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mardi, 03 février 2009

Rébellion n°34

Rébellion 34

Le numéro de Janvier/Février de Rébellion sort cette semaine !

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SOMMAIRE

L’ÉDITORIAL

Saccage de la bande de Gaza.

Une contribution sioniste au capitalisme

pourrissant

ACTUALITÉ

C’est la crise !

Comment le Capitalisme tente d’anticiper

le choc

COMMUNIQUE

Un cancer ronge le monde contemporain :

L’axe américano-sioniste

10 questions sur la crise de Michel Collon

MILITANTISME

TRACT

Refusez la résignation, la rébellion

est nécéssaire !

CERCLES REBELLION

Ne restez pas spéctateurs, agissez !

INTERNATIONAL

l’Afghanistan en 2009.

Le bourbier de l’Occident

HISTOIRE

Militarisme & Patriotisme du socialisme

français au XIXème siècle(1)

HERITAGE

Fernand Pelloutier

CULTURE

Jean-Claude Michéa

La dualité de la pensée unique

CINEMA

Ouvrons les frontières...

Au cinéma est-européen !

CHRONIQUE LITTERAIRE

La pèche au Brochet de Mai 68

15:34 Publié dans Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, militantisme, constestation, anti-système, socialisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Iran: irrésistible ascension

« Iran. L'irrésistible ascension »

Par Robert Baer,

 

L’Iran, une superpuissance émergente

Paru au beau milieu de la campagne présidentielle aux Etats-Unis, le nouveau livre de Robert Baer invite les futurs dirigeants de Washington à opérer une profonde révision, pour ne pas dire une révolution de la stratégie américaine au Moyen-Orient. Cet ancien officier de renseignement de la CIA, spécialiste du Moyen-Orient et familier de ce terrain d’opérations depuis le début des années 1980, s’est illustré en publiant plusieurs ouvrages, devenus célèbres. Dans « Or noir et Maison blanche », il donne un éclairage inédit sur les réseaux de connivence entre Washington et Riyad. Dans « La chute de la CIA », il prononce un vibrant plaidoyer pour un retour aux fondamentaux du métier d’agent de renseignement, qui, selon lui, ne peut être qu’un guerrier armé d’une excellente connaissance de l’ennemi et non un post-adolescent jouant à la guerre par écran interposé… Le scénario du film « Syriana » (2006),de Stephen Gaghan, a été très largement tiré de ces deux ouvrages. D’ailleurs, le héros, joué par George Clooney, n’est autre que Robert Baer lui-même, affublé d’un pseudonyme… Sous le titre « The Devil We Know : Dealing with the New Iranian Superpower », Baer achève donc une sorte de trilogie. Il donne une analyse documentée du nouveau rapport de force régional, instauré par la présence militaire américaine en Irak depuis 2003. En conclusion, il propose d’ouvrir une nouvelle voie, pour le moins radicale si l’on s’en tient à la doctrine de l’ « Axe du Mal » jusqu’ici prévalente : l’Iran doit devenir l’autre partenaire de Washington au Moyen-Orient, l’autre pilier de la stratégie des Etats-Unis dans la région, en d’autres termes l’alter egogéostratégique de l’allié Israël… 

A l’aune des doctrines géopolitiques américaines (Nicholas Spykman, puis Zbigniew Brzezinski), l’Iran, verrou stratégique du continent eurasiatique, constitue depuis la fin de la seconde guerre mondiale une pièce maîtresse sur le grand échiquier des jeux d’influence entre les grandes puissances. La révolution islamique de 1979 avait profondément ébranlé les cadres d’analyse et de prévision du Pentagone et de Langley, conduisant Washington à un rapprochement plus étroit que ce qui n’était vraiment souhaité avec l’Arabie Saoudite. Cette alliance américano-saoudienne a produit de coûteux dégâts collatéraux, en favorisant par exemple la constitution de puissants (et incontrôlables) réseaux de l’islam sunnite radical, armés par Washington et financés par Riyad, réseaux néanmoins indispensables - faute de pouvoir intervenir à partir du territoire iranien - pour faire la guerre contre l’URSS en Afghanistan. Pour Baer, ces expériences devraient logiquement conduire les Américains à renoncer à prendre appui dans le monde sunnite, qui ne compte aucun Etat qui soit à la fois viable et fiable, et se tourner vers le chef de file du monde chiite, l’Iran, seul Etat du Moyen-Orient (avec Israël) qui soit doté d’une véritable stratégie et qui ait remporté des victoires significatives au cours de ces trente dernières années. L’Iran « a déjà battu l’Amérique » en Irak - voisin arabe de l’Iran, dont la population est à 60% chiite - et tire le meilleur profit d’une situation de chaos qui lui permet « d’annexer une large portion de l’Irak sans tirer un seul coup de feu ». En occupant militairement l’Irak, « les Etats-Unis auront livré un autre pays arabe à l’Iran sur un plateau - un nouveau joyau pour sa couronne impériale ». L’observation de ce qui se passe à Bassorah (Basra), grande ville du sud de l’Irak, située à 550 km de Bagdad sur le Chatt-al-Arab - la voie d’eau qui relie le Tigre et l’Euphrate au Golfe persique - seul accès maritime du pays et principale voie d’exportation de son pétrole, permet à elle seule de saisir le « paradigme iranien de l’expansion ». Cette ville, qui constitue donc le « cœur de l’économie irakienne », « ne fait plus réellement partie de l’Irak », ne serait-ce que parce qu’aujourd’hui, à Bassorah, « la monnaie de référence est le toman iranien » et que dans toutes les provinces méridionales de l’Irak, dont Bassorah est la métropole, « la police, les services secrets, les hôpitaux, les universités et les organisations sociales (…) ne répondent pas aux autorités de Bagdad, mais aux partis politiques et autres groupes chiites soutenus par l’Iran ». Dès lors, il est envisageable que demain, « l’Iran détiendra de facto le pouvoir sur le pétrole irakien », ce qui lui conférera un poids accru au sein de l’OPEP et lui permettra de rivaliser encore davantage avec l’Arabie Saoudite, à laquelle l’Iran chiite dispute aussi la primauté au sein de l’islam et le contrôle des lieux saints de La Mecque…

C’est dans le très chaotique Liban du début des années 1980, où l’agent Baer a d’ailleurs connu sa première expérience du terrain moyen-oriental, que la jeune république islamique d’Iran a fourbi ses premières armes impériales. Soutenant et armant les milices chiites du Hezbollah, l’Iran a expérimenté et développé tout à la fois l’art de la guerre asymétrique et la stratégie d’instrumentalisation politique des minorités chiites. En 2000, l’ayatollah Khamenei, successeur de Khomeini en tant que Chef suprême - le véritable pouvoir exécutif de l’Iran - déclarait publiquement : « le Liban est la plus grande réussite de l’Iran en termes de politique étrangère ». En 2006, l’Iran remportait, par Hezbollah interposé, une victoire militaire aussi stupéfiante que décisive contre Israël, attestée en ces termes par le rapport de la commission Winograd, la commission d’enquête mandatée par le gouvernement israélien pour analyser la guerre de trente-quatre jours de 2006 : « une organisation semi-militaire de quelques milliers d’hommes a résisté, pendant plusieurs semaines, à l’armée la plus puissante du Moyen-Orient, qui jouissait d’une supériorité aérienne totale, d’une taille et d’avantages technologiques considérables ». Pour Baer, sa grande maîtrise de la guerre asymétrique, qui combine terrorisme et méthodes conventionnelles, met l’Iran à l’abri du besoin de l’arme atomique. Entretenu à dessein par le lobby pro-israélien, le spectre de la bombe iranienne devrait être rangé au rayon des fantasmes et autres accessoires idéologiques obsolètes qui, regrette vivement l’auteur, sont toujours de mise dans la réflexion géopolitique américaine, brouillant les pistes et désinformant les élites occidentales sur les réalités du Moyen-Orient. « Non seulement l’Amérique se bat encore comme en 1939-1945, mais elle considère le monde en termes d’idéologies du XIXe siècle - fascisme, communisme, libéralisme et démocratie (…) En rangeant l’Iran dans la catégorie des “islamofascistes“, nous commettons une erreur majeure ». Il convient de contrer l’opinion dominante en vertu de laquelle l’Iran, au demeurant « société fermée, profondément xénophobe et paranoïque », est en proie à un régime totalitaire. Baer explique que le président Ahmadinejad - dont les vaticinations négationnistes et la rhétorique anti-occidentale abreuvent le moulin de la diabolisation de l’Iran, thème fort prisé par les médias occidentaux - dispose d’un pouvoir très restreint. Le véritable pouvoir est placé entre les mains de l’ayatollah Khamenei, à la fois « ecclésiastique, médiateur, dictateur, commandant militaire et chef de la police », dont la « façon de gouverner tient plus du pape du XIIe siècle que du président américain ou d’un fasciste totalitaire à la Adolf Hitler ». En Iran, tout ce qui relève du pouvoir politique est secret, et l’a toujours été. Aucun des circuits de la prise de décision n’est véritablement connu, l’art consommé de la manipulation du secret étant considéré comme un attribut essentiel du politique. Le Prince, s’il n’est pas identifié clairement, existe bel et bien à Téhéran, mais il faudra, prévient Baer, se contenter de traiter avec ses émissaires, sans que cela ne mette en cause la confiance au cours des négociations et tractations. La maîtrise du secret s’accompagne de celle du double langage, qu’il faut apprendre à décrypter, dans la mesure où la scansion de slogans anti-occidentaux lors des fréquentes manifestations de rue se conjugue parfaitement avec une très grande connaissance, par les Iraniens, de la société occidentale par le biais d’internet et des séries télévisées, d’autant qu’il existe en Iran « ce qui n’existe dans aucun pays arabe : une véritable classe moyenne » … Baer cite fort opportunément les propos d’Amin, un ami iranien : « l’Iran est un pays sous le voile des apparences. Et ce voile, ce n’est pas les Iraniens qu’il aveugle (…) Les Américains voient le turban, pas le cerveau »...

L’administration Obama saura-t-elle, mieux que la précédente, considérer l’Iran dans son « irrésistible ascension » et en tenir compte? Tout semble indiquer que le nouveau locataire de la Maison blanche, loin d’écouter les conseils de Robert Baer, poursuivra la politique d’alliance inconditionnelle à Israël, dont l’offensive menée ces dernières semaines dans la bande de Gaza visait non seulement à frapper le Hamas, mais aussi à tester la capacité de Téhéran à « tenir ses troupes », c’est-à-dire à contrôler le Hezbollah libanais pour l’empêcher de voler au secours de son allié, le Hamas… Toutefois, le redéploiement annoncé de l’effort stratégique vers l’Afghanistan pourrait conduire les Etats-Unis à tenir compte de l’Empire iranien émergent. En effet, sur quel voisin de l’Afghanistan s’appuyer pour mener à bien une telle entreprise ? Sur le Pakistan, en voie d’effondrement ? Sur les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, sans l’accord de la Russie, plus que jamais irritée par le déploiement du bouclier anti-missiles en Europe de l’Est ?... Robert Baer dégage quelques lignes de force utiles qui permettent d’envisager l’avenir à moyen terme et montrent toutes que la politique américaine actuelle aboutit à coup sûr à une impasse. Animé d’une irrépressible ambition impériale, l’Iran va s’imposer comme une incontournable puissance régionale. Au-delà de son implantation au Liban et en Irak, Téhéran va poursuivre sa stratégie d’instrumentalisation de l’islam chiite au Bahreïn. Ce petit archipel, seule monarchie du Golfe à majorité chiite, pourrait devenir la tête de pont d’une stratégie iranienne de contrôle du détroit d’Ormuz et, par ce biais, de l’ensemble du Golfe persique, une zone par laquelle transite plus de la moitié du pétrole importé par les pays de l’OCDE… L’Iran détient également certains atouts maîtres sur le terrain afghan et même au Pakistan, un pays où vit une forte minorité chiite (20% de la population). Il faut également rappeler que l’Azerbaïdjan, le voisin post-soviétique du nord, est lui aussi à majorité chiite. Mais toute stratégie d’influence iranienne dans ce pays pourrait mettre en péril l’équilibre interne de l’Iran lui-même, un « Empire multiethnique » où les Persans ne représentent que 51% de la population et les Turcs azéris 24%… Baer rappelle à ce sujet un fait majeur, souvent ignoré : les Turcs azéris constituent la grande majorité de la population de la capitale, Téhéran. S’il est une minorité transfrontalière qui fait l’objet de toutes les attentions de l’Iran, c’est bien la minorité kurde, à cheval sur les territoires de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie et de la Turquie. Selon Baer, Téhéran mène une politique active d’instrumentalisation de la minorité kurde de Turquie en soutenant discrètement les bases arrière du PKK. La Turquie, ce « pilier oriental de l’OTAN » (George Bush) est d’ailleurs, selon l’auteur, la prochaine cible de l’Iran… Ce livre passionnant et stimulant recèle bien d’autres informations (notamment un utile glossaire) et réflexions intéressantes encore, notamment un chapitre tout à fait instructif sur la distinction entre les notions de martyr (chiite) et la pratique (sunnite) des kamikazes… Cet ouvrage est à lire et à méditer. Seule ombre au tableau, et elle est de taille : l’éditeur français n’a pas songé à faire figurer une carte ! Vaillants lecteurs, à vos atlas !

Antoine de Fixey
Polémia
27/01/09

Robert Baer, « Iran. L’irrésistible ascension », éd. Jean-Claude Lattès, (trad. Marie de Prémonville) 2008, 382 p.

 

Antoine de Fixey

Arnold J. Toynbee on Japan

The Laws of the Military Houses

Found on: http://davidderrick.wordpress.com

 In the Roman Empire and other universal states in the days of their decline, attempts were made to arrest the course of deterioration by “freezing” an existing legal or social situation. The Tokugawa Shogunate in Japan was perhaps unique among universal states in applying this prescription of “freezing” from first to last and in achieving the tour de force of arresting change in the outward forms of social life (though not, of course, in the inward realities) over a span of more than 250 years.

In the domain of law the Tokugawa régime, so far from regarding equality before a uniform law as being a desirable ideal, exerted itself to accentuate and perpetuate a caste division between the feudal aristocracy [daimyōs] and their [samurai] retainers on the one side and the rest of the population on the other which was one of the worst of the wounds that the Japanese Society had inflicted on itself during a foregoing Time of Troubles. The cue was given by Tokugawa leyasu’s predecessor and patron Hideyoshi in an edict of A.D. 1587 (popularly known as “the Taiko’s Sword Hunt”) [Taikō was a title given to a retired kampaku, or adviser to an emperor, and is often applied to Hideyoshi] ordering all non-samurai to surrender any weapons in their possession. The recently and arduously established central government further sweetened the pill for the feudal lords whom it had deprived of their long-abused de facto local independence by leaving them a very free hand to maintain and develop as they pleased, in all matters that the central government did not consider pertinent to the preservation of its own authority, the variegated “house laws” which the ruling family of each fief had gradually hammered out and enforced, within the limits of its own parochial jurisdiction, during the later stages of the foregoing Time of Troubles, particularly during the fifteenth and sixteenth centuries of the Christian Era. The edict entitled “the Laws of the Military Houses” which Tokugawa leyasu promulgated in A.D. 1615, on the morrow of his crushing retort to the last challenge to his absolute authority,

“is a document which, like the formularies and ‘house laws’ of earlier times, is not so much a systematic collection of specific injunctions and prohibitions as a group of maxims, in somewhat vague language, supported by learned extracts from the Chinese and Japanese classics.” [This quotation and those that follow are from Sansom, Sir G.: Japan, A Short Cultural History (London 1932, Cresset Press).]

“This ‘Constitution’ … was regarded by the Shogunate as fundamentally unchangeable. It was re-affirmed by each shogun on his succession, in a solemn ceremony attended by all his vassals; and, though circumstances sometimes forced them to alter it in detail, they never admitted or even contemplated any deviation from its essential principles, and they punished without mercy any breach of its commands.”

This in spite of the edict being vaguely-worded and in spite of the freedom allowed to the feudal lords in particular matters.

It is noteworthy that under this ultra-conservative régime a tendency towards the standardization of local laws did nevertheless declare itself.

“Within their own fiefs the barons enjoyed a very full measure of autonomy. … But the Shogunate, without interfering, used to keep a sharp watch on the conduct of the feudatories, and it was one of the chief duties of the censors (metsuke) and their travelling inspectors to report upon affairs in the fiefs. For this and similar reasons there was a general tendency among the daimyō to assimilate their administrative and judicial methods to those of the central authority, and the legislation in which the Shoguns freely indulged soon began to displace the ‘house laws’ of the fiefs where it did not clash with local sentiment and habit.”

A Study of History, Vol VII, OUP, 1954

We have [...] to explain why an Imperial House which exercised effective authority for less than three hundred years after the reorganization of the Imperial Government on a Chinese model in A.D. 645 should have survived for another thousand years in impotence as the sole fount of honour and dispenser of legitimacy. All the de facto rulers of Japan, since the time in the tenth century of the Christian Era when the Imperial Government had lost control, had felt it necessary to do their ruling in the Emperor’s name. At the time of writing, an utterly victorious occupying Power was finding it convenient to administer the country through a native Japanese Government acting in the name of the Emperor of the day.

This extraordinary vitality of the prestige of the Japanese Imperial House had been attributed by the Japanese themselves to their own official belief that the Imperial Family were descendants, in unbroken line, from the Sun Goddess Amaterasu. But, though, no doubt, this myth went back to the dawn of Japanese history, the deliberate exploitation of it for a political purpose seemed to be no older than the Meiji Period, when the new masters of Japan, who had wrested the de facto power from the last of the Tokugawa shoguns in A.D. 1868 and had appropriated to themselves the manipulation of the indispensable Imperial puppet under pretence of “restoring” him to the status enjoyed by his forefathers, were concerned to enhance the prestige of the institution in whose name they had to rule. Moreover, the Emperor Hirohito did not seem to have forfeited his hold on the allegiance of the Japanese people by his public declaration to them, on New Year’s Day 1946, that he was not a god but a man. [Footnote: In his rescript of that date, the Emperor Hirohito declared: “The ties between us and our people have always stood upon mutual trust and affection. They do not depend upon mere legends and myths. They are not predicated on the false conception that the Emperor is divine and that the Japanese people are superior to other races and fated to rule the World” (English text published in The New York Times, 1st January, 1946).] It therefore looked as if there were some firm foundation, other than the Sun Goddess myth, for the immense esteem which the Imperial House had continued to enjoy through all vicissitudes of their fortunes and Japan’s, and this foundation might perhaps be discovered in the historic “reception”, in A.D. 645, of the Chinese Imperial Constitution of that age. This bureaucratic system of administration was far too elaborate and refined to be practicable under the rude conditions of contemporary Japanese society. Yet its exotic character, which doomed it to a speedy failure in the field of practical politics, may have been the very feature that ensured its age-long preservation as a palladium of the Japanese polity; for the Japanese Imperial Constitution of A.D. 645 was modelled on that of the then reigning Chinese dynasty of the T’ang, and the T’ang Empire had been a resuscitation of the Han Empire, which had been the Sinic Society’s universal state. On this showing, the Japanese Imperial Office in the twentieth century of the Christian Era was living on political capital that had been accumulated by Han Liu Pang in the second century B.C.

A Study of History, Vol VII, OUP, 1954

Social change under the Tokugawa Shogunate

The Tokugawa régime [1603-1868] set itself to insulate Japan from the rest of the World, and was successful for nearly two and a half centuries [just over two if you reckon from 1641 to 1853] in maintaining this political tour de force; but it found itself powerless to arrest the course of social change within an insulated Japanese Empire, in spite of its efforts to petrify a feudal system, inherited from the preceding “Time of Troubles”, into a permanent dispensation.

“The penetration of money economy in Japan … caused a slow but irresistible revolution, culminating in the breakdown of feudal government and the resumption of intercourse with foreign countries after more than two hundred years of seclusion. What opened the doors was not a summons from without but an explosion from within. … One of [the] first effects [of the new economic forces] was an increase in the wealth of the townspeople, gained at the expense of the samurai and also of the peasants. … The daimyō and their retainers spent their money on luxuries produced by the artisans and sold by the tradesmen, so that by about the year [A.D.] 1700, it is said, nearly all their gold and silver had passed into the hands of the townspeople. They then began to buy goods on credit. Before long they were deeply indebted to the merchant class, and were obliged to pledge, or to make forced sales of, their tax-rice. … Abuses and disaster followed thick and fast. The merchants took to rice-broking, and then to speculating. … It was the members of one class only, and not all of them, who profited by these conditions. These were the merchants, in particular the brokers and money-lenders, despised chōnin or townsmen, who in theory might be killed with impunity by any samurai for mere disrespectful language. Their social status still remained low, but they held the purse and they were in the ascendant. By the year 1700 they were already one of the strongest and most enterprising elements in the state, and the military caste was slowly losing its influence.” [Square brackets in the original.] [Footnote: Sansom, G. B.: Japan: A Short Cultural History (London 1931, Cresset Press), pp. 460-2. See further eundem: The Western World and Japan (London 1950, Cresset Press), chaps. ix-xi (pp. 177-289).]

If we regard the year 1590 of the Christian Era, in which Hideyoshi overcame the last resistance to his dictatorship, as the date of the foundation of the Japanese universal state, we perceive that it took little more than a century for the rising of the lower layers of water from the depths to the surface to produce a bloodless social revolution in a society which Hideyoshi’s successor Tokugawa leyasu and his heirs had sought to freeze into an almost Platonically Utopian immobility. This social upheaval was a result of the operation of internal forces within a closed system, without any impulsion from outside the frontiers of the Japanese universal state.

The extent of the resultant change is impressive – and the more so, considering that, for a universal state, the Tokugawa Shogunate was culturally homogeneous to an unusually high degree. Apart from a little pariah community of Dutch business men who were strictly segregated on the islet of Deshima, the only heterogeneous element in the otherwise culturally uniform Japanese life of that age was a barbarian Ainu strain that was socially impotent in so far as it was not already culturally assimilated.

But the Dutch were not the only people permitted to trade: the Chinese traded, too, and lived in a special quarter of Nagasaki.

The Tokugawa Shoguns ruled from Edo or Tokyo. The rise of the merchants was the making of the city.

Deshima has since been absorbed by reclaimed land, becoming part of Nagasaki, but the settlement has been restored and can be visited.

The strictest period of isolation (sakoku) lasted from 1641, when Deshima was estabished, to 1853, when Commodore Perry arrived in Edo Bay with his warships. But a considerable branch of learning – Rangaku (literally “Dutch learning”, by extension “Western learning”) – was developed by Japan through its contacts with the Dutch enclave. Dutch learning allowed Japan to keep abreast of Western technology and medicine and was an incubator for the vaster project of learning and absorption which began after 1853 and gained strength after the Meiji restoration. It remained illegal for Japanese to leave Japan until after the restoration.

A Study of History, Vol VII, OUP, 1954

Deshima and Nagasaki Bay, c 1820 (British Museum). Chinese trading junks and two Dutch ships.

deshima

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Gomez Davila ou la passion de la Réaction

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Gómez Dávila ou la passion de la Réaction

Ex: http://stalker.hautetfort.com/

Pour quelques jours de repos et de longues lectures (ou relectures avec le colossal Absalon, Absalon ! de Faulkner), je cède la parole à Luc-Olivier d'Algange qui m'a envoyé ce texte sur un auteur encore presque inconnu des lecteurs français, Nicolás Gómez Dávila (1913-1994), dont on pourra toutefois se procurer Les Horreurs de la démocratie (le texte ci-dessous est consacré à ce livre) aux éditions du Rocher. Je rappelle que Philippe Billé est le responsable d'un livret d'une cinquantaine de pages sur cet auteur, riche d'une bibliographie, de traductions de scolies ainsi que de différents études et témoignages.

 

« Les deux ailes de l’intelligence sont l’érudition et l’amour ».

Nicolás Gómez Dávila

 

Nicolás Gómez Dávila est de ces rares auteurs qui tiennent leur lecteur en assez haute estime pour ne lui offrir que le meilleur d’eux-mêmes. Le véritable titre de ces formes brèves, qui ne sont ni des aphorismes, ni des sentences, rassemblées sous le titre Les Horreurs de la Démocratie (choix d’éditeur non dépourvu de roborative provocation) est « Escolios a un texto implicito », Scolies pour un texte implicite. Ces « scolies » ont pour règle de ne laisser apercevoir de la pensée que la fine pointe et pour vertu, la générosité de supposer au lecteur l’intelligence et l’art de déployer, à partir de ces fines pointes, un texte qui est à la fois absent et présent, implicite, c’est-à-dire donné, sans être pour autant révélé.

Toute œuvre digne que l’on s’y attarde ressemble à la part émergée de l’Iceberg : ce qu’elle dit n’est que le signe de ce qu’elle ne dit point. L’implicite est, plus généralement, le propre de la Contrelittérature ; ce qui la distingue de l’information, des sciences humaines et du bavardage où ce qui n’est pas dit vaut encore moins que ce qui est dit. Lorsque l’écrit s’élève au rang de parole, lorsque les pages sont comme la réverbération du Logos-Roi, le moindre scintillement témoigne du gouffre lumineux du Ciel. Ce qui est dit est comme soulevé par la puissance de ce qui n’est pas dit, comme le roulement de la vague accordée au magnétisme des marées. Or, cette puissance-là, l’éminente générosité de Nicolás Gómez Dávila est de l’accorder d’emblée à son lecteur, sans se soucier d’aucune autre qualification extérieure. Ce réputé « anti-démocrate » pose en a priori théorique à son œuvre, à sa « méthode »  (au sens où Valéry parle de la « méthode » de Léonard de Vinci) la possibilité pour tout homme soucieux d’une vie intérieure de le comprendre. « Les hommes sont moins égaux qu’ils ne le disent mais plus qu’ils ne le croient ». La logique est ici exactement inverse à celle du « démocrate » fondamentaliste qui affirme théoriquement l’égalité de tous non sans s’accorder le magistère de la définition de l’égalité et, par voie de conséquence, une supériorité absolue qui ne saurait se traduire, en Politique, que par la généralisation des méthodes policières. « L’Etat moderne réalisera son essence lorsque la police comme Dieu, sera témoin de tous les actes de l’homme ».

Les Scolies de Nicolás Gómez Dávila sont une œuvre de combat. Ce qui est en jeu n’est rien moins que la dignité et la liberté humaines, mais à la différence de tant d’autres qui mâchonnent les mots de « dignité » et de « liberté », Gómez Dávila ne pactise point avec les forces qui les galvaudent et les ruinent. Ne nous attardons pas sur les roquets-folliculaires qui furent lancés aux basques de ce livre magnifique : ils n’existent que pour en illustrer la pertinence : «  Le démocrate ne considère pas que les gens qui le critiquent se trompent, mais qu’ils blasphèment ». Cette figure du Moderne, que Gómez Dávila nomme le « démocrate »  (non, précise-t-il en tant que partisan d’un système politique mais comme défenseur d’une « perversion métaphysique ») peut, en effet, être définie ici comme fondamentaliste dans la mesure où elle ne louange le « débat », la « discussion », le « polémos » que sous l’impérative condition que ceux avec qui il est permis de débattre, discuter et polémiquer fussent déjà, de longtemps et notoirement, du même avis qu’elle ; et qu’ils le soient, par surcroît, avec le même vocabulaire, les mêmes rhétoriques, et si possible, avec les mêmes intonations, le même style ou, plus probablement, la même absence de style. Le démocrate fondamentaliste ne « raisonne » ainsi que dans les limites de sa folie procustéenne ; son amour de l’humanité « en général » ne s’accomplit qu’au mépris du particulier ; la liberté d’expression ne lui vaut que strictement réservée à ceux qui n’ont rien à dire ; la « dignité » humaine ne mérite à ses yeux d’être défendue qu’en faveur de ceux qui s’en moquent et s’avilissent à plaisir.

« Aux yeux d’un démocrate, qui ne s’avilit pas est suspect. » Il n’est point d’écrivain un peu libre qui ne fasse chaque jour l’expérience de cette suspicion. Quand bien même se tiendrait-il à l’écart des idées qui fâchent, une simple tournure, un mot pris dans une acception un peu ancienne, une vague nostalgie, ou le refus de considérer le monde contemporain comme le parangon de toutes les vertus et la source de tous les bienfaits suffisent à le désigner comme suspect. La critique littéraire qui devrait se situer entre la métaphysique et l’hédonisme, entre la sagesse et le plaisir, le vrai et le beau, se réduit tristement à des rodomontades moralisatrices ou de fastidieuses rhétoriques de procureur ou d’avocat, comme si l’on ne pouvait plus lire un roman ou un essai sans en instruire le procès, comme si tout sentiment de gratitude s’était évanoui des cœurs humains pour ne plus laisser place qu’à des maniaqueries de « Fouquier-Tinville » sans envergure ni courage. « Les individus, dans la société moderne, sont chaque jour plus semblables les uns aux autres et chaque jour plus étrangers les uns aux autres. Des monades identiques qui s’affrontent dans un individualisme féroce. »

Le critique moderne est un homme qui, pour exercer son office, ne doit connaître ni remord, ni merci, mais s’enticher éperdument de la scie procédurière à quoi se réduit désormais toute forme d’Eris. Transposée dans la mesquinerie, l’agressivité moderne prend le visage patelin de la bien-pensance, c’est-à-dire de la « pensance » collective, grégaire, aussi revêche, obtuse et obscurantiste dans le « village planétaire » qu’elle le fut dans les « villages » imaginés par des bourgeois libéraux, peuplés, comme de bien entendu, d’une paysannerie torve et cruelle et d’affreux chouans ennemis de la liberté.  Le Moderne lorsqu’il décrie son ennemi se décrit lui-même. Cet « archaïque », ce « superstitieux », cet « adversaire de la raison », c’est lui-même. Plus il se nomme « démocrate », et plus il méprise ce « peuple » auquel il n’accorde d’autre pouvoir que celui de l’état de fait, qu’il nomme « volonté générale », par pure tartufferie. « La volonté générale, c’est la fiction qui permet au démocrate de prétendre que pour s’incliner devant une majorité, il y a d’autres raisons que la pure et simple couardise. »

La composition pointilliste des Scolies, qui mêlent les aperçus éthiques, esthétiques et politiques, interdit que l’on traitât de chaque domaine comme d’une région séparée. Le bien, le beau et le vrai sont indissociables. L’esthète est toujours moraliste et politique. « Le monde moderne est un soulèvement contre Platon ». Il appartient donc au « réactionnaire » tel que le définit Nicolás Gómez Dávila (dont la vocation est d’être « l’asile de toutes les idées frappées d’ostracisme par l’ignominie moderne ») d’œuvrer à la recouvrance du platonisme, non en tant que système philosophique (à supposer qu’il existât un « système » platonicien hors des aides-mémoires de quelques pédagogues trop pressés d’enseigner ce qu’ils ne savent pas pour lire des Dialogues) mais en tant qu’expérience métaphysique fondamentale de la lecture (lecture du monde non moins que lecture des livres). « Derrière chaque vocable se lève le même vocable avec une majuscule : derrière l’amour, l’Amour, derrière la rencontre la Rencontre. L’univers s’évade de sa prison lorsque dans l’instance individuelle, nous percevons l’essence. »

Le Politique, pour Nicolás Gómez Dávila, n’est pas la fin de la pensée, ni même son commencement. Elle se tient dans une zone médiane, plus où moins fréquentable selon les époques, entre le métaphysique et le perceptible, entre la théorie et le goût. « Tout est banal si l’homme n’est pas engagé dans une aventure métaphysique. » Cette banalité toutefois n’est point banale, au sens où elle serait négligeable : elle est horrible. Elle nous livre à la servitude et à la laideur, pire à une servitude et une laideur toujours identiques à elles-mêmes, comme dans une catastrophe ou un cauchemar, sous couvert de « changement » et de « nouveauté ». « Le monde moderne est arrivé à institutionnaliser avec une telle astuce le changement, la révolution, l’anticonformisme que toute entreprise de libération est une routine inscrite dans le règlement de la prison ». Ce « changement », c’est-à-dire cette haine de la Tradition, qui est le propre du Moderne, ce culte de l’amnésie, cet oubli de l’oubli est tel qu’il en oublie sa propre identité avec lui-même. L’oubli de l’oubli est ce pur néant immobile qui se rêve comme un changement perpétuel, autrement dit comme un présent sans présence. Ainsi, « les démocrates décrivent un passé qui n’a jamais existé et prédisent un avenir qui ne se réalise jamais. »

La politique se détruisant elle-même dans la lâcheté, le Logos se profanant en propagande et publicité, l’alchimie à rebours transformant l’or du pur amour en plomb de « convivialité » obligatoire, nous tombons sous le joug de cette caste qui prétend n’en point être une et dont l’amour de l’humanité en général est le prétexte pour n’avoir personne à aimer en particulier, dont la « tolérance » abstraite est la ruse pour n’avoir jamais à pardonner une offense, et « l’ouverture aux autres » la condition première à se dispenser de toute magnanimité. L’idéologie « citoyenne » fait office d’indulgences, sans que les Pauvres n’en profitent le moins du monde.

Si pour Gómez Dávila la politique est impossible, c’est une raison supplémentaire pour s’y intéresser, mais seul. « La lutte contre le monde moderne doit être conduite dans la solitude. Lorsqu’on est deux, il y a déjà trahison ». On songe ici à la phrase de Montherlant : « Dès que les hommes se rassemblent, ils travaillent pour quelque erreur. » Il n’en demeure pas moins qu’il y eut des temps où l’ordre politique semblait destiné à nous éviter le pire, autant que possible. Le pire, c’est-à-dire, le nihilisme, le totalitarisme, la terreur. « La démocratie a la terreur pour moyen et le totalitarisme pour fin ». Toutefois, le « totalitarisme » et la « terreur » ne disent point l’entièreté du pire. Le démocrate ne cesse d’en parler, de s’en prétendre le rempart lorsqu’il s’en trouve être la condition, la prémisse. Le pire est ce que l’homme devient, ce que tous les hommes deviennent, lorsque la contemplation disparaît du monde, lorsque le commerce entre les hommes ne s’ordonne plus qu’à l’économie. « L’absence de vie contemplative fait de la vie active d’une société un grouillement de rats pestilentiels ». Ce par quoi le langage témoigne de la contemplation, et de cette joie profonde, ambrée et lumineuse du Logos-Roi, c’est peu dire que le Moderne ne veut plus en entendre parler. Son monde, il le veut sans faille, compact et massif, c’est-à-dire réduit à lui-même, à sa pure immanence, autrement dit à l’opinion que les plus sots et les plus irréfléchis se font de lui. « Le moderne se refuse à entendre le réactionnaire, non que ses objections lui paraissent irrecevables, mais parce qu’elles ne lui sont pas intelligibles ».

A mesure que s’étend cet espace de l’inintelligible, s’étend le malheur. La sagesse et la joie, la ferveur et la subtilité, les nuances et les gradations, reléguées aux marges de plus en plus lointaines, ou dans un secret de plus en plus profond, ne font plus signe qu’aux rares heureux dévoués à une règle d’art ou de religion. « Celui qui se respecte ne peut vivre aujourd’hui que dans les interstices de la société ». Mieux qu’une pensée « réactionnaire » au sens restreint du terme ( dont on doit cependant oser, de temps à autre, se faire un étendard, mais le bon), les Scolies de Nicolás Gómez Dávila rétablissent les droits immémoriaux d’une grande pensée libertaire et aristocratique, alliant, dans l’exigence de son style « la dureté de la pierre et le frémissement de la feuille ». Que dit cette dureté, qui n’est point dureté du cœur ? Elle nous dit que pour être, il nous faut résister à l’informe, aimer l’éclat, la justesse lapidaire, et peut-être encore la pierre qui triomphe de ce Goliath qu’est le monde moderne.

Gómez Dávila, cependant, n’envisage point une victoire temporelle. « Le réactionnaire n’argumente pas contre le monde moderne dans l’espoir de le vaincre, mais pour que les droits de l’âme ne se prescrivent jamais. ». Comme le texte, la victoire est implicite, secrète. Car si les droits de l’âme demeurent imprescriptibles, le Moderne est bel et bien vaincu et ses triomphes ne sont que nuées. A l’imprescriptibilité des droits de l’âme, le Moderne voulut opposer les « droits de l’homme », autre marché de dupe, car le droit de quelque chose de général et d’abstrait fait piètre figure face à la force, ce que savait déjà Démosthène. Or, le droit de l’âme est, en chaque instant, ce qui s’éprouve. A commencer dans le ressouvenir plus vaste que nous-mêmes : « L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts. ». Au contraire des « droits de l’homme », les droits de l’âme, de cette âme qui emporte et allège, n’apportent aucune solution. « Les problèmes métaphysiques ne tourmentent pas l’homme afin qu’il les résolve, mais qu’il les vive. »

Sans doute y a t-il dans cette manie moderne à vouloir trouver des « solutions », à laisser les « problèmes » derrière soi, dans des époques révolues, à se croire plus avisé de ne s’intéresser à rien, une immense lassitude à vivre. Ce Moderne qui ne cesse de louanger la « vie » et le « corps » les réduit à bien peu de chose. Que lui est-elle cette « vie » s’il ne la voit comme le miroitement d’une gradation vers l’éternité, qu’est-ce que ce « corps » dont il a une si forte conscience, sinon un corps malade, et malade d’avoir oublié que ce n’est point l’âme qui est dans le corps mais bien le corps qui est dans l’âme ? Sous prétexte que certains crurent médiocrement en Dieu, nommant « Dieu » leur propre médiocrité, le Moderne ne veut plus croire qu’en « l’homme », mais « si le seul but de l’homme est l’homme, de ce principe dérive une vaine réciprocité, comme le double reflètement de deux miroirs vides ». C’est bien en vain que les Modernes et les anti-modernes cherchent en amont, dans l’histoire de la philosophie, de dignes précurseurs au monde moderne. Laissons Spinoza, Hegel, et même Voltaire où ils sont. Le véritable précurseur du monde moderne est, bien sûr, Monsieur de La Palice. Le Moderne n’est point panthéiste, dialecticien ou ironiste, il est « lapaliciste ». Sa philosophie est des plus claires : l’homme n’est que l’homme, la vie n’est que la vie, le corps n’est que le corps. Voilà bien cette pensée moderne dans toute sa splendeur qui exige de nous que nous brûlions, comme obsolètes et néfastes, toutes les philosophies, toutes les religions, tous les arts qui durant quelques millénaires, de par le monde, firent à l’humanité l’affront abominable de lui enseigner la complexité, les nuances, les relations, les rapports et les proportions, toutes choses vaines, en effet, pour qui ne veut que détruire.

Ces Scolies à un texte implicite, se donnent à lire ainsi, non seulement comme une suite d’aperçus lucides en forme d’exercices de désabusement, dans la lignée des meilleurs d’entre nos Moralistes, tels que Vauvenargues ou Rivarol, mais aussi, comme un Art de la guerre, un traité de combat contre les « lapalicistes ». « Est démocrate, celui qui attend du monde extérieur la définition de ses objectifs ». Contre la passivité des tautologies et contre le règne de la quantité qu’elle instaure, c’est à la seule vie intérieure, à la seule âme imprescriptible du lecteur qu’il appartient, dans cette solitude essentielle qui est la véritable communion, de nuancer d’un imprévisible ensoleillement, autrement dit, d’une espérance implicite mais prête à bondir dans le monde, ces Scolies qu’un inattentif regard ordonnerait au seul pessimisme. D’autant plus inquiétantes, roboratives et salubres, ces Scolies, que ce qu’elles ne disent pas chemine en nous à l’insu des censeurs ! « Seuls conspirent efficacement contre le monde actuel ceux qui propagent en secret l’admiration de la beauté. »

Ce qu’il en sera de cette beauté et de cette admiration, nous le savons déjà. « Il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important. » Nicolás Gómez Dávila opère ainsi à une sorte de renversement du pessimisme, celui-ci n’étant plus seulement la fine pointe de la lucidité, mais celle d’une audace reconquise sur le ressassement sans fin de la vanité de toute chose. Certes, nous sommes bien tard dans la nuit du monde, dans la trappe moderne (« tombés dans l’histoire moderne comme dans une trappe »), mais s’il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important, n’est-ce point à dire que toute l’espérance du monde peut se concentrer en un point ? « Un geste, un seul geste suffit parfois à justifier l’existence du monde ». Cette pensée guerroyante et savante, polémique et érudite, est avant tout une pensée amoureuse. Le combat contre l’uniformité, l’étude savante qui distingue et honore la diversité prodigieuse sont autant de sauvegardes de l’amour.

 « L’amour est l’organe avec lequel nous percevons l’irremplaçable individualité des êtres ». Or cette « irremplaçable individualité » n’est autre que la beauté. « La beauté de l’objet est sa véritable substance ». Celle-ci n’appartient pas à la durée, de même que la tradition n’appartient pas à la perpétuité, mais à l’instant.  « L’éternité de la vérité, comme l’éternité de l’œuvre d’art sont toutes deux filles de l’instant ». L’instant ne s’offre qu’à celui qui le saisit au vol, chasseur subtil, qui discerne dans le monde des rumeurs qui se font musique, en deçà ou par-delà le vacarme obligatoire (le monde moderne étant bruyant comme le sont les prisons). « Les choses ne sont pas muettes, seulement elles sélectionnent leurs auditeurs. » L’utopie du « tout pour tous » renversée en réalité du « rien pour personne » en vient alors à médire des choses elles-mêmes, muettes ou parlantes. La véritable bonté n’est jamais générale de même que « Dieu n’est pas le monde comme un rocher dans un paysage tangible mais comme la nostalgie dans le paysage d’un tableau. ». La véritable bonté advient dans l’imprévisible : « Pour éveiller un sourire sur un visage douloureux, je me sens capable de toutes les bassesses ».

De même que les Scolies sont les cimes du discours, leur « par-delà » salvateur, la véritable magnanimité est l’au-delà de la morale générale, le surgissement de la connaissance de l’Un dans l’instant lui-même, la fulgurance pure où la liberté absolue rejoint la soumission au Règne de Dieu. « Celui qui parle des régions extrêmes de l’âme doit vite avoir recours à un vocabulaire théologique ». Théologique, la pensée de Gómez Dávila n’en garde pas moins ses distances avec ce que Gustave Thibon nommait le « narcissisme religieux », cette inclination fatale à voir l’Eglise d’abord comme une communauté humaine, avec ses administrations, sa sociologie, et son opportunisme. « L’obéissance du catholique s’est  muée en une docilité infinie à tous les vents du monde ». Peu importe au demeurant : « Un seul concile  n’est rien de plus qu’une seule voix dans le véritable concile oecuménique de l’Eglise, lequel est son histoire totale ». Or, pour Gómez Dávila cette histoire totale inclut les dieux antérieurs. L’Iliade et Pythagore lui sont plus proches que cette Eglise  « qui serre dans ses bras la démocratie non parce qu’elle lui pardonne mais pour que la démocratie lui pardonne ».

Le sacré doit « jaillir comme une source dans la forêt et non pas  comme une fontaine publique sur une place ». Face au monde moderne « cette effrayante accoutumance au mal et à laideur », le discord entre paganisme et christianisme apparaît secondaire et artificieux.  « Le christianisme est une insolence que nous ne devons pas déguiser en amabilité ». Cette insolence, il ne sera pas interdit de la retourner contre les « représentants » du christianisme lui-même : « N’ayant pas obtenu que les hommes pratiquent ce qu’elle enseigne, l’Eglise  actuelle a décidé  d’enseigner ce qu’ils pratiquent. » Le monde grec apparaît alors comme « l’autre ancien Testament » auquel il n’est pas malvenu de recourir car « entre le monde divin et le monde profane, il y a le monde sacré ». Tout, alors, est bien une question de timbre et d’intonation. La justesse du scintillement d’écume est dans le mouvement antérieur de la vague. « La culture de l’écrivain ne doit pas se répandre dans sa prose mais ennoblir le timbre de sa phrase ». Ainsi faut-il également entendre le monde, comme l’œuvre d’un écrivain « qui nous invite à comprendre son langage, et non à le traduire dans le langage de nos équivalences ». Cette leçon d’humilité et d’orgueil, humilité face au monde et orgueil apparent face à l’arrogance moderne, nous invite à la seule aventure essentielle qui est d’être au monde, comme l’écriture même du monde, nous mêmes Scolies du texte implicite du monde qu’il nous appartient de déchiffrer.

Le monde, disent les Théologiens médiévaux, est « la grammaire de Dieu ». C’est ainsi que nous perdons ou gagnons en même temps Dieu et le monde, de même que nous perdons en même temps (ou gagnons) la compréhension d’Homère et des Evangiles. « Lorsque le bon goût et l’intelligence vont de pair, la prose ne semble pas écrite par l’auteur, mais par elle-même. » Que nous dit le texte implicite sinon notre propre secret qui est le secret du monde ? Tout se joue alors dans la voix, la voix unique, irremplaçable, celle de l’amour divin (« Nous ne sommes irremplaçables que pour Dieu ») ; la plus irrécusable preuve de l’Un étant que toute chose, tant que demeurent les droits imprescriptibles de l’âme, est unique. Point de feuille dont les nervures fussent exactement semblables à sa voisine. Le grand mythe moderne, au sens de mensonge, tient dans cette lâcheté, cette paresse face à l’interprétation qui sans fin hiérarchise les êtres et les choses du plus épais jusqu’au plus subtil. Le Moderne veut croire à tout prix que le monde est inintelligible pour pouvoir le saccager à sa guise. Le bonheur et le malheur est qu’il en est rien. Tout est écrit, et nous ne faisons qu’ajouter la ponctuation. «  Mes phrases concises sont les touches d’une composition pointilliste ». L’implicite ne serait alors que le non-encore ponctué. « Si l’univers est d’une lecture malaisée, ce n’est pas qu’il soit un texte hermétique, mais parce que c’est un texte sans ponctuation. Sans l’intonation adéquate, montante ou descendante, sa syntaxe ontologique est inintelligible. »

Il n’est point de question de sens qui ne soit une question de style, d’intonation. Or, les questions de sens sont sans solution, alors que les questions de style se prouvent à chaque instant. « Cohérence et évidence s’excluent ». Toute justesse ne saurait apparaître que sous les atours du paradoxe ou du scandale. Lorsque la pensée est justement ponctuée, elle heurte de front cette inclination unanimiste du démocrate pour qui seuls l’informe et l’indistinct sont aimables. « Maint philosophe croit penser parce qu’il ne sait pas écrire ». La quête de la juste ponctuation, de l’intonation adéquate dépasse non seulement l’opinion commune, et même l’opinion minoritaire, elle dépasse du même élan les idées, les théories, les systèmes. « Le malheur de celui qui n’est pas intelligent, c’est qu’il n’y a pas d’idées intelligentes. Des idées qu’il suffirait d’adopter pour se mettre à la hauteur de l’homme intelligent ».Le dessein de Gómez Dávila n’est pas de faire partager ses idées, de les mettre en circulation, comme une monnaie frappée à son effigie, mais de rendre possible une méditation sur la « cohérence » qui échappe à l’évidence, sur « l’implicite » que ses Scolies désignent et dissimulent. « Si l’on veut que l’idée la plus subtile devienne stupide, il n’est pas nécessaire qu’un imbécile l’expose, il suffit qu’il l’écoute. » Le silence autour du livre de Nicolás Gómez Dávila serait donc d’excellent aloi s’il ne préjugeait toutefois à l’excès de l’écoute des imbéciles et de la surdité des intelligents.

« Je ne suis pas un intellectuel moderne contestataire mais un paysan médiéval indigné ». Si le mot rebelle voulait encore dire quelque chose, l’exégète des Scolies pourrait en faire usage ; tel n’est pas le cas. Demeure à travers ce qui est dit la possibilité offerte de n’être pas soumis au temps, d’imaginer ou de se souvenir d’une cohérence du monde, mystérieuse et sensible à « l’intonation montante ou descendante ». L’implicite des Scolies est une mise en demeure à la recouvrance de l’histoire sacrée, c’est-à-dire d’une histoire qui ne se réduit pas à « l’incertitude de l’anecdote » ni à la « futilité des chiffres ». En ce sens, « les ennemis du mythe ne sont pas les amis de la réalité mais de la banalité », le mythe n’étant pas alors le mensonge, mais bien la réverbération du vrai, la beauté suspendue entre l’immanence ingénue de notre race et la transcendance universelle. Tout écrivain digne de ce nom récite une mythologie d’autant plus réelle, au sens platonicien, c’est-à-dire d’autant plus vraie, qu’elle lui est plus personnelle, se proposant à lui presque par inadvertance, comme une fatalité heureuse. « Les penseurs contemporains sont aussi différents les uns des autres que les hôtels internationaux dont la structure uniforme se pare superficiellement de motifs indigènes. Alors qu’en vérité seul est intéressant le particularisme qui s’exprime dans un langage cosmopolite. »

La meilleure façon de favoriser la haine fanatique des hommes entre eux est de favoriser leur ressemblance, de les confronter en autrui à l’image détestée d’eux-mêmes. L’universalisme, ce péché qui, selon le mot de Gustave Thibon, consiste « à vouloir faire l’Un trop vite » devient alors, faute d’adversaire loyal, le principe d’une catastrophe immense, de même que « la libération totale est le processus qui construit la prison parfaite ». Entre le principe universel du christianisme et l’héritage culturel, où bruissent encore les feuillages orphiques, les armes de l’Iliade et les écumes de l’Odyssée, les pensives sagesses pythagoriciennes ou la souveraineté intérieure de Marc-Aurèle, la liberté de Nicolás Gómez Dávila sera de ne pas choisir. « La structure des relations entre christianisme et culture doit être paradoxale. Tension dynamique des contraires. Non pas fusion où ils se dissolvent mutuellement, ni capitulation d’aucun des deux. » On aura compris que ce « réactionnaire », dont les « saints  patrons » sont Montaigne et Burckhardt, cet adversaire déclaré de la démocratie, en tant que « perversion métaphysique » est, par cela même, le contraire d’un fanatique. « Ne flattent le Peuple que ceux qui mijotent de lui vendre ou de lui voler quelque chose. » Face à la démagogie (« Démagogie est le mot qu’emploie les démocrates quand la démocratie leur fait peur »), il n’y a guère que l’aristocratie, celle-ci toutefois, étant définie, non en termes sociologiques, mais rigoureusement métaphysiques comme une possibilité universelle : « Le véritable aristocrate est celui qui a une vie intérieure. Quels que soient son origine, son rang ou sa fortune. L’aristocrate par excellence n’est pas le seigneur féodal dans son château, c’est le moine contemplatif dans se cellule. » Et ceci encore : « Au milieu de l’oppressante et ténébreuse bâtisse du monde, le cloître est le seul espace ouvert à l’air et au soleil ». Les Scolies apparaîtrons ainsi, à qui voudra bien en répondre, comme les signes de la présence de ces cloîtres détruits, de ces temples saccagés, mais dont les cryptes demeurent, textes implicites, de nos vie intérieures imprescriptibles.

 

Mishima's Army

Jean Thiriart: prophète et militant

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES  - 1993

Jean THIRIART: Prophète et militant

 


Dott. Carlo TARRACCIANO


«J'écris pour une espèce d'hommes qui n'existe pas encore, pour les Seigneurs de la Terre...»

(F. Nietzsche, La Volonté de puissance).


La disparition soudaine de Jean Thiriart a été pour nous comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, pour nous, militants européens qui, au cours de plusieurs décennies successives, ont appris à apprécier ce penseur de l'action, surtout depuis son retour à la politique active, après bon nombre d'années d'«exil intérieur» où il a médité et reformulé ses positions antérieures.


A plus forte raison, sa mort nous a surpris, nous, ses amis italiens qui l'avions connu personnellement lors de son voyage à Moscou en août 1992, où nous formions de concert une délégation ouest-européenne auprès des personnalités les plus représentatives du Front du Salut National. Ce front, grâce aux travaux de l'infatigable Alexandre DOUGUINE, animateur mystique et géopolitique de la revue Dyenn (Le Jour), a appris à connaître et à estimer bon nombre d'aspects de la pensée de Thiriart et les a diffusés dans les pays de l'ex-URSS et en Europe orientale.


Personnellement, j'ai l'intention, dans les lignes qui suivent, d'honorer la mémoire de Jean Thiriart en soulignant l'importance que sa pensée a eue et a toujours dans notre pays, l'Italie, dès les années 60 et 70 et dans le domaine de la géopolitique. En Italie, sa réputation repose essentiellement sur son livre, le seul qui ait véritablement donné une cohérence organique à sa pensée dans le domaine de la politique internationale: Un Empire de 400 millions d'hommes, l'Europe, édité par Giovanni Volpe en 1965, il y a près de trente ans.


Trois années seulement venaient de se passer depuis la fin de l'expérience française en Algérie. Cet événement dramatique fut la dernière grande mobilisation politique de la droite nationaliste, non seulement en terre de France, mais dans d'autres pays d'Europe, y compris en Italie. Les raisons profondes de la tragédie algérienne n'ont pas été comprises par les militants anti-gaullistes qui luttaient pour l'Algérie française. Ils n'ont pas compris quels étaient les enjeux géopolitiques de l'affaire et que les puissances victorieuses de la seconde guerre mondiale entendaient redistribuer les cartes à leur avantage, surtout les Etats-Unis.


Combien de ces militants de l'Algérie française ont-ils compris, à cette époque-là, quel était l'ENNEMI PRINCIPAL de la France et de l'Europe? Combien de ces hommes ont-ils compris intuitivement que, sur le plan historique, la perte de l'Algérie, précédée de la perte de l'Indochine, tout comme l'effondrement de tout le système vétéro-colonial européen, étaient des conséquences directes de la défaite militaire européenne de 1945? Ce fut en effet non seulement une défaite de l'Allemagne et de l'Italie, mais aussi de l'EUROPE ENTIERE, Grande-Bretagne et France comprises. Pas une seule colonie de l'ancien système colonial qui ne soit devenue à son tour sujette d'une forme nouvelle, plus moderne et plus subtile, d'impérialisme néo-colonialiste.


En méditant les événements de Suez (1956) et d'Algérie, les «nationaux-révolutionnaires», comme ils s'appelaient eux-mêmes, finirent par formuler diverses considérations et analyses sur les conséquences de ces deux affaires tragiques, considérations et analyses qui les différenciaient toujours davantage des «droites classiques» de notre après-guerre, animées par un anti-communisme viscéral et par le slogan de la défense de l'Occident, blanc et chrétien, contre l'assaut conjugué du communisme soviétique et des mouvements de libération nationaux des peuples de couleur du tiers monde. En un certain sens, le choc culturel et politique de l'Algérie peut être comparée à ce que fut, pour la gauche, l'ensemble des événements d'Indochine, avant et après 1975.


La vieille vision de la politique internationale était parfaitement intégrée à la stratégie mondiale, économique et géopolitique de la thalassocratie américaine qui, avec la guerre froide, avait réussi à recycler les diverses droites européennes, les fascistes comme les post-fascistes (ou du moins prétendues telles), en fonction de son projet géostratégique de domination mondiale. Le tout pour en arriver aujourd'hui au «Nouvel Ordre mondial», déjà partiellement avorté et qui semble être la caricature inversée et satanique de l'«Ordre Nouveau» eurocentré de mouture hitlérienne.


La Nouvelle Droite française, pour ne donner qu'un exemple, a commencé son cheminement au moment des événements d'Algérie pour entamer une longue marche de révision politique et idéologique, qui a abouti au voyage récent d'Alain de Benoist à Moscou, étape obligatoire pour tous les opposants révolutionnaires d'Europe au système mondialiste. La démarche a donc été faite par de Benoist, en dépit de ses rechutes et de ses reniements ultérieurs, appuyés par quelques-uns de ses plus minables affidés, lesquels n'ont évidemment pas encore compris pleinement la portée réelle de ces rencontres entre Européens de l'Ouest et Russes au niveau planétaire et préfèrent se perdre dans de stériles querelles de basse-cour, qui n'ont d'autres motivations que personnelles, relèvent de petites haines et de petits hargnes idiosyncratiques. Dans ce domaine comme tant d'autres, Thiriart avait déjà donné l'exemple, en opposant aux différences naturelles existant entre les hommes et les écoles de pensée l'intérêt suprême de la lutte contre l'impérialisme américain et le sionisme.


Pour revenir à l'Italie, nous devons nous rappeler la situation qui régnait en cette lointaine année 1965, quand a paru l'œuvre de Thiriart: les forces national-révolutionnaires, encore intégrées au Mouvement Social Italien (MSI), étaient alors victimes d'un PROVINCIALISME vétéro-fasciste, provincialisme cyniquement utilisé par les hiérarques politiques du MSI, complètement asservis à la stratégie des Etats-Unis et de l'OTAN (une ligne politique qui sera par la suite suivie avec fidélité, même au cours de la brève parenthèse de la gestion «rautiste», soi-disant inspirée des thèses national-révolutionnaires de Pino Rauti, gestion qui a appuyé l'intervention des troupes italiennes en Irak, aux côtés de l'US Army).


Les chefs de cette droite collaborationniste utilisaient les groupes révolutionnaires de la base, composés essentiellement de très jeunes gens, pour créer des assises militantes destinées, en ultime instance, à ramasser les voix nécessaires à envoyer au parlement des députés «entristes», devant servir d'appui aux gouvernements réactionnaires de centre-droit. Et tout cela, bien sûr, non dans l'intérêt de l'Italie ou de l'Europe, mais seulement dans celui de la puissance occupante, les Etats-Unis. Et une fois de plus, nous avons affaire à un petit nationalisme centralisateur et chauvin, utilisé au profit d'intérêts étrangers et cosmopolites!


C'était aussi le temps où l'extrême-droite était encore capable de mobiliser sur les places d'Italie des milliers de jeunes qui réclamaient que Trente et Trieste soient et restent italiennes, ou pour commémorer chaque année les événements de Hongrie de 1956! Mai 68 était encore loin, semblait s'annoncer à des années-lumière de distance! La droite italienne, dans ses prospections, ne voyait pas que cette «révolution» s'annonçait. Dans un tel contexte humain et politique, vétéro-nationaliste, provincial et, en pratique, philo-américain (qui débouchera ensuite dans la farce pseudo-golpiste de 1970, qui aura pour conséquence, au cours de toute la décennie, les tristement célèbres «années de plomb», avec leur cortège de crimes d'Etat), l'œuvre de Jean Thiriart fit pour un grand nombre de nationalistes l'effet d'une bombe; un choc électrique salutaire qui mit l'extrémisme nationaliste botté face à des problématiques qui, certes, n'étaient pas neuves, mais avaient été oubliées ou étaient tombées en désuétude. Aujourd'hui, nous ne pouvons donc pas ne pas tenir compte des effets politiques pratiques qui découlèrent de la pensée de Thiriart, même si ces effets, dans un premier temps, ont été fort modestes. Disons qu'à partir de la publication du livre de Thiriart, la thématique européenne est devenue petit à petit le patrimoine idéal de toute une sphère qui, dans les années suivantes, développera les thématiques anti-mondialistes actuelles.


Sans exégération, nous pouvons affirmer que c'est vers cette époque que se sont développés les thèmes de l'Europe-Nation, d'une lutte anti-impérialiste qui ne soit pas de «gauche», de l'alliance géostratégique avec les révolutionnaires du tiers monde. L'adoption de ce thème est d'autant plus étonnante et significative quand on sait que l'aventure de Jeune Europe a commencé par une lutte contre le FLN algérien. Thiriart avait, sur ce plan, changé complètement de camp, sans pour autant changer substantiellement de vision du monde, lui qui, quelques décennies auparavant, avait quitté les rangs de l'extrême-gauche belge pour adhérer à la collaboration avec le III° Reich germanique, sans pour autant perdre de vue le facteur URSS. Ces acrobaties politico-idéologiques lui ont valu les accusations d'«agent double», toujours aux ordres de Moscou!


En Italie, la section italienne de Jeune Europe (Giovane Europa) est rapidement mise sur pied. Malgré l'origine politique de la plupart des militants, Giovane Europa n'avait aucune filiation directe avec Giovane Italia, l'organisation étudiante du MSI (copiée à son tour de la Giovine Italia de Mazzini au 19° siècle); au contraire, Giovane Europa en était pratiquement l'antithèse, l'alternative contraire. Si bien qu'une fois l'expérience militante de «Giovane Europa» terminée, la plupart de ses militants se sont retrouvés dans le Movimento Politico Ordine Nuovo (MPON), opposé à la ligne politique prônant l'insertion parlementaire, comme le voulaient les partisans de Pino Rauti, retournés dans les rangs du MSI d'Almirante.


Si l'on tient compte du rôle UNIQUE qu'a joué la pensée de Julius Evola sur les plans culturel et idéologique en Italie, on ne doit pas oublier non plus que Jean Thiriart a impulsé, pour sa part, une tentative unique de rénovation des forces nationales dans ces années-là et dans les années qui allaient venir. Même un Giorgio Freda a reconnu lui-même ses dettes, sur le plan des idées, envers le penseur et le militant belge.


Autre aspect particulier et très important du livre Un Empire de 400 millions d'hommes, l'Europe, c'est d'avoir anticipé, de plusieurs décennies, une thématique fondamentale, revenue récemment dans le débat, notamment en Russie, grâce aux initiatives d'Alexandre Douguine et de la revue Dyenn, et en Italie, grâce aux revues ORION et AURORA: la GEOPOLITIQUE.


La première phrase du livre de Thiriart, dans la version italienne, est dédiée justement à cette science essentielle qui a pour objets les peuples et leurs gouvernements, science qui avait dû subir, dans notre après-guerre, un très long ostracisme, sous prétexte d'avoir été l'instrument de l'expansion nazie! Accusation pour le moins incongrue quand on sait qu'à Yalta les vainqueurs se sont partagés les dépouilles de l'Europe et du reste du monde sur base de considérations proprement géopolitiques et géostratégiques. Thiriart en était parfaitement conscient, en écrivant son premier chapitre, significativement intitulé «De Brest à Bucarest. Effaçons Yalta»: «Dans le contexte de la géo-politique et d'une civilisation commune, ainsi qu'il sera démontré plus loin, l'Europe unitaire et communautaire s'étend de Brest à Bucarest». En écrivant cette phrase, Thiriart posait des limites géographiques et idéales à son Europe, mais bientôt, ils dépassera ces limites, pour arriver à une conception unitaire du grand espace géopolitique qu'est l'EURASIE.


Une fois de plus, Thiriart a démontré qu'il était un anticipateur lucide de thèmes politiques qui ne mûrissent que très lentement chez ses lecteurs, du moins certains d'entre eux...


Mais il n'y a pas que cela!


Conjointement au grand idéal de l'Europe-Nation et à la redécouverte de la géopolitique, le lecteur est obligé de jeter un regard neuf sur les grands espaces de la planète. Ce fut un autre mérite de Thiriart d'avoir dépasser le traumatisme européen de l'ère de la décolonisation et d'avoir recherché, pour le nationalisme européen, une alliance stratégique mondiale avec les gouvernements du tiers monde, non asservis aux impérialismes, en particulier dans la zone arabe et islamique, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il est vrai que ceux qui découvrent la géopolitique, ne peuvent plus faire autrement que de voir les événements du monde sous une lumière nouvelle, prospective.


Et c'est dans un tel contexte, par exemple, qu'il faut comprendre les nombreux voyages de Thiriart en Egypte, en Roumanie, etc., de même que ses rencontres avec Chou en Lai et Ceaucescu ou avec les leaders palestiniens. Partout où il était possible de le faire, Thiriart cherchait à tisser un réseau d'informations et d'alliances planétaires dans une perspective anti-impérialiste. Par ailleurs, notons tout de même que la révolution cubaine, avec son originalité, exerçait de son côté sa propre influence.


Avec son style synthétique, presque télégraphique, Thiriart lui-même avait tracé dans ses textes les lignes essentielles de la politique extérieure de la future Europe unie:

«Les lignes directives de l'Europe unitaire:

avec l'Afrique: symbiose

avec l'Amérique latine: alliance

avec le monde arabe: amitié

avec les Etats-Unis: rapports basés sur l'égalité».


Mise à part l'utopie qu'était son espoir en des rapports égaux avec les Etats-Unis, on notera que sa vision géopolitique était parfaitement claire: il voulait de grands blocs continentaux et était très éloigné de toute vision étriquée d'une petite Europe «occidentale et atlantique» qui, comme celle d'aujourd'hui, n'est plus que l'appendice oriental de la thalassocratie yankee, ayant pour barycentre l'Océan Atlantique, réduit à la fonction de «lac intérieur» des Etats-Unis.


Bien sûr, aujourd'hui, après l'aventure politique de Thiriart, certaines de ces options géopolitiques, dans le milieu «national», pourraient sembler évidentes, voire banales, pour les uns, simplistes et intégrables pour d'autres. Mais mis à part le fait que tout cela n'est guère clair pour l'ensemble des «nationaux» (il suffit de penser à certaines résurgences racistes/biologistes et anti-islamiques d'un pseudo-néo-nazisme, utilisées et instrumentalisées par la propagande américaine et sioniste dans un but anti-européen), nous ne nous lasserons pas de répéter qu'il y a trente ans, cette option purement géopolitique de Thiriart, vierge de toutes connotations racistes, était très originale et courageuse, dans un monde bipolaire, opposant en apparence deux blocs idéologiques et militaires antagonistes, dans une perspective de conflictualité «horizontale» entre Est et Ouest et sous la menace de l'anéantissement nucléaire réciproque, surtout pour les «alliés» des deux puissances majeures en Europe.


Nous pouvons affirmer aujourd'hui que si bon nombre d'entre nous, en Italie, en sont arrivés progressivement à dépasser cette fausse vision dichotomique de la conflictualité planétaire, et cela bien avant l'effondrement de l'URSS et du bloc soviétique, c'est dû en bonne partie à la fascination qu'ont exercée les thèses que propageait Thiriart à l'époque, à ses intuitions géniales.


Effectivement, on peut parler de «génialité», en politique comme dans tous les autres domaines du savoir humain, quand on PRE-VOIT et que l'on EX-POSE (du latin exponere, poser en dehors, mettre en exergue ou en évidence) des faits ou des événements qui sont encore occultés, méconnus, peu clairs pour les autres et qui ne se dégagent de leur phase occulte que graduellement pour n'advenir au monde en pleine lumière que dans un futur plus ou moins lointain.


Sur ce chapitre, nous voulons simplement rappeler les assertions de Thiriart relatives à la dimension géopolitique du futur Etat européen, consignées dans le chapitre (10, §1) intitulé «Les dimensions de l'Etat européen. L'Europe de Brest à Vladivostock» (pp. 28 à 31 de l'éd. franç.): «L'Europe jouit d'une grande maturité historique, elle connaît désormais la vanité des croisades et des guerres de conquêtes vers l'Est. Après Charles XII, Bonaparte et Hitler, nous avons pu mesurer les risques de pareilles entreprises et leur prix. Si l'URSS veut conserver la Sibérie, elle doit faire la paix avec l'Europe — avec l'Europe de Brest à Bucarest, je le répète. L'URSS n'a pas et aura de moins en moins la force de conserver à la fois Varsovie et Budapest d'une part, Tchita et Khabarovsk d'autre part. Elle devra choisir ou risquer de tout perdre» (les caractères italiques sont dans le texte).


Plus loin: «Notre politique diffère de celle du général De Gaulle parce qu'il a commis ou commet trois erreurs:

- faire passer la frontière de l'Europe à Marseille et non à Alger;

- faire passer la frontière du bloc URSS/Europe sur l'Oural et non en Sibérie;

- enfin, vouloir traiter avec Moscou avant la libération de Bucarest» (p. 31).


A la lecture de ces deux brefs extraits, on ne peut plus dire que Jean Thiriart manquait de perspicacité et de prévoyance! Or ces phrases ont été écrites, répétons-le, à une époque où les militants sincèrement européistes, même les plus audacieux, parvenaient tout juste à concevoir une unité européenne de Brest à Bucarest, c'est-à-dire une Europe limitée à la plate-forme péninsulaire occidentale de l'Eurasie; pour Thiriart, elle ne représentait déjà plus qu'une étape, un tremplin de lancement, pour un projet plus vaste, celui de l'unité impériale continentale. Qu'on ne nous parle plus, dès lors, des droites nationalistes, y compris celles d'aujourd'hui, qui ne font que répéter à l'infini leur provincialisme, sous l'oeil bienveillant de leur patron américain.


Il y a trente ans déjà, Thiriart allait plus loin: il dénonçait toute l'absurdité géopolitique du projet gaulliste (De Gaulle étant un autre responsable direct de la défaite de l'Europe, au nom du chauvinisme vétéro-nationaliste de l'Hexagone) d'une Europe s'étendant de l'Atlantique à l'Oural, faisant sienne, du même coup, cette vision continentale absurde, propre aux petits professeurs de géographie, qui trace sur le papier des cartes une frontière imaginaire à hauteur des Monts Ourals, qui n'ont jamais arrêté personne, ni les Huns ni les Mongols ni les Russes.


L'Europe se défend sur les fleuves Amour et Oussouri; l'Eurasie, c'est-à-dire l'Europe plus la Russie, a un destin clairement dessiné par l'histoire et la géopolitique en Orient, en Sibérie, dans le Far East de la culture européenne, et ce destin l'oppose au West de la civilisation américaine du Bible and Business. Quant à l'histoire des rencontres et des confrontations entre les peuples, ce n'est rien d'autre que de la GEOPOLITIQUE EN ACTE, tout comme la géopolitique n'est rien d'autre que le destin historique des peuples, des nations, des ethnies et des empires, voire des religions, en PUISSANCE. En passant, nous devons ajouter que la conception de Jean Thiriart, pour autant qu'elle ait été encore liée aux modèles «nationalistes» influencés par la France révolutionnaire, était finalement plus «impériale» qu'impérialiste. Il a toujours refusé, jusqu'à la fin, l'hégémonie définitive d'un peuple sur tous les autres.


L'Eurasie de demain ne sera pas plus russe qu'elle ne sera mongole, turque, française ou germanique: car quand tous ces peuples ont voulu exercer seuls leur hégémonie, ils ont échoué. Echecs qui devraient nous avoir servi d'enseignement.


Qui pouvait, il y a trente ans, prévoir avec autant de précision la faiblesse intrinsèque de ce colosse militaro-industriel qu'était l'URSS, qui semblait à l'époque lancée à la conquête de toujours plus de nouveaux espaces, sur tous les continents, en âpre compétition avec les Etats-Unis qu'elle allait bientôt dépasser?


Avec le temps, finalement, tout cela s'est révélé un gigantesque bluff, un mirage historique probablement fabriqué de toutes pièces par les forces mondialistes de l'Occident pour maintenir les peuples dans la servitude, avec, à la clef, un chantage constant à la terreur. Tout cela pour manipuler les peuples et les nations de la Terre au bénéfice de l'intérêt stratégique suprême, unique, posé comme seul «vrai»: celui de la superpuissance planétaire que sont les Etats-Unis, base territoriale armée du projet mondialiste. En fin de compte, pour parler le langage de la géopolitique, c'est la «politique de l'anaconda» qui a prévalu, comme la définissait hier, avec les mêmes mots, le géopoliticien allemand Haushofer, et la définissent aujourd'hui les géopoliticiens russes, à la tête desquels officie le Colonel Morozov; les Américains et les mondialistes cherchent toujours à éloigner le pivot territorial de l'Eurasie de ses débouchés potentiels sur les mers chaudes, avant de grignoter petit à petit le territoire de la «tellurocratie» soviétique. Le point de départ de cette stratégie de grignotement: l'Afghanistan.


Jean Thiriart avait déjà mis en lumière, dans son livre de 1965, les raisons brutes et crues qui animaient la politique internationale. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, que l'un de ses modèles était Machiavel, auteur du Prince.


Certes, nous diront les pessimistes, si le Thiriart analyste de la politique a su anticiper et prévoir, le Thiriart militant, organisateur et chef politique du premier modèle d'organisation transnationale européiste, a failli. Soit parce que la situation internationale d'alors n'était pas encore suffisamment mûre (ou pourrie), comme nous le constatons aujourd'hui, soit parce qu'il n'y a pas eu de «sanctuaire» de départ, comme Thiriart l'avait jugé indispensable. En effet, il a manqué à Jeune Europe un territoire libre, un Etat complètement étranger aux conditionnements imposés par les superpuissances, qui aurait pu servir de base, de refuge, de source d'approvisionnement pour les militants européens du futur. Un peu comme le fut le Piémont pour l'Italie.


Toutes les rencontres de Thiriart au niveau international visaient cet objectif. Toutes ont échoué. Réaliste, Thiriart a renoncé à l'engagement politique, au lieu de reprendre son discours et d'attendre que l'occasion se représente, et même une meilleure occasion, celle d'avoir un grand pays auquel il aurait pu proposer sa stratégie: la Russie. Le destin de ce citoyen belge de naissance mais Européen de vocation a été étrange: il a toujours été «hors du temps», surpris par les événements. Il les a toujours prévus mais a toujours été dépassé par eux.


Sa conception de la géopolitique eurasienne, sa vision qui désigne GLOBALEMENT les Etats-Unis comme l'ennemi OBJECTIF absolu, pourraient être perçues comme les indices d'un «visionarisme» illuminé, freiné seulement par un esprit rationnel cartésien, et rationalisé en ultime instance.


Son matérialisme historique et biologique, son nationalisme européen centralisateur et totalisant, sa fermeture à l'endroit de thématiques écologiques et animalistes, ses positions personnelles face aux spécificités ethno-culturelles, son hostilité de principe à tout pathos religieux, son ignorance de toute dimension métapolitique, son admiration pour le jacobinisme de la Révolution française, pierre d'achoppement pour bon nombre d'anti-mondialistes francophones: tout cela constituait des limites à sa pensée et des résidus de conceptions vétéro-matérialistes, progressistes et darwiniennes, de plus en plus éloignées des choix culturels, religieux et politiques contemporains, chez les hommes et les peuples engagés, dans toute l'Eurasie et dans le monde entier, dans la lutte contre le mondialisme. Les idées «rationalistes», que Thiriart faisait siennes, au contraire, ont été l'humus culturel et politique sur lequel le mondialisme a germé au cours des siècles passés. Ces aspects de la pensée de Thiriart ont révélé leurs limites, pendant les derniers mois de son existence, notamment lors des colloques et conversations de Moscou en août 1992. Son développement intellectuel semblait s'être définitivement arrêté à l'époque de l'historicisme linéaire et progressiste, avec sa mythologie d'un «avenir radieux pour l'humanité».


Une telle vision rationaliste ne lui permettait pas de comprendre des phénomènes aussi importants que le réveil islamique ou le nouveau «mysticisme» eurasiste russe, ainsi que leur projections politiques d'une teneur hautement révolutionnaire et anti-mondialiste. Et ne parlons même pas de l'impact des visions traditionalistes d'un Evola ou d'un Guénon. Thiriart véhiculait donc cet handicap «culturel», ce qui ne nous a pas empêché de nous retrouver à Moscou en août 1992, où nous avons cueilli au vol ses innombrables intuitions politiques.


Quelques-unes de ces intuitions ont fait qu'il s'est retrouvé aux côtés de jeunes militants européens pour aller rencontrer les protagonistes de l'avant-garde «eurasiste» du Front du Salut National russe, rassemblés autour de la revue Dyenn et du mouvement du même nom. Nous avons découvert, ainsi, dans la capitale de l'ex-empire soviétique qu'il avait été parfaitement reconnu comme un penseur d'avant-garde par les Russes. Les enseignements géopolitiques de Thiriart ont germé en Russie, c'est indubitable, alors qu'en Occident ils ont toujours été méconnus voire méprisés. Thiriart a eu un impact lointain, dans les immensités glacées de la Russie-Sibérie, dans le cœur du Vieux Monde, près du pivot central de la tellurocratie eurasiatique.


Est-ce une ironie de l'histoire des doctrines politiques, qui surgit au moment de leur actualisation pratique ou est-ce la ennième confirmation de cet adage antique, «nul n'est prophète en son pays»? Le long «exil intérieur» de Thiriart semblait donc terminé, il s'était retiré de la politique active pour toujours et avait surmonté ce retrait qui, au départ, avait été une grosse déception. Il nous inondait de documents écrits, de comptes rendus d'interventions orales. Le flot ne semblait jamais devoir s'arrêter! Comme s'il cherchait à rattraper le temps qu'il avait perdu dans un silence dédaigneux.


Mu par un enthousiasme juvénile, parfois excessif et agaçant, Thiriart se remettait à donner des leçons d'histoire et de géopolitique, de sciences exactes et de politologie, de droit et toutes autres disciplines imaginables, aux généraux et aux journalistes, aux parlementaires et aux écrivains, aux politiciens de l'ex-URSS et aux militants islamiques de la CEI, et aussi, bien sûr, à nous, les Italiens présents qui avions, en même temps que lui, connu des changements d'opinion, en apparence inattendus. Et tout cela s'est passé dans la Russie d'aujourd'hui, où tout est désormais possible et rien n'est certain (et qui pourra être, qui sait, la Russie d'hier, quand cet article paraîtra); nous avons en effet affaire à une Russie suspendue entre un passé glorieux et un futur ténébreux, mais grosse de potentialités inimaginables. C'est là-bas que Jean Thiriart a retrouvé une nouvelle jeunesse.


Dans une ville de Moscou qui survit au jour le jour entre l'apathie et la fébrilité, semblant attendre «quelque chose» dont on ne connaît encore ni le nom ni le visage; une ville où tout se passe, où tout peut se passer comme dans une dimension spéciale, entre ciel et terre. De la terre russe tout et le contraire de tout peut jaillir: le salut et l'extrême perdition, la renaissance ou la fin, une nouvelle puissance ou la désintégration totale d'un peuple qui fut impérial et est devenue, aujourd'hui, une plèbe misérable. Enfin, c'est là, et là seulement, que se joue le destin de tous les peuples européens et, en définitive, de la planète Terre. L'alternative est bien claire: ou nous aurons un nouvel empire eurasiatique qui nous guidera dans la lutte de libération de TOUS les peuples du globe ou nous assisterons au triomphe du mondialisme et de l'hégémonisme américain pour tout le prochain millénaire. C'est là-bas que l'écrivain et homme politique Jean Thiriart avait retrouvé l'ESPOIR de pouvoir mettre en pratique ses intuitions du passé, cette fois à une échelle bien plus vaste.


Dans cette terre de Russie, d'où peut surgir le messie armé des peuples d'Eurasie, nouvel avatar d'un cycle de civilisation ou Antéchrist des prophéties johanniques, nous aurons un espace pour toutes les alchimies et les expériences politiques, inconcevables si on les regarde avec des yeux d'Occidental. La Russie actuelle est un immense laboratoire, une terre politiquement vierge que l'on pourra féconder de greffons venus de loin, une terre vierge où la LIBERTE et la PUISSANCE vont se chercher pour s'accoupler et tenter de nouvelles synthèses: «Le chemin de la liberté passe par celui de la puissance», soulignait Thiriart dans son livre fondamental, «Il ne faudrait donc pas l'oublier, ou il faudrait l'apprendre à ceux qui l'ignorent. La liberté des faibles est un mythe vertuiste, une ingénuité à utilisation démagogique ou électorale. Les faibles n'ont jamais été libres et ne le seront jamais. Seule existe la liberté des forts. Celui qui veut être libre, doit se vouloir puissant. Celui qui veut être libre doit être capable d'arrêter d'autres libertés, car la liberté est envahissante et a tendance à empiéter sur celle des voisins faibles». Ou encore: «Il est criminel du point de vue de l'éducation politique de tolérer que les masses puissent être intoxiquées par des mensonges affaiblissants comme ceux qui consistent à “déclarer la paix” à ses voisins en s'imaginant ainsi pouvoir conserver sa liberté. Chacune de nos libertés a été acquise à la suite de combats répétés et sanglants et chacune d'entre elles ne sera maintenue que si nous pouvons faire étalage d'une force susceptible de décourager ceux qui voudraient nous en priver. Plus que d'autres, nous aimons certaines libertés et rejetons de nombreuses contraintes. Mais nous savons combien sont perpétuellement menacées ces libertés. Que ce soit en tant qu'individu, que ce soit en tant que nation, nous connaissons la source de la liberté et c'est la puissance. Si nous voulons conserver la première, nous devons cultiver la seconde. Elles sont inséparables» (p. 301-302).


Voilà une page qui, à elle seule, pourrait assurer à son auteur un poste dans une faculté d'histoire des sciences politiques. Quand tout semblait à nouveau possible et quand le jeu des grandes stratégies politiques revenait à l'avant-plan, sur un échiquier grand comme le monde, quand Thiriart venait à peine d'entrevoir la possibilité de donner vie à sa grande idée d'Unité, voilà qu'a surgi le dernier coup du destin: la mort.


En dépit de son inéluctabilité, elle est un événement qui nous surprend toujours, qui nous laisse avec un sentiment de regret et d'incomplétude. Dans le cas de Thiriart, le fait de la mort fait vagabonder l'esprit et nous imaginons tout ce que cet homme d'élite aurait encore pu nous apporter dans nos combats, tout ce qu'il aurait encore pu apprendre à ceux qui partagent notre cause, ne fût-ce que dans de simples échanges d'opinions, ne fût-ce qu'en formulant des propositions en matières culturelle et politique.


Enfin, il nous appartient de souligner la complétude de l'œuvre de Thiriart. Plus que tout autre, il avait complètement systématisé sa pensée politique, tout en restant toujours pleinement cohérent avec ses propres prémisses et en demeurant fidèle au style qu'il avait donné à sa vie.


Lui, moins que tout autre, on ne pourra pas lui faire dire post mortem autre chose qu'il n'ait réellement dite, ni adapter ses textes et ses thèses aux exigences politiques du moment. Il reste le fait, indubitable, que sans Jean Thiriart, nous n'aurions pas été ce que nous sommes devenus. En effet, nous sommes tous ses héritiers sur le plan des idées, que nous l'ayions connu personnellement ou que nous ne l'ayions connu qu'au travers de ses écrits. Nous avons tous été, à un moment ou à un autre de notre vie politique ou de notre quête idéologique, les débiteurs de ses analyses et de ses intuitions fulgurantes. Aujourd'hui, nous nous sentons tous un peu orphelins.


En cet instant, nous voulons nous rappeler d'un écrivain politique, d'un homme qui était tout simplement passionné, impétueux, d'une vitalité débordante, le visage toujours illuminé d'un sourire jeune et l'âme agitée par une passion dévorante, la même que celle qui brûle en nous, sans vaciller, sans la moindre incertitude ou le moindre fléchissement.


Le cas Jean Thiriart? C'est l'incarnation vivante, vitale, d'un homme d'élite qui porte son regard vers le lointain, qui voit de haut, au-delà des contingences du présent, où les masses restent prisonnières. J'ai voulu tracer le portrait d'un PROPHETE MILITANT.


Carlo TERRACCIANO.


 

 

F. Vitoux: Céline, l'homme en colère

Frédéric Vitoux : Céline, l'homme en colère

Trouvé sur: http://ettuttiquanti.blogspot.com

Ce volume constitue une édition revue et mise à jour de Céline, paru aux éditions Belfond en 1987.

Présentation de l'éditeur
" Chaque écrivain, chaque intellectuel, chaque maître à penser veut désormais se mesurer à l'auteur du Voyage, le jauger, le juger, l'accabler ou le louer ", estime Frédéric Vitoux, qui fut l'un des premiers à se risquer à cet exercice et qui pose aujourd'hui la question : " Céline serait-il l'auteur le plus notoirement méconnu de la littérature moderne ? " Ecrivain maudit ? Il était célèbre dès la publication de Voyage au bout de la nuit, en 1932. Ecrivain controversé ? Sa gloire n'a cessé de croître depuis sa mort, au point qu'il est aujourd'hui l'un des Français les plus traduits dans le monde. Ecrivain ordurier ? Son style ajouré, éclaté comme de la dentelle, en fait aussi l'un des plus précieux de notre littérature. Ecrivain consacré ? Son œuvre, à l'exception de ses deux premiers romans, reste largement ignorée. Aborder sans jargon les singularités de l'écriture célinienne. Raconter les principales étapes de sa vie. Evoquer sans complaisance aucune le signataire de pamphlets antisémites d'une violence et d'une outrance telles qu'elles indignèrent ou décontenancèrent ses détracteurs comme ses amis : tel est le triple défi relevé par ce livre. Etude objective et dépassionnée, Céline, l'homme en colère se complète de témoignages, d'une bibliographie et d'un index.

Frédéric Vitoux, Céline, l'homme en colère, Ed.Ecriture, 2009.

lundi, 02 février 2009

Buy American-clausule Obama verontrust Europa

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Buy American'-clausule Obama verontrust Europa

De Europese Commissie maakt zich zorgen over een clausule in het economische herstelplan van de Amerikaanse president Barack Obama die stelt dat enkel Amerikaans staal en ijzer aangewend mag worden bij de op til staande infrastructuurwerken.

'Indien er een wet wordt goedgekeurd die de verkoop van Europese producten in de Verenigde Staten verbiedt, zullen we niet zomaar toekijken', zei de woordvoerder van eurocommissaris voor Handel Catherine Ashton donderdag.

Het Huis van Afgevaardigden in Washington schaarde zich woensdag achter Obama's plan, dat onder meer grootschalige investeringen in wegen, bruggen, scholen, overheidsgebouwen en andere infrastructuur behelst.

Het plan van de president bevat een aanzienlijke uitbreiding van de 'Buy American'-clausule, die het gebruik van ingevoerd ijzer en staal voor de meeste overheidsopdrachten zou verbieden. De projecten zijn samen tientallen miljarden dollars waard.

Andere producten

De Europese Commissie wacht met haar definitieve oordeel tot de goedkeuring van het plan in de Senaat. Daar zou men zich volgende week over de tekst buigen. Volgens Amerikaanse media gaan er zelfs stemmen op om het 'Buy American'-principe nog uit te breiden naar andere producten.

Grote Amerikaanse bedrijven als Boeing, General Electric en Caterpillar hebben zich tegen de clausule gekant. Ze vrezen Europese vergeldingsmaatregelen. Eurofer, de koepel van Europese ijzer- en staalproducenten, trok reeds aan de alarmbel.

Protectionisme

Ook secretaris-generaal John Monks van de Europese vakbondskoepel ETUC verwees donderdag naar het Amerikaanse plan. In een interventie voor het World Economic Forum in Davos waarschuwde de syndicale topman voor een nieuwe golf van protectionisme in Europa en in de wereld. Hij drong bij de Europese Commissie aan om stappen te ondernemen.


Amerikanen dringen eerst aan op het vrijmaken van de wereldmarkt, ze koloniseren de wereld, veroorzaken vervolgens een economische crisis en wanneer zij nadelen beginnen te ondervinden van de vrije markt sluiten ze hun markt af.

Un blog consacré à Céline

 

 

 

Un blog consacré à Céline

 

Céliniens qui êtes aussi des internautes, oyez ! Un blog consacré à Céline est désormais disponible sur la toile.  Il propose les entretiens filmés, des émissions télévisées et radiophoniques mais aussi des commentaires variés, des articles de presse, des photographies, des portraits, bref tout ce qu’il est possible de mettre sur Internet ¹.

L’animateur de ce blog, Matthias Gadret, n’est pas (encore) connu des céliniens. La trentaine, licencié en philosophie, « gratte-papier » dans la banlieue parisienne, il se considère comme un simple lecteur de Céline. Simple lecteur peut-être mais passionné si l’on en juge par la richesse de son blog qui accumule les informations en tous genres sur celui qu’il considère de toute évidence comme le contemporain capital. Si on lui demande quel est l’objectif de ce blog, il répond modestement : « Offrir chaque jour un petit quelque chose sur notre auteur favori ». Le plus étonnant, c’est qu’il y parvient si bien que le réflexe quotidien d’aller visiter ce blog devient familier aux internautes céliniens qui le connaissent déjà. L’avantage du blog, dit-il, est que l’outil,  simple et souple à utiliser, ne nécessite aucune connaissance technique particulière. Il permet surtout aux lecteurs de réagir aisément à chaque information mise en ligne en déposant un commentaire. À ce propos, Matthias déplore que les internautes céliniens soient aussi discrets alors même que l’anonymat leur est garanti.  Le fait que ce blog soit plutôt de droite  – particularité peu commune parmi les céliniens déclarés – ne suscite pas davantage de réactions. Il est vrai qu’il se divise en plusieurs sections, dont l’une, centrée sur l’actualité, est davantage lue que les autres. Pas que Céline, en effet : ce fervent du 7ème art en général et de Michel Audiard en particulier propose de savoureux extraits de films mettant en valeur tout le talent du dialoguiste qui était aussi, comme on le sait, un célinien patenté.

Proche de la sensibilité identitaire, Matthias met aussi en ligne d’intéressants documents sur notre patrimoine européen. Fasciné par le Japon, il consacre aussi une part intéressante de son travail à l’empire du Soleil levant. La partie consacrée à la photographie donne à voir de beaux nus artistiques. Celle centrée sur la musique propose classique, chanson française, rock’n’roll’, airs traditionnels, etc. Bref, un blog éclectique à souhait.

En ce qui concerne Céline (qui occupe tout de même une part privilégiée avec plus de 400 « posts »), Matthias Gadret déplore que l’image de l’écrivain se résume encore aujourd’hui à celle d’un « horrible écrivain collabo-nazi-antisémite ». Il n’en veut pour preuve que l’incident survenu récemment à la Médiathèque André Malraux de Strasbourg : une citation bien anodine extraite de Rigodon a dû être effacée en catastrophe suite aux pressions émanant d’une seule personne ². Notre blogueur pense qu’il sera difficile d’aller plus loin dans la bêtise. Et de commenter sur le mode ironique : « “Dieu qu’ils étaient lourds !”, nous disait Céline il y a environ 50 ans. Ils continuent, les bougres... ». Son souhait, pour conclure : « Voir des céliniens avertis (relativement rares sur internet) réagir plus souvent, pour créer le débat, partager leurs impressions, chaque célinien ayant son Céline. »  Lecteurs du BC, vous savez ce qu’il vous reste à faire…

Marc LAUDELOUT

 

1. Blog « Entre guillemets... » ( http://ettuttiquanti.blogspot.com ) comportant dix sections : actualités – Louis-Ferdinand Céline – livres – musique – mémoire – images – japon – humour – film – mots et proverbes. 

2. Pour plus de détails, voir Le Bulletin célinien, n° 302, novembre 2008, p. 3.

De Reactie nam zijn aanvang bij het eerste betreuren

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De Reactie nam zijn aanvang bij het eerste betreuren

Quelques notes sur la notion d' "aristocratie"

 

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Quelques notes sur la notion d'«aristocratie»

par Philippe JOUET


Un projet politique, projet culturel, reposant né­cessairement sur un certain nombre de choix éthi­ques qui expriment, à l'aide de références choi­sies tenues pour cohérentes, les aspirations, les idéaux, la culture de leurs promoteurs.


De toutes ces références, de ces «mots-clés» qui s'affrontent, s'appuient et se repoussent au gré des «combats d'idées», il en est une, pas la plus employée ni la plus claire, qui mérite qu'on s'y arrête: celle d'«aristocratie» qui poursuit, çà et là, une carrière idéologique déjà ancienne. Le terme est suffisamment vague pour qu'on l'admette sans examen et, de plus, il est évocateur d'his­toi­re(s). C'est cependant un terme suspect, au con­te­nu ambigu et dont l'usage ne va pas de soi. Son insignifiance politique présente contraste plaisam­ment avec l'abus que l'on en peut faire dans cer­tains milieux droitistes. C'est pourquoi tout débat sur la notion d'«aristocratie» doit commencer par une clarification sémantique. Ce faisant, on n'é­chap­pera pas, et l'on s'en excuse, aux détermi­na­tions intellectuelles de l'espace francophone. Mais si le mot est d'introduction ré­cente en fran­çais (le terme aristocratie, latinisé dans les traduc­tions d'Aristote, n'est usuel qu'à partir de 1750. L'aristocrate date du XVIe s. et ne se vulgarise, si l'on peut dire, qu'à la veille de la révolution (1778, Linguet) (1). La notion est ancienne.


Il faut donc s'attacher à donner des points de repère historiques relatifs à l'origine de cette no­tion, tant il est vrai que le «style aristocratique», quelles que soient les analogies que peuvent pré­senter sur ce point différentes civilisations, ne se laisse définir que dans un milieu culturel donné, en relation avec une situation historique précise. L'«aristocratie chinoise», ou pharaonique, ou in­ca, mais on risquerait alors de méconnaître l'uni­vers mental particulier qui les explique.


Aussi ces quelques notes s'attachent-elles aux données de la tradition indo-européenne, recon­nues comme fondement de la notion européenne d'«aristocratie». On a ainsi accès moins aux réali­tés des aristocraties historiques qu'à l'image que nous permettent d'atteindre les textes les plus an­ciens des cultures indo-européennes.


1.1. Le vocabulaire


Le sens du terme ayant varié au cours des temps, il convient de rechercher les valeurs premières. Si l'on se reporte au grec ancien, on se rend compte que les composés en aris- sont extrêmement nom­breux, de même que les noms de personnes. C'est l'indice d'une notion traditionnelle conser­vée par le formulaire et comme telle révélatrice des idéaux du peuple qui l'utilise, donc une no­tion fondamentale.


áristos sert de superlatif à ágathós «bon», et s'ap­plique à l'«excellent», au «meilleur», au «plus brave», au «plus noble». L'aristocrate est donc celui qui se distingue dans un emploi précis, jugé essentiel par la tradition nationale. A l'origi­ne, l'emploi devait être guerrier, l'áristeus étant «celui qui tient le premier rang», le «chef le plus distingué, le plus brave». Chez Homère, le terme s'applique à la suite ou à l'entourage des rois (Iliade 15, 363; 23, 236, etc…), d'où l'épique án­dres áristèes. L'áristeía est la supé­riorité, no­tamment la vaillance et, au pluriel, les hauts faits, les exploits qui procurent la gloire ári-prepéoos «impérissable». Aussi trouve-t-on l'adverbe ári-prepréoos «avec distinction, supé­rieurement». La notion de hiérarchie, ou mieux de hiérarchi­sa­tion (active) des mérites n'est pas loin et se traduit dans le vocabulaire du gouver­nement: áristarxéoo est «exercer la magistrature avec distinction», on classe les hommes áristín­dèn «par rang de no­blesse ou de mérite». L'idéal social d'áristeúoo «ex­celler» entretient les espé­rances lignagères, d'où le composé áristo-gónos «qui enfante les plus nobles fils». L'áristokratía est donc le «gou­vernement des plus puissants ou des meilleurs». L'«aristocratie» est donc une no­tion issue de l'ex­périence sociale, vérifiée et somme toute relative. Elle n'est pas un concept métaphysique.


1.2. Dans la tradition indo-européenne


1.2.1. L'individu dans le groupe


On remarque l'association de l'«aristocratie», qui est un terme composé et donc secondaire par rap­port à la notion d'aristeia, constatée, éprouvée dans les faits, avec les valeurs guerrières et la compétition sociale. Le rapport avec Indien arya- est probable mais le sens de ce dernier terme est discuté (2): l'arí- (avec sa personnification le dieu Aryaman) désigne la confédération des tribus qui constitue la «nation», tous ceux qui se revendi­quent du même «naître»; mais en même temps qu'il désigne la communauté nationale par op­position aux non-aryens, arí- désigne l'étranger à la famille, au clan et à la tribu. Emile Benvéniste a pu écrire que le style indo-européen était «a­ristocratique» et Meillet n'a pas dit autre chose: l'analyse du vocabulaire hérité montre que l'indo-européen «est une langue de chefs et d'orga­nisa­teurs imposée par le prestige d'une aristocratie» (3). L'étude du formulaire tradition­nel confirme cette impression d'ensemble: «on y trouve l'ima­ge d'une fière aristocratie guerrière, qui aime la vie, les larges espaces, les biens de ce monde et par-dessus tout la gloire, et qui con­sacre à l'éle­vage, aux sports équestres et à la chasse les loi­sirs du temps de paix. Aristocratie pour qui le «caractère» (*ménos) est la qualité es­sentielle de l'homme, et la gloire (*kléwos «ce qu'on en­tend») le but suprême de l'existence» (4). Nul doute que l'organisation distendue de la «nation» entre clans rivaux et compétiteurs a fa­vorisé la sélection de ces «aristocraties» guer­rières. Tel est encore le mode d'organisation de plusieurs peu­ples indo-européens historiques, en particulier les Celtes de l'Antiquité et du Haut Moyen Age irlan­dais.


L'«aristocratie» se laisse ainsi définir comme la recherche et la maîtrise d'une perfection technique dans les activités caractéristiques de son mode de vie et génératrices de hauts faits. Les exploits du guer­rier lui valent la gloire, la «bonne réputation» qui fait que l'on parlera de lui. C'est le seul mo­yen de conquérir l'immortalité, car la gloire est «im­périssable» (formule reconstruite à partir de védique áksitan ´srávah et grec homérique kléos áphthiton (5)). Le meilleur échappera ainsi à l'a­no­nymat de la «seconde mort» qui est le lot com­mun de ceux que guette l'oubli.


Comment cette idéologie d'apparence très «in­di­viduelle» s'inscrit-elle dans une doctrine sociale éminemment communautaire, entretenue par une tra­dition orale nécessairement supra-in­dividuelle? C'est d'abord que la recherche de gloire profite au groupe tout entier, puisqu'elle lui assure la maîtrise du «large espace», de l'«espace pour vi­vre». Ainsi les cosmogonies vantent les exploits du héros qui a fixé le soleil et repoussé les Té­nè­bres (Indra), servant en cela l'Ordre divin et ren­dant possible la vie du peuple et de l'univers (li­bé­ration des eaux/vaches/aurores). La victoire mi­li­taire permet aussi l'instauration du sacrifice, l'or­ganisation mystique de l'espace, la maîtrise dis­tinctive des champs de pouvoir (les différents ager de Rome). C'est aussi parce que la réussite individuelle renforce le sens de la lignée dont la famille, le premier des cercles de l'appartenance sociale, est l'expression synchronique: «Les de­voirs envers la lignée sont ceux du système que les sociologues nomment trustee, «caractérisé par la croyance que la race, la lignée étaient la réalité métaphysique, et que l'individu n'était qu'un mail­lon transitoire d'une chaîne permanente de la famille idéalement éternelle, gardant le nom, la ré­putation, le statut et la propriété de la famille en dépôt (in trust) pendant son temps de vie. C'était la responabilité de l'individu de transmettre ce dé­pôt non diminué et si possible accru par sa propre conduite. L'individu acquérait l'immortalité quant la postérité et en particulier ses propres descen­dants se rappelaient son nom avec orgueil et hon­neur» (6)».


Cette conception est inséparable de la solidarité cla­nique (famille étant ici à entendre comme «gran­de famille», élargie à l'ensemble de la pa­ren­té, pratiquement l'unité réelle de la vie natio­nale). C'est d'ailleurs la reconnaissance de la so­lidarité-dépendance qui seule permet l'existence sociale. On peut résumer ainsi E. Benvéniste (7): «En latin et en grec, l'homme libre, *(e)leud­heros, se définit positivement par son appar­te­nance à une «croissance», à une «souche»; à preu­ve, en latin, la désignation des «enfants» (bien nés) par liberi: naître de bonne souche et ê­tre libre, c'est tout un. En germanique, la parenté encore sensible par exemple entre all. frei «libre» et Freund «ami», permet de reconsti­tuer une no­tion primitive de la liberté comme ap­partenance au groupe fermé de ceux qui se nom­ment mutuel­lement «amis». A son appartenance au groupe –de croissance ou d'amis– l'individu doit non seulement d'être libre, mais aussi d'être soi: les dérivés du terme *swe, gr. idiotes «particulier», lat. suus «sien», mais aussi gr. étes, hetaîros «al­lié, compagnon», lat. sodalis «compagnon, col­lè­gue», font entrevoir dans le *swe primitif le nom d'une unité sociale dont chaque membre ne découvre son «soi» que dans «l'entre-soi».


On n'est libre que dans le mesure où on reconnaît sa dépendance de nature, on n'est une personne que dans la mesure où le groupe vous reconnaît. L'aristocratie, la première à suivre le modèle so­cial des sodalités et des unions de lignages, avec le système complexe d'engagements réciproques qu'elles supposent, participe entièrement de cette idéologie de la cohésion sociale, de type pourrait-on dire génétique.


1.2.2. Hiérarchie des valeurs et mobilité sociale.


Les différentes sociétés issues des Indo-Euro­péens ont conservé et cette exaltation de l'excel­lence sociale et le sens corollaire de la hié­rarchi­sa­tion: «Un ensemble formulaire constitué à partir de la racine *kens- «qualifier», «porter un juge­ment de valeur sur» évoque ces mécanismes com­plémentaires (la louange et le blâme). Ainsi la no­tion indo-européenne de *nára(m) ou *nárya-´sám­sa «la qualification des seigneurs» est per­sonnifiée en une entité à la fois crainte et aimée; on en retrouve peut-être le nom dans les anthro­ponymes grecs comme kássandros, kassándra. On se fait une mauvaise réputation (*dus-klewes) en manquant au code d'honneur de la commu­nau­té ou à l'un des devoirs de sa condition» (8).


Les idéaux, les valeurs qui permettent la sélec­tion, l'orientation, la fixation d'un idéal type, ce­lui d'un homme qui tient son «honneur», sont codifiés par la tradition, ensemble des formules et des schèmes notionnels transmis intangiblement (et considérés comme vrais parce que d'origine divine), qui sous-tendent les mythes, les épo­pées, l'onomastique, etc… (9). La qualité d'«a­ris­to­crate», si elle est favorisée par une bonne nais­sance, n'en est pas moins soumise à un juge­ment de valeur communautaire, celui du code so­cial lui-même, et tout manquement à ce code si­gne le déclassement du fautif: si les diri­geants ont des privilèges, ils ont de lourds de­voirs, ressorts de la fatalité historique.


A Rome, une même exigence se retrouve dans le cursus honorum et les distinctions de la titulature, amplissimus, cum primis honestus, bonus, in­fimo loco (10). Chez les Celtes, c'est la distinc­tion irlandaise entre les dee «dieux» et les andee «non dieux», ces derniers étant les cultivateurs, les premiers tous les possesseurs d'un «art».


Dans tous les cas, l'homme bien doué par la na­tu­re ou les dieux chargés de la distribution des dons (nordique gaefumadhr) doit en faire la preuve et les mettre au service de son lignage et donc de son clan.


Lorsque l'homme d'exception, dont le type «litté­rai­re» le plus connu est le héros homérique, vient à succomber sous les coups des hommes, des dieux, ou de quelque alliance des deux vou­lue par le destin, le drame prend des proportions déme­su­rées et dévoile brutalement le tragique de la «va­leur mortelle». Ainsi dans le récit irlandais de La Mort tragique des Enfants de Tuireann, le vieux père qui se lamente sur la mort héroïque mais injuste de ses trois fils laisse échapper cette plainte: «le pire est qu'ils n'aient pas d'égaux vi­vants». Même personnelle, la douleur humaine ne prend tout son sens que par le drame plus général dont elle participe: le drame de la qualité, l'atteinte irréparable faite à «ce qu'il y a de meilleur» dans l'humanité.


1.3. Hommes qualifiés et hommes du commun


Une dualité remontant à la période commune, cel­le des Indo-Européens indivis, est celle des hom­mes supérieurs par leur qualification, les *ner–es, et des hommes du commun, les *wiro–. Les pre­miers sont associés au sacré, les seconds au bé­tail. A Rome, le patriciat était détenteur des sacra face à la plèbe occupée à la troisième fonc­tion. On se souviendra utilement que le chef de famille é­tait à l'origine le maître du sacrifice (essentiel­le­ment familial). Remarquable est ce­pendant la mo­bilité sociale des sociétés indo-eu­ropéennes histo­ri­ques: faible importance de l'esclavage en dehors de la Méditerranée, impor­tance à Rome des homi­nes noui, selon le mérite: «les Romains de la fin de la République sont per­suadés de l'existence dès l'époque royale, d'une hiérarchisation fondée sur les qualités. Tite-Live prête à Tanaquil l'idée que Rome est le lieu où la noblesse et le premier rang sont promis «forti ac strenuo viro» (…) Tant et si bien que l'histoire de Rome apporte toujours en première ligne des in­dividualités nouvelles: pa­triciens d'abords, plé­béiens ensuite,alienigenas mé­­ritants même sont succesivement et progressi­vement amenés à jouer les premiers rôles» (11).


Il s'ensuit que les distinctions sociales sont mar­quées. Elles se fondaient à l'origine sur l'exercice de la puissance et la capacité de faire durer le grou­pe clanique dans les vicissitudes de l'histoi­re. Dans les sociétés historiques, elle s'exprime par un compromis entre la nécessaire stabilité (con­servatrice) et l'appétit des nouvelles élites (dy­namique). Dans tous les cas, la renom­mée, la gloire, la bonne réputation, héritage d'une civili­sa­­tion sans écriture et d'une «shame culture» pro­to-historique, restent le moteur de la sélection. Si­gni­ficativement, le «prix de l'honneur» est en cel­ti­que brittonique l'enebwerth, le «prix du vi­sa­ge», un visage qu'une satire bien décochée peut à tout jamais flétrir.


1.4. Justification des hiérarchies: l'aristocratie comme principe «diurne».


Une chose est de constater l'existence d'individus mieux doués que les autres (dans un système don­né, selon des critères donnés), une autre de l'ex­pliquer. Dans leur plus ancienne religion, les Indo-Européens ont mis en rapport les compor­tements, les domaines éthiques avec des couleurs symboliques issues de la cosmologie. Ce rap­port a été récemment souligné par le Pr. Jean Hau­dry dans un série d'études relatives à la cos­mologie reconstruite (12). Il sert en quelque sorte de «justification» naturelle et supra-humaine au «principe d'aristocratie».


Selon la plus ancienne cosmologie indo-euro­péen­ne, reconstruite, trois cieux tournent autour de la terre. Un ciel diurne blanc (*dyew), un ciel au­roral et crépusculaire rouge (régwos) et un ciel nocturne noir (*ne/okwt). De ces trois cieux vien­nent les «trois couleurs» cosmiques: «Qu'il s'a­gisse du monde, de la société ou de l'être in­di­vi­duel, nous trouvons invariablement, à la base de la conception indo-européenne, une triade de cou­leurs: le blanc, le rouge et le noir. Pour l'être in­dividuel, on parle de trois «qualités», de trois «principes spirituels»: les Indiens disent «trois fils» (guna) mais à chacun de ces «fils» est atta­chée une couleur: le sattva («bonté») est un prin­cipe luminueux, blanc éclatant; le rajas («l'ar­deur», «passion») est un principe rouge; le tamas «inertie spirituelle» est un principe noir, la «té­nè­bre». Pour la société, on parle de trois «fonc­tions» à la suite de G. Dumézil, qui a jadis postu­lé imprudemment trois «classes sociales» corres­pondantes, comme si la vision du monde était né­cessairement le reflet de la réalité sociale. En fait, comme l'indiquent le terme indien de varna et le ter­me avestique de pistra – désignant les trois cas­tes aryennes–, ces castes sont fonda­mentalement des "couleurs" (13)».


En chacun se mêlent plus ou moins heureusement ces trois composantes. Dans le Chant de Rígr de l'Edda, Noble est blond, pâle, Karl (Paysan li­bre) est roux et Thraell (Serviteur) a la peau som­bre. Diverses valeurs, des éthiques et des de­voirs différents traduisent ces différences de par­ticipa­tion aux trois couleurs cosmiques (qui se retrou­vent aussi chez les héroïnes «aurorales» de nos contes populaires). D'autres faits (14) con­firment que l'«allure» est une caractéristique du rang so­cial. De fait, dans toutes les provinces du monde indo-européen, l'opposition des castes ou des clas­ses est d'abord celle des caractères. Ainsi s'ex­pliquent toutes ces légendes de fils de rois ou de nobles élevés modestement, loin de leur milieu d'origine, mais qui parvenus à l'adolescnece font la preuve de leurs vertus intrinsèques: ce qui est «par nature» ne peut se cacher longtemps. La ra­ci­ne *men ne désigne pas particulièrement les ac­tivités de l'intellect, mais s'applique à la puis­san­ce de la vie psychique traduite en actes, d'où l'é­qui­valence grecque ieron ménos Alkinóoio = Al­ki­noos lui-même. Celui qui possède cette ar­deur, cette force, est dit avoir «le caractère d'un sei­gneur» (*nr-menes–).


De tout cela se dégage une hiérarchie que l'on peut schématiser en l'ordonnant sur les trois «do­maines d'activité» reconnus par la tradition: la pen­sée, la parole et l'action (15):

1. Principe clair, relatif au ciel-diurne:

- La pensée est fidèle à la tradition, droite, sans ar­rière-pensée, réfléchie, consciente de sa fin.

- La parole est rare, sensée, efficace, «bien ajus­tée» (16), parfois énigmatique (thème de la «lan­gue des dieux»).

- L'acte est techniquement irréprochable.


2. Principe rouge, relatif au ciel-crépusculaire (et au­roral):

- L'esprit est peu réfléchi, sensible aux sollicita­tions, tourné vers l'acte.

- La parole, parfois imprudente, provoque l'ac­tion dont elle peut être un agent (défi hé­roïque).

- L'action est la raison d'être de l'individu.


3. Principe noir, relatif au ciel-nocturne dans son as­pect négatif:

- L'esprit est vide, irréfléchi, lent.

- La parole est pauvre ou se réduit à un vain ba­var­dage.

- L'action est tout entière dans l'obéissance, dé­pour­vue d'initiative personnelle.


Ce tableau ne se confond pas avec celui de la «tri­partition fonctionnelle» dégagée par G. Dumézil, pas plus qu'avec le système quadriparti indien (trois castes aryennes, qui sacrifient, + les su­dra). Le type supérieur qui tend vers la clarté diur­ne est ici celui de l'aristocratie guerrière dé­ten­trice des sacra (l'invention d'une classe sacer­dotale peut être récente chez les Indo-Européens. Quoi qu'en aient dit certains auteurs, les druides celtiques ne sont que les auxiliaires de la royauté sacrée (17)). C'est à cette aristocratie que se rap­portent les qualités diurnes: la perfection tech­ni­que du dire et du faire, le physique irrépro­chable, qui signalent aux yeux de tous l'être «porteur du vrai», celui qui rayonne de la puis­sance magique de ce qui est «bien ajusté».


Il est facile de retrouver dans les protagonistes du mythe et de l'épopée la mise en œuvre de ces prin­cipes d'organisation. La classe aristocratique, en dépit de son endogamie protectrice et de son sys­tème d'éducation par fosterage, garant de ses alliances et de son homogénéité (d'où le sens de Germ. Edel et d'Irl. aite), n'apparaît pas figée u­ne fois pour toutes, mais soumise elle aussi aux exigences du renouvellement comme au principe de «décadence».


Elle est d'abord, ou se doit d'être, une réalité cons­tatée et estimée pour les services qu'elle peut rendre. Estimée d'abord par les chefs eux-mê­mes, dépositaires de la tradition, et exaltée par les poètes gardiens de la mémoire nationale, mais aus­si par la communauté des hommes libres. La con­ci­liation des trois ordres de comportements, des trois natures de l'être individuel, leur mise en harmonie, leur «attelage» se manifestent dans un personnage supérieur, le roi, incarnation de son peu­ple. Position risquée, car le roi, qui par son nom di–rige, est le premier responsable de l'or­dre cosmique. De fait, une disette, une atteinte na­­tu­relle au bien-être de la communauté, la dé­fa­veur des dieux, sont souvent interprétées comme un affaiblissement du charisme royal, de son effi­cacité mystique, d'où la «mort sacrificielle du roi» celtique, si bien commentée par Mme Clé­men­ce Ramnoux (18).


1.5. La décadence.


La décadence est causée par l'éloignement du prin­cipe diurne, dans l'ordre biologique, poli­ti­que, moral. Chacun connaît la doctrine hésio­di­que des Ages du Monde et la conception in­dienne des Ages, le dernier étant le kali-yuga, dominé par le principe noir. Pour Platon (République 547 ss.) on passe de la «timocratie» (gouver­ne­ment de l'honneur) aristocratique à l'oligarchie plou­tocratique, puis à la démocratie. L'anarchie en­gendre ensuite la tyrannie. La dis­parition, la per­­version de l'aristocratie marque donc la dégra­dation des principes de l'«Age d'or». En outre, la décadence est liée au devenir cosmique: ce qui s'efface dans tous les ordres, c'est la capacité à reconnaître la supériorité du principe diurne (19).


1.6. Idéaltype hérité.


L'«aristocratie» indo-européenne est, pour autant qu'on se la puisse représenter, un idéal éthique, esthétique, moral, qui se retrouve à l'époque his­to­rique dans les littératures européennes qui ont hérité de la communauté originelle le fonds et souvent la forme de leurs constructions.


Mais cet «idéal» contraignant résulte bien d'un choix initial, probablement issu d'une sélection culturelle et biologique, celle qui a donné nais­sance, à partir d'un fond commun prénéolithique, à un peuple particulier qui en a été le propagateur. Il est permis de penser que la communauté indo-européenne indivise représente assez largement ce type moral (psychique, physique).


2. Aristocratie

et forme sociale


L'aristocratie est donc au mieux la partie «active» et «rayonnante» du peuple. Au pire, lorsque les liens sociaux sont distendus et que le sentiment de la solidarité sociale se défait, elle peut devenir une caste parasitaire, ressentie comme telle, et com­battue en conséquence par un peuple qui la considère comme un «corps étranger» (ce fut le sort des aristocrates «usés» de l'Ancien Régime fran­çais).


Dans les sociétés de l'Europe préchrétienne, les de­voirs des différentes «fonctions» reflètent la gran­de variété de l'«excellence» sociale. De mê­me, le charisme solaire nommé xvar°nah– dans l'A­vesta est triple: il y a celui des prêtres, celui des guerriers, celui des éleveurs, et c'est la perte de ces trois charismes qui entraîne la décadence du royaume de Yima.


2.1. Aristocratie/Peuple


A dire vrai, l'«aristocratie» est ce qui porte à leur perfection les qualités latentes dans l'ensemble du corps social (la*teuta). Elles sont donc l'expres­sion d'une qualification globale, celle qui relie tous les membres de la nation, quelle que soit par ailleurs leur activité sociale. Il n'est d'aristocratie que par rapport à un ensemble qui lui donne son sens. La stérile dialectique de l'«élite« et de la «mas­se», qui a pris une si grande ampleur dans la pensée française (conséquence des difficultés i­den­titaires de la «nation française» elle-même), re­lève d'une conception viciée du corps social. Trop souvent on définit l'élite (ce qui est «hors du rang») contre le peuple, alors que l'aristo­cra­tie, conformément à l'étymologie, devrait être le «meilleur du peuple» dans l'exercice de son «pou­voir» formateur (kratos). Comme telle il s'a­git d'un faisceau de qualités, d'une veine qui peut être recouverte par d'autres courants, d'autres re­présentations, d'autres «aristocraties», autres par leur éthique, leur sys­tème de pensée, leur «outil­la­ge mental» et parfois mais pas nécessairement leur origine ethnique.


2.2. Finalité de l'aristocratie?


Le conflit des peuples, des classes, des idées, tout cela se recoupant de toutes les façons, est tou­jours, en dernière analyse, une lutte destinée à établir une aristocratie destinée à servir de mo­dè­le social et devant tôt ou tard conformer à son ima­ge les groupes dirigés, ses tributaires. Les grands systèmes égalitaires n'échappent pas à ce schéma: Prophètes, dirigeants politiques, «fonda­teurs» de millénarismes, il y a toujours un groupe «en avance». La supériorité spatiale des ancien­nes élites s'est simplement transformée en supé­rio­rité temporelle: C'est la logique des «avant-gar­des».


C'est précisément la nature égalitaire ou inégali­taire de l'idéologie dominante qui fonde la raison d'être de l'aristocratie, sa finalité. Le contraste en­tre les sociétés égalitaires qui imposent à tous un stéréotype d'humanité, et les sociétés diffé­ren­tialistes de type holiste qui tolèrent et requiè­rent le jeu de plusieurs idéaltypes à l'intérieur de la mê­me «vue-du-monde» (type des «trois fonc­tions») se traduit dans l'appréhension même du temps et du devenir. Alors que les premières sont généra­le­ment progressistes et entendent trouver la fin de l'espèce dans la fin de l'histoire, les se­condes, sensibles à la notion cyclique de déca­dence, re­cher­chent leur fin dans une réalisation historique vouée à de perpétuelles métamor­phoses. Pour elles, la fin de l'humanité ne se trouve pas dans un au-delà inaccessible, mais dans la difficile réa­li­sation d'un idéal humain tenu pour supérieur (i.e. aristocratique). Un tel idéal est par nature sou­­mis à l'usure du temps, il n'est jamais «a­che­vé», il doit donc toujours être «construit». C'est pourquoi l'appel aux forces divines et les qualités supra-humaines du héros sont fréquemment ex­po­sés sur le mode tragique dans les mythes et les épopées de l'Europe an­tique: réduit à lui-même, pri­vé du secours de ses dieux, l'individu ne pour­rait se hausser jusqu'à la sur-nature que sa tradi­tion nationale lui fait un devoir d'atteindre. Mais l'humanité «ordinaire» n'est pas tenue à une telle «hé­roïsation», qui reste exceptionnelle. On sait qu'el­le a, par nature, d'autres préoccupations.


3. Recours à la tradition?


Il n'est pas illégitime de s'interroger sur le sens que peut garder aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est, ce que nous pouvons atteindre de la «tra­dition indo-européenne». On peut le faire, cons­cient qu'une tradition ne s'efface jamais tout à fait pour peu qu'elle soit transmise, (et à la con­dition de ne pas se laisser enfermer dans la systé­matique du «traditionnalisme» intégral et univer­sel d'un René Guénon ou d'un A.K. Cooma­ras­wa­my). On constatera qu'à l'évidence, les fins de la société occidentale sont fort peu compatibles avec les «valeurs héritées». Cas de figure expres­sément prévu par la tradition elle-même, sous les vocables d'«âge noir», d'«âge de fer» ou de «mau­vais temps» (olc aimser irlandais de la Pré­diction de la Bodb), d'ailleurs équilibré par la cro­yance, elle aussi cyclique, au retour progressif de l'«âge d'or» (20).


Mais enfin, les questions fondamentales aux­quel­les toute tradition se veut une réponse —à cet é­gard, l'humanité n'est qu'un concert d'impréca­tions—, n'ont pas changé: quelle confi­guration don­ner à la cité? Quelles limites dessi­ner? Quels in­terdits formuler? A qui attribuer le titre de bo­nus uir, de uir integer? Par quoi définir le sens d'un «bien», qui doit être aussi celui d'un «mal»? Et, dans ce cas, quelles définitions don­ner d'une éventuelle «aristocratie»? A cela, quelques remar­ques et deux textes anciens servi­ront non de «ré­pon­se» (il n'y a pas de réponse à ces questions) mais d'accompagnement:


a) Si l'«aristocratie» est le «gouvernement des meilleurs», on se souviendra qu'aristos est utilisé comme superlatif d'agathos «bon». L'aristos n'est qu'une concentration exceptionnelle de «ce qui est bon». Les aristoi sont les individus qui ma­nifestent avec le plus de force ce «bien» qui don­ne à leur cité force et éclat. Le «gouverne­ment» des meilleurs révèle en fait, qu'il se tra­dui­se ou non en institutions politiques, la puissance d'attraction de «ce qu'il y a de meil­leur dans le peu­ple». En ce sens, la reconnais­sance d'une aris­to­cratie est intimement liée à la conscience du bien commun.


b) Considérée non comme une caste mais comme un principe de vie, l'aristocratie échappe à la dé­fi­ni­tion sommaire. Chaque fonction a son idéal, cha­que ordre a ses aspirations. Mais la figure de l'a­ristocrate, échappant aux catégorismes étroits, surmonte l'histoire et lui survit comme un regret, un sarcasme ou une menace.


c) L'aristocrate n'est donc pas nécessairement ce­lui qui dit les valeurs, les décrit, les représente; ce n'est pas celui qui les explique, c'est celui qui les incarne.


d) C'est par l'aristocratie que le peuple a connu ses dieux et s'est constitué en puissance. L'aris­to­­cratie est ainsi la face claire du peuple, ce qui lui donne son immortalité et sa mémoire, lui rappelle son origine, lui dicte ses espérances.


e) L'acte aristocratique par excellence est donc ce­lui qui étend au sein du peuple le pouvoir du bien, tel que le définit la tradition, dans son voca­bu­laire, ses mythes, ses exempla.


Mot usé et galvaudé, lié à des moments parfois bien douteux de l'histoire, et généralement manié à tort et à travers, sans doute vaut-il mieux ré­duire l'usage argumentaire de l'«aristocratie» et de son «aristocratie». Chacun peut se passer du mot. Mais chacun peut aussi entretenir en lui la part de bien qui lui est fixée, et veiller à protéger, à garantir, à étendre au sein du peuple la part di­vine qui le rendra meilleur (21). C'est cela qui est indispensable.


Est-il tellement vain ou audacieux de penser que l'Aristocratie, c'est notre peuple quand nous l'au­rons rappelé à l'existence?


4. Deux textes

pour s'éclairer


Pour comprendre et méditer, rien de mieux qu'un recours à notre mémoire la plus ancienne. Voici un passage de l'Avesta iranien qui nous dévoile la sollicitude du «Seigneur sage» pour ses créa­tures menacées par l'arrivée du grand hiver cos­mi­que. (Zend–Avesta, Vendidad, fargard 2, tra­duc­tion Darmesteter, Paris 1892, p.20 ss.).


Ahura-Mazda dit à Yíma fils de Vîvanhat (§ 22 ss.):

«Voici que sur le monde des corps vont fondre les hivers de malheur, apportant le froid dur et destructeur. (…) Et tout ce qu'il y a d'animaux dans les lieux les plus désolés et sur le sommet des montagnes et dans les profondeurs des cam­pagnes se réfugiera de ces trois lieux dans des abris souterrains (…). Fais-toi donc un var (abri) long d'une course de cheval sur chacun des qua­tre côtés. Porte là les germes du petit bétail et du gros bétail, et des hommes, et des chiens, des oi­seaux, et des feux rouges et brûlants (…) (§ 27). Tu apporteras là des germes d'homme et de fem­me, les plus grands, les meilleurs, les plus beaux, qui soient sur cette terre (…) (§ 28) (…). Et ces germes, tu les mettras là par couples pour y rester sans périr, aussi longtemps que ces hom­mes resteront dans les vars (§ 29). Il n'y aura là ni difforme par devant ni difforme par derière, ni impuissant, ni égaré; ni méchant, ni trompeur; ni ran­cunier, ni jaloux; ni homme aux dents mal fai­tes, ni lépreux qu'il faut isoler; ni aucun des si­gnes dont añgra Mainyu (le mauvais esprit) mar­que le corps des mortels» (§ 39). «Quelles sont les lumières, ô saint Ahura-Mazda, qui éclairent dans le var qu'a fait Yíma?» (§ 40). «Ahura-Maz­da répondit: «les lumières faites d'elles-mêmes et des lumières faites dans le monde. La seule chose qui manque là, c'est la vue des étoiles, de la lune et du soleil et une année ne semble qu'un jour». (§ 41) (…) et ces hommes vivent de la plus belle des vies dans le var fait par Yíma».


Et un passage tripa? de la Grèce ancienne: Tyrtée, fragment 12:


«Je ne songe pas», dit Tyrtée, à louer un homme parce qu'il court vite et qu'il est bon lutteur, ni s'il a la taille et la force de Cyclones, ni s'il vainc Borée à la course, ni s'il est plus beau que Titho­nos, plus riche que Midas, que Cinyras, ni s'il est roi plus que Pélops, plus éloquent qu'Adras­te, ni s'il se targue de quelque gloire que ce soit, en dehors du courage. Tenir bon dans la bataille, au moment où l'ennemi serre de près, c'est cela, la valeur, et cette louange-là, plus belle que toute autre, est celle qu'un jeune homme doit sou­hai­ter». Cité par M. Delcourt, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942, p. 74.


Philippe JOUET.



Notes


(1) Dauzat, Dubois, Mitterand, Dict. étym. de la langue fr., Paris, 1971.

(2) E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-eu­ro­péennes, I, Paris, 1969, p. 367 s., G. Dumézil, «L'arî et les Aryas» in Les Dieux souverains des Indo-Européens, Pa­ris, 1977, p. 233-251.

(3) Introduction à l'étude comparative des langues indo-eu­ro­péennes, 1937, p. 47.

(4) J. Haudry, Les Indo-Européens, «Que sais-je?» n° 1965, Paris, P.U.F., p.15.

(5) Kuhn, in K. Zeitschrift, 2, p. 467; relevée dans Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogerma­ni­scher Zeit.

(6) C.C. Zimmerman, in J. Haudry, op. cit., p. 32.

(7) op. cit., I, p. 321 s.

(8) Haudry, op. cit., p. 17.

(9) On trouvera une excellente définition de la «tradition indo-européenne» dans le n° 21 de la revue Etudes Indo-Eu­ro­péennes, Institut d'Etudes I-E, Fac. des Langues, Uni­ver­sité Jean Moulin, 74, rue Pasteur, 69007 Lyon. Ici abrégé EIE.

(10) Guy Achard, «La société romaine à la fin de la Ré­pu­blique, une société de classes?», EIE 15, p. 33-42.

(11) G. Achard, loc. cit., p. 40-41.

(12) L'Information grammaticale, n°29, p. 3-11, «La tra­di­tion indo-européenne au regard de la linguistique», La Re­ligion cosmique des Indo-Européens, Archè/Les Belles Let­tres, Milan/Paris, 1987.

(13) Haudry, art. cit., p. 5-6.

(14) Dans EIE 15, p. 43-50. Une étymologie nouvel­le­ment proposée interprète par trois verbes de mouvement les noms des trois classes de la société germanique: °erla d'une racine signifiant «s'élever», le nom de l'Homme libre de °ger- «se mouvoir», le nom du Serviteur de °trek- «cou­rir, se hâter», donc trois manières de se déplacer, perçues dif­fé­rentiellement.

(15) Schème notionnel indo-européen. Voir B. Schlerath, Gedanke, Wort und Werk im Veda und im Awesta, in An­ti­quitates Indogermanicas, Gedenkschrift für H. Güntert, Innsbruck, 1974. Nouvelles attestations dans EIE 9, p. 36.

(16) Lalies, 2, revue, Paris, 1981.

(17) Cf. Ph. Jouët, L'Aurore celtique, à paraître.

(18) Dans une série d'études remarquables récemment réédi­tées: Le Grand Roi d'Irlande, éd. L'Aphélie, Perpignan, 1989.

(19) La notion de décadence a été récemment revisitée par J. Haudry, EIE 1990, p. 99 s. Il semble bien qu'initia­le­ment une phase «ascendante» répondait à la phase «descen­dante» des cycles; cette phase de «progrès» comportait elle-même plusieurs «âges».

(20) Voir la note précédente et les considérations relatives au «roi caché du monde à venir» dans Haudry, Religion cos­mique.

(21) Lire P. Simon, «Le sacré: unité du monde et destin du peu­ple, in Nouvelle Ecole, revue, Paris, n° 37.

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dimanche, 01 février 2009

"Signes de mort, signes de vie": identités et territoires face au mondialisme

« Signes de mort, signes de vie » : identités et territoires face au mondialisme

« Les signes de mort sont signes de vie, c’est aussi leur fonction essentielle », nous dit Jean Raspail. Les signes que nous impose chaque jour Ouest-France, que sont-ils, sinon « signes de mort » ? Mort de notre culture, de notre IDENTITE ? Il n’est que de se référer à Ouest-France du 8 décembre 2008, qui évoquait les ambitions iconoclastes de Sam Abi, agent immobilier « d’origine libanaise ». Il n’est que de se référer aux nombreux articles du même Ouest-France qui chantent les mérites de l’immigration britannique en Bretagne. Ces deux cas, au-delà de leurs différences, que révèlent-ils, sinon l’affrontement entre la liberté des marchés et celle des peuples ?

Image Hosted by ImageShack.us« Il part vendre les manoirs bretons aux émirats », proclame Ouest-France du 8 décembre 2008. Et d’évoquer Sam Abi, « Riécois d’origine libanaise ». Celui-ci, agent immobilier à Riec-Sur-Belon, se dit, avec un associé de Dubai, « décidé à commercialiser aux EMIRS les magnifiques demeures bretonnes de son catalogue », car « beaucoup de riches Arabes cherchent à acquérir des châteaux et des manoirs ». Et, après Dubai, « un autre marché au parfum de pétrole et de gaz : la Russie ». « Si les acheteurs sont sur la Lune, j’irai sur la Lune ! »

 

La pression migratoire en Bretagne : des ruptures, des inflexions

 

Depuis dix ans et plus, Ouest-France évoque l’achat massif de biens immobiliers par des étrangers, à plus de 80% anglophones. En Pays de Rance, en Centre-Bretagne et ailleurs, de véritables « colonies » britanniques. Plus de 60 000 personnes à ce jour, avec leurs journaux (Brit’Mag, Central Brittany Journal, Talking Point), leurs associations (Integration Kreiz Breizh), leurs émissions radiophoniques… et leurs agences immobilières (Brittany Immobilier) !

Cette vague britannique, c’est l’arbre qui cache la forêt. Car l’immigration en Bretagne, légale ou clandestine, est désormais issue du monde entier : Europe, Afrique, Asie et Amérique dite « latine ». D’autres ruptures et inflexions : une féminisation accrue, une explosion du « regroupement familial » et une tertiarisation importante des groupes sociaux. Il en est résulté une forte pression sur l’immobilier rural, sur celui du « rural profond », portée spectaculairement par l’immigration britannique, mais aussi, on le sait moins, sur l’immobilier périurbain.

Et Ouest-France nous annonce que va désormais se manifester une pression tout aussi forte sur notre immobilier patrimonial d’intérêt architectural et historique. Ce journal illustre cette pression par les ambitions de Sam Abi. Mais devons-nous pour autant négliger celles d’autres professionnels, moins exotiques et moins arrogants, mais aussi actifs ?

Une stratégie mondialiste : « du passé faisons table rase »

 

D’un côté, Ouest-France nous annonce les milliardaires en pétrodollars du Moyen-Orient et les oligarques russes, nouveaux acteurs de notre dépossession. D’un autre côté, le même quotidien continue de chanter ces colonies anglophones qui se constituent en enclaves protégées en zones vertes. Quel rapport entre eux, dira-t-on ? Il en existe bien un, qui est au cœur de cette stratégie mondialiste. Que se propose-t-elle ? Elle se propose d’éradiquer sur son propre territoire toute nation enracinée. Et d’y substituer de nouvelles populations qui n’obéissent qu’à leurs propres règles. Car l’ordre existant ne suscite aucun intérêt de la part du capitalisme sauvage. Nous sommes ici dans le libre marché. Il ne saurait triompher, en Bretagne comme ailleurs, sans oblitérer notre mémoire, notre culture, notre histoire, sans oblitérer notre IDENTITE. La voie royale, pour le libre marché, passe par la TABLE RASE : l’effacement, chez nous en Bretagne, de la mémoire profonde d’une culture millénaire. Il lui faut disposer d’une PAGE BLANCHE où écrire une nouvelle histoire. Les objectifs : éradiquer hommes, cultures, identités ; et d’abord vaincre la capacité de résistance de la population, éliminer les anticorps avant qu’ils ne puissent devenir actifs.

Allons-nous ainsi vers « Le pire des mondes possibles » de Mike Davis ? Ou y sommes-nous déjà ? En sommes-nous à la « déterritorialisation » : la désinsertion hors de l’espace public et l’exclusion de tout vestige de vie citoyenne ? Ou la Bretagne ne se construit-elle pas dès aujourd’hui une pseudo-territorialisation « hors-sol », parcourue de flux de populations et d’informations sans aucune cohésion sociale, technique, morale, ethnique ? Sans aucune cohésion IDENTITAIRE, en un mot.

« Les signes de mort sont signes de vie, c’est aussi leur fonction essentielle », nous dit Jean Raspail. Ne nous donne-t-il pas ainsi une raison d’espérer ? Et nous rallierons-nous à cet espoir du grand historien Arnold Toynbee : « La genèse et la croissance des civilisations obéissent à certaines lois et notamment aux impulsions de la minorité créatrice jusqu’au jour où, né de contradictions internes ou de formes extérieures, un défi est lancé que la civilisation devra relever sous peine de décomposition. » Saurons-nous et voudrons-nous être cette minorité créatrice ? Si oui, comment ferons-nous des signes de mort des signes de vie ?

Christian Beuzec pour Novopress Breizh

[cc] Novopress Breizh, 2009, Article libre de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine
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L'homme, une matière première

L'homme, une matière première

 

Trouvé sur: http://polemia.com

Heidegger, comme les anciens Grecs, définit l’homme essentiellement comme « mortel », comme « être-pour-la-mort », c’est-à-dire ouvert en permanence à la perspective de mourir, contrairement à l’animal qui, lui, « ne meurt pas mais périt ». Il renoue ainsi avec notre tradition qui remonte au Christianisme, mais antérieurement encore, à Platon notamment (voir le « Phédon »).

Notre rapport avec la mort cependant, dans la société occidentale moderne, ne cesse de se détériorer. La vie moderne, axée sur la consommation et le plaisir immédiat, cherche à effacer la mort de nos consciences. Lorsqu’elle survient, comme c’est le cas avec nos morts au champ d’honneur en Afghanistan, c’est un vrai scandale !

Quatre métiers, quatre « vocations » (le mot allemand « Beruf » pour métier comporte cette idée d’un « appel » du destin ; « Ruf » veut dire appel), comportent dans leur essence un rapport privilégié avec la mort : la médecine, la justice, l’armée et la fonction ecclésiastique. Les « pompes funèbres » sont un service commercial et n’entrent donc pas ici en ligne de compte ! Le médecin lutte contre la mort et il lui est interdit, selon une tradition qui remonte à Hippocrate (5e siècle avant JC) de donner la mort ès qualité de médecin. Le juge par contre, depuis l’aube de la civilisation jusqu’à quelques années en Europe, est habilité à donner la mort dans un certain nombre de cas précis. Le soldat a pour vocation de mourir pour la patrie et de donner la mort à l’ennemi. Le prêtre est présent à la fin de la vie et aide le mourant à « effectuer le passage ». Ce sont les quatre fonctions en rapport avec la mort et qui correspondent aux quatre pôles du quadriparti, ce monde de l’être qui fonde l’authenticité de notre existence selon Heidegger. Le médecin représente le pôle de la terre (la « cause matérielle » d’Aristote), le juge représente le « ciel » (la cause formelle, le devoir-être), le prêtre la divinité (la cause finale) et le soldat le monde des hommes (la cause motrice).

Dans notre monde moderne, ce monde est bouleversé et remplacé par un « immonde » selon la frappante formule du philosophe Jean-François Mattéi (voir son livre : « La barbarie intérieure » (1)) Le juge est désormais privé de son pouvoir de donner la mort. Il est éliminé. Le prêtre n’est plus convoqué que par les croyants qui sont une minorité, il est marginalisé. Le soldat meurt encore mais c’est très mal vu. La dimension militaire est évacuée le plus possible des valeurs de notre société marchande. L’héroïsme n’est plus une valeur directrice dans l’imaginaire social comme il l’a toujours été des épopées d’Homère (8e siècle avant notre ère) jusqu’à, disons, le culte des héros de la Résistance.

Par contre, le médecin dont la vocation était de lutter contre la mort au point de lui interdire de donner la mort (le serment d’Hippocrate des anciens Grecs interdit au médecin de pratiquer l’avortement), est appelé à la donner de plus en plus ! Non seulement par l’avortement mais par la possibilité de l’euthanasie qui rassemble de plus en plus de partisans !

Nous voilà donc dans un « monde à l’envers » en quelque sorte où le juge ne peut plus tuer mais où le médecin tuera de plus en plus fréquemment. Le prêtre et le soldat, quant à eux, sont appelés à disparaître, si le « progrès » continue sa route ! A quoi peuvent servir les prêtres, à quoi peuvent servir les soldats dans une société matérialiste de consommation ? Quel sens peut encore avoir le don de sa vie à autrui dans un monde qui plaide pour l’extension illimitée de l’ego et du plaisir immédiat ? Cette inversion des fonctions sociales devrait conduire nos compatriotes à s’interroger. Mais le conditionnement médiatique ne va pas dans ce sens. De plus en plus de pressions se font jour pour légitimer le rôle de tueur donné au médecin alors qu’une indignation générale se fait jour s’il s’agit de redonner au juge le pouvoir de donner la mort.

Le temps est venu où la prédiction de Nietzsche dans son « Ainsi parlait Zarathoustra » se réalise : Nietzsche dit que le monde moderne est celui des « derniers hommes qui ont inventé le bonheur ». « Idéal, amour, étoile, qu’est cela ? disent les derniers hommes. (…) Un peu de poison pour rendre la vie agréable (la drogue), beaucoup de poison pour la finir agréablement ». La mort comme façon de vivre plus agréablement (sans enfant non désiré, sans souffrance de la maladie) est la mort vue de façon « moderne », c’est-à-dire utilitariste. La mort est ainsi arraisonnée par le dispositif utilitaire (le « Gestell » de Heidegger (2)) qui domine notre vie sans que nous en ayons vraiment conscience. L’homme est de moins en moins un « mortel » conscient de sa condition tragique de finitude sur cette terre. Il devient la plus importante des matières premières au service du système techno-économique. Il perd ainsi sa liberté et son essence humaine largement à son insu.

Mais la réduction de la mort à un acte médical est revendiquée comme un progrès de l’humanisme ! La disparition de l’héroïsme des valeurs sociales directrice (héroïsme pourtant revendiqué notamment par toutes les Républiques précédentes) est considérée comme un progrès : rien ne doit s’opposer aux caprices de l’ego dans sa poursuite de la puissance et du plaisir ! La sécularisation matérialiste de la société est un progrès des Lumières ! L’homme est un animal et la raison est là pour satisfaire ses pulsions dans un cadre sécurisé !

On considère encore normal d’envoyer à la mort des jeunes gens honnêtes qui risquent leur vie pour le bien commun : soldats, policiers, pompiers ! Mais on est horrifié à l’idée de condamner à mort un monstre qui a torturé et assassiné une enfant ! Dans un monde où l’on ne croit plus guère au sacré, on affirme que la vie du grand criminel est sacrée et que l’homme ne peut avoir le pouvoir légal de la lui enlever ! Mais le flic ou le soldat peuvent crever car « c’est leur métier » : ils ont signé un contrat en ce sens ! Le criminel n’a pas signé de tel « contrat professionnel » donc sa vie ne peut être mise en jeu même s’il met en jeu la vie des autres ! Cette « idéologie du contrat » qui seule permet la « mort utile » n’est pas autre chose que la justification de l’opération qui consiste à faire de l’homme une matière première du système social dominant. On passe bien des contrats avec les fournisseurs de pétrole ! On peut perdre sa vie ou sa dignité pourvu que ce soit conformément à un « contrat » (le mot « contrat » est d’ailleurs valorisé chez les mafieux : pour éliminer un gêneur !)

Telle est la sensibilité de l’immonde moderne ! Elle est « sensible », ce qui n’empêche pas celle-ci d’être perverse ! Robespierre aussi était « sensible » ! Il expliquait qu’il fallait exterminer tous les Vendéens par pitié ! Par pitié pour la République ! En donnant aux médecins le monopole de donner la mort à l’avenir, ne créé-t-on pas cependant une « guillotine rampante » ?

Il est à souhaiter qu’un jour la liberté et la dignité de l’homme soient restaurés. Cela suppose certainement de retrouver un rapport « normal », noble et non ig-noble avec la mort !

Yvan BLOT
12/01/09
(©)Polémia
19/01/09

(1) Jean-François Mattéi,« La barbarie intérieure », puf, 2004, 334p.
http://www.polemia.com/article.php?id=1195
(2)Le « Gestell » ou « dispositif utilitaire » qui règle le monde
http://www.polemia.com/article.php?id=1818

Yvan Blot

Contradictions et abîmes de la communication de masse

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Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES - PUNTO Y COMA (Madrid) - ORIENTATIONS (Bruxelles) - Mars 1988

Contradictions et abîme de la communication de masses

 

par Javier ESPARZA

 

Traits caractéristiques de la modernité: exigence de communication, nécessité d'une transparence, demande d'un flux libre d'informations. A  contrario, la post-modernité se caractérise, entre moults autres choses, par une critique  à l'encontre de cette communication de masse, par des doutes à l'endroit de la transparence, par l'inquiétude face au débordement du flux informatif. Cette communication qui, depuis le XVIIIème siècle était considérée comme un facteur de libération, nous apparaît désormais comme un instrument de domination. D'énormes contradictions sociales et culturelles naissent de l'information de masse et surtout depuis l'application des techniques modernes de communication. La télévision s'assied sur le banc des accusés. Pourtant, jamais inculpé ne fut aussi sûr de se tirer si facilement d'affaire: l'Occident accuse la communication de masse tout en regardant un vidéo-clip. Narcisse est de retour mais cette fois il ne s'agit pas d'un jeune homme qui admire son reflet dans les eaux calmes d'un étang mais d'une masse informe qui égratigne l'écran de ses téléviseurs en essayant d'atteindre ce qui, pour elle, a déjà cessé d'exister: la réalité, l'histoire, la vie.

 

La société de l'information

 

Ce nouveau monde qui naît avec l'explosion des techni-ques de communication et la culture de masse a reçu le nom de "société de l'information".  Les ter-mes contemporains "société post-industrielle" et "so-ciété post-moderne" ou "Nouvelle Société de Con-sommation" (Faye) sont peu à peu utilisés de-puis la moitié des années 70 pour désigner les so-ciétés occidentales en tant que réseaux de flux in-for-matifs: Daniel Bell, Alvin Toffler, S. Nora et Alain Minc, James Martin, J. McHale, Yoneji Misuda ou J.Naisbitt, entre autres, ont popularisé le concept.

 

En Espagne, l'un des premiers à introduire ce terme dans le monde universitaire en tant qu'objet d'étude  —et à éditer des travaux à ce sujet—  a été Francisco Javier Bernal. Salvador Giner accorde une cer-taine importance à ce terme; pour lui, "le faisceau de phénomènes évoqué par l'expression “société de l'information” est d'une telle ampleur qu'il faut se de-mander s'il n'est pas en train de se forger ce que, traditionnellement, on avait coutume d'appeler un “mo-de de production”, un mode de domination et un or-dre culturel distincts, sous ce nom, sous un terme proche ou sous un synonyme". Pour Giner, ce "fais----ceau de phénomènes" serait constitué de la télé-matique, de l'informatique, de la microélectronique, de la robotique, de l'intelligence artificielle, etc. Il ne cite pas d'éléments aussi décisifs que la multipli-ca-tion de l'offre propre à la télévision (chaînes privées, antenne parabolique) ou la publicité. De toute façon, pour Giner, l'expression "société de l'information" n'est qu'"une candidate de plus, parmi d'autres expressions également attirantes, à la définition de ce qui est essentiel aux étapes futures de la modernité".

 

Bien que l'on puisse douter que la modernité (en tant que telle) soit encore à même de nous offrir des "pha-ses futures", l'importance croissante de l'information au sein des structures socio-économiques de l'Occident est indiscutable. D'après Román Gubern, au cours des trente dernières années de ce siècle, le  sec-teur électronico-informatique a dépassé celui des in-dustries lourdes comme la pétrochimie et l'auto-mo-bile. Pour l'an 2000, on estime que, dans les pays  développés, 90% de la population active tra-vaillera dans le secteur des services et la moitié de ces personnes dans des systèmes d'information ou  des réseaux informatisés. Cette conséquence pra-ti-que de l'extension de l'univers médiatique se con-ju-gue, d'autre part, avec une légitimation sociale (et mê-me psychologique) de son utilisation: dans une so-ciété atomisée et individualiste, les média joue-raient le rôle (et c'est ce qu'ils font effectivement) de "thérapeutes sociaux" de l'individu, en essayant de compenser la carence d'une communauté réelle.

 

Universalisation et résistance

 

Comme l'écrivent Faye et Rizzi, "les média sont l'une des causes majeures de l'isolement individuel actuel mais, en même temps, leur fonction et leur pré-tention sont d'y apporter un remède. Facteurs d'a-tomisation  -une atomisation  dont la société de con-sommation a besoin pour survivre- ils se pré-sen-tent pourtant à nous comme des antidotes contre l'ato-misation". Nous pourrions dire que la "so-ciété de l'information" est celle dans laquelle la so-ciété est remplacée par l'information ou, plus pré-ci-sément, cel-le dans laquelle la transmission technique de l'in-for-mation joue le rôle que la société elle-même déte-nait auparavant: définition d'objectifs, normation de rè-gles de conduite, imposition culturelle de modè-les, de formes de production économique, d'échelles de valeurs morales…

 

Les conséquences sont évidentes: la société dispa-raît, s'évanouit dans le réseau technique de la com-mu-nication de masse. Les cosmovisions particu-lières et enracinées sont remplacées par  une culture de masse homogène qui met fin aux cultures tradition-nel-les. La  communication se met ainsi au service du néo-colonialisme post-industriel et de la cosmopolis marchande. Comme l'affirme le publicitaire David Vic-toroff, "grâce aux images de marque, la publicité tend à construire de nouvelles  valeurs symboliques, communes à la totalité du groupe social, et ce, sur les ruines des systèmes de valeurs et de symboles  ca-ractéristiques des sous-groupes particuliers". Un nou-vel imaginaire collectif, universaliste, s'ins-tal-le dans nos sociétés à l'abri de ce que Abraham Mo-les a appelé "l'opulence communicationnelle". Mais ce-la ne se passe pas sans résistances. Un fort cou-rant cri-tique verra dans la communication de masse —et concrètement dans la communication techni-que—  un abîme insondable vers lequel notre so-ciété se précipite inéluctablement.

 

Le regard de la Méduse

 

Evidemment, les critiques qui s'adressent à la com-munication de masse prirent leur envol bien avant l'usage généralisé des moyens technologiques les plus sophistiqués. Dans les années 40 et 50, une cer-taine critique que, par convention, nous appele-rons "de gauche", a accusé la publicité et la propagande d'asservir les masses: Max Horkheimer, Theo-dor W. Adorno, Dwight MacDonald, Irving Ho--we ou Leo Löwenthal, voyaient, dans la cul-tu-re de masse, un facteur de création d'une "fausse cons-cience" dans les classes populaires, qui annulait leur puissance révolutionnaire et les intégrait dans un système d'exploitation; au fond, ils ne critiquaient pas la communication de masse mais son utilisation sociale.

 

La perspective de droite, qui leur était antérieure, était différente, elle ne critiquait pas tant la commu-nication que son caractère massif et technique, com-me on peut le voir chez Ortega y Gasset ou Carl Schmitt. Entre les années 60 et 70 et malgré ces cri-ti-ques, la communication de masse s'est développée à une vitesse incroyable et elle ne manqua pas de pro-tecteurs pour la légitimer: tantôt on alléguait la pos-sibilité d'une rétroaction et d'une rétroalimenta-tion (feed-back) qui affirmait que le récepteur pou-vait con-tester le message en agissant selon son libre ar-bitre; tantôt on disait que, grâce à la communi-ca-tion de masse, l'homme moderne pouvait se déta-cher de la terre à laquelle il était lié et entrer dans une société où il manifesterait librement ses goûts cultu-rels. Ce fut là la position défendue notamment par Edward Shils, Herbert Gans, Raymond Williams, Hans M. Enzensberger ou même Walter Benjamin. Parallèle-ment, et à partir du développement à grande échelle de moyens audiovisuels, des auteurs apparaissaient qui se montraient ouvertement criti-ques envers la TV: Jerry Mander écrivait ses célè-bres Quatre arguments pour éliminer la Télévision  qui jouirent d'une influence notable. La télé-vi-sion devenait le prin-cipal accusé. Il y a quelques an-nées, David Mata identifiait l'effet paralysateur de la télé au regard terrifiant de la Méduse mythique.

 

La culture de masse serait intimement liée à la démocratie bourgeoise

 

Nonobstant, ses défenseurs continuent à insister: pour beaucoup d'entre eux, la culture de masse est in-timement liée à la modernité occidentale, à la civi-li-sa-tion marchande et à la démocratie bourgeoise. Dans cet agencement complexe, faire abstraction d'un élément impliquerait l'oubli des autres. De là, di-verses tentatives visant à concilier démocratie et technologie communicationnelle. C'est notamment l'ob-jectif poursuivi par Manuel Castelles sur le plan  de l'informatique; pour cet auteur, les nouvelles techno-logies, qui, effectivement, favorisent le con-trô-le du citoyen par l'Etat, pourraient agir inver-sé-ment en informatisant les procédés de l'Admi-nis-tra-tion et en les ramenant au niveau du citoyen, favo-ri-sant ainsi une transparence publique toujours plus grande.

 

Pourtant, ces espoirs de "démocratisation" sont peu nombreux, que nous parlions de la TV, de l'infor-ma-tique ou de la publicité (tout cela forme la "société de l'information"). Christopher Lasch pense que la cul-ture de masse, propre des sociétés modernes, ho-mo-généisée comme elle l'est, n'engendre abso-lu-ment pas une mentalité éclairée et indépendante mais, au contraire, la passivité intellectuelle, la con-fu-sion et l'amnésie collective.

 

Le message de Baudrillard

 

En fait, le problème ne réside pas dans ce que dit l'ins-trument de masse mais dans la manière dont il agit et dans les effets qu'il crée. Comme l'écrit Jean Bau-drillard: "Le message de la TV n'est pas consti-tué des images qu'elle transmet mais des nouveaux modes de perception et de relation qu'elle impose: le changement dans les structures traditionnelles de la famille et du groupe. De plus, dans le cas de la TV et des mass-media modernes, ce qui est perçu, assi-mi-lé, consommé,  n'est pas tant le spectacle que la vir-tua-lité de tous les spectacles. La vérité des moyens de masse est donc la suivante: sa fonction est de neu-traliser le caractère vivant, unique, événémentiel du monde pour le remplacer par un univers multiple de medias homogènes les uns par rapport aux autres en tant que tels, qui ont de la signification les uns pour les autres et qui renvoient les uns aux autres. En dernière instance, les médias deviennent le contenu réciproque les uns des autres -et c'est là que se trouve le message totalitaire d'une société de consommation".

 

C'est pour cette raison que toute analyse de la médiation technique ne peut se réduire à une simple posologie, ni se limiter à formuler son "utilisation idéale". Les média ne dépendent pas uniquement de la manière dont on les utilise. D'une certaine façon, c'est comme s'ils étaient supérieurs à leur propre instrumentalisation.

 

Information et inhibition

 

La fonction que, dans la culture politique dérivée de l'Il-luminisme (des "Lumières"), on attribuait à l'information, c'était de créer une opinion publique ca-pa-ble de discuter les problèmes de gouvernement, de choisir judicieusement ses gouvernants et de décider librement ce qui convenait ou non à la société. On pré-tendait ainsi créer un espace de liberté   à la base, per-mettant la coexistence démocratique. Les lois ré-gis--sant la presse, en vigueur au siècle passé et au dé-but de ce siècle, obéissaient à cette logique. Jürgen Ha--ber-mas a rapporté tout cela de manière fort ex-haustive dans Strukturwandel der Öffentlichkeit .

 

Mais, tout comme la naissance de l'information est liée au commerce, à la banque et au pouvoir éco-no-mique, son développement a continué à dépen-dre de ce type ou d'autres types de pouvoir. Ainsi, au XXè-me siècle, l'information se met au service d'une relation "offre-demande" qui sature  le récep-teur: d'abord, il l'inonde de discours au point de le transformer en automate, puis il le bombarde d'in-for-mations jusqu'au moment où il ne répond plus et se noie dans l'indifférence. On est passé du désir de participation, encore vivant dans la modernité, à l'in-hibition complète des masses.

 

L'hypersollicitation et l'implosion du sens

 

Et cette situation débouche sur une grave contra-dic-tion sociale: "Partout, on cherche à faire parler les mas-ses", écrit Baudrillard, "on les presse d'exister so-cialement, électoralement, syndicalement, sexuellement, dans la participation, dans la fête, dans l'ex-pression libre, etc. Il faut conjurer le spectre, et qu'il dise son nom. Rien ne montre avec plus d'éclat que le seul véritable problème aujourd'hui est le silence de la masse, le silence de la majorité silencieuse". Et plus on insiste, moins de résultats l'on obtient. La mas-se ne participe pas, non qu'elle ne le veuil-le pas mais parce que cela lui importe peu. L'in-formation n'a jamais connu un tel développement et pourtant le narcissime moderne, comme l'explique Li-povetski, "apparaît comme une forme inédite d'a-pathie, faite de sensibilisation épidermique au monde en même temps que d'une indifférence profonde en-vers celui-ci, paradoxe qui s'explique partiellement par la plé-tho-re d'informations qui nous accablent et par la rapidité avec laquelle les événements traités par les mass-média se succèdent, empêchant toute émo-tion durable". L'individu actuel est com-plè-tement indif-fé-rent au monde qui l'entoure, non parce qu'il ne le con-nait pas mais parce qu'il le connait trop: "L'in-dif-férence  postmoderne  -poursuit Lipo-vetski-  l'est par excès, non par défaut, par hy-persollicitation, non par privation".

 

Ce comportement a une explication anthropologique. D'après Arnold Gehlen, l'excès d'informations en-traîne un effet de "sollicitation excessive" provoquant une insensibilité progressive; le procesus de per-te de sens ne cesse donc de s'accentuer. Toute l'in-géniosité dont l'homme fait preuve pour structu-rer le monde en fonction des signaux qu'il en per-çoit, finit par disparaître (ou s'amenuise considé-ra-ble-ment) lorsque ces signaux se succèdent à une vi-tese et dans une quantité telles qu'il ne peut plus les appréhender. Aussi toute possibilité de signification dis-paraît-elle devant l'omniprésence de ce que  Kon-rad Lorenz a appelé la "formation indoctrinée" et qui constitue un de nos huit péchés capitaux (Cf. Les huit péchés capitaux de notre civilisation,  Flam-ma-rion).  Et ainsi, l'idée de la participation, issue des "Lu-mières" devient, à travers l'information, à l'ère de la technique, une pure chimère; l'indifférence dé-truit le vieux rêve de la raison. Pour parler comme Bau-drillard, le sens implose.

 

Sociabilité et narcissisme

 

On observe une contradiction lorsque nous passons au domaine des comportements en société et à la ré-per-cussion qu'a, sur eux, la communication de mas-se. Dans l'optique moderne de la communicaiton, c'est un lieu commun de dire que celle-ci sert à en-ve-lopper ce que l'on appelle en sociologie le "pro-ces-sus de socialisation"; en d'autres mots, il s'agit des pro-cessus grâce auxquels l'individu apprend à s'in-té-grer dans la société qui l'entoure. Les théories les plus récentes  —surtout après la condamnation des to-ta-litarismes par l'Ecole de Francfort—  prétendent que cette socialisation est libre et accroît le sens criti-que de l'individu vis-à-vis des valeurs sociales do-mi-nantes.

 

Dans cette perspective, l'information devrait jouer un rôle important puisqu'elle dote l'individu des élé-ments de jugement qui lui sont nécessaires pour se mouvoir de manière critique parmi les valeurs de sa société. Cependant, non seulement on n'observe pas une plus grande intégration de l'individu mais il sem-ble même que, plus l'individu reçoit d'infor-ma-tions, plus il ressent des difficultés à "se socialiser", à s'intégrer dans la vie sociale.

 

La critique développée par les conservateurs fait fré-quemment allusion à une "crise des valeurs" qui fe-rait de la société contemporaine un lieu indésirable et dangereux. Pour Lipovetski, une telle carence des va-leurs n'existe pas, on assiste plutôt à la prédo-mi-nan-ce d'une valeur suprême, celle de l'individu et de son "désir de se réaliser", d'"être libre dans la me-sure où les techniques de contrôle social déploient des dispositifs de plus en plus sophistiqués et hu-mains". C'est cette valeur suprême, née pré-ci-sément de l'hypervaloration du sens critique de l'in-dividu fa-ce à la société qui fait que l'individu s'isole et se fa-çonne une sorte de petit monde ambiant. "Le sen-ti-ment communautaire —écrivent Faye et Rizzi—  dis-paraît. L'Autre devient une abstraction. Les capa-ci--tés de sociabilité s'évanouissent. De nombreuses en-quêtes ont démontré jusqu'à quel point la télé a con-tribué à l'extinction des formes de vie com-mu-nau-taires. L'homme moderne ne sait plus ce qu'est l'en-vironnement, cette communauté de proches qui lui est éthologiquement   indispensable".

 

Culture de masses et infra-culture

 

Une des fonctions primordiales attribuée par la cri-ti-que illuministe à l'information était de faire parvenir la vérité (la raison, la lumière) au plus grand nombre possible d'êtres. Elle pourrait garantir le bonheur de l'homme  dans la mesure où elle lui permettrait d'ac-cé-der, de plus en plus, à la connaissance du monde. Mais le résultat en a été fort différent. Non seule-ment on n'a pas accédé à la connaissance du monde mais plus on prétend accroître l'audience d'un mes-sa-ge, moins le niveau culturel en est élevé. Il existe une proportion inverse entre la hauteur des messages culturels et l'ampleur possible de l'audience. Plus le message est élevé, moins il y a de gens pour le com-prendre. Plus on veut jouir d'une large audience, moins le niveau du message devra être élevé. D'une cer-taine manière, il s'agit d'une incompatibilité entre ce qui est étendu et ce qui est intense.

 

De cette situation découle un abaissement général du niveau culturel. D'après Habermas, "les effets de la com-munication de masse sont culturellement régres-sifs". Pour Régis Debray, "les mass-media as-su-rent la plus grande socialisation de l'ignorance pri-vée". Bau-drillard conclut: "L'information, au lieu de trans-former la masse en énergie, produit en-core plus de masse".

 

L'origine de ces dysfonctions se trouve dans deux théo-rèmes du système de pensée moderne. Le pre-mier est la croyance que l'ordre naturel de la vie (et, partant, de la culure également) fonctionne comme un marché: le meilleur produit culturel, comme le meil-leur homme politique ou la meilleure brosse à dents, sera celui qui suscitera l'unanimité la plus gran-de dans le public.

 

De la Vox populi à "l'effet Coluche"

 

Le deuxième théorème (nous pourrions presque dire "mythème") est celui qui donne origine au premier, comme à toutes les constructions théoriques qui concernent l'"opinion publique" et que l'on peut résu-mer par une expression ancienne: Vox populi, vox dei,  "la voix du peuple est la voix de Dieu", expres-sion qui possède un sens quand, par peuple, on en-tend communauté, mais également un sens fort dif-fé-rent si, par peuple, on entend classe productrice (en termes chers à Dumézil: la troisième fonction). La bourgoisie a fait ample usage de cette expression à partir du XVIIème siècle en lui attribuant un sens qui corresponde à ses aspirations. Comme dit Julio Ca-ro Baroja, "nous avons tant de raisons de penser que la voix du peuple est la voix de Dieu que d'esti-mer que c'est la voix du Diable ou la voix des imbéciles".

 

Nous connaissons bien le résultat de cette manipu-la-tion: quantitativement, l'opinion d'un acteur ou d'un présentateur suscite plus de considération que celle d'un professeur, d'un philosophe ou d'un scientifi-que, non en raison de la personnalité du sujet mais en raison de sa fonction sociale, qui consiste à di-vert-ir  le particulier. En France, on a appelé ce phé-no-mène "l'effet Coluche",  du nom de ce pitre qui, grâ-ce à un discours hyper-humanitaire, prétendit de-ve-nir Président de la République. Quand cette logi-que se transplante sur le terrain culturel, la culture, com-me le politique ou le social, devient une marchandise.

 

Transparences et stratégies

 

Le quatrième cauchemar qui angoisse la société mé-diatique provient du rêve irréalisé de la raison: l'im-possibilité de transparence dans la communicaiton entre êtres humains. Toutes les idéologies des XVIIIè-me et XIXème siècles soulignaient la néces-sité d'élucider, en prenant la raison comme base, le réseau complexe de la vie, en abandonnant les cro-yan-ces irrationnelles et superstitieuses et en accédant à un niveau supérieur, celui de la connaissance trans-parente, par le truchement de laquelle les hom-mes parviendront à la compréhension rationelle, tout en dialoguant sans aucun préjugé.

 

Sur le plan politique, cette situation s'est traduite dans la transparence administrative; sur le plan inter-per-sonnel, la transparence se manifeste dans l'ab-sence de formalités, dans le tutoiement, dans l'indis-crétion. On doit tout connaître; s'y opposer, c'est agir contre la raison. La société de la communication totale n'est que le stade ultime de cette soif de transparence; pour Baudrillard, le processus historique qui domine avec la société médiatique est "cette lon-gue voie vers une traductibilité totale", chemin qui est celui de "la transparence superficielle de toutes les choses, de leur publicité absolue".

 

Cependant, la vie n'est pas transparente, les hom-mes non plus et, par conséquent, la communication ne peut l'être. La psychologie (surtout la psycho-lo-gie jungienne et la néo-jungienne) a prouvé à quel point, dans l'esprit de chaque homme, on trouve des prédispositions déterminées qui rendent totalement opaque son intimité ultime; et, simultanément, ces prédispositions agissent de telle sorte que cet homme aborde l'autre interlocuteur de front comme s'il s'a-gissait d'un combat. Ces attitudes ont été appelées "stra-tégies" bien que la majorité d'entre elles soient inconscientes.

 

L'Ecole de Palo Alto

 

Les théoriciens de l'Ecole de Palo Alto (Bateson, Watz-lawick) ont démontré de quelle manière tout co-de de communication est en soi "un régulateur de relations de pouvoir" inséparable du système culturel auquel il appartient. Les éthologistes en ont donné une bonne explication. La transparence n'existe pas et encore moins dans les milieux de masse, où la règle est la stratégie du communicateur. De cette ma-nière, une stratégie faisant face à une stratégie, la com-munication dans la société de masses devient un flux circulaire de discours irréductibles. Le con-sen-sus est une illusion. Jürgen Habermas a essayé d'es-qui-ver cet écueil en proposant un  "horizon commu-ni-catif" qui pourrait faciliter le consensus à l'ombre de la Raison Universelle. Cette attitude ne relè-ve que d'une pure accélération dans le vide car si quel-que chose démontre bien l'impossibilité de la trans-parence, ce quelque chose,  c'est précisément l'inexis-tence d'une telle raison.

 

Expériences de seconde main

 

Le problème ne se situerait pas dans la communi-cation mais, comme on l'a noté auparavant, dans le canal technique de masses, dans la mesure où celui-ci isole l'individu de la réalité en l'empêchant de l'ex--périmenter. De cette façon, l'homme "technifié" est un autre type d'homme dont les capacités pour la perception et pour une assimilation de la réalité sont fort différentes de celles de l'homme qui vivait il y a seulement quelques générations. Cette mutation an-thro-pologique est facilement perceptible aujourd'hui chez les enfants. "L'enfant est abandonné dans un con-texte permissif, seul et libre  face aux médias et aux appareils électroniques. Il erre parmi une jungle de signes, qu'il peut comprendre  techniquement mais dont il n'obtient aucune sens.  Il devient un néo-primitif.  Drogué par les médias, il voit sans ces-se un écran artificiel dressé entre lui et le mon-de… Il faut craindre que les générations qui ont re-çu ce type d'éducation ne soient plus capables d'é-valuer la réalité, de décoder le monde extérieur: la pas-sivité collective naît de l'abrutissement individuel".

 

Serait-il saugrenu de mettre ceci en relation avec l'in-dice élevé d'échecs scolaires que l'on peut noter parmi les générations éduquées, dès leur plus jeune âge, devant le téléviseur? La communication média-ti-sée par la technique crée des expériences de seconde main  dont l'effet se devine: culturellement involutif et individuellement domesticateur.

 

Déréalisation et fragilité

 

C'est l'anthropologue allemand Arnold Gehlen qui a vu à quel point l'hypermédiatisation ne laissait sub-sis-ter de la vie que ces expériences de seconde main. Gehlen signale que, sans expérimentation directe, l'hom-me cesse de s'auto-construire. Il tombe dans un état de dépendance psychologique. Les sociétés oc-ci-dentales, par conséquent, se trompent en se cro-yant mûres; elles ne se rendent pas compte de leur extraordinaire fragilité physiologique, fragilité qui les laisserait sans recours si, subitement, les techni-ques de médiatisation venaient à manquer. "Aujour-d'hui, tout est sens dessus dessous: les media sup-pri-ment facilement le vécu et le symbolisent de ma-niè-re incomplète. De là, une fragilité plus grande de l'homme contemporain face à la mort, le combat, la peine, la crise collective…".

 

Tout cela crée des mentalités très particulières. Une de celles-ci, peut-être la plus frappante, est l'attitude qui se situe à mi-chemin entre le nihilisme et le stoï-cisme que Mario Perniola croit discerner dans le mou-vement punk. Ce mouvement serait un ré-sul-tat du bombardement médiatique et de l'indifféren-ce qui en découle. Il naît ainsi un comportement de refus aveugle et passif, dépourvu de sens mais qui, de temps à autre, se fait bruyamment entendre. Tout ce-la provient de l'impossibilité du système mé-dia-tique à fabriquer la réalité et à la doter de sens. Comme l'explique Baudrillard, "la demande d'ob-jets et de ser-vices peut toujours être suscitée artifi-ciel-lement… mais le désir de signification, quand il est absent, le désir de réalité, quand il se met à man-quer de tous côtés, ne peuvent être comblés et cons-ti-tuent un abîme définitif". Nous sommes plon-gés dans cet abî-me. La technique nous y a mis; et la technique ne nous laisse pas en sortir. Le problème se situe-t-il dans la technique elle-même, dans son es-sence, dans son utilisation sociale ou, même, dans la manière de concevoir la technique et la commu-nication?

 

Le problème de la technique

 

Carl Schmitt disait que "culturellement, la technique aveugle". En effet, si elle ne rend pas aveugle, il est in-discutable que la technique moderne, appli-quée à la communication, amenuise considéra-ble-ment les ca-pacités de l'homme à appréhender le mon-de. Tout me-dia, tout élément que nous utilisons pour intercé-der entre nous et le monde, modifie no-tre perception de celui-ci et même la relation physio-lo-gique que nous entretenons avec lui. Le cerveau prend note de cette modification et la met en prati-que, il la fait se répercuter dans le comportement or-ga-nique.

 

Ce processus s'est déroulé avec la première hache en silex et se répète exactement de la même façon avec l'ordinateur: le nouveau système de médiation conti-nue à exercer des transformations sur l'organisme et le psychisme. En réalité, la différence se situe dans le fait que les nouveaux médiateurs ont remplacé les précédents avec une rapidité inouïe (il n'a fallu qu'une génération) et dans le fait que leur pouvoir quantitatif de transformation de l'organisme puisse toucher toutes les cultures d'un seul coup.

 

Konrad Lorenz a examiné ce phénomène avec une inquiétude explicite: "Si le développement culturel poursuit sa course à une vitesse supérieure à celle du développement phylogénétique et, malgré tout, obéit à des lois similaires, il est très probable qu'il (le dé-veloppement culturel) puisse mener à une phylogé-nè-se allant dans son sens, c'est-à-dire, dans une di-rec-tion similaire. Vu les circonstances de notre or-dre technocratique mondial, cette direction semble con-dui-re, sans nul doute, vers le bas".

 

L'analphabétisme informatisé des handicapés réceptifs

 

Ces nouvelles formes de mass-médiatisation accen-tuent la distance qui nous sépare de la "nature", mais, en plus, elles nous éloignent également de no-tre corps. Il ne s'agit pas seulement qu'apparaisse ce que Joseph Weizenbaum appelle l'"analphabétisme informatisé", c'est-à-dire, l'analphabétisme de ceux qui sont considérablement incultes sur le plan géné-ral mais très compétents en informatique  —c'est ce qu'Ortega y Gasset a appelé la "barbarie du spécia-liste". Le problème ne se situe pas non plus unique-ment dans le fait que —comme l'écrit Ri-cheri— "l'usage de l'ordinateur favorise une repré-sentation linéaire et non dialectique de la réalité et in-hibe la capacité critique de celui qui l'utilise".

 

Le véritable problème, la question réellement préoc-cu-pante que soulève la technique d'information de mas-ses, en tant qu'intermédiaire entre nous et le mon-de, est qu'elle nous éloigne de notre propre cer-veau, de notre propre capacité à donner forme au mon-de que nous voyons et à créer les modèles permettant de l'appréhender. Faye et Rizzi écrivent: "Nous pouvons déjà voir à quel point les individus nés dans un environnement hyper-médiatisé (environnemental et audiovisuel) sont des handicapés ré-cep-tifs, équipés de gadgets technologiques qui leur per-mettent de survivre".

 

Nous avons créé des formes de connaissance qui se développent plus rapidement que nous, qui nous sup-plantent et qui nous convertissent en êtres limités par rapport à un état antérieur. La communication de masse, au sein d'une société dans laquelle dominent le quantitatif, l'hédonisme et la conception marchan-de de la connaissance, se transforme en un facteur me-naçant de décomposition. D'une certaine façon, c'est comme si nous devions reculer organiquement alors que nous sommes allés si loin d'un point de vue technologique. Qui a parlé de progrès?

 

La technique pour quelles valeurs?

 

Cependant et comme on l'a déjà signalé, il serait er-ro-né de faire endosser à la technique la respon-sa-bi-li-té de tous les maux. Toutes les théories définissant la technique comme un "mal", oublient que le fait techni-que est consubstantiel à la nature humaine et que l'homme ne serait pas homme sans ces éléments techniques, qu'il s'agisse du char à bœufs ou du té-les-cope. Pourtant, il serait naïf de croire, à l'instar de certains courants libéraux et marxistes, que la techni-que est un élément neutre en soi, et que tout dépend de son utilisateur et de ses objectifs, en pré-sup-poant que la technique sera bonne si on l'utilise au nom du progrès et mauvaise si on l'emploie pour exercer une domination  ou quelque chose de sem-bla-ble. Ce point de vue est naïf car, d'abord, de nom-breux crimes ont été commis au nom du progrès et, ensuite, parce qu'un des traits caractéristiqes de la technique dans le monde moderne est d'être, en soi, un instrument de domination, en marge de celui qui l'utilise.

 

La solution serait peut être de voir dans la technique un fait de civilisation, la manifestation d'une manière déterminée de voir le monde; cette manifestation peut revêtir l'une ou l'autre forme ne dépendant pas de l'utilisateur mais de l'ordre des valeurs dominant. D'a-près Heidegger, dans le monde grec, la techni-que avait une fonction révélatrice de la réalité,  de con-naissance, mais pas de domination du monde (ou du moins de faible domination, de domination sans possession); dans le monde moderne, au contraire, elle a une fonction exclusive de domination et toute connaissance s'y subordonne. Ce changement d'une conception à une autre est, de fait, parallèle à l'essor des conceptions modernes pour lesquelles toute l'his-toire est une ligne ascendante qui conduira l'hom-me à la domination du monde et au bonheur, dans une utopie universellmeent réalisée. C'est pré-ci-sément la même idéologie progressiste, indivi-dua-liste et universaliste qui a donné naissance à toutes les contradictions mentionnées ci-dessus.

 

En effet, toutes les dysfonctions qui affectent la so-ciété de l'information ne constituent pas tant un pro-duit direct de la communication à travers la techni-que, qu'un résultat, celui d'une manière déterminée de comprendre le monde. Une façon de comprendre le monde définie par l'individualisme, l'universa-lis-me, la tendance à l'homogénéisation, la foi aveugle   dans la raison et la science, le sens quantitatif des cho-ses, la prétention progressiste à faire advenir une utopie rationnelle. Une manière de comprendre le mon-de qui, en termes généraux, correspond à ce que nous pourrions appeler "idéologie de la modernité" et qu'aujourd'hui, on nous désigne comme une idéologie largement hétérotélique  où la distance en-tre l'objectif à atteindre et le but réellement atteint est énorme.

 

Vers l'implosion finale?

 

Et comme cet abîme est incontournable, la commu-ni-cation technique essaie de le surmonter en offrant des simulacres,  des farces, le spectacle  omniprésent de "ce qui devrait être". En vain. L'individu cher-che, dans les media,  le "monde ouvert", la "so-ciété transparente" dont on lui parle. Il ne trouve rien. Et  comme plus il se sent isolé, plus il s'a-bandonne aux media, "sa personne, disent Faye et Riz-zi, se ferme dans l'illusion dramatique de l'ouver-ture… Pareils à des mouches enfermées dans un bo-cal renversé, les individus s'efforcent de toucher ce monde extérieur,  cette société ouverte,  qu'ils voient mais qui n'existe pas".

 

Ainsi, il s'agit d'un problème de conception du mon-de. Et concrètement, la question de savoir com-ment dépasser la vision moderne du monde. Des solutions? Peut-être n'y en a-t-il pas. Peut-être cela exi-gerait-il des efforts et des volontés collectives qui ont déjà disparu de notre civilisation. Peut-être, par conséquent, serons-nous condamnés à voir, sur no-tre téléviseur, le simulacre gigantesque de ces socié-tés qui, dépourvues de tout sens historique et de tou-te capacité de mobilisation, ont perdu la possibilité de s'auto-représenter et attendent l'implosion finale  comme  ultime et définitif spectacle - mais qui sera peut-être le plus beau.

 

Javier ESPARZA.

(texte tiré de  Punto Y Coma n°8, 1987. Traduction française de Nicole Bruhwyler).

 

Adresse de  Punto y Coma, Apartado de Correos 50.404, E-28.080 Madrid.

 

Bibliographie:

 

Nous renvoyons le lecteur à l'édition originale de ce texte pour les références espagnoles. Ci-dessus, le lec--teur trouvera une bi--blio-graphie succincte, se rap-portant au thème et son exploi-ta-tion.

 

Daniel BELL, Les contradictions culturelles du capitalisme, PUF, Paris, 1979.

John NAISBITT, Megatrends. Ten New Directions Trans-for-ming Our Lives, Futura/Mac Donald, London/Sidney, 1984.

Régis DEBRAY, Le pouvoir intellectuel en France,  Ramsay, Pa-ris, 1979.

Gilles LIPOVETSKY, L'ère du vide. Essais sur l'indivi-dua-lisme contemporain,  Gallimard, Paris, 1983.

Jürgen HABERMAS, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Luch-ter-hand, 1962-80.

Jean BAUDRILLARD, La société de consommation,  Galli-mard, coll. "Idées" n°316, 1974.

Jean BAUDRILLARD, A l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social,  Utopie, Paris, 1978. 2ème éd.: Denoël/ Gon-thier, coll. Médiations n°226, Paris, 1982.

Christopher LASCH, Le complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine,  Robert Laffont, Paris, 1981.

Guillaume FAYE et Patrick RIZZI, "Vers la médiatisation totale", in: Nouvelle Ecole, n°39, automne 1982.

 

Statues de Maillol

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