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dimanche, 23 juin 2024

Le choix (forcé) de Kim

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Le choix (forcé) de Kim

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/la-scelta-obbligata-di-kim/

Kim Jong-un n'a pas eu le choix. L'administration Biden avait immédiatement fait sauter tous les accords conclus avec Trump. Des accords commerciaux et des perspectives de coopération d'autant plus importants qu'ils mettaient fin à un état de tension, de guerre larvée, qui durait depuis plus d'un demi-siècle.

Pendant cette période, le "dossier Corée" n'avait cessé d'être une préoccupation majeure de Washington et de Langley.

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La stratégie de Trump a été excentrique, mais extrêmement efficace. Il avait saisi un moment d'escalade des tensions entre les deux Corées, Pyongyang intensifiant ses essais nucléaires et ses tirs de missiles. Au lieu de jouer les pompiers, il a élevé le niveau de la confrontation avec des mots. Il est allé jusqu'à traiter le dirigeant nord-coréen de "patapouf belliciste". Ce dernier lui a d'ailleurs répondu en le traitant de "vieux con".

Sous le radar, cependant, il travaillait d'une manière très différente. Le monde, terrifié par la menace nucléaire, a été stupéfait par l'image de The Donald posant paternellement une main sur l'épaule du jeune Kim.

Viens avec moi, mon garçon. Nous ferons de bonnes affaires ensemble.

Un grand succès diplomatique. Car pour Washington, l'échiquier de prédilection est, et a toujours été, le Pacifique. Et Trump, dans sa logique mercantile, considérait la Chine comme son seul véritable "concurrent". Détendre les relations avec la Corée du Nord, c'était donc tisser une intrigue, économique et commerciale, visant à contenir l'expansion de l'influence de Pékin. Et lui arracher un allié historique.

Mais la stratégie de Trump n'a pas plu à de nombreuses "puissances" américaines. En premier lieu l'industrie de l'armement, qui profite bien sûr de l'escalade des tensions internationales. Certainement pas de leurs résolutions.

Et c'est ainsi que l'administration Biden, qui est certainement une projection et un instrument de l'État profond, a également ici, en Corée, inversé la politique de Trump. Elle a ramené la situation plus de cinquante ans en arrière. Et, dans une certaine mesure, elle a déplacé les alliés de Séoul, désormais engagés sur la voie du dialogue avec leurs cousins séparés du Nord.

Et c'est à ce moment-là que le tsar est arrivé.

Vladimir Poutine a été accueilli avec les honneurs d'un triomphe à Pyongyang. Et il a ramené un accord de partenariat stratégique avec la Corée du Nord. Le meilleur traité d'alliance, le plus étroit, dans l'histoire des relations bilatérales.

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Car Pyongyang n'a jamais été un allié proche de Moscou. Quoi qu'en disent les analystes italiens plus ou moins improvisés... même ceux qui, en raison de leur histoire personnelle et d'un militantisme communiste ancien, oublié et renié, devraient bien connaître ce fragment d'histoire.

Depuis toujours, le grand frère de la Corée du Nord a été Pékin. Moscou est toujours restée, toutes proportions gardées, distante. Et les mandarins rouges ont toujours empêché les seigneurs du Kremlin de mettre le pied aussi loin à l'est. La Corée fait partie du jardin de la Cité interdite.

Mais les choses ont radicalement changé.

Pékin a acquis la conviction que Washington vise un choc frontal. En perspective, même un conflit militaire.

Cela inquiète Xi Jinping qui, du moins pour l'instant, souhaite éviter un conflit direct. Le temps joue en faveur de Pékin. Et les Chinois sont réputés pour leur patience.

Xi a donc laissé le champ libre à son ami Vlad en Corée. Il a maintenant atteint la confrontation directe avec Washington. Et, bien qu'obtorto collo, il ne peut plus reculer.

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Et Poutine, qui connaît bien l'art de la diplomatie, tisse un réseau de relations dans toute l'Asie du Sud-Est. Pas seulement à Pyongyang, mais aussi au Vietnam. Et il a même des échos à Séoul. Il se propose comme pacificateur dans les relations difficiles entre les deux Corées. Ce qui semble de plus en plus plaire aux Sud-Coréens. Qui veulent tout sauf devenir l'instrument d'une nouvelle guerre civile dévastatrice pour les intérêts... d'autres.

Avec ce geste, Poutine crée un problème pour Washington dans le Pacifique. Ce n'était certainement pas ce que souhaitaient les "stratèges politiques" de Biden. Leur objectif est d'épuiser Moscou dans des conflits limités au théâtre européen. En faisant combattre d'autres... Ukrainiens, éventuellement Moldaves, Géorgiens, Bosniaques....

Sans toutefois réaliser que la Russie pourrait répondre en élargissant la zone de conflit.

Comme c'est le cas aujourd'hui à Pyongyang.

Tambours de guerre en Europe, le conflit ukrainien s'étend à l'Afrique et l'adhésion de la Turquie aux BRICS

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Tambours de guerre en Europe, le conflit ukrainien s'étend à l'Afrique et l'adhésion de la Turquie aux BRICS

Mehmet Perinçek

Source: https://www.geopolitika.ru/es/article/tambores-de-guerra-en-europa-el-conflicto-de-ucrania-salpica-africa-y-el-ingreso-de-turquia

Suite aux déclarations du secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, en faveur de l'utilisation par l'Ukraine d'armes fournies par les pays occidentaux pour attaquer des cibles militaires sur le territoire russe, les pays occidentaux, l'un après l'autre, ont commencé à accorder à Kiev l'autorisation de le faire.

Chaque jour qui passe, le front atlantique prend de nouvelles mesures pour augmenter l'intensité de la guerre et même étendre son ampleur et son aire géographique.

L'Europe se prépare à la guerre

Le président français Emmanuel Macron parle depuis longtemps d'envoyer des troupes en Ukraine.

    Le monde entier a appris, grâce à des fuites d'enregistrements audio, que des généraux allemands envisageaient de faire tomber le pont de Crimée.

Bien entendu, il faut supposer qu'il existe de nombreux autres plans secrets qui n'ont pas été divulgués.

Les pays européens multiplient par plusieurs fois leurs budgets de défense. En Allemagne, le service militaire obligatoire est de retour. Même le ministre de la santé souligne que le système de santé du pays n'est pas adapté à la guerre et doit être restructuré.

À cet égard, le Royaume-Uni est déjà le premier à jeter de l'huile sur le feu.

La tentative d'assassinat du premier ministre slovaque Robert Fico et les menaces similaires contre le président serbe Aleksandar Vucic, qui ont des politiques différentes de celles de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni sur la question ukrainienne, montrent que le processus est entré dans une nouvelle phase.

Sans multiplier les exemples, nous pouvons affirmer avec certitude que l'Europe se prépare à la guerre et connaît un processus rapide de militarisation.

L'ère atlantique touche à sa fin

Pour comprendre ce processus, il convient d'examiner plusieurs évolutions.

Commençons par les faits généraux...

L'hégémonie atlantique est en déclin.

Par ailleurs, le centre de l'économie mondiale se déplace de l'Atlantique vers le Pacifique.

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Avec la pandémie et la guerre en Ukraine, chacun peut constater que le système néolibéral est à l'arrêt. Le front atlantique présente des lacunes dans presque toutes les guerres qu'il mène.

L'agression israélienne a échoué face à la résistance palestinienne, même les politiques génocidaires n'ont pas pu briser la résistance du peuple palestinien.

L'Occident n'a pas pu renverser Assad. Les plans occidentaux dans le Caucase du Sud ont échoué.

    Des mouvements d'indépendance fondés sur l'État émergent en Afrique. L'Amérique latine n'est pas différente.

Les pays du Golfe, tels que l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ne cèdent pas à la pression américaine. Ils agissent sur de nombreuses questions, telles que les questions militaires et les prix du pétrole, non pas en fonction des intérêts de Washington, mais de leurs propres intérêts.

En outre, les pays de toutes ces régions qui sont dans la ligne de mire de l'atlantisme se rassemblent.

Des partenariats tels que l'Organisation de coopération de Shanghai, les BRICS et l'Organisation des États turcs gagnent rapidement en puissance et façonnent un nouvel ordre mondial multipolaire.

Mauvaises nouvelles du front

Et le contexte de l'Ukraine...

Les sanctions économiques contre la Russie n'ont pas fonctionné. L'économie européenne a souffert, pas l'économie russe. Au contraire, la Russie a saisi l'occasion de rompre avec la dépendance à l'égard de l'Occident et de se concentrer sur sa production intérieure.

    La contre-offensive ukrainienne s'est révélée être un échec total. À un moment donné, pourtant, certains Occidentaux ont cru que l'armée ukrainienne allait défiler sur la place Rouge de Moscou.

Cet échec sur la ligne de front a également provoqué des fissures dans le régime de Kiev, entre factions qui se battaient pour occuper le trône, et l'Occident a commencé à chercher des alternatives à Zelensky. En outre, le mandat de Zelensky a expiré et il a perdu sa légitimité en ne convoquant pas d'élections.

Au cours de cette période, nous avons assisté à des accusations entre les bailleurs de fonds du régime de Kiev, principalement les États-Unis et le Royaume-Uni. Les désaccords entre Paris et Berlin sont également devenus visibles.

Nous verrons sans aucun doute des fissures plus profondes en Europe. Les gouvernements du vieux continent, qui ont adopté une politique de "l'Europe pour les États-Unis" au lieu de "l'Europe pour l'Europe", sont confrontés à des objections sociales chez eux.

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Il est inconcevable que les peuples d'Europe, qui paient déjà un prix économique, soient prêts à donner leur vie dans une guerre.

Tous ces développements créeraient inévitablement un sentiment de panique à l'Ouest. Ils feraient tout pour ne pas perdre la guerre.

La Russie semble se préparer à une offensive dans l'espoir de prendre un grand avantage sur le front. L'Occident entend dissuader la Russie de le faire. L'attentat terroriste contre le Mall Crocus avait pour but de distraire Moscou en déclenchant des perturbations internes et d'empêcher ainsi une éventuelle offensive. Toutes les déclarations de l'Occident, de l'envoi de troupes en Ukraine à l'autorisation d'utiliser ses armes sur le territoire russe, sont consacrées à la dissuasion.

Se préparer aux prochaines élections américaines

Les prochaines élections américaines doivent également être prises en compte.

Tout le monde a commencé à faire des projections basées sur le "retour de Trump". Qui remplira le vide lorsque Washington se retirera sur son propre continent, renonçant à la prétention de "commander le monde". Macron était très enthousiaste à ce sujet pendant la première ère Trump, mais les choses ne se sont pas déroulées comme il le souhaitait.

Lorsque Biden est arrivé au pouvoir, toutes les puissances européennes ont tranquillement accepté les directives de Washington. Après tout, elles partageaient le même état d'esprit que Biden. Aujourd'hui, une fois de plus, les centres européens se demandent s'ils doivent remplacer les États-Unis s'ils quittent la scène. Les forces prêtes pour une nouvelle aventure en Europe se préparent aux prochaines élections américaines.

L'Europe bluffe-t-elle ?

    Notre conclusion à partir de ce qui précède : il y a du bluff pour arrêter la Russie d'une part, et ceux qui veulent devenir le nouvel "Hitler" au sein de la grande bourgeoisie européenne, d'autre part.

Le conflit ukrainien s'étend à l'Afrique

Pour atteindre ces objectifs, le front atlantiste veut aussi étendre la géographie de la guerre.

En fait, ils ont déjà essayé à plusieurs reprises en Moldavie ou dans les pays baltes en utilisant la question de la Transnistrie. Mais cela n'a pas fonctionné.

Maintenant, il y a des mouvements dans une géographie encore plus lointaine : l'Afrique.

Il y a déjà une confrontation en Afrique. Les pays africains se rebellent contre les politiques néocolonialistes des États-Unis et de la France et les chassent progressivement du continent.

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La Russie, la Chine et la Turquie sont les piliers les plus importants pour les pays africains dans cette lutte. Ces trois pays font contrepoids au néocolonialisme sur les plans militaire, économique et politique.

Aujourd'hui, le front atlantiste a l'intention d'introduire un nouvel "acteur" en Afrique.

De nouvelles ambassades ukrainiennes ont récemment été ouvertes dans dix pays africains (Côte d'Ivoire, Ghana, Rwanda, Botswana, Mozambique, République démocratique du Congo, Soudan, Tanzanie, Mauritanie et Cameroun). Paris, en particulier, veut rattraper son échec sur le continent. Et pour l'Ukraine, c'est une façon de payer le prix de l'aide qu'elle reçoit de l'Occident.

Il a même été révélé que des forces militaires des services secrets ukrainiens combattaient au Soudan. L'objectif est de briser l'influence de la Russie en Afrique.

    Si Kiev envoie des troupes en Afrique pour la politique néocolonialiste de la France, elle tente également d'y recruter des soldats pour lutter contre la Russie en Ukraine.

Par exemple, après que l'Ukraine a ouvert une ambassade en Côte d'Ivoire, pays connu pour son soutien à la stratégie française, la presse a publié un document sur le recrutement de volontaires pour rejoindre l'armée ukrainienne. Au Sénégal, les autorités sénégalaises sont intervenues et les recruteurs ukrainiens ont été empêchés de rameuter des mercenaires pour le front contre la Russie.

Les ambassades ukrainiennes font également du lobbying pour la "paix" occidentale en Afrique en jouant la carte du "transport de céréales".

Comme il ne fait aucun doute que l'Ukraine poursuivra également la stratégie occidentale en Afrique, les activités de l'Ukraine viseront non seulement la Russie, mais aussi la lutte pour l'indépendance des peuples africains et donc la Turquie, qui est l'un des principaux soutiens de cette lutte sur le continent.

Adhésion aux BRICS : contribuer à la paix dans le monde

Les préparatifs de guerre en Occident et les plans visant à déplacer le conflit ukrainien vers l'Afrique révèlent clairement la menace qui pèse sur le monde.

Dans un tel contexte, l'annonce par la Turquie de sa volonté de rejoindre les BRICS revêt une importance particulière.

La consolidation du pouvoir par des organisations multipolaires telles que les BRICS est le moyen d'éviter la guerre. C'est l'unification du front eurasien qui peut dissuader les États-Unis et l'Europe de se lancer dans de dangereuses aventures.

Des BRICS forts et institutionnalisés, une Organisation de coopération de Shanghai forte, une Organisation des États turcs tout aussi forte obligeront Biden, Macron et Scholz à agir plus prudemment. Sinon, ils semblent prêts à recourir à toutes sortes de méthodes violentes dès qu'ils perçoivent la moindre faiblesse chez l'autre partie.

    En rejoignant les BRICS, la Turquie apporterait une contribution importante à la paix mondiale.

La Turquie ne doit pas chercher à faire de l'adhésion aux BRICS un levier pour négocier avec l'Occident, comme elle l'a fait par le passé sur différentes questions. Au contraire, la Turquie doit prendre des mesures concrètes dès que possible. 

Traduction anglaise pour Geopolitika.ru, par Dr. Enrique Refoyo, Source : https://unitedworldint.com/

samedi, 22 juin 2024

Bruits de guerre et logique géopolitique

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Bruits de guerre et logique géopolitique

Srdja Trifkovic

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/rumori-di-guerra-e-logica-geopolitica

Le monde est confronté au danger d'une grande guerre. Pour comprendre l'ampleur de cette menace, il faut aller au-delà des nouvelles en provenance d'Ukraine. Il faut aussi, d'une part, essayer d'apprécier de manière équilibrée le facteur variable de la volonté humaine dans la gestion des crises internationales et, d'autre part, les facteurs immuables de la réalité géographique.

La décision de Washington d'élargir l'OTAN et d'armer l'Ukraine contre la Russie était un acte de volonté humaine, tout comme la décision de Moscou de répondre à ce défi par la force militaire. La permanence de la position géographique de l'Ukraine, en revanche, fait de ce défi une question existentielle pour la Russie, tout comme le contrôle de la vallée du Jourdain et des hauteurs du Golan est une question existentielle pour Israël et le contrôle de ses mers côtières est une question existentielle pour la Chine. Un État qui aspire à la sécurité peut modifier des segments de son espace en construisant des grandes murailles et des lignes Maginot, mais il est inextricablement lié au cadre physique de son existence: à l'emplacement de son territoire, à sa position, à sa forme et à sa taille, à ses ressources et à ses frontières.

Toutefois, contrairement aux chaînes de montagnes et aux fleuves, les frontières ne sont pas des réalités fixes séparant la souveraineté et les autorités juridiques. Ce sont des arrangements politico-militaires susceptibles d'être modifiés en fonction des rapports de force. Elles n'ont rien de sacré ni de permanent. Pendant des siècles, elles ont évolué en faveur des plus forts et au détriment des plus faibles, indépendamment des revendications juridiques ou morales. La future frontière entre l'Ukraine et la Russie, ou entre Israël et ses voisins arabes, sans parler de la frontière maritime de la Chine, ne sera pas décidée à une table de conférence. Elles seront décidées par les réalités créées sur le terrain par la force et la menace de la force.

Bien entendu, les nouvelles frontières seront également remises en question au fil du temps. Leur durabilité dépendra principalement de la force des vainqueurs et du consensus de leurs décideurs pour défendre le nouveau statu quo. Dans le drame de la politique internationale, le pouvoir a toujours été fondé sur la force et la volonté. Le territoire et l'espace physique ont toujours été la monnaie d'échange dans cette affaire cruelle et dangereuse.

La plupart des Russes, des Juifs et des Chinois ont enfin compris qu'il n'y a pas de "bon" ou de "mauvais" côté de l'histoire. Au 20ème siècle, tous trois ont payé cher ce sophisme progressiste: la croyance que l'histoire est un agent indépendant qui conduira l'humanité vers un monde meilleur. Cette croyance engendre des visions mégalomanes et conduit aux horreurs du Goulag, de l'Holocauste et de la Grande Marche en avant. Cette idée fausse et fatale est pourtant bien vivante à Washington.

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L'idée fausse que l'histoire a des "côtés" explique également pourquoi une guerre avec la Russie dans un avenir proche, ou avec la Chine plus tard au cours de ce siècle, est une possibilité prévisible. Elle repose sur l'affirmation narcissique de l'exceptionnalisme américain, selon laquelle "nos valeurs" sont universelles (y compris le transgendérisme). L'affirmation, comme celle de Madeleine Albright, selon laquelle "si nous devons recourir à la force, c'est parce que nous sommes l'Amérique, la nation indispensable; nous nous tenons debout, nous voyons plus loin dans l'avenir que d'autres" est étroitement liée à cette affirmation. Cette folie facilite la déshumanisation et le meurtre d'ennemis désignés: en Serbie en 1999, en Irak en 2003, en Libye et en Syrie peu après.

Le corollaire de cette "vision" est qu'un monde qui n'accepte pas l'exceptionnalisme, l'indispensabilité et la prévoyance de l'Amérique ne mérite pas d'exister. Il est donc non seulement possible mais obligatoire de continuer à faire monter les enchères: la modération est une faiblesse et la retenue une lâcheté. Une telle approche de la politique entre les nations considère que le facteur spatial n'est pas pertinent, l'Amérique étant guidée par un concept abstrait d'intérêt national. En d'autres termes, "nos valeurs" continueront à définir "qui nous sommes" dans le contexte d'un "ordre international fondé sur des règles".

Contrairement à cette psychose collective, la plupart des autres États pensent en termes traditionnels et basent leurs calculs sur des espaces réels, visibles et tangibles. Plus un pays est grand, plus il est résistant, comme le montre l'expérience historique de la Russie. Au lieu que le conquérant engloutisse le territoire et en tire sa force, c'est le territoire qui, à plusieurs reprises, a englouti le conquérant et épuisé sa force.

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Cela n'a pas changé, même à l'ère nucléaire. C'est précisément à l'ère nucléaire - comme l'ont compris les Russes et les Chinois - qu'une grande puissance a besoin d'un vaste territoire pour déployer son potentiel de production et son efficacité militaire sur un espace aussi vaste que possible. La grande stratégie des deux puissances est basée sur la survie, la sécurité et le renforcement économique. Elle peut évoluer en fonction des circonstances spécifiques, mais elle découle toujours d'un ensemble d'hypothèses de base reconnues par les grands hommes d'État du passé, de César à Churchill.

À Washington, en revanche, les 30 dernières années ont été marquées par une déviation continue des expériences accumulées par les générations précédentes. Comme le montrent les exemples des rois Philippe II et Louis XIV, de Napoléon et d'Hitler, faire passer l'idéologie avant la géopolitique dans la formulation d'une grande stratégie - ou simplement permettre à la mégalomanie personnelle de l'emporter sur la raison - est un chemin sûr vers l'échec.

Les États-Unis semblent déterminés à suivre cette voie. L'isolement diplomatique presque total des États-Unis face aux actions d'Israël à Gaza est sans précédent et n'est qu'un exemple d'un malaise plus profond. La poursuite de la guerre par procuration en Ukraine, quels que soient les coûts et les risques, et malgré la situation militaire catastrophique sur le terrain, rappelle les puissances défaillantes d'antan qui comptaient sur la volonté pour vaincre la réalité.

Il ne s'agit pas seulement de l'Ukraine aujourd'hui ou de Taïwan demain. Le rejet de la réalité géopolitique est omniprésent dans l'administration actuelle, qui refuse de voir l'aspiration spontanée du système international à la polycentricité. Cette tendance est présente depuis le début du déclin de l'Empire romain jusqu'à aujourd'hui. L'Europe de l'ère classique de l'équilibre des pouvoirs - de la fin de la guerre de Trente Ans au déclenchement de la Grande Guerre - a fonctionné selon la matrice tissée dans l'Italie de la Renaissance. Elle s'est avérée efficace pour réprimer les contestataires qui aspiraient à un ordre hégémonique, de Louis XIV à Hitler.

Le système s'est effondré avec le suicide en deux temps de l'Occident entre 1914 et 1945, le bipolarisme de la guerre froide et le "moment unipolaire" de l'Amérique après l'implosion de l'URSS. L'unipolarité s'est révélée être un moment historique atypique et contre nature. Malgré la rhétorique hégémonique, chargée de platitudes idéologiques, il est impossible d'ignorer la dimension spatiale des rivalités dans des lieux géographiques spécifiques. L'Ukraine, le Moyen-Orient et Taïwan appartiennent tous au Rimland qui entoure le Heartland. La carte géopolitique a changé plus rapidement au cours des cent dernières années qu'au cours de toute autre période antérieure, mais la dynamique des conflits spatiaux entre les principaux acteurs est constante.

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Pendant près d'un demi-siècle après la Seconde Guerre mondiale, le monde a été régi par un modèle bipolaire relativement stable. Les deux superpuissances acceptaient tacitement l'existence de sphères d'intérêt rivales, comme en témoigne la retenue marquée des États-Unis lors des interventions soviétiques en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968.

Le jeu géopolitique se jouait alors dans les zones contestées du tiers-monde (Moyen-Orient, Indochine, Afrique, Amérique centrale), mais les règles du jeu reposaient sur un calcul relativement rationnel des coûts et des bénéfices des politiques étrangères. Les guerres clientélistes sont restées localisées. La rationalité implicite des deux camps a permis la désescalade de crises ponctuelles (Berlin 1949, Corée 1950, Cuba 1962) qui menaçaient de se transformer en désastre.

Le monde redevient multipolaire, mais les États-Unis ne sont pas encore prêts à l'accepter. Cette situation n'a pas de précédent historique: une puissance hégémonique a temporairement réussi à dominer le système de manière monopolaire et s'oppose maintenant à son retour à l'état normal de multipolarité. Du Congrès de Vienne à 1914, les relations internationales ont été dominées par un modèle stable de multipolarité équilibrée. Ce modèle a garanti à l'Europe et au monde 99 années de paix et de prospérité relatives. Les hégémons potentiels étaient confrontés à des coalitions prêtes à tous les sacrifices pour les vaincre, quelles que soient leurs différences idéologiques.

Aujourd'hui, la Russie et la Chine ont également des motifs potentiels de conflit entre elles, mais leurs différences sont mineures par rapport au défi que représente la suppression d'un hégémon qui ne connaît pas sa mesure. Nous avons assisté à une étrange inversion des rôles. L'Union soviétique était une force révolutionnaire, un perturbateur au nom d'objectifs utopiques idéologiquement définis. Pendant la guerre froide, elle a été combattue par une Amérique qui pratiquait l'endiguement pour défendre le statu quo.

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Aujourd'hui, cependant, les États-Unis sont devenus les porteurs d'un dynamisme révolutionnaire aux ambitions mondiales, au nom de normes idéologiques postmodernes. Ils se heurtent à une coalition informelle mais de plus en plus affirmée de forces plus faibles, telles que les pays BRICS en pleine expansion, qui s'efforcent de réaffirmer les principes essentiellement conservateurs de l'intérêt national, de l'identité et de la souveraineté de l'État. Ils s'opposent à la variante américaine de l'ancienne doctrine soviétique de la souveraineté limitée, qui porte aujourd'hui le nom d'"ordre international fondé sur des règles".

La nouvelle émanation américaine de ce concept juridiquement et moralement intenable n'a pas de domaine géographiquement limité, contrairement au modèle soviétique qui ne s'appliquait qu'aux pays du camp socialiste. Tôt ou tard, elle conduira à la création d'une contre-coalition comme celles qui se sont opposées avec succès à d'autres hégémons en puissance, de Xerxès à Hitler. La grande question reste de savoir si le duopole néoconservateur-néolibéral de Washington le comprendra, et à quel prix pour lui-même et pour le reste du monde.

Les puissances en déclin ont tendance à prendre des risques et à se déstabiliser, comme le montre l'exemple de Philippe II envoyant l'Armada contre l'Angleterre en 1588, ou de l'Autriche-Hongrie annexant la Bosnie en 1908. L'Amérique semble prête à faire de même à plus grande échelle en ce qui concerne l'Ukraine. Une grande partie de l'Europe, culturellement et moralement décrépite, semble prête à suivre docilement. L'histoire ne peut pas se terminer bien sans un sursaut tardif de raison dans l'Occident collectif.

Les relations internationales d'aujourd'hui sont conditionnées par des considérations géopolitiques qui priment sur l'idéologie. Aucun système de valeurs - et surtout pas la monstruosité de la liberté d'expression prônée par les États-Unis - ne peut modifier l'aspiration des grandes puissances (Russie, Chine) ou des puissances régionales (Israël) à accroître leur sécurité en étendant leur contrôle sur l'espace, les ressources et les voies d'accès.

L'essence de la compétition spatiale ne change pas, seuls les points de pression essentiels changent. L'élite politique américaine a intérêt à comprendre qu'il en sera ainsi jusqu'à la fin de l'histoire, ce qui ne se produira que lorsque le monde passera du temps à l'éternité.

vendredi, 14 juin 2024

Le sénateur américain Graham ne veut pas laisser la "mine d'or" qu'est l'Ukraine à la Russie et à la Chine

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Le sénateur américain Graham ne veut pas laisser la "mine d'or" qu'est l'Ukraine à la Russie et à la Chine

La guerre en Ukraine est une question d'intérêts économiques américains solides

Bernhard Tomaschitz

Source: https://zurzeit.at/index.php/us-senator-graham-wollen-goldgrube-ukraine-nicht-russland-und-china-ueberlassen/

Selon le récit occidental, le soutien à l'Ukraine a pour but de défendre les "valeurs" occidentales et la "démocratie". Ceux qui croient cela sont soit de bonne foi, soit des imbéciles. La guerre par procuration menée par l'OTAN contre la Russie en Ukraine sert plutôt les intérêts géopolitiques des États-Unis et les intérêts économiques les plus solides de Washington.

Lindsey Graham a confirmé dans l'émission "Face the Nation" de la chaîne CBS qu'il ne s'agissait pas d'une "théorie du complot" lancée par des "pseudo-poutinistes". Selon la transcription, l'influent sénateur de Caroline du Sud, qui se pose régulièrement comme un belliciste, a déclaré : "Les Ukrainiens sont assis sur dix à douze milliards de dollars de minéraux importants dans leur pays. Ils pourraient être le pays le plus riche de toute l'Europe. Je ne veux pas laisser cet argent et cette fortune à Poutine pour qu'il les partage avec la Chine. Si nous aidons l'Ukraine maintenant, elle peut devenir le meilleur partenaire commercial dont nous ayons jamais rêvé". Partenaire commercial pour les sociétés minières américaines, sans nul doute.

Et le républicain de poursuivre : "Ces dix à douze milliards de dollars de ressources naturelles importantes pourraient être utilisés par l'Ukraine et l'Occident, plutôt que d'être donnés à Poutine et à la Chine. La façon dont l'Ukraine sortira de sa situation actuelle est très importante. Aidons-les à gagner une guerre que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre. Trouvons une solution à cette guerre. Car ils sont assis sur une mine d'or. Donner à Poutine dix ou douze milliards de dollars pour des minéraux importants qu'il va partager avec la Chine est ridicule".

L'Ukraine possède d'importants gisements de minerai de fer et de titane, de lithium et de charbon. Le minerai de titane est d'une immense importance pour la construction de moteurs et de turbines, la technologie énergétique ainsi que l'aérospatiale et l'aviation, et le lithium pour la fabrication de batteries pour les voitures électriques.

jeudi, 13 juin 2024

Washington contre l'Inde. Même lorsque New Delhi est en concurrence avec Pékin...

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Washington contre l'Inde. Même lorsque New Delhi est en concurrence avec Pékin...

Enrico Toselli

Source: https://electomagazine.it/washington-contro-lindia-anche-quando-nuova-delhi-fa-concorrenza-a-pechino/

Être stupide n'est pas un défaut indispensable, mais cela aide pour se hisser au sommet des institutions américaines. Andrea Marcigliano a rappelé hier le nouveau front ouvert par Washington contre New Delhi, coupable d'avoir conclu un accord avec l'Iran pour le développement d'un port iranien qui renforcera les relations commerciales entre les deux pays. L'Inde, parmi les pays du groupe Brics, est le plus engagé à maintenir de bonnes relations avec l'Occident collectif, mais pour les idiots qui conseillent Biden, cela n'a pas suffi. Et puisqu'ils sont les "gentils", ils peuvent aussi menacer de sanctions leurs amis.

Après tout, la mission de Washington est d'exporter la démocratie et la civilisation, même avec des bombes mais, à ce stade, surtout avec des sanctions.

Si les conseillers de Biden étaient moins idiots et ignorants, ils auraient réalisé que l'accord Iran-Inde est conçu pour concurrencer un accord similaire entre la Chine et le Pakistan. Accord sino-pakistanais qui, en théorie, devrait inquiéter Washington au plus haut point. Mais lorsque l'arrogance s'ajoute à la stupidité, il devient difficile de ne pas faire de dégâts. Ainsi, pour punir Modi, les Etats-Unis sont intervenus dans la campagne électorale indienne, dans une campagne électorale qui a duré plusieurs semaines. Ils n'ont pas réussi à modifier le résultat final, mais ils ont considérablement réduit le succès escompté de Modi. L'Union indienne devra maintenant décider si elle s'aligne sur l'avertissement ou si elle pense à se venger.

Quoi qu'il en soit, les relations commerciales dans la région se poursuivront et ne se limiteront pas à l'Iran et à l'Inde ou à la Chine et au Pakistan.  En effet, dans les deux cas, les pays d'Asie centrale, jusqu'à la Russie et la Turquie, seront concernés. Et ce n'est pas la stupidité des têtes pensantes qui gravitent autour de M. Biden qui freinera un processus irréversible. Qui, soit dit en passant, a déjà commencé à impliquer l'Afghanistan des talibans. Un nouveau succès de l'arrogance américaine.

vendredi, 31 mai 2024

Trois conflits, deux camps ?

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Trois conflits, deux camps ?

Markku Siira

Source: https://markkusiira.com/2024/05/28/kolme-konfliktia-kaksi-leiria/

À première vue, la guerre en Ukraine, le massacre à Gaza et les problèmes liés à Taïwan peuvent paraître des questions régionales distinctes et sans rapport les unes avec les autres.

Pourtant, à un niveau plus profond, ces trois points chauds « représentent les derniers soubresauts de l'ancien ordre mondial en décomposition et l'avènement du monde nouveau », affirme Ebrahim Hashem, un Arabe émirati.

« Ces trois portes s'ouvrent sous nos yeux alors que les fondations artificielles qui les ont soutenues jusqu'à présent s'effondrent en raison de profonds changements tectoniques. Ces changements sont fondamentaux et structurels ; aucune propagande ou action superficielle ne peut les empêcher", affirme M. Hashem.

L'escalade des problèmes dans ces trois domaines est le résultat d'un « conflit de points de vue entre les deux camps du nouvel ordre mondial » : il n'y a pas de « consensus mondial » sur la « (re)distribution du pouvoir », selon M. Hashem.

Le premier camp - qui comprend principalement l'« Occident collectif » et ses États vassaux - « représente une minorité mondiale qui perd visiblement et structurellement son pouvoir relatif, mais qui, de manière illogique et arrogante, veut encore imposer son pouvoir exclusif au reste du monde ».

L'autre camp représente « une majorité mondiale qui reprend l'initiative et le pouvoir relatif et qui exige à juste titre l'égalité et la justice dans la gouvernance mondiale ».

En examinant les trois conflits en cours et leurs différents acteurs, le penseur émirati estime qu'« il est facile de voir quel camp est barbare, irréaliste, malavisé, peu sûr de lui et en perte de vitesse, et quel camp est civilisé, réaliste, rationnel, sûr de lui et de plus en plus fort ».

« L'ordre mondial change inévitablement. Lorsque les contours du nouvel ordre seront définis et institutionnalisés, le monde n'aura plus rien à voir avec ce que nous avons vu depuis plus d'un siècle", affirme M. Hashem, faisant clairement écho aux conclusions émises par le dirigeant chinois Xi Jinping.

Les sionistes sont toujours autorisés à poursuivre leur génocide des Palestiniens parce que leurs soutiens politiques, économiques et militaires à Washington, Londres et Bruxelles le permettent. Que reste-t-il à faire pour que cette tragédie, qui dure depuis plus de sept décennies, prenne fin ?

La guerre d'usure en Ukraine se poursuit également, l'argent coule à flots et l'OTAN occidentale tente d'affaiblir la Russie aux dépens de vies ukrainiennes. Il n'est pas question de pourparlers de paix, mais l'Occident menace déjà d'envoyer ses propres troupes ; de même, les sous-marins nucléaires russes sont en mouvement et la guerre de l'information s'intensifie de part et d'autre.

La Chine a exhorté les États-Unis à suivre la politique convenue d'« une seule Chine », mais les Américains, en quête d'escalade, n'écouteront pas ces conseils. Taïwan est armée et une délégation américaine vient de se rendre à nouveau à Taipei pour faire un bras d'honneur à Pékin. Le déclenchement de combats dans le détroit de Taïwan n'est probablement qu'une question de temps.

Malheureusement, il semble que le « nouvel ordre » ne sera pas atteint sans effusion de sang et sans sacrifice humain, et nous ne pouvons donc que nous attendre à d'autres guerres et à d'autres circonstances exceptionnelles pour ajuster le monde et réduire la population humaine conformément aux principes du « développement durable ». Les années 2030 approchent, à quoi ressemblera le monde ?

mercredi, 22 mai 2024

Athènes et Sparte

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Athènes et Sparte

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/atene-e-sparta/

J'ai toujours pensé, et je continue à penser, que la guerre du Péloponnèse représente un modèle, un paradigme, éternellement valable pour comprendre les relations et les conflits entre les puissances.

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Ce n'est pas une grande idée, d'ailleurs. D'éminents politologues se sont toujours penchés avec un intérêt particulier sur le conflit entre Athènes et Sparte afin de mieux comprendre les comparaisons et les affrontements entre les puissances contemporaines. De Carl Schmitt à McKinder en passant par Haushofer, ils y ont vu l'éternel affrontement entre la Terre et la Mer. Entre des puissances éminemment mercantiles et thalassocratiques, et d'autres articulées sur la Terre et fondées sur la force des hommes.

Jusqu'à Donald Kagan. Qui, soit dit en passant, est le père de Robert et Frederich, deux des idéologues néocons les plus actifs. Très écoutés par l'administration Biden. Notamment parce que Robert est le mari de Victoria Nuland.

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Donald Kagan, à Yale, a consacré une grande partie de sa vie universitaire à l'étude de la guerre du Péloponnèse. Un travail monumental. Totalement, ou presque, centré sur un point précis. Pourquoi, à la fin, Athènes, l'Athènes démocratique, puissance mercantile et thalassocratique, a-t-elle perdu ? Pourquoi a-t-elle été vaincue par Sparte ?

La question, bien sûr, n'était pas purement académique. Les États-Unis se sont presque toujours considérés comme la nouvelle Athènes. Et, en effet, ils présentent toutes les caractéristiques d'une puissance thalassocratique. Celle-ci tend à contrôler le commerce et les routes commerciales. Et à brouiller les cartes, pour empêcher d'autres, une puissance d'un autre style, une nouvelle Sparte, d'unifier, et de contrôler, la Terre.

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Se demander, comme le faisait le vieux Kagan, pourquoi Athènes a perdu contre Sparte, c'était se demander quelles erreurs Washington devait éviter pour réussir à vaincre l'URSS.

Les choses se sont alors déroulées comme nous le savons tous. La puissance économique, le soft power des États-Unis, a mis à genoux une puissance soviétique épuisée. Avec des dirigeants vieux et fatigués. Et l'URSS a implosé en plusieurs fragments. La partie a été considérée comme terminée.

L'effondrement de l'URSS n'a cependant pas signifié la fin de la Russie. Celle de l'idéologie soviétique, bien sûr, qui, soit dit en passant, était déjà une sorte de cadavre. Mais la Russie est autre chose. Une réalité géopolitique avec laquelle il fallait tôt ou tard composer.

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Et aujourd'hui, le Grand Jeu a repris. Sans l'affrontement idéologique qui l'avait couvert, ou du moins voilé, dans un passé récent. Car, à moins d'avoir les oreilles bouchée à l'émeri, il est évident qu'il n'y a plus de conflit entre l'idéologie marxiste-léniniste et la démocratie libérale. Et d'ailleurs, la réalité d'aujourd'hui conduit à penser que, même dans le passé, cette antithèse ne servait qu'à masquer la dure réalité. Un jeu entre puissances. Entre terre et mer. Comme à l'époque d'Athènes et de Sparte.

Mais aujourd'hui, Sparte n'existe plus.

La Russie, bien sûr. La grande puissance qui s'étend entre l'Europe et l'Asie, la rivale de toujours de Londres d'abord, de Washington aujourd'hui.

Mais en arrière-plan, l'affrontement avec la Chine se dessine de plus en plus clairement. Cette dernière, d'économique qu'elle était, devient de plus en plus menaçante sur le plan stratégique. Et dans un avenir proche, facilement, cet affrontement glissera vers la dimension militaire.

Et puis il y a l'Inde. Un autre géant économique et démographique. Dont la puissance militaire est en pleine croissance. Et qui, malgré la politique prudente de Modi, commence à agacer de plus en plus les Etats-Unis. A tel point que, cette semaine encore, l'administration Biden est allée jusqu'à menacer Delhi de sanctions. Si elle ne rompt pas sa coopération avec Téhéran pour la construction d'un grand port et d'une plate-forme commerciale à Chabahar. Une menace à laquelle l'Inde a répondu par un silence très... significatif.

Trop de Sparte pour une seule Athènes. Qui ne se rend manifestement pas compte qu'elle est de plus en plus isolée. Cécité... dangereuse. et, d'une certaine manière, folie arrogante.

Cette même arrogance qui, selon Thucydide, a poussé les dieux à abandonner Athènes.

L'Azerbaïdjan, pivot des nouvelles alliances mondiales

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L'Azerbaïdjan, pivot des nouvelles alliances mondiales

Enrico Toselli

Source: https://electomagazine.it/azerbaijan-perno-di-nuove-alleanze-mondiali/

Dans la mort du président iranien Raisi, un détail a été largement sous-estimé par les médias italiens. En revanche, en parfaite harmonie avec le ministre Antonio Tajani qui se révèle, chaque jour un peu plus, comme le parfait successeur de Giggino Di Maio. Certes plus cultivé, mais encore plus dangereux pour l'avenir de l'Italie et la santé mentale de ses auditeurs. Cependant, l'aspect intéressant du voyage fatal de Raisi est sa destination et sa motivation.

Un barrage à la frontière avec l'Azerbaïdjan, en parfait accord avec Bakou. Bien sûr, à l'exception des larbins européens qui ne servent que les intérêts de Washington et de Tel-Aviv, il arrive dans le reste du monde de passer des accords avec ses voisins, même quand on ne les aime pas. Mais c'est la soudaine correspondance amoureuse entre l'Iran et l'Azerbaïdjan qui devrait nous inciter à regarder plus loin. Bakou a toujours été protégé par Ankara dans sa confrontation avec l'Arménie. Alors qu'Erevan était soutenu par la Russie et l'Iran.

Puis l'Arménie a préféré les sirènes néo-atlantistes, a été vaincue par les Azéris, et a choisi le camp de l'UE. Et, à ce moment-là, Moscou et Téhéran ont préféré améliorer leurs relations avec Bakou également parce que, de cette manière, ils amélioraient leurs relations avec la Turquie, renforçant ainsi une alliance de plus en plus précieuse au Moyen-Orient.

Une alliance qui, toutefois, pourrait avoir des répercussions bien au-delà des frontières des pays respectifs. En partant de la Méditerranée, en allant jusqu'à l'Inde et en impliquant de plus en plus l'Afrique. Mais en Italie, les discussions sur le plan Mattei se poursuivent.

Poutine chez Xi Jinping. Pour choisir les partenaires du nouveau gazoduc

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Poutine chez Xi Jinping. Pour choisir les partenaires du nouveau gazoduc

Augusto Grandi

Source: https://electomagazine.it/putin-da-xi-jinping-anche-per-scegliere-i-partner-del-nuovo-gasdotto/

Mongolie ou Kazakhstan ? C'est cette semaine, lors de la rencontre entre Xi Jinping et Poutine, que sera décidé le tracé du nouveau gazoduc qui augmentera considérablement les livraisons de méthane russe à la Chine. Mais Power of Siberia 2 jouera également un rôle géopolitique. D'une part, en effet, il démentira tous les rapports des médias italiens sur le refroidissement des relations entre Pékin et Moscou, avec des spéculations sur le refus chinois de soutenir la construction du nouveau gazoduc. D'autre part, il permettra de renforcer les liens entre les deux pays avec... Oui, avec qui ?

À l'origine, le projet devait passer par la Mongolie. Cependant, la Mongolie a commencé à flirter avec les États-Unis, devenant ainsi une menace potentielle pour la Russie et la Chine. Moscou a donc jugé bon de se tourner vers le Kazakhstan, avec un projet qui calmerait la passion croissante du Kazakhstan pour Washington.

Entre-temps, cependant, l'amour entre la Mongolie et les États-Unis s'est quelque peu estompé, et Xi Jinping et Poutine devront désormais gérer cette situation délicate dans une région qu'ils considèrent comme la leur.

Cette situation n'est pas facile, car elle exige des choix rapides et des réactions de plus en plus décisives face à l'ingérence des États-Unis. Il est évident que Washington veille à ses propres intérêts dans tous les domaines. Cela se voit également au Moyen-Orient, où es States continuent non seulement à soutenir la boucherie perpétrée par Israël, malgré les protestations de leurs campus universitaires, mais tentent également d'éloigner l'Arabie saoudite de son étreinte avec les pays du Brics. Les Etats-Unis tentent donc d'éloigner l'Arabie saoudite des pays du Brics, en particulier de l'Iran sur le plan géopolitique et de la Chine sur le plan financier. L'utilisation de la monnaie chinoise au lieu du dollar pour les ventes de pétrole crée de nombreux problèmes pour la monnaie américaine. Dans l'immédiat et surtout à plus long terme.

Il faut donc faire pression sur Riyad pour que les Saoudiens changent de cap.

jeudi, 16 mai 2024

Irak: les intérêts du pays et l'agenda d'un monde multipolaire

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Irak: les intérêts du pays et l'agenda d'un monde multipolaire

Amir Al-Mafraji

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/liraq-e-gli-interessi-e-lagenda-di-un-mondo-multipolare

Nous pouvons comprendre les objectifs de la Chine et de l'Occident vis-à-vis de l'Irak en mettant en lumière la nature de leurs stratégies à l'égard du Moyen-Orient dans son ensemble et leur relation avec l'importance géographique et économique de l'Irak, compte tenu de l'attention que le monde arabe et islamique a accordée à la lutte des puissances mondiales montantes pour saper l'influence de l'unilatéralisme américain. Cette lutte a été observée par tous les présidents américains et leurs administrations, quelle que soit leur affiliation politique. La domination de la Chine en matière d'exportations commerciales et d'avancées technologiques en fait un concurrent majeur pour les intérêts américains et européens en Afrique et au Moyen-Orient. L'Irak, quant à lui, est un exemple de conflit d'intérêts et de programmes dans le conflit entre l'unipolarisme représenté par la politique américaine et le multipolarisme que les pays émergents tentent d'établir dans le monde.

Il n'est pas difficile de comprendre la forme et la nature de la relation entre les États-Unis et l'Irak, qui est similaire à la relation entre ce dernier et la Chine, si l'on considère les liens commerciaux de la Chine et leur importance dans la réalisation et le maintien d'une stratégie multipolaire. Cette stratégie vise non seulement à contrer l'approche unilatérale des sociétés américaines et occidentales, mais aussi à les confronter politiquement et militairement par le biais d'une politique de « réseau » visant à faire face à la grande puissance économique.

L'influence économique de la Chine au Moyen-Orient s'étend à tous les niveaux, principalement en raison du besoin de Pékin d'importer des matières premières, en particulier du pétrole, qui est probablement le principal moteur de l'économie chinoise. La Chine représente plus de 50% des exportations de pétrole de l'Irak et du Golfe, ainsi que de l'Iran, et a fini par dominer la balance commerciale, devenant ainsi l'une des plus grandes économies du monde. Elle a dépassé les États-Unis pour devenir le premier exportateur mondial en termes de réserves de change.

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Comme la Chine est une puissance émergente majeure qui cherche à contester la domination occidentale en Afrique et au Moyen-Orient et qu'elle est en mesure d'influencer l'économie mondiale grâce à la gestion de ses riches réserves mondiales de devises, en particulier de dollars américains, Pékin s'intéresse de près à l'Irak, qui constitue une extension stratégique importante du continent asiatique. Les dirigeants chinois ont cherché à établir des relations d'amitié et de coopération avec le régime de Bagdad, profitant des tensions politiques et sectaires entre le gouvernement et divers partis influents sur la question du maintien des États-Unis dans le pays, sans parler de la relation stratégique de la Chine avec l'Iran, qui pourrait faire pencher la balance en sa faveur dans les luttes de pouvoir dans la région.

Il y a aussi le projet de la Nouvelle route de la soie, ou l'initiative « Une ceinture, une route », que la Chine développe et qui façonne ses liens avec le monde ; il a été lancé par le président Xi Jinping en 2013. Ce projet vise à revitaliser les anciennes routes commerciales et à relier les oléoducs, les gares ferroviaires, les ports et les aéroports dans les pays limitrophes de la Russie et du Moyen-Orient afin d'assurer la croissance économique continue du géant asiatique et le développement des exportations vers le Moyen-Orient et l'Europe.

Par conséquent, le développement industriel et économique de la Chine est devenu une source d'inquiétude pour les principaux pays industrialisés, car Pékin a clairement pour objectif d'établir des relations et des alliances pour renforcer sa position dans le système international et soutenir sa stratégie contre l'hégémonie des États-Unis, travaillant ainsi à les retourner en faveur de la Chine - lui donnant un avantage sur le plan international. C'est pourquoi elle cherche à engager des pays d'Afrique et du Moyen-Orient, y compris l'Irak, qui semble être devenu un État prioritaire pour la politique étrangère chinoise. Pékin a fait preuve d'une ouverture diplomatique croissante dans ses relations avec les responsables de Bagdad, sans pour autant négliger les relations étroites entre les États-Unis, l'Occident et l'Irak.

Les dirigeants chinois sont convaincus de l'importance de revitaliser l'Irak pour maintenir leur influence au Moyen-Orient, malgré ses liens étroits avec l'Europe et les États-Unis et la suspension du projet de la route de la soie. Quelle que soit la forme qu'il prendra, il sera financé par des prêts de la Chine. Ce sera l'occasion d'accroître l'influence de l'Irak par le biais de partenariats superficiels, sans trop se soucier de savoir si cela entraînera un grave problème d'endettement pour Bagdad.

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Bien que le projet de route de développement annoncé par le gouvernement irakien avec la participation des ministres des transports des pays voisins, y compris ceux du Conseil de coopération du Golfe, ne soit pas tout à fait conforme aux intérêts de la route de la soie chinoise, soutenue par le lobby sino-iranien en Irak, l'accent mis par l'ambassadeur chinois sur le projet et son accord de financement révèlent les objectifs de Pékin.

Il convient de noter que les banques de développement chinoises accordent des prêts importants à des projets dans les pays impliqués dans la construction de la route de la soie, malgré le manque de conditions et de transparence nécessaires pour garantir les prêts en cas d'échec du projet ou de détournement de fonds dû à la corruption généralisée. Dans ce cas, l'Irak pourrait perdre le contrôle et la souveraineté sur ces projets, ce qui permettrait aux banques d'influencer les affaires de l'Irak, qui tomberait dans une dangereuse spirale d'endettement.

Il ne fait aucun doute que les objectifs déclarés de développement et de financement de projets en Irak ne cachent qu'en partie l'intention de la Chine de continuer à accroître son poids économique pour stimuler les exportations vers l'Europe, étant donné la proximité de l'Irak avec la Turquie. Il y a aussi la question du désir de la Chine de dominer l'Afrique et l'Asie culturellement, technologiquement et économiquement, notamment en augmentant son influence économique et militaire au Moyen-Orient.

Tout cela doit être considéré à la lumière du déclin de la présence militaire et économique des États-Unis dans le système mondial et de leur influence sur l'ensemble du Moyen-Orient, en particulier sur l'Irak. Cela pourrait conduire Bagdad à accepter volontairement la Chine et à entrer dans une « zone grise », la rendant finalement otage d'objectifs contradictoires dans un monde multipolaire, étant donné la capacité encore limitée de la Chine à défier et à mettre fin à la présence militaire américaine en Irak.

mercredi, 15 mai 2024

L'Inde intensifie sa coopération avec l'Iran dans le domaine des infrastructures de transport

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L'Inde intensifie sa coopération avec l'Iran dans le domaine des infrastructures de transport

Arthur Kowarski 

Source: https://jornalpurosangue.net/2024/05/14/india-intensifica-cooperacao-com-o-ira-em-infraestrutura-de-transportes/

L'Inde a signé un contrat de dix ans avec l'Iran pour développer et exploiter le port iranien de Chabahar, a annoncé le gouvernement indien.

Le port de Chabahar revêt une importance stratégique pour l'Inde: il constitue un lien crucial avec l'Afghanistan, l'Asie centrale et la région eurasienne au sens large.

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L'accord signé hier entre l'Inde et l'Iran prévoit d'intégrer le port de Chabahar dans le corridor international de transport nord-sud (INSTC), afin de faciliter les échanges entre l'Inde, la Russie et d'autres pays, en passant par l'Iran et, éventuellement, l'Azerbaïdjan.

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La ligne actuelle en violet et les nouveaux itinéraires possibles en bleu.

Cela permettra à l'Inde de contourner le Pakistan et d'établir un accès direct à l'Afghanistan et, à terme, à l'Asie centrale. Ennemi historique de l'Inde, le Pakistan empêche l'économie à la croissance la plus rapide du monde d'accéder à sa frontière septentrionale, constituée du pays voisin et de la barrière himalayenne.

Le principal avantage de ce corridor passant par Chandahar est qu'il réduit de deux à trois fois le temps nécessaire à la livraison des marchandises, ce qui accroît encore la compétitivité des produits indiens sur ce marché et augmente le potentiel d'un meilleur écoulement de la production de pétrole et de gaz de la Russie et d'autres pays d'Asie centrale vers le marché indien.

L'un des porte-parole du département d'État américain, Vedant Patel, n'exclut pas la possibilité que des entreprises indiennes soient sanctionnées pour leur participation à des activités commerciales avec l'Iran. « Toute entité, toute personne qui envisage de faire des affaires avec l'Iran doit être consciente des risques auxquels elle s'expose et du risque possible de sanctions », a déclaré M. Patel lors d'une audition au Congrès américain.

Historiquement, l'Inde a été l'un des leaders du mouvement des non-alignés et a maintenu une position de détachement par rapport au conflit tout au long de la guerre froide. Elle maîtrise officiellement la technologie militaire pour la fabrication d'armes nucléaires depuis les années 1970, sans perdre le respect des États-Unis et du reste de l'Occident, qui se rapproche de l'Inde en raison de sa rivalité avec la Chine. Même si les États-Unis maintiennent une forte présence au Pakistan.

Si la coopération entre l'Inde et l'Iran se poursuit, on verra jusqu'où ira la menace américaine de sanctionner les entités impliquées dans des affaires avec l'Iran. Si les États-Unis ne renoncent pas à leur hostilité envers la Chine et la Russie, l'ouverture d'un conflit avec l'Inde ne ferait qu'accélérer l'émergence d'un monde multipolaire.

samedi, 11 mai 2024

Logiques africaines

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Logiques africaines

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/logiche-africane/

Les Russes arrivent au Niger. Et les Américains s'en vont. Avec une certaine gêne réciproque. Mais aussi avec de bonnes manières. Dans un style militaire de part et d'autre.

La junte militaire nigérienne a pris sa décision. Les Américains quittent la base militaire de Niamey. Et pour conforter son choix, elle a demandé à une milice russe « privée » de prendre leur place. Pour garantir la sécurité contre les groupes djihadistes.

La milice en question est le fameux et tristement célèbre Groupe Wagner. Vous vous en souvenez ? Celui de Prighozin, le « cuisinier » de Poutine. Celle qui devait, selon nos fins analystes, renverser le tsar. Et nous faire gagner la guerre avec la Russie, sans coup férir.

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Au lieu de cela, le Groupe Wagner est maintenant en Afrique. Au service des intérêts géopolitiques du Kremlin.

Et, apparemment, elle le fait bien.

La relève de la garde s'est déroulée sans incident. En effet, il semble que les Russes et les Américains se soient salués poliment.

En fait, cet épisode - qui vient de faire surface dans nos actualités - révèle la présence croissante de la Russie en Afrique sahélienne. La Franceafrique, qui s'effrite, perd morceau par morceau. Sans que les Etats-Unis n'aient réussi à concrétiser l'intention peu subtile de remplacer Paris dans le contrôle de la région.

Ce qui, dans la logique de Washington, aurait dû équilibrer et contenir l'expansion de l'influence chinoise depuis le Sud et la Corne de l'Afrique.

Car les Français sont certes des alliés, mais pas toujours fiables.

D'ailleurs, comme le disait Kissinger, être l'ennemi des Etats-Unis est dangereux. Mais être leur ami est mortel.

Mais tout le monde avait compté sans l'aubergiste. C'est-à-dire sans les Africains. Car les cadres militaires des pays de la ceinture subsaharienne ont beau avoir été formés sous l'égide de l'OTAN, ils se révèlent las de toute tutelle. C'est-à-dire de ce néocolonialisme qui les maintient dans une situation séculaire de minorité. Et de misère.

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C'est ainsi que le Burkina Faso - fort de la leçon de Sankhara - puis le Mali et le Niger ont rompu avec l'Occident collectif. En chassant les Français. Et en invitant, plus poliment, les Américains à faire leurs valises.

Et voilà que le Sénégal, toujours sentinelle de Paris, voit lui aussi l'ascension démocratique d'un président qui revendique une indépendance totale vis-à-vis de la France.

Et le Congo prend lui aussi ses distances avec Washington. Et fait un clin d'œil à Moscou.

Reste le Tchad. Avec sa forte tradition militaire. Mais même là, les secousses telluriques deviennent plus intenses et plus fréquentes.

Il semble que le rêve de Kadhafi soit en train de se réaliser. La création d'un pôle géopolitique africain dans la région du Sahel. Capable de rivaliser dans le grand jeu géopolitique, avec un rôle autonome. Ce n'est plus une terre de conquête.

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Le colonel était, certes, un hurluberlu. Mais il avait une vision à long terme.

Bien sûr, cette nouvelle génération de dirigeants africains, essentiellement militaires, est bien consciente des dangers auxquels elle est confrontée. Le fantôme de Sankhara hante leurs nuits. Et les Russes aussi.

Car la Russie n'a pas d'objectifs coloniaux. Et elle conçoit sa présence croissante en Afrique comme une stratégie pour mettre Washington en difficulté. Et pour souder la relation avec la Chine, qui prend le contrôle des autres régions du continent.

Un jeu extrêmement complexe. Il est difficile de dire comment les choses vont se passer. Ce qui est certain, en revanche, c'est que l'Afrique n'est plus un appendice périphérique du Grand Jeu. Elle en devient l'un des principaux théâtres.

jeudi, 09 mai 2024

Sur le pantouranisme

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Sur le pantouranisme

Filip Martens

Touran était le nom que les peuples iraniens donnaient à l'Asie centrale dans l'Antiquité. Le pan-touranisme vise à réunir tous les peuples turcs et autres peuples altaïques en une seule unité politique et/ou culturelle sous le nom de Touran. Cette unité couvre une vaste région qui s'étend de la Turquie à l'océan Arctique, en passant par le Caucase, le nord-ouest de l'Iran et l'Asie centrale. Pour certains pan-turanistes, elle inclut également l'ancienne Europe ottomane du sud-est, ce qui témoigne clairement d'un irrédentisme.

L'émergence du pan-turanisme

Cette idéologie est apparue à la fin du siècle dernier parmi les officiers nationalistes ottomans et l'intelligentsia. Ils voulaient réunir tous les peuples turcs dans une entité politique s'étendant du Bosphore aux montagnes de l'Altaï. À partir de 1911 environ, le terme « Touran » a été utilisé pour englober tous les peuples turcs, c'est-à-dire y compris ceux qui se trouvaient en dehors du Touran historique (c'est-à-dire en Asie centrale).

Pendant la Première Guerre mondiale, l'élite nationaliste ottomane a propagé ce pan-touranisme parmi les peuples turcs de la Russie tsariste pour les inciter à se révolter et pour annexer le Caucase et l'Asie centrale.

Après la Première Guerre mondiale et la guerre d'indépendance turque qui s'ensuivit, Mustafa Kemal Atatürk fonda la république de Turquie. Il encourage le pan-touranisme pour remplacer l'identité ottomane-islamique de la population par une identité turco-laïque. Désormais, ce n'est plus la religion (l'islam sunnite) mais la nation qui doit assurer l'unité.

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Interdiction du pan-touranisme en URSS

Les peuples turcs représentent environ 10% de la population de la jeune URSS, ce qui en fait le deuxième groupe ethnique après les peuples slaves. Ils habitaient le « ventre mou » de l'URSS, c'est-à-dire les régions vulnérables du Caucase et de l'Asie centrale où se trouvaient de riches ressources pétrolières, notamment dans la région azerbaïdjanaise de Bakou et la région kazakhe d'Emba.

La révolution d'octobre a suscité le nationalisme et le séparatisme parmi les peuples turcs (et les autres peuples non russes) de l'URSS. La révolution a transformé l'empire russe centralisé en un État fédéral et a également conduit à la création d'une série de républiques soviétiques et de régions autonomes fondées sur des critères ethniques. La république kémaliste de Turquie, qui venait d'émerger de l'Empire ottoman moribond, a exercé un effet d'attraction sur les peuples turcs d'URSS. La Turquie a également manifesté un vif intérêt mutuel pour les « peuples frères » d'URSS.

Il n'est pas surprenant que le 10ème congrès du parti communiste de l'URSS, en 1921, ait condamné le pan-touranisme comme « une tendance au nationalisme démocratique bourgeois ». En raison de la menace que le pan-touranisme représentait pour l'URSS, la propagande soviétique en a fait une étiquette politique terrifiante. Le pan-touranisme a été l'accusation la plus couramment utilisée dans la répression sévère des élites des peuples turcs en URSS dans les années 1930.

Tentative allemande de balkanisation de l'URSS à l'aide du pan-touranisme

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Turquie est restée officiellement neutre, les guerres précédentes ayant entraîné des pertes territoriales considérables et d'énormes souffrances. Sur le plan idéologique, cependant, le national-socialisme allemand et le kémalisme turc présentent de fortes similitudes. En outre, l'Allemagne a été le principal partenaire commercial de la Turquie dans les années 1930. Le 18 juin 1941, quatre jours avant le début de l'opération Barbarossa, l'Allemagne et la Turquie signent un pacte de non-agression.

L'opération Barbarossa est une tentative allemande de destruction de la Russie. Cette invasion à grande échelle de l'URSS visait à l'éliminer en tant que superpuissance concurrente, en annexant certains pays et en en colonisant d'autres, en expulsant et en soumettant en partie la population, ainsi qu'en s'emparant des produits agricoles et des matières premières.

Bien que la Turquie n'ait jamais participé à la guerre, elle a d'abord travaillé en étroite collaboration avec l'Allemagne. La Turquie a fourni des renseignements et vendu de grandes quantités de chrome à l'Allemagne. La Turquie a également fourni un plan de propagande pan-turc, qui a été très utile à l'Allemagne dans les régions occupées de l'URSS. L'Allemagne a ainsi recruté des « Osttruppen » pour la Wehrmacht (environ 250.000 hommes) et pour la Waffen-SS (environ 8000 hommes) parmi les soldats soviétiques prisonniers de guerre, originaires des peuples turcs d'URSS.

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En échange, l'Allemagne promet de rendre indépendants les territoires habités par les peuples turcs en URSS. Ces États turcs feront partie de la sphère d'influence de la Turquie. Il n'est donc pas exagéré de dire que la Turquie était un « pays neutre de l'Axe » pendant la (première moitié de la) Seconde Guerre mondiale.

Ces bonnes relations entre l'Allemagne et la Turquie ont toutefois fait disparaître les bonnes relations entre la Turquie et l'URSS, qui remontaient à la guerre d'indépendance turque. L'URSS, alors nouvellement créée, avait fourni de grandes quantités d'armes et financé les forces kémalistes de Mustafa Kemal Atatürk.

Au cours de l'été 1942, alors que l'armée allemande avance vers Stalingrad et le Caucase, la Turquie considère la guerre avec l'URSS comme presque inévitable. Les Soviétiques ont mené une attaque ratée contre l'ambassadeur allemand en Turquie en février 1942 et ont également coulé le navire roumain SS Struma dans les eaux territoriales turques. L'armée turque positionne des centaines de milliers de soldats à la frontière orientale dans le but de s'emparer du Caucase du Sud, et en particulier des riches champs pétrolifères de Bakou.

1944 : Le pan-touranisme est interdit en Turquie

Après la conquête/reconquête par les Alliés de toute l'Afrique du Nord en novembre 1942-mai 1943 et du sud de la Russie en février 1943, de bonnes relations se développent entre la Turquie et les Alliés libéraux (États-Unis et Grande-Bretagne). La Turquie a reçu une aide financière et militaire de leur part. Le président américain Roosevelt, le premier ministre britannique Churchill et le président turc Inönü ont discuté de la participation de la Turquie à la guerre du côté des Alliés lors de la deuxième conférence du Caire en décembre 1943. Le pan-touranisme a été interdit par Inönü au printemps 1944. Les partisans du pan-touranisme ont été emprisonnés. En août 1944, lorsque l'invasion des Balkans par les Alliés a commencé et que la défaite allemande était inévitable, la Turquie a rompu toutes ses relations avec l'Allemagne.

Le 23 février 1945, la Turquie déclare finalement la guerre à l'Allemagne (et au Japon) car la conférence de Yalta (4-11 février 1945) stipule que seuls les pays officiellement en guerre contre l'Allemagne et le Japon au 1er mars 1945 seront admis au sein des Nations unies naissantes. Il s'agissait donc d'un acte purement symbolique. Les troupes turques n'ont jamais participé à la guerre.

La guerre s'est terminée par la destruction complète de l'Allemagne et la prise de Berlin par l'Armée rouge. Le 24 octobre 1945, la Turquie a signé la Charte des Nations unies en tant que l'un des 51 États fondateurs.

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L'après-URSS

L'implosion de l'URSS en 1991 a créé de nouvelles opportunités pour le pan-touranisme. Les républiques soviétiques du Kazakhstan, de l'Ouzbékistan, du Kirghizstan, du Turkménistan et de l'Azerbaïdjan, habitées par des Turcs, sont devenues indépendantes. Les républiques russes du Tatarstan, de Bachkirie, de Tchouvachie, de Yakoutie, de Khakassie et de Touva, également habitées par des peuples turcs, sont restées dans le giron de la Russie.

Les pan-touranistes prônent l'unification - essentiellement culturelle - des différents États turcs. Le 12 juillet 1993, la Turquie, les nouveaux États turcs et certaines républiques russes ont créé l'Organisation internationale de la culture turque. Il s'agit d'une organisation de coopération culturelle. Le 3 octobre 2009, la Turquie, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Kirghizstan et l'Azerbaïdjan ont créé l'Organisation des États turcs. Il s'agit d'un organe consultatif entre les États turcophones.

Dans la Turquie contemporaine, le pan-touranisme est un élément important de l'idéologie du Parti du mouvement nationaliste (MHP), dont le mouvement de jeunesse est connu sous le nom de « Loups gris ». Cette dernière organisation porte le nom d'une louve grise - appelée Asena - qui, dans le mythe d'origine préislamique des peuples turcs et altaïques, a conduit les tribus prototurques en voie de disparition hors des étendues sauvages de Sibérie et d'Asie centrale. Asena est utilisée comme symbole par les loups gris.

Le pan-touranisme, une menace pour la Russie, la Chine et l'Iran

Bien que le pan-touranisme ne vise pas explicitement l'éclatement de la Russie, dans le cas d'une union politique de tous les territoires turcs, il y contribue largement de facto. Après tout, une proportion importante des minorités russes sont turques. Il va sans dire que la Russie s'oppose au pan-touranisme. Si les anciennes républiques soviétiques turques et les républiques russes habitées par des Turcs devaient s'unir à la Turquie, ce serait au détriment de la Russie et de la sphère d'influence russe. En effet, la Russie est traditionnellement le principal partenaire commercial de ces régions: toutes les infrastructures de transport les relient à la Russie. En outre, le pan-touranisme revendique également la Crimée - anciennement habitée par les Tatars de Crimée - et d'autres territoires russes qui sont stratégiquement importants pour la Russie.

La Chine et l'Iran s'opposent également au pan-touranisme. En effet, la province chinoise du Xinjiang - appelée Turkestan oriental par les pan-touranistes - est habitée par des minorités turques, à savoir des Ouïghours, des Kazakhs, des Kirghizes, des Ouzbeks et des Tatars. Environ 18% de la population iranienne appartient à des minorités turques, principalement des Azerbaïdjanais, des Qashqai et des Turkmènes.

mardi, 07 mai 2024

La multipolarité en tant que phénomène

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La multipolarité en tant que phénomène

Dimitrios Ekonomou

Source: https://www.geopolitika.ru/el/article/i-polypolikotita-os-gegonos

La multipolarité est un fait et non une théorie académique falsifiable, en particulier par ceux qui désirent obsessionnellement une hégémonie unipolaire utopique des États-Unis. Les événements vont plus vite que l'enracinement dans le système international postulé par la théorie d'un monde multipolaire. Une théorie que Douguine a introduite pour la première fois dans le discours international dans son intégralité en créant un mouvement politique mondial. Beaucoup ont commencé, plus tôt, à parler de multipolarité dans le monde occidental, mais pas complètement et pas toujours dans le contexte intellectuel de l'hégémonie occidentale. La théorie critique (marxiste) et les approches post-théoriques ont ouvert la voie à la prise de conscience que, derrière le mondialisme des derniers siècles, se cache le désir d'hégémonie de la civilisation occidentale et, en particulier au cours des dernières décennies, le désir hégémonique des États-Unis d'exercer leur pouvoir sur le plan matériel et intellectuel afin de mondialiser leurs valeurs prétendument universelles.

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La théorie critique a révélé l'hégémonisme de l'exploitation mondiale caché derrière la nature prétendument coopérative du capitalisme libéral en identifiant complètement l'hégémonie au seul capitalisme, qu'elle accepte comme une étape nécessaire vers la réalisation d'une autre universalité idéologique basée sur l'autre face de la médaille moderne. Les approches post-positivistes ont démontré la localité et la temporalité du phénomène culturel occidental en identifiant l'hégémonie à la perpétuation de la modernité qui ne demande qu'à être débarrassée de tout résidu pré-moderne. L'Occident est un phénomène culturel local dont les valeurs concernent exclusivement une zone géographique spécifique d'influence principalement anglo-saxonne. Huntington va plus loin en reconnaissant dès la « fin de l'histoire » l'existence d'autres cultures qui deviendront les pôles d'un nouveau système, mais toujours dans le cadre réaliste de la compétition internationale.

Telles sont les limites de la perception de l'Occident. Même la reconnaissance de pôles potentiels ne change pas la vision bipolaire du monde de l'Occident : « d'une part, nous, en tant qu'hégémon d'un système unipolaire potentiel et, d'autre part, ceux qui s'opposent à notre globalisme ». Malheureusement pour eux, les « miroirs » de la technologie, du commerce mondial et des transactions économiques, de l'appel à cette partie hédoniste de la nature humaine avec des droits et des haines qui sont une bombe dans les fondations de toute société mais aussi des outils de manipulation et d'hégémonisme autoritaire, n'ont pas fait le travail qu'ils attendaient. Les sociétés qui ont besoin de conserver au plus profond d'elles-mêmes leur conscience collective pré-moderne n'ont été influencées par rien de tout cela, restant profondément traditionnelles et, bien qu'elles soient des États appartenant au système international westphalien, elles n'ont jamais acquis de caractéristiques ethnocratiques. Ce sont des mégapoles culturelles (malheur à ceux qui ont vendu leur histoire et leur âme à l'ethnocratie moderne). Ce phénomène est appelé dans les relations internationales « modernisation sans occidentalisation ». La Chine, l'Inde, la Russie en sont des exemples plus ou moins marqués. L'Islam au Moyen-Orient (malgré les conflits entre sectes) perçoit l'ethnocratie comme un obstacle et la cause de son éclatement.

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La théorie multipolaire moderne commence à devenir un choix conscient pour tous ces États multiethniques et multireligieux (qui sont donc une projection postmoderne d'empires pré-modernes) mais qui ont des caractéristiques culturelles claires qui unissent toutes ces distinctions tout en respectant leur diversité. Cela a été particulièrement le cas après l'effondrement du pouvoir absolu des idéologies occidentales en leur sein immédiatement après la fin de la guerre froide. Comme le souligne Huntington, l'effondrement du pôle communiste et la diffusion des valeurs et des institutions libérales capitalistes dans le monde entier ont fait porter la concurrence mondiale non plus sur les idéologies, mais sur les cultures qui en relevaient jusqu'alors. Le capitalisme a été transmis à ces sociétés non pas comme une idéologie mais comme un outil contre l'hégémonie de l'Occident qui veut soumettre les valeurs pré-modernes renaissantes qui ont été couvertes pendant tout le 20ème siècle sous le manteau des idéologies.

Il y a également eu un long débat académique et politique sur la question de savoir si la bipolarité ou la multipolarité est en fin de compte une solution plus pacifique pour le système international afin d'éviter un conflit mondial. La guerre froide a montré, comme l'affirment les universitaires occidentaux, que lorsque le système international est constitué de deux pôles solides, il est stable, les conflits contrôlés se déroulant à la périphérie géographique des deux pôles. Aujourd'hui, l'Occident s'appuie donc sur cette expérience tout en affirmant que le monde multipolaire peut être imprévisible. Il s'agit toujours de justifier son besoin d'hégémonie en poursuivant une compétition bipolaire qui le conduira à nouveau à l'hégémonie mondiale, soit avec un centre mondial et une dispersion du centre de décision au niveau individuel de la soi-disant « société civile », soit avec les États-Unis eux-mêmes au centre (dans les deux cas, nous parlons d'américanisation - d'occidentalisation et d'un melting-pot social mondial).

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Au contraire, dans le domaine des relations internationales, il est désormais clair qu'un monde multipolaire peut être stable et éviter plus facilement une guerre mondiale. Peut-être même plus que la bipolarité puisque l'élément de polarisation est absent. Dans ce cas, les conflits peuvent être plus nombreux et régionaux, mais il y a plus de flexibilité en raison d'une polarisation réduite par rapport à la polarisation extrême d'un système bipolaire. En outre, les nouveaux pôles du système mondial, du moins ceux qui sont déjà formés et fonctionnent consciemment comme des forces polaires, n'ont pas le potentiel de devenir hégémoniques. Le seul à rechercher l'hégémonie est l'euro-atlantisme. C'est dans cette fluidité que se joue le jeu actuel, où émergent d'une part des pôles indépendants qui reconnaissent un monde multipolaire et d'autre part une puissance hégémonique qui continue à voir le monde de manière hégémonique. C'est-à-dire potentiellement unipolaire et conventionnellement bipolaire (nous, les vainqueurs de la guerre froide, qui sommes à juste titre hégémoniques dans le système mondial, contre ceux qui contestent notre victoire et notre hégémonie). Bref, le système actuel est multipolaire, mais le refus de l'Occident de voir la réalité le rend dangereux. D'ailleurs, si l'euro-atlantisme reconnaissait l'existence de plusieurs pôles et pas seulement d'une zone de « barbares » située à la périphérie, cela l'obligerait à se rendre compte qu'il ne peut pas être une puissance hégémonique, qu'il est un phénomène culturel historiquement et géographiquement limité et que sa prétention à universaliser ses valeurs ne repose que sur le droit que lui confère sa puissance économique et militaire. S'il existe une chance d'éviter la Troisième Guerre mondiale, c'est uniquement la prise de conscience par les Etats-Unis qu'ils sont un pôle parmi sept autres et sont géographiquement confinés à leur sphère d'influence traditionnelle.

Sinon, les avant-postes de l'impérialisme-hégémonie (Ukraine, Israël, Taïwan et, dans un avenir proche, d'autres États situés à la périphérie des pôles), qui sont les outils de l'Occident pour poursuivre sa pénétration en Eurasie, deviendront les éléments déclencheurs de la dernière phase militaire d'une nouvelle guerre mondiale. Afin d'aider la théorie à échapper aux débats théoriques constants et à déterminer quel système polaire est le plus stable, nous pouvons dire que si l'Occident insiste sur la lecture bipolaire, le système bipolaire sera considéré comme le plus destructeur dans la littérature des relations internationales, et non la multipolarité... S'il est logique de poursuivre la littérature internationaliste après quelques explosions nucléaires...

lundi, 06 mai 2024

Gel à Pékin

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Gel à Pékin

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/il-gelo-su-pechino/

Il a fait très froid à Pékin ces derniers jours. Le vent était glacial. Et ce n'était pas à cause des caprices de la météo en cet étrange mois d'avril.

C'est un gel diplomatique qui a enveloppé toute la réunion entre le président Xi Jinping et le secrétaire d'État américain Blinken.

Des réunions, y compris celle avec le ministre chinois des affaires étrangères, qui se sont terminées sans déclaration d'intention commune.

C'est extrêmement significatif. Parce qu'au-delà des propos - et, en général, il s'agit de simple rhétorique - émettre une telle déclaration est un usage établi. Et elle permet d'affirmer que les relations entre les deux puissances sont bonnes. Et que des progrès ont été accomplis. Il en est ainsi depuis l'époque de Kissinger et de la diplomatie du ping-pong.

Et c'est ainsi depuis ces années lointaines, lorsque Mao, le Grand Timonier, régnait encore dans la Cité interdite. Les relations bilatérales entre Washington et Pékin sont désormais... glaciales, comme avant le dégel initié par Kissinger.

Les positions entre les deux puissances semblent de plus en plus éloignées. Et le fossé qui les sépare se creuse progressivement. Il devient infranchissable. Notamment parce que la diplomatie de Blinken ne semble pas du tout adaptée pour rassurer Pékin sur les intentions des Etats-Unis.

En effet, demander à la Chine de rompre avec Moscou et de se rallier aux positions du collectif occidental sur la guerre en Ukraine relève tout simplement de la démence.

Pékin est convaincu, et cela ne date pas d'aujourd'hui, que la stratégie de Washington contre la Russie n'est qu'un prélude. Qu'elle est la première phase d'une stratégie offensive plus large et plus complexe. L'objectif ultime de cette stratégie vise la Chine.

Affaiblir la Russie, si possible la conduire à la désintégration, pour empêcher Pékin de trouver un soutien chez un partenaire fort. Capable de fournir les matières premières dont son système industriel a de plus en plus besoin. Comme le fait précisément Moscou aujourd'hui.

En outre, il est difficile de croire aux sourires diplomatiques de Blinken lorsque le Congrès américain vote des paquets d'aide militaire à Taïwan. Et la Maison Blanche poursuit sans relâche une stratégie visant à isoler la Chine dans la région du Pacifique. En tissant une véritable ceinture d'endiguement avec le concours forcé des pays de la région. Et en réarmant le Japon.

Les stratèges de Pékin savent bien que, pour Washington, le contrôle de l'Indo-Pacifique est l'objectif premier et ultime. La défaite de la Russie n'est qu'une mission secondaire.

La Chine a depuis longtemps dépassé les États-Unis en termes de production industrielle. Et elle commence à saper la suprématie monétaire du dollar. Le fait que les Saoudiens acceptent désormais de payer le pétrole en yuans en est le signe révélateur.

L'expansion de la zone BRICS inquiète la Maison Blanche, et plus encore Wall Street. Et l'influence croissante de la Chine et de sa monnaie.

La suprématie américaine risque donc de se réduire progressivement. Et de disparaître peu à peu.

C'est pourquoi les mandarins rouges sont convaincus que Washington s'oriente vers une épreuve de force. En exploitant la supériorité dont les Etats-Unis jouissent encore sur le plan militaire.

Et ils ne voient dans les conflits actuels et potentiels que les préludes d'une stratégie globale. La guerre avec la Russie, Gaza, la mer Rouge, l'Iran... sont interprétés par les Chinois comme des étapes préparatoires à une attaque contre eux. Celle-ci sera probablement déclenchée par la question de longue date que constitue Taïwan.

Pékin ne veut pas la guerre. Sa politique est basée sur un lent et patient travail de pénétration économique dans tous les quadrants géopolitiques. Il s'agit d'acquérir une sorte d'hégémonie sans conflit ouvert.

Mais Xi Jinping et ses dirigeants sont convaincus que Washington fera tout pour empêcher la croissance de la puissance chinoise. Par tous les moyens.

Et, froidement, ils se sont convaincus qu'un choc frontal n'est plus qu'une question de temps. Et, bien sûr, ils s'y préparent. Avec... la patience chinoise.

C'est pourquoi Blinken a trouvé une atmosphère si glaciale pour l'accueillir à Pékin.

mardi, 30 avril 2024

Actualité géopolitique: Robert Steuckers répond aux questions d'Al Jazeera

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Actualité géopolitique: Robert Steuckers répond aux questions d'Al Jazeera

Propos recueillis par Hafsa Rahmouni

Voir aussi: https://www.aljazeera.net/politics/2024/4/25/

Iran et Israël

Comment voyez-vous l’attaque iranienne contre Israël ? Quelles sont ses conséquences politiques et militaires pour les pays de la région ?

Je replace cette attaque dans un contexte historique très large, très ancien. Le stratégiste américain Edward Luttwak prétendait qu’en Méditerranée orientale, les Etats-Unis, suite à la Grande-Bretagne, étaient les héritiers des stratégies romaines et byzantines. L’Iran, dans cette perspective, demeure l’héritier de l’empire perse. Israël relève alors, comme le soulignait notamment Arnold Toynbee, d’une judaïté hérodienne, alignée sur les desiderata impériaux de Rome et sert à empêcher tout l’arrière-pays mésopotamien et perse de se projeter vers la Méditerranée, désormais « Mare Nostrum », non plus d’un Empire romain ou d’une Italie mussolinienne, mais d’un hegemon américain, foncièrement étranger à l’espace méditerranéen, d’un point de vue anthropologique et religieux. La redistribution des cartes, depuis la consolidation de la Russie par Poutine, depuis la présence russe en Syrie, depuis la volonté chinoise de parachever le projet « Belt and Road » fait qu’une entité sioniste-hérodienne devient une gêne pour les dynamiques nouvelles. Les puissances maritimes anglaise, puis américaine, ont une stratégie récurrente : occuper les terres qui se trouvent à l’extrémité intérieure des mers intérieures. Le Koweit dès 1910 pour empêcher l’Empire ottoman d’exploiter sa fenêtre sur le Golfe et sur l’Océan Indien (chasse gardée des Britanniques à l’époque). Les Pays Baltes au moment de la révolution bolchévique de 1917 puis lors de l’effondrement de l’Union Soviétique. La Géorgie à l’extrémité orientale de la Mer Noire, etc. Israël a reçu pour fonction de garder la côte la plus orientale de la Méditerranée au bénéfice de Londres d’abord, de Washington ensuite.

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L’Iran, et derrière lui, la Russie et la Chine, contestent cette fonction et verraient plutôt l’espace qui va d’Antioche à Gaza (voire à Suez) comme un tremplin vers la Méditerranée. Les questions qui sont ouvertes depuis la riposte iranienne sont les suivantes :

  • Le rejet des règles diplomatiques, théorisé et appliqué par les penseurs et les praticiens de l’idéologie néo-conservatrice américaine, est désormais suivi d’effets et plus seulement de paroles.
  • L’Iran renforce ses alliés sur la ligne Syrie/Yémen, écornant de la sorte les structures et entités hérodiennes.
  • L’audace de l’Iran laisse supposer qu’il a désormais les moyens de faire face à Israël, puissance nucléaire. La donne changerait alors du tout au tout.

À votre avis, pourquoi les États-Unis et l’Europe cherchent-ils à décourager Israël de répondre à l’Iran ?

Vu le nombre de zones de conflit potentielles, les Etats-Unis craignent l’hypertrophie impériale soit savent que la prochaine présidence américaine sera trumpiste donc isolationniste et que le bellicisme de Biden ne pourra pas se déployer à temps soit entendent gagner du temps pour consolider leur front anti-russe de l’Arctique à la Mer Noire soit savent que l’Iran dispose dorénavant des moyens de se sanctuariser. Dans ce scénario très inquiétant, l’Europe sera en quelque sorte le dindon de la farce :

  • Elle sera laissée seule face à la Russie avec une opinion publique qui n’est pas vraiment intéressée à déclencher un conflit en dépit de la propagande éhontée débitée par le quatrième pouvoir médiatique, de plus en plus démonétisé. En plus, ses arsenaux sont vides.
  • L’objectif non déclaré des Américains est d’affaiblir définitivement l’Europe en l’opposant à la Russie dans une guerre d’usure de longue durée qui paralysera Moscou sans la terrasser. Cette guerre empêchera la soudure de la grande masse eurasienne justement en un lieu qui est une « région-transit » ou « gateway region » telle l’Ukraine. Au Levant, la guerre de Syrie, qui n’est pas terminée, la présence d’un Israël hérodien, une longue guerre d’usure empêchera la côte orientale de la Méditerranée d’être la fenêtre vers l’Ouest des arrière-pays mésopotamien, iranien, indien et chinois.  L’Europe sera à nouveau enclavée, courant ainsi le risque d’imploser.

Comment expliquez-vous, d'un point de vue stratégique, le double standard occidental dans l'escalade iranienne avec Israël. Alors que l'Occident n'a pas condamné le bombardement par Israël du consulat iranien à Damas, qui constitue une violation flagrante du droit et des normes internationales, les Occidentaux pays sont venus défendre Israël politiquement et militairement lorsque l’Iran a répondu de la même manière à Israël ?

Le double standard est un fait qui ne date pas d’hier. L’hypocrisie est un mode de gouvernement occidental, propre au binôme idéologique qui structure la pensée anglo-saxonne : la fusion entre la rage puritaine d’un protestantisme sectaire et dévoyé et le libéralisme moralisant de Locke. A cette fusion entre religiosisme délirant et libéralisme irréaliste s’ajoutent les délires de la pensée révolutionnaire française. Ces tares anciennes ont été actualisées par le néolibéralisme et le néoconservatisme américains, importés en Europe depuis l’avènement de Margaret Thatcher au poste de premier ministre au Royaume-Uni en 1979. Lors de l’agression contre l’Irak, les néoconservateurs bellicistes américains proclamaient que les Européens étaient des lâches, des « fils de Vénus et non de Mars » parce qu’ils préconisaient des solutions diplomatiques. Depuis lors, les hommes politiques européens, qui pariaient sur les ressorts de la diplomatie traditionnelle, ont été progressivement vidés du pouvoir en Europe sous la pression des services américains : Sarközy a rejoint l’OTAN, que De Gaulle avait quittée dans les années 1960 ; la France est devenue le troisième pilier du Gros-Occident au lieu de mener une politique autonome. Avec Macron, qui est un « Young Global Leader », l’alignement est total au détriment du peuple français, mis au pas à coups de matraque, de grenades de désencerclement, etc.

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L’attaque d’Israël contre le consulat iranien à Damas est une étape supplémentaire dans le déni de diplomatie et dans le non respect des conventions internationales, préconisés par l’idéologie néoconservatrice ou « kaganiste » (les thèses de la famille Kagan, dont fait partie Victoria Nuland). Cette attaque, avec l’assaut contre l’ambassade du Mexique en Equateur, constitue une première, inaugure un nouveau mode de fonctionnement. Les règles ne seront plus respectées désormais et un pesant silence médiatique s’abattra sur les entorses aux conventions diplomatiques tandis que les Etats ou les régimes considérés comme ennemi du trinôme occidental (France, Etats-Unis, Royaume-Uni) et des Etats vassalisés tenus en main par les « Young Global Leaders » ou figures assimilées, devront subir toutes les avanies sans avoir le droit de s’exprimer ou de se défendre.

Politique européenne

Quel est l’impact attendu de la montée de l’extrême droite en Europe et de ses chances aux prochaines élections sur la politique étrangère de l’Union européenne ?

Il n’existe pas une seule « extrême-droite », au singulier : ce qui est rassemblé arbitrairement sous ce vocable constitue un ensemble kaléidoscopique et hétéroclite de réactions diverses à l’encontre ou en faveur de l’Occident et de l’OTAN. On peut raisonnablement prévoir une montée des partis populistes de droite aux prochaines élections européennes mais la question réelle qui devrait être posée est la suivante : ces formations diverses se retrouveront-elles dans les mêmes groupes ou agiront-elles en ordre dispersées au sein de groupes différents dans le futur Parlement européen ? Le critère de différenciation est à l’évidence la position des uns et des autres face à l’OTAN, aux Etats-Unis, à la Russie et à la guerre en Ukraine. On constate que Giorgia Meloni s’est entièrement alignée sur la politique de l’OTAN, alors que cela n’avait pas été dit lors de sa campagne électorale. On pouvait même croire qu’elle allait favoriser une politique italienne indépendante en Méditerranée. Le Rassemblement National français, au cours de ces deux dernières années, semble suivre la même politique et on peut imaginer, d’ores et déjà, qu’il s’alignera sur la politique suivie par Meloni en Italie, de même que « Reconquête », le mouvement d’Eric Zemmour et Marion Maréchal qui, subitement, et contrairement aux thèses défendues dans le cadre de son institut politique, l’ISSEP, se met à prendre des positions hostiles à la Russie dans le conflit ukrainien, espérant sans doute former un groupe assez vaste avec des bellicistes de droite d’Europe orientale, jugés partenaires plus convenables que les neutralistes allemands ou autrichiens. La germanophobie pathologique est toujours vivace en France, de même que l’inhabilité à comprendre ce qui est différent des manies ou des institutions de l’Hexagone.

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En Allemagne et en Autriche, au contraire, les positions neutralistes, différentes des positions de l’OTAN, s’affirment dans les rangs des partis populistes, l’AfD et la FPÖ. Cette dernière partage également des positions communes avec les Hongrois de Orban (qui sont dans le groupe du PPE) et les Slovaques de Fico et Pellegrini. On peut penser que la Lega italienne de Salvini, elle, s’alliera aux Allemands et aux Autrichiens, compensant ainsi la perte, pour le groupe « Identité et Démocratie », des élus du Rassemblement National. Si tous ces partis gagneront immanquablement des voix en juin prochain, ils ne se retrouveront pas dans les mêmes groupes et ceux qui rejoindront les positions de Mesdames Meloni, Le Pen et Maréchal voteront en faveur des politiques américaines (et woke), avec les Libéraux, la gauche socialiste, les conservateurs pro-OTAN, les écologistes de Cohn-Bendit et le PPE. Les autres seront isolés ou n’auront pas assez de poids pour faire valoir leurs positions neutralistes.

Avec la fin du soutien économique des pays africains (anciennes colonies), la guerre en Ukraine et l’impact de ce qui se passe au Moyen-Orient… Comment évaluez-vous les performances de l’Europe jusqu’à présent ?

On ne peut pas parler de performances quand on évoque l’Europe actuelle. La France s’est rendue odieuse en Afrique en tentant d’imposer aux peuples de ce continent des politiques néolibérales et woke qu’ils ne pouvaient accepter. Le coup le plus dur que Paris a dû encaisser a été la perte du Niger, d’où provient l’uranium qui fait fonctionner les centrales nucléaires françaises, donnant à la France un atout énergétique important, lui permettant de vendre (très cher) de l’énergie à d’autres pays d’Europe.

La colonisation indirecte de l’Afrique permettait aussi l’exploitation de pays d’Europe. La guerre en Ukraine a brisé définitivement tous les espoirs de constituer ce que Gorbatchev avait appelé la « Maison commune ». Les événements actuels du Levant, en Syrie et à Gaza, ne permet aucun harmonie en Méditerranée. Aucune de ces nouvelles donnes ne joue en faveur de l’Europe réelle. Tous ces événements contribueront à affaiblir l’Europe encore davantage voire à la faire imploser définitivement. Alignée sur les Etats-Unis, elle n’a aucune chance de se développer, d’entrer dans les dynamiques à l’œuvre ailleurs dans le monde, alors qu’elle y aurait tout intérêt.

Comment voyez-vous l'expansion du groupe BRICS et son programme déclaré visant à former un axe ou un bloc international pour faire face à l'hégémonie américaine sur le système international et à démanteler le système unipolaire en un système multipolaire ?

L’existence du groupe BRICS est un fait. Qui demeurera incontournable. Les objectifs de ce groupe de grandes puissance économiques et de pays émergents, voire de pays-continents, sont de développer un commerce intensif inter-BRICS, selon des règles qui ne sont pas celles instaurés à l’ère néolibérale occidentale, commencée en 1979. Ce commerce doit tenter d’échapper au maximum aux fausses règles néolibérales (occidentales), notamment en accentuant le processus de dédollarisation, auquel l’Europe devrait à terme se joindre, di moins si elle parvient à se débarrasser de la dictature néolibérale actuellement en place dans la Commission de Bruxelles. L’Europe, surtout après le Brexit, devrait retourner à des politiques de semi-autarcies, telles celles qui ont toujours été préconisées par les grands économistes concrets et non idéologisés.

Ces économistes font partie d’une catégorie de penseurs que d’aucuns avaient baptisée « hétérodoxes », soit des penseurs qui ne sont pas réductionnistes dans leur approche de l’économie. Ils s’inscrivent dans des histoires nationales ou continentales particulières, ayant développé dans un contexte précis, des pratiques spécifiques, adaptées au temps et à l’espace, comme, par exemple, l’économie chinoise actuelle, post-maoïste, est adaptée à la tradition impériale de l’Empire du Milieu et à la pensée confucéenne, tout en se souvenant des règles de l’économiste allemand du 19ème siècle, Friedrich List, par ailleurs inspirateur du Kuomintang. La bataille à engager est la bataille contre les errements de l’idéologie irréaliste du libéralisme pur, dégagé de l’histoire réelle et des institutions concrètes des peuples.

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Voyez-vous que les pays économiquement émergents comme la Chine, la Russie, l'Inde et le Brésil suivent un système économique différent de celui dans lequel évoluent l'Occident, notamment l'Amérique et l'Europe, et quelles sont les différences entre eux ? Lequel est le plus capable de rivaliser et de sauver l’économie mondiale ?

Les pays émergents, surtout la Chine et l’Inde, peuvent parier sur un marché intérieur suffisamment vaste, vu leur poids démographique. L’Occident connaît un ressac démographique préoccupant. Actuellement, la Chine semble être l’Etat-Civilisation le plus dynamique, pariant justement sur une pratique préconisée jadis par Friedrich List : développer les infrastructures de transport sur la masse continentale eurasienne, grâce au projet dit « Belt and Road ». Si nous voulions schématiser, nous dirions que l’Occident repose sur une logique thalassocratique, sur une logique fluide, tandis que les puissances émergentes, que sont la Russie, la Chine, l’Inde et l’Iran, reposent sur une logique continentale, ancrée dans la vaste territorialité eurasienne. La logique thalassocratique de l’Occident ne peut survivre que si la logique continentale est entravée, si les communications terrestres sur le vaste espace eurasien sont bloquées. L’Europe n’a aucun intérêt à ce que triomphe la logique thalassocratique : si tel est le cas, l’Allemagne en est déjà la première victime.

Le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 & 2, qui amenaient le gaz du Nord-Est de la Russie (zone arctique), déséquilibre totalement le dynamisme légendaire de son industrie, étouffée désormais par le prix exorbitant de l’énergie. Le ressac de son commerce avec la Chine fera que cette industrie périclitera encore davantage. Le très récent voyage du falot Chancelier Scholz à Pékin a bien montré que les anciens gouvernements Merkel puis surtout l’actuel gouvernement « feu tricolore » a fait fausse route sur toute la ligne, à cause des écologistes délirants, qui font la politique américaine qui a toujours visé le démantèlement des structures industrielles européennes, surtout les allemandes. En France, Macron a vendu les fleurons de l’industrie française au Etats-Unis (Alstom, etc.). Les pays émergents des BRICS en Eurasie doivent éviter cette logique délétère : c’est la raison pour laquelle la propagande occidentale (made in USA) leur colle l’étiquette désormais infâmante d’ « illibérale ».

Peut-être que la chose la plus marquante qui distingue récemment l’Occident est la protection du phénomène de l’homosexualité et du transgenre par les systèmes au pouvoir, les organisations internationales et les institutions de la société civile ? Selon vous, pourquoi l’Occident cherche-t-il à imposer cette approche à la majorité de l’humanité qui rejette cette approche anormale ?

Remontons à l’histoire des idées au 18ème siècle, période où se sont affirmées les idéologies occidentales, qui atteignent leur apex aujourd’hui, basculant dans le délire, tout en exigeant que la planète entière y participe également. De l’Angola à la Papouasie et du Kirghizistan au Pérou, tous les peuples sont contraints par l’idéologie dominante occidentale d’adopter le délire LGBTiste et woke. Au 18ème siècle, les diverses variantes de l’idéologie des Lumières, qui, par convergence, génèreront l’occidentalisme actuel, postulait un individu isolé, détaché de tout contexte social (Locke, Rousseau).

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Les variantes, aujourd’hui refoulées des Lumières, qui n’ont pas conduit à cet occidentalisme pernicieux contemporain, voyait un homme ancré dans une famille, un clan (asa’biyya en arabe), un peuple, une histoire, une tradition littéraire et religieuse (Herder). Nous assistons aujourd’hui à la rage des idéologues des Lumières libérales qui entendent parachever leur programme en brisant les ressort de la famille traditionnelle en stigmatisant le couple hétérosexuel et la parentalité bienveillante qu’il est censé générer. La rage woke, quant à elle, cherche à briser tout ancrage des hommes concrets dans l’histoire, dans la religion, dans la tradition, en détruisant les statues commémoratives, en interdisant la lecture des classiques de la littérature, en détruisant les humanités gréco-latines (socle de l’Europe), en incendiant des églises (comme partout en France à l’heure actuelle, y compris la cathédrale de Paris), etc.

Cet occidentalisme destructeur entend généraliser cette rage iconoclaste à l’ensemble des civilisations de la planète. Ces autres civilisations ne l’acceptent pas : qu’elles soient portées par des milliards de personnes comme en Chine ou en Inde (Bharat) ou qu’elles soient plus modestes en dimensions, comme en Afrique où les peuples commencent à se souvenir des Empires Songhai, de la civilisation indigène de l’Ethiopie, etc.

Guerre d'Ukraine

Pourquoi l’intérêt international pour la guerre en Ukraine a-t-il diminué après qu’elle ait longtemps dominé l’actualité ? Y a-t-il un changement dans la politique des États-Unis et de l’Europe en faveur de la guerre ?

La guerre en Ukraine a été manigancée pour créer le chaos en Europe et pour ruiner la locomotive industrielle allemande. Elle a été également conçue pour bloquer les dynamiques eurasiennes en un point crucial, soit à l’endroit où convergent les routes plurimillénaires de la grande masse territoriale eurasienne. La Crimée a été longtemps la porte ouverte de l’Europe à la Chine, l’aboutissement des routes de la Soie médiévales où les comptoirs italiens réceptionnaient les denrées dont l’Europe avait besoin. La fleuve Don est lié à la Volga qui mène à l’Arctique et à la Baltique (donc à l’Europe allemande et néerlandaise de la Mer du Nord), d’une part, et à la Caspienne, donc à la Perse et à Bagdad, d’autre part. L’archéologie découvre actuellement que, dès le néolithique, les multiples parties de l’Eurasie ont toujours été en rapports assez étroits entre elles. Le commerce de l’ambre liait la Baltique et la Mer du Nord à l’Egypte. Des artefacts en or ou en lapis lazuli, trouvés en Europe et datant de la protohistoire, sont faits au départ de matériaux provenant d’Asie centrale (via les cultures d’Andranovo et de Yamnaya) ou de l’Afghanistan actuel.

La culture militaire des thalassocraties veut actuellement des guerres courtes, d’un an ou moins. La guerre d’Ukraine est entrée dans sa troisième année. La dynamique est bloquée. Le peuple ukrainien est saigné à blanc. Sur le terrain, la situation est figée comme pendant de longues années lors de la Première Guerre Mondiale. La Russie a tenu bon et restera apparemment  dans les régions russophones de l’Est et du Sud de l’ancienne Ukraine soviétique. Le scénario prévisible est le suivant : les oblasts conquis par l’armée russe feront partie de la Fédération de Russie ; l’Occident empêchera la conquête d’Odessa (on évoque aujourd’hui l’entrée d’unités françaises dans la ville ou aux abords de celles-ci, information à vérifier) ; l’Occident tentera de gagner du terrain en Mer Noire (vieux but de guerre britannique), en tentant de satelliser la Géorgie et l’Arménie ; l’OTAN a profité du conflit ukrainien pour transformer la Baltique en un lac otanien, l’Europe perdant du même coup la possibilité d’élargir au départ des deux Etats neutres (Suède et Finlande) une zone non alignée sur l’ensemble du continent ; le conflit ukrainien a permis d’ouvrir un vaste front qui part de l’Arctique et s’étend jusqu’à la Mer Noire, menace les ports russes de Mourmansk et Arkhangelsk (vitaux lors de la Deuxième Guerre Mondiale) et la ville de Saint-Pétersbourg, toute proche de la frontière finlandaise.

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L’OTAN a ainsi gagné plusieurs atouts territoriaux et stratégiques : le conflit ukrainien peut donc désormais être gelé. Il s’agit désormais de se maintenir en Méditerranée orientale, d’isoler la base russe sur le littoral syrien, de s’imposer à la Turquie qui joue aujourd’hui une politique néo-ottomane originale et en porte-à-faux par rapport à l’OTAN, de vider l’abcès palestinien à Gaza et de consolider un Etat hébreux hérodien (au service d’un Empire américain de l’Ouest, présenté par le stratégiste Edward Luttwak comme néo-romain ou néo-byzantin, dont le but est de maintenir éloigné le pôle perse des BRICS).

La destruction de Gaza a aussi, très probablement, pour but de faire de ce territoire le terminal méditerranée d’un « Canal Ben Gourion », relié à la Mer Rouge (Golfe d’Akaba) et censé doublé le Canal de Suez. Ce Canal devrait alléger le trafic de celui de Suez et être relié à un projet alternatif au projet chinois « Belt and Road », d’une part, et au projet des Russes, Iraniens et Indiens, baptisé « International North South Economic Corridor », reliant Mumbai en Inde aux ports iraniens et, de ceux-ci, à la Caspienne et au Caucase pour aboutir à la Baltique et à la Mer Blanche. L’importance de ce projet occidental relativise le conflit bloqué d’Ukraine.

Après deux ans de guerre en Ukraine, comment voyez-vous son issue sur le plan stratégique ? La victoire de Poutine lors d'un nouveau mandat présidentiel aura-t-elle un impact sur l'évolution du conflit entre l'Occident et la Russie ?

Sur le plan stratégique, l’Occident américain qui a éliminé le non-alignement suédois et finlandais en Europe du Nord, permis à l’OTAN de faire pression sur la Russie de Mourmansk à Saint-Pétersbourg et à Kaliningrad/Königsberg, devrait se satisfaire de ces avancées, très avantageuses. Sur le terrain, dans le Donbass, à Luhansk, en Crimée, etc., il est prévisible que l’Occident accepte une solution coréenne avec un nouveau Rideau de Fer à l’Est du Dniepr. Le poutinisme n’aura pas été vaincu ni éliminé comme certains l’avaient espéré. Quant à l’après-Poutine, qui arrivera inéluctablement, rien ne permet de le deviner.

La balle est dans le camp des Européens : accepteront-ils encore longtemps les politiques suicidaires que préconisent les services américains, tolèreront-ils encore longtemps les errements des « Young Global Leaders » qui les ruinent ? Aucun sursaut ne semble se dessiner à l’horizon, aucune généralisation des politiques de résistance de la Hongrie et de la Slovaquie n’est à l’ordre du jour ailleurs en Europe, surtout en France et en Allemagne (malgré les suggestions de l’AfD à droite et du parti de Sahra Wagenknecht et Oskar Lafontaine à gauche). Cependant, c’est en Europe de l’Ouest que le sursaut devra se produire.

Tout lecteur arabe de ces lignes doit se mettre en tête que l’Europe n’est pas nécessairement l’Occident : celui-ci découle, idéologiquement, de deux ou trois matrices perverses : le calvinisme hollandais, le puritanisme cromwellien puis américain, l’idéologie révolutionnaire française. L’Espagne catholique, le prussianisme luthérien, l’indépendantisme irlandais, le neutralisme suédois, les héritages de l’Empire austro-hongrois, le confédéralisme suisse, les innombrables ressources de l’Italie, les traditions de l’Europe orthodoxe et l’héritage gréco-romain ne participent pas des trois matrices occidentales et recèlent, s’ils le voulaient, toutes les recettes, tous les remèdes, pour guérir de la maladie occidentale.

 

jeudi, 25 avril 2024

Erdogan crée un concurrent au corridor de transport russo-iranien

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Erdogan crée un concurrent au corridor de transport russo-iranien

Leonid Savin

Source: https://www.geopolitika.ru/article/erdogan-sozdayot-konkurenta-rossiysko-iranskomu-transportnomu-koridoru

La Turquie tente de maximiser les avantages de sa position géostratégique. Située au carrefour de l'Asie occidentale et de l'Europe, Ankara souligne son importance à chaque occasion, qu'il s'agisse du transit d'hydrocarbures en provenance de la Russie ou d'autres pays producteurs de pétrole et de gaz vers l'Europe ou de nouveaux corridors de transport avec des autoroutes et des lignes de chemin de fer.

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Ces dernières années, la Turquie a activement développé le corridor médian, une voie de transport internationale transcaspienne. Cependant, avec l'amélioration de la situation en Irak, le projet dit de "canal sec" est redevenu d'actualité. Il s'agit d'une ligne logistique reliant Istanbul à l'Irak en passant par Mersin, dans le sud du pays; l'itinéraire passera par Mossoul, Bagdad, Najaf, Bassorah et atteindra la côte du golfe Persique.

Le développement du "canal sec" a été discuté lors de la visite du premier ministre irakien Muhammad Shia Al-Sudani, qui s'est rendu à Ankara les 21 et 22 mars pour s'entretenir avec le président turc Recep Tayyip Erdogan. Dans un communiqué de presse, Erdogan a déclaré que les deux parties étaient d'accord pour travailler ensemble à la réalisation du projet. Selon le président turc, le projet de transit, appelé "route du développement", deviendra une nouvelle "route de la soie" dans la région.

Quant aux fonds nécessaires à la mise en œuvre, ils peuvent être puisés dans des sources extérieures, notamment dans le budget de reconstruction de l'Irak. En février 2018, la Turquie a annoncé, lors d'une conférence spéciale au Koweït, qu'elle mettrait à la disposition de l'Iraq des lignes de crédit d'une valeur de 5 milliards de dollars. Le ministère des affaires étrangères de l'Arabie saoudite a garanti un prêt d'un milliard de dollars, un autre de 500 millions de dollars par l'intermédiaire du Fonds saoudien pour le développement, et le Qatar a annoncé un milliard de dollars de prêts et d'investissements.

L'Allemagne a ensuite déclaré qu'elle fournirait une aide de 350 millions de dollars et le Royaume-Uni s'est engagé à accorder des crédits à l'exportation à hauteur d'un milliard de dollars par an pendant 10 ans.

Les Émirats arabes unis ont promis 500 millions de dollars pour la reconstruction, en plus de 5,5 milliards de dollars d'investissements privés. Le ministre d'État aux affaires étrangères des Émirats arabes unis, Anwar Gargash, a ensuite tweeté que les Émirats arabes unis s'étaient également engagés à verser 5,5 milliards de dollars d'investissements privés à l'Iraq "en plus" de l'engagement de son pays.

En février 2022, un nouvel accord de transport a été signé entre la Turquie et les Émirats arabes unis et le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a déclaré que ces lignes ferroviaires et autoroutes passeraient par l'Irak.

La société italienne PEG Infrastructure mène actuellement une étude de faisabilité et conçoit le corridor terrestre. Le gouvernement irakien estime qu'une ligne ferroviaire à double voie entre Bassorah et la frontière turque pourrait coûter 13 milliards de dollars.

This graphic image provided by Daewoo EC shows the Al Faw port to be built in Basra Iraq. PHOTO NOT FOR SALE Yonhap78.jpg

Le nouveau port d'Al Faww (photo), qui devrait être l'un des plus grands ports du Moyen-Orient et dépasser le Jebel Ali de Dubaï, est un élément clé du projet. Le brise-lames de 10 miles, qui a déjà été érigé, a battu des records du monde et a obtenu le titre de "plus long brise-lames jamais construit".

Le projet lui-même, mené par l'entreprise sud-coréenne Daewoo, devrait s'étendre sur plus de 30 kilomètres carrés et inclure des zones industrielles, des projets de logement et des attractions touristiques. Il est évalué à près de cinq milliards de dollars, selon des rapports récents. Le port est destiné à devenir une plaque tournante du transport entre l'Asie et l'Europe.

Toutefois, la réalisation de la construction dépend d'un certain nombre de facteurs supplémentaires. L'Irak d'aujourd'hui est sous l'influence notable de l'Iran voisin. Une partie importante du corridor de transport Nord-Sud (dans lequel la Russie a bien sûr un intérêt direct) passe par ce pays. Téhéran pourrait user de son influence pour bloquer une voie de transport alternative. Même si le port est construit, le corridor terrestre qui y mène pourrait passer par l'Iran au lieu de la Turquie, détournant ainsi une partie du flux de transit.

Parmi les facteurs internes, il est important de noter les questions de sécurité et de stabilité politique. Outre les cellules non éliminées d'ISIS (Etat islamique, organisation interdite en Russie), un sujet spécifique et sensible est la région du Kurdistan (à la fois en Turquie et en Irak) et, en particulier, les activités du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le PKK est susceptible d'avoir un point de vue plutôt critique sur le canal sec, puisqu'il a déjà saboté régulièrement l'oléoduc.

Il est intéressant de noter que le Premier ministre irakien a officiellement annoncé l'interdiction du PKK à la fin du mois de mars, ce qui a suscité l'approbation de la Turquie. Toutefois, aucun décret officiel n'a été publié. Et le PKK (dont le siège se trouve au Kurdistan irakien, près de la frontière avec l'Iran) continue d'opérer ouvertement. Il est évident qu'il ne sera pas possible d'éliminer le PKK par la force, car il constitue une sorte d'État profond au Kurdistan irakien.

Mais, outre les Kurdes, divers groupes locaux sunnites et chiites, qui ne voudront pas manquer leur chance d'obtenir des dividendes, peuvent également créer des problèmes. En particulier, la tribu Beit Shaya à Bassorah, dans le sud de l'Irak, a organisé avec succès des manifestations en 2021 pour réclamer des emplois pour ses membres dans le cadre de la construction d'un port.

D'autre part, l'instabilité régionale est également une incitation à la création du canal sec. En raison du blocus de la mer Rouge par les Houthis au Yémen, le trafic maritime par le canal de Suez a été considérablement réduit et certaines marchandises destinées à la Turquie ont été transportées par voie terrestre via l'Iran, à partir du port de Bandar.

Par ailleurs, la Turquie tire d'autres avantages du lancement de ce nouveau corridor. Tout d'abord, il offre une nouvelle possibilité de transit de l'énergie, car l'oléoduc existant entre l'Irak et la Turquie est devenu une cause de conflit interne. Les exportations de pétrole du Kurdistan via l'oléoduc Irak-Turquie sont suspendues depuis le 23 mars 2023 après qu'une cour d'arbitrage à Paris a statué en faveur de Bagdad contre Ankara, estimant que cette dernière avait violé un accord de 1973 en permettant à Erbil de commencer des exportations de pétrole indépendantes en 2014.

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Les producteurs de pétrole du Kurdistan ont récemment déclaré que le processus de réouverture de l'oléoduc était lent, bien que cela fasse déjà un an qu'il a été fermé par la cour d'arbitrage. Cette situation menace sérieusement l'économie d'Erbil. Le volume journalier transitant par l'oléoduc est de 450.000 barils de pétrole brut, et avec l'oléoduc à l'arrêt, les pertes mensuelles s'élèvent à environ un milliard de dollars.

Le ministère irakien du pétrole a quant à lui accusé les compagnies pétrolières internationales opérant au Kurdistan de ne pas avoir redémarré l'oléoduc. Le ministère a utilisé comme argument le fait que l'arrêt du processus n'était pas une décision de Bagdad et que le gouvernement fédéral était "le plus affecté" par l'arrêt des exportations.

Le communiqué ajoute que les règles du budget fédéral irakien obligent le Kurdistan à transférer sa production de pétrole à Bagdad pour l'exporter.

Il note que des rapports de l'OPEP et des "sources secondaires internationales fiables" confirment que le Kurdistan produit entre 200 000 et 225.000 barils de pétrole par jour "à l'insu et sans l'approbation" du ministère. L'article 13 du budget fédéral irakien oblige le Kurdistan à transférer au moins 400.000 barils de pétrole brut par jour à la State Oil Marketing Organisation of Iraq en vue de leur exportation via le port turc de Ceyhan, ou de leur utilisation domestique s'ils ne sont pas exportés.

L'oléoduc est désormais prêt à être remis en service et fait l'objet de tests. Cependant, il pourrait toujours y avoir un nouveau conflit sur les préférences dans le triangle Bagdad - Erbil - sociétés internationales.

La deuxième opportunité pour Ankara est de réduire l'activité de divers groupes paramilitaires. Pour garantir la sécurité des investissements étrangers, le gouvernement irakien devra honorer ses engagements et rétablir l'ordre d'une manière ou d'une autre.

La Turquie cherche avant tout à éliminer le PKK et sera probablement même prête à déployer ses forces de sécurité le long du "canal sec" au Kurdistan irakien (une partie de ce territoire est déjà occupée par les troupes turques). Dans ce cas, Ankara disposera d'un instrument d'influence supplémentaire en Irak.

En même temps, sur le plan de la politique intérieure, Ankara peut partager les bénéfices de la nouvelle infrastructure avec les Kurdes turcs. Elle pourra ainsi réduire les risques de révoltes anti-gouvernementales, puisque les cellules locales du PKK utilisent toujours n'importe quel prétexte pour intensifier le conflit. Et à l'heure actuelle, la situation économique du pays laisse à désirer.

lundi, 15 avril 2024

La doctrine Meloni : un atlantisme viscéral et non critique

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La doctrine Meloni: un atlantisme viscéral et non critique

Fabrizio Verde

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/la-dottrina-meloni-atlantismo-acritico-e-viscerale

"La décision de déployer des troupes de l'OTAN, y compris italiennes, en Lettonie à partir de 2018 est une idiotie digne de la politique étrangère ratée de Barack Obama. L'Europe et l'Italie n'ont aucun intérêt à créer un climat de guerre froide avec la Russie, et de plus cette provocation est stratégiquement inefficace pour contrer une hypothétique situation de conflit. Malheureusement, les nations européennes sont aujourd'hui gouvernées par des politiciens mesquins qui ne s'intéressent qu'à l'exécution des tâches qui leur sont confiées par les bureaucrates européens et non à la protection de leurs propres intérêts nationaux. Il est inacceptable qu'une décision aussi grave ait été prise par le gouvernement Renzi sans que le peuple et le Parlement italiens en soient informés. Fratelli d'Italia exige que le gouvernement fasse immédiatement rapport au Parlement et explique les raisons de cette décision absurde", avait déclaré Giorgia Meloni, actuelle Première ministre et présidente de Fratelli d'Italia, en octobre 2016.

Deux ans plus tard, Giorgia Meloni dénonce à juste titre les dommages causés à l'économie italienne par les sanctions contre la Russie: "L'Europe prolonge de six mois les sanctions économiques contre la Russie, qui détruisent le Made in Italy. Dans l'Italie que nous voulons, le gouvernement ne cèderait pas au chantage de Bruxelles et défendrait les entreprises italiennes".

Elle a également félicité M. Poutine pour sa réélection : "Félicitations à Vladimir Poutine pour sa quatrième élection à la présidence de la Fédération de Russie. La volonté du peuple lors de ces élections russes semble sans équivoque".

Il semble qu'une ère géologique se soit écoulée depuis lors.

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Depuis 2021, date à laquelle Giorgia Meloni a rejoint le think tank américain Aspen Institute, l'ascension étoilée de Giorgia Meloni est devenue évidente, la conduisant à sa dérive ultra-atlantiste actuelle en tant que Premier ministre. En parfaite continuité avec le précédent gouvernement dirigé par le quisling Mario Draghi.

Meloni est désormais une championne du régime de Kiev, à tel point qu'en février dernier, elle s'est précipitée en Ukraine pour signer avec Zelensky un pacte qui "dure dix ans et qui est le plus complet et le plus important signé avec un pays qui ne fait pas partie de l'OTAN", comme elle l'a annoncé lors d'une conférence de presse. Sans donner de détails sur l'engagement économique de l'Italie, elle a poursuivi en expliquant : "Nous continuons à soutenir l'Ukraine dans ce que j'ai toujours considéré comme le droit légitime d'un peuple à se défendre. Cela suppose nécessairement un soutien militaire, car confondre le mot tant vanté de paix avec celui de reddition, comme le font certains, est une approche hypocrite que nous ne partagerons jamais".

Toujours en février, le Parlement italien a définitivement approuvé le décret-loi prolongeant l'autorisation de transférer des véhicules, du matériel et des équipements militaires à l'Ukraine jusqu'à la fin de l'année 2024. L'autorisation d'envoyer de l'aide militaire avait déjà été prolongée jusqu'au 31 décembre par une mesure similaire en janvier 2023.

Depuis le début de son mandat, le Premier ministre Giorgia Meloni a garanti une continuité maximale avec le gouvernement qui l'a précédé, celui de Mario Draghi, sur la guerre en Ukraine. Il s'agit donc d'une adhésion totale à la ligne occidentale et atlantique, qui attaque la Russie à travers le régime de Kiev.

Les équipements militaires autorisés à être transférés sont énumérés dans une annexe, rédigée par l'état-major de la défense, qui est classifiée et n'est donc pas accessible au public. L'État-major est également autorisé à adopter "les procédures les plus rapides pour assurer la livraison en temps voulu des véhicules, matériels et équipements".

Depuis les premières semaines du début de l'opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine (mars 2022), visant à démilitariser et à dénazifier le régime de Kiev, l'Italie a fourni des véhicules, du matériel et des équipements militaires à Kiev par le biais d'une série de mesures, prises d'abord par le gouvernement Draghi - le cinquième paquet a été approuvé par l'exécutif au moment où il démissionnait - puis, en février 2023, par le gouvernement Meloni. Selon des indiscrétions émergentes, les premiers décrets, tous secrets, envoyaient - outre des contributions économiques - des équipements de protection tels que des casques et des gilets, des munitions de différents calibres, des systèmes antichars (Panzerfaust) et antiaériens (Stinger), des mortiers, des lance-roquettes (Milan), des mitrailleuses légères et lourdes (MG 42/59), des véhicules Lince, de l'artillerie tractée (Fh70) et de l'artillerie autopropulsée (Pzh2000).

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Le dernier paquet, le huitième, d'envoi de matériel et d'équipement militaire à l'Ukraine a été publié au Journal officiel le 29 décembre 2023. Cet envoi est intervenu sept mois après la publication du "septième paquet" d'aide militaire au Journal officiel du 31 mai 2023. L'exécutif avait donné quelques indications sur le septième paquet à la fin du mois de mai. À cette occasion, la liste des armements a été illustrée par le ministre de la Défense Guido Crosetto lors d'une audition au Copasir, la Commission parlementaire pour la sécurité de la République. Comme pour les paquets précédents, le contenu du nouveau décret ukrainien a été "secret" et publié ensuite au Journal officiel. Le décret de fin mai est la deuxième mesure signée par le gouvernement Meloni, la première datant de quatre mois. Selon les rumeurs qui circulaient à l'époque, du matériel avait été envoyé à cette occasion pour se prémunir contre le risque Nbcr : des combinaisons, des masques de protection, des kits pour rendre l'eau potable, ainsi que des munitions. Toujours à cette époque, il était question d'envoyer des véhicules supplémentaires, des obusiers, des lance-missiles, des mitrailleuses et des armes légères. En outre, l'Italie a fourni, avec la France, le système de défense sol-air SAMP/T (photo, ci-dessus).

La mer Rouge

Si l'on quitte le scénario ukrainien, la musique ne change pas : l'Italie est en première ligne, avec le casque US/OTAN bien en place sur la tête. Comme le montre l'activité italienne en mer Rouge contre les actions entreprises par les Houthis yéménites pour mettre fin au génocide israélien dans la bande de Gaza. À cet égard, dans une interview accordée à l'ANSA, Zayd al-Gharsi, directeur du département des médias de la présidence de la République à Sanaa, a rappelé l'épisode du drone abattu le 2 mars dernier par le navire de la marine Caio Duilio : "C'est une honte que l'Italie ait abattu l'un de nos drones. Nous agirons en conséquence", a-t-il déclaré, après avoir souhaité "rappeler que nous n'avons pas fait la guerre à l'Italie ou à d'autres pays européens. Notre combat est celui de la défense des Palestiniens contre l'agression sioniste" à Gaza.

"Nos drones et nos armes visent Israël et ceux qui défendent Israël au large de nos côtes", a réaffirmé le responsable yéménite, ajoutant : "L'Italie est un pays ami pour nous, avec une grande tradition et une grande culture maritimes. Nous nous demandons pourquoi elle a décidé de rejoindre la coalition des Américains et des Britanniques".

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En l'occurrence, le gouvernement italien a décidé de jouer le jeu des Anglo-Saxons en ne rejoignant pas officiellement leur coalition mais en lançant, avec la France, l'Allemagne, la Grèce, les Pays-Bas, le Portugal et le Danemark, l'opération Aspides. Une mission que le ministre italien des Affaires étrangères, M. Tajani, a qualifiée de "défensive", probablement parce que, contrairement à la mission "Prosperity Guardian", aucune attaque n'est prévue sur le territoire yéménite.

En résumé, le gouvernement italien a décidé de jouer sur l'ambiguïté des adjectifs et des formules pour camoufler une intervention armée dans une région stratégique en un service de protection des navires commerciaux. Cela conduit inévitablement à l'implication de l'Italie dans un théâtre de guerre imprévisible, où la différence entre "défensif" et "agressif" n'est qu'une frontière formelle et changeante. Ce n'est pas un hasard si Tajani, dans un discours à la Chambre des députés, a précisé que "l'Union européenne assurera la coordination nécessaire avec l'opération anti-piraterie Atalanta et l'opération Prosperity Guardian".

À ce stade, la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure Aspides agit-elle de manière autonome par rapport à Prosperity Guardian et non en fonction de ses besoins et directives militaires, étant donné que les informations relatives à ces rapports sont classées secret UE dans le mandat d'Eunavfor Aspides ?

La véritable nature impérialiste de la mission, qui va bien au-delà de sa structure formelle, apparaît également dans la résolution du gouvernement, où - toujours sous le prétexte de sauvegarder la liberté de navigation, la démocratie et la paix - il est souligné que "l'action de notre pays est menée, sur tous les théâtres de crise, dans le but de sauvegarder les intérêts nationaux et d'œuvrer à la protection de la paix et de la sécurité" ; et que "compte tenu de la prise croissante de responsabilités géopolitiques, il est important de consolider la position de l'Italie dans les zones de crise de la mer Rouge et du nord-ouest de l'océan Indien". Il ne s'agit donc pas d'une intervention contingente et limitée dans le temps, mais de saisir cette opportunité pour une projection permanente de l'Italie dans ces régions stratégiques du monde. En outre, Aspides travaillera en étroite coordination avec le Prosperity Guardian anglo-américain et avec les autres missions européennes déjà présentes dans la région, comme Atalanta et Agenor, en étendant son champ d'action au golfe Persique, à la Corne de l'Afrique et au canal du Mozambique. À partir du mois d'avril, l'Italie assumera également le commandement de la Combined Task Force CTF-153, qui opère en mer Rouge et dans le golfe d'Aden et regroupe les États-Unis, le Canada, Bahreïn, la Grande-Bretagne, la France, l'Espagne, les Pays-Bas, la Norvège et les Seychelles.

Israël

Bien qu'elle s'en défende, en participant à toutes ces missions navales, y compris à des rôles de commandement, l'Italie se comporte comme un pays en guerre aux côtés d'Israël et de ses parrains américains et britanniques. En outre, un article publié par le magazine Altroconsumo révèle que, contrairement aux assurances du gouvernement, l'exportation d'armes et de munitions vers Tel-Aviv n'a pas été "stoppée" depuis le début des bombardements sionistes sur la bande de Gaza. Selon les données de l'Institut national de la statistique (ISTAT), l'Italie a exporté des armes et des munitions pour une valeur de 817.536 euros entre octobre et novembre 2023, dont 233.025 euros en octobre et 584.511 euros en novembre. Ces chiffres contredisent les déclarations du gouvernement Meloni, qui a déclaré publiquement qu'il avait "suspendu" et "bloqué" les exportations d'armes vers Tel-Aviv à partir du 7 octobre 2023.

Le ministre des affaires étrangères Antonio Tajani a déclaré dans une interview que l'Italie avait cessé d'envoyer tout type d'armement à Israël depuis le début de la guerre de Gaza. Toutefois, les données de l'Istat montrent que des armes et des munitions ont été exportées même après cette date. En particulier, les données de novembre couvrent une période où le bombardement de la bande de Gaza était déjà en cours.

Pour mieux comprendre la situation, examinons le type de matériel exporté. Les données de l'Istat pour le seul mois de novembre 2023 montrent qu'une partie du matériel exporté est classée dans la catégorie "Fusils, carabines et ressorts, armes à air comprimé ou à gaz, armes contondantes et autres armes similaires", tandis qu'une grande partie est constituée de "pièces et accessoires" d'armes de guerre et de mitrailleuses.

Ainsi, malgré les déclarations de façade, les appels au cessez-le-feu ou à la protection des civils, le gouvernement Meloni n'a non seulement pas bougé le petit doigt dans la pratique, mais a continué à fournir des armes au régime sioniste israélien.

Du mauvais côté de l'histoire

En conclusion, l'actuel gouvernement italien dirigé par Giorgia Meloni semble conduire le pays sur une voie géopolitique douteuse, fondée sur un atlantisme aveugle et viscéral sans esprit critique. Cette approche, qui se manifeste par un soutien aux politiques militaires et aux interventions à l'étranger, risque d'éloigner l'Italie de la direction tracée par le nouveau monde multipolaire représenté par les BRICS et la Russie. La décision d'adhérer au réarmement imposé par l'OTAN et la décision de soutenir les sanctions contre la Russie apparaissent comme des choix anachroniques, surtout si l'on considère la défaite diplomatique et économique du bloc occidental. L'adhésion aux intérêts atlantiques, démontrée par l'approbation de mesures militaires en faveur de l'Ukraine et la participation aux opérations contre les Houthis en mer Rouge, suggère une soumission aux intérêts américains et un manque absolu d'autonomie et de souveraineté nationales. En outre, le manque de transparence sur les exportations d'armes vers Israël fait douter de la cohérence de la politique étrangère déclarée du gouvernement. Il est crucial que l'Italie révise sa position géopolitique, en adoptant une vision plus équilibrée orientée vers le dialogue et la coopération internationale avec la nouvelle réalité multipolaire, plutôt que de perpétuer une politique étrangère basée sur des alliances obsolètes et serviles.

 

vendredi, 29 mars 2024

Désordre mondial et contrôle des routes maritimes

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Désordre mondial et contrôle des routes maritimes

Par Mario Porrini

Source: https://www.centroitalicum.com/disordine-mondiale-e-controllo-delle-rotte-marittime/

La crise des Etats-Unis est la crise d'un empire thalassocratique, c'est-à-dire fondé sur la domination des mers. La question de Taïwan s'inscrit dans le vaste contexte géographique de la mer de Chine méridionale où la Chine, si elle supplantait les États-Unis, deviendrait la première puissance mondiale. Les attaques des Houthis dans le détroit de Bab el Mandeb contre les navires commerciaux naviguant vers le canal de Suez pourraient entraîner une hausse vertigineuse du coût de l'énergie et des marchandises, sachant que 10 à 13 % du commerce mondial et 20 % des importations de gaz et de pétrole en Europe passent par là. La Méditerranée est le trait d'union entre l'Atlantique, contrôlé par l'alliance Europe-Amérique du Nord, et l'Indo-Pacifique, où se joue la compétition entre les Chinois et les Américains. La mer Méditerranée est vitale pour notre survie et l'Italie doit agir pour regagner le terrain perdu.

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L'importance et la force d'une nation se révèlent dans sa capacité à contrôler les routes maritimes. La mer occupe une place de plus en plus centrale sur le plan géostratégique. 70 % de la surface de la Terre est recouverte d'eau et 80 % de la population mondiale est concentrée dans une ceinture située à moins de 200 km de la côte. La plupart des activités productives de l'humanité se développent sur la mer : le transport le long des lignes de communication maritimes, l'écoulement du pétrole et du gaz, les activités de pêche et l'exploitation des ressources énergétiques et minérales trouvées dans les fonds marins. Aujourd'hui, 90 % des marchandises et des matières premières transitent par la mer et 75 % de ce flux passe par quelques passages vulnérables, les "choke points" ("points d'étranglement" ou "goulots d'étranglement"), constitués par les canaux internationaux et les détroits. L'histoire nous a appris comment les empires occidentaux, du britannique à l'américain, sont nés et se sont consolidés en dominant la mer. La crise des États-Unis et du monde occidental en général provoque des situations d'instabilité qui poussent de nombreux pays émergents, même de taille moyenne, à agir sans scrupules pour exploiter toutes les opportunités possibles de mettre en pratique leurs "doctrines bleues", fondées sur l'hypothèse que "si vous ne dominez pas en mer, vous n'avez pas de pouvoir".

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Comme nous le disions, le monopole de la puissance américaine semble s'estomper progressivement et les zones de crise se multiplient. La question de Taïwan s'inscrit dans le vaste contexte géographique de la mer de Chine méridionale où se développe depuis quelque temps le grand enjeu stratégique pour le contrôle de l'océan Pacifique et de l'Asie du Sud-Est. L'île reste en effet la clé de l'accès de la mer de Chine orientale à la mer de Chine méridionale, car elle fait partie, avec Okinawa et les Philippines, de ce que l'on appelle la "première chaîne d'îles", qui conditionne la sortie des navires civils, commerciaux et militaires de la Chine populaire dans le vaste océan Pacifique, en conjonction avec la "deuxième chaîne d'îles", qui s'étend des îles japonaises à Guam et aux îles Mariannes. Si la Chine y parvenait en supplantant les États-Unis, elle franchirait une étape décisive pour s'établir et se consolider en tant que première puissance mondiale. Cette perspective va également à l'encontre des intérêts du Japon et de la Corée du Sud, en termes de sécurité de leurs flux commerciaux, car elle impliquerait un renforcement décisif du contrôle politico-militaire de Pékin sur la mer de Chine méridionale, qui constitue à son tour la clé obligatoire pour l'accès au détroit de Malacca. Afin d'empêcher toute modification du statu quo, les États-Unis maintiennent des bases terrestres et navales au Japon et en Corée du Sud, ainsi que leurs propres débarquements militaires aux Philippines, en Australie, en Nouvelle-Zélande, à Guam et à Singapour, ainsi que sur l'île de Diego Garcia et en Thaïlande, cette dernière étant située au milieu de l'océan Indien. Les contacts entre les avions de la marine chinoise et américaine sont pratiquement quotidiens et les risques d'un accident pouvant conduire à la guerre ne sont pas si éloignés.

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Une autre zone de crise dangereuse est représentée par la mer Rouge, où ces dernières semaines les attaques se sont multipliées dans le détroit de Bab el Mandeb, contre des navires commerciaux naviguant vers le canal de Suez, touchés par des drones et des missiles lancés depuis le Yémen par les rebelles houthis, les miliciens pro-iraniens, qui ont annoncé vouloir stopper les navires marchands à destination d'Israël si les bombardements sur Gaza ne cessent pas. Chaque année, 23 000 navires transitent entre Suez et Bab el Mandeb, mais au cours des deux derniers mois, ces volumes ont diminué d'un tiers. Pour des raisons de sécurité, en effet, plusieurs compagnies maritimes ont décidé de changer de route, à commencer par la Mediterranean Shipping Co (MSC), la plus importante compagnie de transport de conteneurs au monde, qui a ordonné à ses navires de se diriger vers le cap de Bonne-Espérance, en allongeant considérablement la route, afin de ne pas courir le risque d'attaques. Depuis octobre dernier, plus de 100 navires marchands ont déjà opté pour le contournement de l'Afrique. Sachant que 10 à 13 % du commerce mondial et 20 % des importations de gaz et de pétrole de l'Europe passent par là, il est certain que des hausses vertigineuses du coût de l'énergie et des marchandises se produiront. Si la situation d'insécurité devait perdurer, elle causerait d'énormes dommages économiques aux pays riverains de la Méditerranée, car les navires marchands chargés de marchandises destinées à l'Europe feraient escale à Rotterdam et dans d'autres ports de l'Atlantique. À Trieste et à Gênes, on est déjà en état d'alerte et l'on s'inquiète beaucoup de l'avenir. Ceux qui tremblent sont surtout l'Égypte, qui perçoit 9,3 milliards de dollars par an sur le péage du canal de Suez. Les États-Unis ont annoncé qu'ils voulaient combattre les rebelles et, en vue d'une éventuelle intervention militaire, ils renforcent leur flotte dans la région. Ils ont également annoncé la mise en place d'une coalition internationale, sans que l'on sache exactement qui en fait partie. L'Italie, quant à elle, se prépare à envoyer la frégate "Fasan" en mer Rouge. Cependant, toute intervention militaire risque d'impliquer l'Iran, qui protège les rebelles houthis, et de déclencher une guerre aux conséquences totalement imprévisibles.

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De nombreux pays émergents misent sur la mer pour s'affirmer sur tous les plans, économique, géostratégique et militaire. De la Chine à la Turquie, de l'Inde au Nigeria, plusieurs acteurs se disputent la primauté sur des espaces maritimes même très étendus. L'accès aux principales routes commerciales représente une "condition sine qua non" pour étendre son influence, à tel point que les mers sont traitées comme des terres et que la compétition pour dessiner les zones économiques exclusives respectives suit les mêmes principes que la géopolitique classique, ignorant toute règle de droit international.

Malgré les apparences, l'étroit bassin méditerranéen revêt une importance particulière car, avec seulement 1 % de la surface mondiale des eaux, il est traversé par 20 % du trafic maritime mondial. Pour rappeler les dimensions du jeu méditerranéen, il semble opportun de fournir quelques données géopolitiques et quelques chiffres de base. La mer qui est déjà "la nôtre" se révèle géopolitiquement comme le résultat du jeu entre les Etats-Unis et la Chine, dont l'enjeu ultime est le contrôle du maximum de routes océaniques, donc des détroits, des goulets d'étranglement, qui les facilitent. La Méditerranée est en effet un connecteur entre l'Atlantique, océan sous contrôle total de l'alliance Europe-Amérique du Nord, et l'Indo-Pacifique, où se joue la compétition entre Chinois et Américains. Comme nous l'avons déjà mentionné, l'Océan central assure non seulement 20 % du trafic maritime mondial, mais aussi 27 % du commerce de conteneurs, développant ainsi 10 % du PIB mondial. Après le récent élargissement du canal de Suez, ces pourcentages devraient encore augmenter. La route méditerranéenne est trop importante pour le commerce mondial et les grandes puissances ne peuvent pas permettre que sa navigation soit entravée.

L'Italie, avec ses quelque 8 000 km de côtes au milieu de ce qui était pour les Romains la "Mare Nostrum", est le premier pays d'Europe en termes de quantité de marchandises importées par voie maritime, tandis qu'environ 80 % du pétrole nécessaire aux besoins nationaux arrive dans ses ports. Notre pays possède la 11e flotte marchande du monde et la 3e flotte de pêche d'Europe, avec plus de 12 700 bateaux de pêche et 60 000 employés travaillant dans le secteur. Le secteur maritime national génère à lui seul environ 3 % du PIB, avec un multiplicateur économique de 2,9 fois le capital investi. Pour nous tous, l'économie bleue représente plus de 50 milliards d'euros par an, avec près d'un million d'employés et plus de 200 000 entreprises, dans un contexte géoéconomique en pleine croissance. Pour le "système-pays", expression très en vogue aujourd'hui, le rôle de la mer est déterminant pour la prospérité et la sécurité nationale. Les routes maritimes par lesquelles transitent les matières premières importées sont cruciales pour une économie de transformation comme celle de l'Italie. Il s'agit d'une vaste zone, pleine d'opportunités pour notre réalité commerciale, mais aussi de menaces qui mettent en péril ses intérêts. Malheureusement, en termes de logistique et d'installations portuaires en général, nous, Italiens, sommes à la traîne, notamment en raison de rivalités de clocher et d'un manque de coordination de la part de l'État. Nous devrions investir massivement dans les infrastructures, car l'Italie est au centre d'une mer stratégique et occupe une position plus que privilégiée. Dommage que la grande majorité de nos hommes politiques, depuis des décennies, ne semblent pas s'en rendre compte.

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La mer Méditerranée devient chaque jour plus encombrée. Compte tenu du retour des Russes, à partir de l'intervention en Syrie en 2015 et des guerres en Ukraine et à Gaza qui ont marqué le renforcement de l'US Navy, nous nous trouvons au centre de la zone possible de confrontation entre les puissances qui étaient déjà des protagonistes de la guerre froide. Les bases US/OTAN sur notre territoire, presque toutes situées à proximité de la mer, témoignent de la manière dont, depuis Washington, la Botte est considérée comme une plate-forme logistique et stratégique irremplaçable ainsi qu'un carrefour entre l'Eurasie et l'Afrique, avec le détroit de Sicile comme jonction fondamentale. L'occupation américaine de notre territoire, qui remonte à la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la passivité de nos hommes politiques, limitent considérablement notre indépendance en nous empêchant d'agir dans le sens de nos intérêts nationaux. Le gouvernement soi-disant souverainiste de Giorgia Meloni s'est lié pieds et poings à l'Algérie, qui a assumé un rôle clé dans notre approvisionnement énergétique et considère donc comme siennes de vastes zones de la mer de Sardaigne, y envoyant ses sous-marins pour y faire flotter son drapeau. La situation est délicate, mais nous ne pouvons pas rester passifs en permettant à quiconque de s'introduire dans nos eaux territoriales. Ces dernières années, sur notre frontière maritime méridionale, dans ce qui fut la Libye et qui est aujourd'hui une terre disputée entre milices et puissances étrangères, la Russie s'est installée en Cyrénaïque et la Turquie en Tripolitaine sans que rien ne soit fait de notre part pour contrer l'intrusion de nations géographiquement éloignées dans une région qui devrait relever de notre sphère d'influence. La Turquie elle-même est très active pour étendre sa présence loin de ses frontières. Nous avons évoqué la Libye, mais le contrôle du détroit des Dardanelles par Ankara lui permet non seulement de tenir en échec la Russie qui, sans son autorisation, ne peut faire transiter sa flotte de la mer Noire à la Méditerranée, mais aussi l'Ukraine dont les exportations de blé partent exclusivement d'Odessa. La Turquie, installée à Chypre depuis des décennies, revendique la possession des îles grecques au large de ses côtes et, dans ce contexte d'agitation générale, pourrait profiter d'une occasion favorable pour faire un coup d'État. Enfin, Ankara, par l'intermédiaire de sociétés turques, a obtenu des concessions dans les ports d'Oslo, de Stockholm, de Trieste, de Tarente, de Malte et de Bizerte, utiles à la fois pour stimuler l'économie nationale - la demande de produits turcs est forte dans les pays d'Europe centrale en raison des vagues migratoires - et pour se projeter géopolitiquement dans le centre-ouest de la Méditerranée et, grâce au système autoroutier africain, dans l'Afrique sub-saharienne.

La mer Méditerranée est vitale pour notre survie et l'Italie doit agir pour regagner le terrain perdu. Un saut qualitatif décisif dans notre approche de la géopolitique devrait consister à ajouter la dimension sous-marine aux cinq domaines stratégiques classiques : terre, mer, air, espace et cyberespace. La face cachée de la mer, dont nous ignorons presque tout, concerne les ressources stockées dans les fonds marins, mais surtout les câbles Internet sous-marins, par lesquels transitent 95 % des données, et les oléoducs et gazoducs. L'environnement sous-marin est important pour de nombreuses questions stratégiques pour le pays : de l'énergie à la sécurité alimentaire, en passant par la recherche technologique, la santé et la médecine. La vulnérabilité des cibles situées dans les fonds marins a été confirmée par le sabotage du gazoduc de la Baltique Nord Stream. Un premier signe de l'intérêt particulier que nous portons à cette dimension et de la construction d'une stratégie nationale en la matière est la nouvelle de l'inauguration, ces derniers jours à La Spezia du Pôle sous-marin national, coordonné par la Marine italienne, basé sur la coopération entre structures publiques et privées - ministères, industries, dont Leonardo et Fincantieri, universités et organismes de recherche - pour développer des synergies entre les différentes excellences nationales dans le domaine de la sécurité environnementale sous-marine. La Marine met à disposition le Centre de Soutien et d'Expérimentation Navale et bénéficie de la proximité du "Centre de Recherche Maritime", organe exécutif de l'OTAN qui s'occupe de la recherche scientifique et technologique dans le domaine de la navigation.

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La création de ce pôle serait également louable, mais l'élément essentiel doit être la volonté politique de protéger fermement les intérêts nationaux pour ne pas courir le risque d'être étranglé. C'est pourquoi il semble étrange que le gouvernement "souverainiste", qui prétend vouloir défendre les infrastructures sous-marines par lesquelles transitent toutes les informations, y compris les informations confidentielles, ait donné un avis favorable à la vente de TIM au fonds américain KKR, cédant ainsi le contrôle d'un secteur stratégique comme les télécommunications à une entreprise privée étrangère. La défense de nos intérêts est une question de survie. Sans une action décisive, cohérente et soutenue dans ce sens, nous sommes destinés à disparaître, en tant que nation et en tant que peuple.

mercredi, 27 mars 2024

L'Europe de Brzezinski est née

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L'Europe de Brzezinski est née

par Fabrizio Bertolami

Source: https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/27724-fabr...

La configuration envisagée par la rencontre entre Macron, Scholz et Tusk était déjà l'un des points centraux de la stratégie énoncée par Zbignew Brzezinski dans son célèbre essai de 1997 intitulé "Le grand échiquier", dans lequel il affirmait que l'Ukraine devait adhérer à l'OTAN et à l'UE, dessinant ainsi un scénario géopolitique totalement nouveau, différent à la fois du scénario "méditerranéen" (France, Allemagne, Italie) et du scénario "carolingien" (France, Allemagne, Benelux) dans lequel la France, l'Allemagne, la Pologne et l'Ukraine forment un bloc capable d'intégrer les trois nations les plus peuplées du continent et en même temps capable de se consolider jusqu'aux frontières de la Russie.

* * * *

Le 15 mars à Berlin, lors d'une réunion à trois, le président français Macron, le chancelier allemand Scholz et le Premier ministre polonais nouvellement élu Tusk ont signé un accord visant à fournir un soutien conjoint en matière d'armement à l'Ukraine.

"Nous utiliserons les bénéfices des actifs russes gelés en Europe pour soutenir financièrement les achats d'armes pour l'Ukraine", a déclaré Scholz, énumérant les efforts de l'UE pour accroître le soutien à Kiev.

La réunion fait suite à certaines déclarations du président français sur la possibilité d'envoyer des troupes occidentales en Ukraine, bien que certains pays comme l'Italie aient rapidement souligné qu'ils n'enverraient pas de soldats car "nous ne sommes pas en guerre avec la Russie", comme l'a déclaré le ministre italien des affaires étrangères, M. Tajani.

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En effet, lors d'une interview à la télévision nationale française, M. Macron a déclaré qu'une victoire russe en Ukraine "réduirait la crédibilité de l'Europe à zéro" et signifierait que "nous n'avons pas de sécurité", ajoutant que la sécurité du continent est "en jeu" dans le conflit qui, selon lui, "est existentiel pour notre Europe et pour la France et si la situation s'aggrave, nous serions prêts à faire en sorte que la Russie ne gagne jamais cette guerre".

L'accord tripartite comprend un engagement commun à fournir de l'armement à Kiev et n'envisage pas, pour l'instant, l'envoi de troupes des trois pays sur le terrain. La France, comparée aux deux autres partenaires, a jusqu'à présent envoyé moins d'armes et fourni moins de fonds, ce qui impose probablement à Macron la nécessité de changer de rythme, mais certains analystes suggèrent que la raison pourrait être géoéconomique et étroitement liée à la possibilité que l'Ukraine perde son accès à la mer.

Selon le journal français Le Monde, "le cabinet de M. Macron a expliqué que l'objectif était de restaurer l'ambiguïté stratégique de l'Occident. Après l'échec de la contre-offensive ukrainienne en 2023, le président français estime que promettre des dizaines de milliards d'euros d'aide et fournir - tardivement - des équipements militaires à Kiev ne suffisent plus. Surtout si Poutine est convaincu que "l'Occident a définitivement exclu de mobiliser ses forces".

Ce nouveau schéma d'alliances, qui exclut les nations méditerranéennes au détriment de celles de l'Europe du Nord et de l'Est, était déjà l'un des points centraux de la stratégie énoncée par Zbignew Brzezinski dans son célèbre ouvrage intitulé "Le grand échiquier" de 1997, dans lequel il affirmait que l'Ukraine devait rejoindre l'OTAN et l'UE, dessinant ainsi un scénario géopolitique totalement inédit, différent du scénario "méditerranéen" (France, Allemagne, Italie) et du scénario "carolingien" (France, Allemagne, Benelux) dans lequel la France, l'Allemagne, la Pologne et l'Ukraine forment un bloc capable d'intégrer les trois nations les plus peuplées du continent et, en même temps, de se consolider aux frontières de la Russie.

Lors d'une conférence de presse tenue le 4 mars, l'ancien président russe Medvedev a présenté une carte montrant une possible disposition de l'Ukraine après la guerre, dans laquelle tout l'est et le sud deviendraient russes, tandis que l'ouest serait divisé entre la Pologne, la Hongrie et la Roumanie. Cette carte se fonde en partie sur le passé historique de la région ukrainienne, qui a été attribuée pendant des siècles aux quatre nations contiguës : la région située à l'ouest, qui comprend la Galicie, puis Lvov/Lemberg et Ivano-Frankivsk, a fait partie intégrante de la Pologne jusqu'en 1772, puis est passée à l'empire des Habsbourg après le premier partage de la Pologne et connaît toujours la présence d'une importante minorité ethnique polonaise. Toujours à l'ouest, la région connue sous le nom de Transcarpathie faisait partie intégrante de la Grande Hongrie depuis sa semi-indépendance au temps des Habsbourg jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. La région riveraine a été russe pendant des siècles, Odessa ayant été fondée en 1794 par l'impératrice Catherine, et à ce jour, la proportion de la population russophone dans la région est légèrement supérieure à 40 %. Les régions du Donbass, de la Crimée et, d'une manière générale, celles situées à l'est du Dniepr étaient des protectorats russes depuis leur création jusqu'à la naissance de l'Union soviétique, lorsqu'elles ont été cédées à ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom d'Ukraine.

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Malgré le partage de région de l'Ouest en faveur des nations susmentionnées, c'est probablement la conquête par la Russie du littoral ukrainien qui effraie le plus le président français, car elle supprimerait simultanément l'accès de Kiev à la mer et empêcherait la création de la zone connue sous le nom de "Trimarium", qui s'étend de la mer Baltique à la mer Noire, en passant par la Méditerranée orientale ; la première éventualité empêcherait l'Ukraine de faire usage du droit d'inviter des navires militaires d'autres nations, comme le prévoit la convention de Montreaux de 1936, qui réglemente également l'accès à la mer Noire par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, et l'empêcherait totalement d'accéder aux voies maritimes pour exporter sa production de blé, dont elle est l'un des plus grands producteurs mondiaux.

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Ce classement particulier est aujourd'hui dominé par l'Australie, la Russie se situant en cinquième position et, comme le montrent les chiffres ci-dessous, la somme des exportations russes et ukrainiennes dépasserait le quota français, ce qui entraînerait la possibilité d'une concurrence pour la fixation des prix des céréales, précisément en faveur des Russes.

    - Australie : 10,2 milliards de dollars (15,4 % du total des exportations mondiales de blé)

    - États-Unis : 8,52 milliards de dollars (12,9 %)

    - Canada : 7,9 milliards de dollars (12%)

    - France : 7,4 milliards de dollars (11,2 %)

    - Russie : 6,8 milliards de dollars (10,3 %)

    - Argentine : 3,1 milliards de dollars (4,7 %)

    - Ukraine : 2,7 milliards de dollars (4 %)

L'éventualité que le projet "Trimarium" ne se concrétise pas aurait également une incidence sur la possibilité de fermer l'accès maritime à la Russie, tant au nord (mer Baltique) qu'au sud (Méditerranée, via la mer Noire). Il n'est un secret pour personne que la défense de la Crimée, d'où la prompte intervention russe en 2014 suivie du référendum sur l'annexion organisé de la péninsule, est la principale préoccupation russe, compte tenu de la présence de la flotte militaire de Moscou et de la possibilité d'atteindre la Méditerranée et les côtes d'Afrique du Nord, et en particulier la Syrie où se trouve, à Tartous, la seule base navale russe en dehors de ses frontières.

Sources :

https://www.politico.eu/article/emmanuel-macron-olaf-scho...

https://www.elpais.cr/2024/03/15/scholz-macron-y-tusk-com...

https://www.reuters.com/world/europe/scholz-macron-tusk-s...

https://simplicius76.substack.com/p/sitrep-3724-macron-ra...

https://www.themoscowtimes.com/2024/01/11/putin-says-ukra...

https://www.lemonde.fr/en/france/article/2024/03/14/macro...

https://www.repubblica.it/esteri/2024/03/04/news/mappa_me...

https://it.wikipedia.org/wiki/Convenzione_di_Montreux

https://www.worldstopexports.com/wheat-exports-country/?e...

https://comedonchisciotte.org/quando-brzezinski-ordino-al...

dimanche, 24 mars 2024

L’Europe est-elle "une puissance herbivore" dans un monde de "puissances carnivores"?

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L’Europe est-elle "une puissance herbivore" dans un monde de "puissances carnivores"?

Irnerio Seminatore

TABLE DES MATIERES

- Introduction

- L’Europe, « puissance herbivore »

- E. Macron et l’envoi de troupes au sol

- Le monde de demain et les forces centripètes

- La France, la diplomatie et la prospective stratégique.

- Répercussions stratégiques de la guerre d’Ukraine aux Etats-Unis

- Problèmes régionaux et « Balance Mondiale »

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Introduction

Le déterminisme des forces historiques, dont chaque collectivité a une connaissance différente selon les lieux et selon les époques, s’exprime ici en deux parties du même texte qui ont pour objet deux formes d’engagement, européen et mondial. Pour le premier, l’intention de l’auteur vise à éclairer, par une forme de paradoxe, celui de l’Europe « puissance herbivore », les traits du pouvoir qui s’est constitué à partir du Traité de Rome de 1957 et ses limites d’action. Pour le deuxième, cette même intention tâche de rendre intelligible à notre conscience l’idée de l’Europe affaiblie, la situant dans l’histoire globale d’un système planétaire, hégémonisé par les deux vainqueurs de la deuxième guerre mondiale et, après la dislocation de la Fédération des Républiques Socialistes Soviétiques en 1989, par les Etats-Unis d’Amérique seuls. Pour parvenir à tisser un lien entre l’évolution du vieux continent et le monde, on fera recours aux notions de puissance et de souveraineté et à l’émergence d’un nouveau rapport entre risque et liberté politique. Ainsi, dans la dialectique multiforme qui bouleverse les paradigmes hérités, remettant en cause les époques et les civilisations, l’objectif inavoué de l’analyse est d’aspirer à préfigurer les nouveaux visages des aspirants à l’empire de demain, en perturbateurs rationnels et déclarés qui entendent confirmer ou infirmer par la force, le pouvoir immanent d’hégémon.  Dans la première partie, qui concerne l’Europe et l’évocation de l’arme nucléaire, la dimension de la conscience historique fera référence aux solutions possibles des conflits en cours et à l’enracinement précaire du régime démocratique, dans la deuxième à l’importance et à la relativité de la relation entre autocraties, philosophies de l’histoire et géopolitique planétaire.

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L’Europe, « puissance herbivore »

L’expression de « puissance herbivore » appartient à Frank-Walter Steinmeier (photo), Président de la République Fédérale d’Allemagne et à l’évocation d’un débat qui a trop duré et qui divise la France et L’Allemagne sur la souveraineté politique de l’Europe, sa puissance militaire et son autonomie stratégique (1991-2017). Cet état a-t-il été surmonté ? Depuis le passage brutal aux rapports de force de la part de l’Union européenne, qui s’est voulue géopolitique lors de son investiture, en 2017, le réveil des opinions apparaît choquant et apeuré. Nous entrons de pleins fouets, depuis les déclarations improvisées du Président Macron de mardi 5 mars 2024 à Prague, dans l’âge inconnu des grands bouleversements historiques. Le thème de l’indépendance politique et de l’autonomie stratégique de l’Europe a été un réquisitoire permanent adressé à l’Europe établie et aussi sa pierre d’achoppement. Ce thème sera-t-il le tombeau du continent ? L’épouvante de la situation actuelle est dictée pour l’essentiel par le pouvoir de décision irrévocable et non partagé de l’arme nucléaire, évoqué comme repoussoir de la soumission à une puissance tutélaire extérieure, l’Amérique. Pour l’autre, par la crainte en un nouvel isolationnisme de celle-ci, suite aux élections présidentielles de novembre 2024. L’ordre européen de l’équilibre des forces entre l’Est et l’Ouest a pris fin avec l’ouverture des hostilités en Ukraine et le principe de légitimité de cet ordre de sécurité s’est effondré sur l’écueil du régime politique qui fonde la légitimité de son pouvoir sur l'usage délibéré de la force. Dès lors ce régime, autocratique, peut-il franchir impunément les lignes rouges du « tiers non engagé » (Union européenne), face à une dégradation de la situation militaire (défaite possible de l’Ukraine) et aux répercussions que cela entrainerait ?

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Macron et l’envoi de troupes au sol

Emmanuel Macron a appelé mardi à Prague les alliés de l'Ukraine à "ne pas être lâches" face à une Russie "devenue inarrêtable", semblant assumer ses propos controversés sur la possibilité d'envoyer des troupes occidentales dans ce pays en guerre. "Nous abordons à coup sûr un moment de notre Europe où il conviendra de ne pas être lâches", a lancé le président français au début de sa visite en République tchèque. "On ne veut jamais voir les drames qui viennent", a-t-il prévenu devant la communauté française.

"Il nous faudra être à la hauteur de l'Histoire et du courage qu'elle implique", a-t-il insisté.

Déclarations inopportunes et visant une posture de leadership européen, selon certains, ces déclarations ont été confirmées par l’intéressé après une réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des 27 à Paris, tous unanimes sur une politique de non engagement au sol de troupes combattantes de la part des européens, qui ont désavoué le président français. De surcroit et dans le but d’éviter tout malentendu, John Kirby, porte-parole de la Maison Blanche, a déclaré sans tarder "Il n'y aura pas de troupes américaines engagées au sol en Ukraine.  Ce n'est pas ce que demande le président Zelensky. Il demande des outils et des capacités. Il n'a jamais demandé que des troupes étrangères combattent pour son pays".

En passant aux perspectives sécuritaires et historiques quels accommodements prendront les relations entre l’Europe et la Russie après la défaite possible et annoncée de Ukraine dans le couloir continental de l'Eurasie qui a permis par le passé, l’existence de l’empire russe, puis soviétique ?

L'ordre européen de demain ne naîtra pas d'une perspective géopolitique unique, ni d'un rapport mondial des forces de conception équilibrée, avec un partenariat entre la Russie et la Chine qui ne joueront plus au contre-poids avec l’Occident, mais profiteront de toutes les variables des rapports de pouvoir, de légitimité et de force à l'échelle du monde

Les triangulations stratégiques Etats-Unis, Russie et Chine et, en subordre, les allégeances des Brics et des puissances relatives émergentes (le Sud global) conduiront à se poser fatalement la question essentielle de toute coalition: Qui gouvernera ce processus de changement et qui décidera des jeux d’influence et de contrôle sur le Heartland du monde et au-delà ?

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Le monde de demain et les forces centripètes

Il est fort probable que l'ordre planétaire de demain sera celui où des forces centripètes pourront contribuer à définir l'avenir commun et où la reconnaissance de l'unité planétaire s'accompagnera de l'acceptation du nouveau centre de gravité du monde, l'Asie-Pacifique. relativisant le poids de l’Europe.

Entre-temps  le changement de l'Hégémonie (américaine), sera l'objectif prioritaire de la nouvelle phase historique, la phase néo-machiavélienne de l'histoire universelle, qui procédera de la priorité de tout système de « blocs instables » pour parvenir à l'établissement d'une rivalité  maîtrisée. Si l'hégémonie sera l'objectif affiché pour maintenir l'unité du système, des revendications de groupes minoritaires multiples dépasseront, et de loin, le respect dû autrefois aux autorités établies et il n'y aura pas d'uniformité rationnelle des sociétés ni de théories politiques ( soient -elles démocratiques) préfigurant un ordre d'avenir.

Face à la « menace russe » vis-à-vis des pays d'Europe centrale (Pologne, Hongrie, Etats baltes), obligés de choisir entre l'unité de façade proposée par l'Union européenne et l'exigence de protection et de sécurité, garantie par l'Hégémon à travers l'Otan, ces pays choisiront l'asservissement à l'Hégémon et la guerre contre l'ennemi désigné, voulue par le leader de bloc.

Ainsi la vassalité de l'Europe centrale vis à vis de l'Amérique deviendra une nécessité politique pour éviter que l’Allemagne joue la carte d'une nouvelle entente stratégique avec Moscou, une réédition de l'Ostpolitik contre les puissances passives de l'Ouest et contre les illusions politiques de la France de durcir le verbe (Macron) et de préférer la politique intérieure à la politique internationale et continentale.

Un débat, au même temps qu'un combat, est en cours en Europe occidentale sur le soutien humanitaire aux populations civiles ukrainiennes. Ne croyant plus à une résistance de Kiev face à Moscou, l'Amérique entend clairement affaiblir et épuiser la Russie, par personne interposée. Or, dans l'éloignement d'un compromis, imposé par les Américains à Zelensky, comment l'Europe doit elle se définir par rapport aux cinquante-huit pays qui, aux Nations Unies, n'ont pas voté la censure contre Moscou pour son initiative militaire, dictée par son exigence de sécurité et de cohésion intérieure ?

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La France, la diplomatie triangulaire et la prospective stratégique

Au titre d'une rétrospective historique, l'issue de la première « guerre froide » a comporté le remplacement des tensions et des crises par le développement d'une coopération paneuropéenne entre nations indépendantes, situées entre l'Atlantique et l'Oural. Ceci a impliqué pour la France, de considérer le pan-européisme comme un moyen pour dépasser l'ordre bipolaire.

Cependant la transition de la bipolarité à la diplomatie triangulaire a comporté le renversement du « jeu d'antagonismes asymétriques » entre Washington-Pékin et Moscou, par l'antagonisme sino-américain, qui a pris le dessus sur le rapprochement russo-chinois, à l'époque improbable. A un aperçu très général les autres changements de l'échiquier géopolitique nous autorisent à une  esquisse de prospective stratégique, caractérisée par les variables systémiques suivantes :

- une neutralisation de l’Ukraine et un partage des influences territoriales est-ouest;

- des hypothèses de conflit entre pôles et des scénarios de belligérance entre alliances continentales et alliances insulaires;

- la riposte de l’Hégémon à une grande coalition eurasienne et anti-hégémonique (Russie, Chine, Iran);

- les incertitudes des nouvelles « coalitions multipolaires » dans un contexte de bipolarisme sous-jacent (Chine-USA);

- un système de sécurité ou de défense collectives, qui échappe en large partie aux organes multilatéralistes existants (ONU, OTAN, autres...) et aux instances de gouvernance actuelles (G7, G20), et cela en raison des variations de la « mix security »;

- des combinaisons croisées de la « Balance of Power » et de la « Balance of Threats » (la première pratiquée par les puissances traditionnelles et la deuxième par les puissances montantes comme mélange de menaces et de vulnérabilités);

- la démocratisation du feu ballistico-nucléaire (ADM) et la généralisation multiforme de nuisances et de terrorisme (Iran, Corée du Nord...);

- la dominance offensive de la cyber-guerre et des guerres spatiales, qui induit une modification du rapport de forces entre attaquants et défenseurs (avec une prime à l'attaquant);

- l'asymétrie, les guerres hybrides et les conflits non maîtrisées;

- une tentative d'isolement international de la Russie, sous l’effet d’une multitude de sanctions économiques et financières, personnelles et de groupe, à l'efficacité douteuse. Ces mesures, impliquant une logique de rétorsions, frappent en retour l'Allemagne (Nord Stream 2, désindustrialisation, stagnation économique) et les autres pays européens, suscitant une fracturation de l'unité de camp occidental, déjà compromise par la subordination de la démocratie à l'Hégémonie.

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Répercussions politiques de la guerre d’Ukraine aux Etats-Unis

La guerre en Ukraine et sa fonction imposée et presque fatale d’Etat -tampon a relancé un débat aux Etats-Unis entre les deux courants de pensée, les idéalistes interventionnistes, en gros Biden et les démocrates, défenseurs de la démocratie libérale et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et les réalistes classiques, Trump, Elon Musk, Carlson Tucker, porteurs du souverainisme et du nationalisme américain quant au rôle des Etats-Unis dans le monde. La manifestation plus évidente de cette opposition a été le rejet du vote au Congrès américain pour une énième allocation de fonds à l’Ukraine et Israël pour un montant de 106 milliards de dollars, qui seront pris en charge par l’UE à hauteur de 50 milliards d’euros

En l’absence d’un débat équivalent en Europe, le bilan européen ne va pas plus loin d’une préoccupation pour le retour de Trump et un appel à indépendance et à l’autonomie stratégique de l’Europe qui touche indirectement, surtout en France, au vieux débat sur la souveraineté et la supranationalité et à « l’irresponsabilité stratégique, diplomatique et, in fine politique du Chef de l’Etat ». Ce bilan investit le domaine du multilatéralisme et de ses institutions, (UE, ONU, FMI, BM...) et donc le rapport entre autorités fonctionnelles et autorités politiques dans la scène internationale. Il a été remarqué que, pour le Secrétaire d'Etat, Antony Blinken, la guerre en Ukraine est la transposition du débat interne entre républicains-populistes et idéalistes-progressistes, intégrant l'Ukraine et l'Europe centrale dans une zone de redéfinition de la géopolitique américaine. En son sein, la posture prioritaire est représentée par la menace de l'Empire du milieu. Ainsi l'issue de la crise ukrainienne et de celle israélo-palestinienne et au sens large, moyen-orientale, est resituée à la marge du baromètre des relations globales entre Washington-Moscou-Beijing.

Problèmes régionaux et « balance » mondiale

Le sur le plan politique, le théâtre euro-méditerranéen (par l'inclusion des crises en chaîne, allant des zones contestées de l'Europe orientale au Moyen Orient et donc des Pays Baltes, Bélarus et Ukraine au Golfe et à l'Iran, en passant par la Syrie et par la confrontation israélo-palestinienne), peut-devenir soudainement l'activateur d'un conflit inter-étatique de haute intensité. Cette hypothèse n'est pas nulle et nous pousse à la conjecture que la clé, déterminante et finale, de l'antagonisme régional en Europe, dont l'enjeu est la suprématie, jugée dangereuse, d'un État sur le continent, par le contrôle de sa zone d'influence est, aux yeux des occidentaux, la répétition par la Russie des aventures des grands États du passé (Espagne, France et Allemagne). La conclusion d'une pareille aventure se situerait dans la bordure continentale et maritime de l'Eurasie et dans la stratégie du Rimland du monde. Ainsi, l'actuelle progression vers une guerre générale repropose aux décideurs le dilemme classique, hégémonie ou équilibre des forces, comme dans les guerres du passé. Or, suite à la constitution d'un système asiatique autonome autour de la Chine, comme nouveau centre de gravité mondial, la victoire finale, dans un affrontement général, pourrait échapper à la coalition des puissances maritimes, le Rimland, par l'impossibilité d'une conquête ou reconquête de l'Eurasie de la part de l'Amérique et de ses forces coalisées et vassales. Au sein de la triade, Russie, États-Unis et Chine les deux plans d'analyse, régional et planétaire, présentent des interdépendances conflictuelles majeures et caractérisent cette conjoncture comme de « révolution systémique », plus encore que de « transition hégémonique ». En ce qui concerne l'Europe, qui a inventé tous les concepts-clés de la vie internationale, la souveraineté, l'État-nation, l'équilibre des forces, l'empire universel et la jalouse émulation ; elle demeurera le seul ensemble du monde moderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée et, de ce fait, elle sera affaiblie, divisée et impuissante.

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Ainsi en Europe de l'Ouest, dépourvue d'unité et d'identité politique et militaire, la confrontation colporte une déstabilisation des régimes au pouvoir et des formes de sociétés, au cœur desquels s'affrontent des guerres civiles latentes entre héritages ethniques et culturels antinomiques. Depuis 1945 et le processus de décolonisation, l'Europe a perdu la force et la confiance en elle-même, qu'elle a remplacé par le règne de la morale et de la loi, aggravé par l'égarement de ses intérêts et de son rôle. Quant aux aspects géopolitiques et stratégiques, la crise des démocraties occidentales engendre deux tentatives contradictoires, dont la première est constituée l'exigence de compenser les faiblesses internes de l'autorité et de l'État, marquées par le terrorisme et par l'ennemi islamique et la deuxième par subordination accrue à l'alliance atlantique, l'Otan. Dans une pareille situation, la Chine, puissance extérieure à l'Europe, mais dominante en Eurasie, serait bénéficiaire d'une lutte à mort entre l'Occident et la Russie et marquerait sa prééminence finale sur le monde connu.

Bruxelles, le 9 Février 2024.

samedi, 23 mars 2024

L'émergence des États-civilisations

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L'émergence des États-civilisations

par Salvo Ardizzone

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-emergere-degli-stati-civilta

L'unipolarité américaine a conduit à l'établissement du mondialisme, de l'impérialisme et de l'universalisme. Mais le coût du maintien du statu quo des superpuissances augmente de plus en plus vite par rapport à la capacité (et à l'opportunité économique et politique) de le maintenir. L'avènement du multipolarisme est imminent, avec comme protagonistes les Etats-Civilisations, qui ont une culture capable d'unir des populations même diverses, d'articuler des stratégies expansives sur de vastes territoires qui tendent à "s'ordonner" selon leurs propres règles, avec une gestion particulière des ressources et des économies. C'est le rejet des normes occidentales et de l'axiome selon lequel pour se moderniser, il faut s'occidentaliser.

Prémisses

La décomposition de l'unipolarité conduit à une transition hégémonique, un transfert de pouvoir historique qui nous conduit en "terra incognita", que la plupart qualifient hâtivement de "multipolarité", qu'ils le veuillent ou non, et qui a été absente du monde pendant au moins 80 ans. Essayer de comprendre les motivations et les mécanismes du phénomène en dehors de la simple affirmation politique - ou de l'affirmation pure et simple en l'absence de contenu - permet d'appréhender les contours et les caractéristiques de ce qui est en train d'émerger.

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Dans un précédent article, nous avons longuement traité de la manière dont l'unipolarisme américain a déterminé l'instauration du mondialisme, de l'impérialisme et de l'universalisme par le recours aux trois types de guerres hybrides que sont respectivement le marketing global, la guerre économique et la guerre cognitive. Avec la première, il a pris le contrôle des marchés mondiaux en exportant une vision - si l'on peut dire - du monde et certainement un style social ; avec la deuxième, il a atteint l'objectif de réaliser ses propres intérêts économiques aux dépens des économies des autres ; avec la troisième, il a imposé un modèle social et culturel incontestable, le seul admis et considéré comme acceptable, par la manipulation des esprits.

Cela aurait créé un système hégémonique destiné à durer très longtemps, si les États-Unis n'avaient pas brisé la dynamique du pouvoir en l'exerçant à leur manière. Tant que les empires existent dans l'histoire, ils alternent physiologiquement des phases d'expansion qui se métabolisent en phases successives de consolidation. Il est évident qu'un empire nouvellement formé, comme l'étaient les États-Unis en 1945, avait une approche dynamique autant qu'expansive, qui, cependant, a eu pendant plusieurs années un frein - nous dirions un sens nécessaire de la limitation - dans le duopole avec l'URSS, avec laquelle il partageait le monde plus ou moins consensuellement (en tout cas de manière spéculative).

Le fait est que l'implosion de l'URSS a fait disparaître ce sens de la limite, transformant le dynamisme américain en frénésie expansionniste, en sentiment de toute-puissance absolue. Négligeant, et refusant, toute phase de consolidation et s'engageant ainsi dans une certaine surenchère. Exactement ce que subissent aujourd'hui les États-Unis à cause des "guerres sans fin" dans les domaines militaire, économique et culturel avec un monde désormais trop vaste (plus de 8 milliards d'êtres humains) et trop segmenté (près de 200 États sans compter de nombreux sujets politiques non étatiques pertinents) pour être gouverné de manière unidirectionnelle par un seul centre de prétendu pouvoir.

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Une dérive grandement accélérée par l'utilisation dysfonctionnelle et compulsive de la puissance dure à laquelle ils ont recours. La doctrine voudrait (et la recherche historique le confirme) que l'utilisation d'une telle déclinaison de la puissance marque le changement de la phase géostratégique du système qui l'emploie, de l'expansionnisme à la consolidation ou vice versa. Une période limitée pendant laquelle la puissance dure est exercée pour atteindre un objectif suivi d'un nouvel équilibre du système, et ce parce qu'elle obéit au principe d'efficacité, c'est-à-dire qu'elle vise un certain résultat indépendamment du fardeau qu'elle implique. En bref, elle coûte beaucoup plus que les gains et n'est donc pas viable à long terme parce qu'elle s'épuise. Les États-Unis, en revanche, l'utilisent depuis longtemps pour renforcer la prétention expansionniste d'un empire qui s'enfonce dans une crise manifeste, en refusant les postures de consolidation. En d'autres termes, ils persévèrent et augmentent une extension excessive qui s'est déjà avérée insoutenable. Cela signale un échec - pire, un manque - de la géostratégie, car elle enfreint sa première loi: elle prêche que les objectifs doivent de toute façon être paramétrés en fonction des ressources, en les orientant obstinément à 360 degrés à travers le globe, comme c'est devenu le cas aujourd'hui, ne poursuit pas un but, mais une chimère.

Tous les empires ont eu et ont des points critiques, par exemple dans le cas de l'empire espagnol, l'incapacité à utiliser les énormes ressources dont il disposait était frappante, et qu'il a simplement gaspillées (toujours pour des raisons structurelles), une dynamique qui, à long terme, a provoqué son déclin. La différence réside dans la rapidité de la décadence et dans la capacité ou non de résistance et de résilience à s'opposer aux forces en présence et à s'adapter au changement dans des périodes prolongées de difficultés. L'exemple est celui de l'Empire romain, qui a su changer de peau à plusieurs reprises - et pas seulement - pour survivre à travers les siècles. L'empire américain montre qu'il ne sait pas le faire et se dégrade avec une rapidité étonnante. Et cela est lié à son essence, à la nature de l'empire qu'il a construit et à sa façon de le diriger : en d'autres termes, à la façon dont les États-Unis comprennent cultus, oikos et stratos, c'est-à-dire la géoéconomie, la géoculture et la géostratégie. Ce qui signifie en pratique une matrice libérale, déclinée en versions conservatrice et libérale (Géoculture), une pratique néolibérale (Géoéconomie) et l'expansionnisme inhérent à une nation qui se sent "exceptionnelle", investie de la "destinée manifeste" de dominer le monde (Géostratégie).

Pour l'observation géopolitique - qui s'efforce de garder la tête froide en enquêtant sur les faits et en étudiant leur dynamique - ces caractéristiques bizarres de l'empire américain ne signalent pas un phénomène contingent, mais configurent le dysfonctionnement structurel de son système, qui tend à ignorer les limites, à nier la dignité ou l'existence possible de l'autre (qui existe, et comment !), pour poursuivre le profit le plus immédiat. Se privant ainsi conceptuellement d'une vision prospective au-delà d'aujourd'hui. S'interdisant une pensée stratégique tournée vers les conséquences. Au lendemain et même à l'après-demain, catégories de temps exclues.

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Les résultats sont évidents : après avoir atteint l'apogée du Globalisme (intersection maximale de l'assimilation et du libéralisme), dans la doctrine appelée "Clé de Wallerstein", le Global Marketing le plus extrême devient prévisible par les concurrents et les adversaires - il se révèle dans sa dynamique - donc moins incisif, provoquant dans le monde des réactions opposées de plus en plus efficaces et lassantes pour l'Hégémon. Cela redessine la polarisation de la domination économique et culturelle qui migre vers d'autres lieux, vers d'autres pôles d'irradiation. Cette dynamique est déjà en marche depuis des années, accélérée par les pratiques de "reshoring" et de "friendshoring" mises en œuvre par les Etats-Unis qui, pour se défendre et frapper les pays considérés comme "révisionnistes" parce qu'ils contestent leur prétendue "suprématie quand même", tentent de redessiner les "supply chains", c'est-à-dire les chaînes d'approvisionnement en produits et en services. Ils cassent les chaînes existantes avec des résultats euphémiquement décevants, qui se retournent contre eux et ceux qui les suivent. En fait, sur l'empire américain dans son ensemble.

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De même, après avoir atteint le point le plus avancé de l'impérialisme (le point d'intersection extrême entre le libéralisme et l'expansionnisme), appelé la "clé de Gilpin", les coûts du maintien du statu quo augmentent de plus en plus rapidement par rapport à la capacité (et à l'opportunité économique) de le maintenir. Cela conduit à la contraction forcée - également géographique - de l'empire, qui est contraint d'abandonner à d'autres des parties de plus en plus importantes de son ancienne sphère d'influence. À ce stade, les mesures mêmes que l'empire prend pour imposer sa propre économie et réprimander la montée d'autres puissances - ou les punir pour leur "rébellion" - finissent par se retourner contre lui. A titre d'exemple, l'usage compulsif des sanctions qui, en plus de s'avérer de moins en moins efficace en raison du nombre important - et croissant - de sujets sanctionnés, a rendu la dédollarisation de plus en plus commode, lui donnant ainsi un fort coup d'accélérateur. Ce qui affaiblit le principal pilier sur lequel repose la puissance américaine.

Enfin, le sommet de l'action combinée de l'expansionnisme et de l'assimilation configure l'universalisme, l'expression la plus élevée de l'envahissement parce qu'il vise les esprits, dans le but de les modeler à sa propre convenance. La "clé de Huntington" en est le point extrême, l'aboutissement de la guerre cognitive menée dans cette sphère, où la propagande diffusée par l'empire - la vulgate dominante - perd rapidement sa crédibilité, tombe dans la caricature et s'effondre. Les gens se désintéressent du récit précédemment dominant et se tournent vers d'autres vulgates. Il suffit de regarder autour de soi pour s'en rendre compte.

Ceux qui l'ont et s'y accrochent encore retourneront à leurs racines, ou à ce qu'ils croient être leurs racines (il y a une grande différence sur laquelle nous reviendrons), en tout cas en retirant sans esprit critique leur soutien à l'empire ; une dynamique qui crée des fractures externes, soustrayant des parties croissantes des domaines à son contrôle et à son influence, remettant en question son hégémonie, et internes - encore plus insidieuses - parce qu'elle brise les fondements et le pivot du pouvoir. Elle sape la justification du prix que les citoyens sont invités à payer pour maintenir l'empire. Il suffit de regarder la situation intérieure des États-Unis pour en avoir un exemple détaillé.

C'est à partir des conséquences de l'effacement de la mondialisation, de l'impérialisme et de l'universalisme que s'amorce l'émergence d'États-civilisations. Un phénomène qui contraste encore davantage avec les caractéristiques de l'empire américain.

L'émergence des États-civilisations

Les États-civilisations sont des puissances dont l'influence s'étend bien au-delà de leurs propres frontières - parfois de leur propre souche ethnolinguistique - façonnant les pays étrangers voisins, parfois même des territoires de référence plus lointains. C'est le retour du concept de zone d'influence, anathème pour les oreilles libérales qui considèrent la planète entière comme leur zone d'apanage indistincte. Il en résulte que la partie du monde où règne la démocratie libérale tend à se reconnaître dans l'unipolarité américaine et l'ordre fondé sur des règles qu'elle impose, tandis que les États-civils comprennent l'ordre mondial - le "Nomos de la Terre", pour citer Carl Schmitt - comme multipolaire, ou plutôt polycentrique.

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Plus précisément, les États-civilisations ont une idée d'eux-mêmes, de leur propre "être dans le monde" ; ils ont une culture capable d'unir des populations même diverses, d'articuler des stratégies expansives sur de vastes territoires qui tendent à "s'ordonner" selon leurs propres règles, avec une gestion particulière des ressources et des économies. En bref, ils ont une "vision" qu'ils déclinent en fonction de leur propre géoculture, géostratégie et géoéconomie. Ils possèdent ainsi tous les ingrédients d'une souveraineté accomplie, fondée sur des valeurs substantielles non négociables déduites de leurs traditions respectives, telles qu'elles ont été articulées par eux (et en eux) tout au long de l'histoire.

En raison de ces particularités innées, chacun des États-civilisations possède une identité distincte, non superposable aux autres. Et au nom de cette identité, qui - il faut le souligner à nouveau - ne se négocie pas, ils se placent en opposition naturelle au prétendu universalisme occidental, qui vise à établir (aujourd'hui, en fait, il tente avec un échec croissant de maintenir) les mêmes principes sur l'ensemble de la planète. De même, ils tendent à rejeter le mondialisme, en rejetant son contenu culturel et en maintenant les mécanismes économiques et commerciaux qui leur conviennent, et moins à accepter l'impérialisme, qu'ils rejettent catégoriquement, acceptant les relations sur la base de leur propre utilité et de leur cohérence avec les intérêts nationaux. Il s'agit d'une répudiation des normes occidentales et de l'axiome selon lequel la modernisation passe par l'occidentalisation. De même, l'adoption d'une économie de marché implique nécessairement l'adhésion aux mécanismes libéraux.

Un examen attentif de ce tournant de l'histoire révèle que la concurrence s'exerce entre les cultures et leurs émanations. Dans le monde libéral-démocratique, c'est-à-dire à l'époque du Royaume unipolaire, c'est l'économisme qui caractérise les relations entre les satellites de l'empire, et l'un d'eux est la culture, au singulier parce qu'elle est uniforme et unique pour tous. Un étalon universel auquel tout le monde est censé se conformer, un pur instrument de l'hégémon qui régule tout. Au contraire, ce qui caractérise les relations entre États-civilisations, ce sont les cultures, plurielles, qui nourrissent leurs visions du monde différenciées, leurs projections de soi et leurs modèles de gestion de la société.

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Dans cette perspective, les États-civilisations peuvent être comparés aux anciens empires qui ont gouverné et façonné le monde, mais plus encore - en raison de l'accent exagéré mis sur la géoculture qui les informe - ils devraient être comparés aux grands espaces, au Grossraum théorisé par Carl Schmitt: de vastes zones sur lesquelles les peuples insistent pour avoir des expériences historiques et des relations avec les territoires communs, développant ainsi des cultures contiguës et assonantes. Sur ces bases primaires, constituées par des traditions communes et assimilables, d'autres facteurs d'intégration - multiples - peuvent converger de diverses manières : ethnicité, position géographique, religion, etc. La combinaison de tout cela définit l'"être au monde" qui caractérise la coexistence dans un Grand Espace. Comme l'aurait dit Heidegger, son "Dasein".

Mais pour se définir comme Grossraum, il a besoin d'un tonnage, d'abord culturel, puis démographique, éventuellement économique - après tout, c'est ce qui caractérise le moins ; il a besoin, en revanche, d'un espace homogène, qui accepte et reconnaisse sa propre synthèse politique dérivée, exprimée par un sujet directeur qui la projette sur un vaste territoire, d'où l'action d'une troisième puissance est en principe exclue.

Mais pourquoi les États-civilisations émergent-ils aujourd'hui, se proposant à nouveau comme acteurs principaux de l'Histoire, alors qu'il y a seulement quelques décennies, certains affirmaient qu'elle était finie ? L'explication réside dans les cultures - plus précisément les géocultures - qui ont réapparu lorsque la géoculture dominante a montré des limites et des insuffisances croissantes. Le fait est que la culture d'un peuple joue un rôle irremplaçable dans la résilience sociale et politique de sa nation. Une culture forte et profondément enracinée est capable d'interpréter la réalité changeante en traduisant les stimuli et les événements en facteurs de force, en intégrant d'autres éléments, en les "métabolisant" dans son propre univers de valeurs et en apportant des réponses cohérentes à la contemporanéité changeante. En ce sens, l'exemple de l'Empire romain est une fois de plus typique, capable pendant de longs siècles d'utiliser et de faire siens les ingrédients les plus divers considérés comme utiles pour "vivre avec son temps", sans rien perdre de sa propre essence.

Dans le tempérament actuel de l'Occident, il convient de rappeler que la civilisation est le fruit de ressources spirituelles (relatives à la sphère culturelle au sens large) et de ressources matérielles (relatives à la puissance économique et militaire) ; sa capacité à s'affirmer en est la conséquence combinée. Transposée dans la sphère géopolitique plus froide, la géoculture se rapporte à ce que l'on appelle la "sphère spirituelle", qui oriente et légitime ce que l'on appelle l'"arc matériel", c'est-à-dire la combinaison de la géostratégie et de la géoéconomie. Sans une géoculture capable de maintenir la cohésion d'une nation et de se projeter hors d'elle, en trouvant une acceptation positive dans les sphères auxquelles elle s'adresse, la géostratégie et la géoéconomie sont vaines, ou du moins paralysées. Réduites à la seule force brute, elles sont donc condamnées à s'effondrer par épuisement.

Ouvrant une parenthèse nécessaire, nous constatons combien le rapport au sacré est un élément essentiel de la résilience de toute société ; son abandon, voire son dépérissement, affecte fortement l'expression de la culture d'un peuple, donc la possibilité qu'il a d'articuler une Géoculture qui - sans l'élément du sacré - est tout simplement vide. En effet, c'est elle qui donne sens et cohésion à la communauté ; déclinée à un niveau supérieur, à la nation et à l'État qui l'administre ; l'étude de l'histoire nous apprend que ce n'est pas sur les individus qu'un pays peut se maintenir, mais - précisément - sur le sens de la communauté. Il ne s'agit pas ici d'une religion unique, mais de la manière dont les peuples déclinent et vivent le sacré, évidemment chacun à sa manière, en cohérence avec ses propres sensibilités et cultures sédimentées au fil des siècles.

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L'Occident a éliminé le sacré, le reléguant tout au plus à une pratique religieuse superficielle, tolérée quand elle n'est pas critiquée, le tuant ainsi et décrétant en même temps la mort du sens de la communauté. C'est peut-être le plus remarquable des changements dans l'histoire de sa civilisation. Pendant un certain temps, les sociétés occidentales ont remédié à la situation en substituant des idéologies, mais après les avoir également éliminées, il ne restait plus rien pour donner le ton de base sur lequel articuler une culture unificatrice et, à partir de là, définir une géoculture. Cela a sanctionné sa propre faiblesse structurelle, c'est-à-dire une extrême vulnérabilité face aux réalités tierces. Ce n'est pas un hasard si la situation des États civilisés est inverse : dans chacun d'entre eux, le sens du sacré est fort, du moins son influence concrète sur la nation. Il suffit de regarder les réalités russes ou turques où la sphère religieuse est un puissant instrument de cohésion ou de projection, dans le cas de l'Iran elle est même un élément fondateur. L'Inde aussi, malgré des fractures internes, s'appuie sur l'hindouisme pour se donner une âme et donc une force ; en Chine, c'est sur le substrat culturel confucéen, sur la prééminence naturelle de la communauté sur l'individu qui en est détaché, que s'appuient les politiques qui ont fait leurs preuves.

Mais pour en revenir à notre récit, il résulte de ce qui a été dit jusqu'à présent que la transition hégémonique actuelle ne verra pas l'émergence d'un nouvel hégémon mondial, ce qui contredirait l'essence des États civilisationnels, qui se fondent au contraire sur les "différences" plutôt que sur leurs particularités. D'autre part, si l'on reprend l'exemple de l'Empire romain - qui, sous les latitudes occidentales, reste un exemple d'empire -, il est vrai qu'il s'est déclaré universel, mais sur cette partie du monde, il a ordonné et façonné en fonction de son propre horizon de valeurs. Comme nous l'avons dit précédemment, l'idée d'empire est unique mais, comme la Tradition, elle trouve des voies et des formes différentes selon les contextes dans lesquels elle se produit, c'est-à-dire selon la culture qui les caractérise.

Pour ces raisons, l'ordre mondial qui se dessine repose plutôt sur un Polycentrisme, constitué - précisément - par les différents Etats-Civilisations, auxquels est sous-jacent un réseau multiforme et différencié de relations horizontales et verticales : d'abord entre eux, puis entre eux et les entités politiques proches ou hors de leur sphère d'influence ; ensuite, entre les sujets qui restent en dehors des Etats-Civilisations. Un ordre régi par un retour au Droit international, depuis longtemps remplacé/employé par l'ordre régalien de la bannière étoilée, et par ses propres normes, non celles des autres. Un état du monde qui, pour l'œil habitué à l'hégémonisme mondial (et oublieux de la condition d'assujettissement qui en découle), apparaîtra comme une confusion totale annonciatrice de craintes mais qui, qu'on le veuille ou non, pour les acteurs politiques accomplis et dotés de souveraineté, représente une normalité qui archive le prétendu Unipolarisme, lui-même une anomalie dans l'Histoire du monde.

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A bien y réfléchir, l'argument selon lequel un tel système conduira à plus de guerres ne semble pas non plus convaincant, et ce pour des raisons différentes. La multiplication actuelle des conflits est générée par la rébellion du monde - ou, du moins, d'une partie beaucoup plus importante de celui-ci - contre un hégémon qui ne se résigne pas à réduire ses prétentions à la domination, parce qu'il se considère comme le numéro un ou rien. C'est le refus d'une partie croissante de l'humanité de se soumettre aux règles américaines et de se conformer à des normes étrangères à elle-même et à d'autres qui arrangent les conflits ; prétendre que pour les éliminer il faut accepter la soumission est une idée bizarre qui contredit l'Histoire, à commencer par le processus pas si lointain de la décolonisation, et nie la souveraineté même des nations et le principe de l'autodétermination des peuples. Et ce n'est pas tout.

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C'est la démocratie libérale américaine, alors représentée par Woodrow Wilson, qui a réintroduit le concept de bellum justum, à Versailles en 1919. En citant à nouveau Carl Schmitt, nous constatons comment, depuis lors, la puissance américaine montante a instrumentalisé le concept de jus in bello, c'est-à-dire de conflit régi par le droit international, pour le remplacer - précisément - par celui de bellum justum, guerre juste, qui n'envisage donc pas de justus hostis, d'ennemi juste et légitime, et qui porte inséparablement avec lui la justa causa, la justification de tout ce qui est fait pour cette prétendue bonne fin.

Les passages sont évidents : qu'elle soit déclarée ou subie importe peu, une guerre juste est de toute façon menée au nom du "bien", contre un ennemi qui, à ce stade, est configuré comme "mauvais" ; le détruire, l'anéantir de quelque manière que ce soit est licite, c'est même une conduite "moralement" obligatoire. De toute évidence, il s'agit d'un concept visant à déshumaniser l'adversaire en le diabolisant, rendant ainsi son anéantissement dû et méritoire, quels que soient les moyens utilisés. C'est ce qui sous-tend le double standard systématique que les médias dominants des démocraties libérales ont adopté à l'égard des combattants de la liberté dans les guerres sans fin. Selon lui, il y a de mauvaises bombes, celles de l'ennemi, et de bonnes bombes, nécessaires, en tout cas justifiées, depuis celles de Nagasaki et d'Hiroshima jusqu'à celles qui tombent sur Gaza, en passant par les innombrables morts des villes européennes rasées entre 1943 et 1945, en Corée, au Vietnam, en Serbie, en Afghanistan, en Irak, en Palestine, en Syrie, au Yémen, en Ukraine et ainsi de suite.

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En regardant les chroniques mondiales, il apparaît que c'est essentiellement l'Hégémon qui a mené des guerres pour affirmer ses intérêts, en se prévalant d'une légitimité morale supérieure. Projection maximale de la guerre cognitive qui, cependant, fonctionne de plus en plus mal à l'heure actuelle. Contrainte aujourd'hui à l'overdose jusqu'à la caricature, jusqu'à la propagande pure et simple, elle finit par être, avant d'être inutile, contre-productive. Elle suscite un rejet qui vire à l'aversion croissante dans les pays où sa propre culture est capable de la décoder - le Sud en général, les Etats-civilisations en particulier ; elle manifeste une désaffection au sein d'un Occident désormais dépourvu de géoculture propre.

Face aux récits dominants, les États occidentaux sont partagés entre le scepticisme et le désintérêt pour la population. Dans le meilleur des cas, il s'agit d'un consentement passif, résiduellement actif, en raison de l'absence manifeste d'un récit qui est maintenant manifestement usé et complètement détaché de la réalité. La gestion lunaire de la pandémie y est pour beaucoup, qui a généré dans de vastes pans de la société d'abord des doutes, puis de la suspicion, puis de l'aversion. Il s'agit d'une dissidence qui reste néanmoins à l'état magmatique en raison de l'incapacité à s'unir en un front solide, en raison de l'absence d'une culture commune complète et des fractures qui en résultent au sein de la société.

La culture, la vision du monde, l'identité profonde et donc non pas individuelle mais communautaire, ont été complètement stérilisées après trois générations d'imposition de la géoculture de l'autre. L'adhésion instinctive à des fragments du passé ne sert à rien, ce ne sont que des reflets d'époques révolues, sans racines et donc incapables d'interpréter pleinement le présent, de donner une idée de soi et de l'âme aux nations. Il est encore moins possible d'emprunter le monde des valeurs des autres, comme certains le font en regardant d'autres États-civilisations. La géoculture est essentielle pour unir une nation, pour construire un État autour d'elle, mais c'est un fruit indigène qui met longtemps à mûrir - si tant est qu'il existe - et dont l'importation est interdite sous peine d'asservissement. En terre d'Occident, on en fait l'expérience depuis trop longtemps.

Comment le monde change

De ce qui vient d'être dit, on voit bien qui peut s'élever au rang d'État-civilisation : la Russie, la Turquie, l'Iran, l'Inde et la Chine en sont les exemples paradigmatiques, malgré leur extrême diversité, et il ne saurait en être autrement. Plus et plus tôt que leur trajectoire unique, il est intéressant de voir comment leur ascension déconstruit les équilibres antérieurs du monde et redessine les sphères et les zones d'influence, autrefois caractérisées par une puissance hégémonique unipolaire incontestée, aujourd'hui en contraction. Une capacité d'irradiation qui s'imbrique diversement selon les différents intérêts dont les nouveaux acteurs principaux sont porteurs, et qui trouve des synergies.

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Bien qu'ils adhèrent également à des formats dérivés de l'ordre américain (G20, FMI, BMI, etc.), les États-civilisations préfèrent se regrouper au sein d'organismes alternatifs (BRICS, OCS, AIIB, etc.), car ils rejettent le concept d'appartenance à un bloc, mais conçoivent plutôt les forums qu'ils créent comme des espaces d'interaction pour parvenir à une convergence d'intérêts, des instruments d'affirmation collective. En fait, il s'agit de consortiums composés de porteurs de demandes différenciées - parfois même opposées - qu'ils aspirent à cultiver de manière autonome, en rejetant les prétentions hégémoniques des autres, quelle que soit la manière dont elles sont formulées. De même, ils contestent les dispositifs actuels qui régissent le Droit International et l'ONU, encore cristallisés sur des règles vieilles de 80 ans, conçues pour un monde qui n'existe plus, qui continuent d'attribuer des avantages disproportionnés à certains sujets (voir la permanence du droit de veto et les sièges permanents au Conseil de Sécurité attribués à des puissances comme la France et la Grande-Bretagne, aujourd'hui marginalisées). Nous ne nous attarderons pas sur ces questions, qui ont déjà été abordées en partie à d'autres occasions et qui, de toute façon, nécessiteraient une étude approfondie, mais nous préférons souligner les tendances de fond particulières qui sont en train d'émerger.

Deux dynamiques principales se dégagent aujourd'hui : la première est le déplacement du centre de gravité du monde de la zone atlantique vers la zone pacifique, aujourd'hui, plus largement, indo-pacifique. C'est la fin de l'ère indo-pacifique et de ce qu'elle avait impliqué pendant des siècles : un monde centré sur le commerce entre les deux rives de l'Atlantique, d'abord pour assurer les ressources et les débouchés démographiques de l'Europe, puis - avec la migration vers l'Ouest du pouvoir thalassocratique - pour établir le nouvel empire américain dans lequel l'Europe s'inscrivait. C'est ainsi que s'est constitué un bloc de puissance qui, dans sa phase primaire, a couru le monde en cohabitant avec l'URSS et, plus tard, après l'implosion de son rival, a étendu sa domination à l'échelle mondiale. Une dynamique que nous avons déjà décrite en détail.

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Le fait est que, pour paraphraser Halford Mackinder, au cours des dernières décennies - et de plus en plus rapidement - le cœur de la gestion du monde a migré vers la mer de Chine et ses annexes, un quadrant qui est rapidement devenu le plus dynamique et le plus riche de la planète. De l'Indonésie au Japon, de l'Inde à l'île-continent Australie, en passant par la Corée du Sud, Taiwan, le Vietnam, la Malaisie et Singapour, une multitude de pays déjà en pleine ascension et projetés vers de futures affirmations entourent ces eaux - et ces routes - aujourd'hui de loin les plus cruciales pour ce qui s'y trouve en marge et y passe.

Il y aurait beaucoup à dire sur les différentes dynamiques qui ont provoqué ce changement radical, mais pour être bref, disons seulement que ces acteurs ont fait le meilleur usage des instruments de la mondialisation, bien que de manière différenciée. Certains s'y reconnaissant pour des commodités diverses, mais avec des distinctions (Japon et Corée du Sud), d'autres par conviction et par contiguïté (Australie), d'autres encore rejetant le message géoculturel implicite mais profitant pleinement des mécanismes économiques et financiers. Le fait est que, dans l'ensemble, c'est la Chine qui a émergé en termes de taille, de réalisations et de perspectives. Une montée en puissance perçue par l'hégémon comme doublement dangereuse car elle s'est produite dans un quadrant du monde devenu crucial.

Pour les États-Unis, le Pacifique - ou plutôt, désormais élargi à l'Indo-Pacifique - est le jeu de toute une vie ; contenir la Chine est perçu comme un objectif auquel on ne peut renoncer, sous peine d'abdiquer leur prétention à être un hégémon éternel, un désastre considéré comme plus important que les conséquences économiques désastreuses d'un affrontement frontal. Mais les ressources et l'attention manquent à Washington, absorbé et distrait par les nombreux conflits et crises qui continuent de bourgeonner dans le monde, raison pour laquelle on ne se lasse pas de forger des pactes et de lancer des initiatives entre les acteurs de la zone pour s'opposer à Pékin : l'AUKUS, le QUAD et les nombreux autres entrepris dans le Pacifique vont dans ce sens. Mais il y a beaucoup de mais.

La puissance économique et commerciale de Pékin, couplée à son extraversion politique, suscite des réactions bipolaires chez ses voisins. Ceux-ci ne peuvent se passer du potentiel du système chinois, mais craignent sa taille et sa posture. Pour eux, l'idéal serait de maintenir le statu quo, il est hors de question de s'enrôler sans états d'âme sous le drapeau américain (comme les Européens contre la Russie) : ils ont trop à perdre - ils en sont conscients - et ils n'ont pas confiance dans les Etats-Unis. Ils font preuve de beaucoup plus de discernement que l'Europe. Personne n'est donc prêt à partir en guerre pour l'hégémonie américaine, surtout après la fuite de l'Oncle Sam d'Afghanistan, l'abandon substantiel de l'Ukraine et le défi flagrant à la thalassocratie américaine (l'essence déclarée de la puissance américaine) lancé en mer Rouge non pas par une puissance primaire, comme la Chine, mais par le Yémen. Tout le monde, cependant, voudrait que les choses continuent comme par le passé, à l'opposé de ce que veut Washington, car c'est une dynamique qui le voit perdre. Et elle évolue vers une affirmation croissante de la Chine.

C'est pourquoi divers "décideurs" américains commencent à envisager une guerre, à déclencher avant que le renforcement progressif de la Chine ne la rende impossible. Après tout, la géopolitique veut que les transitions hégémoniques conduisent au déclenchement d'un conflit, après que l'intensification maximale des guerres hybrides (marketing global, guerre économique et guerre cognitive) s'est révélée incapable de donner une victoire claire à l'hégémon qui les a déclenchées. Le plus souvent, il s'agit soit d'une attaque préventive d'un sujet dominant sur un sujet émergent, soit d'un conflit déclenché par une puissance montante pour remodeler l'ordre existant. L'histoire montre que sur les 16 dernières transitions de pouvoir, 14 se sont soldées par une guerre. Toutefois, si la perspective de gauche reste à l'arrière-plan, nous doutons d'une évolution immédiate de la confrontation sino-américaine vers un conflit ouvert, en raison de la faiblesse avérée de Washington - dont même lui est conscient pour une fois - et de la patience stratégique traditionnelle de Pékin.

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Avant de poursuivre, il convient de s'attarder - même brièvement - sur les transformations en cours au Moyen-Orient, résultat d'un État-civilisation paradigmatique : l'Iran. S'appuyant sur une géoculture dirigée par une sage géostratégie articulée dans le temps et l'espace, il est en train de provoquer un effondrement irréversible du système d'assujettissement imposé par l'hégémon à l'ensemble de la région. En y regardant de plus près, l'action de Téhéran ne configure pas une projection hégémonique sur le quadrant, mais plutôt l'exportation d'une vision du monde, d'un canon de valeurs traduit en une praxis politique différenciée selon les sphères dans lesquelles elle s'enracine et se développe. Ceci configure un exemple clair d'un Grossraum qui émerge de la déconstruction de systèmes antérieurs d'assujettissement fonctionnels à des intérêts extérieurs à la zone, et gérés sur le terrain par des gouvernements qui leur sont totalement subordonnés.

Une opération qui, malgré toutes sortes d'obstacles, produit à terme l'implosion de la dernière entité coloniale au monde - Israël - et, plus généralement, de la pratique colonialiste menée sous diverses formes par l'Occident dans la région. Elle souligne que la dégradation de l'hégémonisme dans la région est telle qu'elle incite les sujets déjà pleinement inscrits dans le système de domination américain à se repositionner pour trouver une coexistence avec la réalité émergente (cf. Arabie Saoudite, Emirats, etc.).

Ceci dit, la deuxième dynamique primaire qui apparaît comme consolidée dans la transition hégémonique actuelle est celle de la distribution des matières premières et de leur utilisation, que nous nous contenterons ici, en raison de l'immensité du sujet, de rappeler. La pratique néocolonialiste de la période unipolaire voulait que les ressources mondiales soient exploitées par l'Occident et ses appendices pour alimenter leurs économies, où s'accumulait une valeur ajoutée croissante, en laissant des miettes au reste du monde. La situation actuelle évolue dans le sens exactement inverse : en s'orientant vers des États-civilisations, ne voulant plus se soumettre à des pratiques découlant d'intérêts tiers, les pays du Sud mondial redessinent la géo-économie et les flux de matières premières. L'action de l'OPEP, qui s'est transformée il y a des années en OPEP+, qui adopte ses propres politiques et n'est plus l'expression des intérêts occidentaux, est exemplaire à cet égard.

Tout aussi emblématique est l'évolution de l'Afrique, continent symbole du colonialisme puis du néocolonialisme. L'Occident l'a considérée comme un territoire dont il pouvait prélever les ressources à volonté sans rien laisser derrière lui, avec les résultats dévastateurs que l'on connaît, auxquels il a ajouté la prétention d'imposer des normes culturelles et politiques étrangères aux populations. En pratique, elle en a fait l'objet de guerres hybrides impitoyables pour la piller et la contrôler avec les outils de la mondialisation, de l'impérialisme et de l'universalisme. Cette situation a engendré un rejet de l'Occident et des élites locales qui en étaient l'émanation, un sentiment largement répandu qui est à l'origine de la série de coups d'État qui, ces dernières années, a fait tomber tant de régimes fonctionnels pour les intérêts occidentaux, et de l'approbation populaire généralisée qui les a accueillis. Il motive également l'approbation générale des initiatives de la Chine et de la Russie, cette dernière étant clairement perçue comme anti-occidentale.

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La Chine, en particulier, a investi plus de 400 milliards de dollars en Afrique au fil des ans, certes en important des matières premières et en exportant des produits finis, mais aussi en construisant des infrastructures auparavant inexistantes et désormais des usines de transformation des ressources locales, déterminant ainsi la croissance de ces territoires. Un chemin qui n'est pas sans critiques (voir le "piège de la dette"), mais qui sont désormais atténuées par des voies de négociation sans coups de feu ni prétention d'imposer des normes politiques et culturelles de quelque nature que ce soit. Ainsi, l'Afrique (et ses énormes ressources) est destinée à s'intégrer dans une trajectoire de croissance en dehors de l'Occident, sur laquelle - le cas échéant - elle débordera.

Le fait est que l'Occident - en particulier l'Europe - sera privé des matières premières du Sud (le processus est déjà en cours), ou du moins contraint de les payer beaucoup plus cher et de subir la concurrence à venir, sanctionnant ainsi sa désindustrialisation définitive et son effondrement économique. Les initiatives prises par les États-Unis pour remédier à la situation ne sont pas non plus convaincantes: le système américain est déjà largement désindustrialisé depuis plusieurs décennies et la "Rusty Belt" est là pour le prouver. En raison de ses conditions structurelles, il sera très difficile - ou plutôt prohibitif - de redessiner l'économie américaine en réintégrant durablement les productions à moyenne et faible valeur ajoutée: qui voudra réduire aussi drastiquement la rentabilité des investissements dans la patrie du libéralisme ?

Et l'Italie ?

D'un point de vue géopolitique, il n'y a guère de pays dont la trajectoire soit plus clairement marquée par sa position géographique que l'Italie. Mais si cela est clair pour l'observation froide, cela ne l'est nullement pour un pays-système qui est un "acteur changeant" par excellence : enclin à s'aligner sur les décisions que d'autres prennent en son nom, à s'adapter au créneau qui lui est assigné ; bref, à suivre les intérêts des tiers tout en ignorant les siens propres. Dans ce contexte, la stratégie est absente, ou plutôt un objet inconnu d'un établissement incapable d'articuler sa propre pensée parce qu'il a l'habitude d'assumer celle des autres par la soumission.

Indépendamment des jugements de valeur - et il y en aurait beaucoup ! - le fait est que les points de référence de l'Italie sont tous en crise et que ce qui l'entoure a déjà changé et changera encore. Cela implique un certain risque de devenir une proie ou une opportunité théorique d'atteindre (enfin) ses intérêts. Dans la mer qui l'entoure et qu'elle fuit comme si elle était une menace, dans ses voisins étrangers (pensez à l'Afrique, qu'elle ne perçoit que comme un problème qui provoque des migrations, ou aux Balkans), dans le vaste monde dont une économie manufacturière a besoin pour importer des ressources et exporter des produits. Le fait est, cependant, que malgré le fait que l'Italie se considère très petite, elle aurait - si elle s'appliquait et voulait l'utiliser à bon escient - un potentiel géoculturel perturbateur, proportionnellement beaucoup plus grand que sa taille. En ajoutant au mercantilisme un identitarisme que les tiers sont tout à fait disposés à reconnaître, elle pourrait mener à bien un marketing global (très différent du marketing américain, comme on l'a vu, basé sur le libéralisme et l'assimilation) qui, en termes géopolitiques, déboucherait sur un "patriotisme économique", l'opposé spéculaire de la mondialisation. Avoir des capacités de réflexion et de volonté qui - hélas - font totalement défaut.

La réalité dit au contraire que l'Italie, depuis plus de trente ans, et plus que jamais ces derniers temps, a fait des choix de terrain systématiques contraires à ses intérêts les plus fondamentaux, se liant au destin d'un hégémon en détresse manifeste au lieu de se doter d'une autonomie, s'interdisant ainsi de saisir les opportunités du moment et de contrarier les réalités émergentes. En pratique, par ses pratiques serviles habituelles et son incapacité à penser de manière indépendante, elle assume les coûts et les conséquences de conflits sur lesquels elle n'a pas son mot à dire et qui lui font beaucoup de tort. Que pouvons-nous dire ? Si nous ne vivions pas avec : "Meilleurs vœux !"

vendredi, 22 mars 2024

Le Moyen-Orient : le laboratoire géopolitique du nouveau monde

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Le Moyen-Orient : le laboratoire géopolitique du nouveau monde

par Luigi Tedeschi

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/medio-oriente-il-laboratorio-geopolitico-del-nuovo-mondo

Le déclin de l'hégémonie mondiale des États-Unis sanctionne la fin du siècle américain. Les États-Unis sont à la croisée des chemins : se retirer de la région ou provoquer un conflit de bien plus grande ampleur. Le retour de l'histoire dans les affaires géopolitiques mondiales a rendu un verdict sans appel : l'hégémonie mondiale est impossible. Le monde multipolaire aura pour protagonistes des États-Civilisations installés dans de vastes espaces continentaux, composés des peuples les plus divers, mais unifiés par des valeurs identitaires éthico-politiques communes.

Des séquelles indéchiffrables - Gaza

Gaza est l'épicentre d'un affrontement qui implique l'ensemble du Moyen-Orient comme théâtre d'un conflit géopolitique aux répercussions mondiales. Des acteurs majeurs tels que les États-Unis et l'Iran, soutenus par la Chine, la Russie et d'autres puissances mineures comme l'Afrique du Sud, sont également impliqués dans le conflit entre Israël et le Hamas. La domination sur l'ensemble du Moyen-Orient est en jeu. À Gaza, une phase de la Grande Guerre bat donc son plein.

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Netanyahou est déterminé à remporter une victoire décisive qui implique non seulement l'éradication du Hamas de Gaza, mais aussi la fin de la question palestinienne. Le conflit de Gaza représente l'épilogue d'un dessein politique de Netanyahou et de la droite ultra-orthodoxe israélienne, qui consiste à rendre impossible la création d'un État palestinien. Depuis des décennies, la stratégie de Netanyahou consiste à diviser les Palestiniens en Cisjordanie, sous l'administration de l'ANP, et à Gaza, où l'enracinement du Hamas a été largement favorisé par Israël, en autorisant le transfert de fonds qataris aux Palestiniens. Puisqu'il n'y a donc pas de corps légitime et unifié des Palestiniens, toute négociation aurait été impossible. Par conséquent, la seule solution possible à la question palestinienne aurait été l'occupation progressive de toute la Cisjordanie par les colons israéliens, avec l'émigration massive des Palestiniens eux-mêmes. L'attentat du 7 octobre a constitué une occasion inespérée pour Netanyahou, dont le leadership était déjà largement discrédité et qui faisait l'objet d'âpres protestations populaires, avec des accusations de corruption et de projets de réforme jugés antidémocratiques, de se légitimer en tant que premier ministre d'un gouvernement d'union d'urgence, qui recomposait un pays déchiré par des conflits internes, au nom de la sécurité nationale.

Bien sûr, la fin de la guerre entraînera aussi nécessairement la démission de Netanyahou, qui s'acharne donc à la prolonger indéfiniment, avec le mirage d'une victoire définitive sur le Hamas. Mais cet objectif s'avère impossible à atteindre. Malgré la guerre d'extermination menée par Israël, avec près de 30.000 Palestiniens tués, l'occupation de Gaza n'a détruit que 30% du potentiel de guerre du Hamas, et les données sur les pertes infligées à l'armée israélienne font l'objet d'une censure absolue. Ajoutez à cela que l'expulsion des Palestiniens de Gaza est également impossible, étant donné le refus de l'Égypte et d'autres pays arabes de les accepter. Une nouvelle "Nakba" est hautement improbable.

Séparer la tragédie de la population civile de la guerre "terroriste" du Hamas est totalement infondé. La population palestinienne s'identifie totalement à la cause du Hamas et de l'Axe de la Résistance. Cela justifierait-il alors la guerre d'extermination d'Israël? Le génocide en cours à Gaza, ainsi que le régime d'apartheid imposé aux Palestiniens de Cisjordanie, affecteront profondément les nouvelles générations palestiniennes: le Hamas deviendra un symbole indélébile de la lutte pour la libération de la Palestine. Gaza est un point de non-retour, tant pour Israël que pour l'axe de la résistance. Même en cas de déportation totale des Palestiniens de leur terre, l'identité nationale d'un peuple apatride en diaspora existerait toujours. Exactement comme ce fut le cas pour les Juifs au cours des siècles.

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Plusieurs plans de paix se sont succédé au fil des ans, sans succès. L'échec des accords d'Oslo a marqué la fin de la perspective de deux États. De plus, des projets farfelus de gouvernement pour Gaza avec la participation des Etats arabes et de la Turquie, des revitalisations fantômes de l'ANP (en tant qu'organe représentatif des Palestiniens reconnu à l'ONU mais délégitimé par les Palestiniens eux-mêmes), avec l'adhésion du Hamas, sont hypothétiques. Tous les projets de pacification dans la région ont échoué parce qu'ils ont été conçus sans le consentement des Palestiniens. Au contraire, de tels accords auraient confiné les Palestiniens dans de petites enclaves sans aucune autonomie. La seule solution théoriquement possible serait la création d'un seul État multiethnique sur le modèle sud-africain. Mais compte tenu du climat de haine qui s'est encore renforcé entre Juifs et Palestiniens, cette solution s'avère pour l'instant impraticable. La suite - Gaza reste indéchiffrable.

La victoire stratégique du Hamas

Netanyahou est vivement critiqué pour l'inefficacité dont ont fait preuve les services de renseignement et le haut commandement de l'armée pour empêcher l'opération Al Aqsa de libération des otages détenus par le Hamas. Mais il ne faut pas croire qu'avec son limogeage, la ligne politique d'Israël connaîtra des changements de cap significatifs. Le leadership de Netanyahou a duré (par phases intermittentes) pendant 20 ans en vertu du consensus populaire obtenu et aujourd'hui, la majorité des Israéliens, tout en contestant le premier ministre, selon un récent sondage, approuve à 80 % l'action de nettoyage ethnique menée par Israël dans la bande de Gaza.

Israël considère ce conflit comme une "guerre existentielle", qui s'inscrit dans un contexte beaucoup plus large impliquant l'ensemble du Moyen-Orient. Ces dernières années, les échecs des interventions américaines en Irak, en Syrie et en Afghanistan ont conduit à un élargissement de la zone d'influence de l'Iran jusqu'à la Méditerranée. Israël, dans cette nouvelle configuration géopolitique du Moyen-Orient, se retrouve isolé, surtout après la paix conclue entre l'Iran et l'Arabie Saoudite avec le parrainage de la Chine et la fin de l'Alliance Abrahamique. L'État juif est exposé à une guerre incessante, quoique de faible intensité, aux frontières du Liban et de la Syrie avec le Hezbollah, à un conflit permanent avec la population arabe de Cisjordanie et est menacé en mer Rouge par les actions des Houthis yéménites. A terme, il pourrait être usé.

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Ainsi, après le prochain bombardement de Rafah et une phase où Netanyahou pourrait médiatiquement faire passer l'opération de Gaza pour une victoire totale sur le Hamas, Israël pourrait viser un élargissement du conflit afin de briser l'encerclement du bloc pro-iranien, ce qui impliquerait nécessairement l'implication directe des Etats-Unis. Mais l'hégémonie américaine au Moyen-Orient est désormais révolue, et les États-Unis n'ont pas l'intention de mener de nouvelles guerres au Moyen-Orient, après des échecs répétés qui ont gravement entamé leur statut de superpuissance.

Ce conflit marque la fin de l'alliance abrahamique. Avec ces accords, également signés par les Etats-Unis, après la reconnaissance de l'Etat juif par les Emirats Arabes Unis, le Bahreïn, le Maroc, et avec l'adhésion possible de l'Arabie Saoudite, Israël prendrait un rôle de premier plan dans la coalition et le statut de première puissance militaire et financière de la région, dans le cadre de la restauration d'une hégémonie américaine indirecte au Proche-Orient. Après le 7 octobre, Israël est isolé et menacé, dans un contexte de pays hostiles soutenus par les puissances du BRICS+.

Israël a donc adopté une position victimaire, évoquant la mémoire de l'Holocauste, et dans la perspective de la propagande du courant dominant occidental, le génocide de Gaza s'est transformé en une guerre d'autodéfense existentielle contre les Palestiniens et les États islamiques qui menaceraient son existence. Une mystification évidente de la réalité émerge de ce récit médiatique. Hanan Ashrāwī s'exprime à cet égard dans une interview intitulée "The two states will not happen" publiée dans le numéro 1/2024 de "Limes" : "Depuis quand un occupant revendique-t-il la légitime défense contre l'occupé ? Nous en sommes à l'inversion des rôles : la victime est Israël qui se défend contre le Palestinien brutal. Le premier n'existe plus, mais c'est dans ces 75 années précédentes qu'il faut chercher les causes du désastre. Je ne me lasserai pas de le crier : Israël tue, détruit, massacre et continue d'agir en toute impunité. Tout au plus doit-il ne pas en faire trop. Mais quel est le seuil de l'excès ? Dix mille enfants tués? Deux millions de personnes réduites à la famine ? Deux tiers des bâtiments rasés ? Ils ont aussi ouvert le feu sur des civils qui attendaient de l'aide humanitaire. Étaient-ils aussi des terroristes ? La haine, la violence ne naissent pas de rien. Elles sont le fruit empoisonné de la captivité imposée à deux millions de personnes à Gaza et aux populations emmurées de Cisjordanie".

L'opération Al Aqsa du 7 octobre est tout à fait conforme à la stratégie mise en œuvre par le Hamas depuis des décennies. Avant le 7 octobre, la cause palestinienne avait été rayée de l'ordre du jour international. La stratégie du Hamas a toujours consisté à provoquer des événements marquants afin de faire réapparaître la cause palestinienne dans le contexte géopolitique mondial, dans le but d'impliquer la Palestine dans les intérêts et les projets politiques des pays de la région du Moyen-Orient. Du point de vue du Hamas, l'opération Al Aqsa représente donc un succès : la cause palestinienne est devenue décisive pour la reconfiguration politique de la région du Moyen-Orient, ainsi que pour la mise en œuvre des nouveaux équilibres géopolitiques mondiaux qui émergent de la Grande Guerre.

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Les Etats-Unis : une hégémonie mondiale impossible

Le Chaosland actuel découle de la décadence des Etats-Unis, seule superpuissance garante de l'ordre mondial unilatéral. Les États-Unis sont depuis longtemps en proie à une crise d'identité qui a généré une profonde conflictualité au sein de la population. Les mythes fondateurs qui sous-tendaient les valeurs unificatrices dans lesquelles le peuple américain s'est toujours reconnu ont disparu. Le mythe messianique de la destinée manifeste qui légitimait l'expansionnisme américain à l'échelle mondiale a disparu. Les défaites répétées dans les guerres préventives contre les "États voyous" ont profondément affecté l'identité politique et culturelle même des États-Unis.

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La fin de la dissuasion armée de la superpuissance américaine a engendré la Grande Guerre. Comme l'indique Lucio Caracciolo dans l'éditorial "Chronicles from Lake Victoria" du numéro susmentionné de "Limes" : "La cause première de la Grande Guerre est le déclin rapide de l'empire américain. La prétention mondiale a érodé la nation. Elle remet en question son existence. Et révèle son fond maniaco-dépressif. Une maladie des empires, oscillant entre le délire de toute-puissance, avec son excitation psycho-motrice, et la dépression catatonique, qui se manifeste par l'aboulie et la dysthymie. En moins de trente ans, le Numéro Un est passé de l'unipolarité géopolitique à la bipolarité psychique". De l'état dépressif généralisé du peuple américain, les symptômes s'étaient déjà fait sentir lors de la guerre du Vietnam : au fur et à mesure que le mythe de l'invincibilité américaine se dissolvait, le peuple commençait à ne plus se reconnaître dans les institutions de son propre pays. Manifestement, pour les États-Unis, la psycholabilité collective est une caractéristique de leur identité. Cette pathologie a depuis lors contaminé tout l'Occident.

Cependant, la prévision d'un avenir isolationniste pour les États-Unis est peu probable. L'unité nationale américaine elle-même pourrait ne pas survivre à la fin de l'empire américain. Pour les États-Unis, l'expansionnisme fait partie intégrante de leur "être au monde" et il semble donc tout à fait logique qu'ils persévèrent dans la défense acharnée de leur rôle hégémonique dans le monde, qui s'est avéré insoutenable au fil du temps.

Dans le conflit israélo-palestinien, l'hégémonie sur le Moyen-Orient est en jeu entre deux prétendants : États-Unis - Israël et Iran - BRICS. Les États-Unis sont donc à la croisée des chemins : soit ils se retirent de la région, soit ils provoquent un conflit beaucoup plus important.

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L'objectif premier des États-Unis est de contenir l'influence iranienne au Moyen-Orient. En cas de retrait américain de Syrie et d'Irak, les conséquences géopolitiques seraient dévastatrices pour les États-Unis : outre l'isolement d'Israël, un retrait américain donnerait lieu à une expansion économique et politique de la Chine et de la Russie dans la région, renforcerait le statut de la Turquie en tant que puissance régionale et entraînerait la fin de l'influence américaine dans la péninsule arabique, puisque l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis feraient partie du nouvel équilibre géopolitique au Moyen-Orient. De plus, comme après l'abandon de l'Afghanistan, la crédibilité de la dissuasion américaine est déjà au plus bas, pour Biden, un nouveau retrait, même du Moyen-Orient, compromettrait considérablement ses chances d'être réélu à la Maison Blanche.

Ayant échoué dans leur stratégie de domination indirecte, c'est-à-dire exercée grâce à la primauté d'Israël dans la région, les États-Unis, dont l'implication directe dans un conflit plus large est souhaitée par l'État juif, n'auraient plus que l'option de la guerre totale pour restaurer leur hégémonie. Une telle option est impraticable pour les États-Unis. En effet, l'Amérique devrait s'engager dans une guerre contre l'Iran et ses alliés tout en devant contenir la Chine dans le Pacifique (qui est sa priorité stratégique), soutenir l'Ukraine dans sa guerre contre la Russie, et aussi préserver sa présence dans une Afrique minée par l'expansion des puissances des BRICS. Ce même soutien américain inconditionnel à Israël, en plus de susciter une vaste vague d'antisionisme et d'antiaméricanisme à travers le monde, a eu pour effet de miner sérieusement les relations des Etats-Unis avec leurs alliés arabes dans la région. Ajoutez à cela le fait que le pouvoir thalassocratique américain n'est même plus en mesure de garantir la sécurité des voies de navigation marchande dans le monde. En mer Rouge, la mission Aspides est en cours pour protéger les navires marchands en route entre Ormuz, le golfe d'Aden et Suez, en tant que bouclier naval de défense contre les actions hostiles des Houthis. Une telle situation est d'ailleurs reproductible à l'échelle mondiale, dans tous les détroits océaniques d'importance vitale pour le commerce mondial. Et les foyers de conflits se multiplient partout. La surexposition américaine dans le monde est évidente : l'insoutenabilité de son statut de superpuissance mondiale est la cause de son déclin.

Il faut aussi noter que la stratégie des bombardements aveugles en Irak, en Syrie, en Afghanistan, pratiquée par les Américains et qui s'est avérée perdante, a été reproduite par Israël à Gaza. Une erreur fatale a été commise : le Hamas a été considéré comme un mouvement islamique radical au même titre qu'ISIS, les Takfiri, etc. En plus de ne pas prendre en compte le niveau d'armement et d'organisation bien plus avancé des militants du Hamas par rapport à celui d'ISIS, le grand consensus populaire en sa faveur a été complètement négligé.

L'erreur capitale d'Israël est d'avoir ignoré le fait que le Hamas, tout comme le Hezbollah, les Houthis et d'autres, sont des entités non étatiques profondément ancrées dans le territoire, dotées de classes dirigeantes qui incarnent aujourd'hui l'identité politique et spirituelle de leurs peuples. Associer le Hamas aux bandes de mercenaires égorgeurs d'ISIS révèle le suprémacisme raciste invétéré dont sont affligés tant les États-Unis qu'Israël, unis par un dogmatisme théologique - l'Ancien Testament - qui les empêche d'avoir une vision objective de la réalité historique et surtout de comprendre l'identité et les motivations de l'ennemi.

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En outre, en Israël comme aux États-Unis, la domination de la technocratie a entraîné une absence de stratégie militaire et politique, ce qui ne peut que conduire à une débâcle géopolitique irréversible.

La disparition de l'hégémonie mondiale des États-Unis est un symptôme évident de la fin du siècle américain. Alian de Beniost, dans un livre datant de 1976 et intitulé "Le mal américain", a formulé des considérations sur le destin des États-Unis qui pourraient s'avérer prophétiques aujourd'hui : "L'Amérique d'aujourd'hui est un cadavre en bonne santé. Avec son immense puissance matérielle, avec son extension géographique, avec son goût du gigantisme et avec la fructification de son capital, (tout comme l'Union soviétique) elle a su créer des illusions. En mettant l'accent sur les facteurs matériels, sur les éléments quantifiables, elle a imposé au monde l'idéal de la super-production. Mais cela suffit-il à garantir son éternité ? Prisonniers du désir de <vivre vite> (fast life), les Etats-Unis disparaîtront aussi brutalement qu'ils ont surgi ; plus tôt qu'on ne le pense, peut-être. A l'échelle des nations, ils auront été ce que certains hommes sont à l'ordre des individus : des aboyeurs bruyants et doués, mais qui ne laissent pas de trace parce que leur œuvre est une esbroufe. L'Empire romain, après avoir été une réalité, a été une idée, qui a façonné la vie de l'Europe pendant mille ans. L'<empire> américain ne peut durer que dans son présent. Il peut <être>, mais il ne peut <transmettre>. Ayant tout consommé avant d'arriver à maturité, il n'aura rien à laisser en héritage".

Les États-Unis pourraient être considérés par les historiens du futur comme un phénomène historique rapidement obsolète, au même titre que les biens de consommation du système capitaliste qui, en plus d'avoir détruit les peuples, les cultures, la nature et les ressources, est en train de s'autodétruire avec ses crises progressives. Le retour de l'histoire dans les événements géopolitiques mondiaux a prononcé une sentence sans appel : l'hégémonie mondiale est impossible.

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États-civilisations: le retour de l'idée d'Empire

L'avènement du monde multipolaire préfigure la résurrection de l'histoire sur les cendres d'un monde unipolaire autoréférentiel dirigé par les États-Unis, configuré idéologiquement comme la "fin de l'histoire", auquel succéderait un libre marché mondial inspiré des vieux dogmes idéologiques libéraux "hors de l'histoire".

Les événements qui se sont déroulés dans la région MENA au cours des dernières décennies sont révélateurs d'une nouvelle phase historique qui entraînera une profonde redéfinition de l'ordre géopolitique mondial. La défaite de l'Occident en Syrie et en Irak, ainsi que la fuite des États-Unis d'Afghanistan, ont sanctionné la fin de la stratégie du chaos, mise en œuvre avec les printemps arabes, les révolutions colorées et, avec elles, la fin de l'expansionnisme américain à l'échelle mondiale. La défaite en Syrie pourrait devenir le carrefour de l'histoire contemporaine, le "Stalingrad" des États-Unis et de l'Occident tout entier.

Les guerres de libération du Moyen-Orient ont donné naissance à l'Axe de la résistance, au sein duquel convergent des groupes ethniques, des cultures et des religions différents, mais qui sont unifiés par des intérêts et des stratégies communs.

Une grande guerre est en cours, qui, au Moyen-Orient, est configurée comme une guerre anticoloniale, puisqu'Israël subsiste en tant qu'épicentre de l'hégémonie coloniale occidentale dans la région. La fin du colonialisme est également sanctionnée par le déclin des États du Moyen-Orient, qui ont été créés sur la base des partitions coloniales du siècle dernier. Les États ne disparaîtront pas, mais ils prendront une configuration entièrement différente. De nouvelles patries transnationales fondées sur des valeurs spirituelles, culturelles, identitaires et religieuses sont apparues, indépendantes des paradigmes ethnico-linguistiques de l'État-nation occidental. De la lutte commune contre l'Occident hégémonique sont nées des communautés non étatiques qui revendiquent la dignité, l'indépendance et la reconnaissance. De la lutte pour la liberté et l'indépendance naissent les valeurs communautaires fondatrices des homelands, et les guerres de libération génèrent une force motrice décisive pour l'émancipation et le développement des peuples, étant donné la nécessité vitale de s'opposer à une puissance dominante plus forte, économiquement, militairement, politiquement.

Les patries individuelles pourront être reconnues dans le cadre d'instances supranationales plus larges. Le monde multipolaire aura pour protagonistes des États-Civilisations installés dans de vastes zones continentales, composés des peuples les plus divers, mais unifiés par des valeurs identitaires éthico-politiques communes.

Le Moyen-Orient est configuré comme un laboratoire géopolitique dans lequel émerge un nouveau monde multipolaire, déjà en gestation avec la création du groupe BRICS. Un modèle géopolitique paradigmatique qui peut être reproduit dans les contextes les plus divers. Un monde composé d'entités supranationales : une renaissance en version moderne des anciens empires. Mais l'idée d'Europe ne trouve-t-elle pas son origine dans le concept d'empire universel transmis au fil des siècles et commun à toutes les civilisations successives ?

jeudi, 21 mars 2024

La renaissance de la Méditerranée et la guerre pour son contrôle

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La renaissance de la Méditerranée et la guerre pour son contrôle

par Giorgio Vitangeli

Source : Italicum & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-rinascita-del-mediterraneo-e-la-guerra-per-il-suo-controllo 

En Méditerranée orientale, la guerre entre Israël et les Palestiniens de Gaza s'est soudainement rallumée, et l'incendie - qui, à l'heure où nous écrivons ces lignes, dure depuis quatre mois et semble destiné à durer indéfiniment - risque de se propager à l'échelle régionale. Déjà, la guérilla pro-iranienne des Houthis est entrée en guerre au Yémen, attaquant avec des missiles et des drones les navires à destination d'Israël ; les Américains et les Britanniques ont transféré des navires de guerre en mer Rouge, qui attaquent les bases des Houthis avec des raids aériens et des missiles. La France, l'Allemagne et l'Italie envoient également des navires de guerre en mer Rouge pour "protéger la navigation" à destination du détroit de Suez. En Cisjordanie, occupée depuis 1967, la tension entre les Palestiniens et les plus de six cent mille colons juifs qui s'y sont installés depuis, protégés par l'armée israélienne, menace de raviver des affrontements sanglants ; à la frontière avec le Liban, l'armée israélienne et la guérilla chiite du Hezbollah, également pro-iranienne, échangent parfois des coups de canon. Les Américains multiplient les raids aériens, bombardant les bases présumées de la guérilla en Syrie et en Irak, qui ont prévenu : nous sommes au bord du gouffre. Dans les centres stratégiques et les cercles militaires euro-américains, des prédictions frémissantes font état d'une troisième guerre mondiale qui pourrait éclater au cours du premier semestre de l'année prochaine et dont le conflit au Moyen-Orient serait une autre "pièce" en avance.

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En effet, après la guerre en Ukraine, qui dure également depuis deux ans, un nouveau front s'est ouvert. Cette fois, outre le génocide et l'expulsion des Palestiniens de Gaza, le véritable enjeu est autre : il s'agit pour les États-Unis de contrôler la Méditerranée, qui est devenue une mer de plus en plus stratégique pour le commerce mondial. Pour Israël, l'enjeu est la construction d'un nouveau canal entre la mer Rouge et la Méditerranée, géré et contrôlé par lui (par procuration des États-Unis), ainsi que le contrôle, aussi étendu que possible, des énormes gisements de gaz et même de pétrole, certains déjà découverts et d'autres encore à découvrir, dans ce que l'on appelle le "bassin du Levant". La bande de Gaza palestinienne représente un obstacle à ces deux objectifs. Il est logique de penser que la reprise de la guerre et la tentative israélienne de plus en plus évidente de raser la ville et de forcer les Palestiniens à quitter cette bande de terre sont également liées au projet de nouveau canal et à l'exploitation des gisements de pétrole et de gaz tant en Cisjordanie occupée que sur le plateau maritime en face de la bande de Gaza.

C'est dans ce contexte qu'il faut replacer la guerre de Gaza. Il ne s'agit pas seulement d'une guerre entre Israël et les Palestiniens, mais plutôt d'une guerre entre les États-Unis et l'OTAN, d'une part, et le reste du monde, d'autre part. Une guerre dans laquelle Israël, ou plutôt Netanyahou, est chargé de faire le sale boulot, tout comme l'Ukraine est chargée de fournir la chair à canon contre la Russie. Mais avant d'examiner plus en détail ce qui se passe à Gaza, les origines de cette "guerre parallèle" à celle de Crimée et les objectifs cachés poursuivis, une brève réflexion s'impose sur un autre épisode, en soi de peu d'importance, mais de grande importance en revanche pour notre pays, à savoir la renonciation de l'Italie, officialisée le 3 décembre 2023, à renouveler son adhésion avec Pékin à l'initiative chinoise "Belt and Road", la puissante nouvelle route commerciale, articulée en lignes maritimes et en corridors terrestres, qui reliera la Chine et l'Asie du Sud-Est à l'Europe et à l'Afrique, en traversant et en impliquant tous les pays situés entre les deux.

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La sortie de l'Italie de la route de la soie

La décision du gouvernement Meloni, compte tenu de son orientation mollement atlantiste, était déjà connue, mais l'annonce officielle n'avait pas encore été faite. L'Italie l'a fait maladroitement, presque sèchement, comme si elle voulait en atténuer la portée politique. C'est ainsi qu'un choix potentiellement très important a été formalisé par une simple lettre du ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani à l'ambassadeur de Chine à Rome. Et ce n'est ni le ministre Tajani ni la présidente Giorgia Meloni qui l'ont fait savoir, mais un "scoop" du Corriere della Sera, avec un article paru dans le journal le 6 décembre 2023. Après la fuite, le ministre des affaires étrangères et le premier ministre n'ont eu d'autre choix que de confirmer et d'essayer de fournir une justification.

Du côté chinois, aucun commentaire officiel sur la décision italienne, et peu de commentaires de la part des médias, mais tous, dans leur brutalité réaliste, très peu flatteurs pour l'Italie. Quelques exemples ? Le directeur de l'Institut de recherche méditerranéenne de l'université de Zhejiang, Ma Xiaolin, interviewé par le journal Zhejiang Daily, a qualifié d'"incohérentes" les déclarations italiennes sur l'inefficacité de l'accord.  "L'Italie, a ajouté M. Xiaolin, a montré qu'elle était tout simplement soumise à Washington. Le magazine Knew a réitéré le même concept : "Qui se cache derrière cette manœuvre ? Washington, bien sûr". Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, a déclaré à son tour que "la Chine s'oppose fermement aux tentatives visant à salir et à saboter la coopération de la Ceinture et de la Route ou à attiser la confrontation et la division entre les blocs". Il n'a jamais mentionné l'Italie, mais pour beaucoup, à Rome comme à Washington, les oreilles ont dû siffler.

L'attaque de la guérilla du Hamas contre Israël : un nouveau 11 septembre ?

Nous en arrivons maintenant à l'événement le plus important qui a explosé ces derniers mois dans la région méditerranéenne, à savoir la nouvelle guerre extrêmement violente entre Israël et les Palestiniens dans la bande de Gaza. Très important parce que c'est de là qu'est partie la nouvelle crise guerrière qui infecte tout le Moyen-Orient.

Le 7 octobre 2023, la guérilla du Hamas, assistée par d'autres organisations politico-militaires d'inspiration radicale-religieuse similaire (2 500 hommes en tout, selon certaines estimations), a lancé une attaque depuis la bande de Gaza qui, chose incroyable, semble avoir pris par surprise à la fois le très efficace Mossad, c'est-à-dire le service de "renseignement" militaire israélien, et les forces armées israéliennes. Selon le Hamas, cette attaque se voulait une réponse à la profanation par les Israéliens de la mosquée Al Aqsa, au meurtre de centaines de Palestiniens en Cisjordanie par l'armée israélienne et les colons juifs, et plus généralement une réaction aux "crimes d'occupation" de la Palestine par Israël.

Les hommes du Hamas et les milices alliées ont réussi à pénétrer le territoire israélien par voie terrestre, maritime et aérienne. Par voie terrestre, les guérilleros palestiniens ont franchi la barrière frontalière (équipée des systèmes d'alarme électroniques les plus modernes) avec des bulldozers, des camions, des camionnettes, des voitures et des motos ; par voie maritime, ils ont percé le blocus naval israélien qui isole la bande de Gaza du reste du monde depuis 2007, en utilisant des vedettes rapides et des canots pneumatiques et en débarquant tranquillement dans le territoire israélien contigu ; par voie aérienne, certains guérilleros ont atterri en Israël à l'aide de petits deltaplanes motorisés (en pratique, de grands cerfs-volants équipés d'un scooter), que les chasseurs ultramodernes de l'armée de l'air israélienne n'ont pas interceptés et que les gardes-frontières israéliens n'ont pas non plus abattus.

C'est ainsi que les 2.500 guérilleros ont pu, dans les premières heures de l'attaque, balayer le territoire israélien : ils ont détruit plusieurs tours de guet et percé jusqu'à cinq trous dans le mur frontalier ; ils ont détourné des véhicules militaires israéliens, attaqué le poste de police de la ville voisine de Sderot, conquis plusieurs localités proches de la frontière, pris des otages à Ofakim, une ville située à une trentaine de kilomètres de la frontière, attaqué et conquis deux kibboutzim, eux aussi situés non loin de la frontière ; ils ont attaqué une "rave", c'est-à-dire une sorte de fête entre jeunes, avec de la musique et de la danse, qui devait avoir lieu dans un autre endroit et qui, au dernier moment, sans que l'on sache pourquoi, a été déplacée à proximité de la frontière avec Gaza. Et là aussi, ils ont tué et pris des otages, avec des actes et des scènes d'une violence débridée. Et les images de ces horreurs, ponctuellement filmées par des téléphones portables, ont fait le tour du monde.

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Évidemment, lorsqu'Israël a mis en mouvement son armée, déclarant la guerre et appelant aux armes jusqu'aux réservistes, les 2500 guérilleros du Hamas n'ont eu d'autre choix que de battre en retraite, entraînant avec eux quelques centaines d'otages.

Mais face à ce premier épisode, beaucoup, même en Israël, ont eu le sentiment que quelque chose ne collait pas et que nous étions face à une sorte de deuxième 11 septembre, c'est-à-dire une affaire apparemment impossible qui ne peut devenir réalité que parce qu'elle implique des mystères inavouables, c'est-à-dire des secrets d'État.

Des journaux américains et israéliens ont révélé que l'armée israélienne avait été informée des plans du Hamas, que les soldats israéliens stationnés à la frontière avec Gaza avaient, avant l'attaque, averti à plusieurs reprises leurs supérieurs que quelque chose d'important était sur le point de se produire, mais qu'ils n'avaient pas été écoutés et qu'ils avaient même été menacés de passer en cour martiale sur leur insistance. Simple sous-estimation par stupidité, négligence grave, arrogance des supérieurs ? Il est difficile de croire même les Israéliens qui refusent d'être déraisonnables et qui ont le courage d'écrire ce qu'ils pensent. Un exemple en est donné par un article d'Amos Harel paru dans le quotidien Haaretz. Après avoir confirmé, une fois de plus, qu'avant même le 7 octobre, l'armée israélienne disposait déjà d'informations sur le plan d'attaque du Hamas, face à la "déconnexion entre les évaluations sur le terrain (c'est-à-dire l'alarme transmise aux commandements supérieurs par les militaires stationnés à la frontière avec Gaza, ndlr.), l'article fait une comparaison explicite avec les attentats du 11 septembre aux États-Unis et les théories du complot qui y sont liées, observant comment "les décisions politiques peuvent influencer les réponses aux menaces à la sécurité" et qu'"il est plausible que le 11 septembre, l'action ait été favorisée ou que certaines preuves aient été délibérément ignorées pour justifier le tournant décisif et les décisions prises dans la guerre contre le terrorisme".

Concernant l'attentat du Hamas du 7 octobre, l'éditorialiste semble pencher pour la thèse qu'il ne s'agit pas d'un complot interne, mais simplement d'arrogance, de stupidité et de négligence criminelle. Mais il s'interroge aussi : "Et si c'était délibéré ? Itmar Ben Gvir voulait-il qu'un tel scénario se produise, une excuse pour expulser tous les Palestiniens ?" Amos Harel ne le dit pas, mais il ajoute : "En ce moment, mon esprit prend en considération le fait que Netanyahou et certains hauts responsables militaires ont permis que le 7 octobre se produise. De plus en plus d'informations font état d'une alerte précoce émanant des Forces de défense israéliennes elles-mêmes. On ne peut pas comprendre que les plus hauts niveaux aient ignoré cela. À moins que nous ne sachions tout". Précisément : nous ne savons pas tout de cette affaire ; les secrets d'État, les "arcana imperii", comme disait Tacite, ne sont pas accessibles au commun des mortels, même s'ils vivent dans une soi-disant "démocratie".

Mais si l'on se documente patiemment, si l'on relie les différentes informations en les plaçant à leur place, même les motifs de la mosaïque, même les "arcana imperii" finissent par être révélés, ou du moins les lignes qui suggèrent le motif peuvent être aperçues. La véritable relation, par exemple, entre Netanyahou et le Hamas. Le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre 2023 rapporte une déclaration du Premier ministre israélien datant de mars 2019 lors de la réunion des parlementaires du Likoud. À cette occasion, M. Netanyahou a déclaré textuellement : "Quiconque veut s'opposer à la création d'un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et le transfert d'argent au Hamas... Cela fait partie de notre stratégie", a-t-il ajouté plus tard, "pour isoler les Palestiniens de Gaza des Palestiniens de Cisjordanie".

Et dans le Times of Israel du 8 octobre 2023, on pouvait lire : "Le Hamas a été traité comme un partenaire au détriment de l'Autorité palestinienne afin d'empêcher Abbas d'avancer vers la création d'un État palestinien. Le Hamas est passé du statut de groupe terroriste à celui d'organisation avec laquelle (Netanyahou) a mené des négociations par l'intermédiaire de l'Égypte et qui a été autorisée à recevoir des valises contenant des millions de dollars du Qatar par les points de passage de Gaza".

Et selon certaines allégations, évidemment non fondées, certaines attaques attribuées au Hamas ont été conçues et menées sous "faux drapeau" par le Mossad, et il existe au sein du Hamas une fraction du renseignement militaire qui collabore avec les services de renseignement israéliens et américains. À cet égard également, la comparaison avec les relations des États-Unis avec Isis, les attentats du 11 septembre et les mesures strictes prises par la suite pour lutter contre le terrorisme semble parfaitement adaptée. En tant qu'Italiens, nous n'avons guère de raisons d'être surpris ou scandalisés. Il suffit de penser aux "arcana imperii" entourant les "anni di piombo", à l'assassinat d'Aldo Moro ou à la dévastation politique de ce que l'on appelle les "mani pulite" (l'opération "mains propres").

Pour les Palestiniens de Gaza: le massacre et la diaspora

La réaction israélienne à l'attaque du Hamas est d'une violence sans limite et semble clairement viser une "solution finale" au problème de Gaza : le contrôle de ce territoire, avec l'expulsion forcée de toute la population palestinienne. Et ce, en ignorant imperturbablement les dénonciations des organisations internationales et humanitaires, et malgré le scandale et la réprobation de l'opinion publique internationale, qui apprend à la télévision ou lit dans les journaux les bombardements quotidiens de l'aviation israélienne, qui rasent des quartiers entiers, des exécutions sommaires, des disparitions de détenus politiques, des restrictions et obstacles à l'entrée à Gaza de l'aide humanitaire (médicaments et nourriture) pour la population civile, des convois de l'ONU ou du Croissant Rouge bombardés par l'aviation ou par des canons, des rafales de tirs contre la population civile, avec des dizaines de morts et de blessés. La mesure dans laquelle la bande de Gaza est devenue un enfer indescriptible a été attestée, entre autres, par l'Organisation mondiale de la santé, qui a écrit qu'"un mélange toxique de maladies, de faim et de manque d'hygiène et d'assainissement accroît le désespoir de la population, et au moins 360.000 cas de maladies infectieuses ont été enregistrés parmi les personnes déplacées, et il est à craindre que ce nombre soit sous-estimé et destiné à augmenter". Sur les 2,3 millions de Palestiniens vivant dans la bande de Gaza, près de deux millions ont aujourd'hui leur maison détruite ou ont dû être déplacés des quartiers que l'armée israélienne déclare "zone de guerre". Les bombardements quotidiens de l'armée de l'air israélienne ont fait près de trente mille morts, dont un grand nombre de femmes, de jeunes et d'enfants. Un nombre qui augmente chaque jour. Et même au sein de la société civile israélienne, des voix se sont élevées pour condamner amèrement ce massacre. Si la plupart des partis qui, hier encore, accusaient Netanyahou de corruption et de tentative de virage autoritaire, pour son projet de réforme judiciaire, affirment aujourd'hui que "dans des moments comme celui-ci, il n'y a pas d'opposition", l'opposition commence à réapparaître au sein de la société civile. Et quelques voix courageuses, bien qu'isolées, s'élèvent également au sein de la classe politique. Ofer Kassiv, par exemple, membre de la Knesset, parle ouvertement de "pogroms et de nettoyage ethnique" à propos de la politique du gouvernement israélien à l'égard des Palestiniens. Et l'ancien Premier ministre israélien Olmert de répéter à son tour : "Netanyahou et ses fanatiques ne veulent pas détruire le Hamas, mais chasser tous les Palestiniens et annexer les territoires à l'État juif. Nous risquons une guerre régionale pour ces criminels messianiques. Nous devons les arrêter. Ils vont également à l'encontre de la majorité des citoyens israéliens". Mais le Premier ministre israélien, M. Netanyahou, poursuit son chemin et n'entend aucune raison. Ceux qui pensent que nous allons nous arrêter, a-t-il déclaré, sont déconnectés de la réalité.

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Les déclarations de certains de ses ministres sont encore plus explicites et déconcertantes. Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale, a fait remarquer lors d'une conférence de presse que : "La guerre offre l'occasion de se concentrer sur la promotion de la migration des habitants de Gaza", qualifiant cette politique de "solution correcte, juste, morale et humaine". Et que dire d'une bande de Gaza rasée ? Ben Gvir ne cache pas les objectifs d'Israël : "Nous ne pouvons nous retirer d'aucune zone de la bande de Gaza. Non seulement je n'exclus pas une implantation juive dans cette zone, mais je pense qu'elle est importante". Et Bezalel Smotrich, du parti "Sionisme religieux", ministre des finances dans le gouvernement Netanyahou, a confirmé : "Israël prévoit de contrôler en permanence le territoire de la bande de Gaza, y compris par la création de colonies". "La bonne solution au conflit israélo-palestinien actuel est d'encourager la migration volontaire des habitants de Gaza vers des pays qui acceptent d'accueillir des réfugiés". En clair : en bombardant, en détruisant leurs maisons, leurs hôpitaux, leurs installations civiles et en massacrant quelques dizaines de milliers de personnes, Israël voudrait contraindre les Palestiniens de Gaza à l'exode vers des camps de réfugiés installés dans d'autres pays arabes.

Mais ce ne sont pas seulement quelques fanatiques religieux qui sont des "criminels messianiques", comme l'a dit l'ancien Premier ministre israélien Olmert, qui nourrissent ces intentions. Il existe un document du ministère israélien du renseignement, publié par Local talk, qui, dans l'un de ses articles, suggère ouvertement le transfert forcé vers l'Égypte de tous les habitants de la bande de Gaza, en passant sous silence le fait que l'Égypte n'a aucunement l'intention d'accueillir ces réfugiés. Mais le journal Jerusalem Post du 25 décembre 2023 insiste pour proposer une telle solution, et qualifie la péninsule du Sinaï d'"endroit idéal pour développer une vaste réinstallation de la population de Gaza". Et pour que l'Égypte accepte, une grosse carotte est évoquée : une action décisive sur la dette extérieure de l'Égypte, qui s'élève à pas moins de 165 milliards de dollars.

On peut se demander comment il est possible qu'un État plus petit que la Lombardie, comptant à peine dix millions d'habitants, dont deux millions d'Arabes, puisse ouvertement et impunément poursuivre des objectifs aussi délirants, au risque de déclencher une guerre régionale plus vaste, qui pourrait même contribuer à déclencher une troisième guerre mondiale. Il n'y a qu'une seule réponse rationnelle, et nous l'avons déjà mentionnée. La guerre pour le contrôle de Gaza n'est pas tant une nouvelle étape franchie par Netanyahou pour réaliser le rêve d'un "grand Israël" du Jourdain à la mer, mais plutôt la guerre des États-Unis pour le contrôle de la Méditerranée, qui est également essentielle pour maintenir la "tête de pont" européenne. Un nouveau canal, en alternative et en concurrence avec le canal de Suez, reliant la Méditerranée à la mer Rouge et à l'océan Indien, est redevenu un élément central possible pour atteindre ces objectifs. La bande de Gaza palestinienne représente un obstacle gênant à la réalisation optimale d'un tel projet. Elle doit donc être éliminée, et c'est Israël qui fait le sale boulot.

Et puis il y a la question des grands gisements de gaz et de pétrole en Méditerranée orientale, qui pèse de tout son poids. Car, comme nous l'avons déjà dit, celui qui contrôle ces gisements détient un trésor et, à l'avenir, il aura un poids important dans l'approvisionnement énergétique de l'Europe.

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Les immenses gisements de gaz de la Méditerranée orientale

 Ce que l'on appelle le "bassin du Levant" est (pour l'instant) une zone maritime de 83.000 kilomètres carrés couvrant les eaux territoriales et d'exploitation économique exclusive de Gaza, d'Israël, du Liban, de la Syrie, de Chypre, dont une partie est également revendiquée par la Turquie, ainsi que les champs pétrolifères découverts et à découvrir sur les terres de Cisjordanie. Le ministère américain de l'intérieur, dans une évaluation des réserves probables du "bassin du Levant", a écrit : "Nous avons estimé une moyenne de 1,7 milliard de barils de pétrole récupérables et de 122 billions de pieds cubes de gaz récupérables, en utilisant une technologie basée sur la géologie". Et ce n'est peut-être qu'un début. Une chose est claire : d'une part, la Méditerranée devient de plus en plus stratégique dans le commerce mondial, en tant que terminal naturel des échanges entre l'Asie et l'Europe, et entre l'Asie et une partie de l'Afrique. Un bon 20 % du commerce mondial transite déjà par la Méditerranée, et cette part va inévitablement augmenter ; d'autre part, la Méditerranée se révèle être un nouvel Eldorado pour les gisements de gaz.

Celui qui contrôle la Méditerranée, et en particulier sa connexion avec la mer Rouge et l'océan Indien, contrôle la voie de transit d'une part importante et croissante du commerce mondial. En outre, celui qui contrôle les énormes gisements de gaz de la Méditerranée orientale exerce déjà un pouvoir décisif sur l'approvisionnement énergétique de l'Europe.

Mais revenons brièvement sur l'histoire très significative de ces découvertes et de leurs développements. Tout a commencé il y a environ 25 ans, lorsque l'Autorité nationale palestinienne a accordé à British Gas Group et à Consalidates Contractors, une société palestinienne privée (détenant respectivement 60 % et 30 % des parts et 10 % au Fonds d'investissement de l'Autorité palestinienne) des permis de prospection dans la zone marine située en face de la bande de Gaza. Dès le forage des deux premiers puits, à seulement 30 km de la côte, un champ gazier a été découvert, dont la taille est apparue immédiatement comme énorme. "Un don de Dieu qui fournira une base solide à notre économie", a déclaré avec jubilation Yasser Arafat, alors président de l'Autorité nationale palestinienne. En effet, on estime aujourd'hui que ce gisement est le troisième plus grand de la Méditerranée, avec des réserves d'environ 35 milliards de mètres cubes de gaz. Mais le peuple palestinien n'en a pas encore tiré un seul dollar. En effet, un différend a immédiatement éclaté avec Israël qui, d'une part, prétend qu'une partie du champ gazier se trouve dans les eaux israéliennes et, d'autre part, ne disposant pas encore de ses propres ressources gazières, exige qu'une partie du gaz extrait à Gaza lui soit cédée à des prix avantageux. En fait, l'extraction du gaz a été bloquée. En 2004, Arafat est mort, peut-être empoisonné au plutonium, et Mahmut Abbas lui a succédé, acceptant un pacte léonin avec Israël sous la médiation de l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair. Mais à Gaza, le Hamas a remporté les élections, a pris le contrôle de la bande en 2007 et a rejeté cet accord. Le ministre israélien de la défense de l'époque, Moshe Ya'alon, a déclaré : "Le gaz ne peut être extrait sans une opération militaire visant à éradiquer le contrôle du Hamas à Gaza". Avec l'opération "Plomb durci", Israël a envahi Gaza en 2008, plaçant de fait le champ gazier sous son contrôle. Depuis cette année-là, Gaza est devenue une prison à ciel ouvert, contrôlée sur terre et sur mer par Israël. L'extraction du gaz est bloquée pour une durée indéterminée.

L'Autorité nationale palestinienne a repris les négociations avec Israël en 2012 pour tenter de débloquer la situation, mais le Hamas s'y est opposé et Israël a fini par rompre les négociations également. L'année 2014 est marquée par un autre épisode important : le gouvernement d'union nationale palestinien voit le jour en juin, et l'Autorité nationale palestinienne confie au Russe Gazprom l'exploitation de Gaza Marine et d'un champ pétrolifère en Cisjordanie. C'est alors que se produit une nouvelle attaque israélienne, avec l'assentiment tacite des États-Unis, qui commencent à craindre que la Russie ne cherche à mettre la main sur les grands gisements de la Méditerranée orientale : en 2013, la Syrie avait signé un accord de 25 ans avec la Russie pour explorer plus de 2000 kilomètres carrés au large de ses côtes. Les Russes prendraient en charge le coût de l'opération et récupéreraient les fonds s'ils trouvaient du gaz ou du pétrole. Le Liban, quant à lui, conteste depuis 2010 la carte israélienne des limites de l'exploitation maritime exclusive, a soumis sa propre carte à l'ONU et a l'intention d'accorder des licences d'exploration dans des zones qu'Israël considère comme siennes.

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Bref, comme l'avait dit Arafat, Allah a fait un grand cadeau aux Palestiniens, mais après un quart de siècle, ils n'ont toujours pas réussi à le rentabiliser. Il y a cinq ans, les Nations unies estimaient leur perte à plusieurs milliards de dollars. En fait, un rapport de la CNUCED sur le commerce et le développement indique textuellement : "Des géologues et des économistes spécialisés dans les ressources naturelles ont confirmé que le territoire palestinien est assis sur des réserves considérables de pétrole et de gaz naturel dans la zone C de la Cisjordanie occupée et sur la côte méditerranéenne au large de Gaza. Mais l'occupation continue d'empêcher leur exploitation. Les Palestiniens n'ont pas eu la possibilité d'utiliser ces ressources naturelles pour financer leur développement et répondre à leurs besoins énergétiques. La perte subie à ce jour est estimée à plusieurs milliards de dollars. Une perte qui s'accroît chaque année avec la poursuite de l'occupation".

Peu de choses ont changé depuis. Toujours en 2019, l'East Med Forum voit le jour : une tentative de collaboration entre l'Égypte, la Grèce, l'Italie et Chypre, à laquelle participe l'Autorité palestinienne, pour débloquer la situation en vue d'exporter du gaz vers l'Europe. Mais en 2021, un nouvel affrontement entre l'armée israélienne et le Hamas vient tout arrêter. En juin 2023, un accord semble enfin avoir été trouvé. Israël annonce en effet que "dans le cadre des efforts entre Israël, l'Egypte et l'Autorité palestinienne et pour le maintien de la sécurité et de la stabilité dans la région, il a été décidé de développer le champ gazier marin de Gaza". Et au lieu de cela, en octobre de la même année, la guerre a éclaté.

Il convient d'ajouter, pour confirmer à quel point le bassin du Levant est prometteur en termes de réserves d'hydrocarbures, que la même année que la découverte du champ gazier de Gaza, on a découvert au large d'Israël le champ gazier de Tamar, d'une capacité estimée à 300 milliards de pieds cubes, et un an plus tard le champ gazier de Léviathan, évalué à 600 milliards de pieds cubes, qui est considéré comme le plus grand de la Méditerranée. Selon les Palestiniens, une partie de ces gisements se trouve d'ailleurs dans les eaux palestiniennes. Par ailleurs, Israël a accordé à plusieurs compagnies pétrolières, dont Eni, douze licences d'exploration pour rechercher du gaz au large de ses côtes.                                                                                                             

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Le canal Ben Gourion et le contrôle américain sur la Méditerranée

Pour comprendre que la guerre de Gaza va bien au-delà d'un affrontement entre Israël et les Palestiniens, il faut maintenant examiner plus en détail la question du "canal de Ben Gourion". Il s'agit d'un vieux projet secret américain qui est soudainement revenu sous les feux de la rampe. Il mérite un examen approfondi, car il a des implications économiques et stratégiques d'une portée considérable sur la région du Moyen-Orient, sur le rôle d'Israël, sur la fonction stratégique et géopolitique de la Méditerranée et, enfin, sur les futures relations possibles entre l'Inde et la région euro-atlantique et sur la position stratégique de l'Arabie saoudite.

Une idée ancienne, celle d'un canal alternatif à Suez. Alors que la puissance thalassocratique hégémonique était l'Angleterre, et que c'était plutôt la France qui reprenait le projet de canal de Suez, conçu par l'ingénieur italien Luigi Negrelli, alors citoyen de la région autrichienne du Trentin, c'est un officier de marine britannique, un certain William Allen, qui, vers 1850, a émis l'hypothèse alternative d'un canal reliant la mer Rouge, la mer Morte et la Méditerranée. Mais ce n'est qu'une hypothèse : le canal de Suez est inauguré en 1869, par la compagnie française Compagnie universelle du canal maritime de Suez, créée par Ferdinand de Lesseps, dans laquelle les Français détiennent la majorité absolue (51%), répartie toutefois entre de nombreux actionnaires privés. Mais déjà sept ans après l'inauguration, en 1876, l'Angleterre entre dans le groupe de contrôle, profitant d'une très grave crise financière en Égypte pour racheter la plupart des actions égyptiennes ; cinq ans plus tard, ayant pris le contrôle de facto de toute l'Égypte, elle rachète les actions égyptiennes restantes, passant ainsi à 49%. C'est ainsi que la Grande-Bretagne et la France ont géré conjointement le trafic du canal (et ses revenus) pendant 80 ans, c'est-à-dire jusqu'en 1956, lorsque le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser l'a nationalisé.

C'est en vain que l'Angleterre et la France ont tenté de réagir en octobre de cette année-là, en envoyant d'abord Israël envahir la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï, puis en intervenant militairement, en occupant à nouveau Suez. Nasser avait déjà réagi à l'invasion en coulant les 40 navires qui traversaient le canal, qui resta ainsi obstrué jusqu'au début de l'année 1957. Mais le conflit a pris une tournure dangereuse : la Russie est intervenue pour soutenir Nasser, menaçant d'utiliser "toutes sortes d'armes modernes de destruction massive", c'est-à-dire même des bombes atomiques. C'est alors que les États-Unis interviennent dans le conflit, obligeant la Grande-Bretagne, la France et Israël à se retirer. Cette humiliation des deux dernières "puissances" européennes a marqué, pour de nombreux historiens, le début de la fin du colonialisme européen et le début, dans le monde, du nouvel équilibre bipolaire entre les États-Unis et l'Union soviétique. Elle a également marqué le début, après presque un siècle de gestion anglo-française tranquille du canal, de la période où le passage des navires de la Méditerranée à la mer Rouge par Suez a été interrompu, ou n'est plus aussi tranquille qu'il l'est aujourd'hui. Une première interruption a précisément eu lieu en 1956-1957 ; une seconde, beaucoup plus longue, de 1967 à 1975, est survenue à la suite de la "guerre des six jours", lorsque, par une attaque surprise, détruisant toute l'armée de l'air égyptienne au sol et prenant ainsi le contrôle total de l'espace aérien, Israël a occupé en six jours Jérusalem, le plateau syrien du Golan, la Cisjordanie, Gaza (alors égyptienne), la péninsule du Sinaï et, en fait, la rive orientale du canal de Suez. Et pour empêcher les Israéliens de l'utiliser, l'Égypte a mis en place un blocus de la navigation qui a duré huit ans. Mais avant même la nouvelle crise de Suez, dans le plus grand secret, les États-Unis, reprenant une vieille idée israélienne, ont commencé à réfléchir au projet d'un nouveau canal comme alternative au canal de Suez, désormais aux mains de l'Égypte de Nasser. Un pays qui bénéficiait du soutien de l'Union soviétique.

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Le projet secret du Lawrence Livermore National Laboratory

Nous avons évoqué quelques idées anciennes concernant un second canal alternatif à Suez. Selon l'Institut israélien "Arava", pour l'étude de l'environnement, qui a réalisé une étude sur le sujet, l'idée de l'officier de marine britannique au milieu du XIXe siècle avait été abordée par le futur "père d'Israël" Ben Gourion, qui l'avait exposée en 1935, et avait été reprise en 1947, avant même la naissance de l'Etat d'Israël, par Chaim Weizman, fondateur du Parti démocratique sioniste et premier président de l'Etat hébreu. Mais c'est après la crise de Suez de 1956 qu'elle se concrétise, avec un projet de mise en œuvre secrètement promu et élaboré aux États-Unis d'Amérique. Le Lawrence Livermore National Laboratory, un institut de recherche californien, formellement non public, rattaché à l'université de Berkeley, mais étroitement lié aux institutions publiques américaines, qui existe toujours et qui, depuis décembre 2023, a annoncé avoir réalisé d'importants progrès dans le domaine de la fusion nucléaire, en a pris la direction. Mais le champ d'intérêt et d'action de ce "Laboratoire" est en réalité beaucoup plus large. Comme nous l'apprend son site web, il "fournit des capacités et des solutions innovantes pour endiguer la prolifération des armes nucléaires, chimiques et biologiques de destruction massive, pour répondre à la mission de sécurité nationale" (des Etats-Unis, bien sûr) en appliquant "la science et la technologie de pointe pour réaliser des progrès dans la dissuasion nucléaire, la lutte contre le terrorisme, la non-prolifération, le renseignement et la sécurité de l'énergie nucléaire", en utilisant "certains des superordinateurs les plus puissants du monde", avec lesquels il effectue des simulations complexes, ainsi que "le plus grand système laser à haute énergie du monde pour les études sur la fusion nucléaire". Il "sélectionne également le centre d'agents". Le type d'"agents" n'est pas explicité.

Le Lawrence Livermore National Laboratory est divisé en un certain nombre de départements, certains réservés au personnel interne, d'autres ouvertes aux collaborations externes. Et c'est précisément parmi ces dernières que l'on trouve encore une installation qui s'occupe des "applications civiles des explosifs brisants", un euphémisme pudique qui concerne évidemment les explosifs nucléaires. Le projet de construction d'un canal alternatif au canal de Suez, comme nous le verrons, prévoyait l'utilisation de pas moins de 520 bombes nucléaires, et il a été élaboré par un très jeune juif américain, Howard David Maccabee, qui n'avait pas encore 25 ans à l'époque. Un talent incontestable, mais aussi des qualités humaines, qu'il avait ce professeur Maccabee. Né en 1940 à Springfields, Illinois, dans une famille juive américaine, il est diplômé en génie civil de l'Université Purdue de Lafayette (Indiana) à l'âge de vingt et un ans. Il poursuit ses études supérieures à l'université de Californie, à Berkeley, où il obtient une maîtrise en ingénierie nucléaire en 1964 et un doctorat en biophysique nucléaire deux ans plus tard. Au cours de sa maîtrise, il a eu pour professeur un autre juif hongrois célèbre, naturalisé américain, le professeur Edward Teller, qui est devenu plus tard célèbre en tant que "père de la bombe à hydrogène". Comme nous l'avons déjà vu, le département américain de l'énergie avait confié la tâche d'élaborer le plan de construction d'un canal alternatif au canal de Suez au Lawrence Livermore National Laboratory, et ce dernier avait confié cette tâche à deux collaborateurs extérieurs, à savoir le professeur Edward Teller, assisté de son jeune élève (et coreligionnaire juif) Howard David Maccabee. Ensuite, pour une raison inconnue, seul Maccabee apparaît comme l'auteur de ce projet. Avec un détail curieux. Il est vrai, comme le rappelle la nécrologie du San Francisco Chronicle, que Maccabee aimait se faire appeler Mac par ses amis, mais son nom, qui semble arborer un drapeau judaïque (Maccabee était le nom de guerre d'un chef de l'insurrection juive contre un roi séleucide, et les "Livres des Maccabées" sont cinq textes juifs sacrés) dans le document de projet du nouveau canal déposé auprès du ministère de l'énergie devient Mac Cabee, et est apparemment devenu écossais.

Après cette expérience de l'utilisation civile des bombes atomiques, Howard David Maccabee change aussi radicalement d'intérêts et de vie. Il commence à étudier l'effet des particules subatomiques sur les tissus humains et consacre le reste de sa vie à la radio-oncologie. Mais, comme le souligne sa nécrologie dans le San Francisco Chronicle en 2015, "il était un éminent défenseur du judaïsme, d'Israël et des organisations et causes juives". Quant à son mentor et professeur Edward Teller, il a reçu en 1991 le prix Nobel de la paix pour plaisanter en tant que premier partisan de la Guerre des étoiles, et aurait inspiré divers personnages de films, dont celui du Dr Strangelove.

Une chose est sûre : le projet d'un nouveau canal, une alternative au canal de Suez, est né aux États-Unis, pour les besoins et les intérêts stratégiques américains, mais dès le départ, il est innervé de présences juives. Comme on le sait, il a été caché, mais pas tant que cela, puisque le Corriere della Sera du 27 décembre 1966 a publié un article intitulé "Enthusiastic about Israel's second Suez Canal project" (Enthousiasme pour le deuxième projet de canal de Suez d'Israël), signé par R. A. Segre.

Il faut se souvenir de R. A. Segre, car lui aussi était un personnage exceptionnel aux multiples facettes : essayiste et écrivain, diplomate israélien, analyste politique, professeur dans diverses universités italiennes et étrangères, et surtout journaliste, collaborateur sous divers pseudonymes de journaux italiens, israéliens, français, américains et britanniques : dans Le Figaro, il était René Bauduc, dans le Corriere della Sera, il était R. A. Segre; dans La Nazione de Florence, il était Giorgio Sorgi ; il a enseigné en Angleterre à Oxford, aux États-Unis au MIT de Boston, en Italie à Bocconi et aux universités de Milan et de Turin. Né dans le Piémont, il a émigré en Palestine après les lois raciales. Il revient en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale, comme volontaire dans la Brigade juive, mais en 1948 il est de retour en Palestine, où il forme une division de parachutistes, puis se lance dans la diplomatie, attaché à l'ambassade d'Israël à Paris, mais son activité principale revient ensuite au journalisme. En 1974, il quitte le Corriere della Sera, avec Indro Montanelli, et fait partie des fondateurs et des financiers du Giornale, auquel il a collaboré jusqu'à son dernier jour.

Il est naturel de penser qu'un personnage aussi multiforme et aventureux avait également des contacts avec les dirigeants israéliens ou les services de renseignement israéliens. Et que, par conséquent, le "scoop" sur le projet d'un canal alternatif au canal de Suez provenait d'un tuyau du Mossad, ou directement d'un représentant du gouvernement israélien, qui voulait raviver l'intérêt international pour l'initiative, qui, en plus d'être secrète, était au point mort.

Elle avait été bloquée par la CIA, dont le directeur avait alerté les dirigeants politiques américains en observant qu'à son avis, mêler le problème palestinien à celui du canal aurait compliqué davantage les deux questions. C'est ainsi que le projet est resté, apparemment oublié, enfermé dans un tiroir, ou dans un classeur, jusqu'à ce que, dans l'indifférence générale, il soit désagrégé en 1993.

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En quoi consistait le projet du canal américain ?

Mais voyons brièvement en quoi consistait ce document. En réalité, il s'agissait d'un mémorandum de six pages, décrivant, dans les grandes lignes, la conception d'un nouveau canal et indiquant le tracé possible. Il partirait du golfe d'Aqaba, sur la mer Rouge, et se dirigerait vers le nord, parallèlement à la frontière entre Israël et la Jordanie, le long de la vallée du Wadi Araba, entre les montagnes du désert du Néguev. Ensuite, avant d'arriver à la mer Morte, il se dirige vers l'ouest, puis à nouveau vers le nord pour contourner la bande de Gaza et se jeter dans la Méditerranée. La particularité était qu'il prévoyait l'utilisation de 520 bombes atomiques pour créer le fossé à travers les montagnes, car l'utilisation de moyens traditionnels n'aurait pas été économiquement viable, et que la roche du fond et des berges aurait empêché l'ensablement dont souffre le canal de Suez. L'utilisation d'explosifs atomiques aurait également permis de créer un canal plus large et plus profond que le canal de Suez, permettant le passage de grands navires dans les deux sens. L'idée de construire une dérivation jusqu'à la mer Morte (dont le niveau est inférieur de 430 mètres) et d'exploiter ainsi l'énorme dénivelé pour produire de l'électricité a également été évoquée.

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Nous avons dit que le projet américain, bloqué par la CIA, dormait depuis plus de trente ans, et semblait définitivement abandonné. Mais en réalité, il n'en est rien. Israël a continué à y réfléchir et, dans le contexte géopolitique actuel, il revient dans l'actualité. Dès mars 2015, un article du Jerusalem Post y revenait, soulignant également la possibilité, grâce à elle, de remplir à nouveau la mer Morte, et d'utiliser l'eau dessalée pour de nouvelles implantations et cultures dans le désert du Néguev. Il a également ajouté l'idée d'une ligne ferroviaire rapide partant de la mer Rouge, c'est-à-dire d'Eilat, jusqu'à Be'er Sheba, la ville la plus importante du Néguev, située à 41 kilomètres de Gaza. Cette dernière idée - comme le rappelle un article paru dans Haaretz en janvier 2023 - avait été promue par Netanyahou vingt ans plus tôt, mais le projet avait été annulé par Olmert lorsqu'il était à la tête du gouvernement israélien, parce qu'il était jugé économiquement non viable. La construction de cette ligne ferroviaire rapide, "Med-Red", qui devrait donc, une fois achevée, relier la Méditerranée à la mer Rouge, avec des trains roulant jusqu'à 300 kilomètres par heure, après un accord avec la Chine, a été reprise en 2012, mais est au point mort depuis 2021, faute de fonds. L'étude mentionnée de l'Institut Arava est également revenue sur l'idée de construire des pipelines hydroélectriques, cette fois-ci directement de la Méditerranée à la mer Morte, et a noté que l'option optimale serait la plus méridionale, c'est-à-dire partant de la bande de Gaza. Il a toutefois admis qu'"Israël ne placerait jamais une ressource aussi importante qu'une canalisation d'eau sous le contrôle du Hamas".

Le grand projet israélien pour le canal Ben Gourion

Nous avons vu que le plan d'un nouveau canal élaboré aux Etats-Unis n'était en réalité qu'une esquisse, avec une indication du tracé possible. Tout autre est le projet qu'Israël a progressivement envisagé. Nous avons évoqué l'exploitation par des centrales hydroélectriques du dénivelé entre la mer Méditerranée et la mer Morte, des usines de dessalement pour rendre cultivable une partie du désert du Néguev et y créer de nouvelles implantations. Mais aujourd'hui, on parle aussi des petites villes qui devraient être construites le long de son tracé, et surtout des structures futuristes de sécurité et de contrôle : on souligne qu'Israël, en tant que "superpuissance de la science et de l'ingénierie", est tout à fait capable de réaliser ce projet d'infrastructure complexe et d'en tirer de grands bénéfices, tant sur le plan économique (on estime qu'il rapporterait au départ environ six milliards de dollars par an) que, surtout, sur le plan stratégique. Grâce à lui, en effet, Israël ne sera plus soumis au chantage de la fermeture du canal de Suez et, en outre, les navires de l'US Navy disposeront d'une route contrôlée et sûre pour passer de l'océan Indien à la Méditerranée, également pour protéger Israël en cas de besoin. Mais il est également souligné que "stratégiquement, la pacification de Gaza est cruciale pour que le canal atteigne son potentiel. Un calcul économique et stratégique plus profond est en jeu, dont la communauté mondiale doit prendre conscience. La plupart des projets de canal impliquent un détournement prononcé vers le nord. Or, prendre le contrôle de Gaza permettrait d'emprunter un itinéraire plus direct, sans les détours tortueux, ce qui réduirait considérablement la durée du transit et permettrait d'économiser des milliards de dollars. En outre, un canal plus proche de la frontière égyptienne ou la traversant offrirait des avantages militaires incomparables, en renforçant les défenses d'Israël et en fournissant un tampon contre les menaces potentielles venant du sud".

L'annonce du début des travaux

Le 2 avril 2021, alors que M. Netanyahou est toujours au pouvoir, Israël annonce que les travaux du canal entre la mer Rouge et la Méditerranée débuteront en juin de la même année. Une annonce qui tombe à pic. Le mois précédent, le porte-conteneurs géant "Eversive" s'était échoué dans le canal de Suez et celui-ci avait été bloqué pendant une semaine. Il existe également une version conspirationniste de cette affaire : un blogueur syrien, qui se cache derrière le pseudonyme de Naram Sargon, a affirmé que l'incident était délibéré, afin de souligner aux yeux de la communauté internationale l'impérieuse nécessité d'un autre canal. Une version développée de cet article du mystérieux Naram Sargon a été immédiatement reprise le lendemain par un site web australien de langue arabe, qui a affirmé qu'Israël avait l'intention de construire un canal à deux voies et qu'il l'appellerait "Ben Gurion". Un chercheur du Conseil australo-israélien pour les affaires juives a réagi en parlant de "fantasmes de Sargon" et de "théorie du complot". Il a admis que des canaux alternatifs au canal de Suez avaient été discutés pendant un certain temps, y compris des canaux passant par Israël, mais que le projet décrit par l'autoproclamé Sargon n'existait pas.

Il a été démenti, comme nous l'avons vu, quelques semaines plus tard par le gouvernement israélien lui-même, qui a annoncé que les travaux de construction du canal Ben Gourion commenceraient dans les deux mois, précisant que le canal aurait une longueur de 293 kilomètres (cent kilomètres de plus que le canal de Suez), qu'il aurait deux voies, que même les très grands navires pourraient passer, et qu'il serait possible d'utiliser le canal de Suez en toute sécurité, afin que même de très gros navires puissent le traverser en même temps dans les deux sens, que chaque canal aurait une profondeur d'environ 50 mètres et une largeur d'environ 200 mètres (environ deux fois plus large que le canal de Suez dans les deux cas), que le coût atteindrait un maximum de 55 milliards de dollars, et qu'Israël espérait en tirer un bénéfice d'environ 6 milliards de dollars par an. Mais avant que les travaux ne puissent commencer, le gouvernement Netanyahou est tombé, le 13 juin 2021, et tout a été mis en suspens.

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Cependant, le 22 septembre 2023, à l'Assemblée générale de l'ONU, Netanyahou, de nouveau au gouvernement, revient sur le sujet dans son discours: "Il y a deux semaines, souligne-t-il, nous avons eu une autre bénédiction: à la conférence du G20, le président Biden, le Premier ministre indien Modi et les dirigeants européens et arabes ont annoncé des plans pour un corridor futuriste qui traversera la péninsule arabique et Israël et reliera l'Inde à l'Europe par des câbles maritimes, ferroviaires, pétroliers et à fibre optique. Ce corridor contournera les contrôles maritimes (c'est-à-dire le détroit d'Ormuz, au large de l'Iran, le détroit de Bab El Mandeb, sous le feu de la guérilla houthie, et le canal de Suez, ndlr) et rendra le transport des marchandises et de l'énergie moins coûteux pour plus de deux milliards de personnes".

Netanyahu a ensuite montré un croquis de ce projet de grande ligne commerciale, à savoir l'IMEC (India - Middle East - Europe Economic Corridor), qui, dans sa partie orientale, relierait l'Inde aux Émirats arabes et, dans sa partie nord-ouest, les Émirats à la Méditerranée, en traversant l'Arabie saoudite du sud au nord, puis en se jetant dans la Méditerranée à Haïfa, en passant par la Jordanie et Israël. Sur la carte du nouveau Moyen-Orient présentée par M. Netanyahou, il n'y a aucune trace de la Palestine. (Le dessin et les paroles de Netanyahou sont disponibles sur youtube.com/watch?v=Atag74u01AM). Il n'y a pas non plus de canal Ben Gourion, mais il est clair qu'une fois construit, il constituerait une deuxième voie de transit maritime potentielle de l'Inde vers l'Europe, qui aurait toujours Israël comme débouché final sur la Méditerranée. Avec la construction du canal Ben Gourion, Israël non seulement accroît sa sécurité, élargit ses frontières et renforce son statut de puissance régionale au Moyen-Orient, mais aspire également à un rôle central de plaque tournante et de contrôle du commerce mondial ("Voyez-vous comment Israël est situé entre l'Afrique, l'Asie et l'Europe ?", a souligné M. Netanyahu en montrant sa carte). Un intérêt, celui d'Israël, qui coïncide parfaitement avec celui des États-Unis, qui, avec le corridor IMEC, visent à disposer pour leurs propres navires d'une voie sûre de passage rapide de l'océan Pacifique et de l'océan Indien à la Méditerranée, et à créer une alternative à la fois à la route de la soie chinoise (ramenant dans le giron occidental les moutons de l'Inde et de l'Arabie saoudite, qui l'ont quittée pour aller paître dans le camp des BRICS) et au corridor nord-sud qui relie la Russie et l'Inde.

L'enclave palestinienne de Gaza fait obstacle à ces projets qui, de toute façon, ne seront pas faciles à réaliser. Anéantir le Hamas, forcer les Palestiniens de Gaza à l'exode, les remplacer par des colonies de colons juifs, ou en tout cas occuper, même pendant un demi-siècle, Gaza, jusqu'à ce qu'elle soit "normalisée", comme l'a dit le colonel Gabi Siboni, qui coordonne toutes les opérations militaires israéliennes à Gaza, dans une interview à La Stampa le 6 février 2024, s'avère être une entreprise très difficile. Quant à l'IMEC, ce n'est pour l'instant qu'une esquisse sur une carte. L'Inde ne peut pas renoncer au gaz et au pétrole bon marché que la Russie lui fournit actuellement, puisque l'Europe n'en veut plus (et achète masochistement, à un prix énormément plus élevé, du gaz aux États-Unis). L'Arabie saoudite, quant à elle, vient de conclure un accord historique avec l'Iran, l'ennemi juré des États-Unis, grâce à la médiation de la Chine, qui figure parmi les principaux investisseurs dans la modernisation et l'expansion du réseau ferroviaire saoudien. Les Émirats arabes unis ont eux aussi désormais d'énormes intérêts économiques avec la Chine. En ce qui concerne les investisseurs, une question reste en suspens. La Chine finance la route de la soie, ou du moins anticipe son financement, mais les structures fantasmagoriques prévues pour le corridor Inde-Europe, qui devra les financer ?

Conclusions

En ne rassemblant que les morceaux de cette mosaïque que nous avons examinée, il faudrait en déduire que Netanyahou, en grande difficulté en Israël du fait d'accusations de corruption, et d'avoir tenté une involution autoritaire avec sa réforme judiciaire, a joué la carte de la guerre, qui oblige toutes les forces politiques à taire leurs divergences, dans l'intérêt suprême du pays. Vainqueur alors, avec une image auréolée de victoire, l'attaquer serait devenu beaucoup plus difficile. Mais pour entrer en guerre, il lui fallait une justification forte : quelque chose qui ébranle profondément l'opinion publique, et pas seulement celle d'Israël, et qui donne à la guerre l'image d'une défense juste et légitime. Et c'est là que le Hamas entre en jeu.

Si Netanyahou a fermé les yeux sur les valises de dollars arrivant à Gaza, il l'a admis lui-même, c'est parce que sa stratégie était d'utiliser le Hamas pour délégitimer l'Autorité palestinienne, opposer les Palestiniens de Gaza à ceux de Cisjordanie, et empêcher ainsi la naissance d'un Etat palestinien. Et il est concevable qu'il ne se soit pas contenté de fermer les yeux, mais qu'il ait eu des contacts secrets directs avec le Hamas, y compris financiers, et qu'une branche de renseignement du Hamas ait eu des contacts avec le Mossad.

Une chose est désormais établie : Israël connaissait depuis longtemps l'attaque que le Hamas allait déclencher. Mais il n'a pas bougé le petit doigt, même face aux avertissements insistants des soldats déployés à la frontière. Il a ainsi donné l'impression d'avoir été pris par surprise. Il est difficile d'imaginer que ce n'était pas intentionnel. Donc : Netanyahou voulait cette attaque, et il la voulait aussi féroce et inhumaine que possible. Pour avoir l'alibi d'une réaction si violente qu'elle conduirait à la destruction de Gaza et à la diaspora des Palestiniens de cette bande de terre.

Ensuite, il y a la question du canal Ben Gourion et celle des gisements de gaz et de pétrole du bassin du Moyen-Orient. Et l'énorme intérêt stratégique qu'aurait pour Israël, mais plus encore pour les États-Unis, la construction d'un canal alternatif au canal de Suez, sûr, bien protégé, fermement aux mains de l'Occident. Cela expliquerait pourquoi, face au massacre des Palestiniens, l'Occident, c'est-à-dire les États-Unis, ne bouge pas le petit doigt. Ils continuent de prôner la naissance de deux États, l'un palestinien et l'autre israélien, et semblent parfois reprocher à Netanyahou la violence de sa réaction, mais entre-temps, ils lui envoient des milliers de bombes au pouvoir perturbateur qui réduisent Gaza en cendres.

Tout cela, bien sûr, n'est que déductions, connexion des faits, si vous voulez penser mal. Mais inexorablement, à ce stade, on se souvient de la bouche fine, des yeux mi-clos d'où sortaient des éclairs d'ironie dissolvante, de la voix qui n'était jamais criée, mais à peine murmurée, bref, du visage de Giulio Andreotti, "le divin Giulio", ou même "Belzébuth", qui a vu et fait tant de choses, qui nous murmure : "Penser mal est un péché, mais on a raison".

dimanche, 25 février 2024

CONFERENCE SUR LA SECURITE DE MUNICH 2024 - « Le renforcement de l'ordre international fondé sur des règles »

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CONFERENCE SUR LA SECURITE DE MUNICH 2024

« Le renforcement de l'ordre international fondé sur des règles »

Un revirement stratégique allemand ?

Irnerio Seminatore

TABLE DES MATIERES

- Le concept de sécurité et le pouvoir normateur

- Antinomies, ruptures et discontinuités

- Zbignew Brzezinski, l’Eurasie et la décentralisation de la Russie

- Les interventions du Chancelier allemand O.Scholz et de la Ministre des affaires étrangères Mme A.Baerbock

- Une défense pan-européenne commune face à la « menace » russe ?

- Lecture actualisée du « Forum de Munich 24 » et de la situation actuelle selon les concepts de « Guerre et Paix, hostilité, état intermédiaire et guerre totale » de Carl Schmitt

* * *

Le concept de sécurité et le pouvoir normateur

La Conférence sur la Sécurité de Munich (CSM), littéralement « conférence sur les savoirs de défense » à l’origine (Wehrkundetagung), qui se tient annuellement à Munich depuis 1963, a comporté la présence de Chefs d’Etat et de gouvernement, des Ministres de la défense, des Chefs d’Etat-major et d’experts et analystes des pays de l’Otan, de l’UE, d’Europe, de la Zone euro-atlantique et d’ailleurs. Son panel a pu compter sur des interventions de A. Blinken, O. Scholz, A. Baerbock, A. Gutierrez, J. Stoltenberg, V. Zelensky, K. Harris, etc. Même Poutine s’y est exprimé en 2007 pour dénoncer l’unilatéralisme américain. On définit ce Forum « le Davos de la politique » pour son caractère globaliste. Cette année (du 16 au 18 février), le thème central du débat a été le « renforcement de l'ordre international basé sur des règles » et ce sujet résonne particulièrement dans les esprits, car les règles et la sécurité ne font pas bon ménage, sauf contrainte.

En effet peut-on définir la sécurité comme endiguement juridique de la violence? Les juristes les plus prestigieux, Kelsen et Schmitt ne se sont pas accordés sur l’existence d’un pouvoir normateur central du système international, ni dans la définition des relations internationales, ni encore sur le lien souterrain entre géopolitique et géostratégie, autrement dit entre espace politique, acteurs étatiques ou exotiques et violence militaire. Par ailleurs les politistes hésitent dans la définition de la relation entre droit et politique et dans la conception de « l’ordre » comme valeur de référence. Bien convaincu d’enrayer les multiples conflits qui sévissent dans la conjoncture actuelle, le comité organisateur a assumé la définition établie de l’ordre existent, de telle sorte que la sécurité géopolitique hégémonisée par un acteur prépondérant du système (les Etats-Unis) doit être rétablie contre les atteintes d’un ou de plusieurs acteurs perturbateurs et hostiles venant de l’Ile centrale du monde ou Heartland (Russie et Chine). 

Ces derniers seraient des puissances révisionnistes remettant en cause l’organisation géopolitique du monde issu de l’effondrement de l’Union Soviétique et du droit international publique, antérieur à la première et à la deuxième guerre mondiale. En fait la paix, menacée dans plusieurs zones de conflit, à partir de l’Ukraine, constitue l’expression d’une inadéquation des rapports de forces mondiaux et du système juridique qui en garantit la stabilité. C’est bien la sécurité qui exige une refonte globale des rapports d’influence et de pouvoir en Europe, en Eurasie et en Extrême Orient.

Or si le « concept de sécurité » peut être défini comme une « absence de menaces sur les valeurs  centrales » ( A. Wolfers ), en réalité  le renforcement de l’ordre international fondé sur des règles considérées comme acquises est marqué par un ensemble  de « ruptures de la paix » qui ont porté atteinte à la légitimité hégémonique et ces atteintes se sont signalées  par un continuum d’antinomies et de conflits contre les conceptions unilatéralistes dominantes depuis la fin de la « guerre froide ». Bien qu’occultées et relativisées par rapport à d’autres problématiques (économiques, idéologiques, environnementales), ces ruptures, ont été présentées comme défis à l’ordre dominant du droit et des relations internationales et guère comme des antagonismes à la hiérarchie des pouvoirs et des rapports mondiaux de force.

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Antinomies, ruptures et discontinuités

Nous énumérons ci-après une succession de discontinuités événementielles, qui continuent de caractériser le processus historique contemporain, après la dislocation de l’Union Soviétique (26 décembre 1991).

1999 - fin du conflit du Kosovo opposant serbes et kosovars suite à l’intervention de l’Otan sans mandat onusien.

2001 - attentat terroriste aux Tours Jumelles du World Trade Center de New York.

2003 - conflit d’Irak par l’invasion américaine contre Saddam Hussein qui a comporté la polarisation de la population en deux communautés selon des lignes ethniques et religieuses.

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2005 - révolutions de couleur des années 2000, symbolisant une forme de combat politique dans l’espace est-européen et post-soviétique. Elles s’inscrivent dans une dynamique d’antagonismes appelée « révolutions rose en Géorgie, orange en Ukraine, des Tulipes au Kirghizstan, et du jasmin en Tunisie, soutenues depuis l’étranger (le tiers non engagé de Carl Schmitt).

2007 - Déclarations de Poutine à Munich dénonçant l’unilatéralisme américain.

2008 - La guerre russo-géorgienne de 2008 (également connue sous le nom de seconde guerre d'Ossétie du Sud) ou conflit opposant la Géorgie à sa province séparatiste d'Ossétie du Sud et à la Russie.

2014 - Maïdan, ou révolution « orange », née de révoltes promues en novembre 2013 contre le refus de V. Janoukovitch de signer des accords d’association à l’Union Européenne, ayant comporté sa destitution et la chute du gouvernement (ou un coup d’Etat fomenté par l’Occident). Début d’une crise violente et durable (2014-2024) entre la Russie et l’Ukraine, l’occupation de la Crimée et du Donbass et deux tentatives de compromis, non respectés de Minsk 1 et 2

2022 - Opération spéciale (préventive) d’occupation russe en Ukraine.

2023 - Elargissement de l’Otan à Suède et Finlande, conflit Hamas-Israël.

2024 - Elections aux USA, en Russie et au P. E.

Ces épisodes de rupture de la vie internationale ont eu un trait commun, la remise en cause de l’ordre mondial issu de l’effondrement de l’Union soviétique, devant mettre au ban, par un changement non violent, les régimes politiques en place. L’échec de ces tentatives a fait prendre conscience des conditions de légitimation du pouvoir, qui sont le recours à la force, en défense des valeurs ou des intérêts, ou des deux à la fois. Or les catégories conceptuelles auxquelles les pays vainqueurs de la confrontation bipolaire firent référence ont été de type « hégémonique et unilatéraliste » et relèvent des analyses conflictualistes des relations internationales.

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Pour mieux appréhender le sens des changements d’aujourd’hui, les comparant à ceux des années 1990, voici les recommandations de Zbignew Brzezinski, dans son livre « Le grand échiquier ». Il y expose les nouvelles « règles » du jeu géopolitique, les expliquant par des commentaires de « réalisme » inhabituel, qui nous permettent de comprendre aisément les axes d’évolution des conflits actuels. A propos de l’Ukraine, comme étape forcée de l’élargissement de l’Union européenne et de l’Otan, la partition du jeu qui se déploie en 2023/24 avait été déjà anticipée efficacement par Z. Brzezinski en 1997. Les « nouvelles règles » de sécurité liaient d’un fil étroit et cohérent l’Europe de l’Est, la Russie et l’Eurasie.

Zbignew Brzezinski, l’Eurasie et la décentralisation de la Russie

Voici, en peu de mots ce que Brzezinski recommandait à l’époque:

- « Pour l’Amérique l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie… Dans ce nouveau cadre, l’Ukraine occupe une position cruciale, du fait même qu’elle peut permettre ou empêcher, au cœur de l’Eurasie et autour de la Russie, l’émergence d’une puissance contestant la suprématie des Etats-Unis.  L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’Etat russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien, devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie. L’Asie centrale, le Caucase, les « Balkans eurasiens » et leurs ressources énergétiques sont au cœur de la stratégies états-unienne, mais l’Ukraine constitue cependant l’enjeu essentiel. Le processus d’expansion de l’Union européenne et de l’Otan est en cours (1997) « A terme, - poursuit-il - l’Ukraine devra déterminer si elle souhaite rejoindre l’une ou l’autre de ces deux organisations ».

- « L'Eurasie demeure le seul théâtre sur lequel un rival potentiel de l'Amérique pourrait éventuellement apparaître (Z. Brzezinski songe à la Russie et à la Chine). L'Ukraine, l'Azerbaïdjan, la Corée, la Turquie et l'Iran constituent des pivots géopolitiques cruciaux. La longévité et la stabilité de la suprématie américaine sur le monde dépendront entièrement de la façon dont ils manipuleront ou sauront satisfaire les principaux acteurs géostratégiques présents sur l'échiquier eurasien".

- En ce qui concerne la Russie, « une Russie plus décentralisée aurait moins de visées impérialistes. Une confédération russe plus ouverte, qui comprendrait une Russie Européenne, une République de Sibérie et une République extrême-orientale, aurait plus de facilités (avec l’Europe, les Etats-Unis, les Etats émergents, l’Extrême Orient) ».

L’hypothèse d’une « décentralisation (démembrement N.D.R ) » de la Russie pousse à l’époque le gouvernement des Etats-Unis à préférer des relations directes avec les différents Etats plutôt qu’avec Moscou. »

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La réaction de Poutine se manifesta fermement dans son allocution de 2007 à Munich et militairement en 2008 en Géorgie. A postériori et très récemment, la conscience sur le déroulement de la stratégie suggérée par Z. Brzezinski en Ukraine  transparaît très clairement de l’interview accordée par Poutine au journaliste conservateur américain Carlson Tucker ancien de Fox News le 9  février 2024, accusé d’ « idiot utile » par Hillary Clinton.

Les interventions du Chancelier allemand O. Scholz et de la Ministre des affaires étrangères Mme A. Baerbock

Abordant la période actuelle et intervenant indirectement à Munich et sournoisement dans la campagne électorale américaine de novembre prochain, Poutine fait appel à l’influence de plusieurs tendances, comme messages « soft » et « hard » adressés aux électeurs américains, le déclin hégémonique des États-Unis, la montée en puissance de la Chine, la « rupture » civilisationnelle de la Russie et la désoccidentalisation du monde. 

Le Forum de Munich prolonge la lecture, nécessairement « intéressée » du commerce politique Est-Ouest. Nous nous limiterons aux interventions de Scholz et d’Annalena Baerbock, la ministre allemande des Affaires étrangères. Annalena Baerbock, a estimé, à contre-courant de tout esprit d’apaisement, que l'Union européenne devrait s'élargir pour réduire sa vulnérabilité. Oubliant délibérément que tout élargissement politique est un élargissement du conflit, Mme Baerbock justifie ses déclarations par l’affirmation que la Russie "de Poutine continuera d'essayer de diviser non seulement l'Ukraine, mais aussi la Moldavie, la Géorgie et les Balkans occidentaux". "Si ces pays peuvent être déstabilisés en permanence par la Russie, cela nous rend tous vulnérables. Nous ne pouvons plus nous permettre d'avoir des zones d'ombre en Europe", ajoute-t-elle. Indépendante, insoumise et radicalement combative Mme Baerbock est en posture de concurrence vis-à-vis du Chancelier fédéral censé dicter la ligne de politique générale du gouvernement.

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Première femme à la tête du ministère des Affaires étrangères allemand, elle  semble « respecter la traditionnelle mainmise de la chancellerie, sans pour autant renoncer à ses propres idées », explique à l’AFP le politologue Gero Neugebauer, tandis que  M. Scholz n’entendrait  pas se « laisser dicter les principes fondamentaux de la diplomatie allemande ». Plus prudente et temporisatrice, la position du chancelier allemand a fermement mis en garde contre tout relâchement de la volonté de défense commune au sein de l’OTAN. « Toute relativisation de la garantie d’assistance de l’OTAN ne profite qu’à ceux qui, comme Poutine, veulent nous affaiblir », a-t-il déclaré dans son discours de samedi. Scholz a également appelé les partenaires de l’UE à accroître leur aide financière à l’Ukraine et il a ajouté que l’Allemagne avait presque doublé son aide militaire, qui s’élève désormais à plus de sept milliards d’euros, et qu’elle s’était engagée à verser six milliards supplémentaires.

Une défense pan-européenne commune face à la « menace » russe ?

A l’image des dirigeants de l’UE français et allemands, les leaders européens ont durci le ton face à Moscou, insistant non seulement sur la nécessité d’aider davantage l’Ukraine, mais aussi d’augmenter leurs propres capacités de défense. Tous les décideurs européens partagent le constat que l’Europe, dans son ensemble est impuissante, désunie et désarmée et qu’une série de défis cumulés imposent une politique de défense européenne et donc un autre modèle de la vieille culture de combat. Face à la convergence des intérêts russo-américains et à l’agenda convergente des priorités Trump- Poutine, l’Union Européenne - affirment-ils - doit être prête à faire la guerre et doit également développer des politiques industrielles de défense pan-européenne communes.

Cet objectif est lisible dans les déclarations du Chancelier Scholz en ce qui concerne le réarmement industriel de l’Allemagne et, par conséquent, la remise en cause du modèle économique de la République Fédérale et de ses relations de bon voisinage avec la Russie. La redécouverte de la réalité et celle du déni de guerre à l’Est, imposent un virage stratégique majeur et impliquent une réflexion approfondie sur l’indépendance politique et l’autonomie capacitaire  du continent face à l’Amérique et au sein de l’espace euro-atlantique, avec un remodelage des responsabilités en cas de crise, un élargissement de la couverture assurée par la dissuasion nucléaire  et un autre modèle d’armée, avec un retour de la relation armée-Nation et de la notion de citoyen-soldat. Ainsi, derrière l’exposé de Scholz, pourrait se cacher un virage stratégique majeur de la politique de défense allemande et européenne. Ce virage résulterait de la convergence de deux différentes perceptions de la menace, une géopolitique (Poutine) et l’autre géostratégique (Trump, par la remise en cause de l’art. 5 de l’Otan). 

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L’Europe n’aurait d’autres solutions que celle antique et toujours actuelle de Végèce, écrivain militaire romain de la fin du 4ème siècle ap. J. Ch., contenue dans son traité « Sur l’art de la guerre »: « Si vis pacem para bellum » (Si tu veux la paix prépare la guerre!). Ainsi, dans une réalité européenne et internationale menaçante, on est entrés dans l’ère des instabilités permanentes, annoncées par le flottement des « blocs instables » et par des revendications géopolitiques multipolaires.

Lecture actualisée du « Forum de Munich 24 » et de la situation actuelle selon les concepts de « Guerre et Paix, hostilité, état intermédiaire et guerre totale » de Carl Schmitt

Or, dans cette phase de préparation à la guerre (mondiale), ce qui est permanent, dans l’antagonisme séculaire entre Heartland et Rimland (première et deuxième guerres mondiales), est la figure de l’ennemi (la puissance montante), par rapport à celle de guerre. En effet comme nous l’explique Carl Schmitt, l’existence d’une hostilité subsistante, au-delà de la cessation des hostilités immédiates (dislocation de l’URSS, chute du mur de Berlin) est le sentiment d’hostilité, qui est manifestement le présupposé de l’état de guerre future (en préparation). En effet «Bellum manet, pugna restat» (le concept politique de guerre, l’antagonisme reste, le combat physique cesse). L’hostilité actuelle (vis-à-vis de la Russie et, en subordre de la Chine), tend à glisser progressivement vers son aboutissement inéluctable, une guerre totale, puisqu’elle ne résulte pas d’un traité, d’une norme, ni du droit international, mais du jugement du vainqueur (la puissance dominante puis hégémonique), condamnant le vaincu (dans les années 1900-1945 l’Allemagne montante, puis de 1945 à 1991, l’Union Soviétique). Ce glissement vers la guerre totale est par ailleurs repérable dans le bannissement, l’ostracisme, l’isolement, les proscriptions, les stigmatisations, les sanctions, les mises hors la loi, de celui qui a été désigné comme l’ennemi de la communauté internationale, bref comme l’agresseur. En effet l’agresseur et le fauteur de guerre selon le droit international est celui qui viole une frontière, ne respecte pas une procédure, un traité ou des accords légalement stipulés. Ainsi dans les catégories du droit pénal et criminel, l’auteur de ces actes délictueux est un criminel, indépendamment des provocations et des incitations pourtant très fortes à accomplir les recommandations de géopoliticiens reconnus (Brzezinski). Et le jugement que l’histoire portera sur les décisions de paix ou de guerre dans les relations diplomatiques et militaires ne pourrons pas être tranchées par un quelconque tribunal international, pour des crimes déjà antérieurement assignés au profit des puissances qui dictent le droit. Or, l’extension de l’idée de guerre à la mise en œuvre préalable et indiscriminée de l’hostilité dans des domaines non militaires (sanctions économiques, financières, de libre circulation des personne et des biens, information, informatisation, et intelligence, collaboration scientifique, contrôle des réseaux, du monde universitaire et des médias), crée un "état intermédiaire de non paix-non guerre", mais plus proche de la belligérance (envoi d’armes, de subsides, de faux volontaires, de bataillons sans drapeau, d’entrainement de forces d’élites, des appuis à des « tiers -non engagés », comme dans les révolutions de couleur, de saboteurs et de « rangers »), qui permet de cacher la vérité de la guerre directe.

Dans les conditions actuelles d’une guerre « hybride » les situations intermédiaires deviennent présomption de droit et fictions proliférantes. Dans les nouvelles conditions du monde où les religions se colorent de politique, l’état intermédiaire entre guerre et paix fausse tous les jugements, de telle sorte que la paix ou l’idée de paix deviennent des fictions juridiques et, dissociées de la volonté de vaincre et  de « l’animus belligerandi », comme il a été fait au « Forum de Munich », ce qui reste de ce cumul de défis, intellectuels et politiques, est le concept d’hostilité, comme fondement et prélude à la guerre mondiale et totale.

Bruxelles, le 23 février 2024.