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jeudi, 11 mars 2021

Dépasser l’Archéofuturisme

Cet article est extrait du livre de Romain D’Aspremont The Promethean Right (La Droite Prométhéenne) également auteur de Penser l’Homme Nouveau. Nous avions déjà publié un extrait de son premier livre portant sur le transhumanisme ici. Nous vous invitons à lire la première partie de cet article avant d’initier votre lecture.

Les femmes et la Tradition

image_1398130_20210121_ob_2c6413_the-promethean-right-2.jpgFaye aspire à ressusciter certaines institutions, dans la mesure où elles incarnent la Tradition. Or, si certaines de ces institutions méritent effectivement d’être rebâties, c’est moins en raison de leur caractère traditionnel que parce qu’elles renforcent le groupe et l’individu et maximisent leur potentiel. Ainsi, éduquer les garçons dans une perspective d’endurcissement est davantage compatible avec leur tempérament masculin que le fait de récompenser leurs émois. Toutefois, l’éducation devrait moins être adaptée au sexe de l’enfant qu’à son caractère : c’est seulement dans la mesure où les filles sont statistiquement plus féminines que les garçons que leur éducation valorise moins le courage physique et davantage ce que les gauchistes appellent l’intelligence “émotionnelle” (qui est par ailleurs corrélée au QI, comme tous les autres types d’intelligence : les individus à faible quotient intellectuel tendent à être moins sensibles et empathiques).

En revanche, contrairement à la tradition, les femmes devraient se voir offrir les mêmes opportunités de carrière, à condition qu’elles possèdent les compétences requises (à l’inverse du concours de la gendarmerie qui requiert une moindre aptitude physique de leur part). Il en va de même pour les droits politiques. Une société productive et créative nécessite une méritocratie asexuée, libérée de toute discrimination injustifiée, positive comme négative. Au nom de la compétition et de l’excellence.

Faye a raison lorsqu’il écrit que “l’avenir n’est pas la négation de la tradition et de la mémoire historique d’un peuple, mais plutôt sa métamorphose, par laquelle il en sort renforcé et régénéré”. Cette métamorphose est précisément ce qui s’est produit concernant le rôle des femmes dans la société. Le féminisme de la première vague (entre le XIXe siècle et le début du XXe siècle) aspirait à l’égalité des droits. Il s’agissait d’un mouvement à la fois nécessaire (motivé par les changements économiques et technologiques) et positif (car l’égalité des droits permet une authentique concurrence).

Unir la droite autour de la Tradition ?

Le concept d’archéofuturisme est censé unir notre famille politique, en transcendant ses contradictions internes. Faye écrit :

“Notre courant de pensée a toujours été déchiré et affaibli par une distinction artificielle opposant les « traditionalistes » à ceux qui « regardent vers l’avenir ». L’archéofuturisme peut réconcilier ces deux familles via un dépassement dialectique.”

DgcBkd-XkAAmPd9.jpgLa droite peut et doit être unifiée sur le plan électoral : partout, il nous faut nous rallier au principal parti de droite nationaliste (en France, le “Rassemblement national”). En revanche, il serait chimérique de croire que l’unité idéologique peut être atteinte : être attiré par une droite transhumaniste est moins une question de raisonnement qu’une question de tempérament. Les personnalités de droite orientées vers le passé seront naturellement portées vers le conservatisme, et celles orientées vers l’avenir (la minorité) embrasseront la droite prométhéenne. Cette dernière manquera toujours de séduire les conservateurs, mais elle peut toutefois devenir un mouvement de pensée influent.

Faye a raison de nous mettre en garde contre l’orgueil prométhéen :

“[…] Lorsqu’elle est laissée à elle-même – en particulier dans le domaine des sciences technologiques – la mentalité futuriste peut s’avérer suicidaire, notamment en raison de son impact sur l’environnement, étant donné le risque de déifier la technologie comme une solution miracle.”

Mais il ajoute :

“Voilà pourquoi le futurisme doit être tempéré par l’archaïsme…”

Faye soutient, à raison, que les valeurs de droite que sont la hiérarchie, l’amour de la lutte et l’excellence doivent perdurer dans le contexte d’un avenir hautement technologisé. Mais il va plus loin :

“S’agit-il alors d’ “abolir la liberté” ? Paradoxalement, c’est la modernité “émancipatrice” qui a détruit les libertés concrètes en proclamant une Liberté abstraite. […] Face à cet échec, ne vaudrait-il pas mieux rétablir des institutions concrètes et médiévales, telles les franchises, les pactes communautaires locaux et les formes de solidarité organique entre voisins ?”

Pourtant, ce sont précisément les droits de l’individu et cette “liberté abstraite” qui ont, entre autres, permis l’explosion de la croissance économique et technologique. Croire que ces libertés abstraites puissent être découplées du capitalisme et de ses créations est illusoire. C’est cette même illusion qui empêche Faye d’admettre qu’une société technologiquement innovante n’est pas compatible avec une mentalité traditionnelle. Le fait que la révolution industrielle ait eu lieu au siècle des Lumières et non à l’époque médiévale, où “les anciennes institutions telles que les franchises, les pactes communautaires locaux et les formes de solidarité organique” étaient la règle n’est pas une coïncidence.

vanityfinal.JPGLa liberté individuelle (ce que Faye appelle la “liberté abstraite”) peut même être considérée comme un principe de droite. Ce n’est pas la liberté ni l’égalité qui sont de gauche, mais l’égalitarisme. Si l’égalité juridique est de droite, c’est qu’elle permet une véritable concurrence, facteur de progrès. L’égalité des résultats est de gauche, car elle supprime la concurrence et l’allocation des ressources aux plus talentueux, ce qui est facteur de déclin.

On ne peut que partager la lecture de Faye lorsqu’il affirme :

“Les modes de pensée modernes et égalitaires, pris dans le piège culpabilisant de l’éthique des droits de l’homme, sont incapables de faire face aux progrès biotechnologiques et se heurtent à des obstacles moraux qui sont en fait de nature para-religieuse.”

Le libéralisme peut en effet s’opposer, ou du moins entraver, le transhumanisme au nom du caractère sacré de la personne humaine. Cette sacralisation est un vestige du christianisme, le libéralisme en étant une version sécularisée. Un retour à la mentalité païenne, pré-chrétienne, pourrait résoudre ce problème spécifique, mais ruinerait du même coup la mentalité rationaliste et moderne qui a permis le progrès technologique en premier lieu. Certains aspects de la modernité font obstacle au transhumanisme, mais un retour à la tradition serait facteur de déclin technologique.

Quant à la relation entre technologie et tradition, Faye développe cette métaphore :

“Qu’est-ce qu’un sous-marin nucléaire lanceur de missiles balistiques a en commun avec une trirème athénienne ? Rien et tout : l’un représente la métamorphose de l’autre, mais tous deux, à des époques différentes, ont précisément servi le même objectif et incarnent les mêmes valeurs (y compris les mêmes valeurs esthétiques).”

Il signifie par là qu’il serait stupide de revenir à la construction de trirèmes, quand bien même elles incarneraient plus fidèlement la tradition. Le sous-marin à propulsion nucléaire est le bienvenu dans la mesure où il sert les mêmes objectifs tactiques et les mêmes valeurs guerrières. Il y a toutefois une faille dans ce raisonnement. Le jour viendra où la guerre navale changera si radicalement de visage qu’aucune arme ne ressemblera plus à une trirème. La guerre navale n’existera peut-être même plus, rendue obsolète par les essaims de nanorobots et autres armes encore impossibles à envisager. Faye est trop attaché à la continuité, or l’évolution technologique est le plus souvent discontinue. De même, il n’envisage pas la possibilité d’autres valeurs que celles traditionnelles. Son archéofuturisme est essentiellement un archaïsme.

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La nature humaine a évolué afin d’améliorer l’adaptabilité de notre espèce et de résoudre des questions de survie bien spécifiques. Or, du fait de l’évolution de notre environnement, l’humanité n’est plus confrontée aux mêmes défis. Les valeurs traditionnelles sont une réponse à des défis historiquement datés. C’est pourquoi il faut se garder de sanctifier la nature humaine et les valeurs traditionnelles. La valeur “hiérarchie”, qui a toute sa place dans la société médiévale, devient un frein  au progrès dans le contexte d’une société favorisant de plus en plus les structures horizontales et réticulaires, et qui intègre l’intelligence artificielle dans la boucle décisionnelle. Une société transhumaine ne pourrait qu’intensifier l’obsolescence des structures autoritaires.

Enfin, Faye a raison de substituer l’européisme au nationalisme, obsolète. Pourtant, il reproduit la même erreur à une autre échelle en excluant les États-Unis d’Amérique de la Fédération européenne qu’il envisage. Expulser la Russie de la famille occidentale est une folie ; considérer les États-Unis comme membres d’une civilisation non-européenne est une folie plus grande encore. Il nous faut raisonner en terme de “Grande Europe” : l’Occident, de Seattle à Vladivostok, en passant par l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Vers une droite prométhéenne

La seule valeur qui transcende les époques et les sociétés est le dépassement. Toutes les autres valeurs doivent être adoptées, conservées ou abandonnées, seulement dans la mesure où elles servent cette valeur suprême. La volonté de dépassement est l’essence de la vie et de la conscience ; elle s’oppose aux idéaux égalitaires, régressifs et conservateurs de la gauche.

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Lorsque Prométhée offre la technique aux humains, il leur fournit les moyens de comprendre et de dominer la nature, autant qu’il les confronte au spectre du dysgénisme. Il existe une coévolution entre notre génome et nos techniques : notre capacité à fabriquer des vêtements de fourrure a accéléré la diminution de notre pilosité, dont l’avantage évolutif s’est érodé. Cette coévolution tend à être facteur dysgénisme : la diffusion des techniques réduit la pression sélective jusqu’à annihiler la sélection naturelle. Heureusement, Prométhée nous a façonné à son image : des entités rebelles et créatives, en perpétuelle réinvention, capables de développer de nouvelles techniques tout en conjurant la dégénérescence génétique via le transhumanisme. A ce que la technique engendre en termes de changements négatifs (génétiques, climatiques, environnementaux), la technique fournit également la solution – par le haut.

En s’acharnant à préserver la nature humaine, les bio-conservateurs trahissent l’essence même de l’Homme (et de l’Occidental), ce pont entre la bête et le Surhomme. En cela, ils sont les alliés de Zeus et les ennemis de Prométhée.

Retrouvez Romain D’Aspremont sur twitter @R_Aspremont est son ouvrage d’où cet extrait est tiré à partir du lien ci-dessous.

NB : Toutes les citations de Guillaume Faye ont été traduites par nos soins depuis l’anglais. Par conséquent, il pourrait y avoir quelques inexactitudes par rapport à la version française originale de L’Archéofuturisme.

FRÉQUENCE OCCIDENT

Entretien: Penser l'Homme Nouveau

avec Romain D'Aspremont, D. Conversano & J. Marr...

Pour écouter: https://www.bitchute.com/video/q2Dk_2DHFR4/

Entretien CHOC de Romain d'Aspremont (qui souhaite rester anonyme) avec Daniel Conversano & Joffrey Marrot, sur son livre "Penser l'Homme Nouveau: Pourquoi la droite perd la bataille des idées", disponible sur Amazon : https://amzn.to/2QjsWCd

Téléchargez le MP3 de l'émission ici: http://radio.suavelos.eu/download/32/

Posez vos questions sur :
frequenceoccident@protonmail.com

 

mercredi, 10 mars 2021

L'agonie de la liberté, ou l’entrée dans l'ère du posthumanisme

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L'agonie de la liberté, ou l’entrée dans l'ère du posthumanisme

par David Engels

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, cueilli sur le site polonais Tysol et consacré au rôle de catalyseur joué par la crise sanitaire qui nous "catapulte dans le posthumanisme d'un seul coup de pied"...

Historien, essayiste, professeur, titulaire de la chaire d’Histoire romaine à l’Université Libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

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L'agonie de la liberté, ou : l’entrée dans l'ère du posthumanisme

Quand j'ai écrit, au début de la crise du coronavirus, que le confinement et ses conséquences constitueraient le plus grand choc dans l'histoire de l'Europe occidentale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux lecteurs et commentateurs ont trouvé cette opinion trop pessimiste. Aujourd'hui, alors qu’après un an, la situation ne s’est pas améliorée, pire, qu'elle s'est même détériorée à bien des égards, nous sommes confrontés aux fruits de nos mauvaises décisions et surtout à une évidence : ce n'est pas la pandémie qui détruit la société européenne, mais la manière dont les gouvernements et les institutions internationales la gèrent.

Au fond, le confinement n'est pas le vrai problème ; au contraire, il agit uniquement comme un catalyseur d’un bon nombre d’évolutions qui étaient déjà en cours longtemps avant la pandémie. C’est là que réside la véritable tragédie politique : même les citoyens et gouvernements qui, jusqu’à présent, ont considéré ces évolutions avec un certain scepticisme, semblent désormais impatients de les voir concrétisées juste pour pouvoir revenir rapidement au confort d’une (supposée) « normalité » – et ce pour la plus grande jouissance de tous ceux qui bénéficient de cette évolution. Parce que cette « nouvelle normalité », même si elle devait être initialement similaire à « l'ancienne », serait tout de même basée sur une conditionnalité sans équivoque qui lui donnerait un fondement complètement différent, et deviendrait rapidement le levier de changements profonds : la « nouvelle » liberté des citoyens ne sera qu’une concession provisoire et non un droit inaliénable. Et même si, pour un observateur superficiel, cette « nouvelle normalité » se démarquera positivement des énormes restrictions liberticides dont nous souffrons maintenant en plein milieu de la pandémie, il sera difficile d’ignorer, du moins à long terme, le changement de paradigme fondamental qui s’impose – une rupture qui nous catapulte dans le posthumanisme d'un seul coup de pied.

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Depuis de nombreuses années déjà, la classe moyenne, véritable pilier de la démocratie bourgeoise classique de l'après-guerre, est aux prises avec des problèmes économiques croissants. Aujourd'hui, grâce à un lockdown désastreux, elle se retrouve complètement écrasée par deux extrêmes : d’une part, par une petite couche d'oligarques incroyablement riches et qui contrôlent « big tech », « big data », État profond, politique et médias ; et d’autre part, par une grande masse d'individus atomisés et appauvris – et ce qui subsistera encore de la classe moyenne après la crise du covid deviendra, par le mécanisme de la surtaxation et de subventions conditionnelles, totalement dépendant de l’État.

La situation est similaire pour le système financier international. Déjà avant la pandémie, beaucoup craignaient que son implosion ne soit qu'une question de temps. Maintenant, il est devenu clair que les immenses dettes souveraines déjà ingérables avant 2020 sont en train d’être décuplées à cause du lockdown et ne seront plus jamais maîtrisées sans une réorganisation fondamentale de l'ensemble du système monétaire par une suppression de la monnaie physique, des taux d'intérêt négatifs, une économie planifiée, des annulations de dettes, des coupes de budget, la «zombification» du petit commerce et des dévaluations cachées. De ce point de vue, la gestion financière de la crise du coronavirus pourrait même être considérée comme une « démolition contrôlée » d’un système financier poussé dans ses derniers retranchements déjà bien avant la pandémie - avec des conséquences désastreuses pour les citoyens et les États-nations.

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De même, notre conception actuelle d'une vie digne changera fondamentalement. Avant même la crise du covid, l’on pouvait déjà voir au Japon ou en Corée du Sud à quoi ressemblerait une société robotisée, informatisée et déshumanisée d'individus solitaires, qui ne sont guère plus que des extensions organiques externes d’ordinateur qui servent à la fois de lieu de travail et d’instrument de plaisir. Aujourd’hui, alors que les salles de classe virtuelles, le travail à domicile, les conversations électroniques et les systèmes de commande et de livraison en ligne sont utilisés à grande échelle et permettent à des millions de citoyens européens de rester cloitrés à la maison pendant des semaines, voire des mois sans sortir, ce nouveau mode de vie s’est installé partout en Europe et risque de devenir un genre d’état permanent et définitif – ce qui est d’autant plus tragique que le confinement aura des conséquences imprévisibles pour l'équilibre mental de la jeunesse européenne, qui, depuis un an déjà, souffre énormément de cet enferment permanent.

Le paysage médiatique est également en train de se transformer rapidement dans le cadre de la bataille pour le monopole interprétatif de la pandémie. La tendance des grands médias à censurer les contenus idéologiquement déplaisants était déjà clairement visible avant 2020. Mais l'effondrement financier de la presse écrite classique, sa nationalisation indirecte par l'État via des subventions, la généralisation de la lutte contre les prétendues « fake news », la persécution des penseurs « dissidents » à cause de leur soi-disant « hate speech » et la censure publiquement réclamée de la liberté d’expression des « covidiots » et « conspirationnistes » vont radicalement accélérer la transformation du monde des médias et vont, à quelques exceptions près, le rabaisser au niveau de simples organes de propagande gouvernementale.

Un autre facteur est la polarisation politique de la société, qui s'est déjà manifestée depuis l'émergence du soi-disant « populisme », mais qui s'est énormément accrue du fait de la pandémie et conduira bientôt à la formation de fronts politiques inattendus. Dans la plupart des pays occidentaux, la lutte politique n'est plus menée comme un échange argumentatif classique entre des positions progressistes et conservatrices, sociales et libérales, nationalistes et internationalistes. Nous observons plutôt, d’une part, la montée d’une élite politique majoritairement libéral-gauchiste et internationaliste, qui contrôle les médias publics et l'enseignement et va de pair avec la nouvelle oligarchie économique, et, d’autre part, un nombre croissant de personnes se méfiant profondément de ce « système » et luttant pour un changement radical. Cela se reflète également dans l'évaluation de la pandémie et du confinement et conduit graduellement à des convergences politiques parfois étonnantes entre partis « anti-système » qui auraient été impensables auparavant, car la volonté de plus en plus évidente de l'élite politique et médiatique de mentir clairement sur la planification, la mise en œuvre et l'ampleur du confinement, des vaccinations obligatoires, de la mobilité restreinte ou des subventions a fait perdre à de nombreuses personnes toute confiance dans les institutions établies - une hypothèque qui va peser lourdement sur toutes les institutions politiques et sera un réservoir électoral inépuisable pour les mouvements charismatiques alternatifs du futur.

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Le déclin des valeurs démocratiques est étroitement lié à cette situation. Ce déclin était déjà en préparation depuis le début des années 2000 par la radicalisation idéologique et le renforcement des pouvoirs des institutions européennes, ainsi que de la politisation croissante de l’éducation et des médias. Mais maintenant, la lutte contre la pandémie a conduit à une acceptation sociale généralisée de mesures non seulement non-démocratiques, mais souvent même antidémocratiques et impensables il y a deux ou trois décennies. Au nom du « bien commun », sur base d'une législation d’urgence et à l’aide d’interprétations souvent aventureuses des constitution, les droits fondamentaux se retrouvent restreints, les parlements privés de pouvoir, les forces de police utilisées contre leur propre peuple, les générations futures privées de leurs droits – et tout cela avec l’assentiment des médias et souvent des citoyens eux-mêmes. Sera-t-il possible de « réparer », du moins en partie, les institutions et systèmes de valeurs qui ont été tant mis à mal ? Le doute est plus que permis.

Même les revendications politiques les plus absurdes, et qui ne sont en aucun cas liées à la crise du covid, vont maintenant être mises en œuvre sous couvert de « lutte contre la pandémie », comme l’annoncent non seulement les nombreux gouvernements nationaux, mais aussi les institutions européennes qui s’attellent à instrumentaliser l’octroi (ou le refus) des subventions bruxelloises à des fins purement idéologiques. De l’institutionnalisation de la théorie du « genre » par la lutte contre la droite, l’« approfondissement » de l'intégration européenne, le contrôle de l’« état de droit », la protection des minorités « LGBTQ » et le soi-disant « green deal » à la « dictature climatique » sérieusement réclamée par certains politiciens de gauche, des projets politiques concrets sont actuellement sur la table dont la portée et le radicalisme auraient été, il y a encore quelques années, considérés inacceptables par tous les gens sensés et rejetés comme complètement surréalistes.

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Enfin, n’oublions pas l'une des pires conséquences de la situation actuelle : l’atteinte à l’intégrité du corps humain. Initialement largement rejetée par la plupart de ces mêmes institutions politiques qui, maintenant, nous forcent de plus en plus à nous faire vacciner avec des vaccins ARNm, dont l'effet à long terme (par exemple dans le domaine des pathologies auto-immunes et génétiques) est totalement inconnu, cette ingérence a de quoi renforcer la défiance de nombreux citoyens envers leurs élus, d’autant plus que leur objectif - lutter contre une pandémie qui ne touche en réalité qu'un infime pourcentage de la population, principalement des personnes âgées atteintes de graves maladies préexistantes – semble peu convaincant. Pire encore: au vu du virage transhumaniste réclamé par de nombreux politiciens de premier plan comme notamment le président Macron, l'utilisation massive de vaccins utilisant des techniques génétiques aux composantes incertaines et devant très probablement être régulièrement « rafraîchis » ou « mis à jour » sous menace de privation des libertés essentielles, apparaît comme une rupture délibérée du dernier barrage sur la voie de la création d'une « nouvelle » humanité artificielle, entièrement médicalisée.

Quiconque, aujourd’hui, ne se lève pas pour appeler les choses par leur nom, alors que la « nouvelle réalité » décrite ci-dessus, ce « grand reset » n'est plus une théorie du complot de quelques cinglés, mais une « utopie » revendiquée publiquement, devant les caméras, par de nombreux décideurs politiques et économiques, n’aura le droit de se lamenter ensuite de « n'avoir rien vu venir »…

David Engels (Tysol, 6 mars 2021)

Julien Rochedy: «Je reproche au conservatisme traditionnel son manque de courage»

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"Nous allons devoir redécouvrir la communauté"...
 
Entretien avec Julien Rochedy
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Julien Rochedy à une revue culturelle suisse, dédiée au débat d'idées, Le Regard Libre, pour y évoquer son combat métapolitique.

Publiciste et essayiste, Julien Rochedy est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire. Il vient de publier un essai intitulé Nietzsche l'actuel.

Julien Rochedy: «Je reproche au conservatisme traditionnel son manque de courage»

Le Regard Libre: En 2014, vous avez quitté le Front national pour vous lancer exclusivement dans le combat métapolitique. Pourquoi ce choix?

Julien Rochedy: J’étais entré en politique assez jeune et je ne voulais pas devenir exclusivement politicien. La politique est un monde dont il est difficile de sortir une fois à l’intérieur: on y entre avec des idéaux et de la passion, et on les perd en général au bout de quelques années. On ne peut cependant plus quitter ce monde parce qu’on y gagne de l’argent. Aujourd’hui, je pense même que la majorité des hommes politiques n’aiment pas particulièrement ce qu’ils font, mais y sont obligés, aspirés par leur milieu. Je pense que le monde de demain ne sera pas nécessairement structuré par la politique. Celle-ci n’est qu’une caisse enregistreuse des grands mouvements culturels et sociaux qui se jouent en Europe et en Occident. C’est désormais la société qui prévaut. Par conséquent, pour avoir un pouvoir sur ce qui va arriver demain, il s’agit d’acquérir ce qu’on appelle «l’influence». Influence sur la jeunesse, sur les intellectuels, sur les classes dirigeantes. Influence qu’on acquiert davantage par le truchement du combat des idées que par la pure «politique politicienne».

Vous avez été un membre influent du Front national, mais vous ne vous reconnaissez plus dans la ligne politique souverainiste adoptée par Marine Le Pen. Il existe néanmoins au sein du parti une ligne plutôt libéral-conservatrice, dans le sillage de Marion Maréchal. Vous reconnaissez-vous dans cette droite-là?

Oui, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté le Front national. Marine Le Pen s’est choisi un positionnement strictement souveraino-populiste, tandis que – s’il fallait absolument me mettre une étiquette, nécessairement réductrice – je suis effectivement plus proche des libéraux-conservateurs.

Qu’est-ce qu’une droite libérale-conservatrice?

Disons qu’en ce qui concerne la France, c’est une droite qui prend conscience avant tout des problèmes identitaires – les plus graves que nous ayons à affronter. C’est une droite qui se concentre sur nos racines civilisationnelles, tout en considérant la réduction nécessaire des impôts et des charges sociales qui pèsent terriblement sur les acteurs économiques français – notamment sur nos petites entreprises, nos travailleurs et nos artisans. Je me sens proche de ces idées-là. Je pense que c’est ce que nous pouvons faire de mieux en ce moment. Avant de promettre que la société française se portera bien mieux quand on aura changé le monde et l’Europe, il faut régler les problèmes franco-français, liés à notre Etat omnipotent et à notre culture très gauchiste. Evidemment, nous pouvons dans le même temps tenter d’insuffler quelque chose de neuf en Europe, mais nous ne pouvons pas nous défausser de tous nos problèmes sur l’Union européenne – ce que les souverainiste ont tendance à faire en permanence. Une façon de faire assez fausse en plus d’être démagogique.

Vous parlez beaucoup d’identité. Est-ce cela qui complète l’étiquette de libéral-conservateur, que vous jugez simplificatrice?

Oui. Le cadre intellectuel du libéral-conservatisme tel que je m’y retrouve est un cadre plutôt national, qui nécessite un contexte civilisationnel homogène. La libre entreprise fonctionne dans la mesure où les gens sont capables de s’autoréguler moralement, sans être dépendants des lois et des règlements émanant d’un Etat, car ils tirent ces règles d’eux-mêmes et de l’organisation communautaire. Un des modèles de ce libéral-conservatisme est l’Amérique, du moins dans certaines de ses parties, où les gens sont libres mais où «l’église est au milieu du village» – c’est-à-dire qu’il y existe une régulation communautaire effective. Sans cette dernière, le libéralisme perd tous ses freins moraux et entre dans un processus négatif. On parle alors de «libéralisme libertaire» ou de «libéralisme progressiste». Par conséquent, parce que le libéralisme doit être construit sur une base cohérente pour fonctionner, le libéral-conservatisme se doit nécessairement d’intégrer une certaine dose d’«identitarisme».

A propos de conservatisme, vous critiquez souvent la droite conservatrice traditionnelle – la droite du Figaro par exemple – qui draine une part non négligeable de l’opinion publique. Pourquoi cette critique? Après tout, les thèmes identitaires y sont très présents depuis plusieurs années déjà.

Je reproche au conservatisme traditionnel sa pusillanimité, son manque de courage. C’est une droite qui n’ose pas tirer toutes les conséquences de ses réflexions. Elle est souvent en retard sur ses raisonnements et tient tellement à être bien vue par les élites progressistes qu’elle a finalement peur de son nom. Dès lors qu’elle avance une idée légèrement radicale, elle fait aussitôt marche arrière, pour ne pas être traitée d’extrémiste. Or, cette crainte précisément donne tout pouvoir à la gauche, qui se régale de jeter des anathèmes sur la droite, la rendant inefficiente. Ce que je reproche le plus au conservatisme, c’est de ne pas oser affronter la gauche en face, n’assumant pas ce qu’il est: une droite qui peut tirer des enseignements de la contre-révolution, de l’antimodernisme, de la tradition anglaise «burkienne». Par peur, cette droite-là n’ose pas aller sur le champ de bataille idéologique avec toutes les munitions qu’elle possède.

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Sur le plan idéologique précisément, vous dites combattre le nihilisme – reprenant évidemment le vocabulaire de Nietzsche sur lequel vous avez écrit un livre: Nietzsche l’actuel. Qu’entendez-vous par là?

On parle souvent de «racisme systémique» pour décrire la société occidentale; je parle quant à moi de «nihilisme systémique». Ce nihilisme s’incarne dans la volonté de l’Occident, consciente ou inconsciente, de s’auto-supprimer. Le nihilisme, c’est le désir du néant, du néant en soi-même – du suicide en quelque sorte. L’Occident et l’Europe occidentale semblent souvent tout faire pour se supprimer eux-mêmes, pour supprimer ce qu’ils sont dans leur chair, dans leur matérialité.

Quelle est la place de Nietzsche dans cette analyse?

L’Occident s’est jeté au XIXe siècle dans une toute nouvelle aventure: celle de la «mort de Dieu» – comme l’a appelée Nietzsche. Dans ce contexte, Nietzsche est l’un des premiers à avoir analysé l’avènement du nihilisme occidental. C’est le philosophe qui a réfléchi aux conséquences d’une civilisation qui se passe de Dieu à tous les niveaux, alors que toutes les civilisations dans le monde et dans l’histoire ont toujours cru en une divinité ou en une religion – importantes pour fédérer les individus et tenir en bride le nihilisme qu’ils peuvent avoir en eux. Nietzsche a analysé ce que cela pouvait produire sur nos consciences, en psychologie. Il a vu que le nihilisme menaçait et qu’il pouvait conduire à la ruine totale de la civilisation européenne, à son autodestruction. Nietzsche disait lui-même qu’il faudrait le lire un siècle après sa mort ; nous y sommes. C’est en cela qu’il est intéressant: nous vivons exactement ce qu’il avait prédit et ce contre quoi il nous avait mis en garde. Mais s’il avait prévu ces choses-là dans sa philosophie, on peut aussi y trouver des éléments qui nous permettent de nous sauver.

Justement, au-delà du constat passif, de l’analyse et de la critique de la société, quels sont les combats qu’il faut mener «activement» selon vous? Qu’y a-t-il à construire?

C’est une large question. C’est un travail que je mène en réfléchissant à ce qui pourrait être un nouvel idéal pour la société européenne, un nouveau souffle. On constate bien aujourd’hui que l’Occident ne sait plus que faire, sinon se supprimer. La crise profonde qu’il traverse résulte de cette absence de but et d’idéal. C’est aussi pour cela que la civilisation occidentale a trouvé des succédanés à la religion pour essayer de continuer de rêver et ainsi ne pas sombrer dans le nihilisme. Ce furent par exemple les idéaux totalitaires du XXe siècle, qu’ils fussent communistes ou nationaux-socialistes. Ces idéaux permettaient de croire en quelque chose. Mais depuis que la société «libérale-progressiste» a gagné et que le communisme est mort, les gens n’ont plus rien pour se projeter dans le futur. On le constate avec des phénomènes comme l’écologie, ou plutôt «l’écologie progressiste», qui conduit les gens à ne plus vouloir faire d’enfants – symptôme typique du nihilisme. C’est l’idéologie punk: no future, parce que nous pensons être détestables et avoir rendu le monde détestable. Dans ce contexte suicidaire, c’est à nous, intellectuels, de chercher ce qui pourrait nous donner un nouvel idéal, nous redonner l’envie de vivre, de faire des enfants, afin de poursuivre le destin de notre civilisation.

484_1739421.gifAu cœur de l’Occident décadent, vous parlez souvent de « l’individu postmoderne » en le comparant au dernier homme décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Qu’est-ce que cet «individu postmoderne»?

L’individu postmoderne est un individu réduit à son seul individualisme. Il est d’une naïveté à faire peur et croit que nous sommes sortis de l’Histoire, que l’Histoire n’est plus tragique. Il se concentre exclusivement sur sa petite santé et n’est plus mû par une vraie philosophie jouisseuse, mais se contente d’une médiocre jouissance du bien-être. Cet individu correspond au «bouddhisme européen» décrit par Nietzsche: non pas le grand bouddhisme beau et intelligent des civilisations asiatiques, mais un bouddhisme au sens d’une pensée médiocre qui se concentre sur les petites souffrances, les petites vertus et les petites douleurs. On ne fait plus rien de grand, on ne se projette plus, on ne parle plus que d’amour du prochain. L’individu post-moderne est finalement un chrétien devenu fou, pour reprendre la formule de Chesterton. C’est un tout petit individu qui ne rêve plus à grand-chose, ou, comme le disait Jacques Brel en répondant à la question «qu’est-ce qu’un imbécile?», c’est celui qui pense qu’il faut se contenter de vivre. Ce faisant, l’individu devient complètement fou.

Pensez-vous qu’il s’agisse du type d’individu majoritaire en Europe?

En Occident, en tous cas, c’est le type d’individu que l’on a fabriqué. Mais nous sommes en train de vivre la fin de cet individu post-moderne – en même temps que son apogée – parce que les temps redeviennent tragiques. Nous allons devoir redécouvrir la communauté et on peut espérer, dans notre malheur, retrouver un certain bon sens, un nouveau souffle pour l’Europe.

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On constate que vous basez une grande partie de votre analyse sur la pensée de Nietzsche. Cependant, vous êtes en profond désaccord avec la tradition française du «nietzschéisme de gauche» – dont Michel Onfray est une des figures actuelles. Que lui reprochez-vous?

Michel Onfray, effectivement, était un nietzschéen de gauche, mais il est en train de changer, comme on peut le remarquer. Lui-même a déclaré à des amis il y a un ou deux ans qu’il commençait seulement à comprendre Nietzsche. C’est-à-dire qu’il était parti sur une base nietzschéenne relativement fausse, qu’il remet en question désormais. On le voit à son parcours : il se sépare de plus en plus de ses idées de gauche et progressistes qu’il pouvait avoir il y a encore dix ou vingt ans. Je reproche aux nietzschéens dits «de gauche» d’utiliser Nietzsche pour détruire les bases de la société classique occidentale – notamment le christianisme. Ces gens-là utilisent en fait la critique nietzschéenne pour se libérer d’un certain nombre de carcans qu’ils trouvent oppressifs, mais dont ils oublient que si Nietzsche les a critiqués, c’était précisément pour nous mettre dans des carcans encore plus durs, encore plus exigeants, et tout à fait antiprogressistes. C’est donc ne prendre de Nietzsche que ce qui les arrangent, sans aller au fond des choses.

Mais n’est-ce pas le même piège qui se présente à vous qui souhaitez pratiquer une sorte de «nietzschéisme de droite»? Ne doit-on pas d’abord considérer Nietzsche comme un poète plutôt que d’en faire une «utilisation» militante?

Nombreux sont ceux qui, pour ne pas tirer toutes les conséquences de sa pensée, réduisent Nietzsche à un poète, à quelqu’un qui n’est pas systématique, qui se contredit. Ces gens restent pour moi très à l’écart de ce que dit Nietzsche réellement, et je ne peux pas être d’accord avec eux. Je tiens Nietzsche pour un philosophe complet. Certes, il ne s’est pas attardé à la production d’un système tout à fait cohérent, mais il a produit une œuvre dans laquelle on trouve une vision du monde relativement globale sur tous les sujets. La philosophie nietzschéenne est aussi très utile pour comprendre le monde que nous avons à affronter. Comme je l’ai avancé précédemment, Nietzsche a vu toutes les conséquences de la nouvelle ère sans Dieu de la civilisation occidentale, dont nous arrivons au terme aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que je sois nietzschéen à cent pour cent. Je ne dis pas que Nietzsche aurait été à mes côtés dans tous mes combats politiques d’aujourd’hui – j’essaie du reste de dépasser sa pensée sur un certain nombre de choses. Je dis simplement qu’il y a dans sa philosophie des éléments par lesquels il est absolument nécessaire de passer si l’on veut tenter de comprendre totalement le monde actuel.

Julien Rochedy, propos recueillis par Antoine Bernhard (Le Regard Libre, 4 février 2021)

mardi, 02 mars 2021

Goethe et la destruction des peuples par leurs historiens et leurs savants

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Goethe et la destruction des peuples par leurs historiens et leurs savants

par Nicolas Bonnal

L’effondrement du caractère des peuples modernes et démocratiques accompagnent en ce moment la rapidité de leur extermination – ou de leur mise au pas terminale, si on veut rester euphémique ou  optimiste. Mais cette mise au pas, dont Bernanos ne cesse de parler dans sa France contre les robots (il compare les rébellions médiévales et la Fronde à l’adoration ordinaire des dictatures au vingtième siècle), est ancienne. Et à l’heure ou de jeunes crétins nationalistes et soi-disant rebelles tentent de servir de supplétifs à la police pour veiller sur nos frontières à coups de drone, il est temps de revenir sur l’ancienneté de cette mise au pas des peuples d’occident qui sont passé des siècles du christianisme et de la chevalerie à ceux du nazisme, du fascisme, de l’américanisme, du mondialisme et du communisme à outrance. J’en reviens à de grands classiques donc pour la énième fois, histoire de tenter d’expliquer pourquoi nous sommes des veaux (des animaux de boucherie dit Jünger dans son Traité du rebelle), des esclaves et des cafards soumis à Schwab et à son plan d’extermination globale, lui-même précédé par un plan de soumission incroyable, préparé par des décennies (des décennies ou de siècles ?) d’abrutissement médiatique et technoscientifique.

unnamedGE.jpgJe commencerai par Goethe. Conversation avec Eckermann (11828) :

« Ce soir j’ai trouvé Goethe dans de très-hautes pensées, et j’ai recueilli mainte grande parole. Nous avons causé sur l’état de la littérature contemporaine, et Goethe a dit : « Le manque de caractère dans tous les individus qui font des recherches et qui écrivent, voilà la source du mal pour notre littérature contemporaine. C’est surtout dans la critique que ce manque de caractère a des résultats fâcheux pour le monde, car on répand ainsi l’erreur pour la vérité, ou par une vérité misérable on en anéantit une grande qui nous rendrait service. Jusqu’à présent le monde croyait à l’âme héroïque d’une Lucrèce, d’un Mucius Scevola et par eux il se laissait enflammer, enthousiasmer. Aujourd’hui la critique historique arrive pour nous dire que ces personnages n’ont jamais vécu, et qu’il faut les regarder comme des fictions et des fables, poésies sorties de la grande âme des Romains. Que voulez-vous faire d’une vérité aussi misérable ! Si les Romains étaient assez grands pour inventer de pareilles poésies ; nous devrions au moins être assez grands pour les croire vraies. »

Tout cela est très juste : l’exaltation historique et la poésie ont été remplacées par une approche froide et soi-disant objective de la réalité qui a créé des peuples veules et soumis. Attention toutefois à la mythologie artificielle, façon ersatz napoléonien qui a préparé l’esprit à nos guerres d’extermination moderne, et dont René Girard a bien parlé. Goethe ajoute :

 « Jusqu’à présent je faisais ma joie d’un grand événement du treizième siècle. Lorsque l’empereur Frédéric II était en lutte avec le pape et que tout le nord de l’Allemagne était exposé sans défense à une attaque, on vit pénétrer dans l’empire des hordes asiatiques ; déjà elles étaient en Silésie, mais arrive le duc de Liegnitz, et par une grande défaite, il les terrifie. Ils se tournent alors vers la Moravie ; là, c’est le comte Sternberg qui les écrase. Ces braves m’apparaissaient donc jusqu’alors comme deux grands sauveurs de la nation allemande. Arrive la critique historique pour dire que ces héros se sont sacrifiés fort inutilement, car la horde asiatique était déjà rappelée et elle se serait retirée d’elle-même. Voilà maintenant un grand événement de l’histoire nationale dépouillé d’intérêt, anéanti. Cela désespère ! »

002328720.jpgLe savant de glace aura énervé d’autres génies en occident ; on va y revenir.  Et à l’heure où nous sommes persécutés, ruinés et animalisés par l’affairisme pharmaceutique, il est bon de rappeler cette phrase de Goethe sur cette invasion pas comme les autres, que le Knock de Jules Romains a magnifiquement révélée en son temps :

« Puis Goethe a parlé des autres savants et littérateurs. « Je n’aurais jamais su quelle est la misère humaine, et combien peu les hommes s’intéressent vraiment à de grandes causes, si je ne les avais pas éprouvés à propos de l’un de mes travaux scientifiques. J’ai vu alors que pour la plupart la science ne les intéresse que parce qu’ils en vivent, et qu’ils sont même tout prêts à déifier l’erreur, s’ils lui doivent leur existence. Ce n’est pas mieux en littérature. Là aussi un grand but, un goût véritable pour le vrai, le solide, et pour leur propagation sont des phénomènes très-rares. Celui-ci vante et exalte celui-là, parce qu’il en sera à son tour vanté et exalté ; la vraie grandeur leur est odieuse, et ils la chasseraient volontiers du monde pour rester seuls importants. Ainsi est la masse, et ceux qui la dominent ne valent pas beaucoup mieux. »

Goethe résume ainsi cruellement notre situation de modernes : ainsi est la masse, et ceux qui la dominent ne valent pas beaucoup mieux.

Tocqueville écrit dix ans après Goethe (onze exactement) presque sur le même sujet : la déshumanisation par la nouvelle histoire dite scientifique (et qui n’arrivera jamais à la cheville de Thucydide de toute manière) :

« Ceux qui écrivent dans les siècles démocratiques ont une autre tendance plus dangereuse. Lorsque la trace de l’action des individus sur les nations se perd, il arrive souvent qu’on voit le monde se remuer sans que le moteur se découvre. Comme il devient très difficile d’apercevoir et d’analyser les raisons qui, agissant séparément sur la volonté de chaque citoyen, finissent par produire le mouvement du peuple, on est tenté de croire que ce mouvement n’est pas volontaire, et que les sociétés obéissent sans le savoir à une force supérieure qui les domine. »

indexadt.jpgOn prépare donc le troupeau à l’abattoir des guerres ou du réchauffement climatique :

« Les historiens qui vivent dans les temps démocratiques ne refusent donc pas seulement à quelques citoyens la puissance d’agir sur la destinée du peuple, ils ôtent encore aux peuples eux-mêmes, la faculté de modifier leur propre sort, et ils les soumettent soit à une providence inflexible, soit à une sorte de fatalité aveugle. »

Nous allons alors devenir des turcs, observe Tocqueville (aujourd’hui on parle des chinois et de leur notation sociale…) :

« Si cette doctrine de la fatalité, qui a tant d’attraits pour ceux qui écrivent l’histoire dans les siècles démocratiques, passant des écrivains à leurs lecteurs, pénétrait ainsi la masse entière des citoyens et s’emparait de l’esprit public, on peut prévoir qu’elle paralyserait bientôt le mouvement des sociétés nouvelles, et réduirait les chrétiens en Turcs.

Je dirai de plus qu’une pareille doctrine est particulièrement dangereuse à l’époque où nous sommes ; nos contemporains ne sont que trop enclins à douter du libre arbitre, parce que chacun d’eux se sent borné de tous côtés par sa faiblesse, mais ils accordent encore volontiers de la force et de l’indépendance aux hommes réunis en corps social. Il faut se garder d’obscurcir cette idée, car il s’agit de relever les âmes et non d’achever de les abattre. »

Il s’agit de relever les âmes et non d’achever de les abattre… Avouez qu’on est mal partis !

Je terminerai par Chateaubriand, par la prodigieuse conclusion des Mémoires d’outre-tombe (1841). Chateaubriand reconnait un accroissement quantitatif y compris sur le plan des connaissances. Mais à quel prix ! Il écrit sur ce mixte de fatalité et de scientificité :

chateaubriand.jpg« Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l'état matériel s'améliore, le progrès intellectuel s'accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissent : d'où vient cette contradiction ?

C'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes ; mais ils n'étaient point commis de sang−froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière différente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'on peut en tirer d'utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n'appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public. »

On répète : les corruptions de l’esprit sont tombées dans le domaine public. Cela ne vous rappelle rien ?

Sources disponibles sur wikisource :

De la démocratie en Amérique, Tome troisième, chapitre XX

Mémoires d’outre-tombe, conclusion

Conversations avec Eckermann

mercredi, 24 février 2021

Valeurs héroïques contre valeurs bourgeoises ! (Georges Valois)

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Valeurs héroïques contre valeurs bourgeoises ! (Georges Valois)

Dans cette vidéo, nous nous pencherons sur les notions d’esprit et de valeurs héroïques, en opposition à l’esprit marchand et mercantile, à partir d’un livre de Georges Valois, « La révolution nationale ». Selon lui, l’esprit héroïque, de sacrifice, de courage et de dévouement est le seul qui puisse s’opposer véritablement à la toute-puissance de l’Argent.
 
valois-revolution.jpgPour se procurer le livre, voici le lien vers le site de la nouvelle librairie :
 
 
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Musiques utilisées dans la vidéo :
 
- L’ouverture de la Symphonie n°3 de Beethoven, « Eroica »
- Gymnopédie No. 1 d’Erik Satie
- 2e mouvement de la Symphonie n°7 de Beethoven
 
 
 

dimanche, 21 février 2021

Gustavo Bueno : le fétiche d'une "nouvelle droite espagnole" qui n'est pas tout à fait au point !

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Gustavo Bueno : le fétiche d'une "nouvelle droite espagnole" qui n'est pas tout à fait au point !

Par Javier de la Calle

http://ramblalibre.com/2021/02/21/

Au milieu du paysage intellectuel appauvri de l'Espagne, qui est lui-même le résultat d'un déclin national, nous devons saluer l'apparition de ce nouveau livre : Ensayos Antimaterialistas, de Carlos X. Blanco (éditeur :Letras Inquietas, 2021).

Le titre est comme un miroir quelque peu moqueur de ce livre mythique de Gustavo Bueno, Ensayos Materialistas, paru en 1972, année désormais lointaine, dans la non moins mythique maison d'édition Taurus.

Ensayos Materialistas de Gustavo Bueno était l'un des livres les plus complexes et les plus mal compris de la production philosophique du philosophe asturien défunt. Si la philosophie est un arbre à plusieurs branches (philosophie politique, philosophie des sciences, philosophie du droit, philosophie de la religion...), cet arbre a des racines et un tronc à partir desquels elles doivent pousser et former une épaisse couronne : la métaphysique. Comme Gustavo Bueno a été étroitement touché par les influences du néo-positivisme et du marxisme, qui étaient nettement anti-métaphysiques, cette partie radicale et centrale de la philosophie, qui nous a été présentée dans les Essais Matérialistes, n'a pas voulu être appelée "métaphysique", mais a été divisée en "Ontologie" (l'étude de l'être, du réel) et en "Gnoseologie" (la théorie de la connaissance).

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Les Essais de 1972 contenaient l'essentiel de l'Ontologie de Bueno, une Ontologie matérialiste dont le développement et l'édification ne pouvaient se faire sans développer une gnoséologie. Bueno a entrepris de développer cette dernière de manière très étendue et fébrile, et elle a pris la forme d'une Théorie des sciences : la Théorie de la fermeture catégorielle (TCC) est le monument que nous a légué le défunt philosophe d'Oviedo, qui allait bien au-delà d'être un simple outil au service de l'Ontologie, présentée schématiquement dans les Essais matérialistes de 1972.

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Peu de gens à Oviedo se souviennent encore d'un jeune doctorant et, plus tard, du professeur Carlos X. Blanco (Gijón, 1966) : à l'université où oeuvrait Bueno, il avait développé des aspects pertinents de la TCC en les appliquant à la psychologie, aux sciences cognitives et à l'intelligence artificielle. Ses contributions ont été ignorées, semble-t-il, par les esprits obtus qui entouraient le professeur Bueno, et elles ont été ignorées dans un environnement quelque peu fermé et sectaire. Il s'agissait de contributions qui, à l'époque, impliquaient certaines modifications importantes dans la TCC et dans les relations entre l'ontologie et la gnoséologie. Aujourd'hui, plusieurs décennies plus tard, en 2021, le professeur Blanco, surtout connu pour s’être spécialisé dans l’œuvre de Spengler et dans la révision du marxisme, règle ses comptes dans ces essais compilés pour Letras Inquietas. Dans ce nouveau livre, Blanco souligne l'inadéquation de l'idée même au début du projet de Bueno : le "matérialisme".

unnamed.jpgDans le système de Bueno, qui est aujourd'hui admiré et justifié par des personnes de tendances les plus diverses, dont certaines très atrabilaires, il existe d'énormes contradictions que ce livre examine - patiemment -. À partir des origines staliniennes de certaines des conceptions initiales de Bueno, et de sa détermination absurde à rechercher un "fondement" original pour les systèmes sans solution du matérialisme dialectique et du matérialisme historique, la pensée de Bueno a évolué vers un certain jacobinisme hégélien, hypercritique - parfois à juste titre - de la gauche. De compagnon de route des marxistes dans les années 60 et 70, Bueno au XXIe siècle est devenue un peu le fétiche d'une "nouvelle droite espagnole" qui n'a jamais vraiment pris racine intellectuellement, en grande partie à cause de son allergie à l'activité intellectuelle. Mais entre un ECP déjà inexistant ou testimonial, phagocyté par les podémites, et un parti VOX qui doit encore s’immerger sérieusement dans la philosophie (et dans bien d'autres domaines), l'idée de "Matière" apparaît pour tous comme un volet incongru avec la "mise en œuvre politique" de cette philosophie, aussi inconnue que maladroitement et sectairement divulguée.

Un livre du professeur Blanco qui ne sera pas sans controverse, et qui facilitera l'étude de la pensée de Bueno, dont le problème principal, comme le défend l'auteur depuis trente ans, sont les "buenistas" eux-mêmes.

Carlos X. Blanco : Ensayos antimaterialistas. Letras Inquietas (février 2021)

Pour commander : https://www.amazon.es/dp/B08WS2WNGP?&linkCode=sl1&...

158360_portada_el-mito-de-la-derecha_gustavo-bueno_201505211312.jpgLa critique du système capitaliste prédateur et la restauration d'une communauté organique n'ont pas besoin de "matérialisme". Cette étiquette usée en philosophie ne signifie rien d'autre qu'une adhésion aux résidus de la métaphysique déjà dépassée. Il s'agit d'un lien frauduleux avec les systèmes déjà dépassés du "matérialisme" : l'historique et le dialectique. On dit frauduleux, car Gustavo Bueno a joué à retenir le terme "matière" pour prétendre surmonter, de façon très confortable et avec un jargon ésotérique abondant, les dogmatismes attribués à Marx et Engels, et apparaître comme quelque chose de tout nouveau.

Kondylis sur le conservatisme avec des notes sur la révolution conservatrice

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Kondylis sur le conservatisme avec des notes sur la révolution conservatrice

Par Fergus Cullen

Ex : https://ferguscullen.blogspot.com

Notes sur Panagiotis Kondylis, "Le conservatisme comme phénomène historique".

C'est à ma connaissance le seul extrait substantiel du Konservativismus de Kondylis (paru à Stuttgart en 1986) disponible en anglais. La traduction est réalisée par "C.F." à partir de "Ὁ συντηρητισμὸς ὡς ἱστορικὸ φαινόμενο," Λεβιάθαν, 15 (1994), pp. 51-67, et reste inédite, mais consultable en ligne au format PDF. Les références des pages ci-dessous se rapportent à ce PDF. J'ai modifié très légèrement la traduction à certains endroits.

Kondylis vise à comprendre le conservatisme non pas comme une "constante historique" ou "anthropologique", mais comme un "phénomène historique concret" lié à un temps et à un lieu et donc coïncidant avec eux (pp. 1-2). Mais même ces études historicistes adoptent souvent une vision trop étroite, selon laquelle le conservatisme est une réaction contre, et donc un "dérivé" de la Révolution, ou, au mieux, contre le rationalisme des Lumières (pp. 2-3).

Kondylis conteste la conception, souvent conservatrice, du conservatisme comme expression de la "prédisposition naturelle [...] psycho-anthropologique" de l'"homme conservateur" à être "pacifique et conciliant" (pp. 5-6). Au contraire, le conservatisme et l'"activisme" sont parfaitement compatibles, comme le montre le droit féodal de résistance et de "tyrannicide", le soulèvement et la rébellion des aristocrates contre le trône" (pp. 7-8). Ce point contredit l'affirmation de Klemperer et d'autres selon laquelle l'activisme des révolutionnaires conservateurs est fondamentalement non conservateur.

"[L]a préservation et la culture de la tradition" en tant que "légitimation" des privilèges des nobles est l'expression de la volonté de ces nobles de se préserver et du "sentiment de supériorité" qu’ils éprouvaient. Kondylis postule une telle volonté universelle, au lieu d'une disposition conservatrice en guerre avec un "désir de renversement" révolutionnaire (du moins en ce qui concerne l'histoire des idées : pp. 8-9).

Kondylis conteste également la conception de soi ("image idéalisée") du conservateur comme traditionnaliste sans critique et sceptique à l’égard des "constructions intellectuelles", en se basant sur "l'impression erronée que la société prérévolutionnaire ne connaissait pas les idées et les idéologies, à la fois comme constructions intellectuelles systématiques et comme armes" (pp. 9-10). Les systèmes "théologiques" médiévaux sont les égaux des idéologies modernes en matière de "raffinement argumentatif", de "multilatéralisme systématique" et de "prétention à la "validité" universelle (ou "catholique")" (p. 10). Le conservatisme consiste à "reformuler" l'"idéologie légitimante de la societas civilis" en une "réponse" aux Lumières et à la Révolution (p. 10-1).

La modernité, pour Kondylis, se réalise en partie par une "activité idéologique vivante", non pas comme résultat de la "constitution anthropologique" de certaines personnes (disposition intellectuelle), mais comme expression de leur volonté fondamentale d'auto-préservation, qui, étant donné leur "manque de pouvoir social important devait être contrebalancé par leur prééminence sur le front intellectuel" ; et ainsi les conservateurs ont répondu en nature (polémique, théorie, etc.). Les partisans de la modernité ("ennemis de la domination sociale de l'aristocratie héréditaire") ont fait le premier pas crucial dans le discours politique au sens moderne, et ont ainsi été "beaucoup plus intensément réflexifs", tout comme le conservatisme est généralement censé l'être (pp. 11-2).

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Cette "importance de la théorie parmi les armes de l'ennemi" est également à l'origine de la "répugnance purement polémique" du conservatisme pour l'intellectualité (p. 12). Non seulement l'anti-intellectualisme déclaré du conservatisme doit être considéré comme suspect, mais dans certains cas intrigants, il doit être compris comme une sorte de démonstration d'une compréhension théorique du rôle de la théorie (de l'intellectualité) dans le "Progrès" ("Déclin"). Comme le dit Kondylis, "seule la théorie permet de décrire idéalement une société "saine" et "organique", qui n'est pas créée par des théories abstraites et n'en a pas besoin" (p. 13).

Cette "hésitation et indécision" du conservatisme concernant l'intellectualité, la "raison", etc. (c'est-à-dire cette apparente tension performative - si ce n'est pas une contradiction -, ambiguë), reflète la tension dans l'intense ratiocination de la théologie médiévale pour montrer les limites de la raison humaine, ou du sentimentalisme des Lumières ou de la Lebensphilosophie moderne pour placer l'instinct au-dessus de l'intellect (p. 13). Cette "indécision" (un mot révélateur, si l'on se souvient des contributions de Kondylis au décisionnisme) et le manque de systématisation et la variété prolifique de la pensée conservatrice qui l'accompagnent sont "naturels" pour "toutes les grandes idéologies politiques - et pas seulement politiques" (p. 13-4 ; voir la deuxième partie ici).

"[C]ommonplace of conservative self-understanding and self-presentation have crept [...] into the scientific discussion," such as "the coquettish enmity of conservatives towards theory." (« Le sens commun propre à l’auto-définition et à l’auto-représentation conservatrices s’est insinué (…) dans la débat scientifique, ainsi que l’hostilité, toute de coquetterie, des conservateurs à l’endroit de la théorie » (p. 13-4 ; voir la deuxième partie ici). La priorité du "concret" sur l'"abstrait" est elle-même, ou repose sur, une abstraction (p. 15).

Kondylis dichotomise les politiques "conservatrices" et "révolutionnaires" (p. 17).

L'adaptation prudente et sagace aux circonstances et aux conditions, dont les conservateurs sont si fiers, se fait en règle générale sous la pression de l'ennemi" ; l'ennemi "pousse les conservateurs à adopter une attitude défensive ou bon enfant et facile à vivre" ; "les conservateurs découvrent leur sympathie pour le "vrai" progrès et [...] parlent du développement organique dynamique [...] de la société et de l'histoire" (p. 18). Les conservateurs sont obligés de faire certaines concessions à la modernité. Pour anticiper un peu mes propres arguments : le conservatisme révolutionnaire est une concession, mais, en gros, à la forme et non au contenu de la modernité. C'est-à-dire que le révolutionnaire conservateur accepte, doit accepter, l'industrialisation, la dissolution de la "société organique", l'instrumentalisation de l'homme, le discours laïque comme espace du discours politique (même religieux), la "médiatisation", la communication de masse, etc. et souhaite les mettre au service des principes "conservateurs", "de droite" : c'est-à-dire des abstractions des expressions concrètes qui ont donné naissance au conservatisme.

Parfois, les principes conservateurs sont, ou semblent être, exprimés concrètement sans effort conservateur, ou à la suite de l'effort de "l'ennemi" qui, "en luttant pour la consolidation de sa propre domination, se soucie ou est concerné par le respect du droit, de la hiérarchie et de la propriété (légalement ou en réalité sauvegardée et protégée) - bien sûr, avec des signes différents et avec des contenus différents" (p. 20). Un "conservatisme" libéral ou démocratique, bourgeois ou prolétarien, peut se former sur cette base, opposé, semble-t-il en règle générale, à la révolution conservatrice (la bifurcation de la R.C. et du "simple conservatisme").

Tant les conservateurs que les révolutionnaires postulent des lois "naturelles" ou une condition "naturelle" de l'homme ; mais tous deux s'efforcent de répondre, dans le cas conservateur, au développement apparemment naturel de conditions contre-nature (Révolution, "Progrès", "Déclin"), ou, dans le cas révolutionnaire, à la primauté apparente de conditions contre-nature (inégalité, exploitation, etc. : p. 21). Nous pourrions ajouter que le révolutionnaire s'efforce également de répondre à la question de savoir comment, comme le suggère le paragraphe précédent, ses propres efforts semblent non seulement conduire à de telles conditions, mais aussi instancier, exprimer concrètement, les principes de son ennemi, le conservateur. Nous abordons ici la théodicée.

Sur le modèle de Kondylis, le conservatisme est l'expression idéologique des privilèges de la noblesse et de "la résistance de la societas civilis contre sa propre décomposition" : contre la montée de la bourgeoisie, du rationalisme des Lumières, de la démocratisation, etc., se terminant apparemment par "la mise à l'écart de la primauté de l'agriculture par la primauté de l'industrie" ; ensuite "on ne peut parler de conservatisme que métaphoriquement ou avec une intention polémique-apolitique" (pp. 22-3). Schéma : conservatisme - libéralisme - socialisme, dans lequel chacun surmonte le terme précédent pour aboutir à une postmodernité douteuse dans laquelle "chaque [concept] passe ou se confond avec un autre, et aucun d'eux n'est précis", indiquant "que la fin de cette époque historique, dont ils ont partiellement ou totalement tiré le contenu de la vie sociopolitique et intellectuelle, est en partie de plus en plus proche, et en partie déjà arrivée" (p. 23).

La raison pour laquelle on peut affirmer qu'il existe un courant conservateur-révolutionnaire au sein de cette postmodernité confuse dans ses catégories, et donc pas encore tout à fait ‘’navigable’’, est que quelque chose, une nouvelle (proto-) catégorie, émerge effectivement de et en tandem avec les premières secousses prémonitoires de la postmodernité (industrialisation et démocratie de masse : la fin du XIXe et le début du XXe siècle, avec la Grande Guerre comme premier d'une série de ‘’bassins versants’’). A savoir, une radicalisation et une abstraction consciente ou subconsciente des principes conservateurs, au service desquels sont mis certains aspects de la modernité tardive (voir ci-dessus).

samedi, 20 février 2021

Les Métamorphoses d'Hermès

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Les Métamorphoses d'Hermès

par Christopher Gérard

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Dans Racination, un essai d’une vertigineuse densité, publié par le regretté Pierre-Guillaume de Roux, Rémi Soulié convoquait Homère et Hölderlin, Heidegger et Mistral, tant d’autres poètes et voyants, tous singuliers, pour conjurer le grand naufrage et pour exalter « l’amitié originelle et émerveillée avec le monde, le dévoilement de l’universelle sympathie analogique ».

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Rémi Soulié.

Rémi Soulié, dont le patronyme évoque le soleil du Rouergue (pensons à Soulès, le vrai nom d’Abellio, l’un de ses maîtres), y exprimait une saine méfiance à l’égard de l’abstraction qui détache sans pour autant résoudre l’énigme du monde. Cette quête de sens, il la poursuit avec vaillance et ténacité, comme l’un de ces solitaires de jadis, à qui ce Cathare fait parfois songer. Il s’attaque aujourd’hui aux métamorphoses d’Hermès, le fils de Zeus et de Maïa (il rappelle que, en sanskrit, maïa signifie l’illusion), frère d’Apollon et père de Pan, à la fois dieu de l’Olympe et ami des mortels, héraut et messager, interprète de la volonté divine, guide et intercesseur.

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Hermès maîtrise les arts du secret ; il est voleur dès le berceau, un tantintent coquin, parjure même, magicien et, comme le soulignait l’helléniste Walter Friedrich Otto, « maître de la bonne occasion ». Soulié rappelle que ce dieu des passages, capable d’ingéniosité et d’une troublante désinvolture, est présent dans tout l’héritage européen depuis Homère, et jusque dans la pensée mahométane sous le nom d’Idris. Connu aussi sous le nom romain de Mercure, Hermès trois fois très grand continue de fasciner, de l’Egypte (Thot !) à la France du Grand Siècle. Néoplatoniciens, adeptes discrets de l’Art royal, poètes romantiques (Blake !) et scientifiques des confins le saluent à leur manière comme leur guide secret.

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La sienne de manière, à Rémi Soulié, se révèle contre-moderne, révulsé qu’il est par ce qu’est devenu cet homme sans qualités, dur et aveugle, émotif et calculateur.

Un curieux essai à ajouter au Corpus hermeticum et qui paraît chez le même éditeur, dans la même collection que le précieux A propos des Dieux de Jean-François Gautier, un autre ami récemment disparu.

Christopher Gérard

Rémi Soulié, Les Métamorphoses d’Hermès, La Nouvelle Librairie – Institut Iliade, 69 pages, 7€. Chez le même éditeur, Rémi Soulié postface une belle Anthologie Friedrich Nietzsche.

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vendredi, 19 février 2021

La norme et l’exception

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La norme et l’exception

par Yohann Sparfell

Ex: http://www.in-limine.eu

Aujourd’hui, l’engouement impulsif qui nous enjoint à ressembler à ce qui nous est présenté comme une attitude et un aspect extérieur « normal », un modèle publicitaire ou un patron comportemental, n’est rien de plus, en réalité, que le produit d’une certaine conception du normatif. Il y a un effet une différence notoire entre s’appliquer, au sein d’une communauté humaine, à instaurer un ensemble de codes moraux destinés à ce que soit rendu possible la vie commune, à ce que chacun puisse y trouver du sens, et imposer, d’au-dessus d’une société moderne, des règles comportementales visant à contrôler les réactions individuelles aux stimuli émanant des impératifs systémiques.

Dans le premier cas, en effet, la norme n’est pas quelque chose qui se verrait soumise à un ensemble de lois mathématiques et statistiques, découlant par conséquent de catégories sous-jacentes et inférieures comme dans le second cas, mais d’une convention entre les membres d’une communauté ; convention dont l’origine est éminemment supérieure et hautaine car procédant d’une intuition que chaque homme est une partie inséparable de l’Être et du Tout. Si, dans une société moderne, l’homme se doit de se soumettre à des forces irrationnelles telluriques qui prennent la forme d’impératifs à visées quantitatives et adaptatives, au sein d’une communauté traditionnelle, au contraire, il ne se laisse « dominer » que par ce au travers quoi il donne du sens à sa vie et il peut s’affirmer dans son être-là (dans sa « liberté ») : le Bien commun.

Au sein de la Modernité, il paraît donc malvenue, de façon bien plus profonde et intensive, qu’un individu puisse faire preuve d’originalité. Ce que nous appelons de la sorte, de nos jours, ne saurait donc être que le fruit d’une normativité déclinée en de multiples occurrences tous plus expressifs les uns que les autres dans leur façon de marquer une soumission inconsciente aux règles du « calcul ». Celles-ci, que l’on pourrait fort justement rapprocher du concept heideggérien d’ « ar-raisonnement », assujettissent les êtres à une fonctionnalité « technique » dont l’origine se situerait bien dans la montée historique d’un besoin de prévisibilité et d’anticipation (mais qui accompagne spécifiquement sinon exclusivement l’apparition de l’hégémonie du Marché et du profit bourgeois). Les soit-disant originalités tout comme la soit-disant diversité ne répondent en fait qu’à une nécessité de maintenir une apparence de richesse culturelle et de pluralité d’initiatives, alors qu’elles ne sont que des expressions téléguidées d’une standardisation du mode même de pensée.

martin_heidegger_1939585.jpgPourrions-nous dire, effectivement, que nous pensons aujourd’hui par nous-mêmes ? La feinte consistant à répondre positivement à cette question est fort amène, mais elle ne saurait camoufler aux esprits perspicaces, sous ses beaux atours, que nous avons acquis depuis quelques temps une capacité hors du commun à nous laisser gouverner par des injonctions, très souvent - et à dessein - contradictoires, émanant des puissances médiatiques officielles, modes y compris. Nous sommes en effet de nos jours, et ce de plus en plus, dirigés par ce que l’on nomme des « impératifs », qui ne le sont que parce que nous nous sommes laissés entraîner dans une chaîne sans fin de « raisons » et de « résultats ». La « raison » qui nous guide n’est plus réellement la nôtre au regard des injonctions qu’elle nous impose à ne plus penser à la nature de nos êtres, mais plutôt à l’obligation de satisfaire à nos intérêts ! Au fond, c’est toujours la même logique, déclinée sous diverses modalités, qui commande les hommes et leurs pensées.

Autrefois, il est vrai que ce fut la culture qui servait de fondement au devenir des hommes. Ils en ressentaient le poids de l’héritage et tâchaient de subjuguer leurs actes et leurs pensées au devoir qui leur était intimement suggéré d’en honorer la perpétuation (il était bien question alors de perpétuer un mode de vie par lequel ils pouvaient garder force et espoir d’accéder à l’autonomie). Dans la Modernité, il n’est question que de survie, de mettre en sécurité sous le sceau de nos convictions nos « conditions » de vie, parce que nous avons perdu toute notion d’autonomie. Nous nous raccrochons en cela aux multiples éclosions de la foi et de l’espérance, ravalées au rang de vulgaires croyances à l’égard de certains cheminements humains collectivement admis qui nous engagent à sombrer corps et âme dans un rationalisme conformiste : la science exacte par exemple, si ce n’est surtout elle, au travers de son outils mathématique, et désormais statistique. Or, une orientation vers l’autonomie ne pourrait être engagée qu’au mieux si nous restons capables de questionner nos propres fondements culturels et d’inciter ceux-ci à évoluer dans un sens ou un autre selon le Réel auquel nous nous trouvons confrontés.

Et que nous commande donc le Réel, au-delà des faits qui ne sont en vérité toujours que des interprétations fondées sur des espérances (des « conséquences supervisables de causes données » - Heidegger) tellement qu’ils sont sélectionnés pour les besoins d’une « certification » du réel ? De savoir, en quelque sorte, le « lire », d’en considérer humblement la présence au travers de notre interprétation culturelle et des limites humaines à notre captation de ce qu’Il est en son être. Certains y parviennent plus que d’autres, et c’est là que doit apparaître l’exception qui parfois brise la norme et renforce une humanité dans la quête de son autonomie. Aujourd’hui, le conformisme scientifique (au sens large de prescription ontologique – puisqu’il s’agit d’une manifestation occulte de l’être – d’un mode d’ek-sistence) entrave une telle possibilité dans la présence au présent et limite l’exception à son simulacre, c’est-à-dire à celle qui confirme la règle.

Il devient de plus en plus clair qu’il nous faudra bien, au-delà de la nécessité de dépasser les blocages intellectuels inhérents à ce normativisme d’essence scientifique, dépasser aussi l’acceptation commune du phénomène culturel qui aujourd’hui est mis à mal par cette occultation de l’Être. Il nous faudra bien, en d’autres termes, acquérir une compréhension supérieure des modalités de l’Être dans l’histoire en partant, pour ce faire, d’une analyse critique de ce qui nous mène aujourd’hui à l’impossibilité radicale d’une auto-détermination du sens. Pour le dire encore autrement, nous pensons qu’il nous sera indispensable d’accéder à une conscience durable et partagée de la raison pour, ainsi que de la façon par, laquelle nous avons éternellement le besoin de nous acheminer vers une quête de sens et d’identité. Ainsi en est-il de la nature de l’homme, et il ne s’agit ni plus ni moins que d’une attitude révolutionnaire-conservatrice que de conquérir la connaissance nous permettant d’appréhender les subtilités et les ressorts de cette quête ontologique, ainsi que des risques qui s’y dissimulent.

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La norme sise en la Modernité nous interdit pourtant une telle quête car il est dans sa nature de prescrire les motifs de « l’homme en société ». Ces motifs sont intériorisés, appliqués vers un objectif non point commun mais collectif, grégaire et superstitieux. Les comportements peuvent être tout autres si nous leur laissons la latitude nécessaire à dire simultanément l’étrangeté et l’intimité de l’être de l’homme singulier (« Pour reconnaître si c'est Dieu qui nous fait agir, il vaut bien mieux s'examiner par nos comportements au dehors que par nos motifs au dedans » Pascal, fragment d’une lettre à M Perrier, 1661). Alors ici prend naturellement tout son sens le mot exception qui, s’opposant à la norme, l’incite à emprunter un tout autre chemin que celui par lequel elle s’enferre dans une rigueur toute théorique. La norme échappe ainsi au normativisme et préfigure un monde où, tout en confirmant la règle, elle élève l’exception, suite à son assomption et son in-corporation, comme l’élément de sa propre perpétuation et de sa propre force. Une force qui fait que la norme prend alors elle-même de la verticalité (à l’opposé de l’horizontalité uniformisante du normativisme) tout en s’élevant de cet assomption et de cet in-corporation des diverses occurrences aléatoires de l’exception (l’apparition salvatrice de la diversité des personnalités).

Yohann Sparfell.

jeudi, 18 février 2021

Quand le coronavirus ressuscite Foucault

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Quand le coronavirus ressuscite Foucault

Par Javier Barraycoa

(ex : postmodernia.com )

Être confiné chez soi, soumis à la pression du télétravail qui oblige à des autorégulations disciplinaires, ou à la séparation volontaire d'un mètre de ses semblables quand on sort faire ses courses dans des rues à moitié vides, ne peut que nous rappeler la pensée de Michel Foucault. Il fut l’auteur d'innombrables ouvrages consacrés à expliquer le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés qui contrôlent, soit aux sociétés disciplinaires. Son oeuvre nous semble d'une actualité effrayante. Autant on voudrait éviter les théories conspirationnistes sur l'apparition de ce nouveau coronavirus, autant un frisson nous parcourt la colonne vertébrale, lorsque nous voyons comment, en quelques jours, au prix d'une pandémie, les "plaques tectoniques" de la géopolitique se déplacent à la vitesse de l'éclair. Mais il vaut peut-être mieux laisser cela pour une autre fois.

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Pour l'instant, nous ne reprendrons que quelques brèves réflexions de Foucault et nous verrons que son cadre théorique s'inscrit parfaitement dans la situation que nous vivons. Comme nous l'avons dit, la pensée de notre auteur a marqué une étape importante dans le changement de la vision que nous avons du pouvoir. La modernité du XVIIIe siècle avait développé un système de contrôle typique d'un état absolu, dont le référent était le panopticon : une structure spatiale qui permettait aux surveillants de surveiller sans être vu par les contrôlés. Le mécanisme, conçu par Bentham, pouvait être utilisé pour contrôler une prison ainsi bien qu'une usine. L'œil qui voit tout était une représentation de la déification de l'État.

Cependant, au XIXe siècle, ce pouvoir souverain est devenu obsolète en soi et a dû se développer, et concurrencer les nouvelles formes de contrôle social. Ce fut l'émergence de sociétés disciplinaires, où les dispositions spatiales et le contrôle jouent à nouveau un rôle fondamental. Mais cette fois, ce n'est pas une idéologie de l'État souverain qui légitime le pouvoir, mais des ‘’micro-idéologies’’ (des "savoirs" selon Foucault) qui se superposent les unes aux autres, créant des "espaces" où le corps est discipliné. D'où ses analyses approfondies des hôpitaux, des écoles, des prisons, des asiles, en tant qu'"espaces" où s'applique la connaissance/pouvoir (une connaissance technologique du corps et de l'esprit), qui permet le développement de ce qu'il appelle les "technologies du soi", c'est-à-dire la construction de l'identité du soi par la connaissance scientifique ou les "savoirs" (essentiellement les idéologies) et l'acquisition de processus comportementaux prédéterminés.

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Foucault, dans la dernière phase de son travail intellectuel, a tenté de démontrer que la société disciplinaire qui avait été créée (les comportements actuels de consommation en seraient une expression de plus) ne remplaçait pas ou ne s'opposait pas au pouvoir souverain, mais plutôt le complétait. De ces frictions, une nouvelle modalité de pouvoir/discipline émergerait qui ne s'occuperait plus du contrôle disciplinaire des sujets, mais de celui des populations. Il a appelé ce fait l'apparition de la biopolitique, du biopouvoir. Avec ces termes, il a tenté d'expliquer le souci du pouvoir de contrôler la "population" (un concept qui correspond au sujet du biopouvoir). Pour l'État, il devient aussi important d'exercer imperceptiblement son pouvoir sur les sujets individuels par le développement de disciplines de maîtrise de soi, que de contrôler un sujet - pris dans son ensemble - qui est la population. D'où la préoccupation des États pour la maîtrise des naissances, de l'espérance de vie, de l'accroissement de la population, de son vieillissement, en bref de ses paramètres en tant qu'être vivant.

Le génie de Foucault réside peut-être dans la description de la disjonction entre le pouvoir souverain, les techniques disciplinaires et le biopouvoir. Cette inévitable discordance entre les différentes formes d'exercice du pouvoir, serait résolue de la manière la plus surprenante et la plus actuelle. Le déclencheur de tout cela serait la sécularisation de la modernité. Dans une société où le transcendant est présent, le pouvoir - d'une certaine manière - n'a pas de limites ni de discontinuités. Mourir signifie passer de la soumission à l'État souverain à la juridiction d'un Dieu souverain. Par conséquent, en présence du pouvoir, elle était maintenue (même si elle était dans l'imaginaire particulier) au-delà de la mort. Mais la sécularisation et l'immanentisation de la vie mettent une limite au pouvoir. Il ne peut être exercé qu'en temps historique. Ceci, selon un Foucault, philosophe clairvoyant, obligerait à une resacralisation du pouvoir temporel. Mais il est difficile, voire impossible, de le rendre explicite dans une société moderne ou contemporaine.

photomichelfoucault.pngLe besoin de resacralisation et d'une charnière pour s'adapter aux trois formes de pouvoir que nous avons exposées, se résout avec la "sacralisation" d'une des disciplines développées dans la modernité : la clinique. Foucault voit dans la médicalisation de la société (omniprésence des thérapies, des protocoles médicaux, présomption que nous sommes tous malades et avons besoin d'être soignés), dans la légitimité auto-accordée de l'État à contrôler cette thérapeutique et dans les mécanismes de contrôle de la population, la survie du pouvoir. Dans la modernité, l'État ne se préoccupe pas des personnes, il se préoccupe des statistiques. C'est pourquoi, une fois l'exercice des modalités du pouvoir dans l'au-delà rendu impossible, l'État - affirme Foucault - ne se préoccupe pas de la mort, mais de la mortalité.

Nous ne pouvons pas oublier comment les premières études de notre philosophe sur le biopouvoir ont cherché leurs fondements dans le contrôle des espaces dans les villes face aux épidémies. Les grandes épidémies ont conduit à recréer l'espace des villes (en créant des rues plus larges, en éliminant les quartiers fermés, ...) qui à leur tour ont permis un meilleur contrôle policier et politique. Aujourd'hui, en ces temps d'épidémie globale/locale, même si nous sommes dirigés par un gouvernement plus que maladroit, on ne peut s'empêcher de remarquer comment les observations du penseur français se concrétisent. Nous avons des gouvernements qui ne se soucient pas des morts (parce qu'ils sont condamnés à mourir en isolement), mais des statistiques quotidiennes de mortalité et d'infections. Presque automatiquement, bien que paresseusement, les mécanismes de contrôle spatial ont déjà été mis en route, retournant à la réclusion déguisée en auto-confinement volontaire. Le pouvoir, à travers ses médias, nous aide dans le contrôle de l'autodiscipline dans nos maisons ou dans les protocoles de déplacement. Et tout cela avec la conviction que le pouvoir est le garant de notre salut.

Si Foucault devait être ressuscité, il sourirait probablement et se tairait.

https://grupominerva.com.ar

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Causalité et vérité face à l’insufflation culturelle relativiste

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Causalité et vérité face à l’insufflation culturelle relativiste

par Sébastien Renault
Ex: https://plumenclume.org

« Toutes choses ont un pourquoi, mais Dieu n’a pas de pourquoi. »

                                                                                                          (Maître Eckhart, 1260 – 1328)

La substitution relativiste

Dans le monde actuel de la « post-vérité » normalisée, la seule posture à strictement parler acceptable et acceptée consiste à considérer que chaque individu est sa propre source de vérité et d’autorité morale. Un tel état de fait, entériné par l’évidence culturelle qui nous pénètre et nous habite presque universellement, finit par induire en nous la croyance illusoire que nous ne répondons finalement à aucune autorité épistémique et morale objective, immuable et transculturelle—à l’exception bien sûr de celle de l’État, surtout lorsque celui-ci enjoint au peuple ses directives sanitaires au nom des principes sacrosaints du Covidisme institutionnel.

La détermination de ce qu’il est juste de penser, de croire et de proférer ne saurait, en dernière instance, que résider en l’individu—c’est du moins ce que l’on fait avaler à dessein à l’individu massifié par le relativisme universel, moyennant l’influence soustraite mais efficace de la suggestibilité lobbyiste, de la programmation neurolinguistique, du détournement numérique de la compréhension intellective, et de toutes les formes contemporaines du contrôle social s’exerçant sur l’inconscient du public. En matière de « post-vérité », l’individu n’est donc sa propre référence imaginaire que dans la mesure de sa soumission bien réelle à une programmation culturelle neuro-mentale fondée sur la prestidigitation logique de l’absolutisation du relativisme.  

De même dans l’ordre de la causalité, principe universel lui aussi de nature à la fois épistémique et morale, la substitution relativiste et pluraliste a aujourd’hui fait son chemin culturel pour supplanter graduellement l’objectivité que lui reconnaissaient jusque récemment aussi bien les sciences naturelles que la métaphysique, et par-là induire une nouvelle norme « post-causale » des effets observés dans le monde et dans la société [1].

Nous examinons dans ce qui suit ce phénomène de supplantation relativiste par rapport aux principes de causalité et de vérité objectives, plus érodés que jamais en ces temps de contagion par la fausse nouvelle mondialisée.

Fictions sociales et reprogrammation mentale des peuples

Pour beaucoup de gens aujourd’hui, respecter ou admettre certaines « vérités » revient simplement à souscrire à certaines opinions parmi d’autres, leurs opinions propres ou celles d’autrui, qui ne sont souvent que leurs opinions du moment—un peu comme le sont les relations amoureuses contemporaines qui, centrées sur la sentimentalité et ses satisfactions toujours éphémères, se font et se défont au gré de quelque forme de commodité transitoire, financière, sexuelle, etc. [2].

Dans nos sociétés axées sur la communication instantanée de l’information via le réseau mondial du neuro-pouvoir numérique, la pensée relativiste (consciente ou inconsciente) constitue la norme philosophique sous-jacente la plus répandue. L’hyper-connexion numérique et le relativisme cognitif sont désormais synonymiques. Tout est a priori sur un pied d’égalité (égalitarisme dogmatique oblige), tout se vaut (selon une estimation évidemment illusoire mais implicitement adoptée, par conformité démocratique et par crainte d’enfreindre l’impératif antidiscriminatoire). Le pluralisme informationnel en continu supplée le pouvoir d’une forme d’éthique supérieure (par supplantation du « bien » et du « mal », notions tenues pour obsolètes puisque associées à la vision chrétienne du monde et d’un ordre moral universel) et de réévaluation de ce qui est communément tenu pour « vrai » ou « réel » en termes de pluralités cognitives et de nihilisme métaphysique (lequel engendre tôt ou tard l’anéantissement collectiviste des individus réels sur l’autel du matérialisme athée), comme le dicte le perspectivisme radical et inconditionnel de la pensée moderne, en sa racine distinctement protestante. 

Par contraste avec cet ordre « ancien », nos sociétés postchrétiennes se targuent de promouvoir le libéralisme, l’inclusivité multiculturelle et la tolérance à tous crins. Le régime qu’elles préconisent nous fait passer de la vérité objective au pluralisme opinioniste, de la moralité fondée sur une loi naturelle et la cultivation des vertus à une éthique des « préférences » et des « valeurs » personnelles. Le paradigme est foncièrement différent. Il s’appuie entièrement sur le support d’une logique relativiste intrinsèquement viciée, ce que nous montrerons plus loin.

Dans l’ordre de la réalité alternative façonnée et véhiculée au moyen de la fausse nouvelle, le discours paralogique va jouer un rôle parallèle à celui que joue l’authentique discours logique dans l’ordre de la pensée et de son rapport au monde réel....

Lire la suite ici:

https://drive.google.com/file/d/1K7lu3ytFCD8C7qSfjm2slR0FOfQ5bVgy/view

mardi, 16 février 2021

L'Allemagne dionysiaque d'Alfred Bäumler

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L'Allemagne dionysiaque d'Alfred Bäumler

par Luca Lionello Rimbotti

Recension : Alfred Baeumler, L'Innocenza del divenire, Edizioni di Ar

Baeumler fut le prophète du retour aux racines de la Grèce présocratique, lorsque la dévotion primordiale aux dieux de l'Europe était pratiquée.

show-photo.jpgAlfred Baeumler a été le premier philosophe allemand à donner à Nietzsche une interprétation politique. Avant Jaspers et Heidegger, qui ont été influencés par lui, il a vu dans l'Allemagne "hellénique" envisagée par Nietzsche la représentation héroïque d'une révolution des valeurs primordiales incarnées dans la Grèce archaïque, dont le pivot philosophique et idéologique a été perçu dans le texte controversé de Nietzsche sur la volonté de puissance. Non systématique dans la forme, mais très cohérent sur le fond.

Dans une série d'écrits allant de 1929 à 1964, Baeumler s'est engagé dans une lutte culturelle pour ramener Nietzsche à sa place naturelle de penseur historique et politique, le sauvant des tentatives de ceux - alors comme maintenant – qui insistaient sur des interprétations métaphysiques ou psychologiques et voulaient, de ce fait, désamorcer le potentiel perturbateur de la vision du monde de Nietzsche, afin de le réduire à un cas purement intellectuel donc inoffensif.

Ces écrits de Baeumler sont maintenant rassemblés et publiés par les Edizioni di Ar sous le titre L'innocenza del divenire, dans une édition de grande valeur philologique et documentaire, mais surtout philosophique et historico-politique. Un événement culturel unique et rare dans le panorama de l'édition savante italienne, si souvent consacré à des répétitions stériles plutôt qu'au travail scientifique de fouille en profondeur.

En outre, l'édition en question comporte un appendice avec une postille de Marianne Baeumler, épouse du philosophe, dans laquelle sont précisés les thèmes de la célèbre controverse déclenchée par Mazzino Montinari, éditeur d'une édition italienne des œuvres de Nietzsche qui est resté célèbre pour ses efforts tenaces de rééducation de la pensée de Nietzsche, en déformant souvent les passages culminants.

La controverse, vieille de plusieurs décennies (vu l'amour fou de la "gauche" pour Nietzsche : car dans les replis de sa pensée et de ses aphorismes, cette « gauche » philosophique a cherché en vain la consolation au regard de l'insurmontable rupture culturelle et idéologique qu’ils recelaient, consolation qui s’est précipitée dans le syndrome de la "pensée faible"), est toujours d'actualité, étant donné l'impasse jamais dépassée du progressisme. La ‘’gauche philosophique‘’ n'a pas encore pu faire une analyse honnête de son échec historique ; elle a donc consacré de longues années à des opérations de peinturlurage instrumental de la culture européenne du XXe siècle. C'est aussi pour cette raison que le bref écrit de Marianne Baeumler acquiert une signification particulière, voire symbolique, de redressement de l'exégèse nietzschéenne, après de longues saisons d'altération opiniâtre et/ou frénétique par le biais d’interprétations incontrôlées.

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En effet, une falsification de Nietzsche a existé - surtout en ce qui concerne la volonté de puissance, mais pas du côté d'Elisabeth Nietzsche, mais précisément de ceux qui, comme Montinari et Colli, ont cherché à transformer l'héroïsme tragique exprimé par Nietzsche dans la métaphore du lion rugissant pour en faire le bêlement d'un agneau bon enfant : un coup d'œil à la postface de l'éditeur et traducteur Luigi Alessandro Terzuolo, suffira pour se rendre compte, textes en main, de la volonté de mystification idéologique poursuivie lucidement par les habituelles célébrités du nietzschéisme officiel, avec des résultats révélant une falsification ouverte et démocratique.

Dans les écrits (études, postfaces, essais ou extraits d'autres ouvrages) rassemblés dans L'Innocence du devenir, Alfred Baeumler mesure la force conceptuelle de Nietzsche par rapport à l'histoire, au caractère culturel germanique et au destin de la culture européenne. Il identifie l'esprit bourgeois comme le dernier élément de division, qui s'est inséré sous la dialectique hégélienne pour opérer une malheureuse superposition entre l'ancien monde classique et le christianisme, obtenant ainsi un infâme obscurcissement du premier et du second. Un procédé, tel celui-ci, Nietzsche le considérait comme déterminant pour la perte de contact entre la culture européenne et l'identité originelle de l’Europe (hellénique). C’est là une catastrophe de la pensée qui se serait répercutée sur le destin européen, l’aurait oblitéré du moralisme et l’aurait soustrait à toute authenticité, d'abord pour des raisons spéculatives, puis politiques. C'est seulement dans une nouvelle Hellas qu'allait pouvoir se retrouver l'Allemagne ; annoncée d'abord par la culture romantique et sa sensibilité aux traditions mythiques et populaires, puis par Hölderlin et enfin par Nietzsche, la reconquête de l'unité de l'homme se réalisera, selon Baeumler, enfin libérée des intellectualisations rationalistes et ramenée à la vérité première faite d'esprit, de corps, de volonté, de lutte organisée, d'héroïsme dionysiaque, de liens entre l'histoire et la nature, de virginité des instincts et des pulsions, de coexistence sereine avec la nature tragique du destin, de dépassement vers une vision du mythe comme âme religieuse primordiale, comme volonté surhumaine de pouvoir. Avec son travail d'érudit, c'est comme si Baeumler nous rendait, en somme, le vrai Nietzsche. Le prophète du retour aux sources des peuples de la Grèce présocratique, lorsque la première dévotion aux dieux de l'Europe était encore pratiquée, selon ce que chantait Hölderlin, dans un passage repris non par hasard par Baeumler dans son Hellas und Germanien publié en 1937 : "Ce n'est qu'en présence des Célestes que les peuples / obéissent à l'ordre hiérarchique sacré / érigent des temples et des villes . .".

md17016551612.jpgLa publication des écrits de Baeumler - due à la seule maison d'édition italienne qui s'intéresse méthodiquement au philosophe allemand, délibérément occulté à cause des blocages mentaux persistants - s'inscrit dans l'effort culturel pour mettre fin, autant que possible, à l’époque des falsifications dogmatiques. Un document décisif qui va dans le même sens est, entre autres, le travail récent de Domenico Losurdo sur Nietzsche en tant que rebelle aristocratique. Publier Baeumler - comme l'ont fait les Edizioni di Ar avec les précédentes Estetica. e Nietzsche filosofo e politico (= Esthétiques et Nietzsche, philosophe et homme politique) - c'est laisser des traces visibles de cette contre-pensée intimement ancrée dans l'âme européenne et articulée sur la dénonciation du modernisme progressif comme masque du chaos final. Une telle démarche, aujourd'hui, est tout simplement ignorée, faute de moyens intellectuels, ou est pliée aux besoins du pouvoir censurant, ou est reléguée au placard où sont exilées les voix de la dissonance. Ce qui, dans la logique de la pensée unique, signifie condamnation et diffamation.

 Luca Lionello Rimbotti,

in Linea, 1/12/2003) [source].

samedi, 13 février 2021

Archéofuturisme : un dynamisme vitaliste

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Archéofuturisme : un dynamisme vitaliste

Conférence donnée au Pérou sur l'archéofuturisme selon Guillaume Faye

Traduction d’une conférence donnée au Pérou, par Israel Lira, directeur du centre des études Crisolistes – Le 24 décembre 2020

«…Les formes politiques et sociétales de la modernité se brisent. Les voies archaïques émergent dans tous les domaines politiques, la résurgence d’un Islam conquérant en est un parfait exemple. Finalement les futures altérations de la technoscience -principalement en génétique – tout comme le retour tragique à la réalité que le 20ème siècle a préparé, va demander un retour vers une mentalité archaïque. C’est le modernisme qui est une tendance passagère. Il n’y a aucun besoin de revenir au classique traditionalisme, imprégné de folklore et rêvant à un retour au passé. La modernité est déjà obsolète. Le futur doit être archaïque, c’est à dire, ni moderne ni passéiste.(Faye, 1998:15). (revoir d’après l’original, p43)

Cette citation de Faye montre le flou dans lequel il laissait les principes consubstantiels à son système théorique, pour éviter précisément qu’ils puissent être confondus avec d’autres théories ayant aussi la technoscience dans le champ de leur réflexion. Dans le cas particulier de Faye, sa proposition, dans ce qu’elle a d’universel, relève de la catégorie du constructivisme vitaliste, tandis que sa conceptualisation spécifique prend la forme du néologisme « archéofuturisme ». 

product-image.jpgCette nouvelle doctrine a influencé un large éventail d’écoles de pensées théoriques à ce jour, dans le cadre de propositions anti-globalistes, anti-individualistes et anti-libérales, face au monde postmoderne qui porte l’estampille du nihilisme culturel, dont les principales expressions phénoménales s’expriment dans la laïcité nihiliste, la globalisation néolibérale, le narcissisme hyper-individualiste et l’extrême relativisme culturel.

La trichotomie centrale de l’archéofuturisme (TCAf)

L’archéofuturisme a trois thèses principales à l’intérieur desquelles nous devons remarquer son rejet absolu – par Guillaume Faye – des positions techno phobiques (le traditionalisme classique et le conservatisme) ainsi que les positions technophiles acritiques (technicisme et transhumanisme), et elles peuvent être résumées ainsi :

Première thèse (T1): la civilisation contemporaine qui est la fille de la modernité et de l’égalitarisme, termine déjà son cycle historique, ainsi, « la vieille croyance dans le miracle de l’égalitarisme et de la philosophie du progrès, qui affirmait qu’il était toujours possible d’obtenir plus, est morte. Cette idéologie angélique a créé un monde qui devient moins viable chaque jour. » (Faye, 1998: 2-3)

Seconde thèse (T2) : Les idéologies contemporaines qui émergent comme un fait symptomatique du retour des structures psycho-bio-sociales à un état très moderne sont caractérisées par le rejet de l’individualisme et de l’égalitarisme, ce dernier comme expression maximal du nihilisme culturel. Pour affronter le futur il faut reproduire une mentalité archaïque, c’est-à-dire, pré-moderne, non égalitaire et non humaniste, qui restaurera les valeurs ancestrales d’ordre des sociétés. Maintenant, les découvertes en techno science, particulièrement dans le domaine de la biologie et de l’informatique, ne peuvent être administrée à travers les valeurs humaniste et les mentalités modernes.

Aujourd’hui les événements géopolitiques et sociaux sont dominés par des problèmes religieux, ethniques, alimentaires et épidémiologiques. Revenons à la question principale. Je (Guillaume Faye) propose donc, une nouvelle notion, l’archéofuturisme, qui nous permettra de rompre avec les dogmes modernes, égalitaire, humaniste et individualiste, inadaptés pour penser au futur, et qui nous permettrait de survivre dans le siècle de feu et de fer qui vient. (Faye, 1998:4-5)

Troisième thèse (T3) : l’avènement d’un nouveau type de scénario dans un cadre qui est totalement différent du monde égalitaire régnant et actif, dans la mesure où il est clair pour nous que « nous devons nous projeter et imaginer le monde post-chaos, le monde après la catastrophe, un monde archéofuturiste, avec des critères radicalement différent de ceux utiliser dans la modernité égalitaire.»

Ces trois thèses centrales constituent les fondamentaux de l’archéofuturisme, configurant sa trichotomie centrale (TCAf) comme système théorique qui s’exprime de la façon suivante :

Af = <T1,T2,T3>

Où,

Af = Archéofuturisme comme proposition théorique.

T1 = Thèse de la mort du mythe du progrès.

T2 = Thèse de l’éternel retour et la sombre illumination.

T3 = Thèse du nouveau paradigme existentiel.

Qui plus est, il faut mentionner qu’une partie du discours de Guillaume Faye doit être comprise dans le cadre littéraire qu’il se donne afin d’illustrer son travail, et/ou d’élaborer une sorte de projection hypothétique en forme d’utopie et de dystopie, que l’on voit se refléter dans son œuvre, l’Archéofuturisme V2. 0 ( 2016).

Archéofuturisme et transhumanisme : un antagonisme irréconciliable

Aux antipodes de TCAf, on peut présenter le transhumanisme tel qu’il ressort de manière claire et nette des travaux de Max More et Anders Sandberg, et de cette déclaration de la World Transhumanist Association, qui réaffirme la systématisation faite par ces deux auteurs : 

9781907166099-fr.jpg«Le transhumanisme est une sorte de philosophie qui tente de nous guider vers une condition post-humaine. Le transhumanisme a de nombreux points communs avec l’humanisme, tel que son respect de la raison et de la science, son acceptation du progrès et la priorité donnée à l’existence humaine (et transhumaine) dans cette vie au lieu d’une vie future surnaturelle. Le transhumanisme diffère de l’humanisme dans la reconnaissance et l’anticipation d’altérations radicales dans la nature et notre potentiel biologique grâce à différentes sciences et technologies telles que les neurosciences et la neuropharmacologie, l’extension de la vie, la nanotechnologie, l’ultra-intelligence artificielle, la vie dans l’espace, combinées à une philosophie rationnelle et un système de valeur rationnel.» (More, 1990)

Dans la même veine : « les philosophies de vie qui recherchent la continuation et l’accélération de l’évolution de la vie intelligente au-delà de la forme humaine actuelle et de ses limitations au travers de la science et la technologie, sont guidées par des valeurs et des principes qui promeuvent la vie. » (More et Sandberg 2001)

De ce qui précède, il ressort clairement, littéralement et explicitement que le transhumanisme se trouve dans la logique narrative de la modernité, dans la mesure où il implique la continuation et l’expansion de la philosophie du progrès linéaire, compris comme une perfectibilité indéfinie du genre humain et qui n’admet aucun recul que ce soit (Canguilhem, 1999 :669). C’est ce principe névralgique du transhumanisme,  celui sur lequel il repose entièrement et que même l’histoire de la science a démystifié, qui apparaît comme l’antagoniste de la trichotomie centrale de l’archéofuturisme (TCAf).

Très contraire à l’idée de la modernité du progrès linéaire,l’ archéofuturisme met devant lui une idée de mouvement synergique, qui est plus intégrale, un dynamisme vitaliste, dans la mesure où l’archéofuturisme rejette l’idée de progrès comme fin en soi. Car tout ce qui découle de la vision du monde d’un peuple doit être fondée sur des bases immémoriales, et parce que depuis 50 000 ans, Homo sapiens n’a que très peu changé, mais aussi parce que le modèle archaïque pré-moderne des organisations sociales a donné des preuves de son efficacité. À la fausse idée de progrès, nous devons opposer l’idée de mouvement ( Faye, 1998: 89) (revoir d’après l’original, p71)

De ce qui vient d’être exposé il peut être réaffirmé que l’archéofuturisme ne penche aucunement vers le système théorique du transhumanisme contemporain, comme le voit Michael O’Meara (2013) et, plus explicitement encore, Roberto Manzocco (2019), et ce système de pensée ne peut pas non plus être considéré comme une branche conservatrice du transhumanisme, un transhumanisme conservateur, erreur encore pire que toutes celles qu’on pourrait faire. A l’appui de cette idée, on ne peut trouver d’explication que dans la prétention totalitaire du transhumanisme international de s’annexer tout projet qui ferait allusion à l’utilisation de technologie pour l’amélioration de la qualité de la vie et de la condition humaine, initiatives qui ont été présentes depuis la révolution industrielle, étant donné que comme pour tout système théorique, les idées qui lui ont servi de base, et les premières pensées apparentées, ont pu être retracées comme esquissé dans les travaux de Hugues (2002) et Bostrom (2005).

Mais on ne peut en déduire que toute idée qui préconise l’utilisation des technologies pour l’amélioration de la qualité de la vie et de la condition humaine, est en soi du transhumanisme, même si cela est validé par les transhumanistes eux-mêmes, dans la mesure où « l’Homme +» (l’Homme Af) a des particularités qui le différencient précisément comme philosophie et comme proposition théorique, aussi bien par exemple de la pensée futuriste (artistiques et technologiques), et de l’utopisme technoscientifique.

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Le terme transhumanisme est apparu en 1957 sous la plume du biologiste Julian Huxley, tout comme le terme «transhumain» en 1966 dans la bouche de l’Américain futuriste F.M. Esfandiary, sans qu’on puisse parler de transhumanisme à proprement parler avant l’usage systématique du terme par la World Transhumanist Association (WTA) fondée par Nick Bostrom. Il fallait éviter de tomber dans une anarchie sémantique et méthodologique, sous peine de voir le transhumanisme se perdre lui-même dans l’imprécision. Dans cette mesure, «… l’affirmation qu’il est éthique et souhaitable d’utiliser les moyens technoscientifiques pour améliorer fondamentalement la condition humaine…(…) est simplement le plus petit dénominateur commun du transhumanisme et peut être adopté et adapté à ses propres besoins, par la majorité des idéologies politiques à l’exception des idéologies bio-conservatrices et néo luddites.(…)

Bildschirmfoto-2020-05-14-um-11-39-36_720x600.pngLes fondateurs du transhumanisme moderne, conscients de ces risques, essayèrent d’orienter le Central Axis of Transhumanism (CAT) vers des concepts tels que le respect des individualités, liberté, tolérance et démocratie, faisant remarquer que les racines du transhumanisme reposent sur la philosophie des lumières, l’humanisme et le libéralisme. Les extropiens sont allés encore plus loin, essayant d’imposer au CAT, des concepts tels que « l’ordre spontané » et, plus tard, les principes de l’Open society de Soros (Estropico, 2009).

Cependant, dans la pratique, il est clair que ces incitations n’ont pas été totalement couronnées de succès, étant donné qu’à ce jour, tel que nous le voyons, il n’est pas nécessaire d’adhérer au transhumanisme pour pouvoir prétendre que grâce à la technoscience, la qualité de vie et la condition humaine peuvent être améliorées. Cet impératif de précision téléologique et catégorique est partagé par la WTA , pour ne pas tomber dans ce qu’ils appellent le futur fascisme racialiste et eugéniste ou dans l’utopisme technoscientifique du socialisme classique.

Ainsi, il est clair que le transhumanisme et ses courants marginaux (extropianisme, techno-progressisme, singularitarisme, transfigurisme etc.), jusqu’à aujourd’hui, représentent les antithèses des propositions de l’archéofuturisme…

Le mythe de la quatrième révolution industrielle

Faye lui-même notait déjà tout ce qui est exposé dans cet article, dans un court essai publié sur son blog le 23 mai 2016, qui partageait de nombreuses similarités avec les récents commentaires que Mario Bunge a apportés sur le sujet. Il englobait en effet le transhumanisme dans le cadre plus large des réactions quasi religieuse issues de la foi en l’idée du progrès et du développement linéaire, y voyant un fait symptomatique de l’effondrement économique mondial à venir.

«L’optimisme forcé, assez irrationnel, sur la ”nouvelle économie numérique”, avec le big data, la blockchain, l’impression 3D, le ”transhumanisme”, etc. qui préfigureraient une “quatrième révolution industrielle” et un nouveau paradigme (et paradis) économique mondial, relève probablement de l’utopie et de l’auto-persuasion. Et de la croyance aux miracles» (Faye, 2016).

La première révolution industrielle – début du XIXe siècle– s’organisait autour de la machine à vapeur, la deuxième (fin du XIXe) autour de l’électricité, la troisième autour de l’informatique (milieu XXe). La quatrième révolution (début XXIe), issue des deux dernières, l’électrique et l’électronique, concernerait la généralisation d’Internet et des connections universelles numériques par le web. Le concept de « 4ème révolution industrielle » est né après la foire de Hanovre en 2011, où l’on a célébré la naissance de l’ ”usine connectée” ; cette dernière, entièrement ”webisée” et branchée directement sur les clients, est robotisée et emploie de moins en moins de salariés. On a créé l’expression abstraite d’” industrie 4.0”. C’est un concept assez creux : à quand, l’ ”industrie 5.0” ?

Le néo-scientisme et l’écologisme

Les prophéties sur la révolution de l’économie numérique, avec ses mots fétiches, cloud, big data, transhumanisme, etc, appartiennent à une idéologie néo-scientiste qui risque de déboucher sur des désillusions terribles. Or, ce néo-scientisme sans prise de recul, comme celui de la fin du XIXe siècle, cohabite curieusement, chez les mêmes, avec un anti-progressisme écologiste. Il est aussi stupide que les théories de la décroissance : il relève du même extrémisme.

pack-faye-5-ouvrages-a-prix-reduit-.jpgCe romantisme néo-scientiste est l’exact pendant de celui de la fin du XIXe siècle – relisez Jules Vernes et Victor Hugo – où l’on s’imaginait l’avenir en rose sous l’influence du concept magique et au fond peu rationnel de ”Progrès”. À la fin de son poème La légende des siècles, Victor Hugo brossait une vision idyllique du XXe siècle.

Les erreurs des pronostics technologiques sont une habitude. Jules Vernes prévoyait qu’en 1960, les habitants des villes se déplaceraient en engins volants individuels. Mais il n’avait pas prévu l’automobile. Et, dans les années 60, on pronostiquait des bases humaines nombreuses sur la Lune et sur Mars, astronomiques et d’extraction minière, la généralisation des transports aériens supersoniques et hypersoniques stratosphériques ainsi que la diffusion de l’énergie de fusion nucléaire. Bien des pronostics sur le futur de la ”révolution numérique” relèvent probablement des mêmes erreurs utopiques de jugement.

L’utilité marginale déclinante de l’économie numérique

Le téléphone, l’électrification, le chemin de fer et l’automobile, l’aviation comme la radio et la télévision, la pénicilline, l’anesthésie, etc. ont été des bonds technologiques énormes, de par leurs conséquences, bien plus qu’Internet ou l’économie numérique. Le binôme numérique/informatique offre moins de facilités qu’on ne croit ; parce qu’il complique les processus autant qu’il ne les simplifie. Les innovations technologiques de la ”révolution numérique” ne répondent pas dans la pratique quotidienne, à leurs promesses. Elles sont inférieures en terme d’avantages marginaux aux innovations des précédentes mutations techno-industrielles» (Faye, 2016).

Archéofuturisme et Crisolisme

L’archéofuturisme, selon ce que nous venons de voir, est une position équilibrée, qui intègre dialectiquement deux catégories : l’archaïsme et le futurisme. C’est une théorie critique de la modernité mais aussi des traditions.

crisolisme.jpgL’héritage fayen est à la base de l’archéofuturisme péruvien dans le cadre de la Théorie Crisoliste, laquelle prévoit une harmonie entre la vision traditionnelle de diverses ethnies, dont la Péruvienne, et l’idée d’une synergie technoscientifique ainsi qu’un mouvement socio-économique harmonieux, sans affecter les environnements, par exemple, les communautés Andine et Amazonienne, face au danger d’un idéal de progrès infini représenté par une vision d’exploitation de la nature, qui jusqu’à ce jour n’a apporté que des exploitations minières illégales dans la région de Madre de Dios, des effondrement minier à Ancash, des marées noires en Amazonie, la déprédation dans les réserves écologiques telle que Chaparri, augmentant le risque d’extinction d’espèces menacées, et la déforestation exacerbées provoquant la perte de 164 662 hectares de forêt tropicale amazonienne en 2016, ce qui mit en danger la santé et l’équilibre environnemental.

L’archéofuturisme donc, n’est pas la misanthropie cachée du transhumanisme, nourri par l’idée d’un progrès infini, qui déteste l’être humain ordinaire, limité par ses faiblesses biologiques. L’archéofuturisme n’est pas non plus, et ne sera jamais, un transhumanisme conservateur. L’archéofuturisme est la réaffirmation d’un amour authentique des potentialités de l’humain originel en tant que tel, dans la mesure où il est évident que l’idée moderne du progrès, tel qu’il fut dénoncé par Rousseau (1750), génère un être riche matériellement et techniquement puissant, mais moralement répugnant.

Source


Un grand merci à Olivier Dubuis pour la traduction

vendredi, 12 février 2021

De la morale - En hommage au Prince de Ligne

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De la morale

En hommage au Prince de Ligne

par Luc-Olivier d'Algange

La fin du siècle dernier pouvait, aux regards distraits, laisser croire que le temps de la morale sévère était révolu et que, par un assentiment général, on allait pencher vers une sorte d'hédonisme démocratique et universel, ainsi que le laissaient à entendre les théoriciens de la «   fin de l'Histoire   » et les mœurs les plus ostentatoirement affichées. Force est de constater qu'il n'en fut rien; nous voici en des temps où la morale la plus âpre, la plus «     indignée    », souvent persécutrice, s'exerce sur tous les fronts.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que de prendre conseil d'un Maître plus ancien, et, peut-être, de tenter de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus. A cet exercice de dioptrique morale, nul ne nous invite mieux que le Prince de Ligne.

Un esprit hâtif, jugeant ses œuvres d'après ses titres et l'homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer, comme on classe un dossier, pour s'en défaire comme d'un legs obsolète, parmi les libertins du XVIIIe siècle, auquel, certes, il appartient mais dont il se dégage par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles surgissent de son propre mouvement, lequel est guidé par le goût, cette notion française par excellence.

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Il faut lire l'auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d'alerter son intelligence et que celle-ci, si libre qu'elle soit dans ses exercices, demeure ancrée dans une idée du beau indissociable du bien; idée d'autant plus exigeante qu'elle ne s'abandonne jamais à la confusion ou à l'outrance. Une certaine longanimité est nécessaire afin que l'expression de ce que l'on croit être le bien ne soit pas une grimace. La formule bien connue du Prince de Ligne: «   Etre heureux et rendre heureux   » nous semblerait une morale minimale, sinon minimaliste, si l'on ne s'avisait aussitôt  qu'elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, «   être malheureux et rendre les autres malheureux   », -  ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains.

s-l640.jpgRéduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une «   réduction phénoménologique   », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.

Une morale décantée est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l'abstraction, par ces généralisations abusives, et fausses, qui seront, ultérieurement, au principe des contraintes les moins légitimes: «   J'ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu'il se levait un peu trop tard. »

La morale décantée par le bonheur, celle, enfin, qui sait qu'elle retrouve sa raison d'être en se délivrant du ressentiment, est d'abord délicatesse, - cette subtile science de ne point offenser: «   Je trouve horrible à un homme d'esprit d'attraper un sot. Qu'il attrape un autre homme d'esprit, s'il le peut. Celui des deux qui sera l'attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux  ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale et déclarative, non point présomptueuse ou fière mais humble à sa façon, parfois pyrrhonienne, pratiquant la «  suspension de jugement  », mais seulement jusqu'au point où ne défaille l'impératif premier de «   rendre heureux   ».

Notre temps est aux justiciers, c'est dire à l'outrecuidance fondée sur la méconnaissance de la nature humaine. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, - naïfs car ils s'imaginent accroître l'empire du Bien, alors qu'ils ne font que leur propre bien, au détriment d'autrui, et retors car l'usage excessif de la mauvaise foi, qui est le filigrane de leurs arguties, en fait des sophistes controuvés et perpétuellement menaçants. A l'inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. La juste formulation est pour lui, comme elle le fut pour Confucius, la garante de l'harmonie entre les hommes. Au juste, en tant qu'épithète plutôt qu'à la Justice, en tant qu'hypostase, va la préférence du Prince de Ligne: «   Il est souvent de la justice de ne pas faire justice   ».

51Fdf-+LHKL._SX294_BO1,204,203,200_.jpgLe Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: «   Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison   ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: «   Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit   ».

Encore que le ton donné à ses propos, à ses contes, soit porté par un résolu carpe diem, que sa sagesse soit enclose dans la célébration du moment présent et que ses regards soient orientés en avant, vers le bonheur attendu, vers l'un de ces «   commencements amoureux   » qu'il préfère à toutes les vanités mondaines, voire aux gloires de l'héroïsme, parfois lui pointe une nostalgie pour des temps plus nobles et d'une plus haute vigueur, mais cette nostalgie même lui est un encouragement à vivre pour en délivrer les sources empierrées.

S'il y eut jadis cette vigueur, eh bien, qu'elle soit ! Le Prince de Ligne, telle est son intelligence appliquée aux situations, n'avait nul besoin de connaître quelque philosophie existentialiste pour comprendre qu'il faut tout jeter dans le feu de l'acte d'être, dans «     l'être-là   », et avec ces quelques brins de folie qui font, selon la formule d'Héraclite, «   le feu mêlé d'aromates   ». L'ataraxie ne lui vaut guère. Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, qui fait «   danser la terre   », selon la formule antique, d'une danse où l'on s'oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous, le Prince de Ligne préfèrera la danse des Cosaques ou «   des jeunes femmes grecques et des beautés de Géorgie et de Circassie     » à «    la grâce stupide et importante d'un menuet, accompagné d'un sourire en donnant la main, avec un sot balancé   ».

Plus on le fréquente et mieux l'on comprend que le Prince de Ligne, tout immoraliste qu'il se donne, célèbre les vertus, au sens étymologique, non la vertu des ligues et des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales, de bonne venue, qui font les gens de bonne compagnie, les vertus qui sont générosité et vigueur: «   Je ne vois plus d'envie de s'amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n'a plus qu'une sourde ambition.   »

lelivr_R320063348.jpgLa force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: «   On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours   ».

L'exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L'intuition du Prince de Ligne précède la grande pensée morale de Nietzsche: le ressentiment est l'écueil affreux; sans la jalousie, il y aurait du paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des Moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l'importance que l'on se donne et que l'on se joue: «   C'est l'importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s'imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins.   »

S'il est une mauvaise dévotion et de sinistres dévots, - et celle-ci ne dira la grandeur de Dieu que pour affirmer ce que ceux-là pensent être la leur, et leur droit à méconnaitre la simple dignité des êtres et des choses, - il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu'il prend la peine de définir, «   la dévotion de bonne foi d'une âme tendre et un peu exaltée, d'un cœur juste et pur   ». Ce qu'il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: «   Ce dévot, tel que je l'entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d'affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde     ».

Mesurons, en passant, l'effroyable régression de la morale depuis l'heureux Prince de Ligne. Prenons à cœur de recevoir ce qu'il nous donne sans prétendre à nous édifier, sans nous livrer à ces rituels spectaculaires où la défense du «   Bien   » devient une forme d'hystérie; et songeons enfin, avec une «   bienveillance  » enfin non galvaudée, mais résolue à les défendre, à ces «   plus jolis petits péchés du monde  » qui désormais, ne seront, parfois, que de laisser ses cheveux au vent et ses regards aux couleurs de la vie.

14272734028.jpgCet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas «   la folle du logis   », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.

Le Prince de Ligne, dont l'imagination n'est pas moins visuelle que musicale, nous entraîne en des tableaux vivants, comme le savent les véritables amateurs qui, plutôt que de gloser sur l'histoire de l'art, aiment à se promener dans les arrière-plans des peintures illustres et, dédaignant le motif principal, le sujet historique ou religieux représenté, préfèrent s'imaginer, promenant ou divagant, sous le soleil peint là-bas comme sous un vrai soleil, au milieu des cyprès, ou dans sa nuit, sous d'indiscernables feuillages, comme dans une nuit véritable. Au repos, un repos gagné par la vigueur dépensée, livré à sa songerie, le Prince de Ligne ne dédaigne pas, en homme de son temps, à imaginer quelque cité idéale, qui serait, non l'accomplissement d'une idéologie, toute idéologie étant la préméditation d'un massacre, mais un reflet de son âme, qui est une âme chromatique: «  Je voudrais qu'on s'attachât plus aux couleurs qu'on ne le fait  ». Dans cette cité, advenue, non par la vengeance des envieux mais par un rêve venu de loin, peut-être de quelque conque marine atlantidéenne, il y aurait, précise le Prince de Ligne un beau climat  «  Astrakan, par exemple, ou Poltava, quelque part où l'été ne fût pas trop chaud, avec très-peu d'un hiver assez léger     ». On y verrait des «  brunes vêtues de bleu   » et des «  blondes, de rose cendré  ». «   La mort viendrait, je crois, plus tard qu'ailleurs descendre sur cette jolie ville   ».

Luc-Olivier d'Algange

 

mercredi, 10 février 2021

LA BOÉTIE - La servitude volontaire

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LA BOÉTIE - La servitude volontaire

Alors qu'il est âgé de seize ans, Etienne de La Boétie écrit l'un des textes les plus radicaux sur les rouages de la domination politique. Selon La Boétie, si le peuple est opprimé, la faute n'en revient pas aux tyrans mais au peuple lui-même. Ce mécanisme porte un nom : la servitude volontaire.
 
La Boétie - "Discours de la servitude volontaire" : https://amzn.to/3arbGG9 #ServitudeVolontaire #LaBoetie #Domination
 
 
QUI EST LE PRÉCEPTEUR ?
Charles Robin est précepteur et enseignant en philosophie, français et mathématiques. Depuis plusieurs années, il accompagne des élèves de tous niveaux dans leur parcours scolaire. Ses élèves l'apprécient pour son franc parler, son sens de l'écoute et sa capacité à rendre claires des notions parfois complexes. Son projet, à terme, est de créer une école populaire autonome dans laquelle seraient valorisés les savoirs fondamentaux, les arts et l'initiative collective.
 

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Pas de combat politique sans mythe ! (Georges Sorel)

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Pas de combat politique sans mythe ! (Georges Sorel)

Dans cette vidéo, nous nous pencherons sur la notion de mythe politique telle qu'elle fut exposée par Georges Sorel. Comme il le montre, tout combat politique repose sur des mythes qui meuvent les militants et les partisans, rappelant ainsi la primauté des images, des sentiments et des idéaux sur la stricte analyse rationnelle dans ce domaine.
 
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Musique du générique : L'ouverture de "La force du destin" de Verdi
Musique de fin : "le chœur des pèlerins" de l'opéra Tannhäuser de Wagner
 
Livres de Sorel sur lesquels je me suis basé pour cette vidéo : "Les réflexions sur la violence", "Les illusions du progrès" et "La décomposition du marxisme".
 
 

lundi, 08 février 2021

Poutine, le philosophe Ivan Iline et «L’ascension jusqu’aux sommets des meilleurs»

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Poutine, le philosophe Ivan Iline et «L’ascension jusqu’aux sommets des meilleurs»

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Sur quels fondements philosophiques s’appuient la politique nationale et internationale de Vladimir Poutine ? Découvrir et lire Ivan Iline, théoricien de l’unité et de la spécificité russe.

Le 3 octobre 2005, le cinéaste russe Nikita Mikhalkov, ami proche du président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine, est parvenu, étant à la tête du Fonds pour la culture russe, à faire transférer au monastère Donskoï à Moscou, en même temps que les cendres du général Anton Denikine, celles d’un quasi inconnu en Russie (sauf de quelques intellectuels, en particulier Soljenitsyne) – bien que ses œuvres complètes aient été enfin publiées [1]. On murmure que c’est le fils d’un avocat filleul d’Alexandre II et d’une luthérienne convertie, tous deux inscrits sur la Table des rangs qui, depuis Pierre le Grand, précise le degré des serviteurs de l’État. Son nom ? Ivan Alexandrovitch Iline. Mort en Suisse en 1954.

Le 12 décembre 2013, Vladimir Poutine, dans son adresse à l’Assemblée fédérale, se réfère à Nicolas Berdiaev lorsqu’il veut préciser ce qu’il entend par un conservatisme qui refuse la révision systématique des valeurs, la famille au premier chef : « Le sens du conservatisme n’est pas d’empêcher d’aller de l’avant vers le haut, mais d’empêcher de reculer et de retomber dans le chaos obscur et l’état primitif[2] ». Conserver pour défendre, défendre pour avancer, mais sur une voie propre, les concepteurs de « l’idée russe » au XIXe, au XXe, y voient pour la Russie le salut. Dont Ivan Iline.

Début janvier 2014, quelques semaines avant l’entrée en Crimée de troupes « pro-russes » non identifiées, hauts fonctionnaires, cadres supérieurs, gouverneurs des régions de la Fédération reçoivent en cadeau de Nouvel An La philosophie de l’inégalité de Nicolas Berdiaev (1918), La justification du bien de Vladimir Soloviev (1897) et Nos tâches, d’Ivan Iline (1956), où l’on trouve ceci : « Si le choix de ces nouveaux hommes russes réussit et se réalise rapidement, alors la Russie se relèvera et renaîtra en l’espace de quelques années. Si ce n’est pas le cas, la Russie tombera du chaos révolutionnaire dans une longue période de démoralisation postrévolutionnaire, de déclin et de dépendance envers l’extérieur[3]. »

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Au Forum de la Jeunesse « Tauride » du 10 au 20 août, qui se tient en Crimée six mois après le référendum du 16 mars grâce auquel Moscou a constitué comme nouveaux sujets de la Fédération de Russie la république de Crimée et la ville de Sébastopol, Boris Mejouev, rédacteur aux Izvestia, philosophe, politilogue, insiste sur le fait que la Russie doit « s’édifier comme une civilisation séparée ». Dans quelles conditions ? C’est là qu’il est utile de se remémorer Ivan Iline, hanté par le démembrement de son pays ; pour lui la défense des valeurs traditionnelles ne se sépare pas de l’idée d’un État solide, qui défend son unité par la force si nécessaire ; en quoi il s’opposait à Tolstoï, qui prônait le pacifisme[4]. L’identité nationale est vue comme un rempart contre la standardisation culturelle, déjà à l’œuvre, de fait, dans le libéralisme occidental.

Février 2015, le philosophe et journaliste français Michel Eltchaninoff publie chez Actes Sud Dans la tête de Vladimir Poutine, un essai dont le mérite est aussi de faire le point, à l’occasion des événements de Crimée, sur les influences d’ordre philosophique qui pourraient déterminer ou infléchir la politique du président de la Fédération de Russie. L’ouvrage, récompensé par le Prix de la Revue des deux mondes, apporte éclaircissements et nuances. S’il est vrai que la philosophie inspire davantage nombre de « têtes pensantes » autour de Poutine, dont Vladimir Iakounine, plutôt que Poutine lui-même, dont la passion va au judo – pourtant les références implicites ou explicites à Ivan Iline se multiplient dans ses discours. Elles sont particulièrement saillantes lors de ses interventions au club Valdaï[5]. Qui est Ivan Iline ?

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Une pensée de l’État dans l’exil

Une formation de juriste lui ouvrit un temps une carrière de professeur de droit. Puis une vie décentrée dans l’exil, en Allemagne (Stettin) et en Suisse (Zollicon), et ce après condamnation à mort, commuée en embarquement sur ce « bateau des philosophes » où Berdiaev s’est trouvé aussi, en 1922. Une pensée politique hantée par la dislocation de l’État russe, tentée mais un moment seulement par le national-socialisme[6], finalement plus bienveillante à l’égard de Mussolini. Pensée qui se construit autour de trois notions : le sens de l’État (et non du parti) ; le respect du droit (non comme lettre froide mais disposition intimement incarné) ; le patriotisme (plutôt que le nationalisme). Voilà résumé l’essentiel. L’œuvre d’Ivan Iline compte environ cinquante livres et mille articles, en russe, en allemand, en français. Elle prend sens pour nous si on l’approche sous un angle qui paraîtra à première vue paradoxal : les libertés – l’angle le plus pertinent à en croire l’essayiste Ivan Blot[7].

La plus importante est la souveraineté, entendue au sens de la non-dépendance d’un État à l’égard de quelque autre dans les domaines considérés comme vitaux, où l’unité historique de la nation, sa sécurité présente, son devenir prochain risqueraient d’être engagés. C’est la leçon de la guerre civile qui parle : celle de Russie, de 1917 à 1922. Mais il me souvient aussi comment le président Hollande, qui proposait en 2012 à Poutine une conversation à propos des anti-missiles, s’est vu opposer une fin de non-recevoir immédiate : tant que la France serait sur ce point tributaire des États-Unis, aucune conversation ne serait ouverte avec elle.

Autre liberté majeure aux yeux d’Ivan Iline, celle de cultiver son identité nationale, au sein d’un ensemble où l’unité reste assurée par l’élément ethnique et culturel russe, par opposition au relativisme absolu qui a mené l’Europe à oublier ses origines et à perdre, en même temps que ses traditions, son identité, au bénéfice d’un multiculturalisme qui en outre l’affaiblit. Voici ce que dit Poutine au club Valdaï en septembre 2013 : « La Russie a toujours évolué au sein d’une “complexité florissante” en tant qu’État-civilisation, consolidé par son peuple russe, le langage russe, la culture russe, l’Église orthodoxe russe et les autres religions traditionnelles du pays. C’est précisément le modèle d’État-civilisation qui a formé notre entité étatique. Il a toujours cherché à s’accommoder souplement à la spécificité ethnique et religieuse de territoires particuliers, afin d’assurer la diversité dans l’unité[8] ».

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La réalité d’une inspiration

Même si c’est au moine et diplomate Constantin Leontiev (1831-1891) que Poutine fait explicitement référence – cet autre champion d’une Russie messianique sous réserve qu’elle crée une civilisation slavo-asiatique propre, distincte de l’européenne, et centrée sur Constantinople –, le propos renvoie à toute la hantise d’Ivan Iline de sauvegarder l’unité en respectant les « libertés locales ». La diversité naturelle du monde est « une donnée de Dieu », dit encore Poutine ; mais surtout les émeutes à caractère xénophobe de 2006 (Carélie), 2009 et 2013 (Moscou) sont passées par là.

C’est, avec cette citation, le moment de marquer deux limites à l’influence qu’ont pu avoir tel ou tel philosophe sur le virage que Poutine, au lendemain de son élection de 2012, est censé avoir pris. D’une part il est avant tout un homme d’action, d’autre part, Ivan Iline, on l’a compris, est loin d’avoir l’exclusivité. Outre Léontiev, il faudrait citer le panslaviste Nikolaï Danilevski (1822-1885), qui insiste sur le fait que la Russie et les Slaves composent un ensemble culturel unique ; le philosophe converti Vladimir Soloviev (1853-1900), convaincu que la recherche de la perfection, qui est la fin de notre espèce, s’incarne dans la famille et la patrie ; le naturaliste Lev Goumiliev (1912-1992), pour qui l’énergie vitale qui fait défaut en Occident surabonde en « Eurasie » ; ou le métropolite de Pskov, Tikhon Chevkounov, présumé confesseur de Poutine, pour qui il en est de la Russie d’aujourd’hui comme de Byzance : toutes sortes de dangers la pressent de toutes parts.

Illustration : « Le guide sert au lieu de faire carrière, combat au lieu de faire de la figuration, frappe l’ennemi au lieu de prononcer des mots vides, dirige au lieu de te vendre aux étrangers. » Ivan Iline

[1]. De 1998 à 2003.

[2]. Berdiaev, De l’inégalité, 1918.

[3]. Chapitre La tâche principale de la Russie.

[4]. La résistance au mal par la force, 1925.

[5]. Cercle de réflexion créé en 2004 près du lac Valdaï, région de Novgorod, par l’agence Ria Novosti.

[6]. Auquel il deviendra vite suspect, étant même arrêté par la Gestapo.

[7]. Conférence au cercle de l’Aréopage du 21 juin 2016.

[8]. Discours à Valdaï – 19 septembre 2013, http://en.kremlin.ru/events/president/news/19243.

Quand le conflit constitue le coeur du politique: la grande leçon de Julien Freund

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Quand le conflit constitue le coeur du politique: la grande leçon de Julien Freund

par Louis Soubiale

Ex: http://lafautearousseau.hautetfort.com

Parce que nos contemporains sont devenus amnésiques au point d’avoir perdu jusqu’au sens du tragique, ont-ils fini par se persuader que la France, l’Europe et plus généralement l’occident, étaient enfin rentrés dans l’ère du progrès continu, de l’eudémonisme et de la parousie terrestre.

Pour s’en tenir aux 27 États de l’Union européenne, les baby-boomers et leurs successeurs n’ont jamais connu les périodes d’instabilité vécues par leurs aïeux, dues, pour l’essentiel, aux guerres ou aux périodes de famines – voire d’épidémies, au miroir desquelles notre Covid-19 fait figure de douce plaisanterie. Nos sociétés pacifiées – à défaut d’être authentiquement pacifiques – ont participé d’un désarmement qui n’est pas seulement d’ordre militaire, puisqu’il affecte intellectuellement et psychologiquement la majorité de nos concitoyens qui sont désormais convaincus, au prix d’un manichéisme séraphique des plus consternants, que la « paix » constitue, à jamais, leur indépassable horizon éthique, tandis que la « guerre » – dont la Seconde Guerre mondiale symbolise, à leurs yeux souvent voilés par une crasse ignorance, l’évènement topique et archétypique –, figure eschatologique sécularisée, renvoie à des temps barbares, archaïques et, comme tels, définitivement révolus. Dit autrement, nos sociétés post-modernes semblent pathologiquement avoir évacué, à peu de frais, tout scénario, quand ce n’est pas jusqu’à l’idée même de conflictualité, de la simple rivalité ou opposition agonale à l’hostilité polémogène ou belligène.

jef810.jpgQuelle n’est pas leur surprise mâtinée d’horreur, lorsque, contre toute attente, surgit, comme satyre au détour d’un bois, la figure inattendue, brute – voire brutale – et grossière de l’antagonisme, surtout lorsqu’il est de nature politique ! C’est ainsi que le mémorable épisode antagonique de la prise d’assaut du siège du Congrès des États-Unis d’Amérique – une fraction du peuple s’étant élevée contre ses représentants élus – a littéralement sidéré les opinions publiques occidentales qui l’ensevelirent sans réserve – et sans nuance – sous un flot incontinent de réprobations excommunicatrices et de condamnations conjuratrices – l’on remarquera, en effet, que la démonologie et l’exorcisme ne sont, paradoxalement, jamais loin dans les esprits déspiritualisés et laïcisés de nos belles âmes offusquées…

Prolongeant Clausewitz qui considérait que la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens, Julien Freund (1921-1993), philosophe et sociologue du politique et du conflit, écrivait dans son maître-ouvrage, L’Essence du politique, que « la politique porte en elle le conflit qui peut, dans les cas extrêmes dégénérer en guerre ». S’appuyant sur la critériologie schmittienne de l’ami et de l’ennemi, Freund la dépasse en l’élevant au rang d’une des trois hypostases du politique – les deux autres étant la distinction du public et du privé et la relation du commandement avec l’obéissance. Freund considère que toute politique, réellement ou virtuellement, suppose le conflit. Ce faisant, rejoignant Machiavel, le philosophe de Villé récuse toute morale dans le champ du politique : « il n’y a pas de politique morale, il n’y a qu’une morale de la politique. » Cette dernière se résume au moyen spécifique d’action du politique : la force – dont le rôle est de « conserver », la ruse n’étant que sa « servante ». Si son maître et ami, le juriste Carl Schmitt, se bornait à identifier le politique partout où se manifeste une relation de type agonistique entre l’ami et l’ennemi, Freund, en bon aristotélicien, classera le politique parmi les six activités originaires de l’homme, chacune étant considérée comme une « essence » : l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique.

Le politique est donc, par excellence, le topos de la confrontation. S’il ne débouche pas toujours sur l’élimination physique de l’adversaire, au moins renferme-t-il, inévitablement, cette potentialité qui, formellement, d’une part lui confère les traits d’un concept-limite, substantiellement, d’autre part, en fait le domaine de tous les imprévus – de la simple discordance ou dissidence à l’affrontement physique, en passant aussi par l’aboutissement du compromis. Telle est la grande leçon de Freund, qui a appris de Max Weber que les points de vue ne sont pas toujours dialectiquement conciliables et de Georg Simmel que le conflit peut aussi être « une forme positive de socialisation ». Plus tard, Chantal Mouffe s’en souviendra – bien que partant directement des travaux de Carl Schmitt, là où ceux de Freund eussent été plus pertinents – pour forger son concept d’« agonisme », type de conflit antagonistique apprivoisé ou « sublimé » par la politique démocratique. L’assentiment de Freund au réalisme anthropologique n’évacue donc pas l’inimitié ou l’hostilité, attendu, précisément, que la finalité du politique, enté sur la recherche constante du bien commun, est de « savoir envisager le pire pour empêcher que celui-ci ne se produise » (La Décadence, 1984). La violence et la mort sont parfois ces « pires » que toute politique doit savoir efficacement conjurer. Mais si « la politique repose sur la peur », la peur du conflit est, quant à elle, impolitique.

Source : https://www.politiquemagazine.fr/

samedi, 06 février 2021

La gauche postmoderne a oublié le travail, l'ontologie et la patrie

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La gauche postmoderne a oublié le travail, l'ontologie et la patrie

Carlos X. Blanco

Ex : https://decadenciadeeuropa.blogspot.com

La liberté chez Marx est un concept ontologique de l'être social de l'homme, et elle est intelligible à la lumière d'une philosophie de l'histoire. L'homme, selon certaines théories, possède une capacité plus ou moins grande de contrôle sur les conditions matérielles de l'existence. Il ne s'agit pas d'une liberté abstraite - détachée des facteurs de conditionnement historiques qui canalisent et restreignent les opérations humaines. Ce n'est pas un a priori constant ou naturel.

Marx a ouvert "...une nouvelle conception de l'homme et de la liberté, en la comprenant d'une manière non seulement négative, c’est-à-dire ni comme une liberté naturelle ni comme un goût pour le hasard, la causalité, la contingence, bref pour l'indétermination, comme elle l’était typiquement pour l'idéologie libérale. Marx la conçoit au contraire comme une "liberté sociale" - selon l'expression de J.D. García Bacca-, ou une "liberté égalitaire" - selon les mots de G. della Volpe. En opposition à la conception idéaliste de la liberté comprise comme indépendance par rapport au monde réel ou comme détachement du monde réel, Marx postule la liberté matérialiste, le pouvoir ou la domination sur les conditions d'existence, qui rend possible le développement d'une activité humaine libre et consciente. Cela signifie l'émancipation humaine comme la réabsorption par l'homme réel de ses propres forces en tant que forces sociales, la réconciliation de l'homme avec son espèce, l'union entre l'individualité et la sociabilité, permettant une liberté réelle, l'émancipation humaine" [A. Prior, La Libertad en el pensamiento de Marx, Univ. de Murcia/Univ. de Valencia, Valencia, 1988, p. 54].

Lorsque nous parlons de liberté, et, ce faisant, nous ne voulons pas tomber dans les apriorismes, dans le naturalisme a-historique, dans l'abstraction pure, nous devons parler de la liberté humaine dans le cadre d'une étape historique donnée et dans le cadre d'un certain mode de production. Il existe donc une anthropologie marxienne, mais en réalité elle consiste en un fragment d'une ontologie de l'être social, c'est-à-dire une théorie sur ce qu'est la réalité et comment cette réalité est, à son tour, le fruit d’opérations humaines. La réalité marxienne est toujours une réalité "anthropique" : tout est vu du point de vue des formations sociales humaines dotées d'une certaine capacité d'ouverture sur les secteurs et les couches de la réalité dans lesquels ces formations sont insérées. La capacité à sarcler et à ouvrir de nouveaux secteurs et de nouvelles couches de la réalité est très différente, selon la formation et le créneau culturel dans lequel elle se trouve. À tout moment et quel que soit le degré de contrôle sur la réalité, les "libertés" sont essentiellement diverses et souvent incompatibles entre elles. Parler de "la" Liberté comme d'un absolu ne répond qu'à un mode de pensée absolutiste. Lorsqu'un être humain vient au monde, il rencontre un monde objectif, et il est lui-même, en tant que corps actif, une réalité objective. Avec cette réalité corporelle-objective qu'il est lui-même, dans laquelle il se constitue et se développe, il en vient à se constituer en réalité par antonomase, et non en simple subjectivité et non en simple effet. L'éducation, le niveau technique, les compétences acquises compteraient parmi les causes qui expliquent et déterminent ce qu'est un homme au sens anthropologique du terme. Mais dans le marxisme, l'anthropologie doit conduire à une ontologie : qui est l'homme, car l'homme est ce que sa société et les facteurs de conditionnement matériel de son temps déterminent. Encore une fois, nous citons Angel Prior :

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"La caractéristique de l'homme est son extériorisation, son objectivation. Si l'on est un être corporel, vivant, sensible, c'est parce que ses objectivations sont aussi réelles et sensibles. Exister de manière naturelle, c'est posséder la nature en dehors de soi. L'objectivation est une condition de l'être naturel, elle ne participe pas au (mode de) l'être de la nature. L'être objectif se caractérise, en bref, par la possession d'un objet en dehors de lui-même. Marx confère aux pouvoirs humains un caractère non seulement anthropologique, mais aussi ontologique" [op.cit. p. 66].

Dans ce travail, nous acceptons qu'il existe chez Marx un concept matériel - et non matérialiste - de la liberté. Loin du déterminisme "techno-économique" qui lui a été attribué, loin du "sociologisme", selon lequel l'être humain est réduit aux conditions sociales et matérielles de l'existence. Chez Marx, il y a une ontologie, et ce n'est pas précisément une ontologie en accord avec les Lumières, les idées du Progrès et le positivisme de certaines "lois de l'histoire". Que dans le langage utilisé par le philosophe, mille et une traces de son propre temps ne puissent être détectées serait comme demander à Marx d'être un dieu, un être à part de l'histoire et des influences environnementales, au-dessus de l'éducation concrète reçue. Les influences environnementales et éducatives étaient celles de la classe moyenne européenne éduquée et libérale du XIXe siècle, plus les connaissances du mouvement socialiste précédent, également héritier des Lumières, des idées imprégnées de rationalisme et de scientisme : le monde s'améliorerait, la science et la technologie résoudraient les problèmes matériels fondamentaux de l'humanité, et les problèmes matériels des êtres humains aideraient à résoudre la misère spirituelle, en particulier celle de la classe ouvrière. Aujourd'hui, nous voyons les choses très différemment. Le progrès n'existe pas. La plus grande capacité technique suppose, pour le capitalisme, une plus grande possibilité de réifier le corps et l'âme de l'être humain, une réification jusqu'à ses derniers recoins et particules. L'ultra-esclavage de l'être humain, sa disparition plus que probable, sont aujourd'hui des réalités en vue, que Marx n'aurait pas pu imaginer.

Les Lumières ont fini par devenir un despotisme absolu, le "nouvel ordre mondial". De nos jours, alors que l'on parle encore du "fascisme" comme s'il s'agissait d'une catégorie politique en vigueur, après qu’il a été vaincu en 1945, peu de gens se rendent compte que le fascisme qui a réellement survécu est celui du despotisme absolu du capital qui, en utilisant les alibis éclairés (notamment les droits de l'homme interprétés de manière créative et comme un tableau extensible, ouvert à l'infini) exerce sa domination sur la plus grande partie du monde. Le livre d'Adorno et Horkheimer, Dialectique des Lumières, était vraiment prescient. Au XXIe siècle, les Lumières continuent de déployer leurs potentialités, passant du plus émancipateur au plus sinistre, comme quelqu'un qui voyage à travers un spectre de lumière visible sans solution de continuité. Ces potentialités qui ont servi à abolir la servitude, les privilèges et la misère, ont joué leur rôle en Occident. Mais à la fin de l'histoire des Lumières, ce que nous avons vu n'était rien d'autre qu'un arsenal d'armes idéologiques pour soumettre les peuples à la domination du capital.

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Parmi les armes idéologiques figurent celles qui consistent à "rapprocher le marxisme" d'un matérialisme. L'effort du fondateur de cette ontologie de l'être social pour surmonter et s'éloigner de L. Feuerbach et de son matérialisme n'a servi à rien. L'énorme travail pour entreprendre une "Critique de l'économie politique" n'a servi à rien, car cette science économique, pour le marxisme, est une fausse science, c'est de l'idéologie. C'est aussi de l'idéologie et une fausse conscience que de présenter comme de purs faits et d'éternelles lois naturelles ce qui n'est rien d'autre qu'un système historique (créé par l'homme et susceptible d'être renversé par l'homme) d'exploitation de certaines classes par rapport à d'autres.

Lorsque l'on tente d'aligner le marxisme sur le matérialisme et sur certaines scientificités présumées ("matérialisme historique", "matérialisme philosophique", "lois de la dialectique"), ce que l'on fait, sans vergogne, c'est offrir la version la plus domestiquée et la plus gérable possible d'un nouveau déterminisme qui bloque les êtres humains dans leurs possibilités de "devenir réalité".

Marx, avant d'être le créateur d'une science ou le chef d'une armée d'épigones révolutionnaires, doit être considéré comme un philosophe. Un métaphysicien de facture aristotélicienne et hégélienne, à parts égales, l’une pour le philosophe grec antique, l’autre pour l’Allemand du début du 19ème. Et le voir ainsi n'est pas une mince affaire. Le capitalisme veut nous laisser sans métaphysique. Le capitalisme est un système de dissimulation et de camouflage de la réalité, il veut que vous et moi ne voyions pas la réalité et ne réalisions pas que nos diverses opérations sont efficaces et, avec celles des autres, sont aussi la réalité, sont "ultra-réalistes". C'est ce que Gramsci, Preve et Fusaro, les marxistes qui ont le mieux vu, appellent une existence "défatalisante".

L'idéalisme de Marx (hégélien) devient ainsi le meilleur réalisme (aristotélicien) : l'homme est par nature un être social. L'homme, depuis qu'il arrive à une existence communautaire civilisée (polis) réalise ses potentialités spécifiquement humaines et dépasse la simple existence zoologique. Cette nature socio-politique de l'homme est essentiellement liée à la rationalité. Comme l'a dit Aristote, l'homme ne se limite pas à éprouver de la douleur et du plaisir et à estimer ce qui est et peut devenir nuisible ou commode. L'homme est capable de beaucoup plus : il est capable de donner des raisons aux autres afin d'établir ce qui est bon (et pas seulement utile ou commode) pour le bien commun. Ce (bien) commun est attaqué en permanence depuis qu'il existe. Il existe de manière établie depuis l'établissement en Grèce d'une polis "de tous", et non comme le patrimoine d'un roi ou d'un groupe de personnes puissantes. Mais dans les biens communs, il ne manque jamais de forces désintégratrices, d'intérêts "égoïstes", d'usurpation des biens communs au profit du privé. Tout cela définit déjà "l'esprit du capitalisme" mais, comme on peut le voir, c'est arrivé beaucoup plus tôt dans l’histoire. Dans les sociétés anciennes, comme celles des Grecs à l'époque archaïque et classique, il existait déjà cette dialectique entre l'usurpation du bien commun et la défense de la polis, précisément en tant que bien commun organique.

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Pour que tous participent à ce bien commun, au-delà des inégalités matérielles, on en est venu à appeler la démocratie, bien qu'au-delà de la désignation par celle-ci d'une forme politique différente et opposée aux autres (comme on peut le voir dans les analyses de Platon et d'Aristote), l'existence de procédures démocratiques dans l'Antiquité révèle la conscience d'un peuple. Il y a un peuple si la polis (l'État et avec lui, le territoire, la souveraineté, le pouvoir de décision sur les affaires communes qui n'est pas laissé entre les mains des individus ou des agents extérieurs) est une union organique, et non pas simplement formelle, de toutes les classes et de tous les éléments qui la composent.  L'idéal du peuple au sens organique, formant un tout avec l'État, ne peut être extrapolé au monde contemporain que par des voies clairement formalistes. L'organicité de l'ancienne polis, louée surtout par le romantisme révolutionnaire du XIXe siècle, nous apparaît aujourd'hui comme un "totalitarisme". D'autre part, l'atomisme et le repli sur la sphère privée, caractéristiques de la Modernité, loin de représenter un triomphe du modèle libéral, apparaissent au législateur classique comme la consécration de l'égoïsme, d'une anarchie gouvernée par des bandits de grand chemin. Comme l'écrit Perry Anderson :

"Les anciennes républiques constituaient de petits États guerriers et leurs citoyens étaient soumis à un conformisme civique rigide. Ils ont pu consacrer la majeure partie de leur temps à des intérêts publics, notamment militaires, car la production et le commerce étaient assurés par des esclaves. Les sociétés modernes, en revanche, étaient des nations commerciales à grande échelle, dans lesquelles l'individu n'avait ni la possibilité ni le temps de se consacrer à des activités publiques, mais avait beaucoup plus de possibilités de choisir son propre mode de vie" [P. Anderson : The Ends of History, Anagrama, Barcelone, 1992 ; p. 22].

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Il est évident qu'aujourd'hui, la "démocratie" est un terme vidé de tout sens, qui désigne une dictature atroce, à commencer par la plus atroce de toutes, qui est la dictature du Capital. Nous ne pouvons pas perdre trop de temps sur ce point. Ce qui est intéressant, c'est de constater que la pensée européenne, depuis la Grèce, oscille et se tend dans deux grands camps, l'un, celui des défenseurs du Bien commun, de la polis, de l'organicité du bien de tous, d'une part, et le camp des partisans de l'atomisation, de l'usurpation du commun et de l'in-organisme social, tendant à devenir une masse.

L'apport le plus précieux de la pensée de Marx n'est pas d'ordre économique (il n'y a pas d'"économie marxiste" mais précisément une critique de l'économie politique) ni d'ordre politique (un communisme comme "forme" de démocratie populaire, ou autre), mais une ontologie de l'être social. Cette ontologie est l'étude de l'être humain comme une réalité qui exige une réconciliation entre son essence et son existence. Ce qu'est l'homme comporte une exigence : ce qu'il doit être. Il ne doit pas être une machine de production ou une marchandise, il ne doit pas être un animal ou une "matière" consciente. L'homme est un être essentiellement libre qui doit réaliser son existence en étant libre. Sinon, il est aliéné. C'est ainsi qu'Angel Prior le dit, en se référant à cette dialectique entre aliénation et liberté :

"Aliénation et liberté] sont deux concepts et deux problématiques qui maintiennent une unité interne entre eux, de sorte qu'il est logique de parler d'aliénation chez Marx, d'une vision de l'existence de l'homme comme ne correspondant pas à son essence, qui est celle d'être libre. De la même manière, la théorie de la liberté est présentée comme une alternative à la libération de l'homme de toutes les situations et conditions d'oppression, d'exploitation et d'aliénation. En fin de compte, Marx exprime la liberté comme la libération et l'émancipation complète de l'homme de tous les obstacles qui l'empêchent de développer ou de réaliser son essence. Si la caractéristique de notre époque est le dualisme, l'opposition entre l'essence de l'homme et l'existence, Marx propose la réconciliation, l'unité entre l'essence et l'existence. L'aliénation ne peut être surmontée que dans le communisme, compris comme "royaume de la liberté" [A. Prior, op. cit. p. 96].

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Le communisme n'est pas une forme politique concrète, à côté des autres et expression du "dépassement" définitif des autres. Il ne s'agit pas non plus d'un modèle économique concret d'économie planifiée, collectiviste, centraliste ou autre. Le communisme est une ontologie de la liberté : l'homme, en tant qu'être social, se réapproprie son essence et se lance dans le développement de toutes les potentialités qui lui ont été historiquement refusées. Le communisme, au lieu d'être une utopie ("pas encore", "nulle part", "la fin de l'Histoire"), doit être compris chez Marx comme l'ontologie de l'homme, sa propre réalité, une réalité niée et bloquée par le capitalisme. Marx, plus encore qu'un idéaliste hégélien, est, d’une certaine façon, un réaliste aristotélicien et un théoricien du Bien Commun. Il serait plus proche de Thomas d'Aquin que de Hegel s'il n'y avait pas les coordonnées d'époque, qui sont très différentes de celles du monde féodal tardif de la chrétienté du 13e siècle. Dans le contexte marxiste d'une industrialisation croissante, de la formation d'un "sujet" sans précédent de l'Histoire, le prolétariat, et dans le cadre de sa négation en tant que réalité pourtant ostensible, la pensée de Marx est une immense théorie du réel, une ontologie. Mais une Ontologie qui inclut nécessairement le système des négations et des apparences de sorte que cette Ontologie est brisée, détruite, comme la Communauté et l'Organisme de la vie humaine sont détruits, et l'homme lui-même est également anéanti, le ramenant au rang d'entités machiniques ou simplement zoologiques.

Le capitalisme se présente, sous la lentille du marxisme réaliste, comme un immense système de camouflage, de dissimulation et de destruction de la réalité. La création d'une "société du spectacle", l'asphyxie des consciences sous les épaisses fumées de la propagande et le nivellement par le bas technologique et consumériste, sont des symptômes bien rapportés par les philosophes et les spécialistes des sciences sociales du XXe siècle. Tout était déjà en germe dans l'ontologie de l'être social (communisme) de Marx. Les ressources de la manipulation, de l'aliénation et de l'émoussement des consciences peuvent être perfectionnées, mais le début du processus de réification de l'être humain a déjà été détecté dans sa vraie nature par la pensée marxienne.

Nous devrons encore supporter pendant des décennies tout un bavardage sur le "retournement de Marx", et nous rencontrerons encore de nouveaux "réformateurs" et, pire encore, des porte-parole d'un "dépassement" et d'un ‘’parachèvement’’ du marxisme. Rien de tout cela n'est valable, et le fait de lui donner plus ou moins de publicité dans les médias dépendra du fait que ce discours "néo-Marxiste" soit ou non fonctionnel pour le bénéfice du capitalisme. D'une manière générale, depuis 1989, on parle très peu de marxisme et beaucoup plus de "progressisme". Lorsque les voix qui se disent de gauche oublient les droits du travail de leur propre peuple, s'ouvrant plutôt aux slogans des "grandes recettes" du capitalisme en phase de "redémarrage", il faut frémir. Au lieu de gauchistes engagés dans la défense d'une patrie ouvrière, on ne voit d'un côté et de l'autre que des slogans néo-malthusiens : la phobie des naissances, l'apologie de l'avortement et de l'euthanasie, l'exclusion des personnes âgées, la moquerie de la maternité, la promotion d'une sexualité alternative non reproductive, l'animalisme et le véganisme, la soumission à la Trilatérale, au Club de Rome et au Club Bilderberg, Mais, au fond, cette gauche qui se montre, comme la princesse du célèbre conte de fées, "sensible à un petit pois" inséré sous les matelas où elle dort, est une gauche antimarxiste qui a oublié la réalité. Ils saisissent le petit pois et ne remarquent pas l'avalanche qui s'abat sur nous.

Et quelle est cette réalité à laquelle il n'est pas "sensible" et qui, par conséquent, est une réalité qu'il ne comprend pas du tout ? Eh bien, celle de l'homme (femme, enfant, vieil homme), de son compatriote, de tout être productif, conscient et actif. Celle de l'homme qui vit de son travail et qui est nécessairement épanoui dans son travail, qui se reproduit et élève sa famille et possède une patrie dont il ne veut pas voir la souveraineté minée, ni par des ingérences extérieures, ni par des rébellions internes, qui sont souvent le fruit ou l'effet d'ingérences extérieures. La gauche postmoderne a oublié le "travail" en tant que tel, comme catégorie ontologique fondamentale pour comprendre l'homme et le monde humanisé, et liée au travail, elle a oublié la catégorie de l'État, et tout ce que cela implique d'un État souverain qui, dans sa dialectique avec les autres États et au sein de la Division internationale du travail programmée par les puissances dominantes, est la digue efficace pour protéger la dignité du travail et le caractère communautaire (le Bien commun) de la production.

mercredi, 03 février 2021

A propos de Gustave Thibon - L'Île Verte sise dans la  Mer Blanche

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A propos de Gustave Thibon

L'Île Verte sise dans la  Mer Blanche

par Luc-Olivier d'Algange

Sous le titre Ils sculptent en nous le silence, et précédé d'une préface de Philippe Barthelet, a paru un de ces livres rares qui témoignent d'une pensée fondée sur l'expérience intérieure. Ces essais, qui n'étaient pas destinés tout d'abord à être réunis, se répondent à la perfection. Leur cohérence n'est point artificieuse mais essentielle: elle témoigne d'une aventure de l'esprit où l'admiration et la générosité eurent la plus grande part. « Une admiration, écrit Philippe Barthelet, est toujours un aveu, et ces essais critiques esquissent entre les lignes un involontaire autoportrait. »

000865447.jpgIl n'est point de meilleure façon de parler de soi que de parler d'autrui. Les Modernes ergotent à l'envie sur la « philosophie de l'Autre », l'exotisme fait leurs délices et il ne tarissent pas d'éloge sur la « différence », sous condition qu'elle soit lointaine, abstraite, ou, au mieux, incarnée par des « minorités » avec lesquelles leur commerce est nul et dont ils contemplent les ébats et les émois, les désemparements et les colères du haut de l'éditorial de leur journal bien-pensant préféré. Mais si l'Autre se présente à eux sous l'espèce d'un auteur qui pense autrement ou mieux qu'eux-mêmes, leur unanimisme promptement défaille et il retrouvent, avec une rapidité reptilienne, ce goût de l'exclusion qu'ils feignent de condamner. « Les hommes, écrit Gustave Thibon, ont l'habitude immémoriale de nous faire payer très-cher la difficulté où nous les mettons de nous comprendre » 

A cette immémoriale bêtise, il n'y a guère que l'admiration qui puisse faire contrepoids. Là se joue le mystère même de l'équité divine. L'équité n'est point à proprement parler un « attribut » de Dieu: elle est ce contrepoids que certains hommes font, par leur admiration, qui est le nom pudique de l'amour, au décri incessant que les foules opposent à la beauté et à la sagesse. Ce Grand-Oeuvre théologique, dont le dessein fut de nous arracher à l'animalité, les Modernes le saccagent avec jubilation. « L'homme des foules (...) n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes. ». L'animalité même semble de la sorte dépassée par le bas et la machine prendre le pas sur le mammifère. « La voie la mieux frayée, disait Sénèque, est aussi la plus trompeuse. ». Or l'admiration, qui est au commencement de tout amour et de toute sagesse, est cette alchimie secrète qui change, dans la solitude de la méditation, la lourdeur opaque et plombée du « moi » qui s'agrège aux autres en s'uniformisant, en l'or irradiant d'un Soi qui se distingue et se détache.  « Le nom de Dieu, écrit Gustave Thibon, ne sera sanctifié que lorsque Dieu seul habitera en nous, c'est-à-dire lorsque nous serons dépouillés de tout ». C'est ainsi qu'il faut entendre le titre même du recueil: la parole sculpte en nous ce silence qui est antérieur à toute parole, et la sauve ainsi de l'insignifiance, du bavardage et de l'oubli.

Ce que Gustave Thibon, par exemple, dit de Kierkegaard, vaut pour l'auteur lui-même. Il appartient bien « à cette lignée de penseurs qui, comme Pascal et Nietzsche, se défient de toute vérité qui se présente seulement à l'état d'évidence abstraite. » L'abstraction est, avec l'optimisme, la plus funeste tentation du Moderne dont le matérialisme lui-même n'est, dans son platonisme parodique, qu'une soumission à l'idée de la Matière. Quant à l'optimisme, qui nous précipite aux désastres, Gustave Thibon, retenant la leçon de Maurras et la dépassant, lui opposera l'espérance, qui ne s'aveugle, ni ne dévie, et n'espère pas seulement pour soi-même ou pour les siens: « Je dis l'espérance et non l'optimisme, cette philosophie de l'autruche satisfaite ou ce refuge de l'autruche traquée. » N'ayant jamais été le moins du monde « maurrassien », Gustave Thibon sait ainsi parler de l'auteur de L'Avenir de l'intelligence avec cette distance bienveillante, et judicieuse à l'égard d'une œuvre qui excelle dans la diction du passé et de l'avenir autant qu'elle se fourvoie, parfois, dans l'analyse du présent. Le présent de Maurras étant notre passé, et son avenir notre présent, son œuvre s'avère cependant être de celles dont la pertinence ne cesse de croître. Ce qu'elle annonce nous est arrivé: « C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition, un sot moralisme jugera de tout ».

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Autruches traquées ou autruches satisfaites, les Modernes se sont lourdement acharnés, ces derniers temps, à proposer des définitions du « totalitarisme », qui est leur propre, sans pour autant renoncer à être « progressistes », sans voir que le progressisme et le totalitarisme sont une seule et même chose, à savoir un « sot moralisme ». La « morale citoyenne », sur fond de parades festives et de « communication de masse » et l'embrigadement des totalitarismes de naguère possèdent d'évidentes affinités qui ne sont pas seulement de forme, à supposer que les ressemblances de forme ne soient pas toujours des ressemblances fondamentales. Pour les hommes de cette espèce (les progressistes) « l'avenir n'est pas une promesse dont il faut mériter l'accomplissement par un effort clairvoyant et rigoureux, c'est un talisman qui les dispense de cet effort; ils se cramponnent à l'idée d'un progrès inévitable comme un coupable à un alibi frauduleux ». A ces simplificateurs, ces planificateurs, Gustave Thibon n'oppose pas une simplification contraire qui céderait, elle aussi, « à la tentation de faire l'Un trop vite », mais un retour à l'inquiétude, à la complexité, à la nuance, c'est-à-dire aux commencements de la pensée, en accord avec cette admirable phrase patristique: « On va à Dieu par des commencements sans fin ».

Ces « commencements sans fin » témoignent à la fois de nos limites et de nos plus hautes possibilités. « L'époque actuelle a profondément perdu le sens des possibilités et des limites de l'homme. On ne sait plus très-bien ce que l'homme peut et ce que l'homme ne peut pas: d'où un mélange paradoxal d'activisme orgueilleux et de lâche passivité. » Là même où il devrait consentir aux limites, c'est-à-dire dans l'ordre de la puissance matérielle, -qui s'avère être toujours, au bout du compte à rebours, une puissance de destruction -, le Moderne pratique l'hybris la plus folle, mais quant à croire aux puissances du vrai, du beau et du bien, c'est trop lui demander: il préfère le plus veule relativisme. Si tout vaut n'importe quoi, tout peut être subi; il suffit de nommer « liberté » la plus odieuse servitude ou « égalité » la guerre de tous contre tous, ou encore « fraternité » l'abandon au grégarisme le plus vil ou l'obligation aux promiscuités les plus humiliantes. « Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié de la marionnette humaine. » Que les marionnettistes soient eux-mêmes des marionnettes est une piètre consolation. Les mystificateurs sont toujours les premiers mystifiés et ceux qui jouent aux démiurges technologiques les premières victimes de leurs tours. Cela ne change rien, hélas, à l'assombrissement qu'ils promeuvent, à l'extinction de l'imagination et de la raison à laquelle ils travaillent, au nihilisme rigolard qui se propose, par la bouche des chansonniers, comme le fin du fin de la sagesse humaine.

001063939.jpgD'autres autruches satisfaites reprochèrent à Gustave Thibon, comme à Heidegger, sa méfiance à l'égard de la technique et sa préférence, qui transparaît çà et là, pour un monde aux couleurs des saisons, des constellations, des vendanges. Est-ce un crime de préférer les bruissements des feuillages, le roulement des océans et des mers aux fracas des machines et le bourdonnement des abeilles à celui des ordinateurs ? « Chacun ses goûts » proclame pourtant le relativisme invétéré du Moderne, mais certaines préférences lui semblent tout de même plus suspectes que d'autres. Nous vivons ces temps étranges où l'on traite d'obscurantiste et de passéiste celui qui s'interroge, qui doute et affronte son doute aux ténèbres lumineuses de sa foi non moins qu' à ce monde lisse et dur qui se veut « moderne ».

D'autres encore se sont évertués à nous présenter l'œuvre de Gustave Thibon comme celle d'un « intégriste catholique ». Quoiqu'ils veuillent entendre sous cette appellation controversée, et vague, je présume qu'elle n'a, dans leur bouche, rien d'aimable. Il y a bien quelque chose, en notre temps, et je ne sais si on le peut nommer « intégrisme » qui privilégie l'écorce morte, le simple savoir historique des rites et des commandements au détriment de la flamme. S'il est vrai que « ce qui marque sur l'éternité, ce n'est pas de brûler un jour, mais de rester fidèle aux cendres de l'ivresse éteinte », cette fidélité signifie-t-elle l'abandon de l'Esprit, le dédain de toute herméneutique des signes et les intersignes d'une sophia perennis ?

Cette sophia, cette « tradition éternelle »* loin d'être le plus petit dénominateur commun entre les religions est exactement le cœur de chacune ou son âme, c'est-à-dire ce qui, en elle, est le plus profond et le plus léger. Loin d'abonder dans le sens d'un œcuménisme incertain, d'une confusion ou d'un syncrétisme des formes, cette tradition suppose la tension entre l'archéon et l'eschaton, l'Origine et le Retour, et « l'ardente amitié » de l'herméneutique spirituelle. Le texte intitulé Saint-Jean de la Croix et le monde moderne éclaire admirablement le sujet: « il n'est pas de pire culte du Moi, d'égoïsme plus subtil et plus profond que le narcissisme religieux. »

Nos époques déroutées favorisent à l'extrême ce narcissisme qui permet aux individus de tirer vanité d'une appartenance religieuse qui devrait d'abord leur enseigner l'humilité et le sens de l'héritage spirituel : « C'est un fait d'expérience journalière qu'il n'est pas de vies plus desséchées ni plus rétrécies, plus fermées à la vraie vie, plus captives d'un rêve intérieur, que celles de certaines âmes qui se croient vouées à Dieu. Il est si facile de recouvrir n'importe quoi du nom de Dieu, le grand invisible et le grand muet.» Le drame qui se joue est celui de la parole perdue. Sitôt le narcissisme religieux nous emprisonne dans la pure répétition, Dieu est « ravalé au rôle de masque ou d'alibi » et ce ne sont plus alors que des hommes qui parlent pour lui en leur propre faveur : « Le dévot, en effet, s'il ne cherche pas Dieu de tout son cœur et ne vit pas au-delà de lui-même, n'aboutit qu'à des raffinements d'égoïsme. »

9782213003979-G.JPG« Chercher de tout son cœur », cette quête essentielle, qui est celle de toute herméneutique spirituelle, de toute attente vraie devant le buisson ardent du Sens, est le voyage même, la vocation de l'homo viator, du pèlerin, du chevalier, du navigateur dont le voyage immobile débute avec l’aube du monde. De cette mer de la vérité métaphysique où nous jette la recherche, la quête, la chevalerie spirituelle sera l'île salvatrice sans laquelle nous serions perdus. Elle est l'Île Verte sise dans la Mer Blanche. Elle est le Graal dont parle Wolfram von Eschenbach. Elle est le Haut-Pays qu'évoquent les Mystiques Rhénans. De cela, les poètes témoignent sans doute avec une plus grande justesse que les dévots, les théoriciens ou les dogmatiques. Il resterait encore à définir en quoi la poésie et la métaphysique, indissolublement liées, peuvent faire contrepoids aux mensonges et aux alibis narcissiques: tâche immense qui incombe non plus aux « docteurs de la Loi » mais aux « Amis de Dieu » c'est-à-dire à cette chevalerie spirituelle qui témoignera « de la convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps ».                                                                     

Luc-Olivier d’Algange

* Extrait d'une lettre de Gustave Thibon adressée à l'auteur: « Laissez- moi vous dire avec quelle ferveur je me sens en communion avec vous dans ce qui concerne la tradition éternelle. Cette convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps en fournit la preuve irrécusable et seuls les esprits encrassés de modernité peuvent passer à côté de cette évidence »

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Epuisement de l'Europe?

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Epuisement de l'Europe?

René Girard

Achever Clausewitz

Editions Champs, 2007

(extraits)

« [En 1940] l’esprit guerrier n’était plus là du tout. L’histoire était devenue implacable. En fait, les Français avaient, à leur tour, l’idée que l’esprit allemand était essentiellement tourné vers la guerre, que c’était dorénavant leur culture à eux (…). Mais ce n’était plus du tout la culture des Français. Il faut penser cette situation comme l’inverse exact de celle de 1806, qui faisait croire à Clausewitz et Germaine de Staël que les guerriers par excellence étaient les Français. Ces derniers ont en effet pris acte, en 1940, que les siècles de la prépondérance française était derrière eux, qu’ils allaient assister au retour des Germains et de l’empire. Quand la culture de la guerre change de camp, la vision de l’histoire change, elle aussi. (…) la France du Second Empire, et surtout celle de la IIIe République, s’est bâtie sur un mythe napoléonien qui l’a littéralement achevée en l’obligeant à vivre au-dessus de ses moyens. Notre dénégation de la réalité est allée croissant, au fur et à mesure que montait, de son coté, le ressentiment allemand. Mais c’est toujours la puissance déclinante qui vit au-dessus de ses ressources. En 1806, c’était la Prusse ; en 1940, c’était la France, mais dans des proportions évidemment incomparables, car la montée aux extrêmes avait progressé. On peut dire de la même façon que l’esprit guerrier a quitté l’Allemagne (…). Là aussi, c’est fini, quelque chose a été cassé. Chaque pays européen a été brisé à son tour par cette tornade. »

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« Il y a de formidables tabous en France, beaucoup de sujets qui fâchent, et dont on ne veut pas parler. (…) Napoléon est littéralement divinisé, comme Jules César. Mais sa mort n’a rien fondé. L’Empire français est mort avec lui. Alors son petit neveu a reconstruit Paris pour essayer de le faire oublier : Iéna, Wagram, Austerlitz, Caulaincourt évoquent plus des avenues, des gares ou des rues, que les batailles ou les généraux qui ont conduit la France à sa ruine. Nous étions encore, il y a peu de temps, dans le mythe de la ‘grandeur française’, dans Louis XIV et dans Napoléon. De Gaulle a porté ce mythe à sa manière. Nous avons changé d’époque. C’est sans doute une bonne chose. Cela indique une sortie de la religion nationale. La continuation de ce qu’il y avait de meilleur dans le gaullisme consistera à renoncer à certains mythes gaulliens, comme un nationalisme trop étroit, par exemple. »

« …l’Europe (…) est un continent fatigué, qui n’oppose plus beaucoup de résistance au terrorisme. D’où le caractère foudroyant de ces attaques, menées souvent par des gens ‘de l’intérieur’. (…) L’Europe était moins malléable du temps de Napoléon. Elle est redevenue, après le communisme, cet espace infiniment vulnérable que devait être le village médiéval face aux Vikings. »

Addendum à

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/01/31/la-roue-des-civilisations-le-zodiaque-a-t-il-une-influence-sur-la-successio.html

Citation oubliée dans la compilation « La ‘Roue’ des civilisations » (astro-histoire, etc.) :

« L’entrée dans l’ère du Verseau est bien plus tragique que les changements d’ères précédents. Le passage du Taureau au Bélier n’a vu que l’affaiblissement de l’empire égyptien, celui du Bélier aux Poissons la décadence romaine. Mais le début du Verseau contient la liquidation apocalyptique évoquée par le mythe de Babel… »

(Robert Dun, Le message du Verseau, 1977)

Une autre citation coïncidant partiellement avec le thème de l’astro-histoire, mais qui peut être placée en « Additif » :

« …depuis Alexandre, aucun conquérant n’a réussi à triompher lorsqu’il s’est dirigé vers l’Orient. Toutes les grandes invasions ont eu lieu dans l’autre sens, qui correspond à la course du soleil sur l’horizon, de l’Est vers l’Ouest, l’Occident, le ‘bout du monde’ qui se termine avec les rivages de l’Océan et les caps finis-tère (Irlande, Bretagne, Galice).

Voici les vainqueurs : Jules César, Attila, Tamerlan, Gengis-Khan : ils marchaient vers l’ouest, comme les conquistadors ibériques du Nouveau Monde et ceux du Far West.

Voici les vaincus, marchant vers l’Est : l’empereur Julien, Charles XII, Napoléon, Hitler. 

Hitler aurait dû comprendre le sens cosmique de la marche des peuples migrateurs vers l’Occident : Ases, Scythes, Germains, Celtes. On ne renverse pas le cours du destin, serait-ce pour rejoindre la ‘Horde d’Or’. On ne boit jamais deux fois à la même source. »

(article dans la revue « Nostra », hors-série n° 2, 1983)

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lundi, 01 février 2021

Hommage au philosophe argentin Carlos Alberto Dufour (1950-2020)

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Hommage au philosophe argentin Carlos Alberto Dufour (1950-2020)

par le Dr. Pierre Krebs

Le Dr. Carlos Alberto Dufour est né à Buenos Aires en 1950. Il y a étudié la philosophie et les sciences économiques pour obtenir en 1973 sa licence en philosophie (Magister Artium) avec une thèse concernant les controverses sur la liberté à l'époque baroque. Tout en enseignant dans son université, il s’est adonné principalement à des recherches sur la logique et la philosophie des sciences.

Après avoir publié son premier livre Relaciones y Contenidos, Ergon, Buenos Aires, 1977, il a bénéficíé d’une bourse à l’université d’Erlangen, en Allemagne, pour préparer son doctorat.

Après de nouvelles études sur la philosophie, les mathématiques et la philologie ibéro-romane , il a été reçu en 1985 à son doctorat  avec mention „summa cum laude".

Sa thèse sur la logique médiévale a été publiée en 1989 sous le titre Die Lehre der Proprietates Terminorum. Sinn und Referenz in mittelalterlicher Logik, (L’enseignement du Proprietates Terminorum. Signification et référence dans la logique médiévale, Philosophia, Munich.)

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Carlos Dufour a fait connaissance à Erlangen de l'historien et écrivain Hellmut Diwald. Il a visité et participant  à plusieurs de ses séminaires et conférences. C’est ainsi que s’était établie  entre les deux chercheurs une relation réciproque d'estime mutuelle. Dufour a ensuite continué à enseigner en Allemagne, en Argentine ainsi que dans des universités étrangères tout en rédigeant en espagnol de nombreux essais, la plupart portant sur l’histoire de la culture; outre l'anglais, l'allemand est toujours restée sa langue de travail et d’étude.

Lors d'une recherche sur les reconstitutions du système de Frege (lois fondamentales de l'arithmétique), le professeur Héctor-Neri Castañeda attira une fois de plus son attention sur l'ontologie et les paradoxes de l'identité.

Peu de temps après, il devint referee de la revue philosophique américaine Nous. A cette époque, Dufour considérait les expériences intentionnelles comme un modèle à suivre dans les relations de base de l'ontologie générale ; il y travailla pendant plusieurs années avec une bourse postdoctorale de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). Son habilitation en philosophie, bloquée pour des raisons bassement politiques, ne l’a pas autorisé à continuer son enseignement à l’université.

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En 2005 est paru son ouvrage Inhärenz. Ontologische Untersuchungen zu Eigenschaften und Inhärenz, Philosophia, Munich. Ce travail ne rend compte qu’incomplètement de ses derniers points de vue car il s’était adonné, à partir de 2005, à un approfondissement de sa philosophie. Il n’aura pas eu le temps d’y consacrer de nouvelles publications.

En 2017 est paru dans notre maison d’édition sa monographie Wesen Das des Systems. Politische Radiographie, Ahnenrad der Moderne, Thule-Bibliothek, Kassel-Horn-Bad Wildungen. Carlos Dufour vivait à Munich, la ville où il nous a quittés, le 15 octobre de cette année. Son décès laisse dans nos rangs un trou béant. Mais nous savons qu’il marche avec nous en esprit. 

En français: on trouvera un texte très dense du Dr.Dufour dans le dossier Heidegger, publié dans les archives EROE/Vouloir: http://www.archiveseroe.eu/heidegger-a48483364

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Romain D'Aspremont répond aux questions de la"Nietzsche Académie"

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Romain D'Aspremont répond aux questions de la"Nietzsche Académie"

Romain D'Aspremont est l'auteur de The Promethean Right (La Droite Prométhéenne) et de Penser l'Homme nouveau.

 Quelle importance a Nietzsche pour vous ?

Il est moins le penseur qui m'a le plus influencé que celui dans lequel je me suis le plus retrouvé. Un auteur qui nous influence transforme nos opinions ; Nietzsche les a affinées, perfectionnées.

L'auteur qui a réellement transformé ma vision du monde est le philosophe idéaliste Bernardo Kastrup, pour lequel la matière n'est que la projection, l'apparence de la conscience. Tout comme Nietzsche, Kastrup est influencé par la métaphysique de Schopenhauer (la nature de la réalité est la volonté, non pas rationnelle mais instinctive).

indexbk.jpgKastrup m'a toutefois permis de réaliser que la vision cosmologique de Nietzsche, selon laquelle la nature de la réalité est la volonté de puissance qui gouverne le vivant comme l'inerte, est compatible avec les dernières découvertes dans le domaine de la physique quantique (qui rendent le matérialisme et le dualisme intenables).

Nietzsche est toutefois le seul penseur idéaliste (le “volontarisme métaphysique” de Schopenhauer et de Nietzsche est une forme d'idéalisme) à ne pas sombrer dans une vision de type bouddhiste : le cosmos ne reflète aucun “amour universel” venant apaiser le coeur des êtres maladifs pour lesquels l'existence n'est que souffrance dont il faut se libérer.

Etre nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?

Viser le dépassement de soi, du groupe, de l'espèce. Ne pas se complaire dans une nostalgie morbide, mais créer les conditions propices à l'éclosion d'une nouvelle espèce, plus énergique et créative qu'Homo Sapiens, délivrée du ressentiment, du nihilisme et de la haine de soi. Nietzsche a compris que l'Homme était une espèce maladive, qui s'est issée trop rapidement au sommet de la chaîne alimentaire, sans avoir eu le temps de développer la confiance en soi propre à tout prédateur. Notre conscience est « notre organe le plus faible et le plus faillible »; y voir un accomplissement de l'évolution darwinienne est une erreur. La nature humaine n'est qu'une ébauche, une construction branlante.

Le plus grand crime contre l'espèce serait de vouloir figer son évolution et, par là même, l'empêcher de prendre le contrôle de son avenir biologique. Voir en Nietzsche un penseur conservateur et anti-transhumaniste est erreur. Nietzsche est l'inverse d'un penseur de l'impuissance et de l'auto-limitation. Il nous intime d'affronter le danger qu'implique toute entreprise de dépassement : « L'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhomme, une corde au-dessus d'un abîme.» Ce fil au-dessus au-dessus de l'abîme, c'est le transhumanisme ; c'est précisément la raison pour laquelle il nous faut nous y aventurer. Le dysgénisme est un abîme plus effroyable encore.

Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?

Généalogie de la morale est son livre majeur car il dévoile la nature du poison qui ronge l'Occident : le Christianisme, la matrice de la gauche, de l'égalitarisme, du pacifisme, de la haine de soi. Les personnes de droite attachées à la défense du christianisme se doivent de lire ce texte, qui leur permettra de réaliser leur formidable incohérence intellectuelle. La droite se sent l'obligation de tout conserver du passé. Nietzsche souligne l'importance de l'oubli, de la purge – nécessité biologique et civilisationnelle. La mauvaise conscience faite religion ne saurait être conservée. Généalogie de la morale doit toutefois être complété par les Ecrits posthumes dans lesquels Nietzsche esquisse sa vision du Surhomme.

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Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ? 

Nietzsche est le père de la droite prométhéenne (révolutionnaire ou faustienne). Ses valeurs sont  de droite (hiérarchie, amour de la lutte) mais anti-conservatrices. Il considère les conservateurs comme une version appauvrie de la volonté de puissance : ils se contentent de conserver au lieu de croître. C'est là notre droite : une droite du juste-milieu, de la juste-limite, à taille humaine. Une droite-bonsaï. Tandis que la droite conservatrice s’interroge sur « comment conserver l’homme […], Zarathoustra demande […] comment l’homme sera-t-il surmonté [1]? »

La droite est tellement sclérosée dans son conservatisme que la volonté nietzschéenne de forger un homme nouveau – le Surhomme – est parfois assimilée à une entreprise gauchiste. Depuis la défaite du fascisme, le concept de progrès est tout entier assimilé à la gauche : que l'on ne cherche pas plus loin la cause profonde de la mort de l'Occident et de la suprématie  idéologique de la gauche. Nietzsche nous permet de comprendre, ou plutôt de redécouvrir, que la volonté de dépassement et de progrès (osons nous emparer de ce concept !) est intrinsèquement de droite, car elle est le moteur même du vivant. La gauche est le royaume de l'égalitarisme, de la conservation, c'est-à-dire de la mort. La droite doit être celui du dépassement, de la rupture : « L’homme est le prétexte à quelque chose qui n’est plus l’homme ! C’est la conservation de l’espèce que vous voulez ? Je dis : dépassement de l’espèce[2]. » 

unnamedfnz.jpgPour notre époque, cela signifie embrasser le transhumanisme, au moins dans sa dimension génétique (plutôt que cybernétique). Dans Zarathoustra, la dimension eugéniste est explicite, avec cet appel à améliorer l’espèce : « C’est un corps supérieur que tu dois créer (...) – c’est un créateur que tu dois créer. Mariage : ainsi je nomme de deux être le vouloir de créer un seul être qui soit plus que ses créateurs. »

Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?

Trop peu parmi les auteurs majeurs. Spengler s'en approche, mais il demeure hélas trop conservateur. Pour Nietzsche, l'âge d'or est à venir tandis que Spengler demeure désespérement décliniste.

La Doctrine du Fascisme, co-écrit par Giovanni Gentile et Mussolini, est une remarquable tentative de transformer l'individualisme de Nietzsche en une idéologie du dépassement collectif, dans le cadre d'un Etat totalitaire. Si cette oeuvre semble trahir la pensée de Nietzsche (penseur de l'individu, aux antipodes d'un Etat totalitaire), il faut garder à l'esprit qu'il nous exhorte souvent à ne pas concevoir ses écrits comme formant une doctrine.

Pourriez-vous donner une définition du Surhomme ?

 Par-delà le bien et le mal, il est créateur de valeurs nouvelles, c'est pourquoi il est si délicat à définir. Il est un processus de dépassement permanent vers un surplus maîtrisé de vitalité, d'instincts, de sensibilité et de chaos intérieur.

L’élitisme nietzschéen, qui affirme qu’ « un peuple est le détour que prend la nature pour produire six ou sept grands hommes – et ensuite pour s’en dispenser » est individualiste, ce qui le rend difficile à traduire politiquement. Ses surhommes semblent des demi-dieux solitaires et nomades, hermétiques les uns aux autres ; dans ces conditions, la société est à peine possible. Il semble qu’il n’y ait pas un seul type de surhomme, mais une infinité.

Le rapport entre les surhommes et les hommes du troupeau n’est pas non plus hiérarchique. Nulle volonté de gouverner la masse, ni même de l’élever : « Le but n’est absolument pas de comprendre [les Surhommes] comme maîtres des premiers, mais au contraire : il doit y avoir deux espèces qui coexistent : les uns comme les dieux épicuriens, ne se souciant pas des autres ». C’est un élitisme de la frontière, de l’éloignement. Toute relation entre les surhumains et le troupeau est synonyme d’abaissement des premiers.

Si l’homme fasciste se sacrifie pour la communauté, Nietzsche préfère sacrifier la communauté pour qu’advienne le surhumain. Cet individualisme est séduisant pour la jeunesse, mais il est également la raison pour laquelle la pensée de Nietzsche ne saurait, telle quelle, régénérer l'Occident, enferré dans un individualisme jouisseur. Il nous faut penser un juste milieu entre Nietzsche et Mussolini.

Votre citation favorite de Nietzsche ?

« L'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhomme, une corde au-dessus d'un abîme.»

Notes:

[1]Zarathoustra, livre IV, « De l'homme supérieur ».

[2]Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, IX, Gallimard. p. 214.  

Pierre Bérard : « Julien Freund était un homme de la France d’avant qui pourrait être la France de demain »

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Pierre Bérard : « Julien Freund était un homme de la France d’avant qui pourrait être la France de demain »

Entretien

Ex: https://www.breizh-info.com

Les éditions de la Nouvelle Librairie ont publié récemment Le Politique ou l’art de désigner l’ennemi, de Julien Freund (1921-1993). Ce dernier est l’un des plus grands penseurs français du politique. Les éditions de la Nouvelle Librairie lui rendent hommage en publiant quatre longues études qu’il a signées dans le cadre des travaux de la Nouvelle Droite, présentées par Alain de Benoist et Pierre Bérard. Le premier préface l’ouvrage et publie la correspondance qu’il a échangée avec Freund. Le second présente la figure de Freund à travers une centaine de pages, entre le dialogue philosophique et les « propos de table ».

Pierre Berard est professeur agrégé d’histoire désormais à la retraite. Lorsqu’il était étudiant à Nantes il a participé en mai 1968 à la fondation du Groupe de Recherche sur la Civilisation Européenne plus connu sous son
acronyme de GRECE ou son étiquette publicitaire de Nouvelle Droite. Nous l’avons interrogé au sujet de cet ouvrage, majeur.

Pour commander l’ouvrage, c’est ici 

Breizh-info.com : Qui était Julien Freund ? À quelle occasion l’avez vous rencontré ? Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette rencontre ?

Pierre Berard : Julien Freund (1921-1993) était un personnage tout à fait singulier. Né à Henridorff en Moselle, tout près de l’Alsace, dans un milieu de paysans et d’ouvriers, il a du interrompre ses études après le baccalauréat pour subvenir aux besoins de sa famille. Il est instituteur quand survient la seconde guerre mondiale. Détenu comme otage par les Allemands, il s’évade et rejoint Clermont-Ferrand en zone libre où se trouve repliée l’université de Strasbourg.


51-By5IxuRL.jpgIl y poursuit sa licence de philosophie puis entre en résistance dès janvier 1941 dans les groupes-francs de Combat dirigés par Henri Frenay. Arrêté deux fois, il s’évade deux fois et termine la guerre dans les maquis FTP de la Drome. Après le conflit il tâte brièvement de la politique, puis muni de son agrégation de philosophie se lance dans la rédaction de sa thèse qu’il soutient en 1965 sous la direction de Raymond Aron. Ses 765 pages sont éditées la même année sous le titre L’essence du politique chez Sirey. Elle a connu depuis plusieurs rééditions et demeure l’oeuvre la plus considérable de ce penseur hors pair, que Pierre-André Taguieff considère comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XX siècle ».

J’ai rencontré Freund pour la première fois en janvier 1975 à Paris lors d’un colloque du GRECE où il s’était fait chaleureusement applaudir à la suite d’une conférence au titre assez provocateur « Plaidoyer pour l’aristocratie ».

« Aristocratie » devant être pris dans son sens étymologique du gouvernement des meilleurs, c’est à dire les plus aptes à diriger la cité pour le bien commun de ses nationaux. Dès les années suivantes mes relations avec lui sont passées du stade courtois à la franche complicité. Moi-même strasbourgeois, j’ai pu le fréquenter tant chez lui, à Villé, que dans les winstub alsaciennes ou dans les colloques où je me trouvais invité avec lui.

Ce qui marquait chez lui en dehors de son érudition phénoménale était sa simplicité et sa propension à parler avec tout le monde. Il était aussi rieur et souvent effronté, chose que j’ai tenu à mettre en scène dans les longues conversations que j’ai eu la chance de pouvoir entretenir avec lui jusqu’à sa mort. Il faut dire aussi que son espièglerie parfois persifleuse s’accommoderait fort mal avec le progressisme ou le salafisme dont notre époque est farcie jusqu’à la moelle.

Les imprécateurs de ces nouveaux dogmes sont trop imbus de leurs certitudes et ne savent en conséquence pratiquer ni l’humour ni le second degré. Oui, de toute évidence Julien Freund était un homme de la France d’avant qui pourrait être la France de demain. Un homme qui savait douter, y compris de ses propres opinions; il n’avait pas la prétention des sectaires.

Breizh-info.com : En quoi le livre « Le politique ou l’art de désigner l’ennemi » est essentiel, d’autant plus à notre époque ?

Pierre Berard : Le livre Le politique ou l’art de désigner l’ennemi est composé d’une brillante introduction d’Alain de Benoist qui souligne les grands thèmes qui ont agité la pensée de Freund et les propos de table échangés entre lui et moi durant une bonne quinzaine d’années, puis de quatre longs articles que Freund avait confié aux revues de la Nouvelle Droite. Successivement, Propos sur le politique, Plaidoyer pour l’aristocratie, Les lignes de force de la pensée politique de Carl Schmitt et de Prolégomènes à une étude scientifique du fascisme. Ainsi ce livre constitue-il une bonne approche d’une oeuvre marquée par un réalisme que n’encombre aucun des multiples tabous et censures qui caractérisent notre présent et rendent impossibles la libre discussion.

Freund est aujourd’hui un auteur injustement oublié. Il ne faut pas s’en étonner car c’est le lot de nombreux penseurs non-conformistes qui n’ont pas l’heur de satisfaire une université en proie à une idéologie qui s’attache à déconstruire ce qui faisait tout l’héritage du savoir européen. Freund avait d’ailleurs pressenti ce nouveau climat fait de lâcheté pour les uns et d’activisme forcené pour une minorité d’autres. Il démissionna de toutes ses fonctions académiques en 1972, à 51 ans, pour se retirer dans son village où il continua dans la sérénité à poursuivre son travail.

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Le livre est d’autant plus essentiel qu’à l’époque présente nous sommes inondés par les médias de grand chemin qui font la promotion incessante de minorités victimes de méchants « hommes blancs, hétérosexuels de plus de cinquante ans ».

À l’heure présente, celle des basses eaux, les victimes ont remplacé les héros, du moins dans notre Panthéon. À cette avalanche ininterrompue qui agit comme un formatage de l’opinion, il nous appartient de réagir sous peine de disparaître d’un continent qui a vu notre civilisation s’élaborer et s’épanouir et entreprendre la rude tâche de déconstruire les déconstructeurs.

Comme Max Weber, dont Freund fut un des passeurs en France, celui-ci affirme que le politique est affaire de puissance. Agir politiquement c’est exercer une puissance de même que renoncer à l’exercer c’est se soumettre d’emblée à la volonté et à la puissance des autres. Or sur le théâtre des opérations il y a bien des candidats à la puissance, à commencer par le plus visible, celui des États Unis, toujours aussi impérialistes et dont le soft power écrase nos identités, la Chine ou la Turquie d’Erdogan. Or nous ne pouvons que constater, sans être va-t-en-guerre pour autant, l’étonnante pusillanimité de l’Union européenne sur ces fronts là. Les lecteurs trouveront dans ce livre non seulement matière à se rasséréner mais surtout des arguments pour engager la contre-offensive nécessaire afin d’assurer notre survie. Dans cet ordre d’idées le raisonnement de Freund s’apparente à celui du grand juriste allemand Carl Schmitt.

418Xi+vyEML._SX332_BO1,204,203,200_.jpgPosons nous la question; est-il bien raisonnable de penser que tous les hommes ont vocation à s’entendre et de postuler l’avènement d’une paix universelle ? Ou bien ne s’agit-il là que d’une illusion angélique ? Le monde en effet n’est pas une unité politique, il n’est pas un universum mais bien plutôt un pluriversum politique. Freund incontestablement influencé par Carl Schmitt dans ce registre pose alors la question : ne convient-il pas de regarder la réalité en face et assumer le fait que le monde est composé d’ennemis potentiels et que seule une prise de conscience politique réaliste, dépourvue d’arguments moralisateurs peut engager une action responsable. Ceci est la base de la dialectique ami-ennemi. Penser la guerre comme actualisation ultime de l’hostilité n’est pas faire preuve de militarisme ou de bellicisme outrancier mais d’une prudence qui doit animer le politique.

Imaginons un peuple qui voudrait échapper à cette loi de l’ami et de l’ennemi et qui se convaincrait à grands coups de déclamations incantatoires qu’il n’a aucun ennemi et même qu’il déclare la paix au monde entier, il ne supprimerait pas pour autant la polarité ami-ennemi, puisque un autre peuple peut fort bien le désigner comme ennemi. C’est l’ennemi qui vous désigne dit Freund. Et Schmitt de surenchérir : « Qu’un peuple faible n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible ».

La guerre n’est ni l’objectif ni la fin du politique mais elle demeure ce moment d’acmé dont tout homme d’État doit avoir l’hypothèse en tête. Freund ne croyait pas du tout à la disparition possible de la catégorie politique, raison pour laquelle il n’était pas libéral. En effet la pensée libérale mise sur la cessation des conflits, la fin de l’histoire et la dépolitisation de l’État en décrétant que le but des communautés humaines est la recherche du bonheur individuel en attribuant à l’instance dirigeante une simple posture de gestion, ce qui pour lui représentait une fiction délétère.

Breizh-info.com : « Rien n’est plus éloigné du politique que la morale » écrit Alain de Benoist évoquant l’oeuvre de Freund. Pourtant aujourd’hui, toute la vie politique se résume à des leçons de morale, qui intègre même les décisions pénales. Que faut-il alors retenir de Freund pour l’appliquer ensuite à la vie politique, judiciaire de ce pays ?

Pierre Berard : Pour Freund chaque activité est dotée d’une rationalité propre qui n’appartient qu’à elle. Il souligne à ce propos que l’erreur commune d’un certain marxisme (léniniste) et du libéralisme est de faire de la rationalité économique le
modèle de toute rationalité.

Il écrit à ce propos : « La pensée magique consiste justement en la croyance que l’on pourrait réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens d’une autre ». Il insiste tout particulièrement sur la confusion de la morale et du politique et conseille d’en finir avec cet imbroglio. Pourquoi ? Parce que, dit-il, la morale regarde le for intérieur privé tandis que le politique est une nécessité de la vie sociale. Aristote, l’un de ses maître, distinguait déjà vertu morale et vertu civique concluant que l’homme de bien est le bon citoyen. Un homme irréprochable du point de vue de la morale fait rarement un bon politique et d’autre part parce que la politique ne se fait pas avec de bonnes intentions morales, mais en s’attachant à ne pas faire de choix malheureux entrainant la perte de la cité.

Agir moralement ou prétendre le faire peut conduire à mener des guerres « humanitaires » (l’expression est de Carl Schmitt) et déclencher des catastrophes en chaîne comme on l’a vu avec l’opération occidentale en Libye, où nous avons été entrainés par l’imposteur Bernard-Henri Lévy et le narcissisme du président Sarkozy. Qui dit humanité veut tromper proclamait Proudhon. Cette déclaration s’est rarement démentie ! La politique n’est pas pour autant amorale ou immorale. Elle possède même sa dimension morale pour autant qu’elle poursuit le bien commun. Le bien commun n’est pas la somme des intérêts individuels mais ce que Tocqueville appelait le « bien du pays ».

Breizh-info.com : Désigner l’ennemi, c’est déjà forcément discriminer. Finalement, les lois qui aujourd’hui encadrent la liberté d’expression, et qui interdisent toute discrimination en France, ne sont-elles pas des lois qui vont à l’encontre du principe même de la vie de la cité, c’est à dire de la politique ?

Pierre Berard :  Discriminer est une obligation dans l’ordre intellectuel sous peine de sombrer dans le confusionnisme. Il en va de même dans l’ordre politique où la première des discrimination doit distinguer le citoyen du non citoyen. La mode actuelle
est à l’anti-discrimination sur le plan politique et pourtant l’État doit bien s’y résoudre quoi qu’il dise.

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Par exemple l’Éducation nationale ne peut recruter que des citoyens tout comme l’armée, à l’exception de la légion étrangère. Il est interdit en France d’être anti-islamiste mais bien vu d’être russophobe et ainsi de suite. En bonne logique les lois anti-discrimination sont inapplicables mais la logique est absente du système…Par exemple, comment est qualifiée une information ?

Selon qu’elle plait ou non aux censeurs omniprésents ils la qualifieront de « complotiste » ou d’avérées. Dans le premier cas elle sera envoyée au pilon par les plateformes des oligarques la Silicon valley, dans le second elle aura droit à tous
les égards comme information fiable. Dans son livre Athéna à la borne (éditions Pierre-Guillaume de Roux) maître Thibault Mercier a tout dit dans son seul sous titre Discriminer ou disparaître.

Breizh-info.com : Quels sont, outre ce livre, les autres travaux de Freund que vous jugez important à lire et à comprendre ?

Pierre Berard : Outre nombre d’études spécialisées je vois deux livres qui me paraissent importants. Le premier intitulé La décadence est paru chez Sirey en 1984. Il passe en revue toute les théories du déclin des civilisations et déclare dans son avant- propos que « tant qu’une civilisation demeure fidèle à l’impératif de ses normes, on ne saurait parler de décadence. Elle s’y embarque, dès qu’elle rompt avec elles ». C’est dire si il croyait que nous étions engagés sur cette voie. Il voyait dans l’aboulie de l’Europe et dans l’abolition progressive du politique au profit de l’économie et de la morale le signe de ce déclin. Il disait aussi que la culpabilité et que le sentiment de mauvaise conscience entretenus par de pseudos élites chez les Européens relevait d’un ethno-masochisme dont on ne voit nulle trace ailleurs.

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Certes la capacité des Européens à sans cesse se remettre en question fut longtemps une force dans la mesure ou elle aboutissait à de nouvelles synthèses mais au point où nous en sommes arrivés on ne voit rien surgir de tel, qu’un affaiblissement morbide et général. Tous les peuple ont commis l’esclavagisme, le colonialisme etc; n’est-il pas stupide que nous devions en porter seuls le poids historique et faire seuls repentance ad libitum ?

Le deuxième livre que l’on peut conseiller aux lecteurs curieux est Politique et impolitique (toujours chez Sirey), un ample recueil d’articles dans lequel Freund définit ce qu’il entend par l’impolitique. Ce n’est ni l’apolitique ni l’antipolitique ni encore le non-politique. Une politique basée sur les droits de l’homme, par exemple, équivaudrait à une impolitique parce qu’elle serait à prétention morale. C’était aussi la conviction de Marcel Gauchet. Nous retrouvons là la confusion dénoncée par ailleurs qui consiste à réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens d’une autre. Nous vivons en Europe une phase de confusion entre les essences qui correspond à une intense dépolitisation qui nous conduit à l’impuissance, aussi bien dans sur le plan intérieur qu’au plan diplomatique et géostratégique. Cela hérissait le poil de Julien Freund qui avait lu et retenu les leçons de Machiavel et de Thomas Hobbes, des apôtre de la politique réaliste.

D’ailleurs on pourrait résumer Julien Freund à un seul postulat, l’adage romain et machiavélien Salus populi suprema lex qu’on peut traduire ainsi « Que le salut du peuple soit la loi suprême ». Malheureusement on est en droit de se demander si nous constituons toujours un peuple quoi qu’en disent certains intellectuels qui vivent dans des catégories autres que celles dans lesquelles ils pensent.

Breizh-info.com : Peut-on dire que Freund était un disciple de Carl Schmitt ?

Pierre Berard : Bien sûr qu’il a été, sinon son disciple, du moins très inspiré par lui. Mais alors que la polarité ami-ennemi joue un rôle clé dans la définition du politique par Schmitt, elle n’en est qu’un des éléments pour Freund. Celui-ci
distingue des présupposés inhérents à toutes les sociétés humaines depuis toujours et opérant en couple.

L’économique tout d’abord qui articule rareté et abondance, l’utile et le nuisible, le lien du maître à l’esclave. Le religieux ensuite qui fait la discrimination entre le sacré et le profane, du transcendant et de l’immanent. Viennent encore successivement l’esthétique qui fait la différence entre ce que l’on trouve beau et ce que l’on trouve laid, l’éthique dans laquelle se trouvent opposés la décence et l’indécence etc… Ces couples sont permanents indépendamment de ce qu’on y loge. Le couple ami-ennemi ne constituant que l’ultime clé de voute de tout cet appareillage puisqu’il met en scène la concorde intérieure et la sécurité extérieure dont dépend la bonne marche de tout le reste. En tant que catégorie conceptuelle, l’essence désigne chez Freund l’une de ces « activité originaires » ou orientations fondamentales de l’existence.

Avancer l’idée selon laquelle il y a une essence du politique, c’est dire que le politique est un activité consubstantielle de notre être au monde. Mais cela signifie également que l’on ne saurait l’éliminer ainsi que l’ont tentés les marxistes pour qui le politique était synonyme d’aliénation et instrument de la domination de classe et aujourd’hui les libéraux qui le conçoivent comme une activité irrationnelle appelée à être remplacé par les lois du marché, bien entendu « libre et non faussé ». Le politique étant de tout temps il ne dérive pas d’un état antérieur, d’un état de nature non social. Fiction inventée par les théoriciens du contrat et reprise par les Lumières. L’essence selon Freund est « la part d’invariant existant dans une activité appelée dans la vie concrète à revêtir les figures les plus diverses » comme le rappelle Alain de Benoist dans son introduction.

Propos recueillis par YV

dimanche, 31 janvier 2021

Archeofuturisme ou droite prométhéenne ? Partie 1

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Archeofuturisme ou droite prométhéenne ?

Partie 1

Par Romain D'Aspremont,

auteur de The Promethean Right (La Droite Prométhéenne) et de Penser l'Homme nouveau.

L'archéofuturisme de Faye est souvent présenté comme un remède à l'approche trop conservatrice de la droite en matière de changement social et technologique – une soi-disant synthèse harmonieuse de la tradition et de la technophilie. Cet article soutient que l'Archéofuturisme est en réalité davantage archaïque que futuriste, comme si le tempérament droitard de Faye le poussait à équilibrer son éloge du progrès technologique par un retour aux valeurs médiévales. Il s'agit d'un archaïsme déguisé en futurisme : un pas vers l'avenir et deux pas vers le passé. Faye a toutefois l’immense mérite d’affirmer une ligne technophile au sein d’une famille politique minée par la technophobie.

Antonio_Sant_elia-Art_-_920_.JPGL'archéofuturisme reflète fidèlement la psychologie des conservateurs peu enclins au risque et au changement. La droite dispose de valeurs saines (la volonté de vaincre, la méritocratie, l'amour de la lutte, la loyauté) mais son conservatisme la prive de toute victoire à long terme. En lieu et place de l'archéofuturisme, cet article plaide pour une droite prométhéenne : une droite qui prône une créativité radicale, même au prix d'une rupture avec le passé, à condition que cette rupture soit synonyme de surcroît de puissance. Gardons à l'esprit que le concept de « haute technologie » est relatif : seule compte la capacité d'innovation perpétuelle et seul un état d'esprit moderne est en mesure d'honorer cette promesse. Au mieux, une société hautement technologisée mais disposant d'une mentalité traditionaliste stagnerait sur tous les plans ; au pire, elle déclinerait. Aussi, une droite moderne et prométhéenne est-elle requise, aux antipodes de cette tentative de rafistolage de la tradition au moyen de la technologie.

Une « convergence de catastrophes » ?

Faye prédit une « convergence de catastrophes » qui entraînerait la fin du monde « progressiste ». Il est représentatif de ces hommes de droite qui haïssent tant ce monde – qui est l'image de leur défaite perpétuelle – qu'ils fantasment sa destruction apocalyptique. Incapables de remporter la bataille des idées, ils espèrent une intervention divine, un déluge qui rayerait la civilisation gauchiste de la surface du globe, leur permettant de faire triompher leur programme réactionnaire. Ce déluge divin est rationalisé comme étant une « convergence de catastrophes, semblable à la prophétie marxiste de l'effondrement nécessaire du capitalisme ». Cette vision apocalyptique est symptomatique de l'impuissance de la droite. C'est une rationalisation post-hoc de la haine envers la modernité (et la post-modernité). Faye écrit :

"Ce n'est probablement qu'après que [cette série de] catastrophes ait détruit la modernité, avec son mythe et son idéologie globalisée, qu'une vision alternative du monde s'affirmera, en vertu de la nécessité. Personne n'aura la prévoyance ou le courage de la mettre en œuvre avant que le chaos ne se déchaîne".

qTkccrG06F5RNw9TVMKesGbtZrs.jpgUne telle théorie de l'effondrement n'est qu'un malheureux substitut à un programme réaliste, proactif et orienté vers l'avenir. Nous ne pouvons espérer qu'un chaos nous dispense de combattre nos adversaires idéologiques. Prier pour que les quatre cavaliers de l'Apocalypse anéantissent nos ennemis est un appel à l'inaction. Un effondrement mondial a peu de chances de se produire. Il se peut, en effet, que survienne une apocalypse au sens grec du terme (une « révélation »). Cependant, elle prendra plus certainement la forme d'une révolution scientifique nous offrant un nouvel aperçu de la nature de notre réalité (l'espace-temps comme illusion, par exemple). Notre civilisation technologique est bien trop résistante, et la soi-disant renaissance religieuse bien trop archaïque et déconnectée de la science, pour que l'humanité entre dans un nouvel âge sombre.

L'Europe occidentale est certes progressivement colonisée, africanisée et islamisée, mais l'Occident est bien plus vaste que ce « petit cap de l'Eurasie », selon la formule du général de Gaulle. Les Européens de l'Ouest pourraient migrer vers l'Amérique du Nord et du Sud, l'Australie et l'Europe de l'Est. L'Occident survivrait à ce Grand Remplacement localisé, et une Reconquista pourrait éventuellement survenir.

Quant à l'effondrement démographique prophétisé par Faye, c'est une préoccupation importante. Cependant, croire qu'une population vieillissante menace le fondement même de nos économies capitalistes est excessif. Le Japon démontre qu'il existe une solution technologique à ce problème. Faire face au vieillissement démographique est un défi bien moindre que celui de nourrir l'ensemble de la société avec seulement 3 % de nos travailleurs. La droite doit se débarrasser de sa mentalité malthusienne. La démographie des pays asiatiques est bien pire que celle des nations occidentales. Certes, ils ne sont pas colonisés comme le sont la France ou l'Allemagne, mais l'Europe occidentale n'est qu'une portion de l'Occident.

71Dzg-wq3nL.jpgFaye associe notre faible taux de natalité à de l' « anti-natalisme » et de l' « ethno-masochisme ». C'est exact, mais seulement dans une certaine mesure. Comment expliquer que les taux de natalité les plus faibles soient le fait de pays asiatiques ? Autrement dit, de sociétés collectivistes qui ne partagent pas nos valeurs individualistes ? La principale raison de nos faibles taux de natalité est que, jusqu'à la révolution industrielle, les sociétés humaines ont été confrontées au spectre de l'extinction démographique, du fait de la famine, de la maladie et de la guerre. Les progrès technologiques nous en ont largement prémuni. Au XXe siècle, pour la première fois dans l'histoire, l'impératif biblique « Soyez féconds, multipliez et remplissez la Terre » a été remplacé par une volonté de décroissance démographique.

Tous nos maux ne sont pas imputables aux idées modernes. Bien entendu, si nos faibles taux de fécondité devaient se maintenir, nos sociétés en viendraient mécaniquement à disparaître. Pourtant, il est fort probable que, bien avant que ce point d'extinction ne soit atteint, les taux de fécondité en viennent à croître à nouveau : le spectre de la disparition qui était le propre des sociétés traditionnelles reviendra nous hanter. Les sociétés sont des organismes autorégulés. Le vieillissement démographique est le dommage collatéral de notre formidable capacité de survie collective. Une Europe de 550 millions d'habitants et un Japon de 126 millions ne sont pas au bord de l'extinction. Pas encore, du moins.

Faye prévoit également un effondrement économique. Il commet ici la même erreur que les marxistes, qui ne saisissent pas que le capitalisme est construit sur des cycles de croissance, de crise et de dépression (les cycles de Kondratiev et la destruction créatrice de Schumpeter). Faye a prédit un « désastre économique en Europe d'ici 2010, en raison du déficit croissant des budgets sociaux, causé par le vieillissement démographique ». Or la crise de la dette de 2010 peut difficilement être considérée comme un désastre économique équivalant à un effondrement. Si l'on observe l'évolution du PIB par habitant de la France et des pays européens, on constate à quel point cette soi-disant catastrophe est exagérée.

Faye ne semble pas croire au principe du gagnant-gagnant en matière économique. La prospérité des uns ferait la misère des autres :

61ZV+xJIBqL.jpg« Ces catastrophes attendues sont la conséquence directe de la foi incorrigible de la modernité dans les miracles : il suffit de considérer le mythe selon lequel il serait possible de parvenir à un niveau de vie élevé à l'échelle mondiale…»

Ce point de vue est pour le moins inexact. Le niveau de pauvreté mondial (en terme absolu, c'est-à-dire moins de 1,25 dollars par jour) n'augmente pas proportionnellement à l'enrichissement d'une fraction de la population mondiale. Il s'est au contraire effondré : 90 % de la population mondiale vivait sous le seuil de pauvreté absolue en 1820, 70 % en 1950 et 9,2 % en 2017... La croissance mondiale du niveau de vie moyen n'est pas un mythe mais une réalité statistique. Le capitalisme est un système basé sur la concurrence, qui tend à récompenser les personnes les plus talentueuses : il est pour le moins étrange qu'un tel système soit condamné par des personnes se revendiquant de droite. Naturellement, du fait même du rythme de création de richesses, l'impact environnemental du capitalisme peut se révéler dramatique, quoiqu'il soit moins destructeur que ne le fut le communisme et ses grands projets visant à se rendre maître de la nature. C'est pourquoi le capitalisme doit être réglementé afin de combattre les externalités négatives.

Selon Faye, la croissance économique atteindra des « limites physiques » au-delà desquelles elle ne pourra plus se maintenir. Un tel malthusianisme s'est systématiquement révélé faux. Les limites physiques sont toujours repoussées par les percées technologiques. La conquête du monde quantique par les nanotechnologies repousse encore plus loin cette limite. Pourtant, Faye estime que l'effondrement économique serait accéléré par « la vulnérabilité accrue des systèmes techno-économiques, causée par la technologie informatique ». Cette soi-disant vulnérabilité est souvent utilisée pour prédire l'effondrement économique et civilisationnel. Des défaillances temporaires sont en effet possibles mais, grâce à de multiples dispositifs de sécurité et de redondances, le réseau cybernétique mondial est bien plus résistant qu'il n'y paraît. L'image d'un ordinateur qui « plante » ne correspond pas au World Wide Web, précisément parce qu'il s'agit d'un système non centralisé.

L'Archéofuturisme

Faye croit en un ordre immuable issu de la nature humaine et dont les « valeurs archaïques » sont la meilleure traduction. Il écrit :

Archeofuturism-2-0.jpg« […] L'humanité reviendra à ses valeurs archaïques, qui sont purement biologiques et humaines (c'est-à-dire anthropologiques) : la séparation des rôles entre les sexes ; la transmission des traditions ethniques et folkloriques, de la spiritualité et de l'organisation sacerdotale ; des hiérarchies sociales visibles et structurantes ; le culte des ancêtres ; les rites et les épreuves d'initiation ; le rétablissement de communautés organiques [...] ; la désindividualisation du mariage (les unions doivent être l'affaire de toute la communauté et pas seulement du couple marié) ; la fin de la confusion entre érotisme et conjugalité ; le prestige de la caste des guerriers ; l'inégalité entre les statuts sociaux – non pas une inégalité implicite, injuste et frustrante, que l'on retrouve aujourd'hui dans les utopies égalitaires, mais une inégalité explicite et idéologiquement légitimée... »

 Faye rêve d'un ordre éternel baptisé « archaïsme » qu'il définit comme étant « ce qui crée et demeure immuable ». Pourtant, rien dans l'univers n'est immuable et certainement pas la nature humaine. Même les lois de la nature pourraient, théoriquement, être soumises à une très lente évolution ; notre univers lui-même est peut-être que le résultat d'un multivers en évolution, chaque univers ayant ses propres lois physiques. L'ordre social de l'Antiquité et du Moyen Âge ne reflètent pas une harmonie éternelle, mais résultent de la nature humaine (qui n'est pas fixe mais évolue sur une très longue période) et de l'état technologique de l'époque. Faye peut marteler que « la modernité est rétrograde, tandis que l'archaïsme est futuriste », cette affirmation n'en sera pas moins fausse. Comment quelque chose d'éternel et d'intemporel (l'archaïsme, selon la définition de Faye) peut-il également être « futuriste » ? En outre, le retour aux traditions médiévales ou antiques est un choix arbitraire. Pourquoi ne pas revenir aux valeurs des chasseurs-cueilleurs, sensiblement  plus égalitaires, sans stricte hiérarchie ? L'homme a été chasseur-cueilleur durant plus de 200 000 ans, et agriculteur sédentaire depuis 10 000 ans seulement. Notre nature a été façonnée au cours de ces dizaines de milliers d'années où les humains vivaient en petits groupes dépourvus des « castes guerrières » et de l'« organisation sacerdotale » que Faye regrette tant.

Faye pense que, paradoxalement, les technologies futures conduiront « à un retour à des modèles sociaux archaïques et hiérarchisés [car] ceux qui gagneront seront les peuples ayant les 'blocs d'élite' les plus forts et les mieux sélectionnés, ainsi que les masses les plus organiquement intégrées ». La concurrence technologique favoriserait donc les sociétés traditionalistes et holistes, comme celles d'Asie de l'Est. Ces sociétés sont en effet capables de produire en masse des produits à haut contenu technologique, même si le modèle chinois n'a pas encore fait ses preuves en matière de réelle innovation. L'Occident doit toutefois se garder de considérer que la Chine est incapable d'inventer : une percée dans le domaine des ordinateurs quantiques, de l'IA, de l'ingéniérie génétique, de la fusion à froid et de la 6G sont de l'ordre du possible. La menace technologique chinoise doit être considérée avec sérieux. La puissance n'est pas qu'une question de technologie ; elle est avant tout une question de caractère. Selon Faye, si les immigrés musulmans sont si combatifs et dominateurs, c'est grâce à leur mentalité archaïque. Par conséquent, nous devrions « revenir à un état d'esprit archaïque ». Il est tentant de reproduire l'agressivité de nos ennemis, mais il est insensé de croire que leur mentalité d'un autre temps puisse nous renforcer. Leur archaïsme n'est une force que dans le contexte de la faiblesse morale européenne. Ces immigrés du Tiers-Monde seraient bien incapables de nous égaler technologiquement. L'erreur de Faye est de séparer leur mentalité guerrière et archaïque de leur irrationnalisme : leur archaïsme va de pair avec leur anti-scientisme. Le chevalier médiéval bardé de technologies est une antinomie.

Lorsque Faye affirme que nous devrions nous débarrasser et de notre pacifisme et de notre mentalité moderne, il jette le bébé avec l'eau du bain. La détermination, la ténacité et la volonté de puissance ne sont pas synonymes de tradition, mais de vitalité. Le chemin à suivre n'est pas un détour vers la tradition mais un raccourci vers l'avenir. Les valeurs viriles (honneur, force, ténacité) doivent être réintroduites, mais certaines valeurs traditionnelles se doivent d'être délaissées, à l'image de ces droitards qui rêvent de rétablir l'autorité masculine sur les femmes. Ce sont parfois ces mêmes hommes qui, faute d'attirer le sexe opposé, pensent qu'ils auraient davantage d'opportunités au sein d'une société patriarcale – ils somment la société de les aider à trouver une compagne. Les femmes doivent rester libres car la liberté engendre le progrès intellectuel, économique et technologique.

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Faye présente son retour à l'archaïsme comme étant fidèle au concept nietzschéen de l'Éternel retour. Il s'agit là encore d'une erreur : l'Eternel retour est un modèle cosmologique et non pas une vision de l'Histoire. Pour Nietzsche, si l'éternité existe, toute configuration matérielle (et donc tout événement) doit nécessairement se reproduire à l'identique. L'Eternel retour n'est pas celui décrit par Faye (« le retour d'une situation 'comparable', mais dans un lieu différent »). La vision de Nietzsche est censée conduire les faibles au suicide, tout en enhardissant les forts et en accélérant l'avènement du surhomme. De même, Faye se trompe lorsqu'il écrit que « l'archéofuturisme est basé sur l'idée nietzschéenne d'Umwertung – le renversement radical des valeurs modernes – et sur une vision sphérique de l'histoire ». La « réévaluation de toutes les valeurs » de Nietzsche n'est pas un retour aux valeurs traditionnelles (même si certaines valeurs considérées comme traditionnelles, ou plutôt intemporelles, sont vouées à être préservées). Nietzsche ne définit pas précisément les valeurs du surhomme – les forger est précisément la tâche de ce dernier – mais il précise qu'elles seront « par-delà bien et mal », aux antipodes des valeurs chrétiennes et éloignées de la tradition. Lorsque Faye encourage « la réémergence de configurations sociales archaïques dans un nouveau contexte [et] l'application de solutions séculaires à des problèmes complètement nouveaux », il tourne le dos à la philosophie de Nietzsche, orientée vers l'avenir. Nietzsche prophétise une nouveauté si radicale qu'il ne parvient qu'à esquisser la condition post-humaine. De même, nous ne pouvons anticiper les caractéristiques de notre future société transhumaine ; nous ouvons seulement créer les conditions de son avènement.

NB : Toutes les citations de Guillaume Faye ont été traduites par nos soins depuis l'anglais. Par conséquent, il pourrait y avoir quelques inexactitudes par rapport à la version française originale de L'Archéofuturisme.