jeudi, 18 janvier 2007
Les Yezidis
Moestasjrik / ‘t Pallieterke (Anvers) :
Les Yezidis : adorateurs du Diable
L’hebdomadaire nationaliste flamand, très riche en informations diverses, publie depuis cette année une rubrique fort intéressante, intitulée « Ex Oriente Lux » et consacrée aux peuples et aux religions de la rive orientale de la Méditerranée jusqu’à l’Inde et l’Extrême-Orient. Elle mérite une lecture attentive. Robert Steuckers publie ici une première traduction française de cette rubrique hors du commun, unique en Flandre et en Belgique, qui nous révèle quantité d’informations inédites. On reproche au mouvement flamand de refuser le dialogue avec l’ « Autre », d’être sourd aux identités non européennes : rien de plus faux, cette rubrique le prouve. Intolérance, ignorance et surdité à l’Autre sont bien plutôt le propre d’une certaine pseudo-intelligentsia francophone, qui s’exprime surtout dans le quotidien à ahurir qu’est le « Soir ». Effectivement, dans les colonnes de ce journal, entend-on jamais parler des recherches wallonnes en ces mêmes domaines ? Comme celles de l’iranologue liégeois, feu le Prof. Duchêne-Guillemin ? Ou du professeur actuel de l’UCL, Julien Ries ? Non. Evidemment. Alors où est l’intolérance ?
A Bologne, les musulmans exigent que l’on ôte une peinture de Giovanni de Modène qui, inspiré par la description de l’enfer de Dante, représente Mohammed soumis aux tourments de la malédiction éternelle. Pourtant, sur cette même peinture se trouve une autre figure, systématiquement assimilée au mal, tant par les chrétiens que par les musulmans. Si une figure est bien victime de préjugés, d’une phobie, objet d’intolérance, alors c’est bien celle-là. Nous pouvons même dire que nous n’aurons pas de véritable société multiculturelle tant que nous ne la considérons pas et ne l’accueillons pas comme un « enrichissement ». Et tant qu’un interdit ne sera pas institué pour contrer les paroles ou les écrits ou les dessins malveillants à son égard, tant que des stéréotypes négatifs seront impunément véhiculés à son encontre.
Pour comprendre ce que je dis, retournons en arrière dans l’hémicycle du Parlement irakien, en date du 10 août 2005. Le Premier Ministre Ibrahim Djaafari, dans l’une de ses allocutions, utilise une formule rhétorique : « Que Dieu nous protège contre le Diable ! », s’écrie-t-il. C’était son protecteur, son patron, le « Grand Satan » de Washington qui était visé par cette formule usuelle en terre d’islam, comme naguère en terre chrétienne.
Un membre de ce Parlement, le Kurde Kameran Chairi Saïd, l’interrompt aussitôt : « Monsieur le Premier Ministre, nous nous sentons insultés lorsque vous utilisez de manière répétée cette expression, ‘Que Dieu nous protège contre le Diable !’, car chaque fois que cette parole est prononcée, mes collègues tournent la tête vers moi comme si j’étais le représentant du Diable. Il y a effectivement de 600.000 à 700.000 Yezidis kurdes qui se sentent insultés chaque fois que vous utilisez cette expression. Nous demandons à tous les représentants du gouvernement d’en tenir compte ». Le Premier Ministre a répondu qu’il n’avait voulu injurier personne, que toutes les religions devaient montrer du respect les unes envers les autres, mais que les Yezidis devaient aussi respecter la majorité, et que cette majorité, étant musulmane, était coutumière d’utiliser l’expression incriminée.
Saïd s’était exprimé en son nom et en celui de ses deux autres collègues du Parlement irakien, qui compte 275 députés. Trois de ces députés sont donc des Yezidis. Ceux-ci parlent la langue kurde mais se considèrent comme une nation à part. Ils ne se marient pas avec des musulmans et se répartissent en trois castes, qui, elles aussi, ne se mêlent pas sur le plan matrimonial. Ils n’acceptent aucun converti en leurs rangs : on est yezidi par naissance. La plupart d’entre eux habitent les régions montagneuses autour de la ville de Mossoul et le long de la frontière entre l’Irak et la Syrie. Il existe également une diaspora yézidie, dont 30.000 personnes vivent en Allemagne et quelques-unes en Belgique.
Le sacrifice du taureau
Le nom de « yezidi », selon certains érudits, vient de la langue perse, du terme « yazata » signifiant « divinité » ; d’autres estiment pourtant que leur nom dérive de celui du calife ommeyade Yazid (qui régna entre 680 et 683). Dans le combat pour la prééminence dans l’Oumma, qu’il a mené contre les chiites, Yazid avait appelé à l’aide des non musulmans, qu’il a par la suite protégés contre toutes les tentatives de les convertir de force à l’Islam. Dans cette optique, le terme « Yezidi » signifierait « protégé de Yazid ». Et qu’il fallait donc, sous peine d’essuyer la colère du calife, que les autres musulmans laissent la paix à cette population non musulmane. Pour les Chiites, Yazid est le mauvais chef par excellence ; il est l’assassin de leur héros Hussein et, qui plus est, un homme qui aimait le vin, les femmes et la musique (la tradition considère qu’il est l’inventeur du luth). Tous ces traits de caractère ont contribué à donner une image diabolique à Yazid, et, par extension, à ses protégés.
Le plus ancien de leurs chefs connus fut le cheikh Adi (qui vécut vers 1100). Il mourut dans la petite ville kurde de Lalich qui, depuis lors, est le site d’un pèlerinage annuel. Les sources de la religiosité yezidie sont toutefois plus anciennes ; cette religiosité est la résultante de linéaments religieux divers. Les Yezidis utilisent, tout comme les Juifs, le calendrier babylonien. Celui-ci est constitué d’années solaires divisées parfois en douze parfois en treize mois lunaires. Le Nouvel An ne tombe pas automatiquement le premier jour du printemps, comme dans le calendrier iranien qu’utilisent les autres Kurdes, mais environ deux semaines plus tard, exactement comme la fête de Pâques des chrétiens. Leur fête principale a lieu au début de l’automne, exactement comme chez les Juifs. Lors de cette fête, les Yezidis sacrifient rituellement un taureau, exactement comme dans le culte de Mithra, très populaire à la fin de l’Empire romain. Mithra était le dieu-soleil des Iraniens. Les tabous yezidis sur la pureté, dans le domaine des menstruations féminines, des fonctions excrémentielles et des rapports avec des étrangers à la communauté diffèrent peu de ceux des Juifs, des Musulmans et des Zoroastriens. Dans leurs rites, le respect des éléments est typiquement d’inspiration zoroastrienne. Ainsi, il leur est interdit de cracher dans le feu ou dans l’eau.
Certains Yezidis prétendent qu’ils maintiennent en vie l’authentique religion iranienne, telle qu’elle existait avant Zarathoustra. C’est ce qui explique pourquoi ils ont gardé le rituel du sacrifice du taureau, alors que Zarathoustra avait interdit tous les sacrifices d’animaux. Ce serait aussi la raison pour laquelle ils auraient conservé un calendrier avec mois lunaires, correspondant à des cycles naturels observables aisément par toute personne non atteinte de cécité, tandis que le calendrier solaire strict des Zoroastriens, avec ses douze mois « abstraits », non directement visibles et observables, correspondant aux signes du Zodiaque, postule une science plus avancée et est donc historiquement plus récent.
Adam seul
Les Yezidis croient en un Dieu qui a créé le monde sous la forme d’un embryon, mais a ensuite laissé tous les autres travaux particuliers de cette œuvre de création à sept anges. Le plus important de ces anges est Taous-i Melek, l’ange-paon. Il est objet de vénération et le cheikh Adi est célébré comme étant sa réincarnation. Cet ange est perçu par les Musulmans comme étant le Diable.
Lorsque Dieu demanda aux anges de créer l’homme, il leur ordonna de s’incliner devant ce couronnement de son œuvre créatrice. Taous-i Malek refusa : il procédait, lui, de la lumière divine et ne s’inclinerait donc pas devant l’homme, fait au départ d’une motte d’argile. C’est sans doute cet élément de fierté qui fait de lui, aux yeux des Musulmans, un ange orgueilleux et donc une manifestation du Diable. Les Yezidis ne croient pas en la puissance cosmique du mal : selon eux, le mal n’existe que dans le cœur de l’homme, mais conjointement au bien.
L’une des doctrines les plus étranges des Yezidis réside dans la croyance en une ascendance uniquement adamique, sans intervention d’Eve. Le couple originel voulut un jour savoir lequel des deux avait la prééminence dans le processus de reproduction. Chacun plaça alors ses humeurs reproductives dans une cruche et lorsqu’ils ouvrirent plus tard les deux cruches, celle d’Eve contenait toutes sortes de vermines et de créatures monstrueuses, mais celle d’Adam un magnifique bébé mâle. Au Proche- et au Moyen Orient, il n’y donc pas que les Musulmans qui adoptent des réflexes misogynes. Ce bébé mâle a grandi et s’est ensuite marié à une houri, une nymphe céleste, et c’est de cette union naturelle que procèdent les Yezidis.
Tout comme leurs voisins syriens, les Druzes, les Yezidis croient en la réincarnation. Dans toute la région, on peut donc observer un bon nombre de mouvements religieux en marge de l’islam, qui, d’une manière ou d’une autre, se conforment aux normes de la religion musulmane, mais se réfèrent à des doctrines non musulmanes et conservent des pratiques pré-islamiques. Ainsi, les Yezidis ne connaissent pas la circoncision obligatoire, mais, chez eux, cette mutilation sexuelle est très fréquente, afin de ne pas se faire remarquer dans un environnement à prédominance musulmane. Tout comme les Musulmans, les Yezidis prient cinq fois par jour, mais à l’abri des regards, pour dissimuler le fait qu’ils ne se tournent pas vers La Mecque mais vers le Soleil.
C’est donc par l’exercice d’une prudence constante, comme pour les cinq prières quotidiennes, et par le caractère isolé de leurs régions de résidence, dans les montagnes, que les Yezidis ont pu survivre, en dépit des siècles de domination musulmane.
Moestasjrik/’t Pallieterke, Anvers, n°43/2006 (trad. franç. : Robert Steuckers).
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Sur V. S. Naipaul, Prix Nobel
Moestasjrik / ‘t Pallieterke :
Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Prix Nobel de littérature
Réflexion hétérodoxe sur une œuvre identitaire indienne
Parfois, le comité qui, à Stockholm, confère les Prix Nobel, donne indirectement son avis sur les événements du monde en choisissant son lauréat pour le prix de littérature. Parmi les exemples les plus connus : le dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne en 1970 et Orhan Pamuk cette année-ci, au beau milieu de la controverse qui agite les relations entre l’UE et la Turquie au sujet du génocide des Arméniens, que Pamuk reconnaît mais qu’Ankara ne reconnaît pas. En 2001, peu de temps après les attentats contre le World Trade Center et contre le Pentagone, attribués aux séides d’Oussama Ben Laden, le Comité de Stockholm avait porté tout aussi indirectement un jugement semblable. Le comité avait conféré le Nobel de littérature à Vidiadhar Surajprasad Naipaul, né en 1932 dans l’Ile de la Trinité (Trinidad). Bon nombre de commentateurs flamands de l’époque ne l’ont pas compris (ndt : ou pas voulu comprendre, par peur d’enfreindre la « correction politique » et d’encourir les foudres du « Centre d’égalité des chances »…) que ce choix avait été une réaction du jury face aux événements de cette année-là, face aux attentats contre le WTC, et, plus encore, face au phénomène qui se profilaient derrière ces attentats, soit l’islam militant.
Le samedi 4 novembre 2006, Naipaul se trouvait au Palais des Beaux Arts de Bruxelles, dans le cadre d’un festival consacré à l’Inde. Cette réception du Prix Nobel dans la capitale de la Flandre, de l’UE et de l’aire nord-atlantique est indubitablement le couronnement d’une carrière prestigieuse, où l’auteur a reçu le Booker Prize (en 1971), a été élevé au titre de chevalier par la Reine Elizabeth II en 1990 (on l’appelle depuis lors « Sir Vidia ») et, enfin, le Prix Nobel. Selon ses bonnes habitudes, Naipaul ne s’est nullement gêné : il a balayé d’un geste de la main les quelques questions de la présentatrice et du public et n’y a pas répondu. Ainsi, il ne s’est pas laissé empêtrer dans une discussion sans fin sur la problématique que pose l’islamisme ; néanmoins, il a bien affiché son affliction à voir combien les « progressistes » se tortillent les méninges et se contorsionnent dans tous les sens quand il s’agit de l’aborder et de la traiter.
Des faits patents
Or c’est pourtant la partie de son œuvre qui traite de l’islam qui lui a valu le Prix Nobel, en l’occurrence une série de « travelogues », comme disent les Anglo-Saxons. Les « travelogues » sont des récits de voyage non fictifs, que l’auteur a faits, en l’occurrence, pour Naipaul, dans les pays de l’Asie méridionale ; chez notre auteur, ils constituent une bonne moitié de son œuvre complète ; l’autre moitié étant composée de romans. Le premier volume de sa trilogie consacrée à l’Inde date de 1964 et s’intitule « An Area of Darkness ». Il s’agit encore de ces récits habituels, racontés sur le mode de la répulsion, où, lui, le touriste pétri d’occidentalisme, ne comprend pas l’Inde et regarde avec horreur la misère qui s’étale dans les rues et la corruption éhontée et brutale qui caractérise la société. Dans « A Wounded Civilization », de 1977, il a acquis un peu plus de sympathie pour la société hindoue, qui survit, profondément blessée après des siècles de colonisation islamique et occidentale. Le troisième volume de la trilogie, « A Million Mutinies Now », de 1990, traite avec un optimisme certain les mille et une manières par lesquelles les Indiens d’aujourd’hui prennent leur destin en main et s’insurgent contre la pression de traditions vieillies et contre les rapports de pouvoir actuels.
C’est surtout « A Wounded Civilization » qui a fâché les lecteurs progressistes, parce que le réquisitoire de Naipaul se portait contre les destructions perpétrées par les régimes islamiques des siècles précédents, réquisitoire qui était assorti d’une évidente sympathie pour le mouvement populiste hindou contemporain qu’est le parti « Shiv Sena », l’ « Armée des Shivadji », baptisée de la sorte en référence à un combattant de la liberté contre le pouvoir des Moghols au 17ième siècle. La version officielle de l’histoire indienne consiste à dire que l’islam a été une source bien accueillie de renouveau et de réformes sociales et que les destructions qu’il a perpétrées ont été exagérées dans les récits hindous ou qu’elles reflétaient une attitude normale que l’on repère dans toutes les cultures aux périodes les plus triviales de leur histoire. Naipaul rejette cette propagande, cette vision officielle et obligatoire, car il la juge idiote : son objectif est de rétablir les faits dans leur réalité, de remettre la vraie histoire à l’honneur.
Naipaul partage l’avis de l’historien américain Will Durant : « La conquête musulmane de l’Inde a probablement été l’épisode le plus sanglant de l’histoire mondiale. On peut toujours en faire un récit affligeant et la leçon que l’on peut en tirer est la suivante : la civilisation (la culture) est quelque chose de précieux, est la résultante d’un ensemble complexe d’éléments comme la liberté, la culture, l’art d’imposer et d’organiser la paix, qui peut à tout moment être jeté bas par des barbares qui attaquent de l’extérieur ou qui se multiplient à l’intérieur même des frontières » (ndt : on retrouve ici les catégories de Toynbee de « barbares extérieurs » et « barbares intérieurs »). Will Durant nous présente ici en un résumé très succinct de l’histoire des rapports entre Musulmans et Hindous depuis la première invasion musulmane de 636 jusqu’à nos jours.
Un traumatisme
Le 6 décembre 1992, des militants hindous attaquent et détruisent de fond en comble la Mosquée de Babar, allant même jusqu’à raser les moindres résidus du bâtiment. Cette mosquée avait probablement été bâtie par le premier empereur moghol Babar sur le site même d’un grand temple de Rama, détruit par les Musulmans, temple qui avait été érigé sur le lieu de la naissance de ce dieu-homme. A la suite de cette action militante hindoue, toutes les bonnes âmes de la planète ont concouru pour émettre les plus stridentes lamentations. Naipaul ne s’est pas joint à ce chœur. Dans un entretien, devenu célèbre, accordé au « Times of India », Sir Vidia a approuvé la « fougue créative » qui se profilait derrière cette action militante. Finalement, pensait-il, ce n’était qu’un retour au bon droit : la mosquée n’avait rien à faire sur ce site et ne constituait que le symbole d’un islam triomphant et d’un paganisme indien humilié. La civilisation blessée commençait enfin à extirper les épines douloureuses qui étaient fichées dans sa chair.
Dans « Among the Believers : an Islamic Journey », de 1981, et dans le volume qui en constitue la suite, « Beyond Belief : Islamic Excursions among the Converted Peoples », de 1998, il examine l’état de crise profond et permanent qui afflige le Pakistan et d’autres pays musulmans non arabes, régions qui ne peuvent ni affronter sereinement la modernité ni explorer normalement leur histoire. Naipaul constate et témoigne : l’islamisation a volé la culture originelle propre des musulmans non arabes et ce traumatisme de l’arrachement perdure de nos jours. Ces deux livres ont particulièrement attiré l’attention du Comité Nobel et donc promu la candidature de Naipaul, surtout après l’exécrable geste des taliban afghans et des sectataires d’Al-Qaeda en 2001 : ils venaient de détruire les magnifiques statues de Bouddha à Bamiyan (ndt : action vigoureusement condamnée par l’UNESCO). L’Afghanistan et le Pakistan sont devenus les plaques tournantes du terrorisme islamiste justement parce qu’ils sont des exemples paradigmatiques de pays qui vivent une terrible névrose depuis que leur propre culture a été oblitérée par l’islam et par des schèmes culturels issus d’Arabie.
La seule critique que je formulerai à l’encontre des thèses de Naipaul, c’est qu’il n’accorde aucune attention au fait que les musulmans arabes, eux aussi, sont confrontés à ce même problème. Certes, ils n’ont pas dû adopter un alphabet ou des vêtements étrangers, mais ils ont également été contraints à se soumettre à une religion, qui n’était pas la leur, et qui s’opposait diamétralement à leurs propres croyances. Les Arabes ont été les premières victimes de l’islam.
Moestasjrik / ‘t Pallieterke.
(article tiré de « ‘t Pallieterke », n°45/2006).
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Constitution européenne (2)
Constitution européenne (2)
Une nomocratie totalitaire
La partie troisième, ce colossal fatras de directives et de normes, ces 322 articles abscons, indique, comme nous l’avons déjà déploré bien fort, que l’Europe est sur la voie, non d’une démocratie parfaite, mais d’une nomocratie, plus exactement d’une dictature nomocratique impersonnelle, contre laquelle aucun processus démocratique réel ne pourra rien. La nomocratie veut que les normes soient intangibles et le demeurent jusqu’à la consommation des siècles, en dépit des besoins des hommes, besoins qui sont évidemment divers et variables à l’infini sous la pression des circonstances spatio-temporelles, historiques, culturelles, climatologiques, etc. La vision de l’homme que sous-tend la nomocratie que l’on nous impose est une vision figée, achevée, définie une fois pour toutes. Si l’homme doit s’adapter aux circonstances, s’il doit varier et donc dévier de la définition qu’on a posé de lui, s’il est contraint par la pression des faits de modifier la norme ou de dépérir, il devient ipso facto, pour les gardiens de l’ordre nomocratique, un pervers, démoniaque, réactionnaire, nazi, phallocrate, fasciste, conservateur, fondamentaliste, méchant, skinheadoïde, lepéniste, national-communiste, haideriste, populiste, génocidaire, poujadiste, pitbulliste, élitiste, machiste, homophobe, raciste, saddamiste, baathiste, xénophobe, pinochetiste, obscurantiste, paléo-communiste, misogyne, intégriste, passéiste, régressiste, etc. On a le choix des adjectifs. La machine médiatique se met immédiatement en route, dès qu’il y a la moindre velléité de contestation : l’homme réel doit s’aligner, surtout se taire car tout ce qu’il dit, pense ou suggère relève d’un crime de lèse-norme, puisque celle-ci, une fois posée, n’autorise plus ni la parole, puisque tout est enfin dit, ni la pensée (prospective), puisqu’il n’y a plus rien à prospecter, ni la suggestion ironique, puisque l’ironie est sacrilège.
On le voit très clairement : la nomocratie, qui transparaît dans toute sa nature rébarbative au beau milieu de ce fatras de 322 articles, est d’une rigidité telle, qu’elle ne laisse aux hommes de chair et de sang aucune marge de manœuvre, ce qui est la quintessence même du déni de participation et de démocratie. Cette rigidité, cette absence de plasticité, sont le propre de l’idéologie des Lumières, du moins dans ses traductions politiques qui s’échelonnent de 1789/1793 au bolchevisme puis au libéralisme totalitaire actuel. C’est là que les critiques d’ATTAC, comme nous l’avons vu, sont inadéquates, parce que trop tributaires de l’idéologie étatiste française qui se défend bec et ongles, avec une rage méchante, contre ceux qui osent la critiquer, notamment avec des arguments de bon sens comme le fit Nicolas Baverez (qui parfois s’illusionne en vantant certains travers des pratiques libérales anglo-saxonnes).
Plaidoyer pour la diversité
L’idéologie de la Constitution, et aussi celle d’ATTAC, sont impropres à saisir la diversité du monde en général et de l’Europe en particulier. Pire : elles ne veulent pas voir cette diversité, elles ne l’acceptent pas, elles veulent l’éradiquer. Et les refus de cette Constitution sont autant de réactions contre cette volonté d’éradication. Dans les colonnes de la pourtant très conformiste « Revue Générale » (n°6/7, juin-juillet 2005), Frédéric Kiesel (4), fait le même constat : il plaide, sotto voce parce que les temps de dérèglement que nous vivons ne lui autorisent pas d’autre langage, pour une Europe à vitesses multiples, tout simplement parce qu’on ne gouverne pas les Finlandais comme on gouverne les Siciliens et parce que les mêmes denrées ne poussent pas aux mêmes rythmes dans le Grand Nord des lacs, au large du Golfe de Botnie, et dans les montagnes arides de la Sicile méditerranéenne. La nomocratie veut que les tomates finlandaises soient rigoureusement identiques aux tomates calabraises, que les raisins de Carélie soient identiques à ceux de l’Algarve, que les rennes puissent paître à côté des chèvres du Péloponnèse et vice-versa. Le réel, ces quelques exemples plaisants le démontrent, est tout naturellement rétif à la norme, à toute norme, et tout fabricateur de norme est par conséquent un dangereux dément.
Notre point de vue, bien qu’européiste et unioniste sur le plan de la défense de la civilisation et de la culture européennes, privilégie néanmoins la diversité sur le plan de la gestion et de la gouvernance au quotidien. Notre point de vue donne ensuite priorité à l’homme (aux hommes) tel(s) qu’il(s) est/sont plutôt qu’à une vision abstraite de l’homme décrite et définie une fois pour toute, l’homme réel, ce petit polisson, échappant toujours, d’une manière ou d’une autre à la norme, notamment, le cas échéant, en attrapant une maladie inconnue, ou en important une idée exotique, ou en développant une folie bien idiosyncratique. « L’homme conceptuel est une apostasie sans nom du réel », pérorait une dame qui se piquait de nous apprendre la philosophie à Bruxelles quand nous avions dix-huit ans. Pour une fois, la bougresse avait raison.
Outre ce pari pour les hommes tels qu’ils sont, et dont les diversités sont les garantes d’une pluralité de possibles à projeter dans l’avenir et de libertés bien concrètes à exercer hic et nunc, une Constitution véritable, à condition qu’elle laisse place en tous ses paragraphes et aliénas à la nouveauté qui peut fuser à tout moment, doit biffer toutes les dimensions qui privilégient le marché car ce n’est pas l’état, bon ou mauvais, du marché, qui indique le niveau élevé de civilisation, mais la santé et la vigueur des secteurs non marchands : universités et établissements d’enseignement, secteur hospitalier, musées, académies, chambres de rhétorique, etc. Je préfère vivre dans une société qui multiplie les hautes écoles et les bibliothèques que dans une société qui répand sans cesse l’hideuse laideur, horriblement visible, obscène, des supermarchés, avec leurs néons, leurs tarmacs où l’on parque des automobiles, leurs enseignes tapageuses, leurs musiques d’ambiance d’une confondante médiocrité. Et il est normal que l’employé d’un supermarché ou d’une banque, d’une compagnie d’assurance ou d’une mutuelle, qu’il soit cadre ou subalterne, soit écrasé d’impôts pour faire fonctionner universités et hôpitaux, petits ateliers d’artisan et petites exploitations agricoles, plutôt que l’université ou l’hôpital périclite, que l’atelier disparaisse, que la petite ferme soit étranglée, et que la banque ou le supermarché, structures parasitaires, prospèrent. Question de goût. Et de bon sens. Et d’humanisme au sens renaissanciste, pic-de-la-mirandolien du terme.
Grand Espace Economique Européen et « choc des civilisations »
La partie quatrième mérite nos critiques justement parce qu’elle se contente, laconiquement, d’abroger les traités de la CECA de 1951 et de Rome de 1957 et de préconiser le mode de fonctionnement « unanimiste », sans dire jusqu’où peut s’étendre l’Europe, sans dire ce qui fait son essence, ce qui est sa mission dans ce que les disciples de Samuel Huntington ont appelé, à tort ou à raison, le « choc des civilisations ». Nous nous souvenons tout de même de ce que Jacques Attali disait, un jour de rare lucidité, quand il évoquait le projet de l’Europe, de l’Espace Economique Européen (EEE), qui devait être celui d’un grand, et même d’un très grand, EEE, Russie-Sibérie comprise. Attali a sans doute changé d’avis depuis. Ce n’est pas notre cas. Et nous déplorons que le projet européen des petits eurocrates étriqués n’évoque rien du parachèvement civilisationnel potentiel que serait cette synergie géopolitique et géo-économique des forces à l’œuvre de l’Irlande au Détroit de Bering. L’Europe eurocratique n’a donc pas de vision pour le long terme. Parce que les nomocrates qui l’ont fabriquée sont des pense-petit.
Reste aussi cet inquiétant mutisme de l’eurocratie face au « choc des civilisations », qui prend forme, même dans nos villes et nos cités, en dépit des discours minimalisants, farcis d’euphémismes. Pour nous, rappelons-le, le « choc des civilisations » n’est pas un principe en soi ; c’est d’abord une réalité constante, mise en sommeil pendant la vingtaine de décennies qu’a duré le triomphe planétaire des puissances européennes, mais réactivée récemment par les Etats-Unis pour diviser la grande masse continentale qu’est l’ensemble du Vieux Monde. Pour nous, le « choc des civilisations » est donc tout à la fois une réalité constante et une manipulation américaine depuis la Guerre du Golfe de 1990-91. Par suite, la vérité de ce « choc » est médiane. Elle n’est ni à 100% retour à la confrontation séculaire entre l’Europe et l’Islam ni à 100% une invention récente des services américains. Raison pour laquelle nous ne disons pas « oui » à la Croisade de Bush en Irak (d’autant plus que le régime baathiste de Saddam Hussein était laïque). Mais nous n’acceptons pas davantage le refus idiot de prendre la réalité de ce « choc » en compte, de tirer les leçons des multiples vicissitudes passées de ce « choc », refus idiot que nous repérons d’abord dans le vieux gauchisme historique, qui véhicule inlassablement ses rengaines et s’est insinué dans tous les cerveaux par un processus lent et sournois de capillarité métapolitico-médiatique, et ensuite dans la « Nouvelle Droite », canal historique, laquelle prétend, mordicus et à rebours de ce qu’elle a pu affirmer antérieurement, que les conflits de civilisation n’existent pas, pour des raisons jusqu’ici inavouées (5). Position particulièrement ridicule pour ce cénacle qui avait tenté de réhabiliter Oswald Spengler…
Rigueur budgétaire et limitations aux capacités d’emprunt
Dans ses projets, l’Europe devrait également se rappeler le Plan Delors, lui rendre justice, et dire, à sa suite, et pour le compléter, qu’il n’y a pas de projet continental possible sans de grands travaux publics, sans une organisation renforcée et optimale des communications. Dans ces domaines, l’Europe, et souvent chacun des Etats membres, possède des acquis, qu’il convient désormais de « continentaliser », a fortiori depuis que le Rideau de fer est tombé et que d’anciennes voies de communications terrestres et fluviales pouvaient être rétablies. Une politique de travaux publics à grande échelle est de toutes façons une politique plus intelligente que d’organiser systématiquement la déconstruction de nos outils industriels par le double effet des délocalisations et de l’économie spéculative (qui précipite également toutes les anciennes économies industrielles patrimoniales dans le déclin et le marasme). Car toute politique de grands travaux est non libérale par essence, sinon anti-libérale, car elle implique des principes de rigueur budgétaire et oblige à limiter les capacités d’emprunt. L’absence de rigueur budgétaire et de limitations aux capacités d’emprunt disloque la cohésion des Etats et à fortiori des Unions à échelle continentale comme l’UE ou le Mercosur, et les empêche d’atteindre ce que j’appellerais ici, par commodité et pour limiter mon propos faute de temps, les quatre indépendances indispensables, à savoir l’indépendance alimentaire, l’indépendance énergétique, l’indépendance en matières de télécommunications et l’indépendance culturelle. Quatre indépendances qu’un bon appareil militaire défensif doit protéger et garantir.
Les quatre indépendances indispensables
L’indépendance alimentaire n’est pas atteinte à 100% en Europe, en dépit des efforts pharamineux de la PAC (« Politique Agricole Commune »).
L’indépendance énergétique implique de se dégager d’une dépendance pétrolière trop forte, de faire redémarrer partiellement le programme nucléaire, de diversifier les sources d’énergie ménagère, en recourant à des énergies douces (éoliennes, panneaux solaires, colza comme pour les bus en Flandre et à Bruxelles) ou en créant, comme sous De Gaulle, des usines marémotrices. L’imagination technologique doit prendre le pouvoir !
L’indépendance en matières de télécommunications est sans nul doute le combat à gagner rapidement en développant trois stratégies : 1) se dégager de l’emprise d’ECHELON, 2) développer avec l’appui de la Chine, de l’Inde et de la Russie le programme GALILEO (en évitant toute participation d’Israël vu les liens trop étroits entre ce pays et les Etats-Unis), 3) poursuivre le programme ARIANE, pour lancer les satellites européens.
L’indépendance culturelle, en termes contemporains, implique de faire feu de nombreux bois. Claude Autant-Lara avait tiré la sonnette d’alarme, lors de son discours inaugural en tant que doyen du Parlement Européen, en appelant à la création d’un cinéma européen dégagé de l’étau idéologique hollywoodien. Mais le combat pour l’indépendance culturelle de l’Europe ne se situe pas qu’au seul niveau du cinéma, comme ce fut effectivement le cas après chacune des deux guerres mondiales, ainsi que l’a bien vécu de près Autant-Lara. Depuis l’ère reaganienne, le combat du soft power américain contre l’Europe s’agence autour de l’action de grandes agences de presse internationales basées pour l’essentiel aux Etats-Unis. L’objectif est de noyer toute interprétation européenne ou autre des événements internationaux sous un flot d’informations allant dans le seul sens de la politique de Washington. Les langages justificateurs varient de l’apocalyptique (Armageddon, lutte contre « l’Empire » ou « l’Axe » du Mal) aux discours sur les droits de l’homme (6). Une contre-offensive européenne serait la bienvenue contre les nouvelles formules mises en œuvre par le soft power américain, à savoir l’organisation de « révolutions colorées », en lisière des territoires russes et européens, visant à reconstituer peu ou prou le fameux « cordon sanitaire » de Lord Curzon, entre le territoire de la République de Weimar et celui de la nouvelle URSS. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel, dans un numéro d’automne 2005, de même que l’an dernier, au moment de la « révolution orange » en Ukraine, le quotidien Le Temps de Genève, démontraient quels étaient les modi operandi d’organismes privés américains, comme la Fondation Soros, qui orchestrent et gèrent les « révolutions colorées ».
Si l’Europe ne se dote pas d’instruments équivalents d’agitation et de propagande, ne s’arme pas de leviers de changements potentiels qui vont dans le sens de ses intérêts, elle restera assujettie, elle restera objet de manipulations médiatiques et politiques. Les exemples abondent : Chirac teste de nouvelles armes nucléaires à Mururoa en 1995, contre l’avis de Washington : des grèves bloquent la France, l’étranglent. Chirac refuse de participer à la curée contre Saddam Hussein, son interlocuteur de longue date : on lui envoie dans les gencives les récentes émeutes des banlieues. Seul Jirinovski a tenu récemment un discours vrai : c’est pour briser la cohésion de l’Axe potentiel entre Paris, Berlin et Moscou que ces émeutes ont lieu, orchestrées par les alliés wahhabites et salafistes des Américains. Cet Axe, seul espoir, bat de l’aile ; en Allemagne, Merkel, qui n’est ni chair ni poisson, prend le relais de Schröder, plus cohérent, notamment sur le plan de la politique énergétique germano-russe (les gazoducs et oléoducs sous la Baltique, pour contourner la Pologne, nouvel allié de Washington). La dislocation de la société française au départ de ses banlieues ensauvagées, soustraites au contrôle de l’Etat, assure la promotion de Sarkozy, plus atlantiste que Chirac. L’Amérique élimine ainsi le spectre d’un gaullisme rétif à l’atlantisme, un gaullisme pourtant bien résiduaire, mité, réduit à l’ombre de lui-même. Après l’Allemagne et la France, la bataille contre Poutine peut commencer.
Notre conclusion : la Constitution, que l’on nous a mijotée, ne répond à aucun de ces défis. Une vraie constitution devrait se donner un projet cohérent, qui fait face à tous ces problèmes réels, pour qu’une politique continentale à long, à très long terme, soit possible. Une vraie constitution devrait être politique : elle devrait donc désigner l’ennemi. Une constitution qui ne le fait pas n’est qu’un chiffon de papier. Une aberration.
Robert STEUCKERS,
Forest-Flotzenberg/Charleroi, novembre 2005.
Notes :
(1) Le témoignage d’un stagiaire nous a fait rire, à gorges déployées, un jour, lorsqu’il nous a conté ses mésaventures dans les coulisses du Parlement européen. Une commission s’était réunie quelques jours auparavant, pour réfléchir à la formulation exacte que devaient prendre les directives réglementant la forme des pièges à rats dans l’UE. Composée essentiellement d’écologistes danois, allemands et néerlandais, cette commission s’est livrée à des arguties interminables pour déterminer, avec le plus d’exactitude possible, le vocabulaire du texte de la directive. Dans les formulations proposées, il y avait le terme anglais « human traps » ou, en allemand, « humane Tierfälle ». Tollé dans la petite assemblée : ces pièges ne sauraient être « humains » puisqu’ils tuent l’animal et que l’humanisme s’insurge contre l’acte de trucider un animal, fût-il considéré comme nuisible. Un quidam a alors proposé de remplacer « human traps » et « humane Tierfälle » par « animal friendly traps » et « tierfreundliche Tierfälle », soit, traduits littéralement, des « pièges à animaux amicaux à l’égard de l’animal ». Nouveau tollé dans le petit caucus : ces pièges ne saurait être amicaux à l’égard de l’animal, car occire la bête n’est pas, à son égard, faire preuve d’amitié. Et ainsi de suite, pendant un long après-midi… Voilà à quoi sert l’argent de nos impôts…
(2) Cette sévérité de notre part pourrait être jugée excessive : il convient toutefois de lire, attentivement, comme nous l’avons fait, le livre de Nicole Aubert, intitulé Le culte de l’urgence. La société malade du temps, publié chez Flammarion en 2003 (ISBN 2-08-068409-4). Dans cet ouvrage, à nos yeux capital, Nicole Aubert montre que le stress et l’urgence, exigés désormais des hommes dans leur vie professionnelle, provoquent quantité de nouvelles pathologies qui épuisent à terme la société, la vide de son tonus. Dans son chapitre 10, elle déplore la fin de la famille, écrasée par l’urgence, qui oblige à prester sans arrêt, sans pause, pour une machine économique démesurée. Si aux exigences de l’économie, s’ajoutent des exigences administratives, de surcroît non productrices de biens réels, l’homme craque ou craquera, et définitivement. On ne peut donc exiger la disparition de l’économie et de certaines urgences qu’elle pourrait exiger, à titre ponctuel, mais on doit impérativement réduire l’urgence, en éliminant les urgences non productrices de biens réels (et vitaux). Par conséquent, les pathologies générées par un surcroît d’urgence ont une cause, des auteurs : ceux-ci doivent en être tenus responsables, au même titre que s’ils avaient infligés des coups et blessures physiques. Le livre de Nicole Aubert devra être lu par les juges qui statueront, dans l’avenir et dans des tribunaux d’un nouveau genre, contre ceux qui auront infligé, à des citoyens, des pathologies dues à l’urgence.
(3) Nous songeons à la « nouvelle caste de prêtres », dont Raymond Abellio souhaitait l’avènement dans son fameux ouvrage intitulé L’Assomption de l’Europe.
(4) Dans son article intitulé « Quelle Europe après les « non » et « nee » référendaires ? », pp. 81-84.
(5) Ce refus du « choc des civilisations », notion qui aurait pourtant été bien accueillie par la « ND » au temps de sa période ascensionnelle, s’explique par les voyages de son animateur principal, Alain de Benoist, en Iran. Envoyé par le « Figaro Magazine » pour un reportage sur le front de la guerre Iran-Irak vers le milieu des années 80, il s’y retrouve avec les animateurs de la librairie « Ogmios » de Paris et le correspondant de la RTBF, Claude Van Engeland. Un article sur cette guerre et sur l’atmosphère qui régnait alors dans la capitale iranienne paraîtra d’ailleurs dans l’hebdomadaire fondé en 1978 par Louis Pauwels, où le chef de file de la « Nouvelle Droite » avait surtout retenu les « bas résille » qui se dévoilaient subrepticement sous les tchadors et djellabas des passantes de Téhéran. On a les fantasmes qu’on peut. A Téhéran, il avait profité de son séjour pour nouer des contacts qui lui permettront très rapidement de devenir, jusqu’à ce jour, le correspondant en France du « Teheran Times » et de la Radio Iranienne (il suffit de consulter son site internet pour s’en apercevoir, car le bonhomme n’a pratiquement plus que ces références-là pour se livrer à son sport favori : faire de l’esbroufe). Cette position de correspondant, qu’il entend conserver à tout prix, l’empêche de prendre en compte le « choc des civilisations » et de critiquer, même modérément, les dérives de l’islamisme, alors que ses positions initiales correspondaient davantage à la vue de l’histoire, eurocentrée et « gobinienne », que cultivait le Shah d’Iran (cf. ses mémoires), renversé par les mollahs à la suite des manigances américaines, qui visaient, selon l’aveu même de Kennedy et de Kissinger, l’élimination de son armée et surtout de sa marine et de son aviation. Cette petite fonction de correspondant du « Teheran Times » a contraint de Benoist à renier sa vision européenne de l’histoire, à refuser de constater que le régime des mollahs avait été soutenu au départ par les Etats-Unis, que l’islamisme a longtemps été l’allié de Washington (cf. la campagne acharnée qu’il a menée contre le jeune journaliste Alexandre Del Valle, auteur d’une étude serrée sur les liens entre Washington et l’islamisme, et contre son ancien collaborateur Guillaume Faye, interprète radical de la théorie huntingtonienne du « choc des civilisations »). Cette campagne de dénonciation et de dénigrement, menée avec une obstination enragée, a dû sans nul doute se faire pour le compte de certaines agences iraniennes, qui avaient intérêt à étouffer les thèses de Del Valle, qui s’inspirait des mémoires de l’ancien ministre iranien de l’éducation, du temps du Shah, exilé depuis à Bruxelles, Houchang Nahavandi (ces mémoires sont parues chez l’éditeur suisse « L’Age d’Homme »). Alain de Benoist erre comme un fantôme hagard dans cette zone de porte-à-faux depuis une vingtaine d’années au moins, exercice de déambulation quasi somnambulique qui le rend inapte désormais à énoncer une théorie cohérente sur l’Europe ou à articuler une pratique de la libération de l’Europe, alors que c’était l’objectif principal de son mouvement « GRECE » (« Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne »). Ce porte-à-faux a conduit, pendant deux décennies, à une suite ininterrompue de ruptures, de reniements, de querelles qui ont isolé complètement le correspondant du « Teheran Times » à Paris. En revanche, il semble toujours en relation étroite avec l’un des anciens animateurs d’ « Ogmios », qui, après avoir profané le nom de son illustre père, commis quelques piètres escroqueries, organisé des voyages bidon chez Léon Degrelle en Espagne en empochant le pognon des naïfs et laissé un paquet considérable de dettes impayées derrière lui, dirige aujourd’hui une revue d’histoire au format A5, évidemment sous pseudonyme, pour ne pas attirer l’œil myope des vigilants anti-fascistes de « Ras-le-front » ou autre bouffonnerie du même acabit ; bien évidemment, les cerveaux mous de « Ras-le-front » ne sont pas de très fins limiers... Pourtant, un simple examen du style et des thématiques abordées dans la revue d’histoire, dont question, dévoilent immédiatement la « patte » de certaines figures bien connues de ce milieu qui ne croient en rien, même pas aux théories qu’elles ont elles-mêmes énoncées. La constante de l’histoire récente de la ND ne semble plus être axée autour des principes premiers de l’association GRECE, mais n’est rien d’autre que la conjonction étonnante et dûment camouflée de l’ « Iranian Connection » et de l’ « Ogmios Connection ». Mais, pour terminer, abordons tout de même cette pénible affaire avec le regard de l’humoriste : le théoricien d’un paganisme druidico-odinique de Prisunic sur la place de Paris, le vendeur de « Tours de Yule » qui effrayait le pauvre anti-fasciste naïf René Monzat, est devenu l’homoncule des mollahs à Lutèce ; le théoricien du polythéisme absolu est devenu un petit mercenaire obscur du monothéisme le plus sourcilleux ; le grand amateur de grappa italienne et de Valpolicella en dame-jeanne, s’est métamorphosé en employé besogneux du régime qui arrachait naguère les ceps du vin de Chiraz, fait toujours fouetter les oenologues et trahit ainsi la mémoire d’Omar Khayyam . Rigolo, non ? Ceci dit, pour nous, l’Iran doit redevenir une puissance régionale, indépendante sur le plan énergétique, porteuse d’une diplomatie originale dans l’Océan Indien (cf. les travaux du géopolitologue Djalili en France), comme le voulait le Shah ; l’Iran actuel doit rester l’allié à l’Europe et facturer en euro et non plus en dollars : tels sont les axes politiques concrets à suivre désormais, avec ou sans Ahmadinedjad, et certainement contre la nouvelle clique iranophobe que constituent les habituels intellectuels parisiens, serbophobes hier, russophobes de toujours. Mais pour cela, la parenthèse entre la chute du Shah et la guerre larvée entre Washington et Téhéran, n’aurait pas dû être. Européens, Iraniens et Russes auraient gagné du temps. Autre réflexion : notre scepticisme à l’égard du régime des mollahs, notre ironie à l’égard des louvoiements grotesques d’Alain de Benoist ne participent nullement d’une islamophobie : la politique culturelle du Shah aurait ruiné toutes les dérives islamophobes car elle nous induisait à aimer les plus beaux fleurons de la civilisation islamique, justement avec le poète Ferdowsi, le philosophe Sohrawardi (dont le Français Henry Corbin explorera l’œuvre dans toutes ses facettes) et l’inoubliable poète Omar Khayyam. L’islamophobie est un produit dérivé de l’islamisme fondamentaliste chiite ou sunnite, mais toujours oublieux des synthèses lumineuses entre enthousiasme islamique et racines grecques, égyptiennes ou persanes. C’est là une erreur magistrale d’Alain de Benoist, sinon une faute cardinale : il a embrayé sur le discours islamophile fallacieux, téléguidé depuis Washington pour le compte de Riad, pour abattre le Shah, pour lancer la Djihad contre la Russie en Afghanistan, pour faire des voyous des banlieues une armée de réserve pour déstabiliser les pays européens qui, comme la France, branlent de temps en temps dans le manche atlantiste. A ce discours, il fallait répondre par une réhabilitation des plus belles figures de la civilisation islamique, comme le firent les deux Shahs Pahlavi, en les réinscrivant et en les réinsérant dans la tradition impériale iranienne, première manifestation d’impérialité d’un peuple-souche indo-européen et cela, dès la proto-histoire. L’Iran possède là un droit d’aînesse sur l’Europe occidentale et centrale. L’islamophilie obligatoire d’aujourd’hui, sous peine d’exclusion du débat et de poursuites judiciaires, empêche toute islamophilie constructive et laisse le champs libre aux fondamentalismes régressistes, surtout dans leurs versions wahhabites ou salafistes, que l’on n’ose plus critiquer et que de Benoist, coincé et empêtré dans ses petits complots ogmioso-iraniens minables, n’a jamais osé critiquer. Fondamentalismes régressistes qui sont aussi responsables de la mort et de la défaite des courageux nationalismes arabes d’inspiration personnaliste (Michel Aflaq), nassérienne ou gaullienne, idéologiquement proches de l’Europe, alors que le fondamentalisme wahhabite accuse une nette parenté idéologico-théologique avec le fondamentalisme puritain de l’idéologie américaine.
(6) La critique des discours sur les droits de l’homme, tels qu’ils nous sont venus d’Amérique au lendemain du deuxième conflit mondial, et avaient été fabriqués pour faire vaciller les volontés d’émancipation européenne, doit être replacée dans le contexte général de l’évolution de la pensée occidentale après 1945. Dans les années 50 et 60, l’idéologie gauchiste dominante, de même qu’une philosophie moins politisée, critiquaient les droits de l’homme comme « bourgeois » et « subjectivistes », sans pour autant prendre les mêmes accents qu’Edmund Burke ou Joseph de Maistre au lendemain de la révolution française. Avec l’émergence subite de la « nouvelle philosophie » dans le « paysage intellectuel français », à la veille du reaganisme, les droits de l’homme sont réhabilités à grands renforts de coups médiatiques et mobilisés contre l’Union Soviétique. Du coup, tous les travaux intéressants, philosophiquement fondés, sur l’origine de cette philosophie sont jetés aux orties voire voués aux gémonies, mais le gauchisme fait comme Clovis : il adore ce qu’il a brûlé et brûle ce qu’il a adoré ; son attitude change en deux coups de cuiller à pot. Il s’aligne sur les « nouveaux philosophes », les doigts sur la couture du pantalon, comme au coup de sifflet d’un caporal-chef, et la critique des droits de l’homme passe, plutôt mal gré, à une extrême droite incapable de faire référence aux solides corpus philosophiques délaissés des années 50 et 60, qu’elle perçoit forcément comme étrangers à elle, ce qui nous donne in fine un espace critique mité, ingérable, effiloché, où se cumulent maladresses et lourdeurs. Celles-ci ne parviennent pas à contrer l’action néfaste du « droit-de-l’hommisme », issu non pas tant des textes fondateurs de 1776, 1789 ou 1948, ou de la Charte de l’Atlantique de 1941, mais des officines de la CIA et de la NSA qui entendaient fabriquer de toutes pièces une idéologie de combat contre le soviétisme et, derrière cette façade vendable, contre toutes les formes de souveraineté nationale ou continentale. Dès l’émergence des philosophades droit-de-l’hommesques, les droits concrets de l’homme ont reculé et subi plus d’entorses que jamais : on a eu Pol Pot pour damer le pion aux méchants Nord-Vietnamiens pro-soviétiques, on a eu des escadrons de la mort pour faire reculer le sandinisme en Amérique centrale, on a eu les mudjahhidins et les talibans en Afghanistan, on a eu les purges en Iran soi-disant contre les sbires de la SAVAM, etc.
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Constitution européenne (1)
Robert STEUCKERS :
Réflexions sur la Constitution et la construction européennes
Résumé du discours tenu à Charleroi, le 19 novembre 2005, par Robert Steuckers à la Tribune de « Terre & Peuple / Wallonie » et de « Renaissance sociale »
Pour aborder la problématique qui nous occupe aujourd’hui, posons d’emblée deux questions : est-il nécessaire d’avoir une constitution ? Quelle attitude prendre face au double « non » français et néerlandais ? Répondre à ces deux questions nous permet de formuler plus aisément notre propre point de vue dans cette problématique, de rappeler quelques-unes de nos options philosophiques et politiques fondamentales.
Nous le disons sans ambages : oui, il est nécessaire d’avoir une constitution européenne, ou du moins un ensemble de directives clairement énoncées, car nous refusons le point de vue anglais, défendu depuis le « règne » de Margaret Thatcher, point de vue qui entend pérenniser une confédération lâche, à géométrie variable, qui ne serait qu’un simple espace de libre-échange économique, dans lequel on entrerait et duquel on sortirait comme si ce n’était qu’un bête supermarché. Contrairement à cette position thatchérienne, nous voulons, nous, une Europe structurée, solidement charpentée, capable de pallier les lacunes des Etats nationaux résiduaires. Or l’Europe que l’on nous propose, aujourd’hui, par le biais d’un modèle constitutionnel insuffisant, reposant sur des idéologèmes boiteux ou sur des bricolages de type administratif, n’est ni l’Europe à la Thatcher ni une Europe structurée, tout simplement parce qu’elle est une Europe libérale et que le libéralisme est rétif à toute structuration de nos existences politiques, du fait de son « impolitisme » intrinsèque.
Insuffisance de la protestation française et néerlandaise
Quant aux deux « non » français et néerlandais, ils ne rencontrent ni notre franche hostilité ni notre franche approbation. Nous sommes également conscients des insuffisances de cette protestation et du danger que recèle le souverainisme français pour le salut de notre aire civilisationnelle. La volonté de ce souverainisme de faire systématiquement bande à part, de se mettre en marge des affaires du continent, de réchauffer le vieux plat insipide de la germanophobie maurrassienne, sape la nécessité impérieuse d’unir toutes les forces européennes autour d’un Axe, comme celui que préconisait naguère Henri de Grossouvre dans son fameux ouvrage « L’Axe Paris-Berlin-Moscou ». Quant à un certain isolationnisme néerlandais, il pourrait s’avérer tout aussi dangereux, dans la mesure où il est l’héritier de ce sécessionnisme calviniste qui a porté des coups très durs à la seule institution européenne légitime : le Saint Empire. Christoph Steding, dès les années 30, avait démontré la nocivité de l’anti-impérialité néerlandaise et helvétique, née aux 16ième et 17ième siècles, dans la mesure où elle générait un désintérêt égoïste pour le sort général du continent et de sa civilisation.
Mais si nous sommes conscients des insuffisances des protestations française et néerlandaise, nous ne cachons pas notre sympathie pour d’autres sentiments qui ont poussé les Français et les Néerlandais à voter « non » lors des référendums sur la Constitution européenne. En effet, les sentiments que recouvrent ces deux « non » sont multiples et variés et ne sont nullement assimilables au souverainisme ou à l’anti-impérialité, que nous dénonçons avec vigueur. Parmi les sentiments positifs qui se profilent derrière ces « non », il y a le rejet de la classe politique actuelle, jugée de plus en plus incompétente et de plus en plus arrogante ; ensuite, il y a le refus d’une Europe à l’enseigne d’un libéralisme économique sans freins réels.
L’impasse du souverainisme : ne pas s’y égarer
En résumé, l’hostilité du souverainisme, qui s’insinue même dans les discours des formations identitaires (toutes étiquettes confondues) en francophonie, est une hostilité fondamentalement idiote et nous ne nous appesantirons pas sur la question ; nous n’allons pas retourner aux sources perverses et criminelles de ce souverainisme, qui a ruiné l’œuvre de notre Empereur Charles-Quint, a pactisé avec l’ennemi ottoman, a mis bon nombre de nos provinces au pillage et aux déprédations les plus abominables (comme l’incendie de Bruxelles en 1695). Bon nombre d’auteurs, dont le Carolorégien Drion du Chapois, ont déjà démontré l’intrinsèque perversité du séparatisme gaulois au sein de la civilisation européenne. Aucun souverainiste français n’est pour nous un interlocuteur valable et nous ne pouvons que rire et applaudir à l’acte polisson de notre compatriote Noël Godin, alias Le Gloupier, ou l’Entarteur, qui a écrasé une belle tarte à la crème, bien mousseuse, sur la figure de Chevènement, l’un des plus écoeurants exposants de cette lèpre souverainiste, qui avait osé venir ici, en Wallonie, pour prêcher le rattachement de nos provinces impériales à son machin républicain, qui prend l’eau de partout et dont les « nouveaux citoyens », venus de partout et de nulle part, sont en train de faire tourner en bourrique, à coups de cocktails Molotov, en ce mois de novembre 2005. C’est cette « République », soi-disant « souveraine », battue en brèche par ses immigrés chéris, que l’on nous obligerait donc à aduler ? Au revoir et merci ! Gardez bien votre cadeau empoisonné ! Timeo Gallos et dona ferentes !
En revanche, l’hostilité au libéralisme, que dégage ce double refus français et néerlandais, est intéressante à plus d’un titre ; elle annonce une véritable alternative, car c’est justement l’essence libérale de l’Union Européenne, de la constitution qu’on nous propose, qui fait que, dans de telles conditions, nous n’aurons jamais une Europe structurée, telle que nous la souhaitons. La brèche ouverte dans les certitudes eurocratiques par les refus français et néerlandais permet d’envisager de nombreuses solutions alternatives, solidaristes, euro-révolutionnaires, néo-socialistes. Ce refus doit être analysé en parallèle avec les propositions de la nouvelle gauche la plus dynamique actuellement, celle des altermondialistes d’ATTAC, qui suggèrent tout à la fois des pistes intéressantes et des poncifs profondément imbéciles. Il faut cependant l’avouer, les positions d’ATTAC sont bien présentées, ont le mérite de fournir un cadre de référence, qu’il nous suffira de reprendre, de modifier et d’étoffer, sur bases d’idéologèmes moins niais. Car tous les éléments de niaiserie que nous trouvons dans ce discours d’ATTAC sont voulus par ceux qui téléguident cette contestation pour l’enliser irrémédiablement dans les sables mouvants de l’irréalisme impolitique. Le système génère aujourd’hui sa contestation à la carte, que l’on « spectacularise » sur les petits écrans, comme l’avait bien vu Guy Debord, en exhibant par exemple le mort de Gênes ou les bris de vitrines de Nice, pour montrer fallacieusement qu’elle est une vraie contestation, une vraie de vraie, et qu’il n’y en a pas d’autres, et donc qu’il est inutile de militer pour en fabriquer une. Qui serait évidemment incontrôlable. Du moins dans un premier temps…
Multiples ambiguïtés d’ATTAC
En vrac, ATTAC dénonce, à juste titre, le caractère anti-social de la constitution ultra-libérale que viennent de refuser les citoyens français et néerlandais. Cette constitution néglige les volets sociaux, nécessaires à une Europe stable, néglige la nécessité d’une juste redistribution, néglige les secteurs non marchands, dont la solidité et la durée sont les meilleurs indices du niveau de civilisation, néglige toutes les questions d’environnement. ATTAC réclame dont une Europe de la solidarité, vœu que nous partageons. Mais, notre question critique fuse immédiatement : cette solidarité peut-elle advenir si, comme ATTAC, on continue à véhiculer les poncifs les plus éculés de l’idéologie dominante (dont le libéralisme), des idéologues fanés du soixante-huitardisme tardif ou de cette idéologie festive, que dénonce le plus pertinent des philosophes français contemporains, Philippe Muray ?
Quelques exemples : les petits manifestes d’ATTAC, parus dans la série « Mille et une Nuits », que l’on trouve jusque dans les rayons de nos supermarchés, ne nous disent pas un mot sur la défense (même si ATTAC veut se débarrasser de l’OTAN), alors qu’un espace qui veut garantir la solidarité entre ses citoyens doit, quelque part, garantir ses frontières, les protéger et protéger les institutions et les pratiques de la solidarité. Pour avoir la solidarité, il faut la paix, il faut que rien ne trouble cette solidarité ; pour avoir la paix, il faut préparer la guerre, selon le bon vieil adage latin « Si vis pacem, para bellum ». Pour que l’Europe vive en paix, pour qu’elle soit justement cet espace de la norme et de la diplomatie, il faut qu’elle détienne la puissance, face à un nouveau yankeeïsme qui rejette les normes au profit de l’arbitraire guerrier et qui jette la diplomatie aux orties sous prétexte qu’eux, les Américains, sont les « fils de Mars » (par procuration : ce sont les Mexicains illégaux qu’on envoie en Irak), et que nous, lâches, sommes les « fils de Vénus ». Si ATTAC ne veut pas la puissance, alors ATTAC ment en réclamant une solidarité illusoire, parce qu’aucune puissance ne pourra jamais la garantir.
Le fétichisme du « contrôle démocratique »
De même, suite logique de ce silence sur la défense et sur la puissance, ATTAC ne formule pas une critique suffisamment serrée de l’impérialisme américain (et pour cause : car qui pourrait bien téléguider le mouvement, en vertu des expériences longuement acquises des « special psyops »…). Ensuite, autre tare de ce discours altermondialiste : on y repère à longueur de pages un fétichisme du « contrôle démocratique » ; dans cette optique, ATTAC se plaint qu’aucune décision n’est possible à vingt-cinq à la Commission. Remarque pertinente. Nous n’en disconvenons pas. Mais pour échapper au caractère hétéroclite du processus de décision boiteux de la Commission, ATTAC suggère un renforcement du poids du Parlement Européen. Mais ce parlementarisme ne conduira-t-il pas à de pires enlisements sinon à la paralysie totale ? Si la décision est jugée impossible dans une Commission aux effectifs finalement limités, par quel coup de baguette magique pourrait-elle devenir possible dans un Parlement encore plus bigarré ?
Autre fétichisme pénible dans la littérature d’ATTAC : celui du « laïcisme ». ATTAC, du moins ses antennes françaises, estime que c’est tout naturel de transposer le bric-à-brac idéologique, le sous-voltairianisme, de l’idéologie laïque républicaine, à l’échelle de l’Europe entière, alors que ce laïcisme n’existe pas, n’a jamais existé, dans les pays catholiques et protestants ni a fortiori dans la Grèce orthodoxe. Ni dans la zone baroque de l’Europe qui englobe la péninsule ibérique, les anciens Pays-Bas espagnols puis autrichiens, la Bavière, l’Autriche, la Croatie. Aucune pratique ne peut s’articuler autour de ce laïcisme abscons dans des pays autres que la France.
Avant-dernière incongruité dans le discours d’ATTAC, mais elle participe du même oubli de la défense et du même refus de la puissance : les auteurs de ses nombreux manifestes réitèrent sans cesse leur hostilité à toute militarisation. Par conséquent, ils veulent une Europe impuissante, et donc ipso facto vassale (du plus fort et du mieux armé), et, par suite, une Europe qui ne bénéficie ni d’une indépendance énergétique ni d’une indépendance alimentaire.
Le fétichisme des « flux migratoires »
Dernière incongruité : le fétichisme récurrent à l’endroit des « flux migratoires », qu’ATTAC considère, bien évidemment, à l’instar de toutes les idéologies et de tous les médias dominants, comme un bienfait des dieux, comme l’instrument de la parousie finale, une parousie aussi naïve que celle des témoins de Jéhovah qui croquent, avec des dessins niais, une fin du monde, où l’on voit des petits moutons gambader entre les pattes de lionnes somnolentes, tandis que des hommes de toutes les races vaquent à des occupations idylliques, pique-niquent en famille ou lisent les écritures saintes (il y a bien des similitudes entre la stupidité des gauchismes rousseauistes et les pires élucubrations sectaires des protestantismes dissidents anglo-saxons). Par définition, pour ATTAC, les « flux migratoires » sont positifs. Or bon nombre de cénacles, y compris et surtout à gauche, à l’ONU et à l’UNESCO, font le constat que ces « flux migratoires » font essaimer des diasporas, qui se ghettoïsent, puis génèrent des réseaux mafieux et des économies parallèles incontrôlées (et incontrôlables), qui se meuvent en nos sociétés comme poissons dans l’eau justement parce que l’Europe qu’on nous fabrique ou veut nous imposer est libérale, néo-libérale, ultra-libérale. Les flux migratoires, quand ils accouchent de phénomènes mafieux, accentuent le poids du néo-libéralisme, tant sur les travailleurs précarisés dans leur emploi que sur les PME, fragilisées devant les grands consortiums et la concurrence des entreprises non déclarées. ATTAC nage en pleine contradiction, d’une part, en fustigeant à tous crins le néo-libéralisme et, d’autre part, en applaudissant bruyamment à des phénomènes migratoires qui accentuent toujours davantage les maux de ce néo-libéralisme.
ATTAC : une vision du temps totalement erronée et aberrante
Par conséquent, la critique que formule ATTAC contre le néo-libéralisme, la société marchande, est certes légitime et utile, -et nous en partageons les postulats- mais elle est lacunaire, contradictoire et incomplète, et doit, par conséquent, être étoffée par des options populistes, traditionalistes, futuristes (archéofuturistes), qui puisent dans les archétypes (sociétaux, mythiques, juridiques) la force de se projeter énergiquement vers un avenir solide, parce que reposant sur des bases d’une grande profondeur temporelle. Dans une perspective qui serait réellement alternative, l’histoire, le temps qui passe, ne serait pas une ligne vectorielle qui s’élancerait d’un lointain et obscur point de moindre valeur, en amont dans le temps, vers un point d’excellence indépassable et parousique, en aval dans le temps, en accumulant sans cesse, dans cette course, de la plus-value, sans jamais subir aucun ressac ni aucune contrariété, mais, bien au contraire, pour nous et contre les opinions frelatées de cette armée de pitres et de jocrisses, l’histoire serait un jeu de systole et de diastole sur un plan non plane mais sphérique (et donc perpétuellement rotatoire), qui implique l’éternel présent, en acte, en jachère ou en puissance, de forces dynamisantes ou figeantes, à proportions égales, qui ont agi dans le passé, demeurent peut-être tapies et silencieuses, en jachère, dans le présent et réagiront un jour dans le futur, retournant subitement de la puissance, première ou secondaire, à l’acte ; ou opérant un retour en force au départ d’une situation préalable, volontaire ou forcée, de retrait (« withdrawal-and-return », disait Toynbee) ou ré-émergeant sous des oripeaux en apparence nouveaux dans une société apparemment transformée par un bouleversement quelconque (la « pseudo-morphose » de Spengler).
Voilà pourquoi il est impératif de maintenir les différences entre les hommes, les diversités, la pluralité, car chaque élément original peut contribuer à créer ou recréer un futur également original. Une humanité homologuée n’a plus de réponse alternative possible. Elle répéterait ce qui a été « normé » auparavant, comme un mouvement mécanique perpétuel, comme un interminable tic-tac d’horloge, sans autre musique. Voilà pour une petite précision philosophique.
En conclusion : ATTAC reste collé à une vision bêtement vectorielle du temps et de l’histoire et se condamne dès lors à ne rien comprendre aux conflits contemporains, qui sont souvent les tributaires ou les rééditions de conflits antérieurs, d’ordre religieux comme ceux qui opposent chiites et wahhabites ou hindouistes et musulmans, qui ont ré-émergé sur la scène internationale récemment, alors que les « vectorialistes » les avaient trop vite considérés comme morts parce qu’ils relevaient tout simplement d’une antériorité temporelle, et parce que, pour eux, toute antériorité est nécessairement morte, non de fait (comme les événements le prouvent) mais selon l’erreur récurrente, naïve et méchante de cette vision vectorialiste du temps et de l’histoire. Vision méchante parce que la contrariété qu’elle suscite, face aux faits, débouche sur des colères d’impuissance, des redoublements de rage, sur des appels hystériques à la « judiciarisation » de toute contestation de son modèle vectorialiste infécond, et sur des volontés de poursuivre le projet, d’avance avorté, en en maximisant l’intensité. Nous risquerions bien vite de devenir tous victimes de cette rage. La nomocratie débouche immanquablement sur un univers sinistre, tel celui que nous a croqué Orwell dans son fameux roman contre-utopique, 1984.
Les 448 articles de la Constitution
Revenons à la question de la constitution. Au total, la Constitution que l’on nous propose et qu’ont refusée les Français et les Néerlandais, compte 448 articles.
La partie première, comptant 60 articles, traite des critères d’appartenance (nous y reviendrons). La partie deuxième, traite des droits fondamentaux et compte 54 articles. ATTAC s’en satisfait, se borne à dire qu’il n’y a pas de droits nouveaux inclus dans ces 54 articles. Notre critique commencerait par déplorer le silence, tout libéral, de cette constitution quant aux droits « ontologiques », de l’homme, c’est-à-dire des droits reposant sur sa constitution intime d’être vivant, produit biologique de générations précédentes, appelé à produire des générations futures. Toutes les constitutions vantées par les idéologies dominantes avancent des droits abstraits plutôt qu’ontologiques, noient le sens du droit sous un fatras de « droits » tombés du ciel, fabriqués par l’imagination de philosophes pétitionnaires plutôt qu’observateurs du réel. Nous entendons rétablir des droits, tels qu’il en a toujours existé en Europe, car la démocratie réelle ne date pas d’hier ni des philosophes pétitionnaires du 18ième siècle (la Vieille France de l’ancien régime n’était pas un désert juridique). La démocratie grecque, romaine-républicaine, germanique, islandaise ou autre (dont la pratique de la « ruggespraak » dans nos comtés et duchés thiois) est plus ancienne et plus concrète que celle qui procède de l’idéologie de 1789, qui a biffé tout caractère organique de son projet et de sa pratique. Au bout du compte, nous avons, déguisées en démocratie, de lourdes batteries de normes contraignantes, sous des dehors qui se veulent « bons » ou « bonistes », comme disent nos amis italiens.
1789 : une gifle à la classe ouvrière
Quand des agités parisiens proclament en 1789 les droits de l’homme, ils imaginent inaugurer une ère de démocratie et d’égalité. Deux ans plus tard, avec la fameuse Loi Le Chapelier, les structures corporatives de représentation de la classe ouvrière, de défense de leur droit, de garanties diverses, sont rayées d’un trait de plume. C’était les seules structures de représentation des compagnons, apprentis et petites gens. Elles ne sont remplacées par rien. L’ouvrier reçoit un carnet, véritable fiche de police prouvant son statut inférieur, en dépit des délires verbeux sur l’égalité. Il faudra le long combat ouvrier et syndical du 19ième aux « Trente Glorieuses » pour restaurer des structures équivalentes, rapidement battues en brèche par le néo-libéralisme, dès le début des années 80, pour déboucher sur la précarité actuelle, à laquelle sont directement confrontés ceux d’entre vous qui militent à « Renaissance sociale ». De 1789 au Code Napoléon, période où émerge et s’impose par la terreur et la force le droit libéral, tous les droits hérités des collectivités concrètes, des communautés charnelles, des communautés monacales, des structures claniques, gentilices ou familiales sont éliminés au profit de droits attribués au seul individu abstrait, isolé, égoïste, non participant (et par conséquent formaté, homogénéisé, homologué, bref, une individu sans tripes, écervelé, éviscéré).
Dans la partie troisième, constituant 72% du traité constitutionnel, avec 332 articles, sont décrits une masse impressionnante de mécanismes froids et monstrueux, qui ne pourront jamais être soumis à aucun suffrage, tout en étant bel et bien imposés par des technocrates. ATTAC s’insurge, et ici à juste titre, contre ce technocratisme, cette froideur procédurière. Mais c’est, une fois de plus, une protestation qui ne mène à rien parce qu’elle repose sur une contradiction de taille. Comme toute gauche qui se respecte en France, ATTAC se réclame évidemment des grrrrrands principes de 1789, qui ont conduit très vite à l’exclusion des classes ouvrières de toute représentation. Or ces principes veulent l’avènement d’un citoyen nouveau, débarrassé de tous les reliquats du passé, éduqué selon des principes radicalement rénovateurs. Or ATTAC, tout en se pâmant devant ses principes, s’insurge simultanément contre les 72% ou les 332 articles de cette Constitution européenne car ils induisent des mécanismes froids, mécanismes froids qui veulent changer l’homme, comme les principes de 1789 voulaient le changer. Les mécanismes de ces 332 articles de la partie troisième ne sont finalement qu’un avatar démesuré, gigantomaniaque, de ces principes et ces derniers sont à la base de tous ces projets fumeux de « changer » l’homme, comme s’il relevait d’une panoplie de meccano, donc on change les agencements au gré des modes et des vents. Pourquoi le mouvement ATTAC applaudit-il donc aux principes et s’insurge-t-il contre les avatars mêmes de ces principes ? Mystère et boule de gomme ! Mais assurément : contradiction de taille ! Et de la taille d’un diplodocus double mètre !
De nouvelles féodalités basées sur des procédures et des administrations
Les 332 articles incriminés veulent effectivement changer l’homme européen, le réduire à un numéro, le rendre docile, conforme, le normaliser. Cette nature purement abstraite, cette volonté d’éradiquer l’ontologique hors de l’homme (lors même qu’il revient toujours à l’avant-plan), explique le rejet dont cette constitution fait l’objet. La nature purement administrative de ces 332 articles débecte les peuples, qui se lassent du procédurier. Un procédurier qui prend souvent des allures franchement comiques, comme quand des antennes de la Commission se mettent en tête de réglementer les dimensions et les modes de fonctionnement des pièges à rats dans l’UE (1).
Mais l’administratif et le procédurier n’ont pas que des effets bouffons : ils sont le plus souvent cruels, implacables, kafkaïens, qu’ils relèvent de la machine Etat ou d’institutions privées pachydermiques (l’adjectif est de Toffler), comme, chez nous, les banques, les compagnies d’assurance, les mutuelles devenues tentaculaires, Electrabel, Sibelgaz ou Belgacom, intouchables de par leurs dimensions démesurées.
L’administratif et le procédurier sont les produits pervers et dangereux d’un long processus de pétrification des sociétés européennes, commencé par les philosophades des Lumières, qui fustigeaient l’incomplétude des traditions pour mieux pouvoir les éliminer ; elles ont ensuite été relayées par leur traduction politique, la sinistre révolution française, qui multipliait déjà les obligations de détenir des certificats, des attestations, d’être encarté de toutes les manières possibles et imaginables, tandis que le modèle carcéral de ce 18ième siècle finissant était déjà la prison panoptique, où tout et tous étaient vus depuis le sommet de la tour de contrôle. Michel Foucault nous avait dit que cette prison panoptique était devenue le modèle social dominant aujourd’hui. Il n’avait pas tort, avant de sombrer dans ses bouffonneries gauchisantes. De la prison panoptique au Château ou au Procès de Kafka, il n’y a qu’un pas.
Le sociologue allemand Ferdinand Tönnies, pour sa part, parlait, dans la première décennie du 20ième siècle, du passage de la « communauté », charnelle, avec ses rapports interpersonnels directs et humains, à la « société » froide, indirecte et déshumanisée. Ce processus a commencé dans le sang, il se termine dans la tyrannie grise mais incontournable, exercée au nom de quelques coquins, par des centaines de milliers de médiocres à qui on a donné des prérogatives, faute de les faire œuvrer intelligemment, avec leurs mains dans des ateliers ou leur cerveau dans des établissements d’enseignement, avec leur cœur dans des institutions caritatives.
Responsabilisation
Une « féodalité » épaisse, opaque, est ainsi née qui attend, nous l’espérons, d’être un jour définitivement abattue, pour le salut des hommes et des lignées de demain : nous devons travailler à l’avènement d’une société d’où les administratifs auront disparu ou auront été réduits à des quantités très négligeables, tout simplement parce qu’on les aura « responsabilisés », rendus responsables de leurs travers, dépouillé de leur impunité, donc justiciables pour les pertes de temps qu’ils causent, pour les maladies nerveuses qu’ils répandent dans la société à cause de leurs exigences, pour les dénis de dialogue qu’ils répètent à satiété, pour les abus de pouvoir dont ils se rendent coupables (2). Dans une société libérée de leur présence, un médecin, par exemple, ou un philosophe, pourra incriminer, sans appel, sans le truchement de juristes professionnels, un employé administratif (de l’Etat ou du privé) qui pourra être puni et emprisonné sans autre forme de procès, l’exercice de sa fonction pouvant être aisément remplacé, par simple interchangeabilité, ou n’étant pas directement utile au bien-être et au développement qualitatif de la société.
L’objectif est de rendre du pouvoir à ceux qui, médecins ou philosophes/enseignants (3), sont en contact avec l’homme réel, avec ses ratés et ses fonctionnements variables, contre ceux qui lui appliquent des rythmes répétitifs sans tenir compte d’aucun aléa somatique ou psychologique ni d’aucun critère culturel ni d’aucune insertion dans un processus de longue durée, qui doit demeurer pour conserver stabilité à l’ensemble sociétal. Les peines, prononcées à la suite de ces plaintes médicales ou enseignantes, devront être effectuées dans les secteurs non marchands, de façon à pouvoir pallier aux déficits que subissent ces secteurs depuis quelques décennies. Le refus populaire (notamment en France et aux Pays-Bas) des 322 articles de la Constitution augure d’une révolution de ce type, contre les appareils, contre les monstres froids, augure d’une marche réelle vers la fraternité des hommes, vertu de fraternité dont la « République » avait promis l’avènement en 1789, ce qui n’a toutefois jamais été traduit dans la réalité. On a donné la liberté à des spéculateurs sans scrupules ; on a donné l’égalité aux médiocres en rendant la vie impossible à tous ceux qui les dépassaient ; on n’a toutefois jamais donné la fraternité à tous les hommes.
De la tyrannie néo-libérale
Cette tyrannie, à laquelle il est de plus en plus difficile de se soustraire, avance sous le masque non seulement du « progrès » (comme si c’était un progrès de sombrer dans le procédurier, dans un monde sans qualités comme le craignait Robert Musil ou dans un monde kafkaïen) mais aussi sous celui de la « liberté ». La liberté évoquée, à grands coups de trémolos, n’est évidemment pas la liberté d’expression, de recherche, bien battue en brèche ou noyée dans le conformisme médiatique, ni la liberté de se défendre contre l’arbitraire de l’Etat ou des « pachydermes » privés, mais évidemment la liberté du libéralisme et, pire, du néo-libéralisme.
La Constitution couvre dès lors une Europe, qui n’est pas une civilisation ou une culture, ni une population donnée, historiquement et culturellement distincte, mais un « marché ». Un marché que l’ultra-libéralisme a hissé au rang de Dieu-Mammon intangible. Seul lui -et rien d’autre- est habilité à fonctionner, à se développer, à s’accroître démesurément, à régner en maître absolu. Devant cette pression du dieu-marché infaillible, tous les liens naturels entre les hommes doivent disparaître, à commencer par ceux, les plus élémentaires, du clan et de la famille, condamnés parce qu’ils sont des freins à la consommation. A l’horizon, seul l’individu isolé et consommateur a droit de cité, tout simplement parce qu’il consomme en moyenne plus qu’une personne imbriquée dans un famille. Vouloir bétonner juridiquement ce dieu-marché par une Constitution revient à briser à terme tous les liens naturels qui ont unis les hommes. Tel est le vice fondamental de cette construction juridique.
La partie quatrième de la Constitution est trop brève ; elle ne compte que onze articles, récapitulant les dispositions générales et finales, telle l’abrogation des traités antérieurs (p. ex. : celui qui créait la CECA en 1951). Cette quatrième partie comprend également la clause dite d’ « unanimité », ce qui accentue encore la lenteur du processus de décision, comme si une main invisible voulait que l’Europe soit ad vitam aeternam condamnée au sur-place, à la stagnation, à la discussion stérile et ininterrompue.
Une Constitution à la fois trop statique et trop effervescente
Ce survol des quatre parties de la Constitution nous induit à formuler une première remarque générale : cette Constitution est inadéquate parce qu’elle est à la fois trop statique et trop effervescente, et chaque fois à mauvais escient. Elle est trop statique, non pas parce qu’elle veut procurer aux hommes de notre continent la stabilité et l’équilibre, mais parce qu’elle est précisément cette machine administrative tentaculaire que nous dénoncions plus haut, qui réglemente à outrance, si bien que tous les citoyens seront bientôt coupables d’avoir enfreint l’une ou l’autre réglementation et, dès lors, deviendront justiciables pour des actes ou des omissions qu’ils ne percevront jamais comme de véritables fautes. L’horreur absolue ! Elle est trop effervescente, non pas parce qu’elle veut privilégier les éléments dynamiques de nos sociétés, les esprits créateurs et innovateurs, mais parce qu’elle fait du « bougisme » (Taguieff), pour faire place nette à l’ultra-libéralisme dislocateur des permanences nécessaires à la survie des peuples et de l’espèce, et parce qu’en même temps cet ultra-libéralisme est délocalisateur et, par suite, effiloche et détricote des acquis tangibles, hérités du travail des générations qui nous ont précédés.
La notion de bougisme, énoncée et vulgarisée par Taguieff, est à mettre en parallèle avec la dénonciation, par Nicole Aubert, de la « compression du temps » : harcelé par les impératifs de l’économie ultra-libérale et mondialisée, qui force à réduire et compresser le temps de travail, tout en maintenant la quantité des prestations ou de la production pour diminuer les coûts et favoriser de la sorte des actionnaires anonymes ; harcelé également par les impératifs de plus en plus exigeants de l’administration, le citoyen entre dans une existence à l’aune d’une fébrilité inouïe, ramassée sur le seul présent, compressée à l’extrême, type d’existence frénétique qui ne peut évidemment s’étendre dans le temps d’une vie sans conduire à la catastrophe physique et nerveuse. Celle que nous voyons poindre à l’horizon.
En conséquence, cette Constitution doit être remise sur le métier pour tenir compte des deux « Non » référendaires de France et des Pays-Bas.
Remettre la Constitution sur le métier
La partie première doit fixer clairement des critères d’appartenance tangibles et concrets, c’est-à-dire historiques, culturels et religieux, perceptibles dans la longue durée de l’histoire, et non pas des critères normatifs et abstraits.
La partie deuxième, qui concerne les droits, doit prendre pour référence, non pas l’individu isolé qui consomme sur le marché, mais la famille, voire le clan sinon la lignée, c’est-à-dire tenir compte de l’homme dans la durée de son ascendance et de sa descendance. Le principe cardinal à respecter, ici, c’est que l’homme n’est jamais seul sur cette Terre, qu’il naît d’un père et d’une mère et qu’il a besoin du cocon familial (parents et grands-parents, oncles et tantes) pour se développer de manière optimale et harmonieuse. Les liens d’appartenance doivent donc être sauvegardés et respectés par le législateur et non pas mutilés ou oblitérés par des calculs visant à installer le marché. Ce retour à des principes antérieurs à la « méthodologie individualiste » (Dumont) implique de revenir à certains droits historiques et locaux, biffés de nos mémoires par l’homogénéisation en marche depuis 1789. Tilman Meyer, en Allemagne, nous disait et nous démontrait naguère que l’ethnos, base historique et culturelle fondamentale des communautés humaines au sens large, ne saurait jamais être mis à la disposition du « demos » (soit la masse hétéroclite et indistincte d’une population jetée sur un territoire donné).
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Sur l'état actuel de la Russie (3)
Sur l'état actuel de la Russie (3)
Les médias occidentaux ont attribué la paternité des violences ethniques survenues en Carélie, dans la ville de Kondopoga, à un mystérieux mouvement russe contre les migrations illégales, le DPNI. Qui se cache derrière cette organisation et quelle force représente-t-elle concrètement ? Le DPNI semble jouir d’une certaine sympathie auprès de la population russe, est-ce le cas ?
L’affaire de Kondopoga est évidemment un fait divers tragique, comme nous en connaissons à profusion en Belgique et en France. Cette année, à Arlon et à Ostende, des bandes tchétchènes ont tué un jeune, rançonné des fêtards, ravagé une discothèque. Les brigades spéciales de la police fédérale de Bruges ont dû intervenir à la côte. Ces énergumènes ont évidemment un sentiment de totale impunité : ils se posent comme les victimes de Poutine et de l’armée russe. Ils sont des résistants intouchables, adulés par un journal comme le Soir. A Arlon, à la suite de l’assassinat sauvage d’un jeune homme tranquille de 21 ans, une « marche blanche » de plus de 2000 personnes a défilé, réclamant la dissolution des bandes tchétchènes. La presse n’en a pas dit un mot !
Des diasporas agressives et déboussolées
En Russie, et surtout dans cette zone excentrée de la Carélie, la foule n’a pas eu recours à une « marche blanche », mais s’est exprimée d’une autre façon, plus musclée.
Je ne peux évidemment juger du capital de sympathie ou d’antipathie dont bénéficie le DPNI en Russie. On peut simplement constater en Europe comme en Russie une lassitude de la population face à des exactions commises par des diasporas agressives et déboussolées.
L’antenne russe du site internet « Indymedia », qui se revendique un média alternatif et dont la tonalité est clairement altermondialiste, a récemment suscité la polémique. Certains militants anti-globalisation accusaient son animateur, Vladimir Wiedemann, de sympathie avec la « Nouvelle Droite ». Plus largement, existe-t-il en Russie des connexions entre la mouvance anti-globalisation et des éléments d’obédience nationale-identitaire ?
Vladimir Wiedemann est l’un des hommes les plus charmants, que j’ai rencontré. J’ai fait sa connaissance dans le Fichtelgebirge en Allemagne et nous nous sommes promenés, avec le Dr. Tomislav Sunic venu de Croatie, dans les rues de Prague. C’était à l’occasion d’une Université d’été allemande en 1995. Depuis, Vladimir Wiedemann a participé à plusieurs universités d’été et à des séminaires de « Synergies européennes » ou de la « DESG/Deutsch-Europäische StudienGesellschaft », organisation sœur en Allemagne du Nord. Wiedemann a ensuite négocié avec les altermondialistes d’Indymedia l’ouverture, sous sa houlette, d’une antenne russe de ce réseau de sites contestataires. C’est bien sûr ce qui a déclenché le scandale après quelques mois.
Une théologie impériale de facture byzantine
Je ne sais pas si l’on peut qualifier Vladimir Wiedemann d’exposant de la ND. Ses positions sont bien différentes. Surtout quand il évoque la nécessité de retrouver des racines byzantines et orthodoxes pour refonder l’impérialité russe. La renaissance russe passe donc, à ses yeux, par une théologie impériale, de facture byzantine, où l’Empereur est simultanément chef de guerre et « pontifex maximus ».
Cette position orthodoxe pure met évidemment Wiedemann en porte-à-faux avec une ND, du moins en France, qui valorisait l’Empereur, et surtout Frédéric II de Hohenstaufen à la suite de Benoist-Méchin, mais un empereur qui s’était débarrassé au préalable de tous les oripeaux du christianisme et ne régnait que par son charisme personnel et par la gloire de ses actions, sans référence à un au-delà ou à une métaphysique quelconque. Wiedemann va même plus loin : cette théologie impériale byzantine doit être capable, à terme, de générer un « espace juridique et impérial unitaire et grand continental », expliquait-il lors de l’Université d’été du Fichtelgebirge. Nous n’avons plus affaire, comme chez Douguine, à une référence à l’eurasisme des années 20, d’inspiration scythique ou panmongoliste, complétée par une réflexion sur les thèses ethnogénétiques de Goumilev, ni à un futurisme technocentré et technomorphe comme chez Thiriart ou Faye, mais à une tradition religieuse romaine, dans l’expression qu’elle s’était donnée à Byzance, au temps de sa plus grande gloire. Wiedemann prend très au sérieux, et sans nul doute plus au sérieux que tous les autres exposants du non conformisme identitaire russe contemporain, le rôle dévolu à la Russie après la chute de Constantinople en 1453 : celui d’être une « Troisième Rome », qui reprendrait intégralement à son compte le système traditionnel de l’impérialité incarnée par le Basileus byzantin (cf. V. Wiedemann, « Russie : arrière-cour de l’Europe ou avant-garde de l’Eurasie ? », in : Vouloir, n°6, 1996).
Convergences et divergences entre altermondialistes et identitaires
Quant aux connexions entre altermondialistes et identitaires, elles existent de facto potentiellement, à défaut d’exister in concreto sur le plan organisationnel, car une hostilité au déploiement néo-libéral planétaire actuel est plus conforme aux discours, épars aujourd’hui encore, des identitaires qu’à ceux des altermondialistes de gauche. Ceux-ci rejettent tout autant les obligations et les devoirs qu’implique une identité, ou, plus exactement, une imbrication dans une continuité historique particulière et non interchangeable, que les capitalistes globalistes contre lesquels ils s’insurgent. Au discours globaliste de Davos, ils opposent un autre discours globaliste, également sans frontières, sans ordre, sans garde-fou. Quand des militants de l’antenne wallonne de « Terre & Peuple », de concert avec des militants de « Nation », m’avaient demandé de parler de l’Europe et de la globalisation en novembre 2005 à Charleroi, j’ai utilisé, pour parfaire et étayer ma démonstration, les nombreux petits ouvrages diffusés par ATTAC, en en corrigeant les outrances ou les dérapages ou les insuffisances, mais aussi en montrant tous les points de convergence qui pouvaient exister entre eux et les positions de « Synergies européennes ».
Wiedemann a dû poser exactement la même analyse en Russie : il s’est présenté et est devenu tout naturellement l’animateur d’Indymedia-Russie. Sa haute intelligence doit rendre ce site-là bien plus intéressant que les autres émanations d’Indymedia. Wiedemann ne doit publier que des textes pertinents, en expurgeant toute la phraséologie post-soixante-huitarde, tous les dégoisements gnangnan que cet altermondialisme officiel produit. D’où les colères impuissantes qu’il a suscitées.
Fait à Forest-Flotzenberg, octobre 2006.
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Sur l'état actuel de la Russie (2)
Sur l'Etat actuel de la Russie (2)
Seul le Parti national-bolchevique, à l’esthétique pour le moins provocante et conduit par le célèbre écrivain Edouard Limonov, entretient une véritable agitation contre le pouvoir poutinien. Dans son opposition systématique au Kremlin, il est allé jusqu’à s’allier aux mouvements pro-occidentaux et libéraux. N’est-ce pas un peu paradoxal ? Que penser de ce mouvement et de son chef qui semble compter quelques soutiens parmi de nombreux intellectuels français de gauche comme de droite ?
Pour moi, Edouard Limonov reste essentiellement l’auteur d’un livre admirable : « Le grand hospice occidental ». Dans cet ouvrage, publié en français, Limonov reprenait à son compte un vieux thème de la littérature russe, celui du vieillissement prématuré et inéluctable de l’Occident. On le retrouve chez les slavophiles du début du 19ième siècle, qui considéraient les peuples latins et germaniques comme « finis », comme des peuples qui avaient épuisé leurs potentialités, bref comme des peuples vieux. Danilevski, dans une perspective non plus slavophile et donc ruraliste et paysanne, mais dans une perspective panslaviste plus moderniste et offensive, réactualisait, quelques décennies plus tard, la même idée. Plus récemment, un auteur, mort dans la misère à Moscou en 1992, Lev Goumilev, qui a influencé Douguine, évoquait la perte de « passion », de « passionalité », chez les peuples en voie de déclin (sur Goumilev et son influence sur les nouvelles droites russes, voir l’ouvrage universitaire très fouillé de Hildegard Kochanek, Die russisch-nationale Rechte von 1968 bis zum Ende der Sowjetunion, F. Steiner Verlag, Stuttgart, 1999). Moeller van den Bruck, traducteur allemand de Dostoïevski et figure de proue de la « révolution conservatrice », parlait de « révolution des peuples jeunes », parmi lesquels il comptait les Itlaiens, les Allemands et les Russes. Pour lui, les peuples vieux, étaient les Anglais et les Français. Limonov ne veut pas que la Russie devienne un « hospice », comme l’Occident qu’il fustigeait à sa façon, en d’autres termes que Zinoviev quand ce dernier démontait les mécanismes de l’occidentisme. Mais, à lire attentivement les deux ouvrages, celui de Limonov et celui de Zinoviev, on trouvera sans nul doute des points de convergence, qui critiquent l’étroitesse d’horizon, la nature procédurière, voire judiciaire, des rapports sociaux, en Occident.
Nostalgie de la littérature engagée et de la figure de l’écrivain combattant
Cette horreur du vieillissement et de l’encroûtement, que subissent effectivement nos peuples, a amené bien évidemment Limonov à une autre nostalgie, intéressante à noter : celle de la littérature engagée, celle de l’écrivain combattant, militant, auréolé d’un panache d’aventurier. Jean Mabire, récemment décédé, n’avait jamais cessé de nous dire, justement, que cette littérature-là est la plus séduisante de nos deux derniers siècles, qu’elle est impassable, qu’on y reviendra inlassablement. Limonov, fidèle à ce double filon, celui de la jouvence russe et celui de l’engagement, a forcément posé une esthétique de la révolution et de la provocation, de la bravade, celle que vous évoquez dans votre question. Cette esthétique est comparable à celle des écrivains du temps de la guerre d’Espagne ou à celle des rédacteurs de « Gringoire » ou « Je suis partout » en France, autant d’écrivains engagés, dont le plus connu demeure évidemment André Malraux, avec sa « voie royale » et son action dans l’aviation républicaine. Il y a eu des Malraux communistes, fascistes et gaullistes. Limonov entend faire la synthèse de ces gestes héroïques, de ces postures mâles, politisées, impavides, picaresques, et de les incarner en sa propre personne.
Limonov a donc pris la pose de ces écrivains des années 30, dans un contexte contemporain où ce type d’attitude est totalement rejeté et incompris, car nous ne sommes plus du tout dans une période héroïque de l’histoire, mais dans une période plate et triviale. Cet anachronisme apparent, qui déroute et choque, rend évidemment Limonov sympathique à tous ceux qui, à gauche comme à droite, regrettent le bel âge des engagements totaux.
Embastillé naguère pour ses multiples frasques par Poutine ou par un juge nommé par Poutine, Limonov, en toute bonne logique révolutionnaire/littéraire, se mettra à combattre, sans répit et de manière inconditionnelle, celui qui l’a fait jeter dans un cul-de-basse-fosse. Et là, nous débouchons immanquablement sur les paradoxes que vous soulignez. Un ultra-national-bolchevique, haut en couleur, au talent littéraire avéré, qui s’allie à des libéraux pour lutter de concert contre un régime présidentiel parce que celui-ci ne les autorise pas à marchander et à trafiquer à leur guise, c’est bien entendu un paradoxe de belle ampleur ! Mais ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que cela se passe…
Les outrances ont une grande utilité politique
Il n’y a rien à « penser » du mouvement de Limonov. Il y a à constater son existence, à observer ses vicissitudes. Sans entonner des louanges déplacées. Sans tonner de condamnation pour se dédouaner. Le phénomène Limonov, comme tout phénomène du même acabit, comme celui d’Eric Wichman en Hollande dans les années 20 et 30 (cf. l’article de Frank Goovaerts sur www.voxnr.com), comme le phénomène Van Rossem en Belgique il y a une quinzaine d’années, sont nécessaires au bon fonctionnement d’une communauté politique. Les outrances ne déplaisent qu’aux rassis et aux moisis. Elles mettent en exergue des dysfonctionnements avant que tous les autres ne s’en rendent compte. Elles font office de signaux d’alarme.
Personnellement, je n’ai jamais rencontré Limonov. Le Français qui l’a le mieux connu, et l’a défendu en organisant pour lui un comité de soutien, est Michel Schneider, l’ancien animateur de la revue « Nationalisme & République ».
D’autres mouvements plus marginaux, comme l’Union russe nationale, aux sympathies ultra-orthodoxes et au nationalisme traditionnel, semblent constituer une nébuleuse insaisissable. Quel est le potentiel de ces multiples mouvements dont le discours est un subtil mélange de panslavisme, d’anti-américanisme, d’orthodoxie et parfois même de communisme ?
Comment voulez-vous que je vous réponde, si la nébuleuse est insaisissable ? Comment voulez-vous que je la saisisse ? Comme les bravades de Limonov à l’avant-scène, sous les feux de la rampe, les nébuleuses, en arrière-plan, comme « fond-de-monde », sont tout aussi nécessaires. Dans le contexte qui nous préoccupe, vous énumérez les ingrédients de la nébuleuse, tous ingrédients consubstantiels à la culture russe. Vous oubliez simplement la slavophilie, présente dans des réseaux comme Pamiat, au début de la perestroïka. La slavophilie, comme toutes les références « völkisch/folcistes » est évidemment insoluble dans le libéralisme et la globalisation, puisque ses références sont le peuple particulier, face à un monde d’élites dénationalisées. Aucune « généralité » philosophique ou politique ne trouve grâce à ses yeux.
Les clivages confessionnels se sont révélés plus forts que le panslavisme
Le panslavisme hisse cette slavophilie à un niveau quantitativement supérieur, veut une union de tous les Slaves, qui ne s’est pas réalisée parce les clivages confessionnels sont demeurés plus forts que l’appel à l’unité. Entre Catholiques polonais et Uniates ukrainiens, d’une part, Orthodoxes russes et autres, d’autres part, sans oublier la tradition laïque ou hussite en Bohème, entre Catholiques croates et Orthodoxes serbes, les fossés sont chaque fois trop grands, n’ont jamais pu être comblés, en dépit des exhortations et des proclamations. Si le panslavisme n’a pas fonctionné, comment voulez-vous, dès lors, que cette russéité, ou ces identités slaves non russes, s’évanouissent dans une panmixie planétaire ?
L’orthodoxie, bien plus conservatrice que le catholicisme, dans ses formes et sa liturgie, constitue bien entendu un rempart plus solide encore contre la mondialisation et ses effets pervers. Quant au communisme, aujourd’hui, il n’est plus du tout la pratique quotidienne de la révolution, l’espoir d’un monde meilleur, mais un reliquat du passé. Le réflexe conservateur inclut désormais l’idéologie révolutionnaire dans ses nostalgies, parce que cette idéologie ne meut plus rien, ne participe pas à la grande marche en avant éradicatrice de la modernité : l’idéologie de la globalisation, de la table rase, de l’éradication, c’est désormais le néo-libéralisme et non plus la vieillerie qu’est devenue le communisme.
Le matérialisme économique est responsable des catastrophes du 20ième siècle
Dès l’heure de la perestroïka, le philosophe Mikhaïl Antonov avait repris la critique du matérialisme économique énoncée au début du 20ième siècle par des figures comme Soloviev et Boulgakov. Pour leur disciple et actualisateur Antonov, les idéologies matérialistes, comme le capitalisme et le socialisme se réclamant du matérialisme économique, sont responsables des catastrophes du 20ième siècle et de l’effondrement de l’économie soviétique. La disparition du communisme strict, sous Gorbatchev, ne conduira, pensait Antonov, qu’à un accroissement du bien-être matériel, ce qui maintiendra, pour son malheur, la Russie dans une forme seulement plus actualisée du soviétisme moderniste, lui-même issu du matérialisme bourgeois occidental. Pour éviter cet enlisement, l’économie doit se référer à des traditions nationales russes, moduler ses pratiques sur celles-ci, et ne pas adopter des modèles occidentaux, américains, néo-libéraux. Le publiciste nationaliste Sergueï Kara-Mursa, poussant plus loin encore les thèses d’Antonov, affirme que le capitalisme est intrinsèquement étranger à l’âme russe, incompatible avec les principes de fraternité de la chrétienté orthodoxe, fondements du caractère national russe et matrices de ses orientations socialistes spontanées et particulières, inaliénables et pérennes.
L’ouverture que constituait la perestroïka était dès lors perçue, par des hommes comme Antonov et Kara-Mursa, comme une tentative de miner les fondements moraux et spirituels du peuple russe et de lui injecter, par la même occasion, le « poison » de la civilisation capitaliste occidentale. Les théories d’Antonov seront rapidement reprises par Ziouganov dans le programme du PCR, ce qui explique la mutation profonde de ce parti, qui renonce ainsi à tout ce que le communisme avait de rébarbatif et d’inacceptable, et, par voie de conséquence, explique toutes les convergences entre nationaux et communistes, objets de cet entretien.
Dans la nébuleuse, que vous évoquez, c’est la notion de fraternité qui est cardinale, qui est le point de référence commun. Elle est effectivement incompatible avec le néo-libéralisme, idéologie de la globalisation. Elle postule le solidarisme, soit un socialisme de la fraternité, d’où ne sont pas exclues les dimensions religieuses.
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Sur l'état actuel de la Russie (1)
Sur l’état actuel de la Russie, des relations euro-russes et des mouvances identitaires russes
Entretien avec Robert Steuckers (Synergies Européennes)
Propos recueillis par Fabrice Lauffen (ID-Magazine)
Nous observons aujourd’hui en Russie l’émergence d’un fort courant nationaliste qui traverse tous les partis et bouscule ainsi le traditionnel clivage gauche/droite. Ceci rend difficile un décryptage aisé des forces en présence ainsi qu’une compréhension claire des projets portés par chacune d’elles. Par exemple, que renferme le mouvement de gauche « Rodina », qui signifie « mère-patrie », dirigé par des anciens membres du Parti communiste ? Certains le considèrent comme une création du Kremlin. Si c’est le cas, à quelles fins ?
Votre question, très précise et fort bien formulée, évoque avant tout une évidence qui crève les yeux : un courant nationaliste puissant bouscule forcément, et quasi par définition, le clivage arbitraire et intenable sur le long terme entre « gauche » et « droite ». Surtout en Russie. Pour des motifs historiques bien patents. La Russie est aujourd’hui un pays perdant, un vaste pays, un pays-continent, qui a perdu la Guerre Froide, qui a évacué sa première ceinture de glacis, soit les pays du COMECON en Europe centrale et orientale. Elle a ensuite perdu ses glacis conquis au prix fort au temps des tsars, dans les années vingt et trente du 19ième siècle dans le Caucase d’abord, dans la seconde moitié du 19ième en Asie centrale ensuite. Le processus actuel de dissolution, sous les coups bien ciblés des diverses stratégies américaines mises en œuvre avec une constance et un acharnement féroces, s’est déclenché non pas immédiatement après la seconde guerre mondiale, comme on nous le fait croire, ou sous le règne de Khrouchtchev, mais immédiatement dans la foulée de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979. A partir de ce moment-là, Washington a estimé que l’équilibre entre les puissances était rompu. L’URSS devait dès lors disparaître par fragmentation et balkanisation de son cordon de glacis, protégeant le centre historique de l’impérialité russe qu’est la Moscovie.
Les Etats-Unis avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division
L’URSS, malgré les cadeaux européens, consentis par Roosevelt à Yalta, restait une puissance encerclée, sansvéritables ouvertures vers les mers chaudes donc sans espoir de se développer dans la compétition bipolaire et d’acquérir un statut authentique de grande puissance. Jordis von Lohausen, le géopolitologue autrichien qui fut mon maître, nous expliquait fort bien, dans la double tradition géopolitique allemande de Ratzel et de Tirpitz, qu’une vraie superpuissance est une superpuissance qui a accès à toutes les mers, les domine et entretient une flotte capable de damer le pion à tout adversaire potentiel. Dans ce contexte de la guerre froide, les Etats-Unis, dans un premier temps, avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division, à ne pas en chasser les forces soviétiques qui occupaient les espaces complémentaires nécessaires au déploiement de la machine économique de leurs concurrents allemands et ouest-européens, à se faire passer pour les protecteurs « bienveillants » des pays satellisés de la portion occidentale de notre continent, où ils avaient remis en selle tous les corrompus, les prévaricateurs et les concussionnaires d’avant-guerre.
Le soviétisme, offensif en apparence, militarisé, avait, par les allures qu’il se donnait, une utilité médiatique : il apparaissait comme un croquemitaine ; des politicards véreux, revenus dans les fourgons de l’armée britannique ou de l’US Army, recyclés dans un occidentalisme hostile aux souverainetés nationales, comme Paul-Henri Spaak, pouvaient s’écrier à toutes les tribunes internationales « J’ai peur ! » et réclamer, en tant que faux socialistes, des crédits militaires inutiles, en faisant acheter, par les gouvernements européens vassalisés, du matériel et surtout, bien entendu, des avions américains ; du coup, face à une URSS peu séduisante sur le plan publicitaire, les Etats-Unis se donnaient toujours le beau rôle, gagnaient la bataille médiatique et pouvaient fourbir leur meilleure arme, celle du « soft power ».
Ce concept de la politologie moderne désigne et définit l’ensemble des atouts médiatiques, scientifiques, culturels, cinématographiques (Hollywood), politiques, économiques des Etats-Unis, selon la définition du politologue contemporain Joseph S. Nye Jr. (in : Soft Power. The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York, 2004), ensemble d’atouts qui fait que les masses ignorantes et manipulables à souhait, ou des fragments considérables de la masse, capables, même minoritaires de faire basculer les opinions publiques, adhèrent sans réfléchir, tacitement, à l’image quasi publicitaire que donne l’Amérique d’elle-même. Ces masses ou parties de masse considèrent les « vérités » médiatiques américaines comme des évidences incontestables. Qui ne sont presque jamais contestées effectivement, parce qu’il n’existe aucun « soft power » alternatif !
Inusables arsenaux propagandistes
Pour revenir plus directement à votre question, je dirais d’abord que la Russie actuelle ne dispose pas de ce « soft power », ni de rien d’équivalent, ensuite que les médias occidentaux puisent encore et toujours dans les arsenaux propagandistes de la guerre froide, puisque la Russie reste, en fin de compte, l’ennemi à abattre, qu’elle ait été tsariste ou communiste hier, qu’elle soit démocratique aujourd’hui. Poutine passe pour une sorte de nouveau Staline, pour un « méchant » qui devrait au plus vite quitter le pouvoir, pour laisser la place à un « chef » que l’on considèrera comme un « good guy », bien « démocratique », mais qui laissera oligarques, banquiers, organisations internationales piller, neutraliser et avachir la Russie.
En Belgique, le principal quotidien bruxellois, le Soir, publie chaque jour des articles haineux, et de ce fait délirants, contre la Russie. De ses colonnes, on pourrait facilement tirer une anthologie de la russophobie la plus rabique. Aucune autre instance médiatique ne peut répondre à ces délires, ni en Belgique ni dans le reste de la francophonie (à l’exception, parfois du Temps de Genève), en démonter l’inanité, en exhiber la profonde malhonnêteté, car aucun « soft power » russophile n’existe, ne dispose d’arsenaux sémantiques suffisamment étoffés, d’instruments cinématographiques ou de banques d’images alternatives.
La mouvance identitaire, à laquelle vous appartenez, devrait réfléchir à cette terrible lacune, qui nous fait perdre guerre après guerre, dans les conflits « cognitifs » d’aujourd’hui : il n’y certes pas de « soft power » russe ; il n’y a pas davantage de « soft power » européen ou japonais, capables de neutraliser les effets du « soft power » américain. On constate, à intervalles réguliers, que, pour dénigrer l’Allemagne ou la France, le Japon ou la Chine, des images stéréotypées, totalement fausses mais médiatiquement vendables, des clichés rabâchés sont ressortis et diffusés à grande échelle, créant, ponctuellement, dans les pays anglo-saxons, et dans le monde, des réflexes germanophobes, francophobes, japonophobes ou sinophobes.
Les ennemis de l’Amérique sont toujours fustigés avec une hystérie consommée !
Rappelez-vous que Chirac en a fait les frais lors de ses essais nucléaires en 1995, puis en 2003, lors de l’épisode fugace de l’Axe Paris-Berlin-Moscou, et enfin, pour le rendre encore plus malléable, lors des émeutes des banlieues en novembre 2005 ; quant à la germanophobie, elle est récurrente, d’autant plus que le croquemitaine nazi n’a jamais cessé d’être agité. Pour le Japon, les médias et agences médiatiques disposent de clichés bien rodés, que vous connaissez forcément : le méchant « Jap » revient souvent à la surface, tant dans les médias anglo-saxons que dans certains médias parisiens, où les ennemis de l’Amérique sont fustigés avec une hystérie bien connue.
La meilleure exploitation offensive du « soft power », à des fins qui équivalent à une guerre classique, soit la conquête d’un territoire qui se traduit aujourd’hui par son inféodation à l’OTAN, a été la pratique nouvelle des « révolution de velours », en Serbie, en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizistan. On voit alors sur les écrans des télévisions du monde entier un peuple qui se dresse sans armes, en agitant des drapeaux d’une couleur douce, « sympa » ou « cool », ou en battant des casseroles comme jadis au Chili pour tenter de faire tomber Pinochet. Tout cela se passe soi-disant de manière spontanée, alors que ces phénomènes sont téléguidés par des professionnels de l’agitation bien entraînés, dans des séminaires largement financés par les fondations privées, d’inspiration néo-libérale, qui travaillent directement pour les intérêts géopolitiques de Washington.
La Russie risque de subir, elle aussi, une « révolution orange » à la mode ukrainienne lors des prochaines présidentielles de 2008. Si une telle opération réussissait, le pouvoir central russe ne se soucierait plus de récupérer les influences perdues dans ces périphéries de glacis, que j’évoquais ici au début de ma réponse. Il est donc normal, pour revenir à votre question, que les Russes nationalistes, qui acceptent l’ensemble des avancées positives de la Russie depuis sa création et surtout depuis la renaissance qu’elle a connue à partir d’Ivan le Terrible au 16ième siècle, d’une part, et que les Russes nostalgiques de la super-puissance soviétique (mais une super-puissance relative !), d’autre part, connaissent une convergence d’intérêts, partagent une communauté de soucis bien justifiables. Les uns comme les autres veulent ravoir un pays qu’ils pourraient à nouveau juger intact, avec des frontières « membrées » (comme le disaient Vauban et Richelieu), capables de retenir ou d’absorber une invasion en direction du cœur moscovite de l’empire (comme contre les Tatars à l’Est, contre les Polonais à partir du « Temps des Troubles » à la fin du 16ième et du début du 17ième, contre les Suédois de Charles XII, contre Napoléon et contre Hitler).
Limites et apories de l’idéologie froide
Le terme « Rodina », ou « mère-patrie » rappelle le sursaut russe de 1942, quand Staline consent à abandonner la phraséologie soviétique, qui ne motivait pas le peuple et, même, pire, le révulsait, pour reprendre à son compte les linéaments du patriotisme russe traditionnel, beaucoup plus porteur sur le plan de la propagande. « Mère patrie » est donc un vocable né à l’ère soviétique, tout en s’en démarquant sur le plan strictement idéologique. Quand le mouvement déliquescent de mai 68 frappait l’Europe occidentale et qu’il était « in » de se proclamer contestataire dans le sillage du jeune Cohn-Bendit, l’Union Soviétique était, a contrario, agitée par une contestation tranquille, nullement « progressiste » et déliquescente, mais soucieuse de renouer avec les racines russes pré-soviétiques, afin de redonner une « épine dorsale » spirituelle à un empire soviétique, prisonnier des limites et des apories de l’idéologie froide (la notion d’ « idéologie froide » se retrouvait dans les écrits de Castoriadis, Papaioannou et Axelos en France).
Dans les rangs de l’armée rouge, dès la fin des années 60, l’idéologie communiste ne faisait plus recette, était vraiment considérée pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une fabrication sans profondeur temporelle ni spirituelle : les officiers se souvenaient des généraux des tsars, de Pierre le Grand, de Souvarine, de ces conquérants de terre, de ces défenseurs de la « russéité » face aux dangers tatar et turc. C’est à cette veine-là que se réfèrent indubitablement les animateurs, anciens communistes, du mouvement « Rodina ».
La convergence, qui éveille votre curiosité et justifie votre question, entre nationalisme et résidus du communisme dans la Russie actuelle n’est donc nullement étonnante. Seul ce mixte peut donner à terme une majorité parlementaire capable de défendre les intérêts de la Russie contre les menées des agences internationales, des fondations américaines, d’un éventuel mouvement « orange ».
Que Rodina soit ou non une création du Kremlin, n’a pas d’importance. Ce mouvement doit, avec d’autres, participer au barrage qu’il faudra bien constituer en Russie, demain, pour affronter les « forces orange » qui ne manqueront pas de se dresser, avec l’appui de la Fondation Soros et de ses consoeurs, toutes virtuoses de la « nouvelle subversion ».
En novembre 2005, le LDPR de Vladimir Jirinovski a fait exclure « Rodina » des élections à la Douma de la ville de Moscou pour incitation à la haine raciale. Ceci ne laisse pas de surprendre. Que fait-il penser du LDPR ? Son chef plutôt controversé, personnage haut en couleurs et peu économe en provocations, est-il à prendre au sérieux ?
Vous savez bien que les dissensions, les exclusions mutuelles, les querelles de chapelle, les chamailleries de chefaillons sont le lot quotidien des mouvements « identitaires ». La France, la Belgique francophone, l’Allemagne, l’Espagne et d’autres pays encore connaissent ce phénomène. La mouvance « nouvelle droite » en deviendra même le paradigme aux yeux des historiens de demain. Il est dû, à mon avis, indirectement aux effets inconscients du « soft power » américain. Je m’explique.
Remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée
Jadis, Yannick Sauveur, représentant malheureusement isolé, mais pertinent et courageux, du mouvement « Jeune Europe » et de Jean Thiriart, avait rédigé un mémoire universitaire sur la fonction métapolitique d’une revue comme « Sélection du Reader’s Digest », où il démontrait comment, tout de suite après la victoire américaine de 1945 en Europe et en Extrême Orient, les services cherchaient à remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée (« digest » !), édulcorée, banale, où ne s’insinuerait aucune pertinence historique ou politique, pouvant s’avérer à terme contraire aux intérêts américains.
Par ailleurs, le grand angliciste français Henri Gobard, à qui nous devons le concept de « guerre culturelle », dénonçait les stratégies de Hollywood, où le cinéma américain, qui a cherché à s’imposer par la force, par le chantage (comme celui que subit le gouvernement Blum en France en 1948), dans tous les pays d’Europe et d’ailleurs, offre des images, souvent bien présentées selon toutes les règles du septième art, qui éclipsent toutes les autres, potentielles, que l’on pourrait créer sur notre propre histoire, sur nos propres mœurs, en y insinuant nos propres messages politiques. Claude Autant-Lara, dans le discours inaugural qu’il fit, en tant que doyen des parlementaires à Strasbourg, a fustigé cette situation avec un brio remarquable, qui provoqua bien entendu un scandale chez les bonnes consciences de la « correction politique » à Paris.
Les chamailleries des chefaillons viennent du simple fait qu’ils sont inconsciemment imbibés de cette culture fabriquée et exportée, qu’ils sont ensuite prisonniers de vieux schémas obsolètes, que l’on a laissé survivre parce qu’ils n’étaient pas dangereux, qu’ils adhèrent et participent aux faux débats, créés artificiellement par les médias, débats sans objet réel qui visent surtout à esquiver l’essentiel. La mouvance nationaliste ou identitaire ou néo-droitiste (peu importent les qualificatifs) n’a pas généré une culture alternative suffisamment forte pour affronter le « soft power » américain en France, une culture alternative qui aurait été non schématique, bigarrée, aussi polyvalente que la culture du « Reader’s Digest » ou de Hollywood. Les cénacles qui composent cette mouvance sont traversés de contradictions irrésolues, sources de querelles, de scissions, d’effondrements politiques et de ressacs, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’accord durable possible sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la sauvegarde des cultures et des traditions du Vieux Monde, cultures et traditions qui sont bien entendu les garantes de la souveraineté des peuples, car elles devraient, si elles retrouvaient leur authenticité, générer des formules politiques adéquates, inscrites dans la continuité historique des peuples, dans leur vécu pluriséculaire.
Les Américains ne cessent de pratiquer la « guerre cognitive »
En ce sens, ce paysage politique de la mouvance identitaire fragmentée, paysage tout de désolation, est, indirectement, le résultat du poids très lourd que pèse le « soft power » américain sur l’ensemble des cultures d’Eurasie, Russie comprise. Dans les Etats vassalisés de l’américanosphère (selon le terme forgé par Guillaume Faye dans les années 80), aucune opposition organisée n’a vu le jour, jusqu’ici, parce que toute émergence d’un mouvement offensif sera, à court ou moyen terme, « cassée » par une dissidence soudaine, qui agira souvent en toute bonne foi, mais sera inconsciemment téléguidée par un appareil secret, dont le siège se trouve Outre Atlantique, où l’on ne cesse de pratiquer la « guerre cognitive », comme la nomment les stratégistes français contemporains.
L’opposition offensive, avant d’être brisée dans son élan, reposera forcément sur une synthèse ou un syncrétisme idéologique et affectif, composé de « dérivations » et de « résidus » pour parler comme Pareto, qui sera bien évidemment fragile, présentera des failles, des faiblesses, où s’insinuera le dissensus, téléguidé par ceux qui, au sein des services, ont pour profession d’observer d’abord, d’étudier les dynamiques à l’œuvre dans le pays donné, de faire appel à des historiens et des politologues qui éclaireront leur lanterne. Il suffit de passer en revue les catalogues de certaines maisons d’édition anglo-saxonnes. Une dissidence apparaîtra qui s’appuiera sur un programme en apparence similaire, sauf quelques nuances, qui fera perdre des voix et des sièges à l’opposition de première mouture, la déforcera dans la mise sur pied de majorités parlementaires ou dans la création d’un gouvernement de coalition. On se rappellera qu’il suffisait jadis de générer des dissensions au sein du mouvement communiste à l’aide des cénacles trotskistes pour ruiner l’accession de communistes à des postes clefs. Avec les nationalistes, au discours plus flou, aux références bien plus bigarrées, le travail serait, en l’état actuel des choses, beaucoup plus aisé.
Les lois liberticides servent à asseoir la domination du néo-libéralisme
Dénoncer Rodina pour « incitation à la haine raciale » doit tout simplement nous faire réfléchir à quoi servent les lois, règlements et dispositions qui permettent ce genre d’intervention intempestives, contraire à la liberté d’expression et même à l’esprit de tous les corpus juridiques européens, soucieux de la liberté du « civis romanus » ou de l’ « homo germanicus ». Notez que je m’insurgerais avec la même véhémence contre toute loi qui interdirait le socialisme, ou punirait l’expression d’idées anarchistes, ou voudrait juguler l’expression de la religion ou bannirait toute nouvelle exploitation ou interprétation des idées de Marx et Engels (contre la nouvelle internationale du « néo-libéralisme » par exemple, qui est l’idée motrice de la « globalisation » et de la « mondialisation » actuelles).
Tous les appareils et arsenaux judiciaires qui existent en Europe, pour limiter l’expression d’idées, sont autant de dénis des libertés politiques et intellectuelles, qui servent à casser des élans et à maintenir le statu quo ou à renforcer la mainmise néo-libérale. C’est-à-dire à installer la dictature masquée des sphères économiques, ou comme ose le dire Pierre-André Taguieff, en réhabilitant par là même un concept qui était devenu sulfureux, la dictature « ploutocratique ».
Or, au départ, les principes de la démocratie visaient à faire advenir dans nos espaces politiques une pratique quotidienne des « choses publiques » (en latin : res publicae) cherchant à briser la pesanteur des situations de statu quo. En Belgique, la loi électorale à l’échelon communal (municipal) prévoyait, au début de notre histoire politique, un exercice, comme aujourd’hui, de six années, avec renouvellement du tiers des conseils communaux tous les deux ans, afin d’éviter les encroûtements, l’installation durable d’incapables et les pratiques de concussion sur le long terme. Aujourd’hui, cette pratique intelligente du « renouvellement », à chaque tiers de législature, est depuis belle lurette jetée aux orties, et la corruption fonctionne allègrement comme le prouvent les scandales récents, ingérables, qui ont secoué le paysage politique de villes comme Charleroi et Namur.
Pas de démocratie véritable avec des partis permanents et inamovibles
Ensuite, Moïsei Ostrogorski, théoricien de la démocratie dans la première moitié du 20ième siècle, démontrait qu’une démocratie optimale ne peut nullement fonctionner sur base de partis politiques permanents. Si un parti politique demeure « permanent », s’impose à la société comme une « permanence » inamovible et indéboulonnable, il crée, par sa présence ubiquitaire à tous les échelons de décision de la communauté populaire, des niches d’immobilisme, contraires au principe de fluidité qu’a prétendu vouloir incarner la démocratie, au départ, en Europe occidentale. Le socialisme wallon, mais aussi le démocratisme chrétien flamand, sont des exemples devenus paradigmatiques de déni de démocratie, sous couleur d’une idéologie qui n’a de « démocratique » que le nom qu’elle veut bien se donner. Le grand sociologue Max Weber, l’idéologue italien Minghetti, avaient, à leur époque, dénoncé, eux aussi, ces dérives malsaines. Ce type de dénonciation est repris aujourd’hui par le libéral belge a-typique (et qui a de gros ennuis !), Alain Destexhe. Il est en butte à la haine du bourgmestre FDF Gosuin d’Auderghem, qui a lâché des fiers-à-bras, armés de marteaux et d’autres objets contondants, contre les amis de ce politologue avisé, comme s’ils étaient de vulgaires militants « identitaires » ; preuve sans nul doute que Destexhe, dans ses critiques, a visé juste. Petite parenthèse : avez-vous déjà entendu un idéologue de la mouvance identitaire faire référence à ces corpus démocratiques, rédigé par Destexhe et son ami Eraly, pour dénoncer la fausse démocratie ambiante ? Non. Voilà une des raisons de leur stagnation.
Je déplore donc que Jirinovski et ses co-équipiers aient choisi de telles pratiques pour exclure un adversaire politique des débats de la Douma. Ceci dit, je suis profondément intéressé par ce que je lis, et qui émane du LDPR et de sa commission géopolitique, où œuvre le géopolitologue Mitrofanov, dans les entretiens qu’a donnés Jirinovski au « Deutsch National Zeitung » du Dr. Frey à Munich, et surtout dans l’ouvrage universitaire que Fabio Martelli a fait paraître naguère à Bologne sur la « géopolitique de Jirinovski » (F. Martelli, La Russia di Zhirinovskii, Il Mulino, Bologna, 1996 ; recension in Vouloir, n°9, 1997).
Les piliers de la géopolitique du LDPR
Cet ouvrage est important car il nous donne effectivement les grandes lignes d’une géopolitique eurasienne intéressante, dont les piliers sont les suivants : 1) faire advenir un projet eurasien qui repose sur l’idée d’une fédération d’empires traditionnels régénérés (on reconnaît là une idée maîtresse de Douguine, dont l’influence a dû s’exercer un moment sur les « think tanks » du LDPR) ; pour l’équipe rassemblée à l’époque autour de Jirinovski, les principales traditions impériales à ranimer sont celles de la Russie, bien évidemment, du Japon, de l’Iran, du Saint Empire romain-germanique. 2) A ce quadrige d’empires devrait s’ajouter le pôle balkanique serbo-bulgare, d’inspiration byzantine et de base ethnique slave, réminiscence du projet brisé de Stepan Douchane au 14ième siècle, immédiatement avant les invasions ottomanes. 3) Jirinovski parle ensuite de briser la puissance de l’Arabie Saoudite wahhabite et alliée des Etats-Unis, depuis le contrat pétrolier qui a uni Roosevelt et Ibn Séoud en 1945. Au wahhabisme, il faut dès lors opposer un islam plus riche, plus trempé de traditions diverses, enrichi par des syncrétisme divers, notamment islamo-perse. 4) Le programme de la commission géopolitique du LDPR évoque également le projet de déstabiliser les pays très fortement liés aux Etats-Unis, et périphériques de la masse continentale eurasienne, comme la Grande-Bretagne, en pariant là-bas sur l’élément celtique et irlandais. Ce travail ne serait possible que par le truchement d’une élite d’ascètes traditionalistes, réceptacles des cultures immémoriales du Vieux monde eurasien.
Un programme cohérent, donc, à méditer, au-delà de toutes les querelles de chapelle.
Récemment, les Français ont pu découvrir Alexandre Douguine et aussi lire ses travaux qui empruntent à Alain de Benoist, sans s’en cacher d’ailleurs, un bon nombre de ses réflexions. Bien que Douguine soit souvent cité dans les milieux identitaires, son mouvement « Evraziya » (Eurasie) semble pourtant aligner des effectifs plutôt limités. Que recouvre concrètement le terme d’Eurasie ? Quelle est l’influence réelle de Douguine et de son mouvement sur la politique russe ?
Vous aurez appris que j’ai rencontré Alexandre Douguine, à Paris d’abord en 1991, à Moscou ensuite en 1992, et, enfin, en novembre 2005, lors de sa tournée de conférence en Belgique. On ne peut pas dire que Douguine incarne un calque russe du message de la « nouvelle droite » parisienne, du moins dans l’état actuel où se trouve celle-ci. L’évolution de ce mouvement français, rupturaliste à ses débuts, va, depuis une bonne décennie, comme l’avait très bien prévu Jean Thiriart dès la fin des années 60, dans le sens d’une confusion totale et se caractérise par l’absence de toute clarté dans le discours. Douguine, comme moi-même et bien d’autres, retient fort justement l’idée néo-droitiste initiale d’une bataille métapolitique, à gagner avant de vaincre sur le plan politique, mais, la situation française étant ce qu’elle est, avec ses verrouillages et ses interdits, de Benoist n’a pas pu véritablement s’insérer dans les débats de la place de Paris.
De Benoist, tête de Turc des vigilants hystériques
Face à cet échec, dont il n’est nullement le responsable mais la victime, de Benoist a cru bon, par toutes sortes de manœuvres rentrantes et de stratagèmes de contournement, finalement boiteux, de tenter quand même un entrisme dans le PIF (paysage intellectuel français), notamment via les antennes de « France Culture », où il participait à d’excellentes émissions, comme aujourd’hui, en marge du PIF, à Radio Courtoisie. Alain de Benoist s’est fait malheureusement éjecté de partout, poursuivi par la vindicte d’une brochette de vigilants hystériques. Les plus anciens de vos lecteurs se rappelleront certainement de toutes ces affaires parisiennes récurrentes, où le pauvre de Benoist était la tête de Turc, de l’affaire ridicule des candélabres SS, du complot dit des « rouges bruns » (1993), orchestrés par les Olender, Daeninckx, Monzat, Spire, Plenel et autres figures malveillantes et malfaisantes du Tout-Paris.
Cette haine tenace, indécrottable, permanente, a déstabilisé psychologiquement le malheureux de Benoist, qui en est sorti complètement déboussolé. Peureux de nature, n’étant ni un polémiste vigoureux ni un foudre de guerre, déçu et meurtri, tenaillé par la frousse de se faire traiter de « raciste » (ce qu’il n’est assurément pas), il n’a plus cessé de se dédouaner et, dans ce misérable travail de déconstruction de soi, de ce qu’il avait été, a trahi tous ses amis, dont Guillaume Faye, exposant d’un intéressant projet « eurosibérien ». Cette trahison, peu reluisante sur le plan éthique, lui a valu des polémiques supplémentaires, dont il fit les frais, et qui émanaient cette fois de la mouvance néo-droitiste elle-même, dont un certain « Cercle gibelin », aujourd’hui disparu. De Benoist est désormais pris en tenaille, d’une part, par ceux qui ont toujours voulu l’exclure des débats, et, d’autre part, par ses anciens amis qui n’acceptent pas ses trahisons. Sa position est pour le moins inconfortable.
Les « vigilants » de la correction politique reprochaient à de Benoist d’avoir fréquenté Douguine. Et d’avoir rencontré Ziouganov, leader du PCR, et Babourine à Moscou. Pour ces « vigilants », ces petits débats moscovites, intéressants, courtois, publiés dans le journal « Dyeïnn » de Prokhanov -l’ancien directeur de « Lettres soviétiques » qui avait réhabilité Dostoïevski (quel crime !)-, annonçaient une terrible convergence totalitaire, qui allait tout de go balayer la démocratie occidentale, provoquer comme par un coup de baguette magique la fusion entre le PCF et le FN de Le Pen, capable de devenir le premier parti de France : la figure de « Mascareigne », du fameux roman humoristique de Jean Dutourd, risquait de devenir une réalité ! On nageait en plein délire. Les rapports entre de Benoist et Douguine se sont relâchés, à la suite de ces scandales, jusqu’au moment où notre ami russe a connu le succès dans son pays, est devenu un animateur radiophonique en vue, a patronné la création de plusieurs sites internet du plus haut intérêt, sans plus éveiller la méchante verve de nos « vigilants », dont les gesticulations n’avaient pas vraiment ameuté les foules.
Une recherche systématique de bons traducteurs
Le tour de force de Douguine a été de trouver dans quelques pays de bons traducteurs de la langue russe. En Belgique, je dois à ce cher Sepp Staelmans quelques excellentes traductions de Douguine et d’articles tirés de sa revue « Elementy ». Les autres traductions issues du russe me viennent de jeunes et charmantes collaboratrices et stagiaires de mon bureau, et je profite de votre entretien pour les remercier une fois de plus. En Espagne et en Italie, des slavistes chevronnés, dont Mario Conserva, nous ont livré de bonnes traductions, qui ont servi de base à leurs publications en français, généralement éditées par Christian Bouchet. La stratégie de Dougine, avisée, a donc été de trouver les bons hommes aux bonnes places, partout en Europe et dans le monde.
Pour moi, Douguine est essentiellement, sur le plan spirituel et idéologique, le traducteur et, partant, l’importateur, des idées et visions de René Guénon et Julius Evola en Russie. En ce sens, il doit plus aux travaux d’un Claudio Mutti en Italie ou d’un Antonio Medrano en Espagne qu’à de Benoist. Douguine est aussi celui qui a couplé le traditionalisme de Guénon et d’Evola à l’œuvre du Russe Constantin Leontiev. Ce dernier contestait la volonté des panslavistes modernistes à vouloir démembrer l’Empire ottoman moribond, à ramener les Balkans dans le giron d’une Europe gangrenée par la modernité ou dans celui d’une orthodoxie dont la rigueur s’affaiblissait.
C’est dans Leontiev qu’il faut aller retrouver les racines d’une certaine « islamophilie » de Douguine. Cette islamophilie n’est nullement d’inspiration hanbalite ou wahhabite mais renoue avec un certain soufisme caucasien, plus particulièrement azéri et perse, qui a fusionné avec le chiisme au temps des shahs séfévides. Dans ce soufisme azéri islamisé, on trouve des références à la tradition hyperboréenne, que ne retient évidemment pas l’islam saoudien. Rappelons que la dynastie des Séfévides iraniens s’est imposée à la Perse, moribonde après les invasions mongoles, grâce au concours d’un mouvement religieux et militaire azéri et turkmène, les « Qizilbash », ou « chapeaux rouges », qui s’opposeront aux Ottomans sunnites et aux Ouzbeks, tout en faisant alliance avec les Byzantins en exil, le Saint Empire et l’Espagne.
Pour clore le chapitre des rapports de Douguine et de la ND française, je rappellerais ici que, pour illustrer ce qu’est, ou a été, la ND, le site « Evrazija » affiche mes réponses personnelles sur cette mouvance, accordées à Marc Lüdders à la fin des années 90, dans le cadre d’un ensemble de débats, en Allemagne, sur les évolutions, involutions, mutations et métamorphoses des « nouvelles droites » (car le pluriel s’impose, effectivement !).
Le mouvement « Evrazija » n’est pas un mouvement de masse, donc la question de ses effectifs me parait oiseuse. Ce qui compte, c’est son accessibilité via la grande toile, c’est la présence réelle et physique de son animateur sur la scène internationale, en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, en Iran, c’est la répercussion de ses voyages dans les médias russes.
Les deux grands piliers de la vision eurasienne de Douguine
Quant au terme « Eurasie », terme clef dans la vision du monde de Douguine, je pense qu’il signifie surtout, pour lui, deux choses :
1) sauver au minimum la cohérence du territoire de l’ex-URSS, réceptacle potentiel d’une aire de « civilisation russe », exactement comme le Shah d’Iran parlait, à propos des zones chiites de Mésopotamie et d’Afghanistan, d’une aire de la « civilisation iranienne ». En même temps que cette cohérence territoriale du noyau russe et de ses glacis adjacents, Douguine réclame, dans sa vision eurasiste, une cohérence spirituelle en amont de l’histoire, qui se réfère au temps d’un « âge d’or », contrairement à la cohérence en aval que postulait le communisme messianique, qui oeuvrait pour l’avènement d’une félicité planétaire au terme de l’histoire, après l’élimination de tous les reliquats du passé (« Du passé, faisons table rase ! »). Cette cohérence en amont permet de sauter au-dessus des clivages religieux et ethniques et d’unir tous les tenants de la « Tradition primordiale », dont dérivent toutes les traditions actuelles (ou ce qu’il en reste), dans une même phalange, contre l’idéologie moderniste de l’Occident américanisé ;
2) de donner, à l’instar des nombreux eurasistes russes des années 20, qu’ils aient été blancs ou rouges, en URSS ou en exil, ou qu’ils se soient situé idéologiquement entre les deux pôles de la terrible guerre civile, comme les « monarchistes bolcheviques », une dimension dynamique à références scythes, mongoles ou tatares. Pour les eurasistes des années 20, comme pour le panslaviste Danilevski au 19ième siècle, comme pour le Spengler tardif, les sociétés sédentaires d’Europe occidentale ont fait vieillir les peuples prématurément, en ont fait de petits rentiers craintifs, des boursicotiers ou des ronds-de-cuir, alors qu’une idéologie sauvage, conquérante et cavalière, comme celle, implicite, des conquérants mongols unificateurs de l’Eurasie quand ils étaient au sommet de leur gloire, aurait permis de garder la jeunesse et, partant, la créativité. Pour Douguine, tous les unificateurs de l’Eurasie, quelle que soit leur carte d’identité raciale, sont des modèles à rappeler, à exalter et à imiter. Douguine a parfois parlé de la Russie, du Continent russe, comme du fruit de la fusion idéale entre éléments slaves (indo-européens) et turco-mongols.
A ces deux piliers principaux de la vision douguinienne du mouvement eurasiste, il faut ajouter la connaissance de la géopolitique allemande de Karl Haushofer, penseur de l’idée du « quadrige grand-continental », avec la Russie soviétique, l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne et le Japon shintoïste.
Douguine le mystique et Thiriart le matérialiste technocrate
Mon compatriote et ancien voisin de quartier, Jean Thiriart, qui fit également le voyage à Moscou avant de mourir en novembre 1992, avait théorisé l’idée d’une grande Union Soviétique, étendue à l’ensemble de la masse continentale eurasienne, portée par un communisme corrigé par la philosophie nietzschéenne (réétudiée en URSS par le philosophe Odouev), et par là même, futuriste, toujours hostile aux religions établies. Thiriart et Douguine s’entendaient bien, même si leurs visions étaient diamétralement opposées sur le plan religieux. Il faut relire aussi les textes derniers de Thiriart, notamment dans les diverses revues « nationales bolcheviques », publiées à l’époque par Luc Michel, et dans « Nationalisme & République », organe animé par Michel Schneider, vieil admirateur français de Thiriart.
L’influence de Douguine sur la politique russe ne peut pas se mesurer de manière précise : disons qu’il est un exposant de vérités russes, eurasiennes, parmi beaucoup d’autres exposants. Comme dans le cas de la « révolution conservatrice » allemande des années 20, qui fut un foisonnement luxuriant, Douguine, au sein de l’anti-conformisme russe actuel, occupe une place de choix, parmi bien d’autres, dans un paysage idéologique tout aussi luxuriant.
Tous ces mouvements précédemment évoqués semblent plus ou moins soutenir la politique de Poutine. Est-ce vraiment le cas ? Faut-il en conclure que le personnage de Poutine n’est pas exempt d’aspects intéressants au regard d’un identitaire ? Peut-on lui faire confiance ?
Douguine a très bien expliqué que Poutine, dans le contexte d’une Russie démembrée, est le « moindre mal ». Douguine insistait pour nous expliquer qu’à son avis la faiblesse du poutinisme réside tout entière dans son incapacité à générer une élite ascétique alternative, suffisamment bien armée et structurée, pour faire face à toutes les éventualités. Il dit ainsi, en d’autres termes, ce que j’ai tenté de vous expliquer dans l’une de vos questions précédentes : en Russie aujourd’hui, comme en Europe ou ailleurs dans le monde, la plus extrême difficulté, à laquelle nous allons tous devoir faire face, est de remettre une élite politique sur pied, à même de comprendre les rouages impériaux et traditionnels, de connaître notre histoire sans les filtres médiatiques, qui faussent tout. Il faut un temps infini pour reconstituer une élite de ce type, telle que l’avait si bien définie, en son temps, l’Espagnol José Ortega y Gasset. Pour l’instant, sans cette élite alternative, sans les glacis qui membraient jadis le territoire russe, sans les masses financières dont disposent ses adversaires, Poutine n’a évidemment pas les moyens de faire une grande politique russe tout de suite, de mettre « échec et mat » ses adversaires en un clin d’oeil. Il doit avancer au coup par coup, à petits pas, travailler avec les moyens du bord, en affrontant le travail de sape des oligarques, des fondations néo-libérales, des agences médiatiques américaines.
Oléoducs et gazoducs d’Eurasie sur fond de « low intensity warfare »
Poutine gagnera la bataille, mais uniquement s’il parvient, comme nous l’a démontré notre ami autrichien Gerhoch Reisegger dans les colonnes d’ « Au fil de l’épée », à réaliser les projets eurasiens d’oléoducs et de gazoducs, entre la Chine, le Japon, les deux Corées, l’Inde, l’Iran et l’Europe. Le pétrole et le gaz fourniront à la Russie, du moins si les oligarques n’en détournent pas les fonds, les moyens de sortir de l’impasse. Mais ce projet général est systématiquement torpillé par les Etats-Unis et leurs alliés saoudiens wahhabites. La Tchétchénie se situe sur le tracé d’un oléoduc amenant le brut des rives de la Caspienne. La Géorgie devait théoriquement accueillir les terminaux sur la Mer Noire ; elle pratique une politique anti-russe, dont les derniers soubresauts ont émaillé les actualités fin septembre début octobre 2006. Pour alimenter l’Allemagne, il a fallu contourner les nouveaux membres de l’OTAN en Europe de l’Est, la Pologne et la Lituanie. La grande guerre pour le pétrole est celle qui se déroule sous nos yeux, mais elle ne fonctionne plus comme les deux grandes conflagrations de 1914 et de 1939. La guerre a pris d’autres visages : celui de la guerre cognitive, celui de la guerre indirecte, celui du « low intensity warfare », celui des guerres menées par personnes ou tribus interposées.
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Note biographique sur Robert Steuckers
Chers lecteurs,
Voici le texte biographique sur Robert Steuckers, ancien secrétaire général de "Synergies Européennes", placé sur le site de "Wikipedia", le 19 juin 2006, et saboté depuis par des individus mal intentionnés.
Robert Steuckers
(Version du 19 juin 2006 à 22:03)
Robert Steuckers est né à Uccle près de Bruxelles, le 8 janvier 1956. Il a fréquenté l'Institut Saint-Jean Baptiste de la Salle où il a obtenu son diplôme d'études secondaires dans la section "Latin-Sciences", avec trois travaux dits de "maturité" (selon la terminologie belge de l'époque), sur le théâtre de Plaute (en latin, sous la direction du latiniste Salmon), sur l'histoire des pays européens du COMECON de 1945 à 1973 (en histoire sous la direction du romaniste Rodolphe Brouwers) et sur le théâtre d'Ibsen et Strindberg (sous la direction des germanistes Van den Abeele et Vereyken). Il a ensuite fréquenté les Facultés Universitaires Saint-Louis à Bruxelles et l'Université Catholique de Louvain, en philologie germanique, pour passer ensuite à l'école de traducteurs-interprètes "Marie Haps" à Ixelles, où il a obtenu un diplôme de langues allemande et anglaise, après présentation d'un mémoire sur la notion d'idéologie chez Ernst Topitsch (sous la direction des Prof. Robert Potelle et Albert Defrance).
Il a travaillé à la rédaction de la revue "Nouvelle école" à Paris en 1981. Il a fondé les revues "Orientations" en 1982 et "Vouloir" en 1983, avec le concours précieux de Jean-Edmond van der Taelen (1917-1996).
Son itinéraire s'inscrit dans le cadre de la "Nouvelle Droite", avec laquelle il a définitivement rompu en 1992, en ne ménageant pas ses critiques, acerbes, consignées dans un numéro de la revue "Vouloir". Il refuse tout engagement dans un parti politique, car de telles démarches corrompent la pensée et obligent à se vautrer dans des compromissions inacceptables.
Il a principalement abordé les thèmes de la géopolitique, sous l'impulsion du Général autrichien, Heinrich Jordis, Baron von Lohausen. Son deuxième thème de prédilection est la "révolution conservatrice" allemande et autrichienne, ainsi que ses retombées dans les pays européens. Il a donné des conférences en Belgique, en France, en Suisse, au Portugal, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et en Russie sur ces thématiques. Il a collaboré à de nombreuses revues en Europe, aux Etats-Unis et en Amérique latine.
Dans le domaine de la géopolitique, son souci majeur est de dégager les peuples d'Eurasie de la tutelle américaine et de voir advenir une Europe unie, débarrassée des inimitiés du passé. Cette option l'a rapproché du philosophe russe Alexandre Douguine. Elle s'inspire principalement du grand juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985).
Autour de l'Association Universitaire Provence-Europe, animée par Christiane Pigacé, Professeur à l'IEP d'Aix-en-Provence, et de Maitre Thierry Mudry, du Barreau de Marseille, il a participé à plusieurs universités d'été dans le Luberon. Ces activités para-universitaires ont ensuite essaimées en Italie et en Allemagne.
Il a participé au Congrès de Vienne sur le centième anniversaire de la naissance du philosophe traditionaliste italien Julius Evola (1898-1974)et au Symposium de Zurich, un an après, célébrant, lui, le vingt-cinquième anniversaire de sa disparition.
Ses auteurs de prédilection sont Ernst Jünger, Georges Orwell, Arthur Koestler, Fiodor Dostoïevski, Camille Lemonnier, David Herbert Lawrence.
Il a dirigé un bureau de traduction à Bruxelles de 1985 à 2005, surtout dans les domaines du droit, de l'architecture et des relations publiques (lobbying auprès de la Commission Européenne). Il donne des cours de langues.
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Vouloir, revue culturelle pluridisciplinaire
« Vouloir » était une revue culturelle pluridisciplinaire, liée au début de son existence à la vaste nébuleuse des publications dites de « nouvelle droite », avant de s’en détacher en 1992. Elle a été fondée en novembre 1983 par Robert Steuckers et Jean-Eugène van der Taelen.
En octobre 1980, Robert Steuckers fonde, avec l’assistance d’un groupe d’amis, la revue « Orientations », qui s’inscrit, à l’époque, dans le cadre des activités du GRECE-Belgique (« Groupement de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne »), dirigé par Georges Hupin. Ce fut une conférence sur les théories géopolitiques, tenue à la Tour du Midi à Bruxelles, qui fut l’occasion de lancer cette publication qui devait épauler, sur le plan théorique, la revue de Georges Hupin, « Pour une Renaissance Européenne », organe de liaison des membres et amis du GRECE-Belgique. « Orientations » devait être l’organe belge francophone correspondant à la revue « Etudes et Recherches » émanant du SER (« Secrétariat Etudes & Recherches ») du GRECE français, où oeuvrait notamment Guillaume Faye.
Un premier numéro (n°0) d’Orientations paraît le jour de la conférence sur les théories géopolitiques, le 30 octobre 1980, où Robert Steuckers et J. de Raffins d’Ourny prirent la parole. Ce numéro fut essentiellement consacré au livre du Général Baron autrichien Heinrich Jordis von Lohausen (« Mut zur Macht. Denken in Kontinenten », 1979), aux travaux de l’Américain Colin S. Gray (qui relancera les théories géopolitiques aux Etats-Unis), à l’ouvrage de Guido Giannettini (sur le conflit sino-soviétique en Extrême-Orient) et sur les atlas historiques de l’historien et géographe écossais Colin McEvedy.
La parution d’ « Orientations » est alors interrompue car Robert Steuckers deviendra de mars 1981 à décembre 1981 le secrétaire de rédaction de la revue « Nouvelle école », dirigée par Alain de Benoist. Steuckers participera à deux dossiers de « Nouvelle école », l’un consacré à Vilfredo Pareto, l’autre à Martin Heidegger. A la suite de divergence de vues entre les deux hommes, Steuckers revient à Bruxelles et relance aussitôt « Orientations ».
Trois numéros paraîtront en 1982, avant que Steuckers n’interrompe la parution pour raisons de service militaire ; l’un de ces numéros sera consacré à la vision de l’histoire d’Oswald Spengler ; le second à des mélanges (dont un article important du Dr. Armin Mohler, théoricien de la « révolution conservatrice » et animateur principal, à l’époque, de la « Siemens Stiftung » de Munich) ; le troisième à la problématique, très actuelle, du national-neutralisme allemand. La Ville de Berlin, encore divisée, venait, par une exposition magistrale, de renouer avec son passé prussien ; l’hostilité à l’installation des missiles américains en RFA faisait basculer plusieurs figures marquantes de la gauche allemande dans le camp national (dont le fils de Willy Brandt, Peter Brandt, auteur d’un ouvrage de référence sur la question à l’époque), sans pour autant épouser les thèses de l’extrême droite nationaliste. Steuckers prenait, mutatis mutandis, pour modèle la politique de la revue allemande « Wir Selbst », dirigée par Siegfried Bublies à Coblence. Bublies, issu des milieux de la droite nationale, avait opté pour une ouverture à gauche et venait de lancer, fin 1979, sa revue « Wir Selbst » (traduction du gaélique irlandais « Sinn Fein ») qui connaîtra un succès retentissant et fera beaucoup parler d’elle. Au début, cette ouverture à gauche, renforce encore le froid entre Steuckers et l’équipe parisienne autour d’Alain de Benoist, qui officie à l’époque dans la presse conservatrice (Figaro Magazine, Magazine Hebdo), plus ou moins liée au RPR, alors même que les cadres du GRECE avaient invité Steuckers à prononcer une conférence à leur tribune interne (celle du « Cercle Héraclite ») sur le national-neutralisme allemand et que cette conférence n’avait rencontré aucune objection.
Un quatrième numéro paraît dès l’automne 1983, quand Steuckers rentre des armées et s’installe définitivement à Bruxelles. A la parution de ce quatrième numéro, Jean-Eugène van der Taelen, qui soutenait « Orientations » depuis le printemps 1982, suggère de donner un rythme plus régulier aux parutions et offre gratuitement les infrastructures de son entreprise pour organiser débats et conférences. Pour Jean-Eugène van der Taelen, les dossiers d’ « Orientations » étaient trop copieux pour assurer une parution régulière et fidéliser les abonnés et sympathisants. Jean-Eugène van der Taelen accepte donc de parrainer les revues et les initiatives du SER belge, qui prendra alors le nom d’EROE (« Etudes, Recherches et Orientations européennes ») pour éviter de dépendre de Paris et pour assurer une indépendance totale des groupes non français, comme le souhaitaient également les Milanais, regroupés autour de Stefano Vaj.
Pour assurer une parution régulière, avec une publication plus réduite quant au nombre de pages, et pour marquer l’indépendance des pôles belges vis-à-vis de Paris, « Vouloir » devient l’organe de l’EROE et fonctionnera sans recevoir d’instruction du GRECE parisien. Jean-Eugène van der Taelen invente le nom et le graphisme (première mouture) de « Vouloir », qui est lancé en novembre 1983.
La revue contient dans un premier temps des recensions de livres et de brefs éditoriaux collés à l’actualité. Elle annonce les conférences et colloques de l’EROE qui se tiendront de 1984 à 1991. Cette année-là, « Vouloir » prendra la place d’ « Orientations » (qui cessera de paraître avec son treizième numéro, consacré à la figure du philosophe pessimiste roumain Emil Cioran). « Vouloir » publiera des dossiers sur le nationalisme, le futurisme (tous deux avec la participation de Charles Champetier, futur adjoint d’Alain de Benoist), les nations celtiques de Grande-Bretagne (Pays de Galles, Cornouailles, Ecosse ; avec l’appui de l’association britannique IONA), le post-modernisme (surtout tel qu’il fut présenté par l’Allemand Welsch), le judaïsme contemporain, l’économie, l’islam, le national-communisme, le conflit des Balkans, etc. En tout, 113 numéros paraîtront. Outre Steuckers, les principaux collaborateurs de « Vouloir » furent Ange Sampieru et Louis Sorel.
L’intérêt de la revue résidait essentiellement dans le fait qu’elle publiait un très grand nombre de traductions de l’allemand, de l’italien, de l’espagnol et du russe (dont plusieurs textes d’Alexandre Douguine / Dugin). Les textes émanaient pour la plupart de revues plus ou moins proches de la mouvance « nouvelle droite ».
En 1994, la revue reçoit une nouvelle numérotation et fait paraître neuf numéros jusqu’en 1999. Les dossiers de cette période ont été consacrés aux visions de l’Europe, à Julius Evola, à la guerre dans les Balkans, au socialisme belge, à la modernité, au communautarisme américain contemporain, à Martin Heidegger, à Ernst Jünger (pour son centenaire), à la Russie, à la révolution conservatrice allemande, au néo-paganisme actuel, à la géopolitique et à la « Nouvelle droite » (dossier très critique scellant la rupture définitive avec les réseaux d’Alain de Benoist, survenue quelques années plus tôt).
Le dossier géopolitique, de 1997, a été établi en hommage au Général-Baron Heinrich Jordis von Lohausen, pour son 90ième anniversaire. Ce dossier contenait un texte de Guido Giannettini, sur la vision eurasienne du pantouranisme turc, et plusieurs textes du géopolitologue suédois Bertil Häggman, animateur d’un centre géopolitique à Helsingborg en Suède. Louis Sorel et Robert Steuckers y traitaient des grandes figures de la géopolitique, articles complétés de bibliographies assez complètes de Haushofer et de Mackinder. Ce numéro atteste de la continuité des recherches entreprises par l’équipe de « Vouloir », ce qui distingue la revue des autres entreprises de « Nouvelle droite » où les ruptures et les recompositions idéologiques, les changements d’options philosophiques, se succédaient à un rythme assez rapide, provoquant le désarroi chez bon nombre de lecteurs.
En butte à l’hostilité constante d’Alain de Benoist, qui ne voulait pas d’autres revues rédigées en français dans la mouvance qu’il considérait comme la sienne, « Vouloir » a néanmoins coopéré loyalement avec le GRECE entre 1983 et 1987 et, après une première rupture de deux années, entre 1989 et 1992 (à la demande initiale de Charles Champetier, qui finira par adopter, à l’encontre de la revue belge, les positions hostiles d’Alain de Benoist). En 1992 survient la crise définitive, qui consomme la rupture entre Alain de Benoist et Charles Champetier, d’une part, et Robert Steuckers et Jean Eugène van der Taelen, d’autre part. En 1993, après la disparition d’ « Orientations », « Vouloir » prend sa place et son supplément devient « Nouvelles de Synergies Européennes » à partir de mai 1994. Cette fois, les deux revues s’inscrivent dans le cadre de l’Association « Synergies Européennes », qui sera créée par des dissidents du GRECE, des animateurs de l’EROE et des lecteurs de « Vouloir », après la rupture de décembre 1992 avec le GRECE, centré autour d’Alain de Benoist. Désormais les deux groupes organiseront leurs propres universités d’été.
Jean-Eugène van der Taelen meurt en janvier 1996.
En 1999, la revue « Vouloir » cesse de paraître. Son supplément « Nouvelles de Synergies Européennes » parait jusqu’en octobre 2002. « Au fil de l’épée », devenu supplément de « Nouvelles de Synergies Européennes », survit jusqu’en novembre 2003. Depuis lors, les textes sont envoyés sur la « Grande Toile » et repris par plusieurs sites, d’obédiences diverses.
« Vouloir » n’a jamais soutenu aucun parti politique ni servi de tribune pour autre chose que l’EROE ou « Synergies Européennes ».
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Introduction au colloque d'"Eurorus"
Lebbeke, 2 décembre 2006
Tout au long du dix-neuvième siècle, la Russie a été perçue comme le bouclier de la « Tradition » contre l’esprit de la révolution française. Elle était donc la référence de toutes les forces conservatrices et traditionnelles en Europe et ailleurs dans le monde. En 1917, avec la révolution bolchevique, cette image s’effondre. En un coup, la Russie devient l’avant-garde des principes révolutionnaires radicalisés à l’extrême. Les forces conservatrices remplaceront dès lors leur russophilie initiale par un éventail d’affects anti-russes, sur lesquels ne cesseront de tabler les propagandes anglaises puis américaines pour étayer leur politique d’endiguement et, plus tard, de « roll-back » (« refoulement »), un « roll-back » non plus nucléaire comme l’avait théorisé John Forster Dulles au début des années 50, mais un refoulement porté par le soft power, le pouvoir idéologique, qui génère des « révolutions colorées » depuis la chute de l’URSS et la déliquescence de la CEI.
Pendant la guerre froide, nous courrions le risque de subir, sur le sol européen une troisième guerre mondiale, qui aurait achevé de ruiner définitivement notre civilisation. Dans ce contexte, dès les années soixante, en notre pays, le ministre des affaires étrangères Pierre Harmel, et le militant politique jugé extrémiste, Jean Thiriart, ont jugé cette situation inacceptable. Pour Pierre Harmel, les petits pays des deux blocs devaient s’efforcer de diminuer le risque de conflagration mondiale, en développant, entre eux, des relations bilatérales, aussi étroites que le permettait l’inféodation aux blocs. L’objectif était d’éviter la guerre, de la retarder. Pour la Belgique, ces relations bilatérales se sont nouées essentiellement avec la Pologne et, dans une moindre mesure, avec la Roumanie de Ceaucescu. Ailleurs, comme en Allemagne, cette tentative d’éviter le conflit, se traduisit par l’Ostpolitik de Brandt.
[Addendum post colloquium : Pour Thiriart, l’européisme hostile aux blocs s’est d’abord traduit par l’espoir de voir l’OAS anti-gaulliste faire de la France un « Piémont » qui, à l’instar de cet ancien royaume du nord de l’Italie qui a uni la péninsule sous la poigne de Cavour et de Garibaldi, unirait l’Europe sous le signe d’une libération des peuples végétant sous le duopole instauré à Yalta. Mais De Gaulle, ennemi de l’OAS, mènera une politique de désengagement français ; Paris quittera l’OTAN, tandis que l’OAS, et Thiriart dans son sillage et à son corps défendant, étaient rejetés hors de toute sphère de décision. Thiriart optera dans un second temps pour une politique pro-chinoise, pour un soutien à la voie roumaine en Europe de l’Est, pour une alliance avec les régimes laïques arabes, nassériens ou baathistes, trois orientations politiques qui connaîtront malheureusement l’échec, forçant Thiriart à interrompre momentanément toute activité politique et tout travail idéologique].
En 1972, coup de théâtre, Nixon et Kissinger renouent les relations rompues entre la Chine et les Etats-Unis, depuis la prise de pouvoir par Mao en 1949. L’objectif de ce renversement d’alliance est toujours de contenir la Russie, de parfaire la fameuse politique de l’endiguement et, aussi, de rompre définitivement l’unité du bloc communiste, déjà sévèrement compromise par les différends frontaliers sino-soviétiques et les querelles idéologiques. A partir de ce moment, naît l’idée d’une solidarité voire d’une alliance entre l’Europe et la Russie. L’exposant le plus précis de cette idée a été l’Italien Guido Giannettini, auteur d’un livre sur les relations sino-soviétiques : Dietro la Grande Muraglia. Pour Giannettini, la nouvelle donne impliquait une solidarité euro-russe, face au nouveau tandem sino-américain.
Entre 1985 et 1989, quand Gorbatchev inaugure sa période de « glasnost » et de « perestroïka », un immense espoir nous a secoués, nous Européens, si bien que nous pouvions paraphraser Martin Luther King en disant « We all had a dream ». Mais nous avons rapidement déchanté, essentiellement pour cinq motifs : 1) La gestion catastrophique d’Eltsine sur le plan économique, avec la vente à l’encan des ressources de la Russie ; 2) La ruine générale de la Russie, avec une inflation digne de la République de Weimar en Allemagne dans les années 20 du 20ième siècle ; 3) La mise en œuvre de la stratégie Brzezinski, visant la fragmentation des territoires de l’ancienne URSS et de l’ex-Empire des tsars, en pariant notamment sur les éléments turcophones et islamiques ; 4) La guerre de Tchétchénie, déclenchée sous Clinton par l’alliance entre les Etats-Unis, la Turquie et les fondamentalistes wahhabites, financés par l’Arabie Saoudite ; 5) Le harcèlement médiatique contre Poutine, dont le Soir, le quotidien principal de Bruxelles se fait le triste relais.
Ce faisceau de faits nous oblige à constater que nous sommes à nouveau dans une situation de guerre froide, alors que personne, ni à gauche ni à droite de l’échiquier politique en Europe, ne l’avait voulu.
C’est pourquoi je salue une initiative comme ce colloque de la nouvelle association « Eurorus », que j’accepte d’être le modérateur dans les débats qui vont, tout à l’heure, confronter des personnalités aux trajectoires très différentes, au passé jugé parfois sulfureux, mais ce goût de soufre est décidément bien préférable à l’atmosphère feutrée et aseptisée du ronron médiatique contemporain.
Je déclare le colloque ouvert.
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Gilles Lipovetsky et la société de déception
Benoit Ducarme / Robert Steuckers :
La société qu’ils nous ont fabriquée : une société de déception (Gilles Lipovetsky)
Depuis plus de deux bonnes décennies, nous connaissons l’excellence des travaux de Gilles Lipovetsky. Son ouvrage « L’ère du vide », de 1983, est rapidement devenu un classique de la pensée politique et sociologique contemporaine. Ce classique a été suivi d’un autre ouvrage important, « L’empire de l’éphémère », paru chez Gallimard en 1987. Pour Lipovetsky, disciple de Max Weber à plus d’un titre, la société libérale occidentale -celle dans laquelle nous sommes plongés et où nous végétons à notre corps défendant en tant qu’esprits critiques identitaires- est une société désenchantée ; c’est pourquoi, au bout de quelques décennies d’hypertrophie, elle débouche sur le vide, à force, explique Lipovetsky en poursuivant son raisonnement wébérien, de ne s’attacher qu’à l’éphémère, qu’à un présent furtif et trivial, qui passe et qui passe très vite.
Nous en déduirons qu’une société n’est cohérente que si elle garde mémoire vive, souvenirs durables, pour re-projeter de la cohérence vers les temps qui viennent. « Archéofuturisme » dirait Guillaume Faye, lecteur attentif de Lipovetsky comme nous allons le voir. Car, justement, dans l’orbite de la pensée contestatrice identitaire, seul ce sacré Guillaume Faye a attiré notre attention, et l’attention du public néo-droitiste, sur l’œuvre de Lipovetsky, à l’époque de gloire et de pertinence du GRECE. Notamment dans les colonnes de « Panorama des idées contemporaines », revue dirigée par le grand indianiste et sanskritologue français Jean Varenne, prématurément décédé en 1997.
Du désenchantement à la déception
Les analyses de Faye, dans la revue de Varenne, étaient claires, succinctes et pertinentes. Elles constituent aujourd’hui un socle qui nous permet de revenir à Lipovetsky. Surtout à un petit ouvrage récent, très abordable : en fait, il s’agit d’un entretien avec Bertrand Richard, où Gilles Lipovetsky, philosophe et sociologue, explicite son nouveau concept de « société déceptive », après avoir diagnostiqué les nouveaux maux accumulés dans nos sociétés de plus en plus désenchantées (que dirait Max Weber, s’il revenait parmi nous ?). Les sceptiques d’entre les nôtres nous diront, narquois et désabusés, que Lipovetsky n’innove en rien. Ce désenchantement, omniprésent, avait déjà été fustigé par bon nombre d’auteurs dès le 19ième siècle ; Lipovetsky, par conséquent, ne ferait que réchauffer un concept ou un complexe de concepts au moins une fois séculaire.
Sans doute, ces sceptiques ont-ils raison. Mais partiellement seulement. Car le 19ième siècle conservait, à vaste échelle, des espaces intacts, des communautés rurales et villageoises, certes non dominantes, ou des communautés urbaines bien organisées mais encore à l’échelle humaine (que l’on songe aux travaux du sociologue Ferdinand Tönnies, ou aux réflexions de Heidegger sur sa propre petite ville de Messkirch). Aujourd’hui, la consommation effrénée, véhicule de l’amplification démesurée du désenchantement, selon Lipovetsky, s’insinue jusqu’au fin fond des campagnes, qui calquent le comportement ultra-consumériste des grandes métropoles.
Il n’y aura pas de « fin de l’histoire » !
Mais la force de l’argumentaire lipovetskyen, c’est qu’il n’est en rien moralisant. Lipovetsky est un observateur du réel humain. Il observe et comptabilise nos déceptions : nos efforts à consommer sont insatiables, n’atteignent jamais les objectifs d’acquisition, de démultiplication quasi infinie de plaisirs. Ce mirage, plutôt cette succession incessante de mirages, tous plus mirobolants que les autres, engendre la déception. En cela, la déception est donc plus que le désenchantement de Max Weber, qui, lui, faisait aussi allusion à l’évanouissement des espoirs et des consolations de la religion voire de la religiosité populaire, des traditions locales, des processions et autres rites liturgiques qui rythmaient la vie et que les esprits forts brocardaient, en s’imaginant imiter Voltaire. La déception est donc un stade ultérieur, un avatar encore plus triste du désenchantement, qui mélancolise encore davantage la vie.
Alors, sur ce fonds d’épouvantable morosité ou sinistrose, assistera-t-on, très bientôt, à une « fin de l’histoire » ? Non, répond Lipovetsky, parce que, s’empresse-t-il d’ajouter, ce concept de fin d’histoire n’a pas de sens, vu qu’il n’y a jamais eu de fin de l’histoire, que toujours elle a redémarré, et parfois de manière bien inattendue.
Dans l’entretien qu’il accorde à Bertrand Richard, Gilles Lipovetsky retrace son itinéraire : il a d’abord critiqué cette nouvelle philosophie du soupçon « foucaldienne » (c’est-à-dire dérivée de l’œuvre de Michel Foucault), qui percevait, derrière les mécanismes du nouveau consumérisme, qui se déployait tous azimuts, un mécanisme subtil et occulté de contrôle, de mise au pas des âmes et des corps. Dans le mixte idéologique dominant des années 70, les intellectuels avaient tendance à mêler Orwell et Foucault, pour annoncer une sorte d’apocalypse de grisaille, où même Big Brother, pourtant présent, n’aurait plus eu ni nom ni visage. Lipovetsky avait critiqué -et critique toujours- cet « apocalypsisme » noir et exagéré.
Le « mal de l’infini »
Il constate toutefois, avec Tocqueville et Durkheim, que l’accumulation de biens matériels et consommables, rend les hommes malheureux, dans la mesure où ils ne tolèrent plus les inégalités devant la possession de biens (et même de biens meubles, périssables et éphémères). Comme Durkheim, Lipovetsky « repère le ‘mal de l’infini’ (de l’infini des choses ‘acquérables’) qui, entraîné par la perte d’autorités des règles sociales, est générateur d’un profond désappointement ».
Ce désappointement ou cette déception ubiquitaire, structurelle et permanente, ne concerne pas seulement la sphère sociale et économique. Elle déborde sur le politique, tout simplement parce que la démocratie libérale -qui est arrivée sur scène immédiatement avant la révolution industrielle, l’amorce de la consommation d’objets très vite sérialisés, et qui marque le début du « règne de la quantité »- « porte structurellement en elle la déception », parce qu’ajoute Lipovetsky à la suite du théoricien français contemporain de la démocratie, Claude Lefort, elle est un pouvoir qui n’appartient à personne. Au fil du temps, le mélange des genres, l’alignement des programmes les uns sur les autres, a conduit à l’absence de résultats politiques tangibles, vu l’impossibilité d’une décision tranchée ; d’où la défiance générale des électeurs, avec tous les phénomènes connexes que cela entraîne : absentéisme électoral, désintérêt pour les débats, mépris pour les élus… Conclusion : la démocratie libérale est incapable de répondre au désir de bonheur (p. 70), alors qu’elle le promet, qu’elle prétend être la seule à pouvoir l’offrir aux peuples, comme elle l’inscrit par ailleurs dans deux textes fondamentaux : la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 et la Déclaration des droits de l’homme de 1789.
De l’Etat à la tribu
Par conséquent, les peuples, déçus, retournent vers des échelons plus visibles et palpables pour trouver ce bonheur qu’on leur a promis et dont on les a frustrés : cet échelon est la tribu (voir les travaux de Michel Maffesoli) ou la communauté minoritaire, qui harcèlera l’Etat démocratique ou la fameuse « République » dont on se gargarise aujourd’hui en France. Les diasporas se rebiffent, entrent en rébellion, ne trouvant ni sens ni bonheur dans cet Etat ou cette « République », qui ne sont ni le leur ni la leur, ne relève pas de leurs traditions ou de leur mémoire. Les minorités ethniques, linguistiques ou régionales se mettent également à regimber et à suggérer de nouvelles formules de représentation, dont les exemples les plus emblématiques demeurent les projets de Robert Lafont pour l’Occitanie et de Gianfranco Miglio pour la Padanie. Pour Lipovetsky : « L’âge de l’escalade déceptive voit monter la tyrannie des minorités activistes ». Phrase qui ne dénonce évidemment pas d’éventuels partisans de Lafont ou de Miglio, mais les minorités diasporiques qui revendiquent pour mieux déconstruire encore un Etat-reliquat et rafler avantages matériels et autres aux autochtones, amortis, déçus et dépolitisés.
Pour un nouvel ascétisme
Lipovestsky, prudent, ne propose aucune solution, craignant sans nul doute les foudres d’une inquisition, plus sauvage en France qu’ailleurs, comme le prouvent les démarches récentes de l’Académicien René Rémond, qui veut courageusement mettre un holà au train des lois liberticides qui empoisonnent la vie universitaire hexagonale. Quand on approche des zones aussi dangereuses de l’actualité, doit-on craindre, effectivement, d’être houspillé dans la géhenne de l’incorrection politique ? Peut-être. Ou peut-être non. Finalement, la question n’a pas tant d’importance ici. Lipovetsky, avec une prudence de Sioux, n’indique qu’un levier possible : celui qui s’incarne dans l’action de militants anti-publicitaires, qui entendent ruiner le prestige des logos, forcer ainsi les marchés à diminuer les prix, inciter à une simplicité existentielle, à un retour à un ascétisme non forcé, non caricatural, non doloriste. Parmi les indices de cette simplicité et de cet ascétisme, Lipovetsky place aussi quelque espoir dans les mesures volontaires, émanant de citoyens, et volontaristes, émanant des instances politiques, en faveur des défavorisés (certaines soupes au lard, distribuées aux miséreux des villes françaises, au creux de l’hiver et qui suscitent la haine de quelques préfets repus ?), parce que tout cela montre « que l’acquisition hédonistique de biens marchands n’apparaît pas comme l’alpha et l’oméga de la vie ».
Hédonisme et consumérisme, conclut Lipovetsky, sont finalement des phénomènes très récents. Et, en peu de temps, ils ont déçus. Terriblement. Profondément. Ils vont donc être forcément congédiés. Par une révolution culturelle qui « réévaluera les priorités de l’existence, la hiérarchie des finalités, la place des jouissances immédiates dans le système des valeurs » (p. 109). Ensuite : « A un moment donné, les hommes trouveront le piment de la vie ailleurs que dans l’hédonisme consommatoire ».
Il ne pourra pas en être autrement. Et nous nous en réjouissons.
Benoit Ducarme / Robert Steuckers.
Références : Gilles Lipovetsky, La société de déception, Editions Textuel, Paris, 2006, 17 euro, ISBN 2-84597-195-8.
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