En hommage à Hubert de Sy (1921-2010)
Nous avons appris avec tristesse le décès, en date du 3 mars 2010, dans sa quatre-vingt-neuvième année, d’Hubert de Sy, personnage extraordinaire dans la mesure où il incarnait encore un style soigné, une belle diction néerlandaise sans lourdeurs ni emphases pimentée d’understatements à la britannique, où transparaissaient humour et lucidité. Toujours tiré aux quatre épingles comme un digne représentant de la gentry, il donnait rendez-vous dans un bel établissement du centre de Bruxelles, de préférence dans les Galeries Royales Saint-Hubert, pour s’adonner, avec ses commensaux, à l’art de la conversation, dont il tirait la substance des réflexions qu’il couchait ensuite sur le papier.
Du Congo au « Vlaams Economisch Verbond »
Ce natif d’Ostende, au nom évoquant un village du cœur des Ardennes wallonnes, avait décidé de s’installer à Roosdaal dans le Pajottenland brabançon. De formation, Hubert de Sy était professeur du secondaire inférieur pour les langues néerlandaise et française et pour l’histoire. En 1946, il s’embarque pour le Congo belge : il va y accomplir des tâches administratives au Kivu et devenir ensuite attaché auprès du gouverneur de cette province congolaise du temps des colonies. Dans le cadre de cette fonction, il suivra un cours d’islamologie à l’Université Libre de Bruxelles, sous la houlette du Professeur Armand Abel. Le Kivu, province congolaise qui jouxte les petits pays de la zone de turbulences des Grands Lacs et qui subit aujourd’hui les affres d’une guerre qui n’en finit pas, était à l’époque déjà sous l’influence de prosélytes musulmans issus du Tanganyika (devenue « Tanzanie » après la fusion du Tanganyika, l’ex-Afrique orientale allemande, et de Zanzibar). L’administration coloniale belge voulait aborder le problème d’un éventuel télescopage entre islam, d’une part, animisme autochtone et catholicisme des pères blancs, d’autre part. Revenu des colonies africaines, Hubert de Sy entame une riche vie professionnelle dans les secteurs privés et publics et termine sa carrière au « Vlaams Economisch Verbond » en 1984.
Retraité, il décide de s’adonner à l’écriture, une écriture politique qui prend pour objet principal, sinon exclusif, la question flamande dans le cadre de l’Etat belge. Pour Hubert de Sy, qui se découvre flamand et même flamingant de raison à la fin de sa vie, cette Flandre rebelle se borne à protester, mais sans aucun résultat tangible. Quand ses représentants se retrouvent à la table des négociations, ils capitulent généralement sur toute la ligne ou se contentent de vagues compromis périphériques. Hubert de Sy va axer ses réflexions sur la question flamande au départ de la thèse de Lode Claes, énoncée au commencement des années 80, immédiatement après le début du processus de dissolution de la Volksunie et l’émergence timide (à l’époque) du Vlaams Blok, promettant plus de radicalité dans les revendications flamandes. Lode Claes, retiré de la politique car il ne souhaitait ni les capitulations ni les dérives gauchistes de la Volksunie ni les positions plus musclées du Vlaams Blok, avait parlé des Flamands comme d’une « majorité absente », c’est-à-dire d’une majorité numérique incapable de faire valoir ses desiderata dans le jeu démocratique et parlementaire. Le débat était ouvert et n’est pas encore clos : quels sont les facteurs qui font que cette majorité numérique demeure une minorité politique ? C’est la question que se posent les esprits indépendants de la veine d’un Hubert de Sy.
Faiblesses du mouvement flamand
L’ouvrage de notre auteur, Het belgicistisch regime en de Vlaamse maar versnipperde Beweging (*), entend répondre à cette question cruciale que les événements politiques, qui ont suivi les élections législatives de 2007, ont rendu plus pertinente que jamais. Hubert de Sy voulait choquer, voulait une thérapie de l’électrochoc et ses thèses se succèdent au fil des pages, prenant bon nombre de certitudes et de postures politiciennes à rebrousse-poil : la communauté flamande ne s’est nullement émancipée en dépit de ses affirmations bruyantes et de ses rodomontades médiatisées ; elle ne possède pas d’autonomie administrative réelle en dépit de son parlement installé à Bruxelles ; le mouvement flamand présente plus de faiblesses que de forces, des faiblesses qui viennent, d’une part, d’un discours tonitruant dans les meetings, les éditoriaux ou les manifestes, où l’on répète trop souvent des idées toutes faites détachées de toute analyse factuelle et, d’autre part, des nomenklatura politiques qui s’empressent d’oublier la radicalité de leurs propos pour participer à l’assiette au beurre, bricoler des montages boiteux et accepter n’importe quels compromis ; les discours de ce mouvement flamand, en théorie populaire et démocratique, ne dénoncent que fort rarement l’établissement financier belge, premier responsable du lent pourrissement du pays, toutes communautés confondues.
Ce pourrissement total est apparu aux yeux de l’univers entier avec les grandes crises des années 90 (Dutroux, dioxine) qui n’ont provoqué aucune réaction salutaire de la part de l’établissement qui, au contraire, s’est enfoncé toujours plus profondément dans ses turpitudes, au point de transformer l’Etat en un « champs de ruines éthiques », dixit Hubert de Sy. Les assassinats que l’on commet en pleine rue à Bruxelles, les agressions systématiques que subissent ses habitants, le développement de zones de non-droit dans certains vieux quartiers de la capitale sont décrits par les édiles socialistes corrompues et crapuleuses (au sens strictement étymologique terme) comme des « faits divers », alors qu’ils reflètent bien l’absence des pouvoirs publics dans les tâches qui lui seraient dévolues au sein de tout Etat normal. A cela s’ajoutent la déliquescence des systèmes scolaires (où la Flandre est encore épargnée mais plus pour longtemps), le chômage à grande échelle et le détricotage sournois de tous les acquis sociaux qui avaient fait, pendant deux brèves décennies, l’excellence du « modèle belge ». Les délocalisations néo-libérales, auxquelles les pouvoirs publics n’ont pu s’opposer (Renault/Vilvorde, Volkswagen, Opel, Carrefour, etc.) et la crise bancaire de l’automne 2008 (dont les ravages sont loin d’être terminés) parachèvent le pourrissement que nous évoquions.
La majorité minorisée et… diabolisée
Revenons à la « majorité minorisée » des Flamands et, par suite, on peut l’ajouter, de toutes les communautés véritablement populaires du royaume, de tout le peuple qui travaille et qui peine pour payer les effets des gabegies politiciennes. Les mésaventures du démocrate chrétien Yves Leterme et du néo-nationaliste post-volksuniste Bart de Wever, qui étaient parvenus à former une majorité flamande en région flamande, se sont retrouvés dans le collimateur d’une propagande dénigrante à souhait et ont été posés comme des para-nazis infréquentables dans toute la presse internationale, celle de Paris en tête. La majorité s’est bien retrouvée minorisée et diabolisée, confirmant les thèses de Claes et de de Sy.
Les discours pré-électoraux, promettant une plus large autonomie, ont été vidés de leur contenu pour obtenir des places dans le gouvernement fédéral. De lion rugissant, le cartel démocrate chrétien et post-volksuniste s’est transformé bien rapidement en caniche édenté, prouvant par là même que la teneur de ses discours émancipateurs participait d’une mauvaise analyse de la situation : il aurait fallu avertir l’électeur des dangers qui guettaient toute politique émancipatrice et le préparer à une résistance plus solide, comme celles que livrent aujourd’hui les peuples islandais et grec. Quant à la crise financière internationale de l’automne 2008, qui a suivi immédiatement la crise politique belge de 2007, elle montre que les secteurs bancaires, dépositaires des avoirs populaires, sont totalement indépendants des pouvoirs publics. Les banksters ne respectent ni l’Etat ni les institutions de ce dernier ni leurs propres actionnaires ni la population dont ils encaissent les avoirs. Les banques belges, où la majorité minorisée a thésaurisé ses avoirs et placé ses épargnes, ont été vendues à des groupes bancaires français, exactement comme le secteur énergétique : ils vont désormais pomper l’argent d’un peuple travailleur pour financer les gabegies de l’Hexagone, permettre à celui-ci de financer son fonctionnariat surnuméraire, son armée et sa bombinette et de se payer une bonne tranche de démagogie en diminuant les frais d’énergie pour tous les ménages hexagonaux ; les Flamands, les Wallons, les Germanophones et les immigrés maroxellois, turco-schaerbeekois ou Congolais de Matongé, qu’ils soient chômeurs ou bien nantis, paieront, chaque jour qui passe, pour chaque ampoule allumée le soir, pour chaque frigo en état de fonctionnement, pour chaque rasage électrique le matin. Pour maintenir à flot le sarkozisme, ses pompes et ses œuvres, pour entretenir les gaspillages et les inconséquences voulues par les gauches françaises, de Ségolène Royale à Daniel Cohn-Bendit.
Arbitraire d’en haut et arbitraire d’en bas
La ponction qui s’exercera ainsi sur les Flamands, mais aussi sur les Wallons et les Allemands d’Eupen et de Saint-Vith, est une ponction démesurée que ni les Algériens ni les Malgaches n’ont subie aux temps des colonies. Mais les Algériens et les Malgaches se sont battus : les ressortissants des anciens Pays-Bas Royaux n’ont pas ce courage, alors que deux ou trois démonstrations de force, une ou deux manifestations de grande envergure contre Electrabel et/ou BNP-Paribas feraient capituler sans gloire aigrefins et escrocs de cet immonde secteur bancaire, véritable lèpre des sociétés contemporaines. Cette passivité face aux menées inacceptables des secteurs énergétique et bancaire vient de la capitulation des gauches flamandes, minoritaires mais bien présentes dans l’arène politique parce qu’elles collaborent sans vergogne avec l’établissement, contre le peuple, contre les travailleurs qu’elles affirment défendre. Si la gauche avait une éthique naturelle, et donc nationale car la nation est un facteur naturel, elle se battrait à l’unisson avec toutes les autres forces émancipatrices du pays : sa trahison livre la population à l’arbitraire, à l’arbitraire d’en haut, celui de l’établissement et des banksters, et à l’arbitraire d’en bas, celui des petites frappes qui écument les rues, pillent, rançonnent et recyclent l’argent de leur came dans les réseaux des… banksters. Voilà pourquoi elles apparaissent bien plus sympathiques à l’établissement que le boulanger de Lessines ou de Maaseik, que le chef de petite entreprise de Bütgenbach ou de Furnes : ils apportent bien moins de flouze noir dans les circuits financiers, ils ne sont que des minables face aux caïds du shit, ils ne méritent guère de lignes de crédit. Voilà pourquoi leurs dérapages sont des « faits divers », selon certains socialistes, parce que le fait essentiel est évidemment cet apport non négligeable que constituent les recettes de la vente du cannabis… Les édiles communales, la magistrature dévoyée, les banksters ne vont pas tirer sur d’aussi lucratifs pourvoyeurs de fonds. Voilà pourquoi on ignore délibérément les analyses posées par l’UNESCO, l’OMS, les Observatoires des Drogues de l’UE ou d’autres instances internationales sur les divers trafics de drogues ou sur la formation de réseaux mafieux dans les diasporas du globe. Voilà pourquoi on n’emprisonne pas les dealers, forcément mineurs. Voilà pourquoi on libère à qui mieux mieux les délinquants qu’on jette parfois en ergastule pour un bref laps de temps. Car il faut qu’ils continuent leur petit jeu, si profitable à une brochette de messieurs sentencieux, en col, cravate et costume trois pièces, qui vont aller vendre nos avoirs à leurs homologues parisiens. Si un bijoutier d’Uccle se fait braquer et si une mère de famille se fait tirer une balle dans la tête par un agent de la société des transports publics de la Région bruxelloise, recyclé en braqueur par un beau jour de congé, eh bien, c’est pour sûr un « fait divers » : on ne va tout de même pas incriminer outre mesure un travailleur, actif dans le plus gros fromage socialiste de la capitale du royaume, qui engage, à la sortie des prisons —apprend-on depuis le drame d’Uccle— un personnel supplétif inutile, au nom de l’intégration, alors que cet organisme compte déjà plus d’employés que la RATP parisienne qui, elle, œuvre sur une aire géographique et sur un charroi bien plus impressionnants. Et pour parachever l’horreur : quelques jours à peine après l’abominable crime d’Uccle, un autre employé de la même société et du même service que le pistolero de l’Avenue Brugmann était impliqué dans une lourde affaire de braquage… Encore un « fait divers »…
Pour un retour aux meilleures théories politiques
Cette dérive sur l’actualité la plus récente permet d’expliquer l’une des dernières thèses émises par Hubert de Sy, dans son ouvrage, rédigé en français pour qu’il ait un impact en dehors des circuits politiques flamands, L’Etat belge en crise existentielle. Hubert de Sy y évoque la « débâcle éthique » de l’Etat, en puisant ses exemples dans la corruption politique et le népotisme qui en est son plus flagrant corollaire et qui sévit en Wallonie, sans pour autant épargner la Flandre, reconnaît notre auteur. Mais la « débâcle éthique » en Belgique est bien plus profonde que celle qu’attestent de simples faits de corruption et de népotisme. Sur base des travaux de Claes et de de Sy, un chantier infini peut s’ouvrir, non seulement pour le mouvement populaire flamand, pour ceux qui entendent à gauche sortir de l’ornière d’un socialisme flamand établi, pour ceux qui entendent réhabiliter un solidarisme bien structuré face aux dérives du néo-libéralisme mais aussi pour tous ceux qui veulent une démocratie exemplaire et bien huilée en ce pays, pour les Wallons et autres francophones qui veulent un changement. Et qui seront plus nombreux sans doute à lire cet hommage en français à Hubert de Sy, le gentleman policé, et un peu isolé faut-il l’ajouter, du mouvement flamand, qui publiait à compte d’auteur, cherchant ainsi à consolider son indépendance personnelle, à laquelle il tenait beaucoup, signe de son excellence, signe d’une attitude noble qui disparaît de nos horizons sous les coups de la vulgarité contemporaine. Les Wallons liront d’ailleurs les thèses de Claes et de Sy en parallèle avec le seul sénateur qui soit capable de désigner les tares du royaume dans l’espace francophone et wallon du pays : je veux nommer Alain Destexhe et ses compagnons en écriture, Alain Eraly et Eric Gillet (cf. Démocratie ou particratie ? 120 propositions pour refonder le système belge, éd. Labor, Bruxelles, 2003). Destexhe s’inscrit dans la tradition de Paul Hymans, homme politique libéral des années 90 du 19ème et de la première décennie du 20ème siècle. Paul Hymans avait voulu œuvrer dans le sillage de la critique italienne de la partitocratie émergente, portée par son homologue Minghetti, lui-même influencé par la théorie de la circulation des élites formulée par Gaetano Mosca, maître à penser de Vilfredo Pareto. Plus tard, Roberto Michels et Max Weber, Charles Benoist et Moshe Ostrogovski parachèveront la théorie critique des oligarchies et des dérives des partitocraties. Nous voilà ramenés dans l’espace élevé, où l’air est vif, des meilleures théories politiques.
Courage politique ?
Nous avons donc en main toutes les théories critiques pour fustiger et éliminer les fauteurs de pourrissement et de « débâcle éthique ». Nous avons aussi pour nous les analyses factuelles de bon nombre d’instances internationales (ONU, UNESCO, OMS). Nous avons les exemples des peuples grec et islandais. Il manque évidemment l’ingrédient essentiel : le courage politique. Dans ses rodomontades pré-électorales de 2007, où il affirmait qu’on allait voir ce que l’on allait voir, Leterme avait prononcé ces paroles fortes : « Vijf minuten politieke moed », « Cinq minutes de courage politique ». Sa résistance a en effet duré cinq minutes. Pas beaucoup plus. Il faut former des hommes et des femmes qui n’ont pas pour caractéristique première l’agaçante intempérance d’aller plastronner sur les strapontins d’un parlement, quel qu’il soit, mais qui possèdent l’endurance, la volonté d’œuvrer sur le long terme pour opérer une révolution métapolitique qui, en bout de course, dressera partout les garde-fous nécessaires pour qu’un régime de capitulation, de mépris de la population, de corruption, de débâcle éthique, de crime, de laxisme, de dysfonctionnements, de favoritisme anti-démocratique ne soit plus possible. Et laissons à Hubert de Sy le soin de conclure en citant un sociologue espagnol, Manuel Vazquez Montalban : « Coller un nom sur ce qui porte préjudice à nos intérêts, nous aide à résister ».
(21 mars 2010, jour de l’équinoxe de printemps).
Note :
(°) ISBN 90-5466-362-6 – Diffusion « Roularta ».