Né en 1922, à Liège, en Belgique, dans une famille libérale, Jean Thiriart milite très tôt dans les rangs de l’extrême-gauche marxiste, à la Jeune garde socialiste unifiée et à l’Union socialiste antifasciste. Le pacte Ribbentrop-Molotov de 1939 l’enthousiasme. “La plus belle, la plus exaltante partie de ma vie, avouera-t-il, a été le pacte germano-soviétique” (1). Car, pour lui, “le national-socialisme était non pas un ennemi du communisme, mais un concurrent” (2).
D’une guerre à l’autre
En 1940, à 18 ans, il adhère aux Amis du Grand Reich allemand (AGRA), association regroupant en Belgique francophone occupée les partisans laïcs et socialistes, non rexistes, de la Collaboration. Il appartient aussi au Fichte Bund, un mouvement de Hambourg issu du courant national-bolchevique. Condamné à 3 ans de prison à la libération, il abandonne toute activité politique.
Il ne se réengage qu’en 1960, à 38 ans, lors de la décolonisation du Congo belge, en participant à la fondation du Comité d’action et de défense des Belges d’Afrique (CADBA). Rapidement, la défense des Belges du Congo se transforme en combat pour la présence européenne en Afrique, dont celle des français en Algérie, et le CADBA se mue en Mouvement d’action civique (MAC). Thiriart, secondé par Paul Teichmann, transforme ce groupe aux accents poujadistes en une structure révolutionnaire qui organise avec efficacité les réseaux de soutien à l’OAS en Belgique.
Le 4 mars 1962, réunis à Venise sous l’égide d’Oswald Mosley, les responsables du MAC, du MSI, de l’Union Movement et du Reichspartei déclarent vouloir fonder un “parti National-Européen axé sur l’idée de l’unité européenne”. Mais rien de concret n’aboutira. Décidé à créer un véritable parti révolutionnaire européen, Jean Thiriart transforme, en janvier 1963, le MAC en Jeune Europe, mouvement européen transnational placé sous le signe de la croix celtique. Bien qu’implanté dans 6 pays, il ne regroupera jamais plus de 5 000 membres à travers toute l’Europe, et ce, de l’aveu même de Thiriart, “en ramassant tous les fonds de tiroir”. Sur ce total, les deux tiers sont concentrés en Italie. En France, du fait de son soutien à l’OAS, Jeune Europe sera interdit, ce qui contraindra le mouvement à rester dans une semi-clandestinité et expliquera sa faible influence, ses effectifs n’y dépassant pas les 200 adhérents.
Le communautarisme national-européen
Dès 1961, dans Le Manifeste à la Nation Européenne, Jean Thiriart se prononce pour “une Europe unitaire, puissante, communautaire (…) contre le bloc soviétique et le bloc des USA” (3). Il expose plus longuement ses idées dans un livre qui paraît en 1964, Un Empire de 400 millions d’hommes : L’Europe. Rapidement traduit dans les 7 principales langues européennes, cet ouvrage, qui sera complété en 1965 par la brochure de 80 pages La Grande Nation, L’Europe unitaire de Brest à Bucarest, influencera profondément les cadres de l’extrême-droite européenne, en particulier italienne.
L’originalité de Jeune Europe réside dans son idéologie, le Communautarisme national-européen, que Thiriart présente comme un “socialisme européen et élitiste”, débureaucratisé et vertébré par un nationalisme européen. Récusant la notion de nation romantique, héritée du XIXe siècle, qui s’inscrit dans un déterminisme ethnique, linguistique ou religieux, il lui préfère le concept de nation dynamique, en mouvement, en devenir, correspondant à la nation-communauté de destin décrite par José Ortega y Gasset. Sans rejeter totalement le passé commun, il pense que “ce passé n’est rien en regard du gigantesque avenir en commun (…) Ce qui fait la réalité et la viabilité de la Nation, c’est son unité de destin historique” (5). Se définissant comme un “Jacobin de la très grande Europe”, il veut construire une nation unitaire et se prononce pour un “État-fusion”, centralisé et transnational, héritier politique, juridique et spirituel de l’Empire romain, qui donnera à tous ses habitants l’omnicitoyenneté européenne. “L’axe principal de ma pensée politico-historique est l’État unitaire, centralisé, État politique, et non pas État racial, État souvenir, État historique, État religieux” résumera-t-il en 1989. Rien ne lui est plus étranger que “l’Europe aux cent drapeaux” de Yann Fouéré ou “l’Europe des patries charnelles” chère à Saint-Loup…
Le nationalisme de Thiriart est basé uniquement sur des considérations géopolitiques. Seules ont de l’avenir, selon lui, les nations de dimension continentale comme les Etats-Unis, l’URSS ou la Chine. Les petits nationalismes classiques sont des obstacles, voire des anachronismes manipulés par les grandes puissances. Pour rendre sa grandeur et sa puissance à l’Europe, il faut donc l’unifier.
L’unité se fera sous l’égide d’un Parti révolutionnaire européen, organisé sur le modèle léniniste du centralisme démocratique, qui encadrera les masses et sélectionnera les élites. Parti historique, à l’instar des expériences du Tiers-Monde comme le FLN en Algérie ou le FNL au Vietnam, il sera un “pré-État” préfigurant l’État unitaire européen. Il devra mener la lutte de libération nationale contre l’occupant américain, ses zélés collaborateurs, milliers de “Quisling US” des partis du Système, et les troupes coloniales de l’OTAN. Ainsi l’Europe alors libérée et unifiée de Brest à Bucarest, forte de 400 millions d’homme, pourra alors conclure une alliance tactique avec la Chine et les Pays arabes pour briser le condominium américano-soviétique.
Malgré leur lucidité en matière de géopolitique, les thèses de Jean Thiriart, rationalistes et matérialistes à l’extrême, ne peuvent que laisser perplexe à cause de leur caractère éminemment moderne. Ainsi que l’a souligné le traditionaliste Claudio Mutti, ancien militant de Giovane Europa, “la limite de Thiriart consistait justement dans son nationalisme laïc, soutenu par une conception machiavélienne et privé de toute justification d’ordre transcendant. Les affrontements historiques se résolvaient, pour lui, selon un rapport de forces brutal, tandis que l’État n’incarnait rien d’autre qu’une volonté de puissance nietzschéenne, mise au service d’un projet d’hégémonie européenne marqué par un orgueil exclusiviste, aveugle et suffisant” (7).
Sur le plan économique, Thiriart oppose à “l’économie de profit” – le capitalisme – et à “l’économie d’utopie” – le communisme -, une “économie de puissance”, dont la seule dimension viable est européenne. S’inspirant des économistes Fichte et List, il préconise “l’autarcie des grands espaces”. L’Europe devra quitter le FMI, se doter d’une monnaie unique, se protéger par des barrières douanières et veiller à conserver son auto-suffisance.
De Jeune Europe au parti communautaire européen
Dès 1963, les dissensions à propos du Haut-Adige provoquent une scission radicale, qui débouche sur la naissance d’Europafront, structure implantée dans les pays de langue germanique comme l’Allemagne, l’Autriche et la Flandre.
Toutefois, l’année 1964 marque l’apogée militante du mouvement, qui joue un rôle éminent, via le docteur Teichmann, dans la grève des médecins belges opposés à l’étatisation de leur profession, et participe aux élections communales d’outre Quiévrain. Ses membres travailleurs s’organisent dans les Syndicats communautaires européens (SCE). En août 1964, le journaliste Émile Lecerf et le docteur Nancy démissionnent en raison d’un différent idéologique avec Thiriart. Lecerf animera le groupe Révolution européenne, plus ou moins aligné sur les positions d’Europe-Action en France, un mouvement “passéiste” et “littéraire” selon Thiriart. Le départ de ce chef historique, suivi en décembre 1964 par celui de Paul Teichmann, amorce le déclin militant de l’organisation.
En 1965, Jeune Europe devient le Parti communautaire européen (PCE). Les préoccupations doctrinales l’emportent alors sur l’activisme militant. La revue théorique L’Europe communautaire passe à une périodicité mensuelle tandis que Jeune Europe d’hebdo devient bi-mensuel. Dès octobre 1965 fonctionnera à travers toute l’Europe l’École des Cadres du parti, Thiriart ayant élaboré une “physique de la politique” fondée sur les écrits de Machiavel, Gustave Le Bon, Serge Tchakotine, Carl Schmitt, Julien Freund, et Raymond Aron.
En outre, le parti publie, entre 1965 et 1969, un mensuel en langue française, La Nation Européenne, et italienne, La Nazione Europea, dont les thèses vont à contre-courant de l’extrême-droite classique. Jugez plutôt : la revue place l’unité continentale au-dessus de la nation, se prononce contre l’OTAN et pour la force de frappe autonome voulue par De Gaulle, dénonce en l’Amérique une nouvelle Carthage, voit dans les régimes d’Europe de l’Est une sorte de national-communisme, et s’intéresse aux luttes de libération du Tiers-Monde, au point de décrire Cuba, les Pays arabes et le Vietnam du Nord comme les alliés de l’Europe ! La revue, diffusée par les NMPP en France, peut compter sur 2 000 abonnés pour un tirage de 10 000 exemplaires.
En juin 1966, Jean Thiriart rencontre à Bucarest le 1er ministre chinois Chou-en-Laï, à l’initiative de Ceaucescu. Pékin parlant alors de lutte “tricontinentale”, il plaide pour un combat “quadricontinental”, leur proposant de fomenter un Vietnam au sein de l’Europe. Pour cela, il envisage la création, sur le modèle garibaldien, de “brigades européennes” qui, après avoir combattu au Proche-Orient ou en Amérique latine, reviendraient livrer une guerre de libération en Europe.
A noter que suite à cette entrevue, les militants italiens de Giovane Europa mèneront des actions communes avec les maoïstes locaux, l’unité se faisant sur un programme commun minimum (hostilité aux 2 superpuissances, refus de l’occupation yankee de l’Europe, antisionisme, soutien aux luttes du Tiers-Monde). Cette collaboration à la base ne sera pas sans conséquences, divers cadres nationaux-européens rejoignant finalement les rangs maoïstes. Ainsi Claudio Orsoni, neveu du hiérarque fasciste Italo Balbo et membre fondateur de Giovane Europa, créera en 1971 le Centre d’étude et d’application de la pensée de Mao, Pino Bolzano, dernier directeur de La Nazione europea, animera en 1975 le quotidien d’extrême-gauche Lotta continua et Renato Curcio adhérera au Parti communiste d’Italie marxiste-léniniste avant de fonder… les Brigades rouges !
Jeune Europe va disposer d’appuis dans certains pays d’Europe de l’Est et du Proche-Orient. Ainsi, le 1er août 1966, Thiriart publie un article en serbo-croate, intitulé L’Europe de Dublin à Bucarest, dans la revue diplomatique officielle du gouvernement yougoslave Medunarodna Politika. Farouchement antisioniste, le leader belge est en contact avec Ahmed Choukry, prédécesseur d’Arafat à la tête de l’OLP, et le 1er européen à tomber les armes à la main aux côtés des Palestiniens sera un ingénieur français membre de Jeune Europe, Roger Coudroy.
Thiriart tisse aussi des liens avec les régimes socialistes laïcs arabes. A l’automne 1968, il effectue un long voyage au Proche-Orient à l’invitation des gouvernements irakien et égyptien. Il a des entretiens avec plusieurs ministres, donne des interviews qui font la une de 3 journaux officiels irakiens, et participe au congrès de l’Union socialiste arabe, le parti de Nasser, qu’il rencontre à cette occasion. Déçu par le manque de soutien concret de ces pays, il renonce, en 1969, au combat militant, provoquant la dislocation de Jeune Europe.
L’empire Euro-soviétique
Il poursuivra toutefois sa riche réflexion théorique. Quand Washington se rapproche de Pékin, dans les années 70, il suggère une alliance euro-soviétique contre l’axe Chine-USA, afin de construire la “très grande Europe de Reykjavik à Vladivostok”, seule capable à ses yeux de résister à la nouvelle Carthage américaine et au bloc chinois d’un milliard d’hommes. Ce qui le conduira à déclarer en 1984 : “Si Moscou veut faire l’Europe européenne, je prône la collaboration totale à l’entreprise soviétique. Je serai alors le premier à mettre une étoile rouge sur ma casquette. L’Europe soviétique, oui sans réticence” (8).
Pour lui, l’Empire euro-soviétique qu’il appelle de ses vœux, et qu’il définit comme un “hyper-État-nation doté d’un hypercommunisme démarxisé” (9), se confond avec l’Eurosibérie : “Entre L’Islande et Vladivostok, nous pouvons réunir 800 millions d’hommes… et trouver dans le sol de la Sibérie tous nos besoins énergétiques et stratégiques. Je dis que la Sibérie est la puissance économiquement la plus vitale pour l’Empire européen” (10). Il travaille alors sur 2 livres, L’Empire eurosoviétique de Vladivostok à Dublin. L’aprés-Yalta et, en commun avec José Cuadrado Costa, La Mutation du communisme. Essai sur le Totalitarisme éclairé, qui resteront à l’état de projet du fait de l’effondrement subit de l’URSS. Il ne sortira de son exil politique qu’en 1991 pour soutenir la création du Front européen de libération (FEL). En 1992, il se rendra à Moscou avec une délégation du FEL, et mourra d’une crise cardiaque peu de temps après son retour en Belgique, laissant une œuvre théorique controversée mais originale, dont s’inspirent aujourd’hui Guillaume Faye, chantre de l’Eurosibérie, et Alexandre Douguine, prophète de l’Eurasie.
Edouard Rix
* Notes :
1. C. Bourseiller, Extrême-droite. L’enquête, F. Bourrin, p. 114, 1991.
2. Ibid.
3. Nation-Belgique, 1er sept. 1961, n°59.
4. J. Thiriart, La Grande Nation. L’Europe unitaire de Dublin à Bucarest, 1965.
5. Ibid.
6. C. Bourseiller, op. cit., p. 119.
7. Notes complémentaires de C. Mutti à G. Freda, La désintégration du système, supplément au n°9 de Totalité, 1980.
8. Conscience Européenne, juil. 1984, n°8.
9. Ibid.
10. J. Thiriart, L’Europe jusqu’à Vlmadivostok in Nationalisme & République n°9, sept. 1992.
Source : Réfléchir & Agir, automne 2005, n°21, pp. 44-47.