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samedi, 29 janvier 2022

L'Europe comme Révolution: hommage à Jean Thiriart

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L'Europe comme révolution

Par Augusto Marsigliante

Source: https://www.eurasia-rivista.com/leuropa-come-rivoluzione-2/

A l'occasion du centenaire de la naissance de Jean Thiriart et du trentième anniversaire de sa mort, les initiatives se succèdent pour explorer la pensée de cet important penseur européen. La publication d'une étude précise de Lorenzo Disogra (L'Europa come rivoluzione. Pensiero e azione di Jean Thiriart, Edizioni all'insegna del Veltro), une occasion précieuse pour approfondir la figure de Thiriart, a été consacrée à la rencontre organisée le 24 janvier 2022 par le Corriere Nazionale et animée par Matteo Impagnatiello.

Outre l'auteur du livre, ont participé à la réunion le directeur de la revue d'études géopolitiques Eurasia et un étudiant de Thiriart, Claudio Mutti, et Luca Tadolini, de l'association Centro Studi Italia. Comme nous le verrons à travers les différents discours qui ont suivi, la pensée de Thiriart est toujours d'une grande actualité, dans la perspective d'une souhaitable unification européenne en une entité politique souveraine et indépendante, enfin libérée de l'emprise étouffante de la superpuissance thalassocratique américaine.

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Dans ses remarques introductives, le professeur Mutti a souligné que la période actuelle connaît un important regain d'intérêt pour l'œuvre et la pensée de Thiriart, comme en témoigne la publication d'au moins une douzaine d'ouvrages qui lui sont consacrés, parmi lesquels on peut citer les suivants, outre, bien sûr, l'étude de Disogra - précédée d'une préface de Franco Cardini et d'une postface de Mutti lui-même, tous deux anciens militants du mouvement de Thiriart -, la biographie réalisée par Yannick Sauveur (Jean Thiriart, il geopolitico militante, Edizioni all'insegna del Veltro, Parma 2021). Dans le présent article, nous citerons d'autres ouvrages nécessaires à une étude approfondie de l'œuvre de Thiriart, redécouverte surtout grâce aux Edizioni all'insegna del Veltro, qui ont publié au fil des ans des dizaines de ses articles dans la revue d'études géopolitiques Eurasia.

Si nous voulons esquisser une synthèse de la pensée de Thiriart, nous pourrions penser à tort que nous sommes face à un itinéraire politique contradictoire, mais au contraire, comme nous le verrons, il a toujours maintenu une cohérence fondamentale, jusqu'au bout : en effet, l'idée de construire un sujet politique européen unitaire et souverain, de Brest à Bucarest d'abord et de Vladivostok à Dublin ensuite, n'a jamais disparu dans toutes les spéculations de Thiriart. Un idéal sans doute emprunté à la théorie schmittienne du Großraum, qui constitue une tâche historique inéluctable pour l'Europe. Nous sommes au milieu des années 60, et parler de la nécessité d'une "grande patrie européenne unitaire, puissante et communautaire" dans un continent écrasé par la rivalité entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie constitue déjà une intention révolutionnaire en soi.

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Cette ébauche de perspective eurasienne a atteint sa pleine maturité au fil des ans, dans la perspective non plus d'une opposition mais d'une unification avec l'Union soviétique. Ce parcours a finalement abouti à un événement symboliquement important : le voyage de Thiriart à Moscou en 1992, au lendemain de la dissolution de l'URSS et quelques semaines seulement avant la mort du géopolitologue belge. L'empire européen théorisé dans les années 1960 est devenu un empire eurasien, à opposer à la thalassocratie américaine : la Russie est la principale puissance géopolitique du bloc eurasien (le "Heartland") et, en tant que telle, une composante indispensable d'un seul État indépendant et souverain. Thiriart assigne donc à la Russie, par rapport à l'Europe, un rôle unificateur semblable à celui joué par le Piémont dans le cas italien ou par la Prusse dans le cas allemand.

Thiriart peut donc à juste titre être considéré pour les peuples européens ce qu'Isocrate a représenté pour les Grecs. De même qu'Isocrate voyait dans le royaume macédonien le noyau de l'unité hellénique, le penseur belge espérait une réunification des peuples européens en une entité plus vaste, unitaire et géopolitiquement pertinente. Pour y parvenir, cependant, la Russie aurait dû se libérer du poids de la superstructure idéologique marxiste et abandonner toute prétention contre-productive de "russifier" l'Europe.

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Il va sans dire que l'Europe d'aujourd'hui n'est certainement pas l'Europe prônée par Thiriart. C'est une Europe à la merci de la politique expansionniste agressive de l'OTAN, qui menace la Russie, le seul État resté indépendant et souverain, presque jusqu'à ses frontières, et qui est divisée, comme une tenue d'Arlequin, en pas moins de vingt-sept États à la souveraineté quasi nulle. Dépourvu de souveraineté militaire, étant donné que le Haut Représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère a récemment réaffirmé la complémentarité des forces de défense européennes avec l'Alliance atlantique. Privé de souveraineté monétaire, étant donné que la "monnaie commune" européenne n'est pas émise par un État européen, mais par une institution financière. Tout ce que nous avons, en somme, se réduit à une entité bureaucratique qui est perçue, au mieux, comme étrangère et hostile, quand elle n'est pas ouvertement hostile aux intérêts des peuples européens.

L'intervention centrale de cette intéressante rencontre a été celle de l'auteur du volume dédié à Thiriart, Lorenzo Disogra, un jeune politologue bien préparé qui a élargi et approfondi sa thèse de licence pour ce volume. Dans un premier temps, son discours s'est concentré sur l'actualité de Thiriart : pourquoi l'étudier aujourd'hui ? Les raisons sont éminemment géopolitiques : la situation actuelle est en effet la même que celle qui prévalait lorsque le penseur belge a exposé ses théories, puisque nous sommes confrontés à une Europe qui constitue un sujet politique totalement insignifiant sur la scène internationale, fragmentée en une myriade d'intérêts particuliers.

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En outre, le caractère purement politique, réaliste et pragmatique de la pensée de Thiriart - à la manière de Machiavel ou de Schmitt, pour être précis - la rend difficilement intégrable dans des frontières idéologiques rigides. Malgré l'apparente incohérence qui lui a été attribuée à tort (son passage du militantisme de gauche à la collaboration avec le Troisième Reich dans sa jeunesse, son soutien à des groupes pro-colonialistes tels que l'OAS, et enfin son soutien controversé à l'Europe de Maastricht en 1992), il existe une cohérence fondamentale qui a caractérisé toute sa vie et son œuvre : l'idéal d'une Europe unitaire et souveraine en tant qu'acteur géopolitique enfin autonome. La réalisation de cet idéal a toujours été la base du pragmatisme politique thiriartien. Nous pouvons donc le définir comme un authentique radical pro-européen, toujours engagé dans la réalisation du projet d'une Europe de type jacobin en tant que nation (l'influence de la Révolution française sur un modèle d'État centralisé et unitaire est remarquable).

Comme mentionné plus haut, la jeunesse de Thiriart, issu d'une famille libérale et progressiste, a été marquée par le passage du militantisme au sein de la gauche belge à la collaboration, qui lui a coûté la prison et l'a éloigné de la vie politique pendant une quinzaine d'années. Dans les années 1960, la proclamation de l'indépendance du Congo - dans une période historique marquée par l'émancipation progressive des États africains du colonialisme européen - a de nouveau suscité un retour à la politique pour Thiriart. Il ne faut cependant pas le confondre avec un nostalgique du colonialisme, mais plutôt avec un fervent défenseur des intérêts européens, plus que jamais en question à ce moment de l'histoire.

En 1961, Jeune Europe a été fondé, le premier mouvement pro-européen transnational avec des racines européennes. En 1963, l'ouvrage fondamental de Thiriart, Un Empire de 400 millions d'hommes, l'Europe (récemment réédité par Avatar éditions, Dublin 2011), sort de l'imprimerie. Pour la première fois, l'idée d'une unité supranationale européenne, de Brest à Bucarest, dans un seul État-nation autocratique et descendant (certainement pas un État démocratique parlementaire) y fait son chemin. Une Europe unie deviendrait ainsi la troisième puissance géopolitique du monde, une alternative indépendante et souveraine à Moscou et Washington.

Au milieu des années 1960, Jeune Europe a progressivement évolué vers des positions plus ouvertement pro-soviétiques. L'Europe devrait donc s'unir à la Russie, dans leur intérêt mutuel, pour chasser l'ennemi commun, les États-Unis d'Amérique. C'est également au cours de ces années que nous trouvons un soutien explicite à la résistance vietnamienne, une appréciation de la lutte de Fidel Castro et de Che Guevara à Cuba, et une solidarité avec la résistance palestinienne.

Thiriart cherche également à obtenir le soutien de Nasser dans une tentative d'instaurer une lutte mondiale quadri-continentale (Europe et Russie, Asie, Afrique, Amérique latine) contre l'Occident. Les "Brigades européennes" ne se concrétisent cependant jamais et 1969 marque la fin de l'expérience militante de Jeune Europe. Cette expérience aura un prolongement dans notre pays, où certains des étudiants les plus précieux de Thiriart donneront vie à des expériences politico-militantes significatives, parmi lesquelles il convient de mentionner l'Organisation Lutte Populaire - identifiée par le monde journalistique comme nazie-maoïste -, à laquelle est consacrée une importante étude d'Alfredo Villano, Da Evola a Mao, Luni editrice, Milan 2017.

imagesalevmao.jpgAprès une nouvelle période d'éloignement de la scène politique, son retour dans les années 1980 avec une série d'écrits - voir notamment le livre L'impero euro-sovietico da Vladivostok a Dublino (Edizioni all'insegna del Veltro, Parma 2018) - coïncide avec une élaboration plus mature du théoricien belge : le concept d'intégration continentale eurasienne dans un "Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin" est renforcé : l'Union soviétique et l'Europe sont indispensables l'une à l'autre pour atteindre le "seuil" territorial et démographique permettant de s'opposer à la puissance hégémonique atlantique. Dans cette vision, il y a un dépassement définitif de la critique thiriartienne du communisme, auquel on reconnaît un mérite indiscutable : celui de la domination du politique sur l'économique, indispensable à la protection de la souveraineté. L'approche de Thiriart sur le communisme mérite un examen plus détaillé, pour lequel nous renvoyons aux études citées dans cet article ; il suffit ici de souligner comment il a interprété un communisme "démarxisé" en faveur d'un communisme "hobbesien" (sur ce thème, voir, entre autres, AA. VV., Europa Nazione, AGA Editrice, Milan 2021).

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En 1992, comme nous l'avons déjà mentionné, le dernier acte significatif de la vie de Thiriart fut un voyage à Moscou, dans une Russie dévastée par la fin de l'expérience soviétique et les misérables "réformes" d'Eltsine. C'est précisément sur la dernière année de la vie de Thiriart, et en particulier sur ses prises de position controversées sur l'Europe de Maastricht, que Luca Tadolini a centré son intervention. En citant de larges et éclairants extraits d'un débat radiophonique, il a eu le mérite de rappeler que, même dans ce cas, il faut reconnaître la cohérence fondamentale du "géopoliticien militant".

Dans son dernier discours public, Thiriart s'est prononcé en faveur de l'adhésion de la France à l'Europe de Maastricht - nous sommes dans l'imminence du référendum - parce que la France, seule, ne peut rien contre la puissance excessive de l'Atlantique : une entité étatique de moins de 250 millions d'habitants ne peut même pas penser constituer une entité politique assez forte pour compter pour quelque chose. Bien sûr, c'est une Europe de banques, de bureaucrates, asservie aux États-Unis et à son bras militaire, l'OTAN, mais de manière pragmatique, nous devons reconnaître que l'Europe est déjà aux mains des États-Unis depuis 1945. Il faut donc sortir de la logique de Yalta, il faut faire l'Europe à tout prix, "il faut commencer par des mollusques", pour reprendre une expression pittoresque de Thiriart.

Une fois de plus, conformément à ce qu'il a toujours affirmé, il réaffirme avec force la nécessité d'une unification continentale menée par la Russie, qui ne commette pas les mêmes erreurs fatales que l'Europe allemande ou, plus loin dans le temps, l'Europe napoléonienne menée par la France, lorsque les intérêts particuliers des différentes puissances l'emportaient sur une vision commune, détruisant ainsi le rêve de la "grande Europe" : l'Europe a besoin de la Russie autant que la Russie a besoin de l'Europe, et il faut toujours garder cela à l'esprit.

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Il ne s'agit donc pas de subir l'impérialisme en créant une Europe unie, mais de construire un empire. Une Europe, comme nous l'avons vu, non pas démocratique et parlementaire, mais jacobine, centralisée et unitaire. Le seul précédent historique de cette situation se trouve dans l'Empire romain, ennemi mortel de Carthage, le précurseur de l'impérialisme américain.

En 1989/90, après la dissolution de l'Union soviétique, nous n'avons heureusement pas assisté à la "fin de l'histoire" qui avait été prédite ; cependant, l'élargissement de l'Alliance atlantique à l'Est constitue une menace qui n'est pas du tout propice à une conciliation fructueuse des intérêts communs russo-européens, comme le démontre malheureusement la crise ukrainienne actuelle. En conclusion, du point de vue de la réalisation souhaitable d'un monde multipolaire dans lequel la superpuissance atlantique n'exerce plus son emprise, la pensée de Jean Thiriart reste d'une pertinence déconcertante, grâce aussi au travail méritoire de réédition de ses écrits et de redécouverte de sa pensée.

jeudi, 27 janvier 2022

Lucius Aurelius Commodus ou quand l'éducation formelle ne suffit pas

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Lucius Aurelius Commodus ou quand l'éducation formelle ne suffit pas

par Alejandro Linconao

Ex: https://grupominerva.com.ar/2022/01/lucio-aurelio-comodo-o-cuando-la-educacion-formal-no-alcanza/?fbclid=IwAR2n2utk0YUaYiU_Z_PsgsriJN2md5x4MLtO4JUiowU8AgubD24barfRbXE

Commode était beau et athlétique, sportif et amusant, proche du peuple et de ses plaisirs. Son image contrastait avec celle de son père et prédécesseur sur le trône, le célèbre Marc-Aurèle. Après la mort de celui-ci, la discipline et l'ordre stoïque étaient bien loin.

Lucius Aurelius Commodus participe aux guerres contre les Germains Marcomans dans lesquelles son père sort victorieux. C'est sur le front du Danube que le jeune Commode est devenu un homme. A partir de l'année 175, à l'âge de 14 ans, il devait porter la toge de l'âge adulte et, avec elle, la capacité d'occuper des postes gouvernementaux. Bientôt, son père l'emmène à la cour pour apprendre les finesses d'un gouvernement sage. Mais sa figure sera parmi les plus immorales et les plus sadiques, son règne restera dans les mémoires comme l'un des plus infâmes de Rome. Sa naissance même a été annoncée comme un événement terrible par des rêves prémonitoires. Sa propre mère rêvait qu'elle donnait naissance à une paire de serpents. 

À la mort de son père en 180, il est déclaré empereur. Il a rapidement cessé d'écouter ses sages tuteurs. Sa table devint fréquentée "par des parasites qui mesuraient le bonheur à leur estomac et à leurs vices les plus abjects" (Hérodien,1985, p. 99). Ces arrivistes ont séduit le jeune homme avec les plaisirs qu'il trouverait dans la capitale de l'Empire. Ainsi influencé, quelques mois après la mort de l'Auguste empereur Marc-Aurèle, et sans avoir fini de dominer les tribus germaniques, il part pour le confort de Rome. Un nuage sombre va venir planer sur l'Empire. Commence alors ce que l'historien Dion Cassius appellera "l'âge de fer" (Cassius, 2004, livre LXXII).

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Certains chroniqueurs notent qu'enfant, Commode avait un caractère irrévérencieux (Picón & Cascón, 1989). Le comportement licencieux et dépravé de Commode est souvent attribué à l'influence licencieuse de sa mère (Sánchez Moreno, E. & Gómez-Pantoja, 2008). Cependant, du vivant de son père, il ne s'est pas livré à des excès notoires.

Son sage père ne cherchait pas pour ses filles des maris riches, mais préférait pour gendres des hommes à la vie sobre et rangée. Soucieux de son fils, dont il voyait qu'à un très jeune âge il hériterait du pouvoir de l'empire, il se procura les instructeurs les plus sages et les plus réputés.  Entre autres, l'éminent Galien, le père de la médecine occidentale, était son médecin et son professeur. Commode a été formé par la crème intellectuelle de son temps. On peut dire qu'il avait à sa disposition les plus grands esprits de l'Occident de son époque, mais sa vie ne l'a pas reflété.

Dans la ville aux sept collines, Commodus a rapidement commencé à se corrompre. L'armée sous ses généraux a consolidé et tenu les frontières de l'empire. Une période de paix relative s'installe à l'extérieur, mais à l'intérieur de Rome, l'agitation et les troubles commencent à se développer. 

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Habitué à l'ivresse continuelle et à la débauche sensuelle, il commence rapidement à déléguer ses fonctions à des amis et des connaissances. Il a donné des offices et des titres à des personnes au comportement répréhensible qu'il a rencontrées au cours de ses outrages quotidiens. Peu soucieux de ses devoirs, Commode, en 195, nomma Cléandre comme intendant du palais. Il était une sorte d'administrateur qui, en raison de sa proximité avec l'empereur, avait beaucoup d'influence. Sous Cléandre, la corruption institutionnelle a augmenté. Les fonctions publiques ont été vendues au plus offrant. Les postes administratifs, politiques et militaires ont été mis aux enchères. Cléandre est allé jusqu'à vendre des postes au Sénat, dans les consulats et même dans les provinces. Il a donné des fonctions publiques aux exilés et a annulé des condamnations (Picón & Cascón, 1989). Pendant ce temps, Commode profite de son domaine Laurentium transformé en lupanar. Le domaine était auparavant la résidence des nobles de la gens Quintilia, une famille qu'il avait assassinée.

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Le jeune empereur a violé toutes les règles de la tradition. Il a combiné la nudité, s'est présenté dans des vêtements efféminés ou s'est même habillé en femme. Il a humilié, torturé, violé ou assassiné qui il voulait. Il enlevait les yeux et les pieds même des vétérans romains handicapés qu'il torturait et tuait dans l'arène du cirque sous les clameurs complices de la populace qui l'idolâtrait.

Aucun domaine n'a échappé à sa perversion, de la nourriture à la religion. Il a déclaré que son amant masculin le plus doué était un prêtre du culte d'Hercule. Il s'initie au culte étranger d'Isis tout en faisant torturer ses prêtres. Il ordonne l'amputation des bras des prêtres de Belona et profane le culte de Mithra. Dans le même temps, sous l'influence de sa concubine Marcia, il assouplit son traitement des chrétiens (Cassius, 2004), alors religion subversive. 

La corruption du gouvernement a suscité des réactions de mécontentement. Les soldats désertent, les légions en Grande-Bretagne se révoltent et une intrigue éclate qui faillit mettre fin à la vie de l'empereur. En 190, la pénurie alimentaire sévit à Rome et une foule manifeste pendant que Commode profite de sa villa. 

Malgré la corruption et les troubles économiques, une partie du peuple continue de favoriser son empereur. Ils le remboursaient par des contributions pécuniaires (Cassius, 2004) ainsi que par des fêtes et des spectacles. Dans ses combats dans l'arène, il se distinguait par son habileté et son adresse au tir. Il excellait tellement en tant que gladiateur et vu les mœurs douteuses de sa mère, la rumeur se répandit qu'il était le fils de l'union adultère de sa mère avec un gladiateur (Picón & Cascón, 1989). Commode est descendu dans l'arène et y a combattu 735 fois, un nombre connu car il a ordonné que son enregistrement officiel soit un événement somptueux. Il a transpercé des animaux et combattu, quand il n'a pas tué, des êtres humains. Ce spectacle sanglant ravit les masses, même si l'empereur va jusqu'à assassiner des Romains infirmes, y compris des vétérans de l'armée.  

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Sa mégalomanie s'est rapidement développée. Il a faussement prétendu être un descendant de l'empereur Hadrien. Il se donne l'épithète réservée à Jupiter, se déclarant même un nouvel Hercule.

Après qu'un incendie ait détruit une grande partie de la ville éternelle, il a changé son nom en Colonia Lucia Annia Commodiana. Dans sa folie, il ordonna que les légions, la flotte et même les mois soient rebaptisés de son nom. Enfin, après 12 ans de mauvaise gestion, une conspiration le mettrait à mort, son cadavre serait déshonoré et on tenterait d'effacer sa mémoire.

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Les raisons de son dérèglement ne seront peut-être jamais connues. Qu'il s'agisse d'une influence maternelle prétendument décadente, d'amitiés corrompues ou d'un certain penchant naturel.  Il menait une vie sans privation et était bien éduqué, mais sa faible intelligence, sa lâcheté et son hédonisme allaient l'emporter.

Sans l'ancrage d'un caractère forgé dans la lutte et la retenue, il s'est détourné des sages règles de vie et de gouvernement. Loin de l'austérité martiale, il tombe rapidement dans les pièges de la sensualité et se livre à des actes scandaleux et répréhensibles.

Son éducation polie était insuffisante pour guider son existence. L'exaltation de l'intellect lui est de peu d'utilité, car sans la maîtrise du caractère et l'exercice de la vertu, il ne peut guère se construire une existence noble. Fils d'un stoïcien sobre, formé par le meilleur de son âge, sans contrôle de ses passions et avec l'adulation du pire, il s'est abaissé et a apporté l'iniquité à son Empire.

lundi, 24 janvier 2022

Henry Furst, le Cardinal de Gabriele D'Annunzio

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Henry Furst, le Cardinal de Gabriele D'Annunzio

par Ducanarchic

Source: https://www.liberecomunita.org/index.php/storie-e-memorie/158-henry-furst-il-cardinale-di-gabriele-d-annunzio

Henry Furst, surnommé "le Cardinal" ou "le dernier Don Quichotte", est né à New York le 11 octobre 1893 dans une famille d'origine allemande (et aujourd'hui, je veux célébrer son anniversaire en publiant cet article, ne serait-ce que pour le lien parental qui me lie à cet homme très spécial). Personnage cultivé et éclectique, il a étudié en Amérique, à Genève, à Berlin et à Oxford. En 1916, il est venu en Italie, a étudié le droit à Rome et la littérature à Padoue, où il a obtenu son diplôme avec une thèse sur La Pharsalia de Lucan et son influence sur la littérature européenne. Il est secrétaire du réalisateur Gordon Craig, conseiller politique de Gabriele d'Annunzio, avec lequel il participe à l'entreprise Fiume et devient ministre de la Régence.

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Il était critique littéraire, journaliste, traducteur, écrivain, directeur de théâtre et historien. Il a écrit en anglais, français, italien, allemand, danois, espagnol, latin, grec et arabe. Intellectuel politique antifasciste pendant les vingt années du fascisme et nostalgique de celui-ci après sa chute, il fut ministre de la régence italienne de Carnaro en 1919 lorsqu'il eut le mérite de convaincre le régent Gabriele d'Annunzio de reconnaître la République d'Irlande avant la Grande-Bretagne.

Il est accepté dans le secrétariat de D'Annunzio avec la tâche de suivre la presse étrangère. Plus tard, il est affecté au Bureau des relations extérieures, au nom duquel il rédige un message de solidarité au président du Parlement irlandais. Il a des idées d'extrême gauche.

Lui et Kochnitzky, comme le rappelle Giovanni Comisso, "pensaient que le monde évoluait vers le communisme et s'illusionnaient en pensant qu'ils influençaient les décisions du Commandant, que Lénine décrivait aux communistes italiens, qui s'étaient rendus à Moscou, comme le seul capable de faire la révolution en Italie. Parfois, il les écoutait attentivement, mais il finissait toujours par faire ce qui lui semblait le mieux". Furst écrit pour le journal La Testa di Ferro, qui soutient Fiume et anime la rubrique " Movimento degli oppressi " (Mouvement des opprimés), montrant une attention constante aux questions économiques et sociales, notamment dans ses articles. 

Carli le décrit comme suit : "... l'Américain Henry Furst, qui a été promu sous-lieutenant à Fiume (dans la Légion dalmate, un corps irrégulier - ndlr) afin de pouvoir rentrer dans un uniforme maladroit et abondant, dont la sangle ressemblait à la sangle d'un athlète : Furst, le plus espiègle et le plus joyeux, le moins guerrier, le moins utile et le plus sympathique de la compagnie : journaliste et noctambule, intrigant et buveur, grand admirateur de Keller et son complice dans les moqueries imaginatives et prudentes adressées aux organes officiels de la Cité...". Keller, l'aviateur au prénom de Guido qui l'a donné à son aigle avec lequel il vivait perché dans un arbre. Un ami et un compagnon de l'érotisme, parce qu'à Fiume, beaucoup étaient bisexuels, et plus ou moins ouvertement homosexuels. Dans ces vers dédiés à Pier Paolo Pasolini, Alberto Arbasino écrit à propos de la position de Furst : "et demander l'avis / aussi de Comisso, Furst, Penna, Testori, / et comparer les libertés, / le bonheur et la facilité / d'une bisexualité perdue / paysanne, militaire, maritime...".

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Keller (tableau, ci-contre), Comisso, Furst sont de vrais complices, ils louent une petite maison dans les montagnes, ils y passent d'agréables soirées à manger du pain et du miel, à boire du lait... Végétarisme, hédonisme, esthétisme, esprit ludique. Le tout assaisonné du courage des casse-cou, typique de ceux qui rêvent d'un monde différent, mais ne se limitent pas à l'imaginer et se battent pour le réaliser. 

À la fin de l'affaire Fiume, Furst est resté en Italie et a obtenu la nationalité italienne. Il retourna en Amérique pendant la guerre, mais revint dans le "bel paese" après la guerre, devint un collaborateur de Il Borghese et prit la posture d'un homme nostalgique, lui qui avait été communiste à Fiume et toujours un esprit critique pendant les vingt années du fascisme. Il explique ce changement en affirmant que "tous les gentlemen sont toujours contre le régime en place". 

Correspondant italien du New York Times Book's Review dans les années 1930 et collaborateur du périodique L'Italiano de Longanesi, il aide Leo Longanesi à fonder sa maison d'édition éponyme en 1946, avec Indro Montanelli et Giovanni Ansaldo, et collabore ensuite aux périodiques Il Libraio et Il Borghese de son ami. Ami de personnalités telles qu'Eugenio Montale et Ernst Jünger, qui le mentionne également dans l'un de ses livres, il savait nouer des relations avec des esprits libres et courageux. Des esprits comme le sien.

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Orsola Nemi; Orsola Nemi en compagnie de Henry Furst.

Henry Furst a épousé l'écrivain Orsola Nemi le 22 avril 1967 à 11 heures du matin, au moment où trois chatons sont nés au Baruffa. C'était un homme brillant, un écrivain américain bizarre et transgressif, qui avait presque dix ans de plus qu'elle, et presque un mètre de plus qu'elle. Et ce fut une union singulière, à bien des égards extraordinaire. Ils ont vécu dans de nombreux endroits (Gênes, Recco, Cervo Ligure, Rome, La Spezia), dans de grandes maisons pleines de livres et de chats, toujours avec de grands jardins : Orsola supervisait tout avec fermeté.

Quelques mois après leur mariage, le 15 août 1967, Henry, dit Enrico en Italie, meurt et est enterré au cimetière de La Spezia, dans la même tombe où Orsola sera enterrée le 11 juin 1985.

dimanche, 23 janvier 2022

A propos de l’OTAN : Léon Tolstoï contre l’alliance franco-russe

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A propos de l’OTAN : Léon Tolstoï contre l’alliance franco-russe

Nicolas Bonnal

On se rapproche d’une guerre d’extermination contre la Russie ; tout cela parce qu’on est dans cette alliance, et qu’il faut empêcher la Russie de stationner des troupes…chez elle. Le troupeau enthousiaste acceptera son extermination comme sa vaccination. Mais reparlons de ces alliances maudites et dangereuses. Les amateurs pourront relire mon texte : « Mon nom est Légion ; l’Occident et le démon des organisations ».

On va parler de l’alliance franco-russe, responsable de la paranoïa allemande et de la Première Guerre Mondiale et qui devait coûter sa tête au tzar (et à sa famille), tzar lâché par ses chers alliés franco-britanniques en pleine tourmente.  Et on va citer Léon Tolstoï à qui on demandait son avis sur cette épineuse question (1901) :

Ma réponse à votre première question: ce que pense le peuple russe de l’alliance franco-russe? est celle-ci:

Le peuple russe, le vrai peuple n’a pas la moindre idée de l’existence de cette alliance. Si cependant cette alliance lui fut connue, je suis sûr que (tous les peuples lui étant également indifférents) son bon sens ainsi que son sentiment d’humanité lui montreraient que cette alliance exclusive avec un peuple plutôt qu’avec tout autre ne peut avoir d’autre but que de l’entraîner dans des inimités et peut être des guerres avec d’autres peuples et lui serait à cause de cela au plus haut point désagréable.

A la question si le peuple russe partage l’enthousiasme du peuple français? je crois pouvoir répondre que non seulement le peuple russe ne partage pas l’enthousiasme du peuple français (si cet enthousiasme existe en effet ce dont je doute fort), mais s’il savait tout ce qui se fait et se dit en France à propos de cette alliance, il éprouverait plutôt un sentiment de défiance et d’antipathie pour un peuple qui sans aucune raison se met tout à coup à professer pour lui un amour spontané et exceptionnel.

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Quant à la question: quelle est la portée de cette alliance pour la civilisation en général, je crois être en droit de supposer que cette alliance ne pouvant avoir d’autre motif que la guerre ou la menace de la guerre dirigée contre d’autres peuples, son influence ne peut être que malfaisante.

Pour ce qui est de la portée de cette alliance pour les deux nations qui la forment, il est clair qu’elle n’a produit jusqu’à présent et ne peut produire dans l’avenir que le plus grand mal aux deux peuples. Le gouvernement français, la presse ainsi que toute la partie de la société française qui acclame cette alliance, a déjà fait et sera obligée de faire encore de plus grandes concessions et compromissions dans ses traditions de peuple libre et humanitaire pour faire semblant ou d’être en effet uni d’intentions et de sentiments avec le gouvernement le plus despotique, rétrograde et cruel de toute l’Europe. Et cela a été et ce sera une grande perte pour la France. Tandis que pour la Russie cette alliance a déjà eu et aura, si elle dure, une influence encore plus pernicieuse. Depuis cette malheureuse alliance le gouvernement russe qui avait honte jadis de l’opinion européenne et comptait avec elle, ne s’en soucie plus, se sentant soutenu par cette étrange amitié d’un peuple réputé le plus civilisé du monde. Il marche à présent la tête haute au milieu de ses amis les Français aux sons de la Marseillaise et de l’hymne servile du Боже Царя храни (qui doivent être très étonnés de se trouver ensemble) et devient de jour en jour plus rétrograde, plus despotique et plus cruel. De sorte que cette étrange et malheureuse alliance ne peut avoir d’après mon opinion que l’influence la plus néfaste sur le bien-être des deux peuples ainsi que sur la civilisation en général.

Recevez, cher Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Leo Tolstoy.

9 Septembre 1901.

Источник: http://tolstoy.lit-info.ru/tolstoy/pisma/1901-

1902/letter-119.htm

 

 

jeudi, 20 janvier 2022

La pensée biopolitique des Grecs – entretien avec Guillaume Durocher

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La pensée biopolitique des Grecs – entretien avec Guillaume Durocher

Dans cet entretien, réalisé avec Guillaume Durocher, nous abordons le monde politique grec à partir de son livre : « The Ancient Ethnostate – Biopolitical thought in Classical Greece » (L’Ethno-état de l'antiquité – la pensée biopolitique dans la Grèce classique). Ce livre a la particularité de relire la tradition politique des Grecs à la lumière du darwinisme et de la philosophie évolutionniste, ce qui s’avère une voie d’analyse particulièrement féconde. Le livre consacre de nombreux chapitres aux grandes figures intellectuelles et littéraires de la Grèce antique, mais nous avons choisi de nous attarder en particulier sur Homère, Hérodote et Platon, à savoir le poète, l’historien et le philosophe. Le livre de G. Durocher constitue à la fois une bonne introduction à la philosophie politique grecque, mais aussi, dans une perspective archéofuturiste, une inspiration pour des temps nouveaux.
 
 

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Sommaire :
00:00 Introduction – Une nouvelle perspective sur la pensée politique des Grecs
28:07 Première partie – Homère et l'Iliade
43:22 Deuxième partie – Hérodote
01:05:53 Troisième partie – Platon
 
Pour se procurer le livre de Guillaume Durocher : https://www.amazon.fr/Ancient-Ethnost...
 
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Musique utilisée :
- Gabriel Fauré : Élégie Op. 24

mardi, 18 janvier 2022

La crise de Suez, le MSI et la séduction du patriotisme de Nasser

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La crise de Suez, le MSI et la séduction du patriotisme de Nasser

La crisi di Suez e la destra nazionale italiana (La crise de Suez et la droite nationale italienne) est un essai de Matteo Luca Andriola, préfacé par Franco Cardini.

par Andrea Scarano

Ex: https://www.barbadillo.it/102641-la-crisi-di-suez-il-msi-e-la-seduzione-del-patriottismo-di-nasser/

51Usc8kQb6L._SX342_SY445_QL70_ML2_.jpgLes lignes idéologiques du Mouvement social italien ont pris un tournant important en 1956, tournant analysé par Matteo Luca Andriola dans sa monographie La crisi di Suez e la destra nazionale italiana (La crise de Suez et la droite nationale italienne), publiée en 2020 par la maison d'édition florentine goWare.

Une "expérience moins qu'adolescente d'admiration pour Nasser", un militantisme de parti et une véritable passion pour la "vraie" patrie européenne (qui conduira plus tard à l'adhésion au mouvement communautaire Jeune Europe), sont autant de filons et d'engouements rappelés par Franco Cardini dans la préface, sans oublier le souvenir amer des prévarications et des violences perpétrées en Italie ou contre des Italiens (et Italiennes) par les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale.

Les faits évoqués dans ce livre sont dispersés dans des périodes distinctes, comme certains éléments du récit - Mussolini maniant l'épée de l'Islam et entretenant simultanément de bonnes relations avec l'Union des sionistes révisionnistes de Jabotinsky-  mais expliquent tous les raisons de la fascination qu'exerçait en partie la civilisation musulmane sur Hitler - ces faits sont abordés de façon non linéaire dans un contexte qui met en évidence l'importance stratégique de l'Egypte pour les forces de l'Axe.

C'est un fil ténu à l'intérieur duquel se déroule le "flirt" ultérieur d'une composante de l'exécutif de Nasser et des Officiers Libres avec les cadres nationaux-socialistes allemands qui se sont réfugiés dans le pays après 1945, jusqu'à l'attribution de la tâche de diriger la propagande d'État anti-juive à Johann von Leers, un ancien hiérarque de la NSDAP converti à l'Islam. 

La nationalisation de la Compagnie internationale du canal de Suez - qui a pris par surprise la France et l'Angleterre, détenteurs de la majorité des parts de la société chargée de gérer le transit des marchandises - peut être interprétée comme une volonté de damer le pion aux  puissances qui ont changé d'avis quant à leur volonté première de financer le projet de construction du barrage d'Assouan puis qui ont accusé Nasser, leur interlocuteur, non sans fondement, de rechercher des aides économiques, des fournitures techniques et des armes auprès de l'URSS. 

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Dans le cas italien, un débat intéressant eut lieu, à l'époque, au sein du MSI, et la presse et les magazines se sont plus ou moins rangés de son côté et de celui de la droite extra-parlementaire : ce fut une galaxie - souvent présentée comme monolithique, en réalité extrêmement hétérogène - qui privilégie, selon le point de vue d'Andriola, une approche de la question ancrée dans une conception des relations internationales d'avant-guerre.

Le soutien à la cause d'un pays émergent comme l'Égypte se retrouve dans la correspondance écrite pour le Secolo d'Italia et le Meridiano d'Italia par Franz Maria D'Asaro, qui décrit le phénomène du nassérisme en soulignant le caractère patriotique des manifestations de la jeunesse et de l'armée - mais aussi enracinées dans les bureaux du gouvernement, les banques et les bazars - et en s'attardant sur le fait que le parti communiste local avait été interdit.

L'attitude paternaliste et insultante des ennemis d'hier, les Français et les Britanniques, a forcé le régime égyptien - une forme complexe de socialisme qui combinait un nationalisme panarabe, une rhétorique anti-britannique, des mesures sociales qui, selon la presse du MSI, faisaient écho à celles du Ventennio, et le fort pouvoir régénérateur de la foi islamique - à accepter l'amitié de Moscou. Ce dernier fait a alarmé le Centro Studi Ordine Nuovo, qui était un fier opposant des États-Unis (une puissance manipulée, disaient ses adhérents, par des "lobbies juifs occultes") et un partisan du leader de la nouvelle Egypte, Nasser, dont les intentions étaient devenues claires après la Conférence de Bandung, la naissance du bloc des pays non-alignés -  il était désormais considéré comme le guide pour la rédemption des pays arabes contre les "démo-ploutocraties".  

Deux télégrammes publiés par le mensuel Ordine Nuovo et adressés aux ambassades britannique et égyptienne par la Federazione Nazionale Combattenti della Repubblica Sociale Italiana indiquent que ce groupe extraparlementaire suivait une ligne similaire - Corrispondenza Repubblicana, son organe officiel, fait l'éloge du panarabisme de Nasser en tant qu'union de pays de même langue, race et religion - tout comme le groupe pro-arabe Clock, qui soutient les luttes anti-impérialistes de la Chine maoïste, du Vietcong et des Palestiniens.

En revanche, les hebdomadaires Il Nazionale - qui, par la plume d'Enzio Maria Gray, mettait en garde contre le danger d'un réveil de la spiritualité islamique, annonciateur de fanatisme religieux et d'esprit de conquête - et Il Borghese, critique de la prudente ligne diplomatique américaine et des partisans italiens du gouvernement du Raïs, "coupable" de défendre effectivement les accords qu'il avait stipulés avec ENI. 

Celui qui a identifié la véritable raison du conflit dans le domaine énergétique, en dénonçant l'impuissance des organismes internationaux et la passivité italienne, est l'ancien ambassadeur Filippo Anfuso, lié à une vision géopolitique qui, partant de l'idée d'une Europe-Nation fédérée sur un modèle social de type corporatif, oppose à la conception bipolaire du monde celle de l'Eurafrique, sur la base de laquelle l'Italie aurait dû se tailler un rôle central en Méditerranée.

Au niveau international, les tentatives de résolution de la crise ont abouti à la création du Comité des Cinq. La non-participation de l'Italie attire les critiques du MSI: craignant un retour en arrière vis-à-vis de Tito (qui n'avait pas hésité, des années auparavant, à bénéficier de l'aide britannique pour s'emparer de l'Istrie, puis se montrant pro-soviétique sur la question de Suez), on s'interroge sur la nécessité pour le gouvernement de prendre parti pour des attitudes belliqueuses sans être consulté.

Le Secolo d'Italia compare la politique de contre-mesures du Foreign Office contre l'Égypte (visant à créer une association d'usagers avec le personnel de l'ancienne Compagnie) à celle des sanctions contre l'Italie fasciste après la campagne d'Abyssinie, ne cachant pas son ressentiment envers la France ; Edgardo Beltrametti s'est plutôt attardé sur le refus américain de régler le différend par le biais de l'OTAN, sans se rendre compte que la stratégie de Washington visait - selon l'auteur - à éloigner du bloc socialiste les pays impliqués dans le processus de décolonisation.

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L'escalade militaire - affrontements à la frontière entre Israël et la Jordanie, attaque israélienne dans la péninsule du Sinaï avec le soutien de Paris et de Londres, désireux d'imposer leur statu quo outre-Manche - a conduit à une impasse, favorisée par l'engagement parallèle de Moscou dans la répression sévère de la révolte hongroise et l'apparente distraction des États-Unis à cause des élections présidentielles.

Si les Américains ont effectivement pesé de tout leur poids en refusant d'accorder des fournitures de pétrole d'urgence aux pays européens pendant le blocus du transit, l'ancien diplomate Alberto Mellini Ponce de Leon a observé que le geste de Nasser, qui a révoqué une concession en violation d'un contrat avec des particuliers (la concession devait expirer en 1968), constituait théoriquement un obstacle pouvant être résolu par arbitrage.

Il Popolo Italiano prend parti contre l'impérialisme britannique, publiant des photos montrant des Égyptiennes en uniforme militaire et en armes contre l'envahisseur ; des bombardements massifs frappent certaines villes faisant de nombreuses victimes civiles, après la décision du gouvernement du Caire de ne pas autoriser les Britanniques et les Français à débarquer. 

La crise est reconsolidée suite aux menaces de représailles de l'URSS, aux exigences américaines de retrait "inconditionnel" et au nettoyage de la zone du canal, défini par la médiation des casques bleus de l'ONU: "La leçon inattendue qui nous a été donnée par le jeu exemplaire des Américains et des Soviétiques... l'alliance implicite et logique qui s'est engagée dans la voie de la division du monde en deux zones d'influence" - rappelle Cardini - a mis fin aux vagues ambitions des anciens empires coloniaux de rivaliser sur un pied d'égalité avec les deux superpuissances. 

Andriola soutient que le "Parti de la Flamme" a progressivement changé de paradigme face à l'expansionnisme de plus en plus agressif de Moscou au Moyen-Orient et a retiré son soutien à Nasser en réaction au choc de son virage pro-soviétique présumé, au point d'identifier la crise de Suez comme un "tournant" capable de changer radicalement les idées de la plupart des adhérents du MSI, qui ont renforcé une identité pro-atlantique au cours des années 1960 et ont commencé à considérer Israël comme une "enclave européenne et occidentale" dans la région.

A l'humble avis de l'auteur, cette conclusion est peu convaincante et ne correspond pas entièrement à la réalité, à tel point que l'auteur lui-même est obligé de la circonscrire, en admettant le poids de nombreuses exceptions significatives. 

Andrea Scarano

lundi, 17 janvier 2022

Marx et les Grecs de l'antiquité

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Marx et les Grecs de l'antiquité

par Joakim Andersen 

Source: https://motpol.nu/oskorei/2021/11/21/marx-och-de-gamla-grekerna/

Une lecture de Karl Marx pour le XXIe siècle comporte plusieurs pièges potentiels, mais aussi beaucoup de valeur significative, notamment parce qu'elle nous rappelle que les choses ne sont pas nécessairement ce qu'elles prétendent être ou ce qu'elles étaient hier. La première idée découle de l'accent mis par la tradition idéologique marxiste sur "l'idée et l'intérêt" ; si les dirigeants de l'un ou l'autre "parti ouvrier" ont des intérêts communs avec diverses classes supérieures, leur rhétorique pro-ouvrière peut n'être que rhétorique et poudre aux yeux. Soit dit en passant, quiconque est familier avec l'analyse idéologique marxienne et n'a pourtant jamais caressé l'idée que le "privilège blanc", dont les classes supérieures parlent beaucoup, confirme que ce privilège n'existe pas dans le monde de l'esprit, est un mouton. Cette dernière idée part de l'observation que "tout ce qui est fixe est périssable", les classes supérieures sont tout à fait capables de récupérer et de transformer tout, des coalitions aux idéologies hégémoniques. À la lumière de ce qui précède, la pensée statique et bipolaire qui se traduit par des revendications de "privilège blanc" et de "racisme systémique" semble carrément embarrassante, ou un élément de cette même récupération. Le système nourrit ses idiots utiles et ils ne sont pas trop stupides pour s'adapter en conséquence.

Quoi qu'il en soit, il y a dans Marx et son frère d'armes Engels beaucoup de valeur à la fois pour comprendre et attaquer l'état des choses présentes, d'une part, et leurs apologistes idéologiques, d'autre part. Mais pour ne pas tomber dans des impasses, il faut un certain nombre de clés, qui consistent souvent à rendre explicite ce qui était implicite, voire inconscient, dans les masses de textes des deux messieurs barbus. Ce n'est pas seulement à travers l'Europe du XIXe siècle qu'un "fantôme" est passé, il en va de même pour les propres textes de Marx et Engels. Même si ce n'est pas le fantôme du communisme, mais le fantôme de la génétique et de la consanguinité.

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Il n'est pas déraisonnable d'adopter ici une perspective plus cyclique, afin de comprendre le processus qu'ils tentaient d'analyser au XIXe siècle à la lumière de changements similaires dans l'Antiquité et ailleurs. Nous avons affaire à une forme de société plus organique qui s'effondre, notamment parce que les classes supérieures rompent le contrat social avec leurs parents de sang moins fortunés. Il peut s'agir de la population de l'Antiquité ou de la communauté un peu plus artificielle qu'est la nation moderne. Mais des similitudes significatives existent, et elles nous aident non seulement à comprendre la révolution d'en haut qui se déroule en ce moment, mais aussi à mesurer l'ampleur des enjeux. Les sociétés fondées sur des hommes libres ont été remplacées à plusieurs reprises au cours de l'histoire par des sociétés dans lesquelles la plupart des gens étaient des esclaves d'une sorte ou d'une autre.

Ce processus est décrit dans l'étude d'Engels sur les Francs, dans la furieuse querelle entre Marx et la duchesse de Sutherland, anti-esclavagiste (étrangement applicable à la classe supérieure "anti-blanche", soit dit en passant), et dans l'étude d'Engels sur le christianisme primitif, entre autres. Les carnets ethnographiques du vieux Marx, dans lesquels il décrit, entre autres, l'effondrement de l'Athènes antique, sont également intéressants. Incidemment, un fil conducteur de ces études, bien que non nommé, correspond au concept pratique d'asabiya chez Ibn Khaldoun. Ce que Marx et Engels dépeignent, c'est l'effondrement de la solidarité sociale que Khaldoun nommait asabiya.

Chez Marx et Engels, l'accent est mis sur les conditions matérielles de l'asabiya. Dans son incomparable anglo-allemand, Marx écrit que "die älteste land tenure was die in common dch den trib", la plus ancienne forme de propriété foncière était le commun à travers la tribu (plus tard gensen). Dans un anglo-allemand tout aussi atrocement impénétrable, il écrit qu'avant la naissance de l'État, il existait des "institutions gentilices", des institutions fondées sur la parenté. "Là où les institutions gentilices ont prévalu - et avant l'établissement de la société politique - nous trouvons des peuples ou des nations dans les sociétés gentilices et rien au-delà. "L'État n'existait pas." Il décrit le Gensen (du latin gens, gentis) comme étant "essentiellement démocratique", fondé sur la parenté, "toutes les gentes d'une tribu - en règle générale - d'ascendance commune, portant un nom tribal commun. L'organisation phratrique avait un fondement naturel dans la parenté immédiate de certaines gentes en tant que subdivisions d'une gens originelle".

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Deux processus ont miné l'ordre des gentes. L'un était la propriété et l'autre l'État. Avec la propriété individuelle plutôt que gentilice, des différences sont apparues au sein des gentes qui étaient difficiles à concilier à long terme avec la logique et la solidarité gentilices. Marx a écrit à ce sujet que lorsque "des différences de statut entre les parents de sang au sein de la gens apparaissent", cela est "en conflit avec le principe de gentilicité".

Les nationalistes contemporains peuvent parler de communauté des nations et de "sang supérieur à l'or", il s'agit d'une contradiction similaire. Il est intéressant de noter qu'ici, la logique gentilice implique que "les hommes riches comme les hommes pauvres sont compris dans la même gens", sans pour autant exclure les différences de statut entre les membres de la gens. Nous pouvons parler ici d'un contrat social entre membres de la gens qu'il est intéressant de maintenir, notamment pour les plus pauvres d'entre eux qui ont réussi. Dans le même temps, nous pouvons discerner des tendances à une communauté d'intérêts entre les membres riches de différentes familles. Les membres ordinaires de la gens risquaient d'être réduits à la non-liberté dès que la logique gentilice s'affaiblissait, "als Solon zur archonship came, social state malignant, in Folge des struggle for the possession of property". Une partie des Athéniens est tombée en esclavage, à cause de l'endettement, la personne du débiteur étant susceptible d'être réduite en esclavage à défaut de paiement ; d'autres avaient hypothéqué leurs terres et n'étaient pas en mesure de lever les charges." L'esclavage de la dette s'est répandu.

L'aspect démographique est également intéressant. Marx était conscient que la croissance démographique et les migrations renforçaient les processus qui minaient le système gentilice. Il mentionne ici, entre autres, le groupe croissant d'immigrants pauvres qui ne sont pas invités dans le système des gentes, "la classe la plus pauvre ne serait pas admise en tant que gens "in einen tribe od. adoptée in eine gens eines tribes". Ce groupe est de plus en plus nombreux et mécontent, "le nombre de personnes sans attaches - à l'exclusion des esclaves - est devenu important ; cette classe de personnes est un élément croissant de mécontentement dangereux". D'où, entre autres, les réformes qui ont introduit une logique territoriale et un certain nombre de classes. Ces classes, soit dit en passant, sont également intéressantes en tant que contexte pour l'analyse contemporaine des classes, car elles élargissent le concept marxien commun de classe.

La croissance démographique, les migrations et les divisions de classe ont contribué à l'émergence d'un nouvel ordre politique, dans lequel les gentes ont été remplacés par l'État ("gentilis transformés en civis"). Le lien de l'individu avec la gens a été remplacé par la ville, la cité, une logique personnelle a été remplacée par une logique territoriale. Marx écrit à ce sujet que "la propriété était l'élément nouveau qui avait progressivement remodelé les institutions grecques pour préparer ce changement". Les réformes politiques qui l'ont précédé peuvent être considérées à la fois comme la disparition du système gentilice et comme une tentative de transmettre des éléments de celle-ci dans un monde nouveau (la familière Aufhebung).

Toute tentative de ce type a toutefois eu pour effet d'affaiblir quelque peu la solidarité organique et authentique, ce qui soulève la question omniprésente de savoir si les étrangers veulent subvenir aux besoins les uns des autres. "État providence ou migration", tel que le dilemme est parfois formulé à notre époque. Le fait que les classes supérieures invitent des étrangers à partager ce qui était autrefois le patrimoine commun des gentes, du clan ou de la nation n'est en rien un phénomène nouveau. Marx a décrit cette situation de manière très éloquente dans les paragraphes sur les "fuidhirds" d'Irlande. Prôner l'"ouverture des frontières" sous cet angle revient à négliger et à encourager l'une des méthodes historiquement récurrentes des classes supérieures pour affaiblir les intérêts du peuple. Cela ne signifie pas nécessairement que la gauche d'aujourd'hui n'essaie pas d'inviter les "fuidhiris" de la fin de la modernité dans le peuple et de les retourner contre les classes supérieures, mais faciliter le processus de fuidhirisation est une folie. La folie dans la mesure où elle s'est transformée en son contraire, ceux qui prétendent représenter le peuple tout en défendant l'ouverture des frontières tendent ainsi à révéler où se trouvent leurs véritables intérêts.

Les notes insaisissables de Marx sur le déclin de l'ancienne gens sont, prises ensemble, d'une valeur considérable pour comprendre notre présent. Ils décrivent une transformation sociale similaire à celle que nous vivons aujourd'hui, où les élites rompent avec leurs communautés historiques et forment les leurs. Ils soulèvent également des questions sur les conditions matérielles et ethniques de la solidarité auxquelles il est important de répondre.

Des liens insoupçonnés entre Gramsci et Mussolini

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Des liens insoupçonnés entre Gramsci et Mussolini

Illustration: grande fresque murale dédiée à Antonio Gramsci, Florence

Par Angelo Abis

Ex: https://nritalia.org/2022/01/15/quegli-insospettabili-legami-tra-gramsci-e-mussolini/

La vulgate historique la plus établie s'attache à décrire Antonio Gramsci et Benito Mussolini comme deux personnages totalement antagonistes, comme s'ils venaient de mondes complètement différents. L'un d'eux était le fondateur du parti communiste italien, un homme politique constant jusqu'à sa mort, un intellectuel et un philosophe de premier plan, un homme doux mais ferme, un penseur réfléchi et rigoureux. L'autre était le fondateur du fascisme, un politicien sans scrupules, capable du transformisme le plus débridé, un homme agressif et arrogant. Le tableau serait parfait, du moins pour Gramsci. Un certain nombre de faits contredisent toutefois cette vision plus ou moins idyllique du personnage, à commencer par le fait que Gramsci suit Mussolini, abandonnant de la sorte le parti socialiste italien, sur la voie de l'interventionnisme, en passant par les chaleureux éloges que Gramsci adresse, dans les Carnets de la prison, à l'écrivain et intellectuel Mussolini à propos du "Journal de guerre" de ce dernier, et enfin le grand nombre de lettres que le premier a adressées au second lorsqu'il était en prison.

Le premier engagement politique du fondateur de L'Unità

Gramsci, indépendamment de toutes les reconstructions intéressées, a eu son premier engagement politique, à l'été 1913, en faveur d'un mouvement trans-partisan, anti-protectionniste et libéraliste, pour la défense de l'Italie du Sud. L'un des principaux représentants du mouvement était Gaetano Salvemini, qui avait quitté le parti socialiste pour protester contre l'orientation protectionniste du parti et avait fondé le journal L'Unità, qui était très critique à l'égard du Premier ministre Giolitti et du socialiste réformateur Turati. Dans ce contexte, il avait également rejoint le "groupe anti-protectionniste sarde", fortement soutenu par certains syndicalistes révolutionnaires, dont Attilio Deffenu.

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Gramsci rencontre Mussolini

C'est à cette période que Luigi Nieddu, l'historien gramscien le plus hérétique, fait remonter la rencontre de Gramsci avec Mussolini dans son volume Antonio Gramsci - storia e mito: "Gramsci lisait L'Unità et aussi La Voce de Prezzolini et presque certainement l'organe officiel du P.S.I., L'Avanti, dirigé depuis 1912 par le leader de l'aile gauche du parti Benito Mussolini... un point de référence pour les jeunes socialistes... On ne sait pas dans quelle mesure Gramsci a été influencé par Salvemini et Prezzolini ou par l'Avanti de Mussolini, mais il semble crédible que, à des degrés divers, les trois l'ont influencé".

Élections partielles à Turin

Gramsci rejoint le groupe d'étudiants socialistes de Turin au début de 1914. Son engagement politique concret a eu lieu pendant la campagne électorale du mois de mai, qui a débuté en vue des élections partielles dans l'une des circonscriptions de la ville. Le groupe de jeunes, suivant la suggestion de Mussolini, avait désigné Salvemini comme candidat, mais ce dernier n'accepta pas et invita les jeunes à contacter Mussolini, qui accepta dans un premier temps, mais lorsqu'il apprit que la section turinoise du parti aurait préféré un candidat ouvrier, il fit marche arrière. C'est à ce moment-là que Gramsci rencontre personnellement Mussolini et s'enthousiasme pour lui. Giorgio Bocca le raconte dans sa vaste biographie de Togliatti en 1977: "En 1914, le rédacteur de l'Avanti Benito Mussolini était le leader admiré et aimé des jeunes socialistes révolutionnaires. S'il venait à Turin pour donner une conférence pro-interventionniste, la salle de la Chambre du travail était remplie de jeunes... Gramsci avait une raison particulière de l'admirer, il fut le premier rédacteur de l'Avanti qui ouvrit les colonnes du journal aux écrivains syndicalistes et méridionaux".

L'interventionnisme de Gramsci

Entre-temps, à la fin du mois de juillet 1914, la Première Guerre mondiale a commencé et les rangs du groupe d'étudiants socialistes de Turin en ont été immédiatement bouleversés. Angelo Tasca raconte dans son livre I primi dieci anni del P.C.I. (Les dix premières années du parti communiste italien): "Au début de la guerre mondiale, Terracini et moi, nous nous sommes prononcés contre l'intervention italienne dans la guerre, Gramsci et Togliatti, en revanche, y étaient favorables. Parmi ces derniers, seul Gramsci a pris une position publique dans la presse du parti, en controverse avec moi-même. On peut en déduire que Gramsci était interventionniste avant Mussolini, ou plutôt que c'est Mussolini qui a suivi Gramsci et non l'inverse.

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Mussolini lors de son arrestation à Rome le 11 avril 1915 après un rassemblement en faveur de l'interventionnisme italien dans la Première Guerre mondiale.

Gramsci se range du côté du futur Duce

Le 18 octobre 1914, Mussolini sort du malentendu qui dure depuis quelques mois et publie l'article Dalla neutralità assoluta alla neutralità attiva e operante (De la neutralité absolue à la neutralité active et opérative) dans L'Avanti. L'article est désavoué par la direction du parti et Mussolini est contraint de démissionner de son poste de rédacteur en chef du journal. Gramsci se range immédiatement du côté de Mussolini dans un article publié dans Il grido del popolo le 31 octobre. Le titre imitait celui de Mussolini : "Neutralité active et opérationnelle", et voici l'incipit : "Nous, socialistes italiens, nous posons le problème : "Quelle doit être la fonction du Parti socialiste italien (notez, et non du prolétariat ou du socialisme en général) dans le moment actuel de la vie italienne ?" Parce que le parti socialiste auquel nous donnons notre activité est aussi italien... les révolutionnaires qui conçoivent l'histoire comme une création de leur propre esprit... ne doivent pas se contenter de la formule provisoire de "neutralité absolue", mais la transformer en l'autre, soit en "neutralité active et opérante"... Mussolini ne souhaite donc pas une adhésion générale... il voudrait que le prolétariat, ayant acquis la conscience de sa force de classe et de son potentiel révolutionnaire... permette aux forces que le prolétariat considère comme plus fortes d'opérer dans l'histoire... La position de Mussolini n'exclut pas non plus (elle présuppose même)... après une impuissance démontrée de la classe dirigeante, de s'en débarrasser et de prendre en charge les affaires publiques...". Comme on peut le constater, il y a ici en substance tout ce qui unit Gramsci et le futur Duce : une conception idéaliste de l'histoire, la vision d'un socialisme national et de la guerre comme prémisse à la révolution, mais aussi ce qui les divise.

Les articles rédigés pour Il Popolo d'Italia

Pour Gramsci, la révolution ne peut venir que du prolétariat, toute autre hypothèse est une trahison. Alors que Mussolini est prêt à faire la révolution avec n'importe qui. Et c'est pour cette raison que Gramsci définira le fascisme comme une "révolution passive". Après avoir été exclu du parti et avoir fondé Il Popolo d'Italia, Mussolini invite ses amis turinois à lui écrire. L'invitation est immédiatement acceptée par Gramsci qui envoie un article sur les paysans sardes qui ne sera pas publié, mais Mussolini lui envoie une carte postale l'invitant à en envoyer d'autres. On a également parlé de la présence de Gramsci au siège du Popolo d'Italia, Nieddu en acquiert la certitude sur la base des propos tenus par le leader des Jeunes Socialistes de Turin, Andrea Viglongo. Mais la rupture avec le parti socialiste ne dure guère plus d'un an.

Le retour au Parti socialiste

Le 10 décembre 1915, il est engagé, avec un salaire de 90 lires, dans la rédaction turinoise de L'Avanti. Gramsci n'a jamais donné d'explication à son interventionnisme et au fait d'avoir suivi Mussolini, même pour une courte période. Au contraire ! Et là, nous laissons la parole à Nieddu: "Gramsci était revenu dans le parti sans avoir rien changé à ses convictions antérieures concernant l'interventionnisme, décevant tous ceux qui auraient attendu une forme quelconque d'autocritique. Encore moins était-il intervenu pour s'opposer à la campagne de presse du Popolo d'Italia contre le P.S.I. et, moins que jamais, pour défier Mussolini sur le plan personnel... alors qu'il ne manquait jamais une occasion d'exalter les valeurs du conflit et de ceux qui y avaient sincèrement cru et avaient perdu la vie...". Tout cela agace la rédaction de L'Avanti qui, à un moment donné, décide de le licencier parce qu'"il n'avait pas renié son passé et qu'il avait conservé une attitude méprisante, acide, amère envers ses camarades...". Il a été sauvé par l'intervention de Tasca qui a assuré le repentir effectif de Gramsci. Mais l'accusation d'interventionnisme lui a coûté son rejet par le vote populaire aux élections municipales de novembre 1920, sa nomination comme député l'année suivante et sa participation à la première direction du parti communiste italien.

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Éloge du Journal de guerre

"Il est très intéressant d'étudier le Journal de guerre de Benito Mussolini pour y trouver les traces de l'ordre chronologique des pensées politiques, véritablement nationales-populaires, qui avaient formé, des années auparavant, la substance idéale du mouvement qui eut pour manifestation culminante le procès pour le massacre de Roccagorga et les événements de juin 1914". Ces notes ont été exprimées par Antonio Gramsci dans Quaderni dal carcere où, entre autres, des écrivains du calibre de Curzio Malaparte et Ardengo Soffici ont été chassés pour la même question.

Le massacre de Roccagorga

Le penseur sarde fait une référence symptomatique au massacre de Roccagorga, un village de la région du Bas-Lazio (Bas-Latium), où une manifestation d'environ 400 paysans, descendus dans la rue le 6 janvier 1913 pour protester contre les malversations du maire et du responsable sanitaire, a été durement réprimée par la police et s'est soldée par 7 morts, dont un enfant de 5 ans, et 23 blessés. Les paysans appartenaient à la société agricole apolitique "Savoia" et étaient descendus dans la rue avec le drapeau tricolore. Mussolini, alors rédacteur en chef du journal L'Avanti, condamne l'attitude des autorités avec des mots durs. Pour cette raison, il a été jugé l'année suivante.

Le Diario di guerra (Journal de guerre) a été publié en série dans Il Popolo d'Italia à partir du 30 décembre 1915. Gramsci, qui avait alors déjà regagné les rangs du PCI mais n'avait pas renoncé à ses positions interventionnistes, a probablement rapporté et confirmé dans les Cahiers de prison ce qu'il pensait de Mussolini en tant que révolutionnaire et interventionniste.

Lettres à Mussolini

C'est Luigi Nieddu qui, le premier, a porté à l'attention du public l'existence de lettres adressées par Gramsci à Mussolini. Dans son livre L'altro Gramsci, publié à Cagliari en 1990, il a reproduit quelques lettres adressées au Duce avec des demandes liées principalement à son état de santé. Nieddu publie également une lettre envoyée au Duce par la mère de Gramsci, tandis que dans le texte il parle d'autres missives de Gramsci, de sa mère et de sa sœur Teresina (qui était secrétaire du fascio des femmes à Ghilarza) également adressées à Mussolini. lnag.jpg

Les révélations de Nieddu ont constitué une véritable bombe, car jusqu'alors personne n'avait imaginé que Gramsci pouvait s'adresser à son geôlier et encore moins que ce dernier répondait dans presque tous les cas aux souhaits du penseur sarde. La sortie du livre a été accueillie dans une indifférence et un silence presque total. Pourtant, Nieddu, en plus d'être un socialiste, n'était certainement pas le dernier arrivé en termes d'études gramsciennes. La réalité était (et est) que le livre L'altro Gramsci a détruit scientifiquement toute la vulgate des intellectuels, organique au PCI, sur la vie et la pensée de Gramsci.

Une lecture réductrice de la relation entre le Duce et son adversaire politique

Depuis lors, peu de choses ont été faites pour étudier le problème : combien de lettres ont été écrites à Mussolini et combien ont été publiées ? Gramsci a-t-il écrit uniquement à Mussolini ou également à d'autres figures fascistes, notamment sardes ? Toute la question a été écartée par les historiens et les intellectuels proches du PCI. Toute la question a été rejetée par les historiens et les intellectuels proches du P.C.I. comme de simples instances bureaucratiques visant à obtenir la conformité du régime avec les règles pénitentiaires, rabaissant Gramsci au rôle de prisonnier de droit commun et non de leader politique en prison en tant que représentant de l'opposition la plus radicale au fascisme, et Mussolini à une sorte de juge de surveillance et non le plus haut représentant de cette dictature qui s'est opposée à l'Internationale communiste non seulement au niveau national mais aussi au niveau mondial.

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Lettre de Gramsci à Mussolini

D'autres ont utilisé les lettres pour mettre en évidence la "bonté" de Mussolini et parmi eux, Nieddu affirme dans son livre, bien qu'en référence à une lettre de la mère de Gramsci : "Il est probable que Mussolini lui-même ait été impliqué dans l'affaire, conscient de la solidarité substantielle que le jeune Gramsci lui avait exprimée en 1914 dans Il Grido del Popolo, alors que de nombreux autres amis et compagnons de parti s'étaient au contraire détournés de lui...". Les deux positions sont réductrices et surtout dévalorisent la stature des deux leaders.

Selon toute vraisemblance, un "idem sentire" souterrain, au-delà de la forte opposition politique et idéologique, unissait les deux qui, en plus d'être d'une intelligence supérieure, étaient intellectuellement honnêtes et pas du tout factieux. Quiconque a connu le monde de la politique sait qu'il est souvent plus facile de trouver la compréhension et le respect parmi ses adversaires politiques que parmi les membres de son parti. Cette relation doit être étudiée afin de comprendre le "ratio" des lettres de Gramsci et le "ratio" qui a poussé Mussolini, entre autres avec une grande sollicitude, à aller à la rencontre de son principal ennemi.

Source : ilprimatonazionale.it

vendredi, 31 décembre 2021

Protectionnisme et industrialisation - La théorie économique de Mihail Manoilescu. 

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Protectionnisme et industrialisation - La théorie économique de Mihail Manoilescu

Par Bogdan C. Enache

Ex: https://blog.ignaciocarreraediciones.cl/proteccionismo-e-industrializacion-la-teoria-economica-de-mihail-manoilescu-por-bogdan-c-enache/

(Note de la rédaction : Mihail Manoilescu (1891-1950) était un économiste roumain très influent dans l'espace des pays périphériques, notamment en Europe de l'Est et en Amérique latine, en particulier au Brésil, au début du XXe siècle. Ses idées sur le développement de l'industrie nationale et le protectionnisme stratégique contredisent clairement l'orthodoxie néolibérale dominante, mais l'environnement dans lequel elles ont été générées et débattues présente encore de nombreuses similitudes - et donc une pertinence - avec la situation des États qui cherchent actuellement à naviguer dans un système économique mondial d'échanges asymétriques, d'exploitation commerciale et de coercition de la souveraineté aux mains d'acteurs nationaux et transnationaux et d'entités multilatérales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international).

(Version espagnole de Gonzalo Soaje, gonzalosoaje@ignaciocarreraediciones.cl)

En dehors du Brésil et de la Roumanie, Mihail Manoilescu est essentiellement un économiste oublié, et même dans ce dernier pays, lorsque son nom est mentionné, il est généralement enseigné comme un théoricien du commerce ou un protectionniste, bien qu'il soit un théoricien du développement, de la croissance, du commerce et de la planification industrielle, tous réunis en un seul. En bref, il était essentiellement un théoricien implicite de la macroéconomie (1) à une époque où la macroéconomie commençait tout juste à s'imposer comme une discipline. Le peu de choses que l'économie anglo-saxonne d'après-guerre a assimilé de lui s'est produit indirectement et presque par hasard, par l'intermédiaire d'économistes en dehors du courant dominant de Paul Samuelson qui, peut-être en raison de leurs positions idéologiques "entachées", ou du peu d'attention accordée à la Roumanie après l'établissement du régime communiste, ont rarement mentionné son nom, comme ils ne l'ont pas fait, mentionnent rarement son nom, comme la "théorie des pièges du développement" de Paul Rosenstein-Rodan ou la "théorie des cycles de dépendance des produits de base" de Raul Prebisch (*), même si, dans les années 30, Manoilescu avait une énorme influence intellectuelle et politique. À l'époque, il était une sorte d'icône intellectuelle pour le groupe des économies moins développées des institutions de Genève - le Fonds monétaire international (FMI)/la Banque mondiale/l'Organisation mondiale du commerce (OMC) naissante de l'ère de la Société des Nations - contre l'orthodoxie de l'économie politique de l'époque, ainsi qu'un intervenant régulier aux conférences de style Davos organisées par les régimes d'António de Oliveira Salazar (2), de Benito Mussolini (3) et aussi d'Adolf Hitler (4). 

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Keynes des pauvres 

Bien que le lien soit rarement fait, sa théorie a plus de points communs avec celle de John Maynard Keynes qu'avec la pensée protectionniste antérieure. Dans la macroéconomie de Keynes, qui s'applique aux économies industrialisées ou développées, la théorie classique de l'équilibre de l'offre et de la demande est réfutée par l'existence de ressources inutilisées, de la pauvreté au milieu de l'abondance. Dans la théorie de Manoilescu, un programme protectionniste d'industrialisation "big push" qui brise les contraintes apparentes telles que l'avantage comparatif est basé sur l'existence de ressources sous-utilisées, d'une abondance au milieu de la pauvreté. Alors que Keynes devait s'attaquer au problème du chômage de masse dans les sociétés industrialisées, Manoilescu se concentrait sur le sous-emploi de masse dans les sociétés agraires, qui devenait également un risque politique compte tenu de l'élévation du niveau d'éducation et des attentes (en effet, le mouvement en Roumanie (**) qu'il a approché dans la dernière partie de sa carrière était, par essence, une révolte en Roumanie), en substance, une révolte de la première génération de paysans ayant reçu une éducation universitaire, une conséquence de la fracture rurale-urbaine plutôt qu'une fracture urbaine-urbaine, correspondant parfaitement à ce que Samuel Huntington définira plus tard, sans jamais faire référence à la Roumanie, comme des "révolutions rouges-vertes" simultanées dans des sociétés en mutation).

Le commerce était plus essentiel pour Manoilescu que pour Keynes, car pour une économie essentiellement agraire, en particulier une économie souffrant d'inflation en temps de guerre comme celle de la Grande-Bretagne, mais également privée de ses réserves d'or, les exportations de matières premières vers les économies industrielles étaient essentielles pour maintenir la stabilité monétaire. Il ne faut pas oublier qu'au sommet de son influence, Manoilescu était, sinon un théoricien monétaire travaillant pour l'administration coloniale britannique en Inde comme Keynes, du moins un praticien monétaire, en tant que gouverneur de la Banque nationale de Roumanie. Dans une économie où les importations consistent principalement en biens industriels, qu'ils soient destinés à l'investissement en capital ou à la consommation ostentatoire de la classe riche selon Veblen, la demande et la volatilité des prix des produits agricoles dans les pays industriels importateurs ont eu un impact négatif sur la stabilité monétaire du pays exportateur. Par conséquent, l'industrialisation par la substitution des importations et le protectionnisme promus par la théorie de Manoilescu avaient non seulement une dimension de croissance et de développement, mais aussi une dimension monétaire.   

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Le libre-échange en déclin

L'intérêt de Manoilescu pour l'industrialisation et les tarifs douaniers comme moyen d'y parvenir n'était pas original. Après l'ère Cobden-Chevalier des accords de libre-échange au milieu du XIXe siècle, l'Europe s'oriente vers des politiques tarifaires bien avant le début de la Première Guerre mondiale. Bien qu'elles n'aient été officiellement indépendantes qu'en 1877, les Principautés roumaines, puis les Principautés unies de Roumanie et enfin simplement la Principauté de Roumanie ont non seulement participé, bien que souvent d'office, à la vague de libre-échange de Manchester, mais ont été une sorte de berceau de la politique de laissez-faire, à tel point que certains historiens parlent aujourd'hui encore d'une grande expérience de modernité appliquée pour la première fois sur ces terres. Étant officiellement des États vassaux de l'Empire ottoman, mais sous la protection partagée des grandes puissances de l'époque et, après 1859, pratiquement indépendants, la politique de libre-échange sans restriction sur les terres roumaines convenait non seulement aux puissances rivales mais aussi, du moins à cette période de formation de l'État-nation, aux élites roumaines, qui l'ont intériorisée après le démantèlement du monopole commercial ottoman en 1828 et y ont vu un gage de sécurité, compte tenu notamment de l'importance croissante de la route fluviale du Danube, qui a donné naissance à la première institution internationale permanente : la Commission du Danube. Ainsi, le premier et unique prince dirigeant des Principautés unies de Roumanie, Alexandru Ioan Cuza, a pu déclarer au Parlement, en harmonie quasi totale avec les libéraux de 1848 et l'opposition conservatrice, que le pays était opposé à tout régime protectionniste, car la véritable bataille de politique économique de l'époque était la redistribution de la propriété foncière. Cependant, dans les décennies qui ont suivi l'indépendance du pays et la proclamation d'un royaume, dans toute l'Europe, l'idéologie du libre-échange a atteint son apogée et a simultanément commencé à perdre du terrain. En Roumanie, ce passage d'un régime de libre-échange à une protection modérée a commencé avec la loi générale sur les tarifs de 1886, renouvelée et améliorée par la loi générale sur les tarifs de Costinescu en 1906. Cette politique établie, ainsi que sa formation saint-simonienne, ont fait de Manoilescu l'un des principaux promoteurs de l'industrialisation du pays : un néo-libéral (sic !) dans le vocabulaire politique de l'époque, c'est-à-dire un libéral qui croyait en l'utilisation de l'État pour réaliser le progrès économique, contrairement aux vieux libéraux (5) qui s'accrochaient encore au libre-échange et à une politique relativement non interventionniste, qui, dans la Roumanie de l'entre-deux-guerres, ont fini par se ranger du côté du Parti national paysan plutôt que du côté des libéraux. Ce fut le cas de Gheorghe Tașcă, le plus sérieux critique de Manoilescu en Roumanie. Selon lui, et selon d'autres économistes du Parti national paysan comme Virgil Madgearu, une politique de protectionnisme visant à accélérer l'industrialisation serait préjudiciable à la population agraire et empêcherait ou retarderait la modernisation du secteur car les agriculteurs devraient payer un coût plus élevé pour acquérir des outils. 

"La protection à court terme impose un coût à court terme au consommateur pour un bénéfice national à long terme ; à long terme, pour ainsi dire, elle devrait se payer d'elle-même".

Guerre commerciale avec l'Autriche-Hongrie

Les droits de douane de 1886 sont le résultat d'une longue guerre commerciale avec l'Autriche-Hongrie après la signature d'une convention de libre-échange en 1876 sur le mouvement du bétail. Bien que l'accord ait réduit les droits de douane et comporte une clause de libre transit mutuel, il ne contenait pas de réglementations non tarifaires telles que les réglementations vétérinaires, et les autorités de Vienne ont profité de cette lacune pour interdire les exportations de bétail roumain, décimant ainsi l'industrie et contribuant à convertir le secteur agricole roumain d'exportateur de bétail en producteur de céréales. Mais les tarifs douaniers de 1886 étaient également fondés sur l'argument de l'industrie naissante, aujourd'hui tout à fait dominante, de créer un marché pour la production industrielle nationale. Selon l'argument de l'industrie naissante à la Friedrich List, les tarifs douaniers restaient un coût irrécupérable pour les consommateurs, mais un coût temporairement irrécupérable nécessaire pour qu'une entreprise ou une industrie émerge là où il n'y en avait pas, face à une concurrence dévastatrice et pas toujours loyale. En bref, l'argument du tarif pour les industries naissantes était que, sans lui, il n'y aurait pas de marché de taille suffisante pour rendre la construction d'une usine plus rentable que l'importation de biens industriels, mais qu'une fois l'usine en activité, c'est-à-dire lorsque l'industrie arrive à maturité, le tarif, qui couvrait essentiellement le coût de l'investissement fixe dans la nouvelle industrie, n'est plus nécessaire et les biens de consommation produits peuvent alors être encore moins chers que ceux importés. Ainsi, la protection à court terme impose un coût à court terme au consommateur pour un bénéfice national à long terme ; à long terme, pour ainsi dire, elle devrait s'amortir.

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Conformément à l'industrie naissante et à la politique de développement naissante, les tarifs généraux de 1886 et 1906 n'étaient pas des mesures protectionnistes grossières. Ils prévoyaient des exemptions pour l'importation de machines et d'autres biens d'équipement nécessaires à l'investissement dans les installations de production nationales et étaient accompagnés de lois facilitant l'accès au crédit (un autre problème dans les économies moins développées) pour les entrepreneurs en herbe, qui pouvaient toutefois faire l'objet d'abus et créer une relation clientéliste corrompue entre la politique, la bureaucratie et les entreprises. Toute cette industrie de promotion des politiques commerciales, fiscales et de crédit, déjà en place depuis la fin du XIXe siècle, constitue l'arrière-plan de la théorie de Manoilescu. Mais sa théorie, bien qu'elle puisse être considérée comme une systématisation de la politique roumaine établie - du parti libéral, en particulier - du début du 20e siècle, va au-delà des arguments protectionnistes antérieurs sur certains points importants.   

Programme de Vintilă Brătianu 

Le décideur économique le plus influent de la Roumanie du début du XXe siècle est Vintilă Brătianu, issu de la famille Brătianu qui a pratiquement présidé successivement le Parti national libéral depuis sa création jusqu'aux années 1930. Il est l'auteur du programme économique libéral dont le slogan électoral a saisi l'essentiel avec une concision élégante et durable, "Par nous". Alors que Manoilescu était un fonctionnaire de bas niveau, dont le milieu familial était lié au mouvement socialiste qui, en 1899, a rejoint le Parti national libéral en tant que faction autonome, Vintilă Brătianu était l'homme politiquement et financièrement bien connecté en charge du développement de l'industrie roumaine.

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Pays agraire, par la proportion de l'occupation de la population et de la production nationale, la Roumanie était aussi un pays riche en ressources naturelles, surtout en ressources naturelles qui étaient alors à l'avant-garde du développement industriel, comme le pétrole. Le slogan du Parti libéral faisait avant tout référence à un débat sur la meilleure façon de promouvoir le développement de ces ressources. Le parti conservateur, bientôt remplacé, avec l'introduction du suffrage universel masculin en 1917, par le parti national paysan en tant que deuxième parti le plus important, était plus enclin à une politique de laissez-faire, comme le montre le compromis de la loi sur les mines de 1895, qui, dans le programme du parti national paysan, est devenu connu sous le nom de "politique de la porte ouverte". Cela signifiait qu'il fallait autoriser des investissements étrangers débridés, car cela correspondait aux intérêts de ses électeurs agraires orientés vers l'exportation, tandis que les libéraux promouvaient une série de politiques fiscales et réglementaires (quotas de propriété du capital, quotas de représentation de la nationalité des dirigeants, etc.), dont le point culminant était un article constitutionnel de 1923 établissant la propriété publique des ressources souterraines, conçu pour donner au gouvernement roumain et aux propriétaires roumains de l'industrie d'exploitation des ressources un rôle majeur.  

Lien avec le socialisme 

La théorie de Manoilescu est autant le produit de la pensée et des politiques économiques libérales de l'époque que celui des débats socialistes locaux. Le principal théoricien socialiste de la Roumanie de la fin du XIXe siècle, un pays qui avait une communauté de phalanstères de type Fourrier (***) dès 1830, était un homme appelé Constantin Dobrogeanu-Gherea, l'un des fondateurs du Parti roumain des travailleurs socialistes démocratiques (1893), dont la grande originalité était d'avoir remarqué que la théorie économique marxiste orthodoxe ne correspondait pas tout à fait aux faits de pays comme la Roumanie, car au lieu d'un grand prolétariat opprimé comme en Allemagne, on pouvait trouver une grande paysannerie opprimée comme en Allemagne, on pouvait trouver une grande paysannerie opprimée dont la conscience de classe fonctionnait différemment de celle des travailleurs (David Mitrany, un théoricien britannique des relations internationales né en Roumanie au milieu du 20e siècle, écrira plus tard que l'existence de cette grande paysannerie, dotée de la propriété foncière, dans des pays comme la Roumanie ou la Pologne, d'ailleurs, était précisément ce qui rendait la révolution bolchevique peu attrayante dans ces pays). L'accent mis par Manoilescu sur le produit global de la valeur du travail et sa distribution, bien que filtré par David Ricardo, remonte à ces débats socialistes et libéraux de gauche roumains sur la paysannerie. Le point culminant a été atteint dans la décennie qui a suivi le soulèvement des paysans de 1907 contre les propriétaires terriens qui louaient souvent leurs biens à des administrateurs, soulèvement qui, dans de nombreuses régions du pays, a dû être réprimé par l'armée. La paysannerie roumaine a mis le feu aux poudres, renversé un gouvernement conservateur, fait des milliers de morts selon un bilan encore indéterminé, et le bouleversement a fait la une des journaux du monde entier. Avec la génération de Mihail Manoilescu, la paysannerie roumaine va entrer dans la théorie économique.  

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La Roumanie d'après 1918 a considérablement accru la portée de la politique de développement industriel du Parti national libéral. Bien que le pays ait plus que doublé en taille, il est resté une nation agraire. L'unification a intégré quelques provinces légèrement plus industrialisées gouvernées par les Austro-Hongrois, ainsi qu'une province pratiquement non industrielle anciennement gouvernée par la Russie, laissant le pays globalement identique à ce qu'il était auparavant. Toutefois, son potentiel et ses ambitions économiques étaient bien plus importants. 

L'économie communautaire

Manoilescu développe sa théorie dans ce contexte roumain d'après-guerre, marqué par les grandes ambitions du programme économique national-libéral et les déséquilibres économiques de l'économie de guerre, à savoir l'inflation, la dépréciation de la monnaie, la dette et des économies plus fermées.

À l'époque, les débats économiques internationaux dans les forums officiels se concentrent sur le rétablissement de la stabilité monétaire d'avant-guerre, un effort auquel la Roumanie, membre du bloc aurifère de l'Union latine, se joint, bien que la plupart de ses réserves d'or aient été confisquées par l'Union soviétique. La Russie, qui y a été envoyée en sûreté en 1917 lorsque l'Allemagne et ses alliés ont envahi plus de la moitié du pays, ne parvient jamais vraiment à établir la parité d'avant-guerre et dévalue sa monnaie à plusieurs reprises. La deuxième grande question était le rétablissement du commerce et des flux de capitaux dans le contexte de l'après-guerre, qui, dans la pratique, est étroitement lié à la première question. Les propositions les plus ambitieuses à cet égard, qui sont aujourd'hui considérées comme les précurseurs de l'Union européenne, prévoyaient une zone de libre-échange à l'échelle européenne, voire une union douanière à l'échelle européenne. La région de l'ancien empire des Habsbourg ou de l'Empire austro-hongrois, qui englobe aussi en partie le royaume de Roumanie, est le plus souvent citée comme exemple dans ces propositions des effets économiques pernicieux de la fragmentation nationale, tandis que d'éminents économistes autrichiens, travaillant à l'intérieur ou à l'extérieur des bureaux de la Société des Nations, comme Gottfried Haberler ou Fritz Machlup, jetteront les bases de la théorie moderne de l'intégration économique. Cependant, aucun État n'était vraiment disposé à démanteler complètement les nombreux contrôles, réglementations et restrictions mis en place pendant la guerre et servant aujourd'hui divers groupes d'intérêts.

Outre ces deux grandes questions, un troisième grand débat économique s'est déroulé à Genève, où se trouvaient les bureaux de la Société des Nations, opposant les intérêts des pays développés ou industrialisés à ceux des économies agraires ou moins développées, représentées principalement par les pays d'Europe centrale et orientale et ceux d'Amérique latine, bien que les pays d'Europe du Sud aient également été impliqués, en ce qui concerne les termes de l'échange déloyaux (6). Le problème sera aggravé pendant l'entre-deux-guerres par l'instabilité du dosage des politiques dans les pays industrialisés, où l'insistance orthodoxe sur les taux de change fixes de l'étalon-or et la libre circulation des capitaux à la fin du XIXe siècle cohabitent avec un système désorganisé de contrôles croissants, de restrictions commerciales et de préférences coloniales, ce qui rend difficile pour les pays exportateurs de matières premières de préserver leur stabilité macroéconomique. C'est dans ces circonstances que la théorie de Manoilescu a acquis une notoriété internationale. Elle promettait aux pays en développement un moyen de prendre en main leur destin économique et l'espoir de combler l'écart avec les économies développées ou, du moins, de devenir plus autosuffisants. Le fait qu'il ait capté le sentiment de repli sur soi et de nationalisme qui régnait partout dans les années précédant et suivant la Grande Dépression faisait partie de son attrait. Aujourd'hui encore, il constitue un remarquable témoignage intellectuel, essentiel à la compréhension de cette période turbulente. 

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"Cette simple observation se généralise en ce que l'on appelle la constante de Manoilescu ou le ratio de Manoilescu : la productivité de l'industrie est toujours supérieure à celle de l'agriculture. Par conséquent, une politique d'industrialisation se justifie pour des raisons économiques."

Au-delà de Ricardo 

La théorie de Manoilescu commence par un ensemble d'observations empiriques. Les biens agricoles, mais aussi les produits de base en général, ont une valeur par unité d'heure travaillée inférieure à celle des biens industriels, car une production plus élevée implique des coûts moyens plus élevés ou un revenu moyen plus faible. Cette simple observation se généralise en ce que l'on appelle la constante de Manoilescu ou le ratio de Manoilescu : la productivité de l'industrie est toujours supérieure à celle de l'agriculture. Par conséquent, une politique d'industrialisation se justifie pour des raisons économiques. Une politique protectionniste quasi-autarcique comme moyen de parvenir à l'industrialisation n'est pas un non-sens, puisque le coût d'opportunité des droits de douane n'est pas le surplus du consommateur auquel on renonce comme dans la théorie orthodoxe, mais la production à valeur ajoutée à laquelle on renonce du fait de l'existence du droit de douane. L'argument de l'avantage comparatif suppose un modèle simple à deux biens et deux prix, tandis que l'argument généralisé de Manoilescu révèle un modèle à deux biens et quatre prix, dans lequel la poursuite de la prescription conventionnelle de l'avantage comparatif est une solution sous-optimale. Comme dans la macroéconomie keynésienne, la prémisse cachée de l'argument était l'existence de ressources sous-développées, plutôt que sous-utilisées, telles que le capital humain, le savoir-faire et l'épargne. Cela n'a pas toujours été le cas, bien que depuis les années 1860, la Roumanie ait eu une série de politiques éducatives, dont l'enseignement primaire obligatoire, de bonnes écoles secondaires dans les villes, des programmes d'alphabétisation et de culture populaire dans les zones rurales, ainsi qu'une élite ayant reçu une éducation occidentale privée ou publique, qui, dans l'entre-deux-guerres, reproduisait et maintenait une vie universitaire, culturelle et scientifique, petite mais vivante, de niveau comparable, dont Manoilescu (et de nombreuses autres personnalités) était un produit (7). 

Résultats non concluants 

Bien que le programme autarcique de Manoilescu n'ait jamais été appliqué systématiquement en Roumanie, le programme national-libéral "Par nous", plus systématique, dont il s'est inspiré pour son modèle abstrait, a été la politique dominante dans l'entre-deux-guerres, à l'exception du changement de politique inopportun du gouvernement national paysan, lorsqu'en pleine Grande Dépression, alors que le protectionnisme sévissait dans le monde entier, la Roumanie a effectivement essayé son programme de libéralisation "Portes ouvertes". Et malgré les nombreuses critiques que l'on peut formuler à l'encontre de cette politique protectionniste de développement industriel durant cette période turbulente et compliquée, le fait est qu'en 1938, l'industrie, les services et la construction ont dépassé la barre des 50% de la production nationale (8). En quelque trois décennies, marquées par une guerre coûteuse et une dépression mondiale, le pays s'est transformé d'un pays essentiellement agraire, avec une économie essentiellement ferroviaire et portuaire, en un pays agro-industriel, avec quelques industries de pointe et des produits industriels surprenants tels que l'avion de chasse IAR-80, tant admiré et redouté, produit localement et détruit par les Soviétiques jusqu'à sa dernière pièce. Il est vrai que les séries reconstituées du PIB (9) pour la période montrent un taux de croissance par habitant maigre, presque plat, au cours de la période, avec de grands écarts par rapport à la moyenne, ce qui rend très difficile l'évaluation de l'effet endogène de la politique, mais le changement relatif de sa composition n'est pas contesté. 

Contacts fascistes 
L'esprit du fascisme

Manoilescu était lui-même un personnage controversé, pompeux et quelque peu excentrique, même à son époque, mais il reste l'économiste le plus influent, le plus oublié et le plus discrédité que la Roumanie ait jamais produit. Il est passé du statut d'ingénieur brillant et ennuyeux, d'intellectuel et de haut fonctionnaire à celui d'une personnalité politique influente et pas toujours couronnée de succès, mais sans jamais disposer d'un grand nombre de partisans.

Bien qu'il ait commencé par être une sorte de Vintilă Brătianu néo-libéral, travaillant pour le premier gouvernement libéral de l'après-Première Guerre mondiale, il dédaigna, comme beaucoup d'intellectuels de son temps, en particulier celui issu des boyards ruraux des plaines du sud de la Moldavie, la soi-disant oligarchie libérale organisée autour de la famille Brătianu et entra en politique avec le plus grand rival du Parti libéral au début des années 1920, le Parti du peuple formé par le maréchal Alexandru Averescu, un héros de guerre à la retraite.

Comme un certain nombre d'intellectuels roumains et européens en général, il a rapidement développé de la sympathie et de l'admiration pour le régime de Mussolini, sur lequel il a théorisé de manière extensive et originale. Il l'a trouvé inspirant pour son efficacité apparente à relever les défis et à surmonter les contradictions de l'économie et de la société modernes, une étape logique dans l'histoire de l'organisation politique et sociale. Et, comme l'a montré l'économiste politique Philippe C. Schmitter, certaines parties de ses idées corporatistes ont perduré jusqu'à aujourd'hui, bien que sous une forme démocratique, dans les multiples organes qui rassemblent les fonctionnaires gouvernementaux, les employeurs et les syndicats de travailleurs qui existent à travers l'Europe et qui constituent une caractéristique du capitalisme continental de la fin du 20e siècle. 

En 1930, il soutient le retour sur le trône du prince Carol (le futur roi Carol II), qu'il connaît personnellement depuis ses années d'école et qui avait été déshérité en 1926, sous le gouvernement libéral de Ionel Brătianu. Cela lui vaut une carrière politique de courte durée au sein du Parti national paysan, le parti au pouvoir à l'époque, qui, sous la direction de Iuliu Maniu, a pratiquement permis ce que l'on a appelé "la restauration", dont il s'est retiré après s'être brouillé avec Virgil Madgearu, l'économiste en chef du parti. Pendant un certain temps, au début des années 1930, Manoilescu était considéré comme un membre du cercle étroit des collaborateurs du roi Carol II - la clique, comme l'appelaient ses détracteurs. Cependant, les deux ne se sont pas entendus longtemps. En tant que gouverneur de la Banque nationale de Roumanie en 1931, il a refusé de renflouer une banque roumaine très importante et emblématique de l'époque, la banque Marmorosch, Blank & Co, ce qui, selon les rumeurs et spéculations politiques de la presse enfiévrée de l'époque, l'a monté contre le roi Carol ou les intérêts supposés des amis du roi dans cette affaire.   

Quoi qu'il en soit, Manoilescu s'est déplacé vers l'extrême droite, a fondé son propre parti ou sa ligue corporatiste insignifiante et, à la fin des années 1930, est devenu un mécène du mouvement légionnaire, au moment où le roi Carol II commençait à le réprimer durement. En 1940, alors que le régime schmittien du roi Carol II s'effondre, il se voit néanmoins confier le rôle de bouc émissaire chargé de négocier avec la Bulgarie l'arbitrage dit de Vienne, orchestré par Mussolini et Hitler, dont l'intention officielle est de revoir les injustices très médiatisées de la paix de Versailles dans le sud-est de l'Europe, ce qui entraîne la perte de deux comtés côtiers roumains. Le vaniteux Manoilescu a rempli ce rôle dans l'espoir encore plus vain d'éviter une perte territoriale beaucoup plus importante au bénéfice de la Hongrie dans des négociations parallèles qui déboucheraient sur un diktat. Comme d'autres hauts fonctionnaires experts, il a continué à exercer cette fonction sous le régime du général Ion Antonescu, bien que sa gestion de la crise existentielle du pays à l'été 1940, avec les pertes territoriales qui s'ensuivirent sur les trois fronts, ait nui à sa réputation, même auprès des partenaires de la coalition légionnaire pro-nazie du régime militaire d'Antonescu.

Lorsque la Roumanie a rompu son alliance avec l'Allemagne et qu'a pratiquement commencé l'occupation soviétique - qui a d'abord déplacé d'importants équipements industriels, parfois même des usines entières, puis extrait du pays des quantités considérables de ressources naturelles (des céréales et du pétrole à l'uranium) à titre de réparations de guerre par le biais d'une série de coentreprises pendant une dizaine d'années - il a fait partie du premier groupe d'hommes politiques et de hauts fonctionnaires à être arrêtés. Il a réussi à rédiger ses Mémoires pendant une brève période de liberté, avant d'être emprisonné par le régime communiste roumain fantoche installé par les Soviétiques dans la tristement célèbre prison de Sighet, où il mourra plusieurs années plus tard, sans procès et enterré dans une tombe anonyme, comme de nombreuses autres personnalités politiques de l'époque de différentes obédiences.   

"Sa théorie du développement industriel par substitution aux importations, fondée sur l'expérience roumaine d'avant la Seconde Guerre mondiale, était en fait une politique répandue dans l'ensemble du monde en développement dans les années 1950 et 1960".

L'oubli et le souvenir 

Le plus grand héritage intellectuel de Manoilescu se situe aujourd'hui en dehors de la Roumanie, notamment au Brésil, où le régime de Getúlio Vargas (photo, ci-dessous) à la fin des années 1930 a adopté ses idées comme politique économique officielle, même si son influence opérationnelle officieuse, qu'il serait très intéressant d'étudier systématiquement, est bien plus importante et peut être détectée dans divers pays au-delà de l'Amérique latine, de l'Inde post-coloniale à, en un sens, la politique économique chinoise contemporaine.

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Sa théorie du développement industriel par substitution aux importations, fondée sur l'expérience roumaine d'avant la Seconde Guerre mondiale, était en fait une politique répandue dans l'ensemble du monde en développement dans les années 1950 et 1960 et s'apparente à la politique plus réussie du Japon et, plus généralement, de l'Asie de l'Est en matière d'industrialisation et de promotion des exportations, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, il est pratiquement inconnu aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où l'on s'attendrait à trouver toute la sagesse de l'économie sous une forme lisible, oublié en France et en Allemagne, où il a publié ses principaux ouvrages, tandis qu'au Brésil, il est toujours enseigné dans les départements d'économie et est connu des intellectuels et des responsables de la politique économique.

cpmm.jpgEn Roumanie, il semble à première vue presque aussi oublié que n'importe où ailleurs qu'au Brésil ; aucun livre n'a été publié sur lui ou ses idées, seulement des informations éparses ici et là, et très peu de chercheurs, pratiquement aucun éminent, qui prétendent vraiment poursuivre ou engager son héritage intellectuel (ndt: on notera toutefois le livre de Cristi Pantelimon, v. ci-contre) ; mais les vestiges de sa vie et de sa pensée sont toujours là et refont inévitablement surface de temps en temps, généralement avec une certaine controverse concernant son antisémitisme, comme lorsque la Banque nationale de Roumanie a émis en avril 2016 une pièce de collection à l'effigie de Mihail Manoilescu, dans le cadre d'une série commémorant ses anciens gouverneurs. 

Le colonialisme financier mondial

La réapparition la plus notable a eu lieu sous le régime communiste de Nicolae Ceaușescu et pratiquement toutes les connaissances et utilisations qui existent actuellement en Roumanie concernant la théorie de Manoilescu remontent à cette période. Après avoir refusé de participer, et même condamné publiquement, l'invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie en 1968, Ceaușescu a cherché à éloigner la Roumanie communiste de l'hégémonie de Moscou. Sur le plan interne, cela signifiait avant tout une politique de désoviétisation culturelle et de réhabilitation des valeurs nationales, qui avait en fait commencé timidement sous son prédécesseur, Gheorghe Gheorghiu-Dej, peu après la négociation réussie du retrait des troupes soviétiques du territoire roumain en 1958, mais sans réforme réelle et profonde du système communiste en tant que tel.

Sur le plan extérieur, elle inaugure une période de diplomatie multilatérale, également initiée par Dej avec une déclaration équidistante sur le conflit de leadership sino-soviétique au sein du bloc communiste, qui comprend, entre autres, l'adhésion exceptionnelle de la Roumanie communiste au FMI et à la Banque mondiale en 1972, avec le statut de pays en développement, le même groupe de pays couvrant l'Amérique du Sud, qui a grandement apprécié et utilisé les idées de Manoilescu dans la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), une organisation qui a finalement réalisé une initiative de 1939 formulée pour la première fois à la Société des Nations à Genève.

L'éloignement de Moscou et l'ouverture de la Roumanie communiste à l'Ouest et au reste du monde à la fin des années 1960 et dans les années 1970 ont permis au régime de Ceaușescu d'accéder à des crédits en dollars, à des transferts de technologie et à des marchés étrangers pour mener à bien un ambitieux programme d'industrialisation. Bien que le régime n'ait jamais abandonné la planification centrale et les références de style soviétique, la désoviétisation culturelle, associée à l'engagement économique de l'Occident et du tiers monde, a permis, et même nécessité, la renaissance de certaines idées et pratiques économiques clés qui ont guidé la politique et la pensée économiques précommunistes de la Roumanie. Dès 1965, avant même que Ceaușescu n'accède à la succession, le régime communiste roumain s'est mobilisé pour rejeter la proposition d'un économiste soviétique, le plan dit Emil Valev, pour l'intégration économique de l'Europe de l'Est et de l'Union soviétique, le COMECOM (10), basé sur le principe de la spécialisation de la production, qui aurait transformé près de la moitié de la Roumanie d'après la Seconde Guerre mondiale en une périphérie agricole de Moscou. L'homme chargé de démolir intellectuellement le plan Valev par le Politburo roumain était Costin Murgescu, un historien de l'économie avec un passé idéologique jeune de légionnaire devenu communiste. En 1967, il se voit également confier la direction d'un nouvel institut de recherche économique directement subordonné au ministère du commerce extérieur et de la coopération internationale, bientôt connu sous le nom d'Institut de l'économie mondiale, où a été élaborée la majeure partie de la pensée économique de la dernière partie de la période communiste et où ont été formés la plupart des hauts fonctionnaires qui continuent d'occuper des postes décisionnels importants à ce jour.

Le principal ouvrage de Manoilescu y a été réimprimé en 1986, à une époque où le régime s'engageait pourtant dans une politique autarcique extrêmement coûteuse d'un point de vue social. La crise pétrolière des années 1970 et la chute du régime du Shah en Iran, avec lequel la Roumanie communiste entretenait de bonnes relations ; la hausse des taux d'intérêt sur ses engagements en dollars lorsque Paul Volcker (****) a commencé à contrôler l'inflation ; la perte de la bonne volonté des États-Unis à l'égard du régime de Ceaușescu créée lors des manœuvres diplomatiques d'Henry Kissinger pour mettre fin à la guerre du Vietnam et de la détente qui a suivi, en raison de son bilan décevant en matière de droits de l'homme ; et la concurrence accrue des pays exportateurs d'Asie de l'Est, mobiles vers le haut, bon marché et innovants, sur les marchés du tiers monde, se sont combinés au début des années 1980 pour contraindre le régime communiste roumain à mener ce que l'on appellerait aujourd'hui une politique d'austérité extrême. Contrairement à ce qui se passe dans les économies capitalistes, l'austérité, c'est-à-dire la réduction des dépenses publiques courantes pour rembourser ou contrôler les coûts de la dette encourue, n'a pas été synonyme de chômage et de faillites, mais de pénurie chronique de biens et de détérioration de leur qualité. Cependant, la marche vers l'industrialisation, inspirée par le dogme marxiste-léniniste, mais désormais renforcée par certaines des considérations de Manoilescu et d'autres pré-communistes, n'a pas été abandonnée. Au contraire. La nouvelle politique supposait non seulement la liquidation forcée des établissements ruraux et la construction de luxueux centres civiques, mais, après avoir remboursé toute la dette en dollars acquise pendant la période de détente, elle impliquait de suivre une politique largement planifiée d'octroi de crédits aux pays du tiers-monde pour les importations roumaines (bien qu'à ce jour, on constate que certaines dettes impayées de l'ère Ceausescu figurent dans les registres financiers de pays comme la Libye, Cuba, le Vietnam, etc.) Cette économie de pénurie de biens de consommation est ce qui, selon de nombreuses personnes, a finalement entraîné la chute du régime Ceausescu, tandis que l'indépendance financière vis-à-vis de l'argent soviétique et occidental est ce qui, selon certains, a retardé la transition vers une économie de marché dans le pays après 1989, par rapport à ses voisins du nord-ouest. Cet échec économique de la transition roumaine peut se mesurer assez simplement : d'un niveau de PIB par habitant presque égal, voire supérieur de 4,76%, en 1989 par rapport à celui de la Pologne, le pays était en 2017 environ 12,97% en dessous, selon les statistiques actuelles de la Banque mondiale (11). 

L'éléphant dans la pièce 

Les appels plutôt populistes en faveur de la protection du capital roumain et d'une nouvelle politique industrielle nationale, lancés crescendo ces dernières années par le parti social-démocrate, souvent soutenu par le parti national libéral ou par des factions indépendantes de ce dernier qui se partagent actuellement le pouvoir, ne font que rarement, voire jamais, référence au programme national libéral de développement industriel d'avant le communisme, aux travaux de Manoilescu ou à l'utilisation par le régime communiste de certaines de ses applications dans ses affaires internationales, bien qu'il existe une étrange similitude. Toutefois, bon nombre des personnes qui avancent ces arguments aujourd'hui sont en fait d'anciens étudiants et de jeunes professeurs qui l'ont lu et édité dans les années 1970, 1980 et même au début des années 1990, et qui devraient bien connaître l'histoire économique de la Roumanie, puisqu'ils en sont en partie et dans une certaine mesure les derniers protagonistes. Ainsi, Cristian Socol, le principal défenseur d'une nouvelle politique industrielle nationale, ne mentionne ni Manoilescu ni les rudiments de la planification industrielle réalisée à son époque, peu avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, qui impliquait un autre économiste roumain de premier plan, Nicolae Georgescu-Roegen, Il a préféré faire la publicité de ses conseils politiques en se référant aux expériences françaises et néerlandaises plus prestigieuses de la Seconde Guerre mondiale, ou au mieux en faisant une référence passagère aux développements brésiliens ultérieurs de ses idées, bien que les observateurs experts puissent facilement lire entre les lignes.   

Notes sur la révolution à venir

Et le fait que la Commission nationale pour la stratégie et la prévision, récemment rebaptisée, qui est censée remplir les fonctions de planification et de prévision indicatives des institutions équivalentes fondées par Jean Monnet et Jan Tinbergen à l'apogée de la planification stratégique, a été dotée par le gouvernement social-démocrate de Viorica Dăncilă d'un comité d'anciens membres du Conseil national de planification de l'époque communiste, une institution d'un type très différent, dont la planification était impérative, remplaçant le marché sans le compléter ni le guider. Le gel intellectuel de l'ère communiste, suivi d'une transition dysfonctionnelle et plutôt décevante, a empêché un développement significatif, et pendant longtemps même la reconnaissance, de la théorie, ou de pratiquement toute théorie, en Roumanie, mais très peu de personnes de cette génération allaient réellement contester de manière critique son héritage. Dans un pays dépourvu d'une classe d'affaires et d'une culture capitaliste historiquement fortes, l'étatisme et le dirigisme tendent à être, par défaut, l'idéologie économique préférée des élites, malgré des flirts post-communistes plutôt limités, par circonstance et par nécessité, avec l'idéologie du marché libre.

Entre-temps, la théorie et la politique économiques se sont enrichies même en ce qui concerne la politique de développement industriel, offrant des raisons plutôt orthodoxes basées sur les échecs de coordination, les problèmes d'information et les économies d'agglomération pour que le gouvernement manipule les résultats du marché, alors que l'adhésion de la Roumanie à l'Union européenne (qui, en substance, consiste en une union douanière) est un facteur majeur du développement économique du pays, qui consiste essentiellement en une union douanière et un marché commun) rend l'accent mis par Manoilescu sur les droits de douane et les restrictions à l'investissement direct étranger en tant qu'instruments politiques assez problématique à poursuivre au niveau national, du moins compte tenu des engagements internationaux actuels, soulignant les limites de l'expérience passée.

Notes

(*) Économiste argentin et ancien directeur de la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC).
(**) La Garde de Fer ou Légion de l'Archange Michel, un mouvement fondé en 1927.
(***) Communauté de production et de résidence théorisée par le socialiste utopique français Charles Fourier comme base de son système social.
(****) Économiste américain et directeur de la Réserve fédérale sous les présidences de Jimmy Carter et de Ronald Reagan, de 1979 à 1987.

(1) Dans le sens où Luiz Carlos Bresser-Pereira, l'un des derniers continuateurs brésiliens de la théorie de Manoilescu, parle de la macroéconomie du développementalisme. 

(2) Le romancier portugais José Saramago, lauréat du prix Nobel, décrit l'émotion produite par l'économiste roumain lors d'un tel événement dans son roman L'année de la mort de Ricardo Reis, ce qui peut donner au lecteur une idée de la raison pour laquelle les théories de Manoilescu ont été plus largement acceptées et développées au Brésil.  

(3) Le livre de Manoilescu sur la théorie politique et l'économie, Le siècle du corporatisme (1936), a été approuvé avec enthousiasme par le dirigeant fasciste italien comme une description fidèle de l'économie politique de l'Italie fasciste.  

(4) Manoilescu a contribué et publié dans le journal du Kiel Institute für Weltwirtschaft, la principale institution de recherche économique internationale en Allemagne et la plus ancienne au monde. Raúl Prebisch y a lu son travail.

(5) La division entre les nouveaux ou néolibéraux et les anciens libéraux dans la Roumanie du début du XXe siècle, qui est marquée par le livre de Ștefan Zeletin, Le néolibéralisme (1927), n'était pas une division entre des générations biologiques, car Mihail Manoilescu et Gheorghe Tașcă, par exemple, avaient fondamentalement le même âge et venaient même du même comté, mais plutôt une division entre deux générations de dirigeants à la tête du Parti national libéral au tournant du siècle. Quoi qu'il en soit, Zeletin donne une explication roumaine de la transition visible dans toute l'Europe continentale, et plus tard aussi en Grande-Bretagne, d'une idéologie libérale de laissez-faire à une idéologie plus protectionniste et interventionniste.   

(6) Dans le cas de la Roumanie, par exemple, le rapport entre la valeur d'une tonne métrique d'exportations et la valeur d'une tonne métrique d'importations passe d'une fourchette de 0,20 à 0,35 entre 1901 et 1915 à une fourchette de 0,06 à 0,19 entre 1919 et 1937, voir. Andrei, Tudorel (ed.), România, un secol de istorie : date statistice , Editura Institutului Național de Statistică, Bucarest, 2018, p. 407. 

(7) Ainsi, par exemple, le taux d'alphabétisation, malgré des disparités régionales persistantes, a bondi de 19,6% de la population en 1899 à 61,8% en 1930. Seulement 1,1 % de la population (1,4 % d'hommes, 0,6 % de femmes) avait une formation universitaire cette année-là.

(8) Selon l'Étude économique de l'Europe, publiée à Genève en 1949, en 1938, la part de l'industrie dans le revenu national de la Roumanie était de 16,9%, les services de 39%, la construction de 5,6% et l'agriculture de 38,4%. La valeur nette de la production industrielle roumaine a été estimée à 253 millions de dollars aux prix de 1938.

(9) Les séries de données historiques proviennent d'Axenciuc (2012) et de Maddison (2018). Voir aussi Voinea, Liviu (ed.), Un veac de sinceritate. Recuperarea memoriei pierdute a economiei românești 1918-2018, Editura Publica, Bucarest, 2018.  

(10) Le Conseil d'assistance économique mutuelle, l'organisation économique du bloc de l'Est, fondé par l'Union des républiques socialistes soviétiques en 1949 en réponse au plan Marshall américain et aux dernières initiatives de l'Europe occidentale.

(11) Les deux chiffres sont exprimés en prix courants du dollar US, tels qu'ils figurent dans les données des comptes nationaux de la Banque mondiale et les fichiers de données des comptes nationaux de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

jeudi, 30 décembre 2021

Friedrich List et l'économie politique de l'État-nation

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Friedrich List et l'économie politique de l'État-nation

Par David Levi-Faur

Ex : https://blog.ignaciocarreraediciones.cl/friedrich-list-y-la-economia-politica-del-estado-nacion-por-david-levi-faur/

(Traduction espagnole de Gonzalo Soaje, gonzalosoaje@ignaciocarreraediciones.cl)

Note de l'éditeur : Cet ouvrage synthétise les principales thèses de l'économiste allemand Friedrich List et notamment les idées de son ouvrage Das nationale System der politischen Ökonomie (Le système national d'économie politique, 1841). Certaines des considérations de David Levi-Faur sur le nationalisme "éclairé", la nature "imaginaire" de l'identité communautaire, le libre-échange et la mondialisation sont ses propres interprétations et ne sont pas nécessairement la seule conclusion que l'on peut tirer des idées de List - ni celle que nous en tirerions - ce qui n'enlève rien à la pertinence de son analyse minutieuse de l'économie politique du penseur allemand. C'est pourquoi nous avons décidé de traduire ce texte et d'en faire le premier d'une série de billets de blog sur la doctrine économique nationale, le protectionnisme, l'autarcie et les modèles de développement économique centrés sur l'État-nation. - G.S.

Et la patrie et l'humanité.

(Friedrich List)

À l'ère du changement mondial, le sort de l'État-nation revêt une importance cruciale pour tous les spécialistes de l'économie politique. Cela se reflète en effet dans la grande attention et le vaste débat sur l'État-nation et le processus de mondialisation. Malheureusement, la vision de l'économie politique du nationalisme reste largement inexplorée dans cette discussion (1). Le nationalisme est rarement reconnu comme une source de légitimité et d'orientation pour la gestion de l'économie de l'État-nation. Peu de choses ont changé depuis que l'économiste britannique Joan Robinson a affirmé qu'"au milieu de toute cette confusion, il existe une masse solide et immuable d'idéologie que nous tenons tellement pour acquise qu'on la remarque rarement, à savoir le nationalisme". La nature même de l'économie est enracinée dans le nationalisme" (Robinson, 1962 : 124). Au-delà de l'importance de la déclaration de Robinson, aucune théorie "positive" du nationalisme économique n'a émergé depuis lors. Nos étudiants peuvent en savoir beaucoup sur le libéralisme économique et le socialisme économique, mais ils en savent généralement très peu, voire rien, sur le nationalisme économique (2). Bien sûr, ce n'est pas la faute des étudiants ; très peu de choses ont été écrites sur le sujet de l'économie politique du nationalisme et, à cet égard, les enseignants sont confrontés à un problème similaire à celui de leurs étudiants.

Pour une économie politique plus fertile et productive, il convient d'explorer l'interaction entre l'économie et le nationalisme. En effet, il s'agit d'un problème des plus urgents. À une époque d'"interdépendance en cascade" (lire mondialisation), le fait de négliger le nationalisme - son interaction avec l'économie et ses effets sur l'élaboration des politiques - nuit à notre capacité de comprendre l'importance de la notion d'État-nation et d'analyser les changements actuels dans ses fonctions économiques. Les principales revendications de cet article sont que pour discuter du destin de l'État-nation, nous devons être en mesure de clarifier ses fonctions économiques et que cela peut être fait en discutant l'économie politique de Friedrich List. Cela pourrait nous amener à conclure que les affirmations actuelles sur le "déclin de l'autonomie de l'État" et sur "l'impératif de mondialisation" ont été surestimées dans le cadre des conceptions de l'économie politique fondées sur le laissez-faire. Les rôles économiques de l'État-nation doivent être clarifiés non seulement d'un point de vue marxiste et de laissez-faire (comme il apparaît couramment dans tous les manuels d'économie politique). Après tout, en termes d'influences idéologiques, l'État-nation est initialement plus un produit du nationalisme que de ses rivaux paradigmatiques et idéologiques, que ce soit le socialisme ou le libéralisme.

Cet article porte donc sur les travaux de Friedrich List, l'un des premiers hérauts de l'économie politique du nationalisme et l'une des figures les plus influentes parmi ses partisans en Allemagne et en Europe (3). La vie de Friedrich List est un sujet fascinant. Son activité politique et son expérience de vie ouvrent une fenêtre non seulement sur la nation allemande libérale mais aussi sur l'histoire économique américaine de la première moitié du XIXe siècle. Cependant, il faut souligner que la discussion de cet article ne doit pas conduire le lecteur à une adhésion non critique au nationalisme ou nous empêcher de procéder à un examen critique de l'activité politique de Friedrich List et surtout de sa position morale sur les questions de guerre et de paix et de son pangermanisme (4). Une image complète de List et une discussion des opinions politiques de List dépassent malheureusement le cadre de cet article, qui se limite aux implications de ses écrits pour l'économie politique de l'État-nation. Toutefois, une excellente présentation des idées et des activités politiques de Friedrich List en faveur d'une Allemagne unifiée et libérale est à la disposition des lecteurs dans Friedrich List ; Economist and Visionary (Henderson, 1983).

Friedrich List (1789-1846) est né à Reutlingen, dans le sud de l'Allemagne, et a été fonctionnaire dans son État natal, le Wurtemberg. En 1817, il est nommé professeur d'administration à l'université de Tübingen. List a participé activement au mouvement pour l'abolition de la fiscalité interne en Allemagne et a été élu à la chambre basse de la Diète du Wurtemberg. Ses opinions politiques dissidentes lui valent d'être renvoyé de l'université, expulsé de la Diète et accusé de trahison. List est condamné à dix mois de travaux forcés, mais après avoir purgé six mois, il est libéré à condition d'émigrer en Amérique. Sa période américaine (1825-1830) culmine avec sa nomination au poste de consul américain à Leipzig, où il continue à œuvrer pour l'unification économique et politique de l'Allemagne. Les difficultés économiques, les désillusions politiques et la tristesse ont provoqué une profonde dépression qui l'a conduit au suicide. L'influence de List sur les décideurs politiques ainsi que sur la théorie du développement est considérable (Wendler, 1989). (5)

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Il existe de nombreuses formes de nationalisme et encore plus d'interprétations du nationalisme ; il est donc très regrettable que les versions nazies, fascistes et conservatrices du nationalisme soient largement perçues aujourd'hui (principalement dans le monde anglo-saxon) comme représentant le type idéal. Historiquement, analytiquement et académiquement, le nationalisme a toujours été plus que ces dangereuses idéologies, et si nous nous efforçons de comprendre correctement le nationalisme, ce fait doit être pris en compte. Des versions rationnelles et bienveillantes du nationalisme ont toujours fait partie de l'histoire de l'humanité, et cela est tellement évident qu'il semble superflu de fournir des exemples. De plus, le fait qu'un tel nationalisme puisse être fondé sur une philosophie éclairée a été soutenu de manière convaincante par de nombreuses personnes (par exemple, Tamir, 1993). De plus, si nous refusons le nationalisme, nous devons également refuser le droit à l'autodétermination, qu'il soit palestinien ou juif, tchétchène ou russe. Si, comme moi, on considère le nationalisme comme une sorte d'identité communautaire "imaginaire" mais importante, le multiculturalisme et le nationalisme se renforcent plutôt que de se contredire.

En affirmant l'existence d'un nationalisme "positif" et éclairé, sans nier l'existence de versions malignes (ou même d'aspects malins) du nationalisme, cet article suggère que l'idéologie du nationalisme a ses propres impératifs économiques ; reconnaître l'existence de ces impératifs devrait nous permettre de faire la lumière sur la manière dont les rôles économiques de l'État ont été façonnés dans le passé et peuvent continuer à l'être à l'avenir. La première partie du document abordera donc la notion de pouvoirs productifs nationaux et leur relation avec le concept de mondialisation. Deux visions de la mondialisation seront proposées. La première met l'accent sur les aspects matériels de l'activité économique et découle de la notion de développement d'Adam Smith, tandis que la seconde met l'accent sur les aspects politiques et le capital humain de l'activité économique et se rapporte au concept de développement de List. La deuxième partie de l'article se concentrera sur quatre caractéristiques des "économies développées". La troisième partie s'appuiera sur ces caractéristiques pour discuter du rôle de l'État dans l'économie politique de List. Dans la dernière partie, nous dirons que le rôle de l'État n'a pas changé de manière substantielle dans notre "ère de la mondialisation". Ainsi, il soutiendra que de nombreuses affirmations actuelles sur le soi-disant "déclin de l'autonomie de l'État" ainsi que sur "l'impératif de mondialisation" ont été surestimées sous l'influence de conceptions de l'économie politique fondées sur le laissez-faire.

I. LES POUVOIRS PRODUCTIFS ET LE PROCESSUS DE MONDIALISATION

List est reconnu comme l'un des pères de la théorie des "industries naissantes". Toutefois, cette reconnaissance peut difficilement témoigner de toute l'étendue de son importance et de sa contribution à l'étude de l'économie politique. On peut se faire une idée plus complète de son économie politique en se référant à l'utilisation et à l'élaboration du concept de puissance productive nationale (6). L'expression "pouvoirs productifs" a été utilisée pour la première fois par List dans ses Outlines of American political economy (1827) (7). Le terme a été approfondi dans Le système naturel de l'économie politique (1838) (8), ainsi que dans son magnum opus Das nationale System der politischen Ökonomie (Le système national de l'économie politique, 1841). Le concept de puissance productive de List est d'abord fondé sur une distinction entre les causes de la richesse et la richesse elle-même (9). Selon List,

une personne peut posséder des richesses, c'est-à-dire une valeur d'échange ; si, toutefois, elle ne possède pas le pouvoir de produire des objets d'une valeur supérieure à celle qu'elle consomme, elle s'appauvrit. Une personne peut être pauvre ; si, toutefois, elle possède le pouvoir de produire une plus grande quantité d'articles de valeur qu'elle n'en consomme, elle devient riche.

(List, 1841 : 133)

Les pouvoirs productifs sont constitués de trois types de capitaux : le capital de la nature (ou capital naturel), le capital de la matière (ou capital matériel) et le capital de l'esprit (ou capital mental). Le capital nature comprend la terre, la mer, les rivières et les ressources minérales. Le capital matériel comprend tous les objets, tels que les machines, les outils et les matières premières, qui sont utilisés directement ou indirectement dans le processus de production. Enfin, le capital mental comprend les compétences, la formation, l'industrie, l'entreprise, l'entreprise, les armées, la puissance navale et le gouvernement (List, 1827 : 193-4) (10). La création de richesses est le résultat de l'interaction entre les compétences, l'industrie et l'initiative humaines, d'une part, et le monde naturel et matériel, d'autre part.

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Selon List, ces trois types de capital se distinguent en fonction de leur importance relative pour la création de richesse : le capital naturel et matériel est inférieur au capital mental. Toutes choses étant égales par ailleurs, la formulation de politiques économiques visant à développer le capital mental donnera de meilleurs résultats que les politiques économiques visant à développer le capital naturel et matériel. Pour clarifier ce point, List a donné l'exemple de deux familles, chacune ayant une ferme et cinq enfants. Le père de la première famille dépose ses économies à la banque et fait travailler ses enfants à la main. En revanche, le père de la deuxième famille utilise ses économies pour l'éducation de ses enfants et leur donne à la fois du temps et du soutien pour leur culture personnelle. Deux de ses fils sont formés pour devenir des propriétaires terriens compétents, tandis que les autres apprennent des métiers et d'autres professions. Après la mort des parents, selon List, l'avenir de ces deux familles sera différent en raison des politiques différentes des deux pères. Le déclin de la fortune de la première famille semble être une perspective inévitable, car leur patrimoine devra être divisé en cinq parties et géré comme auparavant. La zone agricole qui répondait autrefois aux besoins d'une famille devra désormais répondre aux besoins de cinq familles. Le destin de la première famille sera donc celui de la pauvreté et de l'ignorance. En revanche, après la mort du second père, son patrimoine sera divisé en deux seulement, et grâce à la bonne éducation de ces héritiers capables, chaque moitié pourra rapporter autant que l'ensemble cédé auparavant. Les trois autres frères et sœurs auront déjà gagné un revenu sûr dans la profession qu'ils exercent. Grâce à l'éducation des fils (List n'a pas mentionné de membres féminins de la famille), la diversité de leurs forces et talents mentaux aura été cultivée et augmentera probablement au fil du temps et des générations.

Bien que dans les deux cas, les parents aient eu à l'esprit le bien-être de la famille, ils avaient des conceptions différentes de la richesse qui ont donné des résultats différents. Le premier parent a identifié la richesse au capital matériel et a donc négligé la culture des capacités mentales de ses enfants. Le second a identifié la richesse au capital mental et a donc investi dans l'éducation de ses enfants. Cette histoire illustre la forte conviction de List selon laquelle les différents types de capital ont un ordre hiérarchique, et que le capital mental est le plus important. Cette distinction lui permet également d'affirmer que le premier père a agi selon les conceptions matérialistes des disciples d'Adam Smith, tandis que le second père a agi selon une théorie de l'élaboration des politiques axée sur le capital humain. Cet exemple nous donne l'occasion d'examiner de manière critique la notion de capital humain dans l'économie classique et sa distinction entre la richesse et les causes de la richesse. Je soutiens qu'en suivant la théorie économique classique d'Adam Smith, on ne parvient pas à identifier correctement les causes de la richesse.

En fait, Adam Smith a fait de la distinction entre la richesse et les causes de la richesse un élément central de sa critique des perceptions mercantilistes du rôle de l'argent et de l'or comme sources de richesse. Comme alternatives à l'or et à l'argent, Smith proposait la division du travail et l'accumulation du capital comme cause première du développement. Cela a toutefois conduit la théorie économique néoclassique à adopter une notion matérialiste du changement social et du développement économique. En fait, c'est la division du travail qui a retenu le plus l'attention d'Adam Smith. C'est cette notion qui ouvre La richesse des nations : "Le progrès le plus important dans les pouvoirs productifs du travail, et une grande partie de l'aptitude, de l'habileté et de la sagesse avec lesquelles il est partout appliqué ou dirigé, semblent être la conséquence de la division du travail" (Smith, 1776 : 3). La division du travail est une réalisation d'une économie développée et n'existe pas dans les économies sous-développées où chaque homme s'efforce de subvenir à ses besoins de ses propres mains : "Quand il a faim, il va dans les bois pour chasser ; quand son vêtement est usé, il s'habille de la peau du premier gros animal qu'il tue" (Smith, 1776 : 259). Cependant, il conçoit la division du travail comme dépendant de l'accumulation du capital, et donc "l'accumulation du capital doit, dans la nature des choses, être antérieure à la division du travail" (Smith, 1776 : 260). Ainsi, c'est l'accumulation du capital qui renforce la division du travail et c'est la division du travail qui, à son tour, rend possible une nouvelle augmentation de l'accumulation du capital. Selon les propres termes de Smith, "Comme l'accumulation de capital est préalablement nécessaire pour apporter cette grande amélioration des pouvoirs productifs du travail, l'accumulation conduit naturellement à cette amélioration" (Smith, 1776 : 260). Le processus d'accumulation, qui favorise par contiguïté la division du travail, est donc le processus de développement économique" (11).

Le concept de développement économique de Smith a été critiqué par List. Ce n'est pas que List rejette l'importance de la notion de division du travail de Smith, ni l'importance du commerce et de l'épargne en tant qu'instrument de développement économique, mais à ses yeux, ils sont inférieurs à l'augmentation du capital mental. Dans la terminologie moderne, nous pouvons dire que List a souligné l'importance du capital humain dans le développement économique (12). L'importance du capital humain avait été négligée dans la théorie économique dominante. C'est ce qu'a déjà fait valoir Mark Blaug : "[les économistes classiques] n'ont tout simplement pas exploré les implications d'une vision de l'offre de travail fondée sur le capital humain. Adam Smith a commencé ; John Stuart Mill l'a poussé un peu plus loin" (Blaug, 1975 : 574). (13) List a fait le même constat il y a plus de cent ans en soulignant l'importance du capital humain pour le développement économique. List doit être considéré comme l'un des fondateurs de la théorie du capital humain et mérite à cet égard plus de reconnaissance qu'il n'en a reçu (voir, par exemple, Kiker, 1966).

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Ce n'est que dans les années 1960, grâce aux travaux de Gary S. Becker, que le concept de capital humain a été introduit dans la théorie économique officielle. Cependant, même lorsqu'il a finalement été introduit, il a fait l'objet d'une interprétation individualiste qui ne rendait guère justice au rôle important de l'État et des mouvements nationalistes dans la mise en place d'un système d'éducation de masse - non pas comme une réponse aux individus ou à une demande d'éducation dictée par le marché, mais comme un effort de l'élite pour éduquer (et mobiliser) les masses (14). En se basant sur le concept de pouvoirs productifs, List a pu proposer une analyse qui reliait les politiques éducatives gouvernementales et la notion de capital humain au résultat souhaité du développement économique. List a pu faire la distinction entre les caractérisations ou les résultats du développement et les causes du développement. Le passage d'un stade de développement à un autre est caractérisé par la division du travail et la quantité de capital qui s'y manifeste. Cependant, le capital matériel et la division du travail ne doivent pas être identifiés comme les causes du développement économique. Le capital mental est plus important et doit donc être considéré comme la cause la plus importante du développement, et c'est le gouvernement qui est responsable de l'éducation de ses citoyens et donc de l'augmentation du capital humain. C'est l'étendue et la quantité du capital humain qui distingue les économies développées des économies sous-développées. Aux stades les plus primitifs d'une économie, le capital mental est très limité, tandis qu'aux stades ultérieurs du développement, les contraintes qui pèsent sur l'augmentation du capital mental sont levées. Cela rend à son tour possible la division du travail et l'accumulation du capital.

Il est donc possible d'identifier deux concepts de développement économique : celui qui met l'accent sur les facteurs matériels et celui qui met l'accent sur la politique et le capital humain. Ces deux concepts sont intégrés dans la notion populaire actuelle de mondialisation. La mondialisation, bien que rarement définie correctement, implique que certains processus économiques, souvent compris comme des impératifs inéluctables, poussent la société humaine vers une réorganisation politique et économique à l'échelle mondiale. Cette interprétation de la mondialisation est matérialiste : elle néglige le capital humain et le rôle du gouvernement dans le développement économique. Il s'agit d'une conception smithienne ou de laissez-faire de la mondialisation, car elle associe la mondialisation aux processus économiques d'accumulation et de division du travail. Selon ce point de vue, nous sommes actuellement dans une nouvelle phase de développement économique, où le mouvement vers une accumulation du capital et une division du travail plus efficaces (c'est-à-dire mondiales) créera des conditions favorables à l'établissement d'un nouvel ordre politique mondial. Ce nouvel ordre diminuera alors (ou du moins minimisera) les rôles économiques de l'État et renforcera également les conceptions de laissez-faire du rôle économique du gouvernement.

Une deuxième notion de la mondialisation, listienne ou nationaliste économique, peut également être introduite. Cette notion souligne que les forces de la mondialisation sont les produits de la croissance du capital mental, un processus d'apprentissage qui inclut la création de nouvelles formes de connaissances ainsi que les produits de nouvelles formes d'organisation politique. Dans cette interprétation, l'État-nation joue un rôle crucial dans la promotion, l'orientation et la régulation du processus de mondialisation. L'État-nation est crucial pour le processus de mondialisation, car il le nourrit, le protège et lui donne un sens. En effet, il est possible d'affirmer que pour List, le protectionnisme en tant que politique d'État est une politique transitoire sur un chemin qui mènera finalement au libre-échange. Mais sa définition du rôle de l'État se fonde principalement sur le concept de puissance productive et non sur la théorie du commerce (comme le démontre la partie suivante de l'article), et il est donc possible d'opposer un argument en faveur du caractère indispensable de l'État pour le processus de développement économique sur la base des arguments de List. L'État-nation et l'économie nationale en tant qu'institutions intermédiaires entre l'individu et l'humanité ont, dans cette interprétation de la mondialisation, un rôle crucial qui n'est pas transitoire mais éternel.

II. CARACTÉRISTIQUES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE : LE POINT DE VUE DE LIST

Quatre caractéristiques du processus de développement économique rendent le rôle de l'État indispensable pour l'économie politique de List. Ces quatre éléments, qui seront examinés dans cette partie de l'article, comprennent la nature collective de l'activité économique, la fragmentation des intérêts et des identités dans une économie développée, la nécessité d'un investissement à long terme et la nature culturelle des pouvoirs productifs (15).

La nature collective (16) de l'activité économique dans une économie développée

Adam Smith a utilisé le concept de division du travail pour établir l'affirmation selon laquelle les interactions économiques interdépendantes créent une base solide pour des relations sociales et politiques harmonieuses. Cependant, en suggérant qu'une distinction devrait être faite entre les divisions objectives et subjectives du travail, List met en lumière une image plus complexe :

C'est une division du travail si, en un seul jour, un sauvage va à la chasse ou à la pêche, coupe du bois de chauffage, répare son wigwam et prépare des flèches, des filets et des vêtements ; mais c'est aussi une division du travail si (comme Adam Smith le mentionne sous forme d'exemple) dix personnes différentes se partagent les différentes occupations liées à la fabrication d'une épingle : la première est une division objective et la seconde une division subjective du travail ; la première entrave la production, la seconde l'encourage.

(List, 1841 : 149)

La différence essentielle entre les deux types de division du travail est que, tandis que dans le premier, une seule personne divise sa propre force de travail de manière à obtenir plusieurs produits, dans le second, plusieurs personnes participent à la production d'un seul produit. L'importance de cette distinction entre les formes objectives et subjectives de la division du travail provient du fait que le type le plus significatif - c'est-à-dire le subjectif - implique un plus grand besoin de coopération ou, comme le dit List, "une confédération ou une union de diverses énergies, intelligences et puissances au nom d'une production commune". La cause de la productivité de ces opérations n'est pas seulement la division, mais essentiellement l'union" (List, 1841 : 149-50). Ainsi, List propose une interprétation collectiviste du processus productif, qui est l'union des efforts humains vers un objectif commun de développement.

La spécialisation croissante du processus de production rend la communication efficace de plus en plus cruciale pour le succès des efforts de production, car "celui qui fabrique les têtes d'épingle doit être sûr de la coopération de celui qui fabrique les pointes s'il ne veut pas courir le risque de produire des têtes d'épingle en vain" (List, 1841 : 150). Sans une mesure adéquate de coopération, le coût du produit augmentera, et par conséquent les avantages de la division du travail diminueront et pourront même éventuellement devenir une source de conflit. Ainsi, la fragilité du processus de production moderne est renforcée par le fait que le refus de tout individu de coopérer peut suffire à "mettre tout le monde au chômage". La division du travail implique non seulement une augmentation du nombre de participants au processus de production de tout produit, mais aussi une diffusion de son champ d'application géographique, ce qui renforcera sa dépendance à l'égard d'une meilleure communication et coopération. L'histoire de la tour de Babel peut illustrer notre propos. La réussite de cet ambitieux projet dépendait à la fois de la coopération et de la communication entre les bâtisseurs. Dans l'histoire biblique, il est apparu que la mauvaise communication entre les bâtisseurs a entravé leur coopération. Dans une économie développée, où chaque produit est une tour de Babel en termes de complexité, nous devons trouver des moyens de fournir des moyens de communication et de coopération. La menace implicite de tout manque potentiel de coopération devrait être notre première préoccupation dans la structuration d'un système efficace d'économie politique.

Les conflits sociaux dans une économie développée

Bien que la division du travail accroisse considérablement la nécessité et la justification de la coopération, le fait qu'elle crée également de nouveaux intérêts, de nouvelles identités sociales et personnelles et de nouvelles professions - chacune avec sa propre logique, sa perspective, ses préoccupations, son expérience et sa vision - n'a guère été pris en compte (17). Plus la spécialisation s'accentue, plus la fragmentation des intérêts et des identités s'accentue. Ainsi, la division du travail renforce non seulement la raison d'être de la coopération, mais élargit également la sphère potentielle de conflit. Dans la sphère sociale, la division du travail rendra de plus en plus claires les distinctions entre les différents intérêts sociaux (par exemple, les intérêts commerciaux, industriels et agricoles). Contrairement à David Hume, Adam Smith et David Ricardo, qui soulignaient les avantages mutuels du commerce entre les pays agricoles (comme le Portugal) et les pays industriels (comme la Grande-Bretagne), et contrairement à la théorie économique classique, List était sensible aux implications de la spécialisation économique pour la société, la politique, la culture et la puissance militaire d'un pays (18). La nécessité de coordonner les intérêts du commerce, de l'agriculture et de la fabrication était le conflit social qui préoccupait principalement List. Étant donné l'implication active de List dans la politique allemande et américaine, ainsi que son étude de l'histoire et de la politique britanniques, ses préoccupations sont tout à fait compréhensibles. Le point commun de ces scénarios historiques est que le secteur manufacturier a dû surmonter la résistance politique de groupes sociaux opposés avant de pouvoir s'épanouir et prospérer.

Dans le cas de la Grande-Bretagne, le débat public au cours de la première moitié du 19e siècle s'est largement concentré sur les Corn Laws, le tarif douanier sur les importations de céréales. Dans ce débat, ce sont les propriétaires fonciers qui résistent à la concurrence étrangère, s'opposant aux représentants des intérêts manufacturiers qui protestent contre les tarifs élevés. Selon les fabricants, des droits de douane plus élevés signifient des prix alimentaires plus élevés et, par conséquent, des coûts de main-d'œuvre plus élevés (ce qui réduit leur capacité à être compétitifs à l'étranger). Un conflit d'intérêts similaire, qui résulte de la fragmentation nationale croissante, a été vécu par List lorsqu'il vivait aux États-Unis. Il s'agissait du conflit entre le nord industriel et le sud agricole. Une fois de plus, l'avenir du progrès économique et social en Amérique du Nord, qui dépendait de la victoire des fabricants, était en jeu. Mais c'est surtout dans le contexte de l'Allemagne de la première moitié du XIXe siècle que les idées de List ont pris forme. List est très actif dans le débat politique sur l'union douanière allemande, qui aboutit finalement à la formation du Zollverein (1834, *).

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Au cours de la promotion de l'idée de l'union douanière allemande, List s'est rendu compte que les intérêts de l'industrie manufacturière n'étaient pas les seuls intérêts sociaux en jeu et que, malgré leur importance pour le développement économique et futur de la nation allemande, ils n'étaient pas nécessairement les plus puissants. Une économie développée implique donc de nouvelles formes de conflits sociaux, ce qui doit être pris en compte dans la formation des institutions politiques nationales. En outre, ces institutions doivent structurer l'économie nationale afin de promouvoir les intérêts nationaux et de surmonter les obstacles et les limitations au fonctionnement des secteurs les plus bénéfiques aux intérêts nationaux. List démontre ici qu'il est conscient de l'importance de l'État dans le processus de développement économique en surmontant l'opposition sociale selon les mêmes principes que ceux présentés un siècle plus tard par le classique de Karl Polanyi, The Great Transformation (1944). Dans cette approche, les marchés et l'industrialisation sont des institutions largement créées par l'État plutôt qu'une sphère autonome de l'action humaine.

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Les préférences temporelles dans une économie développée

Les acteurs économiques peuvent adopter une vision à court ou à long terme dans leurs attentes de récolter les fruits de leur travail. Or, pour qu'une économie se développe, il est nécessaire que les acteurs économiques adoptent une vision à long terme. Dans une société de chasse, contrairement à une société agraire, le produit d'une journée de travail prendra la forme d'une bête chassée suspendue au-dessus du feu de camp du chasseur. Les mauvais jours, lorsque le chasseur rentre bredouille à son campement, il ne peut que dormir l'estomac vide et espérer que le lendemain sera meilleur. Les jours de chance comme les jours de malchance, les résultats du travail du chasseur sont immédiatement visibles. Dans ce type de société, il n'est pas nécessaire de faire la distinction entre le long et le court terme, car la capacité de stockage de la viande est très limitée et rien ne justifie les efforts à long terme. Dans les sociétés agraires, cependant, au moins un cycle de plantation doit s'écouler, du labourage à la récolte, avant qu'une personne puisse jouir des fruits de son travail. Cette période d'attente prolonge nécessairement l'horizon temporel de l'agriculteur et nécessite donc un calcul à long terme. Dans une économie manufacturière, une vision encore plus longue est nécessaire. Ici, les produits d'une seule journée de travail ne seront prêts à être consommés qu'après une longue période d'investissement. Par exemple, le travail des inventeurs, qui exige un investissement continu de capital matériel et mental, produira, après des années d'efforts, les connaissances et les compétences nécessaires à l'invention. Nous pouvons donc caractériser une économie développée par ses horizons temporels plus longs et affirmer que plus l'économie est développée, plus les acteurs économiques devront adopter une vision à long terme.

Dans la mesure où les économies développées nécessitent des périodes de réalisation plus longues, nous en arrivons à la question cruciale suivante : "Comment déterminer les préférences temporelles ?" Ce dont nous avons besoin, c'est d'une théorie qui rende compte de la motivation à investir dans l'avenir ; une telle théorie devra systématiquement rendre compte de la volonté de sacrifier certaines quantités de biens présents pour obtenir une plus grande quantité de biens futurs (19). Partant de la question "Qu'est-ce qui pousse les hommes à faire quelque chose ?", List propose la réponse suivante : "Nous trouvons toujours qu'il y a une impulsion interne qui met le corps humain en mouvement" (List, 1841 : 185). Comme nous le verrons plus loin, cette "impulsion intérieure" peut être influencée par quatre conditions sociales différentes, chacune d'entre elles étant susceptible de stimuler la propension à investir dans l'avenir.

Culture et pouvoirs productifs dans une économie développée

Les pouvoirs productifs sont basés à la fois sur la culture et sur le pays. Elles sont fondées sur la culture, car elles prospèrent dans un contexte culturel donné et dépérissent avec son déclin. Ainsi, il existe un lien de causalité entre la prospérité des arts, des sciences et de l'éthique sociale et personnelle, d'une part, et les pouvoirs productifs de cette culture et de cette nation, d'autre part. Les agents des pouvoirs productifs dans la théorie de List comprennent les enseignants, les clercs et les artistes, ainsi que les travailleurs manuels. Les institutions politiques et culturelles de la société influencent grandement l'état de ses pouvoirs productifs :

La publicité de l'administration de la justice, le jugement par jury, la législation parlementaire, le contrôle public de l'administration de l'État, l'auto-administration des communes et des municipalités, la liberté de la presse, la liberté d'association à des fins utiles... On peut difficilement concevoir une loi ou une décision judiciaire qui n'exerce pas une influence plus ou moins grande sur l'augmentation ou la diminution de la puissance productive de la nation.

(List, 1841 : 139)

Parmi les autres sources potentielles de pouvoir productif, citons l'abolition de l'esclavage, l'invention de l'imprimerie et la liberté de la presse. En particulier, c'est le capital mental qui dépend des institutions culturelles et politiques, tandis que le capital matériel est relativement libre de ces influences. C'est cette propension culturelle des puissances productives qui donne un sens à la notion d'économie nationale (20).

Les pouvoirs productifs sont limités au niveau national parce qu'ils sont codifiés dans des lois, des normes et des morales et ne sont donc pas aussi facilement transférables que les théories du laissez-faire ont tendance à le supposer. De plus, c'est la composante la moins importante des pouvoirs productifs, le capital matériel, qui est abordée dans les théories du laissez-faire en matière de croissance et de commerce. En effet, le capital et la technologie peuvent se déplacer d'un bout à l'autre du monde, mais ce n'est pas le cas du capital mental, qui est porté par des êtres humains et qui est soumis à des règles d'immigration restreintes (elles-mêmes légitimées par des valeurs nationales). Puisque les pouvoirs productifs sont basés sur la nation et la culture, la notion d'économie nationale de List n'est pas minée par les frontières physiques entre les États ou par les barrières douanières ou par tout autre type de mécanisme politique. Au contraire, List considère l'économie nationale comme le résultat d'idées nationales, d'institutions nationales et du désir des gens d'appartenir à une nation. C'est l'origine historique sur laquelle les barrières douanières et les institutions étatiques ont été construites. Les caractéristiques culturelles et nationales de l'économie développée, ainsi que les trois autres caractéristiques décrites ci-dessus, guident notre analyse du rôle de l'État dans l'économie politique de List.

III. LE RÔLE DE L'ÉTAT : NOURRIR LES FORCES PRODUCTIVES DE LA NATION

Ce sont les quatre caractéristiques des économies développées discutées ci-dessus qui expliquent finalement le rôle de l'État dans l'économie politique de List (21). Le rôle de l'Etat dans la théorie commerciale de List est celui de protecteur des pouvoirs productifs nationaux. L'analyse de List des implications du commerce de la laine et du coton entre les États-Unis et la Grande-Bretagne exprime de manière adéquate ses vues sur les pouvoirs de production (List, 1827 : 187-202). Dans la première moitié du XIXe siècle, le commerce bilatéral entre ces pays consistait en l'exportation de coton et de laine des États-Unis en échange de produits manufacturés britanniques. Selon List, ce type de commerce ne pouvait pas permettre des profits égaux pour les deux parties (bien que, suivant la théorie du commerce de Ricardo, les libre-échangistes affirmaient que c'est précisément une telle politique qui entraînerait des profits égaux pour les deux parties). Sur la base de son concept de pouvoirs productifs, List a présenté un argument intéressant et important aux partisans des politiques de libre-échange non réglementées. Selon List, l'échange entre les États-Unis et la Grande-Bretagne impliquait deux formes de capital : matériel et mental. Alors que les théoriciens du libre-échange se limitaient à discuter de l'échange de matière contre matière (c'est-à-dire le capital matériel), List affirmait qu'il fallait en fait tenir compte de l'autre forme d'échange, plus importante, entre les États-Unis et la Grande-Bretagne : l'échange de capital mental.

Bien que la division du travail entre les Américains et les Britanniques soit ostensiblement égale, elle a en fait permis aux Britanniques de maximiser leurs pouvoirs productifs nationaux tout en imposant des contraintes aux pouvoirs productifs américains. Dans ces conditions, les échanges entre les deux pays confinaient les Américains à la production de produits agricoles, ce qui empêchait l'accroissement intensif de leur capital mental. Cet état de fait renforce l'infériorité économique et militaire de l'Amérique et la supériorité de la Grande-Bretagne. Par conséquent, la protection, dans certains cas, est recommandée et justifiée comme une taxe sur l'éducation qui permettrait éventuellement aux Américains de s'engager dans un échange égal avec les Britanniques, c'est-à-dire l'échange non seulement de la matière pour la matière, mais aussi du capital mental pour le capital mental. La fabrication fait intervenir de nombreux domaines de la connaissance et de la science, et suppose beaucoup d'expérience, de compétences et de pratique. L'emploi massif des Britanniques dans l'industrie manufacturière leur a donné l'occasion de développer leurs pouvoirs productifs et de restreindre les possibilités des États-Unis agricoles. Selon List, le rôle de l'État dans un tel cas est de créer les conditions favorables au développement du capital mental américain. Toutefois, ces conditions ne peuvent être assurées que si une politique de commerce administré est mise en œuvre.

En outre, les décideurs doivent également tenir compte des considérations à long terme, et List recommande de sacrifier le capital matériel d'aujourd'hui pour des rendements futurs :

Une nation dont l'économie est agraire et qui dépend des pays étrangers (pour ses produits manufacturés) peut ... encourager l'établissement d'industries par un tarif protecteur. Un tel pays peut très bien sacrifier beaucoup de "valeur d'échange" [c'est-à-dire de capital matériel] pour le moment, si ses nouveaux ateliers produisent des biens chers et de mauvaise qualité. Mais elle augmentera considérablement sa puissance productive à l'avenir... Tel est notre principal argument en faveur d'un tarif protecteur et en opposition à la doctrine du libre-échange.

(List, 1838 : 35-6)

Processus de libéralisation

La politique commerciale visant à soutenir l'augmentation des pouvoirs productifs nationaux doit être élaborée avec beaucoup de soin, car la construction de frontières économiques implique des pertes potentielles de capital matériel. List a ainsi fait valoir que "toute exagération ou précipitation dans la protection se punit elle-même en diminuant la prospérité nationale" (22). Le principe de l'accroissement des forces productives de la nation doit guider la politique économique nationale. Par conséquent, une nation ne doit pas être évaluée par son autosuffisance ni par sa balance commerciale, mais, selon List, par le degré auquel "son industrie est indépendante et ses pouvoirs productifs sont développés" (List, 1827 : 189).

Une autre question qui peut éclairer le rôle de l'État dans l'économie politique de List est le rôle de l'État dans la sphère de l'éducation. La conviction de List quant à l'importance économique de l'éducation se reflète dans sa notion de capital mental et le statut supérieur qu'il lui attribue. Son étude des industries du lin en France, en Allemagne et en Angleterre le démontre. List a affirmé que les tentatives britanniques de monopoliser la production de lin dans toute l'Europe étaient assez similaires à la manière dont ils avaient réussi à monopoliser le marché du coton au cours du demi-siècle précédent. En effet, l'avenir des industries du lin est un sujet de grande inquiétude en France, car les machinistes et les fabricants français, qui bénéficiaient auparavant d'avantages considérables dans ce commerce, courent le réel danger de perdre leur marché au profit des Britanniques. La source de la supériorité commerciale britannique, selon List, était le système éducatif britannique :

Avant l'époque d'Edouard III, les Anglais étaient les plus grandes brutes et les personnages les plus inutiles de l'Europe ; certes, il ne leur est jamais venu à l'esprit de se comparer aux Italiens et aux Belges ou aux Allemands en matière de talent mécanique ou d'habileté industrielle ; mais depuis lors, leur gouvernement s'est chargé de leur éducation, et ainsi, graduellement, ils ont fait de tels progrès qu'ils peuvent disputer la palme de l'habileté industrielle à leurs instructeurs".

(List, 1841 : 386-7)

L'éducation est autochtone plutôt qu'exogène à l'économie politique de List. Dans la notion de pouvoirs productifs, l'éducation est un facteur important de la performance économique nationale. Une nation doit développer son système éducatif en fonction de son progrès économique :

Au fur et à mesure qu'une nation s'industrialise, il devient de plus en plus nécessaire de s'assurer les services de personnes adéquates et qualifiées dans les usines et les ateliers. Ces personnes peuvent désormais obtenir des salaires plus élevés que ce qui était possible auparavant. Il leur sera plus facile de se consacrer entièrement à une branche particulière du savoir, à condition qu'ils aient les aptitudes naturelles nécessaires et une bonne formation préalable. Les connaissances se spécialisent de plus en plus.

(List, 1838 : 67) (23)

Si nous revenons maintenant sur la première caractéristique des pouvoirs productifs, à savoir leur nature coopérative et communicative dans les économies développées, nous pouvons voir pourquoi le rôle de coordination de l'État est indispensable. À mesure que la division du travail s'approfondit et que de plus en plus de personnes sont impliquées dans la production d'un seul produit, et à mesure que de plus en plus de produits sont fabriqués, la coordination devient de plus en plus cruciale. C'est en correspondance avec ce processus que la gestion et la coordination de la composition sociale deviennent de plus en plus complexes. L'intérêt du public pour la socialisation et l'éducation de chaque citoyen augmente et, avec lui, son intérêt pour l'amélioration de la capacité de chaque citoyen à coopérer. Le destin économique de chaque membre de la nation devient de plus en plus dépendant de celui des autres ; après tout, la défaillance d'un maillon de la longue chaîne de production finira par affecter tous les autres.

Les caractéristiques culturelles des puissances productives constituent le deuxième facteur qui façonne le rôle de l'État dans l'économie politique de List. Selon List, il existe une différence significative entre les sociétés agraires et industrielles. Alors qu'il perçoit l'activité industrielle comme la "mère et le père" de la science, ainsi que des arts et des lumières en général, les sociétés agraires sont perçues par lui comme ignorantes, intolérantes et fermées d'esprit :

Les forces intellectuelles d'un tel peuple [dans les sociétés agraires] sont à peine éveillées et on en fait peu usage. Il n'existe aucune possibilité de développer des talents latents. L'effort physique seul assure la récompense et ils sont assez pauvres car les propriétaires monopolisent le travail des ouvriers sur leurs terres... La force morale ne s'impose jamais et ne triomphe jamais de la force brute.

(List, 1838 : 54)

Le développement industriel est donc perçu comme un impératif culturel et national. La culture de la vigne, aussi rentable soit-elle en termes de capital matériel, ne peut satisfaire le désir de prospérité culturelle d'une nation. C'est un argument comme celui-ci qui nous permet de comprendre correctement la déclaration de List : "Une nation ne devrait pas considérer le progrès des industries d'un point de vue purement économique. La fabrication devient une partie très importante de l'héritage politique et culturel de la nation" (List, 1838 : 39).

Une économie développée se caractérise également par la création de nouvelles identités et de nouveaux intérêts sociaux. Dans ce contexte, List mentionne deux conflits distincts qui sont le produit de l'économie développée : de nouveaux types de conflits entre les intérêts de l'individu et de la société, et la segmentation de la société en différents secteurs économiques, tels que le commerce, l'agriculture et la fabrication. En ce qui concerne le conflit entre l'individu et la société, List affirme que si la production de nombreux biens augmente le capital matériel de l'individu et de la nation, elle peut également affaiblir le capital mental de la nation. La production de boissons alcoolisées, par exemple, peut augmenter les revenus de l'individu et la richesse matérielle de la société, mais diminuer son capital mental. Dans ces cas de conflit entre les intérêts de l'individu et ceux de la société, le principe de l'entretien des forces productives de la nation devrait guider l'État dans la limitation de la production ou de la distribution d'alcool (List, 1838 : 35). L'action de l'État est cruciale non seulement en cas de conflit d'intérêts entre l'individu et la collectivité, mais aussi en cas de conflit entre divers groupes sociaux et économiques. Par exemple, parce que l'intérêt national exige l'industrialisation, c'est l'État qui est censé soutenir les intérêts de l'industrie contre les intérêts agraires et commerciaux. Dans son activité politique en Allemagne, List a fait de grands efforts pour présenter les avantages de la collaboration entre tous les segments de la société. Cependant, en tant qu'analyste politique expérimenté, il savait qu'un État autonome est crucial pour la promotion des réformes qui ouvriront la voie à une structure économique plus développée, et List soutient que ce rôle est fonctionnel pour l'épanouissement des pouvoirs productifs.

Une économie développée a besoin d'un long horizon temporel, et l'État peut jouer un rôle important à la fois dans la poursuite d'objectifs à long terme et dans l'élargissement de l'horizon temporel des gens et la facilitation de leur volonté d'investir dans l'avenir. Premièrement, l'État peut réduire l'insécurité et les incertitudes auxquelles les gens sont confrontés. Les guerres, la criminalité et les autres menaces contre la propriété privée ralentissent la capacité et la propension de l'individu à planifier et à investir dans l'avenir. Deuxièmement, selon List, c'est la société ouverte qui encourage les gens à investir dans l'avenir. La mobilité sociale, une société ouverte et les récompenses sociales sont cruciales pour la tendance à investir dans l'avenir :

Là où il n'est pas possible de s'élever par des efforts honnêtes et par la prospérité d'une classe de la société à une autre, du plus bas au plus haut... là où les personnes engagées dans le commerce sont exclues de l'honneur public, de la participation à l'administration, à la législation et aux jurys ; là où les réalisations distinguées dans l'agriculture, l'industrie et le commerce ne conduisent pas également à l'estime publique et à la distinction sociale et civile, les motifs les plus importants de consommation et de production font défaut.

(List, 1841 : 306-7)

L'État communal

Une autre forme de récompense sociale sur laquelle List met l'accent est l'attribution de prix aux inventeurs : "Cela fait honneur à l'esprit inventif dans la société et déracine les préjugés à l'égard des anciennes coutumes et des anciens modes de fonctionnement, si préjudiciables chez les nations non éduquées" (List, 1841 : 307). Outre les honneurs accordés aux inventeurs, les récompenses matérielles devraient également être garanties. Il s'agit d'une troisième façon pour l'État d'étendre les préférences temporelles des individus. List a été très actif dans la promotion d'une législation qui garantirait aux inventeurs allemands les fruits de leurs inventions. Il a donc demandé une loi sur les brevets qui "fournirait à l'homme qui possède simplement les facultés mentales pour de nouvelles inventions les moyens matériels dont il a besoin, dans la mesure où les capitalistes sont encouragés à soutenir l'inventeur, en lui assurant une part des bénéfices anticipés" (List, 1841 : 307). Le quatrième facteur qui peut motiver l'investissement à long terme concerne les aspirations communes et le sentiment de solidarité nationale des populations. Pour List, un individu n'est pas simplement un producteur ou un consommateur ; il est membre d'une communauté nationale et ce fait a une signification cruciale pour sa volonté d'investir dans l'avenir. Les personnes qui ne sont pas membres de ces communautés sont plus enclines à prendre des décisions à court terme, car

les simples individus ne se soucient pas de la prospérité des générations futures ; ils considèrent qu'il est insensé... de faire des sacrifices certains et présents afin de s'efforcer d'obtenir un bénéfice qui est encore incertain et qui se trouve dans le vaste champ de l'avenir (si les événements ont une quelconque valeur) ; ils se soucient peu de la pérennité de la nation.

(List, 1841 : 173)

Ainsi, pour List, les identités nationales ont un rôle fonctionnel et positif dans l'élargissement des horizons temporels des individus.

Se pourrait-il que les attentes de List à l'égard de l'État soient naïves ? Se pourrait-il qu'il ait négligé les problèmes potentiels d'abus de pouvoir par les politiciens, ainsi que l'inefficacité des bureaucraties publiques ? Je pense que la réponse à ces questions doit être négative. En tant que bureaucrate et professeur d'administration publique, List était bien conscient de ces problèmes potentiels (voir également Backhaus, 1992). Il a pris soin d'éviter de tels abus et a soutenu que "c'est une mauvaise politique de tout réglementer afin de tout promouvoir par l'emploi de pouvoirs sociaux, là où les choses peuvent être mieux réglementées et mieux promues par des exercices privés" (List, 1827 : 213). De plus, List savait très bien que "toute loi, toute réglementation publique, a un effet de renforcement ou d'affaiblissement sur la production ou sur la consommation ou sur les forces productives" (List, 1841 : 307). Bien que conscient des possibles implications négatives de l'intervention du gouvernement, il n'a pas hésité à recommander, et même à exiger, un esprit d'entreprise politique et économique de la part du gouvernement.

IV. REMARQUES FINALES

1317540045.jpgPlus de 150 ans se sont écoulés depuis que Friedrich List a publié son Système national d'économie politique. Pourtant, sa capacité à analyser et à prévoir les pratiques du rôle économique de l'État reste remarquablement pertinente pour notre analyse politique et économique aujourd'hui. Une grande partie de ce qui est aujourd'hui perçu dans le monde comme une conception "pragmatique" du rôle économique de l'État avait déjà été prédite, analysée et justifiée par List. Le système de commerce réglementé sous la forme de l'Accord général sur le commerce et les tarifs douaniers (GATT, **), l'investissement dans les infrastructures et l'accent mis sur l'éducation ont été suggérés par List comme des objectifs politiques clés pour toute formulation de politique économique nationale et sont désormais visibles dans le système économique international. Les concepts clés de l'économie politique actuelle, tels que le produit national, le produit national par habitant, les comptes nationaux et la balance commerciale nationale, reflètent également le fait que notre terminologie économique et notre perspective sur les questions économiques d'aujourd'hui sont toujours liées à des termes nationaux. Ce sont toutes des raisons importantes et suffisantes pour susciter un intérêt pour l'économie politique du nationalisme. Ceci, à son tour, peut conduire à un discours plus fructueux sur les rôles économiques de l'État-nation et les significations de l'économie nationale.

Sur la base de cette discussion, il est possible d'offrir deux perspectives sur les rôles économiques futurs de l'État-nation et du nationalisme économique. Premièrement, le discours actuel ne tient pas compte de la relation entre l'idéologie du nationalisme et les rôles, pratiques et fonctions actuels de l'État. Tant les libéraux que les marxistes traitent souvent le nationalisme comme un type généralisé d'"anomalie politique". Cela ne contribue pas à susciter l'intérêt pour l'étude de l'économie politique du nationalisme (24). Les théories du laissez-faire, qui ont toujours considéré l'État comme un facteur de dysfonctionnement dans la conduite des affaires économiques, se réaffirment aujourd'hui dans la terminologie actuelle de la mondialisation (25). Le fait est, cependant, que les États-nations ont toujours été confrontés à des défis économiques et les ont généralement surmontés (bien sûr, avec des degrés de réussite variables selon les pays et les périodes). Il est raisonnable de douter de l'affirmation selon laquelle la mondialisation entraîne un déclin de l'État-nation. Il n'y a aucune raison de croire que l'économie peut être mieux régulée au niveau international qu'au niveau national. Le développement économique à l'échelle mondiale ne fera que rendre plus urgente et plus claire la nécessité d'une meilleure coordination et coopération, de nouvelles formes de conflits apparaîtront et la nécessité de créer des conditions sociales adéquates pour les investissements à long terme sera plus évidente que jamais. (26) En effet, la mondialisation élimine de plus en plus de contraintes sur le commerce et le capital, mais se concentrer sur ces aspects de l'activité économique revient à répéter l'erreur des conceptions matérialistes du développement économique en négligeant l'importance du capital humain. Le capital humain est moins susceptible d'être soumis à la mondialisation et est lui-même limité au niveau national, car les marchés du travail du monde entier sont de plus en plus fermés à l'immigration. S'il est raisonnablement possible de parler de capital et de commerce mondiaux, il est insensé de parler de marchés du travail mondiaux. Comme l'importance du capital humain augmente plutôt que de diminuer, on peut même souligner l'importance croissante de l'État-nation dans la promotion des pouvoirs productifs nationaux. Les barrières commerciales peuvent s'effondrer et le capital matériel peut se disperser dans toutes les directions, mais la perception de l'État-nation en tant que protecteur et soutien des pouvoirs productifs nationaux reste valable.

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Cela nous amène à une deuxième question, qui a trait à l'aspect pratique du nationalisme dans le développement économique. En ce sens, Friedrich List est l'un des fondateurs de la tradition politique qui perçoit le nationalisme comme une force rationnelle et universelle. Il convient de rappeler que le nationalisme économique a joué un rôle important dans l'élimination des économies politiques particulières de l'Europe pré-moderne. Le nationalisme était alors étroitement lié à l'impératif d'industrialisation (Gellner, 1983), et pour les nations périphériques d'Afrique, d'Amérique latine, d'Europe de l'Est et du Moyen-Orient, il était étroitement lié à l'idée de progrès. Comme cela est vrai pour le passé dans les sociétés industrielles, ainsi que pour le présent et l'avenir dans les sociétés en développement, il n'y a aucune raison de supposer qu'il n'en sera pas de même à l'avenir. Comme James Mayall l'a fait remarquer à juste titre, le nationalisme et la mondialisation sont davantage liés que contradictoires, car ils sont toujours apparus "ensemble dans le monde" et se sont renforcés mutuellement depuis lors. La montée du nationalisme a été une réponse à un processus de mondialisation, tout comme la mondialisation elle-même, ou plutôt ce qui a soutenu le processus, a été largement une conséquence de la concurrence nationaliste" (Mayall, 1997). Le nationalisme et la mondialisation, "comme un vieux couple marié qui se dispute", prédit Mayall, resteront mutuellement dépendants. Si le nationalisme doit survivre, que ce soit dans sa version gandhienne ou nazie, il aura des conséquences importantes sur la manière dont les structures économiques sont façonnées et les politiques économiques mises en œuvre. Si tel est le cas, nous ne pouvons plus éviter le nationalisme et ses implications ; en effet, nous devons accorder l'attention nécessaire à l'économie politique du nationalisme.

Notes

(*) Union douanière des États allemands au cours du XIXe siècle. (*) Union douanière des États allemands au cours du XIXe siècle.

(**) Accord commercial international qui a conduit à la création de l'Organisation mondiale du commerce en 1995. Les traités internationaux décrits par List étaient toutefois très différents des accords de libre-échange actuels, avec leurs conditions asymétriques, leur atteinte à la souveraineté nationale et la perpétuation de la dépendance économique structurelle de certaines nations. (N. du T.).

(1) Le nationalisme économique était un sujet d'étude populaire dans l'entre-deux-guerres et faisait donc partie intégrante de la plupart des livres sur les relations internationales. Cependant, en raison de l'importance de la guerre froide et de la domination corrélative du débat libéral-marxiste, cette situation a changé et le nationalisme économique a depuis été repoussé à la périphérie de l'attention académique. Il a acquis une tonalité péjorative, ce qui explique qu'aujourd'hui on ne trouve guère de chercheurs, de politiciens ou de régimes qui avouent ouvertement et directement être des nationalistes économiques. Le nationalisme économique est généralement décrit comme une vision politique agressive et étroite d'esprit. Bertrand Russell, quant à lui, la décrit comme l'une des idées les plus néfastes pour l'humanité, la plaçant aux côtés des pulsions sadiques, de la religion, de la superstition, de l'envie, de l'orgueil, du racisme et de la supériorité sexuelle (Russell, 1946). Ainsi, même lorsque le nationalisme économique attire l'attention, il est souvent teinté d'une approche idéologiquement hostile.

(2) Prenons, par exemple, l'ouvrage de Robert Gilpin, The Political Economy of International Relations (Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 1987). C'est l'un des rares cas (surtout aux États-Unis) où le nationalisme économique est présenté, avec le marxisme et le libéralisme économique, comme une théorie de l'économie politique. Cependant, la caractérisation du nationalisme économique par Gilpin s'appuie largement sur des sources secondaires, et même celles-ci n'étaient pas initialement ou spécifiquement conçues pour l'étude du nationalisme économique. En outre, il est surprenant de constater que même les travaux des figures les plus marquantes du développement du nationalisme économique, comme Friedrich List, sont absents de la bibliographie du livre de Gilpin.

(3) Les malentendus et les mauvaises interprétations de la théorie de List ne sont pas rares. Il semble que le nationalisme allemand de List puisse expliquer l'évaluation biaisée de l'homme et de sa théorie. Une autre raison possible est ses attaques débridées contre l'économie classique, auxquelles les libéraux économiques ont répondu plus tard sur le même ton et avec la même approche. Malgré les contributions récentes de Szporluk (1988) et de Backhaus (1992) à l'étude de la politique de List, certaines questions importantes nécessitent encore des discussions et des explorations plus approfondies, susceptibles d'éclairer davantage l'économie politique de l'État-nation. En outre, la négligence de Friedrich List doit être considérée dans le contexte du peu d'attention que le camérisme reçoit dans le monde anglo-saxon. Le camérisme est la version allemande et autrichienne du mercantilisme. Le terme est dérivé du latin chamber désignant le trésor. La pensée caméraliste s'est développée dans le contexte des routines administratives et des problèmes rencontrés par les bureaucraties des États allemands. Voir Bell (1953 : 106-20) et Riha (1985). La discussion la plus complète disponible en anglais est probablement encore celle de Small (1909).

(4) Ce sujet est très intéressant car sa théorie politique a fourni les bases économiques de l'unification de l'Allemagne. La littérature actuelle présente diverses interprétations et évaluations du point de vue de List. D'une part, il existe des études telles que celle de Earle (qui a été publiée pendant la Seconde Guerre mondiale) où List est présenté comme un défenseur pangermanique (Earle, 1941). D'autre part, il y a les études où il est présenté comme le précurseur de l'Union européenne (Roussakis, 1968).

(5) La compréhension du contexte dans lequel List a travaillé nécessite une certaine familiarité avec l'histoire allemande et l'école historique allemande. Le chapitre 11 de Oser et Blanchfield (1975) est très utile à cet égard. Pour en savoir plus sur l'unification économique de l'Allemagne, voir Price (1949). Voir aussi les deux biographies anglaises de List (Hirst, 1909 ; Henderson, 1983).

(6) Sur les origines du concept de puissance productive, voir Henderson (1982). L'un des évaluateurs académiques de cet article suggère que l'important représentant du nationalisme économique, Heinrich Luden (1778-1847), a exprimé le concept de pouvoirs productifs d'une manière similaire à List dans son Handbuch der Staatsweisheit oder der Politik (Manuel de sagesse ou de politique d'État, Jena : Frommann, 1811). Malheureusement, je n'ai pas trouvé d'exemplaire de ce livre.

(7) "Outlines of American Political Economy" est un ensemble de lettres publiées à l'origine sous forme d'articles dans le Philadelphia National Journal. Les lettres ont été écrites à Charles Ingersoll, vice-président de la Pennsylvania Society for the Promotion of Manufactures and Mechanic Arts, pendant l'exil de List aux États-Unis. De plus amples informations sur la période américaine de List peuvent être trouvées dans ses biographies (Hirst, 1909 ; Henderson, 1983) ainsi que dans Notz (1925).

(8) Le Système naturel d'économie politique a été rédigé au cours de l'automne 1837 pour un concours de l'Académie française des sciences morales et politiques. Le manuscrit est finalement envoyé à l'Académie française dans la première semaine de 1838. L'Académie a décidé qu'aucun des vingt-sept manuscrits soumis n'était digne de son prix, bien qu'elle ait mentionné trois manuscrits comme "ouvrages remarquables" ; l'un de ces trois manuscrits était celui de List. Le manuscrit a été découvert dans les archives de l'Institut de France seulement en 1925 et a été traduit en anglais par le professeur Henderson en 1983.

(9) Marx, à mon avis, a tenté sans succès d'invalider cette distinction en insistant :

Mais si l'effet est différent de la cause, la nature de l'effet ne doit-elle pas déjà être contenue dans la cause ? La cause doit déjà porter en elle le trait déterminant qui se manifeste ensuite dans l'effet... La cause n'est en aucun cas supérieure à l'effet. L'effet est simplement la cause ouvertement manifestée. List prétend s'intéresser partout aux seules forces productives, en dehors de la mauvaise valeur d'échange.

(Marx, 1845 : 285-6)

(10) Mes références sont au texte qui est plus accessible et qui était inclus dans la biographie de List par Hirst. Cependant, le texte de Hirst (1909) comporte une erreur de révision : il a imprimé " capital de la matière " au lieu de " capital de l'esprit " (voir p. 197 dans le texte de Hirst, septième ligne à partir du bas) ; comparez-le avec le texte original de List (p. 21) qui se trouve à la British Library.

(11) Le processus d'accumulation du capital et le processus de division du travail sont limités par la taille du marché. Un marché libre et ouvert est crucial pour tout développement économique et, par conséquent, le commerce n'est pas une cause du développement économique : "Le commerce est l'effet naturel et le symptôme d'une grande richesse nationale ; mais il ne semble pas en être la cause naturelle" (Smith, 1776 : 354).

(12) Voir l'accent mis par List sur l'importance du capital humain et sa critique d'Adam Smith et de ses disciples :

l'école populaire est tombée en faisant de la richesse matérielle ou de la valeur d'échange le seul objet de ses investigations, et en considérant le simple travail corporel comme la seule puissance productive. L'homme qui élève des porcs est, selon l'école, un membre productif de la communauté, mais celui qui éduque des hommes est un simple improductif... Le médecin qui sauve la vie de ses patients n'appartient pas à la classe productive, mais, au contraire, le fils du chimiste.

(List, 1841 : 142)

(13) Comparez : "Ni [Smith] ni les auteurs classiques ultérieurs n'ont suivi cette voie dans une certaine mesure ou n'ont examiné la variété de phénomènes connexes considérés par l'économie moderne sous le titre de théorie du capital humain" (Bowman, 1990 : 239). L'économiste politique canadien d'origine écossaise John Rae (1834) a également soulevé une critique intéressante dans le même sens.

(14) Sur l'interaction entre le nationalisme, l'éducation et la société industrielle, voir Gellner (1983).

(15) J'ai choisi de ne pas traiter du rôle économique de l'État dans le contexte des problèmes de sécurité car les libéraux économiques et les nationalistes économiques ont des positions assez similaires à cet égard. Voir Earle (1943).

(16) Collectiviste n'implique pas ici de valeurs socialistes. Au contraire, à l'instar du communautarisme moderne, List met en avant la fécondité de la coopération nationale et la convergence des intérêts entre les différents membres de la nation.

(17) Sur la perception néo-pluraliste de Smith de la politique britannique de son époque, voir Reisman (1976 : 198-211). Pour une critique similaire de l'analyse d'Adam Smith sur les implications sociales de la division du travail, voir Arrow :

Smith touche à un point très profond. L'histoire est plus complexe que ce qu'il a dit, et la division du travail crée plus de problèmes qu'il ne l'a indiqué pour le fonctionnement de l'économie et de la société. La division du travail augmente la valeur de la coopération, mais elle augmente aussi les coûts de la coopération et peut conduire à des conflits... Chaque individu a donc une vision différente du monde, une évaluation différente de la façon dont les choses sont, ses expériences ont été uniques.

(Arrow, 1979 : 160)

(18) La théorie économique classique, ainsi que la discipline de l'économie, ignorent largement le pouvoir. Sur l'ignorance du pouvoir dans la discipline de l'économie, voir K. W. Rothschild (ed.) Power In Economics (Londres, 1971). Tullock, par exemple, a soutenu que : "L'économie a traditionnellement été essentiellement une étude du comportement coopératif, et non des conflits interpersonnels". Voir G. Tullock, 'The economics of conflict', in G. Radnitzky and A. Weinberg (eds) Universal Economics : Assessing the Achievements of the Economic Approach (New York, 1992), p. 301. Voir également S. Strange, 'What is economic power and who has it?', International Journal 30 (1975) : 222-3.

(19) Le problème étant loin d'être résolu de manière adéquate, même aujourd'hui, il serait injuste d'attendre de List qu'il nous fournisse une réponse définitive. Comparez :

Parmi les nombreuses questions concernant l'accumulation du capital, on a dit que la suivante était la plus importante : selon quelles règles doit-on déterminer les choix entre les processus de production directs et indirects, c'est-à-dire quand peut-on dire qu'il est efficace d'épargner aujourd'hui pour augmenter la consommation future ?

(Malinvaud, 1953 : 233).

La théorie économique fournit des critères pratiques pour les décisions d'investissement, par exemple le taux de rendement du capital, mais il existe encore de grandes lacunes dans la compréhension des processus d'investissement et des choix moraux qu'ils impliquent. Les solutions économiques actuelles sont maintenant largement exprimées dans la "règle d'or de l'accumulation du capital" selon laquelle chaque génération devrait investir, au nom des générations futures, la part de son revenu qu'elle aurait souhaité que les générations passées investissent pour son propre compte (Niehans, 1990 : 460-5). Cette "règle" rend bien compte du point de vue individualiste de la théorie économique contemporaine.

(20) L'idéal d'une économie nationale naît avec l'idée de nations. Une nation est le médium entre les individus et l'humanité, une société séparée d'individus qui, possédant un gouvernement commun, des lois, des droits, des institutions, des intérêts, une histoire et une gloire communes, une défense et une sécurité communes de leurs droits, de leurs richesses et de leurs vies, constituent un corps, libre et indépendant, ne suivant que les dictats de leurs intérêts, dans la mesure où d'autres corps indépendants sont concernés, et ayant le pouvoir de réglementer les intérêts des individus constituant ce corps, afin de créer la plus grande quantité de bien-être commun à l'intérieur et la plus grande quantité de sécurité par rapport aux autres nations. L'objet de l'économie de ce corps n'est pas seulement la richesse et l'économie individuelle et cosmopolitique, mais le pouvoir et la richesse, car la richesse nationale est augmentée et assurée par le pouvoir national. Par conséquent, ses principes directeurs ne sont pas seulement économiques, mais aussi politiques.

(List, 1827 : 162)

(21) Les conceptions de List sur le rôle de l'État dans la sphère des infrastructures de transport - la construction de routes et de chemins de fer - est un autre sujet qui peut également révéler ses vues sur les fonctions économiques de l'État. Voir Henderson (1983), Kitchen (1978 : 48-56) et Earle (1943).

(22) Pour l'introduction de List au National System of Political Economy ; voir Hirst (1909: 313). En effet, il affirme que la Hongrie, dont les hommes politiques légitiment leurs actions par leurs théories, a adopté une politique commerciale trop protectionniste qui peut nuire à ses intérêts économiques (Hirst, 1909 : 95-6). Manoilescu (1931 : 240-51) a sévèrement critiqué son approche modérée de la protection.

(23) En mettant l'accent sur l'importance du capital humain, List aurait probablement pu bénéficier des caméralistes et les soutenir.

(24) Dans le contexte de la négligence généralisée de l'étude du nationalisme économique, les études de Burnell (1986) et de Seers (1983) se distinguent particulièrement.

(25) Cet argument a été développé dans mon article intitulé "The European Union and economic nationalism - from antithesis to synthesis", présenté lors de la quatrième conférence internationale biennale de la European Community Studies Association, du 11 au 14 mai 1995, à Charleston, en Caroline du Sud.

(26) Un argument similaire, mais du point de vue du développement régional, a été avancé par Amin et Thrift : "Nous soutenons que la mondialisation ne représente pas la fin des distinctions et des spécificités territoriales, mais un ensemble supplémentaire d'influences sur les identités économiques locales et les capacités de développement" (Amin et Thrift, 1994 : 2).

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Tribe, K. (1988) ‘Friedrich List and the critique of “Cosmopolitical Economy”’, The Manchester School 56: 17-36.

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Wendler, E. (1989) Friedrich List; Politische Wirkungsgeschichte des Vordenkers der europaischen Integration, Munich: R. Oldenbourg Verlag.

mercredi, 29 décembre 2021

Fiume - Révolte romantique contre la Société des Nations

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Fiume - Révolte romantique contre la Société des Nations

Alexander Markovics

2.500 hommes armés font leur entrée dans la ville de Fiume, aujourd'hui Rijeka en Croatie, le 12 septembre 1919, sous les acclamations de la population italienne. Ils se composent en grande partie des "Arditi", d'anciens soldats des troupes d'assaut italiennes, audacieux, armés uniquement de couteaux et de grenades, ainsi que de soldats déçus par la politique bourgeoise. La nouvelle Italie pour laquelle ils sont entrés en guerre, ils veulent maintenant la revendiquer auprès de la communauté internationale par un coup de hussard. A leur tête se trouve le héros de guerre, poète et agitateur italien Gabriele D'Annunzio. Malgré une forte fièvre, il entre dans la ville avec le cortège triomphal et prononce un discours enflammé. Fiume est désormais "(...) à jamais unie à la mère patrie Italie" et ressemble "(...) à un phare dans la mer de l'infamie". L'orateur nationaliste D'Annunzio fait ainsi allusion à la "victoire mutilée" de l'Italie lors de la Première Guerre mondiale : Malgré 650.000 morts et 950.000 blessés italiens dans la guerre sans merci dans les Alpes contre les troupes austro-hongroises et impériales allemandes - c'est là que le futur "renard du désert" Erwin Rommel a gagné ses premiers mérites - le jeune royaume n'a pas reçu le butin de guerre promis à Londres en 1915 : que ce soit pour le partage des colonies allemandes ou pour l'occupation prévue de la Turquie, les Italiens n'ont rien reçu ou ont dû se retirer sous la pression d'Atatürk. L'Italie a été particulièrement touchée par le fait que la côte dalmate, qui comptait de nombreux citoyens italiens depuis l'époque de la République de Venise, a été attribuée à la nouvelle Yougoslavie après l'effondrement de l'Autriche-Hongrie et n'a pas été rattachée à Rome. Bien qu'un riche butin ait été réalisé dans le Tyrol du Sud, où les territoires allemands ont également été annexés, et en Istrie, la ville de Fiume, majoritairement italienne, et ses environs croates n'ont pas été attribués à l'Italie ou à la Yougoslavie par la Société des Nations dans le cadre d'une solution de compromis. Au lieu de cela, la ville de la baie de Kvarner a été déclarée "État libre de Fiume".

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Fiume - "une orgie héroïque de beauté"

D'Annunzio mit fin aux diktats jugés arrogants de la Société des Nations, mais il ne le fit pas seulement par la force des armes et des discours incendiaires. L'esthète et dandy organisait régulièrement des défilés de masse et de grands concerts. Les cortèges aux flambeaux chorégraphiés et les foules en uniforme ne transformèrent pas seulement Fiume en une "orgie héroïque de beauté" au milieu de laquelle Gabriele D'Annunzio se fit célébrer en tant que commandant et leader, mais anticipèrent également de nombreux éléments de l'Italie fasciste ultérieure, comme le salut romain.

Fiume devient également un centre de la modernité, révolutionnaire sur le plan sociopolitique : l'amour libre est pratiqué dans la ville, le leader des poètes n'est pas le seul à pratiquer le nudisme et les drogues comme la cocaïne sont également consommées en abondance. Idéalisme et nihilisme se côtoient en un seul lieu : des gens viennent de partout à Fiume pour échapper à la grisaille du quotidien, pour pouvoir se débarrasser des normes ancestrales et de leurs propres traditions, une situation qui permet à des auteurs comme Kersten Knipp de reconnaître dans cette "commune" un précurseur du futur mouvement hippie.

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Dans cet "état d'exception absolu", selon le Belge et ami proche de D'Annunzio Léon Kochnitzky (ci-dessus sur la photo avec d'Annunzio), qui ressemble au carnaval d'une cinquième saison, se rassemblent non seulement des nationalistes italiens, mais aussi des anarchistes, des monarchistes, des républicains et des monarchistes. Unis par le charisme du commandant, ils espèrent tous pouvoir exercer une influence sur le commandant qu'ils vénèrent - les approches politiques les plus diverses sont vivement discutées en public.

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Un champ d'expérimentation politique contre l'hégémonie franco-britannique

Avec la Ligue de Fiume, Kochnitzky met également en place une contre-alliance des peuples qui a pour objectif de réunir tous les États opprimés et lésés par le système de Versailles, de l'Autriche allemande et de l'Irlande à l'Allemagne et à l'Union soviétique, dans une alliance visant à combattre l'hégémonie franco-britannique, uniment détestée. Certes, la régence italienne du Quarnero est le premier État au monde à reconnaître l'URSS, mais personne ne veut reconnaître le règne de D'Annunzio. Des réserves de Realpolitik empêchent le succès de l'alternative à la Société des Nations. Cependant, ce document ne révèle pas seulement les sympathies pour le communisme qui règnent à Fiume, mais aussi le caractère de ce nouvel État comme terrain d'expérimentation politique.  

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Ce caractère syncrétique de la régence italienne à Fiume s'exprime finalement aussi dans la Carta del Carnaro, la nouvelle constitution de Fiume, rédigée par le syndicaliste et anarchiste Alceste de Ambris (photo, ci-dessus), et révisée en dernier lieu par D'Annunzio. Promulguée le 8 septembre 1920, alors qu'une grève générale éclatait en Italie au même moment, elle constitue une pièce politique révolutionnaire et moderne : La liberté d'expression et de réunion y figure, tout comme l'égalité des droits entre hommes et femmes. La propriété n'est pas inviolable et peut être confisquée. Un ordre corporatiste permet des élections libres, le commandant peut en cas d'urgence proclamer une dictature limitée à six mois. L'État lui-même est strictement laïc, des mesures sociales telles que le salaire minimum, la pension et l'aide en cas de chômage sont garanties. Tout cela semble étonnamment libertaire pour un État nationaliste. En même temps, la Constitution représente un culte de l'État, qui est anobli en tant qu'objectif suprême du peuple, une conception que le fascisme italien reprendra à son compte. Le futur dictateur fasciste Benito Mussolini, fortement influencé par Fiume, et le futuriste Marinetti visitent également Fiume, mais ne reconnaissent dans l'État de D'Annunzio qu'une expérience de romantisme politique et quittent rapidement la ville.

Mais l'objectif du commandant de Fiume de porter sa révolution en Italie en s'alliant avec les socialistes et d'entamer une "marche sur Rome" échoue. Finalement, la Société des Nations et le gouvernement libéral italien mettent fin à la tolérance de Fiume. Après que Gabriele D'Annunzio ait même déclaré la guerre à l'Italie, les soldats italiens entrent dans la ville, les tirs du cuirassé Andrea Doria forcent finalement les légionnaires à abandonner la ville, d'où ils se retirent jusqu'à la fin de l'année 1920. Ce qui reste de Fiume, c'est une révolte esthétiquement impressionnante d'un front politique transversal contre la Société des Nations. Aussi impressionnante qu'elle ait été, elle a également prouvé que la "volonté de puissance" et les discours impressionnants ne peuvent à eux seuls remplacer une théorie politique élaborée et une politique efficace. Le règne du Quarnero est en quelque sorte le spectacle le plus impressionnant de D'Annunzio et montre les limites politiques du poète.

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vendredi, 03 décembre 2021

Alfred Herrhausen: assassiné par les ennemis de l'Europe?

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Alfred Herrhausen: assassiné par les ennemis de l'Europe?

Le banquier allemand, directeur de la Deutsche Bank, a été tué le 30 novembre 1989.

Un "crime géopolitique" pour empêcher la révolution européenne ?

par Salvatore Recupero

Ex: https://www.centrostudipolaris.eu/2021/11/30/alfred-herrahausen-fermato-dai-nemici-delleuropa/

Le matin du 30 novembre 1989, une forte explosion a secoué Bad Homburg, une banlieue aisée de Francfort. Une bombe télécommandée explose au passage de la voiture d'Alfred Herrhausen, banquier allemand et directeur de la Deutsche Bank, le tuant sur le coup. Pourquoi est-il si important de se souvenir de cet homme ? Tout simplement, il a essayé de révolutionner l'Europe, mais quelqu'un l'a empêché de le faire. Ce n'est pas une mince affaire.

Qui était Herrhausen?

Alfred Herrhausen est né à Essen en 1930. À l'âge de 26 ans, il a rejoint la VEW (l'une des principales entreprises allemandes dans le domaine de l'électricité et de l'énergie). Il avait déjà obtenu un doctorat en finance de l'université de Cologne l'année précédente, alors qu'il travaillait chez Ruhrgas. À l'âge de 40 ans, il rejoint la Deutsche Bank en tant que membre adjoint du conseil d'administration. Mais avant de devenir banquier, il a démontré ses talents de gestionnaire. Comme le rappelle Giacomo Gabellini (1), il a géré "la restructuration de Daimler-Benz, à laquelle il avait imposé un processus de diversification aboutissant à la transformation de l'entreprise en un groupe technologique intégré, doté du savoir-faire nécessaire pour opérer dans les secteurs stratégiques de l'aérospatiale, de la défense, de l'électronique et de la technologie ferroviaire". Ainsi, "la division Mercedes a été progressivement rejointe par les trois autres divisions fondamentales, à savoir DASA, axée sur l'aérospatiale et la défense, AEG, axée sur l'électronique, et DEBIS, axée sur le secteur financier". Il s'est également fait remarquer à la Deutsche Bank, en devenant le conseiller économique du chancelier Kohl.

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Remettre en question le bloc anglo-américain

Comme le rappelle Salvatore Santangelo dans son essai "Gerussia", Herrhausen était "un banquier, mais avec une formation de gestionnaire industriel, il avait une vision ouverte et innovante des relations internationales, et surtout poursuivait une stratégie financière visant à redessiner le rôle d'une Allemagne réunifiée, en lui donnant une nouvelle centralité" (2). C'est dans ce contexte qu'il faut replacer l'absorption (par la DB) de la Banca d'America e d'Italia, des banques d'affaires MDM (portugaise), Albert de Bary (espagnole) et Morgan Grenfell (une prestigieuse banque d'investissement londonienne).

416cBsd7IbL._SX354_BO1,204,203,200_.jpgC'est à ce moment-là qu'apparaît la stratégie de Herrhausen, qui cherche à créer un contrepoids économique et financier aux géants anglo-américains. Cela n'est pas passé inaperçu. Pour la CIA, "les marchés financiers et monétaires mondialisés sont une question de sécurité nationale pour les États-Unis". Le banquier allemand commençait à être agaçant. Bien que le mur ne soit pas encore tombé, le chef de la DB avait déjà un plan pour relancer l'Europe de l'Est. Quelque chose de révolutionnaire, comme mentionné au début.

Le plan de Herrhausen

Herrhausen avait un plan très clair en tête, qu'il a expliqué dans une interview accordée au Wall Street Journal : "En dix ans, l'Allemagne de l'Est doit devenir le complexe technologique le plus avancé d'Europe et le tremplin économique vers l'Est. Dans ce cadre, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et même la Bulgarie joueront un rôle essentiel dans le développement européen". 

Il s'est également élevé (dans les colonnes du journal économique allemand Handelsblatt) (3) contre la politique d'endettement des banques américaines envers les nations en difficulté. Il est nécessaire de réduire la dette des pays les plus pauvres jusqu'à 70 % et d'allonger en même temps le délai de remboursement. C'était le seul moyen de "permettre à ces nations de réaffecter à la relance économique les ressources qui avaient été jusqu'ici allouées au service de la dette".

Mais n'est-ce pas les Allemands qui ont toujours fait une fixation sur la dette ? De toute évidence, il s'agit au moins d'un exemple. Retour au banquier d'Essen.

Herrhausen souhaite créer une banque qui, à l'instar de la KFW allemande, financerait "la reconstruction et l'intégration de l'Europe de l'Est au reste de l'Europe". L'Europe de l'Est a besoin d'investissements et doit se libérer de l'étau de la dette "intra-entreprise", un chiffre comptable qui pèse sur les anciennes industries communistes (estimé à 200 milliards de marks). Comme le rappelle Santangelo, cette dette était "considérée comme un atout par les institutions financières internationales, qui s'opposaient catégoriquement à la réorganisation du secteur industriel hérité par l'Allemagne après la réunification, préférant une privatisation massive". 

 Le 4 décembre 1989, Herrhausen aurait dû être à New York pour défendre son projet auprès de l'establishment financier anglo-saxon. Mais ce jour n'est jamais venu pour lui. C'est une dose d'explosifs qui lui a barré la route.  

Coupable comme accusé

Les auteurs de ce crime sont restés impunis. Sur le banc des accusés se trouvait la Rote Armee Fraktion (le plus important groupe terroriste de l'extrême gauche allemande). Mais l'enquête a abouti à une impasse. À vrai dire, peu de gens ont pris cette piste au sérieux, car la plupart des membres de cette association étaient soit en prison, soit morts. Le groupe terroriste allemand se désintégrait depuis des années. Comment une telle attaque a-t-elle pu être menée ? Difficile à croire. Pourtant, le RAF est accusé du meurtre d'un homme clé de la politique allemande: l'économiste Detlev Karsten Rohwedder (photo, ci-dessous). Il était à la tête de la Treuhandanstalt, la holding qui contrôlait les fonds, les industries et les sociétés commerciales de l'ancienne Allemagne de l'Est. Ce dernier était une sorte d'IRI de la RDA.

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Rohwedder - comme Herrhausen - n'était pas aligné sur la pensée dominante et avait été clair: "le libéralisme de marché doctrinaire ne fonctionne pas, nous devons privilégier une politique de réorganisation plutôt que de privatisation". En pratique, tout ce qu'il voulait, c'était soustraire les industries de l'ancienne RDA à la spéculation. Ces derniers devaient rester entre les mains du secteur public jusqu'à ce qu'ils soient "réhabilités" au point de pouvoir voler de leurs propres ailes. De cette façon, "la population est-allemande pourrait surmonter son infériorité matérielle le plus rapidement possible". Mais là encore, la "RAF" s'en mêle: Rohwedder meurt à la fenêtre de son bureau, dans sa maison à Düsseldorf, abattu de trois balles. Un coup de maître. Un crime parfait.

Un "crime géopolitique" ?

Pour en revenir à Herrhausen, son objectif ne se limite pas au moratoire sur la dette. D'un point de vue géo-économique mais aussi géopolitique, il souhaitait renforcer l'axe Berlin-Moscou et plus généralement la relation entre l'Europe et la Russie. Cependant, cela aurait créé un bloc géopolitique qui aurait érodé le pouvoir de l'OTAN sur le Vieux Continent. Comme l'a dit Kissinger : "si les deux puissances (l'Allemagne et la Russie) devaient s'intégrer économiquement, en nouant des relations plus étroites, le danger de leur hégémonie serait créé" (4) . Malheureusement, l'attaque de la RAF est arrivée. C'est étrange (pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire), mais les terroristes communistes et les États-Unis ont souvent la même cible. Quelqu'un, en Italie, se souvient-il d'Aldo Moro ?

Notes:

    1. Le meurtre géopolitique d'Alfred Herrhausen par Giacomo Gabellini Arianna Editrice 19 septembre 2021

(version française sur ce site: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/09/21/le-meurtre-geopolitique-d-alfred-herrhausen-6338973.html 

    2. "Die Zeit ist reif. Schuldenkrise am Wendepunkt", par Alfred Herrhausen Handelsblatt, 30 juin 1989

    3. Alfred Herrhausen, Un altro Rathenau ? La Gérusse. L'orizzonte infranto della geopolitica europea di Salvatore Santangelo, Editrice Castelvecchi, Roma, 2016

    4. Voir Kissinger : "Der western muß sich an das neue Selbstbewußtsein der Deutschen gewöhnen", Welt am Sonntag, 3 mai 1992.

 

mercredi, 01 décembre 2021

Prince Nikolaï Trubetskoy : l'impératif eurasien

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Prince Nikolaï Troubetskoï : l'impératif eurasien

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitica.ru/article/knyaz-nikolay-trubeckoy-evraziyskiy-imperativ

Troubetskoï-homme politique et Troubetskoï-scientifique

Le prince Nikolai Sergueïevitch Troubetskoï (1890 - 1938) est une figure importante de l'histoire de la pensée et de la science russes.

indeNSTlivrex.jpgIl fut surtout la principale figure de l'eurasianisme russe. Troubetskoï a prédéterminé, esquissé et effectivement créé cette orientation fondamentale de la pensée russe, en poursuivant logiquement les traditions des slavophiles, K. Leontiev et N. Danilevsky. Les dispositions de son ouvrage L'Europe et l'humanité, ainsi que sa première publication sous pseudonyme de L'héritage de Gengis Khan ont inspiré une galaxie des meilleurs penseurs de la première vague d'émigration russe, puis sont devenues la principale référence pour le grand historien russe Lev Gumilev, et enfin ont été reprises par les néo-eurasiens de la fin des années 80 du 20ème siècle, qui ont donné à ces principes une vision systématique du monde fondée sur les principes de base de la géopolitique. La Russie actuelle - après avoir surmonté l'effondrement politique et mental des années 1990 - est dans une large mesure le fruit de la mise en œuvre des idées de Troubetskoï.

Dans le domaine de la science, Nikolai Troubetskoï est la plus haute autorité dans le domaine de la linguistique structurelle (dont le fondateur était Ferdinand de Saussure). Avec son ami Roman Jakobson, il a fondé une branche scientifique pleine et entière, la phonologie, qui est la partie la plus importante de la linguistique structurale. La phonologie du cercle de Prague a eu une énorme influence sur la philologie et la linguistique russes, ainsi que sur le structuralisme européen (c'est Jakobson qui a initié le grand Claude Lévi-Strauss au structuralisme), l'épistémologie et les études sémiotiques.

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En règle générale, Troubetskoï en tant qu'Eurasien et Troubetskoï en tant que linguiste sont considérés isolément - dans des contextes complètement différents et avec des attributs complètement différents. Les critiques de l'Idée russe portent sur sa philosophie politique et là, naturellement, il est caricaturé et diabolisé. Après tout, l'idée principale de l'eurasisme est l'idée de la Russie comme une civilisation distincte, qualitativement différente et fondamentalement indépendante de l'Occident. En outre, la civilisation européenne et surtout l'Europe du Nouvel Âge sont considérées par les Eurasiens, comme auparavant par les Slavophiles et Danilevsky, comme une culture de dégénérescence, source d'empoisonnement du monde et d'hégémonie impérialiste aliénante. Troubetskoï était un adversaire acharné de l'universalisme occidental, du libéralisme et des prétentions de la société occidentale à l'exclusivité et à la normativité. Il est tout à fait naturel que cette facette - eurasienne - de l'héritage de Troubetskoï soit pratiquement inconnue en Occident et que les principales œuvres de ce cycle n'aient pas encore été traduites.

Mais en tant que linguiste, Troubetskoï est reconnu dans le monde entier. Dans la science occidentale, la phonologie est considérée comme la direction la plus importante de la linguistique structurale. Et à ce titre, les œuvres de Troubetskoï sont largement étudiées et commentées. Le structuralisme, fondé sur les principes de la linguistique structurelle, étant devenu dans la seconde moitié du 20ème siècle une école de philosophie extrêmement influente, le rôle des idées de Troubetskoï s'est accru en conséquence.

L'intégrité de la vision eurasienne du monde de Troubetskoï

boocnstlivtrover.jpgToutefois, cette division est totalement artificielle. Troubetskoï était un penseur assez organique et intégral. La vision eurasienne du monde n'était pas quelque chose de complètement extérieur à sa personnalité et à son destin. Le linguiste Troubetskoï et l'Eurasiste Trubetskoï ne sont pas simplement une seule et même personne, ils sont un seul et même mouvement de pensée, seulement appliqué à deux domaines différents - la philosophie politique et la linguistique structurelle (et aussi la philologie). Ce mouvement de pensée est fondé sur le pluralisme culturel et sur la reconnaissance de la primauté du langage et de la pensée liée au langage dans la constitution des ontologies et des systèmes de valeurs (ainsi que des ensembles politiques) des différentes sociétés.

La vision eurasienne du monde, dont les fondements ont été posés par Troubetskoï, repose sur le fait que la langue et le mode de pensée basé sur des structures sémantiques concrètes assemblent le monde de manière différente à chaque fois. Il n'existe pas de réalité normative unique ou de système de mesures unique. Le monde est, après tout, une construction linguistique, marquée par des phonèmes - les éléments sémantiques minimaux de la parole. Et chaque nation, chaque civilisation assemble ses mondes sur la base de ses structures sémantiques. Le fait que l'Europe occidentale, le monde romano-germanique ait assemblé son monde d'une certaine manière ne signifie pas que les autres langues, cultures et sociétés doivent l'accepter inconditionnellement - même sous la crainte de forces ennemies supérieures. La puissance de l'Occident, démontre Troubetskoï, en tant que linguiste eurasien, est avant tout un impérialisme sémantique, une hégémonie épistémologique.

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Plus tard, un autre structuraliste, le philosophe français de gauche Michel Foucault, formulera la même idée. Mais Troubetskoï applique ce principe à la justification de l'identité du Russe/Eurasien ! - et justifie la possibilité et l'opportunité de construire la société russe - y compris les institutions politiques, sociales et culturelles - sur la base de l'image russe du monde. Dans le même temps, Troubetskoï ne prône pas simplement un "nationalisme russe", mais un "nationalisme pan-eurasien", qui prendrait en compte la diversité des univers ethniques et des structures linguistiques qui composent le domaine de l'Eurasie russe. L'apologie de l'Empire par Troubetskoï découle de son pluralisme philosophique. Le monde russe n'est pas seulement une réalité politique, mais aussi ontologique. En même temps, elle est loin d'être mono-ethnique, mais devrait devenir une synthèse vivante de différents mondes culturels. Cependant, chacun de ces mondes, et tous ensemble, constituent un espace de sens radicalement différent de l'Europe occidentale et du monde romano-germanique. Surtout dans les temps modernes.

bb7401e89a74815a0d8a7d9ab22b24f9.jpgLe développement ou la dégradation de l'Occident est le destin d'un autre continent sémantique, d'une autre structure. Nous pouvons l'observer, porter quelques jugements, mais la Russie a un autre destin et une autre voie. C'est pourquoi Troubetskoï et les Eurasiens proclament très clairement que la Russie est un continent indépendant, un État mondial. La pluralité du structuralisme linguistique et le patriotisme intégral synthétique de Troubetskoï ne sont pas une coïncidence de différentes sphères d'intérêt scientifiques et philosophiques pour une seule et même personne, mais une conséquence d'une attitude commune - philosophique - d'un penseur intégral, qui suit ses directives et valeurs intérieures dans la direction qu'elles suggèrent elles-mêmes.

L'héritage de Troubetskoï : pas de poussière, mais du tonnerre et des éclairs

Aujourd'hui, l'héritage de Troubetskoï est plus pertinent que jamais. À l'époque soviétique, ses idées étaient trop teintées d'orthodoxie, de russité, de traditionalisme et d'anti-matérialisme. En outre, les Eurasiens classiques ne cachaient pas leur rejet du marxisme et du dogme communiste. C'est pourquoi l'eurasisme était interdit en URSS pendant l'ère soviétique. Et dans l'émigration russe, en raison des conditions de vie difficiles des communautés russes et de leur dispersion progressive, l'eurasisme, influent dans les années 20 et en partie dans les années 30, s'est progressivement éteint. Comme tous les autres courants de la pensée sociale russe.

boocover.jpgLes eurasistes ont prédit l'effondrement inévitable de l'URSS - en vertu d'une idéologie anti-populaire, mécaniste, d'origine occidentale et sans âme. Et ils croyaient que la dictature du parti du PCUS devait être remplacée par l'ordre eurasien. Dans le même temps, ils ont d'abord mis en garde contre l'engouement pour la démocratie libérale, qui ne pouvait que détruire l'État (ce qui s'est produit dans les années 1990), ont été de fervents partisans de la préservation de l'organisme politique unique à l'intérieur des frontières de l'URSS (c'est ce qu'ils ont appelé "Eurasie" ou "Russie-Eurasie"), et étaient convaincus que que le principal ennemi de la Russie en tant que civilisation (et de l'humanité dans son ensemble) est l'Occident moderne, le libéralisme, le mondialisme et l'hégémonie à plusieurs niveaux du monde romano-germanique (et surtout anglo-saxon).

Mais c'est exactement ce que nous voyons aujourd'hui - dans les années 20 du 21ème siècle. Ce contre quoi Troubetskoï avait mis en garde s'est produit dans les années 1990. Les derniers dirigeants de l'URSS, et surtout la canaille libérale qui a pris le pouvoir après son effondrement, ont fait exactement le contraire des idées des eurasistes. Ils ont fait s'effondrer non seulement la dictature du parti communiste, mais aussi l'État soviétique à l'échelle impériale. Ils ont remplacé une idéologie matérialiste occidentale (le communisme) par une autre (le libéralisme). Ils ont abandonné la confrontation avec l'Occident et sont tombés dans une dépendance servile à son égard. Au lieu de faire revivre la Russie, ce que les Eurasiens appelaient de leurs vœux, les réformateurs ont entraîné le pays et la société dans une catastrophe encore plus grande. Ainsi, dans les années 1990, les idées eurasiennes ont une fois de plus non seulement été ignorées, mais sont devenues une plate-forme d'opposition politique profonde à Eltsine, alors au pouvoir, et au clan libéral qui l'entourait.

Néanmoins, c'est dans les années 1990 que les idées de Troubetskoï ont été redécouvertes. Pas par l'État, mais par l'élite patriotique. Et la géopolitique eurasienne, construite sur le pluralisme civilisationnel et la conviction que la Russie est une civilisation distincte et que l'Occident est son principal ennemi et adversaire (Eurasie contre Atlantique, tellurocratie contre thalassocratie), a été progressivement adoptée par les structures du pouvoir russe - l'état-major général, les services de renseignement et les services secrets.

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C'est le lobby eurasien qui s'est progressivement formé au sein des services de sécurité, catégoriquement mécontent du cours désastreux pro-occidental des réformateurs libéraux des années 90, qui a préparé un changement radical du cours de la Russie, qui a commencé sous le nouveau président, un descendant des services de sécurité, Vladimir Poutine.

Avec Poutine, les idées de Troubetskoï ont acquis une nouvelle existence historique. Il ne s'agit pas seulement du début de la restauration d'un espace eurasiatique commun dans des organisations telles que l'État de l'Union Russie-Biélorussie, l'EurAsEC, l'OTSC, etc. La vision même de Poutine - sa sympathie pour les valeurs traditionnelles, son intérêt accru pour la géopolitique, ses actions visant à restituer la Crimée, son opposition croissante aux pressions occidentales, son rejet de la culture libérale et du conservatisme - est plus proche des vues des Eurasiens que de toute autre tradition ou vision du monde. Poutine parle directement de la Russie en tant que civilisation distincte, du monde russe et de la nécessité de lutter contre l'hégémonie occidentale. Bien sûr, Poutine est davantage un pragmatique et un réaliste, mais l'objectif de ses réformes politiques rappelle certainement le projet eurasien. Surtout si l'on considère le point de départ de sa présidence: l'anti-Eurasisme, le libéralisme, l'occidentalisme, la dé-souverainisation et la désintégration apparemment presque inévitable de la Russie. Et le long des lignes de faille ethniques auxquelles les Eurasiens étaient particulièrement attentifs, insistant sur l'intégration organique de tous les groupes ethniques de la Russie et de ses territoires contigus en un seul - Eurasien ! - Bloc civilisationnel eurasien.

Il est important de souligner que Troubetskoï a accordé une grande attention à la question ukrainienne. Il était convaincu que les petits Russiens étaient une branche du peuple russe (avec les grands Russiens orientaux et les Biélorusses) et que, par conséquent, les Slaves orientaux, ainsi que d'autres nations, devaient construire ensemble un État eurasien commun. En même temps, il était sensible à la fonction géopolitique du nationalisme ukrainien, prévoyant son énorme potentiel destructeur. Le mouvement eurasien était l'adversaire le plus constant de la formation artificielle d'une identité ukrainienne opposée aux Grands Russiens et donc à l'Empire dans son ensemble. Dans le nationalisme ukrainien, les Eurasiens ont vu à juste titre le plan subversif de l'Occident dans la grande guerre contre la Russie. Et comment - combien de fois ! -- ils ont eu raison.

Le noyau vivant de la pensée eurasienne

Bien sûr, lorsque nous lisons les textes de Nikolaï Troubetskoï aujourd'hui, beaucoup de choses semblent dépassées. Les prédictions ne se sont pas réalisées littéralement, mais avec quelques nouvelles fonctionnalités qui n'auraient tout simplement pas pu être prévues. Au lieu du monde romano-germanique, le centre de l'hégémonie occidentale s'est déplacé vers l'ouest, vers les États-Unis. Désormais, ce n'est plus seulement l'Europe, mais le pôle anglo-saxon de l'Europe (à l'apogée de l'Empire britannique) qui est devenu la principale source et le siège mondial de la civilisation de la mer, de l'Atlantisme.

Troubetskoï n'utilisait pas strictement le terme "nation", signifiant tantôt ethnos, tantôt peuple, tantôt citoyenneté. Cela peut également laisser perplexe. Les découvertes philosophiques et linguistiques du structuralisme de Troubetskoï ont été considérablement développées et détaillées par toute une galaxie d'éminents anthropologues, sociologues, philosophes et politologues. La géopolitique, à laquelle les Eurasiens n'ont fait que penser, se développe. Mais si nous examinons le cœur de la pensée de Troubetskoï en tant que penseur intégral, nous constatons que ses idées restent vivaces, actives et extrêmement précieuses. Non seulement la lutte qu'il menait au niveau intellectuel ne s'était pas terminée, mais au contraire, elle s'est intensifiée de nombreuses fois.

Troubetskoï voyait l'Occident comme la plus grande menace pour l'humanité, et la conviction de l'Occident de l'universalité de son système de valeurs comme un verdict sur la diversité des cultures et des civilisations, des religions et des langues. Mais c'est ce qui s'est révélé avec une clarté particulière pendant le moment unipolaire qui a commencé après l'effondrement de l'URSS. La mondialisation est la portée planétaire de l'hégémonie libérale occidentale - politique, économique, culturelle, épistémologique - de l'Occident. Troubetskoï et les Eurasiens ont déclaré à cette force une guerre à mort, et non à la vie. Ils avaient donc un certain degré de compréhension, même à l'égard des bolcheviks détestés ; c'était une Russie pervertie, avilie, mais une Russie quand même. Les Eurasiens considéraient le conflit entre les bolcheviks et l'Occident comme analogue à l'invasion mongole, qui avait privé les Russes de leur indépendance politique, mais empêché leur identité culturelle et religieuse d'être soumise à l'expansion catholique européenne. 

Et aujourd'hui, alors que les contours d'un monde multipolaire se dessinent de plus en plus clairement, les idées de Troubetskoï démontrent une fois de plus leur pertinence. Dans son programme Europe et humanité, Troubetskoï a appelé les peuples du monde à s'élever contre l'hégémonie de l'Occident libéral et à défendre leur droit à leurs propres civilisations, systèmes de valeurs et politiques, croyances, culture et structure sociale. Mais n'est-ce pas ce que la Russie, la Chine, le monde islamique et, à long terme, les peuples d'Amérique latine et d'Afrique tentent de mettre en œuvre aujourd'hui ! Dans une telle situation, les idées de Troubetskoï - libérées de certaines formulations obsolètes ou dépassées - s'avèrent plus que nécessaires. Troubetskoï est l'un des pères fondateurs de l'ordre mondial multipolaire. Ce sont ses idées qui justifient philosophiquement la carte polycentrique de l'humanité.

Et c'est pour cela, et contre cela, que la bataille la plus féroce est menée au niveau mondial. Troubetskoï aujourd'hui devrait être étudié dans les écoles et les instituts dans le cadre du programme d'enseignement général. Il est, en fait, notre tout.

mardi, 30 novembre 2021

La révolte de Maritz et De Wet en 1914, annonce la revanche des Boers sur l'Angleterre

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La révolte de Maritz et De Wet en 1914, annonce la revanche des Boers sur l'Angleterre

Francesco Lamendola

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/rivolta-di-maritz-e-de-wet-sudafrica.html

La République d'Afrique du Sud, comme on l'appelle, avait quitté le Commonwealth britannique en 1949 et n'a été réadmise qu'en 1994, après la disparition de l'objet du litige avec le Royaume-Uni, c'est-à-dire après le démantèlement de la législation sur l'apartheid.

C'est la composante boer de la communauté européenne, installée au Cap de Bonne Espérance au 17ème siècle qui, pendant les guerres napoléoniennes (1797), fut repoussée à l'intérieur des terres par les Britanniques et qui a créé au 19ème siècle les deux fières républiques indépendantes du Transvaal et de l'Orange.

La grande migration des Boers au-delà du fleuve Orange, ou Great Trek, comme on l'appelle dans les livres d'histoire sud-africains, a eu lieu à peu près en même temps que l'arrivée des tribus bantoues du nord qui, originaires de la région des lacs d'Afrique orientale, repoussaient à leur tour les Bushmen et les Hottentots. Les Boers, et les Sud-Africains blancs en général, ont toujours nié la validité de l'affirmation selon laquelle une minorité blanche dans leur pays s'était imposée à une majorité noire, arguant au contraire qu'ils avaient atteint et colonisé les régions intérieures avant les Bantous, et non après.

Quoi qu'il en soit, les Boers ont mené deux guerres contre l'impérialisme britannique: une victorieuse en 1880-81, et une beaucoup plus dure en 1899-1902, qui s'est terminée par la défaite complète de la courageuse résistance boer, dirigée par le légendaire président Krüger. Le conflit avait été rendu inévitable non seulement par les projets expansionnistes grandioses de l'impérialisme britannique, incarné en Afrique par des hommes comme le financier Cecil Rhodes et par son célèbre slogan "du Caire au Cap" (de Bonne-Espérance), mais aussi et surtout par la découverte de riches gisements d'or et de mines de diamants sur le territoire des deux républiques boers.

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Cette dernière n'était pas une victoire dont l'immense Empire britannique pouvait être fier: il n'a réussi à vaincre la résistance de ces petits paysans tenaces qu'après avoir déployé toutes les ressources humaines, matérielles et financières dont il disposait sur les cinq continents et qu'après que ses commandants aient eu recours à la tactique de la terre brûlée, en détruisant les fermes et les cultures, et surtout en transférant et en internant la population boer dans des camps de concentration, où des milliers de personnes sont mortes de privations et de maladies.

Il est vrai que la paix, signée à Pretoria le 31 mai 1902, et le traité ultérieur de Veereniging, qui sanctionne la souveraineté britannique sur les deux républiques, accordent des conditions relativement douces, voire généreuses, aux vaincus. Le gouvernement britannique a notamment pris en charge la dette de guerre du gouvernement du président Krüger, qui s'élevait à l'époque à 3 millions de livres, et a accordé un statut juridique spécial à la langue néerlandaise, ne reconnaissant pas encore la spécificité de la langue afrikaans.

Il convient de noter que le traité stipulait explicitement que les Noirs ne se verraient pas accorder le droit de vote, à l'exception de ceux résidant dans la colonie du Cap, où les colons britanniques constituaient la majorité blanche; car, dans l'Orange et le Transvaal, les Boers n'auraient jamais accepté une telle éventualité, même à moyen ou long terme.

L'intention du gouvernement britannique était d'intégrer progressivement les Boers dans leur propre culture, en commençant par l'éducation et la langue; mais le projet d'anglicisation des Boers par la scolarisation s'est avéré infructueux et en 1906, avec l'arrivée du parti libéral au gouvernement à Londres, il a été abandonné. De plus, les autorités britanniques ont dû reconnaître l'afrikaans comme une langue distincte du néerlandais, ce qui a constitué un premier pas vers le renversement du rapport de force au sein de la communauté blanche sud-africaine entre les colons d'origine britannique et ceux d'origine boer.

Une autre étape est la naissance, le 31 mai 1910, de l'Union sud-africaine, grâce à l'union des quatre colonies du Cap, du Natal, d'Orange et du Transvaal : Huit ans seulement après la conclusion d'une guerre extraordinairement sanglante et cruelle, caractérisée par des pratiques inhumaines typiquement "modernes", telles que la destruction des cultures, le déplacement forcé de populations entières et leur internement dans de véritables camps, l'Afrique du Sud devient un Dominion autonome au sein de l'Empire britannique, à majorité afrikaner; un processus qui culminera en 1931 avec la conquête de la pleine indépendance, votée par le Parlement de Londres avec le "Statut de Westminster".

Manie Maritz (1876-1940)

Un épisode peu connu du public occidental est celui de la révolte anti-britannique qui a éclaté dans l'Union sud-africaine en 1914, sous la direction des généraux boers Manie Maritz (tableau, ci-dssous) et De Wet, coïncidant avec le début de la Première Guerre mondiale, à laquelle l'Union elle-même a participé aux côtés de la Grande-Bretagne, notamment pour le fort soutien apporté à la cause britannique par des hommes prestigieux de la communauté afrikaner tels que Louis Botha et Jan Smuts.

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En effet, toutes les blessures du dernier conflit n'avaient pas été cicatrisées et une partie de la population afrikaner, animée par de forts sentiments nationalistes, n'ignorant pas la sympathie (bien que seulement verbale) manifestée par le Kaiser Wilhelm II Hohenzollern pour la cause boer, pensait que l'heure de la rédemption avait sonné et se désolidarisait du gouvernement de Pretoria, appelant, en effet, à la lutte ouverte contre les Britanniques aux côtés de l'Allemagne.

De l'autre côté du cours inférieur de l'Orange, depuis 1884, la colonie allemande du Sud-Ouest africain (aujourd'hui la Namibie) était établie et les chefs insurgés afrikaners espéraient que de là - ou, plus probablement, d'une victoire rapide des armées allemandes en Europe - viendrait l'aide nécessaire pour vaincre les forces britanniques et hisser le drapeau de l'indépendance boer sur les terres de l'Orange et du Transvaal.

C'est ainsi que l'historien français Bernard Lugan, "Maître de Conférences" à l'Université de Lyon III, spécialiste de l'histoire africaine et professeur pendant dix ans à l'Université du Rwanda, a rappelé cet événement dans son livre Histoire de l'Afrique du Sud de l'Antiquité à nos jours (Paris, Librairie Académique Perrin, 1986 ; traduction italienne par L. A. Martinelli, Milan, Garzanti, 1989, pp. 195-99) :

"Lorsque la guerre éclate le 4 août 1914, l'Union sud-africaine se trouve automatiquement engagée, en tant que dominion britannique, du côté des Britanniques, c'est-à-dire dans le camp de l'Entente. La cohésion entre les deux composantes blanches de la population a été immédiatement affectée. Les anglophones acceptent l'entrée en guerre comme un devoir envers la mère patrie, tandis que les Afrikaners se divisent en deux groupes: le premier, suivant les vues de Botha et Smuts, proclame sa solidarité avec la Grande-Bretagne, le second, mené par Hertzog, propose que l'Union reste neutre jusqu'à une attaque directe. Le fondateur du parti nationaliste a rejeté toute obligation directe, et a affirmé le droit de l'Afrique du Sud à décider librement dans des situations dramatiques comme celle d'aujourd'hui. Lorsque, en septembre 1914, le Parlement du Cap accède à la demande de Londres d'enrôler un corps militaire dans l'Union pour l'occupation du Sud-Ouest africain allemand, une grande partie de l'opinion publique afrikaner réagit violemment. Une insurrection, menée par les anciens généraux boers Manie Maritz et De Wet, se propage rapidement parmi les officiers supérieurs de l'armée sud-africaine : douze mille hommes, principalement originaires d'Orange, prennent les armes contre leur gouvernement. Une guerre civile entre Afrikaners semblait imminente, et le risque était grand car les rebelles avaient proclamé la République sud-africaine :

    "PROCLAMATION DE LA RESTAURATION DE LA RÉPUBLIQUE D'AFRIQUE DU SUD

    Au peuple d'Afrique du Sud :

    Le jour de la libération est arrivé. Le peuple Boer d'Afrique du Sud s'est déjà soulevé et a commencé la guerre contre...

     LA DOMINATION BRITANNIQUE détestée et imposée.

    Les troupes de la Nouvelle République d'Afrique du Sud ont déjà commencé à se battre contre les troupes du gouvernement britannique.

    Le gouvernement de la République d'Afrique du Sud est provisoirement représenté par MM. Général MARITZ, Major DE VILLIERS, Major JAN DE WAAL-CALVINIA

    Le gouvernement rendra au peuple d'Afrique du Sud l'indépendance que l'Angleterre lui a volée il y a douze ans.

    Citoyens, compatriotes, vous tous qui souhaitez voir l'Afrique du Sud libre,

    NE MANQUEZ PAS DE FAIRE VOTRE DEVOIR ENVERS LE BIEN-AIMÉ

    ET BEAU DRAPEAU de quatre couleurs (le "Vierkleur") !

    Unissez-vous jusqu'au dernier homme pour restaurer votre liberté et votre droit !

    LE GOUVERNEMENT ALLEMAND, DONT LA VICTOIRE EST DÉJÀ ASSURÉE, A RECONNU LE DROIT D'EXISTENCE DE LA RÉPUBLIQUE SUD-AFRICAINE, et a ainsi montré qu'il n'a pas l'intention d'entreprendre la conquête de l'Afrique du Sud comme MM. Botha et Smuts l'ont prétendu au Parlement de l'Union.

    Kakamas, République d'Afrique du Sud, octobre 1914.

    LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE D'AFRIQUE DU SUD

    (Signé) MARITZ, DE VILLIERS, JAN DE WAAL".

Botha décide de déclarer la loi martiale le 12 octobre, deux jours après que Maritz, à la tête d'un régiment sud-africain, ait déserté pour rejoindre les troupes allemandes en proclamant son intention d'envahir la province du Cap. Les partisans inconditionnels de la cause boer estiment que l'Allemagne est capable d'infliger une défaite définitive à l'Angleterre, ce qui leur offre une occasion unique de prendre leur revanche sur les vainqueurs de 1902 et de rendre l'Afrique du Sud aux Afrikaners. Mais le mouvement est désordonné: les "kommandos", organisés à la hâte, mal armés, mal aimés par une partie de la population qui vient de panser les plaies de 1899-1902, ne sont pas en mesure d'affronter les unités de l'armée régulière. Les derniers rebelles se rendent le 2 février 1915.

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Ainsi, la campagne contre le Sud-Ouest africain allemand peut commencer. Londres avait fait savoir qu'elle serait considérée comme un service rendu à l'Empire, et que par conséquent l'Empire en bénéficierait politiquement au moment du traité de paix.

La disproportion des forces est telle que les Allemands n'ont d'autre choix que d'essayer de retarder une défaite inévitable. Ils disposent de 1600 hommes, renforcés par 6000 réservistes mobilisables sur une population blanche de 6000 personnes. Le colonel Heydebreck ne peut empêcher la manœuvre sud-africaine: Botha débarque à Swakompund avec 12.000 hommes, Smuts à Lüderitz avec 6000, et plus de 30.000 hommes traversent le fleuve Orange. Le 5 mai 1915, Windhoek, la capitale de la colonie allemande, est occupée; une résistance sporadique se poursuit, aidée par l'immensité de la steppe, jusqu'au 9 juillet 1915, date à laquelle la reddition des troupes du Reich est signée à Otavi. La campagne avait été courte et les pertes humaines limitées: Botha a ainsi donné à l'Union le protectorat sur le sud-ouest de l'Afrique.

Lors des élections générales d'octobre 1915, Botha est confronté à une opposition croissante du Parti national de Hertzog. Les nationalistes afrikaners rejettent toute nouvelle forme de participation sud-africaine à la guerre, et s'opposent en particulier à l'envoi de contingents en Afrique orientale. Afin d'exprimer et de défendre les intérêts des Afrikaners pendant la campagne électorale, le parti national a lancé son propre journal, "Die Burger".

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Botha (photo) conserve la majorité au parlement avec 54 sièges, auxquels s'ajoutent les 40 sièges gagnés par les unionistes qui soutiennent la politique militaire du premier ministre. Toutefois, le Parti national, avec 27 sièges, a pu faire entendre sa voix.

En 1916, une force de 15.000 Sud-Africains est envoyée au Tanganyika pour renforcer l'armée britannique qui, bien que nombreuse, ne parvient pas à vaincre les troupes allemandes du général Lettow-Vorbeck. En août 1914, ce dernier - alors colonel - n'avait à sa disposition que 3000 Européens et 16.000 ascaris pour la défense de toute l'Afrique orientale allemande: mais avec ces très maigres forces et sans recevoir aucun ravitaillement de la mère patrie, il résista à plus de 250.000 soldats britanniques, belges, sud-africains et portugais jusqu'en novembre 1918. Dans la guerre d'embuscades dans laquelle les Alliés et les Allemands se sont affrontés dans le sud du Tanganyika, le contingent sud-africain, commandé d'abord par le général Smuts, puis par le général Van Deventer, a joué un rôle de premier plan.

La 1st South African Brigade débarque à Marseille le 15 avril 1916. Incorporée à la 9ème division écossaise, elle est envoyée sur le front de la Somme en juin, où, entre le 14 et le 19 juin, les volontaires se distinguent dans les combats du bois de Delville, tenant leurs positions au prix de lourdes pertes: 121 des 126 officiers et 3032 des3782 soldats tombent au combat. Reconstituée avec l'arrivée d'autres volontaires, la brigade participe aux batailles de Vimy et d'Ypres en 1917, et à la bataille d'Amiens en 1918, où elle perd 1300 des 1800 hommes engagés dans les combats. Elle a été reconstituée pour la troisième fois et a pu participer aux dernières étapes de la guerre.

Au total, l'Union sud-africaine a fourni aux Alliés un contingent de 200.000 hommes, dont 12.452 sont tombés au combat. De plus en plus d'Afrikaners ne veulent plus être obligatoirement appelés à se battre pour la Grande-Bretagne et sont déterminés à obtenir une plus grande autonomie, voire une indépendance totale. Sur ce point, Hertzog n'obtient aucune satisfaction à Versailles, car les Alliés confirment la situation existante tout en offrant à l'Union un mandat sur le sud-ouest de l'Afrique.

Paradoxalement, la présence même d'un protectorat germanique sur la rive nord du fleuve Orange, aux frontières de la province du Cap, avait joué un rôle important dans le renforcement des liens entre l'Union et la mère patrie britannique, car la composante anglaise de la population blanche sud-africaine avait vécu cette proximité avec malaise, voire avec un réel sentiment de danger.

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En 1878, la colonie du Cap avait obtenu l'accord mitigé de Londres pour occuper Whale Bay, une enclave stratégique dans ce qui n'était pas encore la colonie allemande du sud-ouest de l'Afrique; mais lorsqu'en 1884, presque du jour au lendemain, le chancelier Bismarck a proclamé le protectorat du Reich, prenant le Foreign Office complètement au dépourvu, ce sentiment de menace s'est matérialisé presque à partir de rien et a certainement joué un rôle important dans le renforcement de la loyauté du Dominion envers l'Angleterre, avant et pendant la guerre mondiale de 1914-18.

Une situation similaire s'était produite, au cours de ces mêmes années, avec le Dominion d'Australie (et, dans une moindre mesure, la Nouvelle-Zélande): la présence allemande dans l'océan Pacifique, notamment dans le nord-est de la Nouvelle-Guinée, dans l'archipel de Bismarck et dans les îles Marshall, dans les Mariannes, à Palau et à Caroline, ainsi que dans une partie des Samoa, habilement exploitée par la propagande britannique, a généré une sorte de psychose dans l'opinion publique australienne qui, à la recherche d'une protection contre une éventuelle menace germanique, est amené à chercher un bouclier contre les Allemands dans le renforcement des liens moraux et idéaux avec la mère patrie (la même chose se répétera en 1941, cette fois contre la menace japonaise beaucoup plus concrète et immédiate).

Quant à la révolte boer de Maritz et De Wet, son échec rapide est dû à la faible adhésion de la population boer: un faible soutien qui était l'effet non pas d'un sentiment de solidarité ou d'une "gratitude" problématique envers la Grande-Bretagne, tous deux impossibles et pour diverses raisons, mais plutôt, comme le souligne Bernard Lugan, de la fatigue due à la dure épreuve de 1899-1902 et du désir de ne pas rouvrir trop tôt ces blessures et de ne pas mettre en péril, et dans des circonstances pour le moins incertaines, ces marges d'autonomie que, bon gré mal gré, le gouvernement britannique avait reconnues aux Boers.

Il s'agissait, comme nous l'avons vu, de marges d'autonomie qu'ils étaient décidés, surtout par l'action politique des nationalistes de Hertzog et de Malan, à étendre pacifiquement, mais avec une extrême détermination, jusqu'aux dernières conséquences, en prenant soin, toutefois, de bien jouer leurs cartes et de ne pas s'exposer, par une manœuvre imprudente, à une nouvelle défaite, avec tous les effets politiques négatifs que cela aurait inévitablement entraînés.

En ce sens, le fait que ce n'est qu'avec une extrême difficulté, et seulement deux ans après le début de la guerre, que l'Union sud-africaine a accepté d'envoyer un corps expéditionnaire substantiel contre l'Afrique orientale allemande (la brève campagne contre l'Afrique du Sud-Ouest allemande en 1915 n'avait été que le corollaire naturel de l'échec de la révolte boer); et que, en 1917-18, une seule brigade a été envoyée pour combattre en dehors du continent africain, alors que des forces canadiennes, australiennes et néo-zélandaises beaucoup plus importantes combattaient ou avaient déjà combattu aux côtés de la Grande-Bretagne en Europe et au Moyen-Orient (campagne de Gallipoli), témoigne de la faible perception de la population sud-africaine de la "sécurité" au sein du système impérial et du manque de fiabilité des troupes sud-africaines, en particulier des Boers, dans une campagne militaire qui se déroulait loin des frontières de l'Union et qui n'avait donc pas un caractère clairement défensif.

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Même le "mandat" sur l'ancien Sud-Ouest africain allemand, en fait, doit être lu principalement comme un palliatif conçu par le gouvernement de Londres qui, grâce à ses bons offices à la Société des Nations, avait l'intention de donner un bonbon au nationalisme afrikaner, toujours dans l'illusion qu'il pourrait repousser l'épreuve de force avec le parti de Hertzog et Malan et la perte de toute souveraineté effective sur l'Afrique du Sud et ses immenses richesses minérales.

Il s'agissait au contraire d'un calcul à courte vue, qui n'a pas servi à détourner l'attention des nationalistes afrikaners de la poursuite de l'indépendance totale et qui, au contraire, a créé les conditions d'une nouvelle complication internationale: car, comme on le sait, le gouvernement sud-africain a considéré le mandat sur le Sud-Ouest africain comme une simple fiction juridique et le Parlement sud-africain a légiféré dans le sens d'une véritable annexion de ce territoire et certainement pas dans la perspective de le lancer vers l'indépendance.

Il ne faut jamais oublier que l'Empire britannique, en 1914, comprenait un quart de la masse continentale de la Terre et un ensemble de territoires, comme l'Inde, habités par des centaines de millions de personnes, avec des richesses matérielles incalculables. L'historien du vingtième siècle et, en particulier, l'historien des deux guerres mondiales, ne devrait jamais méconnaître la volonté ferme et tenace des gouvernements britanniques, surtout des conservateurs, de défendre par tous les moyens cet immense patrimoine, dans la conviction qu'ils pouvaient trouver la formule politique pour desserrer, peut-être, l'étau, mais pour préserver la substance de cette situation, extrêmement enviable pour la mère patrie.

Les dirigeants britanniques étaient tellement convaincus de pouvoir réussir dans cette entreprise que même Churchill, en signant avec Roosevelt, en 1941, la Charte de l'Atlantique qui sanctionnait l'engagement solennel anglo-américain en faveur de la liberté et de l'autodétermination des peuples, était loin de se douter que six ans plus tard seulement, l'Angleterre devrait reconnaître l'indépendance de l'Inde et du Pakistan, le cœur et la fierté de cet Empire.

Ils craignaient l'effet domino de tout renoncement colonial sur le reste de l'Empire et c'est pourquoi ils ont si férocement réprimé le soulèvement de Pâques de 1916 à Dublin, pour n'accorder à l'Irlande, mais seulement après la guerre, une indépendance mutilée, préservant cet Ulster où, entre nationalistes protestants et indépendantistes catholiques, la même dynamique destructrice qu'Afrique du Sud, divisée entre Blancs d'origine anglaise et Blancs d'origine boer, se reproduirait, mais avec des parties inversées, après la victoire militaire britannique de 1902.

L'histoire nous montre que ceux qui gagnent militairement ne gagnent pas toujours politiquement à moyen et long terme.

C'était également le cas de l'Afrique du Sud, après la conquête britannique de 1902 ; et en ce sens, même l'insurrection boer ratée de 1914 doit peut-être être considérée davantage comme la première annonce de la future indépendance de l'Afrique du Sud vis-à-vis de l'Angleterre, que comme le dernier souffle de la précédente guerre anglo-boer.

dimanche, 28 novembre 2021

Le connétable des lansquenets

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Le connétable des lansquenets

par Georges FELTIN-TRACOL

Dans Le roman vrai d’un fasciste français, une biographie romancée de René Resciniti de Says, vieux militant royaliste maurrassien, Christian Rol rapporte une anecdote révélatrice. « Néné l’Élégant » passe un jour à « La Mère Agitée », un restaurant parisien bien connu de la mouvance. Il dîne non loin de la table de Dominique Venner qu’il n’apprécie guère et avec qui il engage pourtant une vive discussion historique. « Ce soir-là, la conversation dévie sur le Connétable de Bourbon qui avait levé les armes contre la papauté et  François Ier. Ce à quoi Venner était très favorable (1) ».

Toute l’historiographie française officielle fait du Connétable de France l’un de ses principaux traîtres. En 2000, compagnon de route de la « Nouvelle Droite » et professeur d’histoire spécialisé dans les Temps modernes (1492 – 1815), Jean-Joël Brégeon publie une belle biographie de ce mal-aimé (2). Il estime « qu’il y avait nécessité impérieuse de réhabiliter sa mémoire, entreprise qui, jusqu’alors, n’avait pas tenté grand monde. Le réhabiliter ou tout au moins le comprendre, l’analyser sans préjugé et, pour cela, le replonger dans son temps ».

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Une puissante lignée féodale

Né en 1490, Charles de Montpensier appartient à une branche cadette des Bourbons. «La maison ducale de Bourbon est l’une des plus anciennes, des plus prolifiques et donc des plus ramifiées de la noblesse française. » Sixième fils de Louis IX dit bientôt « Saint Louis », le comte Robert de Clermont-en-Beauvaisis (dans l’actuel département de l’Oise) épouse Béatrix de Bourbon, l’ultime héritière d’une famille qui prétend descendre des Troyens et des Carolingiens. Par ce mariage, Robert devient le seigneur du Bourbonnais alors que ce « fief [...] était reconnu fief féminin, et ne suivait pas la loi salique excluant les filles de la succession de leur père ». Si leur deuxième fils, Jacques, est « à l’origine de la branche Bourbon – Vendôme qui finit par monter sur le trône de France avec Henri IV » en 1589, leur aîné, Louis Ier de Bourbon, unit son propre fils, Louis II, à « l’héritière du dauphin d’Auvergne [qui] lui permit d’arrondir son patrimoine avec le Forez et le Dauphiné d’Auvergne ». Sous son impulsion, la ville de Moulins devient la « capitale » d’un vaste domaine.

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Princes de sang aptes à porter éventuellement la Couronne des Lys, les Bourbons dont la devise est « Espérance », participent à la vie du royaume sous les derniers Capétiens directs et sous les Valois. Au XVe siècle, Jean II de Bourbon se montre d’une parfaite loyauté envers Louis XI. Deux de ses frères sont des clercs. Louis est prince-évêque de Liège qui aurait épousé sans aucune autorisation Catherine van Egmond, d’où la branche actuelle non dynaste des Bourbon-Busset. Charles de Bourbon est, pour sa part, l’archevêque de Lyon. Leur sœur, Isabelle, est la femme du «Grand Duc d’Occident», Charles le Hardi, duc de Bourgogne. Elle est donc l’arrière-grand-mère de Charles Quint. Leur plus jeune frère, Pierre de Beaujeu, se voit marié à Anne de France, la fille aînée de Louis XI dont elle a hérité le terrible sens politique.

Jean II de Bourbon n’a pas d’enfant. Or, son domaine forme, « pour reprendre la formule d’un chroniqueur “ un pays nouvellement composé, comme en marqueterie ou mosaïque, de plusieurs pièces rapportées, acquises des seigneurs voisins ”. Au duché de Bourbon étaient venus s’ajouter le Forez, le Beaujolais, l’Auvergne, les Haute et Basse Marches, le Carladès, Murat, Gien, les Dombes... ». Le patrimoine des Bourbons s’accroît encore. En 1476, Louis XI offre à son gendre « les comtés de la Marche et de                 Montaigut-en-Combrailles  ». En 1481, Anne de France reçoit le comté de Gien. La même année, Jean II de Bourbon doit remettre sur injonction royale à son frère Pierre de Beaujeu «le comté de Clermont-en-Beauvaisis, la baronnie de Beaujolais et les Dombes». Henry Montaigu explique que « la Marche, les comtés de Clermont et de Beaujolais, diverses autres seigneuries prises ici et là, devaient en attendant permettre aux époux Beaujeu de tenir rang parmi les princes (3) ».

Au décès de Jean II en 1488, son frère l’archevêque de Lyon se proclame chef de la Maison. Mais cruellement endetté, il renonce finalement à tous ses droits au profit de Pierre en échange d’une forte pension. Ainsi, « le 30 août 1488, Pierre de Beaujeu devenait duc de Bourbon et d’Auvergne, comte de Clermont, de Forez, de la Marche, de l’Isle-Jourdain et de Villars, seigneur de Beaujolais “ à la part de l’Empire ”, de Château-Chinon et d’Annonay... ». En 1491, Anne et Pierre de Bourbon – Beaujeu ont une fille d’aspect chétif, Suzanne.

Très tôt, forte de son influence à la Cour et régente de facto quand son frère Charles VIII part guerroyer en Italie, Anne de Beaujeu assure à sa fille les moyens légaux de conserver l’intégralité de leurs possessions territoriales. Elle s’attache aussi à régler la querelle vieille d’un demi-siècle avec les Bourbons – Montpensier dont les « terres [étaient] enclavées dans celles de la branche aînée des Bourbons, surtout à Aigueperse».

L’unité des Bourbons

Le père du futur Connétable se nomme Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier et dauphin d’Auvergne. Au cours des premières Guerres d’Italie, il trouve sa femme en la personne d’une Italienne, Claire de Gonzague, la « fille aînée du marquis de Mantoue ». Le couple a six enfants (trois garçons et trois filles). L’arrivée de Claire dans le centre de la France introduit la Renaissance italienne dans le Massif Central ! La tragédie frappe rapidement cette famille heureuse. Charles devient à onze ans chef de famille en 1496 quand meurt son père de la malaria dans le Sud de l’Italie. En 1503 disparaît sa mère. Son éducation dépend de sa marraine, Anne de Beaujeu.

L’adolescent apprend le service de la chevalerie et se passionne pour les récits arthuriens. Son caractère le pousse vers le métier des armes. Pierre de Bourbon et sa redoutable épouse décident de lui donner leur fille unique Suzanne. Pour eux, « l’union des deux branches avait pour principal mérite d’éteindre le contentieux qui les séparait depuis trois générations tout en achevant l’unité territoriale du duché, faisant de lui le fief le plus étendu et le plus peuplé du royaume ». Quel est donc ce si grand domaine ? « Au Bourbonnais et à l’Auvergne s’ajoutaient les comtés de Clermont-en-Beauvaisis, de Forez, de la Marche, de Gien et de Clermont en Auvergne; les vicomtés de Carlat et de Murat, les seigneuries de La Roche-en-Rénier, de Bourbon – Lançay, d’Annonay, sans oublier, en pièces rapportées, les Dombes, le Beaujolais et les fiefs propres aux Montpensier, le comté de Montpensier, le dauphiné d’Auvergne, la baronnie de Mercœur, la seigneurie de Combrailles. À cet immense domaine – qui couvrait plus de 26.000 km² – s’ajoutaient les titres et les charges qui faisaient du nouveau duc de Bourbon le Grand le plus titré du royaume, pair de France, grand chambrier, en attendant le gouvernement du Languedoc et, bien sûr, la connétablie ». Jean-Joël Brégeon précise que « pour mieux considérer les domaines de Charles et de Suzanne, on peut les faire tenir dans les actuels départements, à savoir l’Allier, le Puy-de-Dôme, le Cantal, la Loire, une partie du Rhône, de l’Ain et à l’autre extrémité, de la Haute-Vienne et de la Creuse ». Par son mariage, Charles de Montpensier qu’on désigne comme « Charles-Monsieur », devient le plus puissant féodal de France depuis la Maison de Bourgogne…

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La Dame de Beaujeu gouverne remarquablement ses terres. Elle dispose de « la châtellenie qui était la réalité administrative la plus tangible de l’« État » bourbonien. Leur nombre et leur taille étaient variables. Le Beaujolais n’en comptait que dix-huit mais le Forez en avait quarante. Beaucoup étaient minuscules, d’autres immenses, comme celle de Moulins avec ses soixante-seize paroisses réparties sur environ 1800 km² ». Elle entend surtout les conserver pour ses futurs petits-enfants. La mort en 1498 de Charles VIII et l’avènement de leur cousin le duc d’Orléans, Louis XII, la détachent de l’intérêt royal pour privilégier les intérêts familiaux et terriens de sa fille et de son gendre. Par chance, « attaché à la seigneurie, écrit Henry Montaigu, [le futur connétable] en possède la mystique (4) ».

Au service de deux rois de France

Le « Roi du peuple » Louis XII apprécie Charles-Monsieur. Quand il ne se bat pas en Italie avec les armées françaises, il sert d’« otage princier » dans la suite de l’archiduc Philippe de Habsbourg qui traverse la France pour se rendre dans les Espagnes qu’il va bientôt régner aux côtés de son épouse Jeanne, la fille des Rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Jeanne et Philippe sont les parents du futur Charles Quint. Une autre fois, « à Valenciennes, Charles de Bourbon fit la connaissance de ses cousins, les Croy, une puissante famille attachée au service et à la fortune des                             Habsbourg ».

En 1513, Louis XII le charge de « restaurer l’autorité royale et la paix publique » en Bourgogne. Charles-Monsieur « fit procéder à des travaux de fortification à Dijon, Châlons, Beaune et Auxonne. Sa sévérité à l’égard des gens de guerre coupables d’abus et d’exactions sur la population, sa rigueur et sa détermination, l’attention qu’il porta à cette mission sans gloire mais si impérieuse amenèrent Louis XII à manifester sa gratitude ». Charles de Bourbon reçoit la charge considérable de connétable de France.

Chef suprême de l’armée royale en l’absence du souverain, le connétable                  « porte l’épée royale et la présente, nue, à l’assistance » le jour du sacre à Reims. Il « possède sa propre juridiction – la connétablie et maréchaussée de France – qui lui donne des pouvoirs disciplinaires, sans appel, pour juger les délits et crimes des gens de guerre ». Fidèle à sa sévère réputation, le nouveau connétable interdit les pillages; il exige que ses troupes paient au juste prix les denrées prises aux paysans; il impose une réelle discipline à ses hommes d’armes; il punit le défaut de tenues particulières, reconnaissables et attribuées à chaque régiment royal. Cette dureté s’impose tant les mœurs sont rudes.

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À la fin du Moyen Âge, les fantassins sont appelés « les “ gens de pied ” [qui] se regroupaient en “ bandes ”, réparties en “ nations ”. On pouvait trouver là des Gascons, des Picards, des Allemands, que l’on qualifiait tantôt d’aventuriers tantôt de “ bandes noires ” et qui étaient pour l’essentiel des lansquenets, ces éternels rivaux des Suisses». Les combattants helvètes servent divers souverains dès que ces derniers leur versent une solde régulière, ce qui est rarement le cas. Les mercenaires helvètes manient avec une redoutable dextérité les « “ longs bois ” [qui] faisaient la loi sur les champs de bataille depuis plus d’un siècle [...]. C’étaient en fait des hallebardes dites de Soleure ou de Berne que les Suisses complétaient par une forte dague, lorsqu’ils ne maniaient pas la redoutable Zweihänder, l’épée à deux mains. Sûrs de leur tactique qui les voyait formés en hérissons, les Suisses se protégeaient peu et s’en faisaient même une gloire ». C’est dans cet univers âpre et violent que le Connétable de Bourbon parvient à s’imposer. Aux côtés de Louis XII, puis de François Premier (5), il se fait un nom en Italie. « Depuis Marignan, on le tenait pour un des meilleurs capitaines de sa génération. »

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Conscient de sa valeur et de ses qualités militaires, le Connétable de Bourbon n’hésite jamais à déployer un train de vie fastueux lors des grands événements comme au Camp du Drap d’Or où François Premier accueille Henry VIII d’Angleterre en 1520. Ce décorum luxueux agace le roi français. Par ailleurs, sa droiture et sa franchise lui valent d’irréductibles ennemis dans l’entourage immédiat du souverain: le duc d’Alençon, un temps fiancé à Suzanne de Bourbon, est un piètre homme de guerre que méprise le Connétable; le surintendant des finances Samblançay, Bonnivet et le chancelier Antoine Duprat, tous deux originaires de domaine dont il est le seigneur. Le plus redoutable de ses ennemis est néanmoins une femme, Louise de Savoie, la propre mère de François Premier !

Les visées de Louise de Savoie

La reine-mère a-t-elle des vues lubriques et concupiscentes sur le fringant homme à peine plus âgé que son propre fils ? Toute une littérature brode autour de cette « romance » fantasmée par l’une et refusée par l’autre. Il est en revanche certain que Louise de Savoie agit en féodale qui rêve « d’augmenter le patrimoine des Valois – Angoulême », surtout si c’est aux dépens des Bourbon. Bien qu’élevée par Anne de Beaujeu, Louise de Savoie (portrait, ci-dessous) la déteste profondément. La réciproque est aussi vraie.

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Homme à femmes soumis à l’inflexible volonté de sa mère, François Premier vexe fréquemment le Connétable à partir de 1521. Cette année-là est un tournant majeur dans la vie de Charles de Bourbon. Suzanne meurt précocement. Outre son époux qui détient en sa faveur une série de dispositions testamentaires légales, l’héritage territorial de Suzanne est revendiqué par sa cousine, Louise de Savoie. Or, « la succession de Suzanne de Bourbon était compliquée à démêler tant le statut juridique de ses biens dépendait d’origines extrêmement diverses ».

Louise de Savoie lance en 1522 un procès au Connétable devant le Parlement de Paris, seul autorisé à statuer sur les litiges liés à un pair de France. Elle réclame l’éventuelle saisie des duchés de Bourbon et d’Auvergne et des comtés de Clermont, de Forez et de la Marche. « Reine mère et régente à la fois, [Louise de Savoie] allait user de son rang prééminent pour influencer les magistrats. » Pendant ce temps, Charles de Bourbon se préoccupe de reprendre un fief italien. Son père, Gilbert, avait été fait archiduc de Sessa dans le royaume de Naples. Le Connétable souhaiterait relever le titre à son profit et adresse une ambassade conduite par Philibert de Saint-Romans auprès de Charles Quint.

Bien qu’ayant le droit féodal pour lui, le Connétable déchante vite, tant les magistrats parisiens craignent Louise de Savoie. Le Parlement de Paris rendra son arrêt en juillet 1527: tous les biens de Suzanne et Charles de Bourbon reviendront à la Couronne. S’estimant dupé et voyant que le roi se refuse d’intervenir de manière impartiale, Charles de Bourbon entre en négociations secrètes avec Charles Quint et Henry VIII d’Angleterre. Le Tudor exige d’être reconnu comme le seul roi de France légitime. Le Connétable refuse d’abord. Quant à l’Empereur, il lui propose d’épouser l’une de ses sœurs, Éléonore, veuve du roi de Portugal, ou Catherine.

Le Connétable de Bourbon a-t-il vraiment trahi ? Dans une perspective téléologique nationalitaire plus qu’anachronique, maints historiens français répondent par l’affirmative. Toutefois, dans une logique féodale plus factuelle qui correspond au contexte de l’époque, la trahison n’existe pas. Charles de Bourbon « était de sang italien par sa mère et son duché, bien inscrit dans la mouvance française, débordait sur l’Empire pour une petite part, les Dombes à l’est du Beaujolais. Il était le vassal du roi de France mais l’empereur était aussi son suzerain... ». Délaissant la devise habituelle des siens, il prend pour nouvelle devise personnelle : « Omnis spes in ferro est (Tout mon espoir est dans le fer). »

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Le chef des lansquenets

Pendant que les hommes du roi de France confisquent tous ses biens et arrêtent ses proches, le Connétable se réfugie en Franche-Comté. En juillet 1523, il noue une alliance avec Charles Quint et l’Angleterre. Il propose sans succès de soulever ses terres et la Normandie… Bientôt « dépossédé de sa connétablie, Charles de Bourbon en était réduit à se muer en condottière ». Il devient assez vite « un pion que Charles Quint et Henry VIII manipulaient. Le connétable, chef de guerre avisé et excellent stratège, n’avait pas toujours la même perspicacité dès lors qu’il s’agissait de politique et de manœuvres diplomatiques ». Ruiné et pourchassé, Charles-Monsieur se voit contraint de jurer fidélité à Henry VIII en tant que roi de France en 1524.

C’est seulement auprès des troupes impériales que s’épanouit encore le Connétable. Il envahit en juillet 1524 la Provence avec le marquis de Pescara. Le siège de Marseille tourne cependant au désastre. Les Impériaux doivent battre en retraite. Leur reculade permet la reconquête rapide du Milanais par les Français. Mais leur avancée se termine par la monumentale défaite de Pavie en 1525. François Premier est fait prisonnier à Madrid. Le Connétable cherche à peser sur le cours des négociations. Sans aucune réussite. Il ne devient pas le beau-frère de l’Empereur et le roi de France se montre intraitable à son sujet. C’est à ce moment-là qu’il intègre le monde viril des lansquenets. « Leurs costumes bariolés, leurs larges chapeaux de feutre hérissés de plumages multicolores, leurs barbes et leurs longs cheveux donnaient un aspect impressionnant aux lansquenets. Le grondement des hauts tambours et les sons aigrelets tirés des fifres accompagnaient des chants presque psalmodiés qui pouvaient glacer d’effroi leurs adversaires. » « Le mot Landsknecht francisé en lansquenet signifie tout simplement “ gens du pays ”. Il apparaît vers 1470 et désigne un combattant à pied, d’origine germanique, recruté principalement en Alsace, Pays de Bade, Wurtemberg ou dans le Tyrol autrichien. Les lansquenets sont répartis en régiments. Chaque régiment comprend environ quatre mille hommes, divisés en dix compagnies – Fähnlein – subdivisées en Rotten. Chacune de ces escouades est forte de dix lansquenets ou de six porteurs d’épée à deux mains. Le Doppelsöldner, qui porte cuirasse à guimpe et bassinets de fer sur la tête, est un rude gaillard qui, outre son immense épée à deux mains, trouve encore le moyen de porter au ceinturon l’épée normale du lansquenet. »

Charles Quint charge le Connétable de Bourbon de se rendre au Tyrol. Le bon catholique qu’il est y rencontre le principal meneur des lansquenets, le réformé Georg Frundsberg. Les deux hommes de guerre s’apprécient vite. À partir de 1526, Charles de Bourbon dirige les lansquenets allemands luthériens en Italie du Nord. Tous ces marcheurs et leurs homologues à cheval, les reîtres, n’ont qu’un seul objectif en tête : fondre sur Rome la pontificale et la saccager !

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Naguère vice-roi du Milanais à la demande de son souverain, le Connétable aspire à fonder un royaume. « Charles Quint lui fit croire qu’il pourrait ceindre la couronne de fer des Lombards. Il a sans doute rêvé d’un royaume d’Italie, de Milan à Naples. » Il se transforme progressivement en un aventurier à la tête des lansquenets. « Prince du sang, connétable de France puis lieutenant général des armées impériales, il finira comme un réprouvé à la tête d’une armée livrée à elle-même. » En effet, après la mort de Georg Frundsberg, les lansquenets « décidèrent les autres corps à se constituer en une république militaire et on désigna douze soldats, douze élus, pour représenter l’armée auprès de Bourbon ».

La fin d’un puissant songe géopolitique

Au printemps 1527, les troupes impériales assiègent la Ville éternelle. Le 6 mai, un coup d’arquebuse frappe Charles III de Bourbon devant les remparts. Fous de rage, les lansquenets dont le nouveau chef est le prince d’Orange, Philibert de Chalon, s’emparent de la ville et la ravagent. Cela vaudra au Connétable une excommunication posthume. « Le concile de Trente avait pris la peine de rendre un décret ordonnant l’exhumation et la dispersion des ossements. » La légende noire du Connétable commence ! Les sbires de François Premier l’accuseront de vouloir « démanteler le royaume capétien, en donner la couronne au Tudor, s’approprier un immense domaine comprenant aussi bien le Poitou, l’Anjou, le Maine, la Touraine, le Berry que ses terres patrimoniales. Une sorte de reconstitution hybride du grand duché d’Occident, de la Lotharingie et du royaume des Plantagenêts ».

En réalité, le Connétable de Bourbon serait, selon Jean-Joël Brégeon, « le dernier avatar, l’ultime tenant du rêve lotharingien, cette construction politique improbable qui naquit du traité de Verdun (843) pour satisfaire le fils aîné de Louis le Pieux, Lothaire. La Lotharingie allait des îles frisonnes à l’Italie du Nord jusqu’à l’Adriatique et au golfe de Gênes, empruntant le couloir rhénan et franchissant les Alpes pour réunir cette spectaculaire transversale. La Lotharingie disparut avec Lothaire Ier (855) et pourtant son souvenir hanta l’imaginaire médiéval. Elle inspira les ducs de Bourgogne et Charles le Téméraire en avait reconstitué une partie avant de disparaître (1477). Charles de Montpensier était familier de l’histoire de la Bourgogne; ses prétentions sur la Provence, son acharnement à constituer un immense domaine articulé entre Loire et Méditerranée indiquent bien une tentation “ lotharingienne ” qui ne pouvait être tolérée par les Capétiens ». Il s’inscrit néanmoins dans une tradition nobiliaire de contestation de l’État royal capétien. À l’instar des Cabochiens pro-bourguignons de Paris sous la Guerre de Cent Ans, des révoltes féodales de la fin du Moyen Âge comme la Ligue du Bien public et de certaines factions hétérodoxes de la Ligue pendant les Guerres de Religion, « Bourbon avait tout pour séduire ceux qui se complaisaient dans un idéal féodal volontiers frondeur à l’égard de l’institution monarchique ». La révolte justifiée du connétable de France Charles de Bourbon préfigure surtout les actions vaines d’une aristocratie soucieuse de préserver ses libertés d’état. On retrouvera ces réticences à l’extension du pouvoir royal avec la coterie autour de Gaston d’Orléans, le frère de Louis XIII, l’« esprit mousquetaire » dépeint par Alexandre Dumas contre la puissante volonté du Cardinal de Richelieu, et la Fronde des princes (1650 – 1653).

Honni autant par des générations d’historiens et que par une Église catholique romaine qui entame à ce moment-là son long déclin, Charles-Monsieur ne pouvait que plaire, par sa tenue fière et altière, à Dominique Venner. Grâce au livre de Jean-Joël Brégeon, il faut admettre le Connétable de Bourbon, chef des lansquenets de l’Empereur - Roi, parmi les rares Français d’Empire.

Georges Feltin-Tracol

Notes:

1 : Christian Rol, Le roman vrai d’un fasciste français, La manufacture de livres, 2015, p. 307.

2 : Jean-Joël Brégeon, Le Connétable de Bourbon. Le destin tragique du dernier des grands féodaux, Perrin, 2000, 290 p. Les citations non mises en notes sont extraites de cet ouvrage.

3 : Henry Montaigu, La guerre des Dames. La fin des féodaux, Olivier Orban, 1981, p. 95.

4 : Idem, p. 272.

5 : « François, qui voulait être le “ roi chevalier ” et le “ père des lettres ”, souligne Henry Montaigu, est donc bien davantage le père de cette “ patrie ” dont d’ailleurs il porte le nom. C’est pourquoi nous écrivons “ François              Premier ” en toutes lettres et non en chiffres comme il est d’usage, parce que cela devient une manière de surnom qui marque l’origine, le départ d’un cycle nouveau. », Id., p. 282.

  • D’abord mis en ligne sur Vox NR – Les Lansquenets, le 15 novembre 2021.

 

mardi, 23 novembre 2021

Les trois vagues de la modernisation mondiale

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Les trois vagues de la modernisation mondiale

Par Andrea Muratore

Ex: http://osservatorioglobalizzazione.it/osservatorio/le-tre-ondate-della-modernizzazione-globale-modernita/

L'histoire sans "théorie" est aveugle ; la "théorie" sans histoire est absconse, non prouvée, sans vérification empirique. En ce qui concerne la modernisation, les historiens préfèrent la narration pure, limitant l'analyse conceptuelle, obtenant un compte rendu neutre qui ne tient pas suffisamment compte de l'évolution des processus ; les philosophes, les sociologues et les politologues, quant à eux, ont une vision plutôt irréaliste des processus de modernisation, et les deux catégories ne parviennent très souvent pas à s'écarter de la vision eurocentrique ou occidentaliste de l'histoire moderne, considérant l'Europe et l'Europe "hors Europe" comme le "miroir du monde". Le début de la mondialisation a démontré le caractère incomplet des schémas historiographiques européens appliqués à des contextes différents et la nécessité d'élaborer des paradigmes plus inclusifs.

Il est nécessaire de traiter la modernité, en dépassant l'idée originale basée sur les hypothèses mentionnées ci-dessus qui fondent l'application du "moderne" uniquement sur une base nationale et théorisent la mondialisation comme une somme de processus locaux dirigés dans une direction commune sur la base de l'imitation du modèle de la "locomotive" des pays avancés. Le fait que les élites africaines et asiatiques aient longtemps été formées dans les métropoles européennes, Londres et Paris en tête, témoigne de la mesure dans laquelle cette idée a également été perçue en dehors des frontières occidentales. Toutefois, ce récit ne peut être considéré comme crédible : la modernité représente un processus unitaire mondial qui a débuté en Europe occidentale et aux États-Unis et qui s'est progressivement étendu pour impliquer la quasi-totalité de la planète, devenant ainsi une condition généralisée pour toute l'humanité. La modernité s'est développée à travers un processus violent, incohérent et conflictuel, au-delà de ce que prétendent certains récits partisans: par exemple, l'Europe a été très habile à faire disparaître les souvenirs désagréables associés au colonialisme et a été très indulgente envers elle-même. Les millions de morts de l'Holocauste nazi, par exemple, bénéficient d'une considération et d'un souvenir à la hauteur de la gravité de l'événement, alors qu'à l'inverse, les millions de morts du colonialisme en Amérique du Sud ou au Congo sont aujourd'hui passés sous silence. La colonisation est un phénomène important de la modernité, comprise comme un "conflit".

On peut distinguer trois vagues de modernisation : la première, essentiellement "classique" et libérale, a concerné les États-Unis, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la France dans le sillage de quatre grandes révolutions, de la révolution néerlandaise contre la domination espagnole à la révolution française de 1789.

Le Congrès de Vienne, auteur d'une restauration politique, n'a pu arrêter la vague de modernisation économique et législative : aucun événement historique ne passe sans laisser de conséquences derrière lui, aucune restauration ne peut jamais être complète. La graine de la modernité a continué à germer, contribuant à générer la deuxième vague au milieu du 19ème siècle, impliquant l'Allemagne, l'Italie, la Russie et le Japon.

La Russie a aboli le servage en 1861, à la suite de sa défaite dans la guerre de Crimée, et a entamé au fil du temps un processus d'industrialisation concentré dans la région de Saint-Pétersbourg. Par la suite, le processus de modernisation a été fortement catalysé par de nouvelles défaites militaires, notamment celle contre le Japon et celle de la Grande Guerre, qui ont provoqué la déflagration de révolutions internes.

La modernisation allemande, en revanche, après l'échec de la révolution libérale de 1848, est le résultat des succès militaires de la Prusse contre le Danemark, l'Autriche et la France entre 1864 et 1871, à la suite desquels le deuxième Reich, l'Allemagne impériale, est formé. La croissance économique et industrielle allemande est le "mariage du seigle et de l'acier", et le développement des grandes industries allemandes est essentiellement catalysé par l'expansion de la puissance et des ambitions militaires allemandes, guidée et orchestrée par le gouvernement central.

En Italie, la modernisation et l'unité sont le produit des intérêts croissants de la grande bourgeoisie productive du nord de la péninsule, qui fournit le substrat politique de l'unité culturelle consolidée de l'Italie. Les sept congrès de scientifiques italiens de la première moitié du 19ème siècle ont effectivement fondé l'idée d'une "Italie" avant le Risorgimento. L'alliance entre la révolution démocratique-libérale et les aspirations de la plus italienne des dynasties régnantes de la péninsule au milieu du XIXe siècle, la Maison de Savoie, a créé la plate-forme de la première tentative d'unification, qui a échoué en 1848 ; par la suite, les Savoie ont pris la direction politique du processus d'unification italienne. La modernité en Italie n'a donc pas été le fruit révolutionnaire d'une société déjà "mûre", ni le fruit exclusif d'un succès militaire : c'est la politique qui a créé la modernisation.

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Lorsque les États-Unis ont contraint l'Empire du Soleil Levant à ouvrir ses ports au commerce international, la dynastie Meji a imposé une véritable révolution par le haut, amorçant la modernisation du pays, pour l'achèvement de laquelle le développement d'une marine moderne et efficace était fondamental.

La deuxième phase de la deuxième vague a été beaucoup plus traumatisante, et a commencé après la révolution russe de 1917. Les quatre pays, pour des raisons très différentes liées à la Première Guerre mondiale, sont sortis de la Grande Guerre complètement prostrés et totalement désemparés. La caractéristique conflictuelle de la modernité est devenue extraordinairement évidente dans les années qui ont précédé la Grande Guerre, car cette période a modifié la structure sociale des pays et a conduit à l'émergence de conflits internationaux, dont le plus important a été la bataille pour la suprématie navale et coloniale mondiale entre l'Allemagne et le Royaume-Uni. Elle a également révélé la tendance typique des pays avancés à considérer la modernité comme un phénomène égocentrique, et le désir de pousser le reste du monde dans un développement moderne subordonné. Les tendances autoritaires déjà présentes en Italie, au Japon et en Allemagne se sont consolidées à la suite du mécontentement suscité par les "victoires mutilées" ou le revanchisme contre les vainqueurs: la deuxième vague se caractérise par une "modernisation autoritaire", axée sur le rôle hégémonique de l'État, la compression des droits des classes laborieuses et la montée du totalitarisme. L'analyse de la première période d'après-guerre permet de constater le caractère différent de la modernité dans les différents contextes étatiques.

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L'idée d'un développement inégal-combiné est fondamentale pour comprendre la modernité et la mondialisation: Trotsky a théorisé son application à la Russie soviétique, à la lumière du principe du "saut d'étapes", de l'historia amat nepotum, du développement cumulatif de la connaissance. Le développement est inégal en raison de la différence de contexte culturel, social et matériel entre les différents pays, d'où la nécessité de modifier le rythme du développement en imposant une modernisation tardive et accélérée. La nécessité de rattraper des siècles de retard a conduit les quatre pays de la deuxième vague à des processus rapides et traumatisants: par exemple, l'urbanisation accélérée a déraciné des millions de personnes des campagnes, tout en créant de vastes zones de pauvreté et d'inégalité dans les villes. Dans le même temps, à l'exception de l'Italie, l'industrie lourde et l'armement ont été largement préférés dans les quatre pays à la production de biens de consommation, à l'industrie légère: cela a entraîné une augmentation de l'irrationalité, sous la forme de travaux publics réalisés à la hâte et de manière non optimale, et la production d'une "mentalité d'accélération" qui a conduit les individus bien au-delà du sentiment d'émerveillement associé à la capacité de percevoir le changement au cours de leur vie.

Le changement graduel a créé une idée de l'histoire, le changement accéléré a été la base d'un changement de paradigme politique. Le mythe du XXe siècle était "Prométhée libéré", l'idée du triomphe de la volonté, du volontarisme au-delà de tout sacrifice et de tout renoncement, que l'on retrouve tant dans les régimes totalitaires de droite et de gauche, en totale opposition avec les idées développées dans la première vague de modernisation. La coexistence d'éléments de modernité extrême, d'éléments hautement traditionnels et de formes de compression des libertés individuelles est typique de la modernisation tardive : ce modèle de modernisation a été mis en échec dans les pays fascistes avec la Seconde Guerre mondiale, après quoi l'Allemagne, l'Italie et le Japon ont rejoint la tendance à la modernisation libérale, en conservant certaines particularités locales (en Italie, par exemple, l'esprit corporatif et la mentalité népotique ont persisté). La Russie soviétique, vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, a connu une évolution différente avant son implosion interne en 1991.

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La troisième vague de modernisation était centrée sur la mondialisation néolibérale. Plusieurs pays, comme certaines parties du monde islamique, la Chine et l'Inde, ont connu au cours des dernières décennies un processus de modernisation retardée et accélérée encore plus prononcé que celui qu'ont connu la Russie, l'Italie, l'Allemagne et le Japon. La modernisation ne s'est donc pas développée comme un "processus de distillation" de ses composantes, mais a été beaucoup plus traumatisante : plus le développement a été accéléré et retardé, plus les déséquilibres créés par la progression de la modernisation ont été importants. En Chine, par exemple, les régions intérieures ont subi de très pâles reflets des changements économiques des dernières décennies, et le gouvernement de Pékin tente d'accroître la sphère d'influence des nouveaux processus en cours par le biais de grands travaux publics ; en Inde, on parle même de "six fuseaux horaires historiques différents" et des zones où les conditions de vie n'ont pas changé depuis le 14ème siècle côtoient des villes entièrement modernisées. Afin d'être encore accéléré, le développement est concentré territorialement.

La modernité et la mondialisation sont incompréhensibles si l'on ne tient pas compte du phénomène de la complexité : le propre de la complexité est la production d'effets contre-intuitifs et imprévisibles dus au mélange et à l'intersection de phénomènes non homogènes. Aujourd'hui, il est nécessaire de développer une théorie de la prise de décision "en état d'ignorance". Un besoin que la crise pandémique et son chevauchement avec l'urgence environnementale dans ce qui pourrait devenir une "grande tempête" mondiale ont rendu encore plus pressant.

À propos de l'auteur / Andrea Muratore

Né à Brescia en 1994, Andrea Muratore a étudié à la faculté des sciences politiques, économiques et sociales de l'université de Milan. Après avoir obtenu un diplôme en économie et gestion en 2017, il a obtenu un master en économie et sciences politiques en 2019. Il est actuellement analyste géopolitique et économique pour "Inside Over" et "Kritica Economica" et mène des activités de recherche au CISINT - Centro Italia di Strategia e Intelligence.

11:09 Publié dans Définitions, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, modernisation, libéralisme, définition | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

samedi, 20 novembre 2021

Le Japon selon le magazine Limes

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Le Japon selon la revue Limes

par Riccardo Rosati

Ex: https://www.barbadillo.it/76650-focus-il-giappone-secondo-il-periodico-limes-con-insofferenza-per-il-nazionalismo-al-governo/?fbclid=IwAR2iDgug2BU7isJXNpWRK6Jw5WoesNnc3BQFG5VXfbHElxcrpXjHMFlQ9y8

Une clarification et une orientation méthodologiques essentielles

Parler de Roland Barthes, c'est généralement parler de l'écriture, du texte, de la signification, et plus encore du sens. La question plus que légitime serait de savoir pourquoi cette référence au grand linguiste et homme de lettres français est faite dans une analyse de la monographie que le célèbre magazine géopolitique Limes a consacré au Japon en février dernier. À première vue, on pourrait penser à une référence au merveilleux texte que Barthes a adressé à ce pays, intitulé L'Empire des signes (1970), mais ce n'est pas le cas. La raison qui nous a poussés à commencer ces réflexions en parlant de l'écriture elle-même réside dans le fait que même un champ d'investigation et de recherche comme la géopolitique change de perspective, tout en révélant son identité, en fonction du lexique utilisé et de la manière dont les phrases sont formées. La première, qui est celle du Limes, tend à ne pas être hostile au global et au progrès d'une matrice technocratique; la seconde, suivie par moi-même, est au contraire encadrée par une position traditionaliste, pour laquelle, reprenant un concept cher au célèbre géopolitologue allemand Karl Haushofer (1869-1946), les nations sont toujours et avant tout: "le sang et le sol". 

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Nous avons ressenti le besoin de faire une telle introduction, car si, pour le volume que nous allons analyser, il nous arrive d'être en désaccord avec certaines des positions qui y sont exprimées, dans la plupart des cas, ce ne sera pas à cause de la qualité intrinsèque des articles individuels, qui sont pour la plupart d'un bon niveau, mais presque exclusivement à cause d'une distance méthodologique et intellectuelle insoluble. 

La contribution la plus intéressante du numéro de Limes est intitulée : La révolution japonaise, et se trouve probablement dans l'éditorial lui-même (7-29), dans son examen articulé qui ne se limite pas à anticiper synthétiquement, comme cela arrive souvent dans des écrits de ce genre, les thèmes abordés ensuite par les différents articles, mais se concentre à proposer, même avec une certaine conviction, la perspective que Limes a sur la situation politique actuelle de l'Archipel. Il n'y a pas d'objection à cela, si ce n'est l'absence de signature de la personne qui a écrit cet éditorial ; un défaut, à notre humble avis, qui dénote une vocation d'écriture plus journalistique qu'académique. Moins "neutre", en revanche, est la compréhension schématique et partielle du Premier ministre japonais Abe Shinzō, qui apparaît comme une sorte de "refrain" dans les différentes contributions, mais uniquement dans celles signées par des Italiens. Néanmoins, malgré l'intolérance habituelle de la gauche italienne envers les soi-disant "hommes forts" aux penchants nationalistes, l'honnêteté intellectuelle nous oblige à reconnaître une part de vérité dans le jugement suivant sur la politique du Premier ministre japonais: "Jouer la carte de l'accord entre les démocraties libérales à des fins de propagande [...]" (18-20). 

Two geishas among red wooden Tori Gate at Fushimi Inari Shrine © kasto - adobe_product_preview.jpeg

Le Japon est un monde à part, comme le savent les spécialistes, et un aspect important de ce numéro est précisément l'utilisation des réflexions de divers chercheurs et professeurs japonais, afin d'offrir une perspective interne sur les changements en cours au Soleil Levant. Plus d'une de ces contributions traite de la manière dont l'Empire japonais a étendu son influence pendant des années brèves mais décisives, en essayant en vain d'ériger la Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale, jusqu'à son effondrement en 1945, lorsque les États-Unis, afin d'éviter une invasion directe du Japon, l'ont contraint à se rendre par un double bombardement atomique, criminel selon nous. Pour la première fois dans son histoire légendaire, l'Empire du Soleil est soumis au joug étranger, asservi à ceux que l'on appelle les "yeux bleus" (aoime), c'est-à-dire les Occidentaux. 

Depuis son formidable redressement d'après-guerre, le Japon est synonyme, pour le reste du monde, d'avant-garde technologique, de locomotive industrielle internationale et de puissance financière et commerciale qui, dans les années 1980, semblait sur le point de dépasser même les États-Unis, dont ce pays asiatique complexe a été pendant des années une sorte de "serviteur géopolitique", agissant comme un porte-avions naturel, gardant l'océan Pacifique. La Seconde Guerre mondiale a fait du Japon un cas rare de coexistence d'une puissance économique et d'une minorité politique. 

Bien que réduit à l'état de vassal des États-Unis, le Soleil Levant a su préserver son caractère, rester fidèle à sa mission patriotique supérieure en s'adaptant, par la force et non par le choix, et il faut toujours le garder à l'esprit, aux contraintes imposées par l'allié gênant.  Néanmoins, cette grande nation a vécu jusqu'à aujourd'hui, changeant de peau mais certainement pas d'âme. Et pourtant, comme le souligne à juste titre l'éditorial, le "problème américain" existe toujours, ou plutôt est encore plus grand que par le passé, pour le Japon, dans sa nécessité, qui n'est guère facile: "Mais les réalistes de tonalité modérée - faisons abstraction des nombreux pacifistes et autres idéalistes - tendent à constater que la contrainte américaine subie reste pour l'instant indispensable face à la résurgence de la puissance chinoise, à l'hypothèque nucléaire nord-coréenne [...]" (15).

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Deux écrits particulièrement intéressants

Comme mentionné, en général, toutes les contributions de la revue sont au moins intéressantes. Pour des raisons compréhensibles d'espace, nous nous attarderons ci-dessous sur ceux qui ont le plus retenu notre attention. 

Nous aimerions tout d'abord mentionner l'article de Dario Fabbri, intitulé : L'importanza di essere Giappone (33-45), qui est essentiellement un "écho" de ce qui a déjà été dit dans l'éditorial, mais dans lequel nous trouvons quelques indications valables sur la formidable capacité de résistance et d'innovation de l'Archipel et de son Peuple. 

Tōkyō réintègre la dimension géopolitique, sous le signe d'un ancien adage japonais : Keizoku wa chikara nari (継続は力なり, "Continuer, c'est pouvoir"). En fait, il n'y a aucun autre pays qui ait changé aussi radicalement, aussi rapidement et avec des effets aussi extrêmes au cours des deux derniers siècles que le Japon. D'un archipel isolé à une puissance coloniale en moins de trente ans ; d'une nation, bien que seulement formellement, historiquement vassale de la Chine, à un hégémon asiatique ; d'un ennemi juré des Américains à leur allié, tout en s'imposant comme l'avant-garde technologique de la planète. Des bouleversements effrayants qui auraient désintégré n'importe quelle communauté, démembré n'importe quel peuple, mais certainement pas les Japonais, telles sont les observations correctes de l'auteur.

Après tout, malgré l'ascension fulgurante du géant chinois au cours des quinze dernières années, le Japon reste la troisième économie mondiale. De même, la modernité obligatoire qui s'est emparée d'elle depuis la Seconde Guerre mondiale a sapé divers éléments: la langue, les coutumes et même le régime alimentaire, mais certainement pas sa véritable identité ethnique. En outre, au Pays du Soleil Levant, la confiance absolue dans la hiérarchie reste inchangée, ce qui a permis à la nation de se survivre et d'être essentiellement la culture unique qu'elle est. Un pays que l'on pourrait se risquer à résumer par un double axiome : la solidité en a fait un sujet ethnique incontournable ; tant de substance empêche ponctuellement sa compréhension à l'extérieur. 

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Le document de Fabbri, non pas en termes de style, mais en termes de contenu, nous trouve substantiellement en accord, sauf que la perspective que nous avons mentionnée au début nous oblige à reconnaître une erreur, et nous espérons qu'on nous pardonnera d'être draconien, ce qui est capital. C'est-à-dire définir le Japon comme une "thalassocratie" (33). Techniquement, une telle affirmation est correcte, mais seulement si l'on conçoit la géopolitique comme un réseau d'interactions économico-politiques; selon un point de vue moderne, donc dépourvu de la compréhension de l'essence spirituelle qui connote les lieux habités par les peuples, surtout dans le cas du Japon, puisque, comme l'explique encore Haushofer dans son texte extraordinaire: Il Giappone costruisce il suo impero (Parma, All'insegna Del Veltro, 1999), le Soleil Levant s'est effectivement déplacé dans la période de son expansionnisme en Asie à travers le vecteur maritime, mais pas du tout poussé par les vils objectifs mercantiles qui ont caractérisé d'abord l'Empire britannique et ensuite les Etats-Unis. Le Japon impérial était "en forme" une thalassocratie, mais dans la réalité historique, il s'est comporté comme une "tellurocratie". Ces différences de perspective peuvent sembler anodines, mais elles ne le sont pas ; au contraire, on mesure ici deux visions du monde absolument irréconciliables. 

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Fabbri a également édité une conversation très intéressante avec Tōmatsu Haruo (47-52), historien de la stratégie et doyen de la faculté des relations internationales de l'Académie de défense nationale (防衛大学校, Bōei Daigakkō) à Yokosuka. Nous considérons cette contribution comme la plus précieuse parmi celles incluses dans ce numéro de Limes. En effet, la précieuse perspicacité de Tōmatsu, notamment dans sa réflexion aiguë sur le dualisme entre Armée et Marine dans les hiérarchies militaires japonaises (48), constamment développé à partir de la restauration Meiji (1868), est une donnée historique cruciale pour la compréhension de la première période Shōwa (1926-1945) et que nous avons rarement eu la chance de retrouver dans les études des noms blasonnés - plus pour la gloire que pour la valeur tangible - de la yamatologie contemporaine. Cette rivalité acharnée entre l'armée et la marine s'accentue avec l'implication directe du Soleil Levant dans les affaires chinoises, faisant que la première, c'est-à-dire l'armée, gagne de plus en plus de poids politique, jusqu'à s'imposer comme le pouvoir du gouvernement proprement dit, inaugurant ce que les spécialistes ont l'habitude d'appeler le militarisme japonais, également défini comme: "Vallée sombre" (黒い谷, "Kuroi Tani").

Tōmatsu fait référence à un changement en cours au Japon, empreint de malaise, qu'il décrit comme: "Une phase délicate de suspension, en attente de devenir autre chose". D'un côté, il y a les bureaucrates, en charge de la politique étrangère depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui ont perdu toute sensibilité stratégique parce qu'ils sont habitués à compter sur les États-Unis. [Enfin, il y a des amiraux et des généraux, nostalgiques de l'empire, qui voudraient inaugurer une nouvelle saison expansionniste, sans envisager les graves conséquences que cela entraînerait. Le résultat est un pays qui oscille entre un nihilisme indolent et une agressivité réprimée [...]". (47). En répondant précisément à chacune des questions que Fabbri lui pose, l'érudit japonais offre de nombreuses pistes de réflexion non seulement sur le positionnement politique et stratégique actuel de son pays, mais surtout en le reliant à l'histoire récente de l'Archipel. Pour cette raison, nous considérons cet entretien comme un élément bibliographique qui devrait être constamment présent dans les futures études géopolitiques sur le Japon. 

Autres écrits plus utiles

Il y a cependant d'autres écrits d'un intérêt certain inclus dans ce volume. Par exemple, celle de Nishio Takashi: Long live the todōfuken (53-59), dans laquelle il aborde la question de savoir comment les préfectures du pays ne sont plus aujourd'hui de simples unités administratives, mais des "entités écologiques", linguistiques et culturelles, capables même de façonner l'identité individuelle des citoyens. 

Nishio explique comment, dans le système de gouvernance japonais actuel (un mot mal aimé, à juste titre, par le courant géopolitique traditionnel), le système des autonomies locales (todōfuken) est le plus ancien et le plus consolidé. On dénombre pas moins de 47 todōfuken dans l'archipel, dont les noms et les limites sont restés quasiment inchangés depuis la restauration Meiji. Cependant, si ces unités d'autonomie locale semblent être restées inchangées, leurs caractéristiques politiques et sociales ont, au contraire, changé de façon spectaculaire depuis l'établissement de l'État centralisé de la période Meiji. 

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Le thème est traité dans l'article intitulé The Demographic Crisis and a New Meiji Restoration (73-78) de Stephen R. Nagy et est d'une actualité brûlante. Il y aborde la question du vieillissement très rapide de la population au Japon, une situation qui crée d'énormes problèmes sociaux et, surtout, économiques. Résoudre ce problème, même si une véritable solution ne semble pas avoir été trouvée par les dirigeants du pays, est d'une importance vitale. Par exemple, on tente de "remplacer" les gens par des robots - l'automate a toujours été un élément de grande fascination dans cette culture - pour certains emplois sociaux, bien que cela semble un remède plus proche de la science-fiction que de la vie réelle. 

L'urgence démographique a incité le Parlement à adopter des politiques économiques, sécuritaires, migratoires et culturelles qui promettent de changer le visage du pays, même si dans le cœur des Japonais, à chaque grand changement, ils espèrent rester les mêmes. 

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Un thème que très peu de gens connaissent, et que presque aucun japonologue italien n'est coupable d'aborder, est celui que l'on trouve dans l'article de Ian Neary : Burakumin, the last ones will remain last (83-87), où il raconte la discrimination à l'égard des membres de la caste des exclus (en particulier les descendants des tanneurs de cuir), une forme de "racisme interne" qui révèle l'obsession toute japonaise de la pureté du sang. En fait, il existe même au Japon des agences d'enquête spéciales qui recherchent le passé des gens pour empêcher les mariages "mixtes". Toutefois, il convient de mentionner qu'en décembre 2016, la Diète (le Parlement japonais) a adopté une loi visant à promouvoir l'élimination de la discrimination à l'égard des burakumin (un terme que l'on peut traduire par "gens du village" ou "gens du canton"). C'est la première fois qu'un texte législatif fait référence à la ghettoïsation des communautés buraku. 

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Peu de pays ont lié leur histoire nationale à celle de leur marine autant que le Japon au cours des deux cents dernières années, comme nous le raconte Alberto de Sanctis dans son article : La rinascita della flotta nipponica nel nome delle antiche glorie (97-105). Au cours des quelques décennies entre les XIXe et XXe siècles, la flotte de combat japonaise (海軍, kaigun) a connu une croissance rapide et exponentielle qui lui a permis de jouer un rôle crucial dans l'histoire de l'Asie. Pendant des décennies, symbole incontesté du pouvoir impérial, la marine japonaise a contribué à faire du pays l'une des plus grandes puissances militaires de la première moitié du XXe siècle. 

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Il était bien sûr inévitable que la question de l'abdication prochaine du roi Akihito, prévue en 2019, soit abordée. Hosaka Yuji le fait dans : Le visage humain de l'empereur (121-125). Cet événement rappelle, bien qu'à distance, l'abdication du pape Benoît XVI le 28 février 2013, et fait prendre conscience au monde entier de la fragilité embarrassante, pour les Japonais, d'un souverain que, malgré les événements constitutionnels de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup dans l'Archipel n'ont jamais cessé de considérer comme divin. De plus, étant donné que le système actuel de l'empereur-symbole n'envisage pas un tel cas, la population japonaise a réagi avec une grande consternation à la décision de l'empereur (Tennō) d'abandonner essentiellement son rôle pour des problèmes personnels, comme si la nature humaine et divine de Tennō pouvait être séparée.

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Enfin, si nous pensons à l'évolution du scénario politique de l'Extrême-Orient, il est très utile d'avoir abordé l'occupation japonaise (de 1910 à 1945) de la péninsule coréenne ; un épisode colonial qui a vu les Japonais commettre parfois de véritables crimes, notamment le phénomène des femmes dites de réconfort : de jeunes Coréennes contraintes de satisfaire les besoins sexuels de l'armée impériale. Une blessure, comme le raconte Antonio Fiori dans son article: Le détroit de Corée est toujours plus large (227-234), qui continue de peser sur les relations entre Tōkyō et la Corée du Sud, tandis qu'à l'opposé, l'enlèvement jamais élucidé de citoyens japonais par des agents de Pyongyang crée toujours des tensions. À cet égard, en Occident également, le cas de Yokota Megumi, qui a été enlevée par des agents infiltrés par la Corée du Nord, en novembre 1977, et n'est jamais rentrée chez elle, a fait la une des journaux. A ce sujet, le texte du journaliste Antonio Moscatello a été récemment publié : MEGUMI. Histoires d'enlèvements et d'espions de Corée du Nord (Naples, Rogiosi, 2017).

Le Japon ne fait pas de révolution, mais renaît !

41voLvOoGlL._SX306_BO1,204,203,200_.jpgEn résumé, nous pouvons constater qu'il y a de nombreuses cartes et graphiques dans cet intéressant numéro de Limes, comme pour réitérer la primauté de la géographie sur la philosophie politique si chère à Haushofer lui-même. Ce n'est pas pour rien qu'il est à l'origine de la création de l'école géopolitique japonaise, qui a fortement orienté les choix du gouvernement pendant la période du militarisme. Certains des principes fondateurs du Nippon Chiseigaku (chi/terre [地], sei/politique [政], gaku/étude [学]) visaient à dénoncer la "brutalité des Blancs", dont Julius Evola fut le premier à parler dans son article, comme toujours prophétique: Oracca all'Asia. Il tramonto dell'Oriente (initialement publié dans Il Nazionale, II, 41, 8 octobre 1950 et maintenant inclus dans Julius Evola, Fascismo Giappone Zen. Scritti sull'Oriente 1927 - 1975, Riccardo Rosati [ed.], Rome, Pages, 2016). Pour les Japonais, leur expansion imparable en Asie était une "guerre de libération de la domination coloniale blanche" (23). Et, comme le rapporte à juste titre l'Editorial cité ici, l'apport de la pensée de Haushofer a été d'une énorme importance dans la structuration d'une haute idée de l'impérialisme japonais: "Le pan-continentalisme de l'école haushoferienne a contribué à structurer le projet de la Grande Asie orientale [...]" (26).

Le " Japon profond " dont on parle parfois n'est pas aussi connu qu'on le croit. Elle a été, et est encore, un noyau, essentiellement familier, au sommet duquel se dresse la figure du Souverain. L'américanisme de l'après-guerre a affaibli cette structure sociale exceptionnelle, exclusivement japonaise. Ce phénomène dissuasif de colonisation culturelle a été partiellement stoppé par la tragédie naturelle qui a frappé la région du Tōhoku le 11 mars 2011. Cet événement malheureux a cependant permis la renaissance du kizuna (絆, "lien"), recompactant toute une nation, alors hébétée par une aliénation de l'individu qui a atteint son apogée avec le phénomène des Hikikomori (引き篭り, littéralement: "ceux qui restent entre eux"), les jeunes qui s'enferment chez eux pendant des années, vivant une réalité faite uniquement d'Internet et de télévision, refusant tout contact direct avec les autres (à ce sujet, nous vous recommandons la série animée intelligente: Welcome to the N. H.K. [24 épisodes, 2006], réalisé par Yamamoto Yūsuke).

nhk-ni-youkoso_t33581_18.jpgAujourd'hui, c'est un devoir pour un japonologue qui n'est pas esclave du globalisme de parler d'un Japon très différent, peut-être même meilleur et plus fort que celui que nous aimions quand nous étions enfants, puisqu'il est redevenu un Pays/Peuple, ce dont nous, Italiens, ne parvenons jamais à comprendre l'importance. 

L'éditorial du Limes se termine par une sorte de provocation: "Parmi les survivances des anciennes gloires, le bushidō ne semble pas briller. Pour la tristesse, nous l'imaginons, des esprits samouraïs" (29); presque comme si nous voulions nous moquer de manière incompréhensible de l'héritage politique et moral du grand Mishima Yukio, encourageant ainsi ce "Japon perdant", auquel nous avons consacré il y a quelques années un volume spécialisé agile (voir Riccardo Rosati, Perdendo il Giappone, Roma, Armando Editore, 2005).  Nous ne pouvons certainement pas nous réjouir de cette position, car elle révèle précisément cette méconnaissance déjà stigmatisée du " Japon profond ". 

Il est nécessaire de réaliser que ce que certains dirigeants conservateurs de l'Archipel, comme Ozawa Ichirō, voulaient et veulent encore aujourd'hui, c'est un retour à un "Japon normal" (22). En effet, un message, pas trop voilé, que l'on peut voir courir sous la surface de cette publication, est que le "révisionnisme historique" au Japon a des racines vigoureuses et que l'Occident atlantiste, qui est un point de référence pour un magazine comme Limes, ne le voit pas d'un bon œil. Encore une fois, bien que nous soyons loin de ces positions, nous ne pouvons pas nier l'exactitude des données ; il suffit de rappeler une figure telle que l'homme politique et écrivain Ishihara Shintarō, qui était aussi un ami de Mishima, qui a toujours soutenu que le Massacre ou le Viol de Nankin, perpétré pendant les six semaines qui ont suivi l'occupation de la ville par les troupes japonaises en décembre 1937, n'était que le résultat de la propagande du gouvernement de Pékin.

L'éditorial confirme également que quelque chose est en train de renaître au Soleil Levant, qui fera peut-être reculer les mains de l'histoire: "D'où le caractère unique de la nation japonaise, qui change tout en restant elle-même. Capable de voir sans être vu. Offrir au "barbare" le visage commode (tatemae), pour lui-même garder la pensée intime, authentique (hon'ne). Garder l'harmonie (wa), le bien suprême" (8). Ceci dit, pour rappeler combien le lexique est aussi un élément géopolitique, nous pensons que le titre même de ce livre est conceptuellement incorrect, étant donné qu'associer ce pays au mot "révolution" est mystifiant, puisqu'il l'a toujours abhorré, voir la Restauration (ou Renouveau) Meiji de 1868. D'ailleurs, l'un des plus grands spécialistes du Japon au siècle dernier, l'Italien Fosco Maraini, ne pensait pas différemment de nous: "Le cas japonais est extraordinairement intéressant en ce qu'il offre un exemple classique d'imperméabilité obstinée aux interprétations marxistes, de transparence lumineuse aux interprétations wébériennes" (Fosco Maraini, Ore giapponesi, Milan, Corbaccio, 2000, p. 13).

* Merci à la collègue orientaliste Annarita Mavelli pour ses suggestions et sa révision du texte.

@barbadilloit
Riccardo Rosati

Le Japon selon le magazine Limes

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Le Japon selon la revue Limes

par Riccardo Rosati

Ex: https://www.barbadillo.it/76650-focus-il-giappone-secondo-il-periodico-limes-con-insofferenza-per-il-nazionalismo-al-governo/?fbclid=IwAR2iDgug2BU7isJXNpWRK6Jw5WoesNnc3BQFG5VXfbHElxcrpXjHMFlQ9y8

Une clarification et une orientation méthodologiques essentielles

Parler de Roland Barthes, c'est généralement parler de l'écriture, du texte, de la signification, et plus encore du sens. La question plus que légitime serait de savoir pourquoi cette référence au grand linguiste et homme de lettres français est faite dans une analyse de la monographie que le célèbre magazine géopolitique Limes a consacré au Japon en février dernier. À première vue, on pourrait penser à une référence au merveilleux texte que Barthes a adressé à ce pays, intitulé L'Empire des signes (1970), mais ce n'est pas le cas. La raison qui nous a poussés à commencer ces réflexions en parlant de l'écriture elle-même réside dans le fait que même un champ d'investigation et de recherche comme la géopolitique change de perspective, tout en révélant son identité, en fonction du lexique utilisé et de la manière dont les phrases sont formées. La première, qui est celle du Limes, tend à ne pas être hostile au global et au progrès d'une matrice technocratique; la seconde, suivie par moi-même, est au contraire encadrée par une position traditionaliste, pour laquelle, reprenant un concept cher au célèbre géopolitologue allemand Karl Haushofer (1869-1946), les nations sont toujours et avant tout: "le sang et le sol". 

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Nous avons ressenti le besoin de faire une telle introduction, car si, pour le volume que nous allons analyser, il nous arrive d'être en désaccord avec certaines des positions qui y sont exprimées, dans la plupart des cas, ce ne sera pas à cause de la qualité intrinsèque des articles individuels, qui sont pour la plupart d'un bon niveau, mais presque exclusivement à cause d'une distance méthodologique et intellectuelle insoluble. 

La contribution la plus intéressante du numéro de Limes est intitulée : La révolution japonaise, et se trouve probablement dans l'éditorial lui-même (7-29), dans son examen articulé qui ne se limite pas à anticiper synthétiquement, comme cela arrive souvent dans des écrits de ce genre, les thèmes abordés ensuite par les différents articles, mais se concentre à proposer, même avec une certaine conviction, la perspective que Limes a sur la situation politique actuelle de l'Archipel. Il n'y a pas d'objection à cela, si ce n'est l'absence de signature de la personne qui a écrit cet éditorial ; un défaut, à notre humble avis, qui dénote une vocation d'écriture plus journalistique qu'académique. Moins "neutre", en revanche, est la compréhension schématique et partielle du Premier ministre japonais Abe Shinzō, qui apparaît comme une sorte de "refrain" dans les différentes contributions, mais uniquement dans celles signées par des Italiens. Néanmoins, malgré l'intolérance habituelle de la gauche italienne envers les soi-disant "hommes forts" aux penchants nationalistes, l'honnêteté intellectuelle nous oblige à reconnaître une part de vérité dans le jugement suivant sur la politique du Premier ministre japonais: "Jouer la carte de l'accord entre les démocraties libérales à des fins de propagande [...]" (18-20). 

Two geishas among red wooden Tori Gate at Fushimi Inari Shrine © kasto - adobe_product_preview.jpeg

Le Japon est un monde à part, comme le savent les spécialistes, et un aspect important de ce numéro est précisément l'utilisation des réflexions de divers chercheurs et professeurs japonais, afin d'offrir une perspective interne sur les changements en cours au Soleil Levant. Plus d'une de ces contributions traite de la manière dont l'Empire japonais a étendu son influence pendant des années brèves mais décisives, en essayant en vain d'ériger la Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale, jusqu'à son effondrement en 1945, lorsque les États-Unis, afin d'éviter une invasion directe du Japon, l'ont contraint à se rendre par un double bombardement atomique, criminel selon nous. Pour la première fois dans son histoire légendaire, l'Empire du Soleil est soumis au joug étranger, asservi à ceux que l'on appelle les "yeux bleus" (aoime), c'est-à-dire les Occidentaux. 

Depuis son formidable redressement d'après-guerre, le Japon est synonyme, pour le reste du monde, d'avant-garde technologique, de locomotive industrielle internationale et de puissance financière et commerciale qui, dans les années 1980, semblait sur le point de dépasser même les États-Unis, dont ce pays asiatique complexe a été pendant des années une sorte de "serviteur géopolitique", agissant comme un porte-avions naturel, gardant l'océan Pacifique. La Seconde Guerre mondiale a fait du Japon un cas rare de coexistence d'une puissance économique et d'une minorité politique. 

Bien que réduit à l'état de vassal des États-Unis, le Soleil Levant a su préserver son caractère, rester fidèle à sa mission patriotique supérieure en s'adaptant, par la force et non par le choix, et il faut toujours le garder à l'esprit, aux contraintes imposées par l'allié gênant.  Néanmoins, cette grande nation a vécu jusqu'à aujourd'hui, changeant de peau mais certainement pas d'âme. Et pourtant, comme le souligne à juste titre l'éditorial, le "problème américain" existe toujours, ou plutôt est encore plus grand que par le passé, pour le Japon, dans sa nécessité, qui n'est guère facile: "Mais les réalistes de tonalité modérée - faisons abstraction des nombreux pacifistes et autres idéalistes - tendent à constater que la contrainte américaine subie reste pour l'instant indispensable face à la résurgence de la puissance chinoise, à l'hypothèque nucléaire nord-coréenne [...]" (15).

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Deux écrits particulièrement intéressants

Comme mentionné, en général, toutes les contributions de la revue sont au moins intéressantes. Pour des raisons compréhensibles d'espace, nous nous attarderons ci-dessous sur ceux qui ont le plus retenu notre attention. 

Nous aimerions tout d'abord mentionner l'article de Dario Fabbri, intitulé : L'importanza di essere Giappone (33-45), qui est essentiellement un "écho" de ce qui a déjà été dit dans l'éditorial, mais dans lequel nous trouvons quelques indications valables sur la formidable capacité de résistance et d'innovation de l'Archipel et de son Peuple. 

Tōkyō réintègre la dimension géopolitique, sous le signe d'un ancien adage japonais : Keizoku wa chikara nari (継続は力なり, "Continuer, c'est pouvoir"). En fait, il n'y a aucun autre pays qui ait changé aussi radicalement, aussi rapidement et avec des effets aussi extrêmes au cours des deux derniers siècles que le Japon. D'un archipel isolé à une puissance coloniale en moins de trente ans ; d'une nation, bien que seulement formellement, historiquement vassale de la Chine, à un hégémon asiatique ; d'un ennemi juré des Américains à leur allié, tout en s'imposant comme l'avant-garde technologique de la planète. Des bouleversements effrayants qui auraient désintégré n'importe quelle communauté, démembré n'importe quel peuple, mais certainement pas les Japonais, telles sont les observations correctes de l'auteur.

Après tout, malgré l'ascension fulgurante du géant chinois au cours des quinze dernières années, le Japon reste la troisième économie mondiale. De même, la modernité obligatoire qui s'est emparée d'elle depuis la Seconde Guerre mondiale a sapé divers éléments: la langue, les coutumes et même le régime alimentaire, mais certainement pas sa véritable identité ethnique. En outre, au Pays du Soleil Levant, la confiance absolue dans la hiérarchie reste inchangée, ce qui a permis à la nation de se survivre et d'être essentiellement la culture unique qu'elle est. Un pays que l'on pourrait se risquer à résumer par un double axiome : la solidité en a fait un sujet ethnique incontournable ; tant de substance empêche ponctuellement sa compréhension à l'extérieur. 

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Le document de Fabbri, non pas en termes de style, mais en termes de contenu, nous trouve substantiellement en accord, sauf que la perspective que nous avons mentionnée au début nous oblige à reconnaître une erreur, et nous espérons qu'on nous pardonnera d'être draconien, ce qui est capital. C'est-à-dire définir le Japon comme une "thalassocratie" (33). Techniquement, une telle affirmation est correcte, mais seulement si l'on conçoit la géopolitique comme un réseau d'interactions économico-politiques; selon un point de vue moderne, donc dépourvu de la compréhension de l'essence spirituelle qui connote les lieux habités par les peuples, surtout dans le cas du Japon, puisque, comme l'explique encore Haushofer dans son texte extraordinaire: Il Giappone costruisce il suo impero (Parma, All'insegna Del Veltro, 1999), le Soleil Levant s'est effectivement déplacé dans la période de son expansionnisme en Asie à travers le vecteur maritime, mais pas du tout poussé par les vils objectifs mercantiles qui ont caractérisé d'abord l'Empire britannique et ensuite les Etats-Unis. Le Japon impérial était "en forme" une thalassocratie, mais dans la réalité historique, il s'est comporté comme une "tellurocratie". Ces différences de perspective peuvent sembler anodines, mais elles ne le sont pas ; au contraire, on mesure ici deux visions du monde absolument irréconciliables. 

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Fabbri a également édité une conversation très intéressante avec Tōmatsu Haruo (47-52), historien de la stratégie et doyen de la faculté des relations internationales de l'Académie de défense nationale (防衛大学校, Bōei Daigakkō) à Yokosuka. Nous considérons cette contribution comme la plus précieuse parmi celles incluses dans ce numéro de Limes. En effet, la précieuse perspicacité de Tōmatsu, notamment dans sa réflexion aiguë sur le dualisme entre Armée et Marine dans les hiérarchies militaires japonaises (48), constamment développé à partir de la restauration Meiji (1868), est une donnée historique cruciale pour la compréhension de la première période Shōwa (1926-1945) et que nous avons rarement eu la chance de retrouver dans les études des noms blasonnés - plus pour la gloire que pour la valeur tangible - de la yamatologie contemporaine. Cette rivalité acharnée entre l'armée et la marine s'accentue avec l'implication directe du Soleil Levant dans les affaires chinoises, faisant que la première, c'est-à-dire l'armée, gagne de plus en plus de poids politique, jusqu'à s'imposer comme le pouvoir du gouvernement proprement dit, inaugurant ce que les spécialistes ont l'habitude d'appeler le militarisme japonais, également défini comme: "Vallée sombre" (黒い谷, "Kuroi Tani").

Tōmatsu fait référence à un changement en cours au Japon, empreint de malaise, qu'il décrit comme: "Une phase délicate de suspension, en attente de devenir autre chose". D'un côté, il y a les bureaucrates, en charge de la politique étrangère depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui ont perdu toute sensibilité stratégique parce qu'ils sont habitués à compter sur les États-Unis. [Enfin, il y a des amiraux et des généraux, nostalgiques de l'empire, qui voudraient inaugurer une nouvelle saison expansionniste, sans envisager les graves conséquences que cela entraînerait. Le résultat est un pays qui oscille entre un nihilisme indolent et une agressivité réprimée [...]". (47). En répondant précisément à chacune des questions que Fabbri lui pose, l'érudit japonais offre de nombreuses pistes de réflexion non seulement sur le positionnement politique et stratégique actuel de son pays, mais surtout en le reliant à l'histoire récente de l'Archipel. Pour cette raison, nous considérons cet entretien comme un élément bibliographique qui devrait être constamment présent dans les futures études géopolitiques sur le Japon. 

Autres écrits plus utiles

Il y a cependant d'autres écrits d'un intérêt certain inclus dans ce volume. Par exemple, celle de Nishio Takashi: Long live the todōfuken (53-59), dans laquelle il aborde la question de savoir comment les préfectures du pays ne sont plus aujourd'hui de simples unités administratives, mais des "entités écologiques", linguistiques et culturelles, capables même de façonner l'identité individuelle des citoyens. 

Nishio explique comment, dans le système de gouvernance japonais actuel (un mot mal aimé, à juste titre, par le courant géopolitique traditionnel), le système des autonomies locales (todōfuken) est le plus ancien et le plus consolidé. On dénombre pas moins de 47 todōfuken dans l'archipel, dont les noms et les limites sont restés quasiment inchangés depuis la restauration Meiji. Cependant, si ces unités d'autonomie locale semblent être restées inchangées, leurs caractéristiques politiques et sociales ont, au contraire, changé de façon spectaculaire depuis l'établissement de l'État centralisé de la période Meiji. 

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Le thème est traité dans l'article intitulé The Demographic Crisis and a New Meiji Restoration (73-78) de Stephen R. Nagy et est d'une actualité brûlante. Il y aborde la question du vieillissement très rapide de la population au Japon, une situation qui crée d'énormes problèmes sociaux et, surtout, économiques. Résoudre ce problème, même si une véritable solution ne semble pas avoir été trouvée par les dirigeants du pays, est d'une importance vitale. Par exemple, on tente de "remplacer" les gens par des robots - l'automate a toujours été un élément de grande fascination dans cette culture - pour certains emplois sociaux, bien que cela semble un remède plus proche de la science-fiction que de la vie réelle. 

L'urgence démographique a incité le Parlement à adopter des politiques économiques, sécuritaires, migratoires et culturelles qui promettent de changer le visage du pays, même si dans le cœur des Japonais, à chaque grand changement, ils espèrent rester les mêmes. 

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Un thème que très peu de gens connaissent, et que presque aucun japonologue italien n'est coupable d'aborder, est celui que l'on trouve dans l'article de Ian Neary : Burakumin, the last ones will remain last (83-87), où il raconte la discrimination à l'égard des membres de la caste des exclus (en particulier les descendants des tanneurs de cuir), une forme de "racisme interne" qui révèle l'obsession toute japonaise de la pureté du sang. En fait, il existe même au Japon des agences d'enquête spéciales qui recherchent le passé des gens pour empêcher les mariages "mixtes". Toutefois, il convient de mentionner qu'en décembre 2016, la Diète (le Parlement japonais) a adopté une loi visant à promouvoir l'élimination de la discrimination à l'égard des burakumin (un terme que l'on peut traduire par "gens du village" ou "gens du canton"). C'est la première fois qu'un texte législatif fait référence à la ghettoïsation des communautés buraku. 

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Peu de pays ont lié leur histoire nationale à celle de leur marine autant que le Japon au cours des deux cents dernières années, comme nous le raconte Alberto de Sanctis dans son article : La rinascita della flotta nipponica nel nome delle antiche glorie (97-105). Au cours des quelques décennies entre les XIXe et XXe siècles, la flotte de combat japonaise (海軍, kaigun) a connu une croissance rapide et exponentielle qui lui a permis de jouer un rôle crucial dans l'histoire de l'Asie. Pendant des décennies, symbole incontesté du pouvoir impérial, la marine japonaise a contribué à faire du pays l'une des plus grandes puissances militaires de la première moitié du XXe siècle. 

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Il était bien sûr inévitable que la question de l'abdication prochaine du roi Akihito, prévue en 2019, soit abordée. Hosaka Yuji le fait dans : Le visage humain de l'empereur (121-125). Cet événement rappelle, bien qu'à distance, l'abdication du pape Benoît XVI le 28 février 2013, et fait prendre conscience au monde entier de la fragilité embarrassante, pour les Japonais, d'un souverain que, malgré les événements constitutionnels de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup dans l'Archipel n'ont jamais cessé de considérer comme divin. De plus, étant donné que le système actuel de l'empereur-symbole n'envisage pas un tel cas, la population japonaise a réagi avec une grande consternation à la décision de l'empereur (Tennō) d'abandonner essentiellement son rôle pour des problèmes personnels, comme si la nature humaine et divine de Tennō pouvait être séparée.

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Enfin, si nous pensons à l'évolution du scénario politique de l'Extrême-Orient, il est très utile d'avoir abordé l'occupation japonaise (de 1910 à 1945) de la péninsule coréenne ; un épisode colonial qui a vu les Japonais commettre parfois de véritables crimes, notamment le phénomène des femmes dites de réconfort : de jeunes Coréennes contraintes de satisfaire les besoins sexuels de l'armée impériale. Une blessure, comme le raconte Antonio Fiori dans son article: Le détroit de Corée est toujours plus large (227-234), qui continue de peser sur les relations entre Tōkyō et la Corée du Sud, tandis qu'à l'opposé, l'enlèvement jamais élucidé de citoyens japonais par des agents de Pyongyang crée toujours des tensions. À cet égard, en Occident également, le cas de Yokota Megumi, qui a été enlevée par des agents infiltrés par la Corée du Nord, en novembre 1977, et n'est jamais rentrée chez elle, a fait la une des journaux. A ce sujet, le texte du journaliste Antonio Moscatello a été récemment publié : MEGUMI. Histoires d'enlèvements et d'espions de Corée du Nord (Naples, Rogiosi, 2017).

Le Japon ne fait pas de révolution, mais renaît !

41voLvOoGlL._SX306_BO1,204,203,200_.jpgEn résumé, nous pouvons constater qu'il y a de nombreuses cartes et graphiques dans cet intéressant numéro de Limes, comme pour réitérer la primauté de la géographie sur la philosophie politique si chère à Haushofer lui-même. Ce n'est pas pour rien qu'il est à l'origine de la création de l'école géopolitique japonaise, qui a fortement orienté les choix du gouvernement pendant la période du militarisme. Certains des principes fondateurs du Nippon Chiseigaku (chi/terre [地], sei/politique [政], gaku/étude [学]) visaient à dénoncer la "brutalité des Blancs", dont Julius Evola fut le premier à parler dans son article, comme toujours prophétique: Oracca all'Asia. Il tramonto dell'Oriente (initialement publié dans Il Nazionale, II, 41, 8 octobre 1950 et maintenant inclus dans Julius Evola, Fascismo Giappone Zen. Scritti sull'Oriente 1927 - 1975, Riccardo Rosati [ed.], Rome, Pages, 2016). Pour les Japonais, leur expansion imparable en Asie était une "guerre de libération de la domination coloniale blanche" (23). Et, comme le rapporte à juste titre l'Editorial cité ici, l'apport de la pensée de Haushofer a été d'une énorme importance dans la structuration d'une haute idée de l'impérialisme japonais: "Le pan-continentalisme de l'école haushoferienne a contribué à structurer le projet de la Grande Asie orientale [...]" (26).

Le " Japon profond " dont on parle parfois n'est pas aussi connu qu'on le croit. Elle a été, et est encore, un noyau, essentiellement familier, au sommet duquel se dresse la figure du Souverain. L'américanisme de l'après-guerre a affaibli cette structure sociale exceptionnelle, exclusivement japonaise. Ce phénomène dissuasif de colonisation culturelle a été partiellement stoppé par la tragédie naturelle qui a frappé la région du Tōhoku le 11 mars 2011. Cet événement malheureux a cependant permis la renaissance du kizuna (絆, "lien"), recompactant toute une nation, alors hébétée par une aliénation de l'individu qui a atteint son apogée avec le phénomène des Hikikomori (引き篭り, littéralement: "ceux qui restent entre eux"), les jeunes qui s'enferment chez eux pendant des années, vivant une réalité faite uniquement d'Internet et de télévision, refusant tout contact direct avec les autres (à ce sujet, nous vous recommandons la série animée intelligente: Welcome to the N. H.K. [24 épisodes, 2006], réalisé par Yamamoto Yūsuke).

nhk-ni-youkoso_t33581_18.jpgAujourd'hui, c'est un devoir pour un japonologue qui n'est pas esclave du globalisme de parler d'un Japon très différent, peut-être même meilleur et plus fort que celui que nous aimions quand nous étions enfants, puisqu'il est redevenu un Pays/Peuple, ce dont nous, Italiens, ne parvenons jamais à comprendre l'importance. 

L'éditorial du Limes se termine par une sorte de provocation: "Parmi les survivances des anciennes gloires, le bushidō ne semble pas briller. Pour la tristesse, nous l'imaginons, des esprits samouraïs" (29); presque comme si nous voulions nous moquer de manière incompréhensible de l'héritage politique et moral du grand Mishima Yukio, encourageant ainsi ce "Japon perdant", auquel nous avons consacré il y a quelques années un volume spécialisé agile (voir Riccardo Rosati, Perdendo il Giappone, Roma, Armando Editore, 2005).  Nous ne pouvons certainement pas nous réjouir de cette position, car elle révèle précisément cette méconnaissance déjà stigmatisée du " Japon profond ". 

Il est nécessaire de réaliser que ce que certains dirigeants conservateurs de l'Archipel, comme Ozawa Ichirō, voulaient et veulent encore aujourd'hui, c'est un retour à un "Japon normal" (22). En effet, un message, pas trop voilé, que l'on peut voir courir sous la surface de cette publication, est que le "révisionnisme historique" au Japon a des racines vigoureuses et que l'Occident atlantiste, qui est un point de référence pour un magazine comme Limes, ne le voit pas d'un bon œil. Encore une fois, bien que nous soyons loin de ces positions, nous ne pouvons pas nier l'exactitude des données ; il suffit de rappeler une figure telle que l'homme politique et écrivain Ishihara Shintarō, qui était aussi un ami de Mishima, qui a toujours soutenu que le Massacre ou le Viol de Nankin, perpétré pendant les six semaines qui ont suivi l'occupation de la ville par les troupes japonaises en décembre 1937, n'était que le résultat de la propagande du gouvernement de Pékin.

L'éditorial confirme également que quelque chose est en train de renaître au Soleil Levant, qui fera peut-être reculer les mains de l'histoire: "D'où le caractère unique de la nation japonaise, qui change tout en restant elle-même. Capable de voir sans être vu. Offrir au "barbare" le visage commode (tatemae), pour lui-même garder la pensée intime, authentique (hon'ne). Garder l'harmonie (wa), le bien suprême" (8). Ceci dit, pour rappeler combien le lexique est aussi un élément géopolitique, nous pensons que le titre même de ce livre est conceptuellement incorrect, étant donné qu'associer ce pays au mot "révolution" est mystifiant, puisqu'il l'a toujours abhorré, voir la Restauration (ou Renouveau) Meiji de 1868. D'ailleurs, l'un des plus grands spécialistes du Japon au siècle dernier, l'Italien Fosco Maraini, ne pensait pas différemment de nous: "Le cas japonais est extraordinairement intéressant en ce qu'il offre un exemple classique d'imperméabilité obstinée aux interprétations marxistes, de transparence lumineuse aux interprétations wébériennes" (Fosco Maraini, Ore giapponesi, Milan, Corbaccio, 2000, p. 13).

* Merci à la collègue orientaliste Annarita Mavelli pour ses suggestions et sa révision du texte.

@barbadilloit
Riccardo Rosati

lundi, 01 novembre 2021

La Roumanie et les fausses alliances stratégiques

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La Roumanie et les fausses alliances stratégiques

par Cristi Pantelimon*

La Roumanie se trouve dans une situation géopolitique ambiguë, que l'on pourrait considérer comme celle des "fausses alliances". Elle privilégie la relation stratégique avec les puissances atlantistes afin de se défendre contre une prétendue agressivité de la Russie. Une telle vision et la géopolitique qui en découle n'ont aucun fondement dans la situation géo-historique de la Roumanie, un État continental par définition. Une telle alliance peut fonctionner pendant un certain temps, mais elle ne sera que conjoncturelle et opportuniste. On peut dire la même chose des États occidentaux. La seule stratégie géopolitique à long terme qui se fonde sur l'histoire du continent est la stratégie eurasiste, c'est-à-dire une tentative de consolidation du Grand Continent de Lisbonne à Vladivostok.

5y_AF3GZO1JL8fAI_h8i7-pryXM.jpgLa Roumanie, comme d'autres États européens, est clairement confrontée au problème des fausses alliances. Ce syntagme a été utilisé dans la longue réflexion que le géopolitologue et général autrichien Jordis von Lohausen a consacrée au destin géopolitique de l'Europe après la Seconde Guerre mondiale dans son ouvrage Mut zur Macht. Denken in Kontinenten (1). Lohausen est un chercheur d'autant plus intéressant qu'il propose souvent une solution aux conflits géopolitiques passés sur le mode d'une histoire contrefactuelle, étant extrêmement crédible dans ce registre. Ses réflexions et ses solutions géopolitiques visent à renforcer une conception qui n'était pas pleinement réalisée au moment historique où les événements ont eu lieu, mais qui est encore plus évidente après la fin de ces événements. Ainsi, son continentalisme et son eurasianisme sont d'autant plus crédibles qu'au moment de la Seconde Guerre mondiale (et aussi de la Première), ils n'ont pas été pleinement soutenus par les puissances européennes, avec les conséquences qui sont sous nos yeux aujourd'hui : une Europe qui se trouve, pratiquement, à la discrétion des puissances thalassocratiques (surtout les États-Unis) et de l'OTAN (où l'influence des États-Unis est presque totale) ; une Europe qui ne peut pas résoudre ses problèmes, non pas à cause d'un manque de capacité bureaucratique, mais à cause d'un manque de vision globale d'un point de vue géopolitique et géostratégique. Le moment est venu pour l'Europe de choisir entre des alliances conjoncturelles et souvent opportunistes (celles avec les puissances thalassocratiques) et des alliances durables et logiques (peut-être plus difficiles à articuler pour le moment) avec les puissances continentales, en particulier la Russie.

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La géopolitique : une science traditionnelle ?

Cette provocation est également manifeste dans le cas de la Roumanie, traversée par une véritable ligne de fracture géopolitique, quoique non déclarée, entre les adeptes de l'atlantisme d'une part et les adeptes (de plus en plus nombreux et déterminés) d'un continentalisme que la crise actuelle de l'Europe semble sortir de sa léthargie.

La géopolitique est souvent une science romantique. En d'autres termes, elle est pratiquée, en dehors de ceux qui, à un moment donné, semblent avoir la décision politique, par une série de personnes qui restent en dehors des véritables jeux de pouvoir, mais dont la mission est de créer, avec leurs idées, de véritables "états d'esprit", pour reprendre la notion de René Guénon. Ainsi, à côté de la dimension que nous avons appelée romantique (pour souligner le caractère gratuit, culturel et désintéressé de la géopolitique), ce secteur de la pensée humaine fait également ressortir son caractère profondément traditionnel, peut-être le moins mis en évidence jusqu'à présent. Si nous acceptons cette perspective, la géopolitique devient brusquement un territoire de liberté d'esprit, où ce qui n'est pas possible dans la réalité immédiate peut être considéré comme une probabilité ou une alternative créative dans le futur. Ce n'est qu'en ce sens que la géopolitique peut revendiquer une dimension créative; c'est-à-dire que ce n'est que dans la lutte avec la réalité à partir d'un certain moment qu'elle peut manifester ses qualités profondes. Une géopolitique des données concrètes et immuables, une géopolitique des faits achevés, des décisions déjà prises et du présent déjà transformé en un passé inerte est une fausse géopolitique, une géopolitique dépourvue de sens. Comme l'histoire humaine, la géopolitique est aussi une agonie (agonie comme lutte) pour la transformation des données réelles du monde, une lutte pour la revitalisation de l'humanité et son équilibre perpétuel.

Il découle de ces considérations que la géopolitique, parmi de nombreuses autres possibilités d'affirmation, a pour destin essentiel la critique et la négation des états de fait apparemment établis, la critique et la négation des évidences imposées par l'idéologie, de la pensée unique, du confort dans l'acte de réflexion.

En tant que science traditionnelle, la géopolitique doit chercher, tout d'abord, à découvrir quelles sont les sources de la force géopolitique. Qu'est-ce qu'une force géopolitique ? C'est cette force qui s'oppose à la domination injuste, non traditionnelle, non naturelle d'un peuple ou d'un espace donné. Il existe une domination géopolitique naturelle et une domination géopolitique non naturelle. La domination géopolitique naturelle est celle qui se déroule dans un esprit traditionnel. Selon le géopoliticien Jordis von Lohausen, la force géopolitique doit protéger la vie. Si elle ne le fait pas et commence à protéger les aspects superficiels de la vie, la force s'ankylosera et deviendra nuisible: "Tout pouvoir provient de la vie et est soumis au devoir de protéger la vie. Si elle perd ce sens originel, si elle se perd dans des objectifs superficiels, si elle ne cherche que le succès, alors elle se corrompt (...) Comme la flamme de la lanterne qui émet une dernière lumière avant de s'éteindre, ainsi la course à la superficialité célèbre ses triomphes, qui ne sont que la confirmation d'une réelle extinction" (2).

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La Roumanie et les "tentations" stratégiques

La géopolitique de la Roumanie actuelle est, malheureusement, tributaire des aspects non traditionnels et donc, à notre sens, non géopolitiques de l'Europe occidentale. Une Europe occidentale qui se complaît dans une "fausse alliance" (ce syntagme appartient aussi à Lohausen) avec la thalassocratie mondiale américaine. Une alliance qui, sous couvert de protection (aujourd'hui contre le "danger russe") ne fait que débiliter l'esprit vital du continent et lui rendre un mauvais service à long terme.

L'aperçu de cette débilitation européenne dirigée par les États-Unis est bien illustré par Lohausen dans une postface de l'ouvrage cité. Lohausen s'exprime de la manière la plus directe qui soit: "Cinquante ans de croissance ininterrompue de la richesse sous le parapluie nucléaire américain n'ont pas seulement érodé la conscience de soi des Européens, ils ont aussi engourdi leur vigilance et détruit leur volonté de se défendre. La richesse sans défense est toujours une invitation au vol et au pillage. Le pouvoir est comme l'eau: il ne connaît pas d'espaces vides (3). Comme dans le cas de l'Europe occidentale, l'alliance stratégique de la Roumanie avec les États-Unis est un piège caché par le besoin de protection totale.

La première idée exprimée à propos de cette alliance est qu'elle fonctionne comme une protection contre la résurgence de l'esprit agressif de la Russie. Mais ce qui apparaît de ce point de vue est une situation et une idée contradictoires. D'une part, la Russie décrite comme un État agresseur doit intensifier sa vigilance militaire et géopolitique sur la Roumanie et dès lors renforcer la fameuse alliance (le "partenariat stratégique") avec les États-Unis. En revanche, ce qui est étrange, c'est que la Russie se voit refuser la puissance géopolitique dans la même mesure, ce qui la réduit au statut d'"acteur" sur la scène internationale. On fait souvent des comparaisons qui se veulent humiliantes, en comparant le produit intérieur brut des États-Unis à celui de la Russie, ou le niveau des dépenses en armement des premiers à celui des seconds. A l'évidence, ces comparaisons aboutissent à une Russie presque caricaturale en tant que poids géopolitique.

Le premier geste géopolitique naturel de la Roumanie serait de reconnaître la puissance géopolitique de la Russie et de tenter de la "capturer" dans l'esprit d'une collaboration stratégique continentaliste. En effet, dans l'hypothèse d'un affaiblissement géopolitique de la Russie, la Roumanie, contrairement à ce que préconise la recette atlantiste officielle, devrait contribuer à accroître cette puissance géopolitique. Nonobstant certaines contradictions historiques entre la Roumanie et la Russie, l'intérêt du Continent, qui n'est pas occasionnel et qui n'est pas opportun, serait celui d'une collaboration mutuellement bénéfique.

Toutefois, cette recette de collaboration présupposerait une image globale du continent européen qui ne correspond pas à la vision actuelle (4). Malheureusement, l'élite politique et militaire de la Roumanie actuelle semble être prisonnière d'une idée préconçue anti-russe, souvent subtilement, mais continuellement, alimentée par la "mémoire" d'épisodes historiques embarrassants dans les relations entre les deux pays (5). L'idée qu'à l'heure actuelle, la Roumanie a les mêmes intérêts géopolitiques que les États-Unis a infiltré la mentalité collective de l'élite intellectuelle roumaine. Une telle idée ne résiste toutefois pas à une analyse approfondie.

indexMV.jpgDans l'entre-deux-guerres, un célèbre sociologue et philosophe roumain (martyr du changement brutal de la situation géopolitique européenne en 1945), Mircea Vulcănescu (1904-1952), a proposé une vision intéressante des forces qui ont façonné en profondeur la civilisation roumaine. Sa théorie peut être appelée "théorie des tentations historiques" et consiste principalement en la théorisation subtile d'un mécanisme d'"éternel retour" aux origines du peuple roumain à travers le souvenir (plus ou moins une anamnèse de type platonicien) des éléments constitutifs de son ethnogenèse. Vulcănescu, cependant, ne privilégie pas l'aspect ethnique ou anthropologique au sens biologique, mais plutôt l'aspect strictement culturel et civilisationnel. "Chaque peuple, chaque âme populaire peut être caractérisée par un certain dosage de ces tentations, qui reproduisent dans son architecture interne l'interpénétration dans l'actualité spirituelle des vicissitudes historiques par lesquelles le peuple respectif est passé" (6).

En bref, il s'agit d'une série d'attractions irrésistibles, de forces configurantes que l'on retrouve non seulement dans les périodes d'épanouissement historique, mais surtout dans les périodes de bouleversement et de provocation historiques. Les influences extérieures s'accompagnent toujours d'un douloureux processus de reconfiguration morphologique ou, peut-être, de pseudomorphose. Mais ces influences, une fois subies, deviennent des tentations ou des facteurs générateurs d'énergies historiques, des éléments de nature vitale dans l'affirmation historique d'une communauté.

Selon Vulcănescu, les plus importantes tentations historiques des Roumains sont la tentation grecque, la tentation romaine, la tentation byzantine, la tentation russe, la tentation germanique, la tentation française et la tentation thrace (que l'auteur roumain considère comme la plus importante de toutes, étant de nature "résiduelle", c'est-à-dire liée au noyau). Ces "tentations" correspondent à certaines tendances qui façonnent le cadre global de la civilisation roumaine. Comme on le voit, les Roumains, peuple profondément continental (qui, selon Marija Gimbutas (7), réside précisément dans le "foyer" de l'Europe ancienne), n'ont pas de liens spirituels profonds avec le monde d'où vient aujourd'hui leur "salut" géopolitique, le monde atlantique. Au contraire, toutes les références anciennes ou récentes de la spiritualité roumaine sont d'ordre continental. Dans ces conditions, même si l'on peut spéculer sur le fait que la géopolitique a des règles différentes de l'histoire, il n'en est pas moins vrai que l'histoire et la géographie, ensemble, fournissent les orientations les plus sûres pour la géopolitique, comprise, comme nous l'avons dit plus haut, comme une science de l'empreinte traditionnelle.

Les alliances actuelles de la Roumanie et de l'Europe occidentale peuvent fonctionner. Mais ce fonctionnement n'aura jamais qu'un sens conjoncturel et opportuniste.


* Cristi Pantelimon, sociologue, est l'auteur des ouvrages suivants : Corporatisme şi economie. Critica sociologică a capitalismului, Ed. Academiei Române, Bucureşti, 2009 ; Prin cenuşa naţiunii, Ed. Etnologică, Bucureşti, 2006 ; Sociologie politică, Ed. Fundaţiei România de Mâine, Bucureşti, 2005. Il a coordonné les volumes collectifs suivants : Modernităţi alternative, Ed. Institutului de Ştiinţe Politice şi Relaţii Internaţionale, 2013 ; (avec Antoine Heemeryck), La globalisation en perspective. Elites et normes, Ed. Niculescu, 2012 ; Ideea naţională şi ideea europeană, Ed. Institutului de Ştiinţe Politice şi Relaţii Internaţionale, Bucureşti, 2009. Il a édité : Emile Durkheim, Diviziunea muncii sociale, Ed. Antet, Bucureşti, 2007 et Donoso Cortés, Eseu asupra catolicismului, liberalismului şi socialismului, Ed. Antet, Bucureşti, 2007. Il est l'auteur de traductions et d'articles sur divers sujets d'actualité pour le blog www.estica.eu. En italien : Vasile Gherasim e l'Eurasia spirituale, "Eurasia" 4/2015.  

Article paru dans: EURASIA. Revue d'études géopolitiques, Année XIII - Numéro 1, Janvier-mars 2016

Notes:

1. Kurt Vowinckel, Berg am See, 1979 și 1981. Nous citons l'édition française : Jordis von Lohausen, Les empires et la puissance. La géopolitique aujourdʼhui, Éd. du Labyrinthe, 1996.
2. Jordis von Lohausen, Les empires et la puissance. La géopolitique aujourdʼhui, Éd. du Labyrinthe, 1996, p. 78.
3. Ibid, p. 320.
4. De notre point de vue, ces dernières années, la vision concernant le continent européen a de nouveau subi une distorsion qui rappelle la guerre de l'information de la période de la guerre froide. Cette fois, le mal axial du monde n'est pas l'URSS, mais tout ce qui est sous l'influence de la Russie, à commencer bien sûr par la Russie elle-même. L'Europe n'est l'Europe que si la Russie en est éliminée. Une telle perception coïncide avec les plans atlantistes et maximalistes du pouvoir à Washington, mais est évidemment désastreuse pour l'ensemble du continent (que tout géographe non régenté idéologiquement voit s'étendre non pas jusqu'à l'Oural, mais au-delà... jusqu'à Vladivostok). 
5. Bien sûr, cette "mémoire" n'est pas seulement présente dans l'espace roumain. La logique de la situation fait que les forces anticontinentales de l'espace russe agissent dans le même sens : le "fascisme" roumain reste, semble-t-il, une cible privilégiée pour un nationalisme russe dépourvu de véritable horizon géopolitique. 
6. Mircea Vulcănescu, Dimensiunea românească a existenței, Ed. Fundației Culturale Române, București, 1991, p. 43.
7. " La Roumanie est le foyer de ce que nous avons appelé l'Europe ancienne, une entité culturelle située chronologiquement entre 6500 et 3500 av. J.-C., fondée sur une société matriarcale, théocratique, pacifique, amoureuse de l'art et créative, qui a précédé les sociétés guerrières patriarcales indo-européennes des âges du bronze et du fer " (Marija Gimbutas, Civilizație și cultură, Ed. Meridiane, București, 1989, p. 49).

 

 

dimanche, 31 octobre 2021

Russie: une menace appelée Turan

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Russie: une menace appelée Turan

Pietro Emanueli

Ex: https://it.insideover.com/storia/russia-una-minaccia-chiamata-turan.html

Le Turan est ce lieu perdu, terre des loups et des chamans, qui aurait été le berceau d'une myriade de peuples et de tribus d'Eurasie, notamment les Turcs, les Magyars, les Mongols, les Bulgares, les Finlandais et les Japonais. Situé dans les steppes sauvages et magiques du cœur de la terre, l'Asie centrale, le Touran est un lieu mythologique dont la mémoire a survécu à travers les récits des sages et des conteurs, et dont le charme a résisté à l'érosion du temps et à la transformation de ces peuples nomades en nations.

Aujourd'hui, à l'ère de la fusion des identités où l'histoire s'est arrêtée - comme dans l'Occident sénile et stérile - et de la résurgence des identités où l'histoire ne s'est jamais arrêtée - tout le reste du monde -, cet espace géo-spirituel appelé Turan est revenu à la mode, manifestant sa puissance d'un côté à l'autre de l'Eurasie et devenant l'un des grands catalyseurs du phénomène historique qu'est la transition multipolaire.

Touran est la force motrice de l'agenda politique du Fidesz, qui dirige la Hongrie vers l'Anatolie, l'Asie centrale et l'Extrême-Orient. Touran est l'une des forces motrices du Conseil turc. Touran est l'un des piliers de l'Empire ottoman ressuscité. Et Touran est aussi une source historique de préoccupation pour la Russie. Car les Touraniens sont ceux qui ont pris Moscou en 1382 et 1571. Les Touraniens sont ceux qui se sont révoltés contre le Kremlin dans le Caucase et en Asie centrale pendant et après la Grande Guerre. Et les Touraniens sont ceux qui, aujourd'hui comme hier, contribuent à rendre vivante l'implosion cauchemardesque de la Fédération.

La longue histoire d'amour et de haine entre Moscou et Turan

Le Touran est le lieu situé entre le mythe et la réalité qui, aujourd'hui comme dans les siècles passés, sert de plateforme ancestrale à l'exceptionnalisme de la grande nation turque. Une nation qui, contrairement aux idées reçues, n'est pas née et ne se termine pas en Anatolie, mais traverse une grande partie de l'Eurasie, de la Gagaouzie à la Mongolie, et constitue le motif immatériel qui, depuis des temps immémoriaux, attise les pulsions identitaires des seize grands empires turcs et de leurs rejetons. Une nation qui, historiquement, voyait dans la Russie des tsars et des fous du Christ un ennemi à soumettre, et dont elle a réduit la capitale en cendres à deux reprises: en 1382 et en 1571.

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Le passage du temps, des siècles, n'a pas changé la nature complexe des relations entre les peuples turcs et les héritiers de Rurik, pas plus qu'il n'a érodé le pouvoir préternaturel de Touran qui, au contraire et de façon (im)prévisible, au début de ce conflit mondial de civilisations qu'était la Grande Guerre, aurait balayé la Russie avec la force d'un tsunami. Une force qui prendra diverses formes, entre 1914 et l'immédiat après-guerre, dont la redoutable Armée islamique du Caucase dirigée par Enver Pacha et théorisée par Max von Oppenheim, l'insurrection d'Asie centrale de 1916 et la révolte des Basmachis au Turkestan (ci-dessous, Basmachis et drapeau de la révolte).

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C'est dans le contexte des escarmouches intermittentes entre la Russie et le Turkménistan dans l'entre-deux-guerres, en particulier la révolte du Basmachi - un précurseur de ce qui se passera en Afghanistan dans les années 1980, étant donné la présence de fondamentalistes islamiques soutenus dans une logique antisoviétique par les Britanniques et les Turcs - que les dirigeants du Kremlin transformeront la lutte contre le spectre ancien et immuable en une obsession sans frontières, parfois irrationnelle, en essayant de réduire la charge explosive de la bombe par des goulags, des processus de russification et des transferts de population.

L'ombre de la croix gammée sur les terres de Touran

Dans l'Union soviétique de l'entre-deux-guerres, tous les citoyens étaient égaux, mais certains étaient plus égaux que d'autres. Et ceux dans les veines desquels coulait le sang des hommes-loups des vallées de Touran et d'Ergenekon, et qui étaient donc identifiés comme ethniquement turcs, étaient considérablement plus exposés à la surveillance du gouvernement et à l'accusation d'être des espions, des cinquièmes colonnes à la solde de puissances étrangères déterminées à fragmenter l'Empire par le séparatisme ethno-religieux.

La paranoïa anti-turque de Staline va faire la fortune du Kremlin à l'approche de la Seconde Guerre mondiale, car l'armée invisible d'agents secrets disséminés en Transcaucasie et en Sibérie va empêcher l'implosion de l'empire soviétique multiethnique, déjouer les conspirations et déjouer les graves atteintes à l'unité nationale. C'est dans ce contexte paranoïaque qu'a eu lieu, entre autres événements notables, la déportation fatidique des Tatars de Crimée, dont le dictateur soviétique craignait un soulèvement sous la direction des Turcs et des Allemands.

De l'autre côté de l'Europe, plus précisément à Berlin, Adolf Hitler voulait en fait utiliser la bombe turco-touranienne, en l'imprégnant de nationalisme islamique pour accroître sa puissance, car il était convaincu de son potentiel mortel et désirait ardemment détruire la Russie en tant qu'acteur historique au moyen d'un processus d'"indianisation induite" fondé sur les enseignements de la Compagnie des Indes orientales. Grâce à Touran, selon le Führer, l'empire pluraliste qu'était l'Union soviétique pourrait être transformé en un patchwork babélique de peuples, de croyances et de tribus à la merci d'un joueur habile à diviser pour mieux régner.

C'est dans le contexte des rêves turcs du Führer, dans lesquels la Russie était imaginée comme l'Inde de l'Allemagne, qu'une série d'événements ont eu lieu, dont les plus significatifs sont les suivants

    - L'introduction de l'Oural dans le plan pour l'Europe de l'Est (Generalplan Ost), qui s'articule autour du concept de "mur vivant" (lebendige Mauer) pour séparer définitivement l'Europe de l'Asie.
    - L'élaboration du projet de Reichkommissariat Turkestan par Alfred Rosenberg, à la suggestion d'un Ouzbek inconnu du nom de Veli Kayyun Han, dans le but de détacher l'Asie centrale de l'Union soviétique en alimentant les mouvements pan-turcs et pan-islamistes. Dans les plans initiaux, l'Altaï, le Tatarstan et la Bachkirie devaient également faire partie de l'entité.
    - La conception du Reichkommissariat Kaukasus, dont Hitler aurait voulu déléguer l'administration à la Turquie en cas de victoire sur les Soviétiques.
    - Les campagnes d'enrôlement destinées aux habitants turcs-turcophones de l'Union soviétique, qui aboutiront à la création d'innombrables régiments composés de volontaires d'Asie centrale (Osttürkischer Waffen-Verband der SS, Turkistanische Legion), de l'Azerbaïdjan (Légion Aserbaidschanische, SS-Waffengruppe Aserbaidschan, etc.) et du Caucase du Nord (Légion Kaukasisch-Mohammedanische, Kaukasischer-Waffen-Verband der SS, Légion Nordkaukasische, Kalmücken-Kavallerie-Korps, etc).
    - Plus précisément, d'après le nombre de bataillons formés et leur taille, les campagnes de recrutement de l'Allemagne nazie ont été particulièrement fructueuses en Azerbaïdjan, en Tchétchénie, au Daghestan, en Ingouchie et même en Kalmoukie bouddhiste, où au moins cinq mille personnes ont prêté serment d'allégeance aux nazis.

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Pas seulement Hitler, pas seulement un souvenir du passé

En cherchant à instrumentaliser la dimension ancestrale du touranisme, de préférence imprégné d'éléments panturquistes et islamistes, Hitler n'aurait rien inventé de nouveau. Il se serait contenté, tout au plus, de tirer les leçons de la brève mais intense épopée d'Enver Pacha et de reprendre le sceptre hérité des orientalistes pointus du Kaiser, dont von Oppenheim et Werner Otto von Hentig.

Werner Otto von Hentig, un diplomate, aurait entrepris, vers la fin de la Première Guerre mondiale, un long voyage à travers le Caucase, l'Iran, l'Afghanistan et le Turkestan russe afin d'évaluer la faisabilité d'une "ethno-insurrection" à grande échelle présentée à Berlin par le cheikh Abdureshid Ibrahim. Revenant chez lui avec un rapport rempli de noms, de chiffres et de détails de toutes sortes, inhérents à l'histoire, à la foi et à la géographie, le diplomate aurait soutenu la cause de l'extension du Jihad turco-allemand dans les dominions russes à majorité islamique.

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Le sage von Hentig est écouté par le Kaiser, il reçoit également des représentants de la communauté tatare d'Allemagne prêts à organiser un régiment à envoyer à Kazan, mais le temps ne lui permet pas de compléter l'œuvre de son ami Oppenheim. En effet, le 11 novembre de la même année, l'empire épuisé met fin à la guerre par l'armistice signé à Compiègne.

Deux décennies après la fin de la Première Guerre mondiale, puis à l'aube de la Seconde, ce ne seront pas seulement les nazis qui récupéreront le programme islamo-turc du Kaiser, car les Japonais, eux aussi, consacreront effectivement des ressources humaines et économiques à un plan de renaissance du Touran. Un plan qui portait le nom de Kantokuen et dans le cadre duquel les agents secrets de la Société du Dragon Noir ont été envoyés dans les profondeurs de l'Asie centrale et de la Sibérie. La guerre concomitante avec les révolutionnaires chinois et l'ouverture du front du Pacifique auraient toutefois contraint les stratèges de l'empereur Hirohito à éliminer Touran des priorités de l'agenda extérieur japonais. Le reste appartient à l'histoire.

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Écrire et parler de l'histoire d'amour-haine entre la Russie et la Turquie est plus qu'important - c'est indispensable -, parce que dans les salles de contrôle des États-Unis, de la Turquie (et même de la Chine) continuent de rôder des génies de la guerre secrète dans l'esprit desquels la Russie devra être indianisée - Zbigniew Brzezinski docet - et parce que le Kremlin n'a jamais cessé de regarder par-dessus son épaule ce "danger venant de l'Est", où par Est nous n'entendons pas (seulement) la Chine, mais ce microcosme turco-turc qui, s'étendant de la Crimée et du Tatarstan à la Yakoutie, n'a jamais été et ne sera jamais complètement apprivoisé. Et le nouveau printemps de l'ethno-séparatisme qui enveloppe la Russie, des terres tataro-transcaucasiennes à la Sibérie profonde, en est la preuve : quand Touran appelle, les loups répondent.

vendredi, 29 octobre 2021

Pino Romualdi: le regard vers l'Est (entre l'islam et la Chine)

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Pino Romualdi: le regard vers l'Est (entre l'islam et la Chine)

Giovanni Luca

Le leader du MSI et ses positions sur la politique internationale: il identifiait Pékin comme un "sujet politique nationaliste"

SOURCE : https://www.barbadillo.it/101102-destre-pino-romualdi-e-lo-sguardo-a-oriente-tra-islam-e-cina/

Pino Romualdi a toujours suivi avec une extrême attention les évolutions politiques des mondes extrême-oriental et moyen-oriental. La révolution culturelle de Mao Tsé Toung et le nationalisme han et confucéen de Deng Xiaoping étaient tous deux considérés par Romualdi comme des alliés tactiques possibles dans la lutte contre l'impérialisme marxiste soviétique - alors hégémonique au niveau planétaire - et contre le duopole de Yalta. Si, déjà dans les années du Grand Bond en avant, Romualdi le machiavélique était très impressionné par Mao, après la mort du "grand timonier", le président du MSI fit son éloge le 12 septembre 1976 dans les pages du Secolo d'Italia, le présentant comme l'un des plus remarquables hommes d'État contemporains, précisant que la gauche radicale occidentale n'avait rien compris à son enseignement :

"Mao était le révolutionnaire le plus singulier de tous les temps.... était un homme simple et fort, sage et mystérieux, souriant et impitoyable, celui qui a fait de la Chine un leader mondial".

La leçon historique de Mao était de transformer "la révolution communiste en révolution nationale de son peuple". Après les quatre modernisations initiées par Deng Xiaoping, Romualdi s'interroge sur la part du nationalisme chinois, de Sun Yat Sen aux Chemises bleues pro-fascistes, dans ce tournant paradigmatique imprimé à la Chine. Dans L'Italiano de mars 1979, Romualdi écrivait, avec quarante ans d'avance sur notre époque, que la Chine était désormais une puissance étatiste et nationaliste légitimement orientée vers la suprématie mondiale. C'est ce qu'a bien montré la surprenante attaque militaire de Pékin, même indirecte, contre l'URSS impérialiste en Indochine.

"Chère Chine, la Chine de Mao est terminée ; à sa place se trouve la troisième puissance mondiale qui a de nombreux problèmes à résoudre, mais surtout sa propre suprématie mondiale à affirmer... Non plus en exportant les maximes du petit livre rouge, mais en changeant radicalement les situations et les équilibres politiques et stratégiques à travers le monde..... Pékin, en attaquant le Vietnam, a démontré, et ce n'est pas anodin, que ses forces armées sont capables de se déplacer et de frapper quand et comme elles le veulent sans que les armées soviétiques, extrêmement puissantes, puissent se porter au secours de leurs amis vietnamiens en difficulté".

Romualdi, la Palestine et la révolution iranienne 

Le journaliste et universitaire Gianni Scipione Rossi affirme que les positions géopolitiques de Pino Romualdi sur le Moyen-Orient ont fini par influencer les positions pro-arabes et pro-islamiques du Front de la jeunesse du MSI dans les années 1970 et 1980 (La Destra e gli ebrei, Rubettino 2003, p. 121). La position du président du MSI sur la question palestinienne et islamique était en effet très intéressante et originale ; une position équilibrée, tenant logiquement compte de l'identité géopolitique nationale italienne, mais très différente du militarisme "blanc" pro-israélien qui sévissait alors dans les cercles de la droite évolienne, un aréopage qui comprenait également le grand intellectuel Adriano Romualdi (qui était son fils). 

Pino Romualdi, en revanche, ne manquait jamais une occasion de souligner que c'était l'URSS qui avait fortement souhaité la naissance d'Israël, mettant toujours en cause, de son point de vue de dirigeant du MSI, le prétendu anticommunisme d'Israël (Trestelle, Giro del Mondo, in L'Italiano octobre 1973, p. 589). Loin de reproposer la pratique de l'"épée de l'Islam" de Mussolini, que Romualdi considérait à juste titre comme liée à un contexte trop spécifique, l'objectif principal, pour une droite patriotique et réaliste, devait se déplacer vers l'ouverture stratégique et modernisatrice de Rome à l'Islam. Romualdi a même stigmatisé Andreotti et Craxi pour leur pro-arabisme trop équivoque et leur manque de "nationalisme":

"Nos relations avec le monde arabe, c'est-à-dire avec les peuples de l'autre côté de la Méditerranée, ne doivent être que bonnes, alors qu'elles sont aujourd'hui plongées dans les malentendus. Un monde qui doit s'ouvrir à nos intérêts économiques et culturels, à notre développement technocratique, à la croissance de notre poids politique. Mais malheur à nous si nous pensons pouvoir raisonner dans l'esprit de la politique du "sabre de l'islam". La politique de "l'épée de l'Islam" est une excellente politique, mais seulement quand nous tenons l'épée et sa poignée dans notre poing" (P. Romualdi, Israël parmi les Palestiniens, L'Italiano, octobre-novembre 1982, p.20).

Au cours de la révolution iranienne de 1979, contrairement à l'habituelle vulgate superficielle et banale des analystes occidentaux habituels qui, déjà à l'époque, voyaient partout le "fondamentalisme islamique", Romualdi précise, avec une lucidité qui, si on la reconsidère aujourd'hui, est vraiment impressionnante, que le khomeinisme, outre l'élément chiite naturel qu'il exprimait, est l'émanation moderne d'une "sensibilité propre au nationalisme perse irréductible et millénaire", fatiguée du mercantilisme pro-américain et pro-soviétique du Shah, qui, lui, s'était laissé inspirer, avec la Révolution Blanche de 63, par les vieux idéologues du Tudeh (le parti communiste iranien).

Romualdi écrit que l'Union soviétique "aurait préféré avoir pour voisin un empire, certes américanisé et moderne, mais en réalité encore un peu anachronique comme celui du Shah" plutôt qu'un État nationaliste et islamique qui, sur le plan antimarxiste, "est beaucoup plus fondamentaliste que les catholiques" (Trestelle, Giro del Mondo, L'Italiano, janvier 1979, p. 25).

C'est pourquoi Gregorio Sorgonà, chercheur à la Fondation Gramsci et spécialiste de la politique étrangère des différents courants du MSI, soutient que le "pro-Khomeinisme" des amis de Rauti et de Romualdi, qui n'a pas failli même face au cas des otages américains en Iran, est un fait très significatif qui atteste, dans le monde de la droite alternative, d'un dépassement définitif des positions d'Evola sur la politique internationale lequel, par exemple, avait vu dans la décolonisation un succès présumé du communisme.  

jeudi, 28 octobre 2021

La Guerre de Succession d'Espagne: une guerre mondiale avant l’heure

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La Guerre de Succession d'Espagne: une guerre mondiale avant l’heure

par Georges FELTIN-TRACOL

Deux guerres d’ampleur mondiale ont marqué l’histoire du XXe siècle quand bien même l’épicentre se trouvait en Europe. Cette « guerre civile européenne de trente ans » se manifestait aussi par des fronts en Afrique (Tanganyika avec Paul Emil von Lettow–Vorbeck entre 1914 et 1918, Afrika Korps en Afrique du Nord de 1941 à 1943), en Asie, en Océanie (Guerre du Pacifique de 1941 à 1945 ou les occupations japonaises, australiennes, britanniques et étatsuniennes des possessions allemandes du Pacifique dès 1914…) et sur toutes les mers de la planète.

Or, ce n’est pas la première fois que les puissances européennes se combattent partout sur terre et en haute-mer. La Guerre de Succession d’Espagne se déroule au début du XVIIIe siècle sur plusieurs fronts et suscite des batailles navales. « C’est l’ensemble du continent qui devient un champ de bataille entre deux grands blocs, la “ Grande Alliance de La Haye ” et les Bourbons. On se bat en Italie, dans les Pays-Bas, sur le Rhin, on se bat bientôt en Hongrie, en Bavière et dans la Péninsule ibérique; on se bat aussi sur les mers, de la côte du Brésil jusqu’au Spitzberg; on se bat dans les Caraïbes, en Floride et au Québec, dans un conflit qui tend à s’élargir à l’espace du globe », écrit Clément Oury dans un livre qui fait date.

51tKGqwjmxL.jpgDiplômé de l’École des Chartes et docteur en histoire de l’université Paris – Sorbonne, l’auteur réalise avec La Guerre de Succession d’Espagne. La fin tragique du Grand Siècle la première synthèse en français de ce conflit continental majeur. Avec un réel talent d’écriture, il intègre dans son travail aussi bien l’« histoire – bataille » que l’approche méthodologique de l’« école des Annales », des considérations géo-stratégiques que l’étude de l’équipement, du matériel et de l’état d’esprit des combattants. Il se penche même sur l’opinion publique et sur ce qu’on appellera plus tard la        « propagande ». Il en profite pour réviser le concept de « stratégie de       cabinet ». Il s’intéresse, à la suite d’André Corvisier, à l’agencement des armées et des marines de guerre. Il se penche sur le moral des soldats et démontre le grand rôle de l’intendance militaire. Il distingue enfin les fantassins des « vieux corps » des « régiments de nouvelle levée ».

Incertitudes dynastiques 

« La monarchie espagnole est le géant des cent cinquante premières années de l’époque moderne. » Charles II de Habsbourg règne sur un ensemble disparate (Pays-Bas « belgiques », Milan et Naples, possessions d’Amérique, Philippines, comptoirs africains) dont il est le seul élément d’unité. Or, le 1er novembre 1700 s’éteint le roi d’Espagne, le dernier représentant de la branche madrilène des Habsbourg. Frappé par la consanguinité de ses ascendants, son père étant l’oncle-cousin de sa mère… et malgré deux mariages consécutifs, le monarque reste stérile, ce qui inquiète toutes les cours d’Europe d’autant que depuis les abdications de Charles Quint en 1555, Habsbourg d’Espagne et Habsbourg d’Autriche s’épaulent mutuellement contre les menaces anglaise, réformée, française et ottomane. La complexité des règles successorales des Espagnes attise la revendication de quelques candidats soutenus à Madrid où se forment des coteries. L’ambassadeur de France, le marquis d’Harcourt, anime le «parti français». La reine Marie-Anne de Neubourg dirige le « parti allemand » favorable au fils de l’Électeur de Bavière. Le « parti autrichien » considère le second garçon de l’empereur Léopold, l’archiduc Charles, comme l’unique vrai successeur de son oncle. Ces trois tendances recherchent l’appui du « parti castillan » du cardinal Portocarrero.

DFM3-2ED.jpgL’ouverture du testament de Charles II d’Espagne surprend tout le monde.          « Charles désigna le candidat Bourbon, Philippe d’Anjou, comme son héritier légitime et universel. La France avait beau avoir été l’ennemi qui, depuis des décennies, s’emparait régulièrement de quelques joyaux de la Couronne, elle était en 1700, aux yeux des Espagnols, la seule puissance suffisamment forte pour protéger leur empire. » Convoquant en urgence le Conseil d’en-haut qui se tient dans les appartements de Madame de Maintenon et après deux journées de vives discussions au cours desquelles le Grand Dauphin d’habitude effacé intervient en faveur de son deuxième fils, Louis XIV accepte la succession. Il rend publique sa décision, le 16 novembre 1700, devant des courtisans stupéfaits. Philippe d’Anjou devient Philippe V d’Espagne. Le « Roi-Soleil » se doute que son choix risque de déclencher une guerre. Nul ne sait pas encore que « la Guerre de Succession d’Espagne est le plus long conflit du règne de Louis XIV, le plus long également du XVIIIe siècle ».

Louis XIV « n’est plus un conquérant orgueilleux et implacable : c’est un vieillard inquiet, soucieux de conserver ses frontières et sensible à l’accablement de son peuple. La guerre ne vise plus à des conquêtes destinées à consolider le “ pré carré ”, mais s’attache à défendre le territoire d’un autre pays, l’Espagne ». Ce conflit sera, « pour le royaume de France, une épreuve terrible, la pire sans doute de l’Ancien Régime ». En effet, « le testament de Charles II représente, au sein de l’ordre européen qui s’est installé à l’issue de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, un bouleversement politique majeur. Pourtant, un rééquilibrage s’opère à une vitesse surprenante. Face à la France et à l’Espagne, un bloc disparate mais soudé d’États européens se constitue en dix-huit mois ».

L’affrontement de deux blocs

Contre le nouveau bloc dynastique de la France et de l’Espagne dont les peuples accueillent avec joie leur nouveau souverain, ce qu’on appelle bientôt les « Deux-Couronnes » bourboniennes auxquelles se rallient les Électeurs de Bavière et de Cologne, Clément Oury mentionne la « Grande Alliance » (Maison d’Autriche, Provinces-Unies, Angleterre). Ces trois États parviennent « à regrouper autour d’eux la majorité des puissances moyennes ou mineures de l’Europe du Nord et de l’Empire » dont le Brandebourg – Prusse, le Hanovre, la Savoie et le Portugal. Les États alliés sont en périphérie par rapport au nouvel ensemble franco-espagnol. « De même que la position centrale de la France par rapport aux possessions espagnoles offre un avantage indéniable en matière de répartition et de coordination des forces, la concentration du pouvoir à Versailles permet des prises de décision rapides et  cohérentes. » L’auteur montre bien par ailleurs que « Louis XIV comme ses conseillers appartenaient à l’école “réaliste” en matière de relations internationales, celle qui cherchait à identifier les “intérêts des États”. Selon cette approche, les monarchies ou les républiques d’Europe devaient poursuivre des objectifs rationnels, c’est-à-dire ceux de leur survie et de leur agrandissement. Les décisions des souverains, comme les déclarations de guerre ou les alliances entre États, étaient le fruit de calculs froids. Elles devaient s’entendre en termes de sécurité des frontières et d’accroissement territorial ».

989d24897f0adff3e1aae94a1f310070.jpgDu côté de la « Grande Alliance de La Haye » apparaît vite un incontestable triumvirat : le duc anglais de Marlborough, ancêtre du criminel de guerre Winston Churchill, le prince Eugène de Savoie pour les Habsbourg, et le Grand Pensionnaire des Provinces-Unies Heinsius. Quand ils n’arrivent pas à se rencontrer, ils s’échangent une intense correspondance épistolaire. Une cohérence dans le commandement s’établit, car « il s’agissait en fait de la conjonction de leurs poids politique, diplomatique et (pour les deux premiers) militaires ». Chacun doit toutefois garder à l’esprit les intérêts spécifiques de leur État respectif. Heinsius négocie sans cesse avec les États-Généraux bataves. À Vienne, face à la « Vieille Cour » dont la priorité est la défense de l’Italie et une faction rivale dite « allemande » qui, pacifiste, cherche à défendre les rives du Rhin, le prince Eugène et les jeunes archiducs Joseph et Charles appartiennent au parti de la « Jeune Cour » qui, « lui-même traversé par des tensions internes, était réformateur et belliqueux. Il prônait une lutte résolue contre la France pour obtenir l’intégralité de la monarchie espagnole au profit des Habsbourg ». Proche des whigs bellicistes, Marlborough fait face à l’hostilité des tories proto-jacobites assez méfiants par ailleurs envers l’éventuelle accession sur le trône anglais de la Maison de Hanovre. Publiciste tory, Jonathan Swift publie de nombreux pamphlets contre la majorité whig à la Chambre des Communes. Ces rivalités intestines se répercutent avec plus de violence ailleurs en Europe. Territoire espagnol, le royaume de Naples voit se déchirer les « Blancs », partisans de Philippe V, et les « Noirs », soutiens de l’archiduc Charles. « Dans les Pays-Bas s’affrontent le parti des “ carabiniers ”, pro-Bourbon, et celui des “ cuirassiers ” pro-Habsbourg. »

Clément Oury va jusqu’à se demander si la Guerre de Succession d’Espagne ne favorise pas « une conscience nationale en germe » tant sont nombreux les libelles et les pamphlets. En raison de la profusion des gazettes qui n’hésitent pas à déformer les nouvelles, l’auteur y observe la formation d’« une société d’information ». Les guerres incessantes de Louis XIV, les ravages du Palatinat en 1674 et en 1689, l’annexion de territoires au mépris des coutumes et la révocation en 1685 de l’édit de Nantes rendent les peuples européens gallophobes. Le royaume de France connaît lui aussi en proie à des « cabales ». « Les cabales sont […] des réseaux d’influence peu structurés, aux limites floues, et qui regroupent des personnages d’importance se soutenant mutuellement pour s’assurer de conquérir les meilleures places au sommet de l’État, en écartant leurs adversaires. » Les trois principales qui polarisent les rapports de force sont la « cabale des Seigneurs », conservatrice, aristocratique et militaire, autour de Madame de Maintenon, la « cabale de Meudon » autour du Grand Dauphin et de son demi-frère, le duc légitimé de Maine, et la « cabale des Ministres », réformatrice et dévote, avec le duc de Berry et, de façon indirecte, le duc d’Orléans.

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Pourquoi donc les Espagnols, ennemis des Français depuis le début du XVIe siècle, acceptent-ils un monarque français ? Clément Oury ne l’évoque pas, mais l’abrogation de l’édit de Nantes a satisfait l’Espagne. En outre, « en appelant le petit-fils de Louis XIV, les élites ibériques reconnaissaient la puissance du modèle administratif et militaire français, dont la solidité semblait seule à même de garantir l’intégrité de la monarchie ». Or s’affrontent dans les Espagnes et leur outre-mer deux visions contradictoires de l’État. « Le modèle de l’absolutisme Bourbon, centralisateur et unificateur, s’oppose au gouvernement par conseil, plus fédéraliste, prôné par l’opposant Habsbourg. » Il faut en effet savoir que « la Castille était sous la dépendance du roi et de son administration, mais ce n’était pas le cas de la couronne d’Aragon, elle-même constituée du royaume d’Aragon (autour de Saragosse), de la Catalogne et de la région de Valence. Dans ces trois provinces, des libertés constitutionnelles, les fueros, restreignaient les compétences administratives et fiscales du Roi Catholique ».

Dualité espagnole intrinsèque

Élevé à Versailles dans une étiquette absolutiste, Philippe V cherche à centraliser ou pour le moins à uniformiser cette entité politique hétérogène si bien que la Catalogne et ses « miquelets » se rallient à l’archiduc autrichien qui assume ouvertement ses prétentions. « Le 12 septembre 1703, à Vienne, l’archiduc Charles, le fils de Léopold, se fit couronner roi d’Espagne sous le nom de Charles III. » En revanche, dès 1706, la Castille démontre son entière loyauté à Philippe V.

Le prétendant Habsbourg défend pour sa part la polysynodie en vigueur à Madrid. Ce système institutionnel se comprend à l’aune de conseils techniques comme le Conseil d’État ou le Conseil de guerre, ou géographiques tels le Conseil de Castille, le Conseil d’Aragon, le Conseil d’Italie et le Conseil des Indes. Les Castillans se méfient beaucoup de cet archiduc ambitieux qui semble « s’appuyer sur les forces centrifuges de la monarchie ou sur ses ennemis traditionnels : Catalans et Portugais. Enfin, comment croire qu’un Roi Catholique puisse être soutenu avec autant d’ardeur par tous les États protestants d’Europe, Angleterre et Hollande en tête ? » Toutefois agissent dans toutes les terres hispaniques, ses partisans. Ce sont les tout premiers « carlistes » qu’on appelle aussi les « austrophiles » ou les « austriacistes ». « Ce mouvement de soutien à l’archiduc [...] s’appuyait moins sur la personne du souverain que sur la tradition de délibération et de fédéralisme qu’il incarnait. » Il est patent qu’« en Catalogne même, le parti austraciste s’appuyait sur trois piliers : les vigatans, sa branche militaire, une milice encadrée par de petits nobles locaux qui avaient mené la résistance contre la France durant le conflit précédent; la bourgeoisie commerciale de Barcelone, qui rêvait de faire de la Catalogne la “ Hollande de la Méditerranée ”; et le bas clergé, surtout les ordres mendiants ».

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Il est intéressant de noter que cent cinquante ans plus tard, le carlisme fera de ces bastions historiques austrophiles des places fortes au nom de « Dieu, du Roi et des fueros ». Le carlisme bourbonien qui surgit au XIXe siècle reprend maints arguments austracistes du début du XVIIIe siècle. En raison des contentieux dynastiques en son sein à partir de la seconde moitié du XXe siècle où la faction majoritaire carliste se proclame révolutionnaire, socialiste et autogestionnaire au mépris du traditionalisme se relance un courant carloctaviste favorable à l’archiduc Dominique de Habsbourg - Toscane, surtout quand l’actuel prétendant traditionaliste, le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme, disparaîtra sans héritier direct.

Hors d’Espagne, le conflit soulève d’autres révoltes. Ainsi les « Malcontents » de Hongrie sont-ils dirigés par un magnat protestant, descendant des princes de Transylvanie, François II Rákóczi. Mais, dès 1704, les Franco-Espagnols s’en désintéressent ! « Louis XIV, qui n’a pas oublié les troubles de la Fronde, se défie des mouvements de rébellion. » Versailles joue tardivement et avec une réticence certaine la carte jacobite. Les Anglais et les Écossais fidèles aux Stuart exilés forment une « diaspora, que l’on estime à 40.000 personnes environ, s’était réfugiée en France, mais aussi en Italie et en Espagne. Ses membres étaient avant tout des militaires, officiers et soldats ». Louis XIV héberge le prétendant jacobite, Jacques III, fils de Jacques II d’Angleterre et d’Écosse, à Saint-Germain-en-Laye. La « Grande Alliance » anti-Bourbon investit peu de son côté dans la «Guerre des Camisards». Ce  « mouvement prophétique protestant, actif dans les Cévennes et le Vivarais » conduit par « un jeune garçon boulanger de vingt et un an, Jean Cavalier, prédicant et prophète » sert surtout de diversion militaire. La « petite guerre » (ou guérilla) correspond aux théâtres d’opération hongrois et cévenole. Il faut souligner que « les partisans étaient des troupes régulières, détachées de l’armée, et à qui était confiée une mission précise : reconnaissance, fourrage ou réquisitions ».

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Batailles et négociations parallèles

« La Guerre de Succession d’Espagne marque l’aboutissement d’un “ Grand Siècle ” militaire caractérisé par l’augmentation constante de la taille des armées et par l’amélioration de l’organisation du ravitaillement. L’augmentation des moyens des différents États belligérants permettait d’enrôler et d’équiper un nombre supérieur de soldats; les impératifs de l’approvisionnement des hommes et de l’alimentation des chevaux avaient tendance à prendre une part croissante dans le choix des théâtres d’opérations et dans la direction de la guerre. » Clément Oury insiste, d’une part, sur le rôle déterminant de l’intendance et, d’autre part, sur l’importance de la guerre des places avec l’application de la poliorcétique « ou l’art de la conduite d’un siège » Cela implique pendant l’encerclement d’une place forte de maintenir des lignes de communication continues ainsi que des sources variées d’approvisionnement. Cependant, « dans les relations internationales de l’Europe d’Ancien Régime, la négociation et l’action militaire ne sont pas des séquences séparées : elles se déroulent de concert durant toute la durée du conflit ».

La variété des fronts en Europe et au-delà nécessite une concertation permanente entre les responsables des forces anti-Bourbon. Le prétendant Charles III d’Espagne se rend à Windsor saluer la reine Anne d’Angleterre et s’entretient avec les généraux anglais de la campagne à venir de 1704. « Jamais on n’avait vu une telle coopération – et une telle interdépendance – entre les adversaires de la France. » Une autre visite modifie le sort de l’Europe septentrionale. En avril 1707, Marlborough rencontre le roi de Suède Charles XII en pleine « Guerre du Nord ». Le capitaine général anglais « de facto […] diplomate en chef de la Grande Alliance » le persuade de ne pas envahir la Silésie autrichienne « et d’attaquer plutôt Pierre le Grand pour installer un tsar à sa dévotion en Russie – c’est donc sur les bons conseils de Marlborough que le roi de Suède se lança dans la campagne qui allait mener à son épouvantable défaite de Poltava, deux ans plus tard ». À l’été 1702, 14.000 Anglais ont débarqué près de Cadix. C’est « la première fois que les Britanniques réalisaient une opération aussi ambitieuse, si loin de leurs bases et sans le moindre soutien local ».

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L’auteur ne cache pas travers et défauts français. Rivalités, divergences d’appréciations et querelles d’ego incessantes ruinent toute coordination effective entre les troupes. Le Royaume de France pâtit d’un mal chronique: le manque d’argent. Mais, « malgré son coût prohibitif, le système financier tint bon. Même accablé par les défaites, le roi de France garde tout au long de la guerre une image suffisamment bonne pour trouver encore des investisseurs. La dette s’était internationalisée », y compris auprès des contempteurs habituels de la monarchie absolue de droit divin. « De nombreux jansénistes exilés en Hollande, comme Pasquier Quesnel, souhaitaient la victoire du parti Bourbon, alors même que le pays qui les accueillait était engagé dans l’autre camp. »

Imprévus militaires et inattendus politiques

Au cours de cette longue et terrible guerre, « les territoires extra-européens deviennent des enjeux stratégiques majeurs, justifiant un effort naval soutenu ». La stratégie prend en compte le domaine naval. Il paraît désormais évident que « pour la marine davantage encore pour l’armée, le rôle de l’argent était essentiel. Les Français, aussi bien que les Anglais et les Hollandais, savaient que de la solidité financière dépendait la puissance navale, qui conditionnait à son tour le commerce, source d’enrichissement pour les particuliers et pour l’État ». Clément Oury avertit que « la guerre dans les Antilles n’était pas moins impitoyable que celle qui se menait dans les plaines de Flandre ». La supériorité navale anglo-hollandaise oblige les navires des Deux-Couronnes à repenser leur tactique. « Les Français pratiquent la course sur toutes les latitudes, des Caraïbes et de l’Amérique du Sud jusqu’à Arkhangelsk. On a calculé que sur l’ensemble du conflit, le butin se monte à  6587 prises, dont 3126 faites à Dunkerque et 886 par Saint-Malo, pour des montants respectifs évalués, au bas mot, à 30 et 15 millions de livres. » « En mai 1712, [le corsaire Cassard] ravagea les îles portugaises du Cap-Vert, avant de décharger son butin à la Martinique. […] En juin, il soumit les îles anglaises de Montserrat et Antigua; en octobre ce fut au tour de la colonie hollandaise de Surinam d’être contrainte à une contribution de 800.000 florins. En janvier 1713, il ravagea l’île hollandaise de Saint-Eustache, puis il tomba sur la colonie hollandaise de Paramaribo le 18 février, et la pilla ainsi que celle de Curaçao. » Quant à la Royale, on lui assigne « une tâche d’escorte pour convoyer l’or des Indes; elle est également incitée à prêter ses vaisseaux pour les opérations de course ».

Vient enfin le « tournant » des années 1710 – 1711 marqué un an auparavant par un vibrant appel de Louis XIV à ses sujets. Lu un dimanche de juin 1709 dans toutes les églises du royaume, le message royal explique les raisons de la poursuite de la guerre et les exigences extravagantes de la Grande Alliance. En 1710, les tories remportent les deux tiers des sièges aux Communes. Ils entament des discussions secrètes avec Versailles. Les pourparlers s’accélèrent après le coup de tonnerre dynastique du 17 avril 1711. Ce jour-là meurt sans héritier l’empereur Joseph. Son frère Charles III d’Espagne obtiendra sous peu la couronne impériale. Il est hors de question pour l’Angleterre et les Provinces-Unies que cette guerre menée contre le bloc dynastique bourbonien entérine la reconstitution de l’Empire de Charles Quint. Il est piquant de rappeler qu’élu empereur, Charles VI n’aura, lui aussi, aucun héritier mâle. Il prendra en 1713 la Pragmatique Sanction qui fera de sa fille aînée Marie-Thérèse son héritière, ce qui entraînera la Guerre de Succession d’Autriche (1740 – 1748). Quel aurait été le sort des territoires hispaniques si l’archiduc était resté Charles III d’Espagne ?

Vers l’ère atlantique… 

Finalement, « la Guerre de Succession d’Espagne s’est dénouée sur les champs de bataille du nord de la France, dans les salons d’Utrecht et au palais de Rastatt ». Au mépris des lois fondamentales du royaume de France qui établissent une monarchie successorale (et non héréditaire), ce que proclame dans le vide le Parlement de Paris, Philippe V renonce pour lui et ses descendants tout droit sur la couronne de ses aïeux. Son frère cadet, le duc de Berry, et le duc Philippe d’Orléans abandonnent pour leur part toute revendication sur le trône d’Espagne. Plus d’un siècle plus tard, cela n’empêchera pas le roi des Français Louis-Philippe de convoiter ce trône pour son dernier fils Antoine d’Orléans, duc de Montpensier et époux de Louise-Fernande de Bourbon, sœur cadette d’Isabelle II. Ces renonciations simultanées témoignent de l’avènement thalassocratique anglo-saxon. Entre « deux conceptions de la monarchie : l’une, française, strictement dynastique et de droit divin; l’autre, britannique, inspirée par les principes de la Glorieuse Révolution, dominée par la rationalité politique et les traités internationaux, et garantie par les autres souverains européens », c’est la conception anglaise qui l’emporte à l’aube du « siècle des Lumières ». Il n’est d’ailleurs pas anodin si Paul Hazard situe « la crise de la conscience européenne » entre 1685 et 1715…

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Les traités d’Utrecht de 1713 et la Paix de Rastatt du 6 mars 1713 modèlent donc une Europe qui s’affranchit du « Grand Siècle » ludovicien. « Les traités d’Utrecht offrent à la Grande-Bretagne les moyens de la domination maritime et commerciale à laquelle elle aspire. […] Elle se voit récompensée pour ses bons offices par la cession de Gibraltar, de Minorque, du détroit et de la baie d’Hudson, de Terre-Neuve (même si les Français y conservent un droit de pêche), de l’île de Saint-Christophe. » Le bilan pour les Habsbourg demeure mitigé. « Les États héréditaires de la Maison d’Autriche confirmaient leur statut de grande puissance européenne. Dans une perspective téléologique, ces gains jetaient les bases d’un futur “ empire d’Autriche ”. Mais dans la logique dynastique, c’était un désastre. L’idéal de la Maison de Habsbourg, celui d’un empire catholique partagé en deux branches distinctes mais indissociablement liées, avait vécu.»

La victoire des puissances maritimes anglo-hollandaises participe à l’émergence de la Modernité. Ainsi peut-on retenir que « de ce conflit éreintant naît un nouvel agencement des pouvoirs en Europe et, par le biais des empires coloniaux, sur l’ensemble de la planète. Le temps où une famille (Habsbourg au XVIe siècle, Bourbon au XVIIe) jouissait d’une prééminence diplomatique et militaire est désormais révolu. Le siècle des Lumières s’ouvre sur le triomphe de la notion d’équilibre entre les États. La Guerre de Succession d’Espagne marque ainsi un tournant. L’Empire espagnol est démembré; la Maison d’Autriche se recentre sur Italie et sur les Balkans; l’Angleterre affirme sa prééminence sur les mers et sa présence sur le continent, au détriment de la Hollande; les ambitions royales de la Prusse et de la Savoie se confirment; la puissance française demeure redoutable, mais elle revient à des bornes acceptables par ses homologues européens. Si on ajoute que, au même moment, la Russie triomphe de la Suède pendant la Grande Guerre du Nord (1700 – 1721), on constate qu’au début du XVIIIe siècle se dessine une carte de l’Europe où dominent les États qui s’affronteront encore lors de la Première Guerre mondiale ». La Guerre de Sept Ans (1756 – 1763), puis les Guerres de la Révolution et de l’Empire (1792 – 1815) accentueront la mainmise anglo-saxonne pour au moins les deux siècles suivants. Maîtresse du Canada, l’Angleterre commencera un long et patient ethnocide des peuples américains d’ethnie française. Gibraltar et les Malouines resteront des territoires sous occupation britannique. Le récent fiasco de la vente des sous-marins français à l’Australie n’est au fond qu’une très lointaine conséquence de la défaite commune de l’Hispanité et de la Francité sur les champs de bataille de Blenheim (1704) et de Malplaquet (1709).

  • Clément Oury, La Guerre de Succession d’Espagne. La fin tragique du Grand Siècle, Tallandier, 2020, 520 p., 25,90 €.

mercredi, 27 octobre 2021

Réflexions sur l'Europe, le déclin et le renouveau hespérialiste - Entretien avec David Engels

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Réflexions sur l'Europe, le déclin et le renouveau hespérialiste

Entretien avec David Engels

 
Cette vidéo est consacrée à la pensée de David Engels et à ses réflexions sur l’Europe. Dans cet entretien, David Engels revient sur trois de ses livres majeurs : « Le Déclin », « Que faire ? » et « Renovatio Europae ». L’entretien est donc divisé en trois parties, consacrées respectivement à ces trois livres. Après avoir exposé sa conception spenglérienne du déclin de la civilisation européenne, David Engels montre les actions à mener, individuelles et collectives, pour vivre avec ce déclin et œuvrer à un renouveau « hespérialiste » de la civilisation européenne, idée qu’il développe dans la troisième partie de l’entretien.
 
Sommaire :
 
00:00 Première partie – Le Déclin
21:15 Deuxième partie – Que faire ?
53:18 Troisième partie – Renovatio Europae
 
 
Pour suivre David Engels, son actualité et ses travaux :
 
- Sur son site personnel : https://www.davidengels.be/
- Sur le site de la « Oswald Spengler Society » : https://www.oswaldspenglersociety.com..
 
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dimanche, 24 octobre 2021

Alexandre Douguine: la Paix de Westphalie

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Paix de Westphalie

Alexander Dugin

https://www.geopolitica.ru/article/vestfalskiy-mir

Quiconque a étudié, même superficiellement, les relations internationales sait que l'ordre mondial dans lequel l'humanité vit encore sur la base des clauses de la paix de Westphalie. Cette expression est aujourd'hui courante, mais il convient de rappeler ce que fut cette paix, conclue le 24 octobre 1648.

Ce jour-là, un accord a été conclu à Münster et Osnabrück entre les principales puissances européennes pour mettre fin à la guerre de Trente Ans. Dans l'histoire européenne, la guerre de Trente Ans est considérée comme la limite entre l'ordre médiéval et le plein avènement de l'ère moderne. C'était la dernière guerre menée sous les bannières de la religion. Les pays catholiques se sont battus contre les pays protestants. La principale question qui se posait était la suivante: qui allait gagner - la Réforme ou la Contre-Réforme ?

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Le modèle de politique et d'idéologie médiévale dans cette guerre était représenté par les puissances du Sud de l'Europe combattant sous la bannière du catholicisme et de l'Empire autrichien.

Les pays protestants - en particulier l'Angleterre et les États scandinaves, mais aussi les partisans de Luther dans d'autres régions d'Europe - s'opposent à la suprématie des papes et au pouvoir de l'empire. En raison de sa haine traditionnelle des Habsbourg, la France, officiellement catholique mais déjà profondément modernisée, se bat aux côtés des protestants.

La guerre a fait périr jusqu'à un tiers de la population européenne et certaines régions ont perdu plus de 70 % de leur population. Il s'agit d'une véritable guerre mondiale, car elle touche non seulement le territoire de la vieille Europe, mais aussi les colonies.
Les forces en présence étaient presque égales, et aucun des camps, malgré leurs énormes pertes, n'a réussi à obtenir un avantage décisif. La paix de Westphalie a assuré cet équilibre des forces en reconnaissant les droits des deux camps belligérants.

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Bien que le sud catholique parvienne à se maintenir face à l'avancée protestante et que l'Empire des Habsbourg conserve sa position et son influence, bien que sous une forme réduite, c'est le nord protestant qui a le dessus. Les pays protestants ont insisté dès le début pour qu'il n'y ait pas d'autorité dans la politique européenne qui soit au-dessus de la souveraineté nationale - ni l'autorité de l'Église romaine ni celle de l'Empire autrichien.

C'est alors que le principe de l'État-nation, de l'État-nation et de la souveraineté nationale a enfin été reconnu par tous. Bien que le catholicisme et l'Empire aient subsisté, ils ne sont plus reconnus comme des entités supranationales, mais comme des États européens distincts au même titre que tous les autres. L'Empire est relégué au rang d'État européen, et le statut du pape est maintenu exclusivement dans la zone des pays catholiques, et uniquement en tant qu'autorité purement religieuse. En d'autres termes, bien que les protestants (et les Français qui les ont rejoints, qui ont été en grande partie les initiateurs) n'aient pas conquis définitivement leurs adversaires, ils ont réussi à imposer leur idée de la politique normative à l'Europe dans son ensemble.

C'est cet ordre que l'on appelle l'ordre westphalien : il est fondé sur le principe de la souveraineté nationale, au-dessus de laquelle aucune autorité ou pouvoir - religieux ou impérial - n'est reconnu. Désormais, les questions de religion, de structure politique et d'ordre social deviennent l'affaire de chaque État-nation et personne ne peut les influencer au nom d'une quelconque structure supranationale.

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Dessins de Pierre Courcelle: le Comte 't Serclaes de Tilly, commandant des armées impériales et des troupes des Pays-Bas royaux; à l'arrière-plan, cuirassier des Bandes d'Ordonnance des Pays-Bas.

La paix de Westphalie coïncide avec la montée de la bourgeoisie, qui mène à l'époque des batailles acharnées contre l'ordre médiéval, où l'aristocratie sacerdotale et militaire dirige la société. La bourgeoisie européenne s'attaque au sacerdoce, représenté par les Papes, et à la caste de l'aristocratie militaire, représentée par l'Empire autrichien. Oui, ce n'est pas encore une démocratie bourgeoise à part entière, car tous les pays protestants restent des monarchies. Mais il s'agissait d'un nouveau type de monarchie - une sorte de monarchie bourgeoise.

Et bien que le catholicisme romain et les Habsbourg aient tenté de préserver l'ancien ordre européen sur leurs territoires, ils ont été contraints d'accepter les règles du jeu westphaliennes. Dans ces règles, c'est l'État-nation qui devient normatif, qui par son idéologie favorisait déjà la croissance de la bourgeoisie et la sortie du Moyen Âge. Non seulement dans les pays protestants, mais aussi dans les pays catholiques.

Il est révélateur qu'en Angleterre même, un an après la paix de Westphalie, le roi Charles Ier ait été exécuté suite à la guerre civile qui avait commencé encore plus tôt. La France, en revanche, suivra le même chemin conduisant au régicide et à la prise du pouvoir par les représentants de l'oligarchie bourgeoise au cours du XVIIIe siècle suivant. Les pays catholiques, en revanche, sont restés plus longtemps que les autres attachés aux anciennes méthodes, et la bourgeoisie n'y a finalement triomphé qu'au vingtième siècle.

Ainsi, la paix de Westphalie marque la victoire historique de la bourgeoisie laïque sur l'ordre impérial chrétien de succession. C'est aussi le moment où le nationalisme apparaît comme l'outil le plus important de la bourgeoisie européenne dans la bataille contre l'ordre médiéval sacré. La paix de Westphalie a donné naissance aux États-nations.

Plus tard, la bourgeoisie s'est alourdie de nationalisme et a parallèlement rejeté les États-nations - l'Union européenne moderne en est un exemple. Ainsi, progressivement, la paix de Westphalie a commencé à être démantelée par les forces mêmes qui l'avaient construite. Mais c'est la prochaine page de l'histoire des idéologies politiques et des relations internationales. Comparé au mondialisme contemporain, l'État-nation est encore loin, mais déjà à ses origines, il est quelque chose de douteux et d'anti-traditionnel, comme quelque chose de bourgeois. Tout aussi douteux et contenant des contradictions insolubles est le nationalisme, qui doit être dépassé.

Pas une nation, mais un empire. Pas le monde bourgeois westphalien, mais l'ordre sacré de la grande étendue.

samedi, 23 octobre 2021

Jihad Inc.: de l'opération Gulmarg à la chute de Kaboul

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Jihad Inc.: de l'opération Gulmarg à la chute de Kaboul

Sergio Restelli

Ex: https://it.insideover.com/terrorismo/jihad-inc-dalloperazione-gulmarg-alla-caduta-di-kabul.html

Le 22 octobre 1947 reste dans les mémoires comme le moment de la naissance du "Jihad Inc", au cours duquel le Pakistan a commencé à utiliser la religion pour mener à bien des génocides contre des populations locales et leurs cultures, un modus operandi qui a également été mis en œuvre au Pakistan oriental (l'actuel Bangladesh) qui, bien qu'il ait réussi à se libérer en 1972, a eu des conséquences traumatisantes qui ont marqué de nombreuses autres générations à venir.

Le modus operandi du "Jihad inc" est le même que celui utilisé en Afghanistan encore aujourd'hui, où des groupes issus des tribus talibanes sont entraînés et armés par l'armée pakistanaise, avec des soldats pakistanais en civil, ont contribué à la prise de Kaboul et à l'assaut du Panjshir. Il est donc nécessaire de faire un retour en arrière afin de clarifier, d'éclairer et de raconter les événements réels qui se sont déroulés au Cachemire.

Immédiatement après son indépendance, l'Inde a choisi de rester une nation démocratique laïque et de protéger constitutionnellement ses minorités, mais ce n'était pas le cas du Pakistan, qui s'est au contraire déclaré "nation islamique et théocratique" sans aucun respect pour sa diversité ethnique et a décidé de persécuter non seulement ses minorités, mais aussi les musulmans d'Inde qui avaient émigré vers la république islamique nouvellement établie. C'est précisément le début du djihad qui est la raison d'être du Pakistan, de ses forces armées et de sa politique.

Le 22 octobre 1947, le Pakistan a mené son premier djihad au Cachemire. L'effet fut si dévastateur qu'aujourd'hui encore, 74 ans plus tard, les gens se souviennent de ces jours d'horreur comme du "Jour noir". L'ampleur de l'horreur et de la destruction était inimaginable et le chaos de ces jours-là, la trahison du Pakistan, les viols et les meurtres commis par la milice tribale armée libérée par l'armée pakistanaise, restent gravés dans la psyché de chaque Cachemiri, même aujourd'hui.

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Quelques mois après la partition, les Pakistanais sont entrés au Cachemire en violation de toutes les règles et de tous les accords conclus précédemment et ont lancé une attaque armée contre l'État de Jammu-et-Cachemire avec l'aide de tribus, venues de la région actuelle des zones tribales sous administration fédérale (FATA). Les milices tribales ont été entraînées, approvisionnées en munitions et dirigées par l'armée pakistanaise. Ils ont pillé, violé et tué des centaines d'innocents dans la vallée, quelle que soit leur religion. Les trésors du Cachemire ont été pillés. Certains parents ont empoisonné leurs filles, préférant qu'elles meurent dans la dignité. Des milliers d'hommes ont été convertis de force à l'islam. Des enfants innocents ont été massacrés. Des centaines de milliers d'hommes se sont retrouvés sans abri. Il était impossible d'estimer le nombre d'orphelins.

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Le major général Akbar Khan de l'armée pakistanaise, qui a organisé l'attaque et l'a appelée "Opération Gulmarg", a eu l'occasion de raconter son succès dans le livre "Raiders in Kashmir", dans lequel il révèle le premier des nombreux cas de perfidie du Pakistan.

Le modus operandi du Pakistan consistait à créer une guerre au nom de l'Islam dans le seul but de massacrer des innocents. C'est précisément la raison pour laquelle le 22 octobre est devenu un rappel de l'objectif du Pakistan d'anéantir le Cachemire et sa culture.

Une stratégie très similaire, initialement conçue pour capturer et soumettre le Cachemire, a été utilisée par le Pakistan en Afghanistan. Un groupe sunnite wahhabite, qui n'a rien en commun avec la culture millénaire de l'Afghanistan, impose son éthique religieuse et sociale, faisant disparaître le peuple afghan et son identité, au nom de la religion, avec le soutien appuyé de l'armée et des services de renseignement pakistanais (ISI).

Baramulla, creuset des cultures cachemirie, pendjabi et britannique, reste l'exemple le plus effroyable de violations des droits de l'homme. Des femmes ont été enlevées en 1947 et vendues comme esclaves sur les marchés de Rawalpindi et Peshawar ou envoyées dans des territoires tribaux éloignés. En leur honneur, de nombreux hommes se sont jetés dans la rivière Jhelum ou dans des puits fermés. Ceux qui ont résisté ont été mutilés ou tués sans pitié et leurs corps ont été jetés dans la rivière Jhelum. Selon certains témoins oculaires, l'eau de la rivière a changé de couleur à cause de la grande quantité de sang.

Le cas le plus horrible s'est produit au collège, couvent et hôpital de Saint-Joseph, le lieu le plus médiatisé de tout le raid. Les religieuses, les prêtres, la congrégation et les patients de l'hôpital ont été violés et massacrés. Parmi eux se trouvaient un certain nombre d'Européens, dont le lieutenant-colonel Dykes et son épouse, une Britannique qui avait accouché quelques jours plus tôt ; Mère Teresalina, une jeune religieuse espagnole ; Mère Aldertrude, la mère supérieure adjointe ; et M. Jose Barretto, un Anglo-Indien qui fut tué dans le jardin avant que les religieuses chrétiennes ne s'alignent devant un peloton d'exécution. Ces hommes sont décrits comme des "montagnards sauvages aussi agiles que des chats sauvages" qui "ont pillé la chapelle du couvent jusqu'à la dernière poignée en laiton".

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Ironiquement, le colonel Dykes du régiment sikh, qui a été envoyé en Inde au milieu des années 1930 pour aider au transfert de pouvoir, était diplômé de Sandhurst où l'un de ses camarades de promotion, Akbar Khan, a plus tard planifié l'invasion du Cachemire le 22 octobre, où Dykes a été assassiné (ci-dessus, le Lt-Colonel Dykes et son épouse).

Le Pakistan n'a jamais présenté d'excuses pour les violations des droits de l'homme commises par son armée, même s'il en revendique souvent la paternité. Il est profondément attristant de voir comment la Commission des droits de l'homme des Nations unies et Amnesty International ont choisi d'ignorer ce massacre. L'attaque de la mission St Joseph, située dans les paisibles contreforts de l'Himalaya, a marqué le début d'un djihad visant à reconquérir le Cachemire, le "Paradis sur Terre".

Depuis ce jour de 1947, où plus de 35.000 Cachemiris ont perdu la vie, le Cachemire est devenu la région la plus militarisée du monde. Les Cachemiris vivent dans une terre brisée et le Pakistan est responsable de décennies de violence. Cette stratégie, qui a débuté avec l'opération Gulmarg, a été ensuite suivie par l'armée pakistanaise au Pakistan oriental (aujourd'hui Bangladesh). Le nettoyage ethnique et le génocide, ainsi que l'imposition de normes socio-culturelles, n'ont abouti qu'à la balkanisation du Pakistan en un nouveau pays, le Bangladesh, en 1971. Le Pakistan a laissé derrière lui des décennies de traumatisme, de mort et de destruction. Avec la chute de Kaboul aux mains des talibans le 15 août, ce 22 octobre prend une signification plus grande, sans jamais oublier comment et où tout a commencé. Il faut espérer que la communauté internationale, au moins maintenant, prêtera attention à cette menace de portée mondiale.

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11:23 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cachemire, pakistan, inde, histoire, asie, affaires asiatiques | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook