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jeudi, 08 janvier 2009

L'oeuvre de Herman Wirth

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L'oeuvre de Herman WIRTH (1885-1981)

 

 

par Robert Steuckers

 

Né le 6 mai 1885 à Utrecht aux Pays-Bas, Herman Wirth étudie la philologie néerlandaise, la philologie germanique, l'ethnologie, l'histoire et la musicologie aux universités d'Utrecht, de Leipzig et de Bâle. Son premier poste universitaire est une chaire de philologie néerlandaise à Berlin qu'il occupe de 1909 à 1919. Il enseigne à Bruxelles en 1917/18 et y appuie l'activisme flamand germanophile. Séduit par le mouvement de jeunesse contestataire et anarchisant d'avant 1914, le célèbre Wandervogel,   il tente de lancer l'idée aux Pays-Bas à partir de 1920, sous l'appelation de Dietse Trekvogel  (Oiseaux migrateurs thiois). En 1921, il entame ses études sur les symboles et l'art populaire en traitant des uleborden, les poutres à décoration animalière des pignons des vieilles fermes frisonnes. Convaincu de la profonde signification symbolique des motifs décoratifs traditionnels ornant les pignons, façades, objets usuels, pains et pâtisseries, Wirth mène une enquête serrée, interrogeant les vieux paysans encore dépositaires des traditions orales. Il tire la conclusion que les symboles géométriques simples remontent à la préhistoire et constituent le premier langage graphique de l'homme, objet d'une science qu'il appelle à approfondir: la paléo-épigraphie. Le symbole est une trace plus sûre que le mythe car il demeure constant à travers les siècles et les millénaires, tandis que le mythe subit au fil des temps quantités de distorsions. En posant cette affirmation, Wirth énonce une thèse sur la naissance des alphabets. Les signes alphabétiques dérivent, selon Wirth, de symboles désignant les mouvements des astres. Vu leur configuration, ils seraient apparus en Europe du Nord, à une époque où le pôle se situait au Sud du Groenland, soit pendant l'ère glacière où le niveau de la mer était inférieur de 200 m, ce qui laisse supposer que l'étendue océanique actuelle, recouvrant l'espace sis entre la Galice et l'Irlande, aurait été une zone de toundras, idéale pour l'élevage du renne. La montée des eaux, due au réchauffement du climat et au basculement du pôle vers sa position actuelle, aurait provoqué un reflux des chasseurs-éleveurs de rennes vers le sud de la Gaule et les Asturies d'abord, vers le reste de l'Europe, en particulier la Scandinavie à peine libérée des glaces, ensuite. Une autre branche aurait rejoint les plaines d'Amérique du Nord, pour y rencontrer une population asiatique et créer, par mixage avec elle, une race nouvelle. De cette hypothèse sur l'origine des populations europides et amérindiennes, Wirth déduit la théorie d'un diffusionnisme racial/racisant, accompagné d'une thèse audacieuse sur le matriarchat originel, prenant le relais de celle de Bachofen.

 

Wirth croyait qu'un manuscrit frison du Moyen-Age, l'Oera-Linda bok, recopié à chaque génération depuis environ le Xième siècle jusqu'au XVIIIième, contenait in nuce  le récit de l'inondation des toundras atlantiques et de la zone du Dogger Bank. Cette affirmation de Wirth n'a guère été prise au sérieux et l'a mis au ban de la communauté scientifique. Toutefois, le débat sur l'Oera-Linda bok n'est pas encore clos aux Pays-Bas aujourd'hui.

 

Très en vogue parmi les ethnologues, les folkloristes et les «symbolologues» en Allemagne, en Flandre, aux Pays-Bas et en Scandinavie avant-guerre, Wirth a été oublié, en même temps que les théoriciens allemands et néerlandais de la race, compromis avec le IIIième Reich. Or Wirth ne peut être classé dans la même catégorie qu'eux: d'abord parce qu'il estimait que la recherche des racines de la germanité, objectif positif, était primordiale, et que l'antisémitisme, attitude négative, était «une perte de temps»; ensuite, en butte à l'hostilité de Rosenberg, il est interdit de publication. Il reçoit temporairement l'appui de Himmler mais rompt avec lui en 1938, jugeant que les prétoriens du IIIième Reich, les SS,  sont une incarnation moderne des Männerbünde  (des associations masculines) qui ont éradiqué, par le truchement du wotanisme puis du christianisme, les cultes des mères, propres à la culture matricielle atlanto-arctique et à son matriarchat apaisant, remontant à la fin du pliocène. Arrêté par les Américains en 1945, il est rapidement relaché, les enquêteurs ayant conclu qu'il avait été un «naïf abusé». Infatigable, il poursuit après guerre ses travaux, notamment dans le site mégalithique des Externsteine dans le centre de l'Allemagne et organise pendant deux ans, de 1974 à 1976, une exposition sur les communautés préhistoriques d'Europe. Il meurt à Kusel dans le Palatinat le 16 février 1981. Sans corroborer toutes les thèses de Wirth, les recherches des Britanniques Renfrew et Hawkins et du Français Jean Deruelle ont permis de revaloriser les civilisations mégalithiques ouest-européennes et de démontrer, notamment grâce au carbone 14, leur antériorité par rapport aux civilisations égyptienne, crétoise et mésopotamienne.

 

L'ascension de l'humanité (Der Aufgang der Menschheit), 1928

 

Ouvrage majeur de Wirth, Der Aufgang der Menschheit  se déploie à partir d'une volonté de reconnaître le divin dans le monde et de dépasser l'autorité de type augustinien, reposant sur la révélation d'un Dieu extérieur aux hommes. Wirth entend poursuivre le travail amorcé par la Réforme, pour qui l'homme a le droit de connaître les vérités éternelles car Dieu l'a voulu ainsi. Wirth procède à une typologie racisée/localisée des religiosités: celles qui acceptent la révélation sont méridionales et orientales; celles qui favorisent le déploiement à l'infini de la connaissance sont «nordiques». La tâche à parfaire, selon Wirth, c'est de dépasser l'irreligion contemporaine, produit de la mécanisation et de l'économisme, en se plongeant dans l'exploration de notre passé. Seule une connaissance du passé le plus lointain permet de susciter une vie intérieure fondée, de renouer avec une religiosité spécifique, sans abandonner la démarche scientifique de recherche et sans sombrer dans les religiosités superficielles de substitution (pour Wirth: le néo-catholicisme, la théosophie ou l'anthroposophie de Steiner). Les travaux archéologiques ont permis aux Européens de replonger dans leur passé et de reculer très loin dans le temps les débuts hypothétiques de l'histoire. Parmi les découvertes de l'archéologie: les signes symboliques abstraits des sites «préhistoriques» de Gourdan, La Madeleine, Rochebertier et Traz-os-Montes (Portugal), dans le Sud-Ouest européen atlantique. Pour la science universitaire officielle, l'alphabet phénicien était considéré comme le premier système d'écriture alphabétique d'où découlaient tous les autres. Les signes des sites atlantiques ibériques et aquitains n'étaient, dans l'optique des archéologues classiques, que des «griffonnages ludiques». L'œuvre de Wirth s'insurge contre cette position qui refuse de reconnaître le caractère d'abord symbolique du signe qui ne deviendra phonétique que bien ultérieurement. L'origine de l'écriture remonte donc au Magdalénien: l'alphabet servait alors de calendrier et indiquait, à l'aide de symboles graphiques abstraits, la position des astres. Vu la présence de cette écriture linéaire, indice de civilisation, la distinction entre «histoire» et «préhistoire» n'a plus aucun sens: notre chronologie doit être reculée de 10.000 années au moins, conclut Wirth. L'écriture linéaire des populations du Magdalénien atlantique d'Ibérie, d'Aquitaine et de l'Atlas constituerait de ce fait l'écriture primordiale et les systèmes égyptiens et sumériens en seraient des dégénérescences imagées, moins abstraites. Théorie qui inverse toutes les interprétations conventionnelles de l'histoire et de la «pré-histoire» (terme que conteste Wirth). Der Aufgang der Menschheit  commence par une «histoire de l'origine des races humaines» (Zur Urgeschichte der Rassen).  Celle-ci débute à la fin de l'ère tertiaire, quand le rameau humain se sépare des autres rameaux des primates et qu'apparaissent les différents groupes sanguins (pour Wirth, le groupe I, de la race originelle —Urrasse—  arctique-nordique, précédant la race nordique proprement dite, et le groupe III de la race originelle sud-asiatique). Ce processus de différenciation raciale s'opère pendant l'éocène, l'oligocène, le miocène et le pliocène. A la fin de ces ères tertiaires, s'opère un basculement du pôle arctique qui inaugure une ère glaciaire en Amérique du Nord (glaciation de Kansan). Au début du quaternaire, cette glaciation se poursuit (en Amérique: glaciations de Günz, de l'Illinois et de l'Iowa; en Europe, glaciation de Mindel). Ces glaciations sont contemporaines des premiers balbutiements du paléolithique (culture des éolithes) et, pour Wirth, des premières migrations de la race originelle arctique-nordique vers l'Amérique du Nord, l'Atlantique Nord et l'Asie septentrionale, ce qui donne en Europe les cultures «pré-historiques» du Strépyen et du Pré-Chelléen. Le réchauffement du climat, à l'ère chelléenne, permet aux éléphants, rhinocéros et hippopotames de vivre en Europe. L'Acheuléen inaugure un rafraîchissement du climat, qui fait disparaître cette faune; ensuite, à l'ère moustérienne, s'enclenche une nouvelle glaciation (dite de Riß ou de Würm; en Amérique, première glaciation du Wisconsin). Sur le plan racial, l'Europe est peuplée par la race de Néanderthal et les hommes du Moustier, de Spy, de la Chapelle-aux-Saints, de La Ferrasie, de La Quina et de Krapina. Lors d'un léger réchauffement du climat, apparaît la race d'Aurignac, influencée par des éléments de la race arctique-nordique-atlantique, porteuse des premiers signes graphiques symboliques. C'est l'époque des cultures préhistoriques de l'Europe du Sud-Ouest, de la zone franco-cantabrique (squelette de Cro-Magnon, type humain mélangé, où se croise le sang arctique nordique et celui des populations non nordiques de l'Europe), à l'ère dite du Magdalénien (I & II). Epoque-charnière dans l'optique de Wirth, puisqu'apparaissent, sur les parois des cavernes, notamment celles de La Madeleine, de Gourdan et du Font de Gaume en France, d'Altamira en Espagne, les dessins rupestres et les premières signes symboliques. Vers 12.000 avant notre ère, le climat se réchauffe et le processus de mixage entre populations arctiques-atlantiques-nordiques et Pré-Finnois de l'aire baltique (culture de Maglemose au Danemark) ou éléments alpinoïdes continentaux se poursuit, formant les différentes sous-races européennes. La Mer du Nord n'existe pas encore et l'espace du Dogger Bank (pour Wirth, le Polsete-Land) est occupé par le peuple Tuatha, de souche arctique-nordique, qui conquiert, à l'Est, le Nord-Ouest de l'Europe et, à l'Ouest, l'Irlande, qu'il arrache aux tribus «sud-atlantiques», les Fomoriens. La Mer du Nord disparaît sous les flots et, selon la thèse très contestée de Wirth, les populations arctiques-nordiques émigrent par vagues successives pendant plusieurs millénaires dans toute l'Europe, le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient, transmettant et amplifiant leur culture originelle, celle des mégalithes. En Europe orientale, elles fondent les cultures dites de Tripolje, Vinça et Tordos, détruisent les palais crétois vers 1400 avant notre ère, importent l'écriture linéaire dans l'espace sumérien et élamite, atteignent les frontières occidentales de la Chine, s'installent en Palestine (les Amourou du Pays de Canaan vers -3000 puis les Polasata et les Thakara vers -1300/-1200), donnent naissance à la culture phénicienne qui rationalise et fonctionnalise leurs signes symboliques en un alphabet utilitaire, introduisent les dolmens en Afrique du Nord et la première écriture linéaire pré-dynastique en Egypte (-3300), etc.

 

Pour prouver l'existence d'une patrie originelle arctique, Wirth a recours aux théories de la dérive des continents de W. Köppen et A. Wegener (Die Entstehung der Kontinente und Ozeane, 1922) et aux résultats de l'exploration des fonds maritimes arctiques et des restes de flore qu'O. Heer y a découverts (Flora fossilis artica,  Zürich, 1868-1883). A la fin du tertiaire et aux débuts du quaternaire, les continents européen et américain étaient encore soudés l'un à l'autre. La dérive de l'Amérique vers l'ouest et vers le sud aurait commencé lors de la grande glaciation du pléistocène. Le Groenland, les Iles Spitzbergen, l'Islande et la Terre de Grinell, avec le plateau continental qui les entoure, seraient donc la terre originelle de la race arctique-nordique, selon Wirth. Le plateau continental, aujourd'hui submergé, s'étendant de l'Ecosse et l'Irlande aux côtes galiciennes et asturiennes serait, toujours selon Wirth, la seconde patrie d'origine de ces populations. Comme preuve supplémentaire de l'origine «circum-polaire» des populations arctiques-nordiques ultérieurement émigrées jusqu'aux confins de la Chine et aux Indes, Wirth cite l'Avesta, texte sacré de l'Iran ancien, qui parle de dix mois d'hiver et de deux mois d'été, d'un hiver si rigoureux qu'il ne permettait plus aux hommes et au bétail de survivre, d'inondations post-hivernales, etc. La tradition indienne, explorée par Bal Gangâdhar Tilak (The Arctic Home in the Vedas, 1903), parle, elle, d'une année qui compte un seul jour et une seule nuit, ce qui est le cas au niveau du pôle. Aucun squelette de type arctique-nordique n'a été retrouvé, ni en Ecosse ou en Irlande, zones arctiques non inondées, ni le long des routes des premières migrations (Dordogne/Aquitaine, Espagne, Atlas, etc. jusqu'en Indonésie), parce que les morts étaient d'abord enfouis six mois dans le giron de la Terre-mère pour être ensuite exhumés et exposés sur une dalle plate, un pré-dolmen, pour être offerts à la lumière, pour renaître et retourner à la lumière, comme l'atteste le Vendidad iranien, la tradition des Parses et les coutumes funéraires des Indiens d'Amérique du Nord.

L'organisation sociale des premiers groupes de migrants arctiques-nordiques est purement matriarcale: les femmes y détiennent les rôles dominants et sont dépositaires de la sagesse.

 

En posant cette série d'affirmations, difficiles à étayer par l'archéologie, Wirth lance un défi aux théories des indo-européanisants qui affirment l'origine européenne/continentale des «Indo-Européens» nordiques (appelation que Wirth conteste parce qu'il juge qu'elle jette la confusion). La race nordique et, partant, les «Indo-Européens» ne trouvent pas, pour Wirth, leur origine sur le continent européen ou asiatique. Il n'y aurait jamais eu, selon lui, d'Urvolk indo-européen en Europe car les nordiques apparaissent toujours mélangés sur cette terre; les populations originelles de l'Europe sont finno-asiatiques. Les Nordiques ont pénétré en Europe par l'Ouest, en longeant les voies fluviales, en quittant leurs terres progressivement inondées par la fonte des glaces arctiques. Cette migration a rencontré la vague des Cro-Magnons sud-atlantiques (légèrement métissés d'arcto-nordiques depuis l'époque des Aurignaciens) progressant vers l'Est. La culture centre-européenne du néolithique est donc le produit d'un vaste métissage de Sud-Atlantiques, de Nordiques et de Finno-asiatiques, que prouvent les études sérologiques et la présence des symboles. Les Celtes procèdent de ce mélange et ont constitué une civilisation qui a progressé en inversant les routes migratoires et en revenant en Irlande et dans la zone franco-cantabrique, emmenant dans leur sillage des éléments raciaux finno-asiatiques. En longeant le Rhin, ils ont traversé la Mer du Nord et soumis en Irlande le peuple nordique des Tuatha, venu de la zone inondée du Dogger Bank (Polsete-Land) et évoqué dans les traditions mythologiques celto-irlandaises. L'irruption des Celtes met fin à la culture matriarcale et monothéiste des Tuatha de l'ère mégalithique pour la remplacer par le patriarcat polythéiste d'origine asiatique, organisé par une caste de chamans, les druides. Wirth se réfère à Ammien Marcellin (1. XV, c.9, §4) pour étayer sa thèse: celui-ci parle des trois races de l'Irlande: l'autochtone, celle venue des «îles lointaines» et celle venue du Rhin, soit la sud-atlantique fomorienne, les Tuatha arcto-nordiques et les Celtes.

 

Le symbolisme graphique abstrait, que nous ont laissé ces peuples arcto-nordiques, temoigne d'une religiosité cosmique, d'un regard jeté sur le divin cosmique, d'une religiosité basée sur l'expérience du «mystère sacré» de la lumière boréale, de la renaissance solaire au solstice d'hiver. Dans cette religiosité, les hommes sont imbriqués entièrement dans la grande loi qui préside aux mutations cosmiques, marquée par l'éternel retour. La mort est alors un re-devenir (ein Wieder-Werden). Le divin est père, Weltgeist, depuis toujours présent et duquel procèdent toutes choses. Il envoie son fils, porteur de la «lumière des terres», pour se révéler aux hommes. Les hiéroglyphes qui expriment la présence de ce dieu impersonnel, qui se révèle par le soleil, se réfèrent au cycle annuel, aux rotations de l'univers, aux mutations incessantes qui l'animent, au cosmos, au ciel et à la terre. L'étymologie de tu-ath  (vieil-irl.), ou de ses équivalents lituanien (ta-uta), osque (to-uto), vieux-saxon (thi-od),  dérive des racines *ti, *to, *tu  (dieu) et *ot, *ut, *at  (vie, souffle, âme).

 

Ce peuple, connaisseur du «souffle divin», soit du mouvement des astres, a élaboré un système de signes correspondant à la position des planètes et des étoiles. Les modifications de ces systèmes de signes astronomiques étaient entraînées par les mouvements des corps célestes. Toute la civilisation mégalithique, explique Wirth, avant Renfrew, Hawkins et Deruelle, procède d'une religiosité astronomique. Elle est née en Europe occidentale et septentrionale et a essaimé dans le monde entier: en Amérique du Nord, au Maghreb (les mégalithes de l'Atlas), en Egypte, en Mésopotamie et, vraisemblablement, jusqu'en Indonésie et peut-être en Nouvelle-Zélande (les Maoris).

 

(Robert Steuckers).   

         

- Bibliographie: Pour une bibliographie très complète, se référer au travail d'Eberhard Baumann, Verzeichnis der Schriften von Herman Felix WIRTH Roeper Bosch von 1911 bis 1980 sowie die Schriften für, gegen, zu und über die Person und das Werk von Herman Wirth, Gesellschaft für Europäische Urgemeinschaftskunde e.V., Kolbenmoor, 1988. Notre liste ci-dessous ne reprend que les ouvrages principaux: Der Untergang des niederländischen Volksliedes, La Haye, 1911; Um die wissenschaftliche Erkenntnis und den nordischen Gedanken, Berlin, 1929 (?); Der Aufgang der Menschheit,  Iéna, 1928 (2ième éd., 1934); Die Heilige Urschrift der Menschheit,  Leipzig, 1931-36; Was heißt deutsch? Ein urgeistgeschichtlicher Rückblick zur Selbstbestimmung und Selbstbesinnung,  Iéna, 1931 (2ième éd., 1934); Führer durch die Erste urreligionsgeschichtliche Ausstellung "Der Heilbringer". Von Thule bis Galiläa und von Galiläa bis Thule, Berlin/Leipzig, 1933; Die Ura-Linda-Chronik,  Leipzig, 1933; Die Ura-Linda-Chronik. Textausgabe (texte de la Chronique d'Oera-Linda traduit par H.W.), Leipzig, 1933; Um den Ursinn des Menschseins,  Vienne, 1960; Der neue Externsteine-Führer, Marbourg, 1969; Allmutter. Die Entdeckung der "altitalischen" Inschriften in der Pfalz und ihre Deutung,  Marbourg, 1974; Führer durch das Ur-Europa-Museum mit Einführung in die Ursymbolik und Urreligion,  Marbourg, 1975; Europäische Urreligion und die Externsteine,  Vienne, 1980.

 

- Sur Wirth: consulter la bibliographie complète de Eberhard Baumann (op. cit.); cf. également: Eberhard Baumann, Der Aufgang und Untergang der frühen Hochkulturen in Nord- und Mitteleuropa als Ausdruck umfassender oder geringer Selbstverwirklung (oder Bewußtseinsentfaltung) dargestellt am Beispiel des Erforschers der Symbolgeschichte Professor Dr. Herman Felix Wirth, Herborn-Schönbach, 1990 (disponible chez l'auteur: Dr. E. Baumann, Linzer Str. 12, D-8390 Passau). Cf. également: Walter Drees, Herman Wirth bewies: die arktisch-atlantische Kulturgrundlage schuf die Frau, Vlotho-Valdorf, chez l'auteur (Kleeweg 6, D-4973 Vlotho-Valdorf); Dr. A. Lambardt, Ursymbole der Megalithkultur. Zeugnisse der Geistesurgeschichte, Heitz u. Höffkes, Essen, s.d.       

 

 

mercredi, 07 janvier 2009

"Danseuse" par Arno Breker

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00:10 Publié dans art | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chorégraphie, danse, sculpture, art, allemagne, art plastique | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Walter Flex: une éthique du sacrifice au-delà de tous les égoïsmes

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Robert STEUCKERS:

Walter Flex: une éthique du sacrifice au-delà de tous les égoïsmes

 

Né à Eisenach en 1887, Walter Flex a grandi dans une famille de quatre garçons: son frère aîné, Konrad, qui a survécu à la tourmente de la guerre, et deux cadets, Martin, qui mourra des suites de ses blessures et d'une pneumonie en 1919, et Otto, qui tombera en France en 1914. Son père décèdera en juillet 1918 et sa mère en octobre 1919. Konrad Flex, seul survivant de cette famille unie, préfacera en 1925 les deux volumes des œuvres complètes de son frère. Le père Rudolf Flex était un grand admirateur de Bismarck; esprit religieux, mais éloigné des églises, il est un croyant plus ou moins panthéiste, proche de la nature, qui s'engage résolument dans un combat politique national-libéral, pétri de l'esprit du «Chancelier de Fer». A l'occasion, Rudolf Flex rédige des poèmes ou des petites pièces de théâtre d'inspiration nationale, que jouent en partie sa propre femme et ses enfants. Homme du peuple, issu de lignées de paysans et d'artisans, parfaitement au diapason de ses concitoyens, Rudolf Flex s'intéresse au dialecte d'Eisenach, sur lequel il publie deux petits travaux de philologie. Sa mère, née Margarete Pollack, lui transmet un héritage plus précis, bien qu'hétérogène à première vue: enthousiasme pour l'aventure prussienne et l'éthique qui la sous-tend, religiosité encadrée par l'église évangélique, culte du premier empereur Hohenzollern. Dans la transmission de cet héritage, explique Konrad Flex, il n'y a aucune sécheresse: Margarete Pollack-Flex possède les dons de l'imagination et de la narration, assortis d'une bonne culture littéraire. La mère des quatre frères Flex a de nombreuses activités publiques dans les œuvres de bienfaisance de la ville d'Eisenach, notamment dans les associations caritatives placées à l'enseigne du roi de Suède, Gustave-Adolphe, champion de l'Europe septentrionale protestante au XVIIième siècle. Cet engagement social dans le cadre protestant-luthérien montre l'impact profond de ce protestantisme national dans le milieu familial de Walter Flex. Les associations caritatives protestantes tentaient de faire pièce à leurs équivalentes catholiques ou socialistes. Pendant la guerre, Margarete Pollack-Flex s'est engagée dans les associations qui venaient en aide aux soldats revenus du front.

 

Konrad Flex conclut: «L'intérêt pour les choses de l'Etat et pour l'histoire, la volonté d'œuvrer dans les affaires publiques, la volonté de créer une œuvre littéraire, de dominer la langue par la poésie, l'humour, le talent d'imiter les paroles des autres et le sens des arts plastiques sont des qualités que Walter Flex a essentiellement hérité de son père; en revanche, sa mère lui a légué cette pulsion décidée et consciente d'accomplissement de soi et de négation de soi dans un cadre éthique, un sens aigu de l'observation de soi, l'imagination, le talent narratif, la pensée abstraite, un intérêt fort motivé pour la philosophie et, dans une moindre mesure, le souci des questions sociales».

 

Le jeune Walter Flex rédigera très tôt, à onze ans, ses premiers poèmes et sa première pièce de théâtre. Son tout premier poème fut rédigé à l'occasion du décès du Prince Bismarck. Pendant la guerre des Boers, il a pris passionnément le parti des colons hollandais, allemands et huguenots en lutte contre l'armée britannique. Ce sera encore l'occasion de quelques poèmes. A dix-sept ans, une petite pièce de théâtre, intitulée Die Bauernführer (Les chefs paysans) est jouée dans son Gymnasium et connaît un indéniable succès. Un peu plus tard, le lycéen Walter Flex rédige un drame plus élaboré, Demetrius,  basé sur une des thématiques les plus poignantes de l'histoire russe, débutant par la mort mystérieuse de Dmitri, fils d'Ivan le Terrible, vraisemblablement assassiné; à la suite de la mort de ce dernier descendant direct du chef varègue Rurik, trois faux Dmitri revendiquent successivement le trône occupé par Boris Goudounov, plongeant la Russie dans une suite ininterrompue de guerres civiles au début du XVIIième siècle. La version définitive de ce drame de Walter Flex ne paraîtra que quelques années plus tard, quand il sera à l'université. Le Théâtre de la Ville d'Eisenach le jouera en 1909.

 

Après le Gymnasium, il étudiera la philologie germanique et l'histoire à Erlangen et à Strasbourg entre 1906 et 1910. Pendant ses années d'études, il adhérera à une corporation d'étudiants, la Bubenruthia. Malgré un handicap à la main droite, qui le forçait à être gaucher, il était bon en escrime et redouté par ses challengeurs dans les duels traditionnels des étudiants allemands (la Mensur). Le 31 octobre 1910, il défend son mémoire sur «le développement de la problématique tragique dans les drames allemands sur la thématique de Demetrius, de Schiller à aujourd'hui».

 

De 1910 à 1914, il deviendra le percepteur des enfants de la famille Bismarck. D'abord de Nicolas de Bismarck, puis de Gottfried et Wilhelm. Outre cette fonction de précepteur, il assume la tâche de ranger et de classer les archives de la famille. Ce qui lui donne l'occasion de rédiger sa nouvelle historique Zwölf Bismarcks  (= Douze Bismarcks) et sa tragédie Klaus von Bismarck.  Ces ouvrages paraissent en 1913; la tragédie est jouée la même année au Théâtre de la Cour à Cobourg en présence du Duc. Ces récits sont pour l'essentiel pure fiction; il ne s'agit donc pas d'une chronique sur la famille Bismarck mais l'intention de l'auteur est de camper des profils psychologiques, qui affrontent le réel, le modèle selon leurs canons éthiques, politiques ou esthétiques ou connaissent l'échec en restant stoïques. En 1913, il publie également Die evangelische Frauenrevolte in Löwenberg (La révolte protestante des femmes à Löwenberg), au profit de la Gustav-Adolf-Frauenverein (Association féminine Gustav-Adolf) que présidait sa mère.

 

Ensuite Walter Flex devient précepteur des enfants du Baron von Leesen à Retchke en Posnanie. C'est là qu'il se trouve quand éclate la guerre en août 1914; il se porte tout de suite volontaire, en dépit de sa légère infirmité à la main droite qui l'avait auparavant dispensé du service militaire. Armé de ses convictions éthiques et stoïques, il se jure de mobiliser tous ses efforts pour vaincre les résistances du terrain, de la souffrance, de ses faiblesses physiques. Il demande à servir dans l'infanterie. Soldat-poète, ses vers enthousiasmeront ses contemporains, engagés sur tous les fronts d'Europe. Walter Flex combattra d'abord sur le front occidental, dans la Forêt d'Argonne. C'est le 3 octobre 1914 qu'il pénètre sur le territoire français avec son régiment. Il écrit, le 5, à ses parents: «Au moment où, avant-hier, nous franchissions la frontière française, il y avait un magnifique clair de lune à trois heures du matin. Nous pensions à la scène du Serment de Rütli dans le récit de Guillaume Tell et nous nous en sommes réjouis. Hier nous avons eu une longue marche, que je n'ai pas trouvé extraordinaire; nous avons pris nos quartiers de nuit dans la paille d'une écurie: au-dessus de nous un ciel tout éclairé par la lune que nous contemplions à travers le trou percé dans le toit par un obus. Du côté des hauteurs devant nous, vers lesquelles nous marchions, nous entendions le fracas des canons et le crépitement des fusils. Pendant la nuit nous pouvions apercevoir le bombardement de Verdun. Au-dessus des collines, des ballons captifs. Hier soir, j'ai passé la soirée autour d'un feu avec trois femmes françaises, heureuses d'entendre quelqu'un leur parler dans leur langue; elles me répétaient sans cesse: nous aussi nous serons Allemands».

 

Le 7 octobre, toujours dans une lettre à ses parents, sa philosophie générale de la guerre se précise: «Nos souffrances sont très grandes, mais c'est un sentiment sensationnel d'engager ses forces dans la lutte de notre peuple pour son existence». Quelques jours plus tard: «Le froid des nuits dans les hauteurs ardennaises nous transperce les os quand on est couché en plein champ ou dans les tranchées. Malgré cela, c'est un sentiment extraordinaire de se sentir membre de cette fraternité de fer qui protège notre peuple». Jamais la tendresse n'est absente quand il écrit à sa mère: «Très chère maman! Hier je t'ai envoyé trois violettes cueillies devant nos tranchées, et la première chose que je reçois aujourd'hui et qui m'illumine de joie, c'est ton cher courrier de campagne qui contient trois petites violettes d'Eisenach. N'est-ce pas l'adorable symbole de notre communauté de cœur?». A la veille de Noël, le 17 décembre 1914, nous trouvons cette première réflexion importante sur la mort, suite à la disparition de son jeune frère Otto: «Je pense que, réunis tous en cette veillée sacrée à Eisenach, vous lirez ma lettre. Pour nous tous, c'est un jour grave, difficile, mais qui reste beau tout de même. Comme moi, vous penserez à notre Petzlein (= Otto) et à toutes les touchantes transformations qu'a connues ce jeune être de vingt ans, vous penserez tantôt au bambin en tablier tantôt au jeune randonneur aux yeux graves, intelligents et bons, et il sera presque vivant au milieu de la pièce où vous célèbrerez la Noël. Mais ces souvenirs ne doivent pas nous affaiblir. Nous devons rester modestes et savoir que, nous les vivants, ne pourrons jamais voir, avec nos sens amoindris et malhabiles, la dernière et sans doute la plus belle des mutations de l'être aimé, mutation qui l'a arraché à notre cercle et l'a placé au-dessus de nous, sans pour autant mettre fin aux effets qu'il suscite encore en nous et par nous. Sans doute ceux que nous appelons les morts ressentent-ils l'état dans lequel nous nous trouvons, nous, les vivants, comme un état antérieur à la naissance et ils attendent que nous venions, après eux, à la vraie vie. La mort et la naissance ne me semblent pas être en opposition, mais sont comme des stades supérieur et inférieur dans le développement de la vie... Ceux qui sont tombés pour le soleil de leur terre et pour protéger la joie des générations futures ne veulent pas que nous les trahissions par des deuils qui ne sont indices que de nos faiblesses, des deuils qui ne pleurent que la part que nous aurions pu avoir dans les moissons de leur vie. Une douleur sans limite est si terne, si dépourvue de vie, alors que nos chers morts sont tombés pour que nous soyions forts en nos cœurs et en nos œuvres. Nous n'avons pas le droit de regarder l'éclat des bougies de Noël avec les yeux embués de larmes, parce qu'elles nous renvoient comme le reflet d'une âme aimée, lointaine mais tout de même si proche!...».

 

Au printemps de 1915, Walter Flex est envoyé au Warthelager (Le Camp de la Warthe), pour y subir une formation d'officier. C'est là qu'il rencontrera Ernst Wurche. L'été venu, le climat plus clément, Walter Flex écrit à ses parents, le 2 juin, cette lettre qui exprime la joie de la vie militaire en campagne sur le Front de l'Est, avec des mots d'une simplicité qui étonne, où l'éternité des choses de la nature semble primer par rapport au cataclysme guerrier qui embrase l'Europe d'Ouest en Est. Cette lettre du 2 juin 1915 est aussi la première qui fait mention de Wurche: «C'est en direction de cette languette de terre, à l'Ouest [du Lac Kolno], que j'ai commandé une patrouille il y a quelques jours; j'ai brisé la résistance d'un détachement russe de 23 hommes avec mes quatre gaillards; j'ai personnellement capturé un Yvan dans le marais; il nous a communiqué des renseignements intéressants. Le pistolet Mauser qui j'ai acheté avec notre chère maman m'a donc porté bonheur. Je me sens très heureux dans ma nouvelle position et, sans doute, ce moment est-il le plus heureux de ma vie. Cette nuit, j'ai occupé une nouvelle position avec mon peloton; elle doit encore être aménagée. Je viens d'instruire mon état-major de chefs de patrouille des plans de travail et j'ai réparti les postes. Dans mon dos, il y a un petit pavillon d'été non encore entièrement construit, que je pourrai sans doute occuper dès demain. Cette nuit, j'ai servi de pâture aux moustiques dans la forêt. Parmi mes hommes, il y a beaucoup de gars bien, utilisables, beaucoup sont de Rhénanie et, quand ils parlent, ils me rappellent Bonn et notre cher Petzlein. Mon ordonnance Hammer est lui aussi Rhénan, c'est un garçon jardinier fort habile qui aménage tout autour de moi avec grand soin et beaucoup de complaisance. Un jour, il m'a dressé une table de jardin sous de hauts sapins, et c'est là que je suis en ce moment et que je vois le soleil et les moustiques jouer au-dessus du marais et de la forêt...  Avec moi, il y a un Lieutenant issu de Rawitsch  —Wurche—  détaché par les “50” à la même compagnie, c'est un fameux gaillard, dont j'apprécie beaucoup la présence. Ne vous faites pas de souci pour moi. J'aime vous raconter des petites choses et d'autres sur mon vécu quotidien et je sais que je puis le faire sans vous inquiéter».

 

Le 24 août, Flex a le pénible devoir d'envoyer une lettre aux parents du Lieutenant Wurche, annonçant la mort de leur fils au combat. «Jamais je n'ai tant eu de peine à écrire une lettre mais j'ai demandé au chef de compagnie de votre cher fils de me permettre d'être le premier à vous écrire et à vous dire ce que Dieu vient d'infliger à votre famille. Car je voulais que l'annonce de la mort héroïque de votre garçon, si formidable, si bon, soit faite par un homme qui l'aimait. Depuis la mort de mon propre frère cadet, il y a presque un an, rien ne m'a touché aussi profondément que la mort de votre fils, mon excellent ami, de cet homme fidèle et droit, chaleureux et sensible à l'égard de tout ce qui est beau et profond. Mais permettez-moi de vous dire que, après sa mort, quand je me suis agenouillé pour prendre longuement, silencieusement, solitairement congé de lui, et que j'ai regardé son visage pur et fier, je n'ai eu qu'un seul souhait pour ses parents: s'ils pouvaient le voir couché comme je le vois, ils accepteraient plus sereinement leur douleur. En effet, leur fils Ernst avait toujours su susciter de la joie en mon cœur le plus profond parce que ses sentiments étaient toujours d'une exceptionnelle clarté, parce qu'il ignorait la peur qui tenaille si souvent les hommes et parce qu'il était toujours prêt en son âme à accepter tous les sacrifices que Dieu et sa patrie lui auraient demandés. Et le voilà étendu devant moi, il avait consenti au sacrifice suprême et ultime et sur ses traits jeunes, je lisais l'expression solenelle et formidable de cette sublime disposition d'âme, de ce don de soi, reposant dans la volonté de Dieu. Nous, votre cher fils et moi-même, nous nous trouvions la nuit dernière, chacun à la tête de nos services de garde respectifs, séparés par une distance d'environ trois kilomètres, sur les hauteurs bordant le lac, à Simno, à l'Ouest d'Olita. Soudain, le téléphone de campagne de la dixième compagnie, à laquelle il avait été très récemment affecté, m'apprend que le Lieutenant Wurche est tombé face à l'ennemi en effectuant sa patrouille. J'ai attendu, le cœur complètement déchiré, pendant toute cette longue nuit, parce que je ne pouvais pas abandonner mon poste, et, enfin, peu après quatre heures du matin, à bord d'une charrette russe, j'ai pu me rendre à Posiminicze, où il était basé en tant que responsable de la garde et où l'on avait ramené son corps. Une main devait l'amener au repos éternel, une main appartenant à quelqu'un qui l'aimait d'un amour fraternel, sans qu'il n'en soit sans doute entièrement conscient. C'est alors que je me suis trouvé devant lui, que j'ai vu la fierté tranquille et la paix dominicale de son visage pur et que j'ai eu honte de ma douleur et de mon déchirement.

 

Ernst était parti en patrouille pendant la nuit, pour aller voir à quelle distance s'étaient retirés les Russes qui fléchissaient et abandonnaient les positions qu'ils occupaient face à nous. Il a rampé seul, selon son habitude de chef de s'engager toujours en tête, il a avancé ainsi à 150 mètres devant ses hommes face à une position russe, dont ne ne savions pas si elle était encore occupée ou non. Une sentinelle ennemie l'a remarqué et a aussitôt fait feu sur lui. Une balle lui a traversé le corps, en lacérant plusieurs grosses veines, ce qui a provoqué la mort en peu de temps. Ses hommes l'ont ramené de la ligne de feu. Quand ils le portaient, l'un d'eux lui a demandé «Ça va ainsi, mon Lieutenant?». Il a encore pu répondre, calme comme toujours, «Bien, très bien». Il a alors perdu connaissance, et est mort sans souffrir.

 

Ce matin, je me suis hâté d'arriver à Posiminicze, afin de faire préparer sa tombe de héros, sous deux beaux tilleuls dressés devant une ferme lettone, se trouvant dans un petit bois à l'Ouest du Lac de Simno. Dans la tombe toute bordée de verdure, je l'ai fait descendre, portant tout son équipement d'officier, avec son casque et sa baïonnette; dans la main je lui ai glissé une grande tige de tournesol, avec trois belles fleurs dorées. Sur le petit monticule recouvert de gazon, se dressent une autre fleur de tournesol et une croix. Sur celle-ci figure l'inscription: “Lieutenant Wurche, R.I. 138, mort pour la patrie, le 23.8.1915”. Enfin, sur la croix, j'ai accroché une couronne tressée de cent fleurs aux couleurs éclatantes; pour la confectionner, ses hommes ont pillé tous les parterres des paysans lettons. Votre Ernst repose dans la plus belle tombe de soldat que je connaisse. Devant la tombe ouverte, j'ai récité un “Notre Père”, dont les paroles se sont noyées dans mes larmes, et j'ai jeté les trois premières poignées de terre sur lui, ensuite, ce fut le tour de sa fidèle ordonnance, puis de tous les autres. Ensuite, j'ai fait fermer et décorer la tombe, comme je vous l'ai décrite. J'ai demandé à un dessinateur, que j'ai fait venir de ma propre compagnie, de réaliser pendant la cérémonie un petit dessin du modeste tumulus sous lequel repose notre héros. Je vous le ferai parvenir dès qu'il sera possible de faire ce genre d'envoi, avec une esquisse en forme de carte indiquant le lieu, de même que ses objets de valeur. Je demande à notre compagnie de vous faire parvenir, à votre adresse, ses affaires personnelles. Je dois cependant vous dire que de tels envois venus du front demandent souvent beaucoup de temps. Mais vous recevrez assez vite le dessin de sa tombe, du moins si Dieu me laisse la vie. Comme l'ordre de marche vient d'arriver par le téléphone de campagne, je dois partir au galop jusqu'à mon poste de garde et m'élancer, à la tête de ma compagnie, à la poursuite de l'ennemi qui recule. Nous allons emprunter le chemin qu'il a découvert en fidèle éclaireur avec sa patrouille au sacrifice de sa vie. Maintenant, nous nous terrons dans une ferme que les Russes bombardent au shrapnel et nous attendons les ordres de la division. Je profite de ce bref répit qui me reste, pour vous écrire ce message de deuil sur ces fiches de rapport (c'est le seul papier que j'ai sur moi). Que Dieu donne à vos cœurs de parents une parcelle de la force et de la fierté de son âme héroïque! Croyez-moi, donnez-lui ce dernier témoignage d'amour, en acceptant sa mort comme il en a été digne, et comme il l'aurait souhaité! Que Dieu permette que ses frères et sœurs, à qui il vouait un grand amour fraternel, grandissent pareils à lui en fidélité, en bravoure, avec une âme aussi vaste et aussi profonde que la sienne! Avec mes sentiments les plus respectueux. Dr. Walter Flex, Lieutenant de réserve».

 

Dans une lettre à ses propres parents, le 29 août, il fait un récit plus concis de la mort de son camarade, mais exprime aussi d'autres sentiments, impossibles à dire au père et à la mère de Wurche, dans une première lettre de circonstance: «Wurche est mort. Il est tombé lors d'une reconnaissance audacieuse, en commandant un poste de garde à Posiminicze sur les rives du Lac Simno. Moi, j'étais de garde à Zajle  —à cinq kilomètres de là—  et j'ai appris la nouvelle par le téléphone de campagne et je n'ai pu me rendre auprès de lui que le matin, car je ne pouvais pas abandonner mon poste. A cinq heures, notre bataillon devait reprendre la marche et je n'ai donc eu qu'une heure et demie pour le voir une dernière fois et le faire enterrer. J'ai dû, revolver au poing, forcer un paysan à atteler un équipage et à me conduire à travers champs à P. J'ai enterré ce fidèle compagnon entre deux tilleuls et j'ai placé entre ses mains une fleur de tournesol aussi haute qu'un homme, avant qu'on ne le descende dans la tombe. Ses derniers mots, avant de partir pour son poste de garde, ont été: «Flex, revenez donc encore me voir à P.!». Je lui ai répondu que moi aussi j'étais de garde. Mais je suis tout de même retourné à P.! La mort de Wurche, je l'ai ressentie comme une deuxième mort de Petzlein, à qui il ressemblait beaucoup, par sa jeunesse, son idéalisme, sa pureté  —lui aussi était Wandervogel!—. Mais cette douleur-là élargit aussi les horizons du cœur, qui refuse désormais de s'imposer des exigences [individuelles] et bat désormais au même rythme que celui du peuple. Sa montre fonctionnait encore, quand je la lui ai enlevée. Je la prend souvent dans le creux de la main et je sens cette douce et lente pulsation de vie, que ses propres mains ont impulsée. Ne croyez pas que je sois triste, j'ai désappris la tristesse. A côté de la volonté et du don de soi, il n'y a plus de place pour ce sentiment-là...».

 

Dans une lettre du 4 novembre 1915, adressée à son père seul, le ton est plus philosophique, plus dur aussi, comme si Walter Flex tentait d'épargner à sa mère, qu'il adorait, des récits qui auraient pu accroître son chagrin et son inquiétude: «... Nous sommes tous devenus bien différents parce que nous avons vécu des moments que nul mot humain ne peut exprimer, nous sommes devenus plus riches, plus graves, et les souhaits que nous nous formulons dépassent le niveau purement personnel et se portent sur des choses qui se trouvent certes en nos propres cœurs mais s'élèvent quand même bien au-dessus de nous. Les désirs pressés, exprimant l'espoir de se revoir bientôt pendant assez longtemps, s'estompent pour faire place à des désirs tenaces, que nous cultivons en nous, auxquels nous préparons nos âmes, le désir d'arriver enfin à réaliser les objectifs que s'est donnée la patrie. C'est avec ce qui est arrivé ce matin que mon cœur s'est renforcé dans ce sens, avec beauté et gravité. Lors d'une patrouille, un homme de ma compagnie a reçu une balle dans l'articulation de la hanche, la blessure était très sérieuse. Avec quelques hommes munis d'une toile de tente, je suis sorti pour le ramener dans nos positions. Le pauvre gars était exposé aux vents du nord-est et à une neige mordante, complètement désemparé, et il perdait beaucoup de sang. Il appartenait à la réserve la plus récente qui était arrivée en septembre seulement. Je lui ai demandé: «Alors, mon garçon, vous souffrez beaucoup?» - «Non, mon Lieutenant!», soupira-t-il en serrant les dents, «mais... mais... cela me fait enrager que le gars d'en face m'ait eu ainsi!» - «Quoi!», lui répondis-je, «quand on a fait son devoir aussi bien que vous, on a le droit de passer quelques bonnes semaines dans un beau lit tout blanc à l'hôpital de campagne allemand» - «Mais mon Lieutenant», me répondit ce brave garçon en avalant sa colère et en se raidissant, «je ne suis au front que depuis quelques semaines et je dois déjà partir!». Il a haleté brièvement et s'est mis à pleurer de colère, et les larmes coulaient sur son visage sale. Croyez-moi, une telle attitude est rare malgré les idées reçues qui nous évoquent l'impavide héroïsme de la multitude. Mais rien que le fait que cela arrive tout de même, est une grande et belle chose, et ce courageux petit bonhomme mérite bien de s'en sortir... Nos hommes endurent des privations, des souffrances et des peines indescriptibles, mais seul a de la valeur et du poids ce qu'ils font et supportent volontairement, en faisant fièrement et en toute conscience le don de leurs propres personnes...».

 

En décembre 1915, Walter Flex écrit deux lettres qui précisent encore sa vision de la vie, comme “pont entre deux mondes”, thématique essentielle de Der Wanderer zwischen beiden Welten. La première de ces lettres date du 16 décembre, est adressée aux parents de Wurche et a été rédigée lors d'une permission à Eisenach: «... J'ai oublié de vous dire quelque chose. Votre Ernst avait souvent l'habitude de dire, quand nous parlions de nos soldats morts au combat: «La plus belle chose que l'on puisse dire sur la mort en héros, c'est ce qu'a dit un Pasteur quand son propre fils est tombé: «Quoi qu'il ait pu réaliser dans sa vie, il n'aurait jamais pu atteindre quelque chose d'aussi haut». Cette vision, si belle et si sublime, que cultivait votre cher fils, doit avoir le pouvoir de vous réconforter, vous aussi».

 

La seconde date du 25 décembre, est adressée à un ami et nous révèle les premières intentions de l'auteur, d'écrire le livre qui le rendra immortel: «Enfants, nous avions chacun une branche à nous sur l'arbre de Noël, où brûlait une bougie que nous réétoffions sans cesse jalousement à l'aide de la cire qui coulait, afin qu'elle soit la dernière à brûler. Hier soir, lorsque je regardais scintiller notre petit arbre russe dans mon abri souterrain gelé, chaque petite bougie semblait avoir un nom. J'étais aux côtés de beaucoup d'êtres que j'avais aimés, et quand la dernière bougie s'est éteinte, j'étais assis dans un cercle formé de beaucoup de morts. Petzlein était près de moi, ainsi qu'un ami, Ernst Wurche, que j'ai connu et perdu à la guerre et que j'ai enterré près de Posiminisze. Dans les moments où les morts sont si proches de moi, je me sens bien, et seule la compagnie des vivants m'apparaît étroite. Fidèle, tu m'écris si souvent; ne sois pas fâché si je t'écris plus rarement; je ne suis pas moins cordial à l'égard du seul vivant qui me reste. Mais la compagnie des morts fait que l'on devient plus tranquille et que l'on se contente de penser aux uns et aux autres. Les quelques mots que l'on jette sur le papier semblent si pauvres et si démunis à côtés des relations si vivantes que l'on peut entretenir dans nos rêves et nos souvenirs...  La plupart des gens ne valent pas grand'chose; si nos pensées s'occupent trop de cette multitude, ne fût-ce que par colère et par rejet, nos souvenirs ne sont plus qu'un fatras hétéroclite. Il ne faut pas que cela soit ainsi. Le divin est dans l'homme comme l'oiseau niche dans une haie d'épines, il ne faut qu'écouter son chant et ne pas regarder les épines. Les yeux, les oreilles et les lèvres doivent se fermer devant toutes les petites mesquineries, laideurs et misères, et l'âme toute entière doit se consacrer aux moments, aux choses et aux personnes qui nous révèlent le beau: voilà tout l'art de la vie. Ernst Wurche, que j'ai évoqué dans quelques-unes des lettres que je t'ai écrites, avait une manière si fine, si exemplaire, de passer à côté de toutes ces laideurs humaines, il en riait et récitait son petit vers de Goethe favori: “Voyageur, c'est contre cette misère-là que tu veux t'insurger? Tourbillon, étron séché, laisse le virevolter, se pulvériser!”. L'immense fatigue physique et nerveuse est passée, dès que nous avons repris la guerre de mouvement; je suis sur le point d'écrire mes souvenirs d'Ernst Wurche et toutes mes expériences de la guerre deviendront ainsi le vécu de cet homme tout de beauté et de richesse d'âme...».

 

A Mazuti, le 11 mars 1916, Walter Flex écrit à sa correspondante Fine Hüls, jeune femme du mouvement Wandervogel, une lettre dans laquelle sont précisées ses intentions de consacrer un livre à Ernst Wurche: «Je me suis mis depuis plusieurs semaines à un travail, auquel je consacre mes meilleurs instants et qui résumera mes souvenirs d'un ami tué au combat. Lui aussi était un Wandervogel et je puis dire déjà que mon travail fera ressortir de la manière la plus vivante qui soit l'esprit du Wandervogel, sublime et illuminant, tel qu'il m'est apparu chez ce garçon. Car c'est cet esprit-là dont l'Allemagne aura besoin dans l'avenir. Moi même, je n'ai jamais été Wandervogel, mais mon jeune frère l'était, et j'ai habité pendant de longs mois le même abri souterrain avec l'autre [Wandervogel que j'ai connu], le mort sur qui je vais écrire [mon livre]...».

 

Le 14 mars 1916, toujours à Mazuti, Walter Flex écrit à son frère et précise plus nettement encore ses intentions quant au livre qu'il prépare et rédige sur la figure sublime du Wandervogel  Ernst Wurche. Outre des réflexions philosophiques intenses, simples, essentielles pour entrevoir la première mouture de son ouvrage en gestation, la lettre révèle qu'il a toujours caché à ses parents, et surtout à sa mère, les vraies horreurs du quotidien de la guerre, horreurs qu'il accepte avec un remarquable et admirable stoïcisme, parce, comme toute souffrance, ou toute maladie, elle construit la personnalité: «...Plus cette guerre durera, plus elle prendra des formes destructrices, et il serait effronté de calculer et de songer à mener sa petite mission dans ce grand jeu, tout en espérant échapper à la mort. En disant cela, je ne cherche pas à te faire peur  —bien sûr, ne montre pas cette lettre à nos parents—  mais je veux tout simplement te signaler des évidences que tout officier d'infanterie te confirmera et qui, personnellement, ne m'inquiètent pas le moins du monde, sauf quand je pense à notre maison. Mon grand ami Ernst Wurche m'a un jour dit à peu près ce qui suit: «Si [nous savons que] le sens et le but de la vie humaine sont de parvenir au-delà de la forme humaine, alors nous avons déjà accompli notre part dans le [grand processus] de la Vie, et quelle que soit la fin qui nous advienne aujourd'hui ou demain, nous savons davantage que le centenaire ou le sage. Personne n'a jamais vu tomber autant de masques, de coquilles vides, vu autant de bassesse, de lâcheté, de faiblesse, d'égoïsme, de vanité, vu autant de dignité et de noblesse d'âme silencieuse que nous. Nous n'avons plus grand'chose à exiger de la vie: elle nous a davantage révélé qu'à d'autres, et au-delà de cela il n'y a pas d'exigence humaine [à formuler]; attendons calmement, ce que la vie va nous demander. Si elle nous demande tout, alors qu'elle nous a tout de même déjà tout donné, les factures s'équilibrent». Ces paroles proviennent de la dernière conversation tranquille que j'ai eue avec Wurche; elles ne me quittent plus, elles sont si vraies, un profane resté en dehors de cette guerre peut à peine les comprendre et les sentir, mais ce n'est pas une phrase creuse que je t'écris quand je te dis qu'en ce qui concerne ma personne, je suis totalement serein. Mais peut-être qu'une tâche t'attend, surtout à l'égard de maman, dont je ne peux guère mesurer l'ampleur. Nous devons être capables de parler de cela en adultes et en toute sérénité, sans nous émouvoir. Je pense que tu dois te préparer et t'armer à l'avance pour affronter cette tâche, si elle t'échoit. Savoir comment tu la mèneras à bien, est ton affaire...».

 

Sa philosophie éthique se précise encore plus nettement dans une lettre du 28 avril 1917 à Fine Hüls: «Je me suis porté volontaire avec quelques camarades, parmi lesquels un vieux major, un type formidable, pour le front de l'Ouest. C'est pénible quand je pense à ma mère qui ne le sait pas encore. Pour le reste, vous connaissez ma pensée. Il ne suffit pas de poser des exigences d'ordre éthique, il faut les accomplir, pour leur donner vie. Goût de l'aventure et idéalisme ont souvent été confondus au début de cette guerre, et l'idéalisme inflexible, refusant toute concession, où seul compte le salut présent et futur de notre peuple, est devenu rare... Vous m'écrivez: «Toutes sortes de soucis me troublent l'âme, quand je pense à vous». Très chère madame, il n'y a aucune raison de se soucier. Ce souci ne serait fondé que si j'avais enfreint, en renonçant à mon engagement, le principe de cette unité d'action et de pensée, pour des raisons de cœur. En mon fors intérieur, je suis tout autant volontaire de guerre qu'au premier jour. Je ne le suis pas et je ne l'étais pas, comme beaucoup le croient, par fanatisme nationaliste, mais par fanatisme éthique. Ce sont des exigences éthiques, et non pas des exigences nationales, que je mets en avant et que je défends. Ce que j'ai écrit sur l'«éternité du peuple allemand» et sur la mission rédemptrice de la Germanité dans et pour le monde, n'a rien à voir avec l'égoïsme national, mais relève d'une foi éthique, qui pourra même se réaliser dans la défaite ou, comme Ernst Wurche l'aurait dit, dans la mort héroïque au combat de tout un peuple. Je n'ai jamais été le poète du parti pangermaniste, comme on le croit un peu partout, et j'avoue que ma pensée politique n'est pas trop claire, qu'elle n'a jamais hésité ni réfléchi outre mesure sur les nécessités de la politique intérieure et extérieure. Je m'en suis toujours tenu à une pensée claire et limitée: je crois, en effet, que l'évolution de l'humanité a atteint sa forme la plus parfaite, pour l'individu comme pour son évolution intérieure, dans le peuple, et que le patriotisme pan-humanitaire représente une dissolution, qui libère une nouvelle fois l'égoïsme personnel, normalement bridé par l'amour porté au peuple, et fait revenir l'humanité entière à l'égoïsme dans sa forme la plus crue... Voici ce que je crois: l'esprit allemand en août 1914, et après, a atteint un degré d'élévation inouï, comme chez aucun peuple auparavant. Heureux celui qui a pu atteindre ce sommet et n'a plus eu besoin d'en redescendre. Les descendants de notre peuple et des autres peuples verront la trace de ce déluge voulu par Dieu, au-dessus d'eux, le long des rives vers lesquelles ils s'avanceront. Voilà donc ce que je crois, voilà ma fierté et ma joie, qui m'arrachent à tous les soucis personnels».

 

A partir de mars 1915, Flex a donc servi continuellement sur le front russe, avec un repos de quelques mois au ministère de la guerre en 1917, où il participera à la rédaction d'une histoire officielle de la guerre en cours. Il a toujours refusé les nominations au département de la presse, qu'on lui a souvent proposées, préférant servir au feu. C'est à la fin de 1916 que paraît Der Wanderer zwischen beiden Welten, chez Beck. En deux ans, 250.000 exemplaires seront vendus (en 1940, le chiffre sera de 682.000 exemplaires). Walter Flex a donc eu le bonheur de connaître le succès de son livre et la joie de recevoir un courrier très abondant de soldats et d'officiers du front, qui lui disaient avoir trouvé dans ce texte consolation, force et sérénité. En décembre 1916, Walter Flex part en permission à Eisenach chez ses parents, avec, dans son sac, une nouvelle pièce de théâtre, Die schwimmende Insel  (L'Ile flottante), à thématique mythologique. Elle sera jouée peu avant Noël au théâtre de la ville. Mais cette version originale n'est demeurée qu'un premier jet et n'a jamais été retravaillée. Walter Flex se jette alors corps et âme dans la rédaction d'un nouvel ouvrage, Wolf Eschenlohr,  qui restera à l'état de fragment. Il se porte volontaire pour le Front de l'Ouest, mais sa demande est rejetée. Il continuera donc le combat contre les Russes, avec un répit à l'état-major à Berlin, où on lui demande de rédiger un rapport précis sur l'offensive russe du printemps 1916 («Die russische Frühjahrsoffensive 1916»), qui figurera dans un ouvrage collectif édité par l'armée et paraîtra aussi sous forme de livre après sa mort. A Berlin, il fait la connaissance d'une jeune femme du Wandervogel,  Fine Hüls, à qui il enverra des lettres poignantes, révélant clairement ses positions. Fine Hüls était une collaboratrice de la Tägliche Rundschau, et avait fait mettre en musique certains poèmes de Walter Flex pour les cercles berlinois du Wandervogel.  Le 6 juillet 1917, il reçoit la Croix de Fer de première classe. Fin août 1917, il rejoint son Régiment dans le “Baltikum”. Il participe au franchissement de la Duna et à la prise de Riga. Ensuite, sa compagnie est envoyée sur l'île d'Oesel, face aux côtes lettones et estoniennes. Mais l'obsession de la mort demeure, malgré cette progression fulgurante des armées du Kaiser qui contraste avec le piétinement à l'Ouest. Il écrit à Fine Hüls: « De tous mes camarades qui sont partis à l'Ouest il y a quelques mois, un seul est encore en vie. Parmi eux, il y avait quelques hommes formidables, avec qui j'aurais aimé partir. Je les revois encore dans la gare, qui me font signe du train qui partait. «Dommage que vous ne puissiez venir avec nous!», me criait Erichson, un Mecklembourgeois, qui formait avec Wurche et moi un trio de chefs de peloton de la 9ième Compagnie devant Augustov[o]. Maintenant il est enterré en face de Verdun. S'il avait su que nous aurions pris Tarnopol et Riga peu après, il serait sûrement resté avec nous. Où serais-je si mon engagement de l'époque n'avait pas été refusé? Est le hasard ou le destin? Je suis toujours reconnaissant de conserver cette égalité d'âme, qui n'a jamais été sérieusement ébranlée. Non pas que j'aie le sentiment d'être différent des autres ou supérieurs à eux, mais j'ai la conviction tranquille et intérieure que tout ce qui peut m'arriver est une parcelle de l'évolution de la vie, sur laquelle la mort n'a nulle emprise...».

 

Le 15 octobre 1917, le jour où cette lettre arrive à Berlin, une balle mortelle atteint Walter Flex sur l'île d'Oesel. Plusieurs lettres existent, qui témoignent de sa mort, ainsi qu'un rapport rédigé par la Général von Hutier, commandeur du Régiment. Voici comment Konrad Flex résume l'ensemble de ces récits et rapports dans son introduction aux œuvres complètes de son frère: «Dans la cour du domaine de Peudehof, près du village de Leval, s'était retranché un fort parti de Russes avec leurs chariots à bagages. Le représentant du corps des officiers, Weschkalnitz, est allé de l'avant et a demandé aux Russes de se rendre. Un officier russe lui a mis la main sur l'épaule et lui a dit: «Non, vous êtes mon prisonnier». Weschkalnitz a fait un bond en arrière et a cherché à s'abriter derrière un rocher, tandis que les Russes ouvraient le feu sur lui. C'est alors que Flex a sauté sur un cheval cosaque qui n'était plus monté, a sorti son épée du fourreau et s'est élancé vers l'ennemi. W. lui a crié: «Mon Lieutenant, ils ne veulent pas se rendre!». Au même moment, plusieurs balles ont été tirées. L'une d'elles a sectionné l'index de la main droite du cavalier qui avançait et puis s'est logée dans le corps. Walter Flex est tombé de cheval et a crié à W., qu'il devait prendre le commandement de la compagnie. Un homme du Landsturm allemand (= équivalent de la Territoriale française) s'est élancé furieux, pour massacrer à coups de crosse le tireur russe, mais mon frère lui a dit: «Laisse-le, lui aussi n'a fait que son devoir». Immédiatement, les Russes ont abandonné le combat et déposé les armes. Le blessé a été amené par ses hommes dans une petite maison le long d'un chemin, où un sous-officier du service sanitaire lui a prodigué les premiers soins. Sa première question a été de s'enquérir de la situation à la suite de cet engagement. La réponse l'a satisfait et il s'est affaissé. Dans le château du domaine de Peudehof, les Russes avaient installé un hôpital de campagne, qui venait de tomber aux mains des Allemands. Le blessé y a été transporté sur un chariot et pansé par les médecins russes. Peu après, un médecin militaire allemand est arrivé à son chevet, après s'être concerté avec ses collègues russes, il a jugé qu'une opération était exclue, car le blessé avait perdu trop de sang et était trop affaibli. La balle avait traversé le ventre et manifestement touché des organes vitaux. A Zimmer, sa fidèle ordonnance, mon frère a dicté la carte suivante: «Chers parents, j'ai dicté cette carte, parce que je suis légèrement blessé à l'index de la main droite. Autrement tout va très bien. Ne vous faites aucun souci. Salutations chaleureuses. Votre Walter». Lorsque Zimmer lui a demandé s'il devait écrire comme mon frère avait l'habitude de le faire «A Monsieur le professeur et Madame Flex», il a dit en souriant: «Non, Zimmer, n'écrivez cette fois que “Professeur Flex”, pour que ma mère ne soit pas effrayée». Pendant la nuit, Zimmer est venu plusieurs fois au chevet de son Lieutenant et l'a toujours trouvé apaisé, les yeux fermés. Lorsqu'il lui a demandé s'il avait mal, Walter Flex a répondu par la négative, mais lui a parlé de difficultés au niveau du cœur. Le matin du jour suivant, il a reçu la visite du Pasteur de la Division, von Lutzki, qui, à sa grande joie, lui a apporté le salut du Régiment. Comme le blessé était fort affaibli, von Lutzki n'a pu rester que quelques instants. Il a demandé s'il devait saluer le Régiment pour lui, et mon frère a répondu: «Bien sûr que oui! Excusez-moi de ne pas vous le dire moi-même, mais avec tout ça, je me sens tout de même un peu perturbé». Le Pasteur von Lutzki voulait revenir l'après-midi. Lorsque mon frère, pour prendre congé de lui, a lancé un «Au revoir», il a remarqué un geste chez le prêtre et a ajouté sur un ton mi-plaisant mi-interrogateur: «Quoi qu'il en soit, nous nous reverrons tout de même, n'est-ce pas?». Son état de faiblesse s'est alors rapidement amplifié. Beaucoup voulaient rendre une visite au blessé, mais personne n'y a été autorisé. Walter Flex est mort au début de l'après-midi du 16 octobre. Le jour de sa mort correspondait au jour de l'anniversaire de son frère Otto, qui l'avait précédé dans la mort du soldat. Le corps de Walter a été ensuite amené dans un petit pavillon du parc. Normalement, le régiment entier aurait dû prendre part aux obsèques, mais, le soir même, il a reçu l'ordre d'aller de l'avant. Ainsi, seuls neuf hommes de sa chère compagnie ont pu rester, pour lui faire une dernière escorte, accompagnés par quelques médecins militaires allemands. L'enterrement a eu lieu dans le cimetière du village de Peude, à dix minutes de là. Sa tombe se trouve juste en face du caveau de la famille von Aderkas, à qui appartenait le domaine avant qu'il ne soit exproprié. Il y a quelques semaines, je me suis rendu à Peude. La croix de bois, érigée par nos soldats, s'est décomposée depuis et a été remplacée par une autre, payée par des fonds récoltés dans les cercles baltes. Sur un petit socle de granit, se dresse, fine et élégante, une croix de fer forgé peinte en blanc, pourvue d'une plaque de laiton portant le nom et les dates de naissance et de décès du défunt. Cette croix est provisoire, mais elle a été dressée par des cœurs fidèles et des bonnes volontés. C'est une croix de soldat comme des milliers d'autres et je l'aime telle qu'elle est, comme je l'ai vue pour la première fois ce jour-là, tôt dans la matinée. C'est pourquoi je pense qu'elle peut rester quelque temps, jusqu'à ce qu'elle se décompose à son tour et qu'elle soit remplacée par une pierre tombale définitive. Le cimetière de Peude est tout encombré de gros arbres, un peu négligé, ce qui le rend d'autant plus pittoresque».

 

Au moment de sa mort, paraît un recueil de poèmes sur ses expériences de guerre, Im Felde zwischen Nacht und Tag, qui, la même année a connu vingt-et-une éditions. Walter Flex a pu lire et corriger les épreuves mais n'a jamais vu son livre. Les droits d'auteur devaient revenir à une fondation créée en faveur des orphelins de guerre.

 

Sa nouvelle de guerre, Wolf Eschenlohr, est restée inachevée. Le 23 août 1917, il avait envoyé le premier chapitre à son éditeur. Le manuscrit du second se trouvait dans un porte-cartes, qu'il a eu le temps de remettre à son ordonnance, en lui demandant d'y veiller tout particulièrement. Zimmer expédia tout à la famille. Ce manuscrit, un cahier noir et d'autres papiers ont été transpercés par la balle fatale. Konrad Flex écrit: «Le livre aurait dû décrire les expériences de guerre du poète, les expériences extérieures et intérieures, dans une intrigue purement fictive. L'auteur voulait prendre position face aux nombreuses questions, notamment de natures religieuse et éthique, que la guerre avait éveillées en lui. Il voulait aussi y traiter de la question sociale et de l'opposition entre les classes (...)».

 

Le noyau de la vision poétique de Flex, qui est aussi une vision de l'homme et de la mission qu'il a à accomplir sur la Terre, constitue une réflexion intense, soumise constamment au contrôle du vécu, sur le rapport entre l'individu et la société (ou la communauté; le poète Flex n'opère pas de distinction entre les deux concepts comme les sociologues). Dans ses pièces de théâtre, le social est la condition existentielle qui permettra à l'individu de vivre en adéquation avec ses propres canons éthiques. L'individu qui croit pouvoir s'élever au-dessus des conditions sociales, qui croit détenir un savoir supérieur ou mener seul une mission sublime, d'essence métaphysique ou divine, ou qui s'isole en déployant seul une éthique pure de tout contact avec le réel, est irrémédiablement condamné à l'échec.

 

Libre de tout engagement politique, Walter Flex n'introduit aucun ferment idéologique dans sa poésie, ses drames et sa prose. De même, jamais, ni dans ses poèmes ni dans ses récits ni dans ses fictions ni dans les lettres qu'il adressait à ses parents, ses frères et ses amis, il n'écrit un seul mot désobligeant envers l'ennemi français ou russe. Pour lui, le peuple (Volk) est mis en équation avec l'ethos: car ce Volk est le cadre spatio-temporel où, lui, Allemand, où l'autre, Russe ou Français, doit stoïquement, sans fléchir, incarner l'éthique du service à la communauté, devant les tourments et les souffrances de la guerre, qui est la tragédie portée au pinacle, l'örlog  de l'Edda, le chaos déchaîné qui reste finalement le fond-de-monde auquel nous sommes livrés, de par notre conditio humana. On est sur Terre pour servir et pour souffrir, non pour recevoir ou pour jouir. Ainsi, Walter Flex touche à l'essentiel et garde un cœur pur, limpide: des souffrances qu'il endure, avec ses millions de camarades du front, il n'attend aucune récompense, aucune promotion, ni même aucune victoire. La guerre est l'occasion, pour lui, de vivre pleinement la condition humaine.

 

Der Wanderer zwischen beiden Welten est un monument à son ami Ernst Wurche, un jeune officier issu des Wandervögel, le mouvement de jeunesse idéaliste né sous l'impulsion de Karl Fischer, à Steglitz, dans la banlieue de Berlin en 1896. Wurche avait étudié la théologie, participé à ce mouvement de jeunesse en quête du “Graal” au moment où la société se vidait de toute éthique sous les coups de l'industrialisme, de la consommation, de la publicité, des plaisirs frivoles et commercialisables. Wurche incarnait l'intégrité, la pureté des idéaux, une grâce forte et virile, une dignité sereine, la Gelassenheit:  bref, toutes les qualités du mouvement Wandervogel.  Si Flex, plus âgé que Wurche, hérite encore de l'ancienne notion prussienne du service, plus âpre, plus militaire, plus politique, plus ancrée dans une histoire institutionnelle précise, le jeune officier issu des Wandervögel, développe un idéalisme au-delà de ces circonstances historiques spécifiquement prussiennes, donc un idéalisme plus pur, visant, en fait, à dompter les tensions et les contradictions multiples qui traversaient la nation allemande. Les clivages entre confessions religieuses et idéologies politiques, entre intérêts divergents et opposés, doivent disparaître au profit d'une synthèse nouvelle, qui ne sera pas bruyamment nationaliste, mais rigoureusement et sereinement éthique. La germanité nouvelle, rêvée autour des feux de camp du Wandervogel  puis des bivouacs de l'armée impériale en campagne, serait une synthèse entre la foi du Christ, la sagesse vitaliste de Goethe et l'idéal de la surhumanité nietzschéenne. Cet homme nouveau, ce nouveau Germain stoïque et serein, calme et maître de soi, devra avoir le sens du sacrifice suprême, sans poses et sans coups de gueule. Son sacrifice, sa mort au combat, comme celle de Wurche qui, en ce sens, est exemplaire, n'est pas une perte irréparable, ne réclame pas vengeance: elle est une consécration religieuse, un accès au sacré. Comme la Passion du Christ. Dans cette perspective qui reste absolument chrétienne, et plutôt de facture évangélique-luthérienne, Flex écrit, dans Nachtgedanken:  «La guerre est l'un des dévoilements les plus sacrés et les plus importants, par lequel Dieu répand de la lumière dans notre vie. La mort et le sacrifice des meilleurs de notre peuple ne sont qu'une répétition, voulue par Dieu, du miracle le plus profond de la vie qu'ait jamais connu la Terre, c'est-à-dire de la souffrance vicariale de Jésus Christ».

 

De cette vision de la vie et de la mort, de la souffrance et du don de soi, doit découler une pédagogie nationale, dont le dessein premier est d'insuffler une vigueur morale de telle ampleur, que le peuple qui la pratique échappe à la mort. La véritable vie du moi se situe dans le don au toi. Il y a dès lors primauté de l'éthique sur le national et sur le social (qui offrent chacun un contenant à la pratique de l'éthique). Le social n'est rien en soi mais est tout pour l'individu, parce qu'il lui présente toutes les facettes de ce Protée qu'est le toi, et lui offre donc la possibilité d'être altruiste. Dès les dernières années de son Gymnasium, Walter Flex a élaboré sa philosophie du service et de l'altruisme, où se mêlent, dans une synthèse sans doute assez maladroite, le vieil idéal prussien du service et une sorte de social-darwinisme coopératif; jeune lycéen il écrit: «J'ai trouvé l'ancienne montagne magnétique, vers laquelle convergent tous les efforts humains: c'est le groupe, la patrie». C'est la vie en groupe qui donne son sens à l'individu: «La volonté vise un but, et ce but, c'est la durée. Or le moi n'a pas de durée. La durée, c'est la famille, c'est la patrie».  Mais l'égoïsme est une force indéniable parmi les multiples mobiles humains. L'individu, par le truchement des institutions nationales, du cadre nationalitaire, du Volk  organisé en Etat, sublime ses pulsions égoïstes naturelles et les hisse à un niveau plus élevé, celui du service à la collectivité. Cette vision éthique et politique peut être considérée comme l'expression simplifiée d'un hégélianisme nationaliste, encore fort teinté des premiers écrits romantiques de Hegel, avant qu'il ne s'insurge contre les simplismes des “teutomanes”. Le Volk  est, dans cette optique, le fondement à partir duquel se déploie une éthique, une morale, une Sittlichkeit  unique, non interchangeable, non transmissible à d'autres Völker.  Par le truchement du droit, des institutions politiques et de l'Etat, cette Sittlichkeit  peut s'ancrer dans les esprits et créer de véritables “organismes politiques”, lesquels postulent qu'il y ait identité entre les gouvernants et les gouvernés, que les uns commes les autres participent de la même Sittlichkeit,  dérivée du même humus, c'est-à-dire de la même substance populaire, du même Volk.  La Sittlichkeit  politique de facture hégélo-nationale s'oppose ainsi, comme le constate le philosophe italien Domenico Losurdo à la suite d'une enquête minutieuse, au strict individualisme kantien et aux sentimentalismes irrationalistes et mystiques, qualifiés de “criticismes stériles”. La Sittlichkeit  n'a rien à voir avec la Schwärmerei  (= l'enthousiasme) romantique, refuse les “évasions consolatrices”. Elle se déploie dans un cadre politique, dans un cadre national, dans une éthique du service, au-delà des intérêts personnels et des idéologies qui leur servent de justifications. Si Flex n'a jamais rien écrit de systématique sur ses options politiques, il est évident qu'il a vécu tout compénétré de cet hégélianisme implicite du monde protestant allemand.

 

Walter Flex propose ainsi un idéal de l'accomplissement de soi par la négation de soi, un dépassement de l'égoïsme personnel. Notre vie sur terre ne constitue nullement un but en soi, mais n'est seulement qu'une parcelle infime de notre être éternel, qui nous pousse graduellement, par la lente action du temps, vers le divin. Les souffrances que nous affrontons, et que les soldats de la première guerre mondiale affrontent, rendent les forts plus forts et les faibles plus faibles. En ce sens, la guerre est révélatrice: elle montre les créatures de Dieu telles qu'elles sont vraiment, sans fard, sans masque.

 

La germaniste Irmela von der Lühe écrit, dans une étude consacrée à Flex: «Les valeurs spirituelles, vis-à-vis desquelles il se sent obligé et responsable, sont simples et droites. L'étudiant en théologie Ernst Wurche lit Goethe et, dans les tranchées, il apprend encore des poèmes par cœur, il lit aussi les aphorismes poético-philosophiques du Zarathoustra de Nietzsche, trimbale ce livre partout avec lui, et il ne cesse d'en citer des passages ainsi que de l'édition de campagne du Nouveau Testament. Ce qu'il cite (...) il le cite sans crispation intellectuelle. La beauté de l'art, l'idéal du combat pour le bien et contre le mal, et la prière comme requête pour obtenir la force et la bravoure du soldat: voilà les valeurs qui remplissent la bibliothèque du soldat Ernst Wurche. Y transparaît surtout son christianisme guerrier. Le Dieu d'Ernst Wurche est un ennemi des faibles, il porte lui aussi l'épée, qui brille pure et claire dans le soleil...».

 

Symbole de l'homme parfait, de cet homme nouveau que doit imposer la pédagogie populaire et nationale souhaitée par Walter Flex (et par Fine Hüls dans ses écrits d'hommage au poète dans la presse du Wandervogel, après la guerre), Ernst Wurche traverse deux mondes, le monde terrestre et le monde du divin, qui fusionnent dans l'intensité brève et incandescente de l'assaut ou dans la mort héroïque. En France, Pierre Drieu La Rochelle écrira des pages aussi sublimes sur l'assaut dans La comédie de Charleroi.

 

Dans les poésies de Flex  —et dans sa philosophie implicite de la vie que l'on rencontre très souvent dans sa prose—,  se dégage une sorte de proximité avec la nature, de volonté de fusion avec la cosmicité, proche à maints égards des pensées asiatiques. Observateur français critique, proche de l'Action Française, Maurice Muret, écrit dans La Revue universelle,  en août 1921, que l'anti-asiatisme bruyant  —violent et très agressif lors de la Guerre des Boxers—  de Guillaume II, vitupérant sans discontinuité contre le “péril jaune”, a fait place à une “asiatomanie” anti-occidentale parce qu'anti-rationaliste et, partant, anti-française et anti-anglaise. Le néo-orientalisme allemand est, aux yeux des critiques germanophobes et antisémites français, dont Muret, une sorte de néo-rousseauisme, véhiculé par les cercles et les publications de la Freideutsche Jugend  et par des philosophes comme Rudolf Pannwitz (très critique à l'égard des formes militaristes du nationalisme et de l'impérialisme allemands) ou Martin Buber (traducteur des Discours et similitudes  du sage taoïste chinois Tchouangtsé). Muret insiste également, pour appuyer sa thèse de l'“asiatisme” des Allemands, sur le succès que connaissait, dans l'Allemagne vaincue, l'auteur indien Rabindranath Tagore, qui condamnait l'Angleterre, se montrait indulgent pour le Reich battu et définissait les nations occidentales comme celles de l'“égoïsme organisé” où triomphait la “mécanisation sans idéal”. Tagore, avec le langage des traditions védique et bouddhique pluri-millénaires, tentait de prouver que le bouddhisme ne prêchait nullement l'anéantissement de soi-même, mais l'éternisation de soi-même, non seulement par l'abolition de la personnalité mais aussi et surtout par son ascension dans le spirituel. Ce sera Henri Massis, dans un texte célèbre de 1925, Défense de l'Occident,  qui donnera une forme et un argumentaire définitif à cette critique occidentale de l'asiatisme de la pensée allemande. On peut tracer à l'évidence un parallèle avec Flex, même si celui-ci n'a aucune référence orientale. Sans oublier de dire quand on aborde ce contexte, que cette “asiatomanie” que Muret et les germanophobes antisémites de la place de Paris dans les années 20 attribuent à un ressentiment allemand devant la défaite et le Traité de Versailles, est en fait beaucoup plus ancienne et remonte à Schopenhauer.

 

Celui-ci avait annoncé la fin de l'euro-centrisme en philosophie et un retour à la philosophie indienne. Cette reconnaissance de la pertinence des philosophies extra-européennes ne s'accompagne pourtant pas, chez Schopenhauer, d'une fébrilité de converti, d'une “désertion de l'Europe”. En réhabilitant la pensée indienne, Schopenhauer et ses émules parmi les philosophes allemands du début du siècle réintroduisent dans le discours philosophique des linéaments aussi importants que l'idée du malheur structurel et incontournable, inhérent à la vie humaine et animale, l'égalité en rang du règne animal et humain, un principe de réalité non intellectuel, etc. Car, dans cette perspective, l'unité fondamentale de toute chose et de toute vie ne peut se saisir que par une mystique. La mystique, en effet, saisit la réalité au-delà de tout disible et de tout pensable. C'est la réalité d'avant le langage (donc d'avant tous les travestissements, les calculs anthropocentriques, les dérivatifs qu'il induit), la réalité non cognitive, laquelle se borne à “se montrer”, se dévoiler. Le langage et les concepts abstraits, tout comme les conventions sociales dénoncées par le Wandervogel  ou les idéologies des groupes politiques conventionnels de droite et de gauche, masquent le réel, masquent la prolixité féconde et ubiquitaire de l'indicible et de l'impensable, de l'incommensurable.

 

Flex opte, dans le contexte de cette postérité schopenhauerienne où il est finalement inconscient de l'héritage de Schopenhauer, pour une contemplation de la nature, source d'inspiration spirituelle du poète. En effet, toute son œuvre poétique est imprégnée de notations révélatrices du sentiment d'intime participation à l'organicité du monde. Au-delà des raisons “hégéliennes” que nous évoquons par ailleurs, au-delà des héritages luthériens de sa famille, Flex fait usage d'une terminologie extra-philosophique, faisant implicitement et inconsciemment référence à un “socle” préexistant à tout concept abstrait, à toute religiosité plaquée sur le tronc germanique et européen, c'est-à-dire, schopenhaueriennement parlant, à cette réalité d'avant le langage, d'avant tout disible et tout pensable... Le reconnaissance, tout naturelle, parfois joyeuse et confiante, acceptante, de ce socle est la nouveauté religieuse et métaphysique apportée par l'homo novus  germanique, à la fois “goethéen, chrétien et nietzschéen”, en guerre contre le “vieux monde” occidental. Ce naturalisme spiritualisé ou cette spiritualité naturelle justifient l'engagement allemand dans le premier conflit mondial. L'homo novus, assez proche de l'“ange” de Rilke, n'apporte pas aux hommes, humains trop humains, une idéologie rationnellement construite ou des principes intangibles  ou des concepts juridiques ou des préceptes moraux qu'il s'agit de défendre comme les fondements immuables,  —soustraits à toutes les vicissitudes de la vie—,  d'une civilisation avancée sur la ligne du “progrès” mais appelle à préserver une certaine forme d'être contre cette modernité mercantile et ce matérialisme démocratique défendus par l'Entente. Cette forme d'être, c'est finalement l'homme pleinement relié au cosmos.

 

De Schopenhauer à Keyserling puis à Hauer, la pensée allemande a effectivement redécouvert l'hindouisme et le bouddhisme. Elle y voit une forme particulière de la sensibilité indo-européenne, orientale certes, mais préservée finalement de l'influence chrétienne. La rencontre est d'autant plus profondément ressentie qu'elle croise et confirme l'intuition romantique qui ne cesse de se développer depuis la fin du XVIIIième contre l'esprit des Lumières.

 

Les poèmes de Flex rendent compte de cette rupture. Les invocations au soleil de gloire, aux corps libres, au sang lumineux, à la terre fraîche, aux forêts du Septentrion, parlent avec émotion de la fusion sensuelle au mystère du monde. Le choix du Pélerin-migrateur, dans le titre, associé à l'Oie Sauvage, comme leitmotiv, renvoie à un folklore dont l'origine, en Europe du Nord, se perd dans la nuit des temps: «Symbole d'une très ancienne sagesse, la messagère qui unit le ciel et la terre [...], l'oie ou le cygne sauvage, qui parcourent le continent d'un bout à l'autre, symbolisent l'âme transmigrant de vie en vie [...], spirale mystique symbolisant la difficile pérégrination de l'âme vers le centre, le sanctuaire intérieur et caché, où elle rencontrera son Etre essentiel, la permanence de son impermanence, ce qui [...] ressemble à l'itinéraire intérieur accompli en zazen»  (Jacques Brosse, Zen et Occident,  Albin Michel, Paris, 1992).

 

Dans les poèmes de Flex, on ne compte plus les allusions aux tournesols, aux fleurs de soleil associées à l'éclat de l'or apollinien:

“Es deckt des Sonnenjünglings Brust

Als Sonnenwappen des Blütenbrust

Der gold'nen Blumenlanze”.

[Il couvre la poitrine de cet homme jeune et solaire, comme des armoiries solaires orneraient un buste en pleine croissance, comme une lance de fleurs toute dorée...].

Image du porteur de lumière:

“Als Fackel trägt er in weißer Hand

Eine goldene Sonnenblume”.

[Dans sa main blanche, il porte comme un flambeau un fleur de tournesol dorée].

Ou encore:

“Glüh', Sonne, Sonne glühe!

Die Welt braucht soviel Glanz!”.

[Resplendis, ô Soleil, ô Soleil, resplendis!

Le monde a bien besoin d'autant d'éclat!].

 

La mort elle-même devient expérience vivante, rupture sans abandon, intensification du lien spirituel et attachement charnel à la glèbe habitée. L'évocation du coup sur la nuque lors du rappel intense de l'absent correspond précisément à l'expérience décrite par Carlos Castañeda lors de circonstances similaires. L'énigme du monde n'est plus simple champ de spéculations dialectiques (de l'aristotélo-thomisme au pur formalisme teinté d'hégélianisme) mais domaine de réalisation tangible de sa propre nature (le gnothi seauton  apollinien). Soit un recours à l'extra-philosophique, comme le réclamait Schopenhauer dans un certain désordre et une certaine confusion, mais en demeurant au niveau du sublime.  Nous touchons là à la Voie du Guerrier telle que l'a pratiquée aussi bien l'Inde que le Japon ou l'Amérique précolombienne (cf. Bernard Dubant, La Voie du Guerrier,  Ed. de la Maisnie, Paris, 1981).

 

Autre signe: le culte de l'épée.

“Das Schwert, so oft beschaut mit Lust

Glüht still in eig'nem Glanze”.

[L'épée, si souvent contemplée avec désir, repose, tranquille, dans son propre éclat].

On songe à la réponse du chef alain auquel un prélat chrétien, à l'époque de la grande migration des peuples, consécutive à l'assaut des Huns et l'effondrement des structures romaines, demandait quel était son dieu, l'Alain planta son épée dans une motte: «Voilà mon dieu». L'épée est indissociable de la lumière de la torche:

“Dann bricht er mit Fackel und Schwert hervor

Und leuchtet durch der Ewigkeit Tor”.

[Alors, il s'élance avec flambeau et épée et illumine le chemin qui passe par la porte de l'éternité].

Vient la synthèse, dans cette description poétique de Wurche mort, dans sa tombe, une fleur de tournesol entre les mains:

“Drin schläft ein Jüngling mit Fackel und Schwert

Unter des Kreuzes Pfosten”.

[Là (dans cette tombe) dort un homme jeune, avec flambeau et épée, sous la croix].

Nous sommes proches finalement de cette tradition christo-païenne de la littérature médiévale courtoise; le Graal n'est pas loin dans ces deux vers évoquant l'ami Wandervogel:

“Er war ein Hüter, getreu und rein,

Des Feuers auf Deutschlands Herde”.

[Il était un gardien, fidèle et pur, du feu qui brûle en l'âtre de la Terre Thioise]. Flex nous offre finalement une synthèse de paganisme viril,  —au sens de vir, l'homme accompli—  et de compassion bouddhique.

 

Der Wanderer zwischen beiden Welten,  les lettres et les poèmes de guerre de Walter Flex sont avant toute chose une réflexion intense sur la mort. Le mystère de la mort tourmente puis fascine Walter Flex. Sa lettre, où il évoque les bougies du sapin de Noël de son abri sur le front russe et le “cercle des morts” où siègent Petzlein et Wurche, nous indique bien que leur troupe est la troupe des purs, celle des saints artisans qui «tirent l'acier du roc de nos âmes et le mettent à jour». La mort arrache les meilleurs soldats à la terre et les envoie dans son “royaume élyséen”. Ce sont bien les meilleurs qui ne reviennent pas, car ils sont appelés à incarner pour toujours, pour les siècles des siècles, l'idéal éthique; leur pureté et leur intangibilité en font des exemples immortels pour le peuple. Le Royaume des Morts, dans la vision de Flex, est le Royaume des vrais Vivants, il est comme l'idéal face aux imperfections du réel. Ces vrais Vivants, ces Purs, échappent aux viles petites passions des humains, englués dans leurs égoïsmes non sublimés. Mais s'ils sont exemples, et s'ils demeurent, dans la vision de Flex, haut dans l'empyrée des modèles impassables, ils sont aussi réfugiés, retournés, dans un sein maternel et tellurique. Leur tombe froide et l'image de la douceur du sein maternel fusionnent dans la poèsie et l'imaginaire passionnés du poète: car ces Morts, ces Purs, voyagent de leur empyrée sublime et idéale aux mystérieuses profondeurs fécondes de la terre, où ils rencontrent et illuminent ceux qui attendent encore leur naissance. Ils placent en eux la semence de leur excellence. Afin que le peuple puisse, plus tard, engranger une nouvelle moisson de héros. Significatif à cet égard est le poème Chor der deutschen Toten in Polen,  où le poète prédit un grand avenir au peuple polonais, parce que, dans sa terre, demeure pour l'éternité une vaste cohorte de héros allemands, qui communiqueront leur excellence aux fils et aux filles de Pologne.

 

Der Wanderer zwischen beiden Welten  a été le bréviaire de toute une génération. Il a redonné confiance et procuré consolation aux Allemands vaincus, après novembre 1918. Il a été un livre important. Qui a marqué le siècle, au même titre que les souvenirs de guerre d'Ernst Jünger (Orages d'acier, Le Boqueteau 125)  ou A l'Ouest, rien de nouveau  du pacifiste Erich Maria Remarque, très éloigné des valeurs des nationalistes, et aussi, finalement, de l'éthique hégélienne de la vieille Prusse. Il reste un immense travail de comparaison à faire sur l'impact philosophico-idéologique de la Grande Guerre et sur les innombrables écrits qu'elle a suscités. On a pu dire, dans notre insouciance, dans notre volonté de faire du passé table rase, dans notre course suicidaire à la consommation, que la Grande Guerre appartient définitivement au passé, qu'elle n'a plus rien à nous communiquer, qu'elle est la preuve la plus manifeste de la folie des hommes. Ces opinions ont peut-être leur logique, recèlent sans doute quelque pertinence positiviste, il n'empêche que sur le plan littéraire, elle a suscité des monuments éternels de la littérature universelle, elle a provoqué d'indicibles souffrances à des millions d'hommes, elle a porté au pinacle les affres de notre déréliction terrestre, les a démultipliés de manière exponentielle. Mais cette déréliction est un fait de monde incontournable. On n'échappe pas, on n'échappera jamais à la douleur en dépit des vœux pieux des intellectuels, des rêveurs, des eudémonistes de tous poils qui tentent de vendre leur camelote inessentielle. On n'abolira pas la mort qui obsédait Walter Flex et Ernst Wurche. Elle demeure, pour nous tous, au bout du chemin. Il faut l'assumer. En nous rapportant les paroles d'un tout jeune théologien jeté dans la guerre, en les immortalisant, en forgeant les mots simples qui ont touché et marqué durablement les combattants et tout son peuple, Walter Flex nous oblige à regarder ce destin en face, sans aucune grandiloquence  —car il abominait la grandiloquence—, avec des mots d'une sublime simplicité, où le cœur garde la toute première place, où jamais l'immense tendresse du poète et du fils, de l'ami et du pédagogue n'est absente. Car l'œuvre de Flex est aussi une grande leçon de tendresse, surtout quand elle jaillit du pire carnage guerrier de ce siècle. Walter Flex, et par son intermédiaire, Ernst Wurche, et derrière Ernst Wurche, les jeunes idéalistes du Wandervogel,  demeurés inconnus, dormant au fond d'une tombe à Langemarck ou ailleurs, nous ont légué un bréviaire, un livre de stoïcisme, à ranger dans nos bibliothèques à côté de Sénèque, de Marc-Aurèle et de l'Imitation de Jésus-Christ  de Thomas  à Kempis. (*)

 

Robert Steuckers,

Forest, janvier-avril 1995.

 

Sources:

- Nicola COSPITO, I Wandervögel. La gioventú tedesca da Gugliemo II al Nazionalsocialismo,  editrice il corallo, Padova, 1984.

- Walter FLEX, Gesammelte Werke,  2 vol., Beck'sche Verlagsbuchhandlung, München, s.d. (Introduction de Konrad Flex).

- Walter FLEX, Für dich, mein Vaterland. Ein Auswahl aus den Kriegsbriefen,  C.H. Beck'sche Verlagsbuchhandlung, München, 1939.

- Walter FLEX, Der Wanderer zwischen beiden Welten. Ein Kriegserlebnis,  Orion-Heimreiter-Verlag, Heusenstamm, 1978 (postface de Martin Flex).

- Michael GOLLBACH, Die Wiederkehr des Weltkrieges in der Literatur. Zu den Frontromanen der späteren Zwanziger Jahre, Scriptor Verlag, Kronberg/Ts., 1978.

- Hermann HELLER, Hegel und der nationale Machtstaatsgedanke in Deutschland. Ein Beitrag zur politischen Geistesgeschichte,  Aalen, Otto Zeller Verlagsbuchhandlung, 1963.

-Ernst KELLER, Nationalismus und Literatur. Langemarck. Weimar. Stalingrad,  Francke Verlag, Bern/München, 1970.

- Hellmuth LANGENBUCHER, Die deutsche Gegenwartsdichtung. Eine Einführung in das volkhafte Schrifttum unserer Zeit,  Junker u. Dünnhaupt Verlag, Berlin, 1940.

- Walter LAQUEUR, Die deutsche Jugendbewegung. Eine historische Studie, Verlag Wissenschaft und Politik/Berend von Nottbeck, Köln, 1978.

- Eric J. LEED, Terra di nessuno. Esperienza bellica e identità personale nella prima guerra mondiale,  Il Mulino, Bologna, 1985.

- Robert LEGROS, Le jeune Hegel et la naissance de la pensée romantique,  Ousia, Bruxelles, 1980.

- Domenico LOSURDO, Hegel. Questione nazionale. Restaurazione. Presupposti e sviluppi di una battaglia politica, Università degli studi di Urbino, Urbino, 1983.

- Irmela von der LÜHE, «Der Wanderer zwischen beiden Welten von Walter Flex», in Marianne Weil (Hrsg.), Wehrwolf und Biene Maja. Der deutsche Bücherschrank zwischen den Kriegen,  Verlag Ästhetik und Kommunikation/Edition Mythos, Berlin, 1986.

- Reinhard MARGREITER, «Die achtfache Wurzel der Aktualität Schopenhauers», in Wolfgang SCHIRMACHER (Hrsg.), Schopenhauers Aktualität. Ein Philosoph wird neu gelesen, Passagen Verlag, Wien, 1988. A propos de ce livre, lire en français: Robert STEUCKERS, «Un ouvrage collectif sur Schopenhauer ou huit raisons de le relire», in Orientations, n°11, juillet-août 1989.

- Henri MASSIS, L'Occident et son destin,  Grasset, Paris, 1956 (ce volume reprend in extenso le texte «Défense de l'Occident» de 1925).

- Arno MULOT, Der Soldat in der deutschen Dichtung unserer Zeit,  J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1938.

- Maurice MURET, «La pensée allemande et l'Orient», in La Revue Universelle, Tome VI, n°10, 15 août 1921.

- Rita THALMANN, Protestantisme et nationalisme en Allemagne (de 1900 à 1945),  Librairie Klincksieck, 1976.

- Michel TODA,  Henri Massis, un témoin de la droite intellectuelle,  La Table Ronde, Paris, 1987.

 

(*) Moine germano-néerlandais, né à Kempten en 1379 ou en 1380 et décédé à Agnietenberg près de Zwolle en 1471,  auteur de cette Imitation de Jésus-Christ  qui influença considérablement la pratique quotidienne du christianisme catholique jusqu'en ce siècle, probablement plus que les quatre évangiles! Thomas à Kempis  met davantage l'accent sur l'ascétisme que sur la mystique et demande à ses lecteurs de pratiquer une austérité modérée, non extrême, nouant ainsi avec un leitmotiv à la fois hellénique et nordique: celui de la mesure. Mais l'essentiel de cet ouvrage, écrit dans un contexte religieux particulier, celui des Frères de la Vie Commune, dévoués à l'éducation des plus démunis et à la charité. Le sens du service y est très présent. Le texte réclame l'engagement personnel total au profit d'autrui. Dans une perspective politique, et non plus simplement religieuse, cet engagement pourrait être étendu à la Cité entière. Le parallèle que l'on pourrait tracer entre l'Imitation de Jésus-Christ  et Der Wanderer zwischen beiden Welten,  c'est que les deux ouvrages, l'un religieux, l'autre laïc et militaire, sont des bréviaires anti-individualistes qui ont façonné en profondeur des générations; pendant des siècles pour l'œuvre majeure de Thomas à Kempis; pendant deux à trois décennies pour celle de Flex.

dimanche, 04 janvier 2009

Zum 120. Geburtstag von Carl Schmitt / Der "Partisan" - wieder aktuell

 

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Zum 120. Geburtstag von Carl Schmitt / Der »Partisan« – wieder aktuell

Vor 120 Jahren wurde am 11. Juli 1888 im westfälischen Plettenberg der deutsche Staatsrechtstheoretiker und politische Philosoph Carl Schmitt als Sohn eines Kaufmanns geboren. Grund genug, sich seiner wieder einmal zu erinnern.

Nach seinem Studium der Staats- und Rechtswissenschaften in Berlin, München und Straßburg promovierte der junge Schmitt 1915 an der Universität Straßburg. Eine Berufung an die Universität Greifswald erfolgte 1921, er veröffentlichte die Abhandlung »Die Diktatur«, in der er die staatsrechtlichen Grundlagen der Weimarer Republik untersuchte.

Schmitt wurde 1922 Professor an der Universität Bonn. In seiner Schrift »Politische Theologie« arbeitete er seine Staatstheorie, von seinem katholischen Glauben ausgehend, weiter aus. 1923 schrieb er die Analyse: »Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus«. 1926 wurde er Professor der Rechte an der Handelshochschule in Berlin.

1932 kam es dann zur Berufung an die Universität Köln, und Schmitt schrieb sein grundlegendes Werk: »Der Begriff des Politischen«. Diese Staatsrechtslehre beschäftigte sich überwiegend mit der Unterscheidung von Freund und Feind.

Im Dritten Reich nicht straffällig geworden

Am 1. Mai 1933 dann ein folgenschwerer Schritt: der Eintritt in die Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP). Im gleichen Jahr folgte die Ernennung zum preußischen Staatsrat durch Hermann Göring und im November 1933 zum Präsidenten der »Vereinigung nationalsozialistischer Juristen«. Zwischen 1933 und 1945 war Schmitt Professor der Rechte an der Universität zu Berlin.

Im Juni 1934 wurde er zum Hauptschriftleiter der Deutschen Juristen-Zeitung ernannt. Zwei Jahre später, im Oktober 1936, führte er den Vorsitz auf einem in Berlin stattfindenden Kongreß akademischer Rechtslehrer. Von 1937 an zog sich Schmitt zunehmend aus seiner herausgehobenen Stellung als führender nationalsozialistischer Rechtsgelehrter in die innere Emigration zurück.

1945 wurde Schmitt seines Lehramts enthoben und zeitweise verhaftet, zu einer Anklage kam es jedoch nicht, weil eine Straftat im juristischen Sinne nicht festgestellt werden konnte. Ab 1950 widmete sich Schmitt nunmehr völkerrechtlichen Studien und veröffentlichte seine Memoiren. Schmitt starb am 7. April 1985 in seiner Geburtsstadt Plettenberg.

Wegen seiner klaren »Feind«bestimmung in der Politik kommt man auch heute nicht um Carl Schmitt herum. Für Carl Schmitt ist ein grundlegendes Kennzeichen des Politischen die Fähigkeit zur Unterscheidung zwischen Freund und Feind. Außerdem macht er in seiner Schrift über den »Begriff des Politischen« deutlich, welche Art von Politik heute wichtig erscheint: »Sind innerhalb eines Staates organisierte Parteien imstande, ihren Angehörigen mehr Schutz zu gewähren als der Staat, so wird der Staat bestenfalls ein Annex dieser Parteien, und der einzelne Staatsbürger weiß, wem er zu gehorchen hat. Das kann eine ›pluralistische Staatstheorie‹ rechtfertigen … In außenpolitischen und zwischenstaatlichen Beziehungen tritt die elementare Richtigkeit dieses Schutz-Gehorsam-Axioms noch deutlicher zutage: das völkerrechtliche Protektorat, der hegemonische Staatenbund oder Bundesstaat, Schutz- und Garantieverträge mannigfacher Art finden darin ihre einfachste Formel.

Es wäre tölpelhaft zu glauben, ein wehrloses Volk habe nur noch Freunde, und eine krapulose Berechnung, der Feind könnte vielleicht durch Widerstandslosigkeit gerührt werden. Daß die Menschen durch einen Verzicht auf jede ästhetische oder wirtschaftliche Produktivität die Welt z.B. in einen Zustand reiner Moralität überführen könnten, wird niemand für möglich halten, aber noch viel weniger könnte ein Volk durch den Verzicht auf jede politische Entscheidung einen rein moralischen oder rein ökonomischen Zustand der Menschheit herbeiführen. Dadurch, daß ein Volk nicht mehr die Kraft oder den Willen hat, sich in der Sphäre des Politischen zu halten, verschwindet das Politische nicht aus der Welt. Es verschwindet nur ein schwaches Volk.«

Im Jahre 1963 veröffentlichte Schmitt die Abhandlung zur »Theorie des Partisanen«. Schmitts Interesse an der Figur des Partisanen ist rein theoretischer Natur. Er sieht ihn als das letzte wirklich politische Wesen der Gegenwart. In seiner »Theorie des Partisanen« läßt Schmitt nicht außer acht, daß »der autochthone Partisan agrarischer Herkunft in das Kraftfeld des unwiderstehlichen technischen-industriellen Fortschritt hineingerissen wird. Seine Mobilität wird durch Motorisierung so gesteigert, daß er in Gefahr gerät, völlig entartet zu werden. In der Situation des Kalten Kriegers wird er zum Techniker des unsichtbaren Kampfes, zum Saboteur und Spion …

»Motorisierter Partisan«

Ein solcher motorisierter Partisan verliert seinen tellurischen Charakter und ist nur noch das transportable und auswechselbare Werkzeug einer mächtigen Weltpolitik treibenden Zentrale … Der Theoretiker kann nichts mehr tun, als die Begriffe wahren und die Dinge beim Namen nennen. Die Theorie des Partisanen mündet in den Begriff des Politischen ein, in die Frage nach dem wirklichen Feind und einem neuen Nomos der Erde.«

Schmitts Werk findet heute wieder weltweite Beachtung. Kein Wunder im Zeitalter des Krieges gegen den »Terror«.

Günter Kursawe

 

samedi, 03 janvier 2009

Franz von Stuck: "Medusa"

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vendredi, 02 janvier 2009

Julius Evola: Idée d'Empire et universalisme

 

 

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Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES - VOULOIR (Bruxelles) - Avril 1991

Julius EVOLA: Idée d'Empire et universalisme

Quiconque s'interroge sérieusement sur le nouvel ordre européen perçoit de plus en plus nettement l'importance et la force révolutionnaire des idées de "grand-espace" (Grossraum) et d'"espace vital" (Lebensraum). Cependant, au lieu de "grand-espace", nous préférons ici parler d'"espace impérial", d'espace "reichisch", c'est-à-dire déterminé par l'idée de Reich, ou encore d'"espace de Reich". Il s'agit en effet de dissiper l'idée selon laquelle l'ordre nouveau serait essentiellement dicté par des facteurs matériels plutôt que par une idée ou par un droit supérieur qui fonde l'autorité. Bien entendu, l'"espace déterminé par l'idée de Reich" englobe aussi ce que nous appelons "l'espace vital"; mais il peut en dépasser les limites, soit en fonction de considérations militaro-stratégiques, soit en raison d'influences indirectes, de relations affinitaires ou de ces affinités électives qui poussent les petits peuples à se grouper autour d'un "peuple impérial".

Nous ne sonderons pas ici la notion générique de "grand-espace" ou d'espace "déterminé par l'idée de Reich" (reichisch). Nous nous pencherons plutôt sur un de ses aspects particuliers, qui dépasse à la fois le mythe nationaliste et le mythe universaliste.

En ce qui concerne le mythe nationaliste, il connaîtra dans l'avenir une double limitation: d'abord, aucun peuple ne peut assumer et exercer une fonction supérieure de direction s'il ne s'élève pas au dessus des intérêts et des allégeances de type particulariste. Ensuite, les petits peuples devront réapprendre qu'il existe une subordination qui, loin d'être un "esclavage", peut au contraire être source de fierté puisqu'elle permet l'intégration à une communauté culturelle plus vaste et la participation à une autorité plus haute et plus forte. On peut ici songer à des exemples historiques comme le Saint-Empire romain dont les souverains incarnaient une autorité et une fonction dissociées et distinctes de celles qu'ils détenaient en tant que princes d'un peuple particulier. Il pouvait même arriver que des peuples sollicitent d'eux-mêmes l'honneur d'être rattachés à une communauté qui était plus que nationale puisqu'elle se définissait par l'emblème impérial.

En ce qui concerne maintenant le second aspect, par lequel l'espace déterminé par l'idée de Reich apparaît comme le dépassement non seulement du nationalisme étriqué mais du mythe universaliste, il faut préciser que cet espace n'est pas un "espace impérial": il faudrait plutôt penser à des entités distinctes, caractérisées par des idées et des traditions spécifiques, mais agissant conjointement et solidairement. Seule, à l'évidence, cette idée peut dépasser l'universalisme, que ce soit sous sa forme utopique ("le royaume mondial") ou sous sa forme juridico-positiviste qui postule des principes rationnels, universellement valables et obligatoires.

Quant à l'"espace déterminé par l'idée de Reich", il ne faut pas y voir un assemblage plus ou moins lâche, mais un véritable organisme défini par des frontières précises et axé sur une idée centrale imprégnant toutes les forces qu'il rassemble.

Si l'espace déterminé par l'idée de Reich ne constitue pas un tout cohérent puisqu'il se présente sous la forme d'un ordre dynamique, il obéit cependant toujours à une certaine loi d'évolution et s'articule autour de valeurs fondamentales qui constituent son "principium individuationis":

Par son caractère organique, vivant, et par les conditions géopolitiques nécessaires qui sont les siennes, l'idée d'espace déterminé par l'idée de Reich s'oppose notamment à ce que nous appelerions "l'impérialisme qui se cherche" (vortastender Imperialismus) et dont le prototype est l'Angleterre. Pour des raison identiques, il s'oppose également à toute conception abstraite, "spiritualiste", du Reich, qui bien souvent n'est qu'un paravent de l'universalisme. or, en Italie, la compréhension de ce dernier point a été obscurcie par nombre d'idées fausses et de lieux communs désuets.

L'exemple de l'idée romaine

Le grand-espace dont l'Italie peut éventuellement se réclamer est essentiellement méditerranéen. A ce titre, sa référence "impériale" et supranationale ne peut être que l'idée romaine. Or, certains milieux développent à propos de Rome une rhétorique telle que l'on éprouve une sensation de lassitude chaque fois qu'il est question de Rome et de la romanité. Et pourtant, l'Italie n'a pas d'autre choix. Mussolini l'a dit: "Rome est notre point de départ et notre référence: c'est notre symbole et notre mythe".

La difficulté que nous venons de signaler provient de ce que, pour beaucoup, romanité et universalisme sont synonymes. L'"universalisme romain" est un slogan qui, visiblement, sert les ambitions douteuses de certains milieux. D'autres s'eforcent bien de faire une distinction entre le principe universel de Rome et l'universalisme de type démocrate, franc-maçon ou humanitariste, ou encore celui de l'Internationale communiste. Mais cela ne dissipe pas le malentendu.

Est universaliste tout principe qui prétend à la validité générale. Le rationalisme franc-maçon, la démocratie, l'internationalisme et le communisme sont, de fait, des idées qui se répandent dans le monde entier et qui pourraient donc effectivement devenir "universelles" –à condition de déraciner d'emblée et de niveler méthodiquement tous les peuples et toutes les cultures. On retrouve à peu près un projet identique dans les très controversés "Protocoles des Sages de Sion".

Le symbole de Rome –s'il ne s'épuise pas dans une rhétorique creuse– implique tout au contraire quelque chose de concret et de défini: nul ne songe sérieusement à unifier tous les continents et tous les peuples sous l'égide de Rom. Telle est pourtant l'intention des utopies antitraditionnelles, niveleuses et collectivistes. Rome, pour nous, peut effectivement signifier quelque chose et si ce "quelque chose" n'est pas "l'universalisme", ce sera l'idée fondamentale, la force qui met-en-forme, la loi inhérente à un certain "espace déterminé par l'idée de Reich"

D'ailleurs, il n'en allait pas autrement dans l'Antiquité, Rome était l'axe sacré d'une communauté soudée de peuples et de cultures, mais en dehors de laquelle il existait d'autres cultures, ce que traduit du reste l'expresion de "barbare" qui, à l'origine, n'avait aucune connotation péjorative et servait simplement à désigner l'étranger.

Dans l'Empire romain finissant, il a pu, certes, exister –dans les limites de cet espace où soufflait l'esprit d'empire– un certain "universalisme": on laissa s'introduire à Rome des éléments hétérogènes et des races inférieures dont on fit abusivement des "Romains". La ville du Tibre intégra sans difficulté des cultes et des mœurs allogènes dont le contraste avec la romanité des origines était parfois stupéfiante, comme le notait Tite-Live. C'est dans cet universalisme-là que réside l'une des pricnipales raisons de l'effondrement de Rome. Voir dans un tel universalisme une caractéristique propre au "principe romain" serait le plus grave des contresens. Le principe romain vrai, c'est-à-dire viril et hiérarchisé, celui qui a fondé notre grandeur, n'a absolument rien à voir avec cet universalisme de la Rome tardive et abâtardie.

Nous vivons une époque de rassemblement, d'organisation et de structuration de forces, où le discours universaliste abstrait n'a pas sa place. Une époque où la dimension spirituelle ne doit pas nous conduire à des déviations ni à des transgressions mais sublimer le sens des forces et des contraintes d'une réalité concrète. Que Rome ait fait don au nom de la "lumière de la culture", que l'esprit romain soit illimité, que tous les peuples doivent à Rome des éléments de culture, voilà qui est bien. Il reste cependant à tester la vitalité actuelle de cet héritage millénaire au regard d'entreprises moins poétiques mais plus précises. Pour celui qui ne se satisfait pas du verbiage, la moindre des choses à exiger de la force de l'idée romaine est qu'elle puisse faire naître, à partir des peuples que rassemblera notre grand-espace, un organisme véritablement déterminé par l'idée d'Empire, un "reichischer Organismus" doté d'une structure solide, d'un visage et d'une culture propre, ce que permettrait, par exemple, un recours à l'idée organique et hiérarchique du Moyen-Age aryen et combattant. Ce n'est que lorsque que cet exemple aura pris consistance que le prestige de l'idée romaine franchira de nouveau les limites de notre espace. Alors, d'autres pays se demanderont si ces idées fondamentales peuvent être adoptées et façonner le réel selon des formes propres au type d'humanité auquel ils appartiennent.

Julius Evola

(traduction: J.L.P.).

 

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mercredi, 31 décembre 2008

Sarközy dans le collimateur en Allemagne

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Sarközy dans le collimateur en Allemagne

On savait déjà que l’entente n’était pas parfaite entre Angela Merkel et Nicolas Sarközy, coupable aux yeux des Allemands de négliger le binôme Paris/Berlin au profit de relations privilégiées avec la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, voire en annonçant l’avènement d’une « Union Méditerranéenne », englobant les 27 pays de l’UE et noyant, de ce fait même, le cœur germanique et danubien du continent dans un gigantesque magma informel et sans colonne vertébrale, sans trognon mental commun, fort peu susceptible de fonctionner et de générer de l’harmonie et du consensus. Dans un tel magma, rien de constructif ne peut être entrepris avec toute la célérité décisionnaire voulue, vu l’hétérogénéité de ce bricolage racoleur, qui ne produira que des palabres sans suite. La Méditerranée est certes importante et sa maîtrise est vitale pour l’Europe mais l’empreinte qu’elle doit recevoir doit être européenne, doit venir du cœur du continent et non pas du désert arabique. Pierre Vial disait que la Méditerranée, depuis l’effondrement de l’Empire romain, l’échec des Vandales et des tentatives byzantines de reconquête, était un front et non pas un trait d’union. C’est là une évidence historique. La verbosité de Sarközy et ses gesticulations théâtrales n’y changeront rien.   

Dans le n°50/2008 de l’hebdomadaire « Der Spiegel », l’essai, que le magazine publie chaque semaine, était consacré à l’ « Omniprésident » Sarközy et était signé Ullrich Fichtner (dont on n’évoque pas les qualités ou fonctions). Cet « essay » était féroce : il énumérait, sur le ton du sarcasme et du mépris, voire du dégoût, les frasques du président français, accusé de surcroît de trahir les idéaux de Montesquieu quant à la séparation des pouvoirs. Sarközy aurait ainsi fait de l’Etat le « butin » du pouvoir. Et Fichtner de citer quelques exemples d’entorses graves à l’idéal de Montesquieu, dont les mésaventures d’un manifestant, Hervé Eon, qui s’était promené lors d’une visite présidentielle dans sa ville, avec une pancarte au cou, sur laquelle il reproduisait la parole historique du Président, empreinte de tant de délicatesse, « Casse-toi, pauv’ con ! ». Après que pression eût été exercée sur les tribunaux et sur la magistrature couchée et vénale, Hervé Eon a été condamné pour « injure au Président de la République » (sans que les professionnels de l’idéologie et de la pratique des « droits de l’homme » ne s’en soient outrancièrement émus, ni en France ni ailleurs en Europe…) ; ensuite, la brutalité avec laquelle a été traité un journaliste de « Libération », arrêté dès potron-minet et copieusement rossé dans un commissariat de police, parce qu’il avait écrit, il y a deux ans, quelques rosseries sur le candidat président.  

Face à ces dérapages, dignes du Zaïre de feu Mobutu, Ullrich Fichtner constate : en l’an II du mandat de Sarközy, « le pays (la France) est aujourd’hui devenu l’objet de rapports négatifs qui auraient pu provenir de l’Amérique du Sud des années 70 ».  Et d’ajouter que le commissaire européen des droits de l’homme, Thomas Hammarberg, avait décrit, après sa visite des prisons françaises, que la situation y était « inacceptable » et que la politique française de la justice contredisait les « droits fondamentaux de la personne humaine ». Et hop, quelques belles fleurs dans le jardin de Rachida Dati… Et tout cela se passe aujourd’hui dans le pays de la « rrrrrévolution » et des « droits de l’homme »… dont les ténors du journalisme et de la pensée ( ?) aiment tant donner des leçons aux autres… Fichtner : « Avec Sarközy, un style politique est né, en un laps de temps très court, qui nuit à la culture démocratique du pays » ; « nous assistons à une brutalité croissante du discours politique, comme si Sarközy et ses compagnons avaient suivi les leçons de Georges Bush le Jeune » ; « ivre de son pouvoir, Sarközy se sent compétent en tout et le contraire de tout : il tient des discours sur la maladie d’Alzheimer et sur la psychiatrie, sur la construction automobile, le logement et l’urbanisme, il propose des plans pour les économies à la traîne et contre la tragédie des sans-abri ; il exprime ses visions sur l’avenir de l’Afrique, sur les chances du Québec ; il a des idées sur l’énergie éolienne, le Tibet et le rugby ».

Jusqu’ici, rien que de la polémique, des reproches, comme chaque président français en a essuyés. Mais, l’ « essay » se termine par des paragraphes plus consistants : « Ses discours et ses projets ne peuvent contribuer à étayer l’Etat : généralement, Sarközy cherche la sensation car il se pose comme une homme politique éternellement en campagne électorale et, à cause de cela, dans les circonstances inquiétantes d’aujourd’hui, le système politique français manque d’un pôle de repos et de stabilité, d’un étalon fiable, d’une instance neutre ».

« La télévision d’Etat a été réformée de façon telle que l’émetteur public ne pourra plus diffuser de la publicité après 20 heures, à partir de janvier prochain. Sarközy vend cette réforme comme un « saut qualitatif », le téléspectateur est donc content et toute cette politique semble parfaitement raisonnable et rationnelle. Mais cette politique, de manière drastique, ne permet plus le financement des programmes de la télévision publique, qui se montraient aisément critique à l’encontre du pouvoir. On craint partout en France que l’on tentera de récupérer l’argent perdu de la publicité en ne recrutant plus de journalistes sérieux. Cette crainte est fondée car Sarközy a fait bidouiller sa loi de façon telle que ce sera en fin de compte le Président qui nommera personnellement le futur gestionnaire principal de la télévision publique. Quant aux émetteurs privés, à la tête desquels se trouvent les nouveaux amis super-riches de Sarközy, ils bénéficieront à partir de janvier d’entrées financières proportionnellement plus substantielles, ce qui est un effet collatéral parfaitement voulu, bien entendu ».

Et in cauda venenum : « Les forces de la désintégration politique corrodent l’Etat plus férocement en France qu’ailleurs dans le monde, car la société française est un mélange bigarré d’ethnies, de religions et, heureusement, de citoyens à l’esprit libre ; il n’empêche que l’édifice, qui les abrite tous, se lézarde. Ce processus n’a pas commencé avec Sarközy mais ce président-là n’a rien entrepris pour l’endiguer, l’apaiser, ni trouvé des nouveaux ciments pour le souder à nouveau ; au contraire : animé par son leitmotiv ‘diviser plutôt que concilier’, il mine encore davantage la cohésion de la nation. L’évolution actuelle de la France est une leçon qui nous enseigne que la démocratie et l’Etat de droit ne sont pas de simples évidences, mais des principes que l’on doit gagner chaque jour, pour lesquels il faut lutter quotidiennement, qu’il faut façonner et surtout remplir de sens, de volonté et de ‘virtù’. L’Allemagne, comme aucun autre pays, a dû apprendre cette leçon dans les peines, les douleurs et la souffrance. La France, qui s’est presque toujours retrouvée du côté ensoleillé de l’histoire doit bigrement faire attention, elle, de ne pas l’oublier ».

L’article de fond de Fichtner est le premier, depuis des décennies, à évoquer, au sein d’un établissement politique allemand pourtant bien soucieux de « rectitude politique », la nature « composite » et artificielle de la France en tant que construction politique. Et laisse sous-entendre que cette nature composite, ce manque d’homogénéité, et notamment d’homogénéité ethnique, est une faiblesse effroyable qui risque, à terme, de provoquer un vaste chaos entre le Rhin et les Alpes, d’une part, et l’Atlantique, d’autre part.

L’article de Fichtner montre en filigrane que son auteur préfère une référence directe à Montesquieu qu’un discours, tout en trémolos, sur les droits de l’homme, qui n’est pas suivi d’une pratique ad hoc. Montesquieu permet effectivement une application sereine, sobre et posée des droits du citoyen d’une république ou du sujet d’une monarchie, sans les excès criminels ou verbeux du discours républicain et révolutionnaire. La pratique européenne du droit doit s’inspirer davantage de Montesquieu que des mauvais modèles révolutionnaires. Voilà donc un axiome que l’on peut facilement tirer de l’article de Fichtner.

L’article de Fichtner révèle aussi toute la teneur de l’ère glaciaire qui règne actuellement dans les relations germano-françaises, une glaciation dont Sarközy est responsable. En plus, Fichtner dénonce la césure existante entre le discours (souvent tonitruant) sur les droits de l’homme en France et la pratique quotidienne, très déficitaire, de cette idéologie, soi-disant fondatrice de la République, inviolable et intangible. Cela, les régionalistes bretons, alsaciens ou autres le savaient depuis toujours. Et les cadavres des Vendéens ou des noyés de la Loire savent qu’immédiatement après la proclamation des droits de l’homme et du citoyen, on a inventé le principe de « dépopulation », soit une pratique en bonne et due forme de l’extermination totale d’une population au nom d’un délire abstrait, et qu’on l’a appliqué sans état d’âme par le truchement de « colonnes infernales ». Cette césure entre ce discours et cette pratique indique précisément que le discours en question est, sur le fonds, et depuis son émergence, pure hypocrisie.

L’article de Fichtner devrait inspirer nos législateurs pour condamner, comme le fit un jour Soljenitsyne, la matrice des totalitarismes exterminateurs, après avoir condamné ces derniers ; ensuite pour assimiler les symboles de cette matrice, dont le sinistre tricolore qu’a sacralisé Sarközy, à ceux des totalitarismes du passé, si bien que leur exhibition ou leur vénération ou toute tentative de les importer chez nous, en toutes circonstances ou sous quelque prétexte que ce soit, soit considérées comme un délit, assimilable à l’ostentation pathologique d’oripeaux ou de « paraphernalia » national-socialistes . Ce qui permettrait, en autres choses, d’écarter le délire du rattachisme en Wallonie. 

Enfin l’article de Fichtner devrait inciter à une vigilance européenne généralisée contre les déviances sarközistes, permettant à terme de libérer les peuples de France d’une idéologique intrinsèquement terroriste dans ces principes, même si elle ne peut actuellement les traduire dans le réel et dans toute leur effroyable pureté, et de pratiques contraires aux principes nord-européens de l’habeas corpus, incarnés chez nous, notamment, par la Charte de Kortenberg. La révolution française, comme les pratiques centralisatrices et absolutistes des derniers rois de la monarchie capétienne, a forcé les peuples des anciennes Gaules à sortir d’une matrice européenne commune où la liberté et l’autonomie sont des valeurs cardinales. Il faut les y accueillir à nouveau.

En résumé, c’est un fort beau costume, un pur alpaga haut de gamme, que le principal hebdomadaire d’information en Europe, le « Spiegel », qui tire au moins à deux millions d’exemplaires, a taillé pour cet hiver au nouveau président français, au sortir de ses six mois d’animateur numéro un de l’UE.

(source : Ullrich FICHTNER, « Der Omnipräsident », in « Der Spiegel », n°50/2008). 

 

 

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L'oeuvre de Bernard Willms

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L'oeuvre de Bernard WILLMS, 1931-1991

 

 

par Robert Steuckers

 

Né le 7 juillet 1931 à Mönchengladbach dans un milieu catholique, Bernard Willms étudie la philosophie, la so­ciologie, l'histoire contemporaine, la philologie germanique et le droit public à Cologne et à Münster. Sous la direction de Joachim Ritter, il présente ensuite une thèse sur la liberté totale chez Fichte. Il devient ensuite, dans les années 60, l'assistant du sociologue libéral-conservateur Helmut Schelsky, brillant analyste de la famille al­lemande, de la sexualité et du rôle des intellectuels dans les sociétés libérales. Le politologue et juriste Ernst Forsthoff exerce également une influence prépondérante sur la pensée de Willms à cette époque où la philoso­phie allemande est déterminée par une autre école: l'Ecole de Francfort. En 1970, Willms est nommé Professeur de sciences politiques à Bochum, où il restera jusqu'à sa mort. Ses intérêts le portent à enseigner principalement la «théorie du politique» et l'histoire des idées politiques. Marqué par l'idéalisme allemand, et plus particulière­ment par Hegel, Willms aborde et approfondit ses connaissances de l'œuvre de Hobbes. Trois ouvrages sur le philosophe anglais, auteur du Leviathan, se succéderont entre 1970 et 1987, fruits de vingt années de spécula­tions et de méditations. Membre du Conseil honoraire de l'International Hobbes Association, il est reconnu comme l'un des plus éminents spécialistes au monde de la pensée de Hobbes.

 

Dans les années 80, Willms devient le philosophe du politique et de la nation. Il fonde de la sorte une école néo-idéaliste qui vise la reconstitution de la souveraineté allemande et désigne le libéralisme comme l'ennemi prin­cipal de toute pensée politique concrète. Programme qui transparaît dans son célèbre ouvrage Die deutsche Nation  (1982). Mais le nationalisme de Willms n'est pas un nationalisme de fermeture: en 1988, notre auteur, avec l'aide de Paul Kleinewefers, ébauche le plan d'une confédération centre-européenne (Allemagne RFA + RDA, Autriche, Tchécoslovaquie), prévoyant le respect des identités nationales/ethniques tout en dépassant le cadre étroit de l'Etat-Nation conventionnel. A partir de 1989, Willms affronte une dimension nouvelle de la philoso­phie politique, née dans le sillage des spéculations post-modernes. S'appuyant sur les classiques de la pensée politique allemande conservatrice de notre après-guerre, Carl Schmitt et Arnold Gehlen, Willms compare cet hé­ritage à la critique française contemporaine de la modernité (Foucault, Lyotard, Derrida, Baudrillard). Il en con­clut que la négation des principes de la modernité doit former l'assise d'un principe positif nouveau qui conduira les nations opprimées, dont l'allemande, à la liberté. Cette négation des fondements de la modernité est simul­tanément une négation du libéralisme, entendu comme idéologie hostile à toutes les institutions, dissolvante et impolitique.

En 1982, il devient co-éditeur de la prestigieuse revue de sciences politiques Der Staat, éditée à Berlin.

 

Bernard Willms meurt le 27 février 1991. Ses étudiants l'ont porté en terre, avec, sur le cercueil, une plaque de cuivre représentant le frontispice du Léviathan de Hobbes et la phrase percutante, inspirée de Caton l'Ancien, que Willms aimait prononcer à la fin de chacune de ses nombreuses conférences: ceterum censeo Germaniam esse restituendam.

 

La Nation allemande. Théorie, Situation, Avenir (Die Deutsche Nation. Theorie. Lage. Zukunft) 1982

 

Ouvrage de base, où Willms a récapitulé les axes principaux de sa démarche philosophique. L'objectif du livre est annoncé d'emblée: il faut penser en termes de «nation». Pour pouvoir penser en termes de nation, il faut élaborer une théorie de la nation. A partir de la renaissance, l'existence humaine se dégage des dogmes médiévaux et sco­lastiques et n'a plus d'autre référent qu'elle-même. Dès lors, elle peut soit sombrer dans l'individualisme  —che­min choisi et emprunté par le libéralisme—  soit se mettre à construire en toute conscience de la socialité  —chemin choisi par l'idéalisme allemand (Fichte, Hegel, Freyer)—  afin de ne pas basculer définitivement dans la loi de la jungle. Le travail, éminemment politique, de construction de la socialité passe par ce qu'Arnold Gehlen appelait les «institutions» (droit, Etat, etc.). Celles-ci ont pour fonction, dans toute société cohérente et civili­sée, de réguler le comportement des individus. Les institutions permettent aux individus de ne pas être désorien­tés dans l'infinité des possibilités d'action qu'offre le monde en perpétuelle effervescence. L'existence des insti­tutions implique qu'il n'existe aucune morale universelle et naturelle: elles sont des fixations toujours tempo­raires, posées devant un horizon infini de possibilités en interaction constante. Le politique, dans une telle op­tique, c'est le travail constant de modification/adaptation des institutions, l'application modulée des principes sur lesquels elles reposent.

 

Comme les institutions varient selon les contextes, les nous collectifs, réceptacles des libertés individuelles, que sont les nations constituent des réalités incontournables. La liberté individuelle ne peut s'exprimer concrè­tement qu'au travers d'un filtre institutionnel national, sinon elle déchoit en pure négativité (la voie du libéra­lisme). Toute philosophie ancrée dans le réel est donc «nationale» sur le plan politique. La philosophie de la na­tion explore de ce fait le rapport qui existe entre le particulier (la liberté individuelle) et le général (les institu­tions qui filtrent les énergies émanant de ce particulier, dans un contexte donné, soit la nation). La philosophie politique n'acquiert concrétude que par la reconnaissance de ce rapport qui fonde le politique, comme l'avait déjà reconnu Aristote, dont l'anthropologie faisait de l'homme un être théorique et politique ancré dans une polis, es­pace concret. La polis  actuelle est la nation. Par conséquent, l'impératif national est catégorique. La disparition ou l'effacement de la concrétude «nation» engendre l'irrationalité politique; ce n'est pas l'adhésion positive à cette concrétude qui est irrationnelle: Willms prend ici le contre-pied des postulats négateurs, hostiles à toute af­firmation dans l'orbite du politique, de la philosophie critique que l'Ecole de Francfort  —et à sa suite Habermas— avait voulu imposer au discours philosophique et politique allemand de notre après-guerre.

 

Le retour à la concrétude, la volonté de ré-ancrer la philosophie dans les contextes nationaux passe par une cri­tique serrée des principes de l'Aufklärung  et de ses avatars récents. Ceux-ci sont portés par un optimisme pro­gressiste qui raisonne au départ de situations inexistantes: la société sans classe ou le village-monde des «mondialistes». Or, dans le concert international, depuis toujours, nous n'avons affaire ni à l'une ni à l'autre mais à un pluriversum  de nations, aux institutions différenciées, répondant aux besoins, aux nécessités et aux aspirations d'hommes ancrés sur des sols particuliers qui leur imposent géologiquement un mode de vie précis, non interchangeable.

 

Cet ancrage dans la polis/nation n'est pas une disposition naturelle de l'homme, comme les sentiments qui le lient à son terroir, mais est le produit d'un travail de réflexion. Le politique, qui est travail, se sert d'un instru­ment, l'Etat, qui se comporte vis-à-vis de la concrétude nation, de la matière nation, comme l'ébauche de l'architecte vis-à-vis du bâtiment construit, comme la forme vis-à-vis de la matière travaillée. Ce qui implique qu'il n'a pas d'objet sans la concrétude et qu'exclure ou amoindrir conceptuellement la matière nation est une sot­tise théorique. Le rapport de la nation à l'Etat est donc un rapport d'auto-réalisation consciente. L'Etat, dans cette optique, n'est pas un concept abstrait mais un concept nécessaire, un concept qui exprime une nécessité vitale. Concept et Begriff  signifient, étymologiquement, con-capere, be-greifen  saisir et rassembler, fédérer: il im­plique donc la présence d'une concrétude à saisir, à travailler, à hisser à un niveau de conscience supérieur.

 

L'Etat est concept nécessaire donc réel et est soumis aux conditions mêmes du réel: exister dans le temps et dans l'espace. Dans une histoire et sur un territoire, aux frontières mouvantes sous les coups des aléas. L'idéologie de l'Aufklärung  refuse les implications de la réalité histoire. C'est pourquoi elle bascule dans l'abstraction et l'utopie. L'histoire est soit acceptée dans sa totalité soit intégralement ignorée. Les individualités ou les peuples qui perdent le sens de leur histoire perdent également tout rapport fécond avec le réel dans le présent. Les partis politiques n'acceptent qu'une partie de l'histoire; ils entretiennent à son égard un rapport partisan/sélectif mutilant qui conduit au déclin par insuffisance théorique et négligence des pans de réel qui déplaisent.

 

L'idée «Nation», la perspective nationale-idéaliste, est née à l'aube du XIXième siècle, de la conjonction des théories émises précédemment par Rousseau, Herder, Schiller, Arndt, Görres, Fichte et Wilhelm von Humboldt. Willms entend réactualiser ce corpus doctrinal, battu en brèche par le libéralisme et les idéologies politiques de diverses obédiences, nées dans son sillage. L'idée nationale, dans ce sens, recèle une dimension subversive, dans le sens où elle est un projet idéel positif et affirmateur qui se mesure sans cesse à une réalité faite de com­promis boîteux, régie par les «Princes» ou l'«établissement».

 

Cette dimension subversive de l'idée nationale ne puise pas dans le corpus de l'Aufklärung  mais dans une tradi­tion qui lui est opposée et qui a été théorisée de Herder à Arnold Gehlen. Cette tradition philosophique idéaliste s'insurge contre l'interprétation occidentale (française, anglaise et américaine) du rationalisme, qui, sur le plan politique, tombe rapidement dans un «contractualisme unidimensionnel» figé et refuse souvent de reconnaître les limites de temps et d'espace inhérentes à toute réalité. Kant, le théoricien le plus pointu de la tradition des Lumières, a pourtant perçu les limites de l'Aufklärung,  nous explique Willms, en constatant que l'esprit peut théoriquement descendre partout mais que quand il descend, il descend toujours dans une concrétude pluri-déter­minée par la langue, l'histoire, le peuple. La tradition opposée aux Lumières appliquées stricto sensu, sans réfé­rence explicite au temps et à l'espace, constitue donc une pensée plus riche et plus profonde, tenant compte de davantage de paramètres. La pluralité des paramètres oblige à plus de circonspection; tenir compte de cette plura­lité, de la complexité et de l'imprévisibilité qu'elle postule, n'est pas de l'«irrationalisme» mais, au contraire, constitue une rationalité plus fine, qui n'exclut pas l'aléatoire.

 

Certes, l'idée nationale peut se radicaliser dangereusement et les sentiments nationaux, légitimes, peuvent subir des manipulations qui les discréditent ultérieurement. C'est un risque qu'il faut inclure dans tous les calculs poli­tiques.

 

Pour Willms, il n'existe aucun concept politique qui soit hiérarchiquement supérieur, en théorie comme en pra­tique, à l'Etat national. L'idée d'humanité, d'Etat mondial, de société humaine globale sont toutes des construc­tions abstraites qui n'ont aucun répondant dans le monde réel. Celui-ci, parce qu'il est un pluriversum, ne connaît que des Etats nationaux. De plus, toute forme de coopération internationale ne peut fonctionner que par la recon­naissance et dans le respect des sujets politiques, donc des Etats nationaux. Le monde évoluera sans doute vers des confédérations sur de plus grands espaces: il n'empêche qu'elles se forgeront au départ d'adhésions volon­taires d'Etats nationaux ou seront rassemblées par la coercition, l'hégémonisme ou l'impérialisme. Toutes les formes d'internationalisme iréniste sont vouées à l'échec. Il existe toutefois une forme d'internationalisme particuliè­rement pernicieuse: celle qui dérive de la dynamique d'un sentiment national, comme l'idée de «grande nation» de la France révolutionnaire. Cet internationalisme part d'une concrétude nationale tangible, la France, mais veut se débarrasser des limites incontournables, propres à toute concrétude nationale, pour se mondialiser. Ce pro­cessus pervers d'évacuation des limites s'accompagne généralement d'un engouement pour les idéologèmes de l'Aufklärung  et d'une accentuation extrême du pathos nationaliste. En dépit de ce pathos qui peut surgir à tout moment, l'idée nationale postule, en ultime instance, une ascèse assez rigoureuse qui limite son action à un cadre précis sans vouloir le déborder. Le nationalisme français ne s'adresse plus à la seule nation française mais veut planétariser les idéaux des Lumières. Le national-socialisme allemand se mue en impérialisme qui veut asseoir dans le monde entier la domination de la race nordique, éparpillée sur plusieurs continents, donc sur une multi­tude de contextes différents, ce qui interdit de la penser comme une nation, donc comme limitée à un et un seul contexte précis. Avec Max Weber, Willms affirme que la Nation ne doit vouloir que sa propre continuité, ne doit affirmer qu'elle-même. L'idée de nation n'est donc pas une valeur, qui pourrait être contestée comme toutes les va­leurs, mais un fait objectif que l'on ne contourne pas, un destin (Schicksal).

 

Donc la nation est un but en soi, elle n'est jamais un moyen pour arriver à d'autres fins, comme, dans le cas fran­çais, à faire triompher une idéologie, celle des Lumières, ou, dans le cas allemand/hitlérien, à promouvoir à l'échelle de la planète entière un fantasme racial, ou, dans le cas anglais, à généraliser une praxis économique qui ne connaît pas de limites, le libre-échange libéral.

 

Willms pense également la coexistence politique, car différences ne signifient pas nécessairement antago­nismes. Pour Willms, la coexistence part 1) de la reconnaissance des réalités politiques que sont les nations; 2) d'une prise en compte des transformations dues aux faits de guerre et de paix; 3) d'une contestation de toutes les prétentions à vouloir représenter seul, devant l'histoire et le monde entier, la réalité humaine dans toute sa glo­balité; 4) d'une promptitude à amorcer toute espèce de coopération en politique extérieure qui aille dans le sens des intérêts de toutes les parties.

 

Après ce panorama théorique, Willms analyse la situation historique de l'Allemagne: d'où vient-elle, où est-elle? Le pays est divisé et un ensemble précis de forces cherche à perpétuer ad infinitum cette division. Dans le con­texte du grand débat autour de la nation qui s'est déroulé en Allemagne dans la première moitié des années 80, Willms énonce des recettes pour reconstituer la nation allemande dans son intégralité. Cette nation reprendra ensuite sa place dans un contexte international.

 

Identité et résistance. Discours sur fond de misère allemande (Identität und Widerstand. Reden aus dem deutschen Elend), 1986

 

Le recul de la politologie nationale a créé un vide en Allemagne. Un vide théorique d'abord puisque les traditions politologiques dérivées de l'idéalisme allemand, de Fichte, Treitschke, etc. ont été abandonnées et n'ont plus été approfondies, confisquant du même coup au peuple allemand la possibilité d'élaborer un droit et une praxis poli­tique concrète en accord avec ses spécificités identitaires. Un vide existentiel ensuite, puisque, sans pleine sou­veraineté, le peuple allemand ne jouit pas de droits pleinement garantis, car, en dernière instance, cette garantie se trouve entre les mains de puissances étrangères. Pour Willms, le peuple allemand, en perdant ses traditions intellectuelles, a perdu le pouvoir de cerner son identité (de prendre sereinement acte de «son» réel) et d'articuler une praxis politique en conformité avec cette identité. Conséquence: le déficit en matière d'identité postule un droit imprescriptible à la «résistance».

 

Willms se penche ensuite sur l'arrière-plan de cette misère allemande qui devrait déclencher cette résistance. Cette misère est à facettes multiples et d'une grande complexité. A l'échelle du globe, la misère allemande a pour toile de fond la fin de l'après-guerre, processus qui s'est déroulé en plusieurs étapes: décolonisation, guerre froide, course aux armements. La confrontation entre les deux superpuissances, les Etats-Unis et l'URSS, jette l'Europe et l'Allemagne dans une situation d'insécurité. Le centre du continent européen est devenu une zone d'affrontement potentiel. L'intérêt de tous les Européens est de sortir de ce contexte insécurisant qui leur con­fisque tout destin.

 

L'idée de nation, poursuit Willms, permet de sortir de cette impasse. Le monde est un pluriversum  de nations, de sujets politiques et non un One World  ou une société sans classe planétaire. Les hommes, animaux politiques selon la définition d'Aristote, n'existent concrètement que dans des communautés politiques déterminées, les­quelles sont plurielles et diverses. Cette diversité est postulée par la nécessité brute et vitale de faire face à des aléas naturels et historiques, chaque fois différents selon les circonstances, les lieux, les époques. Dire qu'il existe des idées supérieures à l'idée de nation, c'est utiliser une formule idéologique pour occulter une volonté dé­libérée de domination, d'impérialisme ou de colonialisme. Ainsi, le «socialisme universel» sert les desseins de l'impérialisme soviétique, tandis que l'idéal démocratique des droits de l'homme sert la machine politico-écono­mique des Américains. Nous avons donc là deux idéologies supra-nationales qui égratignent les souverainetés concrètes des puissances plus petites, en injectant, de surcroît, dans leurs tissus sociaux, des ferments de décom­position par le biais de partis à leur dévotion qui servent d'officines de propagande aux idéaux abstraits instru­mentalisés depuis Moscou ou Washington.

 

Willms démontre les effets pervers des idéologies mondialistes: elles arasent les droits concrets et diversifiés des peuples, les plongeant dans une bouillabaisse de droits mutilés, handicapés et stérilisés par les abstractions. Le concert des nations a des dimensions bellogènes  —Willms ne le nie pas—  mais le type de conflits qui en ressort, reste localisé et permet d'asseoir et d'affirmer des formes de droit particulières, bien adaptées à des con­textes précis. Malgré ce risque de guerre localisée, les limites qu'implique l'idée de nation offrent aux citoyens un horizon saisissable, qui confère du sens. Les super-puissances, elles, sont des impasses de l'évolution histo­rique, affirme Willms. Gigantesques comme des dinosaures, elles n'ont pas d'avenir sur le long terme car leurs jeunesses vivent en permanence un sentiment d'absurde, issu de ce discours tablant sur l'illimité, donc trop abs­trait et insaissisable pour le citoyen moyen, confiné dans une spatio-temporalité précise, limitée et déterminée. Les universalismes engendrent un sentiment d'absurde par évacuation de la concrétude nation. Par suite, le retour de la concrétude nation restaure du sens dans l'histoire et dans le monde.

 

Instruments des grandes puissances dominatrices, les idéologies universalistes désignent des ennemis qui ne sont pas les ennemis immédiats et réels des peuples soumis à leur emprise. Le jeu normal du politique est dès lors vicié puisqu'une désignation concrète de l'ami et de l'ennemi s'avère impossible. La mobilisation des citoyens, dans un tel contexte aberrant, s'effectue au bénéfice de religions laïques, issues des spéculations philosophiques du XVIIIième siècle. Ces religions désignent des ennemis absolus, contrairement au politique qui ne connaît que des ennemis provisoires, qui peuvent devenir amis demain et alliés après-demain.

 

Prenant le cas de l'Allemagne, Willms constate qu'elle a très peu d'amis réels, qui souhaitent franchement sa réu­nification. Les hommes politiques allemands doivent dès lors œuvrer à soutenir les initiatives étrangères qui ac­ceptent le principe de la réunification parce que celle-ci contribuerait à déconstruire les antagonismes qui s'accumulent en Europe centrale. Sont donc ennemis intérieurs de la nation allemande, tous ceux qui embrayent sur les discours universalistes, camouflages des impérialismes qui mettent l'Allemagne sous tutelle, tous ceux qui font passer d'autres intérêts que ceux qui concourent à accélérer la réunification. Willms énonce sept péchés capitaux contre l'identité allemande, dont l'auto-culpabilisation, la moralisation du politique (projet irréalisable car tout ne peut être moralisé d'emblée), le renoncement à forger une démocratie taillée sur mesure pour l'identité allemande, la servilité à l'égard des vainqueurs de 1945, la reconnaissance de facto de la division allemande, l'irénisme infécond, cultiver la peur de l'histoire (même si la peur est compréhensible dans la perspective d'un conflit nucléaire en Europe centrale).

 

Idéalisme et nation. A propos de la reconstruction de la conscience de soi politique chez les Allemands (Idealismus und Nation. Zur Rekonstruktion des politischen Selbstbewußtseins der Deutschen),  1986

 

Anthologie de textes classiques des grands auteurs de référence de Willms, tels Justus Möser, Herder, Ernst Moritz Arndt, Joseph Görres, Wilhelm von Humboldt et Fichte, ce livre est doublé d'une série de définitions et d'analyses philosophiques, ayant pour objets les contenus conceptuels de cette «conscience nationale alle­mande», exprimée par l'idéalisme et le romantisme. Willms cherche surtout à comparer et à opposer les Lumières (Aufklärung)  et l'idéalisme. Dans cette opposition se reflète également le dualisme antagoniste franco-alle­mand. Les Lumières ont pris leur envol en France car, depuis Philippe le Bel et la corruption des Papes d'Avignon, les diversités composant la société française ont été progressivement mises au pas au profit de l'absolutisme royal. La Saint-Barthélémy de 1572 et la révocation de l'Edit de Nantes ont constitué deux mesures de restauration de l'absolutisme en déclin. L'idéologie des Lumières en France s'insurge contre cet absolutisme mais en reprend les structures mentales dans la mesure où elle perçoit le monde comme une diversité dépourvue de sens qu'il faut soumettre aux critères d'une raison omnilégiférante. Montesquieu a été une exception: il relativi­sait l'absolutisme en recourrant à l'histoire et au réel. Les Lumières, version révolutionnaire, n'ont pas retenu sa leçon. Leur démarche dualiste et moralisante restaurait une pensée para-religieuse, paradoxalement la même que celle qui régissait la religion et l'absolutisme qu'elles combattaient. Depuis Guillaume d'Ockham et la renais­sance, les hommes avaient découvert le Règne de la Liberté, c'est-à-dire un règne du hasard, de l'aléatoire, du risque qui réclame l'action consciente, la création consciente et constante d'ordres politiques viables. Le Règne de la Liberté, rude et rigoureux, postule Travail et Devenir. Les Lumières, elles, chavirent dans le pastoralisme idyllique et immanent, mauvaise caricature de la théologie défunte. Avec Thomas Hobbes, l'auteur du Léviathan, Willms demande de prendre la Règne de la Liberté au sérieux. La liberté est un défi à cette existence humaine mi­séreuse, animale, brève (Hobbes, Léviathan, Ch. 13), à cette déréliction où l'homme peut être un dieu ou un loup pour l'homme. La liberté et la raison n'existent que dans un devenir fragile, si bien qu'elles doivent être inlassa­blement construites dans le Léviathan, seule réalisation active pensable de la liberté et de la raison.

 

L'idéologie des Lumières entend construire un stade final de l'histoire dans l'immanence, où le travail constant de réalisation/incarnation de la raison et de la liberté ne sera plus nécessaire. L'au-delà de la religion descend dans l'immanence, transformant l'idéologie des Lumières en nouvelle foi laïque organisée par une hiérocratie d'intellectuels qui n'hésite pas, le cas échéant, à déclencher la terreur. L'idéologie des Lumières est par consé­quence une tentative d'échapper aux implications du Règne de la Liberté. Elle rompt les liens qui unissent les hommes au réel. Ce n'est donc pas parce que les intellectuels modernes occidentaux ont perdu Dieu que leur pen­sée s'est affranchie du réel mais parce qu'ils ont opéré cette immanentisation des structures mentales fixistes de la religion, fuyant de la sorte les impératifs du réel qui réclament l'action permanente. Cette rupture entre la pen­sée et le réel a conduit aux horreurs des révolutions française et russe et des guerres du XXième siècle. Si l'idée motivante d'une construction permanente du Léviathan n'avait pas cessé, à cause de l'idéologie des Lumières, de mobiliser les hommes dans la mesure et les limites spatio-temporelles inhérentes à tout fait de monde, ce cor­tège d'horreurs, déclenché parce qu'il y a volonté d'absolu dans l'immanence, n'aurait jamais eu lieu.

 

Les ordres concrets qui structurent les peuples sont perçus, par les tenants de l'idéologie des Lumières, comme des résidus irrationnels et pervers qu'il faut éliminer. En refusant de tenir compte de la tangibilité de ces ordres concrets, les protagonistes de l'idéologie des Lumières, prétendant introduire dans le discours politique une di­mension «critique», s'abstraient des conditions concrètes de leur propre histoire. Erreur dans laquelle l'idéalisme allemand n'a pas basculé. Willms enjoint ses lecteurs à relire Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Goethe, Hölderlin et Schiller. Cet idéalisme s'enracine toujours dans une spécificité qui, en l'occurrence, est allemande. L'esprit al­lemand a toujours voulu saisir pleinement le réel. Ce qui le rend immanent parce que conscient. Cette conscience dans l'immanence conduit à concevoir tout réel comme réalisation (Verwirklichung). Tout réel est, par suite, de­venir. L'idéalisme allemand restaure donc le lien qui unit la pensée européenne contemporaine à Héraclite. Mais l'Obscur d'Ephèse est observateur du devenir tandis que l'idéaliste conçoit la réalisation du réel par un sujet, c'est-à-dire par un homme conscient de sa liberté. Il y a donc dans l'idéalisme germanique un primat du pratique, de l'action. Son anthropologie repose sur une conception où l'homme ne doit compter que sur lui-même pour af­fronter le monde, que sur ses propres mains et son propre cerveau.

 

La liberté qui rend possible le travail de «réalisation du réel» n'est donc pas simplement définissable négative­ment; elle n'est pas simple «bris de chaînes»: elle exprime la structure réflexive de l'organisme humain; elle est la conditio humana  par excellence.

 

Ouverture sur l'erreur comme sur la réussite, la liberté, sur le plan politique, doit travailler à créer des institu­tions, c'est-à-dire des cadres de vie communautaires/collectifs déterminés par un ensemble de circonstances pré­cises. L'idéalisme complète de la sorte le nominalisme d'Ockham qui reconnaissait la rationalité du contingent, la réalité du particulier et les lois propres régissant l'individuel. Il n'y a, pour la tradition nominaliste née sous l'impulsion d'Ockham, que du particulier et de l'individuel. Ce qui ne signifie pas que le monde est un chaos ato­misé. Il y a du général individué à organiser. Ce général individué se présente au sujet réalisateur tantôt avec pré­cision tantôt avec imprécision. Le sujet le hisse au niveau de l'idée, ce qui le rend instrumentalisable et systéma­tisable. L'idée n'est de ce fait pas une abstraction: elle émerge du réel auquel elle peut sans cesse être confrontée. L'idée est réalité hissée au niveau de la conscience. L'idéalisme est de ce fait une attitude mentale qui consiste à élever sa propre existence au niveau de l'idée, donc à tirer de soi le meilleur de soi-même. Pour parler le langage de l'entéléchie: à devenir ce que l'on est. Deux erreurs philosophiques règnent aujourd'hui: dire que le matéria­lisme est plus proche du réel que l'idéalisme. Ensuite, dire que l'idéalisme est un romantisme nébuleux, une illu­sion détachée du réel et lui opposer un «réalisme» qui n'est qu'utilitarisme particulier ou trivialité.

 

Mais l'idéalisme a basculé dans les abîmes du XXième siècle. Il s'agit, non pas de le reconstruire, mais d'en redé­gager la substance. A la suite de Walter Wimmel (Die Kultur holt uns ein. Die Bedeutung der Textualität für das geschichtliche Werden, Würzburg, 1981), Willms décrit l'idéalisme comme un «grand texte», fonctionnant comme un dépôt, un magasin, un champ ouvert, où les éléments sont entassés ou rangés en vue d'un usage futur. L'archétype qui structure le «grand texte» de l'idéalisme est celui de la liberté qui appelle les hommes au travail de construction du Léviathan, dieu périssable, tandis que l'archétype de l'idéologie des Lumières est la volonté de réaliser une fois pour toutes le paradis céleste sur la terre, état de chose voulu comme définitif.

 

Puisque la vie dans le Règne de la Liberté est travail et combat, le noyau de l'idéalisme, expression et reconnais­sance philosophique de cet état de chose, c'est le politique, réalisation de l'éthique dans le temps et l'espace comme veut le démontrer le discours hégélien. Le cadre du politique est la nation, aux dimensions précises et li­mitées, instance qui ne saurait en aucun cas se soumettre aux critères d'une morale absolue, soustraite au temps et à l'espace. De même, il est impossible de hisser l'individu au-dessus du collectif nation, produit de l'histoire, sans sombrer dans la pure démagogie ou dans l'absurdité. L'homme, en effet, ne peut vivre qu'imbriqué dans un réseau de rapports politiques concrets, déterminé par un temps et un espace. En dehors de tels rapports, dont la concrétion est la polis  d'Aristote ou ses avatars ultérieurs, dont la nation au sens allemand du terme, l'homme n'est pas homme: il n'est qu'animal ou dieu.

 

En définissant l'idéalisme selon la tradition allemande, Willms opte pour une «politique réaliste» contre une «politique idéologique». Avec la domination depuis près de deux cents ans qu'exercent les principes de l'Aufklärung  d'origine française, notre civilisation a basculé dans le nihilisme. En bout de course, l'idéalisme lui-même s'est trop mâtiné d'illuminisme, si bien que le nationalisme allemand, qui, théoriquement, voulait agir dans le cadre concret d'une nation  —l'allemande— prise dans sa globalité, a échoué parce qu'il s'est imposé sur la scène politique dès l'ère wilhelminienne comme un parti, donc comme une instance d'exclusions multiples qui refusait de prendre en compte bon nombre de pans du réel. Pour Willms, la «révolution conservatrice» est un idéalisme de l'ère nihiliste, qui a nié le parlement de Weimar, son système de partis et n'a vu dans le général de son époque qu'un vulgaire système de besoins et d'intérêts. Négation non suivie d'un investissement concret de ces instances pour les infléchir dans le sens de l'idée de nation. La «révolution conservatrice» n'a pas suivi les traces des deux grands continuateurs de l'idéalisme, Hans Freyer et Arnold Gehlen.

 

En conclusion de son anthologie et de son plaidoyer pour l'idéalisme contre les Lumières, Willms énonce les pistes que doit emprunter, à ses yeux, l'idéalisme à l'ère atomique: cet idéalisme doit refuser toutes les utopies de type religionnaire; il ne fonctionne pas à la haine ou à l'emphase mais a besoin de décision. Il ne reconnaît que des nécessités, au-delà du bien et du mal. Il désigne ses ennemis mais n'a aucun ennemi a priori, défini au nom de sentiments, d'une idéologie, d'une race. Il combat tous les ennemis de sa nation concrète et se montre solidaire à l'égard de toutes les autres nations libres.

L'idéaliste contemporain doit ensuite juger et agir au nom de la raison nationale-politique et non au nom d'une idéologie qui ne connaîtrait pas de cadre précis, limité dans le temps et dans l'espace.

 

La lutte pour la liberté est une lutte pour permettre à celle-ci de s'exercer de toutes les façons, de forger en tous lieux des institutions adaptées à chaque locus  destinal, de manière à canaliser et renforcer des flux d'énergies par­ticuliers, uniques, non interchangeables.  

 

Renouveau au départ du centre. Prague. Vienne. Berlin. En-deçà de l'Est et de l'Ouest (Erneuerung aus der Mitte. Prag. Wien. Berlin. Diesseits von Ost und West),  1988

 

Ecrit en collaboration avec Paul Kleinewefers, ce livre répond à l'engouement pour la Mitteleuropa qui a agité le débat politique allemand au cours des années 1984-1989. L'objet premier de ce travail est de penser l'Europe cen­trale au-delà de la partition du continent, scellée dans l'immédiat après-guerre. L'objet second est de concevoir une unité allemande sans liens trop privilégiés avec l'Ouest. Une Westbindung  trop prononcée serait une invo­lution historique déracinante et renforcerait la division du continent. Le renouveau européen doit dès lors venir du centre de l'Europe. Sur le plan institutionnel, ce renouveau doit se baser sur un fédéralisme associatif regrou­pant Tchèques, Slovaques, Allemands (de l'Est et de l'Ouest) et Autrichiens dans une instance confédérale nou­velle, animée par des principes économiques de «troisième voie». Willms étudie les principes historiques du fé­déralisme et les structures de la démocratie libérale en vigueur en RFA et en Autriche pour proposer une réforme constitutionnelle allant dans le sens d'une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre économique). Le Parlement se recruterait pour moitié parmi des candidats désignés par des partis et élus personnellement (pas de vote de liste); l'autre moitié étant constituée de représentants des conseils corporatifs et professionnels. Le Sénat est essentiellement un organe de représentation régional. La chambre économique, également organisée sur base des régions, représente les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.

 

En concevant ce plan pour une nouvelle Mitteleuropa, Willms ne renonce pas à sa théorie de la nation, cadre ins­titutionnel indépassable. Tout comme l'idée d'Etat, quand elle est correctement comprise, ne détruit pas la liberté de l'individu, mais, au contraire, permet qu'elle se déploie, la libre coopération entre nations libres est un projet qui permet à ces nations de croître, de se rendre plus fortes par la coopération, à rebours de ce qui se passait dans l'ancien système fait de nations en conflit. La coopération entre grandes et petites nations au sein des confédéra­tions de modèle nouveau doit être réglée juridiquement.

 

Willms a voulu dépasser le nationalisme étroit que certains polémistes et idéologues croyaient déceler dans son œuvre. La Mitteleuropa est un projet de civilisation dans lequel tous les peuples ont leur place et toute leur place. Ce projet n'est pas une utopie: il n'est pas quelque chose qui n'a pas de lieu. Au contraire, il gère, harmonise et organise des lieux. Il rappelle tout simplement sur la scène de l'histoire une réalité historique qui a été.

 

Thomas Hobbes. Le Règne du Léviathan (Thomas Hobbes. Das Reich des Leviathan), 1987

 

Couronnement des multiples études de Willms sur Hobbes, ce livre nous offre une biographie politique du philo­sophe anglais, une présentation fouillée de sa science et de son système, sa théorie de la guerre civile, sa théorie du Léviathan, son appréhension du facteur religion et ses positions relatives à la théologie. En fin d'ouvrage, Willms brosse un tableau de l'influence de l'œuvre de Hobbes aux XVIIième, XVIIIième et XIXième siècles et ana­lyse les recherches sur Hobbes au XXième.

 

Willms rappelle les circonstances de la naissance de Hobbes en 1588. L'Angleterre était prise de panique à l'approche de la grande armada de Philippe II d'Espagne. Une fausse alerte, annonçant le débarquement des troupes espagnoles, provoqua l'accouchement prématuré du petit Thomas qui, plus tard, aimait à dire qu'il avait une sœur jumelle, la peur. Toutes les réflexions politiques ultérieures du philosophe seront axées sur l'omniprésence angoissante de la peur dans les sociétés.

 

Devenu à l'âge adulte précepteur des Barons Cavendish, Hobbes voyagera à travers toute l'Europe avec ses pu­pilles. Au cours de l'un de ces «grands tours», il découvre les Elementa  d'Euclide, qui le fascinent par leur ratio­nalité parfaite et leur mode d'argumentation sans faille. Cette lecture lui fournit l'armature de son système philo­sophique articulé en trois volets: la nature, l'homme et la politique (De corpore, de homine, de cive). La science, pour Hobbes, consiste à comprendre constructivement le réel parce que l'homme a toujours affaire à lui-même, soit à ses propres constructions. Celles-ci, faits de monde, doivent d'abord être conceptuellement démontées puis recomposées par un jeu d'analyse et de synthèse que Hobbes appelle la méthode «résolutive/compositive» (De Corpore, VI, 1). La generatio,  dans l'orbite de cette méthode «résolutive/compositive», est donc la force in­trinsèque de la raison productive et constructive. La dissociation des éléments conduit à leur connaissance et à leur conceptualisation. La vision du monde de Hobbes n'est donc pas purement mécaniciste ni physicaliste ni scientiste, explique Willms. Les méthodes mécanicistes sont précisément des méthodes d'action;  elles ne vi­sent pas à expliquer  le monde. Contrairement aux tenants de l'idéologie des Lumières, Hobbes ne croit  pas à la science ou à un progrès qui serait mis à l'enseigne du mécanicisme. L'axiomatique physicaliste de Hobbes ne se veut pas modèle du monde mais tremplin de départ pour le travail constructeur de la raison. Cette axiomatique ne veut pas réduire le monde à un éventail de formules mathématiques. Elle ne cherche qu'à évacuer les faux ques­tionnements, les reliquats des philosophies abâtardies par les engouements stériles et les opinions génératrices de luttes intestines et de guerres civiles.

Cette méthode et cette axiomatique font de l'homme le point focal de la philosophie. C'est lui qui construit le savoir qui l'oriente dans le monde.

 

La phrase de Hobbes, homo homini lupus  (l'homme est un loup pour l'homme) est connue mais souvent citée en dehors de son contexte où elle a été écrite à côté de homo homini deus  (l'homme est un dieu pour l'homme). Hobbes, pour avoir dit que l'homme pouvait être un loup pour l'homme, a été considéré comme un philosophe pessimiste voire un misanthrope. Mais il n'a souligné que les deux possibles de l'homme tout en insistant sur la menace que fait peser sur la paix publique les tendances agressives tapies dans l'âme humaine. Menace dont il faut encore tenir compte dans tout calcul politique. L'homme, pour Hobbes, est essentiellement mu par la passio  qui est tantôt «pulsion vers», tantôt «évitement de», qui est tantôt amour tantôt haine ou peur. Contrairement à ce qu'avaient affirmé la théologie et la métaphysique traditionnelles, les fondements de la morale ne sont donc plus extérieurs à l'homme; ils s'enracinent en lui, dans sa finitude qui est mélange d'instincts divers, tirant vers le sublime ou vers l'horreur, au gré du hasard. Cette finitude imparfaite fonde l'anthropologie des temps mo­dernes et c'est au départ de cette imperfection, de cette corporéité humaine, que doit se construire le politique. L'homme ajoute aux choses de ce monde en mouvement des connotations moralisantes spécifiques, posant du même coup une classification opératoire distinguant les choses «bonnes pour moi» et «mauvaises pour moi». Plongé dans l'incertitude et la peur, l'homme désire un avenir stabilisé; comme le dit Hobbes, etiam fame futura famelicus  (il a faim anticipativement en pensant à la famine de demain). Cette faculté d'anticiper fait que l'homme est le seul être mortel, fini, à avoir un avenir ouvert. Ouverture due à la peur qui corrobore sa liberté. La raison est donc intimement liée à la peur. Dans l'orbite du politique, cette raison dérivée de la peur appelle une question angoissante: comment peut-on affronter, en tant que philosophe, la catastrophe de la guerre civile? En dépassant l'état de nature, où l'homme est toujours un loup pour l'homme. Dans l'état de nature, qui réémerge dans la guerre civile, règnent la concurrence, la défiance, le désir d'acquérir gloire et honneurs. Dans une telle situa­tion, écrit Hobbes, travail, assiduité, zèle constructif n'ont plus de place, ne peuvent plus se faire valoir. Tous réclament le droit à tout. Tout le monde affronte tout le monde. Chaos qui est le résultat de la nature humaine, privée à l'ère moderne de ses référants axiologiques traditionnels. La disparition de ces référants provoque le re­tour de l'état de nature et postule une stabilisation raisonnable. Comme la liberté, qui découle de la disparition du cadre axiologique traditionnel, ne peut nullement s'exercer dans le chaos de l'état de nature, il faut la limiter pour qu'elle puisse s'exercer quand même dans un cadre bien circonscrit. Cette limitation s'effectue grâce au contrat, lequel institue un Etat, une civitas,  instances qui stabilisent provisoirement le déchaînement des passions de l'état de nature. Cet Etat est le Léviathan, dieu mortel qui nous procure une paix toujours provisoire et permet à nos énergies de donner le meilleur d'elles-mêmes. Le Léviathan lie et oblige les hommes tout en annullant l'état de nature qui empêche leur liberté d'être productrice. Willms perçoit dans l'anthropologie de Hobbes l'antidote par excellence qui nous vaccine contre toutes les séductions des utopies et de l'idéologie des Lumières. La mé­thode claire et euclidienne du philosophe anglais fait de son œuvre le «plus grand réservoir de sagesse poli­tique».

 

Postmodernité et politique (Postmoderne und Politik), 1989

 

Prélude à un livre que Willms n'a jamais pu écrire, ce texte important, paru dans la revue Der Staat  (Berlin), pré­figurait les orientations nouvelles que notre philosophe cherchait à impulser dans le discours (méta)politique al­lemand. Pour Willms, la postmodernité, surtout celle théorisée par Jean-François Lyotard, permet un dépasse­ment constructif de l'idéologie des Lumières, dominante depuis deux bons siècles. La démarche de Lyotard, pour Willms, correspond très précisément à celle de Hobbes, dans le sens où elle veut instituer des «enchaînements» pour contrer l'action déliquescente du chaos, postérieur à l'effondrement des grands récits modernes. En voulant instituer des «enchaînements», Lyotard, selon Willms, prend le relais de Hobbes et réclame le retour du déci­sionnisme politique. L'étude de Hobbes, des grands classiques de l'idéalisme allemand et de Carl Schmitt doit donc se compléter d'une exploration minutieuse du continent philosophique «post-moderne» et de l'œuvre de Lyotard.

 

(Robert Steuckers).

 

- Bibliographie: Die totale Freiheit. Fichtes politische Philosophie, 1967; Die Antwort des Leviathans. Thomas Hobbes' politische Philosophie, 1970; Revolution und Protest oder Glanz und Elend des bürgerlichen Subjekts, 1969; traduction japonaise; Planungsideologie und revolutionäre Utopie, 1969; Funktion. Rolle. Institution, 1971; Die politischen Ideen von Hobbes bis Ho Tschi Minh, 1971; 2ième éd., 1972; trad. finlan­daise; Entwicklung und Revolution, 1972; Kritik und Politik. Jürgen Habermas oder das politische Defizit der Kritischen Theorie, 1973; Entspannung und friedliche Koexistenz, 1974; Selbstbehauptung und Anerkennung. Grundriß einer politischen Dialektik, 1977; Offensives Denken, 1978; Einführung in die Staatslehre, 1979; Der Weg des Leviathan,  1979; Die Hobbes-Forschung von 1968-1978, 1981; Die deutsche Nation. Theorie. Lage. Zukunft, 1982; Idealismus und Nation. Zur Rekonstruktion des politischen Selbstbewußtseins der Deutschen, 1986; Identität und Widerstand. Reden aus dem deutschen Elend, 1986; Deutsche Antwort. Zehn Kapitel zum Recht auf Nation, 1986; Thomas Hobbes. Das Reich des Leviathan, 1986; Erneuerung aus der Mitte. Prag. Wien. Berlin, 1988 (en collaboration avec Paul Kleinewefers).

- Contributions à des ouvrages collectifs (liste non exhaustive); «Zur Dialektik der Planung. Fichte als Theoretiker einer geplanten Gesellschaft», in Säkularisation und Utopie. Ernst Forsthoff zum 65. Geburtstag, Stuttgart, 1967; «Systemüberwindung und Bürgerkrieg. Zur politischen bedeutung von Hobbes' Behemoth, in H. Baier (Hrsg.), Freiheit und Sachzwang, Opladen, 1977; «Tendenzen der gegenwärtigen Hobbes-Forschung», in U. Bermbach et K.M. Kodalle (Hrsg.), Furcht und Freiheit. Leviathan-Diskussion 300 Jahre nach Thomas Hobbes, Opladen, 1982; «Tendencies of Recent Hobbes Research», in J. G. v.d. Bend, Thomas Hobbes. His View of Man, Amsterdam, 1982; «Antaios oder die Lage der Philosophie ist die Lage der Nation», in Norbert W. Bolz (Hrsg.), Wer hat Angst vor der Philosophie?, Paderborn, 1982; «Die sieben Todsünden gegen die deutsche Identität und die auf sie antwortenden sieben Imperative», in Peter Dehoust (Hrsg.), Die deutsche Frage in der Welt von morgen, Kassel, 1983; «Das deutsche Wesen in der Welt von morgen. Überlegungen zur Aufgabe der Nation, in Peter Dehoust (Hrsg.), op. cit., Kassel, 1983; «Die Erneuerung des Nationalbewußtseins aus dem Geist der Politik. Kampf um Selbstbehauptung», in Peter Dehoust (Hrsg.), Mut zur geistigen Wende, Kassel/Coburg, 1984; «Die politische Identität der Westdeutschen. Drei erbauliche Herausforderungen und eine politische Antwort», in H.J. Arndt, D. Blumenwitz, H. Diwald, G. Maschke, W. Seiffert, B. Willms, Inferiorität als Staatsräson. Sechs Aufsätze zur Legitimität der BRD, Krefeld, 1985; «Die Idee der Nation und das deutsche Elend», in Bernard Willms, Handbuch zur Deutschen Nation, Band I, Geistiger Bestand und politische Lage, Tübingen, 1986; «Volk, Staat, Nation und Gesellschaft. Die methodische und politische Bedeutung des nationa­len Standpunktes», in Bernard Willms, Handbuch zur Deutschen Nation, Band II, Nationale Verantwortung und liberale Gesellschaft, Tübingen, 1987; «Über die Unfähigkeit zu erinnern. Geschichtsbewußtsein und Selbstbewußtsein in Westdeutschland», in Bernard Willms, Handbuch zur Deutschen Nation, Band 3, Moderne Wissenschaft und Zukunftsperspektive, Tübingen, 1988; «Carl Schmitt - jüngster Klassiker des politischen Denkens?», in Helmut Quaritsch (Hrsg.), Complexio Oppositorum. Über Carl Schmitt,  Berlin, 1988.

- Articles importants (liste non exhaustive): «Einige Aspekte der neueren englischen Hobbes-Literatur», in Der Staat, 1, 1962, pp. 93-106; «Von der Vermessung des Leviathan. Aspekte neuerer Hobbes-Literatur», in Der Staat,  6, 1967, pp. 75-100; «Ist weltpolitische Sicherheit institutionalisierbar? Zum Problem des neuen Leviathan», in Der Staat, 15, 1974, pp. 305-334;  «Staatsräson und das Problem der politischen Definition. Bemerkungen zum Nominalismus in Hobbes' Behemoth», in Staatsräson, 1975, pp. 275-300; «Tendenzen der gegenwärtigen Hobbes-Forschung», in Zeitschrift für philosophische Forschung, 34, 1980, pp. 442-453; «Politische Identität der Deutschen. Zur Rehabilitation des nationalen Arguments», in Der Staat, 21, 1982, pp. 69-96; «Weltbürgerkrieg und Nationalstaat. Thomas Hobbes, Friedrich Meinecke und die Möglichkeit der Geschichtsphilosophie im 20. Jahrhundert», in Der Staat, 22, 1983, pp. 499-519; «Fängt der mündige Bürger heute erst beim Parteifunktionär an?», in Die Welt,  9 avril 1983; «Autorenporträt: Thomas Hobbes (1588-1679)», in Criticón, 92, 1985, pp. 241-247, article suivi d'une bilbiographie précise sur Hobbes; «Deutsches Nationalbewußtsein und Mitteleuropa. Die europäische Alternative», Criticón, 102, 1987, pp. 163-165; «Widergänger oder Widerlager? Zum aktuellen Umgang mit Hegels Rechtsphilosophie», in Der Staat, 27, 3, pp. 421-436; «Der Leviathan und die delischen Taucher. Zur Entwicklung der Hobbes-Forschung seit 1979», in Der Staat, 27, 3, pp.569-588; «Gespräch mit Prof. Dr. Bernard Willms», Na klar!, 43, 1988 (trad. franç., cf. infra); «Il Leviatano, le superpotenze e la postmodernità» (texte d'une leçon publique incluse dans un cycle de sémi­naires sur Thomas Hobbes, tenue pendant l'année académique 1988-89 à Teramo à la Faculté de Jurisprudence et de sciences politiques de l'Université Gabriele d'Annunzio), in Behemoth, 6, 1989); «Postmoderne und Politik», in Der Staat, 3, 1989 (trad. it.: «Postmoderno e politica», in Behemoth, 8, 1990).

- En français: Martin Werner Kamp, «Le concept de nation selon Bernard Willms», in Vouloir, n°19/20, 1985; Luc Nannens, «Identité allemande et idée nationale. Le combat du Professeur Willms», in Vouloir, n°40/41/42, 1987; «Entretien avec le Professeur Bernard Willms. Vous avez dit "Mitteleuropa"?», in Vouloir, n°59/60, 1989; Thor von Waldstein, «Hommage au Professeur Bernard Willms. Entre Hobbes et Hegel», in Vouloir, n°73/74, 1991.

THEMES CONNEXES: idéalisme, nation, institution, nature du politique, liberté, cité, idéologie des Lumières, concrétude, idée, identité, destin, coexistence, droit de résistance, souveraineté, irénisme, devenir, nomina­lisme, révolution conservatrice.

PHILOSOPHES: Helmut Schelsky, Fichte, Ernst Forsthoff, Hegel, Hobbes, Carl Schmitt, Arnold Gehlen, Hans Freyer, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Jean-Jacques Rousseau, Herder, Schiller, Ernst Moritz Arndt, Görres, Wilhelm von Humboldt, Max Weber, Justus Möser, Guillaume d'Ockham.

 

 

vendredi, 26 décembre 2008

A l'Est, du nouveau...

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Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES - LE COURRIER DES PAYS-BAS FRANçAIS (Lille) - VOULOIR (Bruxelles) - DÉCEMBRE 1989

Ce texte issu de nos archives montre, une fois de plus, quels espoirs fous soulevaient nos coeurs au moment de la disparition du Mur de Berlin ! Nos espoirs, faut-il le dire, n'ont pas été exaucés. La responsabilité de cette trahison vient de l'impéritie et de la veulerie du personnel politique européen, que nous n'avons pas eu le courage de jeter aux poubelles de l'histoire, comme les Est-Européens avaient jeté leurs apparatchiks communistes en descendant en masse dans la rue. Et aujourd'hui, y a-t-il eu foule en Belgique pour qu'on demande l'emprisonnement et la condamnation des immondes banksters? Et des flics ripoux qui pillent les librairies? Honte sur nous !

A l'Est, du nouveau

par Fabrice GOETHALS

L'ère de Yalta s'achève. Le rideau de fer, sinistre ba-lafre portée au cœur du continent européen, a craqué le 11 septembre dernier, lorsque la Hon-grie a ouvert ses frontières à l'Ouest. Deux mois plus tard, le Mur de Berlin était démantelé sous les acclamations du peuple allemand vivant des deux côtés de la frontière, tandis que le monde entier n'en croyait pas ses yeux. Ne nous payons pas de mots. Si, depuis 1945, il y a eu en Europe des événements proprement historiques, ce sont bien ceux auxquels nous venons d'assister au cours de ces dernières semaines. Evénements symbo-liques, mais aussi annonciateurs d'une époque qui ne pourra jamais plus avoir le même visage.

La première leçon que l'on peut tirer du spectacle qui se déroule à l'Est aujourd'hui, c'est qu'il constitue un démenti flagrant à bien des théories énoncées avec aplomb par les politolo-gues occidentaux. On nous dé-crivait l'Union Soviétique comme un mal absolu, quasi onto-logique et, comme tel, incapable de se ré-former lui-même. Mikha'il Gorbatchev (dont nul n'avait non plus prévu l'arrivée au pouvoir) a répondu à sa façon à cette représentation aussi specta-culaire que fantasmatique. Le fait que la peres-troïka soit une ré-volution accomplie par le haut dément, à elle seule, les analyses classiques des soviétologues libéraux. En réalité, comme l'a noté Paul Thibaud, "le totalitarisme absolu, sans faille, n'a jamais existé. S'il existait, il serait littéralement increvable" (Le Nouvel Observa-teur,  2-11-1989). S'écroulent du même coup l'image d'une bureaucratie "indéracinable", pri-son-nière d'un lobby militaro-industriel tout puissant, et d'un pouvoir installé dans l'irréversible, qui ne pourrait s'achever que dans la guerre et le sang.

Identité allemande et "Mitteleuropa"

Mais la fin du Mur de Berlin démontre encore autre chose. Elle démontre quels sont les enjeux historiques et les forces politiques les plus es-sentiels. Elle dé-montre que, sur la longue durée, ce sont les exigences des peuples, la reven-dication identitaire des commu-nautés nationales et les lois de la géopolitique qui fi-nissent tou-jours par l'emporter. Pendant des décen-nies, les hommes politiques occidentaux  —allemands y compris—  ont feint de croire que la vieille "question allemande" pouvait être mise per-pétuellement sous le boisseau. Comme l'a dé-claré ingénument l'ancien Premier ministre bri-tannique Edward Heath: "Bien sûr, nous disions que nous croyions à la réunification, mais c'est parce que nous savions que cela n'arriverait pas!". Il faut aujourd'hui se rendre à l'évidence: le re-foulé revient toujours au galop. L'évolution de l'opinion en RFA depuis quelques années, le regain d'intérêt pour la "Mitteleuropa" étaient des signes avant-coureurs qui ne trompaient pas. Tout récemment encore, l'exode massif des Allemands de l'Est vers la RFA, via la Hongrie et la Tchécoslovaquie, a brutale-ment rappelé aux observateurs que pour les Alle-mands, la "question nationale" n'est toujours pas ré-glée, et que les jeunes Allemands sont aujourd'hui les seuls à ne pas avoir d'identité propre en Europe.

Certes, la réunification allemande n'est pas encore faite. Elle se heurtera à bien des résis-tances! Gorbatchev, d'ailleurs, souligne lui-mê-me avec force que l'existence de deux Etats allemands fait aujourd'hui partie des "réalités existantes" en Europe. Mais qu'en sera-t-il demain?

Bien que l'attitude soviétique reste éminemment pro-blématique, compte tenu de la multitude des para-mètres à prendre en compte, il est clair, con-cernant l'Allemagne, que l'intérêt des Russes est de conserver pour l'avenir quelque chose de négociable. En clair, de "vendre" la réunification le plus cher possible. Dans l'immédiat, on aurait tort de sous-estimer la dyna-mique mise en œuvre par les derniers événements.

En RDA, la libéralisation politique a en effet nécessai-rement une résonnance différente de celle qu'elle peut avoir dans les autres pays de l'Est, dont l'existence nationale n'est pas en question. La division de l'Allemagne est directe-ment liée à l'existence d'un ré-gime communiste. Que ce régime s'affaiblisse, et la frontière née de cette division apparaîtra comme plus artificielle encore.

L'histoire revient au grand galop

Rapprocher la structure politico-institutionnelle des as-pirations populaires revient alors imman-quablement à rapprocher le temps de la réunifi-cation. Rétablir la libre circulation entre les deux parties d'une ville  —et qui plus est, d'une ancienne capitale—  traversée par la frontière Est-Ouest, c'est faire en sorte que cette fron-tière perde toute signification. Après cela, toute une sé-rie de cliquets vont jouer.

Une chose est sûre, et c'est elle qui donne aux événe-ments leur véritable dimension: l'Alle-magne, du fait de sa situation géopolitique, reste au cœur de l'Europe et de ses contradictions. L'unité de l'Europe passe par la réunification allemande et, inversement, toute évolu-tion du statut de l'Allemagne ne peut à terme qu'affecter le statut de l'Europe toute entière. Pour l'heure, la grande interrogation des Occidentaux est de savoir si la réunification est "compatible avec l'Europe". En un sens, ils n'ont pas tort: dans les an-nées qui viennent, c'est la nature de la coo-pération al-lemande avec l'Est qui va déter-miner la future structure de la Communauté européenne.

Mais en même temps, leur raisonnement est fautif, précisément parce qu'en parlant d'Europe, ils n'ont en tête que la "petite" CEE. Or, l'Eu-rope ne se ramène pas à son promontoire occi-dental. Elle est un conti-nent, dont les peuples aspirent à retrouver les voies de l'autonomie, de la puissance et de l'identité, perspec-tive qui implique l'abandon de la seule logique économique et marchande et l'émergence d'une "troi-sième Europe", sortie de l'affrontement stérile des blocs.

Alors qu'aux Etat-Unis, la mode est aujourd'hui de spéculer sur la "fin de l'histoire", tout se passe au contraire comme si, brusquement, l'histoire faisait re-tour. Et de fait, c'est toute une dynamique proprement historicisante qui s'en-clen-che actuellement, prenant de court les futurologues et la classe politique, toutes nuances con-fondues. Certes, il reste bien des incerti-tudes, et nous restons mal informés sur l'exacte signification des réformes entreprises en Union Soviétique, comme sur l'avenir de la perestroïka. On peut envisa-ger des phases de recul. Mais déjà, l'essentiel est fait. Si toute l'Europe de l'Est s'ébranle, les Russes, de-main, ne pourront pas envoyer les chars partout. L'histoire redevient ou-verte, et l'on peut déjà parier que, parmi ceux qui applaudissent aujourd'hui à la destruction du Mur, il s'en trouvera beaucoup demain pour regretter à mi-vois la "stabilité" de l'époque de la guerre froide. Donner l'initiative aux peuples, sortir de la logique des blocs, c'est en effet entrer dans la zone de l'imprévisible. Mais l'histoire est faite de cette im-prévisibilité-là. Et c'est pour cela que l'homme lui-même est toujours "ouvert": il se construit historiquement.

Fabrice GOETHALS.

Texte paru dans Le Courrier des Pays-Bas Français (n°62, nov. 89), lettre mensuelle éditée par la SEDPBF. Tout courrier à SEDPBF, 46 rue Saint-Luc, 59.800 Lille. Abonnement annuel (10 numéros): 100 FF ou 650 FB.

mardi, 23 décembre 2008

L. F. Clauss: "L'âme des races"

L'âme des races - L.F. Clauss

Né le 8 février 1892 à Offenburg dans la région du Taunus, l'anthropologue Ludwig Ferdinand Clauss est rapidement devenu l'un des raciologues et islamologues les plus réputés de l'entre-deux-guerre, cumulant dans son oeuvre une approche spirituelle et caractérielle des diverses composantes raciales de la population européenne, d'une part, et une étude approfondie de la psyché bédouine, après de longs séjours au sein des tribus de la Transjordanie. L'originalité de sa méthode d'investigation raciologique a été de renoncer à tous les zoologismes des théories raciales conventionnelles, nés dans la foulée du darwinisme. Clauss renonce aux comparaisons trop faciles entre l'homme et l'animal et focalise ses recherches sur les expressions du visage et du corps qui sont spécifiquement humaines ainsi que sur l'âme et le caractère.

Sous le IIIème Reich, Clauss a tenté de faire passer sa méthodologie et sa théorie des carcatères dans les instances officielles. En vain. Les autorités israéliennes ont fait planter un arbre en son honneur à Yad Vashem en 1979. Car sa fidélité qui le liait à son pays et son travail au Département VI C 13 du RSHA (Reichssicherheitshauptamt), en tant que spécialiste du Moyen-Orient n'a toutefois pas empêché l'amitié qui liait Clauss à sa secrétaire Margarete Landé (d'origine juive) qu'il sauva des camps de concentration.

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INTRODUCTION DE L'AUTEUR : LE PROBLÈME DES VALEURS


Chaque fois qu’une nouveauté surgit dans l'histoire, les clameurs ne se font pas attendre. Ce que la recherche allemande en racio-psychologie a dû affronter, un certain temps en Allemagne même, fut en réalité le lot de toute la raciologie allemande de la part du reste du monde. Les reproches les plus inouïs lui furent adressés. La plupart étaient d'ailleurs si niais que le temps en fit rapidement litière. Peu à peu cependant, les armes dirigées contre nous s'affinèrent. Mais, toujours, la question des valeurs fut au centre de l'argumentaire qui devait nous abattre. On nous accusa de tenir la race nordique pour la seule valable, toutes les autres étant supposées l'être moins... Là où cet « argument » fut cru, il nous fit d'autant plus de mal que l'épithète « nordique », à l'origine de tant de méprises chez le profane, se prête à toutes sortes de manipulations gratuites, allant de la malhonnêteté à la bêtise.

Le Vatican, hélas, joignit sa voix aux vociférations contre les acquis de la raciologie. Il nous attaqua en particulier, avec les arguments habituels, dans un article de l'Osservatore Romano du 30 avril 1938. Comme mes livres furent également la cible de ces attaques, il est de mon devoir, me semble-t-il, de mettre ici les choses au point en quelques lignes, tout au moins en ce qui me concerne. Même si ces propos anticipent sur le contenu de l'ouvrage qu'ils sont censés préfacer.

Il y a trois erreurs par lesquelles ces attaques essaient de nous brouiller avec nos voisins. La première consiste à donner l'impression que la raciologie allemande attribuerait à chaque race, comme le maître à ses élèves, un rang déterminé. Selon cette erreur, elle assignerait ainsi une place à chaque race, la première revenant à la race nordique. Ce qui impliquerait que la race méditerranéenne, par exemple, dût se contenter de la seconde, ou d'une place inférieure encore.

Rien n'est plus faux. Certes, des livres et des brochures, parus en Allemagne et à l'étranger, ont affirmé cela. Mais la racio-psychologie, dont la seule mission, en fin de compte, est de déterminer les valeurs liées à l'âme de telle ou telle race, nous enseigne d'emblée, très explicitement, que chaque race représente en elle-même et pour elle-même la valeur suprême. Chaque race porte son ordre et ses critères de valeurs. Elle ne peut être appréciée au moyen des critères d'une autre race. Il est donc absurde et de surcroît anti-scientifique de voir, par exemple, la race méditerranéenne avec les yeux de la race nordique et de porter sur elle un jugement de valeur selon des critères nordiques - et l'inverse est tout aussi vrai. Bien sûr, de telles bévues se produisent sans cesse dans la vie quotidienne, et c'est inévitable. Mais pour la science, c'est là un manquement à la logique la plus élémentaire.

Pour juger « objectivement » de la valeur d'une race humaine, il faudrait être au-dessus de toutes les races ! Chose impossible car être homme, c'est être déterminé par des caractères raciaux.

Dieu, peut-être, a-t-il son échelle de valeurs. Pas nous.

La science a donc pour mission de trouver la loi qui gouverne la constitution physique et mentale de chaque race. Cette loi particulière renferme également le système de valeurs spécifique, inhérent à cette race. On peut comparer ces systèmes de valeurs : l'échelle de valeurs spécifique à la race nordique, par exemple, peut être comparée à celle de la race méditerranéenne.

Ces comparaisons sont même instructives car toute chose, dans le monde où nous vivons, ne dévoile sa nature que si elle se distingue d'une autre, différente. Mais ces ordres de valeurs ne peuvent être jugés « en soi », à partir d'une axiologie « surplombante » puisqu'une telle axiologie, à notre connaissance, n'existe pas.

Que le Nordique soit nordique et le Méditerranéen méditerranéen ! Car ce n'est que si l'un et l'autre reste lui-même qu'il sera « bon », chacun à sa façon ! C'est la conviction de la racio-psychologie allemande que j'ai l'honneur de représenter, et cette conviction, la politique raciale allemande l'a reprise à son compte : le Bureau de la politique raciale du NSDAP a ainsi fait imprimer et distribuer dans les écoles des planches illustrées où l'on peut lire en gros caractères :

« TOUTES LES RACES SONT UNE VALEUR SUPRÊME »

La deuxième illusion que l'Osservatore Romano voudrait propager est la suivante : pour la science allemande, une race se distinguerait d'une autre par la possession de telles qualités, telle autre race ayant telles autres qualités. La race nordique, par exemple, se signalerait par son discernement, son dynamisme, son sens des responsabilités, son caractère consciencieux, son héroïsme - les autres races étant dépourvues de toutes ces qualités. Il n'est pas niable que de nombreux traités d'anthropologie anciens, dont certains furent rédigés par des Allemands, contiennent ce genre d'affirmations bien peu psychologiques.

Cela dit, ne vaut-il pas mieux consulter un cordonnier pour ses chaussures, un marin sur la navigation et un psychologue plutôt qu'un anatomiste sur les lois de la psychologie ?

Depuis 1921, la racio-psychologie allemande nous enseigne clairement ceci : l'âme d'une race ne réside pas dans telle ou telle « qualité ». Les qualités sont affaire individuelle : untel aura telles qualités, untel telles autres. La qualité « héroïsme » se rencontre sans aucun doute chez de nombreux Nordiques, mais également chez d'autres races. Il en est de même du dynamisme, du discernement, etc... L'âme d'une race ne consiste pas à posséder telle ou telle « qualité », elle réside dans le mouvement à travers lequel cette qualité se manifeste quand elle est présente chez un individu. L'héroïsme d'un Nordique et d'un Méditerranéen peut être « égal », il n'en reste pas moins que ces deux héroïsmes ne se présentent pas de la même façon : ils opèrent de manière différente, par des mouvements différents.

Le procédé parfaitement puéril consistant à rassembler une somme de qualités relevées chez quelques représentants individuels d'une race donnée, disons de la race nordique, et à (faire) croire que c'est dans la possession de ces qualités que réside le fait racial, est à peu près aussi intelligent que de vouloir décrire l'aspect physique de la race nordique, par exemple, en disant : elle a un nez, une bouche, des bras, des mains. Sans nul doute, cette race possède tout cela, et bien d'autres choses encore. Mais toutes les races possèdent un nez, une bouche, des bras et des mains. Ce n'est donc pas là, dans la possession de telle ou telle partie du corps, qu'il faut chercher le fait racial. Ce qui, en revanche, est déterminé racialement, c'est la forme du nez, de la bouche, et la manière dont on s'en sert. Même chose pour la forme des bras, des mains, et la façon dont ils se meuvent. Que l'homme de race méditerranéenne évolue dans l'espace différemment du Nordique, qu'il marche et danse différemment, qu'il accompagne son discours de gestes différents, cela est indéniable, il suffit d'ouvrir les yeux. Quant à savoir quels mouvements du corps, quelle gestuelle, ont le plus de « valeur », ceux du Méditerranéen ou ceux du Nordique, c'est là une question vide de sens. La réponse est : tous les deux, chacun à sa manière, chacun selon son style propre.

Les mouvements du corps sont l'expression des mouvements de l'âme, comme en témoignent le jeu des muscles de la face et les gestes des bras et des mains qui ponctuent l'élocution.
Pourquoi le locuteur agite-t-il ses mains de telle façon et non pas autrement ? Parce que le rythme auquel vit son âme lui dicte cette façon-là de remuer les mains. Le style des mouvements de l'âme détermine le style des mouvements du corps, car tous deux ne font qu'un.

Un exemple simple, tiré de l'observation quotidienne, illustrera ce propos : lequel, du Nordique ou du Méditerranéen, est le plus « doué » pour conduire une automobile ? Question, ici encore, vide de sens : ce n'est pas "le" Nordique, ni "le" Méditerranéen, qui a le don de ceci ou de cela, de nombreux êtres humains, appartenant à ces deux races, sont capables de conduire une automobile. Mais les Nordiques le seront d'une certaine manière, et c'est cette manière qui les fera apparaître comme tels. De même, les Méditerranéens le seront à la manière méditerranéenne, et c'est à cela qu'on les reconnaît comme méditerranéens. Voici la différence entre ces deux styles de conduite : le conducteur méditerranéen est maître de l'instant : où qu'il se trouve, il y est dans la perfection achevée du moment présent. D'un mouvement brusque du volant, il abordera un virage à toute vitesse, évitera un obstacle et freinera avec effet immédiat. Plus l'action est folle, dangereuse, plus le jeu sera magnifique. L'automobiliste nordique ne le suit pas sur ce terrain-là : non parce qu'il est piètre conducteur, mais parce que la loi qui préside aux mouvements de son âme et de son corps lui dicte un style de conduite différent. Le Nordique ne vit pas dans ce qui est, il vit toujours dans ce qui viendra : il n'est pas le maître de l'instant, il est le maître du lointain. Il n'abordera pas un virage de façon brusquée, il décrira au contraire un vaste arc de cercle : pour lui, le virage est « beau » s'il l'a prévu et s'il l'accentue le moins possible. Le Méditerranéen affectionne la surprise, l'imprévu : par là, il s'affirme comme le maître de l'instant présent. Le Nordique, lui, essaie toujours de pressentir, de prévoir ce qui va venir, même si cela n'est pas certain. C'est pourquoi il se crée un code de la route pensé jusque dans ses ultimes éventualités - ce qui exaspère le Méditerranéen. Car pour ce dernier, supprimer l'excitation de la surprise, ce n'est pas lui simplifier la tâche !

La troisième erreur que commet l'Osservatore Romano consiste à affirmer ceci : le peuple allemand se confond avec la race nordique, le peuple italien avec la race méditerranéenne. Si ce n'est pas dit explicitement, c'est admis implicitement. Or, le peuple allemand est composé de plusieurs races, parmi lesquelles la nordique prédomine bien sûr, mais elle n'est pas exclusive : il y a du sang méditerranéen dans le peuple allemand.

D'ailleurs, le peuple italien lui-même est constitué de plusieurs races, parmi lesquelles la race méditerranéenne domine certes (du moins dans la moitié Sud de la péninsule) ; mais il y a d'autres apports dans le peuple italien, par exemple beaucoup de sang nordique. Il n'existe pas de frontière raciale rigide entre les deux peuples, ils ont au contraire de nombreux traits communs, y compris au niveau du sang. Cette parenté biologique remonte très loin dans la Rome primitive et a, depuis, été renouvelée par plusieurs apports. Au sein des deux cultures, la germanique et la latine, les lois de la nordicité coexistent avec celles de la latinité mais le résultat en est différent d'une culture à l'autre : ces deux civilisations se sont formées ensemble, au contact l'une de l'autre. La latine est plus ancienne, la germanique plus récente. Laquelle a le plus de valeur, la plus ancienne ou la plus jeune ? Là encore, le problème nous paraît mal posé.

Le piège qui consiste à faire porter le soupçon sur la politique raciale allemande pour semer la méfiance entre peuples amis ne peut aujourd'hui leurrer que les naïfs. Tous les actes de la politique internationale, ou coloniale, viennent corroborer les acquis de la racio-psychologie et confirment son utilité pratique dans les relations avec des peuples différents. Son but n'est pas de séparer les peuples, mais de les rapprocher en fondant entre les divers types humains une compréhension mutuelle éclairée par la science.

Ludwig Ferdinand Clauss, « L’âme des races ».

Paul von Krannhals (1883-1934)

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Paul von KRANNHALS (1883-1934)

 


Né le 14 novembre 1883 à Riga, Paul von Krannhals, chimiste de formation, participe à la première guerre mondiale et reste longtemps prisonnier en Russie. Après son retour au pays, il enseigne à titre privé. Son œuvre est un essai de transposition de l'organicisme implicite des sciences chimiques et biologiques dans les sphères historique, politique et religieuse. Son ouvrage majeur, Das organische Weltbild, récapitule toutes les étapes de la pensée et les théories à connotations organicistes afin d'en faire une synthèse instrumentalisable en politique. Il meurt le 18 août 1934 à Dresde.


La vue du monde organique (Das organische Weltbild), 1928


Gros ouvrage en deux volumes, Das organische Weltbild constitue une protestation contre la mécanicisation du monde et l'emprise des idéologèmes mécanicistes dans les sciences humaines. Krannhals réclame, dans tous les domaines, un «respect pour la vie». En science politique et en économie, l'individualisme a engendré l'absurdité de la lutte de tous contre tous, camouflée derrière l'idéologie du contrat qui transforme l'Etat en Zweckverband, en association d'intérêt. Tout ordre juridique basé sur le contractualisme est au service du seul bien-être matériel d'une certaine catégorie de la population. L'Etat organisé selon les principes du contractualisme ne génère pas d'éthique propre, ne suscite chez ses citoyens aucun sens du devoir, vertus qui ne sont possibles que si l'on accepte l'existence d'une totalité (Ganzheit) supérieure aux individus. L'absence d'éthique conduit à une existence privée de sens et de valeur. Le rationalisme mécaniciste fractionne et mutile l'unité de la vie. Mécanicisation est synonyme de pétrification. Se référant à l'œuvre de Ferdinand Tönnies, qui avait posé la distinction entre Kürwille (volonté arbitraire) et Wesenswille (volonté essentielle), Krannhals constate que la conjonction de l'individualisme et de l'idéologie du contrat a détruit les communautés (Gemeinschaft) pour faire place à la société (Gesellschaft). Dans ce processus, c'est un principe masculin guerrier et destructeur qui fait œuvre de dissolution et sépare les éléments constitutifs des communautés, en s'opposant à un principe féminin créateur et constructif. Les personnalités politiques, elles, sont le produit d'une fusion harmonieuse entre ces deux principes. Reprenant les dichotomies propres à la pensée vitaliste/organiciste, propre à une certaine idéologie conservatrice, Krannhals oppose, d'une part, la culture, la communauté, le sentiment, l'intuitive Wesenschau (la vision intuitive de l'essence ou des essences) et la conscience raciale (Artbewußtsein) à la civilisation mécaniciste/techniciste, à la société et aux modes éphémères successives qu'elles produisent, où la forme s'impose provisoirement comme règle obligatoire de comportement sans qu'elle n'ait contenu éthique qualitatif et durable. Krannhals définit l'essence de la conception politique organiciste, pour laquelle l'Etat organique est le contraire radical de l'Etat rébarbatif et fonctionnaire, pure construction formelle et fruit d'une logique sans âme. L'Etat organique s'oppose également à l'Etat absolutiste qui confond volontairement la direction de l'Etat (en l'occurrence le souverain) et l'Etat (Louis XIV: l'Etat, c'est moi!). Krannhals, en posant cette déclaration de principe, renoue avec Kant, dont l'œuvre tardive signale une volonté très nette de dépasser la conception de l'Etat qui repose sur le seul individu et ne vise que son «petit bonheur». Kant, affirme Krannhals, a voulu ancrer l'Etat de droit dans l'idée de la liberté éthique, justice et éthique étant ici inséparables. L'idée d'un Etat organique est précisément ce que postule la conscience éthique. Celle-ci demande au peuple, âme de l'Etat, de suivre librement, sans contraintes et en éliminant les contraintes artificielles auxquelles il pourrait avoir à faire face, les lois de la vie, qui s'incarnent dans les formes vitales naturelles. La piste organiciste inaugurée par Kant se poursuit chez Fichte et Hegel, prétend Krannhals, en dépit de la méthode dialectique. Elle se poursuit dans les travaux de l'école du droit historique (Savigny, von Eichhorn) et chez les théoriciens qui entendent «biologiser» les théories politiques, comme le géopoliticien et politologue suédois Rudolf Kjellén ou le philosophe français Gustave Le Bon. Krannhals se réfère plus explicitement à H.G. Holle pour qui le Volk est primordial et l'Etat, secondaire, simple forme organisée et organisatrice du peuple. Portée par une démarche racisante, la définition que donnent Krannhals et Holle du Volk n'exclut par pour autant les peuples mixés. Là où il y a mélange racial, il peut subsister un peuple tant que le noyau originel homogène —le völkischer Grundstock— continue à déterminer la culture. La conscience éthique d'un peuple n'est rien d'autre que la pleine acceptation et l'épanouissement de la conscience intime propre qu'il a de lui-même, en temps que phénomène naturel. Au regard de ces définitions organicistes/biologisantes, Krannhals conclut que l'objectif de tout ordre juridique véritable consiste à protéger les nécessités biologiques de la vie communautaire du peuple. La politique organique doit empêcher les groupes d'intérêts de dominer l'Etat. Le libéralisme n'assure pas la liberté au sens éthique du terme. Krannhals oppose, dans la ligne de Sombart, le marxisme au «véritable socialisme». La tâche de l'Etat et du «véritable socialisme» est d'organiser et de fédérer les différences sociales et non pas de perpétuer leurs antagonismes dans des jeux parlementaires stériles parce que purement discursifs. Dans son chapitre définissant l'économie organique, Krannhals récapitule toutes les grandes orientations de l'école des économistes organicistes, mélange d'autarcie fichtéenne, de socialisme de la chaire et de corporatisme conservateur. Par une dichotomie didactique où la volonté polémique n'est pas absente, Krannhals oppose l'argent (Geld) au sang (Blut), soit un principe quantitatif (et qui transforme tout qualitatif en quantitatif) à un principe qualitatif (qui transforme tout quantitatif en qualitatif). L'objectif de l'économie organique est de parvenir à la domination du sang sur l'argent, de la personnalité sur les choses. La science s'est effondrée et patine car elle s'est isolée du vécu. Elle ne pourra progresser que par une revalorisation de ses dimensions instinctives. Le vécu est source inépuisable dans le processus de formation des concepts. Le savoir doit s'organiser à partir du vécu local, de l'expérience nationale du peuple. L'art et la religion doivent également emprunter des pistes organiques s'ils veulent échapper à la stérilisation provoquée par la domination des idéologèmes mécanicistes.

(Robert Steuckers).


- Bibliographie: Das organische Weltbild. Grundlagen einer neuentstehenden deutschen Kultur (avec une introduction de Hermann Oncken), 2 vol., 1928; Lebendige Wissenschaft, 1937 (extraits de Das organische Weltbild, op. cit.); Der Weltsinn der Technik als Schlüssel zu ihrer Kulturbedeutung, 1932; Religion als Sinnerfüllung des Lebens. Ein Bekenntnis zur schöpferischen Weltheiligung, 1933; Der Glaubensweg des deutschen Menschen, 1934-35; Revolution des Geistes. Eine Einführung in die Schöpfungswelt organischen Denkens, 1935.

- Sur Paul von Krannhals: cf. Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1989 (3ième éd.).

lundi, 22 décembre 2008

Pour une nouvelle Ostpolitik

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Michael WIESBERG:

Pour une nouvelle “Ostpolitik”

Récemment, les tentatives unilatérales des Etats-Unis d’élargir l’OTAN, en y incluant la Géorgie et l’Ukraine et en contournant de la sorte des décisions antérieures et claires, lancent dans le débat quelques questions fondamentales, appelant les partenaires européens des Etats-Unis au sein de l’Alliance atlantique, dont l’Allemagne, à prendre position dans l’avenir. La situation actuelle suscite avant toute chose la question suivante: comment les relations transatlantiques futures s’agenceront-elles? La Russie ne laisse planer aucun doute: elle considère que l’élargissement de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine relève de la pure provocation. Concrètement, nous courrons le danger d’une nouvelle période de gel sinon celui d’une nouvelle Guerre Froide avec la Russie.

Ce glissement vers une nouvelle Guerre Froide ne va pas dans le sens des intérêts européens et allemands, pour plusieurs raisons. Déjà les rapports étaient fort tendus, à cause de la Guerre d’Août dans le Caucase en 2008 et du projet américain d’installer des fusées en Europe de l’est. La Russie considère qu’elle est de plus en plus menacée par l’OTAN et en particulier par les Etats-Unis. Ainsi, le Président russe Dimitri Medvedev déplore dans son discours sur l’état de la nation, tenu le 5 novembre dernier, que l’on s’active à mettre en place “un nouveau système global de missiles anti-missiles” et que la Russie est actuellement “encerclée par des bases militaires”, tandis que l’OTAN tente de s’élargir sans la moindre retenue.  Medevedev a ensuite évoqué les contre-mesures russes, qu’il a qualifiées de “contraintes et forcées”. Comme son prédecesseur Poutine, Medvedev a rappelé que le monde “ne peut être dirigé depuis une seule capitale” et a demandé que “l’architecture d’une sécurité globale” soit mise en place, qui engloberait la Russie, les Etats-Unis et l’UE.

Jusqu’à présent, les Etats-Unis ont ignoré froidement ces avances et, pire, ont poursuivi sans sourciller leur politique des coups d’épingle contre les intérêts stratégiques russes. Même les partenaires européens des Etats-Unis ne comprennent guère quels sont les motifs géopolitiques de cette attitude américaine. Expriment-elles le fait qu’une superpuissance comme les Etats-Unis soit soumise à des dynamiques spécifiques qui impliquent “un besoin permanent d’intervention”, ainsi que l’a qualifié le politologue berlinois Herfried Münkler? D’après lui, les Etats-Unis ne pourront réaffirmer leur rôle de superpuissance que s’ils s’avèrent capables de contrôler réellement les “flux de capitaux de l’économie mondiale” et de déterminer “les rythmes de l’économie mondiale”.

De telles capacités sont désormais remises en question, vu la crise financière actuelle. Dans cette optique, un rapport récent (“Global Trends 2025”), émis par le NIC (“National Intelligence Council”), explique que nous sommes au beau milieu d’une phase de transition et que nous nous acheminons vers un “nouveau système” qui s’installera graduellement au cours des vingt prochaines années. Dans ce “nouveau système”, les Etats-Unis demeureront sans conteste le “principal acteur” sur la scène internationale, mais leur position sera “moins dominante” qu’auparavant. Les Etats-Unis, poursuit le rapport, ne pourront maintenir et défendre leur statut que s’ils continuent à jouer un rôle décisif dans “l’espace eurasien”, où vivent les trois quarts de la population mondiale.  Ce n’est donc pas un hasard si les principaux challengeurs des Etats-Unis (la Chine, l’Inde et la Russie) se situent justement dans cet espace. Si les Etats-Unis y perdent leur influence, cela reviendrait à perdre leur position hégémonique sur le globe.

Mais dans cette volonté de se maintenir dans “l’espace eurasien”, les Etats-Unis butent contre une difficulté majeure: ils sont là-bas une “raumfremde Macht”, une “puissance étrangère à l’espace”; ils doivent donc se maintenir et s’affirmer sur une masse continentale où ils ne sont pas chez eux et où ils demeurent par conséquent vulnérables. Cette constellation oblige les Etats-Unis à multiplier leurs manoeuvres, à mouvoir constamment leurs pions sur l’échiquier eurasien, selon l’expression du stratégiste Zbigniew Brzezinski, aujourd’hui devenu conseiller d’Obama.  Si ces manoeuvres sont souvent dirigées contre la Russie, c’est parce que celle-ci occupe une position centrale sur cette masse continentale eurasienne.

On peut me rétorquer, ici, que la Russie n’est certainement pas la puissance la plus solide de l’espace eurasien et que, dans l’avenir, elle ne pourra guère concurrencer l’UE et la Chine. Le publiciste allemand Hauke Ritz nous explique clairement pourquoi les Etats-Unis sont néanmoins portés à affaiblir constamment la Russie. C’est parce que cette dernière, vu sa position géographique et ses richesses en matières premières, est en mesure de concrétiser des “coopérations inter-eurasiennes”, notamment sous la forme de “relations économiques approfondies” avec l’UE. L’Europe y gagnerait en “indépendance” et, à la longue, cela mettrait en danger l’orientation transatlantique de sa politique depuis 1945.

Cette vision des choses est tout à fait plausible vu la complémentarité de bon nombre d’intérêts européens et russes. Par exemple: l’Europe ne peut pas réellement assurer ses apporvisionnements énergétiques sans la Russie; quant à la Russie, elle a un besoin énorme en technologie européenne. Cette complémentarité inquiète énormément les stratégistes américains, comme l’atteste, entre autres choses, la teneur du dernier livre de Brzezinski, “The Second Chance”, paru en 2007. Il y explique qu’il faut plus ou moins isoler la Russie en scellant des accords avec l’Europe et avec la Chine. La volonté américaine d’élargir l’OTAN encore plus à l’Est correspond pleinement à ces injonctions de Brzezinski, dans le sens où elles débouchent sur un morcellement complémentaire des sphères d’influence russes.

Une telle stratégie vise à créer un système de sécurité dominé par les Etats-Unis et englobant l’ensemble du continent européen jusqu’à ces confins caucasiens. Mais elle ne résussira que si elle reçoit l’aval et le soutien inconditionnels de l’Europe. Or, dans le rapport du NIC, celle-ci est décrite, avec mépris et condescendance, comme “un géant boiteux”, incapable de transformer sa puissance économique en puissance politique. Ce qui n’empêchera pas ce “géant boiteux” de devoir tôt ou tard prendre une position claire: peut-être acceptera-t-il la logique hégémoniste des Etats-Unis mais cela équivaudra à renoncer aux intérêts propres de l’Europe. Or un renoncement pareil ne constitue nullement une option politique valable pour le long terme. Il est donc grand temps que le “géant boiteux” apprenne à marcher droit.

Michael WIEBERG.

(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°50/2008, traduction française: Robert Steuckers).    

 

Dali par Arno Breker

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samedi, 20 décembre 2008

Erwin Guido Kolbenheyer

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Erwin Guido Kolbenheyer (1878-1962)

 

Robert Steuckers

Né le 30 décembre 1878 à Budapest, Erwin Guido Kolbenheyer, poète, dramaturge et philosophe, voit le jour dans le foyer d'un célèbre architecte austro-hongrois. Orphelin dès 1881, il s'installe avec sa mère à Karlsbad, dans le pays des Sudètes, où il fréquente le Gymnasium. En 1900, il part à Vienne pour y étudier la zoologie et la philosophie, notamment sous la tutelle des professeurs Hatschek et A. Stöhr. C'est avec l'appui de ce dernier qu'il acquiert son titre de docteur en philosophie en 1904. Mais il renonce à toute carrière universitaire pour se consacrer entièrement à sa poésie, ses drames et ses romans. En 1925, il fait paraître une première version de son ouvrage philosophique majeur, Die Bauhütte, qui sera définitivement achevé en 1940. Honoré de plusieurs prix, il continuera à ¦uvrer jusqu'à sa mort, survenue le 12 avril 1962. Dans toute sonoeuvre, tant philosophique que poétique ou romanesque, Kolbenheyer pose des héros qui incarnent l'être le plus profond de l'homme germanique, caractérisé par un élan vital sans repos; partant, ses héros recherchent, infatigables et tragiques, une connaissance, une puissance, un absolu, un idéal, un dieu, eux-mêmes. Son Paracelse, par exemple, est toujours en errance, toujours à la recherche de la connaissance suprême; dans ce cheminement interminable, Paracelse, précurseur de Faust, s'éloigne toujours davantage de l'Eglise et de ses lois. Il cherche, dans la foi, une liberté totale et, en Dieu, le repos éternel, sans jamais trouver ni l'une ni l'autre. Chacun des volumes de sa trilogie paracelsienne est précédé d'un dialogue entre le Christ et Wotan et contient plusieurs dialogues entre Paracelse et un représentant de la "vieille culture" classique, désormais incapable d'étancher la "soif métaphysique" des hommes. A un représentant de la Curie romaine, venu en Allemagne pour enquêter sur les progrès de la Réforme, Paracelse reproche de défendre des formes, figées et raidies, sans contenu, sans substance. Le Réforme est, aux yeux de Kolbenheyer, le retour de l'humanité germanique à la substance vitale, au-delà des formes figées, imposées par l'Eglise de Rome. Dans l'¦uvre de Kolbenheyer, resurgissent tous les débats de la réforme et de la renaissance, de l'humanisme et de la nouvelle vision du cosmos (celle d'un Giordano Bruno notamment), autant de Schwellenzeiten,   d'époques-seuil, où il est impératif d'adapter l'esprit au temps. Pour notre auteur, l'histoire de la pensée européenne est marquée par l'opposition entre, d'une part, un dynamisme adaptatif/mouvant/plastique, ancré dans un humus populaire précis, et un statisme absolu rigide, immobile et planant au-dessus de l'oikos  des hommes. Spinoza, Paracelse, Giordano Bruno, le personnage de Kolbenheyer Meister Joachim Pausewang, sont des représentants du dynamisme. Les églises et les dogmes, religieux ou laïques, sont des éléments de statisme, des cangues dont il faut sortir.

L'atelier. Eléments pour une métaphysique des temps présents (Die Bauhütte. Grundzüge einer Metaphysik der Gegenwart)  1925-1952

Idée centrale de cet ouvrage philosophique de Kolbenheyer: l'humanité, fascinée par les absolus postulés par les métaphysiques désincarnées, ne parvient plus à s'adapter aux impératifs des temps présents. Ceux-ci exigent une métaphysique souple, plastique, sans forme systématique définitive. L'homme a besoin de métaphysique pour s'orienter dans l'avalanche de données que lui communique le monde. La métaphysique lui sert de fil d'Ariane. Sans elle, il tâtonne. Les métaphysiques classiques ont toutes été des systèmes qui se voulaient définitifs et absolus, qui avaient pour but d'ordonner les idées, les connaissances et les valeurs humaines selon une idée centrale, généralement une conception de Dieu ou du monde, issue d'un état particulier d'adaptation de l'homme au monde dans un contexte spatio-temporel déterminé mais révolu. Mais quand le monde change sous la pression des événements, quand le changement provoque à l'échelle européenne une "crise de conscience", les métaphysiques classiques, de Pascal à Leibniz et à Rousseau, s'effondrent. On tente de les remplacer par l'idée du Moi, l'idée de la matière ou l'idée de l'esprit, l'idée de la collectivité ou l'idée du rien (nihilisme), sans se rendre compte que ces idées n'ont pas de contenu réel correspondant au nouvel état d'adaptation de l'humanité. Pire: ces idées sans contenu réel ont servi à construire des systèmes que l'on a posé comme définitifs, alors que la vitesse des changements, donc la nécessité vitale d'adaptations rapides successives, impliquait de se débarrasser de toute espèce de rigidité.
Question majeure que pose Kolbenheyer: qu'est-ce que la pensée? Elle est 1) l'intégration consciente de tout ce que nous vivons dans le monde de la conscience et 2) le fait de compléter, de classer et de construire sans cesse ces diverses sensations. Le siège de ce processus d'intégration, de complétement, de classification et de construction est le cerveau humain, conditionné par une biologie et une hérédité précises. Ce site, différent d'une multitude d'autres sites analogues, exclut la croyance naïve et dépassée en un esprit d'essence indépendante. Ces déterminations du siège de la pensée, c'est-à-dire du cerveau, lié à d'autres cerveaux par le jeu infini et kaléidoscopique du code génétique, se heurtent à des résistances continuelles qu'il faut vaincre, dépasser ou contourner. Les communautés de cerveaux unies par un même code génétique, lequel est variable à l'infini, produisent des idées directrices qui font montre d'une certaine durée dans l'histoire. Ces idées directrices sont métaphysiques, selon Kolbenheyer, car elles transcendent les individualités qui les incarnent plus ou moins bien. La métaphysique, de cette façon, est descendue de l'au-delà dans le monde réel. Les données du problème de la métaphysique sont les hommes, les hommes dans la vie et la vie dans les hommes et non pas un au-delà quelconque auquel il s'agit d'arriver, non pas un absolu fixé d'avance, indéterminé et indéterminable auquel l'homme doit adapter sa vie. La métaphysique est de ce fait "un point parfait d'adaptation intérieure et extérieure de l'homme" qui, nécessairement, diffère d'un individu à l'autre, d'un peuple à l'autre. De cette définition différenciée à l'infini de la métaphysique découle un dépassement de l'idéalisme et du rationalisme; ces systèmes faisaient de la pensée un "cadre" sans contenu. Pour Kolbenheyer, la pensée est et cadre et contenu en interaction ininterrompue. La pensée est ainsi à la foi force absorbante et force créatrice et n'a de valeur et d'importance que si elle remplit ce double rôle.
L'horizon de la pensée est, chez Kolbenheyer, celui de la "vie plasmatique", qui n'est pas un être en soi supérieur auquel les formes d'individuation sont subordonnées; il n'existe pas d'être plasmatique en dehors des formes d'individuation, ce qui n'empêche pas de penser à un rapport originel et générateur entre les formes d'individuation sur le plan de l'évolution générale. Ce qui existe en tant que vie, est de la vie différenciée, de la vie en train de s'adapter. Kolbenheyer dégage les lois de la "plasmogénèse" c'est-à-dire de l'individuation du plasma et de sa conservation dans les individus; le plasma adapté (c'est-à-dire l'individu) ne peut être ramené à un degré d'individuation par lequel il a passé précédemment; la part de plasma dont les capacités ne résistent pas par l'adaptation au changement des époques géologiques cosmiques disparaît. La substance vitale, le plasma, est répartie entre tous les peuples de la terre. Pour parfaire leur rôle historique, pour créer des formes culturelles viables et sublimes, pour exprimer les potentialités de ce plasma qui leur est échu, les peuples épuisent graduellement leur capital en plasma. Les peuples jeunes sont ceux qui disposent encore d'une grande quantité de plasma non transformé en formes. Plus la quantité de plasma résiduel est importante, plus la vitalité du peuple est intense. Les peuples trop encombrés de formes ont terminé leur cycle et se retirent petit à petit de la scène du monde.
De cette vision biologico-mystique, Kolbenheyer déduit une éthique individuelle répondant à une maxime paraphrasant Kant: "Agis toujours de façon telle, que tu puisses être convaincu d'avoir fait par tes actions le meilleur et le maximum pour que le type humain, dont tu es issu, puisse être maintenu et se développer". L'individualité est, dans cette optique, "exposant de fonction"; il est une modalité de l'adaptation au réel du donné plasmatique. Par conséquent, ne sont immortelles que les prestations de l'individualité qui ont accru les capacités adaptatives du plasma. De la maxime énoncée ci-dessus et de cette notion d'immortalité des prestations, découle une éthique du devoir. L'individualité doit maintenir et développer la vie, au-delà de sa propre existence individuelle, et mettre en ¦uvre, dans ce but, toutes ses énergies. L'individu en soi, dans la perspective kolbenheyerienne, n'existe pas car tous les hommes sont reliés au paracosmos, et ont ainsi en commun bon nombre de traits supra-individuels; de plus, l'individualité, au cours de son existence, change et est appelée à jouer des rôles différents: celui de l'enfant, puis celui de l'époux, du père, celui que postule sa fonction sociale, etc. Il y a différenciation constante, ruinant toute rigidité posée comme en soi. On a parlé de l'¦uvre philosophique de Kolbenheyer comme d'un "naturalisme métaphysique" (R. König) ou d'un "matérialisme biologique" (E. Keller).
(Robert Steuckers).

- Bibliographie non exhaustive; nous ne reprenons que les ouvrages littéraires de Kolbenheyer ayant un intérêt philosophique; une bibliographie complète, établie par Kay Nieschling, se trouve dans Peter Dimt (cf. infra); par ailleurs, le lecteur pourra s'adresser à la Kolbenheyer-Gesellschaft e. V., Schnieglinger Straße 244, D-8500 Nürnberg, pour tout renseignement sur l'auteur. Cette société édite également un périodique d'exégèse de l'¦uvre d'EGK, intitulé Der Bauhütten-Brief.
Giordano Bruno, 1903 (tragédie); Die sensorielle Theorie der optischen Raumempfindung, 1905 (thèse); Amor Dei, 1908 (roman sur Spinoza); Meister Joachim Pausewang, 1910 (roman où intervient la figure de Jakob Böhme); Montsalvach, 1912; Die Kindheit des Paracelsus, 1917 (premier tome de la trilogie paracelsienne); Wem bleibt der Sieg?, 1919; Das Gestirn des Paracelsus, 1922 (tome 2); Die Bauhütte. Grundzüge einer Metaphysik der Gegenwart, 1925 (première version); Das dritte Reich des Paracelsus, 1926 (tome 3); Heroische Leidenschaften, 1929 (nouvelle mouture de Giordano Bruno); Aufruf an die Universitäten, 1930 (discours); Das Gesetz in dir, 1931 (théâtre); Die volksbiologischen Grundlagen der Freiheitsbewegung, 1933 (essai); Gregor und Heinrich, 1934 (pièce de théâtre mettant en scène le Pape et l'Empereur et les valeurs qu'ils incarnent); Unser Befreiungskampf und die deutsche Dichtung, 1934 (discours); Der Lebensstand der geistig Schaffenden und das neue Deutschland, 1934 (discours); Arbeitsnot und Wirtschaftskrise biologisch gesehen, 1935 (article); Das gottgelobte Herz, 1938 (roman avec pour thème la mystique allemande); Der Einzelne und die Gemeinschaft, 1939 (discours); Goethes Denkprinzipien und der biologischen Naturalismus, 1939 (discours); Die Bauhütte, 1940 (nouvelle version); Das Geistesleben in seiner volksbiologischen Bedeutung, 1942 (discours); Menschen und Götter, 1944 (tétralogie dramatique); Die Bauhütten-Philosophie, 1952 (troisième édition, complétée de textes nouveaux); Sebastian Karst über sein Leben und seine Zeit, I, 1957 (autobiographie); Sebastian Karst über sein Leben und seine Zeit, II & III, 1958 (autobiographie, suite); Metaphysica viva, 1960; éditions posthumes: Wem bleibt der Sieg?, 1966 (anthologie comprenant le texte de 1919 portant le même titre); Vorträge, Aufsätze, Reden, 1966 (‘uvres complètes, 2/VII); Die Bauhütte, 1968 (4ième éd.); Mensch auf der Schwelle, 1969; Du sollst ein Wegstück mit mir gehn, 1973 (anthologie); Gesittung. Ihr Ursprung und Aufbau, 1973; Kämpfer und Mensch. Theoretischer Nachlaß, 1978; Rationalismus und Gemeinschaftsleben, 1982. Les ‘uvres complètes, publiées à l'initiative de la Kolbenheyer-Gesellschaft, sont parues entre 1956 et 1969.
- Sur Kolbenheyer:  Conrad Wandrey, Kolbenheyer. Der Dichter, der Philosoph, Langen/Müller, Munich, 1934; Franz Westhoff, E.G. Kolbenheyers Paracelsus-Trilogie - eine Metaphysik des deutschen Menschen,  Thèse, Münster, 1937; Ernst Heinrich Reclam, Die Gestalt des Paracelsus in der Dichtung. Studien zu Kolbenheyers Trilogie, Thèse, Leipzig, 1938; H. Vetterlein, "Kolbenheyer-Bibliographie", in Dichtung und Volkstum (Euphorion), 40, 1939, pp. 94-109; E. Fuchs, Das Individuum und die überindividuelle Individualität in Kolbenheyers historischen Romanen, 1940; Franz Koch, "E.G. Kolbenheyers Bauhütte und die Geisteswissenschaften", in Dichtung und Volkstum (Euphorion), 41, 1941, pp. 269-296; H. Seidler, "Kolbenheyer über die Dichtkunst", in Dichtung und Volkstum (Euphorion), 41, 1941, pp. 296-321;   Paul Lespagnard, "Erwin Guido Kolbenheyer", in Bulletin de l'Ouest, Bruxelles, 15 avril 1942, 2, pp. 18-20; Paul Lespagnard, "L'oeuvre de E.G. Kolbenheyer. La "Bauhuette"", in Bulletin de l'Ouest,  Bruxelles, 15 nov. 1943, 20, pp. 230-233 et 30 nov. 1943, 21, pp. 241-244; St. R; Townsend, Kolbenheyers Conception of the German Spirit and the Conflict with Christianity, 1947; H.D. Dohms, Die epische Technik in Kolbenheyers Roman "Das gottgelobte Herz", 1948; Franz Koch, Kolbenheyer,  Göttinger Verlagsanstalt, Göttingen, 1953; Robert König, Von Giordano Bruno zu E.G. Kolbenheyer, Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1961; A.D. White, The Development of the Thought of E.G. Kolbenheyer from 1901 to 1934, 1967; Otto Schaumann, Die Triebrichtungen des Gewissens,  Orion-Heimreiter, Francfort s.M., 1967; Ernst Frank, Jahre des Glücks. Jahre des Leids. Eine Kolbenheyer-Biographie,  blick + bild, Velbert, 1969 (principale biographie de l'auteur; avec 95 ill.); Ernst Keller, "Der Weg zum deutschen Gott: E.G. Kolbenheyer", in Ernst Keller, Nationalismus und Literatur, Francke, Berne/Munich, 1970; Robert König, Der metaphysische Naturalismus E.G. Kolbenheyers, Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1971; Robert König, Ein Gedenkblatt zu seinem 10. Todestag am 12. April 1972,  Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1972; Alain de Benoist, "Paracelsus: roman d'Erwin Guido Kolbenheyer", in Nouvelle Ecole,   29, 1976, pp. 126-131; Robert Steuckers, "Le centenaire de Kolbenheyer", in Pour une renaissance européenne, Bruxelles, 27/28, 1979, pp. 270-276; Herbert Seidler, "Erwin Guido Kolbenheyer", in Neue Deutsche Biographie,   Band 12, Duncker u. Humblot, Berlin, 1980;  Peter Dimt, Schlederloher Teestunde. Vierzig Anekdoten um Erwin Guido Kolbenheyer,  Türmer, Berg, 1985 (avec bibliographie complète des ¦uvres de EGK); Hedwig Laube, Von Erwin Guido Kolbenheyers Ethos aus Naturerkenntnis,  Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1985; Hedwig Laube, Religion in Kolbenheyers Werk,  tiré à part édité par la Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1989; Karl Hein, "Er hieß Kolbenheyer und schuf den biologischen Sozialismus für das 21. Jahrhundert", in Elemente, Kassel, 4, 1990.

vendredi, 12 décembre 2008

Berlin: nous l'avons tant voulu...

SYNERGIES EUROPÉENNES / PARTISAN EUROPÉEN - DÉCEMBRE 1989

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Un texte totalement dépassé, mais qui montre bien les espoirs fous que nous avons cultivés au moment de la chute du Mur de Berlin ! Des espoirs que le personnel politique européen, incapable et vendu à l'étranger, n'a pas été capable de faire passer dans le réel. A méditer...

 

 

 

Berlin: nous l'avons tant voulu...

 

 

La lente agonie du communisme, la dislocation du système de Yalta, la réunification allemande

 

Le 9 novembre 1989 est déjà une date historique. Une ère nouvelle vient de s'ouvrir. L'Europe redevient une unité de civilisation, un espace unifié mais divers, un réseau d'échanges multiséculaire. La géopolitique allemande disait qu'elle était un Großraum, un grand espace. Gorbat-chev dit qu'elle est une "maison commune". Simple différence de vocabulaire qui désigne une réalité incontournable que les idéologies marxiste et ploutocra-tique a-vaient voulu nier.

 

Nous l'avions toujours dit: l'Europe ne se fera pas à partir du marché commun, ne se construira pas depuis cet Occident sans élan, engoncé dans son corset matérialiste. L'Europe sera à nouveau un Großraum quand la nation qui occupe son cen-tre sera réunifiée. Et le premier grand pas de cette réunification vient d'avoir lieu. Le Mur de la honte, le Mur qui sym-bolisait la défaite de toute l'Europe vient de tomber. Les peuples de l'Est réclament à nouveau leur droit à l'auto-détermina-tion.

 

Pour nous, militants nationaux-révolution-naires, partisans d'une "troisième voie", cet événement majeur annonce le triom-phe discret de certaines de nos idées. Un triomphe discret qui s'avance toutefois sur un chemin semé d'embûches.

 

Dressons le bilan des événements qui nous apparaissent positifs:

 

- L'Allemagne est en marche vers sa réunification. Le peuple allemand est, en Europe, le peuple-passerelle: c'est lui qui nous relie au monde slave, qui nous arrache à nos torpeurs occidentales. Le territoire allemand est aussi un territoire-pas-serelle: c'est lui que nous devons traverser pour atteindre les Balkans, pour débouler à Delphes ou à Athènes, pour re--joindre la Scandinavie, pour aller flâner sur les gondoles de Venise. Sans l'unité de ce territoire, pas d'unité européenne, pas d'échanges fructueux, pas d'autonomie con-tinentale possible.

 

- La vision du monde des chrétiens-dé-mo-crates s'effondre. Ces misérables voyous politiques ne voulaient pas d'une Eu-rope qui contiendrait une majorité de non-catholiques. Pour nous, l'unité des ethnies d'Europe, l'unité du territoire ma--triciel de notre race, prime de loin les ambitions sectaires du Vatican et de ses alliés de la mafia. Avec la réunification al-lemande en marche, l'Allemagne ne con-tient déjà plus une majorité de Catho-li-ques. La CEE avait été créé dans une op-tique de reconquista: avoir une majorité catholique aux Pays-Bas, isoler les Protes-tants du Nord de l'Allemagne et con-traindre les Anglicans à une sorte d'oe-cu-ménisme, tout en maintenant les Ortho-doxes loin de nous. La CEE devait être un espace entièrement sous la coupe du ca-tho-licisme: désormais, ce rêve est à ran-ger parmi les vieilleries...

 

- Le communisme s'effondre. Notre en-nemi le plus musclé et le plus tenace bais-se la garde. Il est vaincu pour des rai-sons aux racines anciennes et profondes: le marxisme avait fait siens, au début du XIXième siècle, les principes mécani-cis-tes et arithmétiques du libéralisme man-chésterien anglais et avait refusé toute lo-gique biologisante, toute philoso-phie de la vie, tout le dynamisme de la physique quan-tique. Une terrible inquisi-tion régnait dans les pays communistes et dans les universités ouest-européennes marxisées contre tous les "irrationalismes" et contre les idées iden-titaires et nationales. Le com-munisme ne s'est pas mis à jour sur le plan scientifique: il a été battu par le libéralisme dans la course aux technolo-gies. Le commu-nisme a nié non pas les faits nationaux en tant que tels mais leur a assigné une place secondaire. Le prin-temps des peuples remet les horloges à l'heure.

 

- Les peuples descendent dans la rue en Moldavie, dans les Pays Baltes, en Alle-magne de l'Est et en Tchécoslovaquie. Ils crient devant leurs dirigeants commu-nistes: "Wir sind das Volk", nous sommes le peuple. De ce fait, ils dénient aux communistes le droit de les représenter et annoncent que les peuples, en tant que volontés historiques, ne peuvent jamais être encadrés de manière rigide. A Pra-gue, les lycéens hurlent "Jakesch à la pou-belle". Cette fantastique mobilisation de la rue devrait nous faire honte: à l'Ouest, nous n'avons plus de tonus, nous sommes tous des chiffes molles bercées par les sonorités soft de nos walkmen. Quand aurons-nous assez de tripes pour vociférer les mêmes slogans, pour insulter collectivement les démocrates-chrétiens, pour cracher aux visages de nos salauds de sociaux-démocrates, pour gifler nos li-béraux, pour rosser nos flics comme plâ-tre, pour bastonner les banquiers qui tien-nent ici le haut du pavé, pour souffle-ter les arrogants détenteurs du quatrième pouvoir, les journaleux à la solde des puis-sances d'argent? A l'Ouest il n'y a plus de peuples, il y a des masses abruties, tenues en laisse par des marchands de gad-gets.

 

Quant aux perspectives négatives, énumé-rons-les aussi:

- Les préliminaires de la réunification profiteront d'abord aux capitalistes ouest-allemands. Ils bénéficient d'ores et déjà de vastes zones de prospection, avec main-d'œuvre à bon marché, où des pro-fits immenses sont possibles. Ces forces ploutocratiques, alliées à leurs consœurs d'Outre-Atlantique, ont un double intérêt: favoriser l'ouverture pour enregistrer des pro-fits colossaux mais conserver suffi-sam-ment de statu quo pour que les tra-vail-leurs de l'Est puissent toujours bosser à bas salaires. L'Europe capitaliste main-tiendra une partie du statu quo, au béné-fice des réseaux marchands et de la puis-sance américaine. Nous, nous voulons l'éli--mination complète du statu quo. Les nationaux-révolu-tionnaires doivent exiger un code du tra-vail valable pour tous les travailleurs euro-péens et un auto-centrage des investisse-ments des plus-values. Plus question d'aller investir des milliards dans un Tiers-Monde à la main-d'œuvre encore meilleure marché. Chaque sou gagné par les travailleurs européens doit être investi en Europe, dans de bonnes infrastruc-tures routières, ferroviaires, scolaires, universitaires. Il faut maximiser les bud-gets de recherche et bâtir chez nous toutes les usines qui peuvent être bâties.

 

- L'effondrement du communisme laisse notre pire adversaire seul sur le ring. Le libéralisme, vieux et malade, triomphe du seul ennemi qui lui restait. Nous avons lutté pour une troisième voie quand les deux antagonistes nous dominaient, tout en s'affrontant. La disparition du commu-nisme nous laisse seuls et mal préparés face au libéralisme. Nous sommes la deu-xième voie, l'autre voie, l'alternative. Beau--coup de travail at-tend les partisans.

 

- L'euphorie des Allemands de l'Est leur fait aimer d'une manière naïve les pro-duc-tions de l'Occident. Combien de jeu-nes Berlinois, le 10 novembre, sont allé s'acheter un baladeur ou un disque de Mi-chael Jackson? Trop à notre goût. Même si la denrée la plus prisée était le fruit exotique. La tâche des militants NR est de montrer à leurs camarades de l'Est quels sont les artifices de l'American Way of Life. Quels affreux simulacres diffuse la société marchande.

 

En conclusion, les cénacles NR d'Europe occidentale, cette poignée de militants hyper-conscients des enjeux   —et dont la force réside précisément dans cette hy-per-conscience—  doivent se réorganiser face aux nouveaux défis qui s'annoncent pour la décennie 1990. Plus d'anti-com-munisme à l'avant-plan; un renforcement de notre anti-américanisme, dans la me-sure où l'impérialisme yankee sera encore dangereux quand les Nippons auront acheté toutes les industries-clefs des Etats-Unis. Il n'y aura plus lieu de faire uniquement de l'"anti-ceci" ou de l'"anti-cela", mais d'ébaucher et de construire la Cité NR, en forgeant un nouveau droit, un nou-veau code social identitaire et socia-liste taillé pour les producteurs. Une ter-rible disci-pline s'impose désormais à l'étu-diant NR, porteur de l'avenir de notre vision du monde et de la société: cesser de perdre son temps à des marottes littéraires et à des problèmes périphéri-ques; cesser de prononcer des discours oiseux sur la grandeur de l'Europe; cesser de dire que l'économie n'est pas le destin (même si c'est très vrai) pour ne pas avoir à réflé-chir sur les statistiques réelles de notre monde. Etre NR, ce n'est pas être un rouspéteur stérile: c'est être un vo-lontaire toujours prêt, la truelle à la main pour construire la Cité nouvelle.

 

Camarades NR de toutes les régions d'Europe, camarades manuels et intellectuels, mobilisez vos muscles et vos cer-veaux, bandez vos énergies, demain nous appartient!

Il domani appartiene a noi!  

 

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jeudi, 11 décembre 2008

Une biographie de Carl Schmitt

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Une biographie de Carl Schmitt

Analyse: Paul NOACK, Carl Schmitt. Eine Biographie, Ullstein/Propyläen, Berlin, 1993, 360 p., ISBN 3-549-05260-X.

 

Si les exégèses de l'œuvre de Carl Schmitt sont fort nombreuses à travers le monde depuis quelques années, si les interpréta­tions de sa notion de “décision” ou de sa “théologie politique” se succèdent à un rythme ahurissant, personne ne s'était encore at­telé à écrire une biographie personnelle du prince des politologues européens. Paul Noack (*1925), germaniste, romaniste et histo­rien, ancien rédacteur des rubriques politiques de la Frankfurter Allgemeine Zeitung  et du Münchener Merkur, actuellement profes­seur d'université à Munich, vient de combler cette lacune, en suivant chronologiquement l'évolution de Schmitt, en révélant sa vie de famille, en évoquant ses souvenirs personnels, consignés dans des journaux, des lettres et des entretiens inédits, et en repla­çant l'émergence des principaux concepts politologiques dans le vécu même, dans l'existentialité intime, de l'auteur. Noack sait qu'il est difficile de périodiser une existence, a fortiori quand elle s'étend presque sur tout un siècle, entrecoupé de guerres, de bouleversements, de violences et d'effondrements. Mais dès le départ, toutes les tranches de la première moitié de la longue vie de Schmitt sont marquées par des coupures: l'enfance (1888-1890) par l'arrachement à la patrie de ses ancêtres, l'Eifel mosellan profondément catholique, et l'exil en Sauerland; l'adolescence (1900-1907), elle, est imprégnée d'une éducation humaniste dans une ambiance cléricale édulcorée, qui a abandonné cette “totalité” mobilisatrice et exigeante, propre du catholicisme intransi­geant; la jeunesse (1907-1918) de Schmitt baigne, quant à elle, dans une Grande Prusse dés-hégélianisée, de facture wilhel­mienne, où l'engouement philosophique dominant va au néo-kantisme; le premier âge adulte (1919-1932) se déploie dans une germanité dé-prussianisée, où règne la démocratie parlementaire de Weimar contestée par les divers mouvements nationaux et par la gauche musclée.

 

Bref, cette périodisation claire, qu'a choisie Noack, indique que les bouleversements, les abandons, les relâchements se succè­dent pour aboutir au chaos des dernières années de la République de Weimar et du grand “Crash” de 1929. Cette effervescence, de la Belle Epoque au Berlin glauque où s'épanouisent au grand jour toutes les perversités, est peut-être féconde sur le plan des ruptures, des idées, des modes, des variétés, des innovations artistiques, des audaces théâtrales: elle plaît assurément aux Romantiques de tous poils qui aiment les originalités et les transgressions. Mais Schmitt reproche aux Romantiques, ceux de la première vague comme leurs héritiers à son époque, de s'engouer temporairement pour telle ou telle beauté ou telle ou telle origi­nalité: ils sont “occasionalistes”, “irresponsables”, incapables de développer, affirmer et approfondir des constantes politiques ou conceptuelles. Toute pensée fondée sur le goût ou le plaisir lui est étrangère: il lui faut de la clarté et de l'efficacité. Sa conviction est faite, il n'y changera jamais un iota: le “moi” n'est pas, ne peut pas être, un objet du penser. Celui qui hisse le “moi” au rang d'objet du penser, participe à la dissolution du monde réel. Ne sont réels et dignes de l'attention du penseur que les hommes qui s'imbriquent dans une histoire, s'en déclarent les héritiers et sont porteurs d'une attitude immuable, éternelle, qui incarnent des constances, sans lesquelles le monde et la cité tombent littéralement en quenouille.

 

Cette option, constate Noack, est le meilleur antidote contre le nihilisme et le désespoir. Pour y échapper, l'homme Schmitt entend ne pas être autre chose que lui-même et ses circonstances, notamment un Catholique impérial et rhénan, comme l'ont été ses an­cêtres. C'est dans ces circonstances-là que Schmitt s'imbrique pour ne pas être emporté par le flot des modes de la Belle Epoque ou du Berlin décadant des années 20. La politique, dès lors, doit être servie par une philosophie du droit fondée sur des concepts durs, impassables, éprouvés par les siècles, comme l'ont été ceux de la théologie jadis. Les concepts politiques qu'il s'agit d'élaborer pour sortir de l'ornière doivent être résolument calqués sur ceux de la théologie, s'ils n'en sont pas des reflets rési­duaires, inconscients ou non. Schmitt, au seuil de sa maturité, demeure quelque peu en marge de la “révolution conservatrice”, dont l'objectif majeur, dans le sillage de Moeller van den Bruck et des autres nationalistes de tradition prusso-protestante, était d'approfondir les fondements de l'“idéologie allemande”, née dans le sillage du romantisme et de la guerre de libération anti-napo­léonienne. Cette “idéologie allemande” véhicule, aux yeux de Schmitt, trop de linéaments de ce romantisme et de cet occasiona­lisme qu'il abomine. Ses références seront dès lors romanes et non pas germaniques, plus exactement franco-espagnoles: Donoso Cortès, de Bonald, de Maistre. C'est dans leurs œuvres que l'on trouve les matériaux les plus solides pour critiquer et dé­construire la modernité, pour jeter bas les institutions boîteuses et délétères qu'elle a générées, reponsables des bouleversements et des arrachements que Schmitt a toujours ressenti dans son propre vécu, quasiment depuis sa naissance. Ces institutions libé­rales, insuffisantes selon Schmitt, sont défendues avec brio, à la même époque, par Hans Kelsen et son école positiviste. Schmitt juge ce libéral-positivisme d'une manière aussi pertinente que lapidaire: «Kelsen résout le problème du concept de souve­raineté en le niant. La conclusion de ses déductions est la suivante: le concept de souveraineté doit être radicalement refoulé». S'il n'y a plus de souveraineté, il n'y a plus de souverain, c'est-à-dire plus de pouvoir personnalisé par des hommes charnellement imbriqués dans une continuité historique précise. par le truchement de ce positivisme froid, le pouvoir devient abstrait, incontrô­lable, incontestable. Son épine dorsale n'est plus une forme héritée du passé, comme la forme catholique pour laquelle opte Schmitt. Sans épine dorsale, le pouvoir chavire dans l'“informalité”: il n'a plus de conteneur, il s'éparpille. Dans ce contexte, quelle est la volonté de Schmitt? Forger un nouveau conteneur, créer de nouvelles formes, restaurer ou re-susciter les formes anciennes qui ont brillé par leur rigueur et leur souplesse, par leur solidité et leur adaptabilité.

 

Quand paraît le “concept du politique” en 1927, il est aussitôt lu par un autre maître des formes et des attitudes, Ernst Jünger, tout aussi conscient que Schmitt de la liquéfaction des formes anciennes et de la nécessité d'en restaurer ou, mieux, d'en forger de nouvelles. Enthousiasmé, Ernst Jünger écrit une lettre à Schmitt le 14 octobre 1930, qui sera l'amorce d'une indéfectible amitié personnelle. Pour Jünger, l'homme des “orages d'acier” de 1914-1918, la démonstration de Schmitt dans le "concept du politique” est une “évidence immédiate” qui “rend toute prise de position superflue” et balaie “tous les bavardages creux qui emplissent l'Europe”. «Cher Professeur», ajoute Jünger, «vous avez réussi à découvrir une technique de guerre particulière: la mine qui ex­plose sans bruit». «Pour ce qui me concerne, je me sens vraiment plus fort après avoir ingurgité ce repas substantiel». Les deux hommes étaient pourtant fort différents: d'une part le guerrier décoré de l'Ordre Pour le Mérite; de l'autre, un pur intellectuel qui n'avait jamais livré d'autres batailles que dans les livres. Jünger essaiera avec un indéniable succès d'introduire la clairvoyance de Schmitt dans les cercles néo-nationalistes, notamment les revues Die Tat, de Hans Zehrer et Erich Fried, et Deutsches Volkstum  de Wilhelm Stapel. La participation des deux hommes aux activités littéraires, philosophiques et journalistiques de la “Konservative Revolution” n'efface par leurs différences: Armin Mohler, nous rappelle Paul Noack, écrit très justement qu'ils sont demeurés chacun dans leur propre monde, qu'ils ont continué à chasser chacun dans leur propre forêt. Césure qui s'est bien visibi­lisée à l'époque du national-socialisme: retrait hautain et aristocratique de l'ancien combattant, engagement sans résultat du jur­site.

 

Mais, souligne Paul Noack, une grande figure de la gauche, en l'occurrence Walter Benjamin, écrivit aussi à Schmitt en 1930, quelques semaines après le “néo-nationaliste” Jünger, exactement le 9 décembre. Benjamin envoyait ses respects et son nou­veau livre au juriste catholique et conservateur, admirateur de Mussolini! Il soulignait dans sa lettre des similitudes dans leur ap­proche commune du phénomène du pouvoir. Cette approche est interdisciplinaire et c'est l'interdisciplinarité qui doit, aux yeux du Benjamin lecteur de Schmitt, transcender certains clivages et rapprocher les hommes de haute culture. Effectivement, l'interdisciplinarité permet seule de pratiquer un véritable “gramscisme”, non un “gramscisme de droite” ou un “gramscisme de gauche”, mais un gramscisme anti-établissement, anti-installations. Paul Noack écrit: «[Schmitt et Benjamin] sont tous deux ad­versaires de la pensée en compromis. Benjamin disait que tout compromis est corruption. Tous deux sont aussi adversaires du parlementarisme, du libéralisme politique et du système politique qui en procède. Tous deux pensent que ce n'est que dans l'état d'exception de l'esprit d'une époque se dévoile véritablement; tous deux manifestent une tendance pour l'absolu et la théologie». Et de citer Rumpf: «Benjamin et Schmitt se rencontrent dans leur rejet et leur mépris d'une bourgeoisie qui s'encroûte dans ce culte générateur du Moi». Ce rapport entre Schmitt et l'un des plus éminents représentants de la “Nouvelle Gauche”, voire de l'“Ecole de Francfort”, permet d'accréditer la thèse longtemps contestée d'Ellen Kennedy, spécialiste américaine de l'œuvre de Schmitt, qui a toujours affirmé que ce dernier a bel et bien influencé en profondeur cette fameuse “Ecole de Francfort” en dépit de ce que veulent bien avouer ses tristes légataires contemporains.

 

Avec l'avènement du national-socialisme, les positions vont se radicaliser. L'effondrement de la République de Weimar laisse un vide: Schmitt croit pouvoir instrumentaliser le nouveau régime, sans assises intellectuelles, s'en servir comme d'un Cheval de Troie pour introduire ses idées dans les hautes sphères de l'Etat. Ses anciennes accointances avec le Général von Schleicher, li­quidé lors de la “nuit des longs couteaux” en juin 1934, la nationalité serbe de son épouse Duchka Todorovitch (les services se­crets se méfiaient de tous les Serbes, accusés de fomenter des guerres depuis l'attentat de Sarajevo) et son catholicisme affiché (son “papisme” disaient les fonctionnaires du “Bureau Rosenberg”): autant de “tares” qui vont freiner son ascension et même préci­piter sa chute. Schmitt laisse des textes compromettants, qui le marqueront comme autant de stigmates, mais échoue face à ses adversaires dans les rangs du nouveau parti au pouvoir. Pire, à cause de son zèle intempestif, il traîne parfois aussi une réputa­tion de naïf ou, plus grave encore, d'opportuniste sans scrupule qui souhaite toujours et partout être le “Kronjurist”, le “juriste prin­cipal”. Plus tard, en 1972, dans un interview à la radio, Schmitt a avoué avoir agi sous l'impulsion d'un bon vieil adage français: «On s'engage et puis on voit». Paul Noack croit déceler dans cette attitude collaborante une certitude de type hégélien: Schmitt, l'homme des livres, l'homme de culture, était persuadé, est demeuré persuadé, qu'au bout du compte, l'esprit finit toujours par triompher de la médiocrité. Le national-socialisme, pour ce catholique de Prusse, pour ce catholique frotté à une idéologie d'Etat de facture hégélienne, était une de ces médiocrités propre de l'homme pécheur, de l'homme imparfait: elle devait forcément suc­comber devant la lumière divine de l'esprit. Erreur fatale et contradiction étonnante chez ce pessimiste qui n'a jamais cru en la bonté naturelle de l'homme, commente Noack (Robert Steuckers).

dimanche, 07 décembre 2008

Sur August Bebel

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Archives de Synergies Européennes - 1987

Sur August Bebel

Werner JUNG, August Bebel. Deutscher Patriot und internationaler Sozialist. Seine Stellung zu Pa­trio­tis­mus und Internationalismus,  Centaurus-Ver­lagsge­sell­schaft, Pfaffenweiler, 1986, 540 S., DM 48.

 

August Bebel, personnage central de la social-démocratie alle­man­de, a, comme beaucoup de ses pairs, évolué du libéralisme au démocratisme socialiste. Incarnant une synthèse de toutes les variantes de l'idée socialiste, Bebel s'interrogera pendant toute sa vie sur la «ques­tion nationale». Au départ, sa vision de l'Etat national est opposée au particularisme prussien: elle est grande-alle­mande et républicaine. Bebel s'opposait ainsi à la Petite-Al­le­magne (sans l'Autriche) réunie sous la couronne prussienne. Dans un tel Etat, l'intérêt dynastique passait avant l'intérêt na­tio­nal global. Bebel déplorait amèrement la guerre austro-prus­sienne de 1866 et critiquait avec véhémence la constitution d'une «Ligue nord-allemande», qui contribuait à affaiblir l'en­sem­ble germanique. Lors de la guerre franco-allemande de 1870, Bebel s'opposait au conflit au nom de la solidarité ouvrière in­ter­nationale et se faisait le défenseur zélé de la Commune de Pa­ris. Après la fondation du IIème Reich à Versailles en 1871, ses positions se feront plus «nationales» et il s'efforcera d'élaborer les assises d'un «patriotisme social-démocrate». L'appartenance à un même ensemble politique, le fait de parler une même lan­gue, créaient les conditions d'une communauté de destin et les so­cialistes devaient respecter et admettre cet état de choses, tout en soutenant les politiques commerciales qui contribuaient à éliminer les désavantages de l'Allemagne et à assurer son in­dé­pendance complète. Le patriotisme social-démocrate qui dé­cou­le de cette analyse, diverge fondamentalement du nationa­lisme bourgeois: à l'intérieur, ce patriotisme vise un boule­ver­se­ment total du statu quo et l'abolition des clivages de classe; à l'extérieur, il prône la fraternisation entre tous les peuples au lieu du chauvinisme de l'exclusion. Est patriotique, selon la dé­fi­­nition bebelienne, tout acte politique qui favorise l'éman­ci­pation de larges strates de la population et contribue à faire des ou­vriers et des défavorisés des citoyens à part entière. Sont an­ti-patriotiques, en revanche, toutes les formes «bourgeoises» de faire de la politique, lesquelles s'épuisent dans des discours gran­diloquents pour, finalement, ne consolider que le statu quo. L'ap­proche bourgeoise de la politique ne permet pas de résoudre les contradictions de l'intérieur, donc affaiblit la nation. Le pa­triotisme national et l'internationalisme ne sont pas des prin­ci­pes antagonistes, mais des principes complémentaires: les pa­trio­tes de tous les pays, tous soucieux du bien-être et de la pros­périté de leur peuple, doivent se manifester mutuellement de la solidarité. La conception militaire qui se déduit de ce patrio­tisme socialiste est une conception de «milice populaire» (Volks­wehr),  hostile aux «armées permanentes» et dont la mis­sion est purement défensive. L'idéalisme de Bebel connaîtra un cruel démenti en août 1914, quand les sociaux-démocrates ap­plaudissent à la défense du territoire de la Prusse orientale en­vahie par les armées du Tsar et déplorent mollement l'invasion de la Belgique et du Nord de la France, régions où le socialisme était bien ancré au sein de la population, par les armées per­ma­nentes du Kaiser. Bebel est toutefois resté logique avec lui-mê­me: son patriotisme fut réel, de même que son internatio­na­lis­me. Le livre de Werner Jung nous renseigne amplement sur les courants divergents de la sociale-démocratie allemande, courant qui, au fond, n'ont pas cessé d'exister aujourd'hui. C'est pour­quoi, surtout, son ouvrage nous apparaît fondamental (Robert Steuckers).

vendredi, 05 décembre 2008

Autarcie et grand espace économique en Allemagne 1930-1939

SYNERGIES EUROPÉENNES - ORIENTATIONS (Bruxelles)- JUILLET 1988

Autarcie et économie de "grand-espace"

Recension: Eckart Teichert, Autarkie und Großraumwirtschaft in Deutschland 1930-1939. Außenwirtschaftspolitische Konzeptionen zwischen Wirtschaftskrise und Zweitem Weltkrieg,  Oldenbourg, München, 1984, 390 S.

Partisan de l'idéologie économique libérale, Teichert soumet la politique d'autarcie allemande sous le régime national-socialiste à une critique sévère. De cette critique ressortent néanmoins les grandes lignes conceptuelles de la tradition autarcique allemande, bien implantée dans l'arc idéologique conservateur, nationaliste et völkisch.  Les concepts d'autarcie et de Großraumwirtschaft  (= économie de grand espace) sont flous, explique Teichert, et permettent d'englober des aspirations et des intérêts très divers, ce qui, par la suite, leur permet de fonctionner à vitesses diverses, c'est-à-dire souplement. Plus tard, en 1943, le théoricien Henke parlera d'un "concept idéal mouvant", conteneur de possibles divers et sans cesse en mutation, qui peut agir conformément aux impératifs du temps, sans s'encombrer de principes rigides et dans une dimension résolument volontariste. L'histoire économique allemande de 1930 à 1939 s'est déroulée en deux phases selon Teichert: la première, s'étendant de 1930 à 1934, favorise l'établissement de liens bilatéraux dans un espace homogène et continu (raumgebunden);  la seconde phase, de 1934 à 1938, vise, elle, à la constitution d'un espace économique qui échapperait à tout blocus en cas de guerre. Ce projet se couple à une volonté de couvrir les besoins stratégiques à l'importation, au détriment d'une conquête ou d'une consolidation néo-colonial(ist)e des débouchés extérieurs. L'Anschluß,  le démembrement de la Tchécoslovaquie et le traité signé avec la Roumanie en mars 1939 font avancer ce projet et correspondent —Teichert ne l'explique pas— à la volonté d'autarcie impériale de Chamberlain en Angleterre (ce qui fait que le Premier anglais accepte Munich). En revanche, elle s'oppose à la volonté de Roosevelt de pénétrer, au profit de l'économie américaine, les marchés européens et extrême-orientaux. Problématique que l'on voit réapparaître aujourd'hui dans les guerres économiques entre les USA et la CEE et à l'annonce de l'échéance 1992.

(Robert STEUCKERS).

mercredi, 26 novembre 2008

Entretien avec Günter Maschke (1991)

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Lande de Lünebourg (Allemagne)

 

Archives de "Synergies Européennes" - 1991

Entretien avec Günter Maschke

 

propos recueillis par Dieter STEIN et Jürgen LANTER

 

Q.: Monsieur Maschke, êtes-vous un ennemi de la Constitution de la RFA?

 

GM: Oui. Car cette loi fondamentale (Grund­gesetz)  est pour une moitié un octroi, pour une autre moitié la production juri­dique de ceux qui collaborent avec les vain­queurs. On pourrait dire que cette constitu­tion est un octroi que nous nous sommes donné à nous-mêmes. Les meilleurs liens qui entravent l'Allemagne sont ceux que nous nous sommes fabriqués nous-mêmes.

 

Q.: Mais dans le débat qui a lieu aujourd'hui à propos de cette constitution, vous la défen­dez...

 

GM: Oui, nous devons défendre la loi fon­damentale, la constitution existante car s'il fallait en créer une nouvelle, elle serait pire, du fait que notre peuple est complètement «rééduqué» et de ce fait, choisirait le pire. Toute nouvelle constitution, surtout si le peu­ple en débat, comme le souhaitent aussi bon nombre d'hommes de droite, connaîtrait une inflation de droits sociaux, un gonfle­ment purement quantitatif des droits fon­damentaux, et conduirait à la destruction des prérogatives minimales qui reviennent normalement à l'Etat national.

 

Q.: Donc, quelque chose de fondamental a changé depuis 1986, où vous écriviez dans votre article «Die Verschwörung des Flakhelfer» (= La conjuration des auxiliaires de la DCA; ndlr: mobilisés à partir de 1944, les jeunes hommes de 14 à 17 ans devaient servir les batteries de DCA dans les villes al­lemandes; c'est au sein de cette classe d'âge que se sont développées, pour la première fois en Allemagne, certaines modes améri­caines de nature individualiste, telles que l'engouement pour le jazz, pour les mouve­ments swing et zazou; c'est évidemment cette classe d'âge-là qui tient les rênes du pouvoir dans la RFA actuelle; en parlant de conjuration des auxiliaires de la DCA, G. Maschke entendait stigmatiser la propen­sion à aduler tout ce qui est américain de même que la rupture avec toutes les tradi­tions politiques et culturelles européennes). Dans cet article aux accents pamphlétaires, vous écriviez que la Constitution était une prison de laquelle il fallait s'échapper...

 

GM: Vu la dégénérescence du peuple alle­mand, nous devons partir du principe que toute nouvelle constitution serait pire que celle qui existe actuellement. Les rapports de force sont clairs et le resteraient: nous de­vrions donc nous débarrasser d'abord de cette nouvelle constitution, si elle en venait à exister. En disant cela, je me doute bien que j'étonne les «nationaux»...

 

Q.: Depuis le 9 novembre 1989, jour où le Mur est tombé, et depuis le 3 octobre 1990, jour officiel de la réunification, dans quelle mesure la situation a-t-elle changé?

 

GM: D'abord, je dirais que la servilité des Allemands à l'égard des puissances étran­gères s'est encore accrue. Ma thèse a tou­jours été la suivante: rien, dans cette réuni­fication, ne pouvait effrayer la France ou l'An­gleterre. Comme nous sommes devenus terriblement grands, nous sommes bien dé­cidés, désormais, à prouver, par tous les moyens et dans des circonstances plus cri­tiques, notre bonne nature bien inoffensive. L'argumentaire développé par le camp na­tio­nal ou par les établis qui ont encore un pe­tit sens de la Nation s'est estompé; il ne s'est nullement renforcé. Nous tranquilisons le mon­de entier, en lui disant qu'il s'agit du processus d'unification européenne qui est en cours et que l'unité allemande n'en est qu'une facette, une étape. Si d'aventure on rendait aux Allemands les territoires de l'Est (englobés dans la Pologne ou l'URSS), l'Autriche ou le Tyrol du Sud, ces braves Teu­tons n'oseraient même plus respirer; ain­si, à la joie du monde entier, la question allemande serait enfin réglée. Mais trêve de plaisanterie... L'enjeu, la Guerre du Golfe nous l'a montré. Le gouvernement fédéral a payé vite, sans sourciller, pour la guerre des Alliés qui, soit dit en passant, a eu pour ré­sultat de maintenir leur domination sur l'Al­lemagne. Ce gouvernement n'a pas osé exiger une augmentation des impôts pour améliorer le sort de nos propres compa­trio­tes de l'ex-RDA, mais lorsqu'a éclaté la guer­re du Golfe, il a immédiatement imposé une augmentation et a soutenu une action militaire qui a fait passer un peu plus de 100.000 Irakiens de vie à trépas. Admettons que la guerre du Golfe a servi de prétexte pour faire passer une nécessaire augmenta­tion des impôts. Il n'empêche que le procédé, que ce type de justification, dévoile la dé­chéance morale de nos milieux officiels. Pas d'augmentation des impôts pour l'Alle­ma­gne centrale, mais une augmenta­tion pour permettre aux Américains de massacrer les Irakiens qui ne nous mena­çaient nullement. Je ne trouve pas de mots assez durs pour dé­noncer cette aberration, même si je stig­ma­tise très souvent les hypo­crisies à conno­ta­tions humanistes qui con­duisent à l'inhu­ma­nité. Je préfère les dis­cours non huma­nistes qui ne conduisent pas à l'inhuma­ni­té.

 

Q.: Comment le gouvernement fédéral au­rait-il dû agir?

 

GM: Il avait deux possibilités, qui peuvent sembler contradictoires à première vue. J'ai­me toujours paraphraser Charles Maur­ras et dire «La nation d'abord!». Première possibilité: nous aurions dû parti­ciper à la guerre avec un fort contingent, si possible un contingent quantitativement su­périeur à ce­lui des Britanniques, mais ex­clusivement avec des troupes terrestres, car, nous Alle­mands, savons trop bien ce qu'est la guerre aérienne. Nous aurions alors dû lier cet engagement à plusieurs conditions: avoir un siège dans le Conseil de Sécurité, faire sup­primer les clauses des Nations Unies qui font toujours de nous «une nation ennemie», fai­re en sorte que le traité nous interdisant de posséder des armes nu­cléaires soit rendu caduc. Il y a au moins certains indices qui nous font croire que les Etats-Unis auraient accepté ces conditions. Deuxième possibilité: nous aurions dû refu­ser catégoriquement de nous impliquer dans cette guerre, de quelque façon que ce soit; nous aurions dû agir au sein de l'ONU, sur­tout au moment où elle était encore réticente, et faire avancer les cho­ses de façon telle, que nous aurions dé­clenché un conflit de grande envergure avec les Etats-Unis. Ces deux scénarios n'appa­raissent fantasques que parce que notre dé­gé­nérescence nationale et politique est désor­mais sans limites.

 

Q.: Mais la bombe atomique ne jette-t-elle pas un discrédit définitif sur le phénomène de la guerre?

 

GM: Non. Le vrai problème est celui de sa lo­calisation. Nous n'allons pas revenir, bien sûr, à une conception merveilleuse de la guer­re limitée, de la guerre sur mesure. Il n'empêche que le phénomène de la guerre doit être accepté en tant que régulateur de tout statu quo devenu inacceptable. Sinon, de­vant toute crise semblable à celle du Ko­weit, nous devrons nous poser la question: de­vons-nous répéter ou non l'action que nous avons entreprise dans le Golfe? Alors, si nous la répétons effectivement, nous créons de facto une situation où plus aucun droit des gens n'est en vigueur, c'est-à-dire où seu­le une grande puissance exécute ses plans de guerre sans égard pour personne et impose au reste du monde ses intérêts parti­culiers. Or comme toute action contre une grande puissance s'avère impossible, nous aurions en effet un nouvel ordre mondial, centré sur la grande puissance dominante. Et si nous ne répétons pas l'action ou si nous introduisons dans la pratique politique un «double critère» (nous intervenons contre l'Irak mais non contre Israël), alors le nou­veau droit des gens, expression du nouvel ordre envisagé, échouera comme a échoué le droit des gens imposé par Genève jadis. S'il n'y a plus assez de possibilités pour faire ac­cepter une mutation pacifique, pour amorcer une révision générale des traités, alors nous devons accepter la guerre, par nécessité. J'a­jouterais en passant que toute la Guerre du Golfe a été une provocation, car, depuis 1988, le Koweit menait une guerre froide et une guerre économique contre l'Irak, avec l'encouragement des Américains.

 

Q.: L'Allemagne est-elle incapable, au­jourd'hui, de mener une politique extérieure cohérente?

 

GM: A chaque occasion qui se présentera sur la scène de la grande politique, on verra que non seulement nous sommes incapables de mener une opération, quelle qu'elle soit, mais, pire, que nous ne le voulons pas.

 

Q.: Pourquoi?

 

GM: Parce qu'il y a le problème de la culpa­bilité, et celui du refoulement: nous avons refoulé nos instincts politiques profonds et naturels. Tant que ce refoulement et cette cul­pabilité seront là, tant que leurs retom­bées concrètes ne seront pas définitivement éliminées, il ne pourra pas y avoir de poli­tique allemande.

 

Q.: Donc l'Allemagne ne cesse de capituler sur tous les fronts...

 

GM: Oui. Et cela appelle une autre question: sur les monuments aux morts de l'avenir, inscrira-t-on «ils sont tombés pour que soit imposée la résolution 1786 de l'ONU»? Au printemps de cette année 1991, on pouvait re­pérer deux formes de lâcheté en Allemagne. Il y avait la lâcheté de ceux qui, en toutes cir­constances, hissent toujours le drapeau blanc. Et il y avait aussi la servilité de la CSU qui disait: «nous devons combattre aux côtés de nos amis!». C'était une servilité machiste qui, inconditionnellement, voulait que nous exécutions les caprices de nos pseudo-amis.

 

Q.: Sur le plan de la politique intérieure, qui sont les vainqueurs et qui sont les perdants du débat sur la Guerre du Golfe?

 

GM: Le vainqueur est inconstestablement la gauche, style UNESCO. Celle qui n'a que les droits de l'homme à la bouche, etc. et estime que ce discours exprime les plus hautes va­leurs de l'humanité. Mais il est une question que ces braves gens ne se posent pas: QUI décide de l'interprétation de ces droits et de ces valeurs? QUI va les imposer au monde? La réponse est simple: dans le doute, ce sera toujours la puissance la plus puissante. A­lors, bonjour le droit du plus fort! Les droits de l'homme, récemment, ont servi de levier pour faire basculer le socialisme. A ce mo­ment-là, la gauche protestait encore. Mais aujourd'hui, les droits de l'homme servent à fractionner, à diviser les grands espaces qui recherchent leur unité, où à dé­truire des Etats qui refusent l'alignement, où, plus sim­plement, pour empêcher cer­tains Etats de fonctionner normalement.

 

Q.: Que pensez-vous du pluralisme?

 

GM: Chez nous, on entend, par «pluralis­me», un mode de fonctionnement politique qui subsiste encore ci et là à grand peine. On prétend que le pluralisme, ce sont des camps politiques, opposés sur le plan de leurs Welt­an­schauungen, qui règlent leurs différends en négociant des compromis. Or la RFA, si l'on fait abstraction des nouveaux Länder d'Al­lemagne centrale, est un pays idéolo­gi­quement arasé. Les oppositions d'ordre con­fessionnel ne constituent plus un facteur; les partis ne sont plus des «armées» et n'exi­gent plus de leurs membres qu'ils s'en­ga­gent totalement, comme du temps de la Ré­pu­blique de Weimar. A cette époque, comme nous l'enseigne Carl Schmitt, les «totalités parcellisées» se juxtaposaient. On naissait quasiment communiste, catholique du Zen­trum, social-démocrate, etc. On pas­sait sa jeunesse dans le mouvement de jeu­nesse du parti, on s'affiliait à son association sportive et, au bout du rouleau, on était en­terré grâce à la caisse d'allocation-décès que les core­li­gionnaires avaient fondée... Ce plu­ralisme, qui méritait bien son nom, n'existe plus. Chez nous, aujourd'hui, ce qui do­mine, c'est une mise-au-pas intérieure com­plète, où, pour faire bonne mesure, on laisse subsister de petites différences mineures. Les bonnes consciences se réjouissent de cette situation: elles estiment que la RFA a résolu l'énigme de l'histoire. C'est là notre nouveau wilhel­mi­nisme: «on y est arrivé, hourra!»; nous avons tiré les leçons des er­reurs de nos grands-pères. Voilà le consen­sus et nous, qui étions, paraît-il, un peuple de héros (Hel­den),  sommes devenus de véri­tables marc­hands (Händler),  pacifiques, amoureux de l'argent et roublards. Qui plus est, la four­chette de ce qui peut être dit et pensé sans encourir de sanctions s'est ré­duite conti­nuel­lement depuis les années 50. Je vous rappel­lerais qu'en 1955 paraissait, dans une gran­de maison d'édition, la Deutsche Verlags-Anstalt, un livre de Wilfried Martini, Das Ende aller Sicherheit,  l'une des critiques les plus pertinentes de la démocratie parle­men­taire. Ce livre, au­jourd'hui, ne pourrait plus paraître que chez un éditeur ultra-snob ou dans une maison minuscule d'obédience ex­trê­me-droitiste. Cela prouve bien que l'es­pace de liberté intel­lectuelle qui nous reste se rétrécit comme une peau de chagrin. Les cri­tiques du sys­tème, de la trempe d'un Mar­tini, ont été sans cesse refoulés, houspillés dans les feuilles les plus obscures ou les cé­nacles les plus sombres: une fatalité pour l'intelligence! L'Allemagne centrale, l'ex-RDA, ne nous apportera aucun renouveau spirituel. Les intellectuels de ces provinces-là sont en grande majorité des adeptes exta­tiques de l'idéologie libérale de gauche, du pacifisme et de la panacée «droit-de-l'hom­marde». Ils n'ont conservé de l'idéologie of­ficielle de la SED (le parti au pouvoir) que le miel humaniste: ils ne veu­lent plus entendre parler d'inimitié (au sens schmittien), de con­flit, d'agonalité, et four­rent leur nez dans les bouquins indigestes et abscons de Stern­berger et de Habermas. Mesurez le désastre: les 40 ans d'oppression SED n'ont même pas eu l'effet d'accroître l'intelligence des op­pressés!

 

Q.: Mais les Allemands des Länder centraux vont-ils comprendre le langage de la réédu­cation que nous maîtrisons si bien?

 

GM: Ils sont déjà en train de l'apprendre! Mais ce qui est important, c'est de savoir re­pérer ce qui se passe derrière les affects qu'ils veulent bien montrer. Savoir si quel­que chose changera grâce au nouveau mé­lan­ge inter-allemand. Bien peu de choses se dessinent à l'horizon. Mais c'est égale­ment une question qui relève de l'achèvement du processus de réunification, de l'harmo­ni­sa­tion économique, de savoir quand et com­ment elle réussira. A ce mo­ment-là, l'Alle­ma­gne pourra vraiment se demander si elle pourra jouer un rôle poli­tique et non plus se borner à suivre les Alliés comme un toutou. Quant à la classe politique de Bonn, elle es­père pouvoir échapper au destin grâce à l'u­nification européenne. L'absorption de l'Al­le­magne dans le tout eu­ropéen: voilà ce qui devrait nous libérer de la grande politique. Mais cette Europe ne fonc­tionnera pas car tout ce qui était «faisable» au niveau eu­ro­péen a déjà été fait depuis longtemps. La cons­truction du marché inté­rieur est un bri­colage qui n'a ni queue ni tête. Prenons un exemple: qui décidera de­main s'il faut ou non proclamer l'état d'urgence en Grèce? Une majorité rendue possible par les voix de quelques députés écossais ou belges? Vouloir mener une poli­tique supra-nationale en con­servant des Etats nationaux consolidés est une impossi­bilité qui divisera les Européens plutôt que de les unir.

 

Q.: Comment jugez-vous le monde du con­servatisme, de la droite, en Allemagne? Sont-ils les moteurs des processus domi­nants ou ne sont-ils que des romantiques qui claudiquent derrière les événements?

 

GM: Depuis 1789, le monde évolue vers la gauche, c'est la force des choses. Le natio­nal-socialisme et le fascisme étaient, eux aussi, des mouvements de gauche (j'émets là une idée qui n'est pas originale du tout). Le conservateur, le droitier  —je joue ici au terrible simplificateur—  est l'homme du moin­dre mal. Il suit Bismarck, Hitler, puis Adenauer, puis Kohl. Et ainsi de suite, us­que ad finem. Je ne suis pas un conserva­teur, un homme de droite. Car le problème est ailleurs: il importe bien plutôt de savoir comment, à quel moment et qui l'on «main­tient». Ce qui m'intéresse, c'est le «main­te­neur», l'Aufhalter,  le Cat-echon  dont par­lait si souvent Carl Schmitt. Hegel et Sa­vi­gny étaient des Aufhalter  de ce type; en poli­ti­que, nous avons eu Napoléon III et Bis­marck. L'idée de maintenir, de contenir le flot révolutionnai­re/­dis­s­olutif, m'apparait bien plus intéressante que toutes les belles idées de nos braves conservateurs droitiers, si soucieux de leur Bildung.  L'Aufhalter  est un pessimiste qui passe à l'action. Lui, au moins, veut agir. Le conservateur droitier ouest-allemand, veut-il agir? Moi, je dis que non!

 

Q.: Quelles sont les principales erreurs des hommes de droite allemands?

 

GM: Leur grande erreur, c'est leur rous­seauisme, qui, finalement, n'est pas telle­ment éloigné du rousseauisme de la gauche. C'est la croyance que le peuple est naturel­lement bon et que le magistrat est corrup­ti­ble. C'est le discours qui veut que le peuple soit manipulé par les politiciens qui l'op­pres­sent. En vérité, nous avons la démo­cratie to­tale: voilà notre misère! Nous avons au­jour­d'hui, en Allemagne, un système où, en haut, règne la même morale ou a-morale qu'en bas. Seule différence: la place de la vir­gule sur le compte en banque; un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. Pour tout ordre politique qui mérite d'être qualifié d'«or­dre», il est normal qu'en haut, on puis­se faire certaines choses qu'il n'est pas per­mis de faire en bas. Et inversément: ceux qui sont en haut ne peuvent pas faire cer­taines choses que peuvent faire ceux qui sont en bas. On s'insurge contre le financement des partis, les mensonges des politiciens, leur corruption, etc. Mais le mensonge et la cor­ruption, c'est désormais un sport que prati­que tout le peuple. Pas à pas, la RFA devient un pays orientalisé, parce que les structures de l'Etat fonctionnent de moins en moins correctement, parce qu'il n'y a plus d'éthi­que politique, de Staatsethos,  y com­pris dans les hautes sphères de la bureau­cratie. La démocratie accomplie, c'est l'uni­ver­salisa­tion de l'esprit du p'tit cochon roublard, le règne universel des petits ma­lins. C'est précisément ce que nous subis­sons aujour­d'hui. C'est pourquoi le mécon­tentement à l'égard de la classe politicienne s'estompe toujours aussi rapidement: les gens devinent qu'ils agiraient exactement de la même fa­çon. Pourquoi, dès lors, les politi­ciens se­raient-ils meilleurs qu'eux-mêmes? Il fau­drait un jour examiner dans quelle mesure le mépris à l'égard du politicien n'est pas l'envers d'un mépris que l'on cul­tive trop souvent à l'égard de soi-même et qui s'ac­com­mode parfaitement de toutes nos pe­tites prétentions, de notre volonté générale à vou­loir rouler autrui dans la farine, etc.

 

Q.: Et le libéralisme?

 

GM: Dans les années qui arrivent, des crises toujours plus importantes secoueront la pla­nète, le pays et le concert international. Le libéralisme y rencontrera ses limites. La pro­chaine grande crise sera celle du libéra­lisme. Aujourd'hui, il triomphe, se croit in­vincible, mais demain, soyez en sûr, il tom­bera dans la boue pour ne plus se relever.

 

Q.: Pourquoi?

 

GM: Parce que le monde ne deviendra ja­mais une unité. Parce que les coûts de toutes sortes ne pourront pas constamment être externalisés. Parce que le libéralisme vit de ce qu'ont construit des forces pré-libérales ou non libérales; il ne crée rien mais consomme tout. Or nous arrivons à un stade où il n'y a plus grand chose à consommer. A commen­cer par la morale... Puisque la morale n'est plus déterminée par l'ennemi extérieur, n'a plus l'ennemi extérieur pour affirmer ce qu'elle entend être et promouvoir, nous dé­bouchons tout naturellement sur l'implosion des valeurs...  Et le libéralisme échouera par­ce qu'il ne pourra plus satisfaire les be­soins économiques qui se font de plus en plus pressants, notamment en Europe orientale.

 

Q.: Vous croyez donc que les choses ne changent qu'à coup de catastrophes?

 

GM: C'est exact. Seules les catastrophes font que le monde change. Ceci dit, les catas­tro­phes ne garantissent pas pour autant que les peuples modifient de fond en comble leurs modes de penser déficitaires. Depuis des an­nées, nous savions, ou du moins nous étions en mesure de savoir, ce qui allait se passer si l'Europe continuait à être envahie en masse par des individus étrangers à notre espace, provenant de cultures radica­lement autres par rapport aux nôtres. Le problème devient particulièrement aigu en Allemagne et en France. Quand nous au­rons le «marché in­térieur», il deviendra plus aigu encore. Or à toute politique ration­nelle, on met des bâtons dans les roues en invoquant les droits de l'homme, etc. Ceci n'est qu'un exemple pour montrer que le fossé se creusera toujours davantage entre la capacité des uns à prévoir et la promptitude des autres à agir en con­séquence.

 

Q.: Ne vous faites-vous pas d'illusions sur la durée que peuvent prendre de tels processus? Au début des années 70, on a pronostiqué la fin de l'ère industrielle; or, des catastrophes comme celles de Tchernobyl n'ont eu pour conséquence qu'un accroissement générale de l'efficience industrielle. Même les Verts pratiquent aujourd'hui une politique indus­trielle. Ne croyez-vous pas que le libéralisme s'est montré plus résistant et innovateur qu'on ne l'avait cru?

 

GM: «Libéralisme» est un mot qui recouvre beaucoup de choses et dont la signification ne s'étend pas à la seule politique indus­triel­le. Mais, même en restant à ce niveau de po­litique industrielle, je resterai critique à l'é­gard du libéralisme. Partout, on cherche le salut dans la «dé-régulation». Quelles en sont les conséquences? Elles sont patentes dans le tiers-monde. Pour passer à un autre plan, je m'étonne toujours que la droite re­proche au libéralisme d'être inoffensif et inefficace, alors qu'elle est toujours vaincue par lui. On oublie trop souvent que le libéra­lisme est aussi ou peut être un système de domination qui fonctionne très bien, à la condition, bien sûr, que l'on ne prenne pas ses impératifs au sérieux. C'est très clair dans les pays anglo-saxons, où l'on parle sans cesse de democracy  ou de freedom,  tout en pensant God's own country  ou Britannia rules the waves.  En Allemagne, le libéralisme a d'emblée des effets destruc­teurs et dissolutifs parce que nous prenons les idéologies au sérieux, nous en faisons les impératifs catégoriques de notre agir. C'est la raison pour laquelle les Alliés nous ont octroyé ce système après 1945: pour nous neutraliser.

 

Q.: Etes-vous un anti-démocrate,

Monsieur Maschke?

 

GM: Si l'on entend par «démocratie» la par­titocratie existente, alors, oui, je suis anti-démocrate. Il n'y a aucun doute: ce système promeut l'ascension sociale de types hu­mains de basse qualité, des types humains médiocres. A la rigueur, nous pourrions vi­vre sous ce système si, à l'instar des Anglo-Sa­xons ou, partiellement, des Français, nous l'appliquions ou l'instrumentalisions avec les réserves né­cessaires, s'il y avait en Allemagne un «bloc d'idées incontestables», imperméable aux effets délétères du libé­ra­lisme idéologique et pratique, un «bloc» se­lon la définition du ju­riste français Maurice Hauriou. Evidemment, si l'on veut, les Alle­mands ont aujourd'hui un «bloc d'idées in­contes­tables»: ce sont celles de la culpabilité, de la rééducation, du refoulement des acquis du passé. Mais contrairement au «bloc» dé­fini par Hauriou, notre «bloc» est un «bloc» de faiblesses, d'éléments affaiblissants, in­ca­­pacitants. La «raison d'Etat» réside chez nous dans ces faiblesses que nous cultivons jalousement, que nous conservons comme s'il s'agissait d'un Graal. Mais cette omni­pré­sence de Hitler, cette fois comme cro­que­mitaine, signifie que Hitler règne tou­jours sur l'Allemagne, parce que c'est lui, en tant que contre-exemple, qui détermine les règles de la politique. Je suis, moi, pour la suppres­sion définitive du pouvoir hitlérien.

 

Q.: Vous êtes donc le seul véritable

anti-fasciste?

 

GM: Oui. Chez nous, la police ne peut pas être une police, l'armée ne peut pas être une armée, le supérieur hiérarchique ne peut pas être un supérieur hiérarchique, un Etat ne peut pas être un Etat, un ordre ne peut pas être un ordre, etc. Car tous les chemins mènent à Hitler. Cette obsession prend les formes les plus folles qui soient. Les spécula­tions des «rééducateurs» ont pris l'ampleur qu'elles ont parce qu'ils ont affirmé avec succès que Hitler résumait en sa personne tout ce qui relevait de l'Etat, de la Nation et de l'Autorité. Les conséquences, Arnold Gehlen les a résumées en une seule phrase: «A tout ce qui est encore debout, on extirpe la moëlle des os». Or, en réalité, le système mis sur pied par Hitler n'était pas un Etat mais une «anarchie autoritaire», une alliance de groupes ou de bandes qui n'ont jamais cessé de se combattre les uns les autres pendant les douze ans qu'a duré le national-socia­lisme. Hitler n'était pas un nationaliste, mais un impérialiste racialiste. Pour lui, la nation allemande était un instrument, un réservoir de chair à canon, comme le prouve son comportement du printemps 1945. Mais cette vision-là, bien réelle, de l'hitlérisme n'a pas la cote; c'est l'interprétation sélective­ment colorée qui s'est imposée dans nos es­prits; résultat: les notions d'Etat et de Nation peuvent être dénoncées de manière ininter­rompue, détruites au nom de l'éman­cipa­tion.

 

Q.: Voyez-vous un avenir pour la droite en Allemagne?

 

GM: Pas pour le moment.

 

Q.: A quoi cela est-il dû?

 

GM: Notamment parce que le niveau intel­lectuel de la droite allemande est misérable. Je n'ai jamais cessé de le constater. Avant, je prononçais souvent des conférences pour ce public; je voyais arriver 30 bonshommes, parmi lesquels un seul était lucide et les 29 autres, idiots. La plupart étaient tenaillés par des fantasmes ou des ressentiments. Ce public des cénacles de droite vous coupe tous vos effets. Ce ne sont pas des assemblées, soudées par une volonté commune, mais des poulaillers où s'agitent des individus qui se prétendent favorables à l'autorité mais qui, en réalité, sont des produits de l'éducation anti-autoritaire.

 

Q.: L'Amérique est-elle la cible principale

de l'anti-libéralisme?

 

GM: Deux fois en ce siècle, l'Amérique s'est dressée contre nous, a voulu détruire nos œu­vres politiques, deux fois, elle nous a dé­claré la guerre, nous a occupés et nous a ré­éduqués.

 

Q.: Mais l'anti-américanisme ne se déploie-t-il pas essentiellement au niveau «impolitique» des sentiments?

 

GM: L'Amérique est une puissance étran­gè­re à notre espace, qui occupe l'Europe. Je suis insensible à ses séductions. Sa culture de masse a des effets désorientants. Certes, d'aucuns minimisent les effets de cette cul­ture de masse, en croyant que tout style de vie n'est que convention, n'est qu'extériorité. Beaucoup le croient, ce qui prouve que le pro­blème de la forme, problème essentiel, n'est plus compris. Et pas seulement en Alle­ma­gne.

 

Q.: Comment expliquez-vous la montée du néo-paganisme, au sein des droites, spécia­lement en Allemagne et en France?

 

GM: Cette montée s'explique par la crise du christianisme. En Allemagne, après 1918, le protestantisme s'est dissous; plus tard, à la suite de Vatican II dans les années 60, ça a été au tour du catholicisme. On interprète le problème du christianisme au départ du con­cept d'«humanité». Or le christianisme ne repose pas sur l'humanité mais sur l'a­mour de Dieu, l'amour porté à Dieu. Au­jour­d'hui, les théologiens progressistes attri­buent au christianisme tout ce qu'il a jadis combattu: les droits de l'homme, la démo­cra­tie, l'amour du lointain (de l'exotique), l'af­faiblissement de la nation. Pourtant, du christianisme véritable, on ne peut même pas déduire un refus de la poli­tique de puis­sance. Il suffit de penser à l'époque baroque. De nos jours, nous trou­vons des chrétiens qui jugent qu'il est très chrétien de rejetter la distinction entre l'ami et l'ennemi, alors qu'el­le est induite par le péché originel, que les théologiens actuels cherchent à mini­mi­ser dans leurs interpré­tations. Mais seul Dieu peut lever cette dis­tinction. Hernán Cor­tés et Francisco Pizarro savaient encore que c'était impossible, con­trairement à nos évêques d'aujourd'hui, Lehmann et Kruse. Cortés et Pizarro étaient de meilleurs chré­tiens que ces deux évêques. Le néo-paga­nis­me a le vent en poupe à notre époque où la sécularisation s'accélére et où les églises el­les-mêmes favorisent la dé-spi­ritualisation. Mais être païen, cela signifie aussi prier. Demandez donc à l'un ou l'autre de ces néo-païens s'il prie ou s'il croit à l'un ou l'autre dieu païen. Au fond, le néo-paga­nisme n'est qu'un travestissement actualisé de l'athéis­me et de l'anticléricalisme. Pour moi, le néo-paganisme qui prétend revenir à nos racines est absurde. Nos racines se si­tuent dans le christianisme et nous ne pou­vons pas reve­nir 2000 ans en arrière.

 

Q.: Alors, le néo-paganisme,

de quoi est-il l'indice?

 

GM: Il est l'indice que nous vivons en déca­dence. Pour stigmatiser la décadence, notre époque a besoin d'un coupable et elle l'a trou­vé dans le christianisme. Et cela dans un mon­de où les chrétiens sont devenus ra­rissi­mes! Le christianisme est coupable de la dé­cadence, pensait Nietzsche, ce «fanfaron de l'intemporel» comme aimait à l'appeler Carl Schmitt. Nietzsche est bel et bien l'ancêtre spirituel de ces gens-là. Mais qu'entendait Nietzsche par christianisme? Le protestan­tis­me culturel libéral, prusso-allemand. C'est-à-dire une idéologie qui n'existait pas en Italie et en France; aussi je ne saisis pas pourquoi tant de Français et d'Italiens se réclament de Nietzsche quand ils s'attaquent au christianisme.

 

Q.: Monsieur Maschke, nous vous remer­cions de nous avoir accordé cet entretien.

 

(une version abrégée de cet entretien est pa­rue dans Junge Freiheit n°6/91; adresse: JF, Postfach 147, D-7801 Stegen/Freiburg).                

dimanche, 23 novembre 2008

Seehofer: la fin du néo-libéralisme

 

 

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La fin du néo-libéralisme selon le Ministre Président bavarois


Horst Seehofer, 59 ans, est Ministre Président de l’Etat de Bavière au sein de la fédération allemande. Dans un entretien accordé au « Spiegel » (n°46/2008), il évoque la crise avec un langage tonique qui mérite toute notre attention.


Voici quelques-uns de ses propos, recueillis par Conny Neumann et Konstantin von Hammerstein :


« Ce ne sont pas seulement des banques qui se sont effondrées, mais aussi la philosophie du néo-libéralisme pur jus. Je ne m’attendais pas à un effondrement aussi rapide, à une telle vitesse, mais je le voyais venir depuis longtemps. Cette pure maximisation du profit, cette perspective qui ne voit rien d’autre que le rendement ne perçoivent la vie qu’à la lumière de l’économie et négligent tout le reste, qui, pourtant, fait le sel de l’existence. Voilà ce qui s’est effondré ».


Q. : Où cet échec du néo-libéralisme était-il prévu à l'ordre du jour dans notre vie politique ? L’était-il lors de la Diète de la CDU démocrate-chrétienne ? L’était-il dans le fameux « Agenda 2010 » ?


HS : Vous connaissez le débat qui a animé la vie politique allemande quand il s’est agi de protéger le travailleur contre les licenciements. S’agit-il d’une disposition sociale propre à notre société ? La solidarité est-elle encore une valeur « moderne » ou bien l’égoïsme et l’individualisme sont-ils devenus la mesure de toutes choses ? On s’est moqué de moi quand j’ai émis des critiques lorsque Nokia a décidé de quitter l’Allemagne parce que son rendement n’y était que de 20%, ce que la firme estimait trop bas. Le sort des familles de leurs 2000 salariés ne l’intéressait pas. On ne parlait que de cours en bourse et de bilans. Voilà quel était le critère de toute notre politique sociale et cela avait quelques retombées sur le programme de l’Union (des partis démocrates-chrétiens), y compris dans les décisions prises naguère à Leipzig.


(…)


Q. : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les idées néo-libérales ont connu un tel succès au sein des partis de l’Union ?


HS : Parce qu’elles passaient pour « modernes ». C’était, disait-on, le « mainstream ». Tout le monde de l’économie a défendu de telles thèses et si vous émettiez ne fût-ce qu’un petit argument contradictoire, vous passiez pour une vieille baderne. Pour moi, il ne faut ni l’économie planifiée ni le néo-libéralisme. Nous, Allemands, avions inventé le modèle idéal, celui qui était assuré du succès : l’économie sociale de marché.


Q. : Qui peine et s’essouffle.


HS : Pendant plus d’un demi siècle, ce modèle économique a enregistré de grands succès et nous a apporté la stabilité sociale. Bien sûr, comme toute chose, il faut le moderniser et le rénover. En principe, il s’agit de combiner à chaque fois les côtés positifs du marché avec des directives et des filets de sûreté dans le domaine social. Il faut rétablir le bon rapport de force entre la sécurité sociale et l’innovation.


Q. : Le néo-libéralisme est-il mort et bien mort ?


HS : Tant que je suis en vie, oui, pour moi, il est bien mort.


Q. : Et qui va profiter de la mutation des données ?


HS : La population des gens normaux. Jusqu’ici seule une élite, quelques gros, ont profité du néo-libéralisme. Dans la masse de la population, il y a eu perte, diminution du bien-être. Je suis très éloigné mentalement du socialisme mais j’aimerais que l’on retrouve en Allemagne un certain équilibre.


(source : Der Spiegel, n°46/2008 ; adaptation française : Robert Steuckers).

samedi, 22 novembre 2008

Gumplowicz: volonta e lotta alle origini dello stato

 

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VOLONTÁ E LOTTA ALLE ORIGINI DELLO STATO

 

 

Ex: http://www.mirorenzaglia.org/

Nietzsche riassunse alla sua maniera la questione: il vero Stato, lungi dall’essere il mostro freddo delle burocrazie democratiche, è un sistema sociale messo al servizio degli «eroi di una cultura tragica». L’intera civiltà ellenica fu da lui pensata come un unico servizio reso all’affermazione del genio della stirpe, al cui àpice si aveva l’emergere di un’eccellenza: quella dei migliori, gli aristòcrati, scaturiti dallaselezione operata attraverso il Rangordnung l’ordinamento per ranghi. Ciò che determinava la selezione era un principio di lotta, di gloria e di vittoria. Su se stessi e sugli altri. Nulla di più distante dalle odierne posizioni di democrazia liberale, di origine banalmente contrattualistica. Tra l’egualitarismo pacifista dei progressisti, che abbassa la società a convivenza tra mandrie sedate e omologate, e il differenzialismo tradizionale, che affida la vita e il perfezionamento umano al salutare conflitto, c’è un incolmabile abisso antropologico, prima ancora che ideologico.

Nietzsche vide come al solito giusto nell’indicare nell’origine della nostra civiltà il principio del valore che sgorga da una comunità di prescelti. E valore avrà allora colui che sappia battersi, innanzi tutto per la vita, poi nel nome delle sue convinzioni: agòn, parola omerica ed eraclitèa, fissa sin dall’inizio della storia conosciuta il discrimine tra l’uomo e il non-uomo, stabilendo una ferma gerarchia tra chi è di lega nobile e chi è di lega vile. L’uno sta in alto, l’altro starà in basso. Il significato dello Stato - «l’utensile crudele» - come potenza guerriera e ordine di selezionati, fu indicato da Nietzsche nel suo essere il risultato della «spietata durezza» che vige in natura. Lo Stato gerarchico fondato dalla lotta è il mezzo che permette l’irrompere del Genio, tanto che si può fare una connessione tra «campo di battaglia e opera d’arte». Si vedano in proposito gli scritti giovanili di Nietzsche Lo Stato dei Greci e L’agòne omerico, oggi ripubblicati dalle Edizioni di Ar. La cultura europea è rimasta per alcuni millenni incardinata su questi princìpi, prima che qualcosa di degradato e senescente iniziasse a corroderne le fondamenta, asservendo lo Stato ai maneggiatori di danaro e ai violenti divulgatori della menzogna egualitaria.

 

 

Questo concepire l’esistenza come somma di tensioni, regolata dalla legge ferrea ma esaltante del rischio, dell’esposizione alla prova, fu come noto riproposto modernamente da Oswald Spengler (nella foto sotto a sinistra). Suo fu il rilancio della figura di Eraclito, proprio come l’artefice di un annuncio di purezza, tale da affidare il protagonismo sociale al tipo esemplare del greco di nobile ascendenza. Ma è chiaro che qui si tratta di un’aristocrazia che è distillata dal popolo, esso stesso già di per sé nobilitato in un continuo processo di perenne affinamento. Spengler mise in luce assai bene che in Grecia il concetto di aristocrazia forgiata dalla lotta era «connesso agli interessi vitali del popolo greco nella sua interezza», così chiarendo che non era in gioco alcun individualismo, ma la personalità creata dalla comunità di formazione.

 

 

L’approccio agonale alla vita esprimeva in quegli arcaici contesti «la pienezza della vita, la salute, il senso di potenza, il piacere autenticamente greco per la bellezza e per l’equilibrio della forma». Un principio di competizione così inteso, ben lontano dal significare plebea smania di affermazione materiale, magari compensatoria di frustrazioni caratteriali, doveva al contrario portare al solenne riconoscimento di una legge di natura: ciò che conduce all’urto, all’impatto, al confronto anche violento non è che naturale istinto di vita («l’attacco è cosa naturale in ogni vita in ascesa», scrisse Spengler nel Tramonto dell’Occidente), così che vivere si presenta essenzialmente come un destino di lotta. Un popolo vivente sotto la continua minaccia dell’annientamento non poteva non vedere nell’athlèter, nel combattente, il suo vertice esemplare. Popolata da visioni di potenza cosmica come il fuoco, la tempesta, la catastrofe tellurica, la mentalità greca giunse a interpretare la vita come ininterrotto erompere di energhèia. Questa misteriosa forza propulsiva fu chiamata, ad esempio da Aristotele, l’essenza stessa del vivere, fonte radicale di decisione tra il pre-valere e il soccombere.

 

 

A cavallo tra Ottocento e Novecento, dinanzi al prodursi dei giganteschi fenomeni di potenziamento dello Stato moderno e all’affermarsi delle masse, la giovane scienza sociologica non mancò di riandare alla concezione del conflitto come origine dei rapporti sociali e meccanismo di selezione delle classi dirigenti. Un’intera scuola di pensiero elaborò questi temi. Culminando nella triade italiana formata da Pareto, Mosca e Michels. I quali, ognuno per suo conto ma in modo simile, individuarono nel gioco conflittuale delle minoranze e nella circolazione delle élites il segreto del potere. Ludwig Gumplowicz (nella prima foto in alto a destra) fu una sorta di loro maestro e anticipatore. Il fatto che le Edizioni di Ar adesso ne pubblichino Il concetto sociologico dello Stato va considerato come un benefico sintomo reattivo: si cerca in qualche modo di fronteggiare, almeno con gli strumenti dell’alta cultura, il procedimento verso il basso che è tipico dei nostri tempi. In cui, all’elogio del mezzo-uomo, si unisce quello del renitente, dell’imbelle, del pavido, tutte creature di quell’irenismo farisaico che è il fulcro della società mondializzata. L’edizione in parola, curata da Franco Savorgnan e introdotta da Giovanni Damiano, è l’anastatica di quella del 1904. Si tratta di un libro - pubblicato la prima volta a Innsbruck nel 1892 - che riscopre la faccia vera della convivenza, quella liberata dalle ipocrisie contrattualiste, ecumeniste e democratiche che già cent’anni fa coprivano a malapena col mantello filantropico la violenza e la brutalità della società industrialista. Gumplowicz è un pioniere. Disinteressato alle concezioni giuridica, marxista, razionalista o teologica dello Stato, va diritto al problema. Incline a considerare poligenica l’origine dell’umanità, secondo lui lo Stato - cioè l’organizzazione della convivenza secondo la suddivisione dei ruoli - non è che l’esito del «cozzo di gruppi umani eterogenei».

 

 

Il giudizio di Gumplowicz è di tipo tradizionale: la realtà va riconosciuta per quello che è, senza edulcorarla con ipocrisie alla liberale o alla marxista. Per questo, egli annuncia l’impossibilità di abolire il dominio. Anzi, essendo il dominio l’essenza del politico, compito dello Stato sano sarà quello di renderlo organico, armonico: la tirannia oligarchica estranea al popolo non è aristocrazia di comando, ma un’indegna usurpazione. La concezione politica di Gumplowicz è comunitaria. L’origine dello Stato è il «prodotto della superiorità di un gruppo umano belligero e organizzato di fronte a un altro imbelle». In questa contesa i migliori non sono individui astratti, ma esemplari della stirpe che agiscono solidarmente: l’uomo «combatte come membro del suo gruppo, come individuo ha un’importanza minima». Da tipico ebreo galiziano emancipatosi nelle accademie austro-ungariche, Gumplowicz ebbe una sicura sensibilità per l’identità di stirpe. E cosa intendesse esattamente per “gruppo” di affini lo spiegò nel 1883, scrivendo il libro Rassenkampf, un testo che fece da scuola alla cultura positivista-razzialista dell’epoca. L’avvento della civiltà aria nel mondo, che produsse l’erezione di Stati castali retti da dominazioni schiavili, è da lui spiegato come il risultato del prevalere di una cultura superiore. Sicuro nel definire gli eventi della storia come il prodotto del conflitto tra diverse appartenenze di genere, Gumplowicz sanzionò come evidente il primato della civiltà bianca, associando senz’altro ad essa - con procedimento all’epoca non bizzarro - anche l’ebraismo.

 

 

Tutto questo lo ha fatto giudicare, ad esempio da Domenico Losurdo, come un teorico con precise rispondenze anche con Nietzsche e con le sue crude rivendicazioni per una società fondata sul dominio dei Signori e sull’organizzazione sociale per caste, atta come nessuna al dispiegarsi della civiltà superiore. Nel Concetto sociologico dello Stato noi troviamo, tra l’altro, l’apprezzamento per gli scritti di Gustav Ratzenhofer, il coevo studioso di storia politica che individuò nella forza primordiale custodita dai popoli l’energia che muove la vita attraverso la lotta per il primato, selezionando in continuazione i caratteri organici.

 

 

La concezione elitaria e socialmente discriminante di Gumplowicz venne posta dallo storico A. James Gregor tra i fondamenti ideologici del Fascismo. Mediato da Pareto, il suo insegnamento sarebbe giunto fino a Mussolini. In effetti, attorno al volontarismo mussoliniano, ad un tempo comunitario e gerarchico, si coagularono diverse intelligenze del tempo. Da Olivetti a Michels e fino a Corradini e alla sua dottrina di una struggle of life mondiale, affidata alla competizione tra imperialismo di rapina anglosassone e imperialismo sociale italiano. E fino a Costamagna, nella cui dottrina dello Stato Gregor riconobbe i tratti del socialdarwinismo di Gumplowicz.

 

 

È stato del resto lo stesso Gregor a ricordare che al centro della sociologia di Gumplowicz si trova il concetto di etnocentrismo, espresso col termine Syngenismus, neologismo tedesco che intendeva ricalcare quello greco di synghèneia, l’eguaglianza di sangue. Lo Stato nasce dalla devozione alla comunità sociale definita dall’ethnos.

 

 

Con tutto questo grande bagaglio di cultura politica antagonista alla modernità, noi siamo di fronte al massimo sforzo operato dalla civiltà europea, tra fine-Ottocento e primi decenni del Novecento, per liberarsi dalle già pesanti aggressioni portate dall’egualitarismo cosmopolita al cuore della nostra identità. In quell’ultimo sforzo si riverberano le più arcaiche proclamazioni legate all’affermarsi del tipo differenziato, plasmato da un’ascesi superiore e ricolmo di attitudini sovrane, tali da imprimere alla vita politica il segno di eterne creazioni di civiltà. Ciò che Evola (nella foto sopra) inquadrava nella categoria di metafisica della guerra, recava il segno del concetto di lotta come liturgia sacrale: evocare dai propri retaggi l’energia, la fierezza e la volontà di proteggere gli ordini dell’appartenenza. Nel suo scritto - risalente agli anni di guerra - sulla Dottrina aria di lotta e vittoria, Evola espresse un principio che, dai Greci fino alla moderna “sociologia anti-individualista”, era risuonato come annuncio di grandezza: «È nella lotta che occorre risvegliare e temprare quella forza che, di là da assalti, sangue e pericolo, propizierà una nuova creazione in un nuovo splendore e con pace possente». In effetti, è così che sorgono le grandi civiltà.

 

 

Luca Leonello Rimbotti

 

mercredi, 19 novembre 2008

Eurasia, vol. II, n°3

Eurasia Vol. II n° 3 : Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon
Sommaire 06/2008

Eurasia : Présentation

Dossier

Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon

Tiberio Graziani : La leçon de Karl Haushofer et la présence discrète de Giuseppe Tucci dans le débat géopolitique des années trente

Carlo Terracciano : Des destins parallèles

Karl Haushofer : L’analogie du développement politique et culturel en Italie, en Allemagne et au Japon

Robert Steuckers : Qui était Karl Haushofer ?

Robert Steuckers : Les thèmes de la géopolitique et de l’espace russe dans la vie culturelle berlinoise de 1918 à 1945 : Karl Haushofer, Oskar von Niedermayer et Otto Hoetzsch

Claudio Mutti : Le bodhisattva hongrois

Giuseppe Tucci : Alexandre Csoma de Körös

Texte retrouvé

Alexandre Douguine : L’Empire soviétique et les nationalismes à l’époque de la perestroïka

Eurasia : Lectures eurasiennes
Eurasia Vol. II n° 3 : Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon
 
Eurasia Vol. II n° 3 :: Karl Haushofer, l’Eurasisme, le Tibet et le Japon Prix : 15,00€
Éditeur :
Avatar Editions
Date : 06/2008
Format (cm) : 14,85 x 21
Pages : 120

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mardi, 18 novembre 2008

Mythos Germania

Mythos Germania

Mythos Germania est le titre d'une exposition originale qui se tient à Berlin jusqu'au 31 décembre 2008 et qui est consacrée aux projets architecturaux que Hitler et Speer nourrissaient pour la capitale du Reich.

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Pour plus de renseignements : voir Mythos Germania

L'impact de Nietzsche dans les milieux de gauche et de droite

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L'impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite

 

par Robert STEUCKERS

 

Intervention lors de la 3ième Université d'été de la FACE, Provence, juillet 1995

 

Analyse:

-Steven E. ASCHHEIM, The Nietzsche Legacy in Germany. 1890-1990, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1992, 337 p., ill., ISBN 0-520-07805-5.

- Giorgio PENZO, Il superamento di Zarathustra. Nietzsche e il nazionalsocialismo, Armando Editore, Roma, 1987, 359 p., 25.000 Lire.

 

L'objet de mon exposé n'est pas de faire de la philosophie, d'entrer dans un débat philosophique, de chercher quelle critique adresse Nietzsche, par le biais d'un aphorisme cinglant ou subtil, à Aristote, à Descartes ou à Kant, mais de faire beaucoup plus simplement de l'histoire des idées, de constater qu'il n'existe pas seulement une droite ou un pré-fascisme ou un fascisme tout court qui dérivent de Nietzsche, mais que celui-ci a fécondé tout le discours de la sociale-démocratie allemande, puis des radicaux issus de cette gauche et, enfin, des animateurs de l'Ecole de Francfort. De nos jours, c'est la “political correctness” qui opère par dichotomies simplètes, cherche à cisailler à l'intérieur même des discours pour trier ce qu'il est licite de penser pour le séparer pudiquement, bigotement, de ce qui serait illicite pour nos cerveaux. C'est à notre sens peine perdue: Nietzsche est présent partout, dans tous les corpus, chez les socialistes, les communistes, les fascistes et les nationaux-socialistes, et, même, certains arguments nietzschéens se retrouvent simultanément sous une forme dans les théories communistes et sous une autre dans les théories fascistes.

 

La “political correctness”, dans sa mesquinerie, cherche justement à morceler le nietzschéisme, à opposer ses morceaux les uns aux autres, alors que la fusion de toutes les contestations à assises nietzschéennes est un impératif pour le XXIième siècle. La fusion de tous les nietzschéismes est déjà là, dans quelques cerveaux non encore politisés: elle attend son heure pour balayer les résidus d'un monde vétuste et sans foi. Mais pour balayer aussi ceux qui sont incapables de penser, à gauche comme à droite, sans ces vilaines béquilles conventionnelles que sont les manichéismes et les dualismes, opposant binairement, répétitivement, une droite figée à une gauche toute aussi figée.

 

La caractéristique majeure de cet impact ubiquitaire du nietzschéisme est justement d'être extrêmement diversifiée, très plurielle. L'œuvre de Nietzsche a tout compénétré. Méthodologiquement, l'impact de la pensée de Nietzsche n'est donc pas simple à étudier, car il faut connaître à fond l'histoire culturelle de l'Allemagne en ce XXième siècle; il faut cesser de parler d'un impact au singulier mais plutôt d'une immense variété d'impulsions nietzschéennes. D'abord Nietzsche lui-même est un personnage qui a évolué, changé, de multiples strates se superposent dans son œuvre et en sa personne même. Le Dr. Christian Lannoy, philosophe néerlandais d'avant-guerre, a énuméré les différents stades de la pensée nietzschéenne:

1er stade: Le pessimisme esthétique, comprenant quatre phases qui sont autant de passages: a) du piétisme (familial) au modernisme d'Emerson; b) du modernisme à Schopenhauer; c) de Schopenhauer au pessimisme esthétique proprement dit; d) du pessimisme esthétique à l'humanisme athée (tragédies grecques + Wagner).

2ième stade: Le positivisme intellectuel, comprenant deux phases: a) le rejet du pessimisme esthétique et de Wagner; b) l'adhésion au positivisme intellectuel (phase d'égocentrisme).

3ième stade: Le positivisme anti-intellectuel, comprenant trois phases: a) la phase poétique (Zarathoustra); b) la phase consistant à démasquer l'égocentrisme; c) la phase de la Volonté de Puissance (consistant à se soustraire aux limites des constructions et des constats intellectuels).

4ième stade: Le stade de l'Antéchrist qui est purement existentiel, selon la terminologie catholique de Lannoy; cette phase terminale consiste à se jeter dans le fleuve de la Vie, en abandonnant toute référence à des arrière-mondes, en abandonnant tous les discours consolateurs, en délaissant tout Code (moral, intellectuel, etc.).

 

Plus récemment, le philosophe allemand Kaulbach, exégète de Nietzsche, voit six types de langage différents se succéder dans l'œuvre de Nietzsche: 1. Le langage de la puissance plastique; 2. Le langage de la critique démasquante; 3. Le style du langage expérimental; 4. L'autarcie de la raison perspectiviste; 5. La conjugaison de ces quatre premiers langages nietzschéens (1+2+3+4), contribuant à forger l'instrument pour dépasser le nihilisme (soit le fixisme ou le psittacisme) pour affronter les multiples facettes, surprises, imprévus et impondérables du devenir; 6. L'insistance sur le rôle du Maître et sur le langage dionysiaque.

 

Ces classifications valent ce qu'elles valent. D'autres philosophes pourront déceler d'autres étapes ou d'autres strates mais les classifications de Lannoy et Kaulbach ont le mérite de la clarté, d'orienter l'étudiant qui fait face à la complexité de l'œuvre de Nietzsche. L'intérêt didactique de telles classifications est de montrer que chacune de ces strates a pu influencer une école, un philosophe particulier, etc. De par la multiplicité des approches nietzschéennes, de multiples catégories d'individus vont recevoir l'influence de Nietzsche ou d'une partie seulement de Nietzsche (au détriment de tous les autres possibles). Aujourd'hui, on constate en effet que la philosophie, la philologie, les sciences sociales, les idéologies politiques ont receptionné des bribes ou des pans entiers de l'œuvre nietzschéenne, ce qui oblige les chercheurs contemporains à dresser une taxinomie des influences et à écrire une histoire des réceptions, comme l'affirme, à juste titre, Steven E. Aschheim, un historien américain des idées européennes.

 

Nietzsche: mauvais génie ou héraut impavide?

 

Aschheim énumère les erreurs de l'historiographie des idées jusqu'à présent:

- Ou bien cette historiographie est moraliste et considère Nietzsche comme le “mauvais génie” de l'Allemagne et de l'Europe, “mauvais génie” qui est tour à tour “athée” pour les catholiques ou les chrétiens, “pré-fasciste ou pré-nazi” pour les marxistes, etc.

- Ou bien cette historiographie est statique, dans ses variantes apologétiques (où Nietzsche apparaît comme le “héraut” du national-socialisme ou du fascisme ou du germanisme) comme dans ses variantes démonisantes (où Nietzsche reste constamment le mauvais génie, sans qu'il ne soit tenu compte des variations dans son œuvre ou de la diversité de ses réceptions).

Or pour juger la dissémination de Nietzsche dans la culture allemande et européenne, il faut: 1. Saisir des processus donc 2. avoir une approche dynamique de son œuvre.

 

Le bilan de cette historiographie figée, dit Aschheim, se résume parfaitement dans les travaux de Walter Kaufmann et d'Arno J. Mayer. Walter Kaufmann démontre que Nietzsche a été mésinterprété à droite par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, par Stefan George, par Ernst Bertram et Karl Jaspers. Mais aussi dans le camp marxiste après 1945, notamment par Georg Lukacs, communiste hongrois, qui a dressé un tableau général de ce qu'il faut abroger dans la pensée européenne, ce qui revient à rédiger un manuel d'inquisition, dont s'inspirent certains tenants actuels de la “political correctness”. Lukacs accuse Nietzsche d'irrationalité et affirme que toute forme d'irrationalité conduit inéluctablement au nazisme, d'où tout retour à Nietzsche équivaut à recommencer un processus “dangereux”. L'erreur de cette interprétation c'est de dire que Nietzsche ne suscite qu'une seule trajectoire et qu'elle est dangereuse. Cette vision est strictement linéaire et refuse de dresser une cartographie des innombrables influences de Nietzsche.

 

Arno J. Mayer rappelle que Nietzsche a été considéré par certains exégètes marxisants comme le héraut des classes aristocratiques dominantes en Allemagne à la fin du XIXième siècle. L'insolence de Nietzsche aurait séduit les plus turbulents représentants de cette classe sociale. Aschheim estime que cette thèse est une erreur d'ordre historique. En effet, l'aristocratie dominante, à cette époque-là en Allemagne, est un milieu plutôt hostile à Nietzsche. Pourquoi? Parce que l'anti-christianisme de Nietzsche sape les assises de la société qu'elle domine. L'“éthique aristocratique” de Nietzsche est fondamentalement différente de celle des classes dominantes de la noblesse allemande du temps de Bismarck. Par conséquent, Nietzsche est jugé “subversif, pathologique et dangereux”. La “droite” (en l'occurrence la “révolution conservatrice”) ne l'utilisera surtout qu'après 1918.

 

Les “transvaluateurs”

 

Hinton Thomas, historien anglais des idées européennes, constate effectivement que Nietzsche est réceptionné essentiellement par des dissidents, des radicaux, des partisans de toutes les formes d'émancipation, des socialistes (actifs dans la social-démocratie), des anarchistes et des libertaires, par certaines féministes. Thomas nomme ces dissidents des “transvaluateurs”. La droite révolutionnaire allemande, post-conservatrice, se posera elle aussi comme “transvaluatrice” des idéaux bourgeois, présents dans l'Allemagne wilhelmienne et dans la République de Weimar. Hinton Thomas concentre l'essentiel de son étude aux gauches nietzschéennes, en n'oubliant toutefois pas complètement les droites. Son interprétation n'est pas unilatérale, dans le sens où il explore deux filons de droite où Nietzsche n'a peut-être joué qu'un rôle mineur ou, au moins, un rôle de repoussoir: l'Alldeutscher Verband (la Ligue Pangermaniste) et l'univers social-darwiniste, plus particulièrement le groupe des “eugénistes”.

 

En somme, on peut dire que Nietzsche rejette les systèmes, son anti-socialisme est un anti-grégarisme mais qui est ignoré, n'est pas pris au tragique, par les militants les plus originaux du socialisme allemand de l'époque. Les intellectuels sociaux-démocrates s'enthousiasment au départ pour Nietzsche mais dès qu'ils établissent dans la société allemande leurs structures de pouvoir, ils se détachent de l'anarchisme, du criticisme et de la veine libertaire qu'introduit Nietzsche dans la pensée européenne. La social-démocratie cesse d'être pleinement contestatrice pour participer au pouvoir. Roberto Michels appelera ce glissement dans les conventions la Verbonzung, la “bonzification”, où les chefs socialistes perdent leur charisme révolutionnaire pour devenir les fonctionnaires d'une mécanique partitocratique, d'une structure sociale participant en marge au pouvoir. Seuls les libertaires comme Landauer et Mühsam demeurent fidèles au message nietzschéen. Enfin, au-delà des clivages politiques usuels, Nietzsche introduit dans la pensée européenne un “style” (qui peut toujours s'exprimer de plusieurs façons possibles) et une notion d'“ouverture”, impliquant, pour ceux qui savent reconnaître cette ouverture-au-monde et en tirer profit, une dynamique permanente d'auto-réalisation. L'homme devient ce qu'il est au fond de lui-même dans cette tension constante qui le porte à aller au-devant des défis et des mutations, sans frilosité rédhibitoire, sans nostalgies incapacitantes, sans rêves irréels.

 

Enfin, Nietzsche a été lu majoritairement par les socialistes avant 1914, par les “révolutionnaires-conservateurs” (et éventuellement par les fascistes et les nationaux-socialistes) après 1918. Aujourd'hui, il revient à un niveau non politique, notamment dans le “nietzschéisme français” d'après 1945.

 

L'impact de Nietzsche sur le discours socialiste avant 1914 en Allemagne

 

En Allemagne, mais aussi ailleurs, notamment en Italie avec Mussolini, alors fougueux militant socialiste, ou en France, avec Charles Andler, Daniel Halévy et Georges Sorel, la philosophie de Nietzsche séduit principalement les militants de gauche. Mais non ceux qui sont strictement orthodoxes, comme Franz Mehring, que les nietzschéens socialistes considèrent comme le théoricien d'un socialisme craintif et procédurier, fort éloigné de ses tumultueuses origines révolutionnaires. Franz Mehring, gardien à l'époque de l'orthodoxie figée, évoque une stricte filiation philosophie  —en dehors de laquelle il n'y a point de salut!—  partant de Hegel pour aboutir à Marx et à la pratique routinière, sociale et parlementariste, de la sociale-démocratie wilhelminienne. Face à ce marxisme conventionnel et frileux, les gauches dissidentes opposent Nietzsche ou l'un ou l'autre linéament de sa philosophie. Ces gauches dissidentes conduisent à un anarchisme (plus ou moins dionysiaque), à l'anarcho-syndicalisme (un des filons du futur fascisme) ou au communisme. Ainsi, Isadora Duncan, une journaliste anglaise qui couvre, avec sympathie, les événements de la Révolution Russe pour L'Humanité, écrit en 1921: «Les prophéties de Beethoven, de Nietzsche, de Walt Whitman sont en train de se réaliser. Tous les hommes seront frères, emportés par la grande vague de libération qui vient de naître en Russie». On remarquera que la journaliste anglaise ne cite aucun grand nom du socialisme ou du marxisme! La gauche radicale voit dans la Révolution Russe la réalisation des idées de Beethoven, de Nietzsche ou de Whitman et non celles de Marx, Engels, Liebknecht (père), Plekhanov, Lénine, etc.

 

Pourquoi cet engouement? Selon Steven Aschheim, les radicaux maximalistes dans le camp des socialistes se réfèrent plus volontiers à la critique dévastatrice du bourgeoisisme (plus exactement: du philistinisme) de Nietzsche, car cette critique permet de déployer un “contre-langage”, dissolvant pour toutes les conventions sociales et intellectuelles établies, qui permettent aux bourgeoisies de se maintenir à la barre. Ensuite, l'idée de “devenir” séduit les révolutionnaires permanents, pour qui aucune “superstructure” ne peut demeurer longtemps en place, pour dominer durablement les forces vives qui jaillissent sans cesse du “fond-du-peuple”.

 

En fait, dès la fin de la première décennie du XXième siècle, la sociale-démocratie allemande et européenne subit une mutation en profondeur: les radicaux abandonnent les conventions qui se sont incrustées dans la pratique quotidienne du socialisme: en Allemagne, pendant la première guerre mondiale, les militants les plus décidés quittent la SPD pour former d'abord l'USPD puis la KPD (avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht); en Italie, une aile anarcho-syndicaliste se détache des socialistes pour fusionner ultérieurement avec les futuristes de Marinetti et les arditi  revenus des tranchées, ce qui donne, sous l'impulsion de la personnalité de Mussolini, le syncrétisme fasciste; etc.

 

le socialisme: une révolte permanente contre les superstructures

 

Par ailleurs, dès 1926, l'Ecole de Francfort commence à déployer son influence: elle ne rejette pas l'apport de Nietzsche; après les vicissitudes de l'histoire allemande, du nazisme et de l'exil américain de ses principaux protagonistes, cette Ecole de Francfort est à l'origine de l'effervescence de mai 68. Dans toutes ces optiques, le socialisme est avant toutes choses une révolte contre les superstructures, jugées dépassées et archaïques, mais une révolte chaque fois différente dans ses démarches et dans son langage selon le pays où elle explose. A cette révolte socialiste contre les superstructures (y compris les nouvelles superstructures rationnelles et trop figées installées par la sociale-démocratie), s'ajoute toute une série de thématiques, comme celles de l'“énergie” (selon Schiller et surtout Bergson; ce dernier influençant considérablement Mussolini), de la volonté (que l'on oppose chez les dissidents radicaux du socialisme à la doctrine sociale-démocrate et marxiste du déterminisme) et la vitalité (thématique issue de la “philosophie de la Vie”, tant dans ses interprétations laïques que catholiques).

 

Une question nous semble dès lors légitime: cette évolution est-elle 1) marginale, réduite à des théoriciens ou à des cénacles intellectuels, ou bien 2) est-elle vraiment bien capillarisée dans le parti? Steven Aschheim, en concluant son enquête minutieuse, répond: oui. Il étaye son affirmation sur les résultats d'une enquête ancienne, qu'il a analysée méticuleusement, celle d'Adolf Levenstein en 1914. Levenstein avait procédé en son temps à une étude statistique des livres empruntés aux bibliothèques ouvrières de Leipzig entre 1897 et 1914. Levenstein avait constaté que les livres de Nietzsche étaient beaucoup plus lus que ceux de Marx, Lassalle ou Bebel, figures de proue de la sociale-démocratie officielle. Cette étude prouve que le nietzschéisme socialiste était une réalité dans le cœur des ouvriers allemands.

 

«Die Jungen» de Bruno Wille, «Der Sozialist» de Gustav Landauer

 

En Allemagne, la première organisation socialiste/nietzschéenne était Die Jungen (Les Jeunes) de Bruno Wille. Celui-ci entendait combattre l'“accomodationnisme” de la sociale-démocratie, son embourgeoisement (rejoignant par là Roberto Michels, analyste de l'oligarchisation des partis), le culte du parlementarisme (rejoignant Sorel et anticipant les deux plus célèbres soréliens allemands d'après 1918: Ernst Jünger et Carl Schmitt), l'ossification du parti et sa bureaucratisation (Michels). Plus précisément, Wille déplore la disparition de tous les réflexes créatifs dans le parti; l'imagination n'est plus au pouvoir dans la sociale-démocratie allemande du début de notre siècle, tout comme aujourd'hui, avec l'accession au pouvoir des anciens soixante-huitards, l'imagination, pourtant bruyamment promise, n'a plus du tout droit au chapitre, “political correctness” oblige. Ensuite, autre contestataire fondamental dans les rangs socialistes allemands, Gustav Landauer (1870-1919), qui tombera les armes à la main dans Munich investie par les Corps Francs de von Epp, fonde une revue libertaire, socialiste et nietzschéenne, qu'il baptise Der Sozialist. Chose remarquable, son interprétation de Nietzsche ignore le culte nietzschéen de l'égoïté, l'absence de toute forme de solidarité ou de communauté chez le philosophe de Sils-Maria, pour privilégier très fortement sa fantaisie créatrice et sa critique de toutes les pétrifications à l'œuvre dans les sociétés et les civilisations modernes et bourgeoises.

 

Max Maurenbrecher et Lily Braun

 

Max Maurenbrecher (1874-1930), est un pasteur protestant socialiste qui a foi dans le mouvement ouvrier tout en se référant constamment à Nietzsche et à sa critique du christianisme. La première intention de Maurenbrecher a été justement de fusionner socialisme, nietzschéisme et anti-christianisme. Son premier engagement a lieu dans le Nationalsozialer Verein de Naumann en 1903. Son deuxième engagement le conduit dans les rangs de la sociale-démocratie en 1907, au moment où il quitte aussi l'église protestante et s'engage dans le “mouvement religieux libre”. Son troisième engagement est un retour vers son église, un abandon de toute référence à Marx et à la sociale-démocratie, assortis d'une adhésion au message des Deutschnationalen. Maurenbrecher incarne donc un parcours qui va du socialisme au nationalisme.

 

Lily Braun, dans l'univers des intellectuels socialistes du début du siècle, est une militante féministe, socialiste et nietzschéenne. Elle s'engage dans les rangs sociaux-démocrates, où elle plaide la cause des femmes, réclame leur émancipation et leur droit au suffrage universel. Ce féminisme est complété par une critique systématique de tous les dogmes et par une esthétique nouvelle. Son apport philosophique est d'avoir défendu l'“esprit de négation” (Geist der Verneinung), dans le sens où elle entendait par “négation”, la négation de toute superstructure, des ossifications repérables dans les superstructures sociales. En ce sens, elle annonce certaines démarches de l'Ecole de Francfort. Lily Braun plaidait en faveur d'une juvénilisation permanente de la société et du socialisme. Elle s'opposait aux formes démobilisantes du moralisme kantien. Pendant la première guerre mondiale, elle développe un “socialisme patriotique” en arguant que l'Allemagne est la patrie de la sociale-démocratie, et qu'en tant que telle, elle lutte contre la France bourgeoise, l'Angleterre capitaliste et marchande et la Russie obscurantiste. Son néo-nationalisme est une sociale-démocratie nietzschéanisée perçue comme nouvelle idéologie allemande. La constante du message de Lily Braun est un anti-christianisme conséquent, dans le sens où l'idéologie chrétienne est le fondement métaphysique des superstructures en Europe et que toute forme de fidélité figée aux idéologèmes chrétiens sert les classes dirigeantes fossilisées à maintenir des superstructures obsolètes.

 

Contre le socialisme nietzschéen, la riposte des “bonzes”

 

Avec Max Maurenbrecher et Lily Braun, nous avons donc deux figures maximalistes du socialisme allemand qui évoluent vers le nationalisme, par nietzschéanisation. Cette évolution, les “bonzes” du parti l'observent avec grande méfiance. Ils perçoivent le danger d'une mutation du socialisme en un nationalisme populaire et ouvrier, qui rejette les avocats, les intellectuels et les nouveaux prêtres du positivisme sociologique. Les “bonzes” organisent donc leur riposte intellectuelle, qui sera une réaction anti-nietzschéenne. Le parallèle est facile à tracer avec la France actuelle, où Luc Ferry et Alain Renaut critiquent l'héritage de mai 68 et du nietzschéisme français des Deleuze, Guattari, Foucault, etc. Le mitterrandisme tardif, très “occidentaliste” dans ses orientations (géo)politiques, s'alignent sur la contre-révolution moraliste américaine et sur ses avatars de droite (Buchanan, Nozick) ou de gauche, en s'attaquant à des linéaments philosophiques capables de ruiner en profondeur  —et définitivement—  les assises d'une civilisation moribonde, qui crève de sa superstition idéologique et de son adhésion inconditionnelle aux idéaux fluets et chétifs de l'Aufklärung. L'intention de Ferry et Renaut est sans doute de bloquer le nietzschéisme français, afin qu'il ne se mette pas au service du lepénisme ou d'un nationalisme post-lepéniste. Démarche bizarre. Curieux exercice. Plus politicien-policier que philosophique...

 

Kurt Eisner: nietzschéen repenti

 

L'exemple historique le plus significatif de ce type de réaction, nous le trouvons chez Kurt Eisner, Président de cette République des Soviets de Bavière (Räterepublik), qui sera balayée par les Corps Francs en 1919. Avant de connaître cette aventure politique tragique et d'y laisser la vie, Eisner avait écrit un ouvrage orthodoxe et anti-nietzschéen, intitulé Psychopathia Spiritualis,  qui a comme plus remarquable caractéristique d'être l'œuvre d'un ancien nietzschéen repenti! Quels ont été les arguments d'Eisner? Le socialisme est rationnel et pratique, disait-il, tandis que Nietzsche est rêveur, onirique. Il est donc impossible de construire une idéologie socialiste cohérente sur l'égocentrisme de Nietzsche et sur son absence de compassion (ce type d'argument sera plus tard repris par certains nationaux-socialistes!). Ensuite, Eisner constate que l'“impératif nietzschéen” conduit à la dégénérescence des mœurs et de la politique (même argument que le “conservateur” Steding). A l'injonction “devenir dur!” de Nietzsche, Eisner oppose un “devenir tendre!”, pratiquant de la sorte un exorcisme sur lui-même. Eisner dans son texte avoue avoir succombé au “langage intoxicateur” et au “style narcotique” de Nietzsche. Contrairement à Lily Braun et polémiquant sans doute avec elle, Eisner s'affirme kantien et explique que son kantisme est paradoxalement ce qui l'a conduit à admirer Nietzsche, car, pour Eisner, Kant, tout comme Nietzsche, met l'accent sur le développement libre et maximal de l'individu, mais, ajoute-t-il, l'impératif nietzschéen doit être collectivisé, de façon à susciter dans la société et la classe ouvrière un pan-aristocratisme (Heinrich Härtle, ancien secrétaire d'Alfred Rosenberg, développera un argumentaire similaire, en décrivant l'idéologie nationale-socialiste comme un mixte d'impératif éthique kantien et d'éthique du surpassement nietzschéenne, le tout dans une perspective non individualiste!).

 

Si Eisner est le premier nietzschéen à faire machine arrière, à amorcer dans le camp socialiste une critique finalement “réactionnaire” et “figeante” de Nietzsche et du socialisme nietzschéen, si Ferry et Renaut sont ses héritiers dans la triste France du mitterrandisme tardif, Georg Lukacs, avec une trilogie inquisitoriale fulminant contre les mutliples formes d'“irrationalisme” conduisant au “fascisme”, demeure la référence la plus classique de cette manie obsessionnelle et récurrente de biffer les innombrables strates de nietzschéisme. Pourtant, Lukacs était vitaliste dans sa jeunesse et cultivait une vision tragique de l'homme, de la vie et de l'histoire inspirée de Nietzsche; après 1945, il rédige cette trilogie contre les irrationalismes qui deviendra la bible de la “political correctness” de Staline à Andropov et Tchernenko dans les pays du COMECON, chez les marxistes qui se voulaient orthodoxes. Pourtant, les traces du nietzschéisme sont patentes dans la gauche nietzschéenne, chez Bloch et dans l'Ecole de Francfort.

 

Les gauchistes nietzschéens

 

Par gauchisme nietzschéen, Aschheim entend l'héritage d'Ernst Bloch et d'une partie de l'Ecole de Francfort. Ernst Bloch a eu une grande influence sur le mouvement étudiant allemand qui a précédé l'effervescence de mai 68. Une amitié fidèle et sincère le liait au leader de ces étudiants contestataires, Rudy Dutschke, apôtre protestant d'un socialisme gauchiste et national. Bloch opère une distinction fondamentale entre “marxisme froid” et “marxisme chaud”. Ce dernier postule un retour à la religion, ou, plus exactement, à l'utopisme religieux des anabaptistes, mus par le “principe espérance”. Lukacs ne ménagera pas ses critiques, et s'opposera à Bloch, jugeant son œuvre comme “un mélange d'éthique de gauche avec une épistémologie de droite”. Bloch est toutefois très critique à l'égard de la vision de Nietzsche qu'avait répandue Ludwig Klages. Bloch la qualifiera de “dionysisme passéiste”, en ajoutant que Nietzsche devait être utilisé dans une perspective “futuriste”, afin de “modeler l'avenir”. Bloch rejette toutefois la notion d'éternel retour car toute idée de “retour” est profondément statique: Bloch parle d'“archaïsme castrateur”. Le dionysisme que Bloch oppose à celui de Klages est un dionysisme de la “nature inachevée”, c'est-à-dire un dionysisme qui doit travailler à l'achèvement de la nature.

 

Bloch n'appartient pas à l'Ecole de Francfort; il en est proche; il l'a influencée mais ses idées religieuses et son “principe espérance” l'éloignent des deux chefs de file principaux de cette école, Horkheimer et Adorno. Les puristes de l'Ecole de Francfort ne croient pas à la rédemption par le principe espérance, car, disent-il, ce sont là des affirmations para-religieuses et a-critiques. Dans leurs critiques des idéologies (y compris des idéologies post-marxistes), les principaux protagonistes de l'Ecole de Francfort se réfèrent surtout au “Nietzsche démasquant”, dont ils utilisent les ressources pour démasquer les formes d'oppression dans la modernité tardive. Leur but est de sauver la théorie critique, et même toute critique, pour exercer une action dissolvante sur toutes les superstructures léguées par le passé et jugées obsolètes. Dans ce sens, Nietzsche est celui qui défie au mieux toutes les orthodoxies, celui dont le “langage démasquant” est le plus caustique; Adorno justifiait ses références à Nietzsche en disant: «Il n'est jamais complice avec le monde». A méditer si l'on ne veut pas être le complice du “Nouvel Ordre Mondial”...

 

Marcuse: un nietzschéisme de libération

 

Quant à Marcuse, souvent associé à l'Ecole de Francfort, que retient-il de Nietzsche? L'historiographie des idées retient souvent deux Marcuse: un Marcuse pessimiste, celui de L'homme unidimensionnel, et un Marcuse optimiste, celui d'Eros et civilisation. Pour Steven Aschheim, c'est ce Marcuse optimiste  —il met beaucoup d'espoir dans son discours—  qui est peut-être le plus “nietzschéen”. Son nietzschéisme est dès lors un nietzschéisme de libération, teinté de freudisme, dans le sens où Marcuse développe, au départ de sa double lecture de Nietzsche et de Freud, l'idée d'un “pouvoir libérateur du souvenir”. Jadis, la mémoire servait à se souvenir de devoirs,  d'autant de “tu dois”, suscitant tout à la fois l'esprit de péché, la mauvaise conscience, le sens de la culpabilité, sur lesquels le christianisme s'est arcbouté et a imprégné notre civilisation. Cette mémoire-là “transforme des faits en essences”, fige des bribes d'histoire peut-être encore féconds pour en faire des absolus métaphysiques pétrifiés et fermés, qu'on ne peut plus remettre en question; pour Nietzsche, comme pour le Marcuse optimiste d'Eros et civilisation, il faut évacuer les brimades et les idoles qu'a imposées cette mémoire-là, car les instincts de vie (pour Freud: l'aspiration au bonheur total, entravée par la répression et les refoulements), doivent toujours, finalement, avoir le dessus, en rejettant sans hésiter toutes les formes d'“escapismes” et de négation. Pour Marcuse, en cela élève de Nietzsche, la civilisation occidentale et son pendant socialiste soviétique (Nietzsche aurait plutôt parlé du christianisme) sont fondamentalement fallacieux (parce que sur-répressifs) (*) car ils conservent trop d'essences, d'interdits, et étouffent les créativités, l'Eros. On retrouve là les mêmes mécanismes de pensée que chez un Landauer.

 

La “science mélancolique” d'Adorno

 

Adorno, dans Minima Moralia, se réfère à la dialectique négative de Nietzsche et se félicite du fait que cette négation nietzschéenne permanente ne conduit à l'affirmation d'aucune positivité qui, le cas échéant, pourrait se transformer en une nouvelle grande idole figée. Mais, Adorno, contrairement à Nietzsche, ne prône pas l'avènement d'un “gai savoir” ou d'une “gaie science”, mais espère l'avènement d'une “science mélancolique”, sorte de scepticisme méfiant à l'endroit de toute forme d'affirmation joyeuse. Adorno se démarque ainsi du “panisme” de Bloch, des idées claires et tranchées d'un Wille ou d'une Lily Braun, du communautarisme socialiste d'un Landauer ou, anticipativement, du “gai savoir” d'un philosophe nietzschéen français comme Gilles Deleuze. Pour Adorno, la joie ne doit pas tout surplomber.

 

Pour Aschheim, l'Ecole de Francfort adopte alternativement deux attitudes face à ce que Lukacs, dans sa célèbre polémique pro-rationaliste, a qualifié d'“irrationalisme”. Selon les circonstances, l'Ecole de Francfort distingue entre, d'une part, les irrationalismes féconds, qui permettent la critique des superstructures (dans ce qu'elles ont de figé) et/ou des institutions (dans ce qu'elles ont de rigide) et, d'autre part, les irrationalismes réactionnaires qui affirment brutalement des valeurs en dépit de leur obsolescence et de leur fonction au service du maintien de hiérarchies désuètes.

 

A quoi sert la “political correctness”?

 

Aschheim constate que l'idéologie des Lumières introduit et généralise dans la pensée européenne le relativisme, le subjectivisme, etc. qui développent, dans un premier temps, une dynamique critique, puis retournent cette dynamique contre le sujet érigé comme absolu dans la civilisation occidentale par les tenants de l'Aufklärung eux-mêmes. Ce que Ferry a appelé la “pensée-68” est justement cette idéologie des Lumières qui devient justement sans cesse plus intéressante, en ses stades ultimes, parce qu'elle retourne sa dynamique relativiste et perspectiviste contre l'idole-sujet. Ferry estime que ce retournement est allé trop loin, dans les œuvres de philosophes français tels Deleuze, Guattari, Foucault,... La “pensée-68” sort donc de l'Aufklärung stricto sensu et travaille à dissoudre le sacro-saint sujet, pierre angulaire des régimes libéraux, pseudo-démocratiques, nomocratiques et/ou ploutocratiques, axés sur l'individualisme juridique, sur la méthodologie individualiste en économie et en sociologie. Par conséquent, contre l'avancée de l'Aufklärung jusqu'à ses conséquences ultimes, avancée qui risque de faire voler en éclat des cadres institutionnels vermoulus qui ne peuvent plus se justifier philosophiquement, un personnel composite de journalistes, de censeurs médiatiques, de fonctionnaires, de juristes et de philosophes-mercenaires doit imposer une “correction politique”, afin de restituer le sujet dans sa plénitude et sa “magnificence” d'idole, afin de promouvoir et de consolider une restauration néo-libérale.

 

Revenons toutefois à Aschheim, qui cherche à remettre clairement en évidence les linéaments de nietzschéisme dans l'Ecole de Francfort, tout en montrant par quelles portes entrouvertes la correction politique, sur le modèle des Mehring, Eisner, Lukacs, Ferry, etc., peut simultanément s'insinuer dans ce discours. Horkheimer, chef de file de cette Ecole de Francfort et philosophe quasi officiel de la première décennie de la RFA, juge Nietzsche comme suit: le philosophe de Sils-Maria est incapable de reconnaître l'importance de la “société concrète”  (**) dans ses analyses, mais, en dépit de cette lacune, inacceptable pour ceux qui ont été séduits, d'une façon ou d'une autre, par le matérialisme historique de la tradition marxiste, Nietzsche demeure toujours libre de toute illusion et voit et sent parfaitement quand un fait de vie se fige en “essence” (pour reprendre le vocabulaire de Marcuse). Horkheimer ajoute que Nietzsche “ne voit pas les origines sociales des déclins”. Position évidemment ambivalente, où admiration et crainte se mêlent indissolublement.

 

Nietzsche, le maître en “misologie”

 

En 1969, J. G. Merquior, dans Western Marxism,  ouvrage qui analyse les ressorts du “marxisme occidental”, rappelle le rôle joué par les diverses lectures de Nietzsche dans l'émergence de ce phénomène un peu paradoxal de l'histoire des idées; Nietzsche, disait Merquior, est un “maître en misologie” (néologisme désignant l'opposition radicale des irrationalistes à l'endroit de la raison voire de la logique). Cette misologie transparaît le plus clairement dans la Généalogie de la morale  (1887), où Nietzsche dit que “n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire”; en effet, on ne peut enfermer dans des concepts durables que ce qui n'a plus de potentialités en jachère, car des potentialités insoupçonnées peuvent à tout moment surgir et faire éclater le cadre définitionnel comme une écorce devenue trop étroite.

 

Notre point de vue dans ce débat sur l'Ecole de Francfort: cette école critique à juste titre l'étroitesse des vieilles institutions, lois, superstructures, qui se maintiennent envers et contre les mouvements de la vie, mais, dans la foulée de sa critique, elle heurte et tente d'effacer des legs de l'histoire qui gardent en jachère des potentialités réelles, en les jugeant a priori obsolètes. Elle n'utilise qu'une panoplie d'armes, celles de la seule critique, en omettant systématiquement de retourner les forces vives et potentielles des héritages historiques contre les fixations superstructurelles, les manifestations institutionnelles reflètant dans toutes leurs rigidités les épuisements vitaux, et les processus de dévitalisation (ou de désenchantement). Bloch, en dépit de ses références aux théologies de libération et aux messianismes révolutionnaires, abandonne au fond lui aussi l'histoire politique, militaire et non religieuse  —c'est du moins le risque qu'il court délibérément en déployant sa critique contre Klages—  pour construire dans ses anticipations quasi oniriques un futur somme toute bien artificiel voire fragile. Son recours aux luttes est à l'évidence pleinement acceptable, mais ce recours ne doit pas se limiter aux seules révoltes motivées par des messianismes religieux, il doit s'insinuer dans des combats pluriséculaires à motivations multiples. Adorno et Horkheimer abandonnent eux aussi l'histoire, la notion d'une continuité vitale et historique, au profit du magma informe et purement “présent”, sans profondeur temporelle, de la “société” (erreur que l'on a vu se répéter récemment au sein de la fameuse “nouvelle droite” parisienne, où l'histoire est étrangement absente et le pilpoul sociologisant, nettement omniprésent). Le risque de ce saltus pericolosus, d'Adorno et Horkheimer, dit Siegfried Kracauer (in: History: The Last Things Before the Last, New York, OUP, 1969), est de perdre tout point d'appui solide pour capter les plus fortes concrétions en devenir qui seront marquées de durée; pour Kracauer la “dialectique négative” des deux principaux parrains de l'Ecole de Francfort “manque de direction et de contenu”. Tout comme les ratiocinations jargonnantes et sociologisantes d'Alain de Benoist et de sa bande de jeunes perroquets.

 

L'entreprise de “dé-nietzschéanisation” de Habermas

 

Si Nietzsche a été bel et bien présent, et solidement, dans le corpus de l'Ecole de Francfort, il en a été expulsé par une deuxième vague de “dialecticiens négatifs” et d'apôtres, sur le tard, de l'idéologie des Lumières. Le chef de file de cette deuxième vague, celle des émules, a été sans conteste Jürgen Habermas. Aschheim résume les objectifs de Habermas dans son travail de “dé-nietzschéanisation”: a) œuvrer pour expurger les legs de l'Ecole de Francfort de tout nietzschéisme; b) rétablir une cohérence rationnelle; c) re-coder (!) (Deleuze et Foucault avaient dissous les codes); d) reconstruire une “correction politique”; e) réexaminer l'héritage de mai 68, où, pour notre regard, il y a quelques éléments très positifs et féconds, surtout au niveau de ce que Ferry et Renaut appelerons la “pensée-68”; dans ce réexamen, Habermas part du principe que la critique de la critique de l'Aufklärung, risque fortement de déboucher sur un “néo-conservatisme”; de ce fait, il entend militer pour le rétablissement de la “dialectique de l'Aufklärung”  dans sa “pureté” (ou dans ce qu'il veut bien désigner sous ce terme). Pour Habermas, le nietzschéisme français, le néo-heideggerisme, le post-structuralisme de Foucault, le déconstructivisme de Derrida, sont autant de filons de 68 qui ont chaviré dans “l'irrationalisme bourgeois tardif”. Or ces démarches philosophiques non-politiques, ou très peu politisables, ne se posent nullement comme des options militantes en faveur d'un conservatisme ou d'une restauration “bourgeoise”, bien au contraire, on peut conclure que Habermas déclenche une guerre civile à l'intérieur même de la gauche et cherche à émasculer celle-ci, à la repeindre en gris. Dans son combat, Habermas s'attaque explicitement aux notions d'hétérogénité (de pluralité), de jeu (de tragique, de kaïros tel que l'imaginait un Henri Lefebvre), de rire, de contradiction (implicite et incontournable), de désir, de différence. Selon Habermas, toutes ces notions conduisent soit au “gauchisme radical” soit à l'“anarchisme nihiliste” soit au “quiétisme conservateur”. De telles attitudes, prétend Habermas, sont incapables d'envisager un changement chargé de sens (i. e. un sens progressiste et modéré, évolutionnaire et calculant). D'où Habermas, et à sa suite Ferry et Renaut, estiment être les seuls habilités à énoncer le sens, lequel est alors posé a priori, imposé d'autorité. Le libéralisme ou le démocratisme que habermas, Ferry et Renaut entendent représenter sont dès lors les produits d'une autorité, en l'occurence la leur et celle de ceux qui les relaient dans les médias.

 

Le libéralisme et le démocratisme autoritaires (sur le plan intellectuel), mais en apparence tolérants sur le plan pratique, constituent en fait le fondement de notre actuelle “political correctness” qui se marie très bien avec le pouvoir des “socialistes établis”, héritiers du social-démocratisme à la Mehring, et flanqués des orthodoxes marxistes dévitalisés à la Lukacs. Cette alliance vise à remplacer un autoritarisme par un autre, une superstructure par une autre, qui serait le réseau des notables, des mafieux et des fonctionnaires socialistes. Une telle constellation idéologique renonce à émanciper continuellement les masses, les citoyens, les esprits mais entend installer un appareil inamovible (au besoin en noyautant les services de police, comme c'est le cas des socialistes en Belgique qui transforment la gendarmerie, déjà Etat dans l'Etat, en une armée au service du ministère de l'intérieur socialiste, tenu par un ancien gauchiste adepte de la marijuana). Cette constellation idéologique et politique refuse de réceptionner l'innovation, de quelqu'ordre qu'elle soit, et les rénégats de 68, les repentis à la façon d'Eisner, trahissent les intellectuels féconds de leur propre camp de départ, pour déboucher sur un discours sans relief, sans sel.

 

Donc l'aventure commencée par Die Jungen  autour de Wille est un échec au sein de la sociale-démocratie. Ses forces dynamiques vont-elles aller vers un nouveau fascisme? Il semble que la sociale-démocratie n'écoute pas les leçons de l'histoire et qu'en alignant à l'université des Habermas, des Ferry et des Renaut, ou en manipulant des groupes de choc violents, ou en animant des cercles conspirationnistes parallèles comme le CRIDA de “René Monzat”, elle prépare un nouvel autoritarisme, qu'en d'autres temps elle n'aurait pas hésiter à qualifier de “fascisme”. Dans toute tradition politico-intellectuelle, il faut laisser la porte ouverte au dynamisme juvénile, immédiatement réceptif aux innovations. Une telle ouverture est une nécessité voire un impératif de survie. Dans le cas de la sociale-démocratie, si ce dynamisme juvénile ne peut s'exprimer dans des revues, des cercles, des associations, des mouvements de jeunesse liés au parti, il passera forcément “à droite” (ce qui n'est jamais qu'une convention de langage), parce que la gauche-appareil ne cesse de demeurer sourde à ses revendications légitimes. Aujourd'hui, ce passage “à droite” est possible dans la mesure où la “droite” est démonisée au même titre que l'anarchisme au début du siècle. Et les démonisations fascinent les incompris.

 

Nietzsche et la “droite”

 

Avant 1914, la droite allemande la plus bruyante est celle des pangermanistes, qui ne se réfèrent pas à Nietzsche, parce que celui-ci n'évoque ni la race ni la germanité. Lehmann pensait que Nietzsche restait en dehors de la politique et qu'il était dès lors inutile de se préoccuper de sa philosophie. Paul de Lagarde ne marque pas davantage d'intérêt. Quant à Lange, il est férocement anti-nietzschéen, dans la mesure où il affirme que la philosophie de Nietzsche est juste bonne “pour les névrosés et les littérateurs”, “les artistes et les femmes hystériques”. A Nietzsche, il convient d'opposer Gobineau et de parier ainsi pour le sang, valeur sûre et stable, contre l'imagination, valeur déstabilisante et volatile. Otto Bonhard, pour sa part, réfute l'“anarchisme nietzschéen”.

 

C'est sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck que Nietzsche fera son entrée dans les idéologies de la droite allemande. Moeller van den Bruck part d'un premier constat: le défaut majeur du marxisme (i. e. l'appareil social-démocrate) est de ne se référer qu'à un rationalisme abstrait, comme le libéralisme. De ce fait, il est incapable de capter les véritables “sources de la vie”. En 1919, la superstructure officielle de l'empire allemand s'effondre, non pas tant par la révolution, comme en Russie, mais par la défaite et par les réparations imposées par les Alliés occidentaux. L'Armée est hors jeu. Inutile donc de défendre des structures politiques qui n'existent plus. La droite doit entrer dans l'ère des “re-définitions”, estime Moeller van den Bruck, et à sa suite on parlera de “néo-nationalisme”.

 

Si tout doit être redéfini, le socialisme doit l'être aussi, aux yeux de Moeller. Celui-ci ne saurait plus être une “analyse objective des rapports entre la superstructure et la base”, comme le voulait l'idéologie positiviste de la sociale-démocratie d'après le programme du Gotha, mais une “volonté d'affirmer la vie”. En disant cela, Moeller ne se contente pas d'une déclamation grandiloquente sur la “vie”, de proclamer un slogan vitaliste, mais dévoile les aspects très concrets de cette volonté de vie: une juste redistribution permet un essor démographique. La vie triomphe alors de la récession. Dès lors, ajoute Moeller, les clivages sociaux ne devraient plus passer entre des riches qui dominent et des masses de pauvres. Au contraire, le peuple doit être dirigé par une élite frugale, apte à diriger des masses dont les besoins élémentaires et vitaux sont bien satisfaits. Ce processus doit se dérouler dans des cadres nationaux visibles, assurant une transparence, et, bien entendu, clairement circonscrits dans le temps et l'espace pour que le principe “nul n'est censé ignorer la loi” soit en vigueur sans contestation ni coercition.

 

Même raisonnement chez Werner Sombart: le nouveau socialisme s'oppose avec véhémence à l'hédonisme occidental, au progressisme, à l'utilitarisme. Le nouveau socialisme accepte le tragique, il est non-téléologique, il ne s'inscrit pas dans une histoire linéaire, mais fonde un nouvel “organon”, où fusionnent une vox dei et une vox populi, comme au moyen-âge, mais sans féodalisme ni hiérarchie rigide.

 

Spengler et Shaw

 

Pour Spengler, on doit évaluer positiviement le socialisme dans la mesure où il est avant toute chose une “énergie” et, accessoirement, le “stade ultime du faustisme déclinant”. Spengler estime que Nietzsche n'a pas été jusqu'au bout de ses idées sur le plan politique. Ce sera Georges Bernard Shaw, notamment dans Man and Superman et Major Barbara, qui énoncera les méthodes pratiques pour asseoir le socialisme nietzschéen dans les sociétés européennes: mélange d'éducation sans moralisme hypocrite, de darwinisme tourné vers la solidarité (où les communautés les plus solidaires gagnent la compétition), d'ironie et de distance par rapport aux engouements et aux propagandes. Shaw, en annexe de son drame Man and Superman, publie ses Maxims for Revolutionists, rappelle que la “démocratie remplace la désignation d'une minorité corrompue par l'élection d'un grand nombre d'incompétents”, que la “liberté ne signifie [pas autre chose] que la responsabilité et que, pour cette raison, la plupart des hommes la craignent”; enfin: “l'homme raisonnable est celui qui s'adapte au monde; l'hommer irraisonnable est celui qui persiste à essayer d'adapter le monde à lui-même. C'est pourquoi le progrès dépend tout entier de l'homme raisonnable. L'homme qui écoute la Raison est perdu: le Raison transforme en esclaves tous ceux dont l'esprit n'est pas assez fort pour la maîtriser”. “Le droit de vivre est une escroquerie chaque fois qu'il n'y a pas de défis constants”. “La civilisation est une maladie provoquée par la pratique de construire des sociétés avec du matériel pourri”. “La décadence ne trouvera ses agents que si elle porte le masque du progrès”.

 

Le socialisme doit donc être forgé par des esprits clairs, dépourvus de tous réflexes hypocrites, de tout ballast moralisant, de toutes ces craintes “humaines trop humaines”. Dans ce cas, conclut Spengler à la suite de sa lecture de Shaw, le “socialisme ne saurait être un système de compassion, d'humanité, de paix, de petits soins, mais un système de volonté-de-puissance”. Toute autre lecture du socialisme serait illusion. Il faut donner à l'homme énergique (celui qui fait passer ses volontés de la puissance à l'acte), la liberté qui lui permettra d'agir, au-delà de tous les obstacles que pourraient constituer la richesse, la naissance ou la tradition. Dans cette optique, liberté et volonté de puissance sont synonymes: en français, le terme “puissance” ne signifie pas seulement la volonté d'exercer un pouvoir, mais aussi la volonté de faire passer mes potentialités dans le réel, de faire passer à l'acte, ce qui est en puissance en moi. Définition de la puissance qu'il convient de méditer,  —et pourquoi pas à l'aide des textes ironiques de Shaw?—  à l'heure où la “correction politique” constitue un retour des hypocrisies et des moralismes et un verrouillage des énergies innovantes.

 

Aschheim montre dans son livre le lien direct qui a existé entre la tradition socialiste anglaise, en l'occurence la Fabian Society animée par Shaw, et la redéfinition du socialisme par les premiers tenants de la “révolution conservatrice” allemande. Dénominateur commun: le refus de conventions stérilisantes qui bloquent l'avancée des hommes “énergiques”.

 

Nietzsche et le national-socialisme

 

Au départ, Nietzsche n'avait pas bonne presse dans les milieux proches de la NSDAP, qui reprend à son compte les critiques anti-nietzschéennes des pangermanistes, des eugénistes et des idéologues racialistes. Les intellectuels de la NSDAP poursuivent de préférence les spéculations raciales de Lehmann et se désintéressent de Nietzsche, plus en vogue dans les gauches, chez les littéraires, les féministes et dans les mouvements de jeunesse non politisés. Ainsi, au tout début de l'aventure hitlérienne, Dietrich Eckart, le philosophe folciste (= völkisch) de Schwabing, rejette explicitement et systématiquement Nietzsche, qui est “un malade par hérédité”, qui a médit sans arrêt du peuple allemand; pour Eckart, la légende d'un Nietzsche qui vitupère contre l'Allemagne parce qu'il l'aime au fond passionément est une escroquerie intellectuelle. Enfin, constate-t-il, l'individualisme égoïste de Nietzsche est totalement incompatible avec l'idéal communautaire des nationaux-socialistes. Après avoir édité des exégèses de Nietzsche pourtant bien plus fines, Arthur Drews, théologien folciste inféodé à la NSDAP, s'insurge en 1934 dans Nordische Stimme  (n°4/34), contre la thèse d'un Nietzsche qui aime son pays malgré ses vitupérations anti-germaniques et affirme  —ce qui peut paraître paradoxal—  que le jeune poète juif Heinrich Heine, lui, critiquait l'Allemagne parce qu'il l'aimait réellement. Nietzsche est ensuite accusé de “philo-sémitisme”: pour Aschheim et, avant lui, pour Kaufmann, le texte le plus significatif de l'ère nazie en ce sens est celui de Curt von Westernhagen, Nietzsche, Juden, Antijuden (Weimar, Duncker, 1936). Alfred von Martin, critique protestant, revalorise l'humaniste Burckhardt et rejette le négativisme nietzschéen, plus pour son manque d'engagement nationaliste que pour son anti-christianisme (Nietzsche und Burckhardt, Munich, 1941)! Finalement, les deux auteurs pro-nietzschéens sous le Troisième Reich, outre Bäumler que nous analyserons plus en détail, sont Edgar Salin (Jacob Burckhardt und Nietzsche, Bâle, 1938), qui prend le contre-pied des thèses de von Martin, et le nationaliste allemand, liguiste (= bündisch) et juif, Hans-Joachim Schoeps (Gestalten an der Zeitwende: Burckhardt, Nietzsche, Kafka, Berlin, Vortrupp Verlag, 1936). Quant au critique littéraire Kurt Hildebrandt, favorable au national-socialisme, il critique l'interprétation de Nietzsche par Karl Jaspers, comme le feront bon nombre d'exilés politiques et Walter Kaufmann. Jaspers aurait développé un existentialisme sur base des aspects les moins existentialistes de Nietzsche. Tandis que Nietzsche s'opposait à toute transcendance, Jaspers tentait de revenir à une “transcendance douce”, en négligant le Zarathoustra et la Généalogie de la morale. Enfin, plus important, l'apologie de la créativité chez Nietzsche et sa volonté de transvaluer les valeurs en place, de faire éclore une nouvelle table des valeurs, font de lui un philosophe de combat qui vise à normer une nouvelle époque émergeante. Dans ce sens, Nietzsche n'est pas un intellectuel virevoltant (freischwebend) au gré de ses humeurs ou de ses caprices, mais celui qui jette les bases d'un système normatif et d'une communauté positive, dont les assises ne sont plus un ensemble fixe de dogmes ou de commandements (de “tu dois”), mais un dynamisme bouillonant et effervescent qu'il faut chevaucher et guider en permanence (Kurt Hildebrandt, «Über Deutung und Einordnung von Nietzsches System», Kant-Studien, vol. 41, Nr. 3/4, 1936, pp. 221-293). Ce chevauchement et ce guidage nécessitent une éducation nouvelle, plus attentive aux forces en puissance, prêtes à faire irruption dans la trame du monde.

 

Plus explicite sur les variations innombrables et contradictoires des interprétations de Nietzsche sous le Troisième Reich, est le livre du philosophe italien Giorgio Penzo (cf. supra), pour qui l'époque nationale-socialiste procède plus généralement à une dé-mythisation de Nietzsche. On ne sollicite plus tant son œuvre pour bouleverser des conventions, pour ébranler les assises d'une morale sociale étriquée, mais pour la réinsérer dans l'histoire du droit, ou, plus partiellement, pour faire du surhomme nietzschéen un simple équivalent de l'homme faustien ou, chez Kriek, l'horizon de l'éducation. On assiste également à des démythisations plus totales, où l'on souligne l'infécondité fondamentale de l'anarchisme nietzschéen, dans lequel on décèle une “pathologie de la culture qui conduit à la dépolitisation”. Ce reproche de “dépolitisation” trouve son apothéose chez Steding. D'autres font du surhomme l'expression d'une simple nostalgie du divin. L'époque connaît bien sûr ses “lectures fanatiques”, dit Penzo, où l'incarnation du surhomme est tout bonnement Hitler (Scheuffler, Oehler, Spethmann, Müller-Rathenow). Seule notable exception, dans ce magma somme toute asses confus, le philosophe Alfred Bäumler.

 

Bäumler: héroïsme réaliste et héraclitéen

 

La seule approche féconde de Nietzsche à l'ère nationale-socialiste est donc celle de Bäumler. Pour Bäumler, par ailleurs pétri des thèses de Bachofen, Nietzsche est un “penseur existentiel”, soit un philosophe qui nous invite à nous plonger dans la concrétude sociale, politique et historique. Bäumler ne retient donc pas le reproche de “dépolitiseur”, que d'aucuns, dont Steding, avaient adressé à Nietzsche. Bäumler définit l'“existentialité” comme un “réalisme héroïque” ou un “réalisme héraclitéen”; l'homme et le monde, dans cette perspective, l'homme dans le monde et le monde dans l'homme, sont en devenir perpétuel, soumis à un mouvement continu, qui ne connaît ni repos ni quiétude. Le surhomme est dès lors une métaphore pour désigner tout ce qui est héroïque, c'est-à-dire tout ce qui lutte dans la trame en devenir de l'existence terrestre.

 

On constate que Bäumler donne la priorité au “Nietzsche agonal” plutôt qu'au “Nietzsche dionysiaque”, qui hérissait Steding, parce qu'il était le principal responsable du refus des formes et des structures politiques. Bäumler estime que Nietzsche inaugure l'ère de la “Grande Raison des Corps”, où la Gebildetheit, ne s'adressant qu'au pur intellect en négligeant les corps, est inauthentique, tandis que la Bildung, reposant sur l'intuition, l'intelligence intuitive, et une valorisation des corps, est la clef de toute véritable authenticité. Notons au passage que Heidegger, ennemi de Bäumler, parlait aussi d'“authenticité” à cette époque. La logique du Corps, qui est une logique esthétique, sauve la pensée, pense Bäumler, car toute la culture occidentale s'est refermée sur un système conceptuel froid qui ne mène plusà rien, système dont la trajectoire a été jalonnée par le christianisme, l'humanisme (basé sur une fausee interprétation, édulcorée et falsifiée, de la civilisation gréco-romaine), le rationalisme scientiste. La notion de Corps (Leib), plus le recours à ce que Bäumler appelle la “grécité véritable”, soit une grécité pré-socratique, de même qu'à une germanité véritable, soit une germanité pré-chrétienne, conduisent à un retour à l'authentique, comme le prouvent, à l'époque, les innovations de la philologie classique. Cette mise en équation entre grécité pré-socratique, germanité pré-chrétienne et authenticité, constitue le saltus periculosus de Bäumler: dénier toute authenticité à ce qui sortait du champs de cette grécité et de cette germanité, a valu à Bäumler d'être ostracisé pendant longtemps, avant d'être timidement réhabilité.

 

Les impasses philosophiques de la bourgeoisie allemande

 

Dans un second temps, Bäumler politise cette définition de l'authenticité, en affirmant que le national-socialisme, en tant que Weltanschauung, représente “une conception de l'Etat gréco-germanique”. Bäumler ne se livre pas trop à des rapprochements hasardeux, ni à des sollicitations outrancières. Pourquoi affirme-t-il que l'Etat national-socialiste est grèco-germanique au sens où Nietzsche a défini la corporéité grecque et accepté la valorisation grecque des corps? Pour pouvoir affirmer cela, Bäumler procède à une inteprétation de l'histoire culturelle de la “bourgeoisie allemande”, dont tous les modèles ont été en faillite sous la République de Weimar. L'Aufklärung, première grande idéologie bourgeoise allemande, est une idéologie négative car elle est individualiste, abstraite et ne permet pas de forger des politiques cohérentes. Le romantisme, deuxième grande idéologie de la bourgeoisie allemande, est une tradition positive. Le piétisme, troisième grande idéologie bourgeoise en Allemagne, est rejeté pour les mêmes motifs que l'Aufklärung. Le romantisme est positif parce qu'il permet une ouverture au Volk, au mythe et au passé, donc de dépasser l'individualisme, le positivisme étriqué et la fascination inféconde pour le progrès. Cependant, en gros, la bourgeoisie n'a pas tiré les leçons pratiques qu'il aurait fallu tirer au départ du romantisme. Bäumler reproche à la bourgeoisie allemande d'avoir été “paresseuse” et d'avoir choisi un expédiant; elle a imité et importé des modèles étrangers (anglais ou français), qu'elle a plaqué sur la réalité allemande.

 

Parmi les bricolages idéologiques bourgeois, le plus important a été le “classicisme allemand”, sorte de mixte artificiel d'Aufklärung et de romantisme, incapable, selon Bäumler, de générer des institutions, un droit et une constitution authentiquement allemands. En rejetant l'Aufklärung  et le piétisme, en renouant avec le filon romantique en jachère, explique et espère Bäumler, le national-socialisme pourra “travailler à élaborer des institutions et un droit allemands”. Mais le nouveau régime n'aura jamais le temps de parfaire cette tâche.

 

Action, destin et décision

 

Dans l'interprétation bäumlerienne de Nietzsche, la mort de Dieu est synonyme de mort du Dieu médiéval. Dieu en soi ne peut mourir car il n'est rien d'autre qu'une personnification du Destin (Schicksal). Celui-ci suscite, par le biais de fortes personnalités, des formes politiques plus ou moins éphémères. Ces personnalités ne théorisent pas, elles agissent, le destin parle par elles. L'Action détruit ce qui existe et s'est encroûté. La Décision, c'est l'existence même, parce que décider, c'est être, c'est se muer en une porte qu'enfonce le Destin pour se ruer dans la réalité. Ernst Jünger aurait parlé de l'“irruption de l'élémentaire”. Pour Bäumler, le “sujet” a peu de valeur en soi, il n'en acquiert que par son Action et par ses Décisions historiques. Ce déni de la “valeur-en-soi” du sujet fonde l'anti-humanisme de Bäumler, que l'on retrouve, finalement, sous une autre forme et dans un langage marxisé, chez Althusser, par exemple, où la “fonction pratique-sociale” de l'idéologie prend le pas sur la connaissance pure (comme, dans la conception de Bäumler, le plongeon dans la vie réelle se voyait octroyer une bien plus grande importance que la culture livresque de l'idéologie des Lumières ou du classicisme allemand). Pour Althusser, dont la pensée est arrivée à maturité dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant la 2ième Guerre mondiale, l'idéologie (la Weltanschauung?), était une instance mouvante, portée par des penseurs en prise sur les concrétudes, qui permettait de mettre en exergue les rapports de l'homme avec les conditions de son existence, de l'aider dans un combat contre les “autorités figées”, qui l'obligeaient à répéter sans cesse,  —“sisyphiquement” serait-on tenter de dire—, les mêmes gestes en dépit des mutations s'opérant dans le réel. Pour Althusser, l'idéologie ne peut donc jamais se muer en une science rigide et fermée, ne peut devenir pur discours de représentation, et, en tant que conceptualisation permanente et dynamique des faits concrets, elle conteste toujours le primat de l'autorité politique ou politico-économique installée et établie, tout comme l'“anarchisme” gauchiste et nietzschéen de Landauer refusait les rigidifications conventionnelles, car elles étaient autant de barrages à l'irruption des potentialités en germe dans les communautés concrètes. Enfin, il ne nous paraît pas illégitime de comparer les notions d'“authenticité” chez Bäumler (et Heidegger) et de “concrétude” chez Althusser, et de procéder à une “fertilisation croisée” entre elles.

 

L'anti-humanisme de Bäumler repose, quant à lui, sur trois piliers, sur trois œuvres: celles de Winckelmann, de Hölderlin et de Nietzsche. Winckelmann a brisé l'image toute faite que les “humanités” avaient donné de l'antiquité grecque à des générations et des générations d'Européens. Winckelmann a revalorisé Homère et Eschyle plutôt que Virgile et Sénèque. Hölderlin a souligné le rapport entre la grécité fondamentale et la germanité. Mais l'anti-humanisme de Bäumler est une “révolution tranquille”, plutôt “métapolitique”, elle avance silencieusement, à pas de colombe, au fur et à mesure que croulent et s'effondrent dogmes, certitudes et représentations figées, notamment celles de l'humanisme, ennemi commun de Bäumler et d'Althusser. Althusser a recours, lui, à la traditionnelle lutte des classes marxistes, mais avec un politburo contrôlé par un “comité scientifique”, capable de déceler les changements, les fulgurances du devenir, dès qu'ils se pointent, même timidement.

 

Conclusion

 

Il nous a semblé nécessaire de revenir à ce foisonnement d'interprétations diverses de la philosophie de Nietzsche, qui surgit ou court transversalement à travers tous les champs politico-idéologiques du siècle, pour tenter de répondre à la critique qu'adressent Ferry et Renaut à l'encontre du “nietzschéisme français”, pour nous obliger à revenir à des stabilités politiques jugées “correctes”. Lukacs les avait précédés dans un travail similaire. Tout recours à Nietzsche dans une perspective “révolutionnante”, de facture socialiste-gauchiste ou révolutionnaire-conservatrice, devient aujourd'hui suspect. En Allemagne, ce fut le cas entre 1945 et la moitié des années 80. En France, le recours à Nietzsche, ou le recours simultané à Marx et à Nietzsche, voire à Nietzsche, Marx et Freud, n'a pas été interdit ou boycotté. Un anti-humanisme, une philosophie du soupçon à l'endroit des représentations humanistes, a pu fermement s'installer jusqu'il y a peu de temps en France. C'est contre cet héritage, aujourd'hui oublié à l'ère du prêt-à-penser et des ultra-simplifications télévisées, où l'on est prié de tout dire en quelques secondes, que luttent Renaut et Ferry. Mais Nietzsche est revenu en Allemagne par le biais d'une “gauche nietzschéenne” française qui a séduit une petite phalange de brillants esprits, sur lesquels Habermas a tiré à boulets rouges. Des disciples de Habermas parlaient de “Lacan-can” et de “Derrida-da”, pour laisser sous-entendre que les travaux de ces deux philosophes n'étaient que cancans et dadas. Sur le modèle de la réaction de Franz Mehring ou des reniements de Kurt Eisner, une nouvelle inquisition anti-nietzschéenne se déploie de part et d'autre du Rhin où sévissent, avec un empressement à la fois triste et comique, les “anti-fascistes” habermassiens, mués en défenseurs de bien glauques établissements, et le duo Ferry-Renaut, appuyés par quelques terribles simplificateurs postés dans des officines para-policières. Les cas du philosophe vitaliste Gerd Bergfleth, agressé en ma présence à Francfort par des vitupérateurs délirants, —rapidement remis à leur place par la tchatche et le rire homérique de Günther Maschke (***)—  ou de l'éditeur Axel Matthes, qui propose au public allemand d'excellentes traductions de Baudrillard, Artaud, Bataille, etc., sont révélateurs de la violence et de l'hystérie de cette nouvelle inquisition.

 

Que conclure de cette fresque fort longue mais très incomplète? Que la culture est un tout. Que les interpénétrations et les compénétrations idéologiques, politiques et culturelles sont omniprésentes. Il est en effet impossible de démêler l'écheveau, sans opérer de dangereuses mutilations. Les synthèses sublimes et même les bricolages idéologiques un peu boîteux n'échappent pas à la règle. Nous avons aujourd'hui une gauche qui joue aux inquisiteurs contre les idéologèmes qu'elle étiquette de “droite”, sans se rendre compte, car elle a la mémoire fort courte, que ces mêmes idéologèmes ont été forgés au départ par des hommes de la gauche la plus pure et la plus sublime, que toutes les gauches ont hissés dans leurs propres panthéons! Habermas en Allemagne, ses imitateurs français à Paris, sont en train de castrer les gauches allemande et française, tout en se déclarant de “gauche”, mais d'une gauche bourgeoise, humaniste, illuministe. Nous vivons donc le règne d'une inquisition, d'une prohibition. Mais c'est une gesticulation inutile.

 

Robert STEUCKERS.

 

Notes:

(*) Par sur-répression, Marcuse entend l'ensemble des mécanismes et des discours qui permettent aux dominants d'une société d'imposer pour leur seul bénéfice de cruelles contraintes à ceux qu'ils exploitent, dans le désordre et le gaspillage, en imposant aux dominés un “sur-travail”. Cette logique nietzschéo-marcusienne pourrait servir à juger les dominants actuels, jonglant avec les mécanismes de la partitocratie, qui excluent de larges strates de leurs concitoyens du marché de l'emploi pour s'approprier les fonds qui pourraient le relancer ou qui imposent une fiscalité telle que la vie des indépendants devient une prison.

 

(**) Le nietzschéisme caricatural de certaines droites politiques ou métapolitiques est à la fois le refus de prendre en compte la “société concrète” mais aussi le refus de reprendre en compte le combat à la fois conservateur, romantique, démocratique et populiste, pour la “societas civilis”. Panajotis Kondylis reproche notament aux droites “révolutionnaires-conservatrices” du temps de Weimar d'avoir dévié dans l'esthétisme révolutionnaire, sans plus chercher à reconstituer une “societas civilis”, où les ressorts des différentes communautés composant la nation sont entretenus, harmonisés et perpétués. Un même reproche peut être adressé aux “nouvelles droites”, surtout celles qui ont sévi à Paris.

 

(***) Lors d'une Foire de Francfort, fin des années 80, Gerd Bergfleth devait présenter son dernier livre, critique à l'égard de cette “raison palabrante” qui s'était emparée de la philosophie allemande au détriment de tous les linéaments de vitalisme. Cette présentation a eu lieu dans une librairie de la ville, où plusieurs furieux, alternant colères et larmes (Lothar Baier!), ont injurié le conférencier, l'ont menacé, l'ont accusé de ressusciter l'“inressuscitable”, le tout sous les sarcasmes, les rires tonitruants et les moqueries de Günter Maschke, spécialiste de Donoso Cortès et de Carl Schmitt, et ancien agitateur du SDS gauchiste à l'époque des révoltes étudiantes de 1967/68. Parmi les auditeurs, Karlheinz Weißmann, Axel Matthes et Robert Steuckers. Soirée grandiose! Ou le ridicule des inquisiteurs a parfaitement transparu.

lundi, 17 novembre 2008

E. Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste

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Eugen Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste

 

Michael MORGENSTERN

 

«S'il y avait des conspirateurs parmi nous, des conspirateurs rassemblés dans un cénacle à la fois ouvert et secret, qui mé­dite et œuvre pour forger le grand avenir et auquel peuvent se joindre tous ceux à qui il peut donner la parole pour exprimer leur aspirations et qui disent: “nous sommes las de nous satisfaire de choses achevées et préfabriquées”»: ce texte figurait en exergue sur le papier à en-tête des éditions Eugen Diederichs d'Iéna au début du siècle. Son auteur était Paul de Lagarde, qu'Eugen Diederichs vénérait et qu'il considérait comme l'un de ses principaux inspirateurs à côté de Nietzsche et de Julius Langbehn (l'auteur de Rembrandt als Erzieher,  = Rembrandt comme éducateur). Avec ces trois grandes figures de la pensée allemande de la fin du XIXième siècle, l'éditeur Diederichs partageait la conviction que tout véritable renouveau ne proviendrait que de la jeunesse. C'est la raison pour laquelle le nom de l'éditeur d'Iéna apparaissait à l'époque partout où surgissait de la nouveauté.

 

Ses intérêts le portait tout particulièrement à valoriser et à diffuser les linéaments idéologiques véhiculés par les mouvements réformateurs néo-romantiques et “alternatifs” nés au tournant du siècle: la FKK (la “culture des corps libres”, soit le natu­risme), les méthodes nouvelles en pédagogie, le mouvement végétarien, les tentatives de généraliser l'homéopathie, le mou­vement des cités-jardins en urbanisme, les compagnonnages de travailleurs, etc. Pour promouvoir toutes ses innovations, Diederichs proposait aussi une nouvelle esthétique du livre, où textes, couvertures, lettrages, etc. reflétaient les idées et pul­sions nouvelles dans le domaine de l'art. En effet, Diederichs était avant tout un éditeur.

 

Né en 1867 dans la propriété foncière d'une lignée de chevaliers près de Naumburg, Diederichs a d'abord voulu perpétuer la tradition familiale et devenir agriculteur. Mais très rapidement, son penchant à dévorer des livres a pris le dessus et le jeune homme a choisi une profession qui ne mettrait aucun frein à son insatiable fringale de lectures. Diederichs n'était pas qu'un rêveur passionné et un romantique perdu dans ses songes: il était doué d'un solide sens pratique des affaires, qu'il a étayé au cours de quelques années d'apprentissage en Allemagne du Sud. Pendant un voyage en Italie, il décide à Rimini, en août 1896, de s'engager totalement “et tout seul dans un combat contre son époque”. Avec pour atouts les poèmes d'un ami et un héritage, il fonde sa maison d'édition à Florence, puis la transplante rapidement à Leipzig. Elle connaître son apogée à Iéna quelques années plus tard.

 

Dès ses premiers mois d'activités en Italie, le jeune éditeur avait noué des contacts avec toute une série d'auteurs et leur avait fait part de ses intentions. Pour Diederichs, le néo-romantisme du tournant du siècle n'était nullement un tissu de rêveries dé­sincarnées, mais “après l'âge des spécialistes, après l'ère d'une culture ne reposant que sur la seule raison raisonnante, ce néo-romantisme veut regarder le monde et en jouir dans son intégralité. Dans la mesure où ce néo-romantisme saisit à nou­veau le monde par le truchement de l'intuition, il dépasse aussitôt ces phénomènes que sont le matérialisme et le naturalisme qui procèdent tous deux de cette culture de la raison raisonnante”. A cette intention de Diederichs correspond l'œuvre des philosophes de la Vie qui critiquent le morcellement conceptuel du monde, dû à un excès d'analytisme, et revalorisent la pen­sée holiste, tout en déplorant les dégâts de l'industrialisme et en appelant à un retour à la nature. Cette option holiste et “écologique” (avant la lettre) conduit Diederichs à éditer les travaux de Henri Bergson, qui deviendra rapidement le philosophe le plus emblématique de la maison.

 

Diederichs était un universaliste, dans le sens où il ne voulait rester étranger à rien de ce que les cultures humaines avaient produit, et ambitionnait d'éditer dans sa maison le meilleur de ce que l'esprit des hommes avait généré. Ainsi, Diederichs a publié les sagas, les légendes et les contes de tous les peuples de la Terre, de même que les chroniques de la Renaissance, la poésie vieille-norroise (dans la collection “Thule”), les textes des philosophes chinois et indiens. Ensuite, Diederichs a soutenu les efforts des nouvelles orientations religieuses en Allemagne, les religiosités libres, qui critiquaient les églises ser­vant de piliers à l'Etat, en publiant les écrits des mystiques allemands  —Diederichs estimait que Maître Eckehart était de loin supérieur à Luther—  et l'œuvre de Kierkegaard.

 

Dans les années qui ont immédiatement précédé la première guerre mondiale, les intérêts de Diederichs glissent du religieux au politique. Il suscite tout de suite l'intérêt général du public en éditant des autobiographies d'ouvriers comme la Lebensgeschichte eines modernen Fabrikarbeiters  (Histoire de la vie d'un ouvrier des fabriques moderne) de William Bromme. Son objectif était de “déprolétariser le socialisme” et d'“approfondir l'idée nationale”. Diederichs se positionnait comme un héritier spirituel de Herder et s'intéressait dès lors à la culture des héritages populaires, dans une perspective au­thentiquement ethnopluraliste: «Nous n'aurons le droit de nous affirmer nationalistes que lorsque nous aurons com­pris et respecté la spécificité des autres peuples. Car c'est en cela que réside la richesse de la Vie, qui est une poly­symphonie; il n'y a aucun peuple qui puisse s'ériger en exemple absolu et il n'y a pas d'idéologie qui puisse pré­tendre à la domination absolue». Cette phrase, Diederichs l'a faite inscrire dans le catalogue de sa maison d'édition en 1912. Pour détenir un organe de presse capable de véhiculer sa vision du monde et de la politique, il rachète une revue fondée auparavant par le “mouvement religieux libre”, Die Tat, qu'il transforme en un mensuel de culture et de politique. Elle devien­dra ultérieurement, sous la direction de Hans Zehrer, l'organe majeur de la “Konservative Revolution”.

 

Diederichs, homme d'âge mûr, s'est d'abord montré assez réservé face au mouvement de jeunesse “Wandervogel”, dont le style était franchement bohème, rustaud et anarchisant au début. Ses premiers contacts avec les jeunes contestataires du tournant du siècle eurent lieu par l'intermédiaire du Cercle “Sera”, qu'il avait lui-même contribué à lancer. Ce Cercle “Sera” devait son nom à une danse festive dont le refrain était “Sera, sera, sancti Domine”). En organisant des solstices, en réhabili­tant les danses populaires, en relançant le théâtre en plein air et les randonnées des Vaganten  médiévaux, ce Cercle Sera entendait expérimenter de “nouvelles formes de socialité sur l'herbe des prairies”. Diederichs a évoqué ses raisons: «Ce qui m'a amené à soutenir de telles initiatives, est tout simplement ma propre nostalgie des fêtes dans la nature, où il n'y avait pas de spectateurs, mais où tous participaient».

 

L'enthousiasme de l'éditeur pour ces fêtes champêtres ne manquait pas de comique, se souvient l'un de ses auteurs les plus en vue, Hans Blüher. Celui-ci se remémore dans ses souvenirs le temps “où ce monsieur vieillissant, vêtu d'un costume res­semblant à celui d'un paysan balkanique, avec un bâton de Thyros à la main et du lierre dans les cheveux, traversait les rues d'Iéna pour s'en aller dans les collines autour de la ville, juché sur une calèche branlante, entouré de toute une jeunesse, de préférence de sexe féminin, afin de sacrifier à des cultes de nature dionysiaque». En compagnie de son Cercle Sera, Diederichs a participé à la grande fête de la jeunesse Wandervogel qui eut lieu en 1913 sur le Hoher Meissner. Il édita le livre consacré à cette rencontre historique avec, en frontispice, la célèbre gravure de l'artiste Fidus, intitulée Hohe Wacht.

 

Diederichs a développé une véritable critique de l'Etat autoritaire wilhelminien, en s'insurgeant principalement contre la rigidi­fication des églises, de l'école et de la science. Très logiquement, il devait aboutir à une théorisation du Volksstaat, qui aurait parfaitement pu se passer du parlementarisme à l'occidentale et aurait dû être construit selon des principes “organiques et dé­centralisés”. Diederichs parlait de “conservatisme social”. Quand éclate la révolution socialiste des conseils d'ouvriers et de soldats en 1918, il est gonflé d'espoir mais cet enthousiasme s'effondre rapidement, dès que l'élan révolutionnaire s'enlise dans le plus plat et le plus vulgaire des matérialismes. Alors l'“Eugen aux yeux de spectre” (dixit Julius Hart), qui n'avait ja­mais perdu sa mélancholie, fond de sa personnalité, se retira de toute vie publique, mais s'engagea résolument dans la dé­fense de la culture populaire allemande, contre l'“américanisation et l'atomisation [sociale]”.

 

En 1930, Eugen Diederichs meurt. Quelques années avant de quitter ce monde, il avait encouragé la création des “Cellules pour la Reconstruction Spirituelle de l'Allemagne” (Zellen zum geistigen Neuaufbau Deutschlands), émanations du mouve­ment de jeunesse Wandervogel d'avant la guerre: «Il est bon que ces cellules demeurent encore discrètes pendant quelque temps, car la psyché du peuple n'a pas à défiler dans les rues: elle doit se reconstituer et croître dans le si­lence et la tranquillité. Tous ceux qui vivent pour maintenir, conserver et développer leur psyché spécifique, sentent qu'ils appartiennent à un Cénacle secret, où tous se sont juré fidélité, en attendant le Grand Matin. Car il viendra ce Grand Matin. Mais il ne viendra pas tout seul, car il faut d'abord labourer la terre avant de pouvoir la semer».

 

Michael MORGENSTERN.

(article tiré de Junge Freiheit,  n°4/1995; trad. franç. : Robert Steuckers).