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vendredi, 05 décembre 2008

De l'illusion à la fidélité


« Ce fut une soirée remarquable, un tournant. Inger s'était écartée longtemps du droit chemin, et il avait suffi de la soulever un instant pour l'y faire rentrer. Ils ne parlèrent pas de ce qui s'était passé. Isak s'était senti honteux d'avoir agi de la sorte à cause d'un thaler, qu'il finirait par donner parce qu'il serait lui-même content de l'envoyer à Eleseus. Et puis, cet argent, n'était-il pas à Inger aussi bien qu'à lui ? Au tour d'Isak de se sentir humble !

Inger avait encore changé. Elle renonçait à ses manières raffinées et redevenait sérieuse : une femme de paysan, sérieuse et réfléchie, comme elle était auparavant. Penser que la rude poigne d'un homme pouvait accomplir de telles métamorphoses ! Il devait en être ainsi ! Une femme robuste et saine, mais gâtée par un long séjour dans une atmosphère artificielle, s'était heurtée à un homme qui se tenait solidement sur ses pieds. Il ne s'était pas laissé écarter un instant de sa place naturelle sur la terre, de son lopin. »

Knut Hamsun, « L'éveil de la glèbe »

samedi, 29 novembre 2008

Céline dans la presse: approximations et légendes

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Céline dans la presse : approximations et légendes

 

 

C’est naturellement la foisonnante actualité éditoriale sur Céline qui suscite à chaque fois un important dossier de presse. Ainsi, le livre Céline à Bezons a encore récolté quelques articles, dont un signé de l’historien de cinéma, Philippe d’Hugues. Il relève que « l’activité du docteur Destouches a occupé dans la vie de l’écrivain un temps plus important que celui qu’il consacra à son œuvre littéraire » ¹. Pas tellement plus important en fait, car, pratiquant une médecine de dispensaire, il bénéficiait de pas mal de temps libre. Ainsi, à Clichy, il officiait tous les jours une heure et demie en fin d’après-midi et à Bezons, il ne consultait que trois après-midi par semaine. Les contraintes de l’exil firent qu’il dût abandonner la profession dès l’âge de 50 ans. Il ne la reprit très épisodiquement que pour quelques années, de 1953 à 1959 afin de pouvoir bénéficier d’une pension de retraite. Tout cela est bien connu des céliniens...

 

Frédéric Saenen note que « David Alliot semble avoir trouvé un juste milieu entre approche littéraire de pointe et de proximité. Son travail, cela devient coutume, ravira les amateurs comme les spécialistes. Qui se grattent déjà le crâne en  se demandant  quelle surprise  leur est  réservée pour la prochaine fois... » ². Entre-temps, on la connaît : cet album iconographique  sur Céline  au Danemark, réalisé en collaboration avec François Marchetti, dont nous reproduisons ci-contre la préface de Claude Duneton qui situe bien le climat politique de l’immédiat après-guerre.

 

Le recueil d’articles de Philippe Alméras, Sur Céline, a suscité un dossier de presse nettement moins consistant. On y relève une erreur d’ordre biographique commise par Joël Prieur : « Contrairement à ce que montre l’image d’Épinal, l’essentiel de la carrière médicale de Céline s’effectue à Genève, en Amérique et en Afrique, dans le cadre de missions officielles pour ce qui deviendra l’OMS » ³. Or, chaque lecteur de ce bulletin sait que le docteur Destouches ne travailla que quatre ans pour la Société des Nations.   En fait, on n’en finirait pas de relever toutes les erreurs ou approximations relatives à Céline dans la presse.  Ainsi, la revue Europe, au  glorieux passé stalinien, rendant compte de la énième réédition de Nausée de Céline, conclut en l’estimant « indispensable pour contribuer à démystifier le discours trompeur des hagiographes inconditionnels de l’auteur du Voyage (qui fut aussi, faut-il le rappeler, le délateur de Robert Desnos…) » 4. Jean-Paul Louis a naguère fait litière de cette accusation. Rappelons seulement que la polémique Desnos-Céline, dans le journal collaborationniste Aujourd’hui (qui employait RD), date de février 1941 et que Desnos fut arrêté trois ans plus tard.

 

Commentant l’éviction de Céline de la médiathèque André-Malraux de Strasbourg (voir en page 3), Claude Lorne note avec ironie que ces actes de censure « ne sauraient concerner Louis Aragon qui, dans ses poèmes, célébrait “le Guépéou nécessaire de France” (…) ni Jean-Paul Sartre qui professait que “tout anticommuniste est un chien” 5.

Marc LAUDELOUT

 

1. Philippe d’Hugues, « Céline-Destouches, 1940-1944 », La Nouvelle Revue d’Histoire, septembre-octobre 2008.

2. Frédéric Saenen, « “Chanter Bezons, voici l’épreuve !” », La Presse littéraire, septembre-octobre-novembre 2008.

3. Joël Prieur, « Céline ou la politique des chromosomes », Minute, 30 juillet 2008.

4. Ménaché, « Notes de lecture. Jean-Pierre Richard : “Nausée de Céline” », Europe, mai 2008. Voir Jean-Paul Louis, « Desnos et Céline, le pur et l’impur », Histoires littéraires, janvier-février-mars 2001 & Marc Laudelout, « D comme diffamation », Le Bulletin célinien, novembre 2002.

5. Claude Lorne, « Chronique de la censure citoyenne », Rivarol, 3 octobre 2008.

 

Citaat van Dostojevski

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Citaat van Dostojevski

“’Om de wereld te hervormen moeten de mensen zelf psychisch een andere weg inslaan. Wanneer je zelf ook niet echt ieders broeder wordt, dan zal de broederschap niet aanbreken. […] Iedereen zal vinden dat hij te weinig heeft, mopperen, afgunstig zijn en de anderen naar het leven staan. U vraagt wanneer dat werkelijkheid zal worden. Dat zal werkelijkheid worden, maar eerst moeten we door een periode van menselijke vereenzaming heen’. ‘Wat voor vereenzaming’, vraag ik hem. ‘De vereenzaming die nu overal heerst, vooral in onze eeuw, maar ze is nog niet helemaal definitief, nog is haar tijd niet gekomen. Want een ieder streeft er nu naar zijn persoon zo mogelijk af te scheiden, een ieder wil in zichzelf de volheid van het leven ervaren, maar intussen leiden al zijn inspanningen in de verste verte niet tot de volheid des levens, maar tot regelrechte zelfmoord, want in plaats van te komen tot volheid van inzicht in het eigen wezen geraken zij slechts volledig vereenzaamd. In onze tijd zijn allen namelijk verdeeld in individuen, ieder zondert zich af in zijn hol, ieder mijdt de ander, houdt zich schuil, verbergt zelfs wat hij heeft en eindigt ermee dat hij door de mensen verstoten wordt en zelf de mensen verstoot. In eenzaamheid vergaart hij rijkdom en denkt: nu ben ik sterk en onafhankelijk, maar de dwaas weet niet dat hoe meer rijkdom hij vergaart, des te dieper hij wegzinkt in zelfvernietigende onmacht. Want hij is gewoon geraakt om alleen zichzelf te vertrouwen en zichzelf als een individu van het geheel af te scheiden, hij heeft zijn ziel aangeleerd niet te geloven in menselijke hulp, de mensen en de mensheid, hij siddert enkel bij de gedachte dat hij zijn geld en zijn verworven rechten kan kwijtraken.’”

(DOSTOJEVSKI, Fiodor M., De broers Karamazov, G.A. van Oorschot, Amsterdam, 2005, 369)

mercredi, 26 novembre 2008

Yukoku: un film de Mishima

Yukoku : un film de Mishima

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Yukoku, l'unique film réalisé par l'écrivain japonais Yukio Mishima sur la base de sa nouvelle intitulée Patriotisme, et qui était jusqu'à présent introuvable, fait l'objet d'une édition en DVD chez Montparnasse.

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Yukoku (Patriotisme) : un film extraordinaire laissé par l'un des plus grands écrivains du siècle. Maudit, détruit, pratiquement oublié dans son propre pays, ce film produit en 1966 est ressorti au Japon grâce à une copie miraculeusement retrouvée en 2005. La présente édition réintroduit en Europe des images quasi inédites, qui font partie intégrante de la construction mythique de soi-même à laquelle Mishima a dévoué sa vie. Suivant exactement la narration d'une nouvelle écrite quelques années plus tôt, Patriotisme, ce film montre de façon stylisée la dernière étreinte amoureuse et le seppuku d'un jeune lieutenant entièrement dévoué à l'honneur samouraï, le Bushido : répétition de la mort spectaculaire que l'écrivain choisira, le 25 novembre 1970, à Tokyo. Film ultra-esthétique, cinéma wagnérien, prolongement filmique du théâtre Nô ou encore document historique, Yukoku occupe une place unique dans l'art cinématographique du XXè siècle.

lundi, 24 novembre 2008

La Fontaine: le savetier et le financier

Jean de la Fontaine : Le savetier et le financier

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir:
C'était merveille de le voir,
Merveille de l'ouïr: il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encore.
C'était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l'éveillait;
Et le Financier se plaignait
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit: or, ça, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? Par an ? ma foi, monsieur,
Dit avec un ton de rieur
Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre: il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année:
Chaque jour amène son pain.
Et bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée?
Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours,
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes)
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'ils faut chommer: on nous ruine en Fêtes.
L'une fait tort à l'autre: et monsieur le Curé,
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le Financier riant de sa naïveté,
Lui dit: je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus: gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Plus de chant: il perdit la voix
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l'oeil au guet: et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit;
Le chat prenait l'argent. A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus.
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

Jean de la Fontaine, Le savetier et le financier, Fable II, Livre Huitième.

jeudi, 20 novembre 2008

Paganisme et philosophie de la Vie chez Knut Hamsun et D. H. Lawrence

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Paganisme et philosophie de la vie chez Knut Hamsun et David Herbert Lawrence

 

Robert STEUCKERS

Conférence prononcée lors de la quatrième université d'été de la F.A.C.E., Lombardie, juillet 1996

 

Analyse: Akos DOMA, Die andere Moderne. Knut Hamsun, D.H. Lawrence und die lebensphilosophische Strömung des literarischen Modernismus, Bouvier, Bonn, 1995,

284 p., DM 82, ISBN 3-416-02585-7.

 

Le philologue hongrois Akos Doma, formé en Allemagne et aux Etats-Unis, vient de sortir un ouvrage d'exégèse littéraire, mettant en parallèle les œuvres de Hamsun et de Lawrence. Leur point commun est une “critique de la civilisation”, concept qu'il convient de remettre dans son contexte. En effet, la civilisation est un processus positif aux yeux des “progressistes” qui voient l'histoire comme une vectorialité, pour les tenants de la philosophie de l'Aufklärung et les adeptes inconditionnels d'une certaine modernité visant la simplification, la géométrisation et la cérébralisation. Mais la civilisation apparaît comme un pro­cessus négatif pour tous ceux qui entendent préserver la fécondité incommensurable des matrices culturelles, pour tous ceux qui constatent, sans s'en scandaliser, que le temps est plurimorphe, c'est-à-dire que le temps de telle culture n'est pas celui de telle autre (alors que les tenants de l'Aufklärung affirment un temps monomorphe, à appliquer à tous les peuples et toutes les cultures de la Terre). A chaque peuple donc son propre temps. Si la modernité refuse de voir cette pluralité de formes de temps, elle est illusion.

 

Dans une certaine mesure, explique Akos Doma, Hamsun et Lawrence sont héritiers de Rousseau. Mais de quel Rousseau? Celui qui est stigmatisé par la tradition maurrassienne (Maurras, Lasserre, Muret) ou celui qui critique radicalement l'Aufklärung sans se faire pour autant le défenseur de l'Ancien Régime? Pour ce Rousseau critique de l'Aufklärung, cette idéologie moderne est précisément l'inverse réel du slogan idéal  qu'elle entend généraliser par son activisme politique: elle est inégalitaire et hostile à la liberté, même si elle revendique l'égalité et la liberté. Avant la modernité du XVIIIième siècle, pour Rousseau et ses adeptes du pré-romantisme, il y avait une “bonne communauté”, la convivialité règnait parmi les hommes, les gens étaient “bons”, parce que la nature était “bonne”. Plus tard, chez les romantiques, qui, sur le plan politique, sont des conservateurs, cette notion de “bonté” est bien présente, alors qu'aujourd'hui on ne l'attribue qu'aux seuls activistes ou penseurs révolutionnaires. L'idée de “bonté” a donc été présente à “droite” comme à “gauche” de l'échiquier politique.

 

Mais pour le poète romantique anglais Wordsworth, la nature est “le théâtre de toute véritable expérience”, car l'homme y est confronté réellement et immédiatement avec les éléments, ce qui nous conduit implicitement au-delà du bien et du mal. Wordsworth est certes “perfectibiliste”, l'homme de sa vision poétique atteindra plus tard une excellence, une perfection, mais cet homme, contrairement à ce que pensaient et imposaient les tenants de l'idéologie des Lumières, ne se perfectionnera pas seulement en développant les facultés de son intellect. La perfection de l'homme passe surtout par l'épreuve de l'élémentaire naturel. Pour Novalis, la nature est “l'espace de l'expérience mystique, qui nous permet de voir au-delà des contingences de la vie urbaine et artificielle”. Pour Eichendorff, la nature, c'est la liberté et, en ce sens, elle est une transcendance, car elle nous permet d'échapper à l'étroitesse des conventions, des institutions.

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Avec Wordsworth, Novalis et Eichendorff, les thématiques de l'immédiateté, de l'expérience vitale, du refus des contingences nées de l'artifice des conventions, sont en place. A partir des romantiques se déploie en Europe, surtout en Europe du Nord, une hostilité bien pensée à toutes les formes modernes de la vie sociale et de l'économie. Un Carlyle, par exemple, chantera l'héroïsme et dénigrera la “cash flow society”. C'est là une première critique du règne de l'argent. John Ruskin, en lançant des projets d'architecture plus organiques, assortis de plans de cités-jardins, vise à embellir les villes et à réparer les dégâts so­ciaux et urbanistiques d'un rationalisme qui a lamentablement débouché sur le manchestérisme. Tolstoï propage un natura­lisme optimiste que ne partagera pas Dostoïevski, brillant analyste et metteur en scène des pires noirceurs de l'âme humaine. Gauguin transplantera son idéal de la bonté de l'homme dans les îles de la Polynésie, à Tahiti, au milieu des fleurs et des va­hinés.

 

Hamsun et Lawrence, contrairement à Tolstoï ou à Gauguin, développeront une vision de la nature sans téléologie, sans “bonne fin”, sans espace paradisiaque marginal: ils ont assimilé la double leçon de pessimisme de Dostoïevski et de Nietzsche. La nature, pour eux, ce n'est plus un espace idyllique pour excursions, comme chez les poètes anglais du Lake District. Elle n'est pas non plus un espace nécessairement aventureux ou violent, ou posé a priori comme tel. La nature, chez Hamsun et Lawrence, est avant tout l'intériorité de l'homme, elle est ses ressorts intérieurs, ses dispositions, son mental (tripes et cerveau inextricablement liés et confondus). Donc, a priori, chez Hamsun et Lawrence, cette nature de l'homme n'est ni intellectualité ni pure démonie. C'est bien plutôt le réel, le réel en tant que Terre, en tant que Gaïa, le réel comme source de vie.

 

Face à cette source, l'aliénation moderne nous laisse deux attitudes humaines opposées: 1) avoir un terroir, source de vitalité; 2) sombrer dans l'aliénation, source de maladies et de sclérose. C'est entre les deux termes de cette polarité que vont s'inscrire les deux grandes œuvres de Hamsun et de Lawrence: L'éveil de la glèbe pour le Norvégien, L'arc-en-ciel  pour l'Anglais.

 

Dans L'éveil de la glèbe de Hamsun, l'espace naturel est l'espace du travail existentiel où l'Homme œuvre en toute indépen­dance, pour se nourrir, se perpétuer. La nature n'est pas idyllique, comme celle de certains pastoralistes utopistes, le travail n'est pas aboli. Il est une condition incontournable, un destin, un élément constitutif de l'humanité, dont la perte signifierait dés-humanisation. Le héros principal, le paysan Isak est laid de visage et de corps, il est grossier, simple, rustre, mais inébran­lable, il est tout l'homme, avec sa finitude mais aussi sa détermination. L'espace naturel, la Wildnis, est cet espace qui tôt ou tard recevra la griffe de l'homme; il n'est pas l'espace où règne le temps de l'Homme ou plus exactement celui des horloges, mais celui du rythme des saisons, avec ses retours périodiques. Dans cet espace-là, dans ce temps-là, on ne se pose pas de questions, on agit pour survivre, pour participer à un rythme qui nous dépasse. Ce destin est dur. Parfois très dur. Mais il nous donne l'indépendance, l'autonomie, il permet un rapport direct avec notre travail. D'où il donne sens. Donc il y a du sens. Dans L'arc-en-ciel (The Rainbow)  de Lawrence, une famille vit sur un sol en toute indépendance des fruits de ses seules récoltes.

 

Hamsun et Lawrence, dans ces deux romans, nous lèguent la vision d'un homme imbriqué dans un terroir (ein beheimateter Mensch), d'un homme à l'ancrage territorial limité. Le beheimateter Mensch se passe de savoir livresque, n'a nul besoin des prêches des médias, son savoir pratique lui suffit; grâce à lui, il donne du sens à ses actes, tout en autorisant la fantaisie et le sentiment. Ce savoir immédiat lui procure l'unité d'avec les autres êtres participant au vivant.

 

Dans une telle optique, l'aliénation, thème majeur du XIXième siècle, prend une autre dimension. Généralement, on aborde la problématique de l'aliénation au départ de trois corpus doctrinaux:

1. Le corpus marxiste et historiciste: l'aliénation est alors localisée dans la seule sphère sociale, alors que pour Hamsun ou Lawrence, elle se situe dans la nature intérieure de l'homme, indépendemment de sa position sociale ou de sa richesse maté­rielle.

2. L'aliénation est abordée au départ de la théologie ou de l'anthropologie.

3. L'aliénation est perçue comme une anomie sociale.

Chez Hegel, puis chez Marx, l'aliénation des peuples ou des masses est une étape nécessaire dans le processus d'adéquation graduelle entre la réalité et l'absolu. Chez Hamsun et Lawrence, l'aliénation est plus fondamentale; ses causes ne résident pas dans les structures socio-économiques ou politiques, mais dans l'éloignement par rapport aux ra­cines de la nature (qui n'est pas pour autant une “bonne” nature). On ne biffera pas l'aliénation en instaurant un nouvel ordre socio-économique. Chez Hamsun et Lawrence, constate Doma, c'est le problème de la coupure, de la césure, qui est es­sentiel. La vie sociale est devenue uniforme, on tend vers l'uniformité, l'automatisation, la fonctionalisation à outrance, alors que nature et travail dans le cycle de la vie ne sont pas uniformes et mobilisent constamment les énergies vitales. Il y a im­médiateté, alors que tout dans la vie urbaine, industrielle et moderne est médiatisé, filtré. Hamsun et Lawrence s'insurgent contre ce filtre.

 

Dans la “nature”, surtout selon Hamsun et, dans une moindre mesure selon Lawrence, les forces de l'intériorité comptent. Avec l'avènement de la modernité, les hommes sont déterminés par des facteurs extérieurs à eux, tels les conventions, l'agitation politicienne, l'opinion publique qui leur donnent l'illusion de la liberté, alors qu'elles sont en fait l'espace de toutes les manipulations. Dans un tel contexte, les communautés se disloquent: chaque individu se contente de sa sphère d'activité auto­nome en concurrence avec les autres. Nous débouchons alors sur l'anomie, l'isolation, l'hostilité de tous contre tous.

 

Les symptômes de cette anomie sont les engouements pour les choses superficielles, pour les vêtements raffinés (Hamsun), signes d'une fascination détestable pour ce qui est extérieur, pour une forme de dépendance, elle-même signe d'un vide in­térieur. L'homme est déchiré par les effets des sollicitations extérieures. Ce sont là autant d'indices de la perte de vitalité chez l'homme aliéné.

 

Dans le déchirement et la vie urbaine, l'homme ne trouve pas de stabilité, car la vie en ville, dans les métropoles, est rétive à toute forme de stabilité. Cet homme ainsi aliéné ne peut plus non plus retourner à sa communauté, à sa famille d'origine. Pour Lawrence, dont les phrases sont plus légères mais plus percutantes: “He was the eternal audience, the chorus, the spectator at the drama; in his own life he would have no drama” (Il était l'audience éternelle, le chorus, le spectateur du drame; mais dans sa propre vie, il n'y avait pas de drame). “He scarcely existed except through other people” (Il existait à peine, sauf au travers d'autres gens). “He had come to a stability of nullification” (Il en était arrivé à une stabilité qui le nullifiait).

 

Chez Hamsun et Lawrence, l'Ent-wurzelung et l'Unbehaustheit, le déracinement et l'absence de foyer, de maison, cette façon d'être sans feu ni lieu, est la grande tragédie de l'humanité à la fin du XIXième et au début du XXième. Pour Hamsun, le lieu est vital pour l'homme. L'homme doit avoir son lieu. Le lieu de son existence. On ne peut le retrancher de son lieu sans le mutiler en profondeur. La mutilation est surtout psychique, c'est l'hystérie, la névrose, le déséquilibre. Hamsun est fin psychologue. Il nous dit: la conscience de soi est d'emblée un symptôme d'aliénation. Déjà Schiller, dans son essai Über naive und sentimen­talische Dichtung (= De la poésie naïve et sentimentale), notait que la concordance entre le sentir et le penser était tangible, réelle et intérieure chez l'homme naturel mais qu'elle n'est plus qu'idéale et extérieure chez l'homme cultivé («La concor­dance entre ses sensations et sa pensée existait à l'origine, mais n'existe plus aujourd'hui qu'au seul niveau de l'idéal. Cette concordance n'est plus en l'homme, mais plane quelque part à l'extérieur de lui; elle n'est plus qu'une idée, qui doit encore être réalisée, ce n'est plus un fait de sa vie»).

 

Schiller espère une Überwindung (= un dépassement) de cette césure, par une mobilisation totale de l'individu afin de combler cette césure. Le romantisme, à sa suite, visera, la réconciliation de l'Etre (Sein) et de la conscience (Bewußtsein),  combattra la réduction de la conscience au seul entendement rationnel. Le romantisme valorisera et même survalorisera l'“autre” par rapport à la raison (das Andere der Vernunft): perception sensuelle, instinct, intuition, expérience mystique, enfance, rêve, vie pastorale. Wordsworth, romantique anglais, exposant “rose” de cette volonté de réconciliation entre l'Etre et la conscience, plaidera pour l'avènement d'“un cœur qui regarde et reçoit” (A Heart that watches and receives). Dostoïevski abandonnera cette vision “rose”, développera en réaction une vision très “noire”, où l'intellect est toujours source du mal qui conduit le “possédé” à tuer ou à se suicider. Sur le plan philosophique, dans le même filon, tant Klages que Lessing reprendront à leur compte cette vision “noire” de l'intellect, tout en affinant considérablement le romantisme naturaliste: pour Klages, l'esprit est l'ennemi de l'âme; pour Lessing, l'esprit est la contre-partie de la vie, née de la nécessité («Geist ist das notgeborene Gegenspiel des Lebens»).

 

Lawrence, fidèle en un certain sens à la tradition romantique anglaise de Wordsworth, croit à une nouvelle adéquation de l'Etre et de la conscience. Hamsun, plus pessimiste, plus dostoïevskien (d'où son succès en Russie et son impact sur les écrivains ruralistes comme Belov et Raspoutine), n'a cessé de croire que dès qu'il y a conscience, il y a aliénation. Dès que l'homme commence à réfléchir sur soi-même, il se détache par rapport au continuum naturel, dans lequel il devrait normalement rester imbriqué. Dans les écrits théoriques de Hamsun, on trouve une réflexion sur le modernisme littéraire. La vie moderne, écrit-il, influence, transforme, affine l'homme pour l'arracher à son destin, à son lieu destinal, à ses instincts, par-delà le bien et le mal. L'évolution littéraire du XIXième siècle trahit une fébrilité, un déséquilibre, une nervosité, une complication extrême de la psychologie humaine. «La nervosité générale (ambiante) s'est emparée de notre être fondamental et a déteint sur notre vie sentimentale». D'où l'écrivain se définit désormais comme Zola qui se pose comme un “médecin social” qui doit décrire des maux sociaux pour éliminer le mal. L'écrivain, l'intellectuel, développe ainsi un esprit missionnaire visant une “correction po­litique”.

 

Face à cette vision intellectuelle de l'écrivain, Hamsun rétorque qu'il est impossible de définir objectivement la réalité de l'homme, car un “homme objectif” serait une monstruosité (ein Unding), construite à la manière du meccano. On ne peut ré­duire l'homme à un catalogue de caractéristiques car l'homme est changeant, ambigu. Même attitude chez Lawrence: «Now I absolutely flatly deny that I am a soul, or a body, or a mind, or an intelligence, or a brain, or a nervous system, or a bunch of glands, or any of the rest of these bits of me. The whole is greater than the part»  (Voilà, je dénie absolument et franchement le fait que je sois une âme, ou un corps, ou un esprit, ou une intelligence, ou un cerveau, ou un système nerveux, ou une série de glandes, ou tout autre morceau de moi-même. Le tout est plus grand que la partie). Hamsun et Lawrence illustrent dans leurs œuvres qu'il est impossible de théoriser ou d'absoluiser une vision claire et nette de l'homme. L'homme, ensuite, n'est pas le véhicule d'idées préconçues. Hamsun et Lawrence constatent que les progrès dans la conscience de soi ne sont donc pas des processus d'émancipation spirituelle, mais une perte, une déperdition de vitalité, de tonus vital. Dans leurs romans, ce sont toujours des figures intactes, parce qu'inconscientes (c'est-à-dire imbriquées dans leur sol ou leur site) qui se maintiennent, qui triomphent des coups du sort, des circonstances malheureuses.

 

Il ne s'agit nullement là, répétons-le, de pastoralisme ou d'idyllisme. Les figures des romans de Hamsun et de Lawrence sont là: elles sont traversées ou sollicitées par la modernité, d'où leur irréductible complexité: elles peuvent y succomber, elles en souffrent, elles subissent un processus d'aliénation mais peuvent aussi en triompher. C'est ici qu'interviennent l'ironie de Hamsun et la notion de “Phénix” chez Lawrence. L'ironie de Hamsun sert à brocarder les idéaux abstraits des idéologies mo­dernes. Chez Lawrence, la notion récurrente de “Phénix” témoigne d'une certaine dose d'espoir: il y aura ressurection. Comme le Phénix qui renaît de ses cendres.

 

Le paganisme de Hamsun et de Lawrence

 

Si cette volonté de retour à une ontologie naturelle est portée par un rejet de l'intellectualisme rationaliste, elle implique aussi une contestation en profondeur du message chrétien.

 

Chez Hamsun, nous trouvons le rejet du puritanisme familial (celui de son oncle Hans Olsen), le rejet du culte protestant du livre et du texte, c'est-à-dire un rejet explicite d'un système de pensée religieuse reposant sur le primat du pur écrit contre l'expérience existentielle (notamment celle du paysan autarcique, dont le modèle est celui de l'Odalsbond  des campagnes norvégiennes). L'anti-christianisme de Hamsun est plutôt a-chrétien: il n'amorce pas un questionnement religieux à la mode de Kierkegaard. Pour lui, le moralisme du protestantisme de l'ère victorienne (en Scandinavie, on disait: de l'ère oscarienne) exprime tout simplement une dévitalisation. Hamsun ne préconise aucune expérience mystique.

 

Lawrence, lui, perçoit surtout la césure par rapport au mystère cosmique. Le christianisme renforce cette césure, empêche qu'elle ne se colmate, empêche la cicatrisation. Pourtant, la religiosité européenne conserve un résidu de ce culte du mystère cosmique: c'est l'année liturgique, le cycle liturgique (Pâques, Pentecôte, Feux de la Saint-Jean, Toussaint et Jour des Morts, Noël, Fête des Rois). Mais celui-ci a été frappé de plein fouet par les processus de désenchantement et de désacralisation, entamé dès l'avènement de l'église chrétienne primitive, renforcé par les puritanismes et les jansénismes d'après la Réforme. Les premiers chrétiens ont clairement voulu arracher l'homme à ces cycles cosmiques. L'église médiévale a cher­ché au contraire l'adéquation, puis, les églises protestantes et l'église conciliaire ont nettement exprimé une volonté de retour­ner à l'anti-cosmisme du christianisme primitif. Lawrence: «But now, after almost three thousand years, now that we are al­most abstracted entirely from the rhythmic life of the seasons, birth and death and fruition, now we realize that such abstraction is neither bliss nor liberation, but nullity. It brings null inertia» (Mais aujourd'hui, après près de trois mille ans, maintenant que nous nous sommes presque complètement abstraits de la vie rythmique des saisons, de la naissance, de la mort et de la fé­condité, nous comprenons enfin qu'une telle abstraction n'est ni une bénédiction ni une libération, mais pure nullité. Elle ne nous apporte rien, si ce n'est l'inertie). Cette césure est le propre du christianisme des civilisations urbaines, où il n'y a plus d'ouverture sur le cosmos. Le Christ n'est dès lors plus un Christ cosmique, mais un Christ déchu au rôle d'un assistant so­cial. Mircea Eliade parlait, lui, d'un «Homme cosmique», ouvert sur l'immensité du cosmos, pilier de toutes les grandes reli­gions. Dans la perspective d'Eliade, le sacré est le réel, la puissance, la source de la vie et la fertilité. Eliade: «Le désir de l'homme religieux de vivre une vie dans le sacré est le désir de vivre dans la réalité objective».

 

La leçon idéologique et politique de Hamsun et Lawrence

 

Sur le plan idéologique et politique, sur le plan de la Weltanschauung,  les œuvres de Hamsun et de Lawrence ont eu un im­pact assez considérable. Hamsun a été lu par tous, au-delà de la polarité communisme/fascisme. Lawrence a été étiquetté “fasciste” à titre posthume, notamment par Bertrand Russell qui parlait de sa “madness” («Lawrence was a suitable exponent of the Nazi cult of insanity»;  Lawrence était un exposant typique du culte nazi de la folie). Cette phrase est pour le moins simpliste et lapidaire. Les œuvres de Hamsun et de Lawrence s'inscrivent dans un quadruple contexte, estime Akos Doma: celui de la philosophie de la vie, celui des avatars de l'individualisme, celui de la tradition philosophique vitaliste, celui de l'anti-utopisme et de l'irrationalisme.

 

1. La philosophie de la vie (Lebensphilosophie)  est un concept de combat, opposant la “vivacité de la vie réelle” à la rigidité des conventions, jeu d'artifices inventés par la civilisation urbaine pour tenter de s'orienter dans un monde complètement dé­senchanté. La philosophie de la vie se manifeste sous des visages multiples dans la pensée européenne et prend corps à partir des réflexions de Nietzsche sur la Leiblichkeit  (la corporéité).

2. L'individualisme. L'anthropologie de Hamsun postule l'absolue unicité de chaque individu, de chaque personne, mais re­fuse d'isoler cet individu ou cette personne hors de tout contexte communautaire, charnel ou familial: il place toujours l'individu ou la personne en interaction, sur un site précis. L'absence d'introspection spéculative, de conscience, d'intellectualisme abs­trait font que l'individualisme hamsunien n'est pas celui de l'anthropologie des Lumières. Mais, pour Hamsun, on ne combat pas l'individualisme des Lumières en prônant un collectivisme de facture idéologique. La renaissance de l'homme authentique passe par une réactivation des ressorts les plus profonds de son âme et de son corps. L'enrégimentement mécanique est une insuffisance calamiteuse. Par conséquent, le reproche de “fascisme” ne tient pas, ni pour Lawrence ni pour Hamsun.

 

3. Le vitalisme tient compte de tous les faits de vie et exclut toute hiérarchisation sur base de la race, de la classe, etc. Les oppositions propres à la démarche du vitalisme sont: affirmation de la vie/négation de la vie; sain/malsain; orga­nique/mécanique. De ce fait, on ne peut les ramener à des catégories sociales, à des partis, etc. La vie est une catégorie fondamentalement a-politique, car tous les hommes sans distinction y sont soumis.

4. L'“irrationalisme” reproché à Hamsun et à Lawrence, de même que leur anti-utopisme, procèdent d'une révolte contre la “faisabilité” (feasability: Machbarkeit),  contre l'idée de perfectibilité infinie (que l'on retrouve sous une forme “organique” chez les Romantiques de la première génération en Angleterre). L'idée de faisabilité se heurte à l'essence biologique de la nature. De ce fait, l'idée de faisabilité est l'essence du nihilisme, comme nous l'enseigne le philosophe italien contemporain Emanuele Severino. Pour Severino, la faisabilité dérive d'une volonté de compléter le monde posé comme étant en devenir (mais non un devenir organique incontrôlable). Une fois ce processus de complétion achevé, le devenir arrête forcément sa course. Une stabilité générale s'impose à la Terre et cette stabilité figée est décrite comme un “Bien absolu”. Sur le mode lit­téraire, Hamsun et Lawrence ont préfiguré les philosophes contemporains tels Emanuele Severino, Robert Spaemann (avec sa critique du fonctionalisme), Ernst Behler (avec sa critique de la “perfectibilité infinie”) ou Peter Koslowski (cf. NdSE n°20), etc. Ces philosophes, en dehors d'Allemagne ou d'Italie, sont forcément très peu connus du grand public, d'autant plus qu'ils criti­quent à fond les assises des idéologies dominantes, ce qui est plutôt mal vu, depuis le déploiement d'une inquisition sournoise, exerçant ses ravages sur la place de Paris. Les cellules du “complot logocentriste” sont en place chez les éditeurs, pour refu­ser les traductions, maintenir la France en état de “minorité” philosophique et empêcher toute contestation efficace de l'idéologie du pouvoir.

 

Nietzsche, Hamsun et Lawrence, les philosophes vitalistes ou “anti-faisabilistes”, en insistant sur le caractère ontologique de la biologie humaine, s'opposent radicalement à l'idée occidentale et nihiliste de la faisabilité absolue de toute chose, donc de l'inexistence ontologique de toutes les choses, de toutes les réalités. Bon nombre d'entre eux  —et certainement Hamsun et Lawrence—  nous ramènent au présent éternel de nos corps, de notre corporéité (Leiblichkeit).  Or nous ne pouvons pas fabri­quer un corps, en dépit des vœux qui transparaissent dans une certaine science-fiction (ou dans certains projets délirants des premières années du soviétisme; cf. les textes qu'ont consacrés à ce sujet Giorgio Galli et Alexandre Douguine; cf. NdSE n°19).

 

La faisabilité est donc l'hybris poussée à son comble. Elle conduit à la fébrilité, la vacuité, la légèreté, au solipsisme et à l'isolement. De Heidegger à Severino, la philosophie européenne s'est penchée sur la catastrophe qu'a été la désacralisation de l'Etre et le désenchantement du monde. Si les ressorts profonds et mystérieux de la Terre ou de l'homme sont considérés comme des imperfections indignes de l'intérêt du théologien ou du philosophe, si tout ce qui est pensé abstraitement ou fabri­qué au-delà de ces ressorts (ontologiques) se retrouve survalorisé, alors, effectivement, le monde perd toute sacralité, toute valeur. Hamsun et Lawrence sont les écrivains qui nous font vivre avec davantage d'intensité ce constat, parfois sec, des phi­losophes qui déplorent la fausse route empruntée depuis des siècles par la pensée occidentale. Heidegger et Severino en phi­losophie, Hamsun et Lawrence au niveau de la création littéraire visent à restituer de la sacralité dans le monde naturel et à revaloriser les forces tapies à l'intérieur de l'homme: en ce sens, ils sont des penseurs écologiques dans l'acception la plus profonde du terme. L'oikos et celui qui travaille l'oikos recèlent en eux le sacré, des forces mystérieuses et incontrôlables, qu'il s'agit d'accepter comme telles, sans fatalisme et sans fausse humilité. Hamsun et Lawrence ont dès lors annoncé la di­mension géophilosophique de la pensée, qui nous a préoccupés tout au long de cette université d'été. Une approche succincte de leurs œuvres avait donc toute sa place dans le curriculum de 1996.

 

Robert STEUCKERS.

mercredi, 19 novembre 2008

De meerwaarde van mythologie: Ovidius

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De meerwaarde van mythologie : Ovidius

lundi, 17 novembre 2008

E. Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste

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Eugen Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste

 

Michael MORGENSTERN

 

«S'il y avait des conspirateurs parmi nous, des conspirateurs rassemblés dans un cénacle à la fois ouvert et secret, qui mé­dite et œuvre pour forger le grand avenir et auquel peuvent se joindre tous ceux à qui il peut donner la parole pour exprimer leur aspirations et qui disent: “nous sommes las de nous satisfaire de choses achevées et préfabriquées”»: ce texte figurait en exergue sur le papier à en-tête des éditions Eugen Diederichs d'Iéna au début du siècle. Son auteur était Paul de Lagarde, qu'Eugen Diederichs vénérait et qu'il considérait comme l'un de ses principaux inspirateurs à côté de Nietzsche et de Julius Langbehn (l'auteur de Rembrandt als Erzieher,  = Rembrandt comme éducateur). Avec ces trois grandes figures de la pensée allemande de la fin du XIXième siècle, l'éditeur Diederichs partageait la conviction que tout véritable renouveau ne proviendrait que de la jeunesse. C'est la raison pour laquelle le nom de l'éditeur d'Iéna apparaissait à l'époque partout où surgissait de la nouveauté.

 

Ses intérêts le portait tout particulièrement à valoriser et à diffuser les linéaments idéologiques véhiculés par les mouvements réformateurs néo-romantiques et “alternatifs” nés au tournant du siècle: la FKK (la “culture des corps libres”, soit le natu­risme), les méthodes nouvelles en pédagogie, le mouvement végétarien, les tentatives de généraliser l'homéopathie, le mou­vement des cités-jardins en urbanisme, les compagnonnages de travailleurs, etc. Pour promouvoir toutes ses innovations, Diederichs proposait aussi une nouvelle esthétique du livre, où textes, couvertures, lettrages, etc. reflétaient les idées et pul­sions nouvelles dans le domaine de l'art. En effet, Diederichs était avant tout un éditeur.

 

Né en 1867 dans la propriété foncière d'une lignée de chevaliers près de Naumburg, Diederichs a d'abord voulu perpétuer la tradition familiale et devenir agriculteur. Mais très rapidement, son penchant à dévorer des livres a pris le dessus et le jeune homme a choisi une profession qui ne mettrait aucun frein à son insatiable fringale de lectures. Diederichs n'était pas qu'un rêveur passionné et un romantique perdu dans ses songes: il était doué d'un solide sens pratique des affaires, qu'il a étayé au cours de quelques années d'apprentissage en Allemagne du Sud. Pendant un voyage en Italie, il décide à Rimini, en août 1896, de s'engager totalement “et tout seul dans un combat contre son époque”. Avec pour atouts les poèmes d'un ami et un héritage, il fonde sa maison d'édition à Florence, puis la transplante rapidement à Leipzig. Elle connaître son apogée à Iéna quelques années plus tard.

 

Dès ses premiers mois d'activités en Italie, le jeune éditeur avait noué des contacts avec toute une série d'auteurs et leur avait fait part de ses intentions. Pour Diederichs, le néo-romantisme du tournant du siècle n'était nullement un tissu de rêveries dé­sincarnées, mais “après l'âge des spécialistes, après l'ère d'une culture ne reposant que sur la seule raison raisonnante, ce néo-romantisme veut regarder le monde et en jouir dans son intégralité. Dans la mesure où ce néo-romantisme saisit à nou­veau le monde par le truchement de l'intuition, il dépasse aussitôt ces phénomènes que sont le matérialisme et le naturalisme qui procèdent tous deux de cette culture de la raison raisonnante”. A cette intention de Diederichs correspond l'œuvre des philosophes de la Vie qui critiquent le morcellement conceptuel du monde, dû à un excès d'analytisme, et revalorisent la pen­sée holiste, tout en déplorant les dégâts de l'industrialisme et en appelant à un retour à la nature. Cette option holiste et “écologique” (avant la lettre) conduit Diederichs à éditer les travaux de Henri Bergson, qui deviendra rapidement le philosophe le plus emblématique de la maison.

 

Diederichs était un universaliste, dans le sens où il ne voulait rester étranger à rien de ce que les cultures humaines avaient produit, et ambitionnait d'éditer dans sa maison le meilleur de ce que l'esprit des hommes avait généré. Ainsi, Diederichs a publié les sagas, les légendes et les contes de tous les peuples de la Terre, de même que les chroniques de la Renaissance, la poésie vieille-norroise (dans la collection “Thule”), les textes des philosophes chinois et indiens. Ensuite, Diederichs a soutenu les efforts des nouvelles orientations religieuses en Allemagne, les religiosités libres, qui critiquaient les églises ser­vant de piliers à l'Etat, en publiant les écrits des mystiques allemands  —Diederichs estimait que Maître Eckehart était de loin supérieur à Luther—  et l'œuvre de Kierkegaard.

 

Dans les années qui ont immédiatement précédé la première guerre mondiale, les intérêts de Diederichs glissent du religieux au politique. Il suscite tout de suite l'intérêt général du public en éditant des autobiographies d'ouvriers comme la Lebensgeschichte eines modernen Fabrikarbeiters  (Histoire de la vie d'un ouvrier des fabriques moderne) de William Bromme. Son objectif était de “déprolétariser le socialisme” et d'“approfondir l'idée nationale”. Diederichs se positionnait comme un héritier spirituel de Herder et s'intéressait dès lors à la culture des héritages populaires, dans une perspective au­thentiquement ethnopluraliste: «Nous n'aurons le droit de nous affirmer nationalistes que lorsque nous aurons com­pris et respecté la spécificité des autres peuples. Car c'est en cela que réside la richesse de la Vie, qui est une poly­symphonie; il n'y a aucun peuple qui puisse s'ériger en exemple absolu et il n'y a pas d'idéologie qui puisse pré­tendre à la domination absolue». Cette phrase, Diederichs l'a faite inscrire dans le catalogue de sa maison d'édition en 1912. Pour détenir un organe de presse capable de véhiculer sa vision du monde et de la politique, il rachète une revue fondée auparavant par le “mouvement religieux libre”, Die Tat, qu'il transforme en un mensuel de culture et de politique. Elle devien­dra ultérieurement, sous la direction de Hans Zehrer, l'organe majeur de la “Konservative Revolution”.

 

Diederichs, homme d'âge mûr, s'est d'abord montré assez réservé face au mouvement de jeunesse “Wandervogel”, dont le style était franchement bohème, rustaud et anarchisant au début. Ses premiers contacts avec les jeunes contestataires du tournant du siècle eurent lieu par l'intermédiaire du Cercle “Sera”, qu'il avait lui-même contribué à lancer. Ce Cercle “Sera” devait son nom à une danse festive dont le refrain était “Sera, sera, sancti Domine”). En organisant des solstices, en réhabili­tant les danses populaires, en relançant le théâtre en plein air et les randonnées des Vaganten  médiévaux, ce Cercle Sera entendait expérimenter de “nouvelles formes de socialité sur l'herbe des prairies”. Diederichs a évoqué ses raisons: «Ce qui m'a amené à soutenir de telles initiatives, est tout simplement ma propre nostalgie des fêtes dans la nature, où il n'y avait pas de spectateurs, mais où tous participaient».

 

L'enthousiasme de l'éditeur pour ces fêtes champêtres ne manquait pas de comique, se souvient l'un de ses auteurs les plus en vue, Hans Blüher. Celui-ci se remémore dans ses souvenirs le temps “où ce monsieur vieillissant, vêtu d'un costume res­semblant à celui d'un paysan balkanique, avec un bâton de Thyros à la main et du lierre dans les cheveux, traversait les rues d'Iéna pour s'en aller dans les collines autour de la ville, juché sur une calèche branlante, entouré de toute une jeunesse, de préférence de sexe féminin, afin de sacrifier à des cultes de nature dionysiaque». En compagnie de son Cercle Sera, Diederichs a participé à la grande fête de la jeunesse Wandervogel qui eut lieu en 1913 sur le Hoher Meissner. Il édita le livre consacré à cette rencontre historique avec, en frontispice, la célèbre gravure de l'artiste Fidus, intitulée Hohe Wacht.

 

Diederichs a développé une véritable critique de l'Etat autoritaire wilhelminien, en s'insurgeant principalement contre la rigidi­fication des églises, de l'école et de la science. Très logiquement, il devait aboutir à une théorisation du Volksstaat, qui aurait parfaitement pu se passer du parlementarisme à l'occidentale et aurait dû être construit selon des principes “organiques et dé­centralisés”. Diederichs parlait de “conservatisme social”. Quand éclate la révolution socialiste des conseils d'ouvriers et de soldats en 1918, il est gonflé d'espoir mais cet enthousiasme s'effondre rapidement, dès que l'élan révolutionnaire s'enlise dans le plus plat et le plus vulgaire des matérialismes. Alors l'“Eugen aux yeux de spectre” (dixit Julius Hart), qui n'avait ja­mais perdu sa mélancholie, fond de sa personnalité, se retira de toute vie publique, mais s'engagea résolument dans la dé­fense de la culture populaire allemande, contre l'“américanisation et l'atomisation [sociale]”.

 

En 1930, Eugen Diederichs meurt. Quelques années avant de quitter ce monde, il avait encouragé la création des “Cellules pour la Reconstruction Spirituelle de l'Allemagne” (Zellen zum geistigen Neuaufbau Deutschlands), émanations du mouve­ment de jeunesse Wandervogel d'avant la guerre: «Il est bon que ces cellules demeurent encore discrètes pendant quelque temps, car la psyché du peuple n'a pas à défiler dans les rues: elle doit se reconstituer et croître dans le si­lence et la tranquillité. Tous ceux qui vivent pour maintenir, conserver et développer leur psyché spécifique, sentent qu'ils appartiennent à un Cénacle secret, où tous se sont juré fidélité, en attendant le Grand Matin. Car il viendra ce Grand Matin. Mais il ne viendra pas tout seul, car il faut d'abord labourer la terre avant de pouvoir la semer».

 

Michael MORGENSTERN.

(article tiré de Junge Freiheit,  n°4/1995; trad. franç. : Robert Steuckers).

samedi, 15 novembre 2008

Le nationalisme russe contre les idées de 1789

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Soljénitsyne, Stolypine:le nationalisme russe contre les idées de 1789

 

Wolfgang STRAUSS

 

Soljénitsyne a réalisé son rêve: être lu par ses compatriotes. En juillet 1989, Alexandre Soljénitsyne déclare à un journaliste du Time-Magazine:  «Je ne doute pas que mon roman historique La Roue rouge  sera un jour édité dans son entièreté en Union Soviétique». Et quand l'auteur du Pavillon des Cancéreux  dit “dans son entièreté”, cela signifie avec le troisième tome de la trilogie, intitulé Mars 1917.  Soljénitsyne n'avait pas répondu aux journalistes depuis des années, arguant que son devoir pre­mier était d'achever son œuvre littéraire. La raison qui l'a poussé à rompre le silence réside dans un chapitre complémen­taire, épais de 300 pages, décrivant le “jacobin Lénine” comme “un homme d'une incroyable méchanceté, dépourvu de toute humanité”. Lénine serait ainsi un Robespierre ou un Saint-Just russe, qui aurait précipité son peuple et son pays dans le dé­nuement le plus profond, dans une tragédie sans précédent, car Lénine aurait haï sans limites tout ce qui touchait à la Russie.

 

Lénine voulait détruire l'identité russe. Ce “terroriste génial” était tout à la fois le tentateur et le destructeur de la Russie. «Je suis un patriote», écrit aujourd'hui celui qui démasque Lénine et révèle sa folie. «J'aime ma patrie qui est malade depuis 70 ans, détruite, au bord de la mort. Je veux que ma Russie revienne à nouveau à la vie».

 

Stolypine haï par les libéraux et les “Cadets”

 

Pour Soljénitsyne, l'anti-Lénine était Piotr Stolypine (1862-1911). Après la révolution de 1905, ce conservateur non inféodé à un parti, cet expert agricole, devient tout à la fois ministre de l'intérieur et premier ministre. En engageant la police à fond, en créant des tribunaux d'exception, en dressant des gibets, en bannissant les récalcitrants, il met un terme à la terreur des anar­chistes, des sociaux-révolutionnaires et des bolcheviques; dans la foulée, il introduit les droits civils et jette les bases d'une monarchie constitutionnelle. Son principal mérite consiste en une réforme agraire radicale visant à remplacer le “mir” (c'est-à-dire la possession collective du village), tombé en désuétude, par une large couche de paysans indépendants et efficaces, générant un marché des biens agricoles: Stolypine avait voulu résoudre ainsi la question paysanne par des moyens pacifiques, grâce à une révolution d'en haut. Mais ce réformateur russe refusait d'introduire en Russie le démocratisme à la mode occi­dentale, pour des raisons d'ordre spirituel et moral. Stolypine, en effet, était un adversaire philosophique des idées de 1789. En cela, il s'attira la haine des libéraux de gauche, qu'on appelait alors les “Cadets” en Russie, des sociaux-démocrates et des marxistes, c'est-à-dire la haine de toute la fraction “progressiste” de la Douma. Le 18 septembre 1911, il meurt victime d'un attentat perpétré contre lui dans l'opéra de Kiev, sous les balles du revolver d'un étudiant anarchiste, Mordekhaï Bogrov, qui était aussi un indicateur de la police.

 

Réhabilitation de Stolypine par la Pravda

 

Six ans après la rédaction du chapitre consacré à Stolypine dans Août 1914, le parti communiste opère un revirement sensa­tionnel en ce qui concerne Stolypine. Depuis 1917, le nom de Stolypine avait été maudit par les bolcheviques qui en avaient fait l'exemple paradigmatique de l'homme d'Etat mu par la haine des socialistes et des marxistes et pariant sur la terreur poli­cière et sur l'oppression du peuple.

 

Cette caricature de Stolypine n'a plus cours désormais. Le 3 août 1989, la Pravda  annonçait sa réhabilitation. Le maudit d'hier devenait un réformateur politique sans peur ni reproche, l'ancêtre direct de la perestroïka! Il est enfin temps, expliquait l'organe du parti, de “rendre justice historiquement” à ce Russe qui aurait pu, par sa réforme agraire, donner vie à des fermes auto­nomes, économiquement saines et viables. Peu de temps auparavant, la Literatournaïa Gazeta  avait publié un entretien avec le fils de Stolypine, qui vit à Paris, tandis que le journal Literatournaïa Rossiya  annonçait la publication d'une courte biographie du ministre et réformateur tsariste. Ce revirement aurait-il été possible sans Soljénitsyne?

 

Un programme non encore réalisé

 

Ce formidable chapitre d'Août 1914,  consacré à Stolypine, n'a pas qu'une valeur purement littéraire, c'est une leçon doctri­nale, où se reflète toute l'idéologie de Soljénitsyne, tout son projet d'ordre nouveau. Soljénitsyne parle d'une “réforme histo­rique”, glorifie le “plan global et complet [de Stolypine] pour modifier de fond en comble la Russie”. Suppression des bannis­sements et de la gendarmerie, mise sur pied d'une justice locale, proche des citoyens, avec des juges de paix élus, raccour­cissement des périodes de détention, constitution d'un système d'écoles professionnelles, réduction de l'impôt pour les per­sonnes sans trop de ressources, diminution du temps de travail, interdiction du travail de nuit pour les femmes et les enfants, introduction du droit de grève et autonomisation des syndicats, sécurité sociale étatisée pour les personnes incapables de tra­vailler, les malades, les invalides, les vieillards: c'était bel et bien la perestroïka d'un conservateur révolutionnaire inacces­sible à la corruption, ascétique, dont les idées sont toujours actuelles, et qui n'ont pas été réalisées dans l'Etat des bolche­viques, où n'a régné que la pauvreté, n'a dominé que l'appareil policier et dans lequel, finalement, nous avions une version moderne, étatisée et centralisée du servage et/ou du despotisme asiatique. Soljénitsyne écrit à ce propos: «Il semble que pen­dant toute la durée du 20ième siècle, rien de tout cela n'a été réalisé dans notre pays, et c'est pour cela que ces plans ne sont pas encore dépassés».

 

Mais en quoi consistait la philosophie réformiste de Stolypine? Qu'est ce qui distinguait ce modernisateur et ce monarchiste des adeptes idolâtres des Lumières occidentales, c'est-à-dire l'intelligentsia de gauche? Eh bien, ce qui le distingue, c'est une autre vision de la liberté, une autre anthropologie, le refus absolu d'une solution reposant sur les “pogroms et les incendies volontaires”. Empêcher l'“effondrement de la Russie” ne pourra se faire, d'après Stolypine (et d'après Soljénitsyne!), que par une “restauration d'un ordre et d'un droit correspondant à la conscience du peuple russe”. Les thèses centrales de Stolypine sont les suivantes: «Entre l'Etat russe et l'Eglise chrétienne existe un lien vieux de plusieurs siècles. Adhérer aux principes que nous lègue l'histoire russe sera la véritable force à opposer au socialisme déraciné».

 

Des hommes solides issus du terroir

 

«Pour être viable, notre réforme doit puiser sa force dans des principes propres à la nationalité russe, c'est-à-dire en dévelop­pant l'idée et la pratique de la semstvo.  Dans les couches inférieures, des hommes solides, inébranlables, issus du terroir doivent pouvoir croître et se développer, tout en étant liés à l'Etat. Plusieurs millions d'êtres humaines en Russie appartiennent à ces couches inférieures de la population: elles sont la puissance démographique qui rendent notre pays fort... L'histoire nous enseigne, qu'en certaines circonstances, certains peuples négligent leurs devoirs nationaux, mais ces peuples-là sont destinés à sombrer dans le déclin». «Le besoin de propriété personnelle est tout aussi naturel que le sentiment de la faim, que l'instinct de conservation de l'espèce, que tout autre instinct de l'homme». «L'Etat russe s'est développé à partir de ses propres racines, et il est impossible de greffer une branche étrangère sur notre tronc russe». «La véritable liberté prend son envol sur les liber­tés citoyennes, au départ du patriotisme et du sentiment d'être citoyen d'un Etat... L'autocratie historique et la libre volonté du monarque sont les apanages précieux de la “statalité” russe, car seuls ce pouvoir absolu et cette volonté ont vocation, dans les moments de danger, où chavire l'Etat, de sauver la Russie, de la guider sur la voie de l'ordre et de la vérité historique».

 

Contre la guerre contre l'Autriche

 

Quant à Soljénitsyne, il écrit: «Pour nous, la guerre signifierait la défaite et surtout la révolution. Cet aveu pouvait en soi susci­ter bien de l'amertume, mais il était moins dur à formuler pour un homme qui, dès le départ, n'a pas eu la moindre intention de faire la guerre et ne s'est jamais enthousiasmé pour le messianisme panslaviste. Egratigner légèrement la fierté nationale russe n'est rien, finalement, quand on étudie le gigantesque programme de rénovation intérieure que proposait Soljénitsyne pour sauver la Russie. Stolypine ne pouvait pas exprimer ses arguments ouvertement, mais il a pu faire changer l'avis du Tsar, qui venait de se décider à mobiliser contre l'Autriche: une guerre avec Vienne aurait entraîné une guerre avec l'Allemagne et mis la dynastie en danger (Ce jour-là, Stolypine a dit dans son cercle familial restreint: “Aujourd'hui, j'ai sauvé la Russie!”). Dans des conversations personnelles, il se plaignait des chefs de la majorité militante de la Douma. Les Cadets voulaient la guerre et le hurlaient sans retenue (tant qu'ils ne devaient pas mettre leur propre peau en jeu!)».

 

Plus de “Février” libéral!

 

Tout comme cet assassiné, cet homme qui a connu l'échec de sa réforme agraire radicale, qui n'a pas pu humaniser socia­lement la majorité du peuple, —ce qu'il considérait comme le devoir de son existence sur les plans moral, religieux, national et spirituel—, l'ancien officier d'artillerie Soljénitsyne a décidé de s'engager pour son peuple asservi en cherchant à l'éduquer politiquement, à lui redonner une éthique nationale, à préparer sa renaissance. S'il vivait aujourd'hui en URSS, s'il était revenu d'exil, il ne trouverait pas sa place dans les partis d'opposition “radicaux de gauche” de Boris Eltsine, dont les partisans sou­haitent l'avènement d'une sociale-démocratie. L'histoire russe serait-elle condamnée à errer d'un février libéral-démocrate à un octobre bolchevique puis à retourner à un février, tenu par ceux-là même qui avaient failli jadis devant les léninistes? C'est contre cette éventualité d'un retour à la sociale-démocratie que Soljénitsyne lance ses admonestations. Jamais de second fé­vrier!

 

Soljénitsyne voit dans le communisme  —dont il considère les variantes “réformistes” comme un mal—  un avatar abomi­nable de l'“humanisme rationaliste” des Lumières, comme le produit d'une “conscience a-religieuse”. Il a été imposé à la Russie par l'Occident, avec l'aide d'“étrangers”, alors qu'il n'avait aucun terreau pour croître là-bas. «Le peuple russe est la première victime du communisme». Pour Soljénitsyne donc, le communisme est l'enfant légitime de l'“humanisme athée”, un phénomène fondamentalement étranger à la russéité, un traumatisme qui doit être dépassé, donc annihilé (“au cours d'une ré­volution sans effusion de sang”). Avec des arguments tout aussi tranchés, Soljénitsyne condamne à l'avance toute restauration du système des partis, comme celui que les mencheviks avaient installé en février 1917. Il considère que la démocratie parti­tocratique est une forme étatique spécifiquement occidentale, est le fondement du mode de vie occidental né dans le giron de l'idéologie des Lumières.

 

Sakharov, Eltsine: nouveaux “Cadets”

 

La querelle entre slavophiles et occidentalistes a repris de plus belle. Andreï Sakharov, tête pensante de la fraction d'Eltsine au congrès des députés, plaide pour une convergence entre l'Est et l'Ouest, entre le capitalisme libéral et le “capitalisme mono­polistique d'Etat”, pour un rapprochement entre les systèmes, qui ont des racines idéologiques communes: celles des Lumières. Les “radicaux de gauche” déclarent ouvertement aujourd'hui qu'ils veulent réintroduire le système pluripartite du modèle occidental.

 

Il y a six ans pourtant, Soljénitsyne avait rétorqué que c'était plutôt l'Occident décadent qui avait besoin d'être sauvé: «C'est presque tragi-comique de constater comment nos pluralistes, c'est-à-dire nos dissidents démocrates, soumettent à l'approbation bienveillante de l'Occident leurs plaintes et leurs espoirs, sans voir que l'Occident lui-même est à deux doigts de son déclin définitif et n'est même plus capable de s'en prévenir».

 

Dés-humanisation sous le masque de la “liberté”

 

C'est en faveur de tout gouvernement “qui se donnera pour devoir de garantir l'héritage historique de la Russie” (Stolypine), et se montrera conscient de cette mission, que Soljénitsyne prend position dans les débats à venir. Il a résolument rompu les ponts, tant sur le plan intellectuel que sur le plan historique, avec ce processus de dés-humanisation qui a avancé sous le signe d'une “liberté” qui n'est que liberté de faire le mal, d'écraser son prochain, de se pousser en avant sans tenir compte d'aucune forme de communauté ou de solidarité.

 

«L'“humanité” comme internationalisme humanitaire, la “raison” et la “vertu” comme fondements d'une république extrême, l'esprit réduit à de purs discours creux virevoltant entre les clubs jacobins et les loges du Grand Orient, l'art réduit à un pur jeu sociétaire ou à une rhétorique dissolvante, hargneuse, au service de la “faisabilité sociale”: tels sont les ingrédients de ce nou­veau pathos sans racines, de cette nouvelle politique “illuministe” à l'état pur...».

 

Cette dernière phrase pourrait être de Soljénitsyne, mais elle a été écrite par Thomas Mann en 1914. “Que penses-tu de la ré­volution française?”. Question banale mais qui révèle toujours les positions politiques de celui qui y répond, surtout en cette année du bicentenaire. Le Russe Soljénitsyne y répond et donne par là même, à son propre peuple et à l'humanité toute en­tière, une réponse tout-à-fait dépourvue d'ambigüités.

 

Wolfgang STRAUSS.

(texte tiré de Criticón, n°115, sept.-oct. 1989; trad. franç.: Robert Steuckers).

 

vendredi, 14 novembre 2008

Os novos deuses

Os novos deuses

ex: http://inconformista.info/

«Envelhecemos, e como os velhinhos gostamos das nossas comodidades. Tornou-se um crime ser-se mais e ter-se mais do que os outros. Devidamente privados dos entusiasmos fortes, tomámos em horror tudo o que seja poder e virilidade; a massa e o igualitarismo, são estes os nossos novos deuses. Uma vez que a massa não pode modelar-se pela minoria, que pelo menos o pequeno número se modele pela massa. A política, o drama, os artistas, os cafés, os sapatos envernizados, os cartazes, a imprensa, a moral, a Europa de amanhã, o Mundo de depois de amanhã: explosão de massa. Monstro de mil cabeças à beira dos grandes caminhos, espezinhando o que não pode engolir, invejosa, nova-rica, má. Uma vez mais, o indivíduo sucumbiu, mas não foram os seus defensores naturais os primeiros a traí-lo?»

Ernst Jünger
in “A Guerra como Experiência Interior”, Ulisseia (2005).

mercredi, 12 novembre 2008

Février 1917 dans "La Roue Rouge" de Soljénitsyne

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Février 1917 dans «La Roue Rouge»

de Soljénitsyne

 

Wolfgang STRAUSS

 

Un jeudi, il y a 79 ans, le 23 février du calendrier julien, la roue de la révolution s'est mise à tourner à Petrograd. La première partie du récit de Soljénitsyne, intitulé «Mars 1917» (dans sa version définitive, ce récit compte quatre parties), raconte les événements qui se sont déroulés entre les 8 et 12 mars 1917. Ces cinq jours n'ont pas ébranlé le monde, seulement la ville de Petrograd, site du roman de Soljénitsyne. Une grève spontanée des ouvrières du textile éclate le jour de la fête internationale des femmes; le manque de pain noir (il y a suffisamment de pain blanc) provoque des meetings où affluent non seulement des “gamins de rue” et toute une “plèbe”, mais aussi un “public de notables”. Les unités de réserve des régiments de la Garde, chargé de mater cette révolte, refusent d'obéir aux ordres. Les dragons et les cosaques du Don nettoient alors la Perspective Nevski, mais en gardant leurs lances hautes, sans charger sabre au clair. Pour la première fois dans l'histoire du tsarisme, une confrontation entre l'armée et le peuple ne se termine pas dans un bain de sang. Le soir du 12 mars, un lundi, tout Petrograd est aux mains des révoltés. Personne ne parle encore de révolution.

 

Le 8 mars, quand les premières réserves de pain sont pillées, la Tsarine Alexandra écrit à son mari: «Olga et Alexis ont la rougeole. Bébé tousse fort... Les deux enfants reposent dans des chambres occultées. Nous mangons dans la chambre rouge... Ah, mon chéri, comme c'est triste d'être sans toi  — comme je me sens seule, comme j'ai soif de ton amour, de tes baisers, mon cher trésor, je ne cesse de penser à toi. Prend ta petite croix quand tu dois prendre de graves décisions, elle t'aidera». Quelques jours plus tôt, la Tsarine, issue de la maison des grands-ducs de Hesse-Darmstadt, avait envoyé des conseils à son impérial époux: «Reste ferme, montre que tu as de la poigne. Les Russes en ont besoin. Tu n'as jamais man­qué une occasion de prouver ta bonté et ton amour, montre-leur maintenant ta poigne. Eux-mêmes le demandent. Récemment beaucoup sont venus me le dire: “Nous avons besoin du knout!”. Ce genre d'encouragement est rare, mais la nature slave est ainsi faite: la plus grande fermeté, même la dureté et un amour chaleureux. Ils doivent apprendre à te craindre - l'amour seul est insuffisant...».

 

Nicolas II tremble “en sentant anticipativement le malheur qui va s'abattre sur son pays, en pressentant les misères qui s'approchent”. «Le knout? Ce serait affreux. On ne peut ni l'imaginer ni le dire. Il ne faut pas lever la main pour frapper... Mais, oui, il faut être ferme. Montrer une forte poigne  -  oui, il le faut, enfin». Le Tsar change de ministres et les membres de son conseil d'Etat, ne rate plus un seul office religieux et n'oublie pas de jeûner, songe à dissoudre la Douma pour ne la convoquer qu'à la fin de l'année 1917. «Mais aussitôt après, l'Empereur est à nouveau tenaillé par le doute, comme d'habitude, un doute qui le paralyse: est-il bien nécessaire, d'aller aussi loin? Est-il bien utile de risquer une explosion? Ne vaudrait-il pas mieux choisir l'apaisement, laisser libre cours aux choses et ne pas porter attention aux coqs qui veulent le conflit? Une révolution? C'est là un bavardage vide de sens. Pas un Russe ne planifiera une révolution au beau milieu d'une guerre... au fond de leur âme tous les Russes aiment la Russie. Et l'armée de terre est fidèle à son Empereur. Il n'y a pas de danger réel». Ces ré­flexions ont été émises quelques jours avant le jeudi 8 mars. Quand le révolte de la foule éclate, le Tsar ne comprend pas. Jamais il n'a appris à avoir de l'énergie, de l'esprit de décision, de la confiance en soi, du sang froid.

 

Le 8 mars pourtant n'était pas fatum, explique Soljénitsyne, mais seulement un avertissement. L'histoire n'avait pas encore atteint un point de non-retour, elle ne venait que de lancer un défi. Constamment, cet autocrate n'avait eu sous les yeux que de mauvais exemples, auquel on le comparait: à son père Alexandre III qui avait freiné les réformes initiées par Alexandre II, le «libérateur des paysans», puis les avait annulées, tout en renforçant l'autocratie par des mesures policières brutales. A son arrière-grand-père Nicolas I que l'on avait surnommé le “gendarme de l'Europe” et que les paysans et les bourgeois appe­laient, en le maudisant, “Nicolaï Palkine”, c'est-à-dire “Nicolas le Gourdin”. Hélas Nicolas II avait refoulé un autre exemple, l'avait chassé de son esprit: Piotr Stolypine, l'autre “libérateur des paysans”, le vrai. Il fut le plus grands de tous les réforma­teurs sociaux, de tous les rénovateurs de l'Etat, dans l'histoire russe. Il avait réussi à extirper le terrorisme, il avait liquidé la révolution de 1905 et il avait fondé la monarchie constitutionnelle, assortie des droits de l'homme et de libertés ouvrières. En septembre 1911 il est assassiné à l'âge de 49 ans en plein opéra de Kiev, abattu par l'anarchiste et espion de la police Mordekhaï Bogrov. Non, cet homme remarquable que fut Stolypine, n'aurait pas apprécié les hésitations. La fermeté et l'art de réaliser des compromis, dresser des gibets et concrétiser l'émancipation, comme le faisait Stolypine, Nicolas II n'en était pas capable. Soljénitsyne ne laisse planer aucun doute: si Stolypine avait été Premier Ministre ce jeudi-là, quand la foule s'est ré­voltée, la révolution de février et la révolution léniniste d'octobre n'auraient pas eu lieu. L'histoire ne se fait pas, ce sont les rudes, les durs, les décidés qui la poussent en avant, qui la façonnent, la corrigent et la guident.

 

Le fossoyeur de la dynastie des Romanov, ce n'est pas le pauvre Nicolas II, explique Soljénitsyne, les responsables, ce sont les incapables et les corrompus: les généraux, les ministres, les grands serviteurs de l'Etat, les parlementaires, et non pas les révolutionnaires radicaux qui vivaient exilés ou bannis (car le 8 mars a surpris les permanents des partis anti-tsaristes en place à Petrograd). Les véritables coupables sont, d'après Soljénitsyne, les libéraux de gauche qui répandaient haine et nihi­lisme, en s'agitant dans la Douma, dans les médias, dans la “société éclairées”; à leur tête, les “démocrates constitutionnels” (les “Cadets”), avec leur “bloc progressiste” sur les bancs de la Douma. Ceux qui entreront comme les bourreaux de la Russie en ce siècle, ce ne sont pas les bolcheviques, mais les libéraux.

 

Soljénitsyne est resté fidèle à ses idées, depuis son discours de Harvard jusqu'au chapitre consacré à Stolypine dans Août 1914. Les 764 pages de son roman constituent une accusation très actuelle: le Sage du Vermont se dresse contre un spectre bien réel, qui surgit de la tombe des Cadets. Sociale-démocratie ou libéralisme? C'est l'alternative que suggèraient les parti­sans d'Eltsine en 1990-91. Mais il n'y a pas qu'un seul nouveau parti des “Cadets”. Du ventre de ce monstre que fut le PCUS, aujourd'hui paralysé, en agonie, jaillissent des parasites politiques, qui se font concurrence, en espérant provoquer une “nouvelle révolution de février”. Un système pluripartite selon le modèle libéral-capitaliste est vendu aux foules russes comme la panacée, l'ordre nouveau paradisiaque du XXIième siècle. Des “plates-formes démocratiques” aux “communistes démocrates”, de “Russie démocratique” à l'“Association sociale-démocrate”, tous ces nouveaux “Cadets” veulent un retour à février 1917. Mais, pour Soljénitsyne, cela signifie un retour au point de départ de la grande catastrophe russe de ce siècle, un retour pour recommencer l'horreur.

 

Mais cette volonté de revenir à février 1917 ne correspond par à la volonté de tout le peuple russe. L'appel au retour de Soljénitsyne indique qu'une partie de l'opinion russe ne souhaite pas qu'un second 8 mars se produise. Mais Soljénitsyne est déjà revenu en Russie: ses ouvrages n'y sont plus interdits. «Ce solitaire qui appelle à la réconciliation nationale, au repentir, est sans doute le seul qui puisse apaiser les passions», pense Alla Latynina, la plus célèbre des critiques littéraires russes d'aujourd'hui. Son retour implique aussi un retour à la prise de position directe, assurait en janvier 1990 Vadim Borissov, un connaisseur de l'œuvre de Soljénitsyne, collaborateur de la revue Novy Mir. En effet, Soljénitsyne prendra position face aux tentatives des néo-Cadets qui veulent imposer à la Russie en effervescence un régime libéral-socialiste, soit un système de valeur hostile par essence à la Russie. C'est d'ores et déjà ce qui transparait clairement dans son dernier livre.

 

Wolfgang STRAUSS.

(recension parue dans Criticón, n°118, mars-avril 1990; trad. franç.: Robert Steuckers; à cette époque Strauss fondait encore quelque espoir en Eltsine; depuis que celui-ci a pris une orientation nettement néo-cadette, en livrant la Russie corps et âme au libéralisme le plus outrancier, Strauss est devenu un critique acerbe du régime eltsinien).

lundi, 10 novembre 2008

André Malraux ou la quête de sens

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Laurent SCHANG:

André Malraux ou la quête de sens

 

Pour ceux qui aujourd'hui encore ne verraient en André Malraux que l'agent littéraire le plus talentueux de la IIIième Internationale, les éditions Gallimard ont eu l'heureuse idée de publier dans la collection “Folio” le texte longtemps inexploité de l'enfant chéri des lettres françaises, Les Noyers de l'Altenburg. Généreuse intention s'il en est, qui présente l'extrême intérêt pour les passionnés de l'auteur de L'espoir d'éclairer d'un jour nouveau le passage radical et trop longuement resté confiné dans les ténèbres de sa biographie, de son militantisme communiste à son action de protecteur des Arts gaulliste, évolution frappée du sceau impitoyable de la seconde guerre mondiale, dont le tourbillon déprédateur aura au moins eu l'effet salutaire de révéler Malraux à lui-même. De fait, Les Noyers de l'Altenburg  constituent, plus qu'une étape, un tournant dans l'œuvre de l'écrivain. Ecrit en 1941, cet «anti-rornan», tant Malraux semble y avoir abandonné tout projet romanesque, peut à bon droit se présenter comme le bilan d'une vie avant la mue définitive vers une autre dimension, spirituelle et métaphysique. D'une structure relati­vement lâche, touffue, sans unité marquée, la fascination opérée par Les Noyers...  ne provient pas tant du récit intrinsèque que de la métamorphose et de la mise à nu de son auteur, transfiguration nourrie, comme à l'habitude, par l'immensité des ré­flexions, que celles-ci soient religieuses, intellectuelles, politiques, historiques ou personnelles. De La Condition Humaine aux Anti-Mémoires, il n'y avait qu'un pas. Le voici franchi par Les Noyers de l'Altenburg.

 

Un appel à l'homme, à la civilisation, à l'esprit

 

Dans sa courte introduction, Marius-François Guyard note avec raison: «La vraie leçon des Noyers,  c'est la mort de toute idéo­logie qui refuse le mystère de l'homme et ignore les realités «charnelles», pour parler comme Péguy. Une référence au maître des Cahiers de la Quinzaine  fort à propos, pour ce roman inauguré dans la cathédrale de Chartres, en ce 21 juin 1940 de de­bâcle française. Prisonnier détenu dans ce vaisseau de pierre, abattu, écrasé par la fulgurance de la défaite, le narrateur (un Alsacien derrière lequel se dissimule à peine Malraux) se détache de sa sordide condition d'humilié pour se remémorer vingt-cinq ans plus tôt l'expérience parallèle de son père et trouver de nouvelles raisons d'espérer devant le chaos existentiel provo­qué par la soudaine réalité du vrombissement des colonnes blindées allemandes.

 

Les préoccupations essentielles de le pensée de Malraux ressurgissent au milieu de ses congénères que ne préoccupent que l'instinct de survie, plus prégnants que jamais: l'Homme, la pensée, l'action. «Je sais maintenant qu'un intellectuel n'est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne toute la vie. Ceux qui m'entourent, eux, vivent au jour le jour depuis des millénaires». Ce père, Vincent Berger, l'éminence grise du jeune colonel Enver Pacha délégué par le Ministère des Affaires Etrangères allemand à Constantinople en pleine déca­dence ottomane, c'est aussi Malraux. Diplômé en langues orientales, pétri de références nietzschéennes, «dans sa philosophie de l'action  —l'action passait avant la philosophie»— mais converti au socialisme, sorte d'anti-Lawrence d'Arabie germano-turc parti en croisade pour le mirage touranien, joué par la duplicité du IIième Reich, tout chez lui rappelle le passé communiste et militant du «premier» Malraux, engagé dans la guerre d'Espagne, propagan­diste infatigable mais peu considéré de l'Internationale, pour qui son appel à l'Homme, à la civilisation, à l'esprit n'était que “verbiage petit-bourgeois”. «Il avait pris son parti d'une erreur qui avait tant engagé de lui-même; mais avec le retour de la santé la haine venait: comme s'il eût été trompé, non par lui-même, mais par cette Asie centrale menteuse, idiote et qui se refusait à son propre destin —et par tous ceux dont il avait partagé sa foi». Eloquent.

 

Le sens de la vie se trouve au-delà de la dialectique

 

Et puis toujours, obsessionnelle, fatale, la quête de sens, la marche vers une civilisation spirituelle autre, sacrée mais sans dogme ni rituel, transcendante. La fin de sa révolte, Malraux l'imagine puissamment par la traversée du désert du père de son héros, perdu sous la voûte des nuages caucasiens, se ruinant la santé sur les pistes qui mènent à Samarcande, mais élevant son âme vers l'infini, le divin. Antoine de Saint Exupéry, autre Perceval saharien, ne formulera pas autrement ce face-à-face dépouillé avec l'éternité dans le gigantisme des mers de sable. Cette révélation universelle, «un secret qui était bien moins ce­lui de la mort que celui de la vie —un secret qui n'eût pas été moins poignant si l'homme eût été immortel», le mythe primordial qui confèrerait à l'homme un sens à sa vie bien supérieur au péché originel, Nietzsche s'y est brûlé les yeux, qui devint fou d'avoir percé le mystère... Descente aux Enfers magnifiquement retranscrite à laquelle a assisté Walter Berger, l'oncle de Vincent, ami du prophète de Sils-Maria et maître de céremonie des colloques de l'Altenburg, prieuré cerné de noyers où l'on disserte à l'envi sous l'égide des grands penseurs de ce monde: Nietzsche (bien sûr), Weber, Freud, George, Durckheim, mais aussi Pascal, Tacite, Mommsen, Platon. Dans les discours fumeux, gavés de la vaniteuse connaissance universitaire de pen­seurs par procuration n'écoutant qu'eux-mêmes, Vincent, revenu étranger dans un monde moderne qui le rebute en cette veille d'août 14, comprend, lui l'intellectuel, que le sens de la vie se trouve au-delà de la dialectique.

 

«Une civilisation n'est pas un ornement, mais une structure»

 

Si «l'homme est (toujours) ce qu'il fait» (cf Tchen dans La Condition Humaine), André Malraux sait désormais qu'une dimension infiniment supérieure l'habite, qu'il discerne sous les traits de la civilisation, évoquée comme annonciation du Nous universel par la transcendance du Moi. «Autrement dit, sous les croyances, les mythes, et surtout sous la mutiplicité des structures mentales, peut-on isoler une donnée permanente, valable à travers les lieux, valable à travers l'bistoire, sur quoi puisse se fonder la notion d'homme?» Approche qui défère au livre de Malraux une connotation éminemment contemplative, traditionnelle et guénonienne. L'immortalité, thème qui revient avec insistance («les millénaires n'ont pas suffi à l'homme pour apprendre à mourir», «On ne s'habitue pas à mourir»), Vincent la découvrira en juin 1915, les genoux et les mains plongés dans la terre gluante des plaines des bords de la Vistule irrémédiablement putréfiée par les gaz asphyxiants. Le progrès scientifique n'est qu'un leurre, «l'homme fondamental est un mythe, un rêve d'intellectuels», l'homme n'existe, vérité insoutenable pour le pen­seur, que parce qu'il est peuple de chair, non d'idée, un être pauvre, nu, sans force mais riche de sa communion magique avec la nature. Si pour l'intellectuel «la culture est une religion», le sens de la vie pour le commun des mortels réside dans sa ca­pacité à ordonner la civilisation en harmonie avec les forces de la terre, seule part d'éternité où l'homme-shaman (un terme qui revient lancinant au fil du récit) trouve sa place dans la joie et la grandeur originelle recouvrées. «Une civilisation n'est pas un ornement, mais une structure». Vincent sera emporté par les gaz, seuls résisteront sur le champ de mort aux vapeurs des combats, hiératiques, les noyers...

 

Le colonel Berger pouvait dès lors apparaître

 

Le roman s'achèvera sur le retour au narrateur, et ses souvenirs de chef de blindés devant la ruée de mai-juin 1940, son attente, pleine de pitié, de dénuement et d'acceptation sereine d'une mort qu'il croit certaine: «Ainsi, peut-être, Dieu regarda le premier homme».

 

Roman charnière dans l'ouvre et la vie d'André Malraux, Les Noyers de l'Altenburg  devait inaugurer une quadrilogie intitulée La Lutte avec l'Ange, projet inachevé, les manuscrits ayant été saisis par la Gestapo en 1943. Aux questions existentielles po­sées par le tout jeune Malraux de La Tentation de l'Occident, ce livre répond tout en annonçant chez l'auteur la transition d'avec les trois dates-clés de son «adolescence»: 1923, 1936 et 1940. Le colonel Berger (pseudonyme guerrier du Malraux de la bri­gade Alsace-Lorraine) pouvait dès lors apparaître.

 

Laurent SCHANG.

 

Les Noyers de l'Altenburg, Folio Gallimard, cat. 3, n°2997.

 

dimanche, 09 novembre 2008

Knut Hamsun de volta

Knut Hamsun de volta

ex: http://penaeespada.blogspot.com/

Knut Hamsun de volta

Knut Hamsun, galardoado com o Prémio Nobel da Literatura em 1920, volta ao panorama editorial português pela mão da Cavalo de Ferro, com a publicação de “Fome”, traduzido do norueguês por Liliete Martins, com prefácio de Paul Auster e com a coragem de afirmar no breve texto de apresentação sobre o escritor: “figura social controversa, acusado de ser simpatizante nazi aquando da ocupação do seu país, tal como L.-F. Céline será, também ele, perseguido pela justiça depois da II Guerra Mundial e os seus livros queimados na praça pública”. Sim, porque nem só os regimes considerados “malditos” hoje queimaram livros, como alguns nos querem impingir. E, já agora — porque nunca é demais dizê-lo —, para mim, queimar livros é um crime hediondo.

No prefácio à edição portuguesa de “Pan”, publicada em 1955 pela Guimarães, o tradutor da obra, César de Frias, escreve: “Não poucas críticas hão proclamado esta obra de Knut Hamsun como a culminante no seu avultado e precioso legado literário. Se hesitamos em assentir nisso é porque nos merece também, embora por diferentes atributos, franca admiração o romance Fome — que, diga-se por tangência, sofre do equívoco de muitos lhe atribuírem, antes de o lerem e tocados apenas pelo tom angustioso do título, o carácter de obra de intuitos panfletários, grito de revolta contra as desigualdades e injustiças sociais, quando é somente, mas em elevado grau de originalidade, um singular documento humano e como tal considerado único nos anais do género. Não há burguês, por mais egoísta e cioso de sua riqueza, que, ao lê-lo, perca o apetite e o sono, por se lhe afigurar que de aquelas páginas vão surdir acerbas invectivas e punhos cerrados contra o que mais estima no Mundo. A ordem pública não corre ali o risco de uma beliscadura sequer, nem erra por lá o acusador fantasma da miséria do povo, convocado por tantos outros romancistas. A tal respeito não se poderia exigir coisa mais inócua e mansarrona. Assim o juramos à fé de quem somos.
Agora o que Pan tem mais a seu favor, o que lhe requinta a sedução, é o facto de ser um livro trasbordante de claridade e de poéticas intuições. Tutela-o, inspira-o de lés a lés — e isso conduziu o autor a denominá-lo de tal jeito — essa divindade grotesca mas amável, simplória e prazenteira como nenhuma outra, da arraia miúda das velhas teogonias mas tão imortal como os deuses da alta, que, em se pondo a tanger a sua frauta, faz andar tudo num rodopio. Baila ele, bailam à sua volta as ninfas, não há nada que não baile. E assim também cada um de nós se sente irresistivelmente levado na alegre ronda, pois do seu teor se desprende uma sugestão optimista e festiva. E a despeito de lhe sombrear o desfecho a morte do herói, a cujo convívio nos habituára-mos e se entranhara na nossa afeição — morte que é nota esporádica da novelística do autor, um dos que menos “assassinaram” as suas personagens, preferindo deixá-las de pé e empenhadas em prosseguir sempre na grande aventura da Vida —, termina-se a leitura com o espírito deliciosamente impregnado de um súbtil, inefável sabor a Primavera.
Referências blogosféricas para saber mais sobre Hamsun:

In Pena e Espada, 01 de Novembro de 2008

Ecrits de guerre, mobilisation totale et "Travailleur": Jünger, penseur politique radical

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Ecrits de guerre, mobilisation totale et «Travailleur»: Jünger, penseur politique radical

 

 

Wolfgang HERRMANN

 

Toutes les idées que le nationalisme révolutionnaire a développé pendant les dix premières années qui ont suivi la Grande Guerre ont trouvé leur apex dans l'œuvre d'Ernst Jünger. Les résidus du Mouvement de Jeunesse —qui avait littéralement “fondu” au cours des hostilités—  les éternels soldats par nature, les putschistes, les révolutionnaires et les combattants du Landvolk  ont toujours trouvé en Jünger l'homme qui exposait leurs idées. Mais Ernst Jünger est allé beaucoup plus loin qu'eux tous, ce qu'atteste le contenu du Travailleur. Il n'en est pas resté à une simple interprétation des événements de la Guerre, ce qui fut son objet dans Der Kampf als inneres Erlebnis,  résumé de ces impressions de soldat. Ce mince petit volume sonde les sensations du soldat de la première guerre mondiale, en explore la structure. Et ce sondage est en même temps l'expression d'une nouvelle volonté politique, la première tentative de fonder ce “réalisme héroïque”, devenu, devant les limites de la vie, sceptique, objectif et protestant. En revenant de la guerre, Jünger a acquis une connaissance: l'empreinte que ce conflit a laissé en lui et dans l'intériorité de ses pairs, est plus mobilisatrice, plus revendicatrice et plus substantielle que le message des idéologies dominantes de son époque. Voilà pourquoi la Guerre a été le point de départ de ses écrits ultérieurs, dont Le Travailleur et La mobilisation totale.  Ces deux livres pénètrent dans une nouvelle “couche géologique” de la conscience humaine et modifient la fonction de celle-ci dans le monde moderne. Les deux livres partent du principe de la mobilisation totale, que la Guerre a imposé aux hommes. D'un point de vue sociologique, la guerre moderne est un processus de travail, de labeur, immense, gigantesque, effroyable dans ses dimensions; elle mobilise l'ensemble des réserves des peuples en guerre. Les pays se transforment en fabriques géantes qui produisent à la chaîne pour les armées. Par ailleurs, la guerre de matériel devient pour les troupes combattantes elles-mêmes une sorte de processus de travail, que les techniciens de la guerre ont la volonté de mener à bien. Le nouveau type d'homme qui est formé dans un tel contexte est celui du Travailleur-Soldat, chez qui il ne reste rien de la poésie traditionnelle du Soldat et qui ne jette plus son enthousiasme mais son assiduité dans la redoute qu'il est appelé à occuper. Jünger sait désormais que “la mobilisation totale, en tant que mesure de la pensée organisatrice, n'est qu'un reflet de cette mobilisation supérieure, que le temps accomplit en nous”. Et cette mobilisation-là est inéluctable, la volonté consciente de l'individu ne peut rien y changer. La mobilisation totale des dernières énergies prépare, même si elle est en elle-même un processus de dissolution, l'avènement d'un ordre nouveau. La figure qui forgera cet ordre nouveau est celle du Travailleur. L'image de ce Travailleur, de ce phénomène qui fait irruption dans notre XXième siècle, nous la trouvons dans l'éducation et les arts modernes; Jünger l'a conçue d'après les caractéristiques du Soldat du Front et d'après le modèle russe où le Travailleur devient le Soldat de la Révolution. Jünger ne conçoit pas la catégorie du Travailleur comme un “état” (Stand)  de la société, comme le veut la science bourgeoise, ou comme une classe, à l'instar du marxiste, mais voit dans le Travailleur un nouveau type humain en advenance, une nouvelle mentalité en gestation, qui réussira la fusion de la liberté et du pouvoir. Seul le Travailleur entretient encore une “relation illimitée avec les forces élémentaires”, qui ont pénétré dans l'espace bourgeois, en opérant leur œuvre de destruction. Conservateurs traditionnels et Chrétiens ont attaqué ce livre radical avec une véhémence affirmée. Le Travailleur  reste néanmoins un ouvrage difficile à lire: il recèle une indubitable dimension philosophique; il aborde la problématique en changeant constamment de point de vue, ce qui exige de la part du lecteur une communauté de pensée et une capacité à se remettre perpétuellement en question. (...).

 

Wolfgang HERRMANN.

(extrait de Der neue Nationalismus und seine Literatur,  San Casciano Verlag, Postfach 1306, D-65.533 Limburg; trad. franç.: Robert Steuckers).

jeudi, 06 novembre 2008

L'aristocrate et le baron: parallèles entre Jünger et Evola

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L'aristocrate et le baron: parallèles entre Jünger et Evola

 

Quel effet aurait eu Le recours aux forêts d'Ernst Jünger s'il avait été traduit vingt ans plus tôt, soit en 1970 plutôt qu'en 1990, avec son titre actuel, Traité du Rebelle? On l'aurait sans doute vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et serait devenu l'un des livres de chevet des contestataires, et puis sans doute aussi des terroristes italiens des “années de plomb”, les rouges comme les noirs. Et aujourd'hui, nous verrions sans doute un jeune essayiste ou un fonctionnaire besogneux des services secrets se pencher et théoriser le rapport direct, encore que non mécanique, entre les thèses exposées par Jünger dans ces quelque cent trente pages d'une lecture peu facile, et la lutte armée des Brigades Rouges ou des NAR...

 

Pas de doute là-dessus. En fait, le petit volume de Jünger, publié en 1951, s'adresse explicitement à ses compatriotes, mais aussi à tous ceux qui se trouve dans une situation identique, celle de la soumission physique et spirituelle à des puissances étrangères. Dans cet ouvrage, Jünger fait aussi directement et indirectement référence à la situation mondiale de 1951: division de la planète en deux blocs antagonistes, guerre de Corée, course aux armements, danger d'un conflit nucléaire. Mais en même temps, il nous donne des principes qui valent encore aujourd'hui et qui auraient été intéressants pour les années 70. Enfin, ce livre nous donne également une leçon intéressante sur les plans symboliques et métaphysiques, sans oublier le plan concret (que faire?). En conséquence, le lecteur non informé du contexte court le danger de ne pas comprendre les arguments du livre, vu son ambiguité voulue (je crois que Jünger a voulu effectivement cette ambiguité, à cause du contexte idéologique et international dans lequel il écrivait alors). L'éditeur Adelphi s'est bien gardé d'éclairer la lanterne du lecteur. Il a réduit ses commentaires et ses explications aux quelques lignes de la quatrième de couverture. Les multiples références de Jünger aux faits, événements et personnalités des années 50 restent donc sans explications dans l'édition italienne récente de cet ouvrage important. Dans l'éditorial, on ne trouve pas d'explication sur ce qu'est la figure de l'Arbeiter, à laquelle Jünger se réfère et trace un parallèle. Adelphi a traduit Arbeiter par Lavoratore et non pas Operaio  qui est le terme italien que les jüngeriens ont choisi pour désigner plus spécifiquement l'Arbeiter dans son œuvre. Même chose pour le Waldgänger que l'on traduit simplement par Ribelle.

 

Sua habent fata libelli.  Le destin de ce petit livre fait qu'il n'a été traduit en italien qu'en 1990, ce qui n'a suscité aucun écho ou presque. Il a été pratiquement ignoré. Pourtant, si l'on scrute bien entre les lignes, si l'on extrait correctement le noyau de la pensée jüngerienne au-delà de toutes digressions philosophiques, éthiques, historiques et finalement toutes les chroniques qui émaillent ce livre, on repèrera aisément une “consonance” entre Der Waldgang (1951) et certains ouvrages d'Evola, comme Orientations (1950), Les hommes au milieu des ruines (1953) et Chevaucher le tigre  (1961). On constatera que c'est le passage des années 40 aux années 50 qui conduisent les deux penseurs à proposer des solutions assez similaires. Certes, on sait que les deux hommes avaient beaucoup d'affinités mais que leurs chemins ne se sont séparés sur le plan des idées seulement quand Jünger s'est rapproché de la religion et du christianisme et s'est éloigné de certaines de ses positions des années 30. Tous deux ont développé un regard sur le futur en traînant sur le dos un passé identique (la défaite) qui a rapproché leurs destins personnels et celui de leurs patries respectives, l'Allemagne et l'Italie.

 

Pour commencer, nous avons soit l'Anarque, soit celui qui entre dans la forêt, deux figures de Jünger qui possèdent plusieurs traits communs avec l'apolitieia évolienne. Cette apolitieia  ne signifie pas se retirer de la politique, mais y participer sans en être contaminé et sans devenir sot. Il faut donc rester intimement libre comme celui qui se retire dans une “cellule monacale” ou dans la “forêt” intérieure et symbolique. Il faut rester intimement libre, ne rien concéder au nouveau Léviathan étatique, tout en assumant une position active, en résistant intellectuellement, culturellement. “La forêt est partout” disait Jünger, “même dans les faubourgs d'une métropole”. Il est ainsi sur la même longueur d'onde qu'Evola, qui écrivait, dans Chevaucher le Tigre que l'on pouvait se retirer du monde même dans les endroits les plus bruyants et les plus aliénants de la vie moderne.

 

Face à une époque d'automatismes, dans un monde de machines désincarnées, Evola comme Jünger proposaient au début des années 50 de créer une élite: “des groupes d'élus qui préfèrent le danger à l'esclavage”, précisait l'écrivain allemand. Ces groupes élitaires, d'une part, auront pour tâche de critiquer systématiquement notre époque et, d'autre part, de jeter les bases d'une nouvelle “restauration conservatrice” qui procurera force et inspiration aux “pères” et aux “mères” (au sens goethéen du terme). En outre, le Waldgänger,  le Rebelle, “ne se laissera pas imposer la loi d'aucune forme de pouvoir supérieur”, “il ne trouvera le droit qu'en lui-même”, tout comme la “souveraineté” a abjuré la peur en elle, prenant même des contacts “avec des pouvoirs supérieurs aux forces temporelles”. Tout cela amène le Rebelle de Jünger très près de l'“individu absolu” d'Evola. Etre un “individu absolu”, cela signifie “être une personne humaine qui se maintient solide”. Le concept et le terme valent pour les deux penseurs. Contre qui et contre quoi devront s'opposer les destinataires de ce Traité  et de ces Orientations?  L'ennemi est commun: c'est la tenaille qui enserre l'Europe, à l'Est et à l'Ouest (pour utiliser une image typique d'Evola): «Les ennemis sont aujourd'hui tellement semblables qu'il n'est pas difficile de déceler en eux les divers travestissements d'un même pouvoir», écrivait Jünger. Pour résister à de tels pouvoirs, Jünger envisage l'avènement d'un “nouveau monachisme”, qui rappelle le “nouvel ordre” préconisé par Evola, qui n'a pas de limites nationales; le rebelle doit défendre “la patrie qu'il porte dans son cœur”, patrie à laquelle il veut “restituer l'intégrité quand son extension, ses frontières viennent à être violées”. Ce concept va de paire avec celui de la “patrie qui ne peut jamais être violée” d'Evola, avec son invitation impérative de bien séparer le superflu de l'essentiel, d'abandonner le superflu pour sauver l'essentiel dans les moments dangereux et incertains que vivaient Allemands et Italiens en 1950-51. Mais cette option reste pleinement valide aujourd'hui...

 

Le Zeitgeist,  l'esprit du temps, était tel à l'époque qu'il a conduit les deux penseurs à proposer à leurs contemporains des recettes presque similaires pour résister à la société dans laquelle ils étaient contraints de vivre, pour échapper aux conditionnements, aux mutations et à l'absorption qu'elle imposait (processus toutefois indubitable, malgré Evola, qui, à la fin des années 50, a émis un jugement négatif sur Der Waldgang).  «Entrer en forêt» signifier entrer dans le monde de l'être, en abandonnant celui du devenir. «Chevaucher le Tigre», pour ne pas être retourné par le Zeitgeist; devenir “anarque”, maître de soi-même et de sa propre “clairière” intérieure; pratiquer l'apolitéia  sans aucune compromission. Regarder l'avenir sans oublier le passé. S'immerger dans la foule en renforçant son propre moi. Affronter le monde des machines et du nihilisme en se débarrassant de cette idée qui veut que la fatalité des automatismes conduit nécessairement à la terreur et à l'angoisse. Entreprendre “le voyage dans les ténèbres et l'inconnu” blindé par l'art, la philosophie et la théologie (pour Julius Evola: par le sens du sacré). Tous ces enseignements sont encore utiles aujourd'hui. Mieux: ils sont indispensables.

 

Gianfranco de TURRIS.

(article paru dans Area,  avril 98; trad. franç. : Robert Steuckers).

mercredi, 05 novembre 2008

L'aréopostale ou l'esprit du désert

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L'AéROPOSTALE OU L'ESPRIT DU DéSERT

 

Une figure littéraire et intellectuelle telle que celle de Joseph Kessel a trop peu souvent abordée, sauf, hélas, pour des commentaires trop conventionnels. Et pour cause, ce personnage, juif russe né en Argentine en 1898, ayant pris part dans le camp français lors du prernier conflit mondial, volontaire pour l'expédition française en Sibérie, grand-reporter lors de l'insurrection irlandaise de 1920, gaulliste aviateur dans les FFL à la carrière d'écrivain couronnée par sa réception à l'Académie Française en novembre 62, et mort en 1979 célébré dans toutes les écoles pour son Lion,  laisse perplexe et désoriente. Et pourtant...

 

Et pourtant la récente réédition chez Gallimard (collection Folio) du document Vent de Sable, histoire d'une rencontre avec l'excellence humaine, incarnée par l'héroïsme au quotidien des pilotes à tout à faire de l'Aéropostale, totalise un éclatant message de nietzschéisme ordinaire, aisément assimilable et à la méditation fort profitable pour tous.

 

un éclatant message de nietzschéisme ordinaire

 

L'Aéropostale, une aventure française (la dernière peut-être...) inaugurée le 25 décembre 1918 par le projet apparemment fou pour l'époque de M. Latécoëre de rallier Toulouse au Maroc puis à Dakar afin d'acheminer le courrier vital à la liaison métropole- empire saharien. Il faudra quatre années et des souffrances indescriptibles pour assurer enfin le raccord tant espéré. C'est cette histoire que nous retrace Kessel, un voyage entre Casablanca et Dakar, auquel il prit part et qui lui fit rencontrer, pour mieux se révéler à lui-même, la phalange exceptionnelle des héros qu'étaient les «gars» de l'Aéro, anonymes pour la plupart: Lécrivain, Reine, Serre, Daurat, Riguelle, Nubade et tant d'autres, célébrissimes pour quelques rares élus: Mermoz, Saint-Exupéry. Traversant le Sahara, passant successivement par Casa, Agadir, Fort Luby, Villa Cisneros, Nouakchott, Kessel fera la découverte d'une véritable armée de chefs, mécanos, pilotes, ingénieurs, relais dans le désert, traducteurs, tous régis par la même discipline cruciale qu'impose le désert aveugle, guerriers sans armes, aventuriers mystiques menés par l'élan de la jeunesse et les souvenirs des «cadavres sacrés» des hommes disparus pour la ligne.

 

Des hommes dont la seule noblesse est le service

 

De fait, Kessel s'attache plus à immortaliser le style de ces hommes héritiers des Guynemer, Fonck ou Nungesser, qu'user sa plume à célébrer les charmes cruels des sables brûlants de l'Ouest Saharien. Des hommes, tout au plus âgés de trente ans, presque des enfants, emplis d'un lyrisme simple, purs, vierges de l'influence néfaste des villes surpeuplées, animés par un sentiment de devoir quasi-religieux d'acheminer à bon port les précieux sacs postaux. Une foi dénuée de toute réflexion, nourrie par l'expérience, la fascination des espaces immaculés que saura si justement restituer Saint-Exupéry dans Terre des hommes  ou Vol de Nuit  (un prochain portrait littéraire de NdSE sera consacré à la figure d'Antoine de Saint-Exupéry), et que Kessel ressentira comme une catharsis fiévreuse imposée par la peur de la panne, la mise à mort par les rebelles maures, la soif étouffante, le soleil implacable, l'immensité désertique, le Rio de Oro («fleuve d'or») chanté par les garnisons espagnoles du Sahara Occidental.

 

Dans cette nudité absolue, détaché du monde moderne, Kessel redécouvre les vertus nées de 14 qu'il avait déjà relatées dans son livre L'Equipage, la fraternité exempte d'intérêt, «la camaraderie immédiate qui est le propre des hommes qui vivent dans le danger», le charme des risque-tout «pour le coup», la franche gaieté de ceux qui en reviennent, le souvenir recueilli mais sans voyeurisme de ceux qui sont tombés. Une philosophie de l'être excluant tout sens du tragique car vécu par des hornmes dont la seule noblesse est le service, et le destin, si capricieux pourtant, sans cesse nargué, méprisé.

 

Certains passages, dans un esprit éminemment proche de celui de Saint-Ex (qui à l'époque venait de publier Courrier Sud), percent à jour dans un style fluide et épuré l'intimité de cette caste nouvelle ayant dormé une âme à la mécanique, à l'inconnu qui ne connaîtra jamais les mille périls encourus par ces postiers de l'impossible.

 

«Ici le vertige de la vitesse et, surtout, le magnétisme, le sens du danger troublent ceux qui sont attirés sur des sables ou des fleuves inconnus, par le jeu éternel de la vie et de la mort (...) Ils ne portaient pas d'uniforme, chacun était vêtu à son goût et selon ses propres moyens. Ils n'avaient pas à risquer le bombardement ou le combat aérien. Mais les différences avec ceux qui vécurent en escadrilles les armées de guerre étaient toutes superficielles_ Le même signe était sur eux, la même insouciance, la même habitude du danger et la même simplicité (...) S'ils n'avaient pas d'ennemis humains à combattre, ils affrontaient chaque jour les sierras d'Espagne, les brumes nocturnes, les vents de sable, la chaleur, le désert. S'ils menaient une apparence de vie civile, une discipline tout aussi rigoureuse que celle de l'armée les régissait (...) Ce qui les rendaient surtout pareils à ceux que j'avais connus au front, c'était leur étonnante liberté d'allure et d'esprit, leur quiétude morale».

 

Une belle et intemporelle leçon d'humanisme

 

Ce texte, court reflet d'une époque et d'une mentalité en finalité analogue à celle des corps-francs transfigurés par les frères Jünger ou Ernst von Salomon dans des circonstances bien plus troubles, peut aujourd'hui paraître désuet et Kessel le savait qui prévoyait dejà le perfectionnement exponentiel et oublieux de l'aéronautique moderne.Il nous lègue néanmoins une belle et intemporelle leçon d'humanisme, écrivant en hommage posthume à l'écrivain, qui devait bientôt disparaître englouti par l'Atlantique, cet appel sans réserve à la jeunesse: «sans cette flamme intérieure qui le brûle et le dépasse  —qu'elle s'applique à une croyance, à une patrie, à un amour fou ou à leur métier— l'homme n'est qu'une mécanique indigne ou désespérée».

 

Laurent SCHANG.

 

Joseph KESSEL, Vent de Sable, Folio Gallimard, cat. 2, n°3004.

 

mardi, 04 novembre 2008

J.C. Albert-Weil: Veillons au salut de l'Empire!

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Veillons au salut de l'Empire!

 

«Le grand Empire, l'Empire central, l'Imperium, par opposition à l'Occident»

(Jean-Claude Albert-Weil, Sont les Oiseaux, 1996)

 

Fiction: en juillet 1940, Hitler parvient à forcer la main au général Franco qui laisse passer les troupes allemandes sur son territoire. Gibraltar tombe et les panzers, après avoir traversé le Maroc et l'Algérie, foncent sur Le Caire. 300.000 prisonniers français sont libérés et commis aux moissons. La popularité du vieux maréchal est au zénith. Un débarquement allemand a lieu en Irlande du Sud. Malte tombe aux mains des paras de la Luftwaffe de Goering. Churchill est mis en minorité et remplacé par Lord Halifax, qui fait la paix, en échange des puits de pétrole du Moyen Orient, qui restent sous contrôle britannique. Pourquoi faire la guerre dans ces conditions? Le succès de l'opération Barbarossa est quasi complet et, rapidement, les troupes de l'Axe font jonction dans le Caucase. Par un coup d'audace inouï (Skorzeny?), Vladivostok tombe. C'est la panique au Japon, qui se rapproche des Américains. Dans l'Empire, c'est le délire: d'ailleurs, à Berlin, on joue Sartre à guichets fermés! Dans cette atmosphère de triomphalisme, l'épuration ethnique dont sont victimes les Juiffss prend heureusement fin et l'Empire favorisera même, pour gêner les Anglais, la naissance d'un Etat hébreu, armé par l'Allemagne. A Berlin, l'aile modérée menée par Bibbentrop, le cher Otto Tabetz, ou Krommel élimine les “natzis” forcenés. Une fausse explosion nucléaire, vers 1943, calme les Américains, qui se contentent d'armer la résistance soviétique (Staline combat toujours en Yakoutie). Une vraie bombe, que le Führer obtient grâce à ses réseaux d'espions (juiffss?) aux Etats-Unis, assure définitivement la neutralité américaine. Hitler meurt le 30 décembre 1946, à la veille du réveillon. Speer, l'amiral Panaris et surtout Gersdorff entreprennent une première “dénatzification” et, de 59 à 78, Stendel, le Führer suivant, proscrit le racisme et le remplace par le différentialisme critériologique: les Juiffss sont incités à collaborer ou à émigrer en Israël, où ils forment une tête de pont de l'Empire.

 

L'existencisme: doctrine impériale

 

Mais le grand Führer, c'est Gessler (1978-1993): avec lui, l'Empire décolle. La Panfoulia, grande autostrade de Duinkerke à Vladivostok draine des millions de Volkswagen et l'élite du Parti se détend à l'hôtel Heidegger, un gigantesque paquebot planté sur le Mont Blanc. L'aide sociale est généralisée, mais jamais en argent: distributeurs de nourriture, soins médicaux, vêtements, tout est gratuit, et de qualité (pas d'engrais chimiques, d'élevage aux hormones, d'où un taux de cancer ridiculement bas dans l'Empire). Les sciences atteignent un niveau inouï: manipulations génétiques, chirurgie esthétique, drogues diverses... et la fameuse base secrète de Tsarskoïe Sélo!

 

La doctrine impériale est appelée “existencisme”, elle garantit le droit aux plaisirs sexuels les plus raffinés pour tous les citoyens. La publicité est interdite, l'intrusion télévisuelle limitée (TV interdite les samedis et dimanches de la Norvège à la frontière coréenne, interdiction de toute permanence médiale: après un an, les journalistes cèdent leur place et changent de service; pas de femme de minlstre qui bave à l'écran!), le sport spectacle est banni (un joueur de l'équipe de Milan est vraiment né dans cette ville... de parents milanais), l'endettement exagéré est illégal. Des lois favorisent les PME et forcent les gens à faire réparer tout appareil un certain nombre de fois, d'où l'existence de castes de réparateurs prospères et heureux. Toutes ces lois saines et de bon sens déclenchent la fureur de la presse “ploutocrato-ergono-aliénée-croyancialo-marxo-cosmopolito-médiacrato-religio-éthico pseudo-égalitaire-hyperdémographico-universo-droit de l'hommesque-planèto-destructive”.

 

L'Empire est résolument non humaniste et rejette sagement les droits de l'homme, qui ne sont jamais que “les droits du client”: “droit de chier des litanies de progénitures débilo-crédulo-proliférantes, pulluliques, malsaines, ivres de tuer leur prochain ou de leur passer la Grande Maladie”. Car la Maladie, venue de l'Ouest est interdite dans l'Empire: un corps d'élite veille et nettoie, liquidant impitoyablement malades infiltrés par les démothalassocrates, agents d'influence de la pourriture utilitairo-protestante et militants nationalistes (des Gagaouzes aux Vourdalaks). Pas question d'affaiblir l'Empire! Les chrétiens, et les croyeux  de tous poils, sont l'objet d'une attention toute spéciale: les chefs n'ont pas oublié leur rôle de pourrisseurs de l'Empire romain. On ne les laissera pas recommencer! Et des villes entières reparlent latin, la langue des origines. On y sacrifie à Jupiter... Gessler le Grand a compris qu'il n'y avait que deux manières de gérer l'humanité: les couilles pleines, à l'anglo-saxonne (frustration/culpabilisation-ambition-production), ou les couilles vides, à l'européenne (satisfaction-réalisation-assomption). Dans l'Empire, il est difficile de les garder pleines longtemps: des esclaves de Hollande ou du Kouban, expertes et motivées, sont fidèles au poste.

 

Ainsi parla Gessler...

 

Une monnaie unique, le franmark européen, est garantie par d'immenses réserves d'or, au contraire de l'immonde dollar usaïque, fabriqué à partir de rien, manipulé au dépens de populations ignorantes, abruties par un plouto-démocratisme hypermédiatisé. Les différences sont exaltées: pulpeuses Kalmouks et beaux Italiens peuvent bien se payer des orgasmes cosmiques, mais, attention, pas de métis! L'immigration est bien entendu interdite: «Autrefois, un peuple qui rentrait dans un autre, c'était clair, c'était une invasion... Peut-on aujourd'hui laisser librement les peuples qui n'ont aucune discipline nataliste et qui se multiplient à l'infini se répandre chez nous avec leurs drogues et maladies, chez nous qui réglementons nos naissances? La partie n'est pas égale! C'est s'abandonner à la catastrophe, à la barbarie, à l'effacement radical... Suicidons-nous collectivement tout de suite pour laisser la place aux autres, et qu'on n'en parle plus...». Ainsi parla Gessler, quatrième Führer de l'Empire. Dans ce monde braziloïde, un cauchemar pour les cosmopoliens et le rêve pour tous les autres, on suit l'ascension de Carl, membre de la DPSE (l'ordre beige), mais fréquentant, de Degrellstadt à Paris (Boulevard Céline) la fine fleur de l'aristocratie impériale: Lily Jünger, cette chère Pamela Horthy, l'exquis Vlady Vlassov, Anne-Ingrid de Munsbach-Lothringen et, bien sûr, le Protonotaire Parvulesco.

 

Patrick CANAVAN.

 

J. C. ALBERT-WEIL, Sont les oiseaux, Ed. du Rocher, 1996, 149 FF.

lundi, 03 novembre 2008

De literaire voorkeuren van J. van Severen tijdens de Eerste Wereldoorlog (1914-1918)

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De literaire voorkeuren van Joris van Severen

tijdens de Eerste Wereldoorlog (1914-1918)

Kurt Ravyts, Brugge

Zoals ik reeds in de inleiding van mijn artikel over Joris van Severen en de avant-garde in de spiegel van Ter Waarheid (1921-1924)1 schreef wordt Van Severen bij talrijke historici en het grote publiek ook anno 2004 nog altijd gereduceerd tot de militaristische en fascistische leider van het anti-democratische en virulent antisemitische Verdinaso.2 Het Jaarboek Joris van Severen en het Studiecentrum Joris van Severen bewijzen nu echter reeds bijna tien jaar en dit in opvolging van het Nationaal Studie- en Coördinatiecentrum in Aartselaar, dat dit beeld op zijn zachtst gezegd best wordt bijgesteld en geven historici die naar volledigheid en objectiviteit streven volop de gelegenheid om ook een  ‘andere’  Joris Van Severen te leren kennen.3 

Dat er ook een ‘andere’ Van Severen bestond werd echter zelfs voor specialisten pas volledig duidelijk doorheen het beschikbaar worden van het privé-archief van Joris van Severen dat  door zijn neef ere-notaris Rudy Pauwels, zoon van Jeanne van Severen, aan het universiteitsarchief van de Katholieke Universiteit Leuven werd geschonken. Sinds januari 2004 berust het volledige privé-archief van Joris van Severen in dit archief dat zich in de indrukwekkende Leuvense universiteitsbibliotheek bevindt.

Met dit onderzoek wilde ik opnieuw aanknopen bij mijn bijdrage uit 1997 over de invloed van Gabriele D’Annunzio en Leon Bloy op de jonge Joris van Severen tijdens de eerste wereldoorlog.4  Ik erkende toen voor mijn bronnen bijna volledig schatplichtig te zijn aan het Oorlogsdagboek van Van Severen, een mijns inziens bijzonder aangrijpend document waarin hij zijn diepste zieleroerselen maar ook meer intellectuele en literaire beschouwingen neerpende. Dit maal koos ik voor een bredere benadering waarbij ik zal proberen de lezer een beeld te geven van de literatuur die Joris van Severen tijdens de Eerste Wereldoorlog verzamelde en las. Zoals ik ook al in 1997 beklemtoonde is de receptie, verwerking en evaluatie van deze literatuur bij Van Severen altijd verweven met persoonlijke, subjectieve factoren. M.a.w. de omstandigheden, noodlottigheden, spanningsvelden, karakterschetsen, enz… die hij in verscheidene romans las koppelde hij vaak terug naar zijn eigen wedervaren en hiermee gepaard gaande gevoelens. In die zin voegt een belichten van de door Joris van Severen’ gelezen literatuur tijdens de Eerste Wereldoorlog ook opnieuw enkele tot nog toe vrijwel onbekend gebleven elementen toe aan zijn biografie. Kortom, literatuur speelde ook bij Joris van Severen een essentiële rol bij het tot stand komen van de grondlijnen van zijn persoonlijkheid.

Ook nu vormen de oorlogsdagboeken de belangrijkste bron voor deze bijdrage. De ‘oorlogslectuur’ van Van Severen werd naast mijn bijdrage over de invloed van Léon Bloy en Gabriele D’Annunzio enkel nog maar door Luc Pauwels van nabij onder de loupe genomen. Arthur de Bruyne beperkte zich in zijn bekende biografie Joris van Severen. Droom en daad tot de mededeling dat Van Severen tijdens de Eerste Wereldoorlog veel las en tot het opsommen van een aantal auteurs. Rachel Baes daarentegen, ging in Joris Van Severen. Une âme wel in op de literaire keuzes van Van Severen maar putte vrijwel uitsluitend uit Van Severens briefwisseling met Charles Gouzée de Harven met wie zij bevriend was.5

In zijn zeer gedegen licentiaatsthesis De ideologische evolutie van Joris van Severen (1894-1940).Een hermeneutische benadering behandelde Luc Pauwels echter op de eerste plaats de totale bibliotheek van Van Severen en splitste hij voor zijn onderzoek de lectuur uit de oorlogsdagboeken dus niet af.  Boven bestudeerde hij deze bibliotheek en de oorlogslectuur vooral als bronnen voor de studie van Van Severens ideologie. Volgens Luc Pauwels werd de ideologie van Joris van Severen via het antimilitarisme vanaf einde 1916 uitgesproken links-revolutionair. Hij noemt het zelfs een  “emotioneel bolsjewisme verbonden met Vlaams-nationale motieven”. Volgens Pauwels betreft het een “nationaal-revolutionaire” ideologie die vanaf 1922 om-zwaait naar ultramontaans katholicisme, enkele jaren later naar solidarisme en nationaalsolidarisme en in de jaren dertig zelfs naar politiek corporatisme.6

Ik ben het slechts ten dele eens met de bevindingen van Luc Pauwels. Diens benadering was geen onderzoek naar de literaire interesses van Joris van Severen an sich en zeker niet naar de appreciatie en persoonlijke verwerking van Van Severen van deze literaire keuzes. Mocht Luc Pauwels een meer gediversifieerde benadering hebben verkozen dan zou hij hebben gemerkt dat van zeer duidelijke, uitgekristalliseerde ideologische evoluties en breuklijnen bij Van Severen eigenlijk niet direct sprake is. Ik zou het eerder accentverschillen noemen en wisselende uitingen van een wezenlijk  “eclectische” en  “caleidoscopische” persoonlijkheid. Wat hij dus in het begin van de  “Grote Oorlog” over zichzelf schreef bleef eigenlijk relevant in en voor zijn verdere leven: “Echt en hevig rechtzinnig revolutionair. Overgevoelig. Schrijnend lijdend aan liefdeloosheid en nood aan een diepe vrouwenziel. Zo individualistisch en anarchist als het maar zijn kan. En toch in mijzelf een behoefte voelend en een begeerte naar orde, tucht, hiërarchie en sociale inrichting.

Geestelijke wildheid, primitiefheid, Dostojevski en vagebond. Maar diep in mij meer de Goethiaansche orde, natuur die alle dingen juist meet en op haar nodige plaats wil.

Socialistische armoedigheid, als een zwerver aangekleed en leven. En toch ook begeerte naar een gentleman, aristocratisch, mooie klederdracht en hoofse gemanierdheid.

Eenzame dromer en apostel, werkdadige Leider van een Beweging. Hooghartig misprijzen, pose en medelijden.”7. Deze zelfanalyse vormt als het ware een programma voor zijn verdere leven waarvan hij, mee evoluerend met de historische context,  bepaalde facetten van beklemtoonde en realiseerde maar ook weer afbouwde. Hetzelfde persoonlijkheids-programma zien we ook weerspiegeld in zijn literaire keuzes tijdens de Eerste Wereldoorlog zoals ik ze tijdens deze uiteenzetting aan u presenteer.

______________________

1. Ravyts, K., Joris van Severen en de avant-garde in de spiegel van Ter Waarheid, in Jaarboek Joris van Severen 4, Ieper, 2000, pp.45-123.

2. Illustratief is het artikel  ‘Zwart gaat moeilijk af’ van ene Dimitri Verhulst in De Morgen van 9 juli 2003. Dit artikel werd opgenomen in het boek  Hij was een zwarte dat naast de in 1946 geschreven gelijknamige reportage van Louis Paul Boon ook teksten van literatuurwetenschapper en Boon-biograaf Kris Humbeeck en historicus Chris van der Heijden bevat.  Verhulst schrijft wanneer hem door zijn gesprekspartner gevraagd wordt of hij weet wie Van Severen is volgende onzin : “Tenzij er een andere Joris van Severen is dan die kleine, magere man uit Wakken die vaker van politieke overtuiging dan van onderbroek veranderde, die een tijdschrift oprichtte waarin aanvankelijk nog socialisten publiceerden, uiteindelijk het Verdinaso stichtte, ontroerd raakte bij de aanblik van jonge knaapjes die met wimpeltjes en pennoentjes en trommeltjes voor hem paradeerden, wiens geluk niet opkon als hij maar even Mussoliniaans kon salueren naar pakweg een door duiven bescheten standbeeld van Willem van Oranje, en die ontgoocheld was in vele fascistische partijen omdat ze niet ondemocratisch en antisemitisch genoeg waren naar zijn gedacht, en die ze aan het begin van de grote wereldbrand in Abbeville hebben omgebracht… tenzij er nog een andere Von, pardon, di Severini is, weet ik over wie J. het heeft.”.

3.Die ‘andere’ Van Severen treedt sterk naar voor in de fascinerende biografie van Rachel Baes, in 2002 gepubliceerd door de Brugse publicist Patrick Spriet, Een tragische minnares. Rachel Baes, Joris van Severen, Paul Léautaud en de surrealisten, Leuven, 2002.

4. Ravyts, K., De invloed van Gabriele D’Annunzio en Léon Bloy op de persoonlijkheid en de religiositeit van de jonge Joris van Severen, in Jaarboek Joris van Severen, Ieper, 1997, pp.67-119.

5. Ravyts, K., Joris van Severen en de avant-garde in de spiegel van Ter Waarheid, in Jaarboek Joris van Severen 4, Ieper, 2000,  pp.45-123.

6. Pauwels, L.. De ideologische evolutie van Joris van Severen (1894-1940). Een hermeneutische benadering. Deel I, Leuven, 1998, pp.264-267.

7 Van Severen, A., Joris van Severen, het verhaal van een leven. Deel 1: Van 1894 tot 1929, Brugge, 1995,  p.79.

mercredi, 29 octobre 2008

H. von Hofmannsthal et "l'enténèbrement du monde"

Hugo von Hofmannsthal et « l’enténèbrement du monde »

mardi, 28 octobre 2008

Bruno Favrit: le recours aux montagnes

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Bruno Favrit

trouvé sur : http://archaion.hautetfort.com

Le recours aux montagnes

 

Auteur entre autres d’un essai remarqué sur Nietzsche et d’un court roman de guerre, Bruno Favrit est à la fois un homme à la culture aussi profonde qu’originale et un alpiniste chevronné. Avec Ceux d’En Haut, son récent recueil de nouvelles, il nous offre un hymne à la haute montagne en tant qu’école de vie, car l’ascension s’y révèle surtout comme une rude initiation à une vision du monde spartiate. Des Cévennes au Caucase, ses héros, solitaires ou groupés en phalanstères (voire en patrouilles), affrontent la montagne pour mieux échapper aux blandices d’une modernité pour laquelle B. Favrit éprouve une tendresse limitée. Sveltes et bronzés (y compris sur le plan mental), ces jeunes gens qui comptent dans leurs rangs quelques troublantes amazones choisissent  -ou refusent - cette conversion « hérakléenne » qui fascine cet écrivain pétri de pensée antique. Celui-ci tente en fait de mettre en pratique la sentence de Malraux : « approfondir sa communion ou cultiver sa différence ». Aussi, chez ses personnages, le panthéisme vécu sous la morsure du gel ou du soleil invaincu débouche-t-il sur la solitude des sommets. Quant aux culs de plomb, ceux qui sont morts sans le savoir, malheur à eux ! Livre  attachant, d’un courage certain - qui pourrait toutefois être plus serein, au ton moins polémique, mais Favrit se veut disciple d’Héraclite - et à mille lieues de la chiennerie dominante, Ceux d’En Haut illustre la permanence d’une posture à la fois stoïcienne et épicurienne (somptueuse évocation d’un festin solsticial). Bel exemple de refus de l’aliénation techno-marchande, de quête de l’excellence et d’exaltation du « divin imprévu » cher à Stendhal, ce livre tonifiera tous ceux que tente la méditation du haut des cimes.

 

Christopher Gérard

 

Bruno Favrit, Ceux d’En Haut, Ed. Auda Isarn, 194 pages, 18€

 

Rencontre avec Bruno Favrit

Propos recueillis par Christopher Gérard

 

Qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous ? Les grandes étapes de votre itinéraire littéraire et spirituel ?

 

S'il me faut absolument répondre, je dirai : un passionné qui accepte de connaître ce qui veut le réduire pour mieux s'en défaire ensuite. Former une réponse plus complète m'épuiserait assurément. Parce que je n'ai pas cessé, comme dirait Hamsun, de constituer un petit sujet d'étonnement pour moi-même. Ce qui, en un sens, peut être bon signe, si cela signifie qu'à l'échelle d'une vie, rien n'est jamais acquis mais rien n'est jamais achevé.

Pour ce qui est des grandes étapes de mon itinéraire, je ne serai guère plus affirmatif. Il y a une sorte de constante mue par une soif originelle. Un phénomène dont l'explication est au-dessus de mon entendement mais dont je suis conscient qu'il n'a rien d'exceptionnel pour qui est à l'écoute. Je peux tout de même citer le passage par le scoutisme. Je crois que je me suis aussi construit dans ce mouvement qui n'eut alors pour moi absolument rien d'ordinaire. Mais je n'ai lu les romans de Foncine et de Dalens que bien plus tard : je m'appliquais à vivre la réalité avant tout. A quinze ans, il y a eu Nietzsche. Je ne comprenais pas tout, évidemment, mais je percevais que se tenait dans le Crépuscule des idoles et le Zarathoustra une éthique très différente de tout ce qui m'avait été enseigné jusque-là. Cette lecture m'a donné le goût d'aborder les écrits d'autres maîtres d'élévation sans renoncer pour autant à parcourir les forêts et les crêtes. La fréquentation de la Phusis, la Nature sous son acception la plus large, m'a appris l'essentiel, enseignement que la société moderne ne propose plus. Cette immersion m'a également aidé à penser par moi-même en me tenant éloigné des absolutismes tels l'empirisme et les ''valeurs'' spéculatives.

Spirituellement, le qualificatif de panthéiste me convient. Pour ne pas se laisser accaparer par le dogme il faut se construire sa vision du monde en convoquant ses évidences instinctive et héréditaires.

 

Les grandes lectures ?

 

Sans doute peut-on se prononcer sur les livres essentiels à ce que l'on éprouve le besoin de les relire. Nietzsche continue à me soutenir. Mais également des penseurs comme Schopenhauer et Cioran. Sans oublier la philosophie antique. C'est la partie métaphysique de cette aventure qui me paraît déterminante. (Je reste assez insensible à l'épistémologie, sans doute parce que mon côté pyrrhonien m'inspire une confiance modérée dans le résultat.) Pour le style : Saint-Simon, Chateaubriand, Rousseau, Mérimée, Barrès, Montherlant. Bien que lisant peu de romans, des auteurs comme Giono, Hamsun ou Lawrence me touchent. J'affectionne aussi l'oeuvre où l'auteur se met à nu ; Henry Miller, Jack Kerouac, Blaise Cendrars, Gabriel Matzneff, furent pour moi de véritables révélations en la matière. Il me semble en effet important de rester plongé dans le réel. Mais un réel qui sait s'accommoder de la métaphysique et des mythes, eux-mêmes à considérer comme une réalité conceptualisée. Je peux citer également Alain Daniélou, Mircea Eliade, Fernando Pessoa, Hermann de Keyserling, Joseph Conrad.

 

Les grandes rencontres ?

 

Cette question renvoie pour moi à la précédente : qu'importe que les auteurs que nous relisons aient ''disparus'', leur talent demeure face à la grande majorité de nos contemporains qui excellent en mondanités et courent après les prix. Un livre et la confrontation peut avoir lieu. Mes plus grandes rencontres, je les ai faites aussi dans la fréquentation de sites préservés comme en Irlande, en Laponie, sur les grands causses ou les pentes des Alpes. J'aime la magie des lieux. J'aime voir où ont vécu, où ont écrit ceux qui m'ont marqué. L'Engadine d'Ainsi parlait Zarathoustra, le Valais de Derborence, le Montmartre de Jours tranquilles à Clichy, le quartier latin qui a vu naître Nous n'irons plus au Luxembourg et De l'inconvénient d'être né, la Bourgogne des Etoiles de Compostelle, les Calanques de Bourlinguer, le Vercors d'Un roi sans divertissement, le Montserrat d'Un Voyageur solitaire est un diable.

 

 

Après un essai sur Nietzsche et une synthèse sur le vitalisme, vous publiez un recueil de nouvelles dont le personnage principal est la montagne. Vous inscrivez-vous dans la lignée d’un Frison-Roche ou d’autres écrivains de la montagne ? D’où vous est venue cette passion ?

 

J'ai lu Frison-Roche, mais des écrivains comme Saint-Loup, Ramuz ou Buzzati me paraissent bien plus indispensables. Et un Reinhold Messner, même s'il n'a pas un style inoubliable, est à lire parce qu'il décrit dans ses livres une expérience personnelle réellement nietzschéenne. De là à dire que je m'inscris dans cette lignée d'écrivains, nous dirons que je m'efforce de m'y inscrire, conscient de mes faiblesses. Sur ce point, je me qualifierai plus convenablement de questeur qui s'essaye à l'écriture sans y consacrer tout le temps qu'il faudrait...

Quant à ma passion pour la montagne, elle est née d'une ascension en falaise, dans laquelle m'avaient entraîné deux amis, et d'un séjour estival dans les Alpes suisses où j'ai découvert que ce qui pouvait se faire sur le calcaire à 120 mètres de hauteur se trouvait démultiplié en terme de sensations sur le granit à 3000. J'ai vite ressenti le besoin de ne me détacher jamais longtemps des verticalités et de garder le spectacle de ces virginités ''à portée de main''. Je suis devenu, comme on dit aujourd'hui, un addict. L'escalade et l'alpinisme constituent un moyen idéal de trouver l'air pur, la beauté et de tester sa détermination. Cette nécessité n'a pas été exposée uniquement dans Ceux d'en haut qui a eu un précédent. Les Nouvelles des dieux et des montagnes, parues en 2004, rendaient déjà hommage à l'altitude. J'ai tenté d'y montrer qu'elle est aussi un moyen de fréquenter la divinité.

 

 

Les hommes et les femmes que le lecteur croise dans votre livre ont tous en commun de manifester une forme plus ou moins ouverte de rébellion contre le monde moderne.

 

Pour ce qui est de mon époque, ce n'est pas tant qu'elle me désespère – chacun trouve midi à sa porte – ; je souhaite seulement être le moins possible corrompu par elle. Du moins tenté-je de ne pas céder à ses triviales injonctions. Pas de propriété, pas de stock-options, pas d'idées arrêtées sur les vices ou les vertus (d'autant plus que je crois en la relativité des valeurs). Comme dit Marcel Conche, un des rares philosophes actuels remarquables : « Il faut se retirer de tout ce qui a une signification maintenant, mais n’en aura plus demain. » Cela est vrai pour l'action comme pour la connaissance. Mes personnages me ressemblent parce que je les ai fréquentés ou qu'ils sont un peu de moi-même. Je m'inspire de la réalité pour les mettre en scène. La ''révolte contre le monde moderne'' n'est pas qu'une forme de littérature. Bien qu'ils se fassent, hélas ! rares, il y a encore des corps et des esprits  vitalisés en ce bas monde.

 

 

Ce qui frappe aussi à la lecture de votre recueil, c’est votre proximité avec la Grèce ancienne, celle d’Héraclite. Comment expliquez-vous ce trait plus qu’original ?

 

Héraclite ! Il est présent dans la nouvelle ''La Voie hérakléenne'', mais aussi dans Vitalisme et vitalité. Tout ce qui nous reste de lui est constitué de fragments que les doxographes et les philosophes ont sauvé de l'oubli, ''dégraissant'' au passage sa pensée. Cela donne du coup à ses écrits une dimension exceptionnelle. Un présent inestimable pour un âge perclus de discours et de circonlocutions où nul ne ressent plus le besoin de lutter contre l'encombrement et la superfluité. Le vieux sage païen a influencé Platon mais aussi Char et Heidegger, ce qui n'est pas rien. Autant de richesse dans une petite centaine d'aphorismes, il n'y avait que de la Grèce antique qu'un tel héritage pouvait nous venir.

 

Vos projets ?

 

Beaucoup trop. J'avance toujours sur plusieurs fronts au gré de mon inspiration... et de mes dispositions à l'éparpillement ! Selon le vieux précepte antique, je pars du principe que naviguer est nécessaire si l'on veut aborder de nouveaux rivages et ne pas s'émousser dans les béatitudes que ces temps encouragent. Alors cinglons au large et tentons de nouvelles expériences. En ce moment, je me consacre plus particulièrement à la composition d'aphorismes. Un travail en chantier depuis des années qui impose des choix; polir, élaguer, supprimer. Encore et toujours la tentation d'une forme d'allégement.

Quelques projets aussi de grandes voies où je puisse me perdre pour me trouver. Tant que les dieux me donnent l'énergie d'aller par ce moyen à leur rencontre, je n'y renonce pas.

 

Avignon, printemps 2008

jeudi, 23 octobre 2008

Les frères Cioran et le passé gardiste

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Les frères Cioran et le passé “gardiste”

 

Quand il voulait susciter le scepticisme des Parisiens, Emil Cioran se plaisait à dire que l'une des plus belles villes du monde était Sibiu/Hermannstadt. Et il pensait que Paris était devenue un “garage apoca­lyptique”. De Sibiu, il disait à ses interlocuteurs étonnés: «C'est une ville vraiment extraordinaire». Il ai­mait évoquer le temps où il habitait cette cité transylvanienne, proche de la frontière qui séparait l'empire des Habsbourg du Royaume balkanique de Roumanie: «Il y avait là-bas trois nationalités (l'allemande, la hongroise et la roumaine) qui vivaient en parfaite convivialité. Cet fait m'a marqué pour toute ma vie, car, depuis, je ne parviens pas à vivre dans une ville où l'on ne parle qu'une seule langue, car je m'y ennuie tout de suite».

 

C'est à l'âge de dix ans qu'Emil Cioran arrive à Sibiu/Hermannstadt, après avoir pleuré pendant tout le trajet parce que son père, le Pope orthodoxe Emilian, l'avait arraché au paradis de son enfance, afin qu'il puisse poursuivre des études. Ce paradis, c'était le village de Rasinari. Mais l'écrivain dira plus tard: «Après Rasinari, Sibiu est la ville que j'ai aimée le plus».

 

Le puiné du Pope Emilian Cioran, Aurel, aujourd'hui octogénaire, habite encore à Sibiu. C'est un avocat à la retraite. Mais s'il n'avait pas pu devenir avocat, il serait devenu moine; ce fut son frère Emil qui l'en dis­suada. Un soir, après le repas, Emil l'invita à une promenade dans les bois qui s'étendaient au-delà de la ville de Sibiu et jusqu'à six heures du matin, à force d'arguments de tous genres, il démontra à Aurel qu'il fallait qu'il renonce à cette idée de se faire moine. Plusieurs années plus tard, Emil regretta d'avoir eu cette importante conversation avec Aurel; il confessa qu'en cette circonstance toute l'impureté de son âme s'était manifestée et que son acharnement n'était que le seul fruit de son orgueil. Il dit: «J'avais l'impression que tous ceux qui ne se soumettaient pas à mes argumentations démontraient qu'ils n'avaient rien compris».

 

Donc, au lieu de se retirer dans un monastère, Aurel s'en alla étudier la jurisprudence à Bucarest, dans la même institution où Emil s'était inscrit en philosophie et lettres.

 

Les deux frères se sont retrouvés ensemble sur les bancs des mêmes auditoires, où le philosophe Nae Ionescu donnait ses leçons. C'était une sorte de Socrate pour les générations des années 30 et il a formé des intellectuels qui très vite acquerront une réputation mondiale, comme Mircea Eliade, Constantin Noica et Emil Cioran.

 

Ce dernier, m'a raconté son frère Aurel, se rendait régulièrement aux cours de Nae Ionescu, même après avoir terminé ses études universitaires. Un jour, alors que la leçon était finie, le professeur a demandé aux étudiants: «Voulez-vous que je vous parle encore de quelque chose?». Emil s'est levé et a demandé: «Parlez-nous de l'ennui». Alors Nae Ionescu a appronfondi la thématique de l'ennui pendant deux heures. Une autre fois, le Professeur Ionescu a demandé à Emil Cioran de lui suggérer un thème à développer au cours de sa leçon; Cioran l'invita à parler des anges. Dans une faculté dominée par le rationalisme, seul Nae Ionescu pouvait se permettre de traiter de thèmes spirituels, parce que, comme l'a défini Eliade, il était “un logicien terrible”.

 

Immédiatement après la guerre, Aurel Cioran fut reconnu coupable d'avoir milité au sein du “Mouvement Légionnaire” et condamné à sept années de prison; sa sœur Gica reçut une peine analogue. Contrairement à Emil, qui s'est dissocié publiquement dans les années 60 de son propre passé de sympa­thisant de la Garde de Fer, Aurel revendique avec fierté l'option militante de sa jeunesse. Il a rencontré le “Capitaine” Codreanu dans des camps de travail légionnaires, où les jeunes réalisaient des travaux d'utilité publique négligés par le gouvernement.

 

Emil Cioran lui aussi fut fasciné par la figure de Codreanu; pour la Noël 1940, il écrivit un “profil intérieur” du Capitaine, dont on donna lecture à la radio à l'époque du gouvernement national-légionnaire. Dans ce texte, Cioran disait: «Avant Corneliu Codreanu, la Roumanie était un Sahara peuplé... Il a voulu introduire l'absolu dans la respiration quotidienne de la Roumanie... Sur notre pays, un frisson nouveau est passé... La foi d'un homme a donné vie à un monde qui peut laisser loin derrière lui les tragédies antiques de Shakespeare... A l'exception de Jésus, aucun autre mort ne continue à être présent parmi les vivants... D'ici peu, ce pays sera guidé par un mort, me disait un ami sur les rives de la Seine. Ce Mort a répandu un parfum d'éternité sur notre petite misère humaine et a transporté le ciel juste au-dessus de la Roumanie». Par ailleurs, quelques années auparavant, Emil Cioran avait écrit que “sans le fascisme l'Italie serait un pays en faillite”; ou encore: “dans le monde d'aujourd'hui, il n'existe pas d'homme politique qui m'inspire une sympathie et une admiration plus grande que Hitler”.

 

On peut penser que les prises de position du Cioran de ces années-là, en dépit de ses abjurations ulté­rieures, seront tôt ou tard utilisée pour démoniser son œuvre, pour lui faire en quelque sorte un procès posthume, semblable à celui que l'on a intenté contre Mircea Eliade. Quand j'évoquai cette éventualité, Aurel Cioran a perdu pendant un instant son calme olympien pour manifester une grande indignation et stigmatiser la mafia qui se livrait à de telles profanations. Au cours de ces derniers mois, a-t-il ajouté, une campagne de diffamation s'est déroulée en Roumanie contre la mémoire de Nae Ionescu, précisément parce qu'il fut le maître de toute cette jeune génération intellectuelle qui sympathisait avec le “Mouvement Légionnaire”.

 

De fait, à peine sorti de la maison d'Aurel Cioran, j'ai trouvé sur une échope trois éditions récentes de Nae Ionescu: un recueil de conférences tenues par le professeur en 1938 dans le pénitentier où il était en­fermé avec toute l'élite du “Mouvement Légionnaire”. Parmi les internés, il y avait aussi Mircea Eliade. Emil Cioran était en France depuis un an.

 

Claudio MUTTI.

(article paru dans le quotidien indépendant L'umanità, 22 février 1996; trad. franç. : Robert Steuckers).

 

 

mercredi, 22 octobre 2008

L. F. Céline et Karl Epting

A paraître : Louis-Ferdinand Céline et Karl Epting

Présentation de l'éditeur
Karl Epting (1905-1979) fut l’un des représentants les plus influents de la culture allemande dans le Paris des années 30 et 40. En 1932, après la parution de Voyage au bout de la nuit, il se proposa de faire connaître Céline en Allemagne. Leur première rencontre eut lieu en 1937, et leurs rapports durèrent jusqu’à la mort de l’écrivain. Frank-Rutger Hausmann fait le point sur les relations entre les deux hommes et propose, pour la première fois, l’intégralité de la correspondance adressée par Céline à Karl Epting. Englobant la période située entre 1941 et 1960, ces lettres offrent des renseignements précieux à la fois sur la biographie de Céline et sur les relations franco-allemandes sous l’Occupation. On trouvera également dans cet ouvrage plusieurs textes de Karl Epting, dont tous ceux qu’il a écrits sur Céline, et une bibliographie exhaustive.

L'auteur
Professeur de langues et littératures françaises et italiennes à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, Frank-Rutger Hausmann a notamment publié des éditions commentées de Dante, Villon et Rabelais. Il a également écrit des introductions aux études médiévales et humanistes, ainsi que plusieurs monographies sur les universités allemandes durant la période nationale-socialiste.


Frank-Rutger Hausmann, L-F Céline et Karl Epting, Ed. Le Bulletin célinien, 2008.

Commande possible auprès du Bulletin célinien:
Le Bulletin célinien
B P 70
1000 Bruxelles 22
Belgique

celinebc@skynet.be

Entretien avec Aurel Cioran

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Entretien avec Aurel Cioran

 

Q.: Dans la nouvelle nomenclature des rues de Bucarest, on trouve aujourd'hui le nom de Mircea Eliade, mais à Sibiu, il n'y a pas encore de rue portant le nom d'Emil Cioran. Que représente Cioran pour ses concitoyens de Sibiu à l'heure actuelle?

 

AC: Donner un nom à une rue ou à une place dépend des autorités municipales. Normalement, il faut qu'un peu de temps passe après la mort d'une personnalité pour que son nom entre dans la toponymie. Quant à ce qui concerne les habitants de Sibiu et en particulier les intellectuels locaux, ils ne seront pas en mesure de donner une réponse précise à votre question.

 

Q.: Je vais vous la formuler autrement. Dans une ville où il y a une faculté de théologie, comment est accueilli un penseur aussi négativiste (du moins en apparence...) que votre frère?

 

AC: Vous avez bien fait d'ajouter “en apparence”. Dans un passage où il parle de lui-même à la troisième personne et qui a été publié pour la première fois dans les “œuvres complètes” de Gallimard, mon frère parle très exactement du “paradoxe d'une pensée en apparence négative”. Il écrit: «Nous sommes en présence d'une œuvre à la fois religieuse et antireligieuse où s'exprime une sensibilité mystique». En effet, je considère qu'il est totu-à-fait absurde de coller l'étiquette d'“athée” sur le dos de mon frère, comme on l'a fait depuis tant d'années. Mon frère parle de Dieu sur chacune des pages qu'il a écrites, avec les accents d'un véritable mystique original. C'est justement sur ce thème que je suis intervenu lors d'un symposium qui a eu lieu ici à Sibiu. Je vais vous citer un autre passage qui remonte à 1990 et qui a été publié en roumain dans la revue Agorà: «Personnellement, je crois que la religion va beaucoup plus en profondeur que toute autre forme de réflexion émanant de l'esprit humain et que la vraie vision de la vie est la vision religieuse. L'homme qui n'est pas passé par le filtre de la religion et qui n'a jamais connu la tentation religieuse est un homme vide. Pour moi, l'histoire universelle équivaut au déploiement du péché originel et c'est de ce côté-là que je me sens le plus proche de la religion».

 

Q.: Parlons un peu des rapports entre Emil Cioran et les lieux de son enfance et de sa jeunesse. Vous demandait-il de lui parler de Rasinari et de Sibiu?

 

AC: Il se souvenait de choses que moi j'avais complètement oubliées. Un jour, il m'a dit au téléphone: «Je vois chaque pierre des rues de Rasinari». Pendant toute sa vie, il a conservé en son fors intérieur les images avec lesquelles il a quitté la Roumanie.

 

Q.: Il n'a jamais manifesté le désir de revenir?

 

AC: Quand nous nous sommes séparés en 1937, il m'a dit, en avalant sa salive, dans le train: «Qui sait quand nous nous reverrons». Et nous ne nous sommes revus que quarante ans plus tard, mais pas dans notre pays. Il a toujours désiré revenir. En 1991, il a été sur le point de s'embarquer pour la Roumanie. C'est alors que la maladie l'a frappé, qu'il a dû rentrer à l'hôpital. Dans ces derniers moments, il a été contraint d'utiliser une chaise roulante. Il craignait forcément de voir une réalité toute autre, s'il était revenu. Et effectivement il y a eu beaucoup de changements; à Rasinari, la composition sociale a complètement changé: quasi la moitié des habitants du village travaillent à la ville, ce qui conduit forcément à un changement de mentalité. Tout est bien différent du temps où nous étions adolescents. A Rasinari, nous étions des gamins de rue, nous allions en vadrouille toute la journée à travers champs, forêts et rivières...

 

Q.: ... et à Coasta Boacii.

 

AC: Oui, en effet, il évoquait sans cesse, avec énormément de regrets, ce paradis qu'était Coasta Boacii. «A quoi bon avoir quitté Coasta Boacii?», disait-il. Ensuite, il y avait ce pacage, près de Paltinis, où nous nous rendions tous les étés. Nous y restions un mois, dans une baraque tellement primitive, située dans une clairière où régnait une atmosphère extraordinaire.

 

Q.: Vous avez été très proche de votre frère non seulement dans les années d'enfance mais aussi pendant votre adolescence et votre jeunesse. Parlez-moi de vos expériences communes...

 

AC: Nous assistions aux cours de Nae Ionescu à l'Université. Ce professeur était une figure extraordinaire! Beaucoup de gens venaient l'écouter et pas seulement des étudiants. Mon frère y retournait même après avoir quitté l'université, pour rendre visite au professeur. Un jour, dès que la leçon fut terminée, Nae Ionescu a demandé: «De quelles choses devrais-je encore parler?». Et mon frère, spontanément lui a répondu: «De l'ennui». Alors Nae Ionescu a prononcé deux leçons sur l'ennui. Par la suite, ses adversaires ne sachant plus quelles armes utiliser pour l'attaquer, parce qu'il était le maître à penser de toute la jeune génération d'intellectuels qui soutenaient le “Mouvement Légionnaire”, ils l'ont accusé d'être... un plagiaire! Ce genre d'attaques est une manifestation infernale... L'œuvre d'une mafia de criminels, qui a commencé par s'attaquer à Heidegger, puis à chercher à faire le procès d'Eliade...

 

 

Q.: ... et même de Dumézil!

 

AC: Toujours sous prétexte d'antisémitisme. En Roumanie, à l'époque, il y avait bien sûr de l'antisémitisme, en réaction à l'arrivée massive d'un million de juifs venus de Galicie. En ce temps-là, c'était un véritable problème. Mais j'ai l'impression que cette manœuvre visant à criminaliser Eliade, Noica et les autres intellectuels de la “jeune génération” produira des effets contraires à ceux désirés.

 

Q.: Vous avez milité dans le Mouvement Légionnaire. Avez-vous connu Corneliu Codreanu?

 

AC: C'était un homme exceptionnel à tous points de vue. Il avait du charisme. J'ai souvent dit qu'il était un trop grand homme pour le peuple roumain, trop sérieux, trop grave. Il voulait une réforme radicale, basée sur la religion. Il était un esprit très intensément religieux. Il y a encore une chose qui m'impressionne profondément aujourd'hui: la manière dont le Mouvement Légionnaire abordait les problèmes économiques. Le Mouvement avait ouvert des restaurants, des réfectoires, où l'on vous servait un très bon repas, avec du vin en quantité limitée. L'idée qui me paraissait extraordinaire, c'est que les prix n'étaient pas fixés. Chacun payait selon ses propres moyens ou selon son bon plaisir.

 

Q.: Où avez-vous connu le Capitaine?

 

AC: A Bucarest, parce que j'y étudiait la jurisprudence. Mais je l'ai rencontré deux ou trois fois dans un camp de travail légionnaire. C'était un homme exceptionnel à tous points de vue.

 

(propos recueillis à Sibiu le 3 août 1995 par Claudio Mutti et parus dans la revue Origini, n°13/février 1996; trad. franç. : Robert Steuckers).

vendredi, 17 octobre 2008

Vision du futur

VISION DU FUTUR

Trouvé sur: http://coterue.over-blog.com

Un passage du grand romancier américain Ray Bradbury (auteur notamment de Fahrenheit 451 sur la criminalisation du livre dans un monde futur) qui imagine pour les environs de 2006, plusieurs décennies avant, certains changements qui pourraient affecter notre société. Il s’agit bien sûr de science-fiction apocalyptique, mais tout n’est pas si faux dans sa vision d’une censure moderne, de l’apparition d’un nouveau politiquement correct et du pouvoir grandissant donné aux communautés aux dépens de l’intérêt général.

 

 

« Ça a commencé en douceur. En 1999, ce n’était qu’un grain de sable. On s’est mis à censurer les dessins humoristiques, puis les romans policiers, et naturellement les films, d’une façon ou d’une autre, sous la pression de tel ou tel groupe, au nom de telle orientation politique, tels préjugés religieux, telles revendications particulières ; il y avait toujours une minorité qui redoutait quelque chose, et une grande majorité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du présent, peur d’elle-meme et de son ombre. Peur du mot "politique" (qui était, parait-il, redevenu synonyme de communisme dans les milieux les plus réactionnaires, un mot qu’on ne pouvait employer qu’au péril de sa vie). Et avec un tour de vis par-ci, un resserrage de boulon par-là, une pression, une traction, une éradication, l’art et la littérature sont devenus une immense coulée de caramel mou, un méli-mélo de tresses et de noeuds lancés dans toutes les directions, jusqu’à en perdre toute élasticité et toute saveur. Ensuite, les caméras ont cessé de tourner, les salles de spectacle se sont éteintes, et les imprimeries d’où sortait un flot niagaresque de lecture n’ont plus distillé qu’un filet inoffensif de produits "épurés". Oh, le mot "évasion" aussi était extrémiste, faites-moi confiance ! [...]

 

Chacun, disait-on, devait regarder la réalité en face. Se concentrer sur l’Ici et le Maintenant ! Tout ce qui ne s’y conformait pas devait disparaitre. Tous les beaux mensonges littéraires, tous les transports de l’imagination devaient être abattus en plein vol ! Alors on les a alignés contre un mur de bibliothèques un dimanche matin de 2006 ; on les a tous alignés, le Père Noel, le Cavalier sans tête, Blanche-Neige, le Petit Poucet, ma Mère l’Oie – oh, quelle lamentation ! Et on les a abattus. On a brûlé les chateaux en papier, les grenouilles enchantées, les vieux rois, tous ceux qui "vécurent toujours heureux" (car naturellement, il était bien connu que personne ne vivait toujours heureux !) et "il était une fois" est devenu "plus jamais". On a dispersé les cendres de Rickshaw, le fantome ainsi que les décombres du pays d’Oz ; on a désossé Clinda la bonne et Ozma, fait voler la polychromie en éclats dans un spectroscope, et meringué chaque Tête de Citrouille pour les servir au bal des Biologistes ! La tige du haricot magique est morte étouffée sous les ronces de la bureaucratie ! La Belle au Bois-Dormant s’est réveillée au baiser d’un scientifique pour expirer sous la piqure fatale de sa seringue. Ils ont fait boire à Alice une potion qui l’a fait rapetisser au point qu’elle ne pouvait plus s’écrier : "De plus en plus curieux", et d’un coup de marteau, ils ont fracassé le Miroir et chassé tous les Rois rouges et toutes les Huitres. »

 

 

Ray Bradbury, "Usher II" in. "Chroniques Martiennes", Denoel, 1997, p.210-212

jeudi, 16 octobre 2008

La victoire du rythme binaire consacrait le règne de la masturbation

« LA VICTOIRE DU RYTHME BINAIRE CONSACRAIT LE REGNE DE LA MASTURBATION »

« Dans la salle, les conversations étaient abolies. Les yeux seuls essayaient de se parler, en vain. Dans les cerveaux des danseurs, les connexions rationnelles avaient dû être débranchées. L’humour, le charme, l’ironie, qui accompagnaient jadis la musique, avaient été laissés au vestiaire avec les vestes et les manteaux. Le seul langage autorisé était celui des corps. Ceux-ci ne s’épousaient pas comme avec le tango et ces danses sorties des bordels. Avec le rock, les mains se quittaient et se retrouvaient, comme si la génération du baby-boom avait voulu ainsi marquer qu’elle serait celle de l’indétermination sexuelle et du divorce de masse. La victoire du rythme binaire consacrait le règne de la masturbation et du cinéma pornographique. Les corps ne se mêlaient pas, ne se touchaient ni ne se frôlaient, chacun restait dans son coin et s’agitait, comme pris de transe. On mimait l’acte de va-et-vient sans retenue, solitairement. Mais chacun s’observait, se reluquait sans vergogne, comme si on jaugeait les capacités sexuelles des uns et des autres pour déterminer qui serait l’étalon le plus vigoureux et les juments à la croupe la plus accueillante. »

 

Eric Zemmour, "Petit Frère", Denoël, 2008, p. 172-173