Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1996
La géopolitique entre modernité et post-modernité
Intervention de Louis Sorel lors de la 4ième Université d'été de «Synergies Européennes», Madessimo, 1996
à Claire
INTRODUCTION:
Auteur d'une première Géographie universelle décrivant le monde antique alors sous domination romaine, le Grec Strabon (63 av. JC-25 ap. JC) définissait sa discipline comme étant la “science des princes et des chefs militaires”. De fait, c'est pour le compte de l'impérialisme athénien que son illustre prédecesseur Hérodote d'Halicarnasse (484-424 av. JC), tout aussi bien père de la géographie que de l'histoire, parcourait le bassin méditerranéen. Par la suite, ainsi que l'ont démontré les travaux de Paul Claval et d'Yves Lacoste, la géographie s'est développée en étroite connexion avec les différents pouvoirs, qu'ils soient politiques, militaires ou économiques.
Ainsi définie, la “géographie fondamentale” (Yves Lacoste) ressemble fort à la géopolitique. Pourtant les réflexions et les pratiques d'ordre géopolitique, tout aussi anciennes que les problématiques pouvoirs-territoires, sont longtemps restées empiriques et confinées aux milieux dirigeants. C'est du XVIième au XXième siècle que cette réflexion sur les rapports entre espace et puissance prend progressivement forme pour devenir une discipline autonome et instituée, avec les travaux de l'Américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914), du Britannique Halford MacKinder (1861-1947) et de l'Allemand Karl Haushofer (1869-1946). Aujourd'hui largement vulgarisées, les thèses des “pères fondateurs” sont à l'origine d'un corpus doctrinal longtemps hégémonique. Pour le désigner, nous parlerons indifféremment de géopolitique classique ou encore de géopolitique moderne.
Ce corpus doctrinal a inspiré la réflexion stratégique des dernières décennies et permet d'analyser de manière cohérente, dans leur dimension spatiale, les rapports de puissance et les conflits du XXième siècle. Ultime étape d'une histoire objectivement européocentrée depuis la Renaissance, la fin du conflit Est-Ouest est aussi la fin d'une période qui a “in-formé” (donné forme [à]) la géopolitique dite moderne. Le déclin démographique des peuples de souche européenne et inversément la forte croissance des populations du Sud, la montée en puissance économique et technologique de l'Asie confucéenne, les turbulences de l'aire arabo-islamique et la renaissance du pantouranisme, phénomènes auxquels il faut ajouter la persistance des écarts de développement et la prolifératlon des armes de destruction massive, ouvrent des temps radicalement autres. Le corpus doctrinal Mahan-MacKinder-Haushofer ne permet pas de déchiffrer ces mondes nouveaux. Née de la Modernité, la géopolitique classique est aujourd'hui bousculée par la “mondialisation”. Une géopolitique post-moderne prend ses marques et d'actifs débats sémantiques ont déjà permis de préciser ses contours.
I. LA GÉOPOLITIQUE CLASSIQUE: LE CORPUS DOCTRINAL MAHAN-MACKINDER-HAUSHOFER
UNE GÉOPOLITIQUE WESTPHALIENNE
Le corpus Mahan-MacKinder-Haushofer est l'expression doctrinale d'un monde d'Etats. Né au sortir du Moyen-Age des décombres de l'ordre féodal, l'Etat moderne est un type d'unité politique délimité par des frontières linéaires (et non des marches ou un limes), au territoire homogène sur le plan linguistique, culturel et juridique (ou tendant vers l'homogénéisation), caractérisé par la centralisation des pouvoirs (1). Cette forme politique a été consacrée par les traités de Westphalie. Signés à Munster, le 8 septembre 1648 (entre la France et l'Empire), et à Osnabruck le 6 août de la même année (entre l'Empire, la Suède et les puissances protestantes), ces traités mettent fin à la Guerre de Trente Ans. Le principe “cujus regio ejus religio”, précédemment invoqué lors de la paix d'Augsbourg (1555), affirme l'idée d'un Etat sécularisé; la Chrétienté en tant qu'espace politique se dissout. Quant aux clauses territoriales et constitutionnelles, elles abaissent l'Empire et fragmentent l'Allemagne en 343 entités quasi souveraines (principautés, villes libres, évêchés). Les traités de Westphalie instituent donc un ordre étatique et territorial, émancipé de toute autorité supra-nationale (Papauté et Empire). Dans les siècles qui suivent, l'Etat moderne s'impose jusquà devenir hégémonique, au cœur du XXième siècle. Le droit des gens en fait le seul acteur légitime des relations internationales (2).
Aboutissement d'une réflexion systématique sur ce qui fait la richesse et la puissance des nations, réflexion amorcée par le mercantilisme (3), la géopolitique moderne et l'ordre étatique ont partie liée. C'est à la charnière des XIXième et XXième siècles, lorsque les Etats européens sont à leur apogée —dotés de vastes empires coloniaux, ils contrôlent un espace économique aux dimensions de la planète— que nait la géopolitique en tant que discipline autonome. L' âpreté des luttes entre nations pour le contrôle des marchés extérieurs est telle qu'elle dissipe alors l'utopie ricardienne d'une division internationale du travail harmonieuse. Aussi, un nouveau discours, la géopolitique, prend-il ses marques. Théorisation des rapports de puissance entre Etats nationaux dans un monde européocentré, la géopolitique classique est une géopolitique westphalienne.
L'OPPOSITION TERRE-MER
Les Temps Modernes s'ouvrent avec les Grandes Découvertes. Mis en mouvement par le dynamisme politico-religieux des croisades puis, en terre ibérique, de la Reconquista, les Européens du Ponant, Portugais et Espagnols et dans leur sillage, Hollandais, Anglais et Français, cherchent à s'affranchir des routes continentales de la soie et des épices. Née dans les steppes du Sud de l'actuelle Russie, la civilisation européenne s'élance sur les mers du globe et dès lors, la Terre doit être appréhendée comme totalité (4).
Conscients du rôle central de l'Océan mondial (71% de la superficie du globe) dans le “jeu mondial”, les “pères fondateurs” de la géopolitique moderne ont vu dans l'opposition entre puissances continentales/telluriques et puissances maritimes/thalassocraties le moteur de l'histoire universelle. Avec bien des nuances cependant. Apôtre du Sea Power, A. T. Mahan croit en la victoire inéluctable du maître de la mer. Il joue un rôle non négligeable dans l'abandon des principes isolationnistes et continentalistes des présidents Georges Washington et James Monroe, les Etats-Unis se préparant, dès la fin du XIXième siècle, à prendre la relève de la thalassocratie britannique (5). A l'inverse, H. MacKinder, et à sa suite K. Haushofer, est un partisan convaincu de la supériorité continentale. Hors de portée des coups du maître de la mer, le Heartland (la Terre centrale, qu'il place en Russie sibérienne) serait en mesure, grâce aux liaisons ferroviaires, de valoriser ses immenses ressources naturelles et, en cas de conflit, pourrait manœuvrer avec rapidité sur ses lignes intérieures. Le “théorème” qui suit résume en quelques mots sa pensée: «Qui contrôle le cœur du monde commande à l'île du monde (L'ensemble Eurasie-Afrique. NdA), qui contrôle l'île du monde commande au monde». En bon diplomate britannique, il s'efforce pourtant de maintenir divisé le Heartland.
Appliquée aux deux conflits mondiaux, cette grille de lecture s'est révélée prospective. Remaniée par les soins de Nicholas John Spykman (1893-1943), elle a ensuite été reprise comme modèle d'interprétation de la guerre froide et largement vulgarisée au cours des années soixante-dix (6). Dans sa version continentaliste, la théorie de l'éternel affrontement entre Terre et Mer a profondément imprégné la culture géopolitique des milieux grand-européens.
LA GÉOPOLITIQUE COMME “SCIENCE DES SCIENCES”
Plus ou moins explicitement définie par ses initiateurs comme science, et même comme “science des sciences” couronnant l'ensemble des connaissances humaines, la géopolitique classique veut établir les “lois objectives” gouvernant les sociétés humaines dans leurs interactions politiques. Ainsi Friedrich Ratzel (1844-1904) entendait-il fonder une véritable “technologie spatiale du pouvoir d'Etat” (Michel Korinman) grâce à laquelle la politique tendrait vers “la forme correspondant aux lois de la nature” (7). A sa suite, Karl Haushofer voit en la géopolitique une “science appliquée et opérationnelle” dont l'objectif final serait le “grand registre de la planète” pour “mettre en ordre le monde”. Bien que réputée plus pragmatique, l'école anglo-saxonne de géopolitique n'est pas sans partager le déterminisme et le scientisme de l'école allemande. La philosophie de l'histoire sous-jacente aux travaux d'A. T. Mahan et d'H. MacKinder —fatalité de l'affrontement entre Terre et Mer, victoire inéluctable de l'élément maritime pour le premier, terrestre pour le second, puissance des “causalités géographiques”— en témoigne. Ces traits se retrouvent chez nombre de leurs successeurs, notamment les Américains Ellen Churchill Semple et Ellesworth Huntington et la géographie politique française elle-même, présentée depuis Lucien Febvre comme “possibiliste”, n'est pas immunisée contre le déterminisme (8). Cette volonté de scientificité explique, entre autres facteurs, le primat accordé à la géographie physique —la stabilité des configurations naturelles se prête plus à la formulation de lois, fussent-elles illusoires— et l'intérêt porté aux sciences de la vie dont les méthodes font à l'époque autorité.
Par son scientisme, la géopolitique classique s'inscrit dans la modernité triomphante du XIXième siècle. Les géopolitologues d'alors partagent avec leurs contemporains, peu ou prou, une conception absolutiste de la science, la croyance en l'existence de lois (géographiques) de l'histoire, et une volonté faustienne de dominer la Nature qu'illustrent les citations précédemment extraites de l'œuvre de K. Haushofer. Lointain aboutissement du projet cartésien de “mathésis universalis”, cette science qui se veut totale entreprend d'arraisonner le monde (9). A l'évidence, la géopolitique classique est frappée du sceau de la modernité. Aujourd'hui, les formes ultimes prises par cette modernité —mondialisation/globalisation des relations politiques, économiques et culturelles internationales— tendent à invalider ses principaux schèmes.
II. LA MONDIALISATION
LA FORMATION D'UN MONDE FINI(10)
Sur le plan géographique, la mondialisation doit être définie comme une mise en relation généralisée des différents lieux de la Terre. Elle se traduit par une connaissance quasi-exhaustive de la planète —tout point du globe est soumis à la surveillance des multiples satellites mis en orbite ces dernières décennies— l'appropriation des superficies émergées que recouvre le pavage des Etats (exception faite du continent antarctique), et un treillage de puissants réseaux de communication supportant des flux massifs et divers, qu'ils soient matériels (matières premières et produits énergétiques, produits alimentaires, biens manufacturés) ou immatériels (informations, sons et images), sans oublier les mouvements de population (11).
Pendant de longs millénaires, le monde a été constitué de “grains” (sociétés humaines) et d'“agrégats” (ensemble de sociétés humaines regroupées sous la direction d'une autorité unique) ou “empires-mondes” dont les relations, quand elles existaient, étaient trop ténues pour modifier en profondeur les comportements. C'est avec les Grandes Découvertes que l'on passe “des Univers à l'Univers” (12). L'économie-monde européenne s'étend progressivemen à l'ensemble de la planète et dès le XVIIIième siècle, une première economie universelle existe. Cependant, ses réseaux sont encore lâches, l'intérieur des continents échappant aux “jeux de l'échange” animés par une succession de villes-centres (Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam), ensuite évincées par les Etats territoriaux (13).
Au XIXième siècle, la révolution industrielle et la constitution de vastes empires coloniaux aux mains des Européens imposent l'échelle mondiale. La Terre est une sphère désormais unifiée par la marine à vapeur, le cheval de fer et le câble télégraphique (14). C'est pour faire la théorie de cet espace-temps cosmopolite —réseau serré où s'entremêlent facteurs géographiques (géographie physique), démographiques, économiques, ethno-culturels et religieux— et fonder une science de l'action et du pouvoir adaptée à ce milieu complexe que la géopolitique se constitue en discipline autonome. Il faut pourtant attendre la crise de 1929, dont on connaît la rapide propagation à l'ensemble des économies modernes, pour que l'on prenne véritablement conscience de la généralisation des interdépendances. Alors Paul Valéry peut écrire, dans son avant-propos aux Regards sur le monde actuel (1931): «Le temps du monde fini commence».
DE LA MONDIALISATION A LA GLOBALISATION
La crise économique des années trente et ses effets —contraction des échanges internationaux, cascade de dévaluations monétaires, fragmentation de l'espace capitaliste en zones distinctes— puis la 2ième guerre mondiale ont marqué un coup d'arrêt à la mondialisation. Elle reprend ensuite de plus belle. Les Etats-Unis définissent un nouvel ordre mondial, économique (les accords monétaires de Bretton Woods, signés en 1944, et les accords commerciaux dit du GATT, signés en 1947, en sont les deux piliers) et stratégique (doctrine du containment en 1947, Alliance atlantique en 1949, pactomanie des années 50). C'est dans ce cadre que le monde dit libre, structuré de l'extérieur par la menace soviétique, connaît une expansion exceptionnelle (les Trente Glorieuses) et une interdépendance croissante entre les trois grands pôles capitalistes (Etats-Unis, Europe de l'Ouest, Japon).
La Grande dépression déclenchée par le choc pétrolier d'octobre 1973 ne remet pas en cause le processus de mondialisation. Les grands groupes industriels poursuivent leur expansion à l'étranger et le libéralisme doctrinaire de l'ère Reagan-Thatcher renforce la dynamique libre-échangiste (15). Enfin, la “révolution financière” des années 80 (dérèglementation, interconnection des places financières par la télématique) permet 1e développement d'un méga-marché financier mondial. Avec l'extension de ce “modèle” de développement au Sud et à l'Est, suite à la désintégration du communisme entre 1989-1991, un nouvel anglicisme vient désigner ce néo-capitalisme planétaire et hégémonique, celui de “globalisation”. Alors même que la mondialisation-globalisation triomphe, ce processus ne fait pourtant plus sens, ses conséquences sociales, culturelles et écologiques invalidant l'idée de progrès dont il était le vecteur. En Occident, tout horizon d'attente a disparu, et l'unification techno-économique du monde débouche non pas sur “l'unité du genre humain” mais sur l'explosion des revendications identitaires. Le vague optimisme historique qui avait succédé, suite au “rapport Khrouchtchev” (1956) dénonçant le stalinisme, aux “lendemains qui chantent” se meurt; le saint-simonisme de la commission Trilatérale et du Forum de Davos ne fait plus recette (16).
MONDIALISATION ET GÉOGRAPHIE
Le triomphe de la mondialisation a généré la représentation d'un monde réticulé et fluide, à l'image de l'océan financier qui nous submerge. Les énormes masses de capitaux qui circulent 24 heures sur 24 à la vitesse de la lumière sont à même, les attaques récurrentes contre le Système monétaire européen le montrent, de se muer en ouragans planétaires mettant à bas les politiques économique d'Etats solidement constitués. Arguant de ces faits, d'aucuns en ont déduit “la fin de la géographie” (17). Les frontières étatiques devenues poreuses et les distances effacées par la révolution des communications, l'espace-temps de la globalisation serait devenu un espace-temps technologique, sa maîtrise dépendant des seuls facteurs techniques. La Terre lisse comme une boule de billard, l'inégale distribution des facteurs naturels et culturels sans influence sur la localisation des activités économiques et la circulation des cartes de la puissance, la géographie céderait le pas à une trajectographie. Toute communauté de citoyens étant nécessairement localisée, la fin de la géographie signifierait par voie de conséquence la fin du politique.
Une étude plus approfondie des réalités économiques et financières montre pourtant le caractère superficiel et réducteur des thèses émises par les tenants de 1a “géographie-zéro”. La progressive structuration de trois macro-régions —Etats-Unis/Amérique du Nord, Europe, Japon/Asie-Pacifique— par le facteur proximité est un phénomène de polarisation géographique. A l'échelle des entreprises, y compris dans l'espace-temps financier, les contraintes territoriales existent. En théorie, rappelle Philippe Moreau-Defarges, “l'opérateur financier n'ayant besoin que d'écrans et de lignes téléphoniques, il serait en mesure de s'installer n'importe où; en fait, il faut à cet opérateur une imprégnation quotidienne de rumeurs, d'informations, qu'il n'obtient que dans des endroits bien précis (d'abord, les grandes places financières)» (18). Et, doit-on ajouter, la localisation des têtes financières du système-Monde est elle-même liée à la répartition des centres de pouvoir, d'information (agences de presse), d'innovation, sans oublier l'existence de traditions commerciales fortes. Bref, la face de la Terre demeure rugueuse et différenciée, et la mondialisation ne saurait échapper aux rêts de la géographie. Mais elle impose une nouvelle grammaire de l'espace. Ainsi Roger Brunet et Olivier Dollfus ont-il dressé une première géographie de la globalisation avec ses espaces centraux, animés par des métropoles ordonnées en mégalopoles que relient de puissants flux circulant aux latitudes tempérées de l'hémisphère Nord (l'anneau de la Terre); à proximité, des périphéries dites intégrées, mises en valeur par les centres d'impulsion; plus loin, des périphéries délaissées qu'enjambent les réseaux de communication les plus modernes; oubliés des médias, des chaos bornés, zones grises où sévissent narco-trafiquants et guérillas reconverties en “PME de guerre”. On est loin du “village planétaire” décrit par les thuriféraires du capital transnational, le monde est en fait un “archipel-monde” (Michel Foucher), cette forte expression rendant compte tout à la fois de la globalité des flux et interconnexions et de la fragmentation politico-stratégique de la planète (19).
La mondialisation n'a donc pas banalisé l'espace; la géographie demeure et partant la géopolitique. Mais une géopolitique recomposée.
III. ACTUALITÉ DE LA GÉOPOLITIQUE
LA FIN DU MODELE WESTPHALIEN
La géopolitique classique est, on l'a vu, une géopolitique des Etats. Consacré par les traités de Westphalie, l'Etat moderne s'est progressivement universalisé; d'abord en principe, le rayonnement intellectuel de la civilisation européenne permettant à la philosophie politique moderne d'essaimer, puis dans les faits, avec la décolonisation et tout récemment la fin du communisme (démembrement de l'URSS, éclatement de l'ancienne Yougoslavie, divorce à l'amiable des Tchèques et des Slovaques). Avec 186 Etats membres de l'ONU (auxquels il faut ajouter une quinzaine d'Etats) —ils étaient 50 en 1945 et 110 en 1961— nous vivons dans un monde étatiquement plein. Mieux: le principe de territorialité a été étendu à l'élément marin. Autrefois res nullius, la mer est devenue dans l'après-1945 mondiale objet d'appropriation, révolution juridique qu'a entérinée la convention sur le Droit de la Mer conclue à Montego Bay (Jamaïque) le 10 décembre 1982. Entrée en vigueur le 16 novembre 1994, elle donne aux Etats côtiers la possibilité d'étendre leurs eaux territoriales jusqu'à douze milles nautiques du littoral (environ 22 km), et surtout de se découper des ZEE (zones économiques exclusives) à 188 milles au-delà, c'est-à-dire jusqu'à 370 km des côtes. Les thèses de John Selden, auteur au XVIIième siècle d'un Mare clausum, prennent donc le pas sur les théories libérales exposées par Grotius dans sa “Dissertation sur la liberté des mers” (20).
L'ordre étatique semble donc régner et pourtant, le triomphe du modèle westphalien n'est qu'apparent. Animés par des “acteurs exotiques et anomique” (Lucien Poirier) —firmes transnationales, organisations non-gouvernementales, églises, sectes, mafias et narco-trafiquants, guérillas et groupes terroristes— réseaux et flux transnationaux cisaillent les territoires étatiques. Des formes politiques concurrentes se réveillent ou sont en gestation: Cités-Etats au cœur de la logistique des affaires, à l'instar de Singapour, et regroupements multi-Etats susceptibles de donner naissance à de “grands espaces” (21). L'Américain Samuel P. Huntington n'hésite pas à compter au nombre de ces nouvelles puissances politiques 1es civilisations. Certes, celles-ci sont loin d'être des acteurs institués et autonomes, et nombre de conflits mettent aux prises des sous-blocs culturels participant d'une même aire de civilisation. Mais les empires que certains politologues voient se profiler ne sont-ils pas l'expression politique et institutionnelle de patriotismes de civilisation? Les thèses de S. P. Huntington ont par ailleurs le mérite de souligner le rôle des facteurs ethno-linguistiques et religieux dans les relations internationales. Les populations de l'archipel-monde étant reliées par des sons et des images, l'instance culturelle est devenue un champ majeur de confrontation (22).
L'Etat moderne n'est donc plus le seul maître du jeu mondial. N'en déduisons pas trop hâtivement la fin de cette forme politique; l'histoire est polyphonique et plusieurs types de politie sont appelées à coexister. Par contre, la période d'hégémonie du modèle westphalien est assurément close. Une Realpolitik doctrinaire qui ignorerait ces faits, par nostalgie de l'ordre classique du XIXième siècle européen, manquerait son objet. La complexité et l'hétérogénéité du système-Monde nous rapproche plus du XVième siècle que du XIXième siècle, et il nous faut prêter attention aux géopolitiques “d'en bas”, celles des acteurs infra-étatiques (collectivités locales, firmes, etc.), aux géopolitiques “d'en haut”, celles des regroupements multi-Etats et des aires de civilisation, aux géopolitiques de l'“antimonde”, celle des trafics en tous genres et de la flibusterie.
LE TRIANGLE TERRE-MER-AIR
Paradigme fondateur de la géopolitique classique, la théorie de l'éternelle opposition entre Terre et Mer appelle un certain nombre de remarques.
Ce modèle géopolitique n'exprime pas une vérité transhistorique. De la Haute Antiquité aux XVième-XVIième siècles, rappelle Gérard Chaliand, le conflit relevant de la longue durée est celui qui met aux prises nomades d'Asie centrale et sédentaires de l'Ancien Monde. Quant au conflit Chrétienté-Islam, il commence au VIIIième siècle et perdure jusqu'au cœur du XVIIIième siècle, quand 1e déclin ottoman devient alors irréversible (23). En fait, l'opposition entre Terre et Mer ne devient centrale qu'à partir des Temps modernes, avec quelques entorses par rapport à la théorie. Ainsi voit-on à plusieurs reprises puissances maritimes et continentales alliées contre un pertubateur du rimland, ces territoires qui, de la Norvège à la Corée, ceinturent le heartland, dont N. J. Spykman a montré l'importance: Grande-Bretagne et Russie contre Napoléon Ier puis Guillaume II, puis Etats-Unis et URSS contre Hitler.
Il n'y a pas d'issue déterminée à l'affrontement entre Terre et Mer. Certes, suite aux victoires des thalassocraties anglo-saxonnes en 1918 et en 1945, A. T. Mahan semble l'avoir emporté sur H. MacKinder. Sur le plan géo-économique, c'est évident. La primauté des réseaux océaniques est écrasante, ils assurent les 3/4 des échanges internationaux, et les économies se maritimisent. Sur le plan géostratégique, le bilan est plus équilibré. Les flottes de guerre jouissent toujours d'une liberté d'action planétaire —“aujourd hui, écrit Hervé Coutau-Bégarie, un porte-avions et son groupe peuvent parcourir plus de 1000 kilomètres par jour. Lors de la guerre du Golfe, la plupart des hommes et des matériels sont venus directement des Etats-Unis, en faisant la moitié du tour de la Terre”— et les missiles de croisière embarqués menacent le cœur des continents. A une échelle plus restreinte, précise-t-il , “avec le chemin de fer, complété ensuite par l'automobile, la puissance terrestre devient capable de déplacer ses forces aussi vite que la puissance maritime” (24). De surcroît, dans une mer aux dimensions de la Méditerranée, une flotte moderne doit compter avec les missiles sol-mer. Les thèses unilatéralistes et déterministes trouvent donc rapidement leurs limites et on leur préférera la dialectique de l'Amiral français Raoul Castex: «Un élément ne peut vaincre l'autre que s'il va l'affronter chez lui». Pour vaincre, la puissance maritime doit débarquer à terre et la puissance continentale se projeter sur mer. Avec l'avènement de l'arme aérienne, forces aéroterrestres puis aéronavales, cette relation dialectique entre Terre et Mer est d'autant plus équilibrée (25).
Venant s'ajouter à la Terre et à la Mer, l'élément aérien au sens large (espace endo- et exo-atmosphérique) est aujourd'hui déterminant. Dès l'entre-deux-guerres, le Général italien Giulio Douhet, théoricien de l'Air Power, ei ses épigones —William Mitchell et Alexandre de Severski aux Etats-Unis, Hugh Trenchard et Stanley Baldwin en Grande-Bretagne— prennent la mesure de 1a révolution stratégique amorcée. Plutôt que de s'acharner à défaire les forces militaires adverses, ils préconisent de s'attaquer aux racines mêmes de la puissance en bombardant les centres industriels et démographiques de l'Etat ennemi. Les conséquences géopolitiques sont majeures: la souveraineté territoriale est démantelée par le haut, et le Heartland lui-même n'est plus invulnérable (26). Après 1945, la révolution balistico-nucléaire et la mise sur orbite de satellites, nouvelle rupture dans l'ordre géopolitique et stratégique, viennent donner tout leur poids à l'élément aérien. «En termes mythiques, écrit Raymond Aron, on est tenté de dire que la terre et l'eau subissent désormais la loi de l'air et du feu» (27). Les trois éléments sont cependant étroitement intégrés. Ainsi la maîtrise des cieux, le Space Power des stratèges américains, permet-elle le contrôle et la mise en valeur de espaces terrestres. L'action diplomatico-stratégique, mais aussi la prospection minière et énergétique et la gestion du système alimentaire mondial passent par l'utilisation du Cosmos. Mais l'exploitation d'un réseau satellitaire est elle-même conditionnée par l'existence d'une chaîne de points d'appui et de “cailloux” océaniques. En retour, les satellites sont largement utilisés pour la navigation maritime et le contrôle des mouvements à la surface des océans. Au duopole Terre-Mer, on substituera donc le triangle géopolitique-géostratégique Terre-Mer-Air.
De cette mise au point se déduit la nécessité, pour une géopolitique grand-européenne, de ne pas céder au syndrôme de Metternich, cet européocentrisme doublé d'un géocentrisme oublieux de l'Océan (28). L'espace mondial unifié par le liaisons océaniques et aériennes, le “milieu” qui nous baigne est un monde océano-spatial. Vérité scientifique depuis Erastothène de Cyrène (vers 275-195 av. J.C.), le premier à évaluer de façon exacte la longueur de la circonférence de la Terre, la rotondité de celle-ci est aussi une vérité géopolitique et stratégique. Défions nous donc de toute vision étriquée du monde.
POUR UNE GÉOPOLITIQUE MODESTE
La géopolitique classique se veut scientifique, mais si l'on en croit le Français Yves Lacoste, cette discipline ne saurait prétendre à un tel titre. S'appuyant sur les travaux épistémologique de Michel Foucault, il définit la géopolitique-méthode non pas comme une science mais comme un savoir scientifique combinant, à l'instar de la médecine ou encore de l'agronomie, des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de la matière, sciences de la vie, sciences sociales), en fonction d'une pratique. Eminemment politique et stratégique, donc pluriel et polémique, ce “savoir-penser-l'espace”, pour y agir efficacement, est profondément empirique. Il n' a pas vocation à énoncer les lois de l'histoire, ni à établir une théorie générale des rapports de puissance. Tout au plus les géopolitologues peuvent-ils, à partir des corrélations et similarités observées, esquisser des théories partielles (29).
L'“image du monde” élaborée par les sciences du chaos impose également à la géopolitique d'en rabattre sur ses ambitions. L'univers politique et stratégique dans lequel les peuples se meuvent est un système hypercomplexe et chaotique, c'est-à-dire imprédictible. Les entreprises des nombreux et divers acteurs du système-Monde interfèrent dans un espace mondial encombré et clos, leurs effets se composent, et la moindre perturbation est désormais susceptible de se transformer en ouragan planétaire. Le recours à la notion de système —ensemble d'éléments interdépendants— ne doit donc pas induire en erreur. Totalité contradictoire, le système-Monde n'est pas régulé.
La nouvelle “image du monde” qui se substitue à la “mécanique céleste” de Pierre Simon de Laplace implique une rupture avec l'hybris propre à la modernité. Simple méthode d'analyse multidisciplinaire des rapports de puissance, la géopolitique ne saurait fonder en raison une entreprise de domination planétaire. Quant au projet titanique de soumettre la Nature, on sait aujourd'hui quelles en sont les conséquences écologiques: épuisement des sols, pénurie planifiée d'eau douce, saturation de l'atmosphère. La pression du système-Monde sur le système-Terre est telle que les exigences du milieu naturel, prétendument domestiqué, s'imposent à nouveau (30). Aussi l'antique principe d'autolimitation, dont Alexandre Soljénitsyne a souligné avec force les vertus (Discours du Lichtenstein, 1993), vaut pour la géopolitique. L'heure est à la géosophie.
Louis SOREL.
NOTES:
(1) Le territoire de l'Etat moderne n'est pas la simple projection géographique d'une communauté politique mais l'un des éléments constitutifs de la dite communauté: “(le principe de territorialité) suppose que le pouvoir politique s'exerce non pas à travers le contrôle direct des hommes et des groupes, mais par la médiation du sol”, in Bertrand Badie, La fin des territoires, Fayard, 1995 , p.12.
(2) Sur l'importance des traités de Westphalie dans la genèse de l'ordre étatique et territorial, cf. Bertrand Badie, op. cit., p.42-51.
(3) Sur les conceptions mercantilistes de la richesse et de la puissance, cf. François Fourquet, Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur, La Découverte, 1989.
(4) Sur les routes de la soie, cf. François-Bernard et Edith Huygue, Les empires du mirage, Robert Laffont, 1993.
(5) A. T. Mahan est le théoricien de la maîtrise de la mer par destruction de la flotte adverse au moyen d'une bataille décisive. Les éditions Berger-Levrault ont publié en 1981 un certain nombre de ses textes, présentés par Pierre Naville (Mahan et la maîtrise des mers). Pour une critique du mahanisme, lire Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Fayard, 1985.
(6) N. J. Spykman a reformulé les schèmes de H. MacKinder en soulignant l'importance du croissant intérieur, cette ceinture d'Etats amphibies qui court de la Norvège à la Corée, qu'il rebaptise rimland. Il formule un nouveau théorème: «Qui contrôle le rimland contrôle l'Eurasie». Le centre de puissance planétaire n'est plus le heartland mais le monde atlantique. Cf. Olivier Sevaistre, «Un géant de la politique: Nicholas John Spykman», in Stratégique, n°3/1988, Fondation pour les études de défense nationale.
(7) Citation de F. Ratzel extraite de Claude Raffestin, Géopolitique et Histoire, Payot, 1995, p. 53. Pour une approche plus pondérée de cet auteur, se reporter à Michel Korinman, Quand l'Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990. Lire également André-Louis Sanguin, «En relisant Ratzel», in Annales géographiques n°555, 1990.
(8) Sur E. Churchill Semple et E. Huntington, cf. Pierre-Marie Gallois, Géopolitique. Les voies de la puissance, Plon, 1990.
(9) Precisons que ce scientisme coexiste, chez certains auteurs, avec des tendances mystiques. Ainsi Haushofer écrit-il: «Au commencement de l'Etat, il y avait le sol sur lequel il se trouvait, il y avait le caractère sacré et saint de la Terre; c'est là-dessus d'abord que l'homme bâtit, développa l'économie et fit surgir la puissance et la civilisation». Alain Joxe rappelle qu'il distingue ensuite “un deuxième niveau génétique: celui du peuple et
de la race; puis un troisième niveau, celui de la réflexion socio-politique”. Cette stratification renvoie, note A. Joxe, à la tripartition fonctionnelle mise en évidence par Dumézil: «Le sol des géopoliticiens allemands joue le rôle fondamental (et féminin) de la fécondité, de la production et de la richesse; le peuple met en œuvre le courage guerrier, et 1e socio-politique appartient au philosophe; le géopoliticien est le moderne philosophe, dominant par l'esprit le rapport du peuple et du sol» Cf. A Joxe, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), La Découverte-FEDN, 1990 p. 58-59.
(10) Ce titre reprend celui du premier chapitre de Philippe Moreau Defarges, La mondialisation. Vers la fin des frontières?, Institut français de relations internationales-Dunod, 1993.
(11) Dans L'Empire et les nouveaux barbares, Lattès, 1991, le politologue Jean-Christophe Rufin souligne la réapparition des terrae incognitae de puis un peu plus d'une décennie: ce sont des zones de guérilla où les mouvements armés, déconnectés de la géopolitique mondiale depuis la fin du conflit Est-Ouest, et donc privés de subsides, se sont reconvertis en “PME de guerre”; les grandes mégapoles du Sud; les territoires d'Etats fermés comme l'Arabie Saoudite, le Soudan, la Birmanie ou encore la Chine. Bien sûr, ces lieux ne sont pas inaccessibles mais leur connaissance géographique, en l'absence de statistiques fiables et de cartes réactualisées, régresse. La mondialisation “oublie” donc certains espaces.
(12) Cf. Pierre Léon, L'ouverture du Monde, Armand Colin, 1977.
(13) Cf. Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs-Flammarion, 1985.
(14) Sur l'importance des câbles sous-marins dans la géostratégie de la Grande -Bretagne entre 1870 et 1914, cf. Paul Kennedy, Stratégie et diplomatie. 1870-1945, Economica, 1988.
(15) La revue Alternatives économiques a publié un hors-série (n° 23/l995) sur la mondialisation.
(16) Sur l'implosion du sens et la fin des “Lumières”, cf. Zaki Laidi, Un monde privé de sens, Fayard, 1994.
(17) Cf. Richard O'Brien, «La fin de la géographie», in Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaillé, Le monde. Espaces et systèmes, Fondation nationales des sciences politiques-Dalloz, 1992.
(18) Cf. Philippe Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, Points, 1994, p.182.
(19) Sur la géographie de la mondialisation, cf. Roger Brunet (Dr), Géographie universelle, tome I, Hachette/Reclus, 1990. Dans L'Espace Monde, Economica, 1994, Olivier Dollfus propose une synthèse de qualité.
(20) Il est à noter que ce sont les Etats-Unis, puissance thalassocratique attachée au principe de la liberté des mers, qui ont amorcé cette révolution juridique, lorsque Harry S. Truman a proclamé en 1945 leur souveraineté sur les gisements de pétrole “hors rivage” du Golfe du Mexique. Ils ont pourtant refusé d'adhérer à la convention de Montego Bay.
(21) Sur la notion de “grand espace”, cf. Carl Schmitt, Du politique, Pardès, 1990. Nous avons résumé sa théorie dans Eléments pour une pensée-monde européenne, Synergies Européennes, 1996.
(22) Cf. Samuel P. Huntington, «Le choc des civilisations», in Commentaire, n°66, 1994, p. 238-252. Voir également F. Thual, Les conflits identitaires, Ellipse, 1995.
(23) Cf. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990, p. XVIII-XXIII.
(24) Cf. Hervé Coutau-Bégarie, «Essai de géopolitique et de géostratégie maritimes», in Hervé Coutau-Bégarie (Dr), La lutte pour l'empire de la mer, Economica, 1995, p. 38-41.
(25) Sur l'œuvre de Raoul Castex, cf. Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, op. cit.
(26) Le n°3/1995 de la revue Stratégique, publié par l'Institut de stratégie comparée chez Economica, est consacré à la stratégie aérienne.
(27) Cf. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962 (réédité en 1988), p. 214.
(28) Dans sa postface au Terre et Mer de Carl Schmitt (Le Labyrinthe, 1985), intitulée «La thalassopolitique», Julien Freund emploie le terme de “géocentrisme” pour souligner le caractère excessivement tellurique de certaines analyses géopolitiques.
(29) Cf. Yves Lacoste, «Les géographes, l'action et le politique», in Hérodote n° 33-34, 2°-3° trimestres 1984.
(30) Dans le n°43 de la revue Géopolitique (automne 1993), Paul-Marc Henry se demandait si l'humanité mourrait de faim ou de soif (p.42-43). Le premier terme de l'alternative n'est pas exclu, la sécheresse (40% des terres émergées) et l'épuisement des sols menaçant la sécurité alimentaire mondiale. Ainsi les chercheurs du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) en appellent-ils à une croisade agricole (réunion de Lucerne, 9-10 février 1995). Mais 1a réussite de cette croisade —mal choisi, ce terme laisse à penser qu'il s'agit de persévérer dans la logique productiviste de l'agriculture moderne— est conditionnée par la maîtrise de l'eau. Et la fonte des glaces de l'Arctique, les cyclones, les inondations —tous phénomènes manifestant, au même titre que la désertification, la réalité de déséquilibres climatiques provoqués par le modèle productiviste— ne doivent pas nous abuser. Selon P. M. Henry, “l'humanité entière (...) est entrée dans un cycle de rareté et de cherté concernant l'élément sans lequel la vie disparaîtrait de la surface de la terre”. Les faits sont probants. En apparence l'eau abonde; l'hydrosphère, soit la quantité totale d'eau, est de 1,4 milliards de km3. Mais l'eau douce ne représente que 2% de ce chiffre, dont les 3/4 à l'état solide: inlandsis, icebergs, glaciers. En définitive, seules les eaux continentales, superficielles et souterraines, sont aisément accessibles. Et elles sont inégalement réparties: 1/5° des terres émergées ne dispose d'aucune ressource fluviale propre et dépend de nappes phréatiques et de fleuves allogènes. Les ressources en eau sont donc limitées mais les besoins des sociétés humaines ne cessent de croître. Ils devraient tripler dans le quart de siècle à venir, ceci s'expliquant par la croissance démographique du Sud, le développement des “pays émergents” et la diffusion du mode de vie occidental. En conséquence, l'eau est une ressource stratégique, enjeu et moyen de géopolitiques antagonistes. Leur champ d'application délimite des aires hydro-conflictuelles, la plus “chaude” étant le Moyen-Orient. Deux puissance hydrauliques régionales, Israël et la Turquie —la première s'est assurée la maîtrise le Jourdain, les aquifères de Cisjordanie, le lac de Tibériade et ses sources; la seconde contrôle les sources du Tigre et de l'Euphrate, au grand dam de la Syrie et de l'Irak—, dominent la région. D'autres zone hydro-conflictuelles existent. L'Egypte, le Soudan et l'Ethiopie rivalisent d'intérêt pour le Nil. Aux confins du Sahel, le Sénégal et la Mauritanie s'affrontent autour du fleuve Sénégal. L'Asie des moussons n'est pas épargnée: Inde et Bangladesh s'y disputent le Gange et le Brahmapoutre; Inde et Pakistan, le bassin de l'Indus. En Amérique du Nord, entre les Etats-Unis et le Mexique, le partage et l'utilisation des eaux du Rio Grande et de la nappe souterraine transfrontalière ne vont pas sans problème. Enfin, l'Europe compte aussi des zones hydro-conflictuelles. On connaît par exemple le différend entre Hongrois et Slovaques, relatif au Danube. Du moins ces deux pays ont-ils eu la sagesse de s'adresser à la Cour internationale de justice de La Haye. Ressource vitale, l'eau est donc un enjeu universel et des “guerres de l'eau” ne sont pas à exclure. Un autre mode de développement s'impose, faute de quoi le siècle à venir pourrait bien être celui des affrontements géo-planétaires.