Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 23 octobre 2008

P; Vial: la Méditerranée n'est pas notre mère

La Méditerranée n'est pas notre mère

Terre & Peuple n°37 : "En mettant sur orbite médiatique son fumeux projet d'Union méditerranéenne, Sarkozy a voulu, bien sûr, réaliser un de ces "coups" de communication grâce auxquels il prétend exister —ou au moins faire semblant. Mais, derrière l'opération politicienne, se situe en fait une opération beaucoup plus importante, de nature idéologique. Il s'agit en effet d'affirmer à la face du monde que le monde méditerranéen est un bloc uni, soudé par une commune appartenance à une ethnoculture unique et voué à s'intégrer, tel quel, à l'Europe. Ou, plus exactement, à cette utopie qu'est l'Eurafrique. En arrière-plan, bien entendu, il s'agit
de justifier l'immigration africaine en Europe comme étant un phénomène, inévitable mais bénéfique, qui va permettre l'installation d'une civilisation métisse, portée par une population au sein de laquelle Européens et Africains vont se fondre en un mélange harmonieux, dont l'exemple est donné par le monde méditerranéen.

Il faut constater, non sans regret (car cette revue a apporté beaucoup au débat idéologique, même si nous ne partageons pas toutes ses opinions) , que le numéro 129 (été 2008) de la revue Eléments s'inscrit dans la même perspective, en publiant un dossier intitulé "Méditerranée notre mère ". Un titre peut-être inspiré de celui que Thierry Maulnier avait donné à son beau livre Cette Grèce où nous sommes nés (Flammarion, 1964). D'autant que dans son éditorial Robert de Herte, c'est-à-dire Alain de Benoist, fait abondamment référence à la Grèce pour exalter les vertus méditerranéennes. En "oubliant" qu'élargir à l'ensemble de la Méditerranée l'apport décisif, evidemment incontestable, de la Grèce à la civilisation européenne est un non-sens historique. Inspiré peut-être par les propos de Danilo Zolo, professeur de droit international à Florence, qui, dans un entretien donné à Eléments, souhaite voir "renaître une Europe enracinée dans sa culture millénaire, avec ses racines méditerranéennes ". Faut-il rappeler à ce distingué universitaire que les racines de l'Europe sont au moins autant celtiques, germaniques et slaves que gréco-romaines ? Et, quand Robert de Herte-Alain de Benoist écrit de la Méditerranée qu'elle "est espace entre les terres, ce qui signifie qu'elle unit autant qu'elle sépare", il introduit forcément l'idée, si les mots ont un sens, que la Méditerranée unit, en un même ensemble, les populations installées, depuis des millénaires, sur les terres baignées par elle : Espagne et Catalogne, Languedoc et Provence, Italie, pays balkaniques, Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Egypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc. Ce que confirme la présentation du carnet de route d'Ange-Marie Guerrini (intitulé très significativement "De Tolède à Carthage "): la Méditerranée "est un ensemble de peuples, reliés entre eux d'un lien aux accents marins et lumineux".

Or au cours de l'histoire la Méditerranée, loin d'être un trait d'union, un "lien", a été une ligne de front. Même lorsque l'Empire romain fit l'unité politique, provisoire, de ce que les Romains appelaient avec fierté Mare nostrum, ce fut à l'issue de mortels affrontements entre Rome et Carthage sur le plan politique et militaire, Athènes et Jérusalem sur le plan philosophique et religieux. Affrontements opposant des conceptions du monde inconciliables —et qui le sont restées dans un empire romain miné par le poison oriental. Affrontements qui reprirent lorsque l'islam entreprit de soumettre l'Europe à la loi coranique. Comment concevoir qu'appartiennent à un même espace culturel et civilisationnel Rome et Carthage, Athènes et Jérusalem, la Provence et le Maghreb ? Il faut, pour affirmer l'unité culturelle du monde méditerranéen, s'appuyer sur un postulat idéologique qui, comme tous les postulats idéologiques, a été, est et sera contredit, totalement, par le poids des réalités ethniques. Car c'est là le fond du problème : il n'y a pas d'unité ethnique en Méditerranée : il n'y a, depuis toujours, que confrontation ethnique. Les illusions de la période coloniale (avec la trop fameuse "intégration", de Dunkerque à Tamanrasset) ont volé en éclats dans les années 1950-1960, la guerre d'Algérie venant rappeler le poids des réalités ethniques.

C'est au milieu de la Méditerranée que passe la frontière entre deux mondes : le Nord et le Sud. On sait quelle est la thèse des tiers-mondistes (qui comptent dans leurs rangs Alain de Benoist, depuis la partition,en 1986, de son livre Europe, Tiers monde même combat) : le Nord – c'est-à-dire le monde blanc – est responsable des misères du Sud – c'est-à-dire le monde non-blanc. Le Nord doit donc faire repentance et expier ses péchés – en particulier en subventionnant largement et, mieux, en accueillant et en entretenant chez lui les populations du Sud (qu'à son époque la revue Europe-Action appelait très justement non des "sous-développés" mais des sous-capables). Chaque observateur un tant soit peu attentif et lucide sait que le XXIe siècle sera celui de l'affrontement Nord-Sud, bien sûr déjà commencé puisque la frontière méditerranéenne est allègrement violée par l'immigration. Bien sûr, aussi, le camp occidental aligné sur Washington et Tel-Aviv trahit les hommes du Nord en justifiant, par l'idéologie des "droits de l'homme", l'invasion venue du Sud. Raison de plus pour refuser tout ce qui contribue à justifier cette invasion. Par exemple l'exaltation d'un islam qui apporterait les raffinements d'une vraie civilisation aux Barbares du Nord.

Ce cliché idéologique, qui bénéficie d'une large orchestration médiatique –voir le tollé suscité par le solide ouvrage de Sylvain Gouguenheim – a séduit certains intellectuels (c'est-à-dire des gens trop souvent coupés des réalités), depuis le XIXè siècle, en Allemagne ou ailleurs. Ce fut le cas de Nietzsche, à l'autorité duquel fait appel Robert de Herse pour étayer sa position. Nietzsche qui vantait la "merveilleuse civilisation maure d'Espagne"... Comme quoi personne n'est parfait et qu'il est arrivé, même à Nietzsche, d'écrire des âneries – on peut être un grand philosophe et ne pas avoir de solide culture historique. Le pourfendeur du christianisme n'a pas compris, ou pas voulu comprendre, que christianisme et islam sont frères ennemis car issus de la même matrice sémitique, qu'il faut chercher du côté du Sinaï. Quant au Grand Midi nietzschéen, mis lui aussi à contribution par Robert de Herse, il faut rappeler, tout de même, qu'il n'a rien à voir avec le Sud puisqu'il s'inscrit dans une perspective purement spirituelle. Il suffit, pour le savoir, de lire sérieusement l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra. Ce qui évite de fâcheux contresens, d'autant plus gênants lorsqu'ils sont instrumentalisés pour justifier l'injustifiable."

vendredi, 10 octobre 2008

Entretien avec Anatoli Ivanov

moscou.jpg

 

ARCHIVES DE "SYNERGIES EUROPEENNES" - 1996

 

Identité et socialisme en Russie

Entretien avec Anatoli Ivanov

 

Tous les Européens tournent anxieusement leurs regards vers la Russie. Les élections de la Douma n'ont pas profité à l'opposition nationale, qui n'a pas obtenu la majorité des sièges escomptée. L'opposition de gauche a pris, elle, un poids considérable. Mais le vieux clivage gauche/droite, cher aux démocraties vermoulues d'Europe occidentale et des Etats-Unis, est beaucoup plus fluide en Russie car l'anticapitalisme et l'anti-américanisme sont aux programmes de ces deux blocs oppositionnels. C'est en tenant compte de cette réalité idéologique que le spécialiste allemand des questions russes, Wolfgang Strauss, est allé s'entretenir avec notre correspondant russe, Anatoli M. Ivanov, fin observateur de la vie politique russe actuelle (Robert Steuckers).

 

WS: Aviez-vous envisagé la victoire de l'opposition de gauche?

 

AMI: Oui. J'avais pronostiqué 30%. Mais la concentration des voix sur le parti de Ziouganov a été plus forte encore que je ne l'avais imaginé (au lieu de 15%, il a obtenu 22%). Les partisans du PC ont ainsi évité une dispersion des votes. Je connais même d'anciens détenus politiques qui ont voté pour le PCFR. Le parti “Troudovaïa Rossiya” (“La Russie au Travail”) de Viktor Ampilov a engrangé 4,5% des voix et obtenu un seul mandat direct. Le “Parti Agrarien” a eu 4% et 20 élus directs. Le bloc électoral “Le pouvoir au peuple” n'a, lui, obtenu que 1,5%, mais s'est assuré la majorité dans onze circonscriptions. Ses têtes de liste, Ruchkov et Babourine ont désormais un siège au Parlement.

 

WS: Ces résultats ont-ils été obtenus au détriment de l'opposition nationale?

 

AMI: Sans nul doute, on peut dire que l'aile nationale du spectre politique russe est sortie affaiblie de ces élections. Jirinovski a eu 11% et a subi ainsi une défaite dans toutes les circonscriptions où le vote personnel avait de l'importance. Parmi ses 180 candidats directs, un seul a obtenu un siège.

 

WS: Le fisco du “Congrès des Communautés Russes” (CCR) était inattendu: il n'est pas parvenu à passer la barre des 5%...

 

AMI: Dans les circonscriptions à vote majoritaire, le CCR a gagné cinq mandats, parmi lesquels celui du Général Alexandre Lebed. Tous les observateurs de la vie politique russe pensent que la raison principale de cet échec provient de la personnalité de Skokov, fort antipathique. Cet homme figurait en tête de liste. Le maigre résultat du CCR diminue considérablement les chances du Général Lebed dans la prochaine course à la présidence.

 

WS: Et qu'est-il advenu du mouvement social-patriotique “Derchava”, dirigé par le Général Routskoï, le héros de la Maison Blanche en octobre 1993?

 

AMI: Ce mouvement a dû encaisser une défaite totale. Il n'a obtenu que 2% des voix et n'a gagné aucun mandat direct.

 

WS: Et les autres figures de proue de l'opposition nationale qui se sont présentées dans les circonscriptions à élection directe?

 

AMI: Elles ont toutes été perdantes. Nikolaï Lyssenko, le chef des nationaux-républicains, a connu l'échec tout comme les candidats de la “Fédération des Patriotes”, les généraux Sterligov et Atchalov, et les militants du “Semskii Sobor” (“L'Assemblée du Pays”), parmi lesquels l'ancien député Astafiev, un chrétien démocrate. Le cinéaste Stanislav Govoroukhine de l'“Alliance Populaire”, porte-paroles de la fraction constituée par le petit “Parti Démocratique” dans l'ancienne Douma, a gagné les élections dans sa circonscription à vote majoritaire, grâce à l'appui des communistes; en revanche, ses co-listiers Axioutchiz (libéral) et Roumiantsev (social-démocrate) ont perdu. Les locomotives du “Parti National-Bolchevique”, Edouard Limonov et Alexandre Douguine, n'ont eu aucun succès à Moscou et à Saint-Petersbourg. Le célèbre animateur de télévision Alexandre Nevzorov a été réélu à Pskov. Le “Mouvement Populaire Russe”, fondé par les Cosaques de Sibérie, n'a obtenu que 0,13% des voix. Quant aux atamans des Cosaques du Don, Ratiyev et Kosytsine, ils n'ont pas pu s'affirmer dans leurs propres circonscriptions électorales.

 

WS: Mais quel est le résultat final de tout cela, en termes de sièges à la Douma...

 

AMI: ... les partis d'opposition nationale ont 20%, le parti gouvernemental de Tchernomyrdine n'a que 9%. Le rapport des forces est de 51-49. L'opposition, droites et gauches confondues, obtient 51%; Tchernormyrdine, c'est-à-dire Eltsine, et différents partis démo-libéraux, obtiennent 49%.

 

WS: Au vu de ses résultats, peut-on dire que les pronostics pour les élections présidentielles du 16 juin doivent être totalement révisés?

 

AMI: Certainement. Tous les pronostics émis avant le 17 décembre se basaient sur des appréciations exagérées de la popularité de Lebed. Il ne reste plus que deux favoris à l'heure actuelle: Ziouganov et Jirinovski. Chacun d'eux peut battre Tchernormyrdine, mais pas Eltsine! Le CCR fait contre mauvaise fortune bon cœur et cherche les causes de sa défaite dans les brouilles internes du mouvement, dans les intrigues de ses propagandistes, en un mot, partout, sauf, dans ses propres erreurs de gestion.

 

WS: Ce qui intéresse tout particulièrement les lecteurs allemands et ouest-européens, militants des diverses oppositions nationales comme anti-fascistes en quête de sensationnel, c'est l'échec complet du mouvement “Unité Nationale Russe”, qui a fait la une de beaucoup de journaux à cause de son style qui rappelait les années 30...

 

AMI: Pour ce qui concerne son leader, Alexander Barkachov, il faut dire que son avocate, Madame Dementyeva, a subi une défaite à Moscou, tandis que son second candidat a échoué dans la région de Kalouga. Un ancien partisan de Barkachov, Alexander Fiodorov, s'est porté candidat pour le “Parti Russe” à Mytichtchy dans la région de Moscou: en vain, résultats nuls! Quant au célèbre Wedekin, il a connu l'échec à Lioubertzy, également dans la région de Moscou. Nos grandes villes ne se prêtent pas à ce type d'“aventuriers politiques”, comme les appelent les libéraux. Alexander Nevzorov a été plus pertinent: il s'est porté candidat en province, à Pskov, et a gagné.

 

WS: Il est étonnant que ce mouvement national, si bien capillarisé dans la société, si diversifié, alignant tant de partis et de cartels électoraux, n'a obtenu que des résultats aussi misérables. En tant qu'analyste patenté de cette nébuleuse de partis d'opposition nationale, pourriez-vous nous expliquer les causes de cet échec?

 

AMI: Il y a deux causes principales, d'ordre technique et organisationnel. D'abord, ils n'ont pas été en mesure de réunir les 200.000 signatures par liste prévues par la loi électorale. Ensuite, ils ne possédaient pas de “réserves” de voix, ce qui permettait à la “commission électorale centrale” de les exclure très aisément de la course. Plusieurs partis ont été victimes de cette débâcle: le “Parti Russe” du Colonel Milozerdov, le parti “Renaissance”, le “Parti National Populaire’ de Vladimir Ossipov (un ami de jeunesse, prisonnier politique de 1961 à 1968 et de 1974 à 1982), la “Fédération des Patriotes”, enfin, le Semskii Sobor dans lequel militaient le célèbre sculpteur Klykov et le rédacteur en chef du journal “Rousski Vestnik” (= “Le messager russe”), Sénine, qui figurera en tête de liste.

 

WS: Donc, dès le départ, c'est Jirinovski qui a eu les meilleurs atouts en mains?

 

AMI: Quelle que soit la position que l'on adopte à son égard, quel que soit le jugement que l'on puisse porter sur sa personne, ses succès électoraux nous obligent à réfléchir. L'élément principal dans ce phénomène politique, c'est que Jirinovski incarne le type même de l'activiste politique moderne capable de conquérir la sympathie du public et qui ne palabre pas inlassablement sur le bon vieux temps d'il y a cent ans...

 

WS: Il est tout de même étonnant qu'aucun rival ne se mette en travers du chemin qu'emprunte cet homme haut en couleurs, qu'aucun concurrent crédible venu du camp de l'opposition nationale, qu'aucun populiste véritable ne se lève pour lui barrer la route...

 

AMI: Effectivement! Lors des élections pour la Douma en décembre 1993, Jirinovski a profité de la colère populaire après l'assaut sanglant lancé par les troupes d'Eltsine contre le Parlement (la Maison Blanche). Jirinovski a pu ainsi se hisser au-dessus des cadavres des défenseurs de la Douma et confisquer à son profit leurs mots d'ordre nationaux russes. En 1995, les démocrates annonçaient urbi et orbi  que le parti de Jirinovski n'allait jamais passer la barre des 5%. Aujourd'hui, ils s'étonnent une fois de plus des succès enregistrés par Jirinovski. On peut se poser la question: pourquoi aucun homme politique du camp national ne peut-il dépasser Jirinovski en popularité, pourquoi aucun d'entre eux ne peut-il exercer le même pouvoir d'attraction sur les masses populaires, ne fait-il preuve d'une autorité comparable?

 

WS: La Russie ne possède-t-elle donc pas d'homme charismatique dans le camp des nationaux?

 

AMI: Pendant toute une période, on a pensé que le Général Alexander Routskoï allait pouvoir jouer ce rôle. Sous la bannière de son mouvement “Derchava”, plusieurs opposants du camp national se sont unis, tels Axioutchitz, Astafiev, Pavlov, Artemov et le Colonel Alksnis. Mais on n'a assisté par la suite qu'à des démissions, des scissions, des intrigues. C'est ainsi que Routskoï a perdu son prestige, qu'il n'a plus pu jouer le rôle d'intégrateur. L'échec de son mouvement met un terme définitif à ses ambitions dans les élections présidentielles. Après le désastre subi par Routskoï, les mouvements patriotiques ont placé leurs espoirs dans le Général Alexander Lebed. Mais contre toute attente, son CCR a subi une terrible défaite en décembre 1995. Du fait que le CCR n'a pas réussi à se tailler une part dans les sièges de la Douma, on a accusé son président, Youri Skokov, d'avoir mal géré le mouvement derrière lequel se profilait le populaire Général. La stratégie de Skokov a suscité l'incompréhension voire le rejet des nationaux-patriotes. Non seulement parce que le technocrate Skokov pactisait en coulisse avec le parti de Gaidar, mais parce que Skokov prétendait qu'il n'existait pas de Russes ethniquement purs et que, dès lors, la Russie devait être transformée, par le biais d'un référendum, en une Union d'ethnies diverses.

 

WS: Mais les causes de l'échec de l'opposition nationale ne sont-elles pas plus profondes, ne sont-elles pas à rechercher au-delà des querelles de personnes, c'est-à-dire dans le discours idéologique lacunaire qu'elle tient et dans les stratégies déficitaires qu'elle pratique?

 

AMI: Bien sûr. Quoi qu'on puisse dire sur Routskoï, il a eu des moments de grande lucidité. La grande tragédie de la Russie, a-t-il dit lors d'un entretien avec la presse, est d'avoir considérer que les deux grandes idées mobilisatrices de notre siècle, l'idée de justice sociale et l'idée d'identité nationale, ont été considérées comme des antinomies. Effectivement, quand un militant politique s'engage pour le salut de sa nation et oublie la justice sociale, ou quand un militant socialiste s'engage à fond pour la justice sociale et oublie le salut de la nation, ils font tous deux fausse route, s'engagent dans une impasse. Hélas, Routskoï n'a fait que signaler ce problème majeur, il n'a suggéré aucune solution. Mais si les nationaux parvenaient à s'en rendre compte et à agir en conséquence, les communistes perdraient rapidement leur marge de manœuvre en Russie.

 

WS: Autre sujet: la situation des Allemands de Russie autorise-t-elle quelqu'espoir? Quelles sont leurs chances de retrouver une dose d'autonomie? Comment leur futur se dessine-t-il? Vont-ils rester? Vont-ils émigrer?

 

AMI: La situation des Allemands de Russie a été soumise à discussion dans la Douma le 17 novembre 1995. C'est une déclaration du député communiste Oleg Mironov qui a ouvert les débats. Dans la circonscription électorale d'Engels, ce député a proposé de voter le 17 décembre pour le national-républicain Lyssenko. Mironov a dit: «Dans la région de Saratov les relations entre les nationalités sont en train de se dégrader. D'après les résultats de sondages locaux, la population russe refuse catégoriquement que ce crée un Etat allemand sur le cours de la Volga [ndlr: comme avant 1941]. Il est dangereux de soulever à nouveau cette question. Parmi les habitants de cette ancienne république autonome règne désormais un certain désarroi; ils pensent: des Allemands dans la région? Oui! Une autonomie? Non!».

 

WS: Il n'y a pas eu de voix pour s'opposer à cette opinion?

 

AMI: Si. Le ministre des nationalités Mikhaïlov a répondu que les données qu'avançait Mironov étaient obsolètes et remontaient aux années 1988-89. A cette époque-là, la situation avait été très tendue; aujourd'hui, quelque 17.000 Allemands se seraient installés dans la région, dont 65 à 70% des familles seraient mélangées, seraient donc germano-slaves. Près de 80% des Allemands de Russie vivaient auparavant en Sibérie occidentale, soulignait le ministre.

 

WD: Jirinovski a-t-il participé aux débats?

 

AMI: Oui, en lançant la phrase suivante: «Nous devrions cesser définitivement de parler de la création d'une quelconque autonomie pour les Allemands de Russie. Au Kazakhstan, s'il vous plait».

 

WS: Qu'a répondu le ministre?

 

AMI: En citant des faits. Voici ce qu'il a dit, textuellement: «Après la guerre, 1,7 million d'Allemands ont quitté l'URSS et, au cours de ces trois dernières années, 200.000 Allemands supplémentaires sont encore partis, la plupart venant du Kazakhstan, d'Asie centrale». Un tiers de ces réfugiés sont revenus s'installer en Sibérie occidentale russe, où nous avons constitué deux arrondissements nationaux allemands, dans la région de l'Altaï et dans la circonscription d'Azov dans la région d'Omsk. 70.000 Allemands du Kazakhstan et d'Asie centrale  —dans ce cas aussi, nous avions affaire à des familles mixtes—  ont souhaité s'installer dans la circonscription d'Azov». Ensuite, Mikhaïlov a dit, plein d'espoir: «Nous avons donc un bilan positif. Au cours de ces deux dernières années, plus d'Allemands ont quitté la région de Saratov que de nouveaux arrivants y ont été enregistrés. Dans des circonstances favorables, 150.000 à 160.000 Allemands pourraient trouver une nouvelle patrie sur les rives de la Volga».

 

WS: Monsieur Ivanov, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

(entretien paru dans Europa Vorn, n°100, 1 avril 1996; adresse: Europa Vorn, Pf.30.10.10, D-50.780 Köln).

samedi, 04 octobre 2008

Ni Izquierda ni Derecha

Ni Izquierda ni Derecha
Por Alberto Buela

El lúcido pensador italiano Marcello Veneziani comienza un bello artículo sobre el antiglobalismo con la siguiente observación: "Si te fijas en ellos, los anti-G8 son la izquierda en movimiento: anarquistas, marxistas, radicales, católicos rebeldes o progresistas, pacifistas, verdes, revolucionarios. Centros sociales, monos blancos, banderas rojas. Con el complemento iconográfico de Marcos y del Ché Guevara.

Luego te das cuenta de que ninguno de ellos pone en discusión el Dogma Global, la interdependencia de los pueblos y de las culturas, el melting pot y la sociedad multirracial, el fin de las patrias. Son internacionalistas, humanitarios, ecumenistas, globalistas. Es más: cuanto más extremistas y violentos son, más internacionalistas y antitradicionales resultan".
[1]

Se da cuenta que la oposición desde la izquierda a la globalización es sólo una postura que se agota en una manifestación. Seattle, Génova, Nueva York, Porto Alegre, pero no pasa nada, "el mundo sigue andando" como decía Discepolín. Es que la política del "progresismo" como ha observado agudamente el filósofo, también italiano, Massimo Cacciari, ordena los problemas pero no los resuelve. [2]

De esto mismo se percata el sociólogo marxista más significativo de Iberoamérica, Heinz Dieterich Steffan quien en un reciente artículo señala: "Si la tarea actual de todo individuo anticapitalista es, por lo tanto, absolutamente clara: ¿Por qué "la izquierda" y sus intelectuales no la encaran? ¿Por qué repiten en foro tras foro la misma letanía sobre la maldad del neoliberalismo y se contentan con sus ritualizadas propuestas terapéuticas inspiradas en Keynes, Tobin y Stiglitz? ¿Por qué no convierten la realidad capitalista en objeto de transformación antisistémica, en lugar de mantenerla como muro de lamentaciones?" [3]

El fracaso rotundo de la izquierda, hoy rebautizada "progresismo", es que, además de no haber elaborado, deglutido sería el término exacto, la derrota del "socialismo real" con la implosión soviética y la caída del Muro, no reelaboró sus categorías de lectura, y se quedó anclado al mundo categorial de Marx, Engels, Lenin, Rosa Luxemburgo y eventualmente Trotsky, haciendo arqueología política.

Lo más significativo del siglo XX, la escuela neomarxista de Frankfurt, luego de los esfuerzos de Adorno, Apel, Cohen y Marcuse, termina con el publicitado Habermas y su teoría del consenso (sin percatarse que el consenso siempre ha sido de los poderosos entre sí) y sus discípulos aventajados James Bohman y Leo Avritzer con su teoría de la democracia deliberativa, que como un nuevo nominalismo pretende arreglar las injusticias políticas, económicas y sociales con palabras. Conversando en una especie de asambleísmo permanente.

Si la izquierda está liquidada, ¿qué queda de la derecha? ¿Se puede esperar algo de ella?

De la derecha clásica, tanto del nacionalismo orgánico o integral al estilo de Charles Mauras, como del fascista de Mussolini o del católico de Oliveira Salazar no queda nada. Sólo trabajos de investigación históricos y pequeños grupos políticos sin peso en sus sociedades respectivas. Eso sí, queda como derecha el neo conservadorismo estadounidense y los gobiernos que le son afines. Y de esta derecha liberal, la única que existe con peso político, solo se puede esperar que las cosas empeoren para la salud y el bienestar de los pueblos.




Si esto es así, denunciamos una vez más de entre las cientos de veces que lo hemos intentado mostrar, que la dicotomía izquierda-derecha es estrecha, por no decir falsa, para encarar una lectura adecuada de la realidad.

Hoy situarse a la izquierda o a la derecha es no situarse, es colocarse en un no-lugar, sobre todo para el pensador (rechazo de plano el término intelectual) que pretende elaborar un pensamiento crítico. Y el único método que hoy puede crear pensamiento crítico es el disenso. Disenso no sólo con el pensamiento único y políticamente correcto sino también y sobre todo, con el orden constituido, con el statu quo vigente.

El disenso es estructuralmente una categoría del pensamiento popular, en tanto que el consenso, como vimos, es una apropiación de la izquierda progresista para lograr la democracia deliberativa que tiene mucho de ilustrada, y también, aunque en otro sentido, propiedad del liberalismo como acuerdo de los que deciden, de los poderosos (G8, Davos, FMI, Comisión trilateral, Bildelbergers, etc.).

El disenso que se manifiesta como negación tiene distinto sentido en el pensamiento popular que en el culto. En este último, regido por la lógica de la afirmación, la negación niega la existencia de algo o alguien, en tanto que en el pensamiento popular lo que se niega no es la existencia de algo o alguien, sino su vigencia. La vigencia puede ser entendida como validez, como sentido. El disenso niega el monopolio de la productividad de sentido a los grupos o lobbys de poder, para reservarla al pueblo en su conjunto, más allá de la partidocracia política.

La alternativa hoy es situarse más allá de la izquierda y la derecha. Consiste en pensar a partir de un arraigo, de nuestro genius loci dijera Virgilio. Y no un arraigo cualquiera sino desde las identidades nacionales, que conforman las ecúmenes culturales o regiones que constituyen hoy el mundo. Con esto vamos más allá incluso de la idea de estado-nación, en vías de agotamiento, para sumergirnos en la idea política de gran espacio etnocultural.

Desde estas grandes regiones es desde donde es lícito y eficaz plantearse el enfrentamiento a la globalización o americanización del mundo. Hacerlo como pretende el progresismo desde el humanismo internacional de los derechos humanos, o desde el ecumenismo religioso como ingenuamente pretenden algunos cristianos, es hacerlo desde un universalismo más. Con el agravante que su contenido encierra un aspecto de loable, pero vacuo, inverosímil y no eficaz a la hora del enfrentamiento político.

Pero este enfrentamiento se está dando igual, a pesar de la falencia de los pensadores en no poder elaborarlo aún, a través del surgimiento de los diferentes populismos, que más allá de los reparos que presentan a cualquier espíritu crítico, están cambiando, como observa Robert de Herte
[4] las categorías de lectura. Así la oposición entre burgueses y proletarios de la izquierda clásica va siendo reemplazada por la de pueblo vs. oligarquías, sobre todo financieras y las de izquierda y derecha por la de justicia y seguridad.

Así, mientras que desde la izquierda progresista la crítica a la globalización queda limitada a la no extensión de sus beneficios económicos a la humanidad sino sólo a unos pocos. Porque la izquierda, por su carácter internacionalista no puede denunciar el efecto de desarraigo sobre las culturas tradicionales y sobre las identidades de los pueblos. Su denuncia se transforma así, en un reclamo formal para que la globalización vaya unida a los derechos humanos.




En cambio, es desde los movimientos populares que se realiza la oposición real a las oligarquías transnacionales [5]. Es desde las tradiciones nacionales de los pueblos donde mejor se muestra la oposición a la sociedad global sin raíces, a ese imperialismo desterritorializado del que hablan Hardt y Negri. Es desde la actitud no conformista que se rechaza la imposición de un pensamiento único y de una sociedad uniforme, y se denuncia la globalización como un mal en sí mismo.

Es que el pensamiento popular, si es tal, piensa desde sus propias raíces, no tienen un saber libresco o ilustrado. Piensa desde una tradición que es la única forma de pensar genuinamente según Alasdair MacIntayre
[6], dado que "una tradición viva es una discusión históricamente desarrollada y socialmente encarnada". Por lo que les resulta imposible a los pueblos y a los hombres que los encarnan situarse fuera de su tradición. Cuando lo hacen se desnaturalizan, dejan de ser lo que son. Son ya otra cosa.

Notas

[1] El antiglobalismo de derecha. Marcello Veneziani (1955) periodista del Giornale y del Menssaggero y colaborador con la Rai, es autor de varios ensayos entre los que se destacan: La rivoluzione conservatrice in Italia (1994), Processo all´Occidente (1990) y L´Antinovecento (1996). Podemos inscribirlo dentro de la corriente de pensamiento no-conformista.
[2] Massimo Cacciari(1944). Filósofo, diputado del PC y Alcalde de Venecia hasta 1993. Autor de varios ensayos: L´Angelo necesario (1986), Dell´Inicio (1990), Dran: Meridianos de la decisión en el pensamiento contemporáneo (1992), Geo-filosofia dell´Europa (1995). Pensador disidente de la izquierda europea.
[3] La bancarrota de la izquierda y sus intelectuales (31-3-04). Heinz Dieterich Steffan, es sociólogo y profesor en la UNAM de Méjico y columnista del diario El Universal. Predicador itinerante en todos los países de América de un nuevo proyecto histórico del marxismo. Es autor de una treintena de libros entre los que se destacan: El fin del capitalismo global (1999) y La crisis de los intelectuales en América Latina (2003)
[4] Robert de Herte es el seudónimo de Alain de Benoist (1943). Editor de las revistas Eléments y Krisis y autor de innumerables trabajos entre los que cabe recordar Vu du droite (1977), Orientations pour des années décisives (1982), L´empire intérieur (1995), Au-dela des droits de l´homme (2004). Es el más significativo pensador de una corriente de pensamiento no conformista, alternativa y antiigualitarista en donde se destacan, entre otros, Guillaume Faye, Robert Steuckers, Julien Freund, Alessandro Campi, Claude Karnoouh, Tarmo Kunnas, Thomas Molnar, Dominique Venner, Pierre Vial, Javier Esparza, Giorgio Locchi, etc.
[5] Sobre la relación entre pensamiento popular y negación puede consultarse con provecho el libro La negación en el pensamiento popular (1975) del filósofo argentino Rodolfo Kusch (1922-1979), así como nuestro trabajo: Papeles de un seminario sobre G.R.Kusch (2000). Entre los no pocos filósofos originales que ha dado la Argentina (Taborda, de Anquín, Guerrero, Cossio, Rougés) Gunther Rodolfo Kusch ocupa un destacado lugar. No sólo por la originalidad de sus planteamientos filosóficos sino además porque los mismos han generado toda una corriente de pensamiento a través de la denominada filosofía de la liberación en su rama popular.
[6] Alasdaire MacIntyre (1929) es un filósofo escocés que vive y enseña en los Estados Unidos y que se destacó por su crítica a la situación moral, política y social creada por el liberalismo. Sus trabajos son el basamento de todo el pensamiento comunitarista norteamericano. Sus libros más destacados son: After Virtue (1981), Whose Justice? Which Rationality? (1988), Three rival versions of moral enquiry (1990).

mardi, 23 septembre 2008

L'oeuvre de Douguine au sein de la droite radicale française

24207733_1209900954_Dugin.jpg

L'oeuvre de Douguine au sein de la droite radicale française

 

Travail Universitaire à lire avec quelques circonspection, mais digne d'intérêt

cf. : http://www.diploweb.com/L-oeuvre-de-Douguine-au-sein-de-l...

dimanche, 21 septembre 2008

G. Faye: le choc des conceptions du monde

anachronism_art_002.jpg

Le choc des conceptions du monde

 

par Guillaume FAYE

 

La pensée métaphysique, issue du monothéisme et qui s'achève dans l'humanisme, a voulu définitivement nommer l'être, le «connaître», et, par là fixer les valeurs. La métaphysique, rompant avec la philosophie grecque pré-socratique, a pensé l'être-du-monde comme un acquis, comme une valeur suprême. Elle a envisagé l'être comme Sein  (Etre-en soi) et non comme Wesen (Etre-Devenir). Le mot français «être», ne rend pas ce double sens. Rechercher   —et prétendre trouver—  l'être comme Sein (einai en grec), c'est le dévaluer, c'est commencer une "-«longue marche vers le nihilisme». La philosophie de l'Esprit (Geist;  le noús  platonicien) prend le pas sur la philosophie de la vie et de l'action, sur la «création», la poiésis.  Toute une anthropologie en découle: pour la conception-du-monde de la tradition métaphysique et humaniste, l'humain est un être achevé puisqu'il participe de valeurs suprêmes (Dieu, notamment, ou des «lois», des «grands principes moraux») elles-mêmes achevées, connaissables, stables, universelles. «Il n'y a plus de mystère dans l'être» dit alors Heidegger. Enfermé dans les essences et les principes, l'humain perd son mystère: c'est l'humanisme précisément. Toute possibilité de dépassement de l'humain par l'homme doit être abandonnée. Les «valeurs» humaines, prononcées une fois pour toutes, courent alors le risque de la sclérose ou du tabou.

 

D'où la séparation, qui s'est toujours remarquée dans l'histoire, entre les valeurs proclamées avec emphase par les philosophies monothéistes et humanistes, et les comportements auxquels elles donnaient lieu. Sur le plan religieux, l'enfermement de l'action humaine dans des «lois», et le caractère infini mais fini à la fois du Dieu suprême, que l'on sait être définitivement omnipotent, tend a transformer le lien religieux en relation intellectuelle, en logos,  compromettant à la longue la force des mythes. Spinoza, Leibniz, Pascal et Descartes offrent des exemples de cette transformation de la métaphysique religieuse en logique; il faut se souvenir de l'amor intellectualis dei  de Spinoza, de la déduction des attributs de Dieu chez Leibniz, de l'intelligibilité de Dieu pour toute raison, affirmée par Descartes, ou, allant encore un peu plus avant dans le nihilisme religieux, du paradigme marchand du pari sur le divin de Pascal. Bernard-Henri Lévy avait parfaitement raison, en proclamant conjointement son biblisme et son athéisme, dans Le Testament de Dieu,  de se dire fidèle à la religion métaphysique hébraïque, creuset des autres monothéismes, la première à avoir formulé la préférence du logos  sur le muthos.

 

Perpétuel interrogateur

 

Au rebours, la tradition grecque qui commence avec Anaximandre de Samos et Héraclite, et qui serpentera, en tant que conception-du-monde implicite dans toute l'histoire européenne jusqu'à Nietzsche, se refuse à nommer l'être. Celui-ci est pensé comme Wesen  (être-en-devenir) comme gignesthai  (devenir transformant), mais n'est jamais défini. Le mot grec pour «vérité», nous explique Heidegger, est alèthéia,  ce qui signifie «dévoilement inachevé». La vérité n'y est point celle du Yahvé biblique, «Je suis l'Un, je suis la Vérité». Est vérité ce qui est éclairé par la volonté humaine, cette volonté qui soulève le voile du monde sans jamais faire advenir au jour la même réalité.

 

Dans la philosophie grecque, comme chez Heidegger, des mots innombrables sont utilisés pour «penser l'être». On ne pourra jamais répondre à la question de l'être, comme on ne pourra jamais connaître 1'«essence du fleuve», perpétuellement changeant, qui coule sous le pont. Le monde, dans son être-devenir, reste alors toujours l'«Obscur», et l'homme, un perpétuel interrogateur, un animal en quête constante de l'«éclairement». L'hominité, nous dit Heidegger, est caractérisée par le deinotaton, l'«inquiétance»: inquiéter le monde, c'est le questionner éternellement, le faire sortir et se faire sortir soi-même de la quiétude, cette illusion de savoir où l'on est et où l'on va.

 

Cette conception-du-monde se représente l'humain, perpétuel donneur de sens, en duel avec le monde, qui se dérobe à ses assauts, et qui demande, pour se laisser partiellement arraisonner, toujours de nouvelles formes d'action humaine, de nouveaux sens, de nouvelles valeurs, qui seront à leur tour transgressées.

 

Sacré et ouverture-au-monde

 

La mythologie grecque qui nous offre le spectacle de combats entre des dieux inconstants et des guerriers humains jamais découragés, toujours ardents dans leur passion de violer les lois divines pour préserver leur vie ou les lois de leur communauté, constitue l'aurore de cette conception européenne du monde. Une fin de l'histoire, par la réconciliation avec le divin métaphysique, enfin connu, lui est profondément étrangère. Cette conception-du-monde est la seule qui autorise à envisager la fondation d'un surhumanisme: l'humain, passant de cycles historiques de valeurs en cycles historiques de valeurs, transforme à chaque étape épochale la nature de sa Volonté-de-Puissance selon le processus de l'Eternel Retour de l'Identique. Le cosmos reste un mystère, il est 1'«obscur en perpétuel devoilement», comme, de manière singulièrement actuelle, l'envisage aussi la physique moderne. Le mythe reste présent au cœur du monde; cette impossibilité voulue et acceptée de connaître et de nommer l'être du monde, confère à celui-ci un caractère aventureux et risqué, et à l'action humaine la dimension tragique et solitaire d'un combat éternellement inachevé. Le sacré, au sens le plus fort, peut alors surgir dans le monde: il réside dans cette distance entre la volonté humaine et la «dérobade» du monde, bien visible d'ailleurs dans les entreprises scientifiques et techniques modernes. Le sacré n'est pas réservé à un principe (moral ou divin) ou à un attribut substantiel de l'être (un dieu), mais il habite par le fait de l'homme, le monde. Le sacré s'apparente à un sens donné par l'humain à son entour: le monde, nous dit Hölderlin, est vécu alors comme «nuit sacrée». Il n'y a plus lieu de se rassurer en recherchant 1'«essence de l'être», prélude à la fin de l'histoire, puisque l'homme de cette conception grecque du monde désire l'inquiétude. Il s'assume ainsi comme pleinement humain, c'est-à-dire toujours en marche vers le sur-humain, puisqu'il se conforme à son ouverture-au-monde ( la Weltoffenheit  dont parlait Gehlen) inscrite dans sa physiologie et éprouvée par la biologie moderne.

 

La recherche de l'être comme Sein, quête de l'absolu métaphysique et moral, peut s'envisager alors comme une entreprise in-humaine, et l'humanisme qui en découle philosophiquement comme une idéologie proprement non-humaine, plus exactement maladive. C'est dans l'historicité (Geschichtlichkeit)  et la mondanité (Weltlichkeit),  ce que les grecs appelaient le to on (l'étant) et les latins l'existentia, que réside le chemin que nous pouvons choisir de suivre ou de ne pas suivre.

 

Le suivre, s'enfoncer dans le Holzweg, la sente de bûcheron qui ne mène «nulle part» sinon «au cœur de la forêt sacrée», dont nous parle mystérieusement Heidegger, voilà ce qui est renouer avec l'aurore de la Grèce: reprendre le fil coupé par le christianisme et «la sortir de l'oubli». La sente ne mène pas vers un bourg, celui où les marchands se reposent, mais, inquiétante, elle s'enfonce vers l'aventure. L'«aventure», c'est-à-dire   l'advenir, ce qui, au détour du chemin «surgit du futur»: l'histoire.

 

Voici donc le sens fondamental de l'entreprise de Nietzsche, puis de Heidegger, et après lui sans doute de bien d'autres: réinstaller, en Europe, à l'époque technique, cette conception-du-monde incomplètement formulée, inachevée par certains grecs, mais le faire sous une forme différente, auto-consciente en quelque sorte, en sachant que même ce travail sera à recommencer. Nous, hommes du soir, de l'Hespérie (Abend-land), (par rapport à cette Grèce des pré-socratiques qui a voulu être l'Aurore d'une conception du monde) un travail nous attend, qui n'a rien de philosophique, au sens intellectuel du terme: rendre auto-consciente, au sein de l'Europe de la civilisation technique, une forme transfigurée de cette conception-du-monde, ou de cette religion-du-monde de l'aube grecque, tirée de l'oubli par Nietzsche et Heidegger.

 

Guillaume FAYE.

 

mercredi, 03 septembre 2008

R. Steuckers: entretien à "Militant" (1992)

minerva.jpg

ARCHIVES: Un entretien de 1992, pour tous ceux qu'intéressent à l'histoire du mouvement identitaire et "néo-droitiste" (en dépit des variétés que cette appelation peut recouvrir). A noter, cet entretien a été accordé à Xavier Cheneseau quelques semaines avant la rupture définitive avec le "canal historique" (et hystérique) de la nouvelle droite centrée autour d'Alain de Benoist et au moment des accords de Maastricht. La donne internationale a considérablement changé depuis. Prière aux lecteurs de 2008 d'en tenir compte!

 

 

Entretien de Robert Steuckers à la revue «Militant»

 

I - Animateur de la «Nouvelle Droite», pensez-vous que votre mouvance a contribué à préparer le terrain pour le Front National, par exemple?

 

Je voudrais d'abord apporter une petite précision: je ne me sens ni ne me considère comme étant de «droi­te», même si j'ai souscrit à bon nombre d'ana­lyses posées par le mouvement d'Alain de Benoist, abusivement baptisé «Nouvelle Droite» par les milieux du journalisme parisien. Dans cette mouvan­ce, c'est essentiellement la «nouveauté» qui m'a sé­duit. Je ne crois pas que la «Nouvelle Droite» d'A­lain de Benoist et de Guillaume Faye ait préparé le terrain pour le Front National. Celui-ci a été porté par une dynamique qui lui est propre. Si le Front Na­tional s'était laissé inspirer par les thèses de la ND, il aurait choisi une orientation moins occiden­taliste et repris à son compte l'anti-américanisme gaul­lien; son programme économique n'aurait pas été directement calqué sur Reagan et Thatcher, mais aurait opté pour un dirigisme à la française (Déat, le néo-socialisme, le gaullisme) ou pour un auto-cen­tra­ge tel que l'a préconisé le grand économiste fran­çais François Perroux. Enfin, le poids de l'intégris­me catholique aurait été moins net dans la presse du FN, si le souffle du «paganisme néo-droitiste» l'a­vait touchée, paganisme qui, en dernière instance, est une religion de la Cité et un refus tranché de tou­te forme de cosmopolitisme.

 

2 - Ne pensez-vous pas que le succès relatif du lepénisme peut apparaître com­me un démenti cinglant à la stra­té­gie métapolitique?

 

Le succès électoral du FN, drôlement étrillé à cause des manipulations de la loi électorale, est une chose. La stratégie métapolitique en est une autre. Celle-ci n'a nullement perdu de sa validité, quand le FN a com­mencé son ascension. Par stratégie métapoli­ti­que, il faut entendre une volonté de réactiver des idées, des pratiques, des programmes, des faits d'his­toire, qui ont été refoulés par les idéologies do­minantes. Devant les effets du déclin, que nous cons­tatons tous, cette stratégie métapolitique possè­de des vertus réparatrices: elle permet, sur base d'u­ne documentation, d'une incessante combinaison de thèmes politiques et historiques, de critiquer les idéo­logies dominantes, d'en montrer les tares et les insuffisances qui conduisent à des faillites reten­tis­santes, ce que prouvent des faits comme la désin­dustrialisation de l'Europe, le chômage de masse, le déclin démographique, l'incapacité de construire une défense européenne cohérente et de fédérer les a­touts industriels de notre continent, et, enfin, le lais­ser-aller généralisé, que les sociologues contempo­rains ont appelé l'«ère du vide» de la «bof-gene­ra­tion». Le FN a obéi à une toute autre logique que celle de la «métapolitique» d'Alain de Benoist: il a réac­tivé les clivages de la IVème République, re­nonçant ainsi à prendre acte des potentialités de l'ère gaullienne: organisation de la société française selon les critères de la «participation», orientations diplo­matiques de Troisième Voie (dialogue euro-arabe, re­lations avec l'Amérique Latine, avec la Chine, l'URSS, l'Inde, etc.), indépendance militaire et nuc­léaire, centrage de l'économie (Elf-Aquitaine), grands projets technologiques (Concorde), etc. La ND, quant à elle, n'a peut-être pas assez insisté sur ces réalités, bien que les livres de Faye constituent un bon tremplin didactique pour les réinjecter dans le débat.

 

3 - Partisan d'une Europe indépen­dan­te, vous préconisez une économie au­to-centrée. Pouvez-vous dire pourquoi et comment vous comptez y arriver?

 

L'idée d'un auto-centrage de notre continent est as­sez ancienne et, dans la littérature économique, elle est récurrente. Je songe aux projets de Friedrich List (1789-1846), qui fut l'artisan du Zollverein alle­mand et des politiques protectionnistes américaines, à l'œuvre d'Anton Zischka, qui traverse le siècle, et aux théories de François Perroux, qui a démontré les atouts du centrage des économies et la nécessité, pour le bon fonctionnement de celles-ci, d'une ho­mo­généité culturelle. C'est dans cette tradition multi­céphale, refoulée, radicalement différente de celles des idéologies dominantes, que je m'inscrit. Ce qu'il faut faire, sur base de ces théories? D'abord mi­liter pour la diffusion de ces alternatives cohé­ren­tes, non utopiques et, abandonner l'a priori anti-éco­nomie des «droites», qui rend leurs programmes to­talement inopérants à long terme. Ensuite, quand ces idées pratiques auront acquis une certaine notoriété, travailler à infléchir la logique actuelle qui est mon­dialiste, qui disperse les capitaux tous azimuts et dé­laisse l'investissement dans nos pays. A l'échelon eu­ropéen, nous nous ferons les défenseurs des fu­sions industrielles internes à notre continent. En clair, nous applaudirons à des fusions comme Ma­tra-Ericsson (le cas du contrat de la CGCT), comme Volvo-Daf, comme Peugeot-Mercedes et nous lutte­rons contre les fusions qui impliquent des parte­nai­res non européens, japonais ou américains. Cette idée, nous la partageons avec beaucoup d'Euro­péens engagés dans d'autres circuits politiques et idéo­logiques que le nôtre. Nous espérons que se réa­lisera un jour la fusion de ces bonnes volontés, en dépit des étiquettes actuelles.

 

4 - La politique euro-arabe préconisée par Benoist-Méchin vous paraît-elle tou­jours applicable?

 

Le monde arabe est pluriel, malgré la force unifi­ca­trice de l'Islam ou les nostalgies nasseriennes. Le rô­le de l'Europe est de jouer la conciliation entre les parties, sans imposer quelque politique que ce soit. Les Arabes sont nos voisins et, si nous sommes réa­listes, nous devons bien admettre qu'il faut s'enten­dre avec eux pour éliminer, chez nous, les effets né­ga­tifs de Yalta. La logique des relations euro-arabes futures ne saurait plus être de type colonialiste, puis­que les Arabes disposent désormais de solides atouts dans leur jeu: pétrole, démographie en haus­se, identité politique, grands espaces. L'Europe, mal­gré son déclin démographique préoccupant, pos­sède encore et toujours les cerveaux techniciens et une infrastructure industrielle remarquable, qui a be­soin de débouchés. Les Arabes ont intérêt à s'en­ten­dre avec les Européens plutôt qu'avec les Amé­ri­cains qui financent une tête de pont dans leur es­pa­ce, Israël, qui bafoue leur dignité et ne serait pas via­ble sans cette aide. Des opérations comme l'orga­nisation de la téléphonie saoudienne par les Suédois d'Ericsson, la vente d'appareils militaires français, la reconquête des zones désertifiées en Algérie par une équipe du Baden-Wurtemberg, les pourparlers (tor­pillés) entre Belges et Libyens ou entre Français et Irakiens en matières nucléaires, les bonnes rela­tions commerciales que continue à entretenir la RFA avec l'Iran, sont autant d'opportunités qui s'offrent à nos pays de sortir de la logique binaire de Yalta, de s'affranchir des dépendances économiques impo­sées par les réseaux transnationaux téléguidés de­puis Washington et d'accroître leurs potentiels in­dus­triels. A la logique de Benoist-Méchin, qui, mal­gré son passé collaborationiste, a infléchi la politi­que de la Vème République dans un sens arabo­phi­le, doit s'ajouter la logique de Zischka, qui en 1952 avait ébauché un plan de reconquête et de renta­bi­lisation du Sahara, plan que les politiciens médio­cres de notre après-guerre n'ont pas retenu (cf. Anton Zischka, Afrique, complément de l'Europe, Laffont, 1952). L'industrialisation et la refertili­sa­tion des zones sahariennes exigeront beaucoup de main-d'œuvre et les immigrés maghrébins d'Europe pourraient y pourvoir. L'immigration, qui crée un an­ta­gonisme euro-arabe compréhensible, est un fruit du libéralisme économique: cette idéologie a tou­jours rejeté les planifications audacieuses, comme cel­les de Zischka, parce que, par idéalisme irréaliste, elle ne reconnaît pas le primat du politique. Le retour à un planisme grandiose permettrait de règler la ques­tion de l'immigration dans un sens positif. Le pé­trole des Libyens et des Saoudiens pourrait large­ment financer des projets agricoles et industriels de ce type. Les fermes libyennes, irriguées selon des pro­cédés modernes, sont d'ores et déjà des modèles du genre.

 

Autre écueil à éviter: prendre parti pour une et une seule idéologie arabe, au détriment de toutes les au­tres. Les Européens, dans leur politique arabe, ne doi­vent privilégier aucun interlocuteur: ni les nassé­riens, ni les intégristes, ni les baathistes, ni les frè­res musulmans, ni les Libyens, ni les Irakiens mais vi­ser la conciliation de tous sans s'immiscer dans les affaires intérieures des pays arabes.

 

5 - La Turquie, Israël, les pays d'Afrique du Nord ont demandé à rejoindre la CEE. Que vous inspirent ces deman­des?

 

On ne crée pas un espace économique auto-centré sans homogénéité culturelle. Les différences entre le Nord et le Sud de l'Europe, entre les pôles latin et germanique, entre les Britanniques et les Continen­taux, etc. rendent le fonctionnement de l'Europe des 12 déjà fort problématique. Si l'on y adjoint le Ma­ghreb et la Turquie, le chaos sera à son comble. Tout centrage économique sans homogénéité cultu­relle conduit à une logique implosive, à un dérè­gle­ment généralisé. Au nom des impératifs géopo­liti­ques, la Turquie et les pays du Maghreb doivent de­venir des alliés de l'Europe, dans des sphères voi­si­nes, intégrées selon les mêmes règles de l'auto-cen­trage. La Turquie, dont l'opposition politique à Tür­güt Özal ne veut pas de la CEE, a intérêt à rejouer un rôle «ottoman» au Proche-Orient et à renouer avec la Syrie, l'Irak et l'Iran, en dépit des conflits récents. Tout axe diplomatique optimal pour la Turquie s'o­riente vers le Golfe Persique, alors que l'axe occi­den­tal, choisi par Özal, conduirait Ankara à n'être qu'un appendice mineur de la CEE, mal industrialisé et incapable de tenir devant les concurrences ouest-eu­ropéennes. Les Nord-Africains, eux, doivent jouer la carte du Grand Maghreb et refuser que leurs ressortissants ne deviennent les nouveaux esclaves de l'Europe industrialisée. L'Europe doit, pour sa part, tolérer l'expansion des Etats nord-africains vers le sud et, en tant que non français, je déplore l'ac­tion retardatrice que joue sur ce plan l'armée fran­çaise au Tchad, faisant ainsi le jeu des Amé­ri­cains, ennemis de toute forme de rassemblements con­tinentaux ou sub-continentaux. Quant à Israël, un seul choix s'offre à lui, qui s'articule comme suit: renoncer à son rôle de tête de pont de l'im­pé­ria­lisme américain en Méditerranée orientale, s'en­ten­dre avec les Palestiniens comme le préconisent les di­plomates européens et l'Internationale Socialiste (cf. la récente visite d'Arafat à Strasbourg), dia­lo­guer avec les Turcs soucieux d'orienter leur diplo­matie dans un sens ottoman. L'option CEE n'est pas un remède pour Israël: en effet, comment pourrait-il y vendre ses fruits devant la concurrence espagnole? De plus, il serait excentré et détaché artificiellement de son voisinage. La faiblesse géographique de l'E­tat hébreux le rend inviable à long terme, a fortiori quand la démographie palestinienne minorise déjà le peuplement juif. Les élites israëliennes, comme les chrétiens du Liban, ont intérêt à réviser leur sio­nis­me ou leur particularisme dans la perspective d'un néo-ottomanisme: c'est pour eux une question de vie ou de mort politiques.

 

6 - L'Acte Unique européen vous paraît-il une bonne base de départ pour l'Em­pire européen à construire?

 

Votre question n'autorise pas de réponse tranchée. L'Ac­te Unique aura pour conséquence d'éliminer des secteurs viables sur le plan national mais aussi des tares locales anachroniques. L'Acte Unique fa­vo­risera les grandes entreprises capitalistes au dé­triment des PME mais créera simultanément des ins­titutions permettant une plus grande mobilité d'ac­tion pour tous. Nous restons conscients du fait que la CEE a été créée jadis pour faciliter la pénétration en Europe des capitaux du Plan Marshall mais que l'idée d'une unité continentale et d'une intégration éco­nomique est plus ancienne et ne provient pas des Etats-Unis. Le défi à affronter, complexe et à fa­cet­tes multiples, est donc le suivant: choisir une poli­ti­que d'auto-centrage mais ne pas confisquer à cer­tains Européens les relations privilégiées qu'ils en­tretiennent avec des Etats européens non membres de la CEE. Le «grand espace» de 1992 ne sera pas d'emblée un paradis, un bijou politique. Le risque d'un gigantisme stérilisant demeure, donc cette Eu­ro­pe en gestation ne doit pas se considérer comme achevée; elle doit être ouverte à toutes les candida­tu­res européennes, fermée aux candidatures non euro­péennes. Prenons quelques exemples: la Suède et la Norvège comptent des industries de pointe remar­quables, avec lesquelles les grands consortiums eu­ro­péens ont intérêt à s'entendre plutôt qu'avec des équi­valents japonais ou américains. La RDA est mem­bre du COMECON mais, par le biais des rela­tions inter-allemandes, elle constitue aussi, officieu­se­ment, le treizième Etat de la CEE; la RFA, à partir de 1992, ne devra pas renoncer à ses liens spéciaux avec la RDA ni avec les autres pays de l'Est euro­péen, car cette situation est l'amorce d'un élargisse­ment généralisé à toute l'Europe. La Grèce souhaite, pour sa part, une accentuation des relations inter-bal­kaniques. Toutes ces dynamiques et ces syner­gies, dont l'impact dépasse le cadre territorial de la CEE, ne seront possibles que quand disparaîtra l'OTAN et l'inféodation à Washington, car sinon ja­mais les Suédois, les Suises, les Autrichiens et les Yougoslaves, qui détiennent des zones cruciales en Europe, ne pourront participer à la construction de notre continent. Mes amis et moi-même, qui consti­tuons une forme de pôle germano-belge de la ND eu­ropéenne, avons souvent été accusés de pro-so­vié­tisme par des camarades français. Nous consta­tons, en revanche, que ces accusateurs sont frappés d'une étrange myopie historique et réduisent l'Eu­rope au territoire de la CEE ou à celui de l'OTAN. A l'heure où la perestroïka  de Gorbatchev est avant tou­te chose un aveu d'impuissance économique, le danger ne vient plus prioritairement de l'Est. Il vient des concurrences capitalistes extra-continentales. Le danger soviétique ne redeviendra primordial que si l'Eu­rope actuelle, celle des libéraux et des mar­chands, reste sur ses positions et refuse les dy­na­mi­ques que je viens d'évoquer. Les Russes n'auront plus qu'une solution: reconduire leur vieille alliance avec l'Amérique. Car il faut savoir que la Russie ne pactice qu'avec le plus fort: avec l'Amérique comme pendant la Guerre de Sécession  —ce qu'avait prévu Tocqueville en 1834—  ou sous Roosevelt (de 1941 à 1945) et Khroutchev (de 1959 à 1962); avec l'Allemagne (de 1939 à 1941) ou l'Europe unie quand celles-ci sont puissantes et fermes.

 

En conclusion, l'Acte Unique peut être le meilleur ou le pire: espérons au moins qu'il balaiera les ana­chronismes nationaux, portés par des politiciens sans envergure, sans mémoire historique et, surtout, sans vision d'avenir grandiose.

 

samedi, 21 juin 2008

Jean Mabire: artiste et partisan

1378829814.jpg
Artiste et partisan

Entretien avec Jean Mabire

Journaliste, historien, écrivain, Jean Mabire est un homme de style. Attaché à la civilisation européenne, dirigeant d' Europe Action et fondateur du GRECE, il a été de tous les combats identitaires. Critique littéraire à National Hebdo, membre du Comité de rédaction d' Eléments et du Comité de parrainage de Nouvelle Ecole, Jean Mabire nous a reçu pour parler en toute liberté du combat identitaire qui est le nôtre.

Q.: Pour vous quelle est la finalité du combat identi­taire?

Le véritable sens de notre lutte apparaît de plus en plus clairement: c'est la défense de l'individu contre les robots et, par conséquent, celle des patries contre le mondialis­me. Pour nous, chaque homme comme chaque nation pos­sè­de une personnalité irréductible. Aussi, je ne vois pas pour­quoi je devrais m'excuser de parler à la première per­sonne du singulier.

Q.: Et vous, comment participez-vous au mouvement identitaire?

Je ressens profondément la nécessité de concilier deux at­titudes, apparemment contradictoires: celle de l'artiste et celle du partisan. Cette rencontre est pour moi une que­stion de goût personnel. C'est aussi un problème de sens politique: je crois qu'on ne peut rien construire sans une certaine recherche esthétique. Mais celle-ci devient stérile sans une profonde rigueur doctrinale. Résultat pratique: je ne suis ni un bon écrivain ni un bon militant. Je triche un peu sur les deux attitudes. Mais elles remplissent tous mes jours et bien de mes nuits. Voici des images pour m'ex­pli­quer. Celle-ci, par exemple: il est des lieux où je me suis sen­ti parfaitement moi-même; dans le grand hall de la Bi­blio­thèque nationale et sur la place d'armes d'un Régiment parachutiste. Le vertige et la plénitude que m'offrent les li­vres ne sont pas si éloignés de ceux que m'apportaient les sauts. La pensée et l'action ont toujours pour moi marché cô­te à côte, au pas fiévreux de la recherche ou au pas tran­quille de la certitude.

Q.: Au fait, comment êtes-vous devenu écrivain?

On croit être né pour une carrière d'officier, d'architecte ou d'avocat (c'était bien porté dans ma famille). Et puis les ha­sards, les amis et les guerres vous lancent dans d'étranges batailles. J'ai commencé à écrire parce que je haïssais tout autant le silence que le bruit et que mon pays était devenu silencieux et bruyant. A la barre d'une revue culturelle: Wi­king; dans les soutes d'un quotidien départemental: La Presse de la Manche; sur le pont d'un journal politique: L'Es­prit public; ou au pied du mât avec mon livre sur Drieu.

Q.: Je reviens à ma question initiale: comment êtes-vous devenu écrivain?

Cela me fait souffrir quand on m'appelle écrivain. Ecrire pour moi n'est pas un plaisir ni un privilège. C'est un service comme un autre. Rédiger un article ou distribuer un tract sont des actes de même valeur. Chacun sert où il peut. C'est une question de tempérament et d'efficacité. Non de mérite, et encore moins de hiérarchie. Dans notre aristo­cratie militante, nous sommes parfaitement démocrates et même égalitaires. Nous ne sommes pas de ces intellectuels de gauche qui se sentent supérieurs aux employés, aux ouvriers ou aux paysans de leur propre peuple.

Q.: Pour vous, qu'est-ce que le nationalisme?

Le nationalisme, c'est d'abord reconnaître ce caractère sa­cré que possède chaque homme et chaque femme de notre pays et de notre sang. Notre amitié doit préfigurer cette unanimité populaire qui reste le but final de notre action, une prise de conscience de notre solidarité héréditaire et inaliénable. En quelque sorte, c'est une certaine forme de socialisme !

Q.: Il s'agit d'une véritable conception du monde...

J'espère être assez artiste pour exprimer d'une manière li­sible notre conception du monde et de la vie. Mais j'essaye d'être assez partisan pour ne pas transformer en jeu d'adresse et en exercice de sty1e ce qui demeure la chair et l'esprit de notre combat. Si je hais tout sectarisme, je n'en méconnais pas moins les nécessités de la discipline et même de la brutalité. Je sais qu'il est des dialogues qu'il faut clore et des amitiés qu'il faut briser. Les écrivains po­litiques doivent accepter ces injures qui font aussi mal que des coups. Je me bats avec les armes qui sont les miennes. Ce ne sont pas les seules. Nos ennemis se battent sur tous les fronts. Nous aussi, nous devons être partout. Dans la rue comme dans la presse.

Q.: Vous êtes direct…

Nous sommes des amants éperdus de la liberté.

Q.: Qui détestez vous le plus ?

Je déteste ces écrivains qui font un petit tour dans la poli­ti­que et se retirent à temps, lorsque leurs idées commen­cent à se transformer en actes entre des mains un peu é­ner­giques. Ils ne savent plus que dire: "Nous n'avions pas vou­lu cela!" Les belles âmes! Les salauds!

Q.: Ecrire peut être un jeu dangereux...

C'est la seule noblesse de l'écrivain, sa seule manière de participer aux luttes de la vie. L'écrivain politique ne peut se séparer du militant politique. Le penseur ne peut aban­donner le guerrier. Un certain nombre d'hommes de ce pays ont sauvé et l'honneur des lettres et l'honneur des armes. Ils ne furent pas tous du même camp, mais ils sont nos frè­res et nos exemples. Je pense à Saint-Exupéry, abattu au cours d'une mission aérienne; je pense à Robert Brasillach, fusillé à Montrouge; je pense à Drieu La Rochelle, acculé au suicide dans sa cachette parisienne; je pense à Jean Pré­vost exécuté dans le maquis du Vercors. Ceux-là n'ont pas triché. Ils n'ont pas abandonné les jeunes gens impatients et généreux qui leur avaient demandé des raisons de vivre et de mourir et qu'ils avaient engagés sur la voie étroite, rocailleuse et vertigineuse de l'honneur et de la fidélité. Au­jourd'hui, nous sommes là, avec nos certitudes et nos es­pérances.

(Propos recueillis par Xavier CHENESEAU).

mercredi, 21 mai 2008

Densité, Pertinence, Cohérence

613351565.jpg

 

Entretien avec Philippe Banoy, animateur de l'Ecole des cadres de "Synergies Européennes" en Wallonie

Densité, Pertinence, Cohérence

 

Q.: Philippe Banoy, vous avez commencé cette école des cadres de "Synergies Européennes", il y a un peu plus d'un an. Pourquoi avez-vous lancé cette initiative? Dans quel but?

 

PhB: Dans nos sociétés triviales, dépolitisées, noyées dans le consumérisme, toutes les tentatives de forger quelque chose de durable, de léguer un corpus cohérent capable de braver l'usure du temps reposait finalement sur une école des cadres. Je ne dois pas vous rappeler, à vous qui avez connu personnellement Jean Thiriart, que le corpus théorique de son mouvement "Jeune Europe" reste toujours d'actualité; pour saisir le politique en soi, il faut encore et toujours potasser Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Julien Freund, Raymond Aron, Carl Schmitt, Serge Tchakhotine, Max Weber, Nicolas Machiavel, José Ortega y Gasset, etc. et ingurgiter la littérature géopolitique au jour le jour. Sans cet exercice, sans cette ascèse permanente, on est condamné, comme la plupart de nos contemporains à errer comme des somnambules dans nos sociétés non citoyennes, dans nos sociétés de consommation qui ruinent et cherchent délibérément à ruiner tous les réflexes citoyens. Comme Jean Thiriart en son temps, comme vous et Guillaume Faye à vos manières respectives, comme certains critiques de gauche ou comme l'équipe de la revue Catholica, je reproche à la “nouvelle droite” (canal historique), dont j'ai lu quasi toutes les publications, de ne pas avoir généré un fil conducteur aussi clair, de ne pas avoir davantage potassé les classiques du politique (de la "politique politique", disait Julien Freund) et d'avoir négligé la géopolitique et l'analyse des grands mouvements planétaires (généralement impulsés depuis les Etats-Unis). La "nouvelle droite" (canal historique) n'a pas donné à ses membres, sympathisants et lecteurs une colonne vertébrale (Ortega y Gasset) intellectuelle, un noyau commun, accessible à tous les esprits, indépendamment de leur formation scolaire ou universitaire. En effet, s'il existe bel et bien une vision du monde intellectualiste et onirique propre à la "nouvelle droite" (canal historique), il n'y a pas une vision du monde pragmatique, pas d'utopie concrète et réalisable qui se dégage clairement des milliers de textes qu'elle a produits. Dans les revues de ce mouvement, que de Benoist lui-même qualifie de "revuïste", on a enfilé allègrement théories et idées de manière anarchique et compilatoire, sans synthèse réelle, sans un “Que faire?” de léniniste mémoire au bout de ces interminables spéculations. Le "canal historique" de la "nouvelle droite" a été une auberge espagnole: on y entrait avec son baluchon d'idées et surtout de fantasmes et l'on y prenait ce qu'on voulait; tout le monde était content mais ni les esprits ni les caractères n'y étaient formés. Le "flou artistique" de la ND/Canal historique ne permet pas une rupture visible et radicale avec le système dominant. C'est la raison pour laquelle nous tenons à méditer et solliciter Debord, n'en déplaise à son exégète "fixiste", Christophe Bourseiller, qui entend maintenir l'œuvre de Debord sous une sorte de "cloche à fromages", dans le cadre restreint et désuet d'un gauchisme pieux et bon teint. Quand mai 68 produit rétrospectivement ses chaisières et ses rombières, ses hommes de pouvoir sans imagination…

 

La grande leçon de Guy Debord…

 

Ainsi, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord nous a donné l'objectif à atteindre: "Le premier mérite d'une théorie critique exacte est de faire instantanément paraître ridicules toutes les autres" (Commentaires, p. 130). Ensuite: "Mais il faut aussi qu'elle soit une théorie parfaitement inadmissible. Il faut qu'elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte" (Ibid., p. 129). C'est à cette tâche que nous devons nous atteler!

 

La seule façon de saisir le monde dans lequel on vit est de se doter d'une bonne grille d'analyse, non rigide et non réductionniste. En effet, des centaines voire des milliers d'informations sont susceptibles de nous atteindre chaque jour dans les sociétés occidentales avancées, comme l'avait bien vu Soljénitsyne; pour ne pas être noyé dans ce magma d'informations hétéroclites, il faut soit avoir conservé une rigueur mentale de type tra­di­tion­nel, soit s'être doté d'une solide grille d'analyse et de lecture. Finalement, la censure du système pourrait s'a­vé­rer moins efficace qu'on ne le pense de prime abord. Bien des informations passent, qui contredisent dia­mé­tralement les vulgates de l'idéologie dominante, mais elles sont perdues pour tous ceux qui sont incapables de les relier les unes aux autres et de dégager de cet exercice une vision alternative des mouvements à l'œuvre dans le monde. Une telle vision alternative permet de donner un sens aux événements et d'en conserver le sou­venir dans le long terme. Sans une telle grille d'analyse et une telle méthode de travail, on vit dans un présent éternel, le présentisme, dans un nuage d'encre de seiche.

 

Or, devant une situation devenue alarmante, et qu'il faut bien appeler l'échec des trois dernières générations, nous devons nous considérer comme la génération de la dernière chance. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de concevoir notre action comme un passe-temps sophistiqué pour bourgeois poseur. Le destin, le futur ou l'absence de futur de l'Europe, et même plus largement du monde, dépend de notre génération; personne ne pourra réparer nos erreurs et nos lâchetés. Aucune excuse ne nous sera accordée devant l'Histoire, car les peu­ples qui ont renoncé à se battre ou qui ont été vaincus disparaissent de celle-ci.

 

Q.: Maintenant que vous nous avez révélé vos intentions, pourriez-vous nous dire comment vous avez procédé au choix des thématiques de votre école des cadres?

 

PhB: Plusieurs critères sont entrés en ligne de compte. L'école des cadres se donnant pour objectif de former de jeunes étudiants et lycéens, il me paraissait essentiel d'utiliser, dans une large mesure, des ouvrages de référence, des classiques de la pensée politique, qui sont accessibles et disponibles en éditions de poche. Ces ouvrages doivent être en mesure de faire le point clairement et le plus complètement possible sur une question cruciale de notre époque. Si un classique de la pensée est édité en poche, il est non seulement bon marché et accessible à des petits budgets comme ceux des étudiants, mais cela signifie aussi que sa diffusion a été et reste importante. De ce fait, dans tous les cas de figure, ces ouvrages ont laissé des traces résiduelles dans le discours diffus qui continue à exister en dépit du discours médiatique dominant (des résidus au sens où l'entendait Pareto, l'auteur favori de Jean Thiriart). Pour ce qui concerne le premier cycle de cette école des cadres, qui va s'achever dans trois mois, le choix des titres visait à brosser un tableau du monde contemporain et de transmettre aux stagiaires un certain nombre d'outils permettant d'en analyser quelques caractéristiques majeures. Parmi ces titres, vous trouverez donc des ouvrages critiques à l'égard du discours dominant, mais aussi des ouvrages de référence où le système lui-même propose une vision d'avenir, par exemple le Dictionnaire du 21ième siècle de Jacques Attali ou Le grand échiquier de Zbigniew Brzezinski. Pour vaincre un ennemi, il faut bien le connaître, disait déjà Sun Tsu.

 

Rendre plus aisé le déchiffrage de l'énorme flux d'informations reçues

 

Globalement, les livres à lire pour le premier cycle ont tous un fil conducteur commun: ils s'éclairent les uns les autres, dénoncent la logique d'arasement du système au départ de points de vue différents: Guy Debord, Georges Orwell, Bertrand de Jouvenel, Pierre Bourdieu (du moins son petit livre Sur la télévision), Immanuel Wallerstein démontrent tous, chacun à leur manière, comment le système s'y prend pour éliminer les leçons du passé, pour générer une culture sans signification et sans profondeur, pour mettre les masses au pas, pour éradiquer la notion de peuple, pour déposséder toutes les classes soumises aux dominants, etc. Par ailleurs, la lecture successive de la petite introduction de Pascal Lorot aux grands thèmes de la géopolitique, du livre programmatique de Brzezinski et des nombreuses thèses explicitement géopolitiques énoncées dans le dictionnaire d'Attali permet de mettre clairement en exergue des liens, des jeux de causes et d'effets, rendant plus aisé le déchiffrage de l'énorme flux d'informations que nous recevons chaque jour.

 

J'ai choisi le traité de Sun Tsu, non seulement pour introduire la pensée stratégique dans nos cours, mais aussi et surtout pour montrer comment fonctionne la société libérale, expression du système, puisqu'elle vise à produire un maximum d'effets avec un minimum d'efforts, comme le préconisait Sun Tsu (ou un maximum de profit avec un minimum d'investissement, c'est la base du capitalisme). La société libérale ou le système du spectacle repose effectivement sur une stratégie indirecte. Cette société privilégie notamment aujourd'hui la méthode du "meilleur des mondes" de Huxley (spectacle diffus dirait Debord) à celle trop brutale et directe du 1984 d'Orwell (spectacle concentré selon Debord). La lecture de ces deux grands classiques de la littérature contre-utopique anglaise du 20ième siècle, couplée à celle des Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord, permet effectivement d'acquérir d'excellents réflexes critiques, d'acquérir les conditions de notre propre vigilance, tout en se référant à une littérature qu'il sera difficile de censurer ou de décréter "fasciste" ou "totalitaire". Le "meilleur des mondes " de Huxley modernise en quelque sorte le "panem et circences" des Romains, remplaçant de plus en plus le pain par la marijuana (équivalent du "soma" dans l'œuvre de Huxley).

 

Q.: Quels sont les rapports entre cette école des cadres et les autres activités de "Synergies Européennes", comme les publications et l'Université d'été?

 

PhB: Première précision avant de répondre plus directement à votre question: l'école des cadres se tient à un rythme mensuel. Chaque mois, les stagiaires doivent lire un ouvrage classique, comme je viens de vous l'expliquer. Mais parallèlement à cette réunion mensuelle, nous organisons une réunion hebdomadaire où les stagiaires doivent avoir lu un article de presse ou un article ancien mais fondateur. Nous nous sommes inspirés du système de formation que proposaient les partis communistes à leurs membres. Le but était d'opérer une sélection parmi les membres, d'introduire dans leurs esprits les ferments d'une pensée critique et de déboucher sur une analyse fouillée du monde réel. Nous n'avons pas d'autres objectifs. Mais, chez les communistes, la méthode, pourtant bonne dans sa conception, a fini par échouer car l'idéologie était trop dogmatique. Le dogmatisme idéologique impliquait une ligne claire et constante, mais les changements de position, exigés par la centrale moscovite, trouvaient toujours une justification sous la forme d'une citation de Marx ou de Lénine. Même les esprits les plus bornés ont fini par se douter qu'on les manipulait par bonnes citations interposées. Le système communiste ressemble à celui des témoins de Jéhovah, avec pour écueil principal le réductionnisme qui consistait à ne proposer que de la littérature issue d'un parti communiste. C'est un écueil que nous voulons évidemment éviter en proposant une littérature diversifiée, échappant à tous les cloisonnements stériles.

 

De la fausse critique de Mai '68

 

Le rapport de l'école des cadres et de l'université d'été est simple: le niveau de ces universités d'été est plus élevé que celui de nos réunions hebdomadaires et le choix des thématiques plus varié que celui de nos cycles de dix-huit mois. Donc pour tirer profit de ces universités d'été, il vaut mieux que les stagiaires aient reçu au préalable une formation permanente qui soit critique, contrairement à ce qu'enseignent nos établissements d'en­­seignement (Nietzsche). Le problème majeur de la politique d'enseignement, surtout en France et en Bel­gique francophone (mais l'Allemagne et la Flandre ne sont guère mieux loties), c'est que les matières ensei­gnées sont soit rigides, répétitives, atones, soit dogmatiques et hystériques quand elles prétendent "éveiller à la citoyenneté". En aucune façon, elles ne permettent de forger des esprits critiques, adultes, citoyens. Com­ment les poncifs fades des nouvelles "lumières" de l'idéologie communicationnelle à la Habermas pourraient-ils transmettre des continuités d'ordre historique, permettre la comparaison entre diverses époques de l'histoire, faire sortir graduellement les lycéens et les étudiants des universités hors des mômeries de l'idéologie domi­nante et en faire des citoyens adultes? Mai 68 n'a finalement introduit qu'une fausse critique. En répandant une idéologie et une pratique démissionnaire, en ne critiquant que les institutions anciennes et fondatrices de nos civilisations (Gehlen), en diffusant avec Marcuse l'idée d'un érotisme (?) libérateur des contraintes qu'exige tou­te civilisation, en provoquant un pandémonium sexuel écœurant, mai 68 n'a pas élevé le niveau.

 

Quand nous parlons de critique, nous entendons demeurer constructifs, nous voulons des argumentaires solides, propres d'une civilisation intacte où l'idée d'espace public veut encore dire quelque chose. Dominique Wolton a eu bien raison de dire que la notion d'espace public, qui se trouve au cœur du discours de Habermas sur l'agir communicationnel, n'existe plus à l'heure actuelle et n'existe surtout plus dans les médias (cf. Bourdieu). L'éros de Marcuse a fait disparaître les hommes dignes, ciselés par une rigueur ascétique à la façon de Marc Aurèle, seuls capables d'incarner cet espace public. D'où l'ambiguïté de mai 68, son hypocrisie fondamentale, que nous n'acceptons pas: parler d'espace public après avoir tout fait pour faire disparaître les hommes durs et pondérés qui pouvaient l'incarner! Pour nous, aujourd'hui, l'attitude critique ne consiste pas à faire la foire comme la chienlit dénoncée par De Gaulle. Mais à réintroduire une véritable discipline monastique dans les débats et dans les discussions sur la Cité, donc sur l'espace public. Cette discipline monastique, d'inspiration vieille-romaine, est la seule garante possible d'un agir communicationnel sur une véritable agora politique.

 

Spontanéisme inexcusable et ignorance crasse des enjeux réels

 

A notre époque, l'agir communicationnel, mal interprété par les vulgarisateurs maladroits de Habermas, nous impose d'avoir un avis stéréotypé sur tout et n'importe quoi, même si on ne dispose pas des connaissances requises. L'exemple patent de ce type d'aberration nous est donné par nos propres ministres en Belgique: Laurette Onkelinckx qui émet des jugements intempestifs et déplacés à propos des décisions pondérées et réfléchies du Conseil d'Etat; Louis Michel qui éructe des propos inadmissibles sur l'Autriche ou sur l'Italie, sans rien connaître des réalités politiques fort complexes de ces deux pays, parce que leurs citoyens n'ont pas voté pour des hommes politiques qui lui plaisent. Ces deux personnages sont bel et bien les produits de cette vulgate soixante-huitarde: un "spontanéisme" inexcusable mêlé à une ignorance crasse, qu'on prend pour une panacée, pour une audace féconde!

 

L'ascétisme que nous prônons est également une leçon de modestie: ne pas avoir d'opinion sur un sujet qu'on ne connaît pas. Le but de notre école des cadres est de lire des livres; par conséquent, les stagiaires ne reçoivent pas un enseignement ex cathedra. Il y a chez nous égalité des participants, quel que soit leur âge ou leur formation. C'est à mon avis capital: chacun sait d'avance de quoi l'on va parler. D'où le dialogue (la communication!) peut avoir lieu. Nous entendons ainsi casser la logique du magistère infaillible. En ce sens, tout en critiquant les dérives patentes de 68, et en réintroduisant la discipline des études, nous sommes les véritables héritiers de la contestation des deux décennies qui ont suivi 1945. Notre école des cadres brise tout naturellement la logique des gourous, est anti-autoritaire à sa manière, dans la mesure où elle ne donne pas la parole à des autorités posées comme infaillibles et indépassables, mais transforme les stagiaires, et les étudiants, en adultes responsables (Kant: faire sortir l'homme de la minorité où il s'est lui-même fourvoyé). Dans une perspective traditionnelle, je dirais, en tant que lecteur de Guénon, que cette école des cadres vise la qualité plutôt que la quantité.

 

Q.: Le choix des thématiques et des livres ne dénote pas d'emblée un ancrage à droite ou à gauche. Je suppose que c'est intentionnel, délibéré?

 

PhB: Effectivement. L'objectif fondamental est d'éviter le sectarisme, de lire des auteurs campés dans toutes les tendances, pour obtenir en bout de course une synthèse nouvelle. Personne n'a le monopole absolu d'une analyse définitive ou d'une critique infaillible de la société dans laquelle nous vivons. C'est la marque d'une bêtise profonde que de rejeter un savoir sans même l'avoir examiné parce que son auteur a telle ou telle étiquette jugée "incorrecte". Nous rejetons nettement l'obscurantisme anti-scientifique de l'idéologie dominante.

 

Q.: Votre démarche demande un travail constant d'archivage et de recherche? Comment procédez-vous?

 

PhB: En général, les ouvrages sélectionnés ont été lus par l'un ou l'autre membre du groupe. Leur analyse a quel­que chose à apporter à l'ensemble du mouvement, afin de lui donner un maximum de densité, de per­ti­nence et de cohérence. Nous engageons tous nos sympathisants à être des observateurs et des lecteurs cri­ti­ques et efficaces pour qu'à terme ils puissent remplacer les élites défaillantes que produisent nos éta­blis­se­ments d'enseignement, dont la faillite est aujourd'hui patente, comme vient de le prouver une étude com­man­ditée par les instances européennes. Je le répète: c'est un travail qui réclame une ascèse constante et une ri­gueur permanente. Mais l'enjeu en vaut la peine: retrouver l'autonomie du citoyen, du civis romanus, comme le voulaient nos maîtres du premier cycle, Orwell, Jouvenel et Debord.

 

(propos recueillis par Robert Steuckers, janvier 2002, à la fin du premier cycle de l'Ecole des Cadres).

 

mardi, 13 mai 2008

Pour préciser les positions de "Synergies Européennes" (2)

1537695500.jpg

 

Robert STEUCKERS: Pour préciser les positions de "Synergies Européennes" (2)

Propos recueillis par Pieter Van Damme

 

Pourquoi Synergies accorde-t-elle tant d'attention à la Russie, outre le fait que ce pays fasse partie de l'ensemble eurasien?

 

L'attention que nous portons à la Russie procède d'une analyse géopolitique de l'histoire européenne. La pre­miè­re intuition qui a mobilisé nos efforts depuis près d'un quart de siècle, c'est que l'Europe, dans laquelle nous étions nés, celle de la division sanctionnée par les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, était invivable, condamnait nos peuples à sortir de l'histoire, à vivre une stagnation historique, économique et politique, ce qui, à terme, signifie la mort. Bloquer l'Europe à hauteur de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie, couper l'Elbe à hauteur de Wittenberge et priver Hambourg de son hinterland brandebourgeois, saxon et bohémien, sont autant de stratégies d'étranglement. Le Rideau de Fer coupait l'Europe industrielle de territoires complé­mentaires et de cette Russie, qui, à la fin du XIXième siècle, devenait le fournisseur de matières premières de l'Europe, la prolongation vers le Pacifique de son territoire, le glacis indispensable verrouillant le territoire de l'Europe contre les assauts des peuples de la steppe qu'elle avait subis jusqu'au XVIième siècle. La propagande anglaise décrivait le Tsar comme un monstre en 1905 lors de la guerre russo-japonaise, favorisait les menées sé­ditieuses en Russie, afin de freiner cette synergie euro-russe d'avant le communisme. Le communisme, finan­cé par des banquiers new-yorkais, tout comme la flotte japonaise en 1905, a servi à créer le chaos en Russie et à empêcher des relations économiques optimales entre l'Europe et l'espace russo-sibérien. Exactement comme la révolution française, appuyé par Londres (cf. Olivier Blanc, Les hommes de Londres, Albin Michel), a ruiné la France, a annihilé tous ses efforts pour se constituer une flotte atlantique et se tourner vers le large plutôt que vers nos propres territoires, a fait des masses de conscrits français (et nord-africains) une chaire à canon pour la City, pendant la guerre de Crimée, en 1914-1918 et en 1940-45. Une France tournée vers le large, comme le vou­lait d'ailleurs Louis XVI, aurait engrangé d'immenses bénéfices, aurait assuré une présence solide dans le Nouveau Monde et en Afrique dès le XVIIIième siècle, n'aurait probablement pas perdu ses comptoirs indiens. Une France tournée vers la ligne bleue des Vosges a provoqué sa propre implosion démographique, s'est sui­ci­dée biologiquement. Le ver était dans le fruit: après la perte du Canada en 1763, une maîtresse hissée au rang de marquise a dit: "Bah! Que nous importent ces quelques arpents de neige" et "après nous, le déluge". Grande clairvoyance politique! Qu'on peut comparer à celle d'un métapolitologue du 11ième arrondissement, qui prend de haut les quelques réflexions de Guillaume Faye sur l'“Eurosibérie”! En même temps, cette monarchie fran­çaise sur le déclin s'accrochait à notre Lorraine impé­ria­le, l'ar­ra­chait à sa famille impériale naturelle, scandale auquel le gouverneur des Pays-Bas autrichiens, Charles de Lor­rai­ne n'a pas eu le temps de remédier; Grand Maî­tre de l'Ordre Teutonique, il voulait financer sa re­con­quê­te en pa­yant de sa propre cassette une armée bien en­traînée et bien équipée de 70.000 hommes, triés sur le volet. Sa mort a mis un terme à ce projet. Cela a em­pê­ché les armées européennes de disposer du glacis lor­rain pour venir mettre un terme, quelques années plus tard, à la comédie révolutionnaire qui ensanglantait Pa­ris et allait commettre le génocide vendéen. Pour le grand bénéfice des services de Pitt!

 

Dans l'état actuel de nos recherches, nous constatons d'abord que le projet de reforger une alliance euro-russe in­défectible n'est pas une anomalie, une lubie ou une idée originale. C'est tout le contraire! C'est le souci im­pé­rial récurrent depuis Charlemagne et Othon I! Quarante ans de Guerre Froide, de division Est-Ouest et d'abru­tis­­sement médiatique téléguidé depuis les Etats-Unis ont fait oublier à deux ou trois générations d'Européens les ressorts de leur histoire.

 

Le limes romain sur le Danube

 

Ensuite, nos lectures nous ont amenés à constater que l'Europe, dès l'époque carolingienne, s'est voulue l'hé­ri­tiè­­re de l'Empire romain et a aspiré à restituer celui-ci tout le long de l'ancien limes danubien. Rome avait con­trô­­lé le Danube de sa source à son embouchure dans la Mer Noire, en déployant une flotte fluviale im­por­tante, rigoureusement organisée, en construisant des ouvrages d'art, dont des ponts de dimensions colossales pour l'époque (avec piliers de 45 m de hauteur dans le lit du fleuve), en améliorant la technique des ponts de bateaux pour les traversées offensives de ses légions, en concentrant dans la trouée de Pannonie plusieurs légions fort aguerries et disposant d'un matériel de pointe, de même que dans la province de Scythie, correspondant à la Dobroudja au sud du delta du Danube. L'objectif était de contenir les invasions venues des steppes surtout au niveau des deux points de passage sans relief important que sont justement la plaine hongroise (la "puszta") et cette Dobroudja, à la charnière de la Roumanie et de la Bulgarie actuelles. Un empire ne pouvait éclore en Europe, dans l'antiquité et au haut moyen âge, si ces points de passage n'étaient pas ver­rouil­lés pour les peuples non européens de la steppe. Ensuite, dans le cadre de la Sainte-Alliance du Prince Eu­gè­ne (cf. infra), il fallait les dégager de l'emprise turque ottomane, irruption étrangère à l'européité, venue du Sud-Est. Après les études de l'Américain Edward Luttwak sur la stratégie militaire de l'Empire romain, on con­sta­te que celui-ci n'é­tait pas seulement un empire circum-méditerranéen, centré autour de la Mare Nostrum, mais aussi un em­pi­re danubien, voire rhéno-danubien, avec un fleuve traversant toute l'Europe, où sillonnait non seulement une flot­te militaire, mais aussi une flotte civile et marchande, permettant les échanges avec les tri­bus germa­ni­ques, daces ou slaves du Nord de l'Europe. L'arrivée des Huns dans la trouée de Pannonie bou­le­ver­se cet ordre du monde antique. L'étrangeté des Huns ne permet pas de les transformer en Foederati comme les peuples germaniques ou daces.

 

Les Carolingiens voudront restaurer la libre circulation sur le Danube en avançant leurs pions en direction de la Pan­nonie occupée par les Avars, puis par les Magyars. Charlemagne commence à faire creuser le canal Rhin-Da­nu­be que l'on nommera la Fossa Carolina. On pense qu'elle a été utilisée, pendant un très bref laps de temps, pour acheminer troupes et matériels vers le Noricum et la Pannonie. Charlemagne, en dépit de ses liens privi­lé­giés avec la Papauté romaine, souhaitait ardemment la reconnaissance du Basileus byzantin et envisageait mê­me de lui donner la main d'une de ses filles. Aix-la-Chapelle, capitale de l'Empire germanique, est construite com­me un calque de Byzance, titulaire légitime de la dignité impériale. Le projet de mariage échoue, sans rai­son apparente autre que l'attachement personnel de Charlemagne à ses filles, qu'il désirait garder près de lui, en en faisant les maîtresses des grands abbés carolingiens, sans la moindre pudibonderie. Cet attachement pa­ternel n'a donc pas permis de sceller une alliance dynastique entre l'Empire germanique d'Occident et l'Empire ro­main d'Orient. L'ère carolingienne s'est finalement soldée par un échec, à cause d'une constellation de puis­san­ces qui lui a été néfaste: les rois francs, puis les Carolingiens (et avant eux, les Pippinides), se feront les al­liés, parfois inconditionnels, du Pape romain, ennemis du christianisme irlando-écossais, qui missionne l'Alle­ma­gne du Sud danubienne, et de Byzance, héritière légale de l'impérialité romaine. La papauté va vouloir uti­li­ser les énergies germaniques et franques contre Byzance, sans autre but que d'asseoir sa seule suprématie. Alors qu'il aurait fallu continuer l'œuvre de pénétration pacifique des Irlando-Ecossais vers l'Est danubien, à par­tir de Bregenz et de Salzbourg, favoriser la transition pacifique du paganisme au christianisme irlandais au lieu d'accorder un blanc seing à des zélotes à la solde de Rome comme Boniface, parce que la variante irlando-écossaise du christianisme ne s'opposait pas à l'orthodoxie byzantine et qu'un modus vivendi aurait pu s'établir ainsi de l'Irlande au Caucase. Cette synthèse aurait permis une organisation optimale du continent européen, qui aurait rendu impossible le retour des peuples mongols et les invasions turques des 10ième et 11ième siècles. Ensuite, la reconquista de l'Espagne aurait été avancée de six siècles!

 

[Pour en savoir plus: Robert STEUCKERS, «Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spi­ri­tualité européenne», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°39, 1999]. 

 

Après Lechfeld en 955, l'organisation de la trouée pannonienne

 

Ces réflexions sur l'échec des Carolingiens, exemplifié par la bigoterie stérile et criminelle de son descendant Louis le Pieux, démontre qu'il n'y a pas de bloc civilisationnel européen cohérent sans une maîtrise et une or­ga­ni­sation du territoire de l'embouchure du Rhin à la Mer Noire. D'ailleurs, fait absolument significatif, Othon I re­çoit la dignité impériale après la bataille de Lechfeld en 955, qui permet de reprendre pied en Pannonie, après l'é­li­mination des partisans du khan magyar Horka Bulcsu, et l'avènement des Arpads, qui promettent de ver­rouil­ler la trouée pannonienne comme l'avaient fait les légions romaines au temps de la gloire de l'Urbs. Grâce à l'armée germanique de l'Empereur Othon I et la fidélité des Hongrois à la promesse des Arpads, le Danube re­de­vient soit germano-romain soit byzantin (à l'Est des "cataractes" de la Porte de Fer). Si la Pannonie n'est plus une voie de passage pour les nomades d'Asie qui peuvent disloquer toute organisation politique continentale en Eu­rope, ipso facto, l'impérialité est géographiquement restaurée.

 

Othon I, époux d'Adelaïde, héritière du royaume lombard d'Italie, entend réorganiser l'Empire en assurant sa main­mise sur la péninsule italique et en négociant avec les Byzantins, en dépit des réticences papales. En 967, dou­ze ans après Lechfeld, cinq ans après son couronnement, Othon reçoit une ambassade du Basileus byzantin Ni­céphore Phocas et propose une alliance conjointe contre les Sarrasins. Elle se réalisera tacitement avec le suc­cesseur de Nicéphore Phocas, plus souple et plus clairvoyant, Ioannes Tzimisces, qui autorise la Princesse by­zantine Théophane à épouser le fils d'Othon I, le futur Othon II en 972. Othon II ne sera pas à la hauteur, es­su­yant une défaite terrible en Calabre en 983 face aux Sarrasins. Othon III, fils de Théophane, qui devient ré­gente en attendant sa majorité, ne parviendra pas à consolider son double héritage, germanique et byzantin.

 

Le règne ultérieur d'un Konrad II sera exemplaire à ce titre. Cet empereur salien vit en bonne intelligence avec By­zance, dont les territoires à l'Est de l'Anatolie commencent à être dangereusement harcelés par les raids sel­djoukides et les rezzou arabes. L'héritage othonien en Pannonie et en Italie ainsi que la paix avec Byzance per­met­tent une véritable renaissance en Europe, confortée par un essor économique remarquable. Grâce à la vic­toi­re d'Othon I et à l'inclusion de la Pannonie des Arpad dans la dynamique impériale européenne, l'économie de notre continent entre dans une phase d'essor, la croissance démographique se poursuit (de l'an 1000 à 1150 la population augmente de 40%), le défrichage des forêts bat son plein, l'Europe s'affirme progressivement sur les rives septentrionales de la Méditerranée et les cités italiennes amorcent leur formidable processus d'é­pa­nouis­sement, les villes rhénanes deviennent des métropoles importantes (Cologne, Mayence, Worms avec sa su­per­be cathédrale romane).

 

Cet essor et le règne paisible mais fort de Konrad II démontrent que l'Europe ne peut connaître la prospérité éco­nomique et l'épanouissement culturel que si l'espace entre la Moravie et l'Adriatique est sécurisé. Dans tous les cas contraires, c'est le déclin et le marasme. Leçon historique cardinale qu'ont retenue les fossoyeurs de l'Eu­rope: à Versailles en 1919, ils veulent morceler le cours du Danube en autant d'Etats antagonistes que pos­si­ble; en 1945, ils veulent établir une césure sur le Danube à hauteur de l'antique frontière entre le Noricum et la Pannonie; entre 1989 et 2000, ils veulent installer une zone de troubles permanents dans le Sud-Est euro­péen afin d'éviter la soudure Est-Ouest et inventent l'idée d'un fossé civilisationnel insurmontable entre un Oc­ci­dent protestant-catholique et un Orient orthodoxe-byzantin (cf. les thèses de Samuel Huntington).

 

Au Moyen Age, c'est la Rome papale qui va torpiller cet essor en contestant le pouvoir temporel des Empereurs ger­maniques et en affaiblissant de la sorte l'édifice européen tout entier, privé d'un bras séculier puissant et bien articulé. Le souhait des empereurs était de coopérer dans l'harmonie et la réciprocité avec Byzance, pour re­staurer l'unité stratégique de l'Empire romain avant la césure Occident/Orient. Mais Rome est l'ennemie de By­zance, avant même d'être l'ennemie des Musulmans. A l'alliance tacite, mais très mal articulée, entre l'Em­pe­reur germanique et le Basileus byzantin, la Papauté opposera l'alliance entre le Saint-Siège, le royaume nor­mand de Sicile et les rois de France, alliance qui appuie aussi tous les mouvements séditieux et les intérêts sec­toriels et bassement matériels en Europe, pourvu qu'ils sabotent les projets impériaux.

 

Le rêve italien des Empereurs germaniques

 

Le rêve italien des Empereurs, d'Othon III à Frédéric II de Hohenstaufen, vise à unir sous une même autorité su­prê­me les deux grandes voies de communication aquatiques en Europe: le Danube au centre des terres et la Mé­diterranée, à la charnière des trois continents. A rebours des interprétations nationales-socialistes ou folci­stes ("völkisch") de Kurt Breysig et d'Adolf Hitler lui-même, qui n'ont eu de cesse de critiquer l'orientation ita­lien­ne des Empereurs germaniques du Haut Moyen Age, force est de constater que l'espace entre Budapest (l'an­tique Aquincum des Romains) et Trieste sur l'Adriatique, avec, pour prolongement, la péninsule italienne et la Sicile, permettent, si ces territoires sont unis par une même volonté politique, de maîtriser le continent et de faire face à toutes les invasions extérieures: celles des nomades de la steppe et du désert arabique. Les Pa­pes contesteront aux Empereurs le droit de gérer pour le bien commun du continent les affaires italiennes et si­ci­liennes, qu'ils considéraient comme des apanages personnels, soustraits à toute logique continentale, politi­que et stratégique: en agissant de la sorte, et avec le concours des Normands de Sicile, ils ont affaibli leur en­ne­mie, Byzance, mais, en même temps, l'Europe toute entière, qui n'a pas pu reprendre pied en Afrique du Nord, ni libérer la péninsule ibérique plus tôt, ni défendre l'Anatolie contre les Seldjoukides, ni aider la Russie qui faisait face aux invasions mongoles. La situation exigeait la fédération de toutes les forces dans un projet commun.

 

Par les menées séditieuses des Papes, des rois de France, des émeutiers lombards, des féodaux sans scrupules, no­tre continent n'a pas pu être "membré" de la Baltique à l'Adriatique, du Danemark à la Sicile (comme l'avait éga­lement voulu un autre esprit clairvoyant du XIIIième siècle, le Roi de Bohème Ottokar II Premysl). L'Europe était dès lors incapable de parfaire de grands desseins en Méditerranée (d'où la lenteur de la reconquista, lais­sée aux seuls peuples hispaniques, et l'échec des croisades). Elle était fragilisée sur son flanc oriental et a fail­li, après les désastres de Liegnitz et de Mohi en 1241, être complètement conquise par les Mongols. Cette fragi­li­té, qui aurait pu lui être fatale, est le résultat de l'affaiblissement de l'institution impériale à cause des mani­gan­ces papales.

 

De la nécessaire alliance des deux impérialités européennes

 

En 1389, les Serbes s'effondrent devant les Turcs lors de la fameuse bataille du Champ des Merles, prélude dra­ma­tique à la chute définitive de Constantinople en 1453. L'Europe est alors acculée, le dos à l'Atlantique et à l'Arctique. La seule réaction sur le continent vient de Russie, pays qui hérite ainsi ipso facto de l'impérialité byzantine à partir du moment où celle-ci cesse d'exister. Moscou devient donc la "Troisième Rome"; elle hérite de Byzance la titulature de l'impérialité orientale. Il y avait deux empires en Europe, l'Empire romain d'Occi­dent et l'Empire romain d'Orient; il y en a toujours deux malgré la chute de Constantinople: le Saint-Empire ro­main germanique et l'Empire russe. Ce dernier passe directement à l'offensive, grignote les terres conquises par les Mongols, détruit les royaumes tatars de la Volga, pousse vers la Caspienne. Par conséquent, tradition et géo­­politique obligent: l'alliance voulue par les empereurs germaniques depuis Charlemagne entre Aix-la-Cha­pel­le et Byzance, doit être poursuivie mais, dorénavant, par une alliance impériale germano-russe. L'Empereur d'Oc­­cident (germanique) et l'Empereur d'Orient (russe) doivent agir de concert pour repousser les ennemis de l'Eu­rope (espace stratégique à deux têtes comme le symbolise l'aigle bicéphale) et dégager nos terres de l'en­cer­clement ot­­toman et musulman, avec l'appui des rois locaux: rois d'Espagne, de Hongrie, etc. Telle est la rai­son his­to­ri­que, métaphysique et géopolitique de toute alliance germano-russe.

 

Cette alliance fonctionnera, en dépit de la trahison française. La France était hostile à Byzance pour le compte des Papes anti-impériaux de Rome. Elle participera à la destruction des glacis de l'Empire à l'Ouest et s'alliera aux Turcs contre le reste de l'Europe. D'où les contradictions insolubles des "nationalistes" français: simulta­né­ment, ils se réclament de Charles Martel (un Austrasien de nos pays d'entre Meuse et Rhin, appelé au secours d'une Neustrie et d'une Aquitaine mal organisées, décadentes et en proie à toutes sortes de dissensions,  qui n'a­vaient pas su faire face à l'invasion arabe) mais ces mêmes nationalistes français avalisent les crimes de trahison des rois, cardinaux et ministres félons: François I, Henri II, Richelieu, Louis XIV, Turenne, voire des séi­des de la Révolution, comme si, justement, Charles Martel l'Austrasien n'avait jamais existé!

 

L'Alliance austro-russe fonctionne avec la Sainte-Alliance mise sur pied par Eugène de Savoie à la fin du XVIIiè­me siècle, qui repousse les Ottomans sur toutes les frontières, de la Bosnie au Caucase. L'intention géopo­liti­que est de consolider la trouée pannonienne, de maître en service une flotte fluviale danubienne, d'organiser une défense en profondeur de la frontière par des unités de paysans-soldats croates, serbes, roumains, appuyés par des colons allemands et lorrains, de libérer les Balkans et, en Russie, de reprendre la Crimée et de con­trô­ler les côtes septentrionales de la Mer Noire, afin d'élargir l'espace européen à son territoire pontique au com­plet. Au XVIIIième siècle, Leibniz réitère cette nécessité d'inclure la Russie dans une grande alliance euro­péen­ne contre la poussée ottomane. Plus tard, la Sainte-Alliance de 1815 et la Pentarchie du début du XIXième sièc­le prolongeront cette même logique. L'alliance des trois empereurs de Bismarck et la politique de concertation avec Saint-Pétersbourg, qu'il n'a cessé de pratiquer, sont des applications modernes du vœu de Charlemagne (non réalisé) et d'Othon I, véritable fondateur de l'Europe. Dès que ces alliances n'ont plus fonctionné, l'Europe est entrée dans une nouvelle phase de déclin, au profit, notamment, des Etats-Unis. Le Traité de Versailles de 1919 vise la neutralisation de l'Allemagne et son pendant, le Traité du Trianon, sanctionne le morcellement de la Hongrie, privée de son extension dans les Tatras (la Slovaquie) et de son union avec la Croatie créée par le roi Tomislav, union instaurée plus tard par la Pacta Conventa en 1102, sous la direction du roi hongrois Ko­lo­man Könyves ("Celui qui aimait les livres jusqu'à la folie"). Versailles détruit ce que les Romains avaient uni, re­staure ce que les troubles des siècles sombres avaient imposé au continent, détruit l'œuvre de la Couronne de Saint-Etienne qui avait harmonieusement restauré l'ordre romain tout en respectant la spécificité croate et dal­mate. Versailles a surtout été un crime contre l'Europe parce que cette nécessaire harmonie hungaro-croate en cette zone géographique clef a été détruite et a précipité à nouveau l'Europe dans une période de troubles inu­tiles, à laquelle un nouvel empereur devra nécessairement, un jour, mettre un terme. Wilson, Clemenceau et Poincaré, la France et les Etats-Unis, portent la responsabilité de ce crime devant l'histoire, de même que les tenants écervelés de cette éthique de la conviction (et, partant, de l'irresponsabilité) portée par le laïcisme de mouture franco-révolutionnaire. Derrière l'hostilité de façade à la re­ligion catholique qu'elle professe, cette idéo­logie pernicieuse a agi exactement comme les papes simonia­ques du Moyen Age: elle a détruit les principes d'organisation optimaux de notre Europe, ses adeptes étant a­veu­glés par des principes fumeux et des intérêts sor­dides, sans profondeur historique et temporelle. Principes et intérêts totalement inaptes à fournir les assi­ses d'une organisation politique, pour ne même pas parler d'un em­pire. 

 

Face à ce désastre, Arthur Moeller van den Bruck, figure de proue de la révolution conservatrice, lance l'idée d'u­ne nouvelle alliance avec la Russie en dépit de l'installation au pouvoir du bolchevisme léniniste, car le prin­ci­­pe de l'alliance des deux Empires doit demeurer envers et contre la désacralisation, l'horizontalisation et la pro­­fanation de la politique. Le Comte von Brockdorff-Rantzau appliquera cette diplomatie, ce qui conduira à l'an­ti-Versailles germano-soviétique: les accords de Rapallo signés entre Rathenau et Tchitcherine en 1922. De là, nous revenons à la problématique du "national-bolchevisme" que j'ai évoquée par ailleurs dans cet entre­tien.

 

Dans les années 80, quand l'évolution des stratégies militaires, des armements et surtout des missiles balisti­ques inter-continentaux, amène au constat qu'aucune guerre nucléaire n'est possible en Europe sans la des­truc­tion totale des pays engagés, il apparaît nécessaire de sortir de l'impasse et de négocier pour ré-impliquer la Rus­sie dans le concert européen.  Après la perestroïka, amorcée en 1985 par Gorbatchev, le dégel s'annonce, l'es­­poir reprend: il sera vite déçu. La succession des conflits inter-yougoslaves va à nouveau bloquer l'Europe en­­tre la trouée pannonienne et l'Adriatique, tandis que les officines de propagande médiatique, CNN en tête, in­ven­tent mille et une raisons pour approfondir le fossé entre Européens et Russes.

 

Blocage des dynamiques européennes entre Bratislava et Trieste

 

Ces explications d'ordre historique doivent nous amener à comprendre que les soi-disant défenseurs d'un Occi­dent sans la Russie (ou contre la Russie) sont en réalité les fossoyeurs papistes ou maçonniques de l'Europe et que leurs agissements condamnent notre continent à la stagnation, au déclin et à la mort, comme il avait sta­gné, décliné et dépéri entre les invasions hunniques et la restauratio imperii d'Othon I, à la suite de la bataille de Lechfeld en 955. Dès la ré-organisation de la plaine hongroise et son inclusion dans l'orbe européenne, l'es­sor écono­mi­que et démographique de l'Europe ne s'est pas fait attendre. C'est une renaissance analogue que l'on a voulu éviter après le dégel qui a suivi la perestroïka de Gorbatchev, car cette règle géopolitique ga­ran­tis­sant la prospérité est toujours valable (par exemple, l'économie autrichienne avait triplé son chiffre d'affaire en l'espace de quelques années après le démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hon­groise en 1989). Nos adversaires connaissent bien les ressorts de l'histoire européenne. Mieux que notre propre per­sonnel politique pusillanime et décadent. Ils savent que c'est toujours là, entre Bratislava et Trieste, qu'il faut nous frapper, nous bloquer, nous étran­gler. Pour éviter une nouvelle union des deux Empires et une nou­vel­le période de paix et de prospérité, qui fe­rait rayonner l'Europe de mille feux et condamnerait ses con­cur­rents à des rôles de seconde zone, tout sim­ple­ment parce qu'ils ne possèdent pas le vaste éventail de nos po­tentialités, fruits de nos différences et de nos spé­cificités.   

 

Quelles sont les positions concrètes de Synergies Européennes sur des institutions comme le Parlement, la représentation populaire, etc.  

 

La vision de "Synergies Européennes" est démocratique mais hostile à toutes les formes de partitocratie, car celle-ci, qui se prétend “démocratique”, est en fait un parfait déni de démocratie. Sur le plan théorique, "Sy­ner­gies Européennes" se réclame d'un libéral russe du début du siècle, militant du Parti des Cadets: Moshe Os­tro­govski. L'analyse que ce libéral russe d'avant la révolution bolchevique nous a laissée repose sur un constat évi­dent: toute démocratie devrait être un système calqué sur la mouvance des choses dans la Cité. Les mé­ca­nismes électoraux visent logiquement à faire représenter les effervescences à l'œuvre dans la société, au jour le jour, sans pour autant bouleverser l'ordre immuable du politique. Par conséquent, les instruments de la re­pré­sentation, c'est-à-dire les partis politiques, doivent, eux aussi, être transitoires, représenter les ef­fer­ves­cences passagères et ne jamais viser à la pérennité. Les dysfonctionnements de la démocratie parlementaire dé­coulent du fait que les partis deviennent des permanences rigides au sein des sociétés, cooptant en leur sein des individus de plus en plus médiocres. Pour pallier à cet inconvénient, Ostrogovski suggère une démocratie re­posant sur des partis "ad hoc", réclamant ponctuellement des réformes urgentes ou des amendements précis, puis proclamant leur propre dissolution pour libérer leur personnel, qui peut alors forger de nouveaux mou­ve­ments pétitionnaires, ce qui permet de redistribuer les cartes et de répartir les militants dans de nouvelles for­ma­tions, qui seront tout aussi provisoires. Les parlements accueilleraient ainsi des citoyens qui ne s'en­croû­te­raient jamais dans le professionnalisme politicien. Les périodes de législature seraient plus courtes ou, comme au début de l'histoire de Belgique ou dans le Royaume-Uni des Pays-Bas de 1815 à 1830, le tiers de l'assemblée serait renouvelé à chaque tiers du temps de la législation, permettant une circulation plus accélérée du per­son­nel politique et une élimination par la sanction des urnes de tous ceux qui s'avèrent incompétents; cette cir­culation n'existe plus aujourd'hui, ce qui, au-delà du problème du vote censitaire, nous donne aujourd'hui une démocratie moins parfaite qu'à l'époque. Le problème est d'éviter des carrières politiciennes chez des in­dividus qui finiraient par ne plus rien connaître de la vie civile réelle.

 

Weber & Minghetti: pour le maintien de la séparation des trois pouvoirs

 

Max Weber aussi avait fait des observations pertinentes: il constatait que les partis socialistes et démocrates-chré­tiens (le "Zentrum" allemand) installaient des personnages sans compétence à des postes clef, qui pre­naient des décisions en dépit du bon sens, étaient animés par des éthiques de la conviction et non plus de la res­­ponsabilité et exigeaient la répartition des postes politiques ou des postes de fonctionnaires au pro rata des voix sans qu'il ne leur soit réclamé des compétences réelles pour l'exercice de leur fonction. Le ministre libéral ita­­lien du XIXième siècle, Minghetti, a perçu très tôt que ce système mettrait vite un terme à la séparation des trois pouvoirs, les partis et leurs militants, armés de leur éthique de la conviction, source de toutes les dé­ma­go­gies, voulant contrôler et manipuler la justice et faire sauter tous les cloisonnements entre législatif et exé­cu­tif. L'équilibre démocratique entre les trois pouvoirs, posés au départ comme étanches pour garantir la liber­té des citoyens, ainsi que l'envisageait Montesquieu, ne peut plus ni fonctionner ni exister, dans un tel contexte d'hy­stérie et de démagogie. Nous en sommes là aujourd'hui.

 

“Synergies Européennes“ ne critique donc pas l'institution parlementaire en soi, mais marque nettement son hostilité à tout dysfonctionnement, à toute intervention privée (les partis sont des associations privées, dans les faits et comme le rappelle Ostrogovski) dans le recrutement du personnel politique, de fonctionnaires, etc., à tout népotisme (cooptation de membres de la famille d'un politicien ou d'un fonctionnaire à un poste poli­tique ou administratif). Seuls les examens réussis devant un jury complètement neutre doivent permettre l'ac­ces­sion à une charge. Tout autre mode de recrutement devrait constituer un délit très grave.

 

Nous pensons également que les parlements ne devraient pas être uniquement des chambres de représentation où ne siègeraient que des élus issus de partis politiques (donc d'associations privées exigeant une discipline n'autorisant aucun droit de tendance ou aucune initiative personnelle du député). Tous les citoyens ne sont pas membres de partis et, de fait, la majorité d'entre eux ne possède pas de carte ou d'affiliation. Par conséquent, les partis ne représentent généralement que 8 à 10% de la population et 100% du parlement! Le poids exagéré des partis doit être corrigé par une représentation issue des associations professionnelles et des syndicats, comme l'envisageait De Gaulle et son équipe quand ils parlaient de “sénat des professions et des régions”. Pour le Professeur Bernard Willms (1931-1991), le modèle constitutionnel qu'il appelait de ses vœux repose sur une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre économique). Le Parlement se recruterait pour moitié parmi les candidats désignés par des partis et élus personnellement (pas de vote de liste); l'autre moitié étant constituée de représentants des conseils corporatifs et professionnels. Le Sénat serait essentiellement un orga­ne de représentation régionale (comme le Bundesrat allemand ou autrichien). La Chambre économique, égale­ment organisée sur base des régions, représenterait les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.

 

Le problème est de consolider une démocratie appuyée sur les "corps concrets" de la société et non pas seu­lement sur des associations privées de nature idéologique et arbitraire comme les partis. Cette idée rejoint la dé­finition donnée par Carl Schmitt des “corps concrets”. Par ailleurs, toute entité politique repose sur un pa­tri­moine culturel, dont il doit être tenu compte, selon l'analyse faite par un disciple de Carl Schmitt, Ernst Ru­dolf Huber. Pour Huber, l'Etat cohérent est toujours un Kulturstaat et l'appareil étatique a le devoir de main­tenir cette culture, expression d'une Sittlichkeit, dépassant les simples limites de l'éthique pour englober un va­ste de champs de productions artistiques, culturelles, structurelles, agricoles, industrielles, etc., dont il faut main­tenir la fécondité. Une représentation plus diversifiée, et étendue au-delà des 8 à 10% d'affiliés aux partis, per­met justement de mieux garantir cette fécondité, répartie dans l'ensemble du corps social de la nation. La dé­fense des "corps concrets", postule la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité”, réponse conservatrice, dès le 17ième siècle, au projet de Bodin, visant à détruire les “corps intermédiaires” de la société, donc les “corps concrets”, pour ne laisser que le citoyen-individu isolé face au Léviathan étatique. Les idées de Bodin ont été réalisées par la révolution française et son fantasme de géométrisation de la société, qui a justement com­mencé par l'éradication des associations professionnelles par la Loi Le Chapelier de 1791. Aujourd'hui, le re­cours actualisé à la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité” postule de donner un maximum de re­pré­sen­tativité aux associations professionnelles, aux masses non encartées, et de diminuer l'arbitraire des partis et des fonctionnaires. De même, le Professeur Erwin Scheuch (Cologne) propose aujourd'hui une série de mesures con­crètes pour dégager la démocratie parlementaire de tous les dysfonctionnements et corruptions qui l'étouf­fent.

 

[Pour en savoir plus: 1) Ange SAMPIERU, «Démocratie et représentation», in: Orientations, n°10, 1988; 2) Ro­­bert STEUCKERS, «Fondements de la démocratie organique», in: Orientations, n°10, 1988; 3) Robert STEUCKERS, Bernard Willms (1931-1991): Hobbes, la nation allemande, l'idéalisme, la critique politique des “Lumières”, Synergies, Forest, 1996; 4) Robert STEUCKERS, «Du déclin des µours politiques», in: Nou­vel­les de Synergies européennes, n°25, 1997 (sur les thèses du Prof. Erwin Scheuch); 5) Robert STEUCKERS, «Pro­po­sitions pour un renouveau politique», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°33, 1998 (en fin d'article, sur les thèses d'Ernst Rudolf Huber); 6) Robert STEUCKERS, «Des effets pervers de la partitocratie», in: Nou­vel­les de Synergies européennes, n°41, 1999].  

 

Bibliographie:

◊ Jean-Pierre CUVILLIER, L'Allemagne médiévale, deux tomes, Payot, tome 1, 1979, tome 2, 1984.

◊ Karin FEUERSTEIN-PRASSER, Europas Urahnen. Vom Untergang des Weströmischen Reiches bis zu Karl dem Grossen, F. Pustet, Regensburg, 1993.

◊ Karl Richard GANZER, Het Rijk als Europeesche Ordeningsmacht, Die Poorten, Antwerpen, 1942.

◊ Wilhelm von GIESEBRECHT, Deutsches Kaisertum im Mittelalter, Verlag Reimar Hobbing, Berlin, s.d.

◊ Eberhard HORST, Friedrich II. Der Staufer. Kaiser - Feldherr - Dichter, W. Heyne, München, 1975-77.

◊ Ricarda HUCH, Römischer Reich Deutscher Nation, Siebenstern, München/Hamburg, 1964.

◊ Edward LUTTWAK, La grande stratégie de l'Empire romain, Economica, 1987.

◊ Michael W. WEITHMANN, Die Donau. Ein europäischer Fluss und seine 3000-jährige Geschichte, F. Pustet/Styria, Regensburg, 2000.

◊ Philippe WOLFF, The Awakening of Europe, Penguin, Harmondsworth, 1968.

00:43 Publié dans Synergies européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretiens, nouvelle droite | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 12 mai 2008

Pour préciser les positions de "Synergies Européennes"

350839736.jpg

 

Questions à Robert Steuckers: Pour préciser les positions de «Synergies Européennes»

 

Propos receuillis par Pieter Van Damme, dans le cadre d'un mémoire de fin d'études

 

 

Dans quelle mesure le "national-bolchevisme" s'insère-t-il dans la "troisième voie", entre libéralisme et marxisme?

Le national-bolchevisme ne fait pas référence à une théorie économique ou à un projet de société: on l'oublie trop souvent. Ce vocable composé a été utilisé pour désigner l'alliance, toute temporaire d'ailleurs, entre les cadres traditionnels de la diplomatie allemande, soucieux de dégager le Reich vaincu en 1918 de l'emprise oc­ci­dentale, et les éléments de pointe du communisme allemand, soucieux d'avoir un allié de poids à l'Ouest pour la nouvelle URSS. Avec Niekisch, ancien cadre de la République des Conseils de Munich, écrasée par les Corps Francs nationalistes mais mandatés par le pouvoir social-démocrate de Noske, le national-bolchevisme prend une coloration plus politique, mais s'auto-désigne, dans la plupart des cas par l'étiquette de "nationale-ré­vo­lutionnaire". Le concept de national-bolchevisme est devenu un concept polémique, utilisé par les journalistes pour désigner l'alliance de deux extrêmes dans l'échiquier politique. Niekisch, à l'époque où il était considéré com­me l'une des figures de proue du national-bolchevisme, n'avait plus d'activités politiques proprement dites; il éditait des journaux appelant à la fusion des extrêmes nationales et communistes (les extrêmes du "fer à che­val" politique disait Jean-Pierre Faye, auteur du livre Les langages totalitaires). La notion de "Troisième Voie" est apparue dans cette littérature. Elle a connu des avatars divers, mêlant effectivement le nationalisme au communisme, voire certains éléments libertaires du nationalisme des jeunes du Wandervogel à certaines op­tions communautaires élaborées à gauche, comme, par exemple, chez Gustav Landauer.

 

[Pour en savoir plus: cf. 1) Thierry MUDRY, «Le “socialisme allemand“: analyse du télescopage entre natio­nalisme et socialisme de 1900 à 1933 en Allemagne», in: Orientations, n°7, 1986; 2) Thierry MUDRY, «L'i­tinéraire d'Ernst Niekisch», in: Orientations, n°7, 1986].

 

Ces mixages idéologiques ont d'abord été élaborés dans le débat interne aux factions nationales-révolu­tion­nai­res de l'époque; ensuite, après 1945, où on espérait qu'une troisième voie deviendrait celle de l'Allemagne dé­chirée entre l'Est et l'Ouest, où cette Allemagne n'aurait plus été le lieu de la césure européenne, mais au con­traire le pont entre les deux mondes, géré par un modèle politique alliant les meilleurs atouts des deux systè­mes, garantissant tout à la fois la liberté et la justice sociale. A un autre niveau, on a parfois appelé "troisième voie", les méthodes de gestion économique allemandes qui, au sein même du libéralisme de marché, se dif­fé­ren­ciaient des méthodes anglo-saxonnes. Celles-ci sont considérées comme trop spéculatives dans leurs dé­mar­ches, trop peu soucieuses des continuités sociales structurées par les secteurs non marchands (médecine & sé­cu­rité sociale, enseignement & université). Le libéralisme de marché doit donc être consolidé, dans cette opti­que allemande des années 50 et 60, par un respect et un entretien des "ordres concrets" de la société, pour de­ve­nir un "ordo-libéralisme". Son fonctionnement sera optimal si les secteurs de la sécurité sociale et de l'en­sei­gnement ne battent pas de l'aile, ne génèrent pas dans la société des dysfonctionnements dus à une négligence de ces secteurs non marchands par un pouvoir politique qui serait trop inféodé aux circuits bancaires et finan­ciers.  

 

L'économiste français Michel Albert, dans un ouvrage célèbre, rapidement traduit dans toutes les langues, in­ti­tu­lé Capitalisme contre capitalisme, oppose en fait cet ordo-libéralisme au néo-libéralisme, en vogue depuis l'ac­cession au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux Etats-Unis. Albert appelle l'ordo-libé­ra­lisme le "modèle rhénan", qu'il définit comme un modèle rétif à la spéculation boursière en tant que mode de maximisation du profit sans investissements structurels, et comme un modèle soucieux de conserver des "struc­tu­res" éducatives et un appareil de sécurité sociale, soutenu par un réseau hospitalier solide. Albert, ordo-libé­ral à la mode allemande, revalorise les secteurs non marchands, battus en brèche depuis l'avènement du néo-li­bé­ralisme. La nouvelle droite française, qui travaille davantage dans l'onirique, camouflé derrière l'adjectif "cul­turel", n'a pas pris acte de cette distinction fondamentale opérée par Albert, dans un livre qui a pourtant con­nu une diffusion gigantesque dans tous les pays d'Europe. Si elle avait dû opter pour une stratégie éco­no­mi­que, elle aurait embrayé sur la défense des structures existantes (qui sont aussi des acquis culturels), de con­cert avec les gaullistes, les socialistes et les écologistes qui souhaitaient une défense de celles-ci, et critiqué les politiques qui laissaient la bride sur le cou aux tendances à la spéculation, à la façon néo-libérale (et anglo-sa­xonne). Le néo-libéralisme déstructure les acquis non marchands, acquis culturels pratiques, et toute nou­vel­le droite, préconisant le primat de la culture, devrait se poser en défenderesse de ces secteurs non marchands. Vu la médiocrité du personnel dirigeant de la ND parisienne, ce travail n'a pas été entrepris.

 

[Pour en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, «Repères pour une histoire alternative de l'économie», in: Orien­tations, n°5, 1984; 2) Thierry MUDRY, «Friedrich List: une alternative au libéralisme», in: Orientations, n°5, 1984; 3) Robert STEUCKERS, «Orientations générales pour une histoire alternative de la pensée éco­no­mi­que», in: Vouloir, n°83/86, 1991; 4) Guillaume d'EREBE, «L'Ecole de la Régulation: une hétérodoxie féconde?», in: Vouloir, n°83/86, 1991; 5) Robert STEUCKERS, L'ennemi américain, Synergies, Forest, 1996/2ième éd. (avec des réflexions sur les idées de Michel Albert); 6) Robert STEUCKERS, «Tony Blair et sa “Troisième Voie” ré­pres­sive et thérapeutique», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°44, 2000; 7) Aldo DI LELLO, «La “Troi­siè­me Voie” de Tony Blair: une impase idéologique. Ou de l'impossibilité de repenser le “Welfare State” tout en re­venant au libéralisme», in: Nouvelles de Synergies eruopéennes, n°44, 2000]. 

 

Perroux, Veblen, Schumpeter et les hétérodoxes 

 

Par ailleurs, la science économique en France opère, avec Albertini, Silem et Perroux, une distinction entre "or­thodoxie" et "hétérodoxie". Par orthodoxies, au pluriel, elle entend les méthodes économiques appliquées par les pouvoirs en Europe: 1) l'économie planifiée marxiste de facture soviétique, 2) l'économie libre de mar­ché, sans freins, à la mode anglo-saxonne (libéralisme pur, ou libéralisme classique, dérivé d'Adam Smith et dont le néo-libéralisme actuel est un avatar), 3) l'économie visant un certain mixte entre les deux premiers mo­des, économie qui a été théorisée par Keynes au début du 20ième siècle et adoptée par la plupart des gou­vernements sociaux-démocrates (travaillistes britanniques, SPD allemande, SPÖ autrichienne, socialistes scan­dinaves). Par hétérodoxie, la science politique française entend toutes les théories économiques ne dérivant pas de principes purs, c'est-à-dire d'une rationalité désincarnée, mais, au contraire, dérivent d'histoires poli­ti­ques particulières, réelles et concrètes. Les hétérodoxies, dans cette optique, sont les héritières de la fameuse "école historique" allemande du 19ième siècle, de l'institutionnalisme de Thorstein Veblen et des doctrines de Schum­peter. Les hétérodoxies ne croient pas aux modèles universels, contrairement aux trois formes d'or­tho­do­xie dominantes. Elles pensent qu'il y a autant d'économies, de systèmes économiques, qu'il y a d'histoires na­tio­nales ou locales.  Avec Perroux, les hétérodoxes, au-delà de leurs diversités et divergences particulières, pen­sent que l'historicité des structures doit être respectée en tant que telle et que les problèmes économiques doi­vent être résolus en respectant la dynamique propre de ces structures.

 

Plus récemment, la notion de "Troisième Voie" est revenue à l'ordre du jour avec l'accession de Tony Blair au pou­voir en Grande-Bretagne, après une vingtaine d'années de néo-libéralisme thatchérien. En apparence, dans les principes, Blair se rapproche des troisièmes voies à l'allemande, mais, en réalité, tente de faire accepter les acquis du néo-libéralisme à la classe ouvrière britannique. Sa "troisième voie" est un placebo, un ensemble de mesures et d'expédients pour gommer les effets sociaux désagréables du néo-libéralisme, mais ne va pas au fond des choses: elle est simplement un glissement timide vers quelques positions keynésiennes, c'est-à-dire vers une autre orthodoxie, auparavant pratiquée par les travaillistes mais proposée à l'électorat avec un lan­ga­ge jadis plus ouvriériste et musclé. Blair aurait effectivement lancé une troisième voie s'il avait axé sa poli­ti­que vers une défense plus en profondeur des secteurs non marchands de la société britannique et vers des for­mes de protectionnisme (qu'un keynésianisme plus musclé avait favorisées jadis, un keynésianisme à tendances or­do-libérales voire ordo-socialistes ou ordo-travaillistes).

 

[Pour en savoir plus: Guillaume FAYE, «A la découverte de Thorstein Veblen», in: Orientations, n°6, 1985].

 

Quel est le poids du marxisme, ou du bolchevisme, dans cet ensemble?

 

Le marxisme de facture soviétique a fait faillite partout, son poids est désormais nul, même dans les pays qui ont connu l'économie planifiée. La seule nostalgie qui reste, et qui apparaît au grand jour dans chaque dis­cus­sion avec des ressortissants de ces pays, c'est celle de l'excellence du système d'enseignement, capable de com­mu­niquer un corpus classique, et les écoles de danse et de musique, expressions locales du Bolchoï, que l'on retrouvait jusque dans les plus modestes villages. L'idéal serait de coupler un tel réseau d'enseignement, im­­perméable à l'esprit de 68, à un système hétérodoxe d'économie, laissant libre cours à une variété cul­tu­rel­le, sans le contrôle d'une idéologie rigide, empêchant l'éclosion de la nouveauté, tant sur le plan culturel que sur le plan économique.

 

Synergon abandonne-t-elle dès lors le solidarisme organique ou non?

 

Non. Car justement les hétérodoxies, plurielles parce que répondant aux impératifs de contextes autonomes, re­pré­sentent ipso facto des réflexes organiques. Les théories et les pratiques hétérodoxes jaillissent d'un hu­mus organique au contraire des orthodoxies élaborées en vase clos, en chambre, hors de tout contexte. Par leur défense des structures dynamiques générées par les peuples et leurs institutions propres, et par leur dé­fen­se des sec­teurs non marchands et de la sécurité sociale, les hétérodoxies impliquent d'office la solidarité en­tre les mem­bres d'une communauté politique. La troisième voie portée par les doctrines hétérodoxes est for­cé­ment une troisième voie organique et solidariste. Le problème que vous semblez vouloir soulever ici, c'est que bon nom­bre de groupes ou de groupuscules de droite ont utilisé à tort et à travers les termes d'"organique" et de "so­li­dariste", voire de "communauté" sans jamais faire référence aux corpus complexes de la science éco­no­­mi­que hétérodoxe. Pour la critique marxiste, par exemple, il était aisé de traiter les militants de ces mouve­ments de farceurs ou d'escrocs, maniant des mots creux sans signification réelle et concrète.

 

Participation et intéressement au temps de De Gaulle

 

L'exemple concret et actuel auquel la nouvelle droite aurait pu se référer était l'ensemble des tentatives de ré­for­me dans la France de De Gaulle au cours des années 60, avec la "participation" ouvrière dans les entreprises et l'"intéressement" de ceux-ci aux bénéfices engrangés. Participation et intéressement sont les deux piliers de la réforme gaullienne de l'économie libérale de marché. Cette réforme ne va pas dans le sens d'une pla­ni­fi­ca­tion rigide de type soviétique, bien qu'elle ait prévu un Bureau du Plan, mais dans le sens d'un ancrage de l'éco­no­mie au sein d'une population donnée, en l'occurrence la nation française. Parallèlement, cette orientation de l'éco­nomie française vers la participation et l'intéressement se double d'une réforme du système de repré­sen­tation, où l'assemblée nationale  —i. e. le parlement français—  devait être flanquée à terme d'un Sénat où auraient siégé non seulement les représentants élus des partis politiques mais aussi les représentants élus des associations professionnelles et les représentants des régions, élus directement par la population sans le tru­chement de partis. De Gaulle parlait en ce sens de “Sénat des professions et des régions”.

 

Pour la petite histoire, cette réforme de De Gaulle n'a guère été prise en compte par les droites françaises et par la nouvelle droite qui en est partiellement issue, car ces droites s'étaient retrouvées dans le camp des par­ti­sans de l'Algérie française et ont rejeté ensuite, de manière irrationnelle, toutes les émanations du pouvoir gaul­lien. C'est sans nul doute ce qui explique l'absence totale de réflexion sur ces projets sociaux gaulliens dans la littérature néo-droitiste.

 

[Pour en savoir plus: Ange SAMPIERU, «La participation: une idée neuve?», in: Orientations, n°12, 1990-91].

 

Les visions économiques des révolutionnaires conservateurs me semblent assez imprécises et n'ont apparemment qu'un seul dénominateur commun, le rejet du libéralisme…

 

Les idées économiques en général, et les manuels d'introduction à l'histoire des doctrines économiques, laissent peu de place aux filons hétérodoxes. Ces manuels, que l'on impose aux étudiants dans leurs premières années et qui sont destinés à leur donner une sorte de fil d'Ariane pour s'y retrouver dans la succession des idées éco­nomiques, n'abordent quasiment plus les théories de l'école historique allemande et leurs nombreux avatars en Allemagne et ailleurs (en Belgique: Emile de Laveleye, à la fin du 19ième siècle, exposant et vulgarisateur gé­nial des thèses de l'école historique allemande). A la notable exception des manuels d'Albertini et Silem, déjà cités. Une prise en compte des chapitres consacrés aux hétérodoxies vous apporterait la précision que vous ré­clamez dans votre question. De Sismondi à List, et de Rodbertus à Schumpeter, une autre vision de l'économie se dégage, qui met l'accent sur le contexte et accepte la variété infinie des modes de pratiquer l'économie po­li­ti­que. Ces doctrines ne rejettent pas tant le libéralisme, puisque certains de ces exposants se qualifient eux-mêmes de "libéraux", que le refus de prendre acte des différences contextuelles et circonstancielles où l'économie politique est appelée à se concrétiser. Le "libéralisme" pur, rejeté par les révolutionnaires con­ser­va­teurs, est un universalisme. Il croit qu'il peut s'appliquer partout dans le monde sans tenir compte des facteurs variables du climat, de la population, de l'histoire de cette population, des types de culture qui y sont tra­dition­nellement pratiqués, etc. Cette illusion universaliste est partagée par les deux autres piliers (marxiste-soviétique et keynésien-social-démocrate) de l'orthodoxie économique. Les illusions universalistes de l'ortho­doxie ont notamment conduit à la négligence des cultures vivrières dans le tiers monde, à la multiplication des mo­nocultures (qui épuisent les sols et ne couvrent pas l'ensemble des besoins alimentaires et vitaux d'une po­pulation) et, ipso facto, aux famines, dont celles du Sahel et de l'Ethiopie restent ancrées dans les mémoires. Dans le corpus de la ND, l'intérêt pour le contexte en économie s'est traduit par une série d'études sur les travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), dont les figures de proue, étique­tées de "gauche", ont exploré un éventail de problématiques intéressantes, approfondit la notion de "don" (c'est-à-dire des formes d'économie traditionnelle non basée sur l'axiomatique de l'intérêt et du profit). Les mo­teurs de cet institut sont notamment Serge Latouche et Alain Caillé. Dans le cadre de la ND, ce sera surtout Charles Champetier qui s'occupera de ces thématiques. Avec un incontestable brio. Cependant, à rebours de ces félicitations qu'on doit lui accorder pour son travail d'exploration, il faut dire qu'une transposition pure et simple du corpus du MAUSS dans celui de la ND était impossible dans la mesure, justement, où la ND n'avait rien préparé de bien précis sur les approches contextualistes en économie, tant celles des doctrines classées à droite que celles classées à gauche. Notamment aucune étude documentaire, visant à réinjecter dans le débat les démarches historiques (donc contextualistes), n'a été faite sur les écoles historiques allemandes et leurs ava­tars, véritable volet économique d'une révolution conservatrice, qui ne se limite pas, évidemment, à l'es­pa­ce-temps qui va de 1918 à 1932 (auquel Armin Mohler, pour ne pas sombrer dans une exhaustivité non maî­trisable, avait dû se limiter). Les racines de la révolution conservatrice remontent au romantisme allemand, dans la mesure où il fut une réaction contre le "géométrisme" universaliste des Lumières et de la révolution fran­çaise: elle englobe par ailleurs tous les travaux des philologues du 19ième siècle qui ont approfondi nos con­naissances sur l'antiquité et les mondes dits "barbares" (soit la périphérie persane, germanique, dace et maure de l'empire romain chez un Franz Altheim), l'école historique en économie et les sociologies qui y sont ap­pa­rentées, la révolution esthétique amorcée par les pré-raphaëlites anglais, par John Ruskin, par le mouvement Arts & Crafts en Angleterre, par les travaux de Pernstorfer en Autriche, par l'architecture de Horta et les mo­biliers de Van de Velde en Belgique, etc. L'erreur des journalistes parisiens qui ont parlé à tort et à travers de la "révolution conservatrice", sans avoir de culture germanique véritable, sans partager véritablement les ressorts de l'âme nord-européenne (ni d'ailleurs ceux de l'âme ibérique ou italienne), est d'avoir réduit cette ré­volution aux expressions qu'elle a prises uniquement en Allemagne dans les années tragiques, dures et éprou­vantes d'après 1918. En ce sens la ND a manqué de profondeur culturelle et temporelle, n'a pas eu l'épaisseur suf­fisante pour s'imposer magistralement à l'inculture dominante.

 

[Pour en savoir plus: Charles CHAMPETIER, «Alain Caillé et le MAUSS: critique de la raison utilitaire», in: Vouloir, n°65/67, 1990]. 

 

Pour revenir plus directement aux questions économiques, disons qu'une révolution conservatrice, est révolu­tion­naire dans la mesure où elle vise à abattre les modèles universalistes calqués sur le géométrisme révo­lu­tionnaire (selon l'expression de Gusdorf), et conservatrice dans la mesure où elle vise un retour aux contextes, à l'histoire qui les a fait émerger et les a dynamisés. De même dans le domaine de l'urbanisme, toute révolution conservatrice vise à gommer les laideurs de l'industrialisme (projet des pré-raphaëlites anglais et de leurs élè­ves autrichiens autour de Pernerstorfer) ou du modernisme géométrique, pour renouer avec des traditions du pas­sé (Arts & Crafts) ou pour faire éclore de nouvelles formes inédites (MacIntosh, Horta, Van de Velde).

 

Le contexte, où se déploie une économie, n'est pas un contexte exclusivement déterminé par l'économie, mais par une quantité d'autres facteurs. D'où la critique néo-droitiste de l'économisme, ou du "tout-économique". Cet­te critique n'a malheureusement pas souligné la parenté philosophique des démarches non économiques (ar­tistiques, culturelles, littéraires) avec la démarche économique de l'école historique.

 

Est-il exact de dire que Synergon, contrairement au GRECE, accorde moins d'attention au travail purement culturel et davantage aux événements politiques concrets?

 

Nous n'accordons pas moins d'attention au travail culturel. Nous en accordons tout autant. Mais nous accordons ef­fectivement, comme vous l'avez remarqué, une attention plus soutenue aux événements du monde. Deux se­maines avant de mourir, le leader spirituel des indépendantistes bretons, Olier Mordrel, qui suivait nos tra­vaux, m'a téléphoné, sachant que sa mort était proche, pour faire le point, pour entendre une dernière fois la voix de ceux dont il se sentait proche intellectuellement, mais sans souffler le moindre mot sur son état de san­té, car, pour lui, il n'était pas de mise de se plaindre ou de se faire plaindre. Il m'a dit: «Ce qui rend vos re­vues indispensables, c'est le recours constant au vécu». J'ai été très flatté de cet hommage d'un aîné, qui était pourtant bien avare de louanges et de flatteries. Votre question indique que vous avez sans doute perçu, à sei­ze ans de distance et par les lectures relatives au thème de votre mémoire, le même état de choses qu'Olier Mor­drel, à la veille de son trépas. Le jugement d'Olier Mordrel me paraît d'autant plus intéressant, rétrospec­ti­ve­ment, qu'il est un témoin privilégié: revenu de son long exil argentin et espagnol, il apprend à connaître as­sez tôt la nouvelle droite, juste avant qu'elle ne soit placée sous les feux de rampe des médias. Il vit ensuite son apogée et le début de son déclin. Et il attribuait ce déclin à une incapacité d'appréhender le réel, le vivant et les dynamiques à l'œuvre dans nos sociétés et dans l'histoire.

 

Le recours à Heidegger

 

Cette volonté de l'appréhender, ou, pour parler comme Heidegger, de l'arraisonner pour opérer le dévoilement de l'Etre et sortir ainsi du nihilisme (de l'oubli de l'Etre), implique toute à la fois de recenser inlassablement les faits de monde présents et passés (mais qui, potentiellement, en dépit de leur sommeil momentané, peuvent tou­jours revenir à l'avant-plan), mais aussi de les solliciter de mille et une manières nouvelles pour faire éclore de nouvelles constellations idéologiques et politiques, et de les mobiliser et de les instrumentaliser pour dé­trui­re et effacer les pesanteurs issues des géométrismes institutionnalisés. Notre démarche procède clairement d'une volonté de concrétiser les visions philosophiques de Heidegger, dont la langue, trop complexe, n'a pas en­co­re généré d'idéologie et de praxis révolutionnaires (et conservatrices!).

 

[Pour en savoir plus: Robert STEUCKERS, «La philosophie de l'argent et la philosophie de la Vie chez Georg Sim­mel (1858-1918)», in: Vouloir, n°11, 1999]. 

 

Est-il exact d'affirmer que Synergies Européennes constituent l'avatar actuel du corpus doctrinal natio­nal-révolutionnaire (dont le national-bolchevisme est une forme)?

 

Je perçois dans votre question une vision un peu trop mécanique de la trajectoire idéologique qui va de la ré­vo­­lution conservatrice et de ses filons nationaux-révolutionnaires (du temps de Weimar) à l'actuelle démarche de "Synergies Européennes". Vous semblez percevoir dans notre mouvance une transposition pure et simple du cor­pus national-révolutionnaire de Weimar dans notre époque. Une telle transposition serait un anachronisme, donc une sottise. Toutefois, dans ce corpus, les idées de Niekisch sont intéressantes à analyser, de même que son itinéraire personnel et ses mémoires. Cependant, le texte le plus intéressant de cette mouvance reste celui co-signé par les frères Jünger, Ernst et surtout Friedrich-Georg, et intitulé Aufstieg des Nationalismus. Pour les frères Jünger, dans cet ouvrage et dans d'autres articles ou courriers importants de l'époque, le "nationalisme" est synonyme de "particularité" ou d'"originalité", particularité et originalité qui doivent rester telles, ne pas se laisser oblitérer par un schéma universaliste ou par une phraséologie creuse que ses utilisateurs prétendent pro­gressiste ou supérieure, valable en tout temps et en tout lieu, discours destiné à remplacer toutes les lan­gues et toutes les poésies, toutes les épopées et toutes les histoires. Poète, Friedrich-Georg Jünger, dans ce tex­­te-manifeste des nationaux-révolutionnaires des années de Weimar, oppose les traits rectilignes, les géo­mé­tries rigides, propres de la phraséologie libérale-positiviste, aux sinuosités, aux méandres, aux labyrinthes et aux tracés serpentants du donné naturel, organique. En ce sens, il préfigure la pensée d'un Gilles Deleuze, avec son rhizome s'insinuant partout dans le plan territorial, dans l'espace, qu'est la Terre. De même, l'hostilité du "nationalisme", tel que le concevaient les frères Jünger, aux formes mortes et pétrifiées de la société libérale et industrielle ne peut se comprendre que parallèlement aux critiques analogues de Heidegger et de Simmel.

 

Dans la plupart des cas, les cercles actuels, dits nationaux-révolutionnaires, souvent dirigés par de faux savants (très prétentieux), de grandes gueules insipides ou des frustrés qui cherchent une manière inhabituelle de se faire valoir, se sont effectivement borné à reproduire, comme des chromos, les phraséologies de l'ère de Wei­mar. C'est à la fois une insuffisance et une pitrerie. Ce discours doit être instrumentalisé, utilisé comme maté­riau, mais de concert avec des matériaux philosophiques ou sociologiques plus scientifiques, plus communé­ment admis dans les institutions scientifiques, et confrontés évidemment avec la réalité mouvante, avec l'ac­tua­lité en marche. Les petites cliques de faux savants et de frustrés atteints de führerite aigüe ont évidem­ment été incapables de parfaire un tel travail.

 

Au-delà de “Aufstieg des Nationalismus”

 

Ensuite, il me semble impossible, aujourd'hui, de renouer de manière a-critique avec les idées contenues dans Auf­stieg des Nationalismus et dans les multiples revues du temps de la République de Weimar (Die Kom­men­den, Widerstand d'Ernst Niekisch, Der Aufbruch, Die Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Der Anmarsch, Die deutsche Freiheit, Der deutsche Sozialist, Entscheidung de Niekisch, Der Firn, également de Niekisch, Junge Politik, Politische Post, Das Reich de Friedrich Hielscher, Die sozialistische Nation de Karl Otto Paetel, Der Vor­kämpfer, Der Wehrwolf, etc.). Quand je dis "a-critique", je ne veux pas dire qu'il faut soumettre ce corpus doctrinal à une critique dissolvante, qu'il faut le rejeter irrationnellement comme immoral ou anachronique, comme le font ceux qui tentent de virer leur cuti ou de se dédouaner. Je veux dire qu'il faut le relire attentive­ment mais en tenant bien compte des diverses évolutions ultérieures de leurs auteurs et des dynamiques qu'ils ont suscitées dans d'autres champs que celui, réduit, du nationalisme révolutionnaire. Exemple: Friedrich Georg Jünger édite en 1949 la version finale de son ouvrage Die Perfektion der Technik, qui jette les fon­de­ments de toute la pensée écologique allemande de notre après-guerre, du moins dans ses aspects non politi­ciens qui, en tant que tels, et par là-même, sont galvaudés et stupidement caricaturaux. Plus tard, Friedrich Georg lance une revue de réflexion écologique, Scheidewege, qui continue à paraître après sa mort, survenue en 1977. Il faut donc relire Aufstieg des Nationalismus à la lumière de ces publications ultérieures et coupler le message national-révolutionnaire et soldatique des années 20, où pointaient déjà des intuitions écologiques, aux corpus biologisants, écologiques, organiques commentés en long et en large dans les colonnes de Scheide­wege. En 1958, Ernst Jünger fonde avec Mircea Eliade et avec le concours de Julius Evola et du traditionaliste alle­mand Leopold Ziegler la revue Antaios, dont l'objectif est d'immerger ses lecteurs dans les grandes tra­ditions religieuses du monde. Ensuite, Martin Meyer a étudié l'œuvre d'Ernst Jünger dans tous ses aspects et montré clairement les liens qui unissent cette pensée, qui couvre un siècle tout entier, à quantité d'autres mon­des intellectuels, tels le surréalisme, toujours oublié par les nationaux-révolutionnaires de Nantes ou d'ail­leurs et par les néo-droitistes parisiens qui se prennent pour des oracles infaillibles, mais qui ne savent fina­le­ment pas grand chose, quand on prend la peine de gratter un peu… Par coquetterie parisienne, on tente de se don­ner un look allemand, un look "casque à boulons", qui sied à tous ces zigomars comme un chapeau melon lon­do­nien à un Orang-Outan… Meyer rappelle ainsi l'œuvre picturale de Kubin, le rapport étroit entre Jünger et Wal­ter Benjamin, la distance esthétique et la désinvolture qui lient Jünger aux dandies, aux esthètes et à bon nom­bre de romantiques, l'influence de Léon Bloy sur cet écrivain allemand mort à 102 ans, l'apport de Carl Schmitt dans ses démarches, le dialogue capital avec Heidegger amorcé dans le deuxième après-guerre, l'im­pact de la philosophie de la nature de Gustav Theodor Fechner, etc. En France, les nationaux-révolutionnaires et les néo-droitistes anachroniques et caricaturaux devraient tout de même se rappeler la proximité de Drieu La Rochelle avec les surréalistes de Breton, notamment quand Drieu participait au fameux "Procès Barrès" mis en scène à Paris pendant la première guerre mondiale. La transposition a-critique du discours national-révo­lu­tionnaire allemand des années 20 dans la réalité d'aujourd'hui est un expédiant maladroit, souvent ridicule, qui ignore délibérément l'ampleur incalculable de la trajectoire post-nationale-révolutionnaire des frères Jünger, des mondes qu'ils ont abordés, travaillés, intériorisés. La même remarque vaut notamment pour la mauvaise ré­­ception de Julius Evola, sollicité de manière tout aussi maladroite et ca­ri­caturale par ces nervis pseudo-acti­vistes, ces sectataires du satano-sodomisme saturnaliste basé à l'em­bou­chu­re de la Loire ou ces métapo­lito­lo­gues pataphysiques et porno-vidéomanes, qui ne débouchent généralement que dans le solipsisme, la pantalon­na­de ou la parodie.

 

[Pour en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, «L'itinéraire philosophique et poétique de Friedrich-Georg Jün­ger», in: Vouloir, n°45/46, 1988; 2) Robert STEUCKERS, Friedrich-Georg Jünger, Synergies, Forest, 1996].

 

(A SUIVRE)