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dimanche, 23 mars 2025

Prévisions cliodynamiques

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Prévisions cliodynamiques

par Georges Feltin-Tracol

N’en déplaise aux Occidentaux décadents qui se croient exceptionnels, la culture russe suscite toujours des personnalités étonnantes qui osent comprendre le monde d’une autre façon. Le mathématicien Anatoli Fomenko imagine le récentisme (ou « nouvelle chronologie ») dont les interprétations historiques restent sujettes à caution. En 2011, Le Cherche-Midi traduisait et publiait un ouvrage remarquable d’Alexandre P. Prokhorov, Le modèle russe de gouvernance, une étude non-conformiste qui explique pourquoi et comment la société russe souvent désorganisée, voire chaotique, parvient néanmoins à travers l’histoire à réaliser de grandes prouesses.

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Né en 1957 en URSS, Piotr Valentinovitch Tourtchine émigre en 1977 aux États-Unis. Il travaille dans l’enseignement supérieur en écologue spécialisé dans la dynamique des populations des coléoptères et des mammifères. Ses obligations professionnelles le conduisent à recourir à l’outil informatique ainsi qu’aux biomathématiques. Cependant, en esprit curieux, il ne se limite bientôt plus à son seul champ de compétence. Il s’élargit aux événements historiques et à la mobilité des groupes sociaux au sein des sociétés industrialisées. Il conçoit la cliodynamique.

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On sait qu’à la fin des années 1920, l’école française des Annales, en référence à la revue d’abord intitulée Annales. Histoire, Sciences sociales, encourageait l’histoire sérielle ou quantitative, c’est-à-dire une histoire socio-économique d’après l’utilisation systématique des sources statistiques. Sur ce modèle et en utilisant la rigueur scientifique et les premiers ordinateurs, des historiens, outre-Atlantique, lancèrent la cliométrie, soit l’analyse historique à partir des théories économiques et des données économétriques dont les statistiques.

Devenu Peter Turchin, l’ancien émigré soviétique mentionne volontiers la psychohistoire de Hari Seldon imaginée par l’auteur étatsunien de science-fiction Isaac Asimov (1920 - 1992) dans sa célèbre saga de cinq - sept volumes : Fondation. Seldon voit la psychohistoire comme la prévision, inspirée de la physique statistique, de l’histoire humaine en s’appuyant sur les faits sociaux et la psychologie des individus. Mais ses prospectives spéculatives sur l’avenir sans encore connaître les implications de la théorie du chaos ignorent l’irruption du Mulet, un mutant aux pouvoirs psychiques redoutables.

Dans Le chaos qui vient. Élites, contre-élites et la voie de la désintégration politique (Le Cherche-Midi, 2024, 450 p., 23 €), Peter Turchin pense qu’« une science de l’histoire est non seulement possible, mais aussi et surtout précieuse : elle nous permet d’anticiper l’effet de nos choix collectifs présents sur l’amélioration de notre futur ». En croisant les applications mathématiques, les logarithmes et la modélisation informatique, la cliodynamique serait par conséquent une psychohistoire qui sait se déployer dans trois dimensions.

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Plus concrètement, Peter Turchin propose une « approche structuralo-dynamique » adaptée aux systèmes complexes de la vie sociale. Pour lui, « la cliodynamique […] exploite les méthodes de la science des données, en appréhendant les sources historiques, compilées par des générations d’historiens, comme le big data. Elle se sert de modèles mathématiques pour cartographier le réseau d’interactions entre les différentes “ pièces mobiles “ des systèmes sociaux complexes que sont nos sociétés ». En examinant les résultats des ordinateurs à calcul, il considère que « l’effondrement d’un État, à savoir la désintégration soudaine du réseau de pouvoir régissant une société, est un phénomène fréquent ». Sociologue pour l’occasion, il désigne les élites comme les « individus les plus riches en pouvoir social ». Il détermine l’existence simultanée de quatre pouvoirs sociaux structurant ces sociétés complexes : le pouvoir de coercition, le pouvoir de la richesse ou, plus précisément, de l’accumulation des ressources matérielles, le pouvoir bureaucratique administratif et le pouvoir de l’idéologie qui passe en priorité par la persuasion. Pouvoirs et élites constituent des réseaux plus ou moins solides autour de fortes personnalités ou d’intérêts communs.

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L’auteur n’a pas peur d’employer les termes de « ploutocratie » et d’« oligarchies » pour décrire les États-Unis. En effet, « la classe dirigeante américaine est une coalition des plus riches (1%) et des plus diplômés (10%) ». Par conséquent, « aux États-Unis, le pouvoir est étroitement lié à la richesse ». Il entend étudier les premiers effets de « la situation révolutionnaire des États-Unis ». Ce serait la troisième fois que les États-Unis connaîtraient cette situation après les décennies 1850 – 1860 marquées par la Guerre de Sécession, et les années 1920 – 1940 caractérisées par le consulat présidentiel de Franklin Delano Roosevelt et son New Deal. Il convient volontiers que « les factions oligarchiques se caractérisent par une relative fluidité, et les oligarques changent d’alliance au gré du contexte du moment ». Il argumente son point de vue en donnant l’exemple de l’Ukraine d’avant 2022. Les oligarques s’y « sont dispersés en plusieurs factions, opposées les uns aux autres et s’armant, dans leurs batailles, de politique électorale, de saisies semi-légales et même de prison ».

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Même si l’auteur veut généraliser sa méthode aux autres sociétés, en particulier occidentales, sa démarche concerne surtout le pays de l’Oncle Sam. Il remarque que « conjuguée à l’appauvrissement des classes populaires, la surproduction d’élites et les conflits internes ainsi engendrés ont progressivement miné notre cohésion civique, le sens de la coopération nationale sans lequel les États pourrissent rapidement de l’intérieur ». Il note en outre que « les démocraties sont particulièrement vulnérables à la subversion ploutocratique ». Il annonce par ailleurs qu’« une évolution encore plus inquiétante est à voir dans la transition, au sein des démocraties occidentales, de “ systèmes de partis basés sur les classes “ à des systèmes de partis multi-élites “ ».

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Le chaos qui vient sort aux États-Unis en 2023. Peter Turchin a pris acte de la présidence de Donald Trump entre 2017 et 2021. Il relève déjà que « les républicains sont en pleine transition pour devenir un véritable parti révolutionnaire ». Il présente même J. D. Vance, alors sénateur néophyte de l’Ohio, comme un élément-clé de cette transition. Il le dépeint en figure de proue du courant national-conservateur. Peter Turchin ignorait que Vance deviendrait le vice-président de Donald Trump…

La cliodynamique appartient-elle à la collapsologie si bien travaillée par Dmitry Orlov, lui aussi originaire de l’Union soviétique et arrivé aux États-Unis en 1974 ? Peter Turchin prévient d’un effondrement prochain sans s’attarder sur les suites plausibles. Dommage, car il aurait pu enfin faire entrer le survivalisme à l’université.  

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 148, mise en ligne le 19 mars 2025 sur Radio Méridien Zéro.

mercredi, 19 mars 2025

Hegel, Marx et Douguine: une dialectique contrariée

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Hegel, Marx et Douguine: une dialectique contrariée

Pierre Le Vigan

Paru sur cerclearistote.fr le 16 mars 2025

Dans un article récent [1], Alexandre Douguine s’interroge sur le « saut platonicien » et les conséquences métapolitiques que l’on peut en déduire de nos jours. Le saut platonicien, c’est celui qui va des phénomènes à l’Idée, de ce que l’on voit et ressent aux choses telles qu’elles sont réellement. Idée et phénomènes : c’est ce que l’on a appelé le dualisme de Platon, dualisme qui est relativisé par la participation (metaxu, un terme qui veut dire « au milieu de », « dans l’intervalle de »). La participation, c’est le fait que les phénomènes participent de l’Idée et n’en sont séparés qu’en apparence. Cette question du supposé dualisme de Platon hantera la philosophie occidentale.

Hegel, de son côté, veut supprimer le dualisme entre le phénoménal et l’objectif (ce qui est objectivement, non subjectivement, le réel, ce qui est le réel « en soi »). Il veut cette suppression du dualisme d’une autre façon que Platon, par la dialectique. Le phénoménal est un « pour soi », l’objectif est un « en soi ». Le « pour soi » est ce qui est subjectif, le « en soi » est ce qui est nature et matière. C’est à la matière, en ce sens de quasi équivalent de nature (phusis), que l’on fait référence quand on parle des philosophies matérialistes[2]. Ce  n’est bien sûr aucunement à une vision de la vie centrée sur les seuls intérêts matériels, qui est le matérialisme au sens vulgaire.

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Il y a donc une dialectique entre esprit subjectif et esprit objectif. « Hegel, explique Douguine, soutient qu'il existe un esprit subjectif qui se révèle à travers l'esprit objectif par le biais de l'aliénation dialectique. La Thèse est l'Esprit subjectif et l'Antithèse est l'Esprit objectif, c'est-à-dire la nature. La nature n'est donc pas la nature puisque, selon Hegel, rien n'est identique à soi, mais tout est altérité de l'Autre, d'où le terme de ‘’dialectique’’. En d'autres termes, il y a l'Esprit subjectif en tant que tel qui se projette comme Antithèse. C'est ainsi que commence l'histoire. Pour Hegel, la philosophie de l'histoire est d'une importance fondamentale car l'histoire n'est rien d'autre que le processus de déploiement de l'Esprit objectif qui acquiert à chaque nouvelle étape sa composante spirituelle qui constitue son essence. Mais le premier acte de l'Esprit objectif est de cacher son caractère spirituel, de s'incarner dans la matière ou la nature, et ensuite, tout au long de l'histoire, cette altérité de l'Esprit subjectif revient, par l'homme et l'histoire humaine, à son essence. »

La dialectique est donc le chemin d’une reconquête du soi, mais d’une reconquête transformatrice. Non à l’identique. Quand l’esprit objectif (celui de la nature et des institutions de l’homme) redevient esprit subjectif, ce n’est plus l’esprit subjectif du point de départ. C’est un « en soi - pour soi » (un objectif subjectivisé) qui est en même temps un « pour soi - en soi » (un subjectif objectivisé). C’est un résumé pertinent que fait Alexandre Douguine. Il n’est pas à proprement parler un hégélien mais, comme tout praticien des philosophies de l’histoire, il sait que l’on ne peut que rencontrer Hegel sur sa route.

Alexandre Douguine a rencontré Hegel dans le cadre de son cheminement. Douguine plaide pour une quatrième théorie politique. Il rejette le libéralisme, le marxisme, le fascisme. En effet, le fascisme n’était pas un dépassement de l’opposition entre le libéralisme et le marxisme – et plus généralement le socialisme, mais il était un anti-libéralisme socialisant (et sous toutes ses formes, italiennes, allemandes et autres, il est mort en 1945). Ce que parait souhaiter Douguine, c’est une synthèse entre le stade 2 des théories politiques, le socialisme, et le stade 3, le fascisme (ou, pour prendre un terme et une notion non datée, le nationalisme révolutionnaire dans ses formes totalitaires). Le fascisme a été une réaction contre l’universalisme abstrait du socialisme. Mais cette réaction a  été faussée par un nationalisme stérilisant, un racisme ou au moins un racialisme biologique (le fascisme italien n’était pas le national-socialisme allemand et n’était pas exterminateur), par un vitalisme extraverti qui donnait déjà un avant-goût du « bougisme » (bien analysé par P-A Taguieff) contemporain et de la société du spectacle. La quatrième théorie politique de Douguine se veut une synthèse du meilleur du socialisme, à savoir le sens de la communauté et du commun, et de qui fut à l’origine de certaines aspirations « fascistes », à savoir la volonté de se réenraciner dans la longue histoire d’un peuple et de redonner du sens – un sens partagé - à la vie dans une civilisation de plus en plus machiniste et massifiée.

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En outre, la quatrième théorie politique allie la vision métapolitique avec la géopolitique. Douguine souhaite un monde multipolaire de même qu’il voit le monde comme un pluriversum. Un monde dans lequel les cultures doivent rester diverses. Il oppose à l’ « Occident collectif », centré hier sur la Grande-Bretagne et ses dépendances, aujourd’hui sur les Etats-Unis, de grands espaces civilisationnels. Celui qui concerne directement les Européens est l’Eurasie, la grande « île mondiale » de Halford John Mackinder. L’Eurasie, ce n’est pas seulement l’Europe de Dublin à Vladivostok. C’est plus.

Alexandre Douguine considère que les autres grands espaces de l’Eurasie, la Chine et l’Inde notamment, ont vocation à faire bloc contre les Etats-Unis et leur tentative de créer un monde unipolaire. C’est aussi le souhait d’une coalition des puissances de la Terre contre les puissances de la Mer (Etats-Unis et Grande Bretagne). L’Eurasie est ainsi non seulement un projet géopolitique consistant à ne pas se laisser diviser par les puissances de la Mer, mais un projet spirituel de nouvelle civilisation, qui serait post-occidentale et échapperait à la domination de la marchandise et aux idéologies de l’indifférenciation (wokisme, LGBTisme, etc). C’est l’eurasisme, dont l’un des principaux théoriciens fut Nikolaï Sergueïevitch Troubetskoï (1890-1938)[3]. Nouvelle civilisation ? Le pluriel s’impose certainement. La quatrième théorie politique serait celle qui permet l’éclosion de nouvelles civilisations post-marchandes.

La quatrième théorie politique d’Alexandre  Douguine – que l’on ne peut séparer des écrits philosophiques de sa fille Daria Douguine, fauchée en pleine jeunesse et essor de sa pensée - serait le projet d’un nouveau traditionalisme sans immobilisme. L’idée d’un enracinement dynamique. Dans cette perspective, on peut définir la dialectique de Douguine, une dialectique ternaire, comme Tradition-Modernité-Nouvelle Tradition (ce dernier stade correspondant à ce que Hegel appelle l’esprit absolu, dernier stade de Thèse-Antithèse-Synthèse). Mais comment fonctionne cette dialectique ? C’est ici qu’il faut faire, pour le comprendre,  un saut chez Hegel lui-même.

* * *

La dialectique chez Hegel n’est pas seulement une méthode pour trouver le vrai. Elle est l’étoffe même du réel. Ce qui est au départ chez Hegel, - disons plutôt « à l’origine » -, c’est la logique, ou l’Idée, ou encore l’esprit. « L’esprit est [.…] l’essence absolue et réelle qui se soutient soi-même »  (Phénoménologie de l’esprit, chap. 6, 1807). Mais ce qui se tient à l’origine, c’est  l’esprit non absolu. Celui-ci est médiatisé par la nature. Mais cette médiation est elle-même médiatisée par la synthèse, par la réconciliation de l’Idée et de la nature dans l’esprit absolu. Cette synthèse joue le rôle du « troisième homme » chez Platon. L’esprit absolu est, pour le dire dans des termes proches de ceux de Bernard Bourgeois (Le vocabulaire de Hegel, 2000), l’unité infinie de l’esprit infini (l’Idée – ou la logique, le logos - du premier stade de la dialectique) et de l’esprit fini, deuxième stade de la dialectique, esprit fini qui se présente sous la forme de la nature (ou matière). L’unité infinie correspond au stade troisième, synthétique, de la dialectique de Hegel.

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Cette dialectique aboutit à une conception de l’histoire universelle dans laquelle les singularités expriment toutes un universel, et dans laquelle tout universel inclut et donne force aux singularités, leur donne « un énorme droit » dit Hegel. L’histoire a ainsi un sens. « L’histoire est le progrès dans la conscience de la liberté » (La raison dans l’histoire, posth. 1837).  Mais l’observation du réel rend difficile de croire à cet  ajustement implacable qui se produirait entre l’homme et son histoire via la médiation de la nature (ou encore, comme on le verra, via la médiation de l’esprit objectif, le stade 2 de Hegel).

* * *

Le sens de l’histoire est aussi un sens de l’esprit : il y a selon Hegel coïncidence entre l’esprit absolu (le moment de la synthèse) et l’esprit du monde (ou esprit-monde). « L’esprit-monde est l’esprit du monde  tel qu’il s’explicite dans la conscience humaine ; les hommes se rapportent à lui  comme des individus singuliers  au tout qui est leur substance. Et cet esprit–monde est conforme à l’esprit divin qui est l’esprit absolu ». (La raison dans l’histoire). L’esprit du monde est donc identique à l’esprit absolu.

Cette coïncidence laisse perplexe plus d’un philosophe et même plus d’un hégélien.  Le processus par lequel le Soi se ressaisit lui-même par la médiation historique et ses productions (art, religion, philosophie) nécessite de connaitre les ressorts réels de l’histoire des hommes, et c’est ce que veut entreprendre Marx, en rompant avec l’idéalisme de Hegel, idéalisme spéculatif (selon Marx) qui ne voit la vérité (ou l’être – c’est ici la même chose) dans aucune des choses finies qui apparaissent et qui s’interdit donc de comprendre l’histoire au nom d’une conception du Tout qui fait au final l’impasse sur les processus historiques. C’est ce totalisme[4] historiciste hégélien que rejette Marx.    

Autre sujet d’interrogation : en faisant de l’absolu – du divin, de l’esprit – un sujet, Hegel rompt avec Spinoza, en passant d’une métaphysique de la substance à une métaphysique du sujet.  Ceci n’amène-t-il pas à un désenchantement du monde, à un rapport entre le divin et l’homme qui éclipserait la nature ? A une métaphysique de la subjectivité, comme dira Heidegger ?   C’est peut-être ce qui pèche chez Hegel par rapport à Spinoza, peut-être aussi par rapport à Marx, et certainement par rapport à Schelling. Sans prétendre à répondre pleinement à toutes ces questions, nous soulignerons leur légitimité. La dialectique est bel et bien au cœur de la pensée de Hegel, et elle est contrariée. Par le totalisme de Hegel lui-même.

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On évoque souvent pour caractériser la démarche de Hegel le triptyque Logique–Nature–Esprit. Il serait peut-être plus clair, pour être pédagogue, de dire Idée–Nature–Esprit. Quand Hegel (1770-1831) parle de la science de la logique[5], il s’agit de la science de l’Idée. La logique chez Hegel, c’est l’Idée (et on voit bien l’influence de Platon). C’est pourquoi nous parlerons d’Idée plutôt que de logique, le terme logique ayant un sens contemporain éloigné de l’ancienne signification du terme logos. Ce triptyque Idée–Nature–Esprit,  - cette œuvre pliée en trois – serait la forme concrète de la suite « Thèse–Antithèse–Synthèse » (Fichte). C’est certainement un point de repère que de se remémorer cette suite, mais ce n’est pas une explication. Ce triptyque[6] ne prend sens qu’à partir d’une théorie de la transformation qui a pour nom la dialectique. Qu’est-il de celle-ci ?  C’est non seulement un art de raisonner mais un art particulier, fondé sur la succession affirmation–négation–réconciliation. La dialectique est ainsi, non un jeu de l’esprit, mais, selon Hegel, le mouvement même de l’être. De l’être lui-même, on ne peut rien dire, car il est la possibilité de tout, la potentialité de tout, mais par là même, il n’est rien. L’être est le néant. L’être, c’est rien, et c’est pour cela qu’il peut être tout (Heidegger a parfaitement compris cet aspect de la pensée de Hegel[7]).

Un des topos (enjeu, terrain de débat) de la philosophie est la distinction du « pour soi » et de l’ « en soi ». C’est une distinction entre les choses telles qu’on les voit et les choses telles qu’elles sont, indépendamment de nous. Pour Kant, le grand prédécesseur de Hegel, le « pour soi » et l’ « en soi » ne pourront jamais coïncider. Selon Kant nous ne pouvons connaitre les « choses en soi ». C’est pourquoi Alexandre Douguine parle de pessimisme épistémologique à propos de Kant. Au contraire, Hegel pense que l’on peut surmonter cette dissociation entre le « pour soi » et l’ « en soi ». Et ce par un mouvement dialectique. 

Comment se présente ce mouvement, et d’abord, quelles en sont les termes ? L’Idée est le logos : la raison, la parole, le « dire », et plus largement la pensée. Elle est ce que Hegel appelle l’esprit subjectif. C’est l’esprit dans la conscience humaine. Pour éclairer les choses, nous dirons que ce qui est subjectif est un « pour soi », tandis que ce qui est objectif est un « en soi ». « Je me sens maltraité » est une appréciation subjective. « Ceci est une injustice » est une appréciation objective (elle se veut en tout cas objective). Comme le remarque Alexandre Douguine[8], l’esprit subjectif consiste à se mettre à la place de Dieu.  Je parle de mon point de vue mais je pense que mon point de vue est légitimement surplombant. C’est l’occasion de l’installation de la conscience malheureuse. Je me prendrais volontiers pour Dieu mais je sais que je ne peux me prendre pour Dieu. Je suis ainsi séparé de Dieu, dans un rapport de frustration, d’irascibilité qui me rend malheureux (on sait que pour les Grecs, il y a deux tempéraments opposés : le sage et l’irascible).

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L’esprit objectif se prétend en aval de la création. Il constate le monde. Non pas passivement du reste, il le réaffirme par des créations d’institutions, des œuvres d’art, etc. L’esprit subjectif, au contraire, est ce qui triomphe à notre époque d’inflation des ego. Institutions, Etat, lois, arts : il ne juge tout que par rapport à lui, non aux œuvres d’une civilisation. C’est selon Heidegger le règne de la subjectivité. Elle affirme le soi avant d’approuver le monde. Comment ne pas en rester à cette subjectivité ? Réponse de Hegel : il y a toujours une négativité des choses. De quoi s’agit-il ? De l’Autre d’une chose (de son envers), de ce qui lui manque. Par exemple, si, sur un total de 10 points, vous en possédez 6, la négativité de 6 est 4. La négativité est un manque. En ce sens, elle est un appel. Une positivité amène toujours à l’existence d’une négativité car la positivité n’est jamais la totalité.

Ainsi, l’existence d’un esprit subjectif implique l’existence d’un esprit non subjectif donc objectif, son contraire partiel, voire d’un « non-esprit objectif » : son contraire total. Celui-ci est la nature – elle n’est pas esprit, elle est objective - , et cette nature inclut la nature humaine. Cela veut dire que l’esprit subjectif sort de lui-même (s’extériorise) pour devenir la nature, pour se verser dans la nature. Nous en sommes donc au deuxième stade de notre mouvement Thèse–Antithèse (Idée–Nature). La nature comme esprit objectif voire « non-esprit objectif » (objectivité de ce qui n’est pas esprit) est à l’Idée ce que le concave est au convexe dans une surface plane, son complément pour atteindre à une totalité.

Ce terme de totalité est essentiel chez Hegel. Il s’agit de penser le tout du monde, de l’homme et de l’être. Comme chez Parménide, la totalité et la perfection sont l’être pensé. Etre et penser : le même. Aussi n’y-a-t-il pas pour Hegel de l’inconnaissable. Auquel cas, on ne pourrait connaitre le tout. C’est une grande différence avec Kant : pour ce dernier, Dieu, l’âme, le monde étaient inconnaissables, c’était le domaine de la métaphysique, c’est-à-dire de choses auxquelles on pouvait penser, que l’on pouvait penser mais non connaitre. C’était le domaine de l’indécidable. Et la raison est comme le monde et l’âme : elle nous échappe. Seul est à notre portée l’entendement, selon Kant. Le principal reproche (non le seul) que l’on peut faire à Kant est cette distinction entre entendement et raison. L’entendement n’est pas autre chose que l’intelligence de l’homme. Or, Kant met l’entendement en-dessous de la raison. Pourtant, il n’y a pas de raison humaine sans entendement. Autrement, la raison n’est qu’une raison calculante. Mettre la raison hors et au-dessus de l’entendement, c’est en fait prendre le risque (Kant ne pouvait le prévoir) de mettre l’intelligence artificielle au-dessus de l’intelligence humaine[9], alors que l’IA n’est justement pas une intelligence. Pour le dire autrement, la ratio n’est pas la noèse. Calculer n’est pas saisir. Savoir n’est pas comprendre.

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Selon Hegel, la raison peut et doit saisir la totalité, tandis que l’entendement n’est que la compréhension partielle des phénomènes.  La sensibilité, le ressenti, l’expérience vécue ne nous donnent que des indications partielles sur le réel. Au sens trivial, nous disons volontiers que ces indications sont concrètes. Exemple : quelqu‘un nous fait « bonne impression » (ou pas).  Mais nous avons tort selon Hegel : une impression est partielle, elle n’est donc pas vraiment concrète. Au sens philosophique selon Hegel, un ressenti est une abstraction car c’est une impression partielle. Evidemment, Hegel est contre-intuitif. Mais comme cela que fonctionna sa pensée. Ce qui nous parait concret est souvent partiel, donc abstrait selon Hegel. 

Ce qui est vraiment concret doit être total, et non immédiat. Or, nous confondons le concret et l’immédiat.  Pour reprendre notre exemple, il nous faut réfléchir, de manière moins immédiate, aux circonstances de la rencontre, au pourquoi de la bonne impression, aux intentionnalités. Il s’agit, si on est hégélien dans la démarche (quitte à s’éloigner ensuite de Hegel), de passer de l‘abstrait de l’entendement au concret de la raison. C’est l’esprit qui va nous donner accès au « vrai » réel, au réel vraiment concret, au réel total, au tout du réel. Au totalement réel. Ce qui nous est  apparu comme concret de prime abord est  en fait abstrait.

* * *

Dans ce schéma, on s’étonnera peut-être de ne pas avoir encore rencontré l’histoire. Or, elle est inclue dans la nature, car la nature de la nature humaine est d’être historique et culturelle. « La nature de l’homme, c’est sa culture ».  L’histoire est partout : elle est dans le mouvement même de transfusion de l’esprit subjectif dans la nature. Mais le stade de la nature est aussi un stade de l’esprit. C’est le stade de l’esprit objectif. La nature est vue comme un objet, dans une dialectique sujet–objet (homme-nature). Mais nous allons voir que cet objet va se resubjectiviser.

A partir de l’esprit subjectif, fondé sur la psychologie de l’homme et sur son anthropologie, l’homme développe un esprit objectif c’est-à-dire qu’il produit du droit, des institutions, des lois écrites et non écrites, des constitutions, des monuments aussi, qui glorifient ces institutions, et une morale. L’histoire des hommes, qu’ils font en le sachant ou pas (en ne le sachant pas, nous dit Marx), relève elle-même de l’esprit objectif. Mais ce ne sont pas les histoires particulières qui sont l’esprit objectif, c’est l’histoire universelle. C’est toujours le tout qui donne son sens au singulier. C’est aussi la médiation, par quelque chose de plus complet, de plus total, qui donne sens au singulier.

L’histoire a deux sens : c’est ce qui nous est arrivé et c’est la façon dont nous racontons ce qui nous est arrivé. La notion d’histoire, collective ou individuelle, a donc toujours deux sens : ce qui nous est arrivé n’existe pas indépendamment du récit que nous en faisons (un récit qui a à plusieurs versions bien entendu). L’histoire est d’emblée une notion médiatisée. Pour qu’elle soit concrète, il faut qu’elle soit totale, donc universelle. Et cette histoire universelle a un sens, nous dit Hegel : toujours plus de liberté. Mais s’agit-il d’une liberté de faire tout ce que l’on veut ? Certes non.  La liberté est la conscience de ce qui doit être, de ce qui ne peut pas ne pas être. Le réel n’est pas « bien » en soi, mais il est le meilleur à un moment donné car il s’inscrit dans un mouvement nécessaire. En ce sens, Hegel est dans la lignée de Spinoza (tout ce qui arrive doit arriver) et dans celle de Leibniz (nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, au moment où nous vivons. Cela ne veut pas dire dans un monde « bon et bien »). Quand Hegel dit à propos de Napoléon, en 1806 : « J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde… », c’est parce que, pour lui, la création d’un Etat fort, garantissant les principes de la Révolution française de 1789 correspond à l’impérieuse  nécessité historique du moment et est une manifestation de la liberté de l’homme. Mais si l’Etat est la manifestation de l’esprit objectif, il n’est pas la manifestation de l’esprit absolu, qui réconcilie l’esprit objectif (du stade 2) et l’esprit subjectif (du stade 1).

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Les hommes font donc leur histoire, qui aboutit au triomphe de l’esprit sans entraves (c’est ce que veut dire absolu). L’histoire des hommes ne consiste pas à suivre un quelconque « droit naturel », qui n’existe pas. Pour Hegel, le droit positif, celui qui existe comme produit historique d’une société, est supérieur à l’impératif moral catégorique de Kant car ce qui est le produit d’une évolution est supérieur à ce qui est décrété abstraitement (et l’impératif moral de Kant lui parait abstrait).  L’homme de l’impératif catégorique risque de se sentir une « belle âme » c’est-à-dire de tomber dans le contentement de soi sans penser aux conditions concrètes de la morale. En ce sens, la « belle âme » chez Hegel – celle qu’il critique - est le contraire d’une « âme belle », telle celle que veut  Goethe.   

Ce qui a de la valeur est ce qui est issu de l’esprit de l’homme, et il n’y a nul secret à chercher dans la nature. On peut appeler aliénation l’extériorisation de l’Idée dans la nature, et cette transformation de l’esprit subjectif en esprit objectif. On peut aussi voir dans cela un retrait. L’esprit subjectif se met en retrait pour laisser place à la nature objective et à l’esprit objectif. L’esprit subjectif se retire de lui-même pour envahir le champ de la nature, métamorphosé en esprit objectif.

A partir de là peut se réaliser une troisième étape, celle de la synthèse. « Nous allons voir que cet objet va se resubjectiver » avions nous dit plus haut. L’esprit subjectif (l’Idée, la pensée) devenu objectif (comme la nature l’est) se réapproprie la conscience de soi et devient esprit absolu (absolu : sans entrave, pleinement libre). Ce que désigne absolu chez Hegel n’est pas conforme à l’étymologie qui veut dire « séparé ». Au contraire, cela veut dire : « au-delà de toute séparation ». Cela veut dire que l’Esprit (la majuscule s’impose ici) existe par lui-même, sans être conditionné par des définitions partielles. L’Esprit est absolu en tant qu’il est total, qu’il est « totalement le réel » et « le tout du réel ».

En d’autres termes, l’objectif et le subjectif se réconcilient. Le « pour soi » (L’Idée) est devenu « en soi » (la Nature). Le « pour soi » et l’ « en soi »  se réconcilient dans l’Esprit (absolu) qui est un « en soi pour soi ». A ce stade de la synthèse, la nature devient esprit et conscience d’elle-même. Comme l’homme fait partie de la nature, c’est l’homme qui devient conscient de lui-même et du sens de sa propre histoire au sein de la nature. L’homme devient  conscient par là même de son histoire politique, qui est ce qu’il y a de plus caractéristique de son humanité. C’est l’histoire des religions, des arts, des idées, de la philosophie qui devient alors lisible par l’homme dans une transparence à soi qui est le propre de l’esprit absolu.

La philosophie de Hegel est ainsi un dualisme (Idée–Nature ou esprit subjectif–esprit objectif) surmonté par l’accession à l’esprit absolu. On peut voir aussi cette philosophie comme un monisme de l’esprit qui se déploie en dualisme et se rassemble ensuite en monisme supérieur. On peut encore trouver une analogie avec la doctrine des universaux, qui correspond au moment moniste (l’Idée – stade 1, puis l’Esprit – stade 3), mais un monisme transcendant, et celle des nominaux (le nominalisme affirmant la pluralité, qui commence à deux : Idée–nature, esprit subjectif–esprit objectif), qui correspond au moment dualiste (avec la Nature – stade 2) et plus généralement pluraliste. Mais ce nominalisme est alors un pluralisme de l’immanence (celui de la Nature).

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Pour Hegel, l’histoire des hommes apparait comme le mouvement par lequel, de manière progressive, les hommes, après avoir versé tout leur esprit subjectif dans la nature, se réapproprient cet esprit en resubjectivant la nature et en ‘’supprimant-conservant-dépassant’’ (Aufhebung) l’esprit objectif (celui du stade 2) par un retour conscient sur soi (stade 3 : la synthèse, l’esprit absolu). Cela se fait par la création d’institutions toujours plus parfaites, d’arts de plus en plus épanouis, de pensées de plus en plus élevées dans le domaine de la religion, avec le christianisme, et dans le domaine de la philosophie. Dans tous les domaines, il s’agit de réunir ce qui a pu s’opposer. Ainsi, l’art est-il l’union de la forme et du contenu par le symbole. La forme est limitée, le contenu est illimité. C’est le symbole qui permet de signifier le « sans-limite », ou le « hors limite »  (un sentiment, une gloire, etc) dans une forme limitée. C’est toujours une méthode dialectique (même quand le mot n’y est pas) qui surmonte une séparation.

* * *

Le christianisme est le paradigme de la dialectique de Hegel (qui employait peu le terme). Jésus est un Dieu fait homme, donc une négation de Dieu, mais, mourant sur la croix, il renait, et c’est la Résurrection. Il devient alors le Christ, c’est-à-dire la négation de la négation, le Dieu fait homme (négation de Dieu) qui redevient Dieu sans cesser d’être un homme. Fils de l’Homme et vrai Dieu. Ce pourquoi le Saint Esprit procède du Père et du Fils. (s’il ne procède que du Père, il n’y a plus de dialectique. Il n’y a que des déclinaisons de la verticalité absolue du Père). Jésus Christ : vrai homme et vrai Dieu. Tout Hegel est là. Hegel arrive, en passant par le dualisme Idée–Nature à un monisme à la fois transcendant (comme l’Idée) et immanent (comme la Nature) qui est l’Esprit (absolu), et qui réconcilie la pluralité avec l’Unité, que l’on retrouve au final, mais rehaussée, par rapport à l’Idée unitaire du début, incomplète, mutilée, abstraite (ce qui est parfait, accompli, mené à bien doit être le non-abstrait pour Hegel, c’est-à-dire le concret).    

* * *

La pensée de Hegel peut évidemment donner lieu à des variantes, à des développements divers, et c’est ce qui s’est produit. C’est ce que l’on a appelé les hégélianismes de droite et de gauche. Sachons aussi qu’il existe aussi un hégélianisme « libéral » - ou mieux encore : progressiste-libéral - qui considère que la fin de l’histoire, au sens de sa finalité, est la société libérale. C’est la position d’Alexandre Kojève[10] et de Francis Fukuyama[11]. L’hégélianisme « de droite », pour sa part, est dans la filiation directe de Hegel (même s’il était étranger aux catégories de droite et de gauche). C’est un hégélianisme qui considère que l’ordre existant est légitime par principe. Il considère que l’Etat prussien est le plus perfectionné de l’Allemagne voire de l’Europe, et le plus apte à préparer l’unité étatique de l’Allemagne. L’hégélianisme « de gauche » – qui s’appela historiquement le Jeune hégélianisme (Marx en fit partie de 1841 à 1844) -  considère au contraire que cet Etat n‘est qu’une étape, et est le reflet des limites historiques de son temps. Il considère que le socialisme est le stade supérieur de la civilisation, en quelque sorte l’équivalent de l’esprit absolu, tout en échappant à tout spiritualisme et à tout idéalisme.

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Marx ne se contente pas d’appliquer la méthode dialectique de Hegel à un domaine peu pratiqué par Hegel : l’économie politique. Son approche méthodologique diffère de celle de Hegel. La dialectique de Marx, non seulement ne part pas des mêmes prémisses que celle de Hegel, mais est différente. Témoin cette remarque de Marx : « L’homme aliéné de soi par soi est aussi le penseur aliéné de son être, c’est-à-dire de l’être naturel et humain. »[12] Mais « ce qui est naturel est toujours historial », disait Heidegger. Et ce qui est historial est amené à « avoir à être », est appelé à être. Ce qui est historial est ‘’ce qui doit advenir’’. C’est une ouverture à ‘’ce qui vient’’.

La compréhension du passé vaut ainsi non pour lui-même mais par fidélité à une espérance : espérance chrétienne chez Hegel, espérance d’une société sans classe chez Marx. Deux espérances différentes mais fondées dans les deux cas sur l’étude de l’histoire et de la pensée. Il en ressort toutefois une divergence de fond. Monisme de l’être (non immobile bien entendu) chez Marx, monisme de l’esprit chez Hegel. Pour Hegel, il faut réconcilier l’homme avec l’esprit du monde. Pour Marx, il faut réconcilier l’homme avec lui-même.  

Le « saut platonicien » – celui qui va de l’Idée aux apparences – qu’évoque Alexandre Douguine concerne Hegel, et seulement lui. Marx est moins platonicien que Hegel et plus aristotélicien. Et ce non-platonisme éloigne Marx de Hegel. La question du rapport de Marx à Hegel est essentielle. Marx s’est–il contenté de renverser Hegel et de remettre la philosophie à l’endroit : les idées après la matière et après la nature, et non le contraire ? Nous avons vu que Marx ne s’est pas contenté de cela. Il est plus moniste que Hegel. Son monisme est moins un monisme de résultat (même s’il vise à la société sans classe) mais un monisme de départ (pour Marx, l’homme fait pleinement partie de la nature et du procesus de la vie).   

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On a reproché (Henri Denis) à Marx cet éloignement de Hegel[13]. La théorie de la transformation de la valeur en prix de production (le Capital, Livre III, section 2 chap. 9 et 10[14]) a notamment fait l’objet de critiques en ce sens (Eugen von Böhm-Bawerk, Michio Morishima, Ladislaus Bortkiewicz, ce dernier validant toutefois en grande partie l’analyse de Marx). Nombre de ces critiques, celles issues des marxiens, portaient sur le fait que Marx aurait cherché à résoudre de manière non hégélienne – et donc post-marxienne ( !) – un problème déjà posé par Ricardo[15]. Quoi qu’il en soit de cette controverse de théorie économique, c’est la dimension proprement philosophique qui nous importera ici : Marx est avec Hegel mais au-delà de Hegel.

Chez Marx, hégélien critique, hégélien de premier appui (quand on escalade, il faut bien une première prise), le monisme de départ n’est pas l’Idée (le logos, la raison, la pensée). C’est la nature ou la matière. C’est pourquoi Marx s’écarte rapidement de Hegel qu’il voit comme un idéaliste au sens philosophique, c’est-à-dire quelqu’un qui croit à la primauté de l’Idée (tout comme Platon). Idéaliste : qui croit que l’esprit préexiste à la matière et se dégrade dans celle-ci. Pour l’idéalisme[16], la transcendance ne peut se maintenir face à l’immanence du réel. Quand l’Idée s’incarne, son contenu se dégrade. Ce qui amène à condamner le réel (lire Clément Rosset à ce sujet).

Selon Marx, c’est au contraire le réel matériel qui est primordial, et est à l’origine du monde. Mais en même temps, la conscience des hommes fait évoluer le monde matériel. Le « matérialisme » de Marx est donc très relatif. Il y a une interaction entre les forces matérielles, les rapports sociaux et les représentations, c’est-à-dire les idéologies (la façon dont les choses sont vues)[17]. Pour simplifier, nous dirons : est matérialiste celui qui pense que la matière est à l’origine du réel, mais qu’elle donne naissance à l’esprit. Matérialisme : une immanence qui devient une ascension vers la conscience et l’esprit tout en restant lié à la matière, c’est-à-dire aux conditions matérielles du monde, conditions à la fois héritées et produites par l’homme.

C’est cette conception que résume Gueorgui Plekhanov, avec l’utilisation évidemment inappropriée de « socialisme scientifique »  mais en comprenant bien la nécessité de dépasser l’opposition que fait Descartes entre la res cogitans et la res extensa : « Le matérialisme, nous dit Plekhanov, sous la forme élaborée au XVIIIe siècle et tel qu’il a été adopté par les fondateurs du socialisme scientifique, nous enseigne que “nous ne pouvons connaître une substance pensante en dehors de la substance douée d’étendue, et que la pensée est, au même titre que le mouvement, une fonction de la matière. ‘’ »[18]

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De son côté, Marx nous dit : la nature, qui est aussi la nature humaine, traverse un moment d’aliénation, de dessaisissement de soi, avec l’apparition des sociétés de classes. Elle sortira de cette aliénation par la création d’une société sans classes. On retrouve le mouvement ternaire caractéristique de Hegel même s’il y a retournement du point de départ. Avec Marx, nous trouvons la nature et la matière au départ. Puis, nous connaissons le moment de l’esprit faussé (religion, idéologie, conscience faussée), ensuite (3ème stade), la sortie de l’aliénation : l’esprit entre en conformité avec la nature et l’émancipation de l’homme advient. Il y a rétablissement d’une unité homme–nature. « Le développement illimité du capital détruit les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. C’était une des conclusions les plus importantes de Marx qui recherchait la voie d’une restauration du métabolisme entre l’homme et la nature. », écrit Denis Collin (entretien avec Breizh-info.com, 25 janvier 2025).

Ainsi, avec Marx, le stade 2 de Hegel (la nature) devient le stade 1.  Le stade 2 de Marx est l’esprit en tant qu’aliéné et encombré d’illusions (idéologie, religion), il est l’esprit subjectif de Hegel, son stade 1. Cet esprit aliéné est déjà porteur chez Marx de potentialités de compréhension de sa propre aliénation. Le stade 3 de Marx est l’adéquation entre la nature émancipée de l’homme, débarrassé de son auto-exploitation économique, et la conscience de l’homme, qui est d’abord conscience de sa propre histoire. Comme Hegel, Marx vise la réunification de l’esprit subjectif et de l’esprit objectif, mais non comme « esprit absolu » (le stade 3 de Hegel). C’est chez Marx une réconciliation de l’homme et de la nature (= la matière). C’est une réconciliation entre l’esprit subjectif et l’esprit objectif mais cela peut se dire autrement.  C’est une réconciliation entre l’homme abstrait – c’est-à-dire comme espèce, comme être « organique », produit par la nature – et l’homme socio-historique –  concret, « générique » (Gattungswesen)[19] en tant qu’il crée les conditions de sa propre reproduction[20].

Prenons le temps d’écouter Marx sur cette notion d’être générique. Voyons tout d’abord que cette notion caractérise seulement l’homme, alors que les animaux - et l’homme « brut », abstrait, hors l’histoire (qui n’existe plus) – ne sont que des êtres organiques (ce pourquoi l’homme est un animal mais aussi plus qu’un animal). Marx nous dit ceci : « En produisant pratiquement un monde d'objets, en façonnant la nature non organique, l'homme s'affirme comme un être générique conscient, c'est-à-dire un être qui se rapporte à l'espèce comme à sa propre nature, ou à lui-même comme être générique. Certes, l'animal aussi produit. Il construit son nid, son habitation, tels l'abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui et pour sa progéniture ; il produit d'une façon partielle, quand l'homme produit d'une façon universelle ; il [l’animal] ne produit que sous l'empire du besoin physique immédiat, tandis que l'homme produit alors même qu'il est libéré du besoin physique, et il ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré. L'animal ne produit que lui-même, tandis que l'homme reproduit toute la nature. Le produit de l'animal fait, comme tel, partie de son corps physique, tandis que l'homme se dresse librement face à son produit. L'animal ne crée qu'à la mesure et selon les besoins de son espèce, tandis que l'homme sait produire à la mesure de toutes les espèces, il sait appliquer à tout objet sa mesure inhérente ; aussi sait-il créer selon les lois de la beauté. C'est précisément en façonnant le monde des objets que l'homme commence à s'affirmer comme un être générique (souligné par nous). Cette production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l'homme. L'homme ne se recrée pas seulement d'une façon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un monde de sa création. » (Manuscrits de 1844).  Cette  réconciliation (entre l’être organique et l’être générique)  se fait comme assomption d’un  humanisme intégral et affirmation d’un monisme évolutif. Avec Hegel comme avec Marx, il y a réconciliation finale de deux pôles antagonistes, mais le point de départ n’est pas le même, non plus que le point d’arrivée.

* * *

Nous avons vu Hegel travailler en dialecticien. Mais on peut aussi analyser Hegel en termes de « haut » et de « bas », d’ascension et de descente, voire de chute, comme sur une échelle. Selon Hegel, l’esprit subjectif tombe à un niveau inférieur dans la nature. C’est le passage du stade 1 au stade 2. C’est ici qu’intervient la notion de négativité, qui a donné lieu à tant de formules prétentieuses, mais qui est en fait assez simple. La négativité est un déficit, c’est l’Autre d’une chose. Pour Hegel, la référence est toujours la totalité. Pour reprendre un exemple cité plus haut, sur un total de 10 boules de pétanques, si vous en avez 6, la négativité est de 4. La négativité est donc ce qui manque à une chose pour attendre au tout. Dans un registre moins comptable, la négativité d’un fruit pas mûr est le temps de murir et le soleil, voire le soin qu’on lui apporte. La négativité est donc aussi un appel. Ainsi, la nature (stade 2) est la négativité de l’esprit subjectif (stade 1). Elle remonte vers l’esprit, et c’est cette fois l’esprit absolu (stade 3) qui apparait comme réconciliation de l’esprit subjectif (stade 1) et de l’esprit objectif (stade 2). C’est une respiritualisation de la nature, d’abord détachée de l’esprit, puis rendue à l’esprit. On peut le dire autrement : c’est le retour du sens et sa réappropriation.

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Autre clé de lecture : on peut aussi comprendre Hegel en termes de rapport entre une unité et une multiplicité. Au début est le Un (l’esprit subjectif), puis vient la nature dans sa multiplicité, et enfin l’esprit absolu qui dépasse et inclut les deux notions précédentes. C’est l’Aufhebung, une annulation–conservation par transformation et élévation, une relève, comme l’officier de quart prend la relève de son camarade. L’annulation d’une forme originelle pour la reprendre, la sauver à un niveau supérieur. Comme la mort de Jésus et sa résurrection en Christ. Il s’agit de surmonter une notion, un stade de la pensée mais sans l’abolir. Exemple. Nous marchons en montagne. On dépasse un col, il est annulé comme objectif, mais il a existé comme chemin vers un col plus élevé, ou vers un sommet plus élevé. Nous sommes au-delà de ce col. Le franchir a été indispensable dans notre parcours.

Aufhebung est une notion proche d’Überwindung, la première notion insistant plus sur le levage, le soulèvement de la notion d’origine, mais les deux termes indiquant un dépassement. Aussi est-il éclairant de noter qu’on traduit Die Überwindung der Metaphysik, livre de Walter Schweidler, par « Au-delà de la métaphysique ». On traduit aussi le livre de Rudolf Carnap Überwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache par « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage ». La tonalité est double : dépasser est une façon de conserver mais aussi de rendre caduc. Selon les auteurs, l’accent est mis sur un aspect ou plutôt sur un autre.

* * *

Il reste la dimension originelle du débat.  Ce qui est à l’origine est-il l’esprit ? « L’absolu est esprit », affirme Hegel (Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’esprit). Ou bien est-ce la nature, la matière qui, en se complexifiant, donne naissance de l’esprit, qui est son reflet (mais un reflet agissant), en passant par le cerveau ? Ceci nous ramène à ce que nous avons évoqué des différences entre Hegel et Marx. Ce qui distingue Marx de Hegel, ce n’est pas la méthode dialectique (ils la partagent dans son principe), c’est le point de départ : l’esprit ou la nature ? Hegel part de l’esprit. Marx part de la nature. Le premier fait sa place à Dieu, la place première et ultime, puisque Dieu est l’esprit absolu. Le second considère que l’idée de Dieu est une illusion.

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Il existe pourtant une voie qui réconcilie Dieu, ou bien plutôt le divin, ou mieux encore le sacré, et la nature, une nature qui n’est pas une donnée immuable mais un processus éternel. Cette voie consiste à penser « Deus sive Natura ». C’est ce que fait Spinoza dans L’éthique (IV, 1677), après avoir affirmé ce même axiome (qui annonce ceux de Ludwig Wittgenstein) dans son Traité théologico-politique (1670). Ce que veut dire « Dieu ou la nature », c’est qu’il ne faut pas choisir, qu’on ne peut pas choisir entre Dieu et la nature puisque c’est la même chose. Dieu et la nature, c’est l’être infini et éternel. L’un n’est qu’un autre nom de l’autre. Dieu, dans cette conception, est tout sauf une personne, il est le divin, il est la divinité qu’est le monde (ou la nature). Corollaire : il n’y a pas de monde extérieur à soi puisque le monde nous inclut. Dieu nous inclut, la nature nous inclut.

A la lecture de Spinoza, on peut se demander si le vrai clivage est entre Marx et Hegel. N’est-il pas plutôt entre Hegel et les penseurs panthéistes, comme Spinoza[21], ou cosmothéistes (comme les Anciens Egyptiens)[22].  Et n’y-a-t-il pas des ponts à explorer entre Marx et Spinoza ?[23] En tout état de cause, la querelle entre Marx et Hegel, querelle posthume, s’éclaire étonnamment si on fait intervenir la question du divin, et plus amplement du sacré[24], même si cette question est occultée chez Marx par son rapport (critique) à la religion. Car le divin et plus largement le sacré vont bien au-delà des religions instituées.  Autant dire que nous n’avons pas fini d’en parler.

PLV

Notes:

[1] A. Douguine, « Hegel et le saut platonicien », Euro-synergies, 21 janvier 2025.

[2] Lire par exemple Friedrich-Albert Lange, Histoire du matérialisme, 1866.

[3] Troubetskoï enseigna en Autriche et fut persécuté par les nazis après l’Anschluss. On ne peut le suivre sur sa sous-estimation de l’unité des langues indo-européennes. Par contre, que l’identité russe soit composite, à la fois indo-européenne (pour la langue russe en tout cas) et finno-ougrienne ne fait pas de  doute. Les Finno-Ougriens (Estonie, Finlande, Hongrie…) sont des peuples ouralo-altaïques, catégorie qui inclut aussi les Turcs (ou Turco-Tatars) et les Mongols.

[4] Totalisme et non totalitarisme.

[5] La logique est la pensée et l’énoncé de la pensée. « Au commencement était le Verbe », (logos) dit saint Jean. Chez Hegel, la Science de la logique (1812-1816) - dite plus tard Grande Logique - comporte l’Etre et la doctrine de l’essence (qui constituent toutes deux la logique objective),  puis la doctrine du concept (qui est la logique subjective). La Petite Logique constitue pour sa part la première partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1817).

[6] Le philosophe canadien Jean-Luc Gouin parle, de son côté, du « Gyroscope Sujet—Négativité—Résultat—Réconciliation » mais le résultat est la réconciliation, ce qui forme une redondance. On peut donc parler plutôt de Sujet-Négativité- Réconciliation, ce qui rejoint le schéma classique que nous avons adopté.

[7] « Le néant ne reste pas le simple vis-à-vis indéterminé de l’étant, mais se dévoile plutôt comme ayant part à l’être de l’étant. », Qu’est-ce que la métaphysique, 1929.

[8] « Hegel et le saut platonicien », Euro-synergies, 20 janvier 2025, art. cit.

[9] Cf. Paul Ducay, « L’IA n’est qu’une Raison artificielle », Philitt, 31 janvier 2025.

[10] Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947.

[11] La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992.           

[12] Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Vrin, 2007, p. 174.

[13] Henri Denis, Logique hégélienne et systèmes économiques, 1983 ; L’ ’’économie’’ de Marx. Histoire d’un échec, 1992.

[14] Le Capital, Livre II et III, Folio-Gallimard, 2008. Le livre IV du Capital est constitué par les Théories sur la plus-value.

[15] Ce qui est reproché à Marx est un retour à Ricardo, une « déviation ricardienne ». Le supposé échec de Marx – qui n’est bien sûr pas à exclure - dans le traitement de cette question est remis en cause par Adolfo Rodriguez-Herrera, Travail, valeur et prix, L'Harmattan, 2021 ; cf. aussi Alain Lipietz, « Retour au problème de la transformation des valeurs en prix de production », Cahiers d’économie politique, 7, 1982 ; Gilles Dostaler : Marx. La valeur et l’économie politique, Anthropos, 1978 ; Valeur et prix. Histoire d’un débat, Maspéro, 1978, L’Harmattan, 2013.

[16] Le clivage idéalisme-matérialisme ne recoupe pas celui qui existe entre ceux qui voient l’homme comme une créature et ceux qui pensent l’homme comme créateur de lui-même. En effet, du point de vue matérialiste, l’homme se crée lui-même d’une certaine façon, mais en tant qu’il est produit par l’évolution même du vivant et de la matière, pas ex nihilo. L’idéalisme qui affirme la primauté de l’Idée, et donc de l’Idée de l’homme est donc en fait une conception de l’homme plus créationniste – un créationnisme idéaliste – (l’Idée précède et engendre le réel et l’homme) que le matérialisme. Pour ce dernier, L’homme [est] dans le fleuve du vivant, selon le titre du livre de Konrad Lorenz, (1981). Pour le matérialiste, l’homme est une création continue de la nature, pas une création de Dieu.

[17] De ce fait, compte tenu de l’importance des ‘’superstructures’’ idéologiques et du fait qu’elles ne sont pas un simple reflet des conditions matérielles (contrairement à ce que dit un marxisme vulgaire), il nous parait difficile de se référer aussi bien à l’idéalisme ou au spiritualisme (nouvelle forme de l’idéalisme) qu’au matérialisme. Le terme de monisme, ou de monisme dialectique parait plus à même de rendre compte du réel et de son mouvement de perpétuelle polarisation et dépassement des contraires. Coincidentia oppositorum, comme dit Nicolas de Cuse.

[18] G. Plekhanov, D’une prétendue crise du marxisme, 1898.

[19] Cet être générique, c’est l’homme en tant qu’il travaille consciemment à devenir homme.

[20] Cette reproduction est économique et non-économique. Ces aspects non économiques sont regroupés sous le nom d’anthroponomie par Paul Boccara.

[21] D’où la querelle du panthéisme (1785-1815) qui débute par le débat entre Lessing, défenseur des idées de Spinoza, et Jacobi, qui les combat au nom de la lutte contre l’athéisme auquel conduirait le panthéisme de Spinoza. Schelling sera ensuite à la fois le penseur du panthéisme et celui du monisme dialectique.

[22] Voire comme Heidegger. Le Da de Da-sein ne fait-il pas signe vers un cosmothéisme ?

[23] Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Vrin, 2014.

[24] Le sacré fait intervenir la nature, la sexualité, le sacrifice, les idéaux pour lesquels on est prêts à mourir, etc.  

mardi, 18 mars 2025

«Le secret et les sociétés secrètes» de Georg Simmel et la lutte pour le pouvoir

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«Le secret et les sociétés secrètes» de Georg Simmel et la lutte pour le pouvoir

L'essai du sociologue allemand sur les dynamiques complexes de l'ésotérisme, publié par Aragno dans une nouvelle traduction italienne

par Lello Sciannimanico

Source: https://www.barbadillo.it/119816-il-segreto-e-le-societa-...

download-1.jpegDans Le secret et les sociétés secrètes, Georg Simmel aborde le concept de « secret » d’un point de vue sociologique et philosophique, explorant sa pertinence dans les dynamiques sociales et les structures de pouvoir. L’auteur, l'un des penseurs les plus influents de la sociologie, ne se contente pas de traiter le secret comme un phénomène exclusivement privé ou psychologique, mais l’examine comme un élément fondamental des liens sociaux, de la construction de l’identité et des hiérarchies de pouvoir.

Le texte est structuré en deux parties principales: la première se concentre sur l’analyse du secret en soi, explorant sa nature psychologique et sociale. Simmel en souligne la fonction ambivalente, capable de renforcer les liens de confiance entre ceux qui le partagent, mais aussi génératrice de suspicions et de divisions, créant une frontière subtile entre l'inclus et l'exclus. Le secret, dans cette vision, n'est pas seulement un moyen de protection, mais aussi une manière dont la société se structure, excluant et protégeant simultanément. La seconde partie du livre traite de manière incisive des « sociétés secrètes », ces groupes qui reposent sur des connaissances exclusives, réservées à quelques initiés. Simmel explore le rôle de ces organisations dans le maintien des structures de pouvoir, la création de solidarité entre les membres et l'attrait qu’elles suscitent à travers le mystère et la confidentialité. Les sociétés secrètes deviennent ainsi une lentille privilégiée à travers laquelle observer les dynamiques de pouvoir et d’appartenance qui traversent la société dans son ensemble.

Particulièrement fascinante est l'approche de Simmel concernant la relation entre visibilité et invisibilité, public et privé. Le secret, bien qu'il reste caché, exerce une influence continue sur les structures visibles de la société, créant des espaces de pouvoir, de contrôle et de résistance. Cette dialectique entre ce qui est connu et ce qui est occulté traverse toute la réflexion de l’auteur, faisant de l'œuvre une clé de lecture importante des sociétés contemporaines, tant dans la sphère politique que dans les relations intimes.

Le langage de Simmel, bien que philosophiquement dense, est extrêmement raffiné et incisif, et la traduction restitue fidèlement la richesse de la pensée originelle. Le texte se distingue par sa capacité à mêler sociologie, philosophie et psychologie, offrant une vision complexe et multidimensionnelle du secret, d’où émergent des réflexions qui ne sont en rien obsolètes concernant les structures sociales et politiques du présent.

Le secret et les sociétés secrètes est donc une œuvre d'une rare profondeur, qui continue de susciter des interrogations et des pistes de réflexion sur la nature du pouvoir, des relations sociales et de l’intimité. Un travail qui invite à s'interroger sur le rôle fondamental que joue le secret, avec son pouvoir invisible, dans nos vies sociales, politiques et personnelles. Un texte incontournable pour ceux qui souhaitent comprendre les dynamiques souterraines qui gouvernent les sociétés, tant dans le passé que dans le présent.

Georg Simmel, Il segreto e le società segrete, a cura di Giovanni Balducci e Mauro Cascio, Introduzione di Antonio De Simone, Aragno, Torino 2024 (= Georg Simmel, Le secret et les sociétés secrètes, édition par Giovanni Balducci et Mauro Cascio, introduction d'Antonio De Simone, Aragno, Turin 2024).

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jeudi, 13 mars 2025

Ellul: la foi comme résistance à la domination de la technologie

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Ellul: la foi comme résistance à la domination de la technologie

par Mauro Magatti

Source : Avvenire & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/ellul-la-fede-come-resistenza-al-dominio-della-tecnologia

Nous publions de larges extraits de l'article "Ellul, le christianisme comme religion de la liberté", écrit par le sociologue de l'Université Catholique Mauro Magatti pour le numéro 1 de 2025 de Vita e Pensiero, revue bimestrielle de l'université. L'article fait partie d'un "Focus" thématique dans lequel le philosophe Roberto Presilla réfléchit sur la question "La société technologique sans Dieu ?", l'artiste Raul Gabriel donne sa clé de lecture sur "L'IA et le destin de l'homme", tandis que le coordinateur de la revue Roberto Righetto met au centre "Teilhard de Chardin et le destin du cosmos" à 70 ans de la mort du théologien. Parmi les autres contributions, qui couvrent des domaines allant de la géopolitique à la spiritualité, une réflexion inédite en Italie du philosophe Karl Löwith sur les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, survenus il y a 80 ans, y est publiée.

À trente ans de sa mort, Jacques Ellul (1912-1994) – philosophe, sociologue et théologien français – demeure un point de référence non seulement pour sa réflexion critique sur la société contemporaine, mais aussi pour son témoignage d'intellectuel chrétien capable de fonder sur la foi l'idée de liberté et de résistance. C'est en effet dans la foi – vue comme un espace d'autonomie intérieure et d'ouverture transcendante que la technique ne peut atteindre – qu'Ellul voit une alternative aux tendances à l'aliénation et à l'oppression typiques des sociétés avancées. Dans une époque de passions tristes, le christianisme, pour Ellul, est un acte de résistance contre l'idéologie de la société technologique.

La technique n'est jamais un fait neutre. Au contraire, il s'agit d'un phénomène qui modifie le contexte social et culturel et, avec lui, les valeurs et les comportements sociaux. Partant de cette prémisse, Ellul centre son raisonnement sur l'idée de "société technologique" pour décrire une civilisation où la technologie devient le principe organisationnel central. La société contemporaine se caractérise en effet par son "déterminisme technique", où l'efficacité et la productivité sont les critères suprêmes de valeur, trop souvent au détriment de la dimension spirituelle.

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Cette affirmation repose sur la distinction fondamentale qu'Ellul opère entre la technique – comprise comme la capacité humaine présente dès l'origine du processus d'hominisation, grâce à laquelle l'homme crée des outils pour renforcer son action – et le système technique qui se constitue seulement au cours de la modernité. En généralisant le modèle de l'usine, le "système technique" décrit cette situation dans laquelle les dispositifs individuels sont reliés à d'autres dispositifs, "devenant ainsi dépendants de l'ensemble des facteurs techniques avant d'être en rapport avec des éléments non techniques". (...)

Dans la contemporanéité, le réseau des sujets (entreprises, banques, bureaucraties, universités, associations), des dispositifs (voitures, téléphones portables, ordinateurs, cartes de crédit, appareils électroménagers) et des appareils infrastructurels (autoroutes, aéroports, bande passante, conduites électriques, codes contractuels, réseau financier) forme, bien au-delà des lieux de la sphère de la production, une configuration dans laquelle la connaissance s'organise selon une pure logique instrumentale, systémique et codifiable, sur la base de procédures standard qui rendent possible la production et l'échange entre un très grand nombre d'individus, culturellement et spatialement délocalisés (jusqu'à atteindre l'ensemble de l'espace planétaire). Un "système" qui réduit le savoir à une forme de connaissance spécialisée, à mi-chemin entre l'apprentissage opérationnel (transmissible par des langages et des procédures codifiées) et des conduites sociales de type imitateur. (...)

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Ellul considère que le message biblique – vu comme un appel à la compassion, à l'amour du prochain et au détachement des valeurs matérielles – dessine une éthique de vie qui s'oppose à la logique du pouvoir, de la violence et de la technique. Dans cette perspective, Ellul se situe dans la lignée d'autres auteurs chrétiens (Bonhoeffer, Tillich, Niebuhr, Illich, Mounier, Berdjaev, Weil, Stringfellow) qui, au cours du 20ème siècle, ont développé une approche critique de la modernité non pas sur un ton nostalgique (vers un passé perdu), mais prospectif (vers un avenir encore à atteindre) à partir des ressources de liberté et d'authenticité offertes par la foi.

Protestant, Ellul attribue une place centrale à la conscience individuelle, à la lecture directe de la Bible et à la relation personnelle avec Dieu. La foi est vue comme un engagement actif et un défi à la société et à ses structures oppressives. Le christianisme est interprété comme une réponse personnelle au sentiment d'aliénation propre à la société moderne et comme un chemin vers l'authenticité. La critique d'Ellul tourne autour de la domination du matérialisme et du vide spirituel de la société contemporaine, pour proposer le christianisme comme une alternative de sens. Ellul a une vision réaliste du péché et des limites humaines et une certaine méfiance envers les idéologies du progrès et les pouvoirs mondains. C'est pourquoi il maintient une certaine distance par rapport aux institutions typiques de la modernité, à commencer par l'État, qui promettent progrès et bien-être, mais qui réduisent souvent la liberté et l'humanité. À l'instar d'Ivan Illich, il propose une vision chrétienne qui valorise la communauté, l'authenticité et la liberté individuelle.

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Proche d'Emmanuel Mounier et du personnalisme, Ellul place l'homme au centre de sa pensée. Il est convaincu que le christianisme a un rôle important à jouer pour défendre la personne contre les forces impersonnelles. Le christianisme d'Ellul se distingue par sa nature radicale et contre-culturelle, centrée sur la liberté et l'authenticité de la foi. Au cœur de sa vision se trouve la réponse personnelle à Dieu. Être chrétien signifie répondre à l'appel de Dieu de manière unique et irremplaçable, en s'engageant dans une vie d'amour et de service. Cela exige du courage et de l'authenticité, car cela implique d'aller à contre-courant des valeurs dominantes. Ellul croit à l'importance de la responsabilité individuelle, voyant la liberté comme un bien rare et précieux. Chaque personne a le devoir de prendre position, même à travers de petits actes de résistance.

Son éthique n'est pas fondée sur le succès ou l'efficacité, mais sur la fidélité à sa propre conscience et à sa propre foi. Le christianisme n'est pas une religion conformiste ou institutionnelle, mais une force de résistance contre les puissances mondaines, notamment contre la domination de la technologie et de la société technique (...). La liberté est un pilier du christianisme d'Ellul. Non seulement parce qu'il voit la foi comme un cheminement individuel et conscient, où chacun est appelé à prendre position et à exercer sa propre conscience, mais aussi parce que cette liberté – qui rend toujours vigilant face aux normes imposées par la société ou par les institutions religieuses – (...) touche les cordes fondamentales de la sensibilité moderne. Pour Ellul, le christianisme retrouvera sa capacité à parler au cœur de l'homme et à la société toute entière lorsqu'il sera capable de se concevoir, dans l'esprit de l'Évangile, comme une "religion de la liberté".

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mardi, 11 mars 2025

Le Paradoxe de Platon: l’extrême contemporain et le super-mythologue

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Le Paradoxe de Platon: l’extrême contemporain et le super-mythologue

François Mannaz

« Et si Platon revenait… » se demande Roger-Pol Droit. Olivier Battistini de lui répondre que Platon ne se sera jamais absenté. Il est notre « extrême contemporain ».

Cette proposition est la phrase-clé de l’ouvrage d'Olivier Battistini, consacré à Platon. Ce put en être le titre; ce sera la thèse du livre: « Platon Le philosophe-roi », bellement préfacé par Michel Maffesoli.

La biographie de Platon est courte. On sait peu de choses de lui. « Il est né » en 428 ou 427; « il est mort » en 347 ou 346. Mais il est le seul penseur grec dont l’œuvre complète nous est parvenue. (Etrange: pourquoi pas les autres? Désamour, mal-pensance, censure?)

Donc Platon tient la corde du théologiquement correct depuis deux millénaires et demi.

On saluera la judicieuse initiative de l’auteur de contextualiser son travail. Le livre contient en effet une imposante galerie des portraits: des interlocuteurs, adversaires, amis, clients, ou gitons de Platon. Cet utile catalogue fixe « les protagonistes » et « antagonistes », (ensemble leurs « caractères », statut, camp, rôle, pedigree) qui défilent sous la plume de l’auteur et constituent le paysage de « la scène à Athènes » sous Platon, Socrate et consorts.

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Platon « extrême contemporain », cela veut dire l’hypermoderne qui fonde et structure la modernité, ouvre et habite « l’âge axial » (Karl Jaspers) vieux de 2500 ans. Es klang so neu und war doch so alt…..

Curieusement Platon n’aura jamais été pris au sérieux de son vivant. Il n’a d’ailleurs inventé ni doctrine ni théorie, et se bornera à mettre en forme ce qui fut pensé avant lui (Battistini s’essaye à dire « système apparent »). Reste que sa griffe ne laisse de fasciner. Son savoir caché accouchera en mythe une causalité d’exception appelée à se fixer en horizon absolu de science.

Divers auteurs opinent que Platon aurait créé la « philosophie », comme si on n’avait pas pensé avant lui. Ce qui revient à faire peu de cas des millénaires de sagesse dite primordiale, des innombrables sages amants de la Sophia, et surtout des ennemis irréductibles de Platon qu’il  racise  en « Sophistes ». À preuve sont les écrits de bagarre de Platon lui-même. Comme Cicéron, il fait des livres de ses pugilats et les titre du nom de ses cibles. Il cogne et éborgne les porteurs de la Sophia. Parce qu’en eux le mythos honni brille de mille feux. Michel Maffesoli indique que ce mythos, c’est notre « Tradition ». Tandis qu’en face mugit leur déconstruction.

Platon n’aura de cesse que de provoquer à l’adultère philosophique. Il cancelle et wokise les mythèmes et les hérauts de la Sophia (Calliclès, Gorgias, Critias ou Protagoras). Il culpabilise ses adversaires à la faute d’impiété à l’encontre de son snobisme de clerc mercenaire. En toute occurrence, il fait « pliure » et excite au « devenir minoritaire -majoritaire » de conformation à son modèle (G. Deleuze).

Platon éclipse la « philosophie », invente le concept, la catégorie, le genre de la misosophie (doctrine accusatoire de détestation) et l’installe en tout théologique de négation de la négation, de l’en-même-temps de la théologie spéculative et de la théologie expérimentale.

Platon inaugure la figure, la fonction et l’impact de l’intellectuel, activiste, propagandiste. Un « possédé » insiste Battistini. Un « prédicateur contre l’ennemi » (Hermann Lübbe) qui excelle à faire la guerre avec les idées, les valeurs et les fétiches de la théologie expérimentale.

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Platon est assurément un polémiste de la réaction théologique. Il n’a de cesse d’accumuler, d’activer et d’exciter à la controverse. Partout, il est à l’attraction – répulsion – scandale. Discourir toujours pour provoquer un effet théologico-matriciel. Son entreprise est toute d’agitation religieuse et politique. Platon pousse sans relâche au degré ultime d’association et de dissociation dans la cité. Il se fait bélier de la pressure policy. Sa stratégie est au choc contre la physique politique et le primat de l’autochtonie: la cité grecque n’est pour lui qu’une « hypothèse ». Platon est le mécanicien du basculement de l’état politique à l’état cosmopolitique. Il s’impose en chiffre d’une triplice particulière de métaphysique, de métapolitique et de métacognition (où meta s’entend en mise à distance du point de vue tiers). Cela donne un anti-système, une métathéologie, une épi-théologie patriarcale de la plus forte nuisance, médisance, fraudulence, modulant à la chute.

De la sorte Platon se retrouvera à la tête d’un mouvement de contestation théologique qui perdure à ce jour (Osons dire que le climat est permaplatonique). Son énergie mentale se déchaîne contre le mythe politique de la polis et du peuple politique. Son idéologie est à l’inversion; sa (mytho)graphie est à la misosophie; sa misosophie est commissionnaire et commissaire: elle charrie l’en-soph-ie ! Emblématiquement, Léo Strauss proclamera qu’avec Platon l’activité de penser revient à s’aligner, se soumettre, se conformer à l’instance supérieure du théologique. Désormais, misosopher est décision et méthode ad hoc de technique sociale (scripsit K. R. Popper).

Platon demeure la star de l’esprit néolithique qui s’étale en « dialogue » inquisitorial, en  « maieutique » engagée et en « dialectique » ravageuse.

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Sa rhétorique est fractale. La mise en état du monde est jeu d’attaques. La plus-value doit aller à l’insolence, à l’effronterie, à la cacologie. Il en va de « réduire l’adversaire à quia », de lui ôter toute légitimité, de le déposséder de son humanité !

Comme l’on voit, le terrorisme théologique est d’une antique actualité. Walter Benjamin précisera que « l’esprit est la capacité même à exercer la dictature » ! Pour forcer à lui obéir, ajoutera Léon Chestov !!

Le combat des idées est donc travail théologique: « Idée, c’est Dieu ». Le monde des idées c’est la pensée du dieu jaloux. C’est théâtralité de l’absence de « liberté des présupposés » (Julien Freund) et de la technologie téléologique du miraculisme . C’est surtout violence théologique qui motorise l’« image inversée », « opposé absolu », schème d’alter-culte à effet direct d’application immédiate. Qui métabolise l’excès, l’exception, l’abstraction. Qui est lavé de la Haine (Empédocle).

Et Platon sait hair: la cité, ses héros, les femmes, la mer, ses opposants, les dieux, les déesses, les poètes, les arts, les Muses,... jusqu’à « la démocratie » ! L’auteur de reproduire le brevet de M. I. Finley: « le plus puissant et le plus radical penseur antidémocratique que le monde ait jamais connu » ! Ergo, Platon roule pour l’élite. Un théologien, ça pense cybernétiquement, et politiquement ça veut » l’hégémonie ! « Les civilisations meurent »; les théologiens restent. Est-ce là « ce que penser veut dire » ?

La parole théologique est vendue comme logos  Le « logos platonicien » est l’arme des armes, » l’outil politique par excellence », « theoria » en marche. Logos est  toujours assaut contre ce qui est dit  a-logique, c’est à dire a-causal, ir-rationnel, impie (Georg Lukacs a tout dit sur le sujet). Il mathétise la prise. Il ingéniérise la culbute de la Thèse en antithèse, de la physis en cosmos, du Nomos (ou habitus d’ordre) en « nomos » (complot, décision ou loi au sens de lex dei), du peuple (laos) en parti (demos), des dèmes en classes, de la politeia en république, de la politeia en ressentimentalité, de ressentiment en croisade de conversion, etc. Il met tout à l’envers et ostracise ceux qui sont déclarés incompatibles. Logos devient raison, grammaire, discours divin dévoilé… en égologie. Bien sûr, ce logos est proclamé « roi », totem, grenier à « valeurs ».  Socrate expérimentera qu’on meure pour lui.

Dans son écrit le plus célèbre, La République, Platon déchaine sa théologie « naturelle » contre les possibles biologiques du politique mais se déploie en technocrate théocratique indexé à la loi du plus fort. Or le gars s’y connait en la matière: saches lecteur que « Platon » c’est un surnom, un nom de scène, une marque. « Platon » veut dire le balaise, le barraqué, le prolixe (la grande gueule?). Son vrai nom est Aristoclès et çà déplait à ses péripatéticiens camarades de lutte pour la dictature du socratisme (et que Saul de Tarse traitera de « chiens »).

Il convient dès lors de calibrer Platon en théologien et porteur des valises de la théologie (nous savons depuis Hans-Günther Adler qu’elle s’entend de la mentalité arrimée au désir insatiable d’expérimenter le grand remplacement du réel par une réalité nouvelle enchainée à sa causalité irrépressible). Il lui importe de déconstruire la dimension polaire de la cité, de dézinguer la physis (de l’incréé) et de mettre en déchéance théologique tout mythe alternatif au récit unique. Son but est de créer une « cité seconde « dans laquelle logos est théos », « la divinité mesure de toutes choses » (non l’hominidé… parce que homo est le jouet du dieu-dieu...), où machine quelque sombre « loi générale de l’humanité ».

Telle est la face 1 du disque Platon, celle du théologien commissionnaire des premières années.

Il est une face 2 de doxanalyse que nous offre avec brio l’auteur, celle de l’homme mûr , revenu de ses emportements pour compte d’autrui, l’homme du Mythe.

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Olivier Battistini souligne la metanoia de l’homme et le tour « dans le sens opposé » de son œuvre. Il présente un Platon en sage révulsé par la « théonose », défroquant la fraude, marri de son avocature, qui fait anamnèse vers le plus lointain passé. S’agaçant d’évidence sur le tard de l’absurdité de l’idée théologique et la remisant en thèse déontologique, Platon renordisera ses réflexions. Il quêtera sur les terres inaugurales des peuples premiers en osant penser l’avant de la création confessionnelle, et donc « l’avant du mythe politique », l’hyper-alterité alternative. Il se consacrera désormais à Thulé, à l’Atlantide ou à la course fâcheuse du nomos-basileus.

Platon de nous décrire Thulé (Tula), l’ile fabuleuse de l’extrème-Nord, la matrie des Hyperboréens, « la grande aurore », par le menu. Il gagnera des renseignements de première main auprès de son marin-reporter, le navigateur Pytheas au soutien de son offre  d’avoir à penser l’hyper-alternation primordialice. C’est donc fait historique avéré que Thulé aura été la terre du primordial. Celui-là même que la théologie jalousera au point d’y originer sa diatribe vengeresse contre toute fragrance et mémoire de certain passé à l’Infraction de « péché originel »qui n’en finit pas d’empester la planète. Au rebours, Platon en fait donnée qui appelle à « réminiscence », à la purge des vices, au soleil du Pôle. Ce faisant il nous offre de penser l’origine, le Nord, le paradis magnétique, loin de tout péché, hors la chute, à l’abri du sabir théomaniaque et pirate. Platon d’inviter in fine à l’hyper-sécession d’avec la modernité et de ses « ombres ».

Bien plus tard, Pierre-Simon Ballanche se résoudra à acter cette alternative de palingénésie. En deçà de la bifurcation, il y a re-départ, altercroisement, autre commencement. Inverser l’inversion est le programme. « Callipolis » ou l’architectonie à l’angle droit est le projet. Castoriadis parlera pertinemment de « contre-révolution platonicienne ».

Battistini renchérit. Il nous incite à penser Platon contre Platon, nous convoque à penser la technique de Platon contre la technologie de Platon, nous provoque à renverser la table et à nover l’espace-temps au devenir de l’extraordinaire !

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Michel Maffesoli l’a bien compris, lui qui dans sa préface salue la « belle œuvre » valant « chemin initiatique » vers la Vérité. Là est le fil d’Ariane vers la vraie sagesse ayant origine et dévoilement propres; là est le socle des « potentialités » du « ce que penser veut dire » fondamentalement, fondativement, sophialogiquement; là est le travail de fixation et de concrétion  à mythe contre mythe (théologie n’est d’ailleurs qu’un mythe parmi d’autres, contre tous les autres,avec une enseigne autre). La conflagration des mythes prend le nom maffésolique de « complexio oppositorum ».  

Le Paradoxe de Platon signe la victoire oblique, rétroactive et sophistiquée des Sophistes et de la Sophia. Il culmine en schème de décolonisation, de désintoxication, de résonnance parfaites. Loin de toute interdiction de penser l’autre provenance-appartenance ou Denkverbot de l’épi-théologie (S. Freud). « Le réel est sophique » et nullement théologique, souligne Jean Vioulac avec force .

Olivier Battistini fait bien d’élever Platon à « génie », « maitre de la métapolitique » et  réinitialisateur du devenir. C’est judicieuse offre télesmatique à la clôture de l’interrègne de la modernité. C-ar-thage n’a-t-elle pas vaincu Rome obliquement in fine ?

Après tout, Peter Sloterdijk ne conte-t-il pas que la terre est sphère, ronde, boule où tout  peut rouler dans tous les sens? Dès lors, tout vient et revient, au point que l’on pourra se baigner à nouveau dans la polyversité de ses eaux… et de ses fleuves.

Lecteur, bon voyage en sophialogie.

vendredi, 07 mars 2025

Deux réflexions sur l'oeuvre de Henry Corbin

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Deux réflexions sur l'oeuvre de Henry Corbin

Henry Corbin et les racines ésotériques de l'histoire

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/henry-corbin-and-the...

Le philosophe français Henry Corbin (1903-1978) a été profondément influencé par L'Être et le Temps de Heidegger et s’est attaché à démontrer que la conscience ne peut être réduite à des forces physiques, sociales ou historiques. Il a ainsi développé une interprétation fascinante à la fois de l’espace et du temps. Concernant le premier, il affirme que nous n’existons pas dans l’espace tel que le suggèrent les positivistes newtoniens, mais que nous spatialisation le monde en accord avec la distinction faite par Heidegger entre l'existential (ce que signifie être) et l'existentiell (la vie dans une perspective profane). Comme l’explique Corbin :

    "L’orientation est un phénomène primordial de notre présence au monde. Une présence humaine possède la propriété de spatialiser un monde autour d’elle, et ce phénomène implique une certaine relation de l’homme avec le monde, son monde, cette relation étant déterminée par le mode même de sa présence au monde. Les quatre points cardinaux, est et ouest, nord et sud, ne sont pas des choses rencontrées par cette présence, mais des directions qui expriment son sens, l’acclimatation de l’homme au monde, sa familiarité avec lui. Avoir ce sens, c’est s’orienter dans le monde."

Ainsi, notre manière d’interpréter l’espace n’est pas prédéterminée, en ce sens que nous devons nous adapter au monde et en tirer le meilleur parti, mais elle dépend plutôt de la façon dont nous nous concentrons sur l’acte de présence.

En ce qui concerne l’analyse du temps par Corbin, le penseur français s'inscrit dans la continuité de la philosophie de son homologue allemand en employant la notion heideggérienne d’historicité. Celle-ci constitue la structure ontologique cachée qui rend l’Histoire – et donc une temporalité plus fondamentale – possible. Si cela n’apparaît pas immédiatement, selon Heidegger, c’est en raison de la prédominance du monde profane. Même la culture, selon Corbin, renforce notre incapacité à percevoir ce qui se cache sous la surface du temps dans sa forme la plus basique et profane. Corbin rend hommage à la philosophie de Heidegger en ces termes :

    "Je dois dire que le cours de mon travail a pris naissance dans l’analyse incomparable que nous devons à Heidegger, mettant en évidence les racines ontologiques de la science historique et prouvant qu’il existe une historicité plus originelle, plus primordiale que celle que nous appelons Histoire Universelle, l’histoire des événements extérieurs, la Weltgeschichte, l’Histoire au sens ordinaire du terme […] Il y a le même rapport entre historicité et historicité qu’entre l’existentiel et l’existentiell. Ce fut un moment décisif."

Plus intéressant encore, l’inspiration que Corbin a puisée dans cette interprétation phénoménologique unique du temps l’a conduit à conclure qu’une structure ontologique cachée ne nous rend pas totalement impuissants et que tout repose sur deux possibilités : "se jeter dans le courant ou lutter contre lui". Ironiquement, Corbin rejette ces deux options, car se soumettre ou combattre revient à accepter les limitations de l’espace quantitatif. Il nous rappelle donc que les objets du monde sont à notre merci, et non l’inverse.

En refusant de reconnaître "l’historicité de l’Histoire", comme Corbin la décrit, nous validons ainsi une historicité impliquant "les racines secrètes, ésotériques, existentielles de l’Histoire et de l’historique". Autrement dit, c’est la seule méthode véritablement efficace pour mener une guerre spirituelle contre le passage linéaire du temps.

* * *

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Henry Corbin et «l’Être-vers-l’Autre-Côté-de-la-Mort»

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/henry-corbin-and-bei...

J’ai récemment mentionné que Henry Corbin avait été profondément inspiré par l’approche phénoménologique dans L'Être et le Temps (1927) de Martin Heidegger, mais pour Corbin, ce dernier n'était qu'une clé philosophique ouvrant la voie à une potentialité bien plus grande.

Bien que Heidegger ait évoqué l’idée selon laquelle le Da du Dasein renvoie à la présence effective de l’individu dans le monde, Corbin estime que la focalisation du penseur allemand sur la notion d’« être-pour-la-mort » est trop ancrée dans la finitude humaine et qu’elle enferme inévitablement la pensée heideggérienne dans une historicité incapable d’appréhender une question bien plus essentielle : celle de « l’être-vers-l’autre-côté-de-la-mort ».

Le fait que Heidegger ait consacré bien moins de temps à la question de l’éthique humaine, selon Corbin, l’empêche de réaliser que sa propre analyse du Dasein contient en réalité le secret fondamental qui permet de s’éloigner d’une interprétation purement séculière de l’histoire. Une fois les limites de « l’être-pour-la-mort » dépassées, la réunification de l’éthique et de l’ontologie aboutira à un sens plus profond de la présence, permettant ainsi à l’humanité de dépasser l’horizon de la finitude et de poser la question essentielle : « À quoi la présence humaine est-elle présente ? »

mercredi, 19 février 2025

Max Stirner, Ferdinand Tönnies et les Notions de Communauté

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Max Stirner, Ferdinand Tönnies et les Notions de Communauté

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/max-stirner-ferdinan...

ÉCRIVANT dans son œuvre de 1844, L'Unique et sa Propriété, le philosophe anarcho-individualiste Max Stirner (1806-1856) déclara :

    « Nous deux, l'État et moi, sommes ennemis. Moi, l'égoïste, je n'ai pas à cœur le bien-être de cette 'société humaine'. Je ne lui sacrifie rien, je ne fais que l’utiliser ; mais pour pouvoir l'utiliser pleinement, je la transforme plutôt en ma propriété et ma créature : c'est-à-dire que je l'anéantis et que je forme à sa place l'Union des égoïstes. »

Prenant l'exemple des personnes qui prêtent allégeance à une religion sous une forme ou une autre, Stirner poursuivit en affirmant :

    « Chacun est un égoïste et d'une importance capitale pour lui-même. Le juif n'est pas purement égoïste, car il se consacre encore à Jéhovah ; le chrétien ne l'est pas non plus, car il vit de la grâce de Dieu et se soumet à lui. En tant que juif et en tant que chrétien, un homme ne satisfait que certains de ses besoins, une certaine nécessité, mais pas lui-même : un demi-égoïsme, car l'égoïsme d’un demi-homme, qui est à moitié lui-même, à moitié juif, ou à moitié son propre maître, à moitié esclave. C'est pourquoi, aussi, le juif et le chrétien s'excluent toujours à moitié ; en tant qu'hommes, ils se reconnaissent mutuellement, en tant qu'esclaves, ils s'excluent, car ils sont les serviteurs de deux maîtres différents. S'ils pouvaient être des égoïstes complets, ils s'excluraient totalement et se tiendraient d'autant plus fermement unis. »

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Un libéral pourrait soutenir que chrétiens et juifs doivent mettre de côté leurs différences religieuses et embrasser une 'humanité' commune, mais ce que propose Stirner est bien plus radical : une unité dans la diversité. En effet, plutôt que d'échanger un 'fantôme' contre un autre, l'égoïsme s'accomplit par la reconnaissance du pouvoir de ses propres capacités. S'il y a ceux qui, comme moi, favorisent une interprétation plus holistique de l'anarchisme et d'autres qui préfèrent l'égoïsme individualiste prôné par Stirner, il n'en reste pas moins que le national-anarchisme semble apporter une réponse à ce problème apparemment insoluble.

Reconnaître qu'un individu peut se sentir partie intégrante d'un tout organique tout en conservant son individualité s'accorde parfaitement avec l’'union des égoïstes' de Stirner. En raison de notre rôle en tant que mouvement regroupant des personnes d'horizons politiques divers ayant mis de côté leurs différences pour œuvrer en faveur d'une décentralisation radicale et d'alternatives réelles au statisme et à la mondialisation, les partisans et sympathisants du milieu national-anarchiste incluent des post-gauchistes, des anticapitalistes, des anarchistes chrétiens, des séparatistes raciaux, des anarcho-primitivistes, d'anciens nationalistes, des antifascistes, des ex-fascistes, des post-strassériens et même des anarcho-individualistes dans la lignée traditionnelle de Stirner. Bien que ce mouvement ait été qualifié de 'fascisme' clandestin par la gauche, ce phénomène rejetant tout dogme représente probablement la variante la plus ouverte d'esprit, non coercitive et libre de l’anarchisme moderne. À cet égard, le national-anarchisme a donc le potentiel d'agir comme un véhicule à la fois pour les communautaristes et les égoïstes. Cela n'est possible que si nous établissons une distinction cruciale entre deux termes souvent confondus.

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Le sociologue allemand Ferdinand Tönnies (1855-1936) publia en 1887 Communauté et Société, dans lequel il affirmait que l'Europe du 19ème siècle dégénérait en un esprit de masse et que le mot 'communauté' (Gemeinschaft) possédait donc bien plus de validité que celui de 'société' (Gesellschaft). La première, expliquait-il, est davantage un organisme vivant que la seconde et, plutôt que de ne représenter qu'un simple « agrégat mécanique et artefact » purement « transitoire et artificiel », une communauté possède une plus grande longévité qu'une société et est donc bien plus bénéfique.

Les sociétés, contrairement aux divisions intentionnelles ou aux communautés soudées, ne reposent pas sur des valeurs partagées, mais sur des lois, la répression et d'autres formes de coercition. En réalité, au sein d'une communauté, les individus sont « unis malgré toutes les divisions », tandis que dans une société de masse, ils sont « divisés malgré toute unité ». Ainsi, bien qu'un individualiste de type stirnérien puisse ne pas souhaiter faire partie d'une communauté plus large, il peut néanmoins s’unir à elle dans son opposition à l’État et à la société de masse.

samedi, 15 février 2025

"Étrangers en terre étrangère": du romantisme au paganisme dans l’esprit de Friedrich Georg Jünger

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"Étrangers en terre étrangère": du romantisme au paganisme dans l’esprit de Friedrich Georg Jünger

L'incontournable essai de Mario Bosincu, germaniste à l'Université de Sassari, sur "certaines figures exemplaires de l'altérité, apparues dans le domaine philosophico-littéraire entre la fin du 18ème siècle et la Seconde Guerre mondiale".

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/118924-stranieri-in-terra-stran...

Mario Bosincu, germaniste à l’Université de Sassari, avait déjà démontré son niveau d’érudition dans ses travaux précédents. La lecture de son dernier ouvrage a confirmé cette impression. Il s’agit du livre Étrangers en terre étrangère. Du romantisme à Nietzsche (Stranieri in terra straniera - Dal romanticismo a Nietzsche), publié par la maison d'édition Le Lettere (377 pages, 25 euros). C'est un essai bien documenté, construit sur des analyses philologiques irréprochables, qui ne font pas, il faut le noter, de l’écriture et du travail de reconstruction de l’auteur une simple démonstration érudite. L’écriture est, en effet, vivante, fluide et, par certains aspects, témoigne de l’intérêt sincère de Bosincu pour les thèmes abordés, sans que cela n’affecte le caractère scientifique de l’essai. Le livre, comme le remarque le germaniste, « entend mettre en lumière certaines figures exemplaires de l’altérité, apparues dans le domaine philosophico-littéraire entre la fin du 18ème siècle et la Seconde Guerre mondiale [...] principalement dans la culture allemande » (p. VII). Il s’agit d’un excursus dans lequel, à partir du romantisme, Bosincu entreprend l’exégèse de la proposition philosophico-existentialiste de Nietzsche pour aboutir finalement à l’interprétation de l’écrit de Friedrich Georg Jünger, Apollon, Pan, Dionysos de 1943.

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Qui sont les penseurs interrogés par Bosincu ? Des philosophes et écrivains de la Kulturkritik, des « antimodernes ». Cette définition renvoie à un large groupe d’auteurs qui ont vu dans la modernité, inaugurée par les Lumières, un appauvrissement de la vie. Ces intellectuels développent « une façon de réfléchir qui met en lumière les traits pathologiques de la modernité, [...] regardant le passé prémoderne [...] et esquissant l’idéal antithétique de l’homme total » (p. 3). Parmi eux, il convient de rappeler Schiller. Celui-ci perçoit, à son époque, l’affaiblissement des facultés humaines au seul bénéfice de l’intellect analytique, scientifique et instrumental, mis au service du Gestell et de la recherche du gain économique. L’époque moderne est vécue comme celle du retour des Titans, centrée sur « la puissance » de l’excès et effaçant les qualités propres à la personne, à l’individu convaincu et réconcilié avec les potestates animant le cosmos. En même temps, les « antimodernes » découvrent, grâce à l’héritage des Lumières, notre historicité, comprenant que l’homme amputé, l’homme d’une seule dimension de la modernité, est contingent et peut être surmonté. Non sans raison, Nietzsche relève que : « “le pouvoir d’être différent” [...] fait partie des attributs de la “grandeur” » (p. 5).

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Ce que les tenants des Lumières avaient montré, eux, avec leurs écrits, était la réalisation d’une « colonisation de l’imaginaire » modernisante. Il était nécessaire de réaliser un « contre-mouvement » visant à créer une « subjectivité » autre, différente, qui retrouverait ses paradigmes, ses exempla dans le passé médiéval ou dans la vision du monde hellénique. Cet homme utopique, jamais « utopiste » (les deux termes, pour l’auteur, ont une valeur inconciliable), serait le porteur de la Kultur (Spengler) en opposition à la décadente Zivilisation. Le romantisme et tous les auteurs examinés par Bosincu sont, pour le dire avec Löwy et Sayre, porteurs d’une vision anticapitaliste et esthétisante, porteurs d’un code existentiel alternatif, comme le reconnut Sombart, à l’identité bourgeoise. L’homme nouveau devait être construit : « par des pratiques orientées vers l’intériorité telles que l’expérience de la nature et la lecture, une technologie du soi » (p. 13), afin d’établir une « résistance éthopoïétique à la modernité » (p. 14). À cet égard, Baudelaire, parmi d’autres, a agi, en faisant référence au dandy, un individu capable de transformer sa propre existence en une œuvre d’art, pour se différencier des masses et des idola introduits par la raison calculante. Un autre exemple, mais non dissemblable, de cette rébellion se trouve aussi dans les écrits et la vie de Thoreau, dans son retour à la nature sauvage (wilderness).

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Les antimodernes de génie sont des hommes seuls, des étrangers en terre étrangère qui, dans l’isolement nécessaire à la pratique philosophique, réalisent la metanoia, le « changement de cœur ». Leurs œuvres sont une « communication d’existence » qui, comme le soutenait Kierkegaard, ne cherchent pas à s’adresser au lecteur des « gazettes », mais tendent à « le saisir par le col », animées comme elles sont par l’urgence de lui faire acquérir un regard épistrophique et absolu sur la vie. La littérature interrogée par Bosincu est, d’un côté, un sermo propheticus (la production fichtéenne est à cet égard exemplaire), de l’autre, un sermo mysticus qui, selon la leçon de Maître Eckhart, poursuit le « vide » du singulier dans un processus de conversion « initiatique », menant au « réveil », au tertium datur de la coincidentia oppositorum. Des modèles de cette écriture, indique l’auteur, peuvent être retrouvés chez Marc-Aurèle et Pétrarque. Les exempla sont ceux transmis par Tacite, puis en sont témoins les Héros de Carlyle. Les antimodernes se configurent donc comme des parrhesiastes, des intellectuels qui affirment la vérité à une époque de son oubli, à une époque où, pour le dire avec Badiou, on pense à partir de la fin : « Le plaisir de la destruction (du moderne) est, en même temps, un plaisir créatif ! » (p. 103). Nietzsche, dont la pensée est reconstruite en détail à partir de Feuerbach, est convaincu que démolir: « l’idée de Dieu [...] signifie [...] briser le sortilège qui dépouille de sa valeur l’au-delà » (p. 103), afin de renouveler la « fidélité à la terre ».

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Ce que nous ne partageons pas dans l’herméneutique savante de Bosincu, c’est son jugement sur le contre-mouvement des auteurs examinés, qui est inscrit dans la même logique qui sous-tendrait les thèses néo-gnostiques puritaines et des Lumières (Voegelin). À notre avis, les auteurs de Bosincu, du moins ceux qui regardent la physis hellénique comme seule transcendance, le font dans la conviction que c’est seulement en elle (Bruno) que se trouve le principe, l’origine : ils sont donc étrangers à toute perspective dualiste et gnostique. C’est au dualisme chrétien que l’on peut, en revanche, imputer de receler en lui des germes gnostiques, très clairs dans la dévaluation de la nature et du monde au bénéfice du Parfait, de Dieu. Central pour la compréhension de cette affirmation: le dernier chapitre du volume est consacré à l’œuvre de Friedrich Georg Jünger. L’œuvre de F. G. Jünger est un « paganisme de l’esprit », centré sur la « fraternelle antithèse » d’Apollon, Pan et Dionysos. Friedrich Georg semble adhérer à une perspective mythique : il considère que dans chaque être, dans l’intériorité de l’homme et dans ses activités, agit un dieu. Le divin est palpablement vivant, il se fait expérience, loin de toute issue « wotaniste ».

Pour échapper au pouvoir réifiant du moderne, l’homme doit retrouver la dimension imaginale : seule en elle est-il possible de retrouver le souffle des dieux, la métamorphose éternelle de l’âme de la physis. Aux mêmes conclusions sont parvenus, dans la pensée italienne du 20ème siècle, Evola, Emo, Diano et Colli. Celui qui écrit se sent aujourd'hui un étranger en terre étrangère, bien qu’il soit ébloui, comme les penseurs évoqués, par le thauma, la merveille tragique de la vie.

jeudi, 13 février 2025

L'Occident divisé et les deux modèles anthropologiques

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L'Occident divisé et les deux modèles anthropologiques

par Aldo Rocco Vitale

Source : Centre d'études Livatino & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/89802

L'Occident, en tant que civilisation du soleil couchant, est de plus en plus divisé et déchiré: un camp contre l'autre; une vision contre une autre vision ; une série de problèmes et de solutions d'un côté, une série de problèmes et de solutions radicalement opposés de l'autre côté.

L'Occident, que beaucoup s'efforcent encore d'identifier et d'imaginer comme un corpus unicum, a été fragmenté et brisé dans son ancienne unité, se divisant en deux grandes macro-zones méta-géographiques.

L'Occident, qui, même pour ses adversaires, tels que les théocraties islamiques ou le régime chinois, continue de posséder une unité propre, est, à y regarder de plus près, irrémédiablement divisé en deux, de part et d'autre de l'Atlantique, sur le vieux continent comme dans le nouveau monde.

La bipartition qui caractérise l'Occident d'aujourd'hui est la forme la plus profonde et la plus radicale de la division de l'unité, au point qu'elle ne paralyse pas seulement l'action en se confrontant à ce que l'Occident n'est pas, mais aussi et surtout la réflexion à l'intérieur de l'Occident lui-même.

Dans l'histoire de l'Occident, il y a eu de nombreuses, voire d'innombrables occasions de confrontation, même violentes et sanglantes, mais jamais assez extrêmes pour remettre en cause l'Occident en tant que tel.

La ligne de disjonction qui a substantiellement divisé l'unité originelle de l'Occident passe par la ligne de faille, c'est-à-dire la ligne de profondeur, de la dimension anthropologique de référence.

La manière de concevoir l'être humain constitue le cœur du problème et la cause première et directe de la désintégration actuelle de l'Occident.

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Au fil du temps, et surtout au cours du dernier demi-siècle, deux modèles anthropologiques se sont imposés, qui ont de plus en plus marqué leur position, créant une séparation de plus en plus nette et délimitée entre les adeptes du premier ou du second.

À vrai dire, les deux modèles anthropologiques, dans la dynamique évolutive de leur affirmation progressive, ne sont pas nés en parallèle, mais l'un après l'autre et l'un en rupture avec l'autre, plus précisément le second en discontinuité flagrante avec le premier.

Le premier modèle anthropologique, que l'on pourrait qualifier de «véridique», considère qu'il existe une dimension constitutive de la réalité purement humaine qui ne peut être modifiée ou effacée, même par l'apparition de vicissitudes historiques, sociales, économiques ou technologiques liquides.

Les conséquences d'une telle approche sont évidentes: si l'on croit qu'il existe une vérité normative régissant l'existence humaine et la nature, tout n'est pas permis ou possible. Selon une telle perspective, par exemple, la dichotomie sexuelle de l'être humain ne peut être que l'expression de sa nature biologique, de sa vérité corporelle, de sa normativité structurelle.

Dans ce contexte, la nature - pas seulement en référence à la sexualité - ne peut être contredite ou niée puisqu'elle représente l'inévitable principe commun et universel qui rend plausible la pensabilité même de l'homme selon un ordre rationnel, c'est-à-dire selon l'ordre de l'être.

Toutes les autres dimensions (économique, sociale, politique, scientifique, technologique, éthique, juridique) ne peuvent ignorer la reconnaissance d'un tel fondement et ne peuvent donc entrer en conflit avec cette détermination originelle dont la dignité et la liberté de l'être humain reçoivent la légitimité concrète.

À la lumière du premier modèle, en somme, la dignité et la liberté de l'être humain sont indissociables de la nature même de l'humanité, qui en tant que telle est indisponible - et donc universelle - par rapport aux instances contingentes qui peuvent être déterminées au cours du temps.

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Le second modèle anthropologique, que l'on pourrait définir comme «techno-hégomorphique», contrairement au premier, considère qu'il n'y a pas de dimension constitutive qui caractérise l'humain et que l'être humain peut être son propre Prométhée, se créant et se recréant selon ses propres désirs individuels, selon les besoins socio-historiques, selon les possibilités techno-scientifiques, selon les multiples modalités culturellement expérimentées.

Les conséquences, même dans ce cas, sont claires: s'il n'y a pas de vérité constitutive qui trouve son fondement dans la normativité de l'être, chaque aspect de la réalité humaine est modifiable et réifiable, malléable et disponible selon les besoins du moment ou la volonté de l'individu.

Dans une telle perspective, l'être humain tout entier est modifiable, non seulement à travers la redéfinition du genre, mais aussi à travers toutes les instances techno-morphiques qui forment l'épine dorsale de ce que l'on appelle aujourd'hui plus communément la pensée transhumaniste.

Puisqu'il n'y a pas de vérité qui structure la réalité humaine, toute la réalité est réduite à être le produit des capacités techniques et des impulsions volitives du sujet individuel.

Les différences sont donc inévitables: si, pour le premier modèle, la réalité est régie par l'être, c'est-à-dire par la nature de l'homme, pour le second modèle, c'est exactement le contraire, c'est-à-dire que l'être humain est modelé par une réalité faite à l'image et à la ressemblance de l'objectivité technique et de la subjectivité désirante.

Si, pour le premier modèle, la liberté n'acquiert de sens que dans la rencontre avec les limites fixées par la normativité de l'être, pour le second modèle, la liberté est l'absence de limites, elle ne devient même tangible que dans le dépassement des limites éventuellement et injustement imposées par la nature.

Si, du point de vue du premier modèle, l'être humain n'intègre sa dignité que dans la reconnaissance de son être, du point de vue du second modèle, l'être humain n'a pas de dignité en soi qui soit à prendre en considération, puisque la dignité en vient à coïncider avec le profit, plus ou moins grand, que l'être humain peut tirer de son activité de modification de la nature et de son propre être.

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Ainsi, contrairement à ce que l'on pense communément et à tort, il n'y a pas de divisions en Occident aujourd'hui, mais plutôt des divisions qui justifient leur existence et leur vision de l'homme.

Dans ce scénario, pour le premier modèle, la famille, par exemple, est une institution naturelle immuable en tant qu'union monogame entre un homme et une femme; pour le second modèle, en revanche, elle est un simple produit historique et social, et il y aura autant de types de familles que de besoins d'utilité subjective à atteindre et à satisfaire.

Pour le premier modèle, la vie de l'être humain ne peut que se dérouler inévitablement de sa conception à sa fin naturelle, tandis que pour le second modèle, l'homme, précisément grâce à la technologie, peut décider de tous les aspects de la vie: s'il doit la mettre au monde, quand il doit la mettre au monde, comment il doit la mettre au monde et, bien sûr, s'il doit y mettre fin et quand il doit y mettre fin, tout cela selon la volonté absolue de l'individu.

Les différences entre les deux modèles se reflètent également dans la relation entre l'État et le citoyen.

Dans la perspective du premier modèle, l'État doit être prédestiné à la poursuite du bien commun, et les lois, décrets et sentences qui sont émis et approuvés au sein de son système ne peuvent s'opposer à la normativité de l'être humain et de la nature sans courir le risque d'être en contradiction avec sa propre raison d'être; dans la perspective du second modèle, en revanche, l'État n'est que l'instrument supplémentaire et supérieur du pouvoir individuel, dans la mesure où l'État doit être mis au service de la satisfaction des désirs et des volontés individuels, même de ceux qui pourraient éventuellement entrer en conflit frontal avec les déterminations de la nature.

Il apparaît donc avec suffisamment de certitude, même au terme de cette brève reconnaissance, que la culture occidentale est désormais irrémédiablement bifurquée selon les deux modèles anthropologiques susmentionnés, qui sont totalement et irrémédiablement incompatibles.

Dans une telle situation, toute tentative de recherche de compatibilité ou de points d'union entre eux est non seulement irréaliste, mais aussi vaine et contraire à la logique qui régit les deux modèles susmentionnés, chacun dans sa particularité.

Bien que le second modèle semble plus fort, car il est décidément plus répandu et plus largement partagé par des parties toujours plus grandes de la population et de la classe intellectuelle, alors que le premier modèle semble se recroqueviller silencieusement dans de petites poches culturelles indépendantes, étrangères et opposées à la pensée dominante, le second est précisément le modèle qui aura une vie plus courte, et ce pour au moins trois raisons principales.

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Premièrement : sans l'ancrage dans l'être, voire dans une opposition contre l'être, l'action humaine bascule tôt ou tard dans l'action contre l'humain, comme l'histoire l'a amplement démontré tout au long du 20ème siècle, révélant le principe universel selon lequel l'humanité, pour rester elle-même, doit se penser comme inscrite dans les limites que la nature lui a imposées.

Deuxièmement : du point de vue social et politique, le second modèle, bien que plus séduisant, notamment parce qu'il est souvent soutenu par des arguments fascinants liés à la promesse d'une plus grande prospérité - pas seulement matérielle - individuelle et collective, ne pourra pas tenir ses promesses sans se contredire, sans révéler son côté obscur, c'est-à-dire, sa vocation à devenir quelque chose de profondément et radicalement anti-humain, en sapant précisément la stabilité et le bien-être qu'il avait assuré pouvoir garantir, comme cela se produit, et s'est produit, dans tous les contextes où l'humanité de l'homme a été mise en question ou directement lésée.

Troisièmement : contrairement au premier modèle, qui se pose comme descriptif, le second modèle s'impose comme impératif et prescriptif, voulant par tous les moyens assurer à l'humanité que seules ses propositions permettront d'atteindre un avenir meilleur. Le second modèle se propose, en somme, comme une véritable forme de techno-eschatologie qui entend convertir l'humanité au devenir illimité et au salut par le biais d'un progrès technique constant.

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C'est là que réside la plus grande fragilité du second modèle: toutes les eschatologies séculières qui ont joué leur rôle dans l'histoire - bien que pour de longues périodes - ont fini par être écrasées sous le poids de leur propre inconsistance idéologique.

C'est pourquoi l'Occident ferait bien de se demander ce qu'il doit faire, non pas maintenant face à la lacération que lui inflige le conflit strident et irrémédiable entre les deux modèles anthropologiques que nous avons résumés ici, mais dans l'avenir, en supposant qu'il soit encore possible de réparer les dommages survenus entre-temps, lorsque toutes les techno-certitudes se seront effondrées sous la pression de la réalité et de la nature qu'elles ont si obstinément niées.

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samedi, 08 février 2025

Comment le cinéma a contribué à la philosophie d'Henri Bergson

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Comment le cinéma a contribué à la philosophie d'Henri Bergson

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/how-cinema-contribut...

En parcourant certains écrits du penseur français Henri Bergson (1859–1941), j’ai été amené à réfléchir aux implications politiques et linguistiques de sa pensée pour la société moderne. Bergson a soutenu avec brio que la conscience ne peut être quantifiée de la même manière que l’on mesure les corps dans l’espace. Il en fit la découverte lors d’une visite au cinéma dans les premières années du 20ème siècle, lorsqu’il remarqua que ce que l’on perçoit à l’écran n’est en réalité qu’une série d’instantanés successifs donnant l’illusion du mouvement.

Lorsqu’il déclara que les philosophes pouvaient apprendre énormément du cinéma, le philosophe et mathématicien Bertrand Russell (1872–1970) mit sa théorie à l’épreuve et conclut qu’il avait raison. Cependant, Russell ne réalisa pas que son homologue français considérait la méthode cinématographique comme une fenêtre sur une grande méprise que la plupart des gens avaient intégrée dans leur existence, y compris Russell lui-même.

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En spatialisant la conscience et en vivant d’un point à un autre, à l’image des diapositives d’un projecteur qui créent un mirage de continuité, les humains évoluent dans un contexte où le changement n’est plus qu’une succession d’arrêts potentiels où l’action peut intervenir. En d’autres termes, nous ne percevons pas réellement des « choses », mais plutôt des instants singuliers qui contiennent la possibilité d’une interaction. Cela nous conduit à agir comme des corps discontinus. Comme l’explique Barry Allen, biographe de Bergson :

    « La vie est une véritable continuité, qui implique une interpénétration temporelle et une succession sans séparation. La cinématographie, en revanche, offre une séparation réelle et une succession sans interpénétration ; le moment suivant ne découle pas du précédent, il est simplement juxtaposé, externe, comme des points dans l’espace. »

En visualisant artificiellement le mouvement, nous cherchons ainsi à le contrôler. Imaginez que vous vous trouviez devant un ruisseau en mouvement et que vous souhaitiez l’assujettir. Pour ce faire, il vous faudrait d’abord contenir l’eau en lui donnant une forme, c’est-à-dire la transformer en une sorte de solide. Mais le fait que l’eau s’écoule naturellement signifie qu’elle échappe à toute mesure ou évaluation. Dans cette logique, l’homme moderne, fidèle à sa faculté rationnelle, utilise la contrainte comme moyen de quantification.

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La méthode cinématographique peut également être vue comme une analogie des systèmes de contrôle sous lesquels nous vivons aujourd’hui. Selon Bergson, l’attrait des individus pour les clichés et les comportements ritualisés conduit à cet instinct grégaire dont Nietzsche parlait dans sa propre philosophie. Si la continuité de la conscience se réduit à une succession de points homogénéisés sur une trajectoire partagée par la masse, notre liberté individuelle se trouve considérablement amoindrie. La conscience ne peut être modelée comme de l’eau que l’on verse dans un récipient ou dans un canal, car la simple commodité de la quantification est incompatible avec le principe même de réalité.

Bien que Bergson concède que ces tendances sont « inhérentes à l’esprit humain », ce n’est qu’à travers le langage que des corrélations non visuelles prennent une forme spatiale. Allen souligne qu’en recherchant l’identité et la répétition au détriment de la nouveauté, la raison cherche en réalité à « éliminer la diversité en découvrant l’identité partout ».

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vendredi, 07 février 2025

Anne Jobert: sciences modernes et traditions pré-chrétiennes

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Comprendre le "Paganisme" de la Nouvelle Droite Européenne

Anne Jobert: sciences modernes et traditions pré-chrétiennes

Alexander Raynor

Source: https://substack.com/home/post/p-151159323

Le livre d'Anne Jobert, Le Retour d'Hermès, plaide pour une réunification de la science moderne avec les traditions païennes européennes afin de créer une compréhension scientifique plus holistique et culturellement intégrée.

Très peu d'informations sont disponibles, en particulier dans le monde anglophone, sur Anne Jobert et son ouvrage Le Retour d'Hermès, publié en 1984. Anne Jobert a été une jeune femme très active dans la Nouvelle Droite Européenne pendant environ 15 à 20 ans. Elle possédait une solide formation scientifique (elle était physicienne, ndt) mais s'intéressait également à la spiritualité. Au début des années 1990, elle disparaît de la scène (elle fréquenta tout de même une université de Synergies Européennes dan le année 1990, ndt). Cependant, elle nous a laissé son travail, Le Retour d'Hermès, que Alain de Benosit considère comme une contribution importante à la pensée "païenne" de la Nouvelle Droite Européenne.

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Dans Le Retour d'Hermès, Anne Jobert avance un argument convaincant en faveur de la reconnexion de la science moderne avec ses racines culturelles et mythologiques, mettant particulièrement en avant la valeur des traditions païennes européennes. Elle soutient que la science s'est déconnectée de ses fondements culturels en raison d'une rationalisation excessive et de l'influence de la pensée chrétienne et post-chrétienne, ce qui a conduit à une crise de la pensée scientifique ainsi qu'à un désengagement du public vis-à-vis de la science.

L'auteure identifie un problème fondamental dans la manière dont la science moderne a été dépourvue de ses dimensions culturelles et mythologiques dans la quête d'une rationalité et d'une objectivité pures. Cette déconnexion, selon elle, a conduit à une vision stérile et mécaniste de la nature qui ne parvient pas à capturer toute la richesse de la réalité et qui aliène le grand public de la compréhension scientifique. Selon Anne Jobert, la solution ne réside pas dans le rejet de la rigueur scientifique, mais dans sa reconnexion avec des cadres culturels et mythologiques plus profonds, en particulier ceux de la pensée européenne pré-chrétienne.

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Au cœur de l'argumentation d'Anne Jobert se trouve la notion de paganisme comme mode de compréhension et d'engagement avec le monde. Contrairement à la vision chrétienne qui sépare le divin du monde matériel et postule une progression linéaire vers le salut, la pensée païenne considère le divin comme immanent à la nature et embrasse des conceptions cycliques et multiples de la réalité. Cette perspective païenne, selon elle, est plus compatible avec les découvertes scientifiques modernes, notamment en physique quantique et en biologie, qui révèlent un monde de complexité, d'incertitude et d'interconnexion plutôt que de simple causalité mécanique.

L'auteure souligne que ce retour à la pensée païenne dans la science ne signifie pas l'abandon de la rationalité ou l'adoption de la superstition. Il s'agit plutôt de reconnaître que la compréhension scientifique peut être enrichie en intégrant les dimensions mythologiques et culturelles du savoir humain. Elle cite la manière dont la pensée grecque antique a réussi à combiner enquête rationnelle et compréhension mythologique, produisant à la fois des avancées technologiques pratiques et des insights philosophiques profonds.

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Anne Jobert identifie plusieurs domaines où la science moderne évolue déjà vers une compréhension plus culturellement intégrée :

1) La reconnaissance en physique quantique que l'observateur ne peut être séparé de l'observé, remettant en question le mythe de l'objectivité pure.

2) L'émergence de la théorie de la complexité et de la pensée systémique, qui font écho aux visions du monde traditionnelles plus holistiques.

3) La compréhension croissante en biologie de l'interconnexion des systèmes vivants.

4) Le développement de la théorie des catastrophes, qui suggère des modèles sous-jacents à des phénomènes apparemment disparates.

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Ces développements, selon elle, nécessitent une nouvelle synthèse entre pensée scientifique et pensée mythologique, qui puisse puiser dans le riche héritage culturel européen tout en conservant la rigueur scientifique.

Anne Jobert critique particulièrement les tentatives de trouver cette synthèse dans le mysticisme oriental, une tendance populaire chez certains scientifiques. Tout en reconnaissant la valeur de la pensée orientale, elle affirme que la culture européenne possède ses propres traditions riches en connaissances intégrées, mieux adaptées à la pensée scientifique européenne. La conception pré-chrétienne européenne de la "physis" (nature) comme une réalité dynamique et vivante, plutôt qu'un système mécanique, offre un cadre plus approprié aux découvertes scientifiques modernes.

Anne Jobert soutient que cette reconnexion avec les racines culturelles n'est pas seulement philosophique mais aussi pratique. Elle suggère qu'elle pourrait aider à résoudre plusieurs problèmes actuels de la science :

- Le fossé grandissant entre l'expertise scientifique et la compréhension du public.

- La crise de l'éducation et de l'engagement scientifique.

- Le besoin d'approches plus holistiques face aux problèmes complexes.

- Le défi de maintenir des cadres éthiques dans la recherche scientifique.

Anne Jobert voit dans le "retour d'Hermès" – le dieu de la communication, des frontières et de la transformation – le symbole de cette synthèse nécessaire. Tout comme Hermès naviguait entre différents royaumes dans la mythologie, la science moderne doit évoluer entre l'analyse rationnelle et la compréhension mythologique, entre l'expertise technique et la signification culturelle.

Cette intégration ne signifierait pas l'abandon de la méthode scientifique, mais son enrichissement. Anne Jobert envisage une science capable d'embrasser à la fois la précision et la poésie, l'analyse et la synthèse, la compréhension rationnelle et la signification mythologique. Cette approche permettrait de restaurer la science à sa place légitime dans la culture, au lieu de la laisser isolée.

Anne Jobert conclut que l'avenir de la science ne réside pas dans une spécialisation toujours croissante et une séparation d'avec la culture, mais dans une intégration renouvelée avec la compréhension culturelle et mythologique. Cette intégration améliorerait non seulement la pensée scientifique, mais aiderait également à redonner à la science son rôle de source de signification culturelle et d'inspiration.

La vision d'Anne Jobert est en fin de compte celle d'une guérison de la fracture entre la connaissance scientifique et culturelle qui a caractérisé une grande partie de la pensée moderne. En renouant avec ses racines païennes européennes, la science peut devenir à la fois plus efficace et plus signifiante, mieux à même de relever les défis complexes du monde moderne tout en offrant un sens plus profond que la seule connaissance technique ne peut apporter.

Ce retour aux racines culturelles dans la science ne constitue pas un repli sur le passé, mais une avancée vers une compréhension plus complète et intégrée de la réalité, combinant la rigueur de la méthode scientifique avec la profondeur des intuitions mythologiques et de la sagesse culturelle.

dimanche, 02 février 2025

Hollywood contre Samarcande: le match Amérique-Asie vu par le mage Raymond Abellio en 1960 (La Fosse de Babel)

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Hollywood contre Samarcande: le match Amérique-Asie vu par le mage Raymond Abellio en 1960 (La Fosse de Babel)

Nicolas Bonnal

La dimension nécromancienne de la civilisation américaine apparait dans toute son horreur, à l’heure où l’oligarchie technologique US nous impose la guerre et le Reset. Dans les années soixante l’astrologue Raymond Abellio, après bien d’autres, mais mieux peut-être, dénonce cette civilisation de la matière et de l’épouvante dominée par des oligarques déjà bien fous ; dans son roman d’aventures ésotérique La Fosse de Babel Abellio écrit :

« …Qu’il ne fallait pas toucher à l’Amérique. Toujours une question de déchets. C’est en Amérique que s’accumulent tous les déchets du monde. Un pays qui crée à ce point de la puissance matérielle ne peut pas être la tête de l’humanité, mais son ventre… Il y a un peu plus de trois cents ans, lorsque l’Europe commença à déverser en Amérique le trop-plein de sa matière, on ne savait pas encore que c’était une matière morte, qui n’allait pouvoir revivre là-bas que de façon larvaire ou spectrale. Et depuis l’Amérique a grossi sans évoluer, comme les larves. Elle est le produit de la mort de l’Europe, de sa première mort. Un ancien rêve de grandeur tournant en grossesse adipeuse. Il y aura peut-être plus tard une autre Amérique, quand l’Europe aura fini de mourir, mais celle-là ne connaîtra même plus le nom de l’Europe… »

Ce pays relève déjà de la science-fiction. Un autre qui le comprend à l’époque est William Burroughs, pas très bien compris par la critique alors (allez savoir pourquoi).

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Mais Abellio ne s’arrête pas et s’en prend au communisme russe déjà déclinant :

« Dans leur marxisme dégradé et bassement industriel, les Russes sont d’accord, en profondeur, avec la philosophie productivité des Américains. C’est la lutte de Rome et de Carthage, un simple conflit d’ingénieurs…
Je hais les ingénieurs, dit-il.

« Devant les Russes et les Américains, dit-il encore, nous sommes dans la situation des premiers Chrétiens devant les factions romaines de la décadence. Ils n’avaient pas à prendre parti. On les tolérait, on les exterminait, on les tolérait à nouveau. Du point de vue de l’esprit, ces opportunités sont secondaires. »

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Abellio se trompe ensuite (une alliance russo-américaine ?) mais il sent l’Asie se pointer (c’est l’Autre côté de Kubin, le meilleur livre de SF sur ce qui nous arrive), comme René Grousset alors (Bilan de l’Histoire) :

« J’attends le moment où les Russo-Américains, enfin unis, essaieront de défendre leur civilisation de robots mécaniques contre une autre civilisation, celle des robots religieux, déferlant des plateaux mongols, des rizières chinoises ou des déserts d’Arabie, et poussant devant eux leurs esclaves fanatisés d’Afrique. Le communisme asiatique proposera au monde la civilisation de masse la plus rude, la plus perfectionnée, la plus scientifique, la plus exaltante, la plus étouffante qu’on ait jamais connue. »

L’effondrement va suivre pour nous et pour « Paris » (ou ce qu’il en reste) :

« Mais la nouvelle Rome, cette fois, sera sous les décombres de Paris, dans des caves ou des catacombes, comme l’ancienne, et persécutée comme elle. Je me sens déjà vivre dans ce Paris enseveli, réduit enfin à l’état pur. Les hommes comme moi y seront beaucoup plus à l’aise que dans celui des couturiers pédérastes et des abrutis milliardaires, fit-il d’un ton uni. Et j’imagine assez bien les Champs-Elysées troués par les bombes et envahis par des fourrés obscurs où les nouveaux hommes d’ici voisineront avec des bêtes sauvages et nobles qui leur rendront le goût de la liberté… »

On verra qui pourra survivre dans ces conditions en Occident. Pour le reste il est clair que l’Asie continentale aplatira tout.

Sur cette redoutable entité américaine mon éditeur roumain de Dostoïevski et la modernité occidentale m’envoie ces lignes de Rudolf Steiner :

« Il ne faut pas que le monde soit géographiquement américanisé, car les efforts de l’Amérique visent à tout mécaniser, à tout faire entrer dans le domaine du pur naturalisme, à effacer peu à peu de la surface de la Terre la culture de l’Europe (Rudolf Steiner, Derrière le voile des événements – Le mystère du Double, G.A. 178, Paris, 1999, pp. 88-89) ».

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Et sur la fonction terriblement sinistres des puissances atlantiques et thalassocratiques :

« L’égoïsme universel émane de la race anglo-américaine. Partant de là, l’égoïsme couvrira toute la Terre. Toutes les inventions qui recouvrent la Terre d’un réseau d’égoïsme viennent d’Angleterre et d’Amérique. A partir de là-bas donc, toute la Terre sera recouverte d’une toile d’égoïsme, de mal. Mais une petite colonie se formera à l’est comme la semence d’une vie nouvelle pour l’avenir. La culture anglo-américaine consume la culture de l’Europe […] mais la race elle-même va à sa ruine. Elle porte en elle la disposition à être la race du Mal. » (Rudolf Steiner, Eléments d’ésotérisme, Paris, 2000, p. 275)

Espérons qu’elle aille à sa ruine cette race, et sans emporter le reste du monde avec elle.

Sources:

https://lesakerfrancophone.fr/conference-de-presse-de-pou...

https://lesakerfrancophone.fr/larmaggedon-energetique-eur...

mardi, 28 janvier 2025

Le triomphe de la stupidité

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Le triomphe de la stupidité

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/el-triunfo-de-la-estupi...

Dans son dernier essai, El triunfo de la estupidez (publié chez Plaza y Janés), Jano García aborde une question politique épineuse, à savoir l'intronisation par tout dirigeant malin de la stupidité humaine comme mortier sur lequel fonder son pouvoir. Cette intronisation de la stupidité atteint son paroxysme, selon l'auteur, dans la démocratie, où les masses sont flattées comme dans aucune autre forme d'organisation politique, car le dirigeant a besoin de leur soutien pour rester au pouvoir, et où les passions viles sont élevées au rang de vertus publiques, en particulier l'envie. En fait, en établissant ce lien entre l'envie et la démocratie, Jano García ne va pas plus loin que ce contre quoi de nombreux maîtres nous ont mis en garde ; souvenons-nous, par exemple, de ces vers d'Unamuno qui nous avertissaient que lorsque « l'envie déverse son fiel sur une foule vide/de reconnaissance à l'appel sourd/elle la quitte habituellement et la transforme en une horde/qu'elle est la mère de la démocratie ».

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Bien sûr, cette « mère de la démocratie » doit se déguiser en justice sociale. Non seulement pour piller les riches, comme le souligne Jano García, mais en général pour dégrader et humilier tout ce qui est bon ou beau, car les envieux ont besoin de voir piétinées les vertus qu'ils ne peuvent atteindre. L'envieux, comme le souligne Jano García, « ne sera jamais assez satisfait du pillage dont souffre son prochain jusqu'à ce qu'il soit réduit au même niveau que lui ».

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C'est en effet le cœur pourri de la démocratie qui, dans cette dernière phase de dégénérescence, atteint son paroxysme par l'intronisation de démagogues qui, en attisant les basses passions de la foule, réalisent leurs desseins les plus néfastes. Dans son essai, Jano García expose avec brio les ravages que cette « envie égalitaire » - pour reprendre l'expression de Gonzalo Fernández de la Mora - est en train de causer à la communauté politique.

Dans son ouvrage de référence La démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville avait déjà prévu ces ravages: « Les nations de notre temps ne peuvent éviter l'égalité des conditions dans leur sein, mais il dépend d'elles que cette égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, à la civilisation ou à la barbarie, à la prospérité ou à la misère ». Tocqueville a averti que la démocratie favoriserait une nouvelle forme de despotisme, dans laquelle il suffirait au despote d'aimer l'égalité, ou même de faire semblant de l'aimer, pour que les masses rejettent toute atteinte à l'égalité, en renonçant en échange à leur liberté politique. C'est cette recette qu'utilise le Dr Sánchez, face à une société qui ne bronche pas et à une droite molle, enfermée dans la cage mentale de ses distorsions cognitives.

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Jano Garcia nous montre comment l'égalité des chances, si nécessaire au maintien d'une société saine, s'est dégradée en un égalitarisme avilissant qui prétend que les ignorants peuvent réduire au silence les sages, que les paresseux peuvent vivre dans l'opulence aux dépens des travailleurs, que les vils peuvent mépriser et stigmatiser les nobles de manière olympique. Comme l'observait Tocqueville, l'égalité produit deux tendances: l'une conduit directement les hommes à l'indépendance, l'autre les conduit par une voie plus longue et plus secrète, mais plus sûre, au servage. Sans doute notre époque maudite a-t-elle choisi la voie de la servitude, qui aboutit à ce que Tocqueville lui-même appelle « la tyrannie de la majorité », où s'imposent un égalitarisme castrateur et une subversion de toutes les hiérarchies. Et cette passion égalitaire devient encore plus monstrueuse lorsqu'elle se mêle à l'obsession du bien-être, qui transforme l'être humain en victimaire avide de confort matériel et de « nouveaux droits ».

Dans un passage de son ouvrage, Jano García affirme que les stupides sont beaucoup plus dangereux que les méchants, « car un méchant, pour réaliser son plan diabolique, a toujours besoin de la participation des autres pour atteindre son but ». Un dirigeant malfaisant a en effet besoin de masses crétinisées pour se hisser et se maintenir au pouvoir. Mais si ce sont les méchants qui mobilisent les stupides, les méchants sont sans doute les plus dangereux, car ils sont à l'origine du mal, même si l'union des stupides est tragique. En effet, un noble souverain peut transformer les stupides en gens laborieux ; il peut stimuler chez eux les conduites les plus vertueuses et les plus bienfaisantes ; il peut susciter chez eux un désir d'émulation et les ennoblir, enfin, jusqu'à l'héroïsme ou à la sainteté. En revanche, un chef méchant, outre qu'il flatte les stupides, peut aussi les rendre méchants en suscitant en eux les passions les plus viles.

Un noble souverain s'efforce d'ordonner la société de façon hiérarchique, de telle sorte que les capacités de chacun, en prenant la place qui leur revient, agissent au profit des capacités des autres, en les renforçant. Le mauvais souverain, au contraire, ne fera rien d'autre que d'exciter l'envie de ceux qu'il gouverne, pour laquelle il a besoin de subvertir toutes les hiérarchies humaines, de détourner l'éducation, de frelater l'opposition, d'encourager les exigences les plus iniques et les pillages les plus sanglants. Et ainsi de suite, jusqu'à transformer la société qu'il gouverne en un pandémonium où triomphent les satans les plus bas. Mais il y a toujours des hommes bons qui parviennent, avec l'aide de Dieu, à vaincre le mal et la bêtise. Jano García en parle également dans son splendide essai ; mais il doit s'agir d'hommes prêts à être mis en pièces par la meute.

dimanche, 26 janvier 2025

Identité politico-civilisationnelle et période axiale chez l'égyptologue et philosophe allemand Jan Assmann

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Identité politico-civilisationnelle et période axiale chez l'égyptologue et philosophe allemand Jan Assmann

NdlR: Soucieux d'approfondir les thèses énoncées par Jan Assmann, nous présentons ici un résumé succinct des deux thèmes majeurs de sa pensée, en attendant de nous immerger plus complètement dans les méandres de celle-ci. Aborder la notion de "période axiale" implique de se rappeler des thèses de Karl Jaspers et de Karen Armstrong. Les réponses ci-dessous sont "neutres" et ne révèlent pas notre approche critique de cette notion qui interpelle directement notre vision de l'histoire, Armin Mohler et Giorgio Locchi nous ayant légué également une interprétation rupturaliste de la notion de "période axiale".

Le philosophe allemand contemporain Jan Assmann a écrit des pages d'une grande profondeur sur "l'écriture, la mémoire et l'identité politique dans les hautes cultures de l'antiquité". De même, il a consacré un ouvrage à la "période axiale" de l'histoire, thème qu'avait inauguré le philosophe protestant Karl Jaspers. Pouvez-vous nous dire en quoi consiste sa vision de l'identité politique des hautes civilisations de jadis et en quoi consiste son approche des "périodes axiales de l'histoire, et, accessoirement, quelle est la différence entre son approche et celle de Karl Jaspers? 

1) La vision de Jan Assmann sur l'identité politique des hautes civilisations

Jan Assmann, égyptologue et spécialiste de la mémoire culturelle, explore comment les civilisations antiques ont construit leur identité politique autour de pratiques mémorielles, d'institutions religieuses et de formes spécifiques d'écriture. Sa réflexion repose sur plusieurs idées centrales :

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L’écriture et la mémoire culturelle

Assmann distingue la mémoire culturelle de la mémoire communicative.

La mémoire culturelle est le socle d’une identité collective, transmise sur plusieurs générations, souvent à travers des supports écrits, des mythes, des rituels et des monuments.

Les civilisations antiques, comme l'Égypte, ont utilisé l’écriture pour archiver leurs lois, rituels religieux et récits fondateurs, qui servaient à structurer et légitimer leur identité politique et culturelle.

L’écriture permet ainsi de figer le temps et de relier les générations présentes aux mythes fondateurs, en construisant une continuité historique et une légitimité politique.

Identité politique et théologie

Assmann souligne que, dans les hautes cultures, l'identité politique est souvent enracinée dans une conception théologique du pouvoir. Par exemple, en Égypte ancienne, le pharaon n’est pas simplement un dirigeant politique, mais l’intermédiaire entre les dieux et les hommes. Cette fusion du pouvoir divin et politique est un trait clé des premières civilisations complexes.

Il introduit également le concept de "distinction mosaïque", en opposition au polythéisme, pour analyser l’émergence du monothéisme (notamment dans le judaïsme) et son rôle dans la formation d’identités politiques exclusives, fondées sur des frontières entre le "vrai" et le "faux" dieu.

Le rôle des récits fondateurs

Les mythes, lois et rituels ne sont pas de simples traditions, mais des outils politiques puissants pour consolider le pouvoir, maintenir l’ordre social et justifier les institutions.

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2) La "période axiale" chez Jan Assmann et Karl Jaspers

Le concept de "période axiale" selon Karl Jaspers

Karl Jaspers, philosophe protestant, a introduit le concept de période axiale dans son ouvrage Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1949). Il identifie une période historique charnière, située entre 800 et 200 avant notre ère, où plusieurs civilisations à travers le monde ont simultanément connu des révolutions spirituelles et intellectuelles majeures.

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Cette période voit l'émergence de grandes figures fondatrices comme Confucius, Bouddha, Socrate, les prophètes hébraïques, et des textes fondamentaux tels que les Upanishads ou les dialogues platoniciens.

Pour Jaspers, cette période marque un tournant où l’humanité prend conscience de la transcendance, de l’individu et de l’éthique universelle.

La relecture de la période axiale par Jan Assmann

Jan Assmann reprend le concept, mais il y apporte une approche anthropologique et culturelle :

Il insiste sur le rôle des pratiques mémorielles et des textes écrits dans la transmission des idées de la période axiale. Selon lui, cette période est également marquée par une transition vers des formes d'identités collectives basées sur des textes fondateurs et des traditions mémorisées (ex. la Torah dans le judaïsme ou les Védas dans l’hindouisme).

Contrairement à Jaspers, qui met l’accent sur une évolution presque spirituelle et universelle de l’humanité, Assmann analyse les spécificités culturelles et historiques de chaque civilisation. Il soutient que les changements de la période axiale ne sont pas universels, mais fortement dépendants des contextes sociaux, politiques et religieux locaux.

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Différences entre Jaspers et Assmann

Approche universaliste vs particulariste :

Jaspers interprète la période axiale comme une évolution collective et presque simultanée de l’esprit humain vers des valeurs transcendantales.

Assmann, au contraire, insiste sur le rôle des systèmes de transmission culturelle et les diversités de chaque culture.

Centralité des textes et de la mémoire :

Jaspers met en avant les idées philosophiques et spirituelles universelles, tandis qu’Assmann insiste sur le rôle des textes écrits et des institutions mémorielles dans la formation des identités politiques et religieuses.

Émergence du monothéisme :

Assmann explore davantage les implications de la période axiale pour l'émergence du monothéisme, qu’il considère comme une révolution culturelle ayant des conséquences profondes sur les identités collectives.

3) En résumé

Jan Assmann apporte une profondeur anthropologique au concept de Jaspers, en examinant comment les textes, les pratiques mémorielles et les institutions ont contribué à structurer les identités politiques et religieuses des hautes civilisations. Là où Jaspers voit une évolution universelle de l'esprit humain, Assmann met en lumière la diversité des réponses culturelles et historiques, tout en montrant comment elles ont influencé la mémoire collective et l’organisation sociale.

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Et quel est le rapport entre ces deux philosophes allemands, qui ont planché sur la notion de "période axiale" et les travaux de Karen Armstrong dans l'anglosphère qui, elle aussi, réanime cette thématique philosophique qui avait été quelque peu oubliée?

Karen Armstrong, dans l’anglosphère, reprend et développe le concept de "période axiale" introduit par Karl Jaspers, en y apportant une perspective qui dialogue indirectement avec les travaux de Jan Assmann et enrichit l'approche en l'adaptant à des préoccupations contemporaines. Voici les liens et divergences entre ces trois penseurs :

1) Karl Jaspers et la conceptualisation initiale

Jaspers introduit l’idée d’une période axiale comme une époque historique entre 800 et 200 avant notre ère où les grandes civilisations du monde (Inde, Chine, Proche-Orient, Grèce) ont connu des transformations spirituelles et intellectuelles fondamentales.

Pour lui, cette époque marque la naissance des grands cadres de pensée universelle, comme la quête de transcendance, la réflexion éthique, et l’idée de l’individu en tant qu’agent moral.

Cette vision universaliste a marqué la réflexion philosophique et reste un socle théorique pour les travaux ultérieurs.

2) Jan Assmann et l’approche anthropologique

Assmann reprend l’idée de Jaspers, mais en s'intéressant aux mécanismes culturels qui ont permis la transmission des idées axiales.

Il met un accent particulier sur la mémoire culturelle et les textes fondateurs comme outils de transmission et de structuration des sociétés. Il explore notamment le rôle du monothéisme, qui émerge dans cette période, et ses implications sur l’identité collective et politique.

Là où Jaspers voyait une évolution presque simultanée et universelle de l’humanité, Assmann insiste sur les variations culturelles et les contextes historiques spécifiques des transformations de cette période.

3) Karen Armstrong et la réhabilitation de la période axiale

Dans son ouvrage The Great Transformation (2006), Karen Armstrong revisite le concept de période axiale avec un objectif clair: démontrer la pertinence contemporaine de cette époque fondatrice pour répondre aux crises éthiques, spirituelles et politiques actuelles.

Elle met en avant une lecture plus théologique et humaniste des figures et courants de cette période (Bouddha, Confucius, Socrate, les prophètes hébreux, etc.), en insistant sur leur quête commune: résoudre la souffrance humaine et instaurer une éthique universelle basée sur la compassion et la justice.

Elle partage avec Jaspers l’idée que ces transformations ont eu lieu simultanément dans des régions éloignées, mais elle souligne également leur intemporalité, en montrant comment elles peuvent inspirer le monde contemporain.

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4) Points de convergence entre Armstrong, Jaspers et Assmann

Une humanité en quête de transcendance et d'éthique :

Tous trois voient la période axiale comme une étape cruciale où l’humanité a développé des outils pour penser la condition humaine, la souffrance et le sens de l’existence.

Importance des figures fondatrices :

Jaspers met l’accent sur les grands penseurs, Assmann sur leurs textes et contextes, tandis qu’Armstrong explore leur message moral et spirituel.

Relecture de cette période pour le présent :

Armstrong, comme Assmann, fait un lien explicite entre les enseignements de cette époque et les défis contemporains, qu’il s’agisse de violence religieuse, de crise de sens ou de conflits identitaires.

5) Différences entre Armstrong et les philosophes allemands

Avec Jaspers :

Armstrong dépasse la vision purement philosophique ou métaphysique de Jaspers en mettant l’accent sur les dynamiques sociales et pratiques des religions de la période axiale. Elle insiste notamment sur leur rôle dans la création d’une éthique universelle fondée sur la compassion, une dimension que Jaspers aborde moins directement.

Avec Assmann :

Là où Assmann explore la période axiale à travers le prisme de la mémoire culturelle et des textes, Armstrong adopte une approche plus narrative et accessible, centrée sur les enseignements moraux des grandes figures axiales.

Armstrong insiste davantage sur les éléments de continuité spirituelle entre cette période et les enjeux actuels. Assmann, pour sa part, est plus attentif aux ruptures qu’elle introduit, notamment avec la "distinction mosaïque" et les tensions qu’elle crée dans les conceptions religieuses.

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6) Une synthèse des trois approches

Karen Armstrong peut être vue comme un pont entre les travaux de Jaspers et Assmann :

Elle partage avec Jaspers une fascination pour les révolutions spirituelles universelles et leurs implications philosophiques.

Elle s’aligne avec Assmann dans son intérêt pour les contextes historiques et culturels spécifiques, mais sans adopter son analyse érudite des textes ou son insistance sur les institutions mémorielles.

Sa vision, plus pratique et centrée sur l’éthique contemporaine, cherche à rendre la période axiale pertinente pour un large public, en tant qu’inspiration pour résoudre les crises modernes.

Conclusion

Les trois auteurs enrichissent le concept de période axiale de manières complémentaires : Jaspers offre une vision philosophique et universaliste, Assmann une lecture anthropologique et contextuelle, tandis qu’Armstrong donne une interprétation théologique et humaniste, axée sur les enjeux contemporains. Ensemble, leurs approches forment une constellation d’idées qui approfondissent notre compréhension de cette période fondamentale de l’histoire humaine.

Le Progrès, une idée de paresseux (Baudelaire)

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Le Progrès, une idée de paresseux (Baudelaire)

par Claude Bourrinet

L’idée que l’homme puisse être perfectible est, du point de vue chrétien, une hérésie. Si l’on accepte le postulat biblique du Péché originel, il n’est pas envisageable qu’il existe un quelconque progrès véritable. L’art de la table est susceptible de jouir d’améliorations succulentes, l’électricité a pu être appliquée à des machines, et aboutir à voiler les étoiles du ciel, les armes devenir plus performantes et témoigner du génie humain, les transports voués à la vélocité la plus vertigineuse, de façon que l’on se rend plus vite à son poste d’ennui, les divertissements démultipliés et à la portée de toutes les consciences, de tous les rêves, et la société arrimée au port démocratique, si bien que l’on rend grâce aux urnes d’être arrivé à bon port, la clé du bonheur ayant enfin été trouvée, il n’en demeure pas moins que, égrugée la mince pellicule de civilité laborieusement enduite sur la peau du citoyen satisfait, se découvre encore la chair du Vieil homme éternel.

Il n’y a guère de différence entre un Tatar de la Volga, brave guerrier de l’empire Mongol, et un client bedonnant de McDo, excepté que le premier aura été plus leste pour sauter à cheval. Mais la même soif de sang gît au fond de leurs cœur. Et il en est ainsi pour tous les hommes du présent, du passé, et de l’avenir. Seule l’occasion diffère, pour manifester sa puissance de haine, et son talent de tuer.

Le monde moderne est donc, depuis plusieurs siècles, fondé sur un sophisme. Et, en passant, l'Eglise moderne s'adonne au pélagianisme. La prétention des adeptes du progrès à avoir rendu l’homme meilleur, je ne dis pas seulement moralement, mais aussi dans son aspiration à la beauté, est une escroquerie, qui ne rencontre de succès que grâce à la fatuité de ceux qui entendent ce discours, et qui s'estimeront toujours supérieur à Marc-Aurèle, qui ne connaissait pas le rasoir électrique. En vérité, si, du point de vue de la morale, toutes choses étant égales par ailleurs, un Français du XXIe siècle est aussi vicieux qu’un Hellène du Ve siècle av. J.C., il n’est pas certain que sa capacité à exister sous le soleil soit plus intense.

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Au contraire. A ce niveau-là, nous avons régressé. L’homme rapetisse. Il aura bientôt atteint la taille du nain. Le monde est devenu une foire à la monstruosité la plus répugnante, parce que le crime, universel, se pare sans vergogne des oripeaux du Bien. Jadis, quand on trucidait son prochain selon la loi de la nature, on avait le meurtre franc et pour tout dire, honnête. Maintenant, il faut tortiller du croupion sur la chaise d’un Conseil de sécurité quelconque, pour débarrasser la terre de millions de coquins qui la polluaient.

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mercredi, 22 janvier 2025

Il n'y a pas d'histoire sans philosophie

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Il n'y a pas d'histoire sans philosophie

Alexandre Douguine

L'histoire est une séquence de blocs sémantiques appelés « événements ». Ceux-ci comprennent des personnalités, des processus, des changements, des oppositions, des catastrophes, des réalisations, des paysages sur lesquels tout cela se déroule et, en fin de compte, tout ce riche bloc de réalité à plusieurs niveaux s'élève jusqu'à sa signification. Et la signification d'un événement, à son tour, est inextricablement liée à la signification d'autres événements. C'est ainsi que se tisse la trame de l'histoire. En même temps, le sens d'un événement inclut la richesse infinie de ce qui constitue sa nature, son fondement.

L'histoire est donc quelque chose de spirituel, qui ne se révèle qu'à l'esprit philosophique rompu à la pratique de la contemplation des idées. L'histoire est un concept philosophique et même théologique; ce n'est pas par hasard que l'on parle d'histoire sacrée, où le sens des événements est révélé par des dogmes et des axiomes religieux, qui à leur tour révèlent ces dogmes et ces axiomes de manière détaillée et riche.

Toute l'histoire est structurée comme l'histoire sainte. Seules les versions séculières ont des dogmes et des axiomes différents - athées et matérialistes. Ici, à la place de Dieu, de l'Alliance, de l'Incarnation, du Salut, de la Providence, de l'eschatologie, se trouvent les lois immanentes de la terre, de la société, de la bio- et physio-logie, de la lutte inter- et intra-espèces, du destin, du climat, de la technologie, de la volonté de puissance, des formations historiques, etc.

L'histoire n'existe pas en dehors d'un système religieux ou idéologique

L'histoire n'existe pas en dehors d'un système religieux ou idéologique. Nous sommes aujourd'hui sur la voie des Lumières historiques. Il y a tout un décret présidentiel à ce propos. Mais nous n'avons pas de décret sur l'idée russe et la philosophie russe. Cela reste facultatif. De même, l'histoire reste suspendue dans un vide dogmatique et axiomatique. Pour l'un, cet événement signifie une chose, pour l'autre une autre, un troisième nie la signification même de cet événement, un quatrième en nie la réalité. Et il est impossible de réduire de force ce chaos et cet arbitraire en quelque chose d'unifié par un décret portant sur la seule histoire. Dans le meilleur des cas, un modèle artificiel superficiel sera formé, qui ne vivra de toute façon pas, même s'il est imposé à tous.

Nous devons nous engager à fond dans la philosophie

Jusqu'à présent, les autorités n'y prêtent aucune attention et la société ne s'y intéresse pas. Or, la philosophie, c'est le travail sur le code de programmation de la société. C'est le travail des programmateurs spéciaux de l'Esprit. Si nous n'avons pas de programmateurs souverains de l'Esprit, toutes nos disciplines historiques, sociales et humanitaires seront créées en dehors de la Russie, ce qui signifie que nous ne pouvons pas parler de souveraineté. Si l'État-Civilisation n'a pas de philosophie souveraine, cette souveraineté n'est finalement qu'une fiction.

Les philosophes sont en charge du sens des événements. Cela signifie qu'ils gèrent aussi les événements eux-mêmes. Il n'y a d'histoire à part entière que dans la société où il y a une philosophie à part entière. Sinon, la société et le pays vivent à la périphérie d'une autre civilisation, extérieure, dont les codes sont définis à l'extérieur et restent incompréhensibles. L'absence de souveraineté fait d'une société sans philosophie, et sans histoire, une société contrôlée de l'extérieur.

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C'est pourquoi nous, Russes, n'avons pas de consensus sur les débuts de la Rus - sur les Slaves, Rurik, la tradition pré-chrétienne, l'acceptation du christianisme.

Nous n'avons pas de consensus sur l'État kiévien, ni sur sa fragmentation, ni sur les conquêtes mongoles et l'existence de la Russie en tant que partie de l'empire de Gengis Khan et de la Horde d'or.

Nous n'avons pas de consensus sur Ivan le Terrible, la zemshchina, l'oprichnina et la théorie de Moscou-Troisième Rome. L'interprétation de la relation de notre Église avec le Phanar n'est pas claire.

Nous n'avons pas de consensus sur les premiers Romanov, et nous comprenons encore moins le schisme russe.

Nous avons une divergence d'opinion totale sur le 18ème siècle pétrinien.

Nous n'avons pas de vision commune du 19ème siècle et de son tournant conservateur. La querelle entre slavophiles et occidentaux est réduite à peu de choses, elle est abandonnée, bien qu'elle ne soit pas terminée.

Il n'est pas surprenant que nous n'ayons pas de consensus sur les événements de 1917. Aujourd'hui, nous ne comprenons apparemment pas la signification de ces événements et sommes enclins à croire qu'ils n'ont pas eu lieu du tout.

Nous ne comprenons pas du tout pourquoi l'URSS a pris fin et comment il se fait que les années 90 ont commencé et que le pays s'est effondré et a perdu sa souveraineté, se transformant en une colonie de l'Occident.

Nous ne comprenons pas comment et d'où vient Poutine en tant que phénomène historique. Nous comptons beaucoup sur lui, mais nous ne sommes pas en mesure de l'expliquer ou de l'interpréter, ni de comprendre les conditions qui ont conduit à son règne. Je veux dire dans le contexte historique où la philosophie fonctionne.

Nous ne comprenons pas la raison d'être de Medvedev, ni ce qu'il fait aujourd'hui sur son canal Telegram.

Nous ne comprenons pas bien pourquoi nous avons commencé l'Opération militaire spéciale en 2022 et pourquoi nous ne l'avons pas fait en 2014. Il n'y a pas de consensus. Chacun à sa manière de voir et d'interpréter l'événement.

Personne n'est déconcerté par le fait qu'au cours des 40 dernières années, presque la même élite russe a changé à plusieurs reprises d'idéologie pour en adopter une autre, mais avec une apparence intelligente et importante, aujourd'hui grise et décrépite, elle continue à enseigner au peuple aveugle quelque chose qui lui est propre et que l'on ne comprend guère. Nous ne pouvons expliquer à personne, et d'abord à nous-mêmes, comment un membre du Komsomol devient un libéral, et un libéral devient un anti-libéral et un patriote, et ensuite, très probablement, un libéral et un anti-patriote à nouveau. La seule clé d'interprétation dont nous disposons est la célèbre chanson de la popstar Instasamka (photo).

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Mais à partir de tout cela, il est tout simplement impossible de tresser le tissu spirituel de l'histoire russe. Et une nation qui n'a pas d'histoire n'a pas d'avenir. Or, l'avenir est aussi l'histoire, sa dimension nécessaire.

Dans un récit de Yuri Mamleyev, il y avait un personnage, une femme victime de violence, qui, lorsque le juge lui demandait s'il y avait eu violence ou non, bégayait soudain et répondait une seule phrase étrange : « C'est tombé tout seul ». C'est à cela que ressemble notre histoire: quelque chose est tombé tout seul. On ne sait pas très bien quoi, quand, où, qui l'a poussé, pourquoi... Mais ce n'est pas ce qu'est l'histoire. Ce n'est pas du tout cela.

lundi, 20 janvier 2025

Hegel et le saut platonicien

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Hegel et le saut platonicien

La philosophie politique de Hegel est très complexe. Elle s'appuie sur l'ensemble de son tableau philosophique. Comme nous l'avons vu, toute philosophie a toujours la possibilité de susciter une dimension politique.

Alexandre Douguine

Le 14 novembre 1831, le plus grand philosophe romantique de l'histoire mondiale de la pensée, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), est mort. Heidegger, tout comme Nietzsche, considérait Hegel comme celui qui avait achevé l'histoire de la philosophie du Logos occidental et comme celui qui incarnait l'apogée de l'histoire de la philosophie et de la philosophie en général. Si Platon était le philosophe du début, Hegel et Nietzsche étaient les philosophes de la fin. En ce sens, Hegel est le philosophe de la fin.

Tout est altérité de l'Autre

La philosophie politique de Hegel est très complexe. Elle s'appuie sur l'ensemble de son tableau philosophique. Comme nous l'avons vu, toute philosophie a toujours la possibilité de susciter une dimension politique. Comme Platon, Hegel, dans sa philosophie du droit, fait ce geste, prend toute sa philosophie et l'applique à la politique, c'est-à-dire qu'il situe explicitement la place de la philosophie politique dans le contexte de l'ensemble de sa philosophie. Par la philosophie, il explique la philosophie politique, en même temps qu'il clarifie la politique par sa dimension métaphysique.

À cet égard, Hegel est un philosophe classique qui inclut implicitement la philosophie politique. En ce sens, Heidegger avait parfaitement raison lorsqu'il disait que si l'on comprenait la Phénoménologie de l'Esprit, on pouvait en déduire tout le reste. En ce qui concerne la lecture, deux ouvrages fondamentaux de Hegel sont habituellement proposés : La Phénoménologie de l'Esprit et La Philosophie du Droit.

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L'idée fondamentale de Hegel est qu'existe l'Esprit subjectif primordial, l'« esprit pour soi » (en allemand: der subjektive Geist). Ce point coïncide avec la thèse théologique sur l'existence de Dieu - l'Esprit subjectif est Dieu pour lui-même. Afin de s'employer pour l'Autre, cet Esprit subjectif se projette dans l'Esprit objectif (en allemand: der objektive Geist) dans lequel il devient nature et matière, c'est-à-dire que le sujet se projette dans l'objet.

On notera ici la différence fondamentale avec la topologie cartésienne qui a prédéterminé la structure de la modernité. Pour Descartes, il existe un dualisme entre le sujet et l'objet, alors que Hegel tente de supprimer ce dualisme et de surmonter le pessimisme épistémologique de Kant en distinguant la matière ou l'objet de l'Esprit. En fait, il ne s'agit que d'un développement du modèle kantien du « je suis » absolu, mais pris dans un modèle dynamique et dialectique. Si Fichte était une réaction à Kant, Hegel est une réaction à Fichte, mais en dialogue constant avec Kant et le cartésianisme.

Ainsi, Hegel soutient qu'il existe un esprit subjectif qui se révèle à travers l'esprit objectif par le biais de l'aliénation dialectique. La Thèse est l'Esprit subjectif et l'Antithèse est l'Esprit objectif, c'est-à-dire la nature. La nature n'est donc pas la nature puisque, selon Hegel, rien n'est identique à soi, mais tout est altérité de l'Autre, d'où le terme de « dialectique ».

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Le cycle du départ et du retour : l'esprit absolu

En d'autres termes, il y a l'Esprit subjectif en tant que tel qui se projette comme Antithèse. C'est ainsi que commence l'histoire. Pour Hegel, la philosophie de l'histoire est d'une importance fondamentale car l'histoire n'est rien d'autre que le processus de déploiement de l'Esprit objectif qui acquiert à chaque nouvelle étape sa composante spirituelle qui constitue son essence. Mais le premier acte de l'Esprit objectif est de cacher son caractère spirituel, de s'incarner dans la matière ou la nature, et ensuite, tout au long de l'histoire, cette altérité de l'Esprit subjectif revient, par l'homme et l'histoire humaine, à son essence.

Mais il s'agit alors d'une nouvelle essence ; ce n'est plus l'Esprit Subjectif (l'« esprit pour soi ») ni un « esprit pour un autre », mais un « esprit en soi ». En d'autres termes, l'esprit revient à lui-même par sa propre aliénation. C'est ainsi qu'apparaît le cycle du départ et du retour, ce dernier étant plus important pour Hegel que le départ. Ce dernier crée les conditions préalables au retour, et le retour, passant le cycle entier, revient à l'esprit subjectif lui-même, devenant le troisième esprit - l'esprit absolu (en allemand: der absolute Geist). Autrement dit, il y a d'abord l'esprit subjectif, puis l'esprit objectif et enfin l'esprit absolu.

L'Esprit absolu, selon Hegel, se déploie au cours de l'histoire humaine et se dirige vers la fin de l'histoire.

Le sens de l'histoire est la réalisation de l'Esprit à travers la matière. D'abord, l'Esprit est lui-même, mais n'est pas conscient de lui-même, puis il commence à se réaliser, mais n'a pas de "lui-même". La nature abrite en elle-même les conditions préalables de l'histoire parce qu'elle est un élément de l'histoire. D'où l'histoire des religions, l'histoire des sociétés, et comme résultat du déploiement de l'Esprit à travers l'histoire, elle atteint son apogée à la fin de l'histoire, quand l'Esprit est pleinement conscient et est alors lui-même. Thèse, Antithèse, Synthèse. Ainsi, l'histoire est terminée.

Il s'agit là d'une image générale de la philosophie de Hegel, qui comporte de nombreuses nuances et complexités. Ainsi, selon Hegel, l'histoire évolue positivement, mais il s'agit d'un positivisme différent de celui de la philosophie de la Grande Mère. Le commencement titanesque implique qu'au début il y avait du moins et ensuite du plus. Dans sa lecture de Hegel, Marx a supprimé l'esprit subjectif et dit qu'il existe une nature qui se perfectionne elle-même. Il rétablit ainsi la philosophie de la Grande Mère selon laquelle tout croît à partir de la matière et de la nature.

Mais Hegel n'est pas Marx. Chez Hegel, cette croissance, ce processus, ce mouvement du bas vers le haut est basé sur le fait qu'au début, il y a eu un saut vers le bas. D'abord l'Esprit saute et tombe dans la nature, et donc la nature commence à croître, et la nature n'est pas tant autre qu'elle est l'altérité de l'Esprit. L'antithèse de l'Esprit n'est pas simplement son opposé, car il est lui-même sous une forme retirée. Le concept de « retrait » chez Hegel est très important, car l'Antithèse ne détruit pas la Thèse, mais la retire, l'absorbe et la démontre ensuite à travers la Synthèse.

Par conséquent, la thèse n'est pas absolue et l'antithèse n'est pas absolue. Elles sont toutes dialectiquement dépendantes. Seule leur synthèse est absolue, ce qui permet d'éliminer la thèse et l'antithèse. En ce sens, la compréhension hégélienne de l'histoire comme déploiement de l'Esprit se fait par phases: il y a l'Esprit subjectif (préhistorique), l'Esprit objectif, qui se manifeste à travers l'histoire, et enfin l'Esprit absolu, qui se manifeste à travers la tension supérieure de l'histoire, à travers la création d'une sorte de sommet culturel et sociopolitique, la pyramide de l'Esprit, qui est finalement devenu l'Absolu.

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Hegel et l'idée de l'État allemand

Quelle est la place de la philosophie politique dans ce contexte ? Il est clair que, dans un certain sens, l'histoire devient politique. C'est pourquoi Hegel conçoit l'évolution des systèmes, des modèles et des régimes politiques comme des moments de devenir de l'Esprit absolu. La politique est la cristallisation de la synthèse. L'histoire politique est le mouvement de l'Esprit vers le devenir absolu. La politique est l'histoire de l'absolutisation de l'Esprit.

Hegel établit une hiérarchie entre les différentes formes politiques. D'une part, il s'agit d'une hiérarchie évolutive puisque chaque régime est meilleur que le précédent. Mais, contrairement aux idées de Marx, cette évolution n'est pas seulement le reflet de l'Antithèse, elle n'est pas le développement de la matière ou de la nature. Il s'agit de la distinction de l'Esprit qui était à l'origine inhérent à la matière et à la nature. Il n'y a donc pas de matérialisme ici. Il s'agit d'un schéma complexe qui combine l'option platonicienne (au début, il y avait l'Esprit et non la matière) et le modèle évolutionniste (dans lequel nous commençons à considérer l'histoire à partir de l'Antithèse, ce qui rappelle l'idée de la Grande Mère). Marx a évacué la partie platonicienne, d'où sa réinterprétation de Hegel dans un sens exclusivement matérialiste. Mais Hegel est plus complexe.

Un autre point important chez Hegel est la façon dont il définit la fin politique de l'histoire, le sommet du devenir de l'histoire politique et l'expression de l'Esprit absolu. Hegel dit ici quelque chose d'intéressant à propos de la Prusse et de l'État allemand. Les Allemands n'avaient pas d'État, donc historiquement il n'y avait pas d'expression de ce type. Ainsi, les Allemands absorbent la logique du mouvement mondial, et l'État prusso-allemand est l'expression de l'Esprit absolu. Toute l'histoire est donc un prélude à la formation de l'Allemagne au 19ème siècle. Hegel disait que les grands peuples sont ceux qui ont soit un grand État, soit une grande philosophie. Selon lui, les Russes ont un grand État, alors qu'au 19ème siècle, les Allemands n'avaient aucun État. Il s'ensuit que les Allemands doivent avoir une grande philosophie, puis un grand État.

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Le plus frappant est que Hegel a formulé la philosophie d'un grand État allemand avant que l'Allemagne n'apparaisse sur l'échiquier européen. Il a forgé cette théorie alors qu'il vivait lui-même dans une Allemagne fragmentée en principautés qui n'avait rien d'un État puissant et fort. Hegel a rassemblé l'Allemagne, l'a dotée d'une mission intellectuelle et a créé, avec Fichte et Schelling, le concept idéaliste et romantique de l'État allemand en tant qu'expression de l'Esprit devenant absolu. L'apogée et la fin de l'histoire, selon Hegel, est donc l'État allemand.

De plus, Hegel pensait que le système politique le plus optimal était une monarchie éclairée dominée par des philosophes politiques hégéliens, porteurs de la synthèse de l'esprit du monde entier, qui reconnaissent la logique de l'histoire mondiale. Hegel se considérait comme un prophète de la philosophie, de l'humanité et de l'Allemagne et, dans un certain sens, comme un mystique. Sur le plan méthodologique, la philosophie de Hegel était absolument rationnelle, mais elle était irrationnelle dans ses prémisses. Il a étayé l'idée que la société civile, la Révolution française et l'époque des Lumières constituaient un autre moment dialectique dans la formation de la monarchie éclairée. La société civile est ce qui permet à la monarchie de se développer et que la monarchie abolit ensuite. Hegel était donc un monarchiste mystique qui considérait que la logique de l'histoire était le chemin des différentes formes politiques vers la monarchie à la façon russe.

Il n'est pas surprenant que cette idée ait été reprise par les fascistes italiens, en particulier dans la théorie de l'État italien de Giovanni Gentile, qui était un hégélien. Paradoxalement, ni le fascisme ni le nazisme ne peuvent être considérés comme des représentants du nationalisme classique. Dans ces deux visions du monde, certains éléments ne se prêtent pas à être considérés comme des formes classiques ou même radicales du nationalisme bourgeois européen, car dans ce cas, l'ajout de l'instance hégélienne sous la forme de l'Esprit subjectif et toute la métaphysique de l'histoire que Gentile a posée dans les fondements de la théorie du fascisme italien n'étaient que de l'hégélianisme appliqué à l'Italie.

Bien qu'il soit considéré comme un classique de la philosophie politique, Hegel est un cas plutôt complexe, composite. Sa philosophie politique ne reflète pas l'idéologie de la troisième voie, et la théorie marxiste a été construite sur un hégélianisme métaphysiquement tronqué. En d'autres termes, l'hégélianisme « de gauche » est devenu la base de la deuxième théorie politique, et l'hégélianisme « de droite » a influencé certaines des particularités de la troisième théorie politique. Par ailleurs, l'idée hégélienne de la fin de l'histoire a été reprise et appliquée au modèle libéral par son élève Alexandre Kojève [1], son disciple Francis Fukuyama et d'autres philosophes. Marx a appliqué la « fin de l'histoire » au communisme, Gentile à l'État et certains philosophes hégéliens au triomphe de l'ordre mondial libéral. Selon ces derniers, la société civile n'est donc pas un prolégomène à la monarchie (comme le pensait Hegel lui-même), mais l'apogée du développement de la civilisation humaine.

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Cette idée a été reprise comme prémisse par Francis Fukuyama, qui a employé le terme de « fin de l'histoire ». Ce terme était d'une importance fondamentale pour Hegel dans la mesure où il marquait le moment final de l'accomplissement par l'Esprit de sa phase absolue à travers l'histoire, le moment dialectique du retour de l'Esprit à lui-même, en lui-même et pour lui-même - la Synthèse.

Ainsi, nous pouvons trouver dans l'hégélianisme les trois idéologies classiques de la modernité, mais cela ne signifie pas que l'hégélianisme puisse être qualifié du point de vue de l'une ou l'autre d'entre elles. Hegel est plus large que toutes les théories politiques de la modernité et ne tombe donc en aucune d'entre elles. Il y a donc dans l'hégélianisme ce qui a été volé par fragments par les trois idéologies politiques de la modernité, ainsi que ce qui n'a pas été pris, comme l'idée de l'Esprit subjectif primordial qui précède tout mouvement descendant. Cet élément du saut platonicien primordial, le néoplatonisme, qui transite ensuite dans des topologies plus ou moins progressives-évolutives, nous permet de ne pas classer Hegel parmi les philosophes ou philosophes politiques de la modernité, car, comme nous l'avons vu, le paradigme de la modernité ne présume aucune composante matérielle préalable.

Une lecture non libérale, non marxiste et non fasciste de Hegel nous permet de révéler ses composantes pour une alternative à la modernité et de l'intégrer dans la Quatrième Théorie Politique. Par cette opération, nous déplaçons Hegel de l'époque de la modernité dans laquelle il a vécu et pensé vers un autre contexte. Il s'agit d'un autre Hegel, d'une autre philosophie politique de Hegel dans laquelle l'accent est mis sur le saut platonicien vers le bas. Cette partie de sa philosophie n'a pas reçu, et ne pouvait pas recevoir, d'incarnation politique dans le cadre du paradigme de la modernité. Néanmoins, elle peut trouver son expression dans le contexte de la Quatrième théorie politique.

Note :

[1] Le philosophe russe Alexandre Kozhevnikov a changé son nom en Alexandre Kojève après avoir émigré.

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dimanche, 19 janvier 2025

L’Anti-Système: le concept de Lev Goumilev s’applique de manière étonnamment pertinente à l’Occident d’aujourd’hui

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L’Anti-Système: le concept de Lev Goumilev s’applique de manière étonnamment pertinente à l’Occident d’aujourd’hui

Brecht Jonkers

Source: https://brechtjonkers.substack.com/p/the-anti-system?publ...

 « Essentiellement, les anti-systèmes sont des visions négatives du monde : des ensembles cohérents d’enseignements qui organisent et rationalisent les pulsions prédatrices déterminant le comportement d’un groupe ethnique ou sous-ethnique. Goumilev les qualifiait de "concepts vampires", incarnant un sens profond et diabolique du dessein ».

Dans leurs spécificités, les anti-systèmes varient grandement d’un groupe à l’autre et selon les périodes historiques, mais ils partagent certaines convictions et orientations fondamentales. Ils se caractérisent toujours par une "vision négative du monde", considérant l’univers matériel et les domaines de la vie quotidienne comme un lieu de souffrance et la source de tous les maux. En conséquence, tous les anti-systèmes prônent le rejet du monde matériel (mirootritsanie ou zhizneotritsanie) dans toute sa complexité et diversité, au profit de principes abstraits simplifiés et d’idéaux absolus et inflexibles.

En effet, le zhizneotritsanie est le principal sentiment motivationnel de l’anti-système, exprimé généralement soit par un appel à remodeler le monde, soit plus simplement à le détruire.

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Cette hostilité générale envers le monde est liée à une hostilité plus spécifique envers les réalités écologiques de la biosphère. Dans un anti-système, « l’homme s’oppose à la nature, qu’il considère comme un domaine de souffrance. Pourtant, il est contraint d’inclure son propre corps dans la biosphère qu’il rejette, et dont il devient nécessaire de "libérer son âme", c’est-à-dire sa conscience. »

De nombreuses méthodes ont été proposées pour accomplir cela, mais le principe sous-jacent reste toujours le même : le rejet du monde [naturel] comme source du mal.

En fin de compte, bien sûr, cette lutte ne peut être que vaine, car aucun anti-système chimérique n’est capable d’extraire complètement un groupe ethnique de son emplacement écologique, qu'il occupe dans le monde naturel. Ainsi, plutôt qu’une véritable libération de l’environnement naturel, l’anti-système convoque ses adeptes à une lutte qui ne peut conduire qu’à la profanation et à la destruction écologiques.

Un anti-système viole toutes les qualités naturelles positives de la vie ethnique. La vénération de l’héritage et de la tradition qui, dans des ethnies saines, opère à travers la structure familiale par l’héritage signalétique et contribue à maintenir l’intégrité et la continuité ethniques, est rejetée. Au contraire, un anti-système se tourne obsessionnellement vers l’avenir plutôt que de regarder avec révérence vers le passé, et il est dominé par des individus ayant un "sens du temps futuriste". Les valeurs et attitudes antisystémiques sont codifiées et formalisées à travers des textes écrits stylisés, qui ne peuvent être absorbés spontanément mais doivent être expliqués et enseignés de manière formaliste.

« Et la différence entre les traditions "vivantes", absorbées par les enfants au cours de leur éducation, et les traditions "fabriquées" (sdelannye), c’est-à-dire celles basées sur des livres, est la même que celle entre les organismes vivants et les objets inanimés. Les premières, lorsqu’elles périssent [naturellement], renaissent sous forme de leur postérité. Les secondes, en revanche, sont progressivement détruites, sans espoir de résurrection. » (Mark Bassin, The Gumilev Mystique).

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dimanche, 12 janvier 2025

L'importance de Giorgio Locchi aujourd'hui

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L'importance de Giorgio Locchi aujourd'hui

par Alexander Raynor

Source: https://www.arktosjournal.com/p/why-giorgio-locchi-matter...

« Je n'ai eu que deux maîtres: Friedrich Nietzsche et Giorgio Locchi. Je n'ai jamais rencontré le premier, j'ai rencontré le second », a écrit l'influent philosophe français Guillaume Faye. « Je pèse mes mots: sans Giorgio Locchi et son œuvre, la véritable chaîne de défense de l'identité européenne se serait probablement brisée ».

Giorgio Locchi (1923-1992) était un philosophe, journaliste et intellectuel italien qui, malgré une reconnaissance relativement limitée de son vivant, a exercé une profonde influence sur la pensée culturelle et politique européenne dans la seconde moitié du 20ème siècle. Travaillant principalement depuis Paris en tant que correspondant à l'étranger pour le journal italien Il Tempo, Locchi a développé un système philosophique sophistiqué qui intègre des idées de Friedrich Nietzsche, Richard Wagner et Martin Heidegger, tout en apportant des contributions originales à notre compréhension de l'histoire, du temps et de l'identité culturelle.

Il existe plusieurs raisons impérieuses de lire Locchi aujourd'hui :

Premièrement, il fournit l'une des analyses les plus rigoureuses, soit une analyse philosophiquement sophistiquée, sur la manière dont les différentes conceptions du temps et de l'histoire façonnent les civilisations. S'inspirant des innovations musicales de Wagner et du concept d'éternel retour de Nietzsche, Locchi a formulé une vision « sphérique » du temps historique qui s'oppose aux conceptions linéaires, progressives et cycliques. Pour Locchi, chaque moment historique contient simultanément les dimensions du passé, du présent et du futur, de la même manière qu'un morceau de musique conserve sa cohérence grâce à l'interaction entre la mémoire, les notes actuelles et l'anticipation. Cela permet de mieux comprendre la manière dont les cultures se comprennent elles-mêmes et leurs trajectoires.

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Deuxièmement, Locchi offre une perspective unique sur la relation entre la musique, le mythe et l'identité culturelle. Son analyse des opéras de Wagner va au-delà des interprétations standard pour révéler comment la musique peut exprimer des visions du monde fondamentales et façonner la conscience historique. Il voit dans l'utilisation innovante par Wagner de leitmotivs et de mélodies sans fin un moyen de représenter la nature multidimensionnelle du temps historique. Cela rejoint son argument plus large sur la façon dont les mythes et les récits culturels structurent la façon dont les sociétés se comprennent elles-mêmes et leur destin.

Troisièmement, Locchi a développé une théorie originale sur la façon dont les tendances historiques émergent et évoluent à travers des phases mythiques, idéologiques et synthétiques distinctes. Cette théorie fournit un cadre utile pour comprendre les mouvements culturels et politiques. Selon lui, les nouvelles tendances historiques apparaissent d'abord sous une forme mythique, puis se divisent en idéologies concurrentes, avant d'aboutir éventuellement à une résolution synthétique. Cela permet d'expliquer les modèles que nous observons dans la manière dont les mouvements se développent et se transforment au fil du temps.

Le cœur de la pensée de Locchi porte sur la manière dont les sociétés et les cultures conservent leur cohérence et leur identité au fil du temps. Il a constaté que les différentes civilisations sont façonnées par des « tendances » distinctes - des schémas profonds de pensée et de sentiment qui structurent la façon dont elles perçoivent le monde et leur place dans l'histoire. Ces tendances ne sont pas seulement des idées abstraites, mais s'expriment à travers l'art, le rituel, la politique et l'organisation sociale.

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L'une de ses principales idées a été de reconnaître que les tendances passent par des phases distinctes. Dans la phase mythique, une tendance s'exprime à travers des symboles et des récits puissants qui unissent les opposés dans une vision originale. Dans la phase idéologique, cette unité se brise en interprétations concurrentes. Dans la phase synthétique, ces conflits peuvent être résolus dans une nouvelle unité, mais cela n'est pas garanti.

Locchi s'intéressait particulièrement à la manière dont la civilisation européenne contenait des tendances concurrentes - l'une s'exprimant dans le christianisme et l'égalitarisme moderne, l'autre dans les diverses tentatives de faire revivre les traditions et les valeurs européennes plus anciennes. Il voyait en Wagner une figure cruciale qui avait atteint une nouvelle expression mythique susceptible de régénérer la culture européenne - le mythe surhumaniste (1).

Cela rejoint un autre aspect important de la pensée de Locchi : son analyse de la manière dont les sociétés maintiennent une continuité culturelle tout en évoluant et en se transformant. Il a souligné que les cultures saines ont besoin à la fois de la mémoire des origines et de l'ouverture sur l'avenir. Son concept de temps sphérique permet d'expliquer comment cela est possible - le passé n'a pas simplement disparu mais reste actif dans la façon dont nous nous comprenons et dont nous envisageons nos possibilités.

L'œuvre de Locchi mérite d'être étudiée attentivement, car elle allie rigueur philosophique et sensibilité à l'art, au mythe et à la culture. Bien que ses écrits soient parfois denses et difficiles, il met en lumière des questions fondamentales sur la manière dont les sociétés maintiennent leur cohérence et leur identité à travers le temps. Ses idées sur la relation entre la musique, le mythe et la conscience historique restent très pertinentes.

La compréhension de Locchi sur la manière dont les nouveaux mouvements culturels et politiques émergent et se développent est particulièrement précieuse. Son analyse du schéma mythique-idéologique-synthétique permet d'expliquer à la fois comment les mouvements prennent leur élan initial grâce à des visions fondatrices puissantes, et comment ils peuvent ensuite se fragmenter et potentiellement se transformer. Ce cadre reste utile pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques contemporaines.

Locchi apporte également des éclaircissements importants sur le rôle de l'art et de la culture dans la formation de la conscience historique. Son analyse de Wagner montre comment les innovations artistiques peuvent exprimer et contribuer à créer de nouvelles façons de comprendre le temps et l'histoire. Cela suggère l'importance continue de l'art et de la culture dans la façon dont les sociétés se perçoivent et perçoivent leurs possibilités.

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La lecture de Locchi aujourd'hui est précieuse car il aborde des questions fondamentales sur l'identité culturelle et la conscience historique qui demeurent pressantes. Comment les sociétés maintiennent-elles la continuité tout en évoluant ? Comment les différentes conceptions du temps façonnent-elles la manière dont les cultures se comprennent elles-mêmes ? Quel rôle l'art et les mythes jouent-ils dans la structuration de la compréhension historique ? Le traitement sophistiqué de ces questions fournit des ressources conceptuelles pour relever les défis contemporains.

Bien que certains aspects de la pensée de Locchi soient le produit de son contexte historique, ses idées fondamentales sur la relation entre le temps, l'identité et la culture restent très pertinentes. Son analyse de l'émergence et de l'évolution des tendances permet d'éclairer les dynamiques culturelles et politiques actuelles. Son insistance sur l'importance de l'enracinement et de l'ouverture sur l'avenir s'inscrit dans les débats actuels sur la tradition et le changement.

L'œuvre de Locchi est également précieuse parce qu'elle réunit de manière originale de multiples traditions intellectuelles. Sa synthèse des idées issues de la musique, de la philosophie et de l'analyse culturelle démontre la valeur de la pensée interdisciplinaire. Bien que son écriture puisse être exigeante, la profondeur et la sophistication de sa pensée méritent d'être étudiées attentivement.

Pour comprendre Locchi, il est utile de commencer par ses œuvres les plus accessibles, comme Définitions, avant de s'attaquer à ses textes philosophiques plus denses. Son analyse de Wagner constitue un bon point de départ pour aborder ses idées plus générales sur le temps, le mythe et l'identité culturelle. Bien que tous les lecteurs ne soient pas d'accord avec ses conclusions, son traitement rigoureux des questions fondamentales sur la manière dont les sociétés maintiennent leur cohérence à travers le temps reste précieux.

En conclusion, Giorgio Locchi mérite une attention renouvelée en tant que penseur profond qui éclaire des questions cruciales sur l'identité culturelle, la conscience historique et la transformation sociale. Son analyse sophistiquée du temps, des mythes et des tendances offre des ressources conceptuelles pour comprendre le passé et le présent. Bien que son travail puisse être difficile, il mérite d'être étudié attentivement par toute personne intéressée par les questions de continuité et de changement culturels. Ses idées sur la façon dont les sociétés maintiennent leur cohérence tout en évoluant restent très pertinentes pour les débats contemporains.

Commandez les Définitions de Giorgio Locchi ici: 

En langue française: https://boutique.institut-iliade.com/product/definitions-...

En langue anglaisehttps://www.amazon.com/dp/1917646046

Note:

(1) L'idée du mythe surhumaniste est explorée dans l'autre ouvrage majeur de Locchi : Nietzsche, Wagner e il mito sovrumanista (Nietzsche, Wagner et le mythe surhumaniste). Pour mieux comprendre ce concept, vous pouvez consulter l'entretien qu'Éléments a réalisé avec le fils de Giorgio, Pierluigi Locchi. La traduction anglaise de cet entretien est disponible ici:

https://www.thepostil.com/giorgio-locchi-and-the-suprahumanist-myth/

vendredi, 10 janvier 2025

De la xénophobie, du nationalisme, de la noblesse

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De la xénophobie, du nationalisme, de la noblesse
 
par Claude Bourrinet
 
L'erreur mortelle (car elle dévalua irrémédiablement les principes de sa vision du monde) de la droite historique (non du libéralisme, de "droite" et de "gauche", qui n'a aucun principe que celui du marché et de la chosification du vivant), fut la xénophobie, dont les déclinaisons modernes (à partir de la fin du moyen âge) furent le nationalisme et, dès le XIXe siècle, le racisme à prétention scientifique.
 

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Disons-le tout de suite : l'aristocrate, pour peu qu'il le soit, n'est ni hostile à l'étranger, ni "nationaliste". Le Cid campeador, à l'origine de l'un de nos plus grandes drames, en pleine guerre contre l'Empire castillan, était le héros de notre ennemi héréditaire, l'Empire des Habsbourg. Cela n'a pas empêché le public parisien de l'admirer, ainsi que cette figure sublime de la femme incarnée par Chimène. Et, pour ceux qui verraient dans El Cid campeador un chef de la Reconquista (ce qu'il fut, effectivement), lisez bien le chef d'oeuvre de Corneille: le récit de la bataille de Séville comporte des louanges à l'égard des chefs musulmans :
 
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent.
 
La noblesse reconnaît dans la noblesse des peuples différents une caste de semblables, dont l'approche est aisée, car elle est soumise à la même éthique, et se fait respecter en adoptant les mêmes signes d'appartenance à une humanité rendue digne par la maîtrise d'un comportement et d'une sociabilité délivrés des haines tribales.
 
Et comme l'aristocrate est aussi un guerrier, cette reconnaissance réciproque des vertus et de la dignité de gens qui sacrifient leur vie biologique pour se montrer à la hauteur de leur générosité s'est gardée dans le métier militaire, jusqu'à ce que l'idéologie nationaliste en pervertisse la nature. Les guerres de religions avait d'ailleurs empoisonné l'idéal chevaleresque. L'ennemi, le chevalier, ou le guerrier, ou même le militaire d'en face n'était plus perçu comme un adversaire digne de considération, mais comme le diable dont il faut débarrasser le monde. Cette propension à réduire l'ennemi à l'état inférieur à l'animal (car le chasseur ne hait pas son gibier) s'est ménagée une place de choix dans cette gigantomachie infernale que sont les luttes politiques inexpiables, qui sont des guerres civiles en même temps que des guerres de religions sécularisées. Elles ensanglantèrent l'Europe et le monde durant les deux siècles derniers, à partir de la Révolution française, et sans doute même, en allant plus loin dans le passé, depuis la révolution puritaine anglaise du XVIIe siècle.
 
Car la conception de la nation, dans sa logique égalitariste (égalitarisme et nationalisme sont les deux sources de la modernité, avec sa conséquence, l'individualisme), gomme les distinctions intérieures du royaume, ce que l'on appelait jadis les "conditions". Au lieu de servir son seigneur, son roi, selon son rang, sa vocation héréditaire, soit en combattant, en versant son sang, soit en travaillant, soit en priant, on se voue à la patrie, et, plus tard, à la nation, et le Français fait disparaître le noble, le prêtre, le paysan, le bourgeois. Partant, il n'y a plus de dénominateur commun, d'unique raison d'être, que l'appartenance à une même communauté liée par un Etat de plus en plus froid et technique.
 

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L'Ecole, la Presse, la grande industrie, le service militaire, les grandes boucheries, ont réussi à confondre en une même masse des êtres qui n'étaient pas faits pour se côtoyer. Cette fusion a continué avec l'avènement de l'audio-visuel, qui a élargi le troupeau à un monde dominé par l'éthos américain. Les singularités ont disparu dans cet univers indifférencié que, finalement, seul le pouvoir de l'argent parvient à hiérarchiser, avec son venin de ressentiment, car la hantise de l'égalité sape en permanence cette brutale inégalité infligée par le plus vil instrument de séparation entre les hommes.
 
De ce fait, la haine tend-elle, soit à se traduire en révolte, en soulèvement, soit, le plus souvent, à dériver vers le rejet et le mépris de ceux qui ne ressemblent pas aux membres du troupeau. La xénophobie, le racisme, outre qu'ils relèvent d'un réflexe plébéien d'une bassesse répugnante, sont une arme efficace dans les mains des puissances de l'argent. L'individu exploité, et qui considère son humiliation comme une injustice, sera soulagé - et, partant, verra sa douleur décroître - s'il distingue, au-dessous de sa misérable condition, un état encore pire que le sien, et d'autant plus exécrable, qu'il est attaché à des signes extérieurs de disqualification, comme l'origine ethnique, la couleur de la peau, la langue etc. Et son émotion grandira lorsqu'il trouvera parmi ceux qui lui ressemblent des complices dans cette détestation, qui se traduira dans une sorte de communion: on aimera le compatriote comme on aime soi-même, on se fondra dans un magma fébrile, qui n'est que l'expansion hyperbolique du moi hystérique. Les manifestations tapageuses des patriotes enfiévrés ne sont guère différentes des hourvaris des supporters glapissant dans les stades de football.
 

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En admettant que le monde soit un combat - mais il est aussi méditation, paix, rêve, enchantement, amour, poésie ! - il n'est pas fatal qu'il devienne une rixe de vilains où tous les coups soient permis. On laissera ces plaisirs aux voyous, aux chemises brunes, noires, ou rouges. Il y a des luttes politiques qui semblent des querelles de chiens. Il n'est pas interdit, tout en montrant sa bravoure (et, soit dit en passant, je ne connais pas de plus haut courage que d'affronter, seul, ou en petit groupe, en happy few, une masse ignare et haineuse soudée par les instincts les plus sales), de garder la tête haute, ne serait-ce que pour voir plus loin ! et de respecter, comme l'expression de la loi la plus sacrée du Cosmos, un comportement qui soit digne d'un homme.
 
Être homme, ce n'est pas si facile ! Et si la noblesse a disparu de la scène historique, en tant qu'Ordre social et politique, le flambeau brûle encore, que l'on peut encore ramasser.

Chesterton et Borges

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Chesterton et Borges

Par Juan Manuel de Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/chesterton-y-borges-por...

Un siècle et demi après sa naissance, les œuvres de Gilbert Keith Chesterton sont encore régulièrement réimprimées et sa figure fait l'objet d'un « culte » croissant. Il est en effet paradoxal (mais un écrivain aussi doué pour le paradoxe que Chesterton ne pouvait avoir d'autre destin) qu'une époque qui s'acharne à ne pas croire tout ce en quoi Chesterton croyait avec ferveur s'acharne également à vénérer Chesterton. Car le scepticisme terminal et putrescent de notre époque n'a pu venir à bout du talent foisonnant du créateur du Père Brown, avec sa tonne de bon sens, avec la bonne santé rugissante de son argumentation et la splendeur de son style, qui débordait sur tous les genres.

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Chesterton, qui dans ses dernières années était un auteur de plus en plus vilipendé par ses compatriotes, a néanmoins joui en Espagne et dans d'autres pays catholiques d'une popularité qui s'est prolongée tout au long des années 1940 et 1950. Mais dans la seconde moitié du siècle dernier (alors que les pays catholiques devenaient « protestants »), un manteau d'opprobre s'est abattu sur Chesterton, en raison de ses opinions « réactionnaires » (c'est-à-dire clairvoyantes et très sages) sur la démocratie, le progressisme, l'évolutionnisme, le féminisme et les autres « ismes » émétiques en circulation. Même son plus fervent et prestigieux défenseur, Jorge Luis Borges, n'échappe pas au rejet général de la pensée de Chesterton dans le progressisme environnemental ; et déjà, lorsqu'il écrit sa nécrologie dans la revue « Sur », il prend ses distances avec les positions de son maître (« Aucun des attraits du christianisme ne peut rivaliser avec son invraisemblance débridée »), affirmant que Chesterton est ce qu'il est en dépit de son catholicisme, et non grâce à lui.

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Borges affirmera également que « l'intérêt qu'elles [les croyances de Chesterton] suscitent est limité ; supposer qu'elles l'épuisent, c'est oublier qu'un credo est l'aboutissement ultime d'une série de processus mentaux et émotionnels ». Mais il s'avère que pour Chesterton, le credo était quelque chose de bien plus important qu'une « série de processus mentaux et émotionnels ». Il était le carburant de toute sa littérature, qui s'attachait à éclairer les mystères de la foi, non pas à la manière sèche de tant d'apologistes étouffants, mais à la manière jonglée d'un artiste de cirque, de sorte que les dogmes sont mis sous nos yeux pour faire des sauts périlleux et faire semblant d'être ivres, nous faisant rire presque sans que nous nous en apercevions, comme le ferait un gentleman en pyjama et en chapeau melon. Borges n'a jamais compris quelque chose d'aussi élémentaire, et il a eu beau lire, citer et traduire Chesterton, imiter son humour polémique et la belle « clarté latine » de son style paradoxal, il a toujours insisté pour construire un Chesterton à sa mesure, allégé ou « purifié » des aspects de sa pensée qu'il jugeait inintelligibles ou qu'il rejetait (n'oublions pas que, pour Borges, « l'idée d'un être parfait, omnipotent, tout-puissant est l'ultime création de la littérature fantastique »).

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Ainsi, toutes les lectures de Chesterton par Borges sont boiteuses, hémiplégiques, souvent grotesques, quand elles ne sont pas carrément idiotes. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il présente « Le nommé Jeudi » comme une fantaisie à mi-chemin entre Lewis Carroll et Franz Kafka, en ignorant la thèse théologique que le livre cache dans ses pages. Car « Le nommé Jeudi » est avant tout une très belle fable sur les mystères de la souffrance, le libre arbitre et le problème du mal, qui sont après tout les mêmes questions que celles que l'on trouve dans le Livre de Job ; seul le traitement chestertonien est totalement nouveau. Pour un lecteur non averti, « Le nommé Jeudi » peut sembler être une diatribe contre l'anarchisme ; mais Chesterton ne dirige pas ses fléchettes contre la désobéissance aux gouvernements, mais contre le « non serviam » transformé en un « vaste mouvement philosophique qui annonce toujours un âge futur de béatitude ».

En fin de compte, Borges faisait partie de ce vaste mouvement philosophique ; c'est pourquoi, bien qu'il ait toujours écrit sous l'« influence notoire » de Chesterton, il n'a jamais pu pénétrer l'homme qui palpitait dans l'éclat de son écriture, en qui s'amalgamaient - comme l'a écrit Leonardo Castellani - « la sagesse du vieillard, la raison de l'homme, la combativité du jeune homme, la pétulance du garçon, le rire de l'enfant et le regard étonné et sérieux du nourrisson ». Et tous ces vêtements apparaissent dans ses écrits, qui exercent une influence vitale sur ses lecteurs. Car l'influence de Chesterton n'est pas seulement (contrairement à celle de Borges) intellectuelle ou esthétique ; Chesterton est aussi un « maître à penser » qui façonne notre pensée et nous apprend à vivre.

Je crois que c'est finalement la raison ultime de la pertinence de Chesterton, un siècle et demi après sa naissance ; une pertinence de la même nature que celle d'autres auteurs comme Cervantès ou Dostoïevski qui, en plus de nous donner un plaisir littéraire, nous façonnent intérieurement ; une pertinence que Borges ne pourra jamais avoir, même s'il est l'écrivain espagnol le plus techniquement parfait de tout le vingtième siècle. C'est sans doute une magnifique ironie que Dieu ait choisi Borges comme sauveur de Chesterton, sans lui permettre de pénétrer la raison ultime de sa valeur, tout comme il a choisi Moïse comme guide vers la terre promise, sans lui permettre d'y mettre les pieds. Car Dieu est un ironiste aussi paradoxal et éblouissant que Chesterton lui-même.

 

dimanche, 05 janvier 2025

La fin du "quatrième tournant"

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La fin du "quatrième tournant"

Alexandre Douguine

La théorie générationnelle de Strauss-Howe, ou théorie du « quatrième tournant », postule que l'histoire suit des schémas cycliques en passant par quatre tournants, chacun durant environ 20 à 25 ans :

1) Haute période (premier tournant) - C'est une ère d'institutions fortes et de conformisme. La confiance collective est élevée et l'individualisme est faible.

2) Période d'Éveil (deuxième tournant) - Un bouleversement culturel au cours duquel la jeune génération se rebelle contre les normes établies, ce qui conduit à un renouveau spirituel et culturel.

3) La période d'effritement (troisième tournant) - Les institutions s'affaiblissent, l'individualisme s'accroît et la confiance du public dans les institutions diminue. La société se fragmente.

4) La période de Crise (quatrième tournant) - Période de bouleversements majeurs où une action collective est nécessaire pour résoudre des problèmes cruciaux, impliquant souvent une guerre, un effondrement économique ou un changement social majeur. Cela conduit à un nouvel apogée, qui redémarre le cycle.

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Ces cycles sont façonnés par la psychologie collective des différentes générations (Prophète, Nomade, Héros et Artiste), chacune ayant des traits distincts influencés par l'époque dans laquelle elle est née. La théorie suggère que la compréhension de ces cycles peut aider à prédire les changements sociétaux à venir et à s'y préparer.

La théorie générationnelle de Strauss-Howe marque la transition d'un cycle historique à un autre, un passage symbolisé aujourd'hui par Donald Trump. Le néoconservatisme et le sionisme chrétien sont considérés comme des parties intégrantes de la phase de crise, ce qui représente un défi important.

La théorie de Strauss-Howe est particulièrement pertinente lorsqu'elle aborde la dynamique entre la socialité (holisme) et l'individualisme. Cela s'apparente au célèbre dilemme de L. Dumont, où la socialité représente l'apogée, le début et le printemps, tandis que l'individualisme signifie la crise, la fin et l'hiver, l'individu étant dépeint comme Krampus.

La modernité occidentale, dans ce contexte, est la crise, le déclin (Untergang). Le nominalisme et l'individualisme occidentaux sont emblématiques de l'hiver de l'histoire, marquant la transition de la culture à la civilisation (selon Spengler) et l'oubli de l'être (Heidegger). La théorie générationnelle peut être étendue à des cycles historiques plus larges.

En juxtaposant des cycles relativement courts comme le saeculum et les Turnings aux vastes saisons de l'histoire (comme la Tradition, la Modernité, la Postmodernité), nous concluons que Trump signifie la fin d'une époque majeure - la fin du monde moderne.

Cela marque également la fin de la modernité occidentale. Le postmodernisme sert de fondement philosophique à la culture woke et au mondialisme libéral, révélant le nihilisme inhérent à la modernité occidentale. C'est le point culminant des fins, la fin de l'histoire occidentale.

Trump finalise cette fin, symbolisant la fin de la fin. Cependant, la question demeure: est-il conscient de sa mission ? Peut-il initier un nouveau départ ? Le prochain sommet (haute période, hauts temps) ne peut être quelque chose de relatif, de limité ou de local. Le prochain tournant doit être une révolution conservatrice globale à l'échelle mondiale.

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Le prochain sommet (hauts temps, haute période) doit signifier le dépassement de la modernité, c'est-à-dire de l'individualisme occidental, de l'atomisme, du libéralisme et du capitalisme. L'Occident doit se transcender. C'est pourquoi les œuvres de Weaver et le platonisme politique sont si importants. Le prochain Grand Réveil devrait être un Grand Réveil, mais pas au sens de Strauss-Howe.

La modernité occidentale était fondamentalement défectueuse, conduisant à une dégénérescence totale et à un désastre, culminant avec le règne de l'Antéchrist. La culture woke est la culture de l'Antéchrist.

Le prochain sommet (hauts temps) ne peut être que le grand retour au Christ. Le Christ est le roi du monde. Son autorité a été temporairement usurpée par le prince de ce monde, mais le règne de Satan prend fin. Les libéraux sont considérés comme possédés par Satan et la modernité elle-même est satanique. En termes hindous, ce cycle est connu sous le nom de Kali-Yuga, l'âge des ténèbres.

Trump est bien plus qu'un simple Trump, c'est un signe.

lundi, 30 décembre 2024

Raâga Blanda, les compositions poétiques d'Evola 1916-1922

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Raâga Blanda, les compositions poétiques d'Evola 1916-1922

L'éditeur évoque, avec une évidente participation émotionnelle, sa rencontre avec Evola, un auteur qui a joué un rôle important dans l'histoire de la courageuse maison d'édition romaine.

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/117475-libri-strenne-di-natale-...

9788827233481_0_536_0_75-350x494.jpgRaâga Blanda, un recueil de poèmes de Julius Evola pour les éditions Mediterranee

À l'occasion du 50ème anniversaire de la mort de Julius Evola, un nombre considérable d'œuvres du philosophe ou qui lui sont dédiées ont été imprimées. Nous abordons ici le recueil de compositions poétiques d'Evola, Raâga Blanda, récemment sorti en librairie grâce aux Edizioni Mediterranee (pour les commandes : 06/3235433, ordinipvdizionimediterranee.net, pp.79, 14,50 euros). Le livre, qui comprend un essai introductif de Giorgio Calcara, se termine par une postface de Giovanni Canonico, patron des Edizioni Mediterranee, ainsi que par une brève biographie du penseur. L'éditeur évoque, avec une évidente participation émotionnelle, sa rencontre avec Evola, un auteur qui a joué un rôle important dans l'histoire de la courageuse maison d'édition romaine. Il s'attarde en particulier sur l'histoire de la couverture du volume que nous présentons, reproposée dans cette nouvelle édition anastatique, exactement telle qu'elle a été conçue et souhaitée par le philosophe.

Calcara, dans l'essai introductif, présente, de manière organique et avec des accents persuasifs, le sens et la signification de la production poétique d'Evola. Il s'agit d'un moment central dans la production artistique futuriste-dadaïste du traditionaliste et d'une grande importance. La première édition de Raâga Blanda est parue en 1969, grâce à l'extraordinaire sensibilité éditoriale de Vanni Scheiwiller.

La saison poétique d'Evola, contemporaine de sa saison picturale, s'est en effet achevée vers 1922. Ses lueurs poétiques ont attendu cinquante ans pour être éditées dans leur intégralité, grâce à l'insistance de l'auteur qui considérait ces expériences « de jeunesse » comme centrales dans son processus de réalisation spéculative. Les compositions de Raâga Blanda témoignent, comme l'indique la Note préparée par la Fondation, de « l'unité profonde d'un philosophe encore capable de penser en artiste et d'un artiste qui [...] n'a jamais cessé de faire de la philosophie » (p. X). Le terme Raâga apparaît pour la première fois chez Evola en 1920, dans le poème I sogni (Rêves), inclus dans Arte astratta (Art abstrait), texte capital de la théorie abstractionniste européenne. Calcara affirme qu'il évoque : « une présence mystérieuse qui se manifeste sous la forme d'une expression phonique abstraite » (p. XIV). Ce lemme prend une forme définitive dans le poème La parole obscure, devenant l'un des quatre « élémentaires » de cette composition, Monsieur Raâga.

vo3-631513053.jpgCe dernier exerce une fonction d'enregistrement, en transcrivant : « les mécanismes du paysage intérieur activés par les trois élémentaires précédents » (p. XIV), Lilian, Ngara, Hhah. Grâce à l'étude d'Elisabetta Valento de 1989, centrée sur la relation épistolaire que l'artiste-philosophe entretenait avec le dadaïste Tzara, nous savons que, dès 1919, Evola pensait à son livre poétique, probablement achevé à la fin de l'année 1920. Le livre ne vit pas le jour à ce moment-là en raison de désaccords avec Marinetti et les futuristes et, par conséquent, certaines des compositions furent intégrées à l'essai théorique L'art abstrait, un texte qui, à bien des égards, était déjà dadaïste. Franco Crispolti, éminent critique d'art, a redécouvert le caractère crucial de la production artistique d'Evola à la fin des années 1950 et a organisé une exposition de ses peintures à la galerie de Claudio Bruni à Rome en 1963. Comme nous l'avons dit, Scheiwiller a adhéré avec enthousiasme à la proposition d'Evola, comme en témoigne la correspondance entre les deux hommes, conservée dans le Fonds Apice de l'Université de Milan.

Pour saisir le sens de ces poèmes, il est nécessaire de se référer à la signification que le terme raâga avait dans le bouddhisme primitif. Il peut être traduit par « attachement », « désir » et fait allusion à ce qui pèse sur l'esprit, le reléguant à la seule dimension « causale », « sensorielle ». En sanskrit, ce mot peut être traduit par « couleur », « tache sombre », signe de l'impureté de la condition humaine générant « la souffrance et l'impossibilité d'atteindre l'état final de la grande libération » (p. XVII). L'adjectif blanda (doux) vise, quant à lui, à adoucir cette condition de stase existentielle, en faisant allusion à son possible dépassement. Les poèmes d'Evola ont donc des traits de « mystérieuses abstractions verbales, ils décrivent des paysages intérieurs [...] qui tantôt chantent des territoires doux et acides et des galops féroces, tantôt descendent soudain dans de sombres profondeurs abyssales pour finir projetés sur des orbites stellaires glacées » (p. XIX). À travers l'expérience du vide, les poèmes d'Evola font allusion au dépassement de la limite qui nous caractérise encore, en découvrant, alchimiquement, notre nature divine.

newsnet_212490_cd4a94-3732090798.jpgLa parole poétique évolienne est mantra, rébus phonologique, qui libère le dire de la dimension de la signification, c'est une parole magique qui porte en elle l'incipit vita nova, tant à l'égard du moi que du monde, comme dans les accords de la perspective philosophique de l'idéalisme magique. Raâga blanda témoigne de l'irruption du spirituel dans l'art. L'art authentique, en effet, est orphique, acte dé-déterminant, mettant en évidence l'être toujours à l'œuvre au commencement.

Pour ce faire, le mot doit se libérer de son rapport univoque aux choses, mais aussi de son propre usage métaphorique : ce n'est que dans ce cas qu'il devient une porte royale grande ouverte sur le divin. Sur les trente compositions rassemblées dans le volume, huit sont tirées de L'art abstrait, bien que révisées. Certains textes sont explicitement dadaïstes. Parmi eux, « A » dit : Lumière dans lequel est évoqué le serpent Ea, typique de l'imagerie hermétique évolienne. Les poèmes de la première période se réfèrent, à partir de 1916, à la phase picturale de l'« idéalisme sensoriel » : « ce qui frappe [...], c'est le recours obsessionnel à l'addition des couleurs » (p. XXII). Ceci est particulièrement évident dans les Esquisses (Schizzi). Les poèmes composés pendant la période où Evola a participé à la Première Guerre mondiale sont également dignes d'intérêt. Dans ces poèmes, « ce qui est représenté, c'est la conséquence de l'action : la visée, le tir [...] et l'explosion » (p. XXII).

Il convient de noter que, transversalement, dans de nombreux poèmes, il y a une valorisation évidente du « féminin », on pense surtout à la Ballade en rouge (Ballata in rosso). La nouvelle édition de Raâga blanda permet au lecteur de saisir pleinement la valeur de la poésie d'Evola, moment saillant de son parcours idéal et de sa réalisation.

Vers une théorie générale de l'horreur

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Vers une théorie générale de l'horreur

Alexander Douguine

Peu à peu, les travaux avancent dans une nouvelle direction : une théorie générale de l'horreur. Heidegger oppose l'horreur (Angst, angoisse) à la peur (Furcht, crainte). La peur nous fait fuir, alors que l'horreur nous fige sur place. En psychiatrie, la distinction entre le trouble anxieux et la peur est quelque peu différente mais complète le dualisme de Heidegger. L'horreur naît de l'intérieur, face à quelque chose d'indéfini et d'inexprimable. La peur vient toujours de l'extérieur et a - même si ce n'est qu'un phantasme - une cause, une forme et une explication.

Les films de David Lynch traduisent admirablement l'angoisse, mais celle-ci est tout à fait différente du genre de l'horreur. Une horreur intérieure intense rend une personne intrépide. À l'inverse, l'immersion dans une peur mesquine et tremblante (la « créature tremblante ») protège contre l'impact de l'horreur intérieure.

La perspective de la déshumanisation de l'homme, de plus en plus aiguë et proche, peut générer à la fois la peur et l'horreur. La peur nous fait esquiver, l'horreur nous pousse au face-à-face. L'horreur est plus proche de l'éternité. La peur est inhérente au temps.

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Eugene Thacker dans « Horror of Philosophy » explique l'horreur par trois types de « monde » dans l'esprit du réalisme critique (OOO - Object-Oriented Ontology) :

Le monde avec nous, c'est-à-dire le monde en tant qu'existentiel de Heidegger (in-der-Welt-sein). Ce thème est développé par Eugen Fink, ami de Heidegger et élève de Husserl - kosmologische Differenz - la différence entre les choses du monde et le monde dans son ensemble. Fink l'interprète dans l'esprit de la distinction de Heidegger entre l'être et les êtres (Le jeu comme image du monde).

Le monde en soi. La théorie matérialiste de l'objet.

Le monde sans nous. Selon Thacker, c'est ce qui suscite l'horreur, car il se situe entre le monde-avec-nous et le monde-en-soi. Cette dimension intermédiaire est l'expérience du contact avec quelque chose qui abolit activement et concrètement notre nature même. C'est la zone de l'horreur pure, et non de la peur. Le contact avec le monde-sans-nous est bien plus aigu que la mort personnelle. Lorsque nous périssons, notre espèce demeure. Mais l'expérience de l'extinction de l'espèce est véritablement horrifiante. Elon Musk y a récemment réfléchi.

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Ce thème apparaît chez d'autres réalistes spéculatifs comme Meillassoux et Harman dans un contexte similaire. Construisant une ontologie des objets, ils modélisent la fin du sujet (et de tout corrélationnisme) et en viennent à l'hypothèse de l'être se profilant de l'autre côté des choses, où se concentre l'horreur absolue. Ils illustrent cela par des motifs et des intrigues lovecraftiennes, en intégrant à la philosophie ses images et ses idées sur les dieux idiots et les civilisations sous-marines.

Heidegger lui-même y fait allusion, l'horreur (Angst) étant pour lui l'expérience du néant ou de l'être pur (« Qu'est-ce que la métaphysique ? »). Cependant, les réalistes critiques adaptent Heidegger à leur obsession des objets et au démantèlement de la vie, du sujet et du Dasein, alors que pour Heidegger, le Dasein est central.

Bien sûr, une théorie générale de l'horreur devrait commencer par la nature du sacré et la peur de Dieu (ici, clairement, nous parlons d'horreur, d'Angst - Dieu n'effraie pas, il horrifie). Ensuite, explorer Boehme, Pascal, Hegel, Kierkegaard. Et seulement ensuite, Heidegger et la pensée post-heideggérienne - de Sartre et Camus à Deleuze et OOO.

D'ailleurs, pour Pascal et Kierkegaard, l'horreur est évoquée par l'Univers très autonome ouvert par la physique des temps modernes - froide et infinie. C'est peut-être ce qui explique les descriptions grotesques de la nature sombre de Dieu dans la théosophie de Boehme.

La pensée de Plotin et de Denys l'Aréopagite sur le pré-être qu'est l'Un, sur la théologie apophatique, a préparé le terrain pour un autre type d'horreur - transformatrice, élévatrice, déifiante.

La crainte du Seigneur est l'axe vertical de l'être.

Quel pourrait être le phénomène ou le concept russe le plus proche de l'horreur? Comment les Russes vivent-ils et interprètent-ils l'horreur?

À première vue, un Russe ne connaît pas l'horreur avant le monde parce que, pour nous, le monde est une continuation organique de soi-même - les racines des mots « мир » (monde) et « милый » (cher) ne font qu'un, selon Kolesov. Le cher n'inspire pas l'horreur. Pas plus que le monde en tant que communauté.

Ainsi, les Russes ne connaissent pas la nature en tant que telle (en soi, en tant qu'objet). Les Russes ont tendance à l'animer et à la spiritualiser (d'où le techno-animisme d'Andrei Platonov, son bolchevisme magique). Et bien sûr, Fedorov, pour qui la matière est la danse des particules des cendres de nos pères. Les atomes de Tsiolkovski, qui ont goûté à la douceur de vivre.

Notre science n'est pas matérialiste mais panthéiste.

Ce qui horrifie un Russe, ce n'est pas tant l'absence et l'aliénation de la vie que ses excès et ses aberrations. D'où le thème essentiellement slave du vampire. Le vampire est un excès de vie. Il devrait être mort, mais d'une manière ou d'une autre, il ne l'est pas.

Il semble que l'amour obstiné de la vie chez un Russe déplace l'horreur trop profondément à l'intérieur - si profondément que nous ne le remarquons pas nous-mêmes. Mais les autres la remarquent.

L'horreur est ce que nous inspirons.

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samedi, 28 décembre 2024

L'Approche Unique de Kierkegaard sur le 'Péché'

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L'Approche Unique de Kierkegaard sur le 'Péché'

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/kierkegaards-unique-...

Bien que nous soyons habitués à entendre des chrétiens décrire des comportements tels que la fornication ou l'hédonisme comme des manifestations de comportements « pécheurs », il existe une manière légèrement différente d'aborder la question, qui pourrait même intéresser les non-chrétiens.

Søren Kierkegaard, ayant grandi dans un environnement profondément religieux, où lui et ses compagnons luthériens étaient constamment rappelés à la nécessité d’examiner leur conscience à la recherche de traces persistantes de « péché », a adopté une perspective différente dans ses propres travaux. Plutôt que de prendre un ton moralisateur, il envisageait la déviance humaine de manière analogue à celle de Saint Augustin d'Hippone, qui parlait de désorientation spirituelle. Pour Kierkegaard, le « péché » naît dès que les êtres humains, face à la liberté, deviennent anxieux et échouent à faire le bon choix. La vie est pleine de moments difficiles, mais c’est la manière dont nous les affrontons qui compte.

le_concept_de_l_angoisse.jpgDans son ouvrage de 1844, Le Concept de l'angoisse, Kierkegaard explique que nous devons laisser passer en nous les préoccupations et l’incertitude, et qu’en utilisant notre force intérieure, nous pouvons tenir face à la tempête comme un homme condamné à mort refuse de plier devant ses ennemis. En embrassant la liberté qui nous est donnée et en « passant à travers l’anxiété du possible », nous nous purifions de tout ce qui est mesquin et inférieur. Plutôt que de décrire le « péché » comme une tentation à éviter, Kierkegaard insiste sur le fait que nous devons accueillir ces moments de crise personnelle, car ils nous offrent une véritable libération et peuvent enseigner à l'individu :

    « À ne pas avoir d'anxiété, non pas parce qu'il peut échapper aux terribles épreuves de la vie, mais parce que celles-ci deviennent toujours faibles en comparaison avec celles du possible ».

Ainsi, comme Augustin avant lui, Kierkegaard croyait que bien que la notion de péché originel soit tirée du récit de la désobéissance d'Adam et Ève dans le Jardin d'Éden, les humains vivent encore et encore la Chute tout au long de leur vie, ce qui explique l’apparition récurrente de ces moments d’anxiété.

Compte tenu du syndrome de Stockholm qui a conduit les populations de l'Europe et de l'Amérique du Nord contemporaines à développer une affinité psychologique avec leurs geôliers financiers, il est évident que la plupart des gens ne prennent pas au sérieux les conseils de Kierkegaard sur la saisie de la liberté. Ils choisissent plutôt l'option plus « pécheresse » qui leur permet de réprimer leur anxiété à l'aide des artifices synthétiques de la vie moderne. Bien que Kierkegaard accepte que notre chemin à travers ce royaume terrestre soit difficile, il n'y a vraiment aucune excuse pour rejeter la liberté dès qu'elle se présente à nous.

23:14 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, sören kierkegaard, angoisse | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook