lundi, 27 novembre 2023
Pierre Le Vigan: Les limites de la morale de Kant
Pierre Le Vigan:
Les limites de la morale de Kant
Kant (1724-1804) a proposé aussi bien une théorie de l’esthétique que de la morale, et de la connaissance. A chaque fois, il s’agit de sortir du psychologisme et de dégager les conditions d’un jugement a priori, dit encore transcendantal. La règle qu’essaie d’appliquer Kant a tous ses écrits est celle-ci : ne pas en dire plus que ce que l’on sait. Savoir ce que l’on sait, savoir ce que l’on ne sait pas. C’est ainsi que Kant aborde la philosophie. Une des grandes questions qu’aborde Kant est celle-ci : dans quelle mesure peut-on avoir des connaissances certaines en métaphysique, tout comme en mathématique et en physique ? Les notions métaphysiques ont été pensées a priori dans la philosophie. A priori : c’est-à-dire au-delà de l’expérience. Peut-on continuer à les penser comme cela ? Kant nous dit : il faut distinguer la forme des connaissances et la matière de la connaissance. La forme dépend de nous, la matière nous est déjà donnée. Kant va nous dire : l’esprit intervient dans la connaissance des choses (c’est en ce sens qu’on pourra parler d’idéalisme, sans que cela soit l’esprit qui crée les choses). L’expérience ne suffit pas à déterminer ce que sont les choses a priori, puisque l’expérience est justement postérieure à l’apparition des choses (idée contestable sur le fond mais logique dans la conception de Kant). L’expérience ne concerne que des cas particuliers. Nous observons que le soleil se lève tous les jours. Cela ne suffit pas à nous donner la certitude qu’il se lèvera demain. Une fréquence de répétition statistique ne produit pas une preuve logique.
Seule la raison permet de déterminer une proposition nécessaire (selon laquelle il ne peut en être autrement) et universelle (il en sera ainsi quelles que soient les circonstances) avant l’expérience. La mathématique et la physique, contrairement à la métaphysique, comportent ainsi des jugements synthétiques a priori. De quoi s’agit-il ? Des jugements synthétiques sont des jugements qui apportent quelque chose de plus à l’information incluse dans la proposition. Exemple : « un chat est un félin » n’est pas une proposition synthétique. C’est une proposition analytique. Rien de nouveau n’est dit, car tous les chats sont des félins. Cela est dans la définition même du chat. Par contre, « un chat peut faire des km pour retrouver son maitre » est une proposition synthétique. La raison en est que cela n’est pas dans la définition du chat. C’est une information supplémentaire.
Comment se construit la connaissance ? Les jugements, synthétiques ou analytiques, se font sur la base de notions qui existent a priori dans notre entendement. Ainsi, l’espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité, nous dit Kant. « Tout objet de la sensibilité doit se conformer aux intuitions pures de l’espace et du temps », rappelle Victor Delbos, et c’est l’objet de l’esthétique transcendantale de Kant dans sa Critique de la raison pure. Ces formes n’existent pas dans la matière elle-même (ici, Kant n’est pas matérialiste, alors que, pourtant, il ne nie pas l’existence des objets extérieurs à l’homme. Mais il ne pense pas que l’espace et le temps soient des propriétés mêmes de la matière. Ce sont pour lui des propriétés de la noèse, c’est-à-dire de la saisie des choses, noèmes, par notre entendement). Il y a d’autres formes a priori de l’entendement, ce sont ce que Kant appelle les catégories, qui sont l’objet de l’analytique transcendantale. Il y a ainsi un chemin qui va de la sensibilité à l’entendement, puis à la raison. Cette dernière produit les idées, mais ne peut atteindre la connaissance des choses en soi, que Kant appelle des noumènes. Cette incapacité de la raison à saisir les choses en soi est l’objet de la dialectique transcendantale. Les idées de la raison, Dieu, l’âme, le monde sont ce que l’on peut penser, mais que l’on ne peut connaitre. C’est le domaine de la métaphysique, c’est-à-dire des hypothèses à la fois nécessaires et non démontrables, au-delà de toute possibilité de preuve.
Une architecture de la pensée de Kant se dessine alors. Kant rappelle que la philosophie se divise en logique, physique et éthique. La logique est formelle. Elle relève des règles de la raison. La physique et l’éthique renvoient respectivement aux choses de la nature, et aux choses des hommes. C’est ainsi qu’il doit y avoir une métaphysique de la nature, et une métaphysique des mœurs, qui concerne les hommes. Il s’agit de savoir, dans les deux cas, comment connaitre la règle à suivre, pour que la volonté, que l’on suppose libre, se détermine en fonction de règles a priori. La raison s’applique aussi bien à la connaissance physique qu’à la connaissance des règles morales, et la volonté n’est pas autre chose que la raison pratique. Elle est aussi « pure » (c’est-à-dire préalable à l’expérience) que la raison pure théorique (de theoria, voir le monde, l’examiner).
Comment peut-on connaitre les éléments de la métaphysique ? Il faut d’abord dire ce que sont ces éléments. Ce sont ce que nous avons appelé les « idées de la raison », toutes les questions sur le monde (son origine), l’âme (éternelle ou pas, créée ou pas), Dieu (existe-il ou pas ?). La métaphysique devrait, pour exister, sortir de l’analytique, c’est-à-dire de la tautologie. Comment en sortir si ce n’est par des jugements synthétiques ? Or, on observe qu’il n’y a pas de jugements synthétiques a priori en métaphysique. On peut dire que Dieu est Dieu, mais on ne peut rien dire de Dieu. On peut dire que l’âme est l’âme ou qu’elle est l’esprit, ce qui est un synonyme, mais on ne peut rien dire de l’âme. Etc. Nous ne savons rien de ces choses car nous ne les avons pas expérimentées. Nous ne pouvons donc avoir en métaphysique de jugement synthétique a posteriori (comme « le feu brûle »), ni a priori comme dans les mathématiques ou la physique. Citons comme exemple de jugement synthétique a priori dans les mathématiques : « 5 + 7 = 12 ». C’est une information qui n’est pas contenue dans l’énoncé « 5 + 7 ». Ce qui est affirmable au-delà de toute expérience, comme en mathématique et en physique (loi de la gravitation par exemple), est donc un jugement a priori. On l’appelle aussi transcendantal. L’a priori est donc ce que l’on sait et qui précède l’expérience, ce qui rend inutile l’expérience pour le savoir, mais qui sera confirmé par l’expérience si elle a lieu. Pour résumer cela, Kant dit : « Des pensées sans matière sont vides ». C’est pourquoi la métaphysique concerne des choses qui ne peuvent être connues. En ce sens, la métaphysique n’existe pas. Les objets de la métaphysique, qui sont sans matière, peuvent être objets de pensées (cogitata), mais non de connaissance.
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Cela veut dire que nous ne pouvons connaitre que des réalités sensibles. C’est pour cela que nous ne pouvons rien connaitre de la métaphysique. Nous pouvons la penser, nous pouvons y penser, mais non pas la connaitre. Les choses telles que nous les connaissons sont les phénomènes. Si nous étions des chats au lieu d’être des humains, les choses nous apparaitraient différemment. Les phénomènes seraient autres pour nous. Les choses pour soi seraient autres. Mais la science nous dit que les choses seraient les mêmes. Exemple. Un bruit qui apparait faible pour les humains apparait fort pour un chat. Le pour soi est différent. Il en serait de même pour un humain qui aurait une sensibilité excessive de l’oreille. Mais c’est le même bruit. La science nous permet de le graduer. Il est ainsi objectivement le même, mais le phénomène se manifeste pour nous différemment de ce qu’il en est pour les chats. La science nous permet donc de connaitre la chose en soi, ce que Kant appelle le noumène, et qu’il postule non connaissable. C’est pourquoi la distinction que fait Kant entre noumène et phénomène n’est sans doute pas pertinente. Mais il est certain que le phénomène est concret, et que le noumène (l’intensité d’un bruit mesuré scientifiquement par exemple) est abstrait. En tout état de cause, les objets de la métaphysique échappent à toute connaissance, aussi bien phénoménale que nouménale. Nous ne pouvons rien savoir d’un dieu qui serait créateur du monde, d’une âme qui serait immortelle, d’un monde qui serait créé par Dieu, etc. Pourquoi ? Parce qu’aucune connaissance objective n’est possible quant à ces objets. La métaphysique n’est pas une série de phénomènes, connaissables a postériori, et n’est pas non plus un ensemble de noumènes, connaissables a priori, scientifiquement, comme « 2 + 3 font 5 » ou comme « l’eau bout à 100 degrés et gèle à zéro degré ».
La métaphysique étant le domaine des incertitudes, nous ne savons donc pas si nous avons une âme mortelle ou immortelle, si Dieu existe, ni si nous sommes libres. Comment alors établir une morale, une règle de comportement, si nous ne sommes peut-être pas libres, si nous sommes donc soumis à des déterminations ? Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) partent des connaissances rationnelles de la moralité. On tient pour acquis que ce qui doit être tenu pour bon est une bonne volonté. Ni la recherche du bonheur, ni l’intelligence, ni le courage ne sont des critères de moralité. La bonne volonté est le seul critère. Mais comment la caractériser ? Quand on agit par devoir. Ce qui est moral, ce qui est issu de bonne volonté, ce ne sont pas seulement les actions conformes au devoir, mais celles faites par devoir, et non pas parce que la conformité au devoir nous apporterait quelques avantages. Le commerçant honnête par intérêt n’est donc pas louable. Plus encore : celui qui fait le bien par « tempérament gentil » a moins de mérite que celui qui fait le bien par devoir, et non par inclination de sa sensibilité. La volonté doit accepter d’être en lutte contre nos inclinations naturelles. Il y a donc « séparation radicale entre les mobiles exclusivement issus du devoir et les mobiles issus des inclinations » (Victor Delbos in Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1900, rééd. 1986, p. 39).
Le devoir étant indépendant de notre intérêt et de nos inclinations, son critère doit être la représentation que nous avons de la loi. C’est évidemment un critère tout à fait discutable, comme le montrera, à la limite, le procès Eichmann. Mais la légalité n’est pas la moralité. Elle n’est pas obligatoirement la loi morale. Celle-ci consiste à faire quelque chose qui peut être universalisé. Ce n’est pas seulement choisir le devoir plutôt que son inclination qui est bien, c’est choisir ce qui peut être universalisé. La raison entre donc dans le devoir, puisque, en me demandant ce qui peut ou non être universalisé, je fais appel à la raison. Le critère de la morale, ou encore de la raison pratique – comment se comporter ? – apparait ainsi assez simple, et plus simple que la raison théorique, celle qui permet la connaissance théorique du réel. La difficulté est que l’observation des actes comme phénomène ne nous dit pas s’ils ont été accomplis par devoir. Une « bonne sœur » a des actes qui paraissent plein de bonne volonté. Mais ne les accomplit-elle pas pour aller au paradis ? Dans ce cas, c’est par inclination et non par devoir. Ce n’est pas de la vraie morale. Voyons tel autre qui agit bien, selon la maxime d’une action universalisable : ne le fait-il pas par amour propre, ou par intérêt comme le pensait La Rochefoucauld ? Pour autre chose que le devoir ? La morale ne relève donc pas des exemples. Tout homme est doté de raison, tout homme a donc une volonté, même si nous avons vu, compte tenu de ce que nous ne pouvons rien dire de l’existence de Dieu, que la part de notre liberté reste quelque chose d’indéterminable. Mais pour Kant, puisque nous avons une volonté en conséquence de la raison, cette volonté est une raison pratique. Le devoir exprime le rapport entre la raison et une volonté. La raison s’impose à la volonté en contrecarrant si besoin la sensibilité. Elle s’impose par la contrainte. La raison est un impératif. Les impératifs sont hypothétiques quand ils existent en fonction d’une certaine finalité, tel l’impératif d’être prudent dans une ascension en montagne, ou l’impératif de prendre tel chemin pour aller à tel endroit. L’impératif est catégorique quand c’est un commandement indépendant d’une fin. C’est alors une loi de l’action. « Car il n’y a que la loi qui entraine avec soi le concept d’une nécessité inconditionnée, véritablement objective, par suite d’une nécessité universellement valable, et les commandements sont des lois auxquelles il faut obéir, c’est-à-dire se conformer même à l’encontre de l’inclination » (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). La loi est une notion morale avant d’être la loi d’un Etat.
L’impératif catégorique est une proposition synthétique a priori, c’est-à-dire qu’il ne repose pas sur l’expérience et ne dépend pas d’elle. Il est du même ordre, dans la raison pure pratique, que les mathématiques dans la raison pure théorique. L’impératif catégorique se fonde sur ce qui anime la volonté. Voilà, nous dit Kant, ce que doit être le fondement de la volonté : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Fondements de la métaphysique des mœurs). De quelle loi universelle s’agit-il ? Des lois universelles de la nature, qui veut le développement de la vie. Des lois de la vie de l’homme : il doit développer ses facultés et ne pas les laisser en jachère. La paresse est ainsi contraire à l’impératif catégorique. Il faut à la fois concevoir ce que nous voulons comme loi universelle, et vouloir que ce soit une loi universelle. La raison est sollicitée, et la volonté s’appuie sur son diagnostic. L’immoralité consiste à s’accorder des exceptions à la loi universelle. Le motif d’une action, la bonne volonté, prime toujours sur le résultat que l’on voudrait atteindre, sur le mobile de l’action. Mais le mobile lui-même est encadré. Ce mobile ne peut être que le bien de l’homme. « L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré. » C’est le second impératif catégorique. De là la conclusion : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
L’homme est à la fois le bénéficiaire et l’auteur de cette législation. C’est le principe de l’autonomie de la volonté. La volonté n’est pas déterminée par Dieu. Elle vient de l’homme. Cette loi morale établit un « règne des fins », qui est un idéal, et est l’équivalent du règne de la grâce par rapport au règne de la nature, ou règne de « ce qui est », chez Leibniz. De même que la volonté est libre, l’homme est libre. Si tu dois faire quelque chose, tu peux le faire. C’est par la raison que nous avons conscience de ce devoir. « En tant qu’il se connait uniquement par le sens intime, l’homme n’a qu’une existence phénoménale ; mais l’homme possède plus que la sensibilité, il possède même plus qu’un entendement, c’est-à-dire plus qu’une faculté qui, tout en étant active, doit se borner à lier selon les règles les représentations sensibles ; il possède une raison dont la pure spontanéité produit des idées qui, en dépassant l’expérience, lui assignent des limites. » (Victor Delbos in Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs) Et cette raison conduit à une morale déontologique. L’homme n’est pas seulement un phénomène, une chose pour soi ; par le devoir, il est aussi une chose en soi. Le bien n’est pas seulement ce qui, comme le bonheur, se rapporte à la sensibilité. Le bien est ce qui découle de l’application de la loi morale.
Il ne faut pas partir du bien tel qu’il serait conçu esthétiquement, ou au cas par cas, il faut partir de la volonté bonne, celle qui est issue de l’observation de la loi morale, celle qui peut faire l’objet d’une maxime universelle, nonobstant nos inclinations. Ce n’est jamais l’intuition qui peut définir le bien, mais la loi morale universalisable. « La loi morale humilie inévitablement tout homme quand il compare avec cette loi la tendance sensible de sa nature. » (Critique de la raison pratique). Cette volonté bonne choisissant la loi morale est ainsi un jugement synthétique a priori, s’appliquant au savoir-être-moral, au savoir se comporter, et non à la connaissance théorique de ce qui est. Formidable devoir dissocié de la recherche du bonheur. « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclame la soumission, qui cependant ne menace de rien de ce qui éveille dans l'âme une aversion naturelle et l'épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais pose simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner eux-mêmes ? » (Critique de la raison pratique, 1ere partie, I, 3).
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Mais d’où vient ce devoir ? Il vient de ce que l’homme s’élève au-dessus de lui-même. Il vient de ce que l’homme est libre par rapport à la nature. Il vient de ce qu’il a une personnalité. C’est en tant qu’il a une personnalité et est homme de devoir que l’homme doit et peut se respecter lui-même. Si je choisis comme noumène (en soi) d’être homme de devoir – et je peux faire ce choix – je serais comme phénomène (pour soi) homme de devoir. Ici, l’essence précède l’existence. L’une entraine l’autre. Il faut remonter en amont des comportements, au moment du choix initial de ce que l’on est, pour les comprendre. Kant pose la liberté comme a priori, avant l’expérience de celle-ci. La liberté appartient ainsi à l’homme nouménal, et non à l’homme phénoménal, celui de l’expérience (ce qui n’empêche évidemment pas la liberté de s’expérimenter). Chez Kant, répétons-le, l’essence précède l’existence. L’homme est donc pleinement responsable de ses actes. Dieu a créé les choses en soi, et l’homme peut faire le choix de la raison, de la volonté bonne, du devoir. Si l’homme ne fait pas ce choix, Dieu n’est pas responsable des phénomènes. L’être créé est chose en soi, mais, dans le temps, dans la temporalité, il se manifeste comme phénomène. Créé par Dieu, l’homme est donc libre. Le cardinal de Bérulle, au début de XVIIe siècle, dit : « Dieu nous a confié nous-mêmes à nous-mêmes ». Si nous pensons dans les termes des Anciens, le devoir est ce qu’ils appelaient la vertu. Mais le devoir engendre-t-il le bonheur ? Ce serait mêler dans un même registre le devoir, qui relève de la raison, et le bonheur, qui relève des réalités sensibles. Pour que le bonheur soit possible, cela nécessite que se rejoignent ces deux ordres, sensibilité et raison. C’est pourquoi Kant nous dit que le bonheur suppose que la vertu, c’est-à-dire la loi morale, puisse nous perfectionner dans le temps. Pour cela, il postule qu’il faudrait, pour avoir ce temps nécessaire, que notre âme soit immortelle. C’est l’immortalité de l’âme qui permet le progrès, qui s’effectue au niveau de l’espèce humaine, et non à l’échelle du seul individu. Or, qu’est-ce qui permet l’immortalité de l’âme, sinon Dieu ? Dieu veille sur les hommes en tant qu’espèce et non sur moi comme simple particulier. De même, comme le bonheur ne peut dépendre que d’un autre que nous, seul Dieu peut nous l’assurer. La croyance en la possibilité du bonheur nécessite donc de croire en l’existence de Dieu. Car Dieu nous a créé non pas être heureux si nous sommes vertueux, mais pour être dignes d’être heureux si nous sommes vertueux. La vertu est une condition nécessaire, mais pas automatique. Dieu nous a enfin créé libres pour nous permettre de choisir d’être moral.
Kant introduit donc comme condition du bonheur trois croyances (l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la réalité de notre liberté) mais qui, contrairement a la raison pure théorique, et à la raison pure pratique, ne reposent sur aucune expérience possible. Croyance en Dieu, croyance en l’immortalité de l’âme, croyance en notre état de liberté : nous sommes dans le domaine de la métaphysique, où rien n’est démontrable. Il nous faut donc faire un pari. Surtout, nous constatons que la raison pratique nous a obligé à aller plus loin que la raison pure théorique, puisque nous avons besoin de postuler la vérité de croyances indémontrables car métaphysiques. Ces croyances sont du domaine de la dialectique transcendantale, qui nous permet d’y croire, sans les démontrer. La raison doit donc admettre ces croyances. C’est justement dans la mesure où nous ne connaissons pas les réalités supra-sensibles (Dieu, l’âme, la liberté) que nous agissons par devoir et non par crainte, et c’est ce qui donne sa valeur au devoir comme supérieur aux données sensibles.
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L’une des objections classiques adressées à l’impératif moral catégorique de Kant est celle qui concerne la vérité. A priori, dire la vérité est une loi universellement souhaitable. Il est logique de vouloir en faire une maxime universelle. Mais si un ami est poursuivi par des malfaisants, et que vous savez où il est caché, par exemple chez vous, devez-vous dire la vérité à ceux-ci ? Au risque qu’il soit assassiné ? Même si vous êtes certain qu’il n’a rien à se reprocher ? C’est l’objection à Kant qu’avance Benjamin Constant en 1797 dans Le droit de mentir. Un devoir, nous dit Benjamin Constant, répond à un droit. « Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. » Droit à la vérité veut dire bien entendu droit à connaitre la vérité. Or, il est bien évident que les poursuivants de votre ami sont supposés de n’avoir aucun droit à la vérité. Ce ne sont pas des hommes de justice. Ce sont des criminels. Dans ce cas, ne pas leur dire que votre ami est réfugié chez vous est un « mensonge généreux ». Mais Kant n’admet pas ce raisonnement. Selon lui, dire la vérité ne relève pas d’une intention de nuire à quelqu’un, même dans le cas évoqué. Si cela nuit objectivement à votre ami, la question ne doit pas être posée comme cela. Si cela nuit, c’est l’effet du hasard. On voit que Kant joue sur les mots, puisque dans l’exemple indiqué, il est certain que cela va nuire à votre ami, que vous allez en somme le « dénoncer » en disant la vérité, à savoir qu’il s’est réfugié chez vous.
Cela heurte Benjamin Constant. La vérité ne permet pas d’accorder des droits à l’un et d’en refuser à l’autre, pense-t-il. Selon Constant, dire la vérité n’est nécessaire que si ceux qui la demandent ont droit à la vérité car leurs intentions sont bonnes. Ils n’ont pas droit à la vérité si leurs intentions sont mauvaises. Mais Kant balaie ces arguments – sans même évoquer un autre argument qui serait que l’amitié donne des droits. « Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (…), mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes. », soutient Kant (« Doctrine de la vertu » in Métaphysique des mœurs, 1795). Il ne peut donc y avoir d’exceptions à l’impératif catégorique universalisable, ce qui implique que tout le monde soit postulé de bonne foi et de bonne volonté.
Autre exemple qui met la morale de Kant en difficulté. Dans L’Existentialisme est un humanisme, Sartre évoque (page 41 et s. de l’édition Folio-essais Gallimard de 1996) une contradiction que l’impératif catégorique du devoir universalisable ne permet pas non plus de résoudre, pas plus que l’impératif complémentaire consistant à ne pas prendre autrui comme moyen. Un jeune homme, pendant la guerre de 39-45, hésite entre rester auprès de sa mère fragile dont il est le seul soutien, ou bien s’engager dans la Résistance. Rester auprès des siens quand ils ont besoin de vous est un devoir universalisable. Lutter contre une tyrannie et une occupation étrangère est aussi un devoir universalisable. Quelle est la solution kantienne ? Il n’y en a pas. Chacun ne peut suivre que sa propre pente. C’est l’application de la formule « c’était plus fort que moi », qui ne fait que justifier a posteriori un choix. Soit on interprète sa vie personnelle et celle de ses proches comme subordonnée à des impératifs plus généraux (la libération de la patrie), soit, à l’inverse, on interprète l’obligation de soutien à ses proches comme déterminante. Cela renvoie à la façon dont on considère l’Occupation de son pays par l’Allemagne en 1940-44. La considère-t-on comme un mal absolu ? Ou comme un mal relatif, et par ailleurs passager, voire comme un mal moins important qu’une libération qui amènerait une autre tyrannie ? Ou qu’une libération chaotique du pays, entrainant des injustices pires que l’Occupation ? Il n’y a en fait pas de réponse morale à cette question. Tout est défendable, d’autant que le hasard se mêle à cela. Je peux entrer dans la Résistance et délaisser ma mère mais être tellement maladroit que je suis plutôt un fardeau qu’une aide pour la Résistance. Je peux rester avec ma mère pour m’occuper d’elle, mais la décevoir et même la désespérer, car je n’ai pas fait le choix du courage civique et patriotique qu’elle attendait de moi, etc. C’est l’hétérotélie. La discussion rationnelle est sans fin, et n’offre aucune solution. Il y a ainsi des limites au caractère efficace de la morale déontologique de Kant – ce qui ne surprendra guère car le critère de Kant n’est pas l’efficacité. Il faut combiner l’analyse kantienne avec une analyse conséquentialiste, comme le voyait Benjamin Constant. On peut aussi, en sortant totalement des conceptions de Kant, faire intervenir un critère esthétique. Ce qui a le plus d’allure est sans doute d’entrer dans la Résistance, à condition que cela ne soit pas au dernier moment, mais ne se préoccuper nullement du sort de sa mère n’est pas très beau. Pour autant, jouer le garde-malade est-il très valorisant au plan esthétique ? La réponse est bien évidemment négative. Alors, à quelle morale se référer ? ll faut d’abord noter la présence actuelle dans le champ de la morale du relativisme et de l’individualisme absolu. C’est la morale relativiste. Elle consiste à dire « A chacun sa morale ». L’individu se voit comme n’ayant pas de devoirs envers la société. Pas de devoir non plus envers une quelconque transcendance (Dieu ou le sacré), ni envers une lignée familiale ou une communauté. La morale est réduite à ses intérêts ou à ses désirs individuels. C’est en fait le contraire d’une morale. C’est aussi le contraire de la morale d’Aristote. On peut considérer celle-ci comme l’autre grand système à côté de celui de Kant.
La morale d’Aristote est une morale du juste milieu, c’est-à-dire non pas de la moyenne médiocrité des choses, mais de la juste appréciation. Disons même : une morale du juste discernement des situations. Une morale de la circonspection. C’est une morale du style, de l’allure : faire ce qui est noble et digne. Elle inclut certes en partie la morale kantienne : il n’est, par exemple, pas beau de mentir car, si tout le monde mentait, c’est la laideur morale qui serait universalisée. Mais elle inclut aussi le point de vue conséquentialiste. Il est encore moins beau de dire la vérité que de mentir quand dire la vérité est trahir un ami. Et ce point de vie conséquentialiste est plus encore esthétique. Kant avait noté le lien étroit entre le bien et le beau (Observation sur le sentiment du beau et du sublime, 1764). Il rejoignait ici Aristote. Mais pourtant, il élaborait quelques années plus tard une morale bien loin de celle d’Aristote.
La raison et la parole (le logos) sont, nous dit Aristote, le propre de l’homme. Ils nous conduisent à vouloir le bien pour nous-mêmes, c’est-à-dire à vouloir notre bonheur, mais ce nous concerne aussi le bonheur de la cité. Dans le domaine pratique, le bien est soit la fabrication (poiesis), soit l’action elle-même (praxis). Cette dernière est avant tout l’action politique. C’est une action qui ne vise pas la fabrication d’un objet. C’est une pratique qui vise à se gouverner et à gouverner la cité. A bien la gouverner. L’action politique doit se soucier du bien commun et des conditions de la vie bonne. Elle nécessite la prudence (phronésis), et la recherche de la justesse, qui n’est pas la moyenne entre deux extrêmes, mais une ligne de crête entre deux maux, par exemple entre la témérité et la lâcheté. L’homme doit bien faire ce qu’il sait faire, bien jouer de la musique s’il sait jouer de la musique, bien faire du pain s’il est boulanger, etc. « (…) nous supposons que le propre de l’homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie est l’activité de l’âme, accompagnée d’actions raisonnables, et que chez l’homme accompli tout se fait selon le Bien et le Beau, chacun de ses actes s’exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. A ces conditions, le bien propre à l’homme est l’activité de l’âme, en conformité avec la vertu ; et si les vertus sont nombreuses, selon celle qui est la meilleure et la plus accomplie. » (Ethique à Nicomaque, I, 7, trad. Jean Voilquin, Garnier, 1961). Le bonheur correspond à la vertu la plus haute, qui est la connaissance. Celle-ci est la sagesse même. « (…) le bonheur n’a d’autres limites que celles de la contemplation. Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur et cela, non par accident, mais en vertu même de la nature de la contemplation. Celle-ci est précieuse par elle-même, si bien que le bonheur, pourrait-on dire, est une espèce de contemplation. » (Ethique à Nicomaque, X, 7 et 9). Le bonheur ne consiste donc pas dans ce que l’on produit, dans ce que l’on fait (poiesis), mais dans ce que l’on voit (voir et connaitre, c’est la même chose pour les Grecs), le monde et la sagesse, le monde et sa sagesse. Dans cet exercice des activités vertueuses, les plaisirs liés à l’activité, y compris de contemplation, sont toutefois un encouragement bienvenu. Car la persévérance est nécessaire à la vertu. « (…) ce qu’il faut apprendre pour le faire, nous l’apprenons en le faisant : par exemple, c’est en bâtissant qu’on devient architecte ; en jouant de la cithare qu’on devient citharède. De même, c’est à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. » (Ethique à Nicomaque, II, 7). La question n’est donc non pas d’appliquer une règle universelle (Kant), mais de devenir soi-même meilleur, de viser la juste ligne de crête.
PLV
A propos de l’auteur :
Pierre Le Vigan est urbaniste de formation et essayiste.
Derniers ouvrages parus : Avez-vous compris les philosophes ? I à V. Introduction à l’œuvre de 42 philosophes, La Barque d’or, diffusion amazon, 512 pages, 24,99 € (en promotion à 12 € en ce moment), Eparpillé façon puzzle. Macron contre le peuple et les libertés, Perspectives Libres, 2022, diffusion Cercle Aristote, Le grand empêchement (Comment le libéralisme entrave les peuples), Perspectives libres, 2021, Métamorphoses de la ville. De Romulus à Le Corbusier, La Barque d’Or, 2022 (diffusion amazon)
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Pierre Le Vigan est urbaniste et essayiste. L'auteur travaille dans le domaine du logement social. En parallèle, depuis plus de 30 ans, il a écrit dans de nombreuses revues (Perspectives Libres, la Nouvelle Revue d'Histoire, Eléments, Nouvelle Ecole, Krisis, le Spectacle du Monde, la Nouvelle Revue Universelle...), dans des revues électroniques (Philitt, livr’ arbitre, contrelittérature, …), et dans des revues de phénoménologie.
Spécialiste de l'histoire des idées (articles sur Clément Rosset, Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, Françoise Dastur, Alain de Benoist, Rémi Brague, Pierre Manent, Alain Caillé, Serge Latouche, ...), il a publié aussi des textes sur la phénoménologie et la psychologie (voir son ouvrage Le malaise est dans l'homme et Face à l'addiction). Ses écrits ont aussi porté sur Jean Prévost, Jean Giono, George Orwell, Albert Camus, Walter Benjamin, ... Il s'est aussi intéressé au cinéma, à la peinture, la sexualité, la politique, la cosmologie.
Un portrait de l'essayiste est paru dans Le Spectacle du monde, sous la plume de François-Laurent Balssa en janvier 2012 (''Pierre Le Vigan, un urbaniste chez les philosophes"). L'auteur a développé une critique du capitalisme comme réification de l'homme, un refus de l'idéologie productiviste, du culte de la croissance, de l'idéologie du progrès, de la destruction des peuples et des cultures aussi bien par l'uniformisation marchande que par la transplantation des populations. Le revers du mondialisme est selon lui le communautarisme (revue Perspectives libres, 15, 2015) qui est une perversion de l'enracinement.
Un entretien avec l'auteur et un portrait sont parus dans L'Incorrect en octobre 2020 : Pierre Le Vigan : « Les post soixante-huitards sont passés du nihilisme passif au nihilisme actif. ».
Des Carnets politiques, littéraires, philosophiques de l'auteur ont été regroupés dans Le Front du Cachalot (2009), préfacé par Michel Marmin. Le titre qui fait référence à Moby Dick d'Herman Melville. D'autres carnets se trouvent dans La Tyrannie de la transparence, Chronique des temps modernes, Soudain la postmodernité. Pierre Le Vigan a aussi parfois utilisé les pseudonymes de Noël Rivière et de Fabrice Mistral (Krisis, n° Psychologie).
L'auteur s'exprime dans divers médias (TV Libertés, Sputnik, Boulevard Voltaire, Radio courtoisie, Cercle Aristote...).
Urbaniste de formation (DESS de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, DEA de l'EHESS et CEA d'Ecole d'Architecture), il a aussi obtenu une maîtrise d'Administration Economique et Sociale, une licence d'histoire (Université Paris 1), un DESU de psychopathologie (Paris VIII Saint Denis. Mention Trés bien), une licence de philosophie (Institut catholique de Paris. mention Bien).
Pour trouver le site de l'auteur, taper : la barque d'or avec pierre le vigan
http://la-barque-d-or.centerblog.net/
contact éditeur : labarquedor@gmail.com
Ouvrages :
- Inventaire de la modernité, avant liquidation : au-delà de la droite et de la gauche : études sur la société, la ville, la politique (préf. Alain de Benoist), Avatar, « Polémiques », 2007 (ISBN 978095551325) SUDOC 130699098. réédité par La Barque d'Or
- La Patrie, l'Europe et le Monde : éléments pour un début sur l'identité des Européens (dir. avec Jacques Marlaud), Dualpha, 2009 (SUDOC 133242161).
- Le Front du Cachalot : carnets de fureur et de jubilation (préf. Michel Marmin), Dualpha, 2009. ISBN 9782353741366 rééditié par la barque d'or
- La Tyrannie de la transparence : carnets II (préf. Arnaud Guyot-Jeannin), L'Aencre-Dualpha, 2011 ISBN 9782353741366 (SUDOC 157765989). rééditié par la barque d'or
- Le malaise est dans l'homme : psychopathologie et souffrances psychiques de l'homme moderne (préf. Thibault Isabel), Avatar, 2011. ISBN 978-1907847059 rééditié par la barque d'or
- La Banlieue contre la ville : comment la banlieue dévore la ville, La Barque d'Or, 2011, ISBN 978-2-9539387-0-8, notice BnF n°FRBNF42539340.
- Écrire contre la modernité, La Barque d'Or, 2012, ISBN 978-2-9539387-1-5, notice BnF no FRBNF42700054.
- Chronique des temps modernes, La Barque d'Or, 2014, ISBN 978-2-9539387-2-2, notice BnF no FRBNF43756341.
- L'Effacement du politique : philosophie politique et genèse de l'impuissance politique de l'Europe (préf. Éric Maulin), La Barque d'Or, 2014, ISBN 978-2-9539387-3-9, notice BnF no FRBNF43807908.
- Soudain la postmodernité : de la dévastation certaine d'un monde au possible surgissement du neuf (préf. Christian Brosio), La Barque d'Or, 2015, ISBN 978-2-9539387-4-6, notice BnF no FR-BNF44339206.
- Métamorphoses de la ville, de Romulus à Le Corbusier, La Barque d'Or, septembre 2017, ISBN 978-2-9539387-6-0, notice BNF N° FRBNF45464513
- Face à l'addiction, La Barque d'Or, février 2018, ISBN 978-2-9539387-8-4, notice BNF N° FRBNF45460554
- Achever le nihilisme. Figures, manifestations, théories et perspectives, Sigest, février 2019. ISBN 9782376040224.
- Avez-vous compris les philosophes ? Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, postlude Empédocle, La Barque d'Or, avril 2019, ISBN 978-2-9539387-5-3
- Le Grand Empêchement. Comment le libéralisme entrave les peuples, Ed. Perspectives Libres, Novembre 2019. ISBN 9791090742512
- Avez-vous compris les philosophes ? II, Spinoza, Fichte, Schelling, Bergson, Sartre, Foucault, La Barque d'Or, janvier 2020 : ISBN 978-2-491020-00-2.
- Avez-vous compris les philosophes ? III, Epicure, Lucrèce, Berkeley, Hume, Bruno, Lénine, Ortega. Sur Platon. Sur Maffesoli, La Barque d'Or, mai 2020. ISBN 978-2-491020-01-9
- Avez-vous compris les philosophes ? IV Hobbes, Locke, Leibniz, Dilthey, Rosset. La Barque d'or janvier 2021, ISBN 978-2-491020-03-3
- Comprendre les philosophes. Préface de Michel Maffesoli, Dualpha, 2021. ISBN 9782353745418
- Nietzsche et l'Europe suivi de Nietzsche et Heidegger face au nihilisme, Perspectives Libres, 2022. ISBN 979-10-90742-67-3
- Eparpillé façon puzzle (Un peuple en miettes). La politique de Macron contre le peuple et les libertés, Entretien sur le libéralisme, Perspectives Libres, 2022, ISBN 979-10-90742-68-0
- La planète des philosophes. Comprendre les philosophes II. Préface d'Alain de Benoist. Dualpha, janvier 2023. ISBN 978-23-53746-07-1
- Avez-vous compris les philosophes ? V. Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach suivi Les limites de la morale de Kant. La Barque d'or, mai 2023. ISBN 978-2491020040
- Avez-vous compris les philosophes ? I à V. Une introduction à l'oeuvre de 42 philosophes ? La Barque d'Or, novembre 2023, ISBN 978-2-491020-05-7
Courriel des éditions ''la barque d'or'': la barquedor@gmail.com
SITE : la-barque-d-or.centerblog.net/
pour trouver le site : "la barque d'or avec pierre le vigan"
Contributions :
- Le Mai 68 de la Nouvelle Droite, Paris, Éditions du Labyrinthe, 1998.
- Arnaud Guyot-Jeannin (éd.), Aux sources de l'erreur libérale, pour sortir de l'étatisme et du libéralisme, L'Âge d'Homme, 1999.
- Arnaud Guyot-Jeannin (éd.), Aux sources de la droite, pour en finir avec les clichés, L'Âge d'Homme, 2000.
- Michel Marmin (éd.), Liber Amicorum Alain de Benoist, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2004.
- Face à la crise, une autre Europe, Synthèse nationale, 2012.
- Thibault Isabel (éd.), Liber Amicorum Alain de Benoist II, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2013.
- Article "Hegel" dans Pourquoi combattre ? sous la direction de Pierre-Yves Rougeyron, éd. Perspectives Libres, 2019.
Préfaces :
- Patrick Brunot, Arrêt sur lectures, Dualpha, 2010.
- Philippe Randa, Sous haute surveillance politique, Dualpha, 2011.
- Georges Feltin-Tracol, L'esprit européen entre mémoires locales et volonté continentale, Héligoland, 2011.
- Arnaud Guyot-Jeannin, L'avant-garde de la tradition dans la culture, Pierre-Guillaume de Roux, 2016 (notice BnF no FRBNF45174598).
- Nicolas Bonnal, Le choc Macron. Les antisystèmes sont-ils nuls ? 2017 (ISBN-13: 978-1521364413).
- Aristide Leucate, Dictionnaire du désastre français et européen, Dualpha, 2018 (ISBN-13: 978-2353743780).
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mardi, 14 novembre 2023
Pour Marc Augé, l'anthropologue qui a fait entrer l'ethnologie dans la philosophie
Pour Marc Augé, l'anthropologue qui a fait entrer l'ethnologie dans la philosophie
par Pierfranco Bruni
Source: https://www.destra.it/home/addii-per-marc-auge-lantropologo-che-porto-letnologia-nella-filosofia/
Marc Augé, décédé le 24 juillet 2023, était un anthropologue qui entremêlait la connaissance des peuples et la sagesse de la pensée. Un philosophe qui a gravé dans le langage des mots l'affirmation d'une identité qui se grave dans la conscience d'un espace-temps qui s'affirme dans le lieu du temps et l'espace des lieux.
L'anthropologue est dans le philosophe et le philosophe dépasse la donnée scientifique de l'histoire. En effet, Marc Augé oppose à l'histoire les deux données fondamentales de la vision comparative : l'espace et le temps. Son "non-lieu" est une dimension qui, pour être comprise dans sa profondeur, doit se rattacher non seulement à un système de valeurs, mais à l'être. L'homme est une interrogation sur les valeurs, mais il est surtout une dissolution du système de cette interrogation dans une interaction de sens. Ses livres sont un voyage accompli entre les cultures africaines et occidentales. C'est dans cette fenêtre ouverte sur la connaissance et les matrices établies des traditions que se développe un horizon de vie au-delà de tous les si.
Il dit : "Dans la vie moderne, les mythes naissent quand les rituels meurent et perdent leur pouvoir créatif. Le choc a lieu entre la mémoire et le contemporain dans une saison de la vie où les civilisations ont besoin de rencontrer l'appartenance dans une géographie de l'identité.
L'anthropologue des civilisations dans l'homme a déclenché le signifiant du présent dans l'avenir : "Être contemporain, c'est mettre l'accent sur ce qui, dans le présent, délimite quelque chose de l'avenir. Délimiter quelque chose de l'avenir, c'est lire avec clairvoyance la mesure des "choses" sur un plan proprement phénoménologique. Et c'est ici que l'anthropologue est lié au philosophe.
Parmi ses livres, je voudrais rappeler :
- Fictions fin de siècle, Paris, Fayard, 2000
- Les Formes de l’oubli, Paris, Payot & Rivages, 2001
- Journal de guerre, Paris, Galilée, 2003
- Le Temps en ruines, Paris, Galilée, 2003
- Pour quoi vivons-nous ?, Paris, Fayard, 2003
- Le Métier d'anthropologue. Sens et liberté, Paris, Galilée, 200610
- Casablanca, Paris, Le Seuil, 2007
- Éloge de la bicyclette, Paris, Payot & Rivages, 2008
- Où est passé l'avenir, Paris, Panama, 2008 ; rééd. Paris, Le Seuil, 2011
- Le Métro revisité, Paris, Le Seuil, 2008
- Génie du paganisme, Paris, Gallimard (coll. Folio), 2008.
- Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot & Rivages, 2009
- Carnet de route et de déroutes, Paris, Galilée, 2010
- La Communauté illusoire, Paris, Payot & Rivages, 2010
- Journal d'un SDF, Paris, Le Seuil, 2011
- La Vie en double. Voyage, ethnologie, écriture, Paris, Payot & Rivages, 2011
- L'Anthropologue et le monde global, Paris, Armand Colin, 2013
- Les Nouvelles Peurs, Paris, Payot & Rivages, 2013
- Une ethnologie de soi : le temps sans âge, Paris, Le Seuil, 2014
- Éloge du bistrot parisien, Paris, Payot & Rivages, 2015
- La Sacrée Semaine qui changea la face du monde, Paris, Odile Jacob, , 71 p. (ISBN 978-2-7381-3389-2)
- L'Avenir des terriens : fin de la préhistoire de l'humanité comme société planétaire (trad. de l'italien), Paris, Albin Michel, , 132 p. (ISBN 978-2-226-39388-3)
- Qui donc est l'autre ?, Paris, Odile Jacob, , 320 p. (ISBN 978-2-7381-3959-7)
Un chemin non négligeable. Dont le centre est défini par son regard constant sur le temps, qui est devenu une véritable attraction. En arrière-plan de ses études, surtout au cours des dernières décennies, s'est imposé le thème de la mondialisation, sur lequel il s'attarde, arguant dans une de ses parenthèses : "Dans le concept de mondialisation, et chez ceux qui s'y réfèrent, il y a une idée de la complétude du monde et de l'arrêt du temps qui dénote une absence d'imagination et un enchevêtrement dans le présent profondément contraire à l'esprit scientifique et à la morale politique".
Dans un tel contexte, la problématique du mythe s'est imposée. C'est-à-dire des symboles et des manifestations qui leur sont associées : "Les dieux sont au centre de l'univers symbolique compris comme l'ensemble des représentations des systèmes d'activité humaine : on ne peut passer de l'un à l'autre de ces systèmes, et d'une pratique à l'autre, que grâce à leur médiation".
Marc Augé a traversé les archétypes des mythes en plaçant l'anthropologie et l'archéologie dans un dispositif ethnique, ou plutôt ethnologique, comme les faces d'une même pièce. Ainsi. L'anthropologie non comme un métier mais comme la véritable sagesse du savoir. Le savoir antique dans une base de méditations représentatives. Les héritages ont ainsi trouvé leur place dans le non-lieu de l'espace-temps dans lequel les hommes ont construit, laissant la grotte leur hutte. L'anthropologue qui a fait entrer l'ethnologie dans la philosophie.
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Freud et la tradition mystique juive : un essai de David Bakan
Freud et la tradition mystique juive: un essai de David Bakan
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/freud-e-la-tradizione-mistica-ebraica-un-saggio-di-david-bakan-giovanni-sessa/
La psychanalyse est l'une des formes déviantes et les plus envahissantes du spiritualisme contemporain, comme le démontrait très bien Julius Evola. Elle a joué un rôle important dans la perte du "Centre" par l'homme contemporain. Ce résultat est inscrit dans l'humus culturel et spirituel qui a agi sur la formation de son fondateur, Sigmund Freud. C'est ce que rappelle David Bakan, ancien professeur de psychologie à l'université de York au Canada, décédé en 2004, dans l'ouvrage Freud et la tradition mystique juive, désormais disponibles en version italienne dans les librairies grâce à Iduna editrice (pour les commandes : associazione.iduna@gmail.com, pp. 280, 24,00 euros).
Le volume est précédé d'un essai introductif de Nuccio D'Anna. Ce dernier, en accord avec l'auteur, note que, dès son plus jeune âge, Freud avait acquis une connaissance linguistique approfondie de la Bible. Le psychanalyste avait appris à respecter le régime alimentaire juif traditionnel, à converser en yiddish avec sa famille et à pratiquer d'importantes formes méditatives typiques du hassidisme. Il conservait également dans son cabinet de travail: "une belle présentation du texte du Zohar, peut-être l'écrit kabbalistique le plus célèbre [...], dans lequel on trouve des indications pertinentes sur l'unio mystica" (p. X). Il connaissait probablement aussi la technique kabbalistique "du dilung et de la kefitsah [...] enseignée à ses disciples par Abulafia dès le XIIIe siècle" (p. X). Cette technique permettait d'évoquer la racine d'où naît la pensée logique et d'atteindre l'"élargissement de la conscience". En fait, le médecin viennois s'est attaché, dans l'élaboration de la théorie et de la pratique psychanalytiques, à "transposer ces anciennes méthodes en les déracinant totalement de leurs racines rituelles et sacrées" (p. XI), opérant un renversement évident des anciennes méthodologies rituelles.
Il en est arrivé là sous l'influence de figures disparates. Tout d'abord, à la fin du XIXe siècle, l'influence intellectuelle du médecin Wilhelm Fliess (photo, ci-contre), fermement convaincu de la latence sexuelle de l'enfance, voire de la bisexualité de l'enfance, a été considérable. Plus tard, les relations entre les deux hommes se sont brusquement interrompues. Bientôt, Freud rencontre sur son chemin, grâce à l'intercession de Jung, la "muse" de Nietzsche, Lou Andreas-Salomé, qui s'intéresse au rôle réalisateur d'Eros. Elle fascine le psychanalyste qui l'introduit dans la Société du mercredi, un groupe structuré en deux niveaux : l'un ésotérique, qui regroupe l'élite des cercles freudiens et qui compte parmi ses membres Alfred Adler, et l'autre exotérique. Ce groupe se réunit régulièrement de 1902 à 1907. En 1912, Ernest Jones et Sandór Ferenczi proposent au maître de créer un comité secret qui, jusqu'en 1936, "exerce un contrôle discret sur toutes les initiatives de la Société psychanalytique" (p. V). Ainsi, "la société psychanalytique commença à se dessiner comme une véritable parodie simiesque de chaîne initiatique" (p. VI).
Après la mort de son père en 1897, Freud est admis dans la loge viennoise de l'Ordre indépendant du B'nai B'rith, une fraternité supranationale. Au cours de ces années, notre penseur a commencé, rappelle Bakan, à élaborer la théorie de la sexualité infantile, centrée sur les complexes d'Œdipe et d'Électre. Si les motivations externes de l'adhésion à la loge étaient dictées par le désir de réaffirmer son identité juive et de répondre à la montée de l'antisémitisme dans la Vienne du maire Lueger, en revanche, l'appartenance à la loge lui garantissait un large public pour ses conférences. Dans un prologue consacré à la devise de l'esprit, il utilise le folklore juif au sujet des Witze et des devises, profanant clairement leur contenu sacré. Dans les conférences consacrées à Eros et Thanatos, il souligne le caractère "paternaliste" des monothéismes, qu'il juge producteur de psychoses et d'inhibitions. L'adaptation par Freud de la tradition familiale ancestrale "clarifie [...] la direction obscure dans laquelle conduisent les thérapies psychanalytiques" (p. XI). Une direction catagogique, menant, comme le savait le mystère hellénique, à la "chute dans le bourbier", à l'enfoncement dans le sous-sol pulsionnel humain, dont la manipulation pouvait être aussi risquée pour le supposé thérapeute que pour le patient. La pratique du Tarot avec les Arcanes Majeurs, indiquant traditionnellement les principes "formant" le cosmos, à laquelle Freud s'adonnait dans ses moments libres en loge, avait pour lui le sens d'une contre-célébration du "Jour du Seigneur".
Cette tendance se retrouve dans le volume Totem et Tabou de 1913. Dans ses pages, Freud envisage dans le monde archaïque : "l'existence de petites sociétés formées autour d'un homme adulte qui commandait avec autorité un grand cercle de femmes immatures" (p. XV). Il introduit ainsi une équivalence entre les religions et ses abstractions totémiques, tenues pour responsables de formes graves d'obsession psychique. En ce sens, l'essai Le Moïse de Michel-Ange est exemplaire. Dans la sculpture du grand artiste, le psychanalyste ne perçoit pas la "lumière" indiquant la "Présence divine", mais simplement l'effort surhumain de Moïse pour apaiser la colère qui l'anime afin de sauver les Tablettes. Dans le volume Moïse et le monothéisme, Freud "avance l'hypothèse que Moïse n'était pas un Israélite, mais un membre de la caste noble égyptienne" (p. XIX). Bakan soutient que la tentative de Freud est similaire à celle de Sabbatei Tzevi : il a l'intention d'évincer le fondateur du judaïsme du rôle d'Envoyé de Dieu. Cette thèse vise à placer "sur un plan parareligieux ses recherches sur la névrose [...] et déclare que toutes les religions sont une forme particulière de "névrose obsessionnelle universelle"" (p. XXI).
Dans l'interprétation freudienne des rêves, centrée sur la distinction entre contenu manifeste et latent, il y a, selon Bakan, la présence de doctrines sabbatiennes et une référence explicite au démonisme. Il s'agit d'un renversement de l'alliance sacrée que les Juifs ont conclue à l'origine avec Dieu. Le médecin viennois attribue à la psychanalyse le rôle salvateur qui, dans la pensée religieuse, revenait à Dieu. Cette "prétendue" science a été construite ad hoc, estime Bakan, pour stériliser la dimension divine et lumineuse de l'homme.
13:40 Publié dans Philosophie, Psychologie/psychanalyse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sigmund freud, psychanalyse, judaica, mystique juive, judaïsme, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 11 novembre 2023
Sans mythes...
Sans mythes...
Andrea Marcigliano
Source: https://electomagazine.it/senza-miti/
Georges Dumézil disait qu'un peuple sans mythes est un peuple déjà mort.
Car les mythes, ou plutôt les récits, sont ce qui se transmet. Per saecula saeculorum. À travers les générations. Ils sont donc la Tradition. Qui n'est pas un corpus de doctrines abstraites. De vieux livres et de vêtements rituels dont le sens a été perdu. Ce ne sont plus que des mascarades pour peintres enrichis en quête de rédemption sociale et hygiénistes dentaires aux ambitions ésotériques.
La tradition, ce sont les racines. Des racines qui s'enfoncent dans la terre. Dans son nòmos, pourrait-on dire en citant l'œuvre majeure de Carl Schmitt. Et le nòmos, c'est la loi. Celle qui n'est pas écrite. Qui n'a pas besoin d'être écrite, ni de juges, ni d'avocats. C'est la loi qui parle au cœur des hommes, parce que c'est là qu'elle se fonde.
Et le langage du nòmos, ou plutôt la manière dont il parle, c'est précisément le mythe.
Et les mythes sont tout sauf des fables, simplifiées pour des esprits primitifs. Au contraire, c'est l'absence de mythes qui révèle une pauvreté d'esprit.
Les exemples de cet appauvrissement sont constamment sous nos yeux. Il suffit de penser à ces "traditions chrétiennes" qui font partie de notre histoire. Et une part importante. En fait, fondamentale. Étant donné que même un laïc (et bouffeur de prêtres en colère) comme Don Benedetto Croce est allé jusqu'à déclarer que "nous ne pouvons pas ne pas nous appeler chrétiens".
Bien sûr, il ne posait pas la question de la foi, mais celle des récits, des mythes qui innervent notre culture.
Et qui, aujourd'hui, sont de plus en plus abjurés. Voire moqués.
L'université importante (selon son jugement incontestable et autoréférentiel) qui décide de remplacer Noël par une "fête de l'hiver" plus générique... le curé progressiste qui nous invite à ne pas faire la crèche pour ne pas offenser ceux qui appartiennent à d'autres religions (et qui, soit dit en passant, n'ont jamais rêvé d'être offensés)... l'opposition désormais de plus en plus répandue des chefs d'établissement scolaire à tout symbole de Noël, ne sont que ce qui émerge d'une perte de mythes beaucoup plus profonde et radicale.
De tous les mythes, chrétiens et "païens", qui constituent la trame de notre culture. La référence de notre civilisation. Et qui, aujourd'hui, ont été remplacés par une conception de l'existence purement économiste, mais aussi (même si c'est banal de le dire) consumériste.
Notre société est moribonde. En fait, elle est morte depuis longtemps. Et notre peuple, une sorte de zombie sans mémoire culturelle. Facile à manipuler et à contrôler par des sorciers vaudous plus ou moins improvisés. Et par de mauvaises imitations de Baròn Samedi.
13:25 Publié dans Philosophie, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, mythes, traditions | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 09 novembre 2023
Réflexions anthropologiques sur l'égoïsme - Le mythe du sauvage primitif
Réflexions anthropologiques sur l'égoïsme - Le mythe du sauvage primitif
Par Ricardo Vicente López
Source: https://noticiasholisticas.com.ar/reflexiones-antropologicas-sobre-el-egoismo-el-mito-del-salvaje-primitivo-por-ricardo-vicente-lopez/#google_vignette
Du deuxième au quinzième siècle, les Européens ont traité plus intensément avec les peuples qui étaient éloignés et différents d'eux et que l'on appelait, avec un certain euphémisme, avec une qualification qui est parvenue jusqu'à nous, "les peuples barbares". Le nom même de barbares implique un haut degré d'ambiguïté quant à ce que le mot est censé décrire. Un simple exercice, comme ouvrir un dictionnaire, nous met face au contenu du mot :
"Se dit d'un individu appartenant à l'une des hordes ou à l'un des peuples qui, au 5ème siècle, renversèrent l'Empire romain/ fig. cruel, féroce, sauvage, inculte, grossier, rustaud, téméraire, etc".
La synonymie est plus que claire. Mais à partir du 15ème siècle, avec la découverte de l'Amérique, on entre en contact avec des peuples extra-continentaux et on commence à parler de peuples sauvages :
"Naturel des pays qui n'ont ni culture ni système de gouvernement / Se dit de l'homme qui vit à l'état de nature, dans les forêts, sans domicile fixe ni lois, et qui est le contraire de l'homme civilisé. Extrêmement bête, têtu, grossier ou stupide".
Il n'y a pas lieu d'en dire plus, les définitions sont éloquentes. Cette façon de définir exprime ce que notre culture, la culture occidentale et chrétienne, pense d'eux.
Du côté de l'Académie royale de la langue, le travail a consisté à recueillir les sens avec lesquels les mots sont utilisés, à consulter la littérature récente pour comparer les usages des mots et à consulter des spécialistes de la langue. En bref, les idées que notre société se fait de tout peuple qui n'appartient pas à la "civilisation" :
"Ensemble des idées, des sciences, des arts ou des coutumes qui forment et caractérisent l'état social d'un peuple ou d'une race... comme synonyme de culture et par opposition à la barbarie".
Examinons de plus près ce que nous venons de lire. Il est dit qu'il faut entendre par civilisation les éléments "qui forment et caractérisent l'état social d'un peuple ou d'une race", on pourrait donc en déduire que tout peuple qui a des arts et des coutumes est civilisé. Le problème est que tous les peuples qui ont habité et habitent la terre depuis deux millions d'années en ont, comme nous le verrons un peu plus loin.
En quoi est-ce donc le contraire de la barbarie ? Quels seraient les peuples barbares, selon cette définition ? Ceux qui n'ont ni arts ni coutumes. Tous les hommes et leurs ancêtres biologiques ont toujours eu des coutumes, même les animaux supérieurs ont des coutumes, des habitudes de comportement. Il nous resterait l'art. La fabrication des outils de pierre du Paléolithique pourrait être acceptée, avec certaines réserves, comme ne contenant pas d'art, mais la fabrication des 35.000 dernières années montre une technique polie et un goût pour les travailler de certaines manières qui ne répondent pas à des raisons uniquement utilitaires. Sans parler des peintures rupestres ou des récipients peints du Néolithique.
L'intention de ces propos est de mettre en garde le lecteur contre le nombre de préjugés qui entourent le sujet, avec un air scientifique, que nous allons tenter d'analyser. L'utilisation du mot culture, avec un usage aussi restreint (comme "opposé à la barbarie"), témoigne des préjugés de la culture européenne, principalement au cours des 18ème et 19ème siècles, qui n'a appliqué son sens qu'à elle-même. Elle l'a également utilisé comme synonyme de civilisation. Paul Radin (1883-1959) [1] nous apprend que dans les milieux scientifiques, il n'est pas rare de retrouver les mêmes préjugés :
"La réaction de l'ethnologue non professionnel ou du profane... est généralement une perplexité irritée, à laquelle s'ajoute le soupçon qu'après tout, les peuples primitifs sont probablement gouvernés par une mentalité intrinsèquement inférieure... Dans une large mesure, et souvent sans s'en rendre compte, l'ethnologue cultivé porte des jugements analogues lorsqu'il s'efforce d'évaluer les cultures primitives".
Il est clair que la recherche a longtemps souffert de ces interférences idéologiques. Mais on peut dire avec satisfaction qu'au cours de la seconde moitié du siècle dernier, des progrès significatifs ont été réalisés sur ces questions et que, grâce à cela, nous disposons aujourd'hui d'une énorme quantité de matériel scientifique de valeur et d'une littérature qui progresse de manière significative.
Cependant, certains inconvénients doivent encore être surmontés. Ceux-ci sont d'ordre méthodologique [2] et épistémologique [3]. Une grande partie des progrès de l'anthropologie est due aux études comparatives avec les espèces les plus proches de l'homme, comme les singes anthropoïdes et, en leur sein, les chimpanzés ; et, d'autre part, aux études sur les peuples qui sont parvenus jusqu'à nous à un stade d'évolution semblable à bien des égards au paléolithique ou au néolithique, ce qui nous permet de savoir comment étaient, par analogie, les hommes qui vivaient il y a plus de deux millions d'années.
La mise en garde suivante s'impose : les peuples qui nous sont contemporains (les Occidentaux modernes) ne peuvent en aucun cas être considérés comme appartenant aux étapes historiques susmentionnées, car ils ont à peu près la même quantité d'histoire accumulée que n'importe laquelle des cultures actuelles. Seule l'analogie, c'est-à-dire le rapport de similitude entre des choses différentes, permet de penser, à partir des caractéristiques de ces peuples, à ce qu'étaient ces hommes d'avant. Dans le premier cas, il y a souvent un biologisme exagéré, c'est-à-dire une réduction du niveau humain au niveau animal, l'homme étant placé comme un anthropoïde plus parfait. Il n'y aurait que des différences de quantité, pas de qualité. C'est ainsi que l'on peut parler d'instincts humains, un concept qui permet de justifier idéologiquement de nombreux comportements sociopolitiques du monde moderne. Dans le second cas, des extrapolations, pas toujours heureuses, permettent de tirer des conclusions erronées. Mais aussi, sur un autre plan, la convergence de disciplines différentes, aux vues souvent contradictoires sur un même sujet, génère une grande confusion. C'est pourquoi Arnold Gehlen (1902-1976) [4] affirme :
"Une autre raison de l'échec des théories anthropologiques dans leur ensemble est qu'une telle science devrait inclure de nombreuses sciences particulières : biologie, psychologie, épistémologie, linguistique, physiologie, sociologie, etc. Le simple fait de se retrouver au milieu de sciences aussi diverses ne serait pas facile, mais beaucoup plus discutable serait la possibilité de trouver un point de vue à partir duquel toutes ces sciences pourraient être maîtrisées par rapport à un seul sujet. Il faudrait abattre les murs entre ces sciences, mais d'une manière productive, car de cet abattement nous obtiendrions des matériaux pour la nouvelle construction d'une science unique".
La difficulté signalée par Gehlen n'est pas facile à résoudre et il ne faut pas s'attendre à ce qu'une réponse soit trouvée dans un avenir immédiat. Beaucoup de choses devront être changées au préalable en termes de conception de la science, de questions méthodologiques, de critères antérieurs chargés de significations idéologiques, etc. Il est souhaitable que ces questions soient présentes et explicitées, afin que la recherche fasse apparaître les valeurs utilisées par chaque scientifique, valeurs qui, en tant que telles, sont de nature extra-scientifique, c'est-à-dire philosophique.
Le lecteur serait ainsi conscient qu'il lit les résultats de la recherche de quelqu'un qui part de certaines hypothèses, qu'il convient d'expliciter. Cette affirmation est d'autant plus pertinente qu'il est vérifiable que nous sommes souvent confrontés à de nombreuses affirmations présentées comme scientifiques, alors qu'elles contiennent en réalité une foule de préjugés extra-scientifiques (au sens de jugements préalables).
La dissimulation de valeurs, d'idéologies, de présupposés philosophiques, etc., pas toujours consciente, mais non moins présente car, par manque d'explicitation, ce qui ne devrait pas être présenté comme scientifique est montré comme tel. Pour le dire le plus brièvement possible : il y a un niveau de recherche qui se réfère à des données empiriques vérifiables, sa présentation est placée sur le plan de la science stricte. Mais dès que l'on en déduit des conclusions qui risquent d'être des hypothèses possibles mais non probables (au sens de testables), il doit être clair qu'elles n'ont pas valeur de science. Cela nous amènerait à admettre que l'homme, au sens spécifique et intégralement humain, ne peut être appréhendé qu'en termes d'anthropologie philosophique. Gehlen poursuit :
"La difficulté (en vertu de laquelle une anthropologie philosophique n'a pas été réalisée jusqu'à présent) consiste donc en ceci : dans la mesure où l'on considère les caractéristiques ou les propriétés séparément, on ne trouve rien de spécifiquement humain. Certes, l'homme a une constitution physique magnifique, mais les anthropoïdes (grands singes) en ont une assez semblable ; il y a beaucoup d'animaux qui construisent des habitations ou font des constructions artificielles, ou vivent en société... si l'on ajoute à cela le poids de la théorie de l'évolution, il semble que l'anthropologie serait le dernier chapitre d'une zoologie. Tant que nous n'aurons pas une vision totale de l'homme, nous devrons en rester à la contemplation et à la comparaison des caractères individuels, et tant que nous en resterons là, il n'y aura pas d'anthropologie indépendante, puisqu'il n'y aura pas d'être humain indépendant... Aucune des sciences particulières qui s'occupent aussi de lui (morphologie, psychologie, linguistique, etc.) n'a cet objet : l'homme ; à son tour, il n'y a pas de science de l'homme, si l'on ne tient pas compte des résultats fournis par chacune des sciences particulières...".
Il ne m'échappe pas que ces affirmations peuvent paraître un peu déconcertantes au moment d'entreprendre la tâche proposée. Mais je crois qu'avoir une conscience claire des problèmes ne les rend ni plus grands, ni plus insurmontables, et qu'au contraire, les ignorer peut conduire à des déceptions aux tristes conséquences. Si nous n'avons pas réussi jusqu'à présent à avoir une science de l'homme, ce n'est pas une raison pour ne pas continuer à progresser dans cette voie. En revanche, nous devons continuer à rassembler les fragments de connaissances scientifiques dont nous disposons et, sur cette base, élaborer des propositions d'interprétation de ce fascinant objet d'étude qu'est l'homme.
Car c'est sur la base de la position que nous adoptons consciemment à l'égard de l'homme que les résultats des autres sciences humaines et sociales seront plus clairs. Toute science socio-historique repose sur une conception de l'homme qui, dans la plupart des cas, n'est pas explicitée et qui influence inévitablement ses conclusions. À titre d'exemples bien connus, je citerai l'égoïsme exagéré de l'homme attribué à Adam Smith ou la pulsion biologique de l'homme attribuée à Sigmund Freud. Dans les deux cas, il s'agit d'une anthropologie implicite.
Toutefois, pour redonner espoir et confiance dans les efforts scientifiques, il convient de dire que, bien que l'homme se soit interrogé sur ce qu'il est au cours des trois mille dernières années de notre tradition occidentale, ce n'est que depuis un siècle et demi qu'il est en mesure d'approfondir cette question avec des résultats très positifs. Le biologiste, spécialiste de l'évolution et professeur à l'université de Californie Francisco J. Ayala (1934-2023), né en Espagne et naturalisé américain, affirme :
"Le résultat de tous ces efforts était, avant 1859, fondamentalement déficient, car une caractéristique essentielle de la nature humaine - son origine évolutive à partir d'ancêtres pré-humains, avec tout ce que cela implique - n'avait pas encore été découverte".
Les difficultés évoquées ci-dessus doivent être accompagnées de cette affirmation : "Aujourd'hui, nous sommes mieux placés que jamais pour entreprendre cette tâche, et c'est la raison qui nous fait prendre conscience des problèmes".
Notes:
[1] Né en Pologne et établi aux États-Unis, il était un anthropologue culturel et folkloriste américain très lu au début du 20ème siècle.
[2] Une manière ordonnée et systématique de procéder pour arriver à un résultat ou à une fin particulière [3] La branche de la philosophie qui s'occupe de l'éducation et de la formation des adultes.
[3) La branche de la philosophie qui s'intéresse à l'étude de la manière dont la connaissance est obtenue et de sa validité.
[4) Philosophe et sociologue allemand, ses théories ont inspiré le développement du néo-conservatisme allemand contemporain.
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mardi, 07 novembre 2023
Gianni Vattimo et l'héritage postmoderne
Gianni Vattimo et l'héritage postmoderne
par Umberto Bianchi
Source : Umberto Bianchi & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/gianni-vattimo-e-l-eredita-postmoderna
Il y a quelques années, je suis allé écouter une conférence de Gianni Vattimo au centre social "Angelo Mai" à Rome, dans le quartier du Rione Monti. Après avoir écouté attentivement les propos du philosophe, à la fin de sa conférence, je lui ai demandé comment, dans une situation telle que celle engendrée par l'expansion irrésistible de la pensée techno-économique, il était, selon lui, possible d'arriver à une synthèse de pensée qui, en unissant l'Être et le Devenir, représenterait la seule alternative pour en sortir. Eh bien, la réponse de Vattimo était la suivante: ce qui représentait le mieux ce que je proposais, se trouvait dans la pensée de Nietzsche, ajoutant ensuite qu'en aucun cas, cela ne devait tomber dans l'erreur de la métaphysique.
La mort récente de Gianni Vattimo soulève toute une série de questions sur l'actualité et les interprétations possibles non seulement de sa pensée, mais aussi de tout un courant qui, d'une manière ou d'une autre, a été le porte-parole actif d'une certaine manière de penser.
Porte-parole actif aussi d'une certaine façon de comprendre notre époque que l'on peut bien définir par le concept de post-modernité. Tout d'abord, Vattimo a été l'élève de ce Luigi Pareyson, grand philosophe de l'aire catholique, mais irrésolument proche de l'existentialisme actif de Heidegger et Jaspers, auquel il s'intéresse avec un profond intérêt, en accentuant toutefois son côté "herméneutique", centré sur l'interprétation subjective de la réalité (et donc de l'Être, sic !).
Sur la ligne de Pareyson, il y aura aussi la pensée herméneutique de Hans George Gadamer, que Vattimo a personnellement connu en Allemagne et qu'il a de nouveau porté à l'attention du public italien.
Le motif sur lequel se base une grande partie de la pensée philosophique entre les années 50 et le début du nouveau millénaire est la considération de l'inanité et de l'inconsistance ontologique de toute forme de pensée "forte" et axiomatique.
Une pensée "forte", axiomatique, face à l'avancée impétueuse de la Modernité. C'est la raison pour laquelle l'existentialisme de Heidegger et Nietzsche, qui avaient eu un précurseur, s'inscrivent dans toute une tradition de pensée occidentale, depuis la fin du 19ème siècle jusqu'à aujourd'hui, soit une tradition de pensée occidentale, à partir du siècle des Lumières, marquée par ce que l'on peut définir comme la "démolition" de la métaphysique. Il s'agit d'un processus qui, face au scénario des soixante-dix dernières années, prend une valeur et une urgence encore plus fortes, allant jusqu'à poser des questions et envisager des scénarios tout à fait différents des précédents.
Les grands récits idéologiques et les solutions préconstituées, animés par un esprit unilatéral, montrent de plus en plus leur incapacité à fournir des réponses aux sollicitations continues offertes par l'inexorable synthèse techno-économique, dans tous les domaines possibles, dans toutes les sphères possibles de notre existence. Si la modernité représente une phase de développement de la civilisation occidentale, sous la bannière d'une série de paramètres idéologiques bien définis, la post-modernité représente une phase ultérieure sous la bannière des idéologies les plus radicales et les plus complexes.
La post-modernité représente dès lors une phase ultérieure sous le signe de l'incertitude totale, la civilisation occidentale étant arrivée à un véritable carrefour "ontologique", entre la perspective d'un aplatissement total et délétère aux paramètres de la techno-économie, avec la détérioration globale des conditions socio-économiques, sanitaires et environnementales de l'ensemble de l'humanité, ou l'amélioration qualitative globale des conditions de vie de cette dernière, grâce aussi au soutien d'une technologie au service de l'homme. Face à ce dilemme, des chercheurs, comme Vattimo, nous parlent d'une pensée "faible", capable de s'adapter et de se modeler sur ce qui, de l'individu et de l'"interpretatio" que l'on donne de la réalité environnante, échappe ainsi à toute cage idéologique ou métaphysique qui contrarierait son action. Cette forme de relativisme est également partagée par d'autres penseurs contemporains, tels que Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais également Jacques Derrida, Michel Foucault et Jacques Lacan.
Deleuze, en particulier, avec Guattari, procède à une dissection féroce de la psychanalyse, l'accusant de représenter une forme de pensée axiomatique, se traduisant par une praxis au service du capitalisme. Deleuze sera d'ailleurs le premier auteur, dans l'après-guerre, à redécouvrir un penseur comme Nietzsche, jusqu'alors diabolisé en raison de ses liens idéologiques avec l'expérience du nazisme. En Nietzsche, Deleuze voit la possibilité d'une ouverture à une réalité qui n'est plus comprise et interprétée dans un seul sens mais à travers mille plans perceptifs différents. Cela laisse à l'individu la possibilité de comprendre et de modeler la réalité à sa guise, en dépassant ses propres limites humaines, atteignant ainsi cette condition de "surhomme", en termes deleuziens "l'au-delà de l'homme", si bien décrite et préconisée par Nietzsche.
On accuse souvent la "pensée faible", avec sa forte charge d'individualisme, de constituer la représentation idéologique et le porte-drapeau de tous ceux qui, dans cette phase de notre époque, représentent l'ivraie et l'abandon, une sorte de manifeste programmatique de la "décadence" de l'Occident. Si cela peut être vrai d'une part, il y a d'autre part une implication entièrement nouvelle et inattendue, par rapport à ce que l'on pourrait penser habituellement. Ce que Vattimo et Deleuze nous proposent, c'est une ouverture totale à une réalité qui, n'étant plus comprise dans un sens monolithique, peut devenir sujette à n'importe quel paramètre interprétatif. Et tout cela, en plus de devenir un moyen d'éviter de se laisser enfermer dans les méandres de la pensée technico-économique, permet à l'Occident d'adopter des formes de pensée "autres" que celles représentées par les paramètres idéologiques habituels.
L'abandon des récits idéologiques du 20ème siècle et le phénomène de reflux ont conduit à une véritable redécouverte de la sphère de l'irrationnel, qui a connu ses prodromes avec certaines formes du "New Age", des formes déroutantes, aujourd'hui dépassées par d'autres phénomènes plus pertinents de diffusion massive de ces domaines de la pensée (il suffit de penser à la redécouverte de l'intérêt pour toutes les doctrines à fort caractère initiatique et magique...), pour pouvoir parler d'une résurgence de cet "Idéalisme magique" dont Novalis (et d'autres... sic !) a été le précurseur emblématique, à une époque où les principaux récits matérialistes et économistes apparaissaient au contraire de manière écrasante sur la scène occidentale.
Et c'est précisément la "bipolarité" constitutive de l'Occident, toujours en équilibre entre le rationnel et l'irrationnel, entre les récits matérialistes et les élans vers l'Absolu, phénomène unique dans l'histoire des civilisations, qui sera la "contrepartie" qui sauvera le monde de la catastrophe que représente le mondialisme et toutes ses retombées. Et donc, dans le cas des penseurs post-modernes, à la Vattimo ou à la Deleuze, il ne me semble pas qu'il faille parler de "pensée faible", mais plutôt de "pensée élastique", capable de s'adapter et de s'opposer aux spires de la pensée unique, retournant filer le Samsara de l'Histoire. Quelqu'un objectera peut-être que ce n'est probablement pas ce que Vattimo, Deleuze ou Derrida voulaient dire.
Peu importe. L'énonciation d'une Pensée, et quelque chose qui devient une véritable force autonome, ésotériquement parlant une "Eggregora", qui se dirige vers des conclusions que même ses créateurs n'auraient pas pu imaginer. C'est ce que, philosophiquement parlant, nous pourrions appeler l'"hétérogénéité des fins", dont l'herméneutique philosophique est l'une des expressions les plus prégnantes. Et ce, en dépit de tous les chantres superficiels de cette pensée "mainstream" si en vogue aujourd'hui, mais aussi si en crise.
BIBLIOGRAPHIE DE RÉFÉRENCE:
VATTIMO : Les aventures de la différence, Garzanti, Milan, 1980
Il pensiero debole, Feltrinelli, Milano, 1983 (édité par G. Vattimo et P. A. Rovatti).
DELEUZE : Nietzsche et la philosophie (1962), tr. Salvatore Tessinari, Colportage, Florence 1978 et tr. Fabio Polidori, Feltrinelli, Milan 1992 ; plus tard Einaudi, Turin 2002
L'Anti-Edipo (1972), volume I de Capitalisme et Schizophrénie, tr. Alessandro Fontana, Einaudi, Turin 1975.
D'AGOSTINI : Breve Storia della filosofia del Novecento-Einaudi, 1971.
FOUCAULT : L'archeologia del sapere (1969), tr. Giovanni Bogliolo, Rizzoli, Milan 1971.
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dimanche, 05 novembre 2023
L'identité comme besoin radical de l'être humain
L'identité comme besoin radical de l'être humain
L'époque dans laquelle nous vivons s'acharne à contrecarrer les identités, à les considérer comme des résidus toxiques et contondants d'une fermeture au monde.
par Marcello Veneziani
Source: https://www.barbadillo.it/111637-il-punto-di-m-veneziani-...
L'identité est un besoin radical de l'âme humaine. Un besoin naturel et culturel, personnel et communautaire, sur lequel se fondent la reconnaissance de soi et le respect des autres ; l'inverse est également vrai. Il n'y a pas de dialogue qui n'ait lieu entre des identités différentes ; ceux qui prétendent dialoguer en écartant ou même en annulant les identités rendent le dialogue inutile et impossible ; il ne peut y avoir de dialogue entre des nihilités neutres et interchangeables.
Au contraire, l'époque dans laquelle nous vivons s'acharne à déprimer et à annuler les identités, à les considérer comme un obstacle à la paix et à l'inclusion, comme des résidus toxiques et contondants d'une fermeture au monde. Il s'agit en l'occurrence d'un bombardement visant l'identité si ample, si constant et si capillaire, venant d'en haut, de l'intérieur et d'en bas. Une chape d'obligations, d'urgences et de dispositions tombées d'en haut, une infiltration continue de modèles d'influence hostiles à travers les médias et les institutions, et un afflux massif de flux migratoires qui produisent de l'aliénation, de la tension et du malaise.
Cette triple attaque contre l'identité produit des réactions hostiles de trois types principaux : un repli introverti sur son propre habitat, une attitude de colère et de mécontentement à l'égard du monde extérieur, et une demande de protection sécuritaire et de représentation de l'identité en même temps. C'est ce qui se passe dans le monde, en Occident, en Italie. Une grande partie des conflits et des malaises qui traversent les sociétés provient de la mise en danger de l'identité, de la non-reconnaissance et du non-respect de ce que nous sommes, de l'assèchement des différences, du vertige que procure le monde global et désorienté.
Mais l'identité n'est pas inerte, solide comme un rocher et inamovible. L'identité entre dans l'histoire, elle est néanmoins un être en devenir ; le flux de l'identité s'appelle la tradition, qui est une transmission dans laquelle la persistance et la souplesse recherchent un point d'équilibre. L'identité ne présuppose pas un monde immobile, mais une société qui sait changer, se souvenir, conserver l'expérience et le patrimoine hérité, mais aussi affronter les défis de l'avenir. La tradition n'est pas l'immobilisme ou le culte du passé, mais la continuité, l'avancée et le retour ; et, mutatis mutandis, la sauvegarde de ce qui ne mérite pas de périr. Joie des choses durables.
L'adversaire de l'identité et de la tradition n'est donc pas le progrès et l'avenir, mais l'idéologie de la guerre contre la réalité, l'histoire et la nature, et ses dérivés, à commencer par la soi-disant culture de l'annulation (cancel culture). Une agression capillaire et généralisée est en cours contre tout ce qui constitue l'habitat naturel et culturel, biologique et historique de notre civilisation ; le sens religieux, les liens communautaires, les appartenances affectives, le sentiment commun des peuples.
Le premier à avoir compris, à l'aube de notre modernité, la négation du réel et du spirituel, en s'attaquant au sentiment commun, à la famille, au sens religieux et aux liens territoriaux, fut Giambattista Vico, à qui j'ai récemment consacré la première biographie (Vico dei miracoli, Vita tormentata del più grande pensatore italiano, ed. Rizzoli). Au rationalisme athée dominant, puis des Lumières, propres de son époque, et à "l'arrogance des savants", Vico oppose l'appel à la civilisation et à ce qui la connote : la mémoire historique et le souvenir des origines, la tradition, la langue, la poésie, mais aussi la famille, le sacré, l'amour de la patrie. Dans cette vision qui relie plutôt qu'elle ne sépare ou n'oppose mythe et science, histoire et pensée, philosophie et religion, physique et métaphysique, Vico défend l'identité comme principe de réalité.
Il préfigurait, il y a trois siècles, ce qui se produirait plus tard, jusqu'à l'inversion de la réalité, où l'on dénonce la xénophobie, l'homophobie, l'islamophobie pour ne pas voir la patriophobie, la théophobie et la familophobie, et plus généralement la haine et la honte de sa propre civilisation, de son histoire, de sa vie, de sa nature et de sa culture. Il s'agit d'un effacement systématique et agressif de tous les vaisseaux sanguins dans lesquels circule la vie d'un homme: de la famille à la nativité et au rôle parental, de la communauté urbaine à la communauté nationale, du vocabulaire courant aux symboles, des traditions dans lesquelles il est né et a été élevé aux modes de vie des siens.
Dans ce contexte dégradé, essayez d'imaginer où son identité, son identité en tant que peuple et en tant que personne, pourrait aboutir. Mais alors, quand vous alignez tous ces facteurs, quand vous enchaînez les démolitions, vous vous rendez compte qu'au bout du compte, il ne reste plus rien de vous, si ce n'est le dispositif qui vous fait dire oui, comme un phoque dressé, pour accéder à la deuxième marche, puis à la troisième, à la quatrième... Ou qui vous punit, vous prive de reconnaissance, si vous choisissez une autre voie. Vous restez dérouté, exacerbé, mais surtout déconnecté, vous perdez le contact avec vos origines, votre vie, votre monde, vous ne vivez que l'ivresse du transit. Vous perdez la liberté d'être vous-même dans le mirage de devenir tout et son contraire, dans une fluidité incessante ; vous perdez votre relation avec votre environnement, la dignité de ce que vous êtes et votre sécurité. Car l'identité n'est pas une sorte d'icône reposant dans l'hyper-ouranisme, c'est votre vie avec la chaleur d'une âme et de ses affections, la ferveur d'une intelligence connectée au réel, la chair de vos amours, le sang de votre mémoire et la rétine d'images qui s'y impriment et documentent votre histoire.
On ne prend conscience de l'identité que lorsqu'elle est en danger, sinon on vit dans l'identité sans s'en rendre compte. Quand on perd son identité, on perd la familiarité avec soi-même et son histoire ; et la familiarité avec le monde et l'histoire, au niveau de l'identité communautaire. Vous devenez un mutant en orbite et un étranger dans votre maison. L'identité, c'est tout simplement ce que nous sommes, notre réalité en tant qu'êtres humains, âme, esprit et corps. Même sans en être pleinement conscients, les peuples exigent la protection de leur identité, et ce à un niveau pratique avant le niveau culturel, en passant naturellement par les intérêts et les besoins. Avec l'identité, surgit une énergie niée qui bouleverse les cartes, les théorèmes et les arrangements et rouvre l'histoire à l'avenir imprévisible.
Marcello Veneziani
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jeudi, 02 novembre 2023
Le fantôme de la liberté. Un Occident totalitaire ?
Le fantôme de la liberté. Un Occident totalitaire?
par Roberto Pecchioli
Source : EreticaMente & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-fantasma-della...
La liberté n'est pas en bonne santé en Occident, patrie autoproclamée de la liberté. Elle risque de se transformer en fantôme, au point de se fondre dans une nouvelle forme, non moins insidieuse que les précédentes, de totalitarisme, où les méthodes "dures" (contrainte physique, terreur, élimination des dissidents, interdictions explicites de penser, de parler, de s'associer, d'agir) sont remplacées par la séduction, le contrôle à distance, l'abolition progressive des idées non conformes. C'est la méthode de la grenouille ébouillantée, le rétrécissement lent et régulier des libertés concrètes, retirées une à une, toujours justifiées par de nobles motifs: sécurité, protection, défense des minorités, inclusion, discours de haine, etc. Nous n'avons pas encore basculé dans le totalitarisme pur et dur, mais les prémisses sont là.
Le titre de cette réflexion contient deux mots (liberté et totalitarisme) dont le sens n'est pas universellement partagé. La troisième catégorie - l'Occident - a depuis longtemps perdu toute connotation géographique pour devenir le nom de la civilisation articulée autour du libéralisme politique et du libéralisme économique, dirigée par les États-Unis, et composée de l'Europe occidentale, d'Israël et des satellites de l'ancien empire britannique, avec des ramifications de plus en plus indisciplinées en Amérique centrale et en Amérique du Sud. L'Occident est un système d'hégémonie sur l'humanité au nom d'une oligarchie internationale illégitime. Il est le contraire de l'Europe, dont il a détruit la culture, les racines et les traditions. Ayant atteint le pouvoir "impérial", il a inversé la prédiction de Lord Acton au 19ème siècle : le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument.
Margaret Thatcher était une interprète cohérente de cette tendance, pour qui il n'y a pas d'alternative au modèle mondial occidental. L'acronyme TINA, there is no alternative, est devenu l'un des mantras d'un système de plus en plus oppressif au nom de la liberté économique et financière de quelques géants. La négation de la possibilité d'alternatives est en soi un concept totalitaire.
La définition la plus prégnante du totalitarisme est celle de Hannah Arendt. Pour la penseuse juive allemande, le totalitarisme contemporain est un modèle politique distinct des formes historiquement connues de pouvoir autoritaire telles que le despotisme, la tyrannie et la dictature. Là où il a pris le pouvoir, il a détruit les traditions politiques, écrasé l'ordre social antérieur et poussé à l'extrême les caractéristiques de la société de masse, telles que l'isolement et l'interchangeabilité des individus.
Le néo-totalitarisme n'exige pas seulement la subordination politique, il envahit et contrôle également la sphère privée et intime. Son objectif est de remplacer la société existante par une société radicalement différente, en construisant au fil du temps une autre humanité. En ce sens, il ne fait aucun doute que le libéralisme mondialiste qui a triomphé après la défaite du communisme et le discrédit de toute autre forme d'organisation politique, économique, sociale et de valeurs présente des traits totalitaires. Notamment en raison de son alliance avec l'appareil technologique et scientifique dont il est le moteur et le propriétaire. L'accusation portée contre le collectivisme d'État par Friedrich von Hayek, économiste ultra-libéral, se retourne contre le libéralisme - sorti de lui-même pour devenir le mondialisme - : celui qui possède tous les moyens, détermine toutes les fins. Les siennes, bien sûr. Encore un indice de totalitarisme.
Avec la même force argumentative, on peut soutenir qu'une société fondée sur des "droits" ne peut être totalitaire, que la liberté économique n'a jamais été aussi grande, et que jamais l'individu, dans ce coin du monde qu'est l'Occident, n'a bénéficié d'autant d'opportunités qui sont devenues des "droits". Les deux thèses sont valables. L'auteur de ces lignes aime la liberté et se méfie des droits. D'abord parce que proclamer des droits sans établir de devoirs correspondants engendre le cynisme, l'indifférence sociale, l'individualisme rancunier, le repli sur un "moi" capricieux, tyrannique comme un enfant gâté. Ensuite, la nature des droits: les droits sociaux et communautaires sont effacés, les droits subjectifs sont mis en exergue, notamment ceux liés à la sphère pulsionnelle et sexuelle. Plié dans un individualisme radical, pulvérisant la communauté, l'Occident détruit aussi la société, l'ordre qui régule les principes, les valeurs, les intérêts distincts mais non incompatibles.
Les droits proposés concernent toujours la sphère subjective et considèrent la liberté comme l'absence de contraintes (freedom 'from'), c'est-à-dire la libération. De la famille, de l'autorité, des appartenances naturelles, voire de l'identité la plus intime. Le modèle est le "trans", sujet fluide, changeant, provisoire, détaché de tout ce qui dépasse sa volonté, son plaisir, sa préférence, devenus incontestables. Le droit de ne plus être quelque chose de défini tout en en faisant un drapeau. Renoncer à tout héritage (sauf matériel; l'argent et les moyens deviennent des fins "il n'y a pas d'alternative"), considérer le bonheur - dont la poursuite est un droit - comme la satisfaction immédiate des pulsions, des désirs, des caprices.
Consommation, changement permanent de goûts, d'idées, de modes, de partenaires, de profession, de sexe, d'"orientation sexuelle" et d'existentialité. Fragiles girouettes sans souveraineté sur elles-mêmes, poussées dans le sens du vent. La temporalité comme projet de vie. Une absurdité logique qui produit de l'inconfort, de la tension, de l'insatisfaction jusqu'à la schizophrénie et l'insatisfaction permanente, dont le remède est tout aussi provisoire : le plaisir compulsif, la consommation de la vie - transformée en marchandise - à relancer sans cesse. Le bien et le mal, le juste et l'injuste ? Le concept de Calderòn de la Barca s'applique, dans la bouche du volage Sigismond : nada me parece justo, en siendo contra mi gusto. Rien ne me semble juste si c'est contre mon goût ou ma préférence.
Sans nous en rendre compte, nous avons dessiné la définition de l'addiction. La liberté des modernes est la suite des addictions rendues justes, auxquelles il n'est pas permis d'opposer des limites éthiques, des freins législatifs, des réprobations sociales, des jugements négatifs. L'issue ne peut être que l'équivalence, l'indifférence à tout élément commun au profit d'un subjectivisme égoïste. Le relativisme qui en résulte devient un absolu, la pensée faible interdisant la pensée forte. Selon Benjamin Constant, la liberté des anciens était une étroite autonomie politique vécue dans le droit-devoir de participation à la polis. Celle des modernes est la liberté privée individuelle, y compris le droit à l'indifférence sociale. Résultat : dissolution des limites et des liens, remplacée en fait par l'imperium du plus fort, celui qui souffle sur la girouette en lui imprimant la direction souhaitée.
La liberté des modernes, qui découle du système des droits et de l'insincérité des choix individuels (induits, hétérodirigés par un dispositif très puissant) aboutit à l'absence d'ancrages, de principes partagés. Le paradoxe est que le seul universel reconnu est l'interdiction des universaux, l'imposition de ne rien croire parce que rien n'est valable. Un non-sens destructeur.
Par une singulière association d'idées, on se souvient d'un passage de La luna e i falò de Cesare Pavese, épreuve extrême de l'écrivain, qui s'est suicidé quelques mois après la publication du roman. "Un pays est nécessaire, ne serait-ce que pour s'évader. Un pays signifie ne pas être seul, savoir que dans les gens, dans les plantes, dans la terre, il y a quelque chose qui vous appartient, que même quand vous n'êtes pas là, cela vous attend". Il n'y a plus rien de nous qui nous attend, parce que nous avons rompu tous les liens. Le départ est souvent un voyage dont le retour est prévu, où ce que nous laissons derrière nous est un parangon, même dans le rejet.
Le voyageur a besoin de boussoles, d'objectifs, d'une Ithaque - matérielle et spirituelle - à laquelle se référer, d'une communauté à laquelle se sentir appartenir, d'un ensemble de principes auxquels adhérer, qui peuvent être rejetés ("le goût de partir") mais qui restent là, en attente, solides, stables, parfois rugueux comme la Langa de Pavese. Pour le poète Antonio Machado, il n'y a pas d'empreintes à suivre, le chemin, ce sont nos empreintes. No hay camino, sino estelas en la mar : il n'y a pas de chemin, seulement des sillages dans la mer. C'est - ennobli par la beauté scintillante des vers - le programme de la liberté moderne. Le sillage reste un instant, aussitôt effacé par les vagues.
Pire encore, en raison de l'omniprésence facile du message musical qui a influencé des millions de personnes, est la liberté abstraite d'Imagine, la chanson de John Lennon qui est le manifeste du nihilisme jubilatoire contemporain. "Imaginez qu'il n'y ait pas de paradis, Si vous essayez, c'est facile. Il n'y a pas d'enfer en dessous de nous, il n'y a que le paradis au-dessus de nous. Imaginez que tous les gens ne vivent que pour aujourd'hui. Imaginez qu'il n'y ait pas de patrie. Ce n'est pas difficile à faire. Il n'y a pas de raison de tuer ou de mourir. Et pas de religion non plus".
Simple, évocateur, la vie en rose. C'est la bande-son du projet subtilement totalitaire des "droits", car si rien ne vaut la peine de vivre ou de se sacrifier, si nous n'existons que pour l'instant, si nous privons de sens toute réalité qui nous dépasse, nous cessons d'être des hommes. C'est le mécanisme totalitaire de l'Occident ultime, avec tous ses masques, les bons sentiments qui cachent la volonté de puissance des oligarchies, le projet d'une humanité grégaire, zootechnique, commandée par la technologie, surveillée 24 heures sur 24, où les décisions sont prises par des appareils artificiels appartenant à un dôme tout-puissant, dont les mots d'ordre pour les masses sont à l'opposé de la conduite.
Plus nous vantons la valeur de la solidarité, plus nous vivons comme des étrangers et des ennemis indifférents et concurrents. Plus nous crions à la tolérance, moins nous acceptons l'autre, moins nous lui reconnaissons le droit d'avoir des idées différentes de celles qui dominent aujourd'hui, en prévision des prescriptions de demain. Plus on prêche la liberté, plus on accepte, plus on invoque la surveillance, le contrôle, une vie d'esclaves libres devant la fenêtre en millions de photocopies. On apprécie toutes les formes d'exhibitionnisme, que le pouvoir appelle transparence pour nier le droit à la sphère privée, intime, immatérielle.
Ce qu'ils appellent des opportunités, c'est la négation "vertueuse" des droits sociaux concrets. Assez de sécurité de l'emploi, d'un ordre collectif raisonnable, d'une dimension publique, de soins de santé protégés, d'une éducation qui soit une culture, une formation à l'esprit critique, et non une simple formation à des tâches futures. Si vous ne réussissez pas, c'est votre faute : vous êtes un perdant dans la grande danse de la compétition. Vous pouvez vous consoler avec l'une des milliers d'addictions auxquelles vous avez droit : drogue, alcool, sexe, défonce, jeu, etc. Personne ne peut vous les refuser, ce sont des "droits". Même le suicide sera bientôt un droit.
Vous n'avez pas un salaire décent bien que vous travailliez dur toute la journée, mais vous pouvez vous marier avec une personne de votre sexe (master gender), acheter le dernier smartphone ou la dernière chemise de marque à crédit. Vous pouvez partir en vacances à tempérament et louer tout ce que vous voulez, du costume à la Ferrari. Vivre de dettes et de loyers, un autre totalitarisme anti-humain. On peut se défoncer toute la nuit dans les clubs et revenir défoncé. Mais à pied, car des villes de quinze minutes sont en préparation. Fini la voiture, place à la mobilité libre. Ils le font pour l'environnement. Dieu banni, l'humanité vénère Gaïa, la Terre personnifiée : retour de l'animisme.
La métaphysique est exclue de la connaissance et les savoirs "humanistes" sont relégués aux loisirs, à commencer par l'histoire et la philosophie, matières qui, comme par hasard, ouvrent l'esprit et permettent le jugement personnel. L'homme technologique n'en a que faire. La suppression du savoir est une opération totalitaire, une ablation de la personnalité au profit d'esclaves qui atrophie des zones entières du cerveau.
La civilisation occidentale se veut rationnelle, scientifique. "Civilisation, progrès, science, technologie : des mots auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens. La science, avec une majuscule, comme le progrès et la civilisation, le droit, la justice et la liberté, fait partie de ces entités qu'il vaut mieux ne pas essayer de définir et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu'on commence à les examiner d'un peu trop près. Toutes les conquêtes dont le monde moderne est si fier se réduisent à de grands mots derrière lesquels il n'y a rien, ou si peu : suggestion collective ; illusion qui, pour être partagée par tant d'individus et se maintenir, ne peut être spontanée". (René Guénon) Exactement : un totalitarisme mou.
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jeudi, 26 octobre 2023
Il y a 250 ans (1774) : Johann Gottfried Herder publie le traité de philosophie de l'histoire "Aussi une philosophie de l'histoire pour la formation de l'humanité"
Il y a 250 ans (1774): Johann Gottfried Herder publie le traité de philosophie de l'histoire "Aussi une philosophie de l'histoire pour la formation de l'humanité"
Par Alexander Markovics
Un pamphlet peut-il être un moyen approprié pour philosopher sur l'histoire? Si l'on en croit le philosophe, théologien et traducteur allemand Johann Gottfried Herder (1744-1803), il ne peut y avoir de moyen plus approprié. Car il ne s'agit pas d'un sujet moins important que l'histoire de la formation de l'humanité. Comment l'homme est-il devenu ce qu'il est? Suit-il un plan de Dieu ou le progrès qui transcende tout et qui finira par ennoblir l'homme sur le plan moral et moral?
Une critique dévastatrice des Lumières
Dans son ouvrage paru en 1744, le volubile Prussien de l'Est a osé soumettre la philosophie des Lumières à une critique dévastatrice - en tant qu'un des premiers Allemands, il faut le noter, avant ( !!!) la Révolution française de 1789, alors que les Colonnes infernales n'avaient pas encore envahi la Vendée pour le premier génocide de l'ère moderne et avant que la guillotine ne tue en masse à Paris tous les opposants à la Révolution française au nom de la Révolution, du libéralisme et des droits de l'homme et du citoyen. Avant même les crimes de la Révolution, Herder a reconnu le revers despotique des Lumières, dans le sens d'une dialectique des Lumières qui se cachait derrière les phrases d'amélioration et de bien-être pour le genre humain: le penseur allemand a reconnu l'exploitation d'autres régions du monde et d'autres peuples au nom de sa propre supériorité civilisationnelle, la destruction des particularités des peuples en Europe au nom d'une culture humaine qui uniformise tout, mais aussi la mécanisation et l'amollissement de la vie bien avant l'apparition de la société de consommation et la percée du capitalisme. S'il adopte un style très particulier pour les lecteurs d'aujourd'hui, car riche en métaphores, et si l'on sent bien le caractère pamphlétaire de l'ouvrage, Herder n'en reste pas moins juste envers son adversaire Voltaire, dont il résume les thèses philosophiques en les exagérant. C'est remarquable, car dans les principautés absolutistes du Saint Empire romain germanique, il était risqué de le faire - ce n'est pas pour rien qu'il a fait publier cet écrit sous un pseudonyme, afin de protéger sa position de surintendant et de pasteur.
Un immense traité philosophique : de l'Égypte ancienne au siècle des Lumières
Dans le cadre d'une énorme digression philosophique - Herder nous livre un parchemin de l'Egypte ancienne à l'époque des Lumières - le bibliophile lettré remet en question l'optimisme du progrès des Lumières ainsi que leur haine de la tradition et du passé. Contrairement à la lubie des contemporains "éclairés" qui font de tous les ancêtres, qu'ils soient de la Grèce antique, de Rome ou du Moyen-Âge, des barbares inférieurs qui n'ont pas encore été éclairés par la lumière de la pensée moderne, Herder préconise de mesurer chaque époque et chaque peuple à l'aune de ses propres valeurs et circonstances, et non de celles des 17ème et 18ème siècles.
Le philosophe allemand va même plus loin: il ne voit pas d'évolution de l'homme sur de longues distances, mais constate plutôt l'une ou l'autre régression. En effet, il constate par exemple un recul de la chasteté, encore sacrée chez les Germains, et une dégradation des mœurs dans les relations entre hommes et femmes. Il considère même que l'honneur chevaleresque du guerrier a totalement disparu avec l'apparition de l'artillerie à longue portée. Johann Gottfried Herder ne perçoit pas du tout son présent comme une époque de progrès, mais comme une période de déclin. Il est tout aussi horrifié par le manque de crainte de Dieu et de religiosité de ses contemporains, qu'il perçoit avec clairvoyance comme une condition préalable à l'émergence d'une future superstition. Sa description de l'État moderne de plus en plus centralisé, qu'il perçoit comme un monstre mécanique, aliénant les hommes les uns des autres et concentrant le pouvoir de décision sur leur avenir entre un nombre de mains de plus en plus restreint, a ici un effet prophétique.
Herder : l'histoire comme succession de tradition et d'individualité - premier ethnopluraliste
Le théologien Herder s'engage sur un terrain intéressant lorsqu'il parle du sens de l'histoire. Contrairement à Voltaire, il veut, en s'appuyant sur Shakespeare, le reconnaître dans les continuités et discontinuités mutuellement complémentaires de l'histoire. Dans le sens d'une vision organique chrétienne du monde, il oppose les âges du développement humain aux âges du temps sous la forme d'une parabole arborescente. Il constate que les Romains, par exemple, n'ont pu atteindre leur apogée culturelle que parce qu'ils étaient en mesure de s'appuyer sur le savoir des Grecs, qui eux-mêmes n'avaient pas été en mesure, en raison de circonstances historiques diverses, d'établir un système de domination durable et puissant semblable à l'Empire romain. L'individualité des peuples résulterait de la manière dont ils gèrent la tradition qui leur a été donnée - en la rejetant ou en l'assimilant. L'individualité et la continuité deviennent finalement chez lui une unité paradoxale, analogue à la monade de Leibnitz, qui reflète la totalité de la réalité tout en restant une individualité. Sans le vouloir ou le savoir, les peuples font avancer le tout en développant leur propre individualité. Ce faisant, Herder - contrairement aux philosophes des Lumières - n'établit pas de hiérarchie entre les peuples ou n'affirme pas la supériorité d'un peuple sur un autre - mais souligne au contraire leurs différences et leur équivalence. Il pose ainsi les bases de l'idée d'ethnopluralisme au sein de la Nouvelle Droite, qui sera formulée plus tard par l'Allemand Henning Eichberg.
Une contribution importante à la critique de droite du progrès
Dans l'ensemble, Une philosophie de l'histoire de la formation de l'humanité de Johann Gottfried Herder peut être considérée comme une contribution importante au développement de la philosophie dite "de droite". Avant de se mettre en colère contre l'esprit de son temps, Herder avait déjà perçu avec clairvoyance le potentiel menaçant des Lumières et du libéralisme universel, dont le masque d'humanité, tout de sucre, cache le visage hideux d'un cosmopolitisme assassin des peuples. Il y a 250 ans, il critiquait déjà les débuts de la mondialisation et l'exploitation de régions lointaines du monde. Aujourd'hui, nous savons que celui qui détruit les moyens de subsistance d'autres peuples et impose sa propre culture les verra inévitablement frapper à sa propre porte des décennies plus tard. En même temps, Herder nous apprend à comprendre les processus complexes de l'histoire comme une alternance de tradition et d'individualité, les deux se complétant. Les peuples ne contribuent pas à l'histoire en se ressemblant, mais en conservant leur individualité. C'est précisément à l'heure de l'humiliation la plus profonde de leur peuple que nous recommandons aux Allemands - mais aussi à tous les autres Européens - la lecture de cet ouvrage.
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lundi, 23 octobre 2023
Byung-Chul Han et le retour de la souveraineté dans l'espace public à l'heure du capitalisme numérique
Byung-Chul Han et le retour de la souveraineté dans l'espace public à l'heure du capitalisme numérique
Une nouvelle révolution conservatrice ou une restauration révolutionnaire ne peut avoir lieu - si elle a lieu un jour - qu'avec une nouvelle souveraineté continentale capable de centraliser le pouvoir, la stratégie et la représentation des intérêts étendus et profonds des multitudes, en donnant une direction définitive et claire au développement anarchique du capitalisme technologique.
par Pietro Ferrari
Source: https://www.barbadillo.it/111489-byung-chul-han-e-il-ritorno-della-sovranita-nello-spazio-pubblico-al-tempo-del-capitalismo-digitale/
Le philosophe coréen Byung-Chul Han a suscité un intérêt considérable avec sa provocation: il nous énonçait en effet les raisons pour lesquelles une révolution est impossible aujourd'hui. En effet, c'est comme si un manteau nous enveloppait tous, à savoir la conscience résignée que tout est déjà écrit et déterminé et que tout "changement de rythme" dans le cours de l'histoire est désormais impossible. Imaginer que le statu quo va devenir "éternel" ne devrait pas seulement déprimer les "têtes brûlées", mais aussi toute personne dotée d'un minimum de conscience politique.
Francis Fukuyama avait déjà parlé de la "fin de l'histoire" avec le triomphe du modèle démocratique occidental dans sa déclinaison techno-libérale. Oui, au-delà des distinctions et des virgules, les tentatives d'ériger un monde différent se sont effondrées d'abord en 1945 avec la fin du fascisme, puis en 1989 avec celle du communisme. Ce furent des régimes qui tentèrent de diriger de manière directe et autoritaire un changement anthropologique, ce qui généra in illud tempore diverses résistances. En revanche, le régime néolibéral est stable précisément parce qu'il s'immunise contre toute résistance, en utilisant la liberté au lieu de l'opprimer.
C'est la thèse de Han: si l'oppression de la liberté génère des résistances, l'exploitation de la liberté n'en génère pas. Le pouvoir stabilisateur n'est plus répressif mais séduisant, il n'est plus visible avec une contrepartie ou un ennemi manifeste opprimant la liberté comme dans les anciens "régimes disciplinaires" contre lesquels il serait toujours possible, au moins en théorie, de s'opposer.
Le pouvoir mondialisé de l'acronyme FAANG (Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google) dirigé par les États-Unis ne fonctionne pas avec des interdictions et des restrictions, mais en faisant appel au plaisir et à la satisfaction des désirs, en rendant les gens dépendants et non soumis.
Aujourd'hui, nous nous dénudons volontairement dans le "panoptikon numérique", dans lequel nous ne sommes pas seulement prisonniers, mais activement bourreaux, contribuant à sa création et l'alimentant continuellement en rejoignant les millions d'adeptes, en téléchargeant volontairement toutes les données actives de notre corps. Le nouveau domaine n'impose pas le silence; au contraire, il nous stimule à partager, à participer, à exprimer nos opinions, nos besoins et nos préférences, et à raconter nos vies. Aujourd'hui, nous sommes des éléments actifs du système en abandonnant nos espaces protecteurs et en nous exposant aux réseaux numériques qui nous radiographient. Jeremy Bentham avait imaginé le "Panopticon", c'est-à-dire une sorte de prison circulaire qui rendait toutes les vies des prisonniers visibles depuis un point central. Une dystopie devenue réalité.
La surveillance panoptique n'est pas seulement un phénomène asiatique: nous vivons déjà dans un panoptique numérique mondial. Les réseaux sociaux surveillent et exploitent leurs membres et nous nous dénudons de notre propre chef, non pas par contrainte, mais sur la base d'un besoin intérieur. On nous demande d'exprimer nos opinions et nos besoins, et nos données sont utilisées par les plateformes numériques pour influencer le comportement des consommateurs jusqu'à une exploitation économique impitoyable. Plus nous participons en tant que "citoyens conscients et actifs", plus le système se renforce.
Pourquoi cette panoptikon se serait-elle arrêtée face à la pandémie ?
Dans un cadre pandémique, la surveillance est devenue biopolitique, non seulement la communication mais aussi notre corps et notre santé deviennent l'objet d'une surveillance numérique.
La protection stricte des données personnelles garantie par l'Occident libéral, mais surtout par l'Union européenne, empêche la surveillance étatique de l'individu, alors qu'en Asie il n'y a pas de conscience critique contre la surveillance numérique, mais comme en Occident il n'y a pas de possibilité de faire de l'individu un objet de surveillance, il ne reste (autre réflexion piquante de Han) que l'option d'un verrouillage total avec des conséquences économiques massives. L'Occident arrivera donc à la conclusion dramatique que seule une biopolitique permettant un accès illimité à l'individu est en mesure d'éviter la catastrophe économique liée à la protection de la vie privée, qui à son tour sert de protection au virus, mais cette conclusion marquera la fin du libéralisme.
En effet, le néolibéralisme risquait d'imploser face à l'expérience pandémique: redécouverte de l'Etat et de la domination publique sur la liberté de circulation des citoyens, prévalence de la sécurité et de la santé sur les intérêts économiques privés, raccourcissement des chaînes de production, autarcie relative sur les biens stratégiques, etc. Le libéralisme occidental a été remis en question par la pandémie, en partie parce que les modèles asiatiques ont mieux répondu au défi.
Le modèle asiatique de lutte contre le virus était incompatible avec le modèle occidental actuel (pas le modèle européen médiéval ou le modèle européen de l'entre-deux-guerres du 20ème siècle) : en Asie, l'individualisme cède la place au collectivisme d'une société disciplinaire et les mesures disciplinaires sont perçues comme un simple accomplissement des devoirs collectifs et non comme une limitation des droits individuels. Dans l'ensemble, ces particularités du contexte asiatique se sont révélées être des avantages systémiques dans la lutte contre la pandémie. C'est la réflexion du philosophe coréen.
C'est pourquoi les glapissements anarchiques des nomask, novax, no-greenpasses, loin d'être des "rebelles au système", ont au contraire conforté le régime néolibéral pour lequel l'individualisme est supérieur à tout intérêt public, à toute éthique sociale et organique et à tout devoir collectif à l'égard de sa communauté politique.
Esclaves volontaires du panoptique des FAANG par esprit ludique et exhibitionniste, mais rebelles à l'idée que la même technique puisse servir à surmonter un défi crucial pour la survie et la prospérité de leur nation.
L'histoire est-elle vraiment terminée avec le triomphe invincible du néolibéralisme devant lequel tout le monde doit s'incliner ? Une révolution n'est-elle donc plus possible ? La déstructuration d'un système (d'aujourd'hui comme d'hier) ne peut jamais se faire de manière purement antagoniste mais de manière réaliste, lorsqu'une élite évite de voir ses forces annihilées par le courant de fond mais l'exploite en nageant en biais pour être poussée par sa force, en la dépassant complètement à son point de rupture. La technique comme outil politique et non comme ennemi métaphysique.
C'est peut-être la réponse à Byung-Chul Han : aujourd'hui, l'élément révolutionnaire est tout endroit où une souveraineté politique consensuelle se développe avec une projection exponentielle. Peut-être oui, "nous avons besoin de plus d'Europe", mais certainement très différente de celle, maladroite et bégayante, que nous connaissons aujourd'hui.
Une nouvelle révolution conservatrice ou une restauration révolutionnaire ne peut avoir lieu - si elle a lieu - qu'avec une nouvelle souveraineté continentale capable de centraliser le pouvoir, la stratégie et la représentation des intérêts étendus et profonds des multitudes, en donnant une direction définitive et claire au développement anarchique du capitalisme technologique.
L'alternative ne sera pas seulement que nous n'aurons plus de révolutions, mais que lentement les États, les régions et les municipalités ne seront plus que des simulacres insignifiants qui seront remplacés par le retour d'un féodalisme mafieux dans lequel la société se dissout et où ne resteront que des vassaux à la recherche de la protection du baron ou du puissant du jour à qui ils prêteront allégeance.
Ainsi, à l'apogée du triomphe des puissances anonymes, technologiques et mondiales désormais invincibles, sur un territoire concret, le pire du Moyen-Âge prendra un nouvel essor dans la post-modernité ratée. Une satisfaction franchement amère.
Essayons donc d'inverser la provocation initiale : est-il vraiment si définitivement impossible de penser une révolution aujourd'hui?
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vendredi, 20 octobre 2023
Un entretien avec Pierre Le Vigan : « Penser le néant de l’époque »
Un entretien avec Pierre Le Vigan : « Penser le néant de l’époque »
Paru dans le quotidien Présent, mercredi 18 mars 2020
Questions de Pierre Saint-Servant
De votre livre Le Malaise est dans l’homme (2011) au Grand Empêchement qui vient de paraître, en passant par Soudain la postmodernité (2015) et Achever le nihilisme (2019), vous poursuivez la dissection de l’époque. Autour de quelle grande intuition ? Et peut-être, avec quel espoir ?
Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est aux confins des permanences et des particularités de notre époque. Les maux de l’homme sont indissociables de sa sensibilité, si difficile à définir qu’Epicure préférait parler de l’ « élément sans nom » (un élément de l’âme bien sûr). L’époque actuelle, qui est une hypermodernité – une modernité intensifiée – contredit elle-même certains aspects de la modernité, comme la culture du travail, tout en la prolongeant, par l’individualisme de masse (un oxymore, mais qui résume notre époque). La quantité de modernité change sa qualité.
On pourrait appeler cela l’individualisme de masse un culte des différences, mais à condition qu’elles soient insignifiantes. Notre époque est celle du gang des postiches, qui est aussi le gang des postures. En fait, chacun souffre du vide de notre époque, qui est la désertion du sacré. Mais en son absence, chacun le remplace par des étiquettes (« noir racisé », « indigène de la république »…), qui sont des simili-identités.
Les attitudes sociales à adopter faisaient l’objet d’un consensus normatif durant la modernité. Cette dernière (le XXe siècle jusqu’aux années 60) n’avait pas mis par terre les valeurs traditionnelles de respect de la famille, de la patrie, des Anciens. Mais elle avait mis ces valeurs au service d’un culte du travail, de la technique, du progrès. Ce culte a fini par se retourner contre ces valeurs qui, traditionnelles, avaient perdurées dans la modernité. Notre société, dominé par le Capital devenu un mode de production mondialisé, a besoin maintenant, avec l’hypermodernité, d’un culte plus ludique de l’activité, ou de « l’innovation », que le culte classique du travail, d’un culte de la consommation et de la « nouveauté » permanente, d’une individualisation croissante qui casse les formes traditionnelles de rapport au travail et le sérieux dans l’exercice des métiers.
Notre société s’est gadgétisée. Le Capital (les forces économiques qui dominent notre société et lui donnent sa forme) a besoin d’hommes interchangeables et jetables, et non de travailleurs fidélisés, comme c’était en partie le cas dans les années 50 – ce qui ne gommait pas les conflits sociaux, mais les structurait. Le Capital a besoin d’une société plus atomisée, fluide, liquide.
Votre réflexion tente de creuser - et d’élucider – la question de l’épuisement de l’homme postmoderne. Epuisement biologique, psychologique, bien visible, mais aussi spirituel, esthétique, ce qui est certainement plus grave. Quelles sont les grandes causes de cet épuisement ?
La cause principale de cet épuisement me parait être la fin des verticalités c’est-à-dire des transmissions, des figures du Père, des fidélités. L’homme doit s’inventer, il est « libre d’être soi », mais surtout contraint d’édifier son soi (Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi). Après la mort de Dieu, ou son « éclipse » (Martin Buber), le progrès a tenu lieu de nouvelle religion. La croyance au progrès a légitimé bien des désastres, aussi bien sociaux qu’esthétiques. Mais cette religion du progrès avait le mérite d’être collective. Elle a laissé place à l’impératif individualiste de la création de soi par soi. C’est plus difficile, et cela ne fait pas lien entre nous.
Or, si chaque homme doit se construire, toute société doit lui donner un outillage mental et moral de valeurs, et de perspectives à partir duquel il se construit. C’est ce que nos sociétés occidentales ont oublié, en tombant dans l’idéologie de la désaffiliation, et en refusant toute notion d’héritage culturel et même biologique, puisque quelqu’un né garçon pourrait « choisir » d’être fille – et réciproquement. L’idéologie du « c’est mon choix » fait de chacun l’esclave de ses engouements passagers, tandis que la notion d’engagement, qui est toujours avant tout vis-à-vis de soi-même, s’efface. Or, c’est lui qui donne contenu et sens à la vie. C’est la promesse que l’on se fait à soi-même qui est la plus importante.
L’emprise numérique semble être le nouvel horizon de l’esclavage postmoderne, un esclavage volontaire qui fait vivre des milliards d’individus « dans la Caverne ». Quel regard portez-vous sur ce dernier stade du nihilisme ?
Les écrans sont à la fois une merveilleuse invention (le cinéma…) et une menace. La reproduction visuelle de la réalité remplace l’expérimentation de la réalité. Dans un musée, vous remarquerez que beaucoup de visiteurs passent plus de temps à photographier les tableaux qu’à les regarder. De là vient ce que Walter Benjamin appelait la perte de l’aura. Celle-ci est le sentiment de sacré qui nous saisit devant le caractère unique – et fragile – d’une œuvre d’art. Entre un homme et une femme, l’aura, c’est l’amour. En politique, c’est le charisme. Nous en manquons.
Auteur prolifique, vous êtes également un grand lecteur. Permettez-moi d’évoquer avec vous trois grands noms, qui, le temps d’une illumination médiatique, ont resurgi récemment : Heidegger, George Steiner et Roger Scruton. Commençons par Heidegger, dont le texte « Bâtir habiter penser » suscite un regain d’intérêt. Que devez-vous à Heidegger ?
Le texte « bâtir, habiter, penser », de 1951, a donné lieu à beaucoup d’études, et a stimulé la philosophie de l’architecture. Celle-ci est riche, de Ludger Schwarte à Chris Younès, Françoise Choay, Benoit Goetz, un grand ancien comme Paul Valery, Céline Bonicco-Donato, Marc Augé… Heidegger montre qu’habiter n’est pas seulement se loger, trouver un abri, c’est « être présent au monde et à autrui ». La question du lieu et de l’habiter est centrale dans l’anthropologie philosophique. La réflexion sur l’habiter et le lieu (qui s’oppose au non-lieu) n’est pas dissociable de l’étude d’autres textes d’Heidegger, tels « Qu’est-ce qu’une chose », et du livre inachevé Etre et temps, « chef d’œuvre de ce siècle » et « un des quelques livres éternels de la philosophie », comme disait Lévinas.
Disons quelques mots du philosophe conservateur Roger Scruton. Vous était-il familier ?
Scruton est venu au paléoconservatisme (différent du néoconservatisme libéral de Mme Thatcher) par l’esthétique, la reconnaissance de la nécessité de la beauté. C’est un bon point de départ. Toutefois, la critique par Scruton du « marxisme culturel » soixante-huitard passe largement à côté de la pensée de Marx (qui n’était pas son sujet). En outre, pour conserver (ou restaurer) ce qui mérité de l’être, il faut révolutionner l’économie, et la démondialiser. Il n’y a de bon conservatisme que révolutionnaire.
Enfin, terminons avec George Steiner, dont on connaît les dialogues lumineux avec Pierre Boutang, et qui porta si haut l’art de la lecture…
Je ne crois qu’à un sacré sans religion, ou, en tout cas, au-delà de toute religion. Si ce sacré est encore religieux, cela veut dire une « religion » sans dogme et sans révélation. Pas de théisme donc. Mais peut-être un déisme. Plus bouddhiste que chrétien, plus habité par le sacré et le numineux (Rudolf Otto, la présence absolue du divin) que par les monothéismes, quoique chrétien de civilisation. Peut-être hanté par le sentiment de la présence des dieux – ou d’un Dieu – comme reflet du tragique de la condition humaine et certitude de notre situation précaire au sein d’un immense cosmos. Plutôt lire Hubert Reeves que les textes « saints ». En somme, je suis panthéiste.
Autant dire que je ne suis pas sensible au thème du « sacrifice d’Abraham » (ni du malheureux bélier). Sans diviniser la nature, je pense qu’il n’y a de sacré que dans la nature. Quant à la sainteté, elle m’ennuie. Exemple : Roger Holeindre n’était pas un saint. Il était bien mieux que cela. Un guerrier, et un homme de passions. J’aime les hommes de passions. Mais j’aime aussi le détachement. J’écoute Renan, dans La prière sur l’Acropole : « Tout n'est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts ».
*
Propos recueillis par Pierre Saint-Servant
Présent, 18 mars 2020.
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Zygmunt Bauman et le bon usage du terrorisme (texte écrit après le bizarre attentat de Strasbourg de 2018)
Zygmunt Bauman et le bon usage du terrorisme (texte écrit après le bizarre attentat de Strasbourg de 2018)
Nicolas Bonnal
https://twitter.com/HoyPalestina/status/1714348731032617029
Il est important de contrôler les masses rétives et de les faire plier. L’attentat de Strasbourg n’a pas failli à cet égard. Las, chat échaudé craint l’eau froide. Et le pouvoir aux abois, avec cette arme ridicule de 1892, n’a pas su exploiter le massacre pour interdire à la France de se réveiller. Le Bataclan, lui aussi coordonné dans des circonstances invraisemblables, fut mieux exploité et maintint l’État-PS et le lobby euro-atlantiste au pouvoir, mal dans les baskets des déplorables depuis l’élection du Donald.
On va relire le sociologue israélo-britannique Zygmunt Bauman, auteur de remarquables essais sur notre postmoderne et zombi mondialisation. Il a bien compris que la clé c’est la peur et son exploitation (on est en 2002) :
« Mais l’envoi de troupes en Irak n’a fait qu’aggraver la crainte de l’insécurité, aux États-Unis et ailleurs…. Comme on aurait pu s’y attendre, le sentiment de sécurité ne fut pas la seule victime collatérale de cette guerre. Les libertés personnelles et la démocratie ont vite connu le même sort. Pour citer l’avertissement prophétique d’Alexander Hamilton :
« La destruction violente des vies et des biens que causent la guerre et l’inquiétude permanente qu’entraîne un état de danger permanent obligeront les nations les plus attachées à la liberté à chercher le calme et la sécurité auprès d’institutions qui tendent à détruire leurs droits civils et politiques. Pour être plus protégées, elles finissent par accepter le risque d’être moins libres. »
On croirait lire Tocqueville (qui a compris et décrit aussi bien avant lui la société liquide…)
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Bauman ajoute :
« La vie sociale change quand les hommes commencent à vivre derrière des murs, à engager des gardes, à conduire des véhicules blindés, à porter des matraques et des revolvers et à suivre des cours d’arts martiaux. La difficulté est la suivante : ces activités renforcent et contribuent à produire la sensation de désordre que nos actions visaient à empêcher. »
L’important dans ce ministère de le peur, comme dirait Fritz Lang, qui connut et le nazisme et le maccarthysme, est de créer une peur qui se nourrit d’elle-même. C’est le sujet du passionnant et percutant Captain America (le soldat d’hiver) produit par les israéliens de Marvel Comics. Le pouvoir se nourrit d’attentats car ils servent à soumettre. Debord a aussi écrit sur le sujet. Mais restons-en à Bauman :
« Il semble que nos peurs soient devenues capables de s’auto-perpétuer et de s’auto-renforcer, comme si elles avaient acquis un dynamisme propre et pouvaient continuer à croître en puisant exclusivement dans leurs propres ressources. »
La peur gagne sans rire tous les domaines, la météo, le sexe, le vêtement, la bouffe :
« Nous cherchons à dépister « les sept signes du cancer » ou « les cinq symptômes de la dépression », nous tentons d’exorciser le spectre de la tension trop forte, du taux de cholestérol trop important, du stress ou de l’obésité. Autrement dit, nous sommes en quête de cibles de substitution sur lesquelles décharger le surplus de crainte existentielle qui n’a pas pu trouver ses débouchés naturels, et nous découvrons ces cibles de fortune en prenant de grandes précautions pour ne pas inhaler la fumée de cigarette des autres, pour ne pas ingérer d’aliments gras ou de « mauvaises » bactéries – tout en avalant goulûment les liquides qui se vantent de contenir « les bonnes » –, pour éviter l’exposition au soleil ou les relations sexuelles non protégées… »
Bauman ici explique pourquoi on croule sous d’horribles et coûteuses voitures informelles. Cela correspond à la paranoïa du « capitalisme de catastrophe » (Ramonet) :
« L’exploitation commerciale de l’insécurité et de la peur a des retombées commerciales considérables. Selon Stephen Graham, « les publicitaires exploitent délibérément la crainte très répandue du terrorisme catastrophique pour dynamiser les ventes très lucratives de 4 x 4 ». Ces monstres militaires très gourmands en carburant, que les Américains appellent SUV (sport utility vehicles), représentent déjà 45 % de l’ensemble des ventes de voitures aux États-Unis et s’intègrent dans la vie urbaine de tous les jours sous le nom de « capsules défensives ». Le 4 x 4 est un signifiant de sécurité que les publicités dépeignent, à l’instar des communautés fermées au sein desquelles on les voit souvent rouler, comme permettant d’affronter la vie urbaine, pleine de risques et d’imprévus […]. Ces véhicules semblent apaiser les craintes que ressentent les membres de la bourgeoisie lorsqu’ils se déplacent en ville (ou sont bloqués dans les embouteillages). »
Puis il revient au sujet, le terrorisme et son utilité comme ingénierie sociale :
« En octobre 2004, la BBC a diffusé une série documentaire sous le titre The Power of Nightmares : the Rise of the Politics of Fear (« Le pouvoir des cauchemars : la montée de la politique de la peur »). Adam Curtis, auteur et réalisateur de cette série, l’un des documentaristes les plus acclamés en Grande-Bretagne, y montre que, si le terrorisme international est assurément un danger réel qui se reproduit continuellement dans le no mans land mondial, une bonne partie – sinon l’essentiel – de sa menace officielle « est un fantasme qui a été exagéré et déformé par les politiciens. Cette sombre illusion s’est propagée sans jamais être contestée à travers les gouvernements du monde entier, les services de sécurité et les médias internationaux ». Il ne serait pas difficile d’identifier les raisons du succès rapide et spectaculaire de cette illusion : « À une époque où toutes les grandes idées ont perdu leur crédibilité, la peur d’un ennemi fantôme est tout ce qu’il reste aux politiciens pour conserver leur pouvoir. »
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Et comme s’il avait lu Guy Debord, Bauman rappelle les années de plomb allemandes (l’actuel fascisme humanitaire-antiraciste-féministe en Allemagne a de beaux précédents) :
« Capitaliser sur la peur est une stratégie bien établie, une tradition qui remonte aux premières années de l’assaut néolibéral contre l’État social.
Bien avant les événements du 11 septembre, beaucoup avaient déjà succombé à cette tentation, séduits par ses redoutables avantages. Dans une étude judicieusement intitulée « Le terrorisme, ami du pouvoir de l’État », Victor Grotowicz analyse l’utilisation des attentats de la Fraction armée rouge par la République fédérale allemande à la fin des années 1970. En 1976, seuls 7 % des citoyens allemands considéraient leur sécurité personnelle comme une question politique importante, tandis que, deux ans après, une majorité considérable d’Allemands en faisait une priorité, avant la lutte contre le chômage ou contre l’inflation. Durant ces deux années, la nation put voir à la télévision des reportages sur les exploits des forces de police et des services secrets, alors en pleine expansion, et put entendre les hommes politiques promettre des mesures toujours plus dures dans la guerre totale contre les terroristes. »
Il est important de rappeler cela, qu’il s’agisse de Sarkozy-Macron-Hollande, de Bush, May, Clinton-Obama, Merkel et du reste ; l’Etat fasciste-sécuritaire accompagne la dégradation-extinction de l’Etat de droit et de l’État social. L’État renonce à la carotte et a recours à la trique du CRS et au contrôle par des services plus ou moins secrets :
« On en venait à se demander si la fonction manifeste de ces nouvelles mesures, sévères et ostensiblement impitoyables, censées éradiquer la menace terroriste, ne dissimulait pas une fonction latente : déplacer le fondement de l’autorité de l’État d’un domaine qu’elle ne voulait ni ne pouvait maîtriser efficacement vers un autre domaine où son pouvoir et sa détermination pouvaient se manifester de façon spectaculaire, en remportant presque tous les suffrages. Le résultat le plus évident de la campagne antiterroriste fut une rapide hausse de la peur dans tous les rangs de la société. »
D’où évidemment un incessant recours à ces insaisissables émanations terroristes (dans Captain America, cela s’appelle justement Hydra). Bauman rappelle qu’on baptisa l’hydre du terrorisme mondial pour effrayer les chaumières et servir l’avènement de l’Etat policier universel :
« Adam Curtis, déjà cité, va encore plus loin et suggère qu’Al-Qaida existait à peine, sinon comme vague programme visant à « purifier par la violence religieuse un monde corrompu », et ne fut créé que par l’ingéniosité des juristes ; Al-Qaida ne fut ainsi baptisé que « début 2001, quand le gouvernement américain décida de poursuivre Ben Laden en son absence et dut utiliser les lois antimafia qui exigeaient l’existence d’une organisation criminelle portant un nom ».
Le terrorisme compte donc sur l’Etat postmoderne, dont il est le meilleur et le plus régulier allié :
« Contrairement à leurs ennemis déclarés, les terroristes ne sont pas limités par l’étendue modeste de leurs ressources. Lorsqu’ils conçoivent leur stratégie et leur tactique, ils peuvent compter au nombre de leurs atouts la réaction attendue et quasi certaine de « l’ennemi », qui viendra considérablement amplifier l’impact des atrocités commises. Si le but des terroristes est de répandre la terreur au sein de la population ennemie, l’armée et la police ennemies veilleront à ce qu’ils y parviennent bien au-delà de ce qu’ils auraient pu accomplir par leurs propres moyens. »
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Dure et rigoureuse conclusion de Bauman :
« De fait, on ne peut que reprendre l’analyse de Michael Meacher : le plus souvent, et surtout depuis le 11 septembre, nous avons l’air de « jouer le jeu de Ben Laden ». Cette attitude peut avoir des conséquences tragiques. »
On a tous vu la nullité brouillonne des forces du désordre à Strasbourg. Mais ce chaos fait partie de la mise en scène, et Bauman vous l’explique :
« Les forces terroristes ne souffrent guère de ce genre d’attaques ; au contraire, c’est dans la maladresse et dans la prodigalité extravagante de leur adversaire qu’elles puissent une énergie renouvelée. L’excès n’est pas seulement la marque des opérations explicitement antiterroristes ; il caractérise aussi les alertes et avertissements adressés à leurs propres populations par la coalition antiterroriste. »
Le grand vainqueur est l’État postmoderne (avec le bonapartisme la France a toujours eu de l’avance). On rappelle du reste la citation de Maurice Joly :
« Il y aura peut-être des complots vrais, je n’en réponds pas ; mais à coup sûr il y aura des complots simulés. À de certains moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. »
Sources :
Zygmunt Bauman, la Société liquide, Seuil, 2002
Maurice Joly, Entretiens, Wikisource.org
Guy Debord - Commentaires
https://reseauinternational.net/maurice-joly-et-la-naissa...
https://reseauinternational.net/captain-america-et-le-dev...
https://en.wikipedia.org/wiki/Zygmunt_Bauman
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samedi, 07 octobre 2023
Réponses de Clotilde Venner au Questionnaire de la Nietzsche Académie
Réponses de Clotilde Venner au Questionnaire de la Nietzsche Académie
Source: http://nietzscheacademie.over-blog.com/2023/10/clotilde-venner.html
Veuve de l'historien Dominique Venner (figure nietzschéenne par excellence), Clotilde Venner, qui a fait des études de philosophie, est l'auteur avec Antoine Dresse du livre "A la rencontre d'un coeur rebelle. Entretiens sur Dominique Venner" aux éditions La Nouvelle Librairie (cliquer pour commander).
- Nietzsche Académie : Quelle importance a Nietzsche pour vous ?
- Clotilde Venner : Bien que j’aie fait des études de philosophie, je ne pense pas l’avoir compris avant l’âge de 40 ans. Il m’a fallu une certaine maturité pour le comprendre de l’intérieur. Ce que j'apprécie chez Nietzsche, c'est sa lecture du monde grec qu'il a magnifiquement renouvelé et rééquilibré. En effet, on avait vu chez les Grecs, tout au long du Moyen Âge et à l'âge classique essentiellement le logos, le raisonnement rationnel alors que les Grecs sous l'influence des présocratiques et des tragiques mettaient à égalité le raisonnement intellectuel et l'énergie vitale. Nietzsche nous fait aimer et comprendre les Grecs. L'autre aspect de sa pensée que j'apprécie, c'est l'importance qu'il accorde au corps, pas au sens hédoniste et narcissique actuel, mais dans le sens où l'on ne peut dissocier le corps de l'âme.
Quand on se soucie de son âme, ce n'est en rien une activité superficielle et vaine : " Comment faut-il que tu te nourrisses, toi, pour atteindre ton maximum de force, de virtu, dans le sens que la Renaissance donne à ce mot, de vertu libre de moraline ? " Ecce Homo. Pour moi, il est le penseur de l'énergie vitale, c'est ce que j'aime le plus chez lui. Il écrit également dans La Généalogie de la Morale : " nos idées ne s'enracinent pas dans notre raison, mais en nous, dans notre corps, dans notre chair, dans notre être le plus profond. "
- Nietzsche Académie : Être nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?
- Clotilde Venner : C’est vouloir constamment se dépasser, s’élever, ne pas se contenter d’être ce que l’on est ou d’être ce que les autres voudraient qu’on soit. C’est être animée par une tension intérieure qui nous pousse à créer. La triade homérienne de Dominique [Venner] traduit magnifiquement cet élan spirituel qui nous vient des Grecs : la nature comme socle, l’excellence comme but, la beauté comme horizon.
- Nietzsche Académie : Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?
- Clotilde Venner : Mes deux livres préférés sont La naissance de la tragédie et Le Crépuscule des Idoles.
- Nietzsche Académie : Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?
- Clotilde Venner : Ni l’un ni l’autre. Car l’éthique aristocratique de Nietzsche est très loin des idées de la gauche qu’elle soit de tendance socialiste ou marxiste. Et aussi de la droite surtout si elle est libérale.
- Nietzsche Académie : Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?
- Clotilde Venner : Je pense à trois auteurs que j'aime beaucoup.
Le premier est le Dr Alexis Carrel qui reçut le prix Nobel de médecine en 1912. Ses réflexions dans L'homme cet inconnu sur le corps, la santé, sur ce qui provoque la décadence physique et mentale d'un peuple rejoint la pensée de Nietzsche.
Le second c'est René Quinton (également un biologiste), l'auteur de Maximes sur la Guerre, écrites pendant la guerre de 14-18, c'est une sorte de Jünger français mais en beaucoup plus musclée. Sa pensée est par certains côtés très nietzschéenne mais aussi darwinienne.
Le troisième auteur est Mircea Eliade, l'historien des religions, qui fut l'ami de Ionesco et Cioran. Pendant sa jeunesse, il écrivit un roman très autobiographique Gaudeamus, qui relate le combat intérieur d'un jeune intellectuel qui souhaite vivre selon des principes nietzschéens.
J'aimerais évoquer également le roman de Muriel Barbery, L'élégance du Hérisson qui est pour moi un roman à bien des égards nietzschéen. Le personnage principal est une adolescente qui éprouve une profonde révolte contre la médiocrité de son milieu social. Je dirais que c'est elle le personnage le plus nietzschéen de l'histoire. Il est rare de trouver des personnages de femmes nietzschéennes dans la littérature mais c'est encore plus rare que ce soit des adolescentes.
- Nietzsche Académie : Pourriez-vous donner une définition du Surhomme ?
- Clotilde Venner : Si je devais donner une définition personnelle je dirais que le surhomme, c'est avant tout un créateur, un bâtisseur, un inventeur, quelqu'un qui s'élève au-dessus de la commune humanité. Tous les grands artistes de la Renaissance appartiennent d'une certaine manière à cette catégorie. Je pense à Léonard de Vinci, Michel Ange.
- Nietzsche Académie : Votre citation favorite de Nietzsche ?
- Clotilde Venner : " La beauté n’est pas un accident - La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est comme le génie, le résultat final du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses (…) Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même (…) Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement. " Le Crépuscule des Idoles 47 §
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Considérations sur la torture et la cruauté - Entre Nietzsche et Foucault
Considérations sur la torture et la cruauté - Entre Nietzsche et Foucault
JOÃO FRANCO
Introduction
Le choix du thème de cet essai s'explique par le regain d'intérêt pour la question du conditionnement des corps et le changement d'approche de la dialectique entre les corps et les esprits au cours des derniers siècles. Friedrich Nietzsche dans Généalogie de la morale, notamment dans le deuxième essai, fait une excellente genèse de la cruauté et de la torture, établissant des thèses originales sur leur origine. Michel Foucault s'inspirera de ce deuxième essai comme point de départ de son ouvrage Surveiller et punir, dans lequel il traite du passage du modèle de la torture à celui de la discipline, passage d'une action sur le corps à une action sur l'esprit. Dans ce travail, nous utiliserons non seulement le mot esprit, mais aussi d'autres mots comme mental ou même âme pour désigner la même chose.
La première partie de cet article se concentrera sur l'approche nietzschéenne de la question de la torture et de la cruauté, en se focalisant sur une genèse de la cruauté qui est faite de manière innovante par Nietzsche, avec un accent sur les mnémoniques, le concept de dette et les punitions physiques et cruelles. D'où vient la cruauté et comment a-t-elle été ensuite opprimée et cachée dans l'homme ?
Dans la deuxième partie, nous aborderons les deux premiers chapitres de Surveiller et punir, d'inspiration fortement nietzschéenne et qui touchent à un tournant historique, lorsque le pouvoir politique, alarmé par les résultats souvent contre-productifs des exécutions publiques, se lance dans de nouvelles formes de discipline, de surveillance et de punition. Qu'est-ce que la torture, comment et pourquoi passe-t-on de la torture au système carcéral ?
Pour conclure, la troisième et dernière partie proposera une brève considération générale des pensées de Nietzsche et de Foucault sur cette question, abordées dans les deux parties précédentes, dans le cadre plus global de ce thème de la dialectique entre les corps et les esprits, en mentionnant quelques autres auteurs pertinents.
La genèse de la cruauté dans Généalogie de la morale
Friedrich Nietzsche écrit Généalogie de la morale en réponse à deux de ses antagonistes : Schopenhauer et Paul Rée. Tous deux avaient inspiré Nietzsche à un stade précoce, surtout Schopenhauer avec son monumental Le monde comme volonté et représentation, qui avait conduit Nietzsche de la philologie à la philosophie, mais entre-temps, Nietzsche avait écarté les deux. L'ouvrage de Paul Rée de 1877, L'Origine des sensations morales, dont les titres et les thèmes (notamment le libre arbitre, la responsabilité et la punition) présentent des similitudes, constitue ainsi le point de départ de la réplique de Nietzsche, divisée en trois essais[1].
Nietzsche commence le deuxième essai de la Généalogie de la morale par quelques considérations sur la nature morale de l'homme, sur l'apparition de la conscience et sur ce qu'il considère comme l'un des principaux traits de l'être humain : être un animal qui peut faire des promesses[2]. Cette émergence du concept de responsabilité, qui va à l'encontre de la faculté d'oubli, est à l'origine de l'émergence de l'individu souverain, de l'homme qui peut promettre et à qui on peut faire confiance[3]. La morale, malgré tout, est pour Nietzsche une sorte de camisole de force sociale, qui va agir sur les instincts et les passions innés et les plus irrationnels, c'est-à-dire un élément de castration de la liberté humaine.
Pour Nietzsche, la conscience est un fruit tardif[4], qui provient de la création en l'homme d'une mémoire par une mnémotechnique appliquée avec un fer rouge[5]. C'est la terreur qui accompagne l'acte d'engagement, avec des sacrifices, des mutilations et des rituels sanglants. Il serait préférable que l'Homme, comme les autres animaux, conserve la faculté d'oublier.
Friedrich Nietzsche énumère plusieurs tortures historiquement germaniques, telles que la lapidation, la roue, l'empalement, l'écartement et l'écrasement par des chevaux, l'immersion du condamné dans de l'huile ou du vin bouillants, l'écorchement, l'excision de la chair de la poitrine, l'exposition du malfaiteur au soleil brûlant et aux mouches après avoir été recouvert de miel[6]. Ils ont aidé à fixer dans l'esprit certaines idées, sur ce qui était permis et ce qui était interdit. "Derrière les bonnes choses, combien de sang, combien d'horreur", écrivait-il [7].
Mais où est donc l'origine de la conscience de culpabilité, de la mauvaise conscience ? Elle est associée à la notion de dette, à la punition comme compensation, étrangère à la liberté ou à la non-liberté de la volonté. Il s'agissait d'une punition pour la colère provoquée par une perte et on cherchait une équivalence avec la perte subie par le créancier. Ces relations transactionnelles entre créancier et débiteur sont à l'origine de la cruauté et de la punition. Le débiteur, pour renforcer la force de sa promesse, met en gage une chose qui sera perçue en cas de défaillance[8]. Toutes sortes d'humiliations et de tortures seront appliquées au corps du débiteur s'il ne paie pas ce qu'il doit. C'est ici qu'apparaît l'une des innovations de la pensée de Nietzsche, en plaçant la genèse de la cruauté à la naissance de l'économie et des transactions commerciales."...Au lieu d'un avantage qui compenserait directement la perte (donc au lieu d'une compensation en argent, en terre ou en tout autre bien), le créancier reçoit comme compensation et indemnité une sorte de satisfaction intérieure, la satisfaction de pouvoir, sans remords, exercer son pouvoir sur un impuissant (...) La joie de violer, plus bas dans l'échelle sociale est le créancier, qui connaît ainsi les délices de ceux qui commandent, de ceux qui détiennent le pouvoir.(...) Le droit à la cruauté, était quelque chose de consacré et que les créanciers n'hésitaient pas à revendiquer[9]. Cette préférence pour la compensation cruelle, part d'un postulat qui a duré longtemps, le postulat que le débiteur doit payer, mais avec son corps et non avec des biens matériels équivalents à ceux que le créancier n'a pas reçus et qui lui ont fait beaucoup plus plaisir.
Nietzsche abordera ensuite le caractère festif de la cruauté et de la torture, quelque chose qui selon lui s'éloigne de plus en plus de l'homme moderne," ...n'est pas pour nos pessimistes qui s'ennuient dans la vie... [10]", écrit-il dans une critique de ses contemporains imprégnés du pessimisme schopenhauerien ou du nihilisme du désespoir provoqué par la mort de Dieu, qui conduit à la prise de conscience que rien n'a de sens, et il avance un peu plus loin :"Aujourd'hui, la souffrance est l'un des principaux arguments contre l'existence, mais il fut un temps où elle était une attraction de premier ordre, un authentique leurre qui séduisait à la vie.[11]" La cruauté était même la grande joie des communautés archaïques, et ce désir de violence et d'atrocité se manifestait de manière naturelle et insouciante, sans que le remords ou la conscience ne s'en mêlent. La cruauté a même été spiritualisée et déifiée, impliquant un nombre incalculable de divinités, certaines même créées à cet effet, dans diverses religions, pour lesquelles les rites cruels, les sacrifices humains, faisaient partie de la vie quotidienne et, en tant que tels, de la vie sociale et culturelle de la communauté. Et même les jours de fête, la cruauté était à l'ordre du jour :"Quoi qu'il en soit, il n'y a pas si longtemps encore, il était impossible d'imaginer des mariages royaux ou de grandes fêtes populaires qui n'intégraient pas d'exécutions publiques, de tortures ou, par exemple, d'autodafés...[12]" Sans cruauté il n'y avait pas de fête, c'était un plaisir particulier de voir souffrir et encore plus de faire souffrir les autres, et c'est pourquoi même la personne la plus humble n'abdiquerait pas ce plaisir si elle avait l'occasion d'en profiter, le préférant à la réception de biens équivalents aux dommages qui avaient été causés.
Nietzsche, grand admirateur de la culture grecque, par laquelle il a commencé son œuvre[13], remonte aux débuts de la civilisation européenne, une civilisation encore balbutiante, à la recherche de justifications. Les dieux seraient créés pour être les spectateurs de la cruauté la plus violente et la plus atroce. "Tout mal dont un dieu se nourrit en spectacle est justifié."[14] Même le grand Homère présentait les dieux comme des amateurs de spectacles cruels et violents. Contrairement au christianisme, que Nietzsche ne cesse de critiquer pour sa morale esclavagiste, et pour ce péché originel qui culpabilise chacun dès sa naissance, obligeant à une expiation permanente et peut-être éternelle, dans le monde grec, les hommes n'avaient pas leur destin à la merci d'un quelconque déterminisme castrateur, ils forgeaient le destin de leurs propres mains, ils créaient des peuples et des royaumes à partir de rien. La vie était une tragédie, la plus belle forme de théâtre, à la grecque. "Une pièce sur la scène du monde"[15] pour Nietzsche. L'idée d'un libre arbitre domine... il n'y avait pas de déterminisme qui épuisait la nouveauté du spectacle pour les dieux, ils ne savaient pas ce qui allait se passer, même si parfois ils essayaient aussi de participer à la pièce. Il s'agissait d'attentions envers le spectateur, qui devenait aussi acteur par moments.
L'évolution des communautés archaïques, a donné lieu à de nouveaux types de connexions, a approfondi l'économie et l'idée que tout a son prix, tout peut être payé[16]. En ce qui concerne la communauté et ses membres, il existe également une relation de créancier à débiteur. C'est là qu'apparaît la figure du paria, poussé dans une existence d'isolement et de misère, comme celui qui fracture la communauté. Le banni se retrouve au même niveau que l'ennemi, il se retrouve dans le domaine de la guerre, qui est à ce moment-là un domaine sans loi, un domaine de cruauté et d'atrocité absolues. "À mesure que la communauté se renforce, les actes d'individus isolés ont moins d'importance et les lois pénales deviennent plus clémentes. Les prêteurs deviennent plus puissants et peuvent supporter des pertes plus importantes sans être affectés.[17]" Cette réalité conduit à un brouillage de la cruauté, ainsi que des sentiments réactifs et de la prise à cœur des offenses subies, les offensés jouant alors le rôle de juges, de jurés et de bourreaux, mus par des sentiments personnels de vengeance. La survie de la communauté n'est plus facilement mise en danger par les actions d'un individu ou d'un petit groupe d'individus, ce qui rend également les punitions moins sévères. L'émergence des lois, conduit à une appréciation de plus en plus impersonnelle et prétendument impartiale des faits, par un tiers sans intérêt direct dans l'affaire, le juge. Cela va à l'encontre des sentiments et des instincts de vengeance et de réaction impulsive aux infractions reçues et conduit les parties en litige à devoir se soumettre à une autorité extérieure et accepter son verdict.
Nietzsche affirme même que la répression de la volonté de vivre et de cette cruauté vengeresse qui a longtemps dominé la vie de l'homme est due à la conception d'unités politiques de plus en plus grandes qui exigeront des lois plus complexes, la capacité de les imposer, et de plus en plus à l'idée de concentrer le monopole de la violence sur l'État, quelle que soit sa forme, même naissante ou décentralisée : " Incidemment, il faut admettre quelque chose de plus grave encore : c'est que, du point de vue de la strate biologique la plus élevée, les états de justice, ne peuvent être que des états d'exception, en tant que restrictions partielles de la volonté réelle de vivre, orientée vers l'exercice du pouvoir, et ils doivent être subordonnés aux objectifs globaux de cette volonté, en tant que moyens particuliers qu'ils sont, à savoir destinés à permettre la création d'unités de pouvoir plus grandes[18]." Les formes impériales, comme l'Empire romain, exigeraient un contrôle beaucoup plus grand sur le peuple, la concentration de la justice et de la "vengeance" dans leurs propres organes et instruments.
Quant à l'origine et à la finalité des punitions, elles n'avaient pas pour but d'éveiller chez le condamné un sentiment de culpabilité, mais plutôt de punir celui qui avait causé du tort aux autres ou à la communauté. Ce sentiment de mauvaise conscience n'apparaîtra que plus tard, et pour Nietzsche, comme quelque chose de profondément négatif. Jusqu'alors, le remords était rare chez les criminels et les détenus. La punition ne rendait pas les condamnés plus dociles et plus faciles à contrôler, mais au contraire plus durs et plus froids, d'autant plus que la Justice, au niveau de "œil pour œil et dent pour dent" pratiquait le même type d'actions que les criminels, sans aucun prurit de conscience et au milieu de l'approbation générale voire de l'acclamation. Nietzsche expose brillamment cette situation :"Pendant des millénaires, les malfaiteurs soumis au châtiment ont eu la même impression de leurs crimes que celle de Spinoza : "inopinément, quelque chose a mal tourné", et non "je n'aurais pas dû faire cela"..... Ils se sont soumis au châtiment comme ceux qui acceptent la maladie, la calamité ou la mort, avec le même fatalisme courageux, dénué de révolte, avec lequel, par exemple, aujourd'hui encore, les Russes disposent de leur vie, dans laquelle ils sont supérieurs à nous, Occidentaux. À cette époque, si l'on critiquait l'acte, c'était une critique exercée sur l'intelligence : il ne fait aucun doute que le véritable effet de la punition doit être recherché dans l'affinement de l'intelligence, dans la prolongation de la mémoire, dans la volonté d'agir à l'avenir avec plus de prudence, plus de secret et de méfiance, dans la compréhension qu'il y a beaucoup de choses pour lesquelles on est définitivement trop faible, c'est-à-dire dans une sorte de correction de l'évaluation que l'individu fait de ses capacités.[19]" Cela va à l'encontre de l'idée de Nietzsche selon laquelle le criminel est souvent un homme supérieur, mais placé dans une situation défavorable, et trouve des échos dans les idées de Foucault que nous verrons dans la deuxième partie de ce travail, car bien souvent, le peuple regardait l'homme torturé avec admiration, comme le type d'homme intelligent et courageux qui agissait contre les puissants, en de nombreuses occasions, prenant temporairement le dessus sur eux.
Ce n'est qu'avec la stabilité politique et sociale apportée par la solidification d'États consolidés et complexes, avec la construction de véritables sociétés qui imposent et maintiennent la paix, avec des codes législatifs élaborés et des mécanismes policiers et juridiques pour en assurer le respect, que la mauvaise conscience apparaît. Une chose d'une importance capitale apparaît également, selon Nietzsche, l'âme. Cette domestication de l'homme, désormais sédentaire, socialisé, privé de véritable liberté, sans ennemis sur lesquels exercer son besoin de cruauté et de violence, apparaît comme la cause d'une profonde maladie morale pour Nietzsche. Ce plaisir de la chasse, de la destruction et de la domination, retiré à l'Homme, le conduit, dans la conception nietzschéenne, à retourner ces instincts cruels sur lui-même, sur son moi intérieur, qui augmente de façon exponentielle et devient la proie de tous les tourments et tortures mentales, une souffrance plus profonde et plus significative que celles qui ont agi sur le corps. La citation suivante est peut-être l'un des extraits les plus emblématiques et les plus révélateurs de La Généalogie de la morale, raison pour laquelle nous transcrivons ce long et magistral passage : "Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l'extérieur se tournent vers l'intérieur : ce processus, je l'appelle l'intériorisation de l'homme. Ce n'est qu'avec lui que ce que l'on appellera plus tard "l'âme" commence à émerger dans l'homme. Tout le monde intérieur, qui était à l'origine aussi mince que s'il était comprimé entre deux épidermes, s'est développé et élargi, a gagné en profondeur, en largeur et en hauteur, à mesure que les décharges extérieures étaient limitées. Les redoutables remparts que l'organisation étatique a érigés pour se défendre contre les anciens instincts de liberté (et les punitions sont surtout un élément intégral de ces remparts) ont fait que tous ces instincts de l'homme sauvage, libre et nomade se sont retournés contre l'homme lui-même. L'hostilité, la cruauté, le plaisir de la persécution, de l'attaque, de la transformation, de la destruction, tout cela se retourne contre les possesseurs de ces mêmes instincts : voilà l'origine de la "mauvaise conscience". L'homme qui, faute d'ennemis et de facteurs de résistance extérieurs, faute d'être contraint dans l'étroitesse oppressante de la régularité des mœurs, se déchire impitoyablement, se poursuit, se ronge, se détruit et se maltraite, cet animal qu'on veut "apprivoiser" et qui se déchire contre les barreaux de la cage où on l'a mis.... cet animal qu'on veut "apprivoiser" et qui se déchire contre les barreaux de la cage dans laquelle on l'a mis, cet être à qui on a tout volé, qui est rongé par la nostalgie de son désert et qui se voit obligé de se transformer en aventure, en chambre de torture, en jungle insécurisée et dangereuse...., ce fou, ce prisonnier désireux et désespéré était l'inventeur de la "mauvaise conscience".[20]
C'était quelque chose de nouveau, quelque chose d'inouï. Ce nouveau type de spectacle dans lequel l'homme cherche à l'intérieur de lui-même quelque chose à déchirer, dans cet intérieur où se déroulent désormais les événements les plus violents et les plus fascinants, comme un animal sauvage qui se jette contre les barreaux d'une cage qui est son intérieur et qui, en temps de crise, fait sauter le vernis de la civilisation et quitte la cage ou qui, en temps ordinaire, cherche le danger de la liberté dans une vie de crime ou d'excès, a également besoin d'un nouveau type de spectateur :" En fait, il fallait des spectateurs divins pour que l'on puisse apprécier le spectacle qui avait commencé et dont on ne peut prévoir la fin, même aujourd'hui... Un spectacle trop spécial, trop merveilleux et paradoxal pour qu'on le laisse se dérouler à l'aveuglette, sans qu'on le remarque, sur une planète ridicule ![21] C'était pour Nietzsche le spectacle suprême, la Terre comme scène et l'Humanité comme acteur, et un spectacle aussi grandiose, violent et hypnotique devait avoir des spectateurs à sa hauteur, des demi-dieux, des dieux et autres divinités plus, intéressés par le déroulement d'événements aussi tragiques, sur lesquels ils n'ont aucun contrôle et qui avaient besoin de nouveauté, de nouveaux sommets de souffrance, d'héroïsme, de passion, de violence, pour maintenir leur intérêt.
La mauvaise conscience apparaît alors au cours de l'évolution politique et sociale de l'Humanité non pas comme un progrès ou une adaptation, mais comme une fracture qui laisse une marque indélébile sur l'Humanité, désormais réduite au niveau d'un animal domestique, docile, aux ordres de son maître, apte à être modelé par ceux qui ont gardé intact leur instinct violent, ceux qui sont guidés par leur volonté de puissance comme une étoile polaire. Même la création de l'État présuppose un acte de violence contre ceux qui s'y soumettent, et à partir de là, les actes violents ne cessent jamais. Pour Nietzsche, c'est ainsi que le peuple émerge, ce qui n'est possible que parce que les gens ont été rendus malléables et donc également façonnés à cette fin[22]. Mais Nietzsche va plus loin et explicite ce qu'il entend par État :"J'ai utilisé le mot "État" et il est facile de voir ce que j'entends par là : une bande de bêtes blondes, une race de seigneurs et de conquérants qui, organisés pour la guerre et possédant la force d'organiser, plantent sans pitié leurs griffes redoutables dans une population peut-être largement supérieure en quantité, mais encore errante et informe. C'est ainsi que l'"État" naît dans le monde, et je suppose que cela met fin à l'idée visionnaire qui identifie son début avec un "contrat". Qui peut commander, qui est par nature "maître", qui porte la violence dans ses faits et gestes..., a besoin de contrats pour quoi faire ?[23]" La critique de nombreux théoriciens libéraux et philosophes politiques, tels que Thomas Hobbes, John Locke ou Jean-Jacques Rousseau, qui ont marqué une ère politique en Europe et dans le Nouveau Monde, est évidente ici. Certains d'entre eux ont eu une influence concrète sur deux événements majeurs, les révolutions française et américaine, qui ont porté un coup fatal à l'Ancien Régime.
Nietzsche fait ainsi l'éloge de ces"créateurs d'états"[24], artistes involontaires qui, sans être soumis aux concepts de culpabilité et de responsabilité, sont dominés par l'égoïsme de l'artiste, qui voit dans son œuvre sa justification devant l'éternité. La mauvaise conscience serait donc la répression de l'instinct de liberté, qui inclut la liberté d'être cruel, et la répression de cette liberté conduirait l'homme à exercer la cruauté sur lui-même, souvent en s'autodétruisant.
La chronique de la torture et sa disparition, selon Foucault
Michel Foucault a reçu de nombreuses influences dans son travail, non seulement de Nietzsche mais aussi de Heidegger, et sa philosophie est assez originale en unissant ce domaine à d'autres sciences sociales comme l'histoire, la psychologie, le droit ou la médecine[25].
Les disciplines, notamment dans le contexte du système carcéral, les pouvoirs disciplinaires dans le conditionnement spatial du corps, les réseaux carcéraux, de la colonie pénitentiaire de type agricole, à la prison cellulaire, au panopticon bénédictin, ou à la maison de correction pour mineurs, sont au cœur de Surveiller et punir. Mais aux mains des autorités, le complexe disciplinaire est beaucoup plus polyvalent et va beaucoup plus loin : casernes, écoles, hôpitaux, hospices, sont également intégrés, selon Foucault, dans la logique de la surveillance, de la punition et du formatage[26].
Foucault commence Surveiller et punir par une description vivante de la torture, suivie de l'exécution sur quatre chevaux, de Damiens, qui avait tenté un régicide en France et avait été condamné en 1757. En revanche, suit une description de l'emploi du temps quotidien d'une prison, la Maison des jeunes détenus de Paris,[27] quelques décennies plus tard. La punition de Damiens a été particulièrement cruelle et violente car le régicide était le plus grave de tous les crimes. Sa mort a donc été lente, agonisante et même après sa mort, son corps a été brûlé et ses cendres dispersées. Dans l'autre cas, celui de la prison pour jeunes, les corps sont soigneusement limités dans leurs mouvements, et l'esprit soumis à des horaires serrés, qui sont méticuleusement respectés afin de créer un conditionnement chez les détenus.
Les tortures, comme nous l'avons vu plus haut, agissent sur le corps même après la mort du supplicié. Il était courant d'exposer le corps sur des piliers, au bord des routes, de le traîner dans les rues, de le brûler et de disperser ses cendres, à une époque où cela n'était pas courant dans les sociétés européennes (les enterrements avaient lieu dans les églises et plus tard dans les cimetières). Cette exposition avait un rôle prophylactique, car elle servait à dissuader et à imprimer dans la mémoire du peuple le prix que devaient payer ceux qui défiaient le pouvoir souverain et absolu du roi, dans une similitude avec la mnémotechnique de Nietzsche du fer rouge, qui crée chez l'Homme le souvenir et la responsabilité de tenir ses promesses. Derrière la torture se cache une légitimation politique du pouvoir du souverain et une politique de contrôle des masses basée sur la peur. La concentration de la violence sur les corps permettrait de sauver les âmes qui étaient à l'époque considérées comme plus importantes que les corps.
Selon Foucault, il y a eu un rôle de l'atelier, de l'usine, bref de la révolution industrielle dans le passage de la torture aux institutions disciplinaires. Le corps n'est plus la cible principale des punitions, l'action sur le corps existe toujours, mais elle est secondaire, la cible est quelque chose d'immatériel, de plus intime et de plus profond, et elle est effectuée dans le but de transformer le caractère des prisonniers, ou de créer des travailleurs efficaces capables de se conformer aux horaires, dans des positions souvent inconfortables ou en effectuant des mouvements répétitifs. Les punitions sur le corps deviennent plus voilées, le corps et le sang sont cachés à l'aide de crêpes, de capuches ou de vêtements amples[28].
Des mesures de sécurité pour les personnes inaptes ont également été mises en place, selon des méthodes beaucoup plus strictes et scientifiques. Outre les criminels, intégrés dans les nouveaux réseaux de structures pénitentiaires, un réseau d'asiles, d'hospices et de maisons de repos a vu le jour pour l'internement des personnes inaptes, détenues manifestement contre leur gré et dans la plupart des cas sans aucun trouble clinique, ou soumises à des expériences scientifiquement justifiées. Il s'agissait de personnes devenues gênantes, souvent pour leur propre famille, et qui ont été longtemps privées de tout droit, traitées de manière compulsive avec des bains froids, des sédatifs, des coups ou même des chocs électriques. Il s'agissait d'un système pénitentiaire en marge du système pénal et, contrairement au premier, il était fondé sur un arbitraire beaucoup plus grand, souvent à la discrétion de la famille ou de médecins facilement soudoyés.
L'emprisonnement est devenu un élément commun et fondamental du système pénal, contrôlant la vie quotidienne comme une forme de formation à des fins économiques. Il faut se souvenir du rôle de l'École et de son importance dans la formation des futurs ouvriers des usines nées de la révolution industrielle, mais aussi de la Caserne, de l'Hôpital et de la Prison comme action sur la capacité de résistance politique des citoyens, leur apprenant à suivre les ordres sans les contester. Cette technologie politique du corps repose sur une microphysique du pouvoir, qui agit individuellement sur chacun, façonnant les consciences et les corps, dans un perfectionnement du processus de construction de l'État déjà illustré par Nietzsche et qui agit toujours et de plus en plus dans le sens d'une limitation des libertés individuelles.
Les emplois du temps sont nés dans les communautés monastiques, particulièrement actives à l'époque médiévale, puis se sont répandus dans le reste de la population au sein des disciplines. Auparavant, de nombreuses personnes n'étaient gouvernées que par le lever et le coucher du jour, qui variaient en fonction des saisons, et les horloges étaient absentes de la vie des citoyens ordinaires. La conjonction des horaires avec le système des prisons cellulaires avait pour but d'agir non seulement sur l'espace, mais aussi sur le temps. La prison est devenue un lieu de rééducation, un lieu d'isolement cellulaire, pour mieux agir sur l'esprit des détenus, en utilisant même des tranquillisants si nécessaire et d'autres drogues. L'émergence d'une pharmacopée moderne, et son rôle dans la docilisation des éléments criminels et inadaptés, ferait l'objet d'une étude approfondie à part entière, sans parler des méthodes chirurgicales qui verront le jour, comme la tristement célèbre lobotomie.
Dans cette émergence du système carcéral, il faut noter le panoptisme, une idée de Jeremy Bentham, une disposition circulaire de la prison, dans laquelle toutes les cellules s'ouvrent sur une cour centrale, où depuis une tour un gardien peut voir n'importe laquelle d'entre elles sans être vu. Ainsi, les prisonniers ne savent jamais si, à un moment donné, ils sont surveillés ou non par le gardien. Cela renforce l'idée d'un contrôle absolu sur les prisonniers, tout en épargnant à l'État la nécessité d'engager un grand nombre de gardes pour surveiller l'intérieur des prisons.
Les juges, qui, à l'époque de la torture, dirigeaient l'ensemble du processus, sans que le prisonnier n'y participe, puisqu'il n'apparaissait au procès que pour arracher des aveux ou lire la sentence, ont commencé à être assistés par d'autres spécialistes. Il ne s'agit plus de punir le corps, dont un criminel peut facilement sortir, comme un chien qui se secoue après un coup de pied, mais d'agir sur l'esprit et le caractère dans une véritable orthopédie morale et psychique (Peter Sloterdijk parle aussi de ce genre d'orthopédie, pour redresser non pas les os, mais l'esprit et le caractère).
Nous avons déjà vu plus haut que la poursuite des châtiments physiques tels que la peine de mort n'a pas pris fin, mais s'est humanisée à l'infini. C'était la fin des mille morts. Autrefois, la torture devait prolonger la mort et le torturé devait mourir mille fois dans la plus grande souffrance, mais aujourd'hui, l'objectif est d'avoir une mort rapide et discrète, qui épargne au condamné et aux personnes qui assistent invariablement aux exécutions des souffrances ou des images inutiles. Monsieur Guillotin a inventé l'appareil d'exécution qui porte son nom et qui permet une exécution rapide et efficace, ce que souhaitait son inventeur, et qui était utilisé assez fréquemment à la fin du XVIIIe siècle. On estime que pendant la période la plus violente de la Révolution française, entre 1793 et 1795, environ quinze mille personnes ont été tuées sur la guillotine, qui restait une méthode d'exécution habituelle. La dernière mort par guillotine a eu lieu en 1977.
Entre 1830-1848, selon Foucault, on assiste à une disparition progressive de la torture en France, mais aussi dans la plupart des pays européens, certains pays comme l'Angleterre, la Prusse ou la Russie conservant certains châtiments corporels, comme la flagellation, et la peine de mort, lorsqu'elle persiste, fait l'objet de modifications afin d'être une exécution rapide, scientifique et efficace, sans souffrance considérée comme n'étant plus nécessaire et une marque d'un passé que le monde moderne veut en partie oublier.
Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, Surveiller et punir, Foucault examine de plus près la torture, ses détails et ses gradations, les processus pénaux et les changements qui ont conduit de la torture au système pénitentiaire. À l'époque, avant le système pénitentiaire, la plupart des peines étaient des bannissements ou des amendes, les peines capitales, qui impliquaient la torture, représentaient entre 9 et 10 %, mais en raison de leur caractère public et de la publicité s'y rapportant, même avec l'exposition des condamnés et de leurs cadavres, elles avaient un grand impact sur la société.
Mais qu'est-ce que la torture après tout ? Selon Foucault, "la punition est une technique et ne doit pas être comparée aux extrêmes d'une rage sans loi. Une punition, pour être une torture, doit obéir à trois critères principaux : d'abord, produire une certaine quantité de souffrance que l'on peut, sinon mesurer exactement, du moins apprécier, comparer et hiérarchiser. La mort est un supplice dans la mesure où elle n'est pas simplement la privation du droit de vivre, mais l'occasion et la fin ultime d'une graduation calculée de souffrances : de la décapitation - qui réduit toutes les souffrances à un seul geste et en un seul instant : le degré zéro de la torture - à l'écartèlement qui les porte presque à l'infini, en passant par la pendaison, le bûcher et la roue, dans lesquels on agonise longtemps. La mort-suplice est l'art de conserver la vie dans la souffrance, de la subdiviser en "mille morts" et d'obtenir, avant que l'existence cesse, les agonies les plus exquises. La torture repose sur l'art quantitatif de la souffrance.[29]" Comme nous pouvons le constater, il s'agit d'une technique aux règles très précises et il existait même une gradation très détaillée des souffrances et des manuels pour sa mise en œuvre.
Nous avons déjà noté que les prisons, mais aussi les écoles, les casernes, les hôpitaux et les hospices faisaient non seulement partie du système des disciplines, qui commençait par la formation des enfants et se poursuivait tout au long de la vie du citoyen[30]. La prison a adopté le modèle cellulaire, un modèle qui agit plus efficacement sur les esprits et établit un espace strict et rigide pour le corps. En isolement, le détenu avait le temps de réfléchir à ses crimes et de parfaire son caractère, sans profiter de la compagnie des autres prisonniers, la solitude étant une des armes supplémentaires utilisées par les autorités pour "briser" les prisonniers. Outre les cellules individuelles, un isolement encore plus strict, empêchant tout contact avec d'autres personnes, parfois pendant des périodes prolongées, a contribué à exercer une pression accrue sur les détenus, laissant souvent des séquelles physiques et psychologiques.
Dans le contexte des condamnations et des tortures ultérieures, les aveux du prisonnier jouent un rôle important. D'une part, l'accusé jurait de dire la vérité, sous peine de commettre un parjure, et d'autre part, la torture était une pratique courante pour faire avouer ses actes à l'accusé. Mais pendant longtemps, si l'accusé résistait à la torture sans avouer, il était considéré comme innocent, un héritage de l'ordalie médiévale. Plus tard, cela a cessé d'être simple s'il existait d'autres preuves ou témoignages pouvant être utilisés contre le suspect. En fait, le simple fait d'être accusé était déjà quelque chose de criminel, il n'aurait pas été accusé s'il n'avait rien fait. La question était de connaître le degré de culpabilité, c'était l'attitude générale envers les personnes accusées de crimes. La torture prend ainsi un caractère fortement théâtral, dans lequel le torturé joue également un rôle, avec diverses actions qui lui sont assignées au cours de la torture.
Foucault, à propos de la torture, la qualifie même de" Théâtre de l'enfer, le corps est condamné, l'âme doit être sauvée[31]" . Le corps pouvait recevoir tous les châtiments, les tortures et les douleurs, mais il était important que l'âme soit sauvée par le repentir et la confession avant le dernier moment. Malgré cela, certains condamnés injuriaient, crachaient et blasphémaient jusqu'au bout, dans une hystérie justifiée par l'horreur dans laquelle ils étaient plongés, tandis que d'autres faisaient stoïquement face à leur destin, suscitant l'admiration de la population qui assistait invariablement à ce spectacle grotesque et finissait souvent par demander la libération des condamnés. Comme nous le verrons plus loin, le rôle que la population a joué et le parti qu'elle a souvent pris dans ces exécutions publiques et ces tortures a été un facteur décisif dans le changement de paradigme du modèle de la torture au modèle de l'incarcération.
Judith Revel, dans son glossaire foucaldien,[32] fait également mention du corps et de l'investissement politique qui en est fait, dans le cadre du passage du corps de réceptacle de punitions, souvent pour tirer profit de l'âme, à un système de réclusion où l'intention était de... par des méthodes scientifiques bien étudiées pour corriger avant tout l'esprit et le caractère, agissant ainsi indirectement sur les corps, qui subissent également les effets de l'isolement, d'un emploi du temps rigide et d'une restriction physique marquée par le modèle cellulaire des prisons ou par le tristement célèbre panopticon de Jeremy Bentham. Le concept de discipline associé à cette modalité pénale développée entre le 18ème et le 19ème siècle a également été abordé et selon elle, "le régime disciplinaire se caractérise par un certain nombre de techniques de coercition qui exercent un contrôle systématique du temps, de l'espace et des mouvements des individus et qui affectent particulièrement les attitudes, les gestes, les corps..."[33].
Les tortures et les exécutions prennent l'aspect d'une liturgie pénale mais aussi politique. Il s'agissait d'une domination par la peur du peuple, la présence et le pouvoir du roi étant au cœur des tortures et des exécutions. Le peuple, en tant que témoin du châtiment, était également l'objet d'une intimidation de la part du pouvoir, en l'occurrence un pouvoir monarchique absolu. Mais il a aussi participé : insultes, crachats, ou même vengeance physique sur le condamné s'ils le laissent faire, parfois. D'autre part, il y eut aussi une révolte du peuple contre certaines sentences et des tentatives de libération des condamnés. Il s'agissait d'une solidarité du peuple avec les petits délinquants, tels que les mendiants, les petits voleurs et autres, qui subissaient des peines sévères. Il y avait souvent un aspect de carnaval, d'expiation collective de la culpabilité dans ces épreuves publiques, toujours bondées de monde, où l'on mangeait et buvait comme à un festin et auxquelles participaient des enfants jusqu'aux personnes âgées.
Dans le sens inverse, lorsque le peuple ne croyait pas à la justice de la peine infligée, il fallait déployer suffisamment de soldats pour tenir le peuple à distance et veiller à l'exécution de la sentence, car il est arrivé que les quelques soldats déployés en raison d'une mauvaise évaluation de la situation soient submergés par le peuple et que le bourreau et ses aides soient tués par la colère populaire et que les condamnés soient emmenés dans un endroit incertain ou cachés pour échapper à l'exécution. Parfois, la révolte populaire, bien que localisée, a conduit à des soulèvements violents, avec des actes de vandalisme, des pillages et des actions contre les autorités publiques. L'accentuation de ces situations a été l'un des facteurs qui ont conduit à la fin des supplices, elles avaient le pouvoir d'enflammer le peuple et les monarchies absolues avaient déjà leurs propres problèmes, elles étaient remises en question par un nombre croissant de penseurs et par une bourgeoisie mécontente qui voulait participer au partage du pouvoir, exigeant de profondes réformes politiques.
Comme nous le dit Foucault : "Dans toute infraction, il y a un crimen majestatis, et dans le plus petit des criminels un petit régicide potentiel. Et le régicide, à son tour, n'est ni plus ni moins que le criminel total et absolu, car au lieu d'attaquer, comme tout délinquant, une décision ou une volonté particulière du pouvoir souverain, il attaque le principe dans la personne physique du prince. La punition du régicide devrait être la somme de toutes les tortures possibles.[34]" D'où tout le spectacle violent, rituel et progressiste autour du corps de Damiens, coupable du crime le plus grave qui soit.
Le bourreau était un peu comme le champion du roi. Il représentait le roi, qui ne pouvait pas se salir les mains dans le processus de la torture et dans l'application du coup de grâce, mais qui était représenté par le bourreau, qui avait une obligation lugubre mais nécessaire. En faisant payer un crime par une violence égale ou supérieure, le bourreau était souvent persécuté par le peuple, voire tué, surtout si les peines étaient injustes ou excessives. Rappelons que, souvent, les membres du clergé ou de la noblesse échappaient à leurs crimes avec des peines légères, tandis que les crimes commis par des éléments du peuple étaient plus sévèrement punis, même comme moyen de contrôler et de prévenir les bouleversements politiques et sociaux. Le roi pouvait suspendre l'exécution et le faisait parfois lorsqu'il voyait qu'il avait quelque chose à y gagner, ou lorsque les manifestations populaires étaient très fortes et que le roi voulait s'attirer la sympathie du peuple. Au fil du temps, le bourreau a commencé à agir de manière anonyme, encapuchonné, pour se protéger d'une éventuelle colère populaire. Nous trouvons ici un lien entre ce qu'Agamben écrira plus tard sur les deux corps du roi, l'un mystique et perpétuel et l'autre physique, et aussi comment l'attentat contre la vie et le corps du roi a été le plus grand crime de tous[35]. Le crime contre le roi est entré dans une catégorie à part, le régicide, très éloigné de l'homicide ordinaire, comme le crime le plus terrible de tous[36].
Le changement observé dans le dernier quart du 18ème siècle et au début du 19ème siècle est également lié au triomphe des Lumières, des idées libérales et démocratiques, les nouvelles institutions qui ont émergé après la chute de l'Absolutisme, ne voulaient pas punir par des atrocités les atrocités commises par les criminels. La peine de mort continue d'exister, mais elle est appliquée d'une manière différente et humanisée. La torture n'est plus associée aux exécutions, mais à un nouveau paradigme de conditionnement mental et corporel.
La dialectique entre le corps et l'esprit comme question d'actualité
De ce qui précède, nous pouvons affirmer que l'établissement de l'État en tant qu'entité politique complexe, qu'il s'agisse d'un royaume féodal, d'une république ou même d'un empire, a apporté avec lui la mauvaise conscience, et cette focalisation sur l'intérieur qui, selon Nietzsche, donne naissance à la dimension de l'âme. Si dans l'Antiquité, le corps était considéré de manière naturelle, que ce soit dans la dimension de la punition et de la cruauté, mais aussi dans celle de l'amour et de l'érotisme, le passage de l'Antiquité au Moyen Âge, l'avènement de la vie monastique et l'intériorisation de la morale chrétienne sont venus conditionner le corps de manière beaucoup plus étroite qu'auparavant. La chair devenait quelque chose d'intrinsèquement mauvais, il fallait agir sur elle pour la soumettre, en élevant en même temps l'esprit, qui émergeait ou ré-émergeait avec une grande force dans le monde européen, fruit d'un conditionnement politique et social plus étroit, puisque l'Empire romain avait été suivi par une myriade de royaumes et d'autres domaines de possession territoriale féodale, comme les duchés et les comtés, qui agissaient sur le peuple de manière beaucoup plus étroite.
Il s'agissait d'une exacerbation de l'esprit, reléguant le corps au domaine du mal, de l'impureté, de la souffrance et de la dissimulation. Rappelons que les horaires, comme l'a bien expliqué Foucault, trouvent leur origine dans le domaine monastique, qui malgré ce grand déséquilibre entre le corps et l'esprit, était presque une oasis dans le monde violent, cruel et mortel de l'Europe médiévale, dans lequel les guerres et la violence, la faim et la maladie faisaient des ravages et où la mort était une présence constante. La vie en isolement et de contemplation, que ce soit dans des régions sauvages comme les montagnes ou les déserts, ou dans des monastères aux murs solides, dans une victoire temporaire de l'esprit ascétique que Nietzsche esquisse dans la troisième partie de Généalogie de la morale, contraste avec la vie mondaine d'action et de mouvement, souvent sujette aux tentations et aux déviations de la conduite jugée appropriée pour un chrétien.
À la fin du VIe siècle, la publication officielle d'une liste des péchés capitaux par le pape Grégoire Ier en fait une recommandation pour tous les chrétiens et conduit à une plus grande vigilance de la communauté envers les croyants et de chaque individu envers lui-même. Des peintres renommés comme Hieronymus Bosch ont consacré une grande partie de leur travail à dresser la liste des péchés et des châtiments que les pécheurs recevraient en enfer. La peinture et la sculpture sont apparues comme une prophylaxie du comportement pécheur, exposées dans les églises et les cathédrales pour l'édification du peuple.
Les phénomènes qui ont conduit à la Révolution française et le changement conséquent du paysage politique et social européen et nord-américain, créé par les mauvaises conditions de vie d'un peuple exploité qui vivait le plus souvent dans la misère et par une bourgeoisie qui continuait à accroître sa richesse, bien qu'elle restât largement exclue du partage du pouvoir, ont fait naître de nouveaux principes de philosophie politique de type libéral, qui, en matière religieuse, prônaient la laïcité, l'extinction des ordres religieux, la confiscation des biens de l'Église, entre autres options qui allaient parfois jusqu'à l'athéisme. Ce phénomène d'athéisme, combiné à un pessimisme omniprésent, donnera naissance, selon Nietzsche, au nihilisme, l'ennui de vivre qui imprègnera la société européenne à partir du XIXe siècle.
Avec la perte d'influence de l'Église, une ère de revalorisation du corps a commencé, d'où également la perception de son importance croissante et l'impact de la torture. Alors que le corps retrouvait une partie de l'importance et de la liberté qu'il avait dans l'Antiquité, la répulsion à l'égard des châtiments corporels, et notamment de la torture, s'est également accrue. Cela ne veut pas dire que les courants et mouvements puritains n'ont pas subsisté ou émergé, comme dans l'Angleterre victorienne, par exemple. Ce changement de paradigme a rendu beaucoup plus acceptable le fait d'agir selon l'esprit plutôt que selon la chair. Nietzsche est l'un des philosophes qui, le premier, s'est penché sur l'importance du corps, en tant que philosophe de l'action et philosophie en mouvement, abandonnant le modèle du philosophe enfermé dans son bureau, le modèle du philosophe contemplatif qui avait dominé le Moyen Âge, au profit du philosophe qui vit dans le monde et écrit sur ce qu'il vit. Dans son empressement à vivre selon ses maximes, à la limite, Nietzsche a terminé sa carrière en serrant le cou d'un cheval à Turin.
Le refoulement de la cruauté, dont parle Nietzsche, a conduit à l'élargissement du forum intérieur de l'homme et à l'apparition à grande échelle des névroses et de certains types de maladies psychiatriques dont le monde souffre beaucoup aujourd'hui et que Freud et Jung ont commencé à analyser systématiquement au début du XXe siècle, ouvrant à la médecine au sens large la voie vers l'intérieur impalpable de l'homme.
Le XXe siècle a connu une évolution encore plus favorable vers la libération du corps, mais en tombant dans l'excès du signe opposé qui avait enveloppé le Moyen Âge, plongeant souvent dans un matérialisme et un consumérisme effrénés, tandis que le processus de contrôle de l'être humain se développait, agissant de plus en plus sur cette "âme" tombée en désuétude, voire en disgrâce. En plus de Foucault, qui s'est consacré à l'étude des corps, nous pouvons souligner d'autres noms comme Giorgio Agamben ou Maurice Merleau-Ponty (bien que ce dernier soit dans une perspective très différente).
Merleau-Ponty, qui a été fortement influencé par Husserl et Heidegger, met en évidence le rôle du corps dans son rôle d'expression et de perception, les gestes apparaissent comme une construction du réel, comme un être au monde, dans le cadre de ses travaux dans le domaine de la phénoménologie et de l'existentialisme. Ses théories sur l'art et sa conception de l'espace profondément liée au corps lui-même sont également intéressantes[37].
Agamben concentre une partie de son attention sur la question de la pornographie dans le monde contemporain, associée au concept de profanation[38]. Dans le monde d'aujourd'hui, nous vivons des situations aux deux extrêmes, le culte du corps associé au désir de jeunesse éternelle et à des sports tels que le bodybuilding. D'autre part, on assiste à une banalisation de l'exposition des corps qui s'éloigne de l'exposition associée à l'art classique et relève davantage d'une exposition forcée, souvent à des fins commerciales. Le concept d'âme a été pratiquement expurgé, en raison des connotations historiques auxquelles il a été associé. D'autre part, l'action des institutions sur l'esprit n'a jamais été aussi forte, dans une tentative de conditionnement qui commence de plus en plus tôt, avec les crèches et les garderies qui agissent sur l'esprit des enfants et la virtualisation de la vie contemporaine, dans un simulacre de réalité, qui laisse un vide dans l'être humain. Pour le reste, nous n'avons pas encore réussi à atteindre un équilibre sain entre l'esprit et le corps, à la manière du Romain Juvénal, et nous alternons depuis des siècles entre deux extrêmes.
Conclusion
Nous pouvons conclure que Foucault s'inspire de Nietzsche pour résumer la situation de la torture en France dans les premiers chapitres de Surveiller et punir comme un contraste avec ce qui suit, le passage du régime de la torture à celui de l'incarcération. Les autorités ont cessé d'agir sur les corps, en raison d'une série d'inconvénients que nous avons déjà mentionnés plus haut, et ont commencé à agir sur l'esprit, en assumant un conditionnement non seulement spatial et physique mais aussi psychique, en réglementant la vie quotidienne des détenus jusque dans les moindres détails. La transition s'est faite vers quelque chose que l'on pourrait qualifier d'orthopédie morale, un terme récupéré plus tard par Sloterdijk, un type d'orthopédie visant à redresser non pas les os, mais l'esprit et le caractère.
Dans la première partie de l'article, nous avons vu comment Nietzsche construit une généalogie de la torture et de la cruauté et présente la thèse novatrice selon laquelle celles-ci sont liées au concept de dette, mais aussi comment naissent la mauvaise conscience et l'âme.
Dans la deuxième partie, l'accent a été mis sur l'ouvrage Surveiller et punir et sur la manière dont Foucault relate les événements et les phénomènes qui ont conduit de l'ère de la torture à celle du système carcéral. Nous avons vu comment des facteurs économiques, politiques et sociaux ont conduit à l'abandon d'un système pour faire place à un nouveau.
Dans la troisième partie de ce bref essai, nous avons exploré de manière plus dynamique les confluences entre ces deux penseurs, en nous appuyant également sur plusieurs autres noms pour approfondir la question du passage d'une focalisation sur le corps à l'esprit dans la punition moderne et la dialectique entre ces deux concepts.
Notes bibliographiques
AGAMBEN, Giorgio, Homo Sacer - O poder soberano e a vida nua I , Éditeur UFMG, Belo Horizonte, 2007.
AGAMBEN, Giorgio, Profanações , Livros Cotovia, Lisbonne, 2006.
CARMAN, Taylor et HANSEN, Mark B. N., (Eds.), The Cambridge Companion to Merleau-Ponty, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.
DRIVER, Felix, "Bodies in Space-Foucault's account of disciplinary power", dans JONES, Colin et PORTER, Roy (Eds.), Reassessing Foucault - Power, Medicine and the Body, Routledge, London, 1994.
FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir - Naissance de la prison, 20e édition, Editora Vozes, Petrópolis, 1999.
GUTTING, Gary (Ed.), The Cambridge Companion to Foucault, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.
JANAWAY, Christopher, "Naturalism and Genealogy", in PEARSON, Keith Ansell (Ed.), A Companion to Nietzsche, Blackwell Publishing, Oxford, 2006.
NIETZSCHE, Friedrich, Généalogie de la morale, Relógio D'Água, Lisbonne, 2000.
REVEL, Judith, Foucault - concepts essentiels , Claraluz, São Carlos (SP), 2005.
Notes:
[1] Voir Christopher Janaway, "Naturalism and Genealogy", in Keith Ansell Pearson, Keith Ansell (Ed.), A Companion to Nietzsche, Blackwell Publishing, Oxford, 2006, pp. 353 et suivantes.
[2] Cf. Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Relógio d' Água, Lisbonne, 2000, p.59.
[3] Voir Friedrich Nietzsche, op. cit, p. 60 et suivantes.
[4] Idem, p.63.
[5] Idem, p.64.
[6] Idem, pp. 65, 66.
[7] Idem, ibid.
[8] Voir Friedrich Nietzsche, op. cit. p. 67 et 68.
[9] Idem, p. 69 et 70.
[10] Idem, p.72.
[11] Idem, p.73.
[12] Idem, pp.71, 72.
[13] Nous faisons ici référence à La naissance de la tragédie, l'une de ses premières œuvres.
[14] Cf. Friedrich Nietzsche, op. cit.
[15] Idem, ibid.
[16] Cf. Friedrich Nietzsche, op. cit.
[17] Idem, p.79.
[18] Idem, p. 85.
[19] Idem, p. 95.
[20] Idem, pp. 97,98.
[21] Idem, p. 98.
[22] Cf. Friedrich Nietzsche, op. cit.
[23] Idem, ibid.
[24] Idem, p.101.
[25] Voir Gary Gutting (Ed.), The Cambridge Companion to Foucault, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.
[26] Felix Driver, "Bodies in Space-Foucault's account of disciplinary power", in Colin Jones and Roy Porter, (Eds.), Reassessing Foucault - Power, Medicine and the Body, Routledge, London, 1994, pp. 113 ff.
[27] Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison , 20e édition, Editora Vozes, Petrópolis, 1999, p.10.
[28] Idem, p.21.
[29] Idem, p.38.
[30] Idem, p.41.
[31] Idem, p.64.
[32] Cf. Judith Revel, Foucault - conceitos essenciais , Claraluz, São Carlos (SP), 2005, pp. 31 et suivantes et 35 et suivantes.
[33] Judith Revel, op.cit.
[34] Michel Foucault, op. cit.
[35] Giorgio Agamben, Homo Sacer - O poder soberano e a vida nua I , Editora UFMG, Belo Horizonte, 2007, p.100.
[36] Idem, p. 109.
[37] Cf. Taylor Carman et Mark B. N. Hansen, (Eds.), The Cambridge Companion to Merleau-Ponty, Cambridge University Press, Cambridge, 2005.
[38] Cf. Giorgio Agamben, Profanações, Livros Cotovia, Lisbonne, 2006.
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lundi, 02 octobre 2023
Ordre, chaos et multipolarité. Considérations géophilosophiques
Ordre, chaos et multipolarité. Considérations géophilosophiques
Luca Siniscalco
Discours de Luca Siniscalco à la Conférence européenne sur la multipolarité, le 4 septembre 2023
L'ordre et le chaos sont des structures fondamentales de la réalité dans son ensemble. Ce sont des pôles cohérents de la dynamique de base qui caractérise et produit la vie, le mouvement et la relation : sans la connexion entre l'Ordre (le κόσμος fixe et constant, qui assure la stabilité ontologique et épistémique de l'Unus Mundus) et le Chaos (χάος, la dimension énergétique préformelle de laquelle tout dérive et vers laquelle tout revient, dans une dynamique, un processus), rien ne pourrait être correctement compris.
Les domaines géographiques et géopolitiques peuvent également être interprétés à travers la lentille herméneutique de ces deux concepts. C'est précisément cette dimension sacrée qui relie l'Ordre et le Chaos aux sciences géographiques et géopolitiques que nous allons brièvement évoquer, afin de souligner leur rôle également par rapport à la multipolarité.
La dimension qualitative, spirituelle et archétypale des espaces est également profondément liée au concept de Genius loci. Cette notion, récemment mise en avant par Christian Norberg-Schulz (en 1979) - qui a théorisé la perte de Genius loci à l'ère moderne comme une perte de mémoire, d'orientation et d'identification - trouve son origine dans l'ancienne civilisation latine : elle fait référence au numen, ou esprit, qui protège un lieu, c'est-à-dire un compagnon divin et un défenseur de la qualité et de l'essence intérieure d'un lieu. Chaque locus garantit par son génie l'existence et la sauvegarde de l'immanence transcendante qui se manifeste différemment selon les lieux. Il existe donc une correspondance stricte entre un lieu et son propre Genius loci. Nous devrions comprendre cela comme la relation entière - donc au-delà de la dichotomie sujet-objet - de l'homme et de Dieu se produisant dans un lieu. Et le lieu habité par le Genius est un lieu ouvert à l'Ereignis, l'événement eschatologique dans lequel l'Être (Sein) se rapporte à l'homme (Dasein). Cette dimension intégrale et holistique - que l'on retrouve, sous différents noms et définitions, dans toutes les civilisations humaines - nous permet de souligner qu'une topologie sacrée est une autre façon de comprendre philosophiquement l'essence des espaces, au-delà du sécularisme moderne et du positivisme naïf. À cet égard, partout où, dans un lieu sacré, les subjectivités humaines et spirituelles entrent en relation, les figures de l'Ordre et du Chaos se manifestent également comme les pôles de cet échange originel, à la fois éternel et dynamique. Le Chaos est la puissance énergétique et primordiale qui donne vie au lieu et qui est maîtrisée par le Genius loci en tant que figure de l'Ordre. Mais l'homme a aussi le chaos en lui, et aspire donc à atteindre l'esprit du lieu (Genius loci) en tant qu'équilibre intérieur et centre métaphysique.
L'Ordre et le Chaos peuvent donc être considérés comme les piliers fondamentaux de la géographie sacrée, qui est l'interprétation symbolique et ésotérique de l'essence des espaces. Tous les lieux ne sont évidemment pas identiques. L'espace concret n'est ni homogène, ni isotrope (comme l'espace cartésien), mais caractérisé par des distinctions qualitatives.
Cette conscience ancienne a survécu dans la civilisation chrétienne et sur sa carte spirituelle, faite de monastères, d'églises, de lieux rituels significatifs et de pèlerinages vers eux: il est significatif que les premiers géographes aient été des théologiens et des missionnaires.
Les recherches d'Alexandre Douguine apportent une contribution importante à ce sujet. La conscience de Douguine que le territoire est profondément lié à l'histoire, à la culture, à la philosophie, à la sémantique, se reflète dans la compréhension et l'interprétation néo-eurasiste du cosmos. Il s'agit, selon Douguine, d'un lieu d'ordre spirituel dans lequel tous les niveaux de la réalité sont interconnectés. "Le cosmos eurasien est imprégné de trajectoires subtiles traversées par des idées ardentes et éternelles et des significations ailées. Lire ces trajectoires, les révéler à partir de la dissimulation et extraire des significations complexes du plasma corporel de faits et de phénomènes disparates est la tâche de l'humanité" (Douguine, "The Battle for the Cosmos in Eurasianist Philosophy", Eurasianist Archive, 2020). Cela signifie que l'essence du lieu n'est pas seulement matérielle, mais strictement archétypale et symbolique : "Pour les Eurasistes, le cosmos est une notion intérieure. Il ne se révèle pas par l'expansion, mais plutôt, ou au contraire, par l'immersion en son sein, par la concentration sur les aspects cachés de la réalité donnée ici et maintenant" (ibid.). Grâce à cette doctrine, qui n'est pas véhiculée comme une idéologie abstraite, mais comme une manière pragmatique et concrète de vivre la réalité, les hommes peuvent percevoir dans le monde sa dimension sacrée. Chaque peuple, selon ses traditions, maîtrise une interprétation différente des piliers sacrés des espaces. Comme nous l'avons envisagé en analysant la figure du Genius loci, l'expérience de la dimension cachée des lieux révèle une dimension post- ou extra-dualiste, où le sujet et l'objet, la matière et l'esprit, sont identiques.
En même temps, cependant, le pluriversum identitaire fait partie d'un pluriversum universel (mais non universaliste), où toutes les cultures peuvent trouver et exprimer leur propre identité. Il ne s'agit pas d'une perspective relativiste moderne, mais de la découverte d'un processus fondamental au cœur de la réalité, que nous pourrions définir comme un "perspectivisme ontologique". Chaque culture, en effet, en pénétrant dans son propre cosmos, peut approcher une dimension supra-identitaire, qui ne peut cependant être saisie que comme une unité qui est le chemin final de la traversée d'une vision du monde spécifique, qui peut devenir la porte vers l'Un, vers le Principe.
Ce type de "pluralisme cosmique", incarné par la géographie sacrée traditionnelle, peut encore être réactivé par un processus inverse à la fameuse tentative moderne de "désenchanter le monde", comme l'a écrit Max Weber. Il faut au contraire "réenchanter le monde", en combattant la colonisation occidentale non seulement dans ses racines politiques et économiques, mais surtout dans sa puissante capacité à conditionner et influencer l'imaginaire collectif. Cette perspective culturelle, spirituelle et philosophique trouve dans la multipolarité géopolitique sa conséquence et sa représentation politiques naturelles, car seule la multipolarité prend en compte la défense du pluralisme, qui est le cœur de la vision du monde susmentionnée.
En géopolitique, Ordre signifie souvent "modèle politique" ou "paradigme". Dans l'histoire récente, trois modèles principaux ont existé : la bipolarité (pendant la guerre froide), l'unipolarité (l'ordre des États-Unis après l'effondrement de l'URSS) et la multipolarité (le cadre international actuel et encore émergent).
La multipolarité est le modèle géopolitique qui se prête le mieux - en raison de son pluralisme intrinsèque - à une redécouverte de la dimension sacrée des lieux : la multipolarité permet de percevoir les relations internationales comme plurielles et multidimensionnelles ; les différentes traditions et civilisations sont considérées comme simultanément coexistantes, dignes et politiquement pertinentes ; le Genius loci de chaque territoire peut revenir et acquérir un statut public reconnaissable ; la multipolarité est donc plus qu'un multilatéralisme occidental fondé sur des valeurs.
Le chaos est la contrepartie nécessaire de l'ordre dans la construction de la multipolarité.
Ce n'est qu'en traversant une période de chaos international qu'un nouvel ordre contre-hégémonique et multipolaire sera établi. Dans ces horizons, la notion de Chaos acquiert un sens nouveau et positif, concernant la structure dynamique de l'Ordre multipolaire, où l'équilibre des pôles peut toujours changer, ouvrant sur le rôle pivot de l'histoire et des décisions politiques.
Leonid Savin montre que le concept de polycentricité et de pluriversalité (Ordo Pluriversalis. The End of Pax Americana & the Rise of Multipolarity, 2020, pp. 125-148) ont également été développés en dehors de la culture occidentale, avec l'élaboration de modèles vraiment intéressants qui dérivent directement de différentes cultures traditionnelles. La contribution chinoise à la théorie et à la pratique de la multipolarité (duojihua en chinois) est par exemple significative (ibid., p. 85).
La confrontation avec différents paradigmes culturels et représentations symboliques est également très fructueuse pour imaginer le plurivers mondial d'une manière plus complexe et partageable. Nous devons tenir compte du fait que, comme l'écrit Amaya Querejazu, "le monde que chaque être habite est peuplé d'entités (personnes, objets, théories, pratiques) qui sont ontologiquement configurées dans des processus de choix et de décisions qui produisent l'établissement de cadres de référence que les gens utilisent pour se situer dans le monde. En conséquence, ces cadres de référence sont très différents pour une personne vivant en Amazonie et pour une personne élevée dans une ville occidentale" ("Encountering the Pluriverse. Looking for Alternatives in Other Worlds". Revista Brasileira de Política Internacional, vol. 59, n. 2, 2016, p. 5. Pdf: https://www.researchgate.net/publication/310050426_Encountering_the_Pluriverse_Looking_for_Alternatives_in_Other_Worlds).
Dans cette perspective, la multipolarité incarne la vision du monde anti-mainstream, qui peut être définie en philosophie comme le perspectivisme ontologique ("Noologie", selon le lexique de Douguine), en spiritualité comme le Pérennialisme, en littérature comme l'Herméneutique, en Culture comme le Pluralisme. L'ordre et le chaos sont des structures fondamentales de cette vision du monde anti-hégémonique, et néanmoins une "boîte à outils" interprétative, qui devrait être mise en œuvre dans une perspective multipolaire, afin d'éviter tout schéma réductionniste facile.
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samedi, 30 septembre 2023
Georg Brandes, premier exégète de Nietzsche
Georg Brandes, premier exégète de Nietzsche
par Franco Brogioli
Source: https://www.centrostudilaruna.it/georg-brandes.html
L'intellectuel danois Georg Brandes (1842-1927) a été le premier à écrire un livre sur l'œuvre de Frederich Nietzsche du vivant du philosophe, en 1889. Le livre qui est présenté au public dans l'édition italienne, éditée par Edizioni di Ar en 1995, contient dans son titre l'expression "radicalisme aristocratique", un nom que le penseur de Röcken considérait comme l'une des meilleures choses écrites sur sa pensée.
Comme on le sait, l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra n'était pas très apprécié de son vivant et ses œuvres étaient peu diffusées, alors qu'après avoir été saisi par la folie en 1889, son œuvre a pris de l'importance, jusqu'à être considérée comme l'un des plus grands philosophes de tous les temps. Mais qu'entend Brandes par ces deux termes ?
L'écrivain de Copenhague interprète certainement la pensée de Nietzsche comme une opposition aux valeurs dominantes de la société du 19ème siècle : la démocratie bourgeoise est rejetée en raison de l'abaissement de la politique au niveau de la populace, dans une grisaille et une platitude lugubres ; le socialisme et l'anarchisme sont également rejetés en raison de l'arrivée au pouvoir des masses prolétariennes et matérialistes ; le féminisme est rejeté en raison de la conception anti-égalitaire que le penseur allemand avait des droits de la femme. Enfin, nous avons l'aversion la plus connue et encore débattue aujourd'hui, qui est celle de l'antichristianisme.
Nietzsche condamne l'Église principalement pour l'idée d'amour du prochain, de compassion, de miséricorde et comme refuge pour tous les ratés et les perdants de la vie, c'est-à-dire ceux qui n'éprouvent que ressentiment et hostilité envers une race d'hommes supérieurs qui proclament leur propre morale de seigneurs, par opposition à la morale piétiste du troupeau. Le philosophe exprime ainsi également son dégoût pour la pensée de Marx, qu'il juge dangereuse, car avec la libération des masses de l'esclavage capitaliste et l'avènement de la classe ouvrière au pouvoir, les valeurs les plus nobles et donc aristocratiques se dissoudraient dans un magma humain indifférencié et sans visage. Le livre comprend également la correspondance que les deux hommes de lettres ont entretenue entre novembre 1887 et janvier 1889, c'est-à-dire jusqu'à l'effondrement mental du philosophe à Turin et les dix années suivantes qu'il a passées dans le silence et dans l'obscurcissement de ses facultés mentales, jusqu'à sa mort en 1900. Depuis l'étude de Brandes, on a beaucoup écrit sur Nietzsche, des interprétations de sa pensée et des biographies, mais l'ouvrage de l'écrivain danois reste pionnier dans son genre, car il a contribué à faire connaître à un public de plus en plus large son œuvre, parfois controversée mais néanmoins indispensable à la connaissance d'un penseur qui a laissé sa marque sur la scène de la philosophie et de l'histoire du monde.
Brandes est né le premier à Copenhague dans une famille bourgeoise d'origine juive ; cependant, plus tard dans sa vie, il ne se considérait plus comme juif. En 1859, il entame des études de droit à l'université de Copenhague, comme le souhaitaient ses parents, mais se tourne ensuite vers la philosophie et l'esthétique. En 1862, l'université lui décerne une médaille d'or pour un essai intitulé The Idea of Nemesis among the Ancients, sur lequel il travaille depuis 1858. Il étudie principalement les écrits de Johan Ludvig Heiberg et la pensée de Søren Kierkegaard.
Pendant ses études universitaires, il écrit des poèmes qu'il publie en 1898 dans un recueil, après avoir abandonné l'idée de devenir poète.
Il quitte l'université en 1864.
Entre 1865 et 1871, il a beaucoup voyagé en Europe, ce qui lui a permis d'accroître ses connaissances culturelles. Fort de ces expériences, il prend part en 1866 à la controverse soulevée par les travaux de Rasmus Nielsen avec un traité intitulé Dualism in our Recent Philosophy ("Dualismen i vor nyeste Philosophie").
En 1868, il publie Studies on Aesthetics ("Æsthetiske Studier"), son premier grand ouvrage, après avoir commencé son travail de critique par de courtes monographies sur les principaux poètes danois. Il continue cependant à étudier la philosophie et s'intéresse aux théories de Taine, sur la base desquelles il écrit L'Esthétique française de notre temps en 1870. Il se plonge également dans les études de John Stuart Mill sur la "sujétion naturelle de la femme".
Il devient maître de conférences en Belles Lettres à l'université de Copenhague, où il continue à donner des conférences intéressantes et célèbres, comme celle du 3 novembre 1871. Lorsque la chaire d'esthétique devient vacante en 1872, Brandes semble être le candidat naturel pour le poste, mais son ascendance juive et les accusations de radicalisme et d'athéisme pèsent lourdement sur lui. Les autorités universitaires refusent de l'élire, mais elles ne choisissent pas non plus de remplaçant, si bien que la chaire reste vacante pendant une vingtaine d'années.
Malgré la controverse, il écrit Hovedstrømninger i det 19e Aarhundredes Lieteratur (Principaux courants de la littérature du XIXe siècle), la plus ambitieuse de ses œuvres, publiée en quatre volumes entre 1872 et 1875, mais qui n'est connue des autres critiques européens qu'en 1901, avec la première traduction en anglais et en allemand. C'est ainsi que la renommée de Brandes s'est accrue, notamment en Russie et en Allemagne.
En 1877, il écrit une monographie sur Kierkegaard et en 1899 sur Henrik Ibsen, deux ouvrages considérés comme sa plus haute expression critique.
Il a reçu l'une des notes de Nietzsche sur la folie.
En 1877, il s'installe à Berlin et devient rapidement une référence en matière d'études esthétiques dans cette ville. Cependant, ses opinions politiques ne sont pas partagées par la plupart des Prussiens et, mal à l'aise, il décide de retourner à Copenhague en 1883.
De 1897 à 1898, il approfondit son étude de l'œuvre de William Shakespeare et publie ses analyses dans diverses revues, qui sont très appréciées, notamment en Angleterre, où elles sont introduites par William Archer. En 1900, il commence à rassembler toutes ses œuvres dans une édition populaire complète, qui sera traduite en allemand en 1902.
Entre 1886 et 1888, il a eu une liaison avec l'écrivaine suédoise Victoria Benedictsson (photo), qui s'ennuyait de la banalité de son propre mariage. Cette relation fut brève et se termina de manière dramatique pour Victoria Benedictsson, qui se suicida en se tranchant la carotide avec quatre coups de rasoir en 1888.
À partir de 1890, Brandes se consacre à l'étude des grandes personnalités qui influencent particulièrement la culture de son temps. Il commence ainsi à étudier la pensée du grand Friedrich Nietzsche, à qui il écrit une lettre en 1888 pour lui demander de lire les œuvres de Kierkegaard. Ses travaux ultérieurs ont été particulièrement influencés par ces études : Wolfgang Goethe (une monographie sur Goethe écrite entre 1914 et 1915), François de Voltaire (sur Voltaire, écrite en 1916-17), César (sur Jules César, 1918) et Michel-Ange (1921).
Brandes a cependant presque disparu de la scène culturelle internationale, bien qu'il soit toujours considéré comme le principal philosophe danois.
Au Danemark, certains comparent Brandes à Voltaire pour sa condamnation constante du mauvais traitement des minorités et du fanatisme, toujours avec une grande autorité morale. Pendant la Première Guerre mondiale, il revient sur la scène internationale en condamnant l'impérialisme, le colonialisme et en s'engageant dans une polémique antireligieuse.
C'est également à cette époque qu'il fait la connaissance des écrivains Henri Barbusse, Romain Rolland et E. D. Morel, avec lesquels il entretient une vaste correspondance.
Aujourd'hui, Brandes est considéré comme l'un des principaux philosophes danois avec Søren Kierkegaard, Grundtvig et Holberg, mais il est certainement le plus critiqué et le moins étudié. La droite danoise l'a fermement condamné, le qualifiant de subversif et d'ennemi de la patrie, de blasphémateur et de fornicateur ; la gauche a critiqué son attitude trop élitiste, à l'exception du mouvement féministe, qui considère ses idées sur l'égalité sexuelle comme positives.
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jeudi, 28 septembre 2023
Alexandre Douguine - Alternative postmoderne: un phénomène sans nom
Alternative postmoderne: un phénomène sans nom
Alexandre Douguine
Source: https://katehon.com/ru/article/alternativnyy-postmodern-yavlenie-bez-imeni?fbclid=IwAR35iYgBQytDZPH4sK718gd5glijlgpxy5K2VNCir4jvrpBrHEijJD3QNKc
Déconstruction de la postmodernité
Plusieurs aspects importants de la postmodernité doivent être clarifiés. Il ne s'agit pas d'un phénomène à part entière, et bien que ce soient les postmodernistes (en particulier Derrida [1]) qui aient introduit la notion de "déconstruction" (basée toutefois sur la notion de "destruction" de Heidegger dans "Sein und Zeit" [2]), la postmodernité elle-même peut être déconstruite à son tour, et pas nécessairement dans le style postmoderne.
La postmodernité prend forme sur la base de la modernité. Ce faisant, elle critique en partie la modernité et la prolonge en partie. Au fur et à mesure que cette tendance s'est développée, ce qu'elle critique exactement dansla modernité et comment elle critique exactement cette modernité, et ce qu'elle continue exactement à critiquer et comment elle poursuit cette critique, est devenu une sorte de dogme philosophique, contre lequel les attaques sont délibérément interdites. C'est ce qui fait que le postmoderne est postmoderne, ce qui n'est ni mauvais ni bon, mais tel qu'il est. Sinon, le phénomène finirait par se dissoudre. Mais ce n'est pas le cas, et malgré toute l'ironie, la dérobade et le manque de sincérité du discours postmoderne, il existe un noyau très précis de principes fondamentaux qu'il n'abandonne jamais et des frontières très clairement délimitées qu'il ne franchit jamais. Si nous nous plaçons à une distance critiquement significative de ce noyau, et si nous franchissons librement certaines limites interdites, nous pouvons regarder le postmoderne de loin et nous poser la question suivante: n'est-il pas possible d'enlever au postmoderne certaines lignes qu'il a lui-même empruntées quelque part et de les recombiner différemment de ce qu'il fait lui-même? Et aussi, n'est-il pas possible d'ignorer certaines limites et certains impératifs moraux qu'elle établit, et de démembrer la postmodernité en ses éléments constitutifs, en ignorant complètement ses inévitables protestations et ses cris de douleur théorique?
Démanteler le moderne: pourquoi pouvons-nous aimer le postmoderne?
Je propose les considérations les plus générales sur ce sujet. Structurons notre analyse de la manière suivante: tout d'abord, nous identifierons les lignes principale du Postmodernisme, qui sont intéressantes du point de vue d'une critique radicale de la Modernité, isolée de la morale postmoderne, puis nous énumérerons les traits qui, au contraire, sont tellement imprégnés de cette morale qu'ils en sont inséparables.
Qu'est-ce qui attire donc le critique radical de l'époque contemporaine en Europe occidentale vers le postmoderne ?
- La phénoménologie et son fonctionnement avec la notion d'intensionnalité (Brentano, Husserl, Meinong, Ehrenfels, Fink).
- Le structuralisme et l'identification d'une ontologie autonome du langage, du texte, du discours (Saussure, Troubetskoy, Jakobson, Propp, Greimas, Riker, Dumézil).
- Le pluralisme culturel et l'intérêt pour les sociétés archaïques (Boas, Mauss, Lévi-Strauss).
- La découverte du sacré comme facteur le plus important de l'existentialisme (Durkheim, Eliade, Bataille, Caillois, Gérard, Blanchot).
- L'existentialisme et la philosophie du Dasein (Heidegger et ses épigones).
- L'acceptation des thèmes psychanalytiques comme un "travail de rêve" continu subvertissant les mécanismes de la rationalité (Freud, Jung, Lacan).
- La déconstruction comme contextualisation (Heidegger).
- Attention à la narration comme mythe (Bachelard, G. Durand).
- Critique du racisme, de l'ethnocentrisme et du suprématisme occidentaux (Gramsci, Boas - Personnalité et culture, Nouvelle anthropologie).
- Critique de la représentation scientifique du monde (Newton) et de la rationalité (cartésienne et rococo principalement) qui la justifie (Foucault, Feyerabend, Latour).
- Démonstration de la fragilité, de l'arbitraire et de la fausseté des attitudes fondamentales de la modernité (Cioran, Blaga, Latour).
- Pessimisme à l'égard de la civilisation de l'Europe occidentale, exposant les mythologies utopiques de "l'avenir radieux" et du "progrès" (Spengler, Jünger, Cioran).
- Sociologie - principalement fonctionnalisme (Durkheim, Mauss), montrant le caractère illusoire des prétentions de l'individu à la liberté vis-à-vis de la société et à la souveraineté rationnelle-psychologique.
- Exposition du nihilisme du New Age (Nietzsche, Heidegger).
- Relativisation de l'homme (Nietzsche, Jünger).
- Découverte de l'intériorité de l'homme (Mounier, Corbin, Bataille, Jambet).
- Théologie politique (C. Schmitt, J. Agamben).
Progressisme postmoderne et censure
Il convient de noter d'emblée que ces tendances fondamentales ont pris forme avant le postmoderne et ont existé indépendamment de lui.
Elles ont toutes apporté quelque chose d'essentiel à la postmodernité et, à partir d'un certain moment, ont commencé à se déployer dans son contexte au point de se confondre partiellement avec elle. Mais il est évident que chacune de ces approches, leurs intersections et leurs points de rencontre, leurs dialogues et leurs discussions possibles et réelles, sont tout à fait réels et possibles, et ce, complètement en dehors du contexte postmoderne. Ayant affirmé cela, nous ne manquerons pas de nous heurter aux protestations des postmodernistes eux-mêmes. Pour eux, toute interprétation non postmoderniste de ces courants est délibérément écartée par la postmodernité elle-même, et en dehors de son contexte, elle n'est admissible qu'en tant que recherche archéologique.
Les postmodernistes insistent fermement : ces disciplines, écoles et mouvements sont devenus des objets incorporés au sujet postmoderne, qui s'est emparé de tout le pouvoir d'interprétation. En d'autres termes, tous ces courants de pensée sont considérés comme dépassés, surpassés, "enlevés" au sens hégélien, et n'ont aucun droit à une interprétation souveraine. Ils ne peuvent que continuer dans le postmoderne et selon ses règles. En elles-mêmes, toutes ces tendances ne sont pas seulement dépassées, mais toxiques, si elles sont prises en dehors du contexte postmoderne.
Néanmoins, toutes ces tendances sont apparues au tournant du vingtième siècle ou au cours du vingtième siècle et représentent un tournant systémique dans l'histoire de la modernité elle-même. La modernité y affronte frontalement sa crise sous-jacente, son échec et sa fin inévitable. Mais ce qui est important, c'est que cette confrontation a lieu avant même que la postmodernité n'acquière ses traits caractéristiques explicites. Toutes ces tendances pénètrent dans la Postmodernité, fondent son climat intellectuel, façonnent son langage et ses systèmes conceptuels, mais dans la Modernité elle-même, elles sont présentes dans un contexte différent, surveillé avec vigilance par les "orthodoxies de la pensée" - celles-là mêmes sur lesquelles la critique de la Postmodernité elle-même fonde son pathos émancipateur. Tout comme la modernité a remplacé la société traditionnelle (prémodernité) sur une vague d'antidogmatisme, mais a très vite formulé son propre dogmatisme ; tout comme les régimes communistes qui ont pris le pouvoir sous le slogan de la lutte contre la violence et l'oppression ont donné naissance à des systèmes totalitaires brutaux fondés sur une violence et une oppression bien plus grandes, il en va de même pour la postmodernité, qui a très vite acquis un caractère exclusiviste et tyrannique. Le paradoxe est que la postmodernité élève le relativisme au rang de valeur universelle, mais défend ensuite cet "acquis" avec les méthodes les plus brutales et les plus globalistes - absolutistes. La transgression passe d'une possibilité à un impératif, et l'attention accrue portée à la pathologie devient la nouvelle norme. Dès lors, tout ce qui a précédé la formation d'un tel système est soumis à une exclusion rigide.
Si nous examinons attentivement la liste ci-dessus, nous pouvons constater que ces mouvements et écoles philosophiques se considèrent en partie dans le contexte de la modernité, mais comme des mouvements de pensée qui ont découvert l'insuffisance ou la défectuosité de la modernité, et en partie (bien que beaucoup moins fréquemment) ils tirent des conclusions plus radicales sur la modernité dans son ensemble en tant que phénomène sombre, pervers, nihiliste et erroné.
Qu'est-ce qui doit être radicalement rejeté dans la postmodernité ?
Soulignons maintenant les caractéristiques de la postmodernité qui sont probablement responsables de cette renaissance totalitaire.
- Le progressisme. Mais cette fois-ci, il est paradoxal, puisque le "progrès" est désormais considéré comme le démantèlement de la foi en un "avenir radieux", le renversement de l'utopie et du projet. On peut parler de "progressisme noir" ou de "Lumières sombres" (N. Land [3]).
- Le matérialisme. Ce n'est pas seulement l'héritage non critique de la modernité, mais l'attitude ultime, puisque les formes précédentes de matérialisme sont reconnues comme trop "idéalistes". Il faut maintenant justifier le "vrai matérialisme". (Deleuze [4], Kristeva [5]).
- Le relativisme. Tout universalisme, c'est-à-dire la réduction à des instances unificatrices supérieures de la multitude environnante, est critiqué, ce qui est projeté sur toutes les formes de hiérarchies verticales et de taxonomies. Le relativisme lui-même est érigé en dogme incontestable (F. Lyotard [6], Negri et Hard [7]).
- Le Post-structuralisme. Reconnaissance de l'insuffisance de la méthode structuraliste parce qu'elle ne couvre pas les dynamiques historiques et sociales et qu'elle interdit (ou prédit sciemment) les mutations. D'où l'appel au dépassement du structuralisme (M. Foucault, J. Deleuze, R. Barthes).
- La Critique radicale de la Tradition. La Tradition est considérée (dans l'esprit du marxisme - notamment par E. Hobsbawm [8]) comme une "fiction bourgeoise", un "opium pour le peuple". Ainsi, toute allusion à une ontologie souveraine de l'esprit est complètement éliminée. La modernité elle-même est perçue comme un "re-façonnage de la Tradition", et cette remarque a valeur de verdict.
- Un nouvel universalisme - critique, sceptique -. L'exigence de soumettre toute généralisation au ridicule et à la décomposition ironique, parallèlement au déplacement de l'attention vers des fragments hétérogènes, des fractales ontiques.
- La morale de la libération totale et du dépassement des frontières. La transgression (M. Foucault [9], G. Deleuze, F. Guattari, G. Bataille [10])
- L'anti-essentialisme. De l'analyse du Dasein par Heidegger, on tire une conclusion hâtive et perverse sur le caractère vicieux du concept même d'"essence", et l'être est tellement placé dans le devenir (même dans le devenir corporel) que la question de l'essence, et a fortiori de l'espèce, est rejetée à la racine.
- L'annulation de l'identité. Toute identité apparaît comme temporaire, ludique, accidentelle et arbitraire. Seul le dépassement de l'identité, et non sa construction, devient moral.
- La théorie du genre. La découverte d'ontologies autonomes de minorités et de classes opprimées devient une contrainte totale à relativiser le genre ainsi que l'âge, dans la limite de toute identité d'espèce. (Kristeva [11], D. Harroway [12])
- La construction de modèles postmodernes de psychanalyse avec une tentative de dépasser les topiques structurelles de Freud et même de Lacan (F. Guattari [13]).
- Une haine farouche de toute hiérarchie et de toute verticalité (contre la métaphore de l'Arbre). Démocratisme radical jusqu'à l'apologie des schizo-masses et des dividuums, démembrés en organismes constitutifs souverains séparés - " parlement des organes " (B. Latour [14]).
- Le nihilisme. L'affirmation du nihilisme moderne se transforme ici en une valorisation consciente du néant, en une "volonté de néant" (Deleuze [15]). Le néant cesse d'être un concept péioratif et est pris comme une fixation de but.
- L'annulation de l'événement. Le passage au recyclage (J. Baudrillard [16]).
- Le posthumanisme. L'épuisement du début humain comme porteur d'une verticalité trop traditionnelle (B. H. Levy [17]). L'appel à transcender l'humain dans les hybrides, les "machines à désir", les cyborgs et les chimères. L'écologie profonde et les théories du cthulhuzen (D. Harroway [18]).
- L'apologie des minorités. Assimilation des cultures archaïques organiques à des sous-cultures mécaniques artificielles. Organisation artificielle de communautés en réseau de pervers et de malades mentaux.
La postmodernité comme finalisation nihiliste de la modernité
Si nous examinons attentivement ces points, nous pouvons clairement voir que la postmodernité n'est pas seulement une continuité avec la modernité, mais qu'elle porte la moralité de l'ère contemporaine à sa limite logique. Dans cette liste de traits postmodernes, nous voyons - déjà sans équivoque et sans ambiguïté (contrairement à la première liste) - une critique de la modernité par la gauche, c'est-à-dire la tristesse de voir que la modernité telle que nous la connaissons n'a pas été capable de mener ses postulats à leur pleine réalisation, et que la postmodernité est maintenant prête à s'acquitter de cette tâche difficile. Dans ce cas, le postmoderne se révèle comme la finalisation de la modernité, l'accomplissement de son telos. Mais si la Modernité a accompli son travail d'émancipation dans les conditions de la société traditionnelle (Prémodernité), les conditions de départ sont désormais la Modernité elle-même, qui doit être surmontée cette fois-ci. D'où le caractère bolchevique totalitaire des épistémologies postmodernes, qui embrassent pleinement la théorie de la terreur révolutionnaire. La modernité doit être éradiquée précisément parce qu'elle n'est pas assez moderne, parce qu'elle a échoué dans sa mission. Toute cette structure reproduit intégralement la logique du marxisme : la bourgeoisie est une classe progressiste par rapport au féodalisme, mais le prolétariat est encore plus progressiste et doit renverser le pouvoir de la bourgeoisie. La postmodernité suit strictement le même schéma: la modernité est meilleure que la tradition (prémodernité), mais la postmodernité est inévitable comme son dépassement. Un dépassement par la gauche.
Théorie critique implicite
Examinons maintenant les lignes que nous avons notées comme étant intéressantes. Si nous les séparons de la postmodernité, et surtout des aspects que nous avons jugés inacceptables, nous obtenons toute une série de théories, d'écoles et d'approches qui forment une certaine unité. Et cette globalité ne devient visible qu'après avoir soumis la postmodernité elle-même à la déconstruction et à la séparation. Le fait que toutes ces tendances se soient développées indépendamment de la postmodernité, avant elle et en dehors d'elle, nous permet de conclure que nous avons affaire à un ensemble d'idées complètement différentes et autonomes. Toutes se fondent sur la reconnaissance de la crise fondamentale et décisive de la civilisation occidentale moderne ("La crise du monde moderne" de R. Guénon [19]), tentent d'identifier le moment de l'histoire où les erreurs fatales ont été commises et ont conduit à l'état actuel des choses, identifient les principales tendances au nihilisme et à la dégénérescence et proposent leurs propres scénarios pour sortir de cette situation - certains plus radicaux, d'autres moins: de la correction de trajectoire en tenant compte des dimensions épistémologiques nouvellement découvertes à la rébellion directe contre le monde moderne ou à la révolution conservatrice. La fixation sur le nihilisme du New Age ouest-européen, et en particulier sur les phases purement négatives révélées au 20ème siècle, relie ces lignes à la postmodernité et lui permet de les intégrer dans son contexte jusqu'à un certain point. Mais si nous examinons de plus près cet ensemble de théories et de courants, nous constatons qu'ils peuvent être harmonisés entre eux - bien que de manière relative - sur la base d'un vecteur sémantique complètement différent. Ils se proposent de libérer la Modernité avant tout de cette facette qui, au contraire, est devenue dominante dans la Postmodernité.
En d'autres termes, nous avons affaire à un point de bifurcation dans la culture intellectuelle du 20ème siècle, où l'attitude critique générale à l'égard de la civilisation occidentale moderne, de sa philosophie, de sa science, de sa politique, de sa culture, etc. s'est scindée en deux lignes principales :
- La postmodernité elle-même, qui est devenue le détenteur explicite et inclusif d'un noyau d'interprétation et de valeurs, revendiquant l'unicité,
- et le second phénomène, qui n'a pas reçu de nom propre, étant déplacé, démembré et modifié par la postmodernité elle-même.
L'absence de nom pour cette direction, ainsi que le manque de consolidation de ses représentants, l'acceptation de la majorité des écoles et des courants ayant une existence isolée dans les conditions de la postmodernité naissante et la concentration sur l'étude de problèmes et de questions sectorielles locales, ne nous permettent pas de parler de cette branche de la pensée critique dans l'Occident du 20ème siècle comme de quelque chose d'intégral.
La seule tentative d'unification de ces courants disparates a été faite par la Nouvelle Droite française. Elle y est parvenue en partie, mais en partie aussi, ce mouvement de pensée a été étiqueté avec un certain nombre de positions sans principes et artificiellement marginalisé. Par conséquent, il n'y avait tout simplement pas de nom, de structure ou d'institutionnalisation pour une alternative postmoderne ou non postmoderne.
Cependant, ce n'est pas une raison décisive pour accepter cette branche de la pensée critique comme quelque chose de fantomatique et accepter les prétentions hégémoniques du postmoderne. Nous pouvons considérer l'ensemble de ces vecteurs intellectuels comme une vision du monde implicite mais tout à fait cohérente. Il est facile de le faire si nous adoptons le point de vue d'une histoire alternative dans le domaine des idées. Il est bien connu que dans l'histoire, le côté gagnant - dans les guerres, les conflits religieux, les processus apolitiques, les élections, les révolutions, les soulèvements, les coups d'État, les polémiques scientifiques et philosophiques, et dans d'autres formes d'agonalité physique et spirituelle - ne s'avère pas nécessairement être juste, bon et du côté de la vérité. Tout se passe différemment. Et nous pouvons appliquer cela au postmoderne et à son alternative, l'alt-post-moderne.
La phénoménologie
Reprenons les directions que nous avons identifiées comme attrayantes dans cette perspective.
La phénoménologie est importante avant tout parce qu'elle affirme le statut fondamental du sujet, sa priorité ontologique et sa souveraineté. Elle rompt avec l'axiomatique matérialiste de la Modernité en plaçant le sujet de l'acte intensionnel à l'intérieur même du processus de pensée et de perception. D'où le terme même d'in-tentio, se diriger vers ce qui est à l'intérieur.
Brentano, le fondateur de la phénoménologie [20], a puisé cette idée dans la scolastique européenne, et dans l'aristotélisme radical de l'ordre bénédictin (Friedrich von Freiberg, mystiques rhénans), qui insiste sur le fait que l'intellect actif est immanent à l'âme humaine. Et il est caractéristique que Brentano lui-même ait consacré sa thèse précisément au problème de l'intellect actif chez Aristote [21]. Et bien que la phénoménologie, développée par Husserl et portée aux sommets par Heidegger, soit un mouvement philosophique moderne, si l'on y regarde de près, on peut y reconnaître un style de pensée antérieur au nominalisme, au matérialisme et à l'atomisme de l'époque moderne et de l'ère contemporaine. La phénoménologie transcende les frontières de la modernité, mais en même temps, un certain nombre de ses dispositions sont très proches de la pensée classique et médiévale.
Le structuralisme
Le structuralisme est extrêmement intéressant en ce qu'il rétablit la primauté de la parole (encore la dimension subjective !) sur tout le domaine des objets extra-linguistiques. Si cette position, qui bat en brèche l'approche des positivistes convaincus de la primauté des choses réelles et des faits atomiques correspondants, est nouvelle tant dans le domaine de la linguistique que dans celui de la logique et de la philologie, on peut y reconnaître l'attitude à l'égard du Logos, de l'ontologie de l'esprit et de la parole, qui était caractéristique de la société traditionnelle. Bien que la conclusion sur l'ontologie souveraine du texte semble extravagante et même grotesque - dans le contexte de la domination du positivisme, à la fois conscient et inconscient - c'est précisément la façon dont le langage et la pensée étaient traités à l'époque précédant l'assaut total de l'approche nominaliste. Après tout, la dispute sur les universaux était essentiellement une polémique entre ceux qui affirmaient une ontologie autonome des noms (les réalistes et les idéalistes) et ceux qui la niaient (les nominalistes).
Le structuralisme entre donc bien en résonance avec le réalisme et l'idéalisme, bien qu'il déploie sa doctrine dans un contexte philosophique et culturel différent.
Une fois encore, un certain trait, régulièrement associé aux méthodologies postmodernes, s'avère proche des prémodernes.
Et si l'on tient compte des liens des grands structuralistes, des fondateurs de la phonologie, de Troubetskoy et de Jakobson avec le courant eurasien, de la proximité du thème principal des travaux de Dumézil sur l'idéologie trifonctionnelle des Indo-Européens [22] avec le traditionalisme, des parallèles des études de Propp [23] et de Greimas [24] avec les structures de la vision sacrée du monde, cette parenté apparaît encore plus substantielle et plus évidente.
Réhabilitation des sociétés archaïques
Une étude approfondie et impartiale des sociétés archaïques construites sur des mythes et des croyances, réfutant les conclusions superficielles, hâtives et fausses de l'anthropologie progressiste et évolutionniste, permet une vision complètement différente de l'essence de la culture, qui (comme F. Boas [25] et son école l'ont particulièrement insisté) doit être comprise à partir d'elle-même, sans remettre en question la sémantique et l'ontologie de chaque société à l'étude.
Cela conduit à reconnaître la pluralité des cultures et un ensemble minimal de propriétés qui pourraient être considérées comme universelles. Les structures d'échange, qui se rapportent précisément aux universaux de toute société, ont chacune une forme distinctive qui définit le paysage ontologique et épistémologique.
Le sacré
La découverte du sacré en tant que phénomène particulier s'est faite de manière synchrone en sociologie, en sciences religieuses et en philosophie traditionaliste. Alors que les traditionalistes ont directement pris position sur le sacré, reconnaissant sa perte dans la civilisation moderne comme un signe de dégradation, les sociologues se sont limités à sa description détaillée, tandis que la religion comparée - ainsi que certains courants de la psychanalyse, surtout l'école jungienne [26] - ont montré comment des éléments durables de la vie sacrée dans le monde subsistent même dans les cultures basées sur des principes rationnels-matériels.
La postmodernité utilise activement le thème du sacré, mais uniquement pour soumettre la modernité à une critique dévastatrice - parce qu'elle n'a pas réussi à mettre ses principes en pratique. Au lieu de fissurer le monde, de le désenchanter (M. Weber [27]), elle n'a produit qu'une nouvelle série de mythes. La postmodernité ne réhabilite pas le mythe; au contraire, elle veut s'en débarrasser, mais de manière plus fondamentale et plus décisive que les Lumières. Mais une telle intention n'était pas présente chez les sociologues, ni chez les chercheurs en études religieuses comparées, ni chez les pragmatistes (W. James [28]), ni même chez les traditionalistes. Par conséquent, nous pouvons facilement identifier le vaste domaine de l'étude du sacré comme un champ indépendant, ignorant complètement les objectifs postmodernistes et les stratégies correspondantes.
Philosophie du Dasein
Prouver que la philosophie de Heidegger est un champ d'idées vaste et autonome n'a aucun sens. C'est une évidence. Et il est tout aussi évident que les intentions de Heidegger à l'égard du nouveau commencement de la philosophie n'ont rien à voir avec les attitudes fondamentales des postmodernes. Les échos de Heidegger ont atteint le postmoderne par le biais de son interprétation - déjà assez sélective et déformée - dans l'école française des existentialistes (Sartre, Camus, etc.), et dans le contexte postmoderne, ils ont été transformés au point d'en être méconnaissables.
Si l'on veut, on peut trouver dans le concept fondamental de rhizome [29] de Deleuze un écho lointain du Dasein de Heidegger, mais il s'agit ici plus d'une parodie matérialiste grossière que d'une véritable continuité.
La psychanalyse
Le champ de la psychanalyse est aussi évidemment plus large que le postmoderne et que la philosophie de Heidegger. Ce qui est le plus précieux dans la psychanalyse, c'est l'affirmation de l'ontologie autonome de la psyché, le domaine de l'inconscient par rapport au monde extérieur, qui tire sa sémantique et son statut non pas tant des structures de la rationalité subjective que des mécanismes complexes du travail invisible des rêves. En même temps, la psychanalyse ne doit pas être réduite à un seul système d'interprétation - dans l'esprit du freudisme orthodoxe, du jungianisme ou du modèle de Lacan. L'anti-Œdipe de Deleuze et Guattari [30] ainsi que la psychanalyse féministe sont des phénomènes plutôt marginaux qui, contrairement aux affirmations plutôt totalitaires des postmodernistes, n'annulent en rien les autres systèmes d'interprétation. En un sens, la psychanalyse réhabilite le domaine du mythe et les structures du sacré, ce qui, dans le cas de Jung et de certains de ses disciples, se rapproche du traditionalisme et du rejet du rationalisme étroit du New Age. Les séminaires d'Eranos fournissent une vaste illustration de ces points de contact.
La déconstruction
La déconstruction, proposée par le philosophe postmoderne Jacques Derrida [31], est un développement de la méthode de destruction philosophique justifiée par Heidegger dans Sein und Zeit [32], comme nous l'avons déjà évoqué. Heidegger entendait à l'origine placer une école philosophique, une théorie ou une terminologie dans la structure délibérément définie de l'histoire de la philosophie. Dans le cas de Heidegger lui-même, cette structure était définie par un processus d'oubli progressif de l'être jusqu'à ce que la question même de l'être et de sa relation à l'être soit supprimée (ontologische Differenz). En ce sens et dans un contexte plus large, la déconstruction peut être appliquée dans une grande variété de disciplines pour retrouver les positions originales de ce que le regretté Wittgenstein [33] appelle le "jeu du langage". Il s'agit d'une analyse sémantique approfondie et correcte qui prend en compte toutes les couches de sens, depuis l'endroit où un terme, une idée ou une théorie, ainsi qu'une histoire ou un récit mythologique, apparaît pour la première fois, jusqu'à une analyse minutieuse des contextes où la sémantique a changé, a été déformée, a traversé des points de rupture et des phases de déplacement. Ici aussi, le modèle heideggérien de l'histoire de la philosophie, tout à fait pertinent et productif en soi, ne doit pas nécessairement être considéré comme le seul.
Mythanalyse
L'étude du mythe en tant que scénario soutenu de mise en relation d'images, de figures, d'actions et d'événements permet d'élucider les traits caractéristiques de récits appartenant souvent à des époques, des situations et des strates culturelles très différentes. Si la déconstruction cherche à trouver le noyau originel d'un corpus de connaissances ou d'une épistémè distincte et à retracer leur développement et leurs mutations, la mythanalyse (G. Durand [34]), au contraire, vise à identifier des schémas et des algorithmes similaires de la culture et de différents domaines de la conscience, confirmant ainsi l'unité structurelle.
Dans certains cas, la mythanalyse peut être étroitement liée à la psychanalyse jungienne. Dans d'autres cas, elle peut être appliquée à des phénomènes complètement différents dans les domaines de la sociologie, de l'anthropologie, des sciences politiques et des études culturelles [35].
L'antiracisme différentialiste
La critique de toutes les formes d'ethnocentrisme, et en particulier des prétentions à établir des hiérarchies entre les peuples, les cultures et les différents types de sociétés, ne doit pas nécessairement être construite sur la base d'un individualisme extrême, d'une apologie a priori de toutes les minorités et d'une légitimation de la déviance. La pluralité des cultures doit être reconnue comme une loi semagénétique, car les significations ne naissent que dans la culture - et dans chaque culture en particulier. Et chaque culture établit ses propres critères et évaluations, à l'aune desquels elle se mesure et mesure tout ce qui se trouve dans sa zone d'influence.
La reconnaissance de la structure multiculturelle complexe des sociétés humaines conduit au différentialisme et au rejet total de la hiérarchie. En outre, la réduction à l'individu, qui est à la base de la morale égalitaire du postmoderne, détruit les ensembles culturels au lieu de les protéger et de les renforcer. L'antiracisme différentialiste, au contraire, se contente de postuler les différences entre les sociétés, sans chercher à les évaluer à l'aide d'un quelconque critère général "transcendantal" (qui en principe ne peut exister et tout candidat à un tel statut ne serait qu'une projection de l'une des sociétés), ni à les détruire.
Cette lecture de l'école de Boas [36] et de Lévi-Strauss [37] a été caractéristique des Eurasistes russes et de la Nouvelle Droite française. Mais cette méthodologie peut être étendue de manière significative au-delà des systèmes et écoles théoriques respectifs.
Critique de la représentation scientifique du monde
Les ontologies alternatives à l'image nominaliste des sciences naturelles, qui constituent l'un des aspects les plus intéressants et attrayants de la postmodernité (M. Foucault [38], B. Latour [39], P. Feyerabend [40]), peuvent également être étudiées et reconstruites en dehors du champ postmoderne.
Une telle approche se réfère généralement à la critique de Husserl des sciences européennes modernes [41], qui - comme tout ce qui est lié à la phénoménologie - constitue un champ scientifique complètement séparé et complet. En même temps, il est nécessaire d'examiner de plus près les conceptions scientifiques qui existaient à l'époque prémoderne et qui ont été bouleversées avec l'avènement de la modernité. En Europe, il s'agit surtout des ontologies scientifiques d'Aristote et en partie de l'hermétisme [42]. Mais le postmoderne ne le fait catégoriquement pas, construisant une critique du scientisme uniquement sur la volonté de surmonter les lacunes de l'image scientifique du monde à partir de la position du "nouvel ouvert" - théorie de la relativité, théorie quantique, théorie générale des champs, logique modale, théorie des supercordes, etc. sans se référer à la science du prémoderne, la considérant, comme les scientifiques de l'ère moderne, seulement comme une "approximation grossière" et un ensemble de "préjugés erronés". Mais en même temps, c'est l'élaboration d'une critique de la science à l'ère moderne sur la base d'une tentative de dépasser ses limites et de corriger ses erreurs apparentes par la redécouverte des sciences sacrées, au-delà de l'attitude péjorative originelle à leur égard, qui pouvait donner un horizon complètement différent à l'ensemble de la connaissance scientifique naturelle [43].
La critique du rationalisme qui sous-tend l'approche scientifique, ainsi que du dualisme cartésien rigide et du mécanisme grossier de l'ontologie matérialiste de Newton, conduit à une compréhension plus subtile et nuancée de l'esprit d'une part, et d'autre part, réhabilite les notions platoniciennes et aristotéliciennes de la supériorité ontologique de l'esprit - chez Aristote l'"intellect actif", chez Platon le divin Nous (Νοῦς). Et à partir de là, il est tout à fait possible de développer de nouvelles ontologies scientifiques - en comprenant correctement les conceptions de la nature inhérentes aux cultures de l'Antiquité et du Moyen-Âge (au lieu du simulacre dont l'histoire des sciences traite aujourd'hui), pour les mettre en relation avec les conclusions des dernières tendances de la science. Ce serait extrêmement fructueux, mais le dogmatisme progressiste même du postmoderne bloque rigidement cette direction. En dehors du postmoderne, cependant, il n'y a pas d'obstacles à une telle recherche.
Critique de la modernité
La critique de la modernité en général dans le cas des postmodernistes suit la logique de la critique du capitalisme par Marx. Marx pensait que le capitalisme était un phénomène tout à fait abominable qui devait être combattu, mais il reconnaissait son inévitabilité historique et même son caractère progressiste par rapport à d'autres formations - précapitalistes [44]. Sur cette base, il a tracé une ligne de démarcation stricte entre ceux qui, comme lui, critiquaient le capitalisme à partir de positions post-capitalistes, et ceux qui rejetaient non seulement le capitalisme lui-même, mais aussi sa nécessité, son inévitabilité et son utilité. C'est le cas de nombreux partisans du socialisme conservateur, des patriotes allemands comme Ferdinand Lassalle [45] ou des Narodniki russes.
Il en va de même pour la critique de la modernité. Si les postmodernes estiment que la Modernité représente une catastrophe et un échec, ils acceptent en même temps sa moralité et les objectifs "émancipateurs" qu'elle s'est fixés, mais qu'elle n'a pas atteints. Malgré toute la justesse et parfois la pertinence de cette critique, elle souffre - comme le marxisme - de l'importance exagérée de la Modernité comme destin, alors qu'elle n'est qu'une question de choix. On peut choisir la Modernité, ou on peut choisir autre chose, comme la Tradition. La volonté de faire alliance avec tous les opposants à la modernité est la principale caractéristique de ceux qui la rejettent vraiment. Ce n'est pas un hasard si le philosophe français René Alleau [46] a qualifié René Guénon de révolutionnaire encore plus radical que Marx. Lorsque les critiques du monde moderne - par exemple André Gide [47], en partie Antonin Artaud [48], Georges Bataille [49], Ezra Pound [50] ou Thomas S. Eliot [51], ainsi que certains dadaïstes et surréalistes - sont prêts à prendre au sérieux les idées de Guénon [52] et d'Evola [53] dans leur critique impitoyable de la modernité, leurs propres arguments prennent une signification particulière. Dans le cas contraire, ils perdent une grande partie de leur acuité et se retrouvent atteints de la même maladie que celle qu'ils sont sur le point d'éliminer.
Le pessimisme à l'égard de la civilisation de l'Europe occidentale
Tout ceci est vrai pour le pessimisme concernant la civilisation de l'Europe occidentale dans son état actuel. Il est critiqué à gauche - comme Henri Bergson [54], Sartre [55] ou Marcuse [56] - et à droite - comme Nietzsche, Spengler [57], les frères Jünger ou Cioran [58]. Dans ce qu'elles ont en commun et dans la mesure où l'appel à l'alternative se projette dans l'avenir et s'inspire du passé, ces deux approches ont beaucoup de valeur. Cependant, voir dans cette civilisation autre chose qu'une maladie, une déviance ou, au pire, la Grande Parodie et le "royaume de l'Antéchrist", c'est accepter sciemment sa logique interne, c'est reconnaître sa légitimité.
En dehors de la postmodernité, un tel dialogue entre critiques de droite et critiques de gauche, bien que difficile, restait possible. La postmodernité a complètement fermé cette voie.
La pertinence de la sociologie
Les thèses de la sociologie en tant que science apparue à la fin de la modernité ont une grande validité dans l'étude de la relation entre la société et l'individu et surtout dans la découverte du caractère fondamental de la supériorité de la société qui détermine en général l'ensemble du contenu de ses membres. Durkheim [59] appelle cela le fonctionnalisme : l'individu dans la société n'est pas défini par lui-même et par son contenu supposé "autonome", mais par l'ensemble des rôles sociaux, des masques et des fonctions qu'il remplit.
Cependant, de nombreuses conclusions différentes peuvent être déduites de cette affirmation sociologique fondamentale - les exemples de F. Tönnies [60], W. Sombart [61], P. Sorokin [62], V. Pareto [63], L. Dumont [64], etc. - montrent qu'il n'y a pas de dominante univoque dans le développement de la société, ni de régularités universelles. Il est possible de constater des processus cycliques, des récessions et des hausses, des époques de développement et de dégradation dans les sociétés, mais aucun schéma linéaire ne peut être construit. Ainsi, le fer de lance de la morale libérale, qui exige la libération de l'individu de l'identité collective, est complètement rejeté, et la lecture libérale de la logique de l'histoire en tant que processus progressif de libération s'avère être une chimère insoutenable. La sociologie met brillamment à jour de nombreux mythes modernes qui ont le statut de "vérités sociales ou de lois", alors qu'il s'agit en réalité de simples idées-pouvoirs (G. Sorel [65]) utilisées par les élites dirigeantes souvent à des fins purement égoïstes.
La sociologie expose le progrès comme un préjugé insoutenable et sans fondement (P. Sorokin[66]).
La postmodernité s'appuie sur la sociologie, mais seulement pour trouver de nouvelles stratégies - exotiques - de libération de l'individu et de mutations progressives de la société : la transgression, le changement des rôles de genre, le passage de collectifs paranoïaques à des masses schizo (Deleuze/Guattari [67]), l'invention de langages individuels (R. Barth [68], F. Sollers [69], etc.). Il ne s'agit pas ici d'un retour du particulier au général, mais d'une fragmentation supplémentaire de l'individu vers le sous-individuel - vers un " parlement d'organes " (B. Latour) et une " fabrique de micro-désirs " (comme Deleuze imaginait le fonctionnement de l'inconscient).
En dehors de ce contexte, la sociologie conserve tout son potentiel herméneutique, en restaurant le statut ontologique du général (holisme) et en plaçant au centre la personne (persona), plutôt que l'individu.
Le nihilisme
Le nihilisme de la société occidentale moderne a été découvert et fixé bien avant le postmoderne - Nietzsche avait déjà parlé de ce phénomène fondamental de manière assez détaillée, et Heidegger [70], en développant ses idées, a construit sa propre théorie du néant. En fait, toute la philosophie de Heidegger est une recherche de tels chemins de pensée, selon lesquels il serait possible de sortir du labyrinthe nihiliste. Le problème du néant a été posé ici de la manière la plus sérieuse qui soit, et il le reste dans toute son ampleur.
Les postmodernes se sont empressés de s'arroger le monopole du nihilisme. Au lieu de découvrir la nature tragique de la modernité ou de la problématiser, ils l'ont transformée en un trope ironique facile : Deleuze a proclamé la volonté de néant comme la principale motivation de la culture postmoderne [71]. Ainsi, une réponse hâtive et en partie cynique a été donnée avant que la question n'ait été pleinement comprise. Le nihilisme postmoderne ressemble plus à du hooliganisme et à de l'euphémisme qu'à une philosophie sérieuse. Et les tentatives de donner à des versions de cette plaisanterie peu réussie le statut de principe épistémologique - dans la non-philosophie de François Laruelle [72] ou le nihilisme transcendantal de Ray Brasier [73] - dogmatisent définitivement le produit de l'échec philosophique.
Le nihilisme du monde moderne a encore besoin d'une réflexion profonde et très probablement d'un dépassement radical dans l'esprit de Nietzsche, qui appelait le Surhomme "le vainqueur de Dieu et du néant" [74], comme J. Evola [75] le discute en détail dans Chevaucher le Tigre.
Relativisation de l'homme
Dans la lignée de Nietzsche et de son appel à "déshumaniser l'être", de nombreux penseurs du 20ème siècle ont posé la question des limites de l'homme et remis en cause sa position centrale dans l'être. Ortega y Gasset a attiré l'attention sur la déshumanisation de l'art [76]. À son tour, Ernst Jünger [77] a décrit la phénoménologie du déplacement de la nature humaine elle-même par les structures technocratiques de la modernité.
À partir de cette position de départ, la pensée pouvait s'orienter - et s'est effectivement orientée pendant un certain temps - dans diverses directions, par exemple vers l'éthologie de Konrad Lorenz [78], la théorie de l'"environnement" de Jakob von Uxküll [79], la critique de la technologie de Friedrich Georg, le frère d'Ernst Jünger [80], ou l'"écologie de l'esprit" de Gregory Bateson [81].
La postmodernité a placé cette position dans la glorification des mutations, l'appel à la création d'espèces chimériques et bio-mécaniques et la dénonciation de tout essentialisme. La lutte contre l'anthropocentrisme a ici dépassé toutes les limites du raisonnable et s'est transformée, avec l'appui des sciences cognitives, du comportementalisme et des technologies numériques, en un véritable projet d'élimination de l'homme en tant qu'espèce, tel qu'il est glorifié par les futurologues qui glorifient la Singularité - comme Yuval Harari [82] ou Ray Kurzweil [83].
La découverte de la dimension intérieure de l'homme
La découverte de la dimension intérieure de l'homme, bien que résumée par le moderniste Georges Bataille dans son essai "L'expérience intérieure" [84], n'est en aucun cas l'apanage des Modernes. L'apôtre Paul a parlé de "l'homme intérieur" dès l'apôtre Paul. La doctrine même de l'âme, caractéristique des religions traditionnelles, en parle exactement. La modernité, avec son recours au matérialisme et à la théorie de l'évolution, a perdu presque complètement cette dimension, construisant son épistémologie et sa psychologie sur le modèle d'un homme sans âme, c'est-à-dire sans dimension intérieure souveraine. Le fait que cette dimension ait été spontanément découverte par certains artistes d'avant-garde - surréalistes, non-conformistes, etc. - au cours de leur immersion dans la compréhension de la crise de la modernité ne signifie pas que l'"homme intérieur" soit une découverte du vingtième siècle.
De manière caractéristique, parallèlement à cette découverte spontanée, le traditionaliste Julius Evola [85] et son maître René Guénon [86] ont donné les descriptions les plus étendues de la subjectivité radicale.
La même ligne a été activement développée par les personnalistes à la suite d'E. Mounier [87]. Et Henri Corbin [88] et ses disciples (Jambet [89], Lardreau [90], Lory [91], etc.) lui ont donné une signification accrue dans la figure de l'Ange (mentionnée dans le même contexte par Rilke et Heidegger commentant sa poésie).
En conséquence, dans la postmodernité, ce thème est secondaire, et les réalistes critiques en général sont radicalement opposés à toute référence à la dimension intérieure - à moins qu'il ne s'agisse de la dimension intérieure des choses elles-mêmes, complètement dépourvue de tout lien avec le Dasein (G. Harman [92]).
En dehors du contexte postmoderne, ce thème - la problématique du sujet radical [93] - est à nouveau la question la plus importante de la philosophie.
Théologie politique
La théologie politique a été formulée comme une théorie de la philosophie du politique par Carl Schmitt [94]. Le fait que les idées de Schmitt aient été développées par des philosophes de gauche proches du postmodernisme - J. Taubes [95], Ch. Mouffe [96], G. Agamben [97] - ne change rien au fait que cette théorie a un sens tout à fait autonome et peut être considérée tout à fait indépendamment des interprétations postmodernistes - vie nue, catéchisme négatif, etc.
C'est d'ailleurs dans le contexte de l'ensemble de la philosophie de Carl Schmitt, conservateur convaincu et critique de la modernité en tant que telle, que la "théologie politique" est véritablement entière.
Postmodernité et traditionalisme alternatifs
Cette analyse préliminaire, pour approximative qu'elle soit, nous ouvre une piste de réflexion fondamentale. La postmodernité a sérieusement brouillé les cartes dans le domaine philosophique, en prétendant (sans raison) résumer l'histoire intellectuelle de l'humanité. Mais en la rejetant entièrement, nous nous trouvons à notre tour dans une situation difficile, puisque nous sommes obligés de nous référer uniquement à l'époque précédente de la Modernité, d'ailleurs à bien des égards dépassée par la Postmodernité, et dont les postmodernistes ont appris à traiter les arguments avec aisance. De plus, en rejetant le postmoderne, nous sommes en désaccord avec le moderne lui-même, qui (et sur ce point les postmodernistes ont raison) est en effet l'aboutissement de la morale moderniste des Lumières. En même temps, l'appel du postmoderne à un certain nombre de courants critiques, s'il est rejeté dans son intégralité, l'oblige à les rejeter également.
De même, la gravitation formelle du postmoderne vers le "sacré" et les autres directions que nous avons identifiées comme positives et constructives peut partiellement discréditer les structures du prémoderne. Un appel direct à la Tradition sans tenir compte de l'influence fondamentale que la Modernité et la Postmodernité ont exercée sur la quasi-totalité des sociétés modernes, occidentales et non occidentales, n'est pas du tout possible, puisque nous sommes séparés du Prémoderne par un mur sémantique dans lequel les rayons de la Tradition authentique sont soit éteints, soit modifiés au point d'être méconnaissables. Pour percer vers la Tradition, nous devons d'abord nous occuper du Moderne et du Postmoderne. Sinon, nous devrons rester dans la zone de leur influence épistémologique.
Par conséquent, le phénomène que nous avons provisoirement appelé "postmodernité alternative" est d'une importance fondamentale. Il ne peut tout simplement pas être évité et nous ne pouvons pas nous en passer. Bien sûr, le noyau devrait être le traditionalisme et la critique la plus radicale de la modernité, mais sans un dialogue vivant avec l'environnement intellectuel, le traditionalisme pur dégénère rapidement et perd son pouvoir, se transformant en une secte impuissante et peu attrayante. L'alternative postmoderne, en revanche, réveille et mobilise le potentiel intérieur du traditionalisme. Le traditionaliste Julius Evola a entrepris quelque chose de similaire, répondant dans ses œuvres aux défis philosophiques, culturels, politiques et scientifiques les plus divers de la modernité, sans craindre de s'éloigner de l'orthodoxie traditionaliste, parce que dans nos conditions critiques extrêmes de dégradation cyclique, une telle orthodoxie ne peut tout simplement pas exister. Nous devrions faire de même dans le nouveau cycle.
Notes:
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mercredi, 27 septembre 2023
Christopher Lasch et la sécession culturelle des monstrueuses élites occidentales
Christopher Lasch et la sécession culturelle des monstrueuses élites occidentales
Nicolas Bonnal
Un peuple contre son élite américanisée-friquée-bobo. La situation française est exemplaire, caricaturale. Le pays de la monarchie absolue est devenu celui de la dictature branchée absolue. D’où ces révoltes contre les Marie-Antoinette de la création… On se référera pour illustrer ce que je dis à l’incroyable livre de Raphaëlle Bacqué (un de mes anciennes condisciples à sciences-po) sur le Richard Descoings un temps idolâtré. Il explique la rupture entre un peuple et ses élites.
Le célèbre écrivain de SF William Gibson distingue dans son Neuromancien les élites (qui ont accès aux riches banques de données) et la masse des hommes zombis qu’il nomme la viande. Gibson voit son pays développer une dystopie. La viande on le voit sous nos yeux, c’est la race honnie et méprisable des gilets jaunes - et les élites, bobos ou autres, sont cet agglomérat de technocrates, de fils de riches, d’énarques, de féministes et de bureaucrates mondialisés qui défont la France à la vitesse du vent. Et ce sont ces élites françaises qui, comme les Clinton en Amérique se rebellent en mutant, notamment à partir de Paris et des grosses villes moyennes. Elles se croient au-dessus du lot. Dans son admirable étude sur la révolte des élites, Christopher Lasch écrivait :
« Naguère c’était la révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l’ordre social… De nos jours, la menace semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie. »
Et pourquoi cette révolte ? Un rappel sur les manipulateurs de symboles chargés de l’altération de la réalité depuis l’avènement de l’informatisation.
Dans le livre du premier secrétaire d’Etat au travail de Bill Clinton Robert Reich (injustement nommé en Amérique The Work of Nations, titré en français, chez Dunod, L'économie mondialisée), on voit apparaître une race post-bourgeoise créée par la mondialisation, la technologie, le cosmopolitisme massifié, l’exotisme réifié, le « zen emballé sous vide » (Debord), une race éthérée qui vit dans ses condominiums avec ses gadgets et ses fantasmes humanitaires, une race gnostique qui veut refaire son monde ou l’annihiler tant il l’énerve AVEC SA VIANDE ET SES ODEURS. Macron en est le porte-étendard. Il est donc logique que le pauvre Mr président (c’est le Pen qui le disait l’autre jour à Marie d’Herbais) soit devenu le bouc émissaire de toutes nos misères en remplacement du grand nazi de service. Macron a commis en outre l’erreur de prendre comme PM un émule de Juppé, barbu bobo qui aura causé les mêmes dégâts ineptes qu’en novembre 95.
Le peuple s’est levé en France quand il a compris que c’est lui qu’on visait, pas les immigrés reconvertis en migrants de foire, rappeurs tendance, danseuses du ventre, communauté brimée et promu au rang d’adjudant par les miliciens de la mondialisation forcenée et forcée.
Lasch ajoute :
« Le nationalisme se trouve attaqué par les défenseurs des particularismes ethniques et sociaux et par les soutiens de l’internationalisation de tout, depuis les poids et mesures jusqu’à l’internationalisation artistique.… »
Lasch trouve que le livre de Reich, que j’ai commenté ici, est trop favorable aux élites symboliques, aux « manipulateurs de symboles. » Mais (en français tout au moins), Reich parlait des excès de ces manipulateurs de symboles. Et il y a peu, en rappelant l’existence de ce livre essentiel (Nizan pour la première partie du siècle, dernier, Reich pour la deuxième), j’écrivais dans Dedefensa.org :
« Il reste que je préfère maintenant la notion de néo-clergé à celle d’oligarchie. Car la domination se veut morale et spirituelle.
Cette élite virtuelle (plus ou moins bien évoquée dans le film Elysée avec Jodie Foster) n’a plus aucune attache avec son pays et ses racines. Elle a été mondialisée, comme le disait Jean-Pierre Chevènement, elle a été convaincue que l’Etat-nation est « une monstruosité » et elle se moque de son cheap ex-concitoyen voué aux gémonies et diabolisé comme populiste, bon à être jeté dans les poubelles de l’histoire. Le remplacement de population, elle s’en accommode mieux que les autres puisque les populations, elle n’est pas pour les côtoyer, mais pour les exploiter. Cette classe bobo-techno est transhumaine sans le savoir… Elle marche plus vite que ses robots. »
Avec les véganiens, les bouddhistes, féministes, antiracistes et autres puristes qui nous gouvernent, nous avons intérêt à changer de trottoir. On est les koulaks des années trente de service, ceux qui furent exterminés-remplacés en temps et en heure. Lasch :
« Les masses n’ont pas perdu tout intérêt pour la révolution ; on peut arguer que leurs instincts politiques sont plus conservateurs que ceux de porte-parole désignés ou de leurs libérateurs potentiels. »
Et de même que Hitler (j’avais recensé tout cela aussi suivant mon maître libertarien Butler) avait limité la vitesse, interdit de fumer, enfermé dans les camps les harceleurs sexuels, de même que Goering avait protégé les espèces animales sauvages, de même le bobo dénoncé par Lasch ou par Philippe Muray en France (voyez mon texte) ne renonce à rien :
« Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine : il s’agit de créer un environnement sans fumeurs de tout censurer, depuis la pornographie jusqu’aux discours de haine… ».
Cette caste bizarre ne supporte plus le naturel, écrit Lasch. De même :
« Elle a peu le sens d’une gratitude ancestrale ou d’une obligation d’être au niveau des responsabilités héritées du passé. Elle se pense comme une élite qui s’est faite toute seule et qui doit ses privilèges à ses efforts. »
Si des pays comme les USA ou la France sont de plus en plus laids et défigurés, à part trois zones friquées (Neuilly-Beaubourg-Passy ou Biarritz-Chamonix-Luberon), n’en cherchez pas la cause :
« Elles sont sorties de la vie commune, elles ne voient plus l’intérêt de payer pour des services publics qu’elles n’utilisent plus. »
Et Macron est arrivé ici comme la cerise que le gâteau, goutte d’or si j’ose dire qui a fait déborder la vase avec une arrogance, une haine trop visible et audible pour la viande que nous sommes et qui doit disparaître dare-dare. Lasch :
« Lorsqu’ils se trouvent confrontés à de l’opposition devant leurs initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui se cache sous le masque de la bienveillance bourgeoise. La moindre opposition fait oublier aux humanitaristes les vertus généreuses qu’ils prétendent défendre. Ils deviennent irritables, pharisiens, intolérants. Dans le feu de la controverse, ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent de voir la lumière…ceux qui ne sont pas dans le coup, pour parler le langage du prêt-à-penser politique »…
Grâce à l’internet-qu’il-faut-censurer les Français ont pu comparer et comprendre qu’il n’y a pas de débat, il n’y a qu’un tribunal d’insultes de Fouquier-Tinville ou de Vychinski, dont BHL reste le plus caricatural et utile (pour nous) pantin. Lasch: « Il n’est plus nécessaire de débattre avec l’adversaire sur le terrain des idées. Une fois que l’on a décrété qu’il est raciste, fasciste, homophobe, sexiste, il est déclaré suspect, inapte au débat. » Ecrit en 1994…
On se souvient des images ignominieuses de l’autre avec sa cour de phénomènes de foire. Lasch :
« Le multiculturalisme leur convient parfaitement car il évoque pour eux l’image d’un bazar universel où l’on peut jouir indéfiniment de l’exotisme…Leur vision est celle d’un touriste, ce qui a peu de chances d’encourager un amour passionné de la démocratie. »
Le reste de la population qui croit encore (même « confusément » comme mon chien préféré Ran-Tan-Plan à la famille, au salaire, à la patrie (travail famille partis !) est décrété déplorable ! Nous n’avons plus droit qu’à de la haine de ces élites interchangeables politiquement et qui restent malgré tout épatées par notre résistance et le comportement génial et imprévisible du Donald, tancé récemment par qui l’on sait.
Et comme on sait que je ne vois rien de neuf dans notre bien vieux monde moderne, j’incite mes lecteurs à relire en anglais le début d’Emma de Jane Austen, quand cette auteure totalement (mais alors totalement) incomprise dénonce les nouvelles méthodes libérales d’enseignement…
Sources:
Christopher Lasch – La révolte des élites (Flammarion)
Raphaëlle Bacqué – Richie (Grasset)
Robert Reich – La mondialisation (Dunod)
http://www.dedefensa.org/article/davos-et-la-montee-sinis...
http://www.dedefensa.org/article/ortega-y-gasset-et-la-mo...
http://www.bvoltaire.fr/hitler-les-origines-du-politiquem...
http://www.dedefensa.org/forum/philippe-muray-face-au-des...
http://www.bvoltaire.fr/richard-descoings-et-nos-gaies-el...
Jane Austen – Emma (ebooksgratuits.com) : Mrs. Goddard was the mistress of a School — not of a seminary, or an establishment, or any thing which professed, in long sentences of refined nonsense, to combine liberal acquirements with elegant morality upon new principles and new systems — and where young ladies for enormous pay might be screwed out of health and ...
Nota : le passage n’est pas traduit en français. On n’est pas de la théorie de la conspiration, bien plutôt de celle de la constatation, et c’est comme ça !
17:19 Publié dans Actualité, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : élites, révolte desélites, christopher lasch, nicolas bonnal | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 23 septembre 2023
L'abîme de la dégénérescence
L'abîme de la dégénérescence
par Andrea Zhok
Source : Andrea Zhok & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-abisso-degenera...
Le tollé soulevé par l'intervention d'un médecin critique à l'égard des vaccins anti-coronavirique dans l'émission de Marcello Foa nous fait comprendre pourquoi il n'y aura jamais de pacification sociale dans ce pays après ce qui s'est passé avec la gestion nationale criminelle de la pandémie.
Après avoir déformé, menti, censuré, brimé, ostracisé, suspendu et licencié d'une manière qui ferait honte à n'importe quelle dictature, le bloc de pouvoir national italien, avec le PD social-démocrate en son centre, ne peut pas tolérer et ne tolérera jamais l'émergence d'une quelconque vérité (ce sont en effet des gens à qui la vérité donne un érythème).
Quiconque a suivi l'affaire covidique, non pas à travers les menteurs en série de l'appareil médiatique dominant, mais en recherchant des informations directes, sait maintenant tout ce qu'il y a à savoir et qui ne peut être dit ici.
En fait, il a toujours été impossible dans ce média d'exposer l'avalanche de données, d'histoires personnelles et d'articles scientifiques qui prouvent que l'administration covidique, et en particulier la vaccination forcée de la population, était un crime, et non un crime sans victime.
Mais face à un crime soutenu par la quasi-totalité de l'arc constitutionnel, la presse, l'Ami américain et la Cour constitutionnelle, le blanc devient noir et les criminels deviennent des bienfaiteurs.
Il ne peut y avoir de paix, et il n'y en aura jamais, tant que toutes les abominations produites par cette classe dirigeante n'auront pas été révélées.
Mais, dans un style bien établi, une classe dirigeante de bandits couvre ses crimes précédents en en commettant de nouveaux, ne permettant pas aux gens de s'attarder sur le mal passé, parce qu'ils doivent poursuivre un nouveau mal.
Ainsi, après un emprisonnement forcé et un laissez-passer pour pouvoir vivre, nous sommes passés à la destruction systématique du peu qui reste de l'économie réelle et de l'indépendance nationale. Nous nous sommes engagés dans un conflit qui n'était pas le nôtre, et nous l'avons fait sous la forme la plus autodestructrice, et aussi - disons-le - la plus civilement sordide, en nous en prenant systématiquement aux citoyens d'une autre nation en tant que détenteurs de cette citoyenneté.
L'abîme dégénératif dans lequel nous nous enfonçons continuera jusqu'à ce que nous réussissions la tâche véritablement titanesque de reconstruire culturellement et civilement nos pays. Et le seul moyen d'y parvenir est d'abandonner progressivement, mais totalement, le processus d'américanisation entamé après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
18:58 Publié dans Philosophie, Réflexions personnelles | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : philosophie, réflexions personnelles, andrea zhok | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 22 septembre 2023
Contre la morale socratique: réflexions nietzschéennes
Contre la morale socratique: réflexions nietzschéennes
par Aurora (Blocco Studentesco)
Source: https://www.bloccostudentesco.org/2023/09/21/contro-la-morale-socratica-riflessioni-nicciane/
L'un des principaux problèmes de Socrate est que sa dialectique - la fameuse maïeutique - était axée sur la recherche d'erreurs dans les arguments des interlocuteurs, ce qui implique toutefois que Socrate avait raison et possédait donc un savoir absolu. En ce sens, elle se révèle être une activité destructrice, incapable de créer des connaissances réelles, sacrifiant ces dernières au profit d'une vérité parfaite mais abstraite. Une vérité qui, comme le souligne Nietzsche, n'existe pas.
Une morale d'esclave
Au contraire, toujours selon le philosophe allemand, la création d'une métaphysique, d'un super-monde, c'est-à-dire d'une autre réalité pour expliquer ce qui se passe, est le mouvement typique d'une morale esclavagiste qui subvertit la morale aristocratique, en moralisant et en dépouillant les instincts sains des plus forts. C'est pourquoi Nietzsche est qualifié d'antidémocratique et, avec sa figure du surhomme, la tendance anti-égalitaire atteint son apogée. Le surhomme est celui qui traverse le nihilisme, défie les adversités de l'existence, regarde dans les yeux l'abîme et la mort de Dieu, dit "oui" à la vie, en se transformant en enfant, en berger qui mord le serpent noir qui l'étouffe. Il est, en somme, une figure capable de forger et de créer de nouveaux idéaux. Nietzsche prévoit ainsi une transvaluation de toutes les valeurs. Cela se reflète également dans une dimension moins existentielle, plus politique et plus mature de sa pensée, qu'il explore précisément dans son concept de Grande Politique. Sa critique du nationalisme allemand de la fin du 19ème siècle et du système de pouvoir bismarckien lui-même est bien connue, mais ce qu'il aurait préféré à leur place l'est moins. Il s'oppose à la domination du type grégaire qui prospère dans les démocraties et aux tendances niveleuses (y compris celles d'un certain nationalisme positiviste), à tel point qu'il qualifie le libéralisme de "ruée vers le troupeau". Contre ce glissement vers l'homologation, il conçoit l'individu dans son exceptionnalité, dans sa conflictualité, dans son agonisme, comme une communauté de législateurs capable d'opérer cette transvaluation dont nous parlions plus haut, c'est-à-dire "l'autodépassement de l'humain".
Les libéraux
Dans une toute autre perspective, Popper, dans sa critique radicale du déterminisme sociologique de Marx, y trouve les racines de ce type de durcissement de la vérité que nous avons trouvé chez Socrate: "Les collectivistes ont l'enthousiasme pour le progrès, la sympathie pour les pauvres, le sens brûlant de l'injustice, l'impulsion pour les grandes entreprises qui ont échoué dans le dernier libéralisme. Mais leur science repose sur un profond malentendu et leurs actions sont profondément destructrices. C'est ainsi que le cœur des hommes est déchiré, leur esprit divisé, et qu'on leur propose des choix impossibles". Il s'ensuit que le déterminisme causal propre au marxisme n'est qu'une conséquence extrême de la manière platonicienne, et donc socratique, de poser le problème de la politique. Si ce dernier demande "qui doit gouverner l'État", pour Popper les vraies questions sont "comment le pouvoir est exercé" et "combien de pouvoir est exercé". En d'autres termes, selon le philosophe austro-anglais, nous devrions nous rendre compte que tous les problèmes politiques sont des problèmes institutionnels, des problèmes de structure juridique, plutôt que des problèmes de personnes, et qu'en outre, le progrès vers une plus grande égalité ne peut être sauvegardé que par le contrôle institutionnel du pouvoir.
Une troisième voie
Partant de points de vue diamétralement opposés, Nietzsche et Popper mettent tous deux en garde contre la conception erronée d'un bien absolu, d'une théorie abstraite, d'un excès de moralisation, que l'on retrouve dans la pensée de Socrate et qui se propage dans l'histoire à travers les tendances égalitaires et progressistes, avec la circonstance aggravante que Nietzsche considère également que le libéralisme, dont Popper est le défenseur, est atteint de cette maladie: aujourd'hui, c'est l'Occident libéral et financier qui est la pointe extrême et l'avant-garde de cette morale absolutiste qui n'accepte aucune autre perspective et qui poursuit le projet égalitaire attribué à l'école marxiste. Des phénomènes culturels tels que la vogue woke - ou plus généralement la cancel culture -, le fanatisme féministe, mais aussi le populisme plus ou moins de droite, sont illustratifs à cet égard. Chaque parti (ou plutôt chaque "je") croit détenir la vérité absolue, donnant lieu à un cercle vicieux sans fin de fanatisme et de bavardage numérique sans débouchés, au point d'occulter - in fine - cette vérité authentique qui n'est pas une morale ou un dogme mais plutôt un style, une idée, un discours susceptible de mobiliser et d'appeler à l'action un mythe vers un destin commun et réel. Mais tout "nœud gordien" peut être brisé : avec le "glaive de la révolution" et un rire barbare.
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mercredi, 20 septembre 2023
Jean Baudrillard et Guillaume Faye face au simulacre américain
Jean Baudrillard et Guillaume Faye face au simulacre américain
Nicolas Bonnal
Baudrillard a écrit fréquemment des pages hostiles à l’hegemon américain mais il a aussi écrit des pages fascinées qui m’évoquent Koyaanisqatsi ou l’excellent Mobile de Michel Butor. Pour lui l’Amérique c’est le désert, le cinéma, le mirage et le simulacre ; c’est surtout ce qui ne peut être rompu par la décadence. La déchéance US devient sous la plume du maître un signe de vitalité supérieure qui, loin de fasciner le seul Baudrillard, fascine les peuples européens et leurs élites.
Il éclaire cette position paradoxale (l’Amérique c’est pour moi l’image de la Bête, ce consensus apocalyptique et ténébreux qui mène des masses d’euro-cons et même ricains à leur perdition sur terre) dans une réponse à Guillaume Faye qu’il cite dans son exceptionnel texte Amérique qui célèbre le simulacre.
Voici un bref extrait du texte de Guillaume – que Baudrillard apprécie stylistiquement :
« La Californie n’a rien inventé : elle a tout pris à l’Europe, et lui a resservi défiguré, privé de sens, repeint aux dorures de Disneyland. Parodies du savoir, de la ville et de l’urbanité, de l’œnologie, de la technique, de la religion, de l’érotisme, de la drogue… »
Et il commente méchamment :
« Tout là-dedans est vrai (si on veut), puisque le texte lui-même est à l'image du stéréotype hystérique dont il gratifie la Californie. Ce discours doit cacher d'ailleurs une fascination certaine pour son objet. »
En fait le rejet de l’Amérique devient une manière d’encenser l’Amérique (cf. le Grand Satan…) ; et de renverser l’agresseur :
« Mais si on peut dire exactement l'inverse de ce qu'il dit dans les mêmes termes, c'est justement que G. Faye n'a pas su opérer lui-même ce retournement. Il n'a pas saisi comment à l'extrême de cette insignifiance, de cette « folie douce» de l'insignifiance, de cet enfer mou et climatisé qu'il décrit, les choses se renversent. Il n'a pas saisi le défi de cette « transcendance marginale » où justement tout un univers se trouve affronté à sa marge, à sa simulation « hystérique » et pourquoi pas ? »
Et de poser les vraies questions à l’envers :
"Pourquoi pas une parodie de la ville avec Los Angeles? Une parodie de la technique à Silicon Valley ? Une parodie de la sociabilité, de l'érotisme et de la drogue, voire une parodie de la mer (trop bleue !) et du soleil (trop blanc !). Sans parler des et de la culture. Bien sûr, tout cela est une parodie! Si toutes ces valeurs ne supportent pas d'être parodiées, c'est qu'elles n'ont plus d'importance. Oui, la Californie (et l'Amérique avec elle) est le miroir de notre décadence, mais elle n’est pas décadente du tout, elle est d'une vitalité-hyperréelle, elle toute l'énergie du simulacre". « C'est le jeu mondial de l'inauthentique » bien sûr: c'est ça qui fait son originalité et sa puissance. Cette montée en puissance du simulacre, vous l’éprouvez ici sans effort. »
On est ici dans la guerre du faux d’Umberto Eco et le faux ricain a triomphé partout ; Baudelaire le redoutait déjà.
« Mais y est-il jamais venu ? Sinon il saurait que la clef de l'Europe n'est pas dans son passé révolu, mais dans cette anticipation parodique et délirante qu'est le Nouveau Monde. Il ne voit pas que chaque détail de l’Amérique peut être abject ou insignifiant, c'est l'ensemble qui dépasse l’imagination – du coup chaque détail de sa description peut être juste, c’est l’ensemble qui dépasse les bornes de la sottise. Ce qui est neuf en Amérique, c'est le choc du premier niveau (primitif et sauvage) et du troisième type (le simulacre absolu). Pas de second degré. »
Pour Baudrillard le second degré est celui de la dérision et de la critique, celui de l’européen. Il est terminé.
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Moi, Phoebe, 18 ans, je vous révèle ma quête philosophique et religieuse
Moi, Phoebe, 18 ans, je vous révèle ma quête philosophique et religieuse
Discours à la réunion de FENIKS, Anvers, 10 septembre 2023.
Bonjour à tous. Je vous remercie de votre présence. Je m'appelle Phoebe, j'ai 18 ans et je vais vous raconter comment j'ai rejoint Feniks et ce que cela m'a apporté. Plus précisément, je vais vous parler de l'identité et de sa signification en termes de philosophie et de religion.
Je dois admettre d'emblée que l'identité est un concept vague et difficile pour moi depuis très longtemps. Du moins, je pensais savoir ce qu'elle signifiait et impliquait généralement. Mais plus j'y réfléchissais, plus il s'avérait que ce n'était pas très clair. Mon adolescence peut être définie par la recherche d'une identité, ce qui est quelque peu normal à l'adolescence, mais j'ose dire que ce n'est pas la seule cause de cette recherche. Lorsque je regarde notre société actuelle, je constate que même les adultes se cherchent encore et peinent à s'installer dans notre époque moderne. Cela se voit, entre autres, au nombre de personnes qui se perdent dans l'hédonisme, lequel est un mécanisme d'adaptation, et préfèrent retarder leurs responsabilités le plus longtemps possible. Cela se voit également à la quantité d'identités éphémères basées sur peu de choses, si ce n'est sur ce que l'on ressent ici et maintenant. À cela s'ajoutent les conséquences négatives de leur crise identitaire, à savoir le vide et la dépression. Tout cela est le résultat de l'absence d'ancrage dans cette société.
Mais il n'en a pas toujours été ainsi. À l'époque de nos grands-parents, ce type de crise n'existait pas. Mais pas dans le sens où elle était problématique, comme c'est le cas aujourd'hui. On se définissait par son origine, son sexe, son rôle et sa fonction dans la société, les rapports que l'on entretenait avec les autres. En bref, on exerçait généralement moins d'influence personnelle sur ces points. Aujourd'hui, cependant, nous voulons nous détacher le plus possible de notre appartenance à un groupe. Nous la considérons comme quelque chose de négatif qui nous emprisonne, qui limite notre liberté, et en nous en libérant, nous pouvons chercher notre identité nous-mêmes. Cette pensée n'est qu'une des conséquences des pensées des Lumières et du libéralisme, à laquelle s'ajoute également la rationalisation de la société. La question est toutefois de savoir si elle est si libératrice et si elle a des implications positives, compte tenu de l'état de notre société, qui est plongée dans une crise existentielle. Dans notre société, où le chaos est omniprésent, où toutes les anciennes structures sont remises en question, où même la réalité est remise en question, il n'est pas facile de rester fort sans enracinement. Ce qui rend les choses encore plus difficiles, c'est que même si l'on nous fait croire que nous avons la liberté de choisir, ce n'est pas tout à fait vrai si vous ne vous conformez pas aux attentes de la société. Par exemple, les gens, qu'ils soient de gauche ou de droite, n'hésiteront pas à vous traiter d'extrémiste si vous ne correspondez pas à leurs vues politiques. La polarisation, la pensée en noir et blanc et la pensée bricolée à l'aide de citations ne facilitent pas les choses. Pendant de nombreux siècles, l'identité traditionnelle a donné aux gens un point d'appui dans les périodes difficiles, contre lequel nos contemporains créent aujourd'hui leur propre individualité, afin de ne pas être complètement évacués dans la maelstrom de la société d'aujourd'hui.
Paradoxalement, ce qui nous a liés en tant qu'êtres humains pendant des siècles, à savoir la culture, la religion, les normes et les valeurs, est précisément ce qui nous a aidés à survivre. Cela a donné à l'homme un but qui le transcendait, contrairement à l'individualisme qui prévaut aujourd'hui dans notre société. Cet individualisme est basé sur le court-termisme qui caractérise notre société. Le vide qui lui est associé n'a fait qu'ouvrir la voie à la spirale négative du nihilisme. En effet, si la vie n'a pas de sens, ce que nous faisons n'a plus d'importance. Du moment que nous nous amusons ici et maintenant. Une conséquence logique de cette attitude est l'hédonisme omniprésent, qui se manifeste par le consumérisme et la gestion des symptômes. Des choses dont nous pensons qu'elles nous rendront heureux, mais qui ne sont en fait qu'un pansement sur la blessure de ce que nous avons perdu. Cependant, si vous soulevez cette question, vous êtes considéré comme dangereux.
L'état actuel de notre époque moderne est suffisamment déprimant pour moi. Les effets sont évidents, surtout dans ma génération. Des hommes qui ne font rien d'autre que de se réfugier dans un rôle de victime et ne prennent plus de responsabilités. Ils sont dépendants de toutes sortes de choses pernicieuses et vivent de fête en fête. Se laissant complètement aller physiquement, ou au contraire ne se souciant que de leur apparence physique, et s'en tenant à cette superficialité. Ne plus savoir traiter les femmes correctement. Mais d'un autre côté, cela s'applique également aux femmes de ma génération. Tout est devenu tellement superficiel que rien d'autre ne compte que les likes qu'elles obtiennent sur Instagram ou TikTok, et elles feraient n'importe quoi pour cela. Ou passent d'une soirée à l'autre parce qu'elles n'ont plus aucun sens de leur valeur personnelle. Elles préfèrent même vivre dans le mensonge que de perdre l'attention qu'elles veulent obtenir tout en laissant leur corps être utilisé de cette manière, car, pensent-elles, cela fait partie de leur émancipation. Dans les deux exemples, je parle bien d'hommes et de femmes parce que c'est ce qu'ils sont sur le papier, mais par leurs choix, ils préfèrent repousser l'âge adulte le plus longtemps possible. En bref, il s'agit d'une génération dont j'ai décidé depuis longtemps que je ne voulais pas faire partie. Ils sont obsédés par toutes sortes de plaisirs éphémères, pensent à l'extrême et ne se soucient plus de leur valeur personnelle. Aujourd'hui, leur personnalité est uniquement basée sur l'attention qu'ils veulent obtenir et sur ce qu'ils consomment. La prise de conscience qu'ils sont l'avenir, et que la situation ne fera qu'empirer à partir de maintenant, m'a fait éprouver de l'envie pour ce monde, et j'ai commencé à me sentir mal moi aussi. La beauté de leur vide est qu'ils ne réalisent souvent pas que ce qu'ils font est un mécanisme d'adaptation. Dans mon cas, cette prise de conscience a eu lieu, mais comme je n'avais pas d'identité enracinée et que je passais d'une individualité artificielle à une autre moi-même, j'ai été contraint de combler ce vide par de l'escapisme moderniste également.
En outre, j'ai vu assez souvent de près ce que l'absence d'une identité forte fait aux gens. Par exemple, un de mes bons amis en a été victime. Comme moi, il n'avait aucun espoir pour l'avenir et ne se sentait pas à sa place dans notre société moderne. Cela l'a conduit à la solitude et à la dépression. Lorsqu'il a cherché de l'aide à plusieurs reprises, les gens lui ont tendu la main pour soulager ses symptômes. Au lieu de l'aider et de s'attaquer à son problème, ils l'ont rendu dépendant du Xanax qu'on lui a ensuite prescrit. Cela lui a malheureusement été fatal. J'ai été très attristée par sa mort, mais aussi vraiment furieuse. C'était encore un jeune homme de 23 ans, qui avait tout l'avenir devant lui et de beaux rêves. Mais tout cela est détruit par notre société actuelle. Le fait qu'il ne soit pas le seul, mais que tant de jeunes soient aussi de telles victimes, ne fait qu'aggraver la situation.
Il semble que notre société occidentale soit frappée d'une malédiction, causée par le mensonge du néolibéralisme absolu. En conséquence, je me suis longtemps demandé si ce n'était pas là la fin logique de notre civilisation occidentale autrefois si forte. Alors que j'étais au plus profond de cette spirale nihiliste, j'ai rencontré Feniks au moment idéal. À l'époque, je m'étais depuis longtemps éloignée de la politique parce que la négativité de son état actuel me déplaisait. À cela s'ajoute le sentiment que peu de partis et d'organisations s'attaquent ou veulent s'attaquer à la racine du problème. On rejette souvent la faute sur l'un des symptômes et la nuance concrète est absente. Mais là encore, c'est précisément le problème de toutes ces organisations et de tous ces partis qui ne cherchent qu'à attirer à eux des personnes populistes. En cela, Feniks est complètement différent, puisque ce groupe se concentre sur la croissance substantielle des personnes. Le fait qu'ils soient différents m'a attiré vers eux. En outre, grâce aux nombreuses conférences et exposés de grand intérêt, la philosophie est devenue un sujet captivant pour moi.
En commençant à en apprendre davantage sur la philosophie, j'ai vu un moyen de sortir du nihilisme étouffant qui m'habitait. Cela m'a donné un sens beaucoup plus clair de la réalité des causes de ce qui se passe dans le monde et m'a permis de mieux comprendre pourquoi l'état politique actuel est tel qu'il est. Après tout, la politique et la philosophie sont inextricablement liées. Mais il m'a aussi demandé de trouver une solution.
J'ai commencé par lire davantage Platon. Sa recherche de la vérité absolue contraste immédiatement avec le relativisme dominant de notre époque. Sa philosophie était la conséquence de presque plus d'un siècle entier de relativisme. La société grecque était de plus en plus en contact avec d'autres peuples, ce qui l'a amenée à remettre en question ses propres normes et valeurs. Cela ne nous semble-t-il pas familier ? Auparavant, il y avait également eu la première tentative de philosophie, avec les nombreux philosophes naturalistes qui proposaient à chaque fois des idées différentes, ce qui a amené les gens à se demander s'il existait une vérité générale. C'est de là que sont nés les sophistes, d'où le célèbre slogan des sophistes "l'homme est la mesure de toute chose". S'il n'y a plus de vérité absolue à rechercher et que tout n'est que relatif, nous sommes déjà proches de notre état actuel.
Non seulement Platon, mais aussi le stoïcisme, entre autres, ont eu une influence importante sur le processus d'élaboration de ma pensée. Une fois de plus, la pensée stoïcienne contraste fortement avec notre société émotionnelle. Les stoïciens partent du principe qu'il existe une image globale qui transcende leur volonté et à laquelle ils ne peuvent rien faire d'autre que de s'abandonner. Même si nous vivons cette vision globale comme quelque chose de négatif, toute résistance à cette vision est une conséquence de nos émotions irrationnelles et de notre mépris pour la vision globale. La résistance à la vue d'ensemble nous pousse à recourir à toutes sortes de choses qui sont mauvaises pour nous-mêmes. Comme l'a dit Marc Aurèle, "Vous avez le pouvoir sur votre esprit, pas sur les événements extérieurs. Prenez-en conscience et vous trouverez le pouvoir". Tout ce que fait un stoïcien doit être bon à long terme et correspondre à ce qui sert le Grand Tout. Pour ce faire, le stoïcien se débarrasse autant que possible de toutes sortes de désirs, ainsi que de toutes les choses matérielles qui peuvent s'envoler soudainement. Il se concentre sur la paix intérieure, qu'il obtient par l'autodiscipline et l'acceptation de son plus grand bien.
Le stoïcisme a été une nuance importante dans mon processus de pensée en ce qui concerne la religion. Pendant longtemps, je me suis considéré comme athée, puis agnostique, parce que je pensais que la religion organisée était quelque chose qui nous opprimait en tant qu'êtres humains. Encore une fois, je suivais en fait le raisonnement que l'on nous propose aujourd'hui. Mais en réalisant que la force et la libération résident précisément dans l'acceptation de la situation dans son ensemble et dans l'abstention de nos désirs humains, j'ai fait un pas de plus vers le christianisme.
La pensée stoïcienne est en effet étroitement liée à ce que la théologie chrétienne appelle la mortification des sens. À l'instar du stoïcien qui fait tout pour accepter la situation dans son ensemble et agir en conséquence, le chrétien fait de son mieux pour transcender ses désirs humains afin de se rapprocher de Dieu. Dès que nous acceptons la souffrance dans notre vie, nous pouvons mieux la gérer et notre résistance émotionnelle ne nous fait pas tomber dans de mauvaises habitudes. Le chrétien entraîne ses sens à ne pas agir selon ces impulsions. Plus il s'entraîne, moins il reçoit d'impulsions faibles, de sorte qu'il crée une volonté forte.
C'est précisément cette volonté forte qui est nécessaire pour obtenir une société meilleure. Une société qui respecte son passé, ses normes et ses valeurs, avec des gens qui ont une estime de soi et une identité enracinées et qui sont tournés vers l'avenir en se concentrant sur ce qui est bon pour nous à long terme. Ce n'est qu'à cette condition que nous pourrons reconstruire une société meilleure. Et nous ne pouvons pas obtenir cette discipline et cette forte volonté sans une stabilité dans notre culture. Ce n'est que lorsque nous sommes stables que nous pouvons nous engager dans un développement personnel positif, afin de devenir une meilleure personne pour le plus grand bien de tous. Et c'est exactement ce que Feniks a fait pour moi.
Je vous remercie de m'avoir écouté.
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samedi, 16 septembre 2023
Nick Land, pensée occulte
Nick Land, pensée occulte
Par Alexander Markovics
La démocratie libérale doit être remplacée par une monarchie néocaméraliste dirigée par un PDG, l'homme fusionne avec la machine pour devenir un surhomme, la magie du temps des sorcières des mers du Sud fait partie de la réalité - autant de contenus d'un nouveau livre qui laissera probablement nombre de ses lecteurs perplexes. Il est écrit par un homme qui a souvent écrit sous l'influence de drogues et qui est enthousiaste quant aux possibilités offertes par la technologie et le capitalisme, allant même jusqu'à vouloir les pousser jusqu'à éliminer l'homme comme obstacle à leur développement.
Dans les pays anglo-saxons, il est sans doute l'un des plus hostiles et des plus diabolisés de notre époque : il s'agit du philosophe, transhumaniste et écrivain britannique Nick Land (né le 17 janvier 1962), généralement considéré comme le père de l'accélérationnisme. Il s'agit d'un courant de philosophie politique qui, loin de vouloir démanteler ou abolir le capitalisme, souhaite au contraire l'exacerber et l'accélérer afin de libérer le progrès, qui semble s'être arrêté - voir la thèse de Francis Fukuyama sur la fin de l'histoire - du poids de l'universalisme (libéral de gauche) et de pouvoir le propulser vers de nouveaux sommets. Jusqu'à présent, les thèses de Land n'étaient pas disponibles en allemand (et ne le sont pas davantage en français), à l'exception d'articles isolés dans des recueils publiés par la maison d'édition post-marxiste Merve. Mais cela va changer avec le volume "Okkultes Denken" (Pensée occulte), publié par Matthes & Seitz à Berlin, qui rassemble des articles écrits par le Britannique controversé entre 1991 et 2019.
Il retrace le parcours intéressant de Land: A l'origine disciple de Heidegger - il rédige sa thèse sur le traité de Heidegger intitulé Le langage dans le poème de 1953 - Land a évolué, sous l'influence du marxiste mystique George Bataille, d'un membre de l'establishment libéral de gauche à l'université de Warwick, où il a enseigné la philosophie continentale (c'est-à-dire tous les courants de la philosophie européenne qui échappent à la philosophie analytique anglo-saxonne) jusqu'en 1998, en association avec la féministe Sadie Plant et d'autres post-marxistes, il est d'abord devenu un prédicateur du cyborg/surhomme-machine dans le cadre de la CCRU - la Cybernetic Culture Research Unit.
Au sein de ce groupe, Land ne se contentait pas de livrer des performances saturées de drogues dans le cadre de discours - il s'est par exemple roulé sur scène, possédé par "l'esprit d'un serpent" - mais il mêlait l'occultisme, la science-fiction, la cybernétique et la schizo-analyse féministe de Deleuze et Guattari en un amalgame singulier. Grâce à ce que l'on appelle l'hyperstition, ses textes sont censés faire apparaître et parler dans la réalité des entités fictives telles que les Anciens Dieux de l'univers horrifique de Lovecraft et la magie temporelle lémurienne.
Ceux qui sourient ou se prennent la tête à la lecture de ces lignes ne doivent pas oublier que cette folie fait partie de la critique de Land contre la philosophie et la raison occidentales, qu'il méprise profondément, tout comme toute forme de transcendance. Comme d'autres promoteurs du courant de "l'ontologie orientée objet" et du réalisme spéculatif qu'il a inspirés, il part de l'idée d'Emmanuel Kant de la chose-en-soi, des noumènes, des objets qui existent en dehors de notre perception, et rejette toute idée de Dieu, qu'il critique comme un mécanisme de contrôle de l'homme. Les monstres et les objets évoqués par Land ne sont explicitement pas au service de l'homme, mais le décomposent pour faire émerger un autre monde, le technocosme, dans lequel rien n'est donné mais tout est produit.
Ainsi, la pensée occulte du philosophe britannique ne suit pas un courant de pensée totalement nouveau, mais prolonge plutôt les "Lumières obscures" définies par l'autoritarisme et l'inégalité, dont il considère Thomas Hobbes comme l'ancêtre. La liberté et la démocratie sont incompatibles - c'est la formule de base de la pensée que Nick Land a développée avec le philosophe et développeur de logiciels américain Curtis Yarvin (également connu sous le nom de Mencius Moldbug) et son courant de la "néoréaction" (NRx). La démocratie s'autodétruisant par la corruption qui lui est inhérente, Land propose l'instauration d'une monarchie néocaméraliste, dotée d'actionnaires et dirigée par un PDG, comme une entreprise.
En prenant exemple sur des cités-États autoritaires comme Singapour et Dubaï, la concurrence démocratique serait ainsi éliminée, tandis que l'efficacité de l'État et la sécurité seraient massivement améliorées. Cela devrait limiter la corruption et garantir une gouvernance aussi efficace que possible - car quelle entreprise n'agit pas pour satisfaire ses clients et augmenter ses profits ? Ceux qui n'aiment pas cela n'ont qu'à aller dans un autre pays, selon la vision des deux penseurs influencés par les cercles high-tech occidentaux de la Silicon Valley.
Enfin, l'hyperracisme de Land consiste en une attaque frontale de l'idéologie libérale de gauche et de son obsession de l'égalité par ce Britannique excentrique résidant à Shanghai, qui appelle à une amélioration de l'être humain par manipulation de l'ADN et par techniques bioniques, à l'issue desquelles il n'y aura plus de Blancs, d'Allemands ou d'Européens, mais des hommes avec des tentacules faciaux. Le livre de Nick Land est donc un exemple intéressant de la manière dont on peut continuer à penser le postmodernisme en mettant l'accent sur le côté obscur des Lumières et en menant l'occultisme de l'Occident vers une fin abyssale. En tant que patriote, il faut toutefois être conscient qu'au bout de cette pensée, il n'y a pas de retour à la tradition comme chez Alexandre Douguine, mais un monde où les démons règnent en maîtres.
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vendredi, 01 septembre 2023
Zend-Avesta de Gustav Theodor Fechner: réflexions de Giovanni Sessa
Zend-Avesta de Gustav Theodor Fechner: réflexions de Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/zend-avesta-di-gustav-theodor-fechner-riflessioni-di-giovanni-sessa/
Avis aux lecteurs ! Le livre Zend-Avesta. Pensieri sulle cose del cielo e dell'al di là de Gustav Theodor Fechner est un texte au caractère résolument désuet : de ses pages, en effet, on peut déduire une vision du monde, de la nature et de la vie humaine, totalement étrangère aux conceptions actuelles, tant religieuses que séculières. Dans ce volume, les thèses panpsychistes et panthéistes réapparaissent, soutenues par un cadre théorique remarquable.
Les éditions Oaks reproposent ce livre dans la version italienne traduite et introduite par Remo Fedi, qui était parue en 1944. Compte tenu des idées en vigueur aujourd'hui au sujet de la nature et, surtout, de l'éloignement de l'idée de la mort hors du champ de la vie quotidienne dans les sociétés dominées par la techno-science, un livre comme le Zend-Avesta peut être lu comme une véritable provocation et conduire à un scandale intellectuel. Nous espérons sincèrement que cela se produira. En effet, nous avons grand besoin de remettre en question les fausses certitudes sur lesquelles notre monde s'est construit. Dans la société liquide ou hyperindustrielle, dominée par les appareils de gouvernance et de technologie, l'idée de la limite et de la fugacité de la vie, ainsi que la prise en compte du memento mori, ont été remplacées par un salutisme sanitaire qui, dans le sillage de la pandémie du Cov id 19, a pris des allures liberticides et paroissiales. Prolonger la vie, d'abord ! Tel est l'impératif actuel des sociétés capitalistes avancées.
Une guerre déclarée à la vieillesse est en cours, qui passe par le recours aux expédients thérapeutiques les plus divers, y compris la chirurgie plastique. C'est le mantra dominant d'une actualité privée de profondeur et de symbolique. Pour ces raisons, le livre de Fechner peut s'élever au rang de pierre jetée dans les eaux stagnantes de la culture hégémonique de notre temps. L'auteur, en effet, est porteur de la conception de l'animation universelle du cosmos, il affirme que tout vit, tout est animé, même le monde minéral est traversé de l'intérieur par le mouvement animique. De plus, il affronte le caractère problématique de la mort, en tentant (pas moins !) de décrire la vie dans l'au-delà, selon des canons bien différents de ceux de la religion devenue dominante en Occident [...]. Le lecteur doit également savoir que cette version du Zend-Avesta est une traduction du syllogue, édité en Allemagne par Max Fischer, que ce savant a repris des trois volumes de Fechner.
Dans la préface du Zend-Avesta, Fedi dit de ce livre : "Un hymne à la vie [...] écrit avec une profonde sincérité, sans se laisser égarer par les courants de pensée en vogue au moment de sa parution [...] et exprimant le vif désir de l'auteur de surmonter les grands [...] obstacles qui se dressent devant ceux qui entreprennent de briser [...] le voile épais qui sépare l'au-delà de l'ici-bas". Le lecteur ne doit pas s'y tromper : le choix de ce titre ne fait pas référence au livre sacré du zoroastrisme, mais au sens littéral de cette expression, "parole vivante ou parole de vie". Les qualités de l'homme Fechner ressortent de ces pages : amabilité, sincérité avant tout, mais aussi naïveté intellectuelle non dissimulée. Le volume est divisé en deux parties. Dans la première, le philosophe présente et discute la doctrine panpsychiste; dans la seconde, avec un trait mystique, mais accompagné d'une rationalité non superficielle, il affronte le thème insolite de la vie dans l'au-delà, sur la base des conclusions auxquelles il est parvenu dans la première partie de l'ouvrage.
Nous sommes entièrement d'accord avec Fedi. Cette œuvre représente un moment important dans la résurgence de la philosophia perennis dans la pensée moderne. Fechner y remet en question l'analogie, qui a toujours été un instrument de connaissance dans la pensée de la Tradition, en tant que médium entre l'afflux mystique et la recherche rationnelle. Tout est Un: d'une telle affirmation, le penseur tire la complémentarité de la physique et de la psychologie, l'unité de l'âme et du corps. De plus, selon le savant: "La terre est un organisme vivant, animé comme celui des hommes, bien que l'animation du premier soit d'un ordre plus élevé que celle des seconds". Les hommes, en effet, dans une telle conception, ne sont que les organes de la sensibilité de la terre. Cela conduit, par conséquent, à considérer même les corps célestes comme des entités animées: "Cela revient à dire que la conscience humaine est un échelon sur l'échelle de la conscience divine". Il s'ensuit que le cosmos animé de Fechner se révèle être un organisme animé et hiérarchisé dans lequel l'inférieur participe au supérieur. Cette vision, dont le scientifique naïf était bien conscient, sera sévèrement critiquée et rejetée par les vestales du savoir hégémonique (positiviste) de l'Europe du milieu du 19ème siècle. Malgré cela, il est certain que "sa vision [...] laissera derrière elle un sillon de pensée que ses adversaires devront également prendre en compte". Dans la deuxième partie, Fechner tente de présenter le monde de l'au-delà à la lumière de la clairvoyance qu'il croyait partager avec Swedenborg. Puisque dans la vie nous ne sommes que des sensations de l'esprit de la terre, "nous survivons en tant que "souvenirs" dans le même esprit".
Il s'agit donc d'un post-mortem mnémotechnique. N'oublions pas à cet égard que, pour Notre Seigneur, l'esprit et la matière sont donnés en un seul. Tout est esprit mais, dans le monde des phénomènes "une partie de l'être [...] remplit une fonction instrumentale par rapport à l'autre". Fedi, avec une argumentation pertinente, note comment chez Fechner il est possible de saisir une anticipation de la conception de la matière comme fonction de l'énergie [...]. Le penseur commence par constater un fait incontestable: la science moderne, analytique et cloisonnante, a perdu de vue l'ensemble de la nature et, qui plus est, a expulsé le Principe des investigations naturalistes. Il constate également que cette attitude paraît tout à fait légitime au sens commun sans pour autant l'être. A cet état de fait, conclut Fechner, on ne peut répondre qu'en suscitant le doute, en indiquant d'autres voies d'investigation possibles. En ce qui concerne l'âme, nous ne pouvons connaître que la partie qui nous appartient individuellement. En revanche, aborder l'anima mundi, conditio sine qua non, c'est revenir sur la médiation que représente l'âme de la Terre. Le philosophe propose au lecteur de constater que tout est en mouvement sur Terre et que les mouvements individuels des entités sont le produit de l'énergie de l'ensemble.
La motilité des entités nous indique que tout est vivant, orienté vers la métamorphose. L'approche analytique et moderne ne saisit qu'une partie de la vérité de la nature. Les premiers hommes, comme le note Vico, "sentaient" la nature et savaient : "que leur sang coulait sous l'influence de l'âme ; que leur respiration dépendait d'un quid animé". Le corps de la nature, disséqué en ses parties et examiné par les sciences dont la mission est d'étudier ce secteur donné de la réalité, est réduit au caractère statique du cadavre: "La principale erreur de cette manière de voir consiste à opposer [...] le domaine de l'organique à celui de l'inorganique". Au contraire, il faut savoir que: les hommes et les animaux sont [...] les membres de la Terre, dans laquelle se trouve la plus haute énergie de mélange et d'intégration de tous les matériaux terrestres et de leurs relations". Si les hommes, les animaux et les plantes pouvaient être retirés de la Terre, celle-ci prendrait l'aspect d'un tronc mort. La Terre et les êtres vivants sont étroitement liés, ils vont de pair: tout est dans tout.
La Terre pense donc ! Elle pense à travers les âmes qui l'habitent et nous, par une contrepartie supérieure à l'expérience sensible, provenant de l'esprit universel, nous ajoutons une ultériorité cognitive à chaque perception. L'homme collabore ainsi avec l'anima mundi à la croissance de la conscience mutuelle. L'intérêt et la volonté des hommes individuels se heurtent à la volonté de la "conscience de la terre". Toutes les entités sont liées à la terre par des relations de sympathie. Nous avons connaissance de l'âme par le corps et "de l'esprit divin [...] par ce qui se passe matériellement dans le monde". Tout nous est transmis et nous le comprenons par la lumière et le son: du Principe on ne peut dire "sinon qu'il est caractérisé par la capacité d'apparaître d'une double manière, c'est-à-dire comme une entité spirituelle quand il apparaît à lui-même et comme une entité corporelle quand il apparaît à un autre". Dieu et le monde sont une seule et même chose. L'universel ne vit que dans la particularité des entités: "C'est la vision panthéiste du monde. Notre vision est également panthéiste". Par conséquent: "La partie de l'entité divine que nous avons en commun avec Dieu, nous la saisissons comme esprit; tout ce qui reste nous apparaît corporellement, matériellement comme nature, comme monde. Il s'agit d'une philosophie du souvenir, capable de re-présenter un héritage sapientiel très ancien mais, en même temps, capable de nous parler en termes de philosophie future. C'est pourquoi ceux qui s'intéressent à l'élaboration d'une culture du "Nouveau Départ" trouveront chez Fechner des stimuli et des suggestions d'une grande pertinence.
[...] Dans ces pages, le philosophe affirme que la mort est un voyage, l'aboutissement d'un chemin inachevé. En elle, la vie s'élargit à une intensité supérieure à celle vécue avant de disparaître. La conscience associée à la sensibilité, entendue en termes néo-platoniciens et eckhartiens par Fechner, permet au penseur allemand de dépasser l'idée moderne de subjectivité et correspond à un besoin particulièrement ressenti à l'époque romantique. Dans le panpsychisme cosmique de Fechner, tout est interconnecté et donc rien de ce qui nous appartient n'est perdu : "ce que nous pensons ou ressentons [...] reste tissé dans la trame de l'existence individuelle et de la dynamique de la Terre dans son ensemble, selon des modalités [...] que nous comprendrons dans l'au-delà". Plus précisément, au moment de la mort, "l'homme prend soudain conscience de tout ce qui [...] continue d'agir et de vivre", révélant la force qui lie, dans la solidarité communautaire, les vivants aux défunts, le pouvoir de la tradition. Ceux-ci peuvent, comme en témoignent d'anciens rituels, avant tout romains, "sentir" et "rencontrer" autour du mundus également l'adventice, l'avenir.
[...] La nature enseigne que le permanent est toujours dans l'éphémère, l'un dans le multiple, l'Acte pur indique un divin qui vit en toutes choses: "Ce n'est pas un divin que nous aurions la tâche de chercher au-delà de la nature".
Héraclite, plus que tout autre, a montré la relation entre les opposés. Polemos et harmonie, chez lui et pour les Grecs, "renvoient à une seule et même réalité", au-delà de tout dualisme. C'est pourquoi revenir à l'animation de la nature avec Fechner est, selon l'écrivain, la seule façon de sortir de l'impasse spéculative et existentielle qui caractérise notre époque [...].
(extrait de la préface de Giovanni Sessa au volume de Gustav Theodor Fechner, Zend Avesta. Pensieri sulle cose del cielo e dell'al di là, Iduna editrice, pp. 262, euro 20.00).
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lundi, 28 août 2023
La relation Europe-Orient vue par le philosophe Schubart
La relation Europe-Orient vue par le philosophe Schubart
La lecture du livre "L'Europe et l'âme de l'Orient" a marqué un lecteur exceptionnel, Ernst Jünger.
par Giovanni Sessa
Source: https://www.barbadillo.it/110840-il-rapporto-europa-oriente-visto-dal-filosofo-schubart/
Un livre important est désormais en librairie grâce aux éditions Oaks. Il s'agit de l'essai du philosophe allemand Walter Schubart, L'Europe et l'âme de l'Orient, qui a vu le jour en 1938 (sur commande: info@oakseditrice.it, pp. 399, euro 28,00). Schubart était un éminent spécialiste du "continent russe" et a su capter la profondeur de l'âme de la "mère Russie" dans ses écrits. Avec la prise du pouvoir par Hitler, il a quitté sa patrie en 1933 et, avec sa femme d'origine juive, s'est réfugié à Riga où, en 1942, après avoir été arrêté et déporté par les Soviétiques, il a trouvé la mort dans un goulag soviétique au Kazakhstan. Inutile de souligner que le thème abordé dans les pages de ce volume est d'une grande actualité: les relations entre l'Ouest et l'Est, entre l'Europe et la Russie. Le développement argumentatif de l'essai repose, d'une part, sur la prose narrative de l'écrivain, apte à captiver le lecteur, et, d'autre part, sur le caractère prophétique de ses pages. À la fin des années 1930, la situation spirituelle et géopolitique du monde présentait, selon Schubart, les caractéristiques suivantes : "Ce qui [...] s'approche, c'est la lutte de deux mondes, la composition finale entre l'Occident et l'Orient et la naissance d'une culture occidentalo-orientale à travers l'homme johannique, en tant que représentant d'un nouvel âge" (p. 5).
Avec le recul, il semble facile d'affirmer que la prémisse de cette affirmation était certainement vraie, alors que la conclusion entrevue par le penseur n'a pas été réalisée. La référence à l'homme johannique et à la régénération du monde dans une nouvelle ère montre clairement que le cadre herméneutique de l'auteur est certainement apocalyptique, puisque l'apocalyptique est l'animus russe. En Italie, des positions similaires se sont manifestées dans le catholicisme johannique et universaliste de Silvano Panunzio.
La lecture de l'ouvrage a beaucoup impressionné un lecteur exceptionnel, Ernst Jünger. Ce dernier, dans son livre Le Nœud gordien, a posé l'Orient et l'Occident comme des archétypes, des mythes éternels à travers la leçon de Schubart. Cela dit, le lecteur doit savoir que le philosophe déclare explicitement qu'il reprend la conception éonico-cyclique de l'histoire, articulée autour de quatre âges, chacun centré sur un type humain spécifique: l'homme harmonieux, héroïque, ascétique et messianique. À la fin des années 1930, le monde se trouverait dans une phase de transition, entre le monde ascétique et le monde messianique. Une époque de mutations et d'attentes naissantes, où l'on peut déceler la crise du monde bourgeois-industriel, mais où il est difficile de saisir les traits salutaires de l'ère nouvelle : "Nous vivons une époque de transition [...] elle est pleine de mélancolie, mais aussi d'espérance" (p. 15).
Au cours du dernier millénaire, l'Europe, rappelle l'auteur, a connu deux époques: la gothique et la prométhéenne. La première, qui se développe entre le 11ème et le 16ème siècle, incarne le prototype de l'homme harmonieux, parfaitement réconcilié avec le surnaturel et dont la vie a pour but la paix accordée par la Grâce. Entre 1450 et 1550, le passage au monde prométhéen s'opère, notamment avec la Réforme: "L'homme nouveau tourne son regard vers la terre, vers les lointains, vers le globe, et non plus vers les hauteurs infinies" (p. 16). L'homme nouveau veut posséder le monde, sa nature est la volonté de puissance, c'est un Titan qui s'est rebellé contre l'ordre divin des choses. L'ère prométhéenne du 20ème siècle touche à sa fin: "l'ère johannique est annoncée, dans laquelle le prototype messianique façonnera l'homme" (p. 16).
Schubart est convaincu que l'esprit du paysage est une constante de l'histoire, que le genius loci agit sur le sentiment animique des hommes. Les Russes ont été forgés par les plaines sans limites, dans lesquelles l'éternel les regarde majestueusement, les détachant de leur attachement au fini, à la terre comprise en termes de simple matérialité. La force du paysage agit dans l'histoire, tandis que les forces du sang, les forces purement biologiques sont soumises au vieillissement. Contrairement à la culture nationale socialiste: "Le sang et la terre désignent des éléments différents, qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre sur le plan conceptuel" (p. 20). Dans l'ère johannique, l'autre monde reviendra s'affirmer, c'est pourquoi un rôle de premier plan, selon le penseur, sera joué par les Russes, peuple métaphysique: "Le grand événement qui se prépare est l'accession du slavisme au pouvoir déterminant de la culture" (p. 27). Le problème des relations Est-Ouest n'est pas un problème historico-politique, il est de nature spirituelle et philosophique.
Revenant à cette espérance messianique, le message goethéen-leibnizien concernant l'avènement d'une future grande civilisation occidentalo-orientale. L'Europe pourra se retrouver elle-même, sa grandeur homérique et médiévale, à travers le choc avec la Russie. L'homme grec est pour l'Allemand la première apparition de l'homme harmonieux, alors que Rome et sa civilisation juridique annoncent l'ère prométhéenne. L'Occident "a donné à l'humanité les formes les plus perfectionnées de la technique, de l'État [...] mais il lui a volé son âme. C'est à la Russie qu'il incombe de la restituer à l'humanité. La Russie possède précisément les forces que l'Europe a perdues et détruites" (p. 41). En effet, les Russes possèdent "l'idée nationale la plus profonde et la plus universelle: la rédemption de l'humanité [...]. L'idée de la rédemption du monde est l'expression du sentiment de fraternité, de l'humanitarisme universel au niveau de la politique internationale" (p. 248). Schubart, en reconstituant les étapes historico-idéales de la formation de l'idée nationale russe, en confrontant les principaux représentants de la slavophilie et de l'eurasianisme, s'attarde sur Dostoïevski. Ses personnages témoignent, par leurs conflits intérieurs, de la lutte entre les valeurs prométhéennes de l'Occident, qui ont fait irruption dans le pays oriental avec Pierre Ier, et l'âme originelle.
Dans Crime et Châtiment, l'issue du récit est un réquisitoire contre l'exaltation de la personnalité libre et forte affirmée en Occident avec la ligne spéculative Machiavel-Nietzsche, tandis que dans Démons, c'est l'État-Moloch qui montre ses limites. Le salut vient de la reconnaissance des limites humaines, il mûrit à travers un repentir intensément vécu. C'est ainsi que l'homme se rachète. Le salut du peuple russe est centré sur la récupération de la transcendance et de la tradition. Le bolchevisme lui-même a paradoxalement contribué, malgré l'athéisme d'État, à protéger la "Mère Russie" de la dissolution dans les eaux usées de la société post-moderne. La redécouverte stalinienne de l'idée nationale et de sa primauté le confirmera.
Dans le même ensemble historique, la crise de la culture prométhéenne et les signes de renaissance spirituelle en Occident ont convaincu Schubart de la proximité de la rencontre, sous le signe apocalyptique de Jean, de l'Europe et de la Russie. Il nous semble que les choses se sont passées et se passent autrement. La théologie johannique de l'histoire, qui soutient les thèses de Schubart, n'est pas proprement européenne. Seul un retour à la physis grecque peut ramener les Européens à leurs origines.
20:41 Publié dans Livre, Livre, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : orient, occident, europe, russie, walter schubart, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook