Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1989
Monnaie et Europe
par Pierre Le Vigan
"Un krach financier est-il possible?". C'est sur cette in-terrogation que s'ouvrait Dynasteurs, sept mois a-vant le krach (mars 1987). La réponse positive don-née à cette question mettait l'accent sur la décon-nexion entre économie "réelle" (assise sur la pro-duc-tion) et économie financière. Cette déconnexion, no-tée par la plupart des observateurs, se mesurait par l'écart croissant entre une production en crois-san-ce faible, surtout s'agissant de la production in-dus-trielle (hors services), et des transactions finan-cières en plein essor.
"Le marché monétaire international, note C. Alphan-dery, fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-qua-tre (…) et enregistre des transactions quotidiennes pour des montants avoisinant 10.000 milliards de dollars" (Le Monde, 17 avril 1987).
Le cancer financier
La désintermédiation financière, c'est-à-dire l'accès di-rect des firmes au marché financier contribue à trans-former "le marché de l'argent (…) en un mar-ché parfait, exemple pur de la cause libérale", expli-que M. Bertoniche qui note encore: "les mouve-ments financiers sont devenus sans commune me-sure avec ceux des marchandises: le rapport est de 50 à 1, puisque pour 5 milliards de dollars (en mo-yen-ne) d'échanges commerciaux quotidiens, les flux monétaires à travers les frontières sont supérieurs à 200 milliards de dollars" (Le Monde, 24 février 1987).
Un véritable "cancer financier" se serait ainsi déve-loppé, l'hypertrophie de la sphère financière créant des "bulles spéculatives" et menaçant en retour l'é-co-nomie réelle, déjà atone, de déstabilisation. Ainsi, la baisse des cours consécutive au krach de 1987 a ac-centué la fièvre d'offres publiques d'achats.
Cette analyse, juste à certains égards, aboutit néan-moins à rendre extérieur (exogène) le krach financier par rapport à l'ensemble des logiques économiques en œuvre aujourd'hui. Or, la financiarisation qui a abou-ti à un premier krach n'est pas étrangère —bien au contraire— aux stratégies de financement des entre-prises et aux conditions qui leur sont faites par l'E-tat (voir notamment Pierre Vosges, "Croissance fi-nancière dans la crise et mesure des profits totaux", in Issues n°17, 1983).
Une diminution de la valeur ajoutée produite par les entreprises
S'agissant du premier aspect, il n'est pas inutile de rappeler le sens de cette banalité qui est que les en-tre-prises recherchent le plus haut taux de profit.
Cela veut dire que les choix d'investissement sont ef-fec-tués en fonction du rapport entre le profit et le capital total avancé.
La valeur ajoutée n'est donc pas maximisée par rap-port au capital matériel et financier mais avant tout par rapport aux salaires (productivité du travail, dite apparente). On observe en l'occurence une diminu-tion de la valeur ajoutée produite par les entreprises.
Précisément, Jacky Fayolle a démontré qu'un inves-tissement brut industriel d'un montant identique a généré depuis 10 ans une valeur ajoutée supplé-mentaire décroissante, des importations de plus en plus con-sidérables, et un effet sur l'emploi qui, de positif en 1970, est devenu négatif 10 ans plus tard.
La recherche du taux de profit le plus élevé possible aboutit ainsi à une inefficacité économique en terme de valeur ajoutée créée, donc d'emploi. Mais les ef-fets de cette dictature du taux de profit sont considé-rablement aggravés quand l'Etat pratique, ou du moins accepte, des taux d'intérêt réels élevés. Ceux-ci sont toujours présentés comme un moyen de pro-motion d'un franc fort.
Le franc fort
Or, l'idée de la nécessité d'un franc "fort" relève de plu-sieurs postulats sur lesquels il faut s'interroger. Ainsi est-il admis que seul un franc fort protègerait l'é-pargne populaire.
En fait, la protection de celle-ci nécessite seulement que le taux de rémunération des dépôts soit supé-rieur au taux d'inflation.
Plus généralement, un franc fort serait le signe d'une économie forte, et comme tel devrait être défendu. Mais quand ne se manifeste aucunement la caracté-ris-ti-que principale d'une économie forte, la capacité de dégager un excédent commercial, —cas de la Fran-ce depuis 1986— le choix d'un franc fort artifi-ciellement, par des taux d'intérêt réels élevés, expri-me une orientation fondamentale de politique écono-mique qui est le développement massif des exporta-tions de capitaux.
La part grandissante des investissements à l'étranger des grandes entreprises françaises est une consé-quen-ce de cette politique si tant est que la vraie poli-tique industrielle des libéraux est leur politique monétaire.
La contradiction majeure
La recherche d'un franc fort, dans une situation où l'économie ne donne pas aux libéraux d'autres ar-mes que les taux d'intérêt, enferme dans une contradiction. D'une part, les taux d'intérêt élevés sont né-cessaires, tant à la venue de capitaux étrangers qu'à l'exportation de capitaux français (achats d'usi-nes, création de réseaux commerciaux…) condi-tion-nés par la défense du taux de change; d'autre part, ils maintiennent l'asthénie de l'investissement et donc contribuent à la non compétitivité alimentant un déficit commercial qui affaiblit le franc.
La solution de fond ne peut être extérieure: deman-der à la République Fédérale d'Allemagne de soute-nir le franc par des achats.
La situation de la RFA —et du Japon— montre de plus qu'une économie à fort excédent commercial, si elle dispose de marges supérieures pour maintenir l'ac-tivité et l'emploi à un niveau plus satisfaisant se heurte à l'étau américain.
En effet, la menace d'un déficit budgétaire accru des Etats-Unis fonctionne comme un formidable moyen de pression puisqu'elle équivaut à une nouvelle bais-se du dollar qui renforce la compétitivité des expor-ta-tions américaines, menace les marché européens et donc les balances commerciales de nos pays.
La stratégie américaine: faire financer le déficit des USA
Or, les Etats-Unis financent leur déficit budgétaire par des taux d'intérêt qui, pour inciter à l'achat de bons du trésor, doivent être supérieurs à ceux cons-ta-tés en Europe.
L'appel aux capitaux étrangers pour financer le dé-fi-cit budgétaire américain nécessite donc une baisse re-lative des taux des pays abritant des masses consi-dérables de capitaux disponibles, essentiellement la RFA et le Japon.
Mais cette pression à la baisse ne doit pas, pour les Amé-ricains, aboutir, par la relance des investisse-ments, à un renforcement réel des économies euro-péennes, pays "forts" (RFA) et "faibles" (France) confondus.
Il y a donc chantage américain à un dollar (encore plus) faible, auquel pousse la reprise de l'inflation aux Etats-Unis, dont l'écart avec le Japon et la RFA est d'environ 4% début 1988.
Européens et Japonais acceptent le chantage américain
En acceptant ce chantage, Européens et Japonais sou-tien-draient donc le dollar avec leurs capitaux tout en acceptant une relance intérieure à fort contenu d'im-portations américaines, afin de limiter le déficit commercial d'outre-atlantique. Or, en acceptant de ser-vir de béquilles à l'économie américaine, le Ja-pon, la RFA et leurs zones d'influences économi-ques respectives compromettent leurs propres inté-rêts.
Ainsi pour la RFA, les orientations retenues pour 1988 consistent-elles, sous prétexte de "conver-gen-ce des politiques économiques", dans une réduction de l'excédent commercial, une hausse de la demande intérieure supérieure à celle du PNB, en bref tous les éléments d'une pénétration accrue du marché intérieur par les produits américains.
Il s'agit, note l'économiste communiste Yves Dimi-co-li, de "faire la place à la surproduction améri-caine" —et ce non sans risques de relance inflationniste et donc de nouvelles montées des taux d'intérêt, alle-mands d'abord, européens ensuite par voie de con-sé-quence.
Au Japon, M. Nakasone a demandé aux Japonais de dé-penser 100 dollars supplémentaires en produits amé-ricains (contre 583 dollars par an actuellement)!
L'Europe —qui n'a pas les marges de concession du Japon, —et qui devrait se poser la question du pour-quoi de ces concessions— est donc prise dans une con-tradiction insoluble si elle accepte de servir de bé--quille à l'économie américaine et en d'autres ter-mes, si elle pense la crise comme déséquilibre du sys-tè-me mondial.
Il y a toujours eu déséquilibre...
Celui-ci a en effet toujours été en déséquilibre et la vraie question est de savoir qui profite de ces désé-qui-libres. En ne remettant pas en cause leur inté-gra-tion dans ce système mondial, les pays européens sont donc condamnés à tisser indéfiniment la toile de leur dépendance en soutenant une économie améri-caine à la fois défaillante (son avance technologique a disparu) et toujours dominante pour des raisons monétaires et du fait de la place géopolitique des Etats-Unis dans le monde. L'issue réside donc, com-me le montre bien le numéro sur l'Amérique de la revue J'ai tout compris (n°5, janvier 1988), dans l'autonomie croissante de la sphère économique européenne.
En effet, les mouvements qui affectent les Etats pris isolément sont devenus d'une force difficilement sur-montable. Le rapport entre les réserves de change des Etats et les capitaux détenus par les agents éco-nomiques privés était, il y a 20 ans, de 5 à 1 en fa-veur des Etats. Il y a 10 ans, il était de 1 à 3 (donc en faveur des marchés privés).
Maintenant, il est de 1 à 10. "Les Etats luttent actuel-le-ment pour la survie de leur identité" (François Rachline, "La crise financière et les Etats débordés", Le Monde, 6 juin 1988).
Retour à l'étalon-or?
Dans cette situation, l'idée du retour à un système de change étalonné sur l'or consiste à prendre l'effet pour la cause, la suppression des taux de change fixes pour la cause des mouvements massifs de capi-taux alors que c'est l'inverse (1). Cette proposition po-se de toute façon des problèmes insolubles (voir encadré).
La proposition de création d'un étalon-matières pre-mières auquel seraient liées les devises-clés n'est pas plus satisfaisante en raison du caractère tendancielle-ment décroissant des prix des matières premières, du risque de fortes fluctuations dues à la substituabilité, aux spéculations sur le niveau des stocks, aux inter-ven-tions étatiques. Tous ces élements feraient d'un indice de prix de matières premières "certainement l'un des plus mauvais indicateurs imaginables de l'in-flation mondiale" (Pierre Noël Giraux, "Un rideau de fumée", Le Monde, 17 mai 1988).
Il ne jouerait ni comme réducteur d'incertitudes, ni comme réducteur de l'hégémonie américaine.
La souveraineté monétaire
Il faut donc, pour organiser une maîtrise européenne de la croissance et une reconquête du plein emploi, commencer par le commencement: la souveraineté monétaire. Dans le cas d'une économie ne bénéfi-ciant pas du privilège du dollar-monnaie nationale et internationale —celle-ci nécessite le contrôle des ca-pi-taux et de la création monétaire (à 90% par les ban-ques). Diverses mesures s'ensuivent:
On peut rompre avec la facturation en dollar des ven-tes françaises aux Etats-Unis. On peut empêcher la spéculation par divers systèmes de pénalités frappant les comptes des non résidents des banques euro-péen-nes. On peut, en opérant une nécessaire unifica-tion monétaire européenne, accroître fortement la co-opé-ration dans un premier temps entre les banques cen-trales notamment par la mutualisation d'une par-tie des réserves de change.
Il est clair qu'une telle politique nécessite un rôle nou-veau de la RFA qui, comme le note justement Jean-Jacques Rosa, "nous dicte à travers le S.M.E. une restriction monétaire obsolète" (Le Figaro, 6 et 7 février 1988).
Une baisse des taux d'intérêt
Or, la politique monétaire doit se donner en Europe l'objectif premier d'une baisse des taux d'intérêt. Il est en effet simple à comprendre que si les taux d'in-térêt réels (c'est-à-dire déduction faite de l'inflation) sont —comme c'est le cas actuellement— supérieurs aux taux de profits des entreprises, celles-ci préfère-ront les investissements de portefeuille aux investis-sements productifs, physiques ou immatériels.
Il faut donc que les taux d'intérêt réels soient "posi-tifs pour permettre le financement du futur, le finan-ce-ment sain —par l'épargne— de l'investissement, mais inférieurs au taux de croissance en volume du Produit Intérieur Brut pour ne pas déprimer l'activité économique" (Pierre Pascallon, "Le fardeau des taux d'intérêt réels élevés: insurmontable?", Les Pe-ti-tes Affiches, 24 septembre 1986).
Un tel objectif nécessite une déconnexion entre les taux en Europe et les taux américains.
La France y est particulièrement intéressée puis-qu'en-tre ses taux à long terme et ceux des Etats-Unis existe la plus forte corrélation des grands pays in-dus-triels.
Les deux scénarios de Michel Aglietta
L'enjeu capital des taux d'intérêt réels —ou taux d'ac-tualisation— relevé par Jean-Gilles Malliarakis (voir Troisième Voie, n°2, 1987) est l'objet des analyses de nombreux économistes. Michel Aglietta dé-fi-nit ainsi la principale conséquence de la hausse des taux d'intérêt réels: "La concomitance d'une crois-sance déprimée, d'un investissement insuffisant, d'une dégradation de l'emploi et d'un déplacement du partage des revenus au détriment des salariés" ("Le défi communautaire", République, n°1, 1988).
Afin de se remettre sur ce que les économistes appellent un sentier de croissance, Michel Aglietta envisage deux scénarios.
Le premier consisterait à revenir à un système de chan-ges intra-européens flottants au service de la ré-duction des déficits extérieurs pour un taux de crois-sance préalablement choisi en fonction d'un objectif de réduction du chômage.
Un tel scénario, "souplesse des taux de change dans un espace financier caractérisé par une grande mobilité des capitaux, soumettrait le SME aux mêmes ava-tars que le SMI (système monétaire internatio-nal)", d'où, à notre sens, l'extrême importance de l'établissement d'un contrôle des capitaux rigou-reux.
Le deuxième scénario envisagé par M. Aglietta con-sis-te dans l'instauration d'une solidarité budgétaire entre pays et régions d'Europe au service de la crois-sance. Ceci implique un système de changes fixes.
Changes fixes et dimension continentale
Or, que l'Europe s'unisse économiquement en évo-luant vers l'économie dirigée —ce qui suppose l'é-mergence d'un pouvoir politique européen assurant cette direction— ou qu'elle reste un champ de ma-nœuvres des multinationales, il n'en reste pas moins que les conséquences logiques de l'acte unique euro-péen sont claires: "le marché intérieur européen dans le domaine des biens et services implique les chan-ges fixes; ces derniers et l'intégration financière con-duisent à une abolition des souverainetés monétaires nationales" (art. cit.).
La conséquence inévitable, plus que le maintien —tou-jours réversible— de monnaies nationales à taux de change fixe avec définition en commun des objectifs de croissance monétaire, c'est la création d'une monnaie unique européenne.
La première étape en serait bien sûr la substitution d'in-tervention en Ecus aux interventions bilatérales en monnaies nationales.
Mais le point important est qu'une telle monnaie peut être mise au service de politiques parfaitement divergentes.
Le contrôle européen —et non plus national— des mouvements de capitaux sera encore —si la volonté politique qui prévaut est celle d'un développement fondé sur le plein emploi des hommes— un des élé-ments indispensables de la politique monétaire de l'Eu-rope vis-à-vis du Yen et du Dollar, politique qui déterminera le niveau des taux d'intérêt dans nos pays, et donc largement le volume de l'activité et de l'emploi.
Techniquement, la déconnexion est donc parfaite-ment possible. Il reste aux Européens à apprendre à vouloir.
Pierre LE VIGAN.
Note:
(1) Sur la crise du système monétaire international, voir notamment Paul Fabra, "Le Saint Graal des chan-ges fixes"; Patrick Verley, "Le mythe de l'étalon-or", (Le Monde, 9 Mars 1988), et la remar-quable analyse de Jean-Marc Siroën, "Quoi de nou-veau?… l'hégémonie américaine", qui met en garde contre les illusions que l'internationalisation d'autres monnaies que le dollar (Ecu, Yen) rétablirait à elle seu-le l'"équilibre" du système et soustrairait Europe et Japon aux pressions américaines (Le Monde, 22 mars 1988).