tout ne procède pas de l'agir et du parler: l'Etre transcende l'action et ses détermi­na­tions précèdent l'acte de parler ou de discourir.

 

La pensée philosophique et économique de Koslowski constitue une réponse aux épreuves que nous a infligées la modernité: elle repré­sente la facette positive, le complément constructif, de sa critique de la modernité gnosticiste. Elle est un chantier vers lequel nous al­lons immanquablement devoir retourner. Puisse cette modeste in­troduction éveiller l'attention du public francophone pour cette œu­vre qui n'a pas encore été découverte en France et qui complèterait celles de Taylor, MacIntyre, Spaemann, déjà traduites.

 

Bibliographie:

 

- Peter KOSLOWSKI, «Sein-lassen-können als Überwindung des Modernismus. Kommentar zu Claus Offe», in Peter KOSLOWSKI, Robert SPAEMANN, Reinhard LÖW, Moderne oder Postmo­der­ne?, Acta Humaniora/VCH, Weinheim, 1986

 

- Peter KOSLOWSKI, Wirtschaft als Kultur. Wirtschaftskultur und Wirtschaftsethik in der Postmoderne, Edition Passagen, Wien, 1989.

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Post­mo­dernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989.

 

- Peter KOSLOWSKI, «Supermoderne oder Postmoderne? Dekon­struk­tion und Mystik in den zwei Postmodernen», in Günther EIFLER, Otto SAAME (Hrsg.), Postmoderne. Anspruche einer neuen Epoche. Eine interdisziplinäre Erörterung, Edition Pas­sagen, Wien, 1990.

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Ordnung der Wirtschaft, Mohr/Siebeck, Tübingen, 1994.

par Jacques-Henri Doellmans