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mercredi, 29 septembre 2021

Marx et le délire administratif à la française

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Marx et le délire administratif à la française

par Nicolas Bonnal

La dictature sanitaire est une aubaine pour notre administration traditionnellement tyrannique. Elle est aussi parfaitement acceptée par 80% ou plus de la population. Comprenons pourquoi car les causes sont anciennes. Tocqueville écrit déjà dans des lignes immortelles :

« Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

En bon aristocrate libéral, Tocqueville accuse l’égalité :

« C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. »

En réalité l’égalité est une conséquence et pas une cause ; elle est aussi un leurre pour tromper la masse ; on sait en plus que les élites au pouvoir sont moins égales que nous pour parler comme Orwell.  C’est le pouvoir moderne, le minotaure de Bertrand de Jouvenel, qui a enflé comme la grenouille. Et Marx écrit quelques années seulement après Tocqueville, quand le bonapartisme a tout phagocyté en France terre de liberté et des droits de l’homme ; c’est dans le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon, le texte le plus jamais important jamais écrit sur la condition française :

« Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée de cinq cent mille soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. »

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Apprécions cette expression de corps parasite : n’oublions que pour Marx (ce n’est pas pour rien que le maître libertarien Rothbard l’appréciait) rêve de la disparition de l’Etat. Et ajoutons que les corps parasites, hauts fonctionnaires, médecins vaccinateurs, journalistes 100% subventionnés et étatisés, profs socialistes de père en fils et autres butors de la police et de la gendarmerie s’en donnent à cœur joie en ce moment. On a cherché des Jean Moulin et on n’en a pas eu plus qu’en 1940 ; car ce fut cet étatisme (liberté, carrière, retraite) qui engendra notre soumission à Vichy.

Marx rappelle  notre histoire moderne :

« La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l’unité bourgeoise absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l’étendue, les attributs et l’appareil du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d’État. »

On arrive à la perfection sous la monarchie de Juillet (voyez mes textes sur Balzac et lisez son bref et génial Z. Marcas) :

« La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu’y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l’intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d’intérêts, et, par conséquent, un nouveau matériel pour l’administration d’État. Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. »

Il n’y a rien de français en France en résumé. Tout est étatique. Et Marx observe tristement :

« Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’État comme la principale proie du vainqueur. »

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J’ai comparé il y a bientôt cinq ans Macron à Louis-Napoléon. C’est l’ère de l’hyper-présidence comme disait un imbécile de la télé. Marx écrit :

« Ce n’est que sous le second Bonaparte que l’État semble être devenu complètement indépendant. La machine d’État s’est si bien renforcée en face de la société bourgeoise qu’il lui suffit d’avoir à sa tête le chef de la société du 10 Décembre, chevalier de fortune venu de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l’eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut constamment en jeter à nouveau. »

Et d’expliquer la tristesse française :

« C’est ce qui explique le morne désespoir, l’effroyable sentiment de découragement et d’humiliation qui oppresse la poitrine de la France et entrave sa respiration. Elle se sent comme déshonorée. »

Depuis on est descendu plus bas. Dans ses admirables et inépuisables Commentaires, Guy Debord écrit après avoir cité Marx :

« Voilà qui sonne tout de même un peu bucolique et, comme on dit, dépassé, puisque les spéculations de l’État d’aujourd’hui concernent plutôt les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation souterraine et la production d’énergie électronucléaire, la recherche pétrolière et les ordinateurs, l’administration des banques et les centres socio-culturels, les modifications du « paysage audiovisuel » et les exportations clandestines d’armes, la promotion immobilière et l’industrie pharmaceutique, l’agroalimentaire et la gestion des hôpitaux, les crédits militaires et les fonds secrets du département, à toute heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection de la société. »

Debord prophétisait aussi une nouvelle élite. Elle est arrivée au pouvoir avec Macron. Et je me risque non pas à une prophétie mais à une simple observation : il ne partira pas. Macron ne partira pas, Macron ne quittera pas le pouvoir, pas plus que sa clique qui se régale aux affaires en dépeçant la France.

Et tant mieux si je me trompe.

Sources :

https://www.dedefensa.org/article/balzac-et-la-prophetie-...

http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/18_brumain...

http://achard.info/debord/CommentairesSurLaSocieteDuSpect...

http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexi...

 

lundi, 27 septembre 2021

Progressisme permissif et intolérant

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Progressisme permissif et intolérant

par Marcello Veneziani 

Source : Marcello Veneziani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-progressismo-permissivo-e-intollerante

Il a fallu l'article de couverture de The Economist sur le danger de la "gauche illibérale" pour réveiller la gauche italienne de son sommeil dogmatique et présomptueux. Pendant des années, nous avons souligné et dénoncé le tournant libéral de la gauche issue du communisme et du socialisme, qui coïncidait avec la dérive néo-bourgeoise et néo-capitaliste. Mais depuis quelque temps, quelque chose se passe aux confins de cette gauche libérale: pour le dire dans le même langage anglo-américain, l'aspect radical s'accentue et les obligations et les interdictions, la censure et la suppression, les restrictions sérieuses aux espaces de liberté reprennent vigeur. La gauche semble de plus en plus une maison de l'intolérance, entre totems et tabous, interdits et intouchables.

D'un côté, la gauche marche aux côtés de la société néo-bourgeoise et néo-capitaliste, fait l'éloge de la mondialisation, se place résolument dans le camp de l'establishment, est la garde rouge du pouvoir économique, bureaucratique, judiciaire, médiatique et intellectuel. Et elle fait campagne pour une société permissive, de plus en plus individualiste et globale. Mais d'un autre côté, l'âme radicale se réveille elle aussi, et les batailles pour le libéralisme et les libérations de tous acabits sont flanquées de batailles correctives et punitives pour ramener la société dans les canons rigides du politiquement correct, de la culture du cachet et de la pensée uniforme.

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Le spectacle de cette schizophrénie et de cette volte-face de la gauche, libérale dans la sphère privée et radicale dans la sphère publique, tout à la fois permissive et intolérante, est là pour tous et ne concerne pas seulement la gauche italienne et la direction de Letta.
C'est un processus généralisé qui donne lieu aujourd'hui à des crises internes de rejet. D'une part, il y a la dissidence de certains intellectuels et philosophes de "gauche" contre le régime des restrictions sanitaires imposé pour la pandémie, avec les cas les plus évidents d'Agamben, Cacciari, Barbero; et, d'autre part, le malaise des intellectuels et des observateurs de gauche face à ce courant dément, intolérant et puritain de la cancel culture, qui s'est répandu des États-Unis à l'Europe - de Noam Chomsky à Federico Rampini - sur cette vague jacobine de censure et de destruction, d'omertà et d'hystérie gendériste, qui s'est abattue sur l'histoire, la tradition et la culture de l'Occident et sur les relations sociales et sexuelles. Il y a deux façons de violer la culture et l'histoire: l'actualiser par la force ou l'effacer, la nier. Les deux voies sont fréquentes, omniprésentes, voire dominantes aujourd'hui.

Le Festival de philosophie de Modène était consacré au thème de la liberté, et il est à la fois inutile et ennuyeux de constater que le défilé était réservé à la même troupe de personnages, sans voix dissonantes si elles ne sont pas dans cette ligne de pensée; et en plus avec l'auto-congratulation par laquelle le Festival a honoré les quotas roses. Deux critères qui rendent déjà grotesque et incohérent le thème auquel il était dédié: la liberté mais seulement jusqu'à un certain point, la liberté sous surveillance, sans dissidence et avec hommage à la rhétorique du genre.

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Mais quelle est la relation entre la culture progressiste et la liberté ? Les spécialistes de la liberté de ces dernières décennies, d'Isaiah Berlin à Ralf Dahrendorf en passant par Norberto Bobbio, ont fait la distinction entre la liberté de et la liberté pour, c'est-à-dire entre la liberté négative, en tant que non-empêchement, caractéristique du libéralisme, et la liberté positive, qui est plutôt liée à l'émancipation, à la justice sociale et à l'égalité. La position qui découle de Nietzsche, qui a posé une autre question, est: la liberté pour quoi faire ? C'est-à-dire que la liberté, sa qualité, sa dignité, se mesure à l'usage que l'on en fait et à la manière dont on vit. L'implication est que la liberté n'est pas la même pour tous, mais que les différents degrés et les différences doivent être reconnus et qu'elle ne peut aboutir à l'égalité et à l'homologation.

Historiquement, l'idée de liberté à gauche, dans le monde progressiste, antifasciste et marxiste, a coïncidé avec l'idée de libération. La libération des peuples et des individus du joug de la tradition, des hiérarchies sociales et de classe, des régimes autoritaires, répressifs ou même bourgeois, ou comme on l'appelait autrefois la "démocratie formelle". Dans la gauche classique, la liberté individuelle était subordonnée à la libération des masses, le collectif prévalait sur le personnel, la classe sur l'individu.
Et aujourd'hui ? Aujourd'hui, il y a la schizophrénie que nous avons notée précédemment: c'est-à-dire que la libération individuelle par rapport à la nature, au sexe, à la tradition, à la sphère privée, est couplée à la coercition sociale sur les jugements historiques, politiques, idéologiques et sanitaires. Nous avons ici la tunique de Nessus, le lit de Procuste, bref, un régime de restriction et d'intolérance.

Les politiques économiques de la gauche reflètent l'oscillation entre ces deux pôles: d'une part, il y a la conversion de la gauche au marché libre, au secteur privé, au capital, mais d'autre part, il reste l'idée punitive de frapper et de taxer les sources de richesse, les activités entrepreneuriales, la libre entreprise, les actifs, les maisons. C'est là un capitalisme hybride et contradictoire, avec des intermittences dangereuses. Il n'existe actuellement aucune expérience politique significative qui ait été couronnée de succès à cet égard. Et il n'existe aucun régime progressiste connu de coercition et de libération qui bénéficie d'un réel et large consensus populaire.

A tout cela s'ajoute l'utilisation intolérante de l'antifascisme pour censurer tout opposant, pour le maintenir dans la claque, dans laquelle se manifeste le paradoxe de la dérive illibertaire au nom de la liberté elle-même: un abus qui ramène artificiellement à la vie des expériences historiquement défuntes depuis plusieurs décennies, afin de disqualifier les opposants; il sert à frapper la liberté d'opinion et la diversité du jugement historique et à soumettre la vérité et la réalité au moralisme et au sectarisme idéologique. En bref, la gauche d'aujourd'hui montre qu'il est possible d'être tout à la fois permissif et intolérant, de marcher pour la libération et d'être ensuite des ennemis de la liberté. C'est le bipensiero orwellien, le double-thought, ou la double vérité, la double-truth, l'antichambre des nouveaux totalitarismes.

 

samedi, 25 septembre 2021

Première règle de la bataille culturelle: savoir lire l'ennemi

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Première règle de la bataille culturelle: savoir lire l'ennemi

Par Enrique García-Máiquez

Ex: https://revistacentinela.es/primera-regla-de-la-batalla-cultural-saber-leer-al-enemigo/

Lorsque l'on termine la lecture de cet essai, on se demande comment il est possible qu'il ne soit pas davantage salué. On peut peut-être arguer qu'il s'agit d'un livre rare, écrit par un auteur mystérieux et publié par une maison d'édition naissante en une année inhabituelle ; mais toutes ces choses ne devraient-elles pas être des raisons pour qu'il suscite davantage de curiosité ?

Commençons par le commencement: le titre a du punch. Il promet et, bien que nous soyons dans le domaine de la politique, il tient ses promesses. Pensar lo que más lo que les más duele (Penser à ce qui les blesse le plus) donne trois fois plus de résultats. Adriano Erriguel (né au Mexique à une date indéterminée - il y a plus de quarante ans -, avocat et politologue) pense avec une prose d'une grande vigueur, et frappe, en effet, là où cela fait le plus mal à trois idéologies. Il est également à la hauteur lorsqu'il déclare: "L'histoire des idées - l'exploration de leurs métamorphoses et de leurs contrecoups inattendus - peut être plus passionnante que le meilleur roman d'aventure".

Coup n° 1

Pour commencer, elle nuit au populisme de gauche, qu'elle démasque. Depuis mai 68, le courant qui a triomphé (le "68 libertaire", par opposition au "68 léniniste" et au "68 antisystème") est celui qui fait le travail du "néolibéralisme invisible". Ils se prennent pour des révolutionnaires, mais ils ne sont que les marionnettes efficaces de la ploutocratie. "La gauche postmoderne est "libertaire", mais le néolibéralisme aussi", comme le montrent les multiples confluences et l'enthousiasme généreux avec lequel les grandes banques subventionnent les mouvements politiques et les penseurs de gauche ainsi que la publicité des grandes entreprises. Adriano Erriguel l'explique avec une profusion de données historiques et d'autorités philosophiques et politiques qui la dénonçaient déjà à l'époque (Michel Clouscard, Pasolini, Régis Debray, Maxime Oullet...). Sa connaissance de la pensée française, trop souvent négligée à notre époque par le poids de l'anglosphère, est impressionnante. Erriguel fait preuve d'une extraordinaire capacité à résumer et à expliquer les essais pertinents. Ainsi, Pensar lo que más lo que les más duele devient en outre une bibliothèque portable de la pensée politique actuelle. En particulier, il utilise habilement la critique d'auteurs marxistes, parmi lesquels l'Espagnol Daniel Bernabé (photo, ci-dessous), pour décaper le prétendu marxisme de la gauche individualiste, narcissique et donc néolibérale de notre époque.

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Coup n° 2

Ce qui nous amène à la deuxième douleur infligée (en légitime défense) par la pensée d'Erriguel. Il déconstruit jusqu'au bout les critiques du populisme de gauche qui reposent sur l'hypothèse que nous avons affaire à un marxisme renaissant. La première règle de la guerre culturelle", prévient-il, "est de savoir lire l'ennemi". Le terme "marxisme culturel" lui semble être un coup de pub, de sorte que lorsque nous critiquons Podemos, nous le boostons, dans la mesure où cela ne les frappe pas là où ça leur fait le plus mal, à savoir leur collusion avec le capitalisme mondialiste. Le néo-marxisme est un attirail qu'ils se mettent sur le dos, avec tout le luxe des iconographies du Che et des drapeaux de la Seconde République, etc. La défense de la mixité, le nihilisme, l'immigration, etc., ne viennent pas remplacer dans la dialectique de la lutte des classes les travailleurs châtiés qui ont abandonné le marxisme, mais viennent surtout se conformer point par point aux commodités de l'argent, qui nous veut malléables et indéterminés, purs consuméristes, sans autre identité que le shopping compulsif. Le nihilisme n'est rien d'autre que "la philosophie spontanée du capitalisme", comme le prévient Constanzo Preve.

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Grève n° 3

Ce qui nous amène à la troisième douleur produite par les coups de la pensée d'Erriguel. Les visages de dégoût face au populisme montrent que le dégoûté exquis est à côté de la plaque. Erriguel cite Chantal Delsol: "Le populisme est le surnom par lequel les démocraties perverties déguisent vertueusement leur mépris du pluralisme". Car la véritable lutte politique (la détermination de l'ennemi à la Carl Schmitt) se situe aujourd'hui irrémédiablement entre une élite délocalisée et sans soutien populaire réel, sécurisée dans ses quartiers chics et utilisant les migrants avec leurs salaires de misère comme chair à canon, et les classes populaires ou les anciennes classes moyennes nationales, en voie de disparition ou, à tout le moins, d'exclusion politique.

Citant Phillipe Muray et Christophe Guilluy, parmi beaucoup d'autres, Erriguel montre que les partis qui ne veulent pas sortir, même légèrement, du système actuel trahissent la grande majorité de leurs électeurs. Il existe "une complémentarité structurelle entre le libéralisme socioculturel (la gauche) et le libéralisme économique (la droite)", comme l'a affirmé Jean-Claude Michéa. Le livre débouche donc sur une défense très réfléchie des histrions de Trump, qui n'est pas un caprice, mais la seule issue d'une dynamique politique qui joue avec toutes les cartes marquées. "Le populisme est le parti des conservateurs qui n'ont pas de parti", comme l'a expliqué le philosophe Vincent Coussedière. Après avoir pensé là où ça fait le plus mal, on peut continuer à critiquer - bien sûr - le président américain, Bolsonaro, Viktor Orban et Santiago Abascal, mais on le fera en toute connaissance de cause.

Mais il n'y a pas que des coups

Est-ce que tout est douleur et pensées sur le sentier de la guerre ? Non. Erriguel, bien que son sujet et ses positions puissent paraître extrémistes au lecteur pressé, est un écrivain réfléchi, aux registres très variés, qui peut sembler désordonné, mais ne s'effondre jamais. Il ne perd pas le contact avec la réalité; au contraire, il prévient que "le talon d'Achille des libertaires réside dans leur fuite de la réalité". Il fait preuve d'un humour inattendu et sait faire la différence, par exemple, entre le libéralisme dogmatique (les "libertariens", qu'il appelle en concurrence étroite avec les "liberalios" de Hughes) et le libéralisme économique à base conservatrice d'un Smith. Il détecte que la grande menace vient des jeux de langage et défend un usage de la langue qui ne perd pas la référence à la cible, rejoignant le conservateur François-Xavier Bellamy dans Demeure. Il prend même une défense plutôt empathique de la pensée la plus utilisable de Karl Marx.

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Enfin, le rôle qu'il accorde à l'Église catholique, à laquelle il consacre le dernier chapitre, est impressionnant. Malgré la crise provoquée par la démission de Benoît XVI, qu'il ne minimise pas du tout, la grande valeur du catholicisme ("Disons-le sans équivoque: au sein du christianisme, le catholicisme est l'aristocratie") est sa capacité à dire "non" au consensus pro-vert, s'il l'utilise. Erriguel fonde une grande partie de ses espoirs sur cette indépendance, qu'il veut encourager et soutenir. "Toute dissidence authentique consiste en une leçon sur la manière d'être dans le monde sans y appartenir", affirme-t-il, dans l'une des leçons les plus nécessaires de ses plus de cinq cents pages. Il termine ce volumineux essai par une image inoubliable d'espérance: une Église décomplexée prête à proclamer la vérité dans un monde indifférent ou hostile, comme le voyait Jean Varenne, le grand historien des religions: "Quand le lion rugit dans le désert, qui sait où et comment viendra l'écho? C'est un rugissement de victoire, et c'est ce qui compte".

Adriano Erriguel, Pensar lo que más lo que les más duele, HomoLegens, Madrid, 2020, 543 pages.

 

jeudi, 23 septembre 2021

La dissociété, morcellement de la société (Marcel de Corte)

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La dissociété, morcellement de la société (Marcel de Corte)

Dans cette vidéo, nous nous pencherons sur les réflexions de Marcel de Corte, philosophe belge aristotélicien, sur la dissolution de la société moderne. Dans son ouvrage, « De la dissociété », Marcel de Corte montre les bases naturelles sur lesquelles repose toute société saine et harmonieuse, en se référant notamment aux travaux de Georges Dumézil. Ensuite, à travers une lecture critique de l’histoire de la société européenne, il nous livre certaines pensées intéressantes sur l’individualisme moderne dont l’origine remonterait à la sécularisation du christianisme.
 
 
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Pour se procurer les livres de Marcel de Corte (« de la dissociété » semble en rupture de stock) :
- L’intelligence en péril de mort : http://www.chire.fr/A-172541-l-intell...
- Ses livres sur les quatre vertus cardinales : http://www.editionsdmm.com/Recherche-...
 
Musique :
Bach : Violin Concerto No.1 in a minor BWV1041-Deutsche Kammerphil. Bremen
Bach : Goldberg Variations, BWV 988, for String Trio, arr. Sitkovetsky;
Camerata Pacifica Alessandro Marcello : Concerto en ré mineur – Adagio (transcrit par Bach)
Bach : Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, BWV 12 (Rifkin)
 

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lundi, 20 septembre 2021

Habermas et l’hypothèque idéologique allemande

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Habermas et l’hypothèque idéologique allemande

Par Gérard Dussouy, professeur émérite des universités, essayiste

Ex: https://www.polemia.com

Polémia suit attentivement la situation politique et sociale en Allemagne. Nous publions ainsi régulièrement des articles de notre envoyé spécial outre-Rhin, François Stecher. Alors que les élections législatives et fédérales approchent, nous partageons avec nos lecteurs un texte brillant de la plume de Gérard Dussouy. Dans une analyse philosophique passionnante, Gérard Dussouy nous dresse un portrait édifiant d’une nation soumise à un endoctrinement social de grande ampleur.

Un texte à lire avec attention pour comprendre ce qui se passe chez nos voisins.
Polémia

Angela Merkel prend sa retraite et il est probable que le SPD va remporter les législatives ou fédérales du 26 septembre 2021. Que le résultat soit celui-là ou qu’il soit autre, cela ne changera pas grand-chose. En effet, l’Allemagne est depuis plus de cinquante ans recouverte par la même chape idéologique qui l’inhibe sur le plan politique et qui, du même coup conditionne l’action politique de l’Union européenne. Cette idéologie qui explique, quels que soient les partis ou les coalitions au pouvoir, que sa politique extérieure demeure fixe, c’est-à-dire systématiquement alignée sur les États-Unis, et qu’elle se fasse le porte-drapeau de tous les desiderata onusiens. Elle explique aussi pourquoi, bien que l’Allemagne soit la puissance industrielle et financière qu’elle est, elle ne fait guère entendre sa voix sur la scène internationale, et surtout pourquoi elle ne l’élève jamais quand il s’agit de revendiquer une émancipation de l’Europe.

Bien entendu, pour comprendre cette apathie, il faut compter avec le statut international de l’Allemagne depuis 1945 qui est celui d’une « souveraineté limitée », comme on le disait des Démocraties Populaires à l’époque de l’Union soviétique, ou si l’on préfère « surveillée ». Cependant, comme l’a dénoncé le philosophe Peter Sloterdijk il y a quelques années déjà, le consensus idéologique allemand, tel qu’il a été imposé, vient principalement de ce que « dans les années 1970 lorsque Habermas a pris le pouvoir, […] l’anti-nietzschéisme de la Théorie critique, de l’École de Francfort, est devenu la tonalité dominante en Allemagne. La Théorie critique […] montant une espèce de « garde sur le Rhin », elle a tout fait pour minimaliser la pensée française en Allemagne qu’il s’agisse de gens comme Deleuze, comme Foucault ou d’autres »[1]. A tel point que, selon Sloterdijk, la philosophie désormais dominante en Allemagne est devenue productrice d’une « hypermorale » (selon le concept d’Arnold Gelhen) qui s’oppose à toute pensée critique, et qui exerce son interdit sur toute orientation politique non conforme avec le statuquo établit.

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Il faut savoir que la majeure partie de l’œuvre de Jürgen Habermas est consacrée à la récusation du paradigme de la domination présent dans presque tous les courants de la philosophie politique. Dans l’étude qu’il a consacrée à ce philosophe, Arnauld Leclerc en arrive à la conclusion suivante:  « premièrement, contre Arendt, Habermas fait valoir l’impossibilité de penser le pouvoir en excluant la domination; deuxièmement, contre Hobbes, Schmitt et Weber, Habermas fait valoir l’impossibilité de réduire le pouvoir à la domination qui peut, certes, être rationalisée, mais jamais être légitime; troisièmement, contre les théories critiques de la domination, allant de Marx à  Bourdieu, en passant par l’École de Francfort et Foucault, Habermas fait valoir l’impossibilité absolue de faire de la domination un paradigme de la théorie politique »[2]. C’est à ce titre qu’il prône le passage à l’ère postnationale, qui fait des Allemands des citoyens du monde et non plus un peuple en soi, et qu’il veut voir dans la mondialisation un « horizon sans domination » par suite de l’homogénéisation des hommes. Il faut dire que ce nouvel état des choses a plutôt été facilement accepté par les Allemands, sachant que leur économie, remarquablement spécialisée, a profité à plein de la mondialisation.

9782081249868.jpgAfin de dissoudre l’ethnocentrisme inhérent à chaque individu et à chaque peuple, Habermas entendait faire appel à la « raison communicationnelle » qu’il interprète, note le philosophe pragmatiste américain Richard Rorty, « comme l’intériorisation de normes sociales, plutôt que comme une composante du « moi humain ». Habermas entend « fonder » les institutions démocratiques ainsi que Kant espérait le faire ; mais il ambitionne de faire mieux en invoquant, à la place du « respect de la dignité humaine » une notion de « communication exempte de domination », sous l’égide de laquelle la société doit devenir plus cosmopolite et démocratique »[3]. L’objectif de Jurgen Habermas est que l’action communicationnelle, couplée à une sphère publique bien structurée, puisse conduire l’homme à se débarrasser de son identité nationale, romantique, et autoriser l’humanité à s’unir dans une paix perpétuelle en dépassant les souverainetés et en écartant ainsi toute velléité de conflit[4].

Dans les faits, le triomphe d’Habermas et l’adoption de ses idées par les milieux officiels (tel celui de l’éducation) ont abouti à l’hégémonie communicationnelle et idéologique de son camp en Allemagne, avec l’aval de ses « alliés » satisfaits de la passivité politique induite, plutôt qu’à un dialogue digne de ce nom. A la suite du contrôle de l’information, des médias et des différents processus de socialisation, a été possible le formatage de la représentation collective, jusqu’à changer radicalement la culture politique de la nation allemande. Analysant le programme de rééducation politique et historique dont ont été gratifiés les Allemands, mais aussi les Japonais, Thomas U. Berger n’hésite pas à écrire « qu’ils furent bombardés par une propagande antimilitaire qui fut au moins aussi violente que la propagande de la période de la guerre qui l’avait précédée »[5].

51Aua5tdFxL.jpgL’ankylose idéologique dont souffrent les partis politiques allemands explique notamment le peu d’entrain de l’Allemagne à suivre Emmanuel Macron quand il parle de « souveraineté européenne » et qu’il propose des avancées en matière de défense communautaire ou d’armée européenne. Le président français, adepte lui-même des thèses d’Habermas qu’il est allé visiter au début de son quinquennat, aurait pourtant dû s’y attendre.

Or, le dilemme est d’autant plus difficile à résoudre que dans le même temps plusieurs pays partenaires de l’Allemagne, notamment ceux du sud de l’Union européenne dont la France,  demeurent tributaires d’elle dans la mesure où elle leur sert de « parapluie monétaire » ; et qu’en cas de désaccord profond ou de séparation, c’est la banqueroute qui les menace. Il faudra donc attendre que des événements exceptionnels se produisent pour que l’hypothèque idéologique allemande soit levée.

Gérard Dussouy
19/09/2021

Notes:

[1] Sloterdijk Peter, Le Magazine Littéraire, entretien, n°406, février 2002, p.34.
[2] A. Leclerc, « La domination dans l’œuvre de Jürgen Habermas. Essai sur la relativisation d’une catégorie », Politeia, N°1 Politique et domination à l’épreuve du questionnement philosophique, Novembre 1997, p. 53-85.
[3] R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin, 1993, p. 205.
[4] J. Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une paix kantienne, Paris, Le Cerf, 1996.
[5] T. U. Berger, « Norms, Identity and National Security in Germany and Japan », Peter J. Katzenstein, The Culture of National Security, New York, Columbia University Press, 1996, p. 317-356.

vendredi, 17 septembre 2021

Introduction à l'idée d'une révolution conservatrice

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Introduction à l'idée d'une révolution conservatrice

par Diego Echevenguá Quadro

(2021)

Ex: https://legio-victrix.blogspot.com/2021/09/diego-echevengua-quadro-introducao.html?spref=fb&fbclid=IwAR3sYGy25ZiIdzR3hlNgJ713CpoV_ZqoBDF9hq0oLQbcQQkTNGf6L3SfYgI

    "La révolution n'est rien d'autre qu'un appel du temps à l'éternité."

G.K. Chesterton

Dans le domaine de la philosophie politique contemporaine, il est considéré comme acquis qu'il existe une affinité immédiate entre les libéraux et les conservateurs. Les premiers se définiraient par leur appréciation des libertés individuelles (économiques, politiques, idéologiques, religieuses, etc.) et leur rejet catégorique de l'intervention de l'État dans les affaires privées des citoyens ; les seconds se reconnaîtraient par leur attachement à la tradition, aux coutumes consolidées, aux mœurs établies par le bon sens et la religion, et par leur scepticisme à l'égard des projets politiques globaux. Ainsi, libéraux et conservateurs s'allient chaque fois que l'individu est menacé par des tentatives politiques de transformation radicale des conditions sociales établies.

Conservateurs et libéraux se donneraient la main face à la crainte que tout bouleversement radical ne détruise la tradition ou la figure stable de l'individu libéral. De ce point de vue, il nous semble impensable qu'une telle alliance soit réalisable et victorieuse ; car la peur ne peut servir de lien solide qu'à des enfants effrayés dans une forêt la nuit, mais jamais à des hommes et des frères d'armes qui se réunissent dans une taverne pour boire et rire en racontant leurs faits et gestes sur le champ de bataille.

Il nous semble clair que la véritable fraternité dans les armes et dans l'esprit n'est pas entre libéraux et conservateurs, mais entre radicaux révolutionnaires et conservateurs. Au premier abord, un esprit fixé par la pâle lueur des idées fixes pourrait rejeter une telle alliance comme une simple rhétorique qui utilise la contradiction entre des termes opposés comme moyen de mobiliser l'attention au-delà d'une proposition sans contenu substantiel. Mais ce n'est pas le cas. En fait, il s'agit ici d'une alliance spirituelle forgée par la dynamique même qui représente le mouvement de toute vérité révélée dans le monde. Prenons l'exemple du christianisme. Au moment de son énonciation, le christianisme apparaît comme la négation concrète de tout le monde antique, de toute vérité établie jusqu'alors et reconnue comme le visage légitime de ce qui est devenu le monde social. Dans sa révélation, le christianisme est la négation déterminée de l'antiquité ; en ce sens, il ne peut être qu'une véritable révolution. Ce que même le conservateur le plus effrayé ne peut refuser.

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Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Une fois énoncée, toute vérité nouvelle comme celle d'un enfant doit être conservée et protégée afin qu'elle grandisse et que, dans sa maturité, elle réclame ce qui lui revient de droit. Dans ce deuxième moment, toute vérité devient conservatrice, car elle cherche à sauvegarder les conquêtes qui émanent de son cadre énonciatif originel. Nous voyons ainsi la communauté horizontale des disciples se transformer en la hiérarchie verticale de l'église, avec ses prêtres comme gardiens spirituels de la foi et ses soldats comme bras armé de la vérité qui lacère la chair pour que l'esprit ait son berceau. Il n'y a rien à critiquer dans ce mouvement. Nous devons l'accepter comme la dialectique nécessaire de toute vérité qui mérite son nom. Il y a autant de beauté dans un sermon du Christ que dans les armées qui marchent sous le signe de la croix et qui utilisent l'épée pour préserver la poésie de ses paroles.

Nous voyons ainsi que la révolution et la conservation sont deux moments d'un même mouvement : celui de la vérité qui déchire le voile du temple et érige ensuite les cathédrales. Dans cette perspective, rien ne nous semble plus erroné que de lier le conservatisme au rationalisme bien élevé du libéralisme, ou au scepticisme politique de la tradition britannique. Et nous explicitons ici ce qui nous semble être la vérité la plus incontestable de ce que représente l'unité entre conservatisme et révolution: la défense de l'Absolu. Il est inacceptable que le conservatisme soit laissé à ceux qui l'imaginent comme l'expression de la retenue épistémique et existentielle face à la nouveauté; car le conservatisme n'est pas et ne sera jamais la défense paresseuse de la tradition et de l'ancien qu'il faut préserver parce que c'est le sceau que l'utilité a conféré à l'habitude. Le conservatisme est la défense du nouveau, de l'actuel et du présent, parce qu'être conservateur, c'est défendre l'éternité sans aucune honte et sans aucune pudeur. Et parce que l'éternité est l'expression temporelle de l'absolu, le conservatisme est la glorification du présent, car l'éternel n'est ni l'ancien ni le vieux, mais le nouveau et le vivant comme l'artère qui pulse et pompe le sang dans le monde matériel.

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Mais qu'en est-il des révolutionnaires ? Seraient-ils des défenseurs de l'éternité et de l'absolu ? La tradition révolutionnaire ne serait-elle pas l'expression ultime de tout refus de la transcendance, du sacré et de l'éternel ? Comme l'ont déjà souligné de bons penseurs conservateurs, il existe un noyau sotériologique, gnostique et mystique qui place la pensée radicale socialiste dans le tronc judéo-chrétien. Le marxisme n'est pas la négation abstraite du christianisme, mais son fils prodigue dont le père attend le retour avec un banquet à rendre Dieu lui-même jaloux. Et nous devons nous rappeler que la prétention hégélienne d'unir le sujet et l'objet, l'individu et la société, l'esprit et le monde est la manifestation ultime de l'absolu dans le domaine de la philosophie. Une vision qui cherche finalement à concilier immanence et transcendance, dans ce que nous pourrions appeler l'eucharistie spéculative de la raison. Et c'est cette compréhension qui est l'âme du marxisme.

Après avoir défini ce qui unit les conservateurs et les révolutionnaires, il nous reste à comprendre contre quoi et contre qui ils se sont rangés. Et leur ennemi commun est le matérialiste de supermarché, le libéral athée et irréligieux, l'arriviste borné dont l'haleine a empoisonné tous les esprits humains depuis que ses ancêtres ont rampé des égouts du Moyen Âge jusqu'au centre financier de la bourse des grandes capitales du monde sous le règne de l'antéchrist.

Nous devons ici nous tourner vers la définition de la société libérale comme une société ouverte telle que présentée par Karl Popper. Les sociétés ouvertes sont des formes sociales déterritorialisées, sans aucune affiliation traditionnelle aux racines du sol, de la culture, de la famille, des logos. Sans aucune forme d'appartenance stable de la part de leurs individus. Des individus qui sont l'expression ultime de la substance élémentaire de toute vie sociale ; de pures formes procédurales planant spectralement dans l'éther, libres de toute détermination culturelle, symbolique, spirituelle et biologique. Ces sociétés sont la réalisation même de toute négation de l'absolu, puisqu'elles n'admettent aucune causalité dans l'action des sujets qui ne soit pas guidée par leur intérêt rationnel à maximiser leur confort, leur bien-être et leur ventre déjà bien rempli. Une telle société est la négation de l'animal politique grec, du citoyen, du philosophe, du saint, du guerrier et des amoureux qui ne contemplent comme objet que l'Absolu qui déchire leur chair et les propulse au-delà d'eux-mêmes. L'intérêt personnel éhonté du libéral l'empêche de risquer sa vie pour autre chose que de mourir comme un idiot dans la file d'attente d'un magasin pour acheter l'appareil imbécile du moment.

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C'est contre l'empire des sociétés ouvertes que les révolutionnaires et les conservateurs prennent les armes. C'est par amour de l'absolu qu'ils s'assoient à la table et partagent leurs sourires, leurs angoisses et leurs larmes. Un libéral ne pleure jamais. Il n'y a pas de larmes dans un monde d'objets remplaçables et interchangeables. Il n'y a pas de pertes dans le capitalisme. Il n'y a que des gains. Le libéral ne comprendra donc jamais ce qu'il a perdu. Il ne comprendra jamais qu'il a échangé l'Absolu contre un écran d'ordinateur. Seuls les révolutionnaires et les conservateurs savent pleurer, car ils pleurent pour l'absolu. Leurs larmes seront le nouveau déluge qui couvrira la terre et noiera ceux qui n'ont pas l'esprit des poissons et des navigateurs. Car ce sont les navigateurs qui découvrent de nouvelles terres, de nouveaux continents et de nouvelles géographies. Et ce seront les révolutionnaires et les conservateurs qui jetteront l'ancre sur de nouveaux rivages, de nouvelles îles et de nouveaux territoires. Car ils habitent sous les latitudes de l'absolu. Et ce sera une révolution conservatrice - une fraternité non encore imaginée - qui mettra fin aux sociétés ouvertes et à leur cortège de banquiers, de marchands, de gestionnaires, de spéculateurs et de propriétaires. 

 

jeudi, 16 septembre 2021

Ernst Jünger's Anarch figure in Eumeswil - discussion with Russell A. Berman

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Ernst Jünger's Anarch figure in Eumeswil - discussion with Russell A. Berman

Excellent Hermitix podcast interview with Russell A. Berman
 
 
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Face au "Nouvel Ordre Elitaire", soulèvement ou soumission? Avec Michel MaffesoIi sur Zone Libre

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Face au "Nouvel Ordre Elitaire", soulèvement ou soumission?

Avec Michel MaffesoIi sur Zone Libre

 
Dans ce live Zone Libre, Paul Fortune, épaulé par Ludwig, reçoit Michel Maffesoli pour parler de son livre L'ère des soulèvements. Les peuples sont-ils sur le point de secouer le joug des élites ou se laisseront-ils soumettre ? Michel Maffesoli nous parle des soulèvements qu'il voit poindre à l'horizon.
 
 
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La fin de la politique, de la polis

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La fin de la politique, de la polis

Renzo Giorgetti

Ex: https://www.azionetradizionale.com/2021/09/12/heliodromos-la-fine-della-politica/

En ces moments décisifs, se taire pourrait sembler de la paresse - et c'est la seule raison pour laquelle nous écrivons ces considérations - même s'il n'y aurait presque rien à ajouter, car les développements sinistres de la situation actuelle ont déjà été largement prévus dans le passé. La chute des derniers masques derrière lesquels se cachait le régime tyrannique du totalitarisme mondial est un événement qui ne surprend pas, car il était prévisible, du moins par ceux qui avaient le minimum de sensibilité et d'intelligence pour discerner la dynamique du Pouvoir au cours des deux derniers siècles dans le monde occidental dit moderne. Le fait que toutes les "conquêtes" et les "droits" du passé aient été éliminés avec une facilité totale et sans aucune résistance ne peut que susciter l'hilarité et la pitié (surtout envers ceux qui y croyaient) puisque tout cet appareil de formules vides n'est rien d'autre que de la scénographie, de la fiction créée pour persuader les malheureux de vivre dans un monde libre.

En fait, il ne s'agissait que de produits artificiels, qui se faisaient passer pour des valeurs absolues, mais en réalité c'était de misérables concessions dont le semblant d'intangibilité n'était garanti que par des mots, c'est-à-dire par des déclarations solennelles mais inconsistantes d'individus à la crédibilité douteuse. Et en fait, tout ce qui était donné était ensuite repris avec intérêt, laissant en plus les dommages mentaux du plagiat sectaire, de l'incapacité d'élaborer des pensées vraiment alternatives. Il est désormais inutile de se plaindre et de demander "plus de droits", "plus de liberté" ou même de se plaindre du "manque de démocratie" : ces stratagèmes sont perdants. Ils ont été implantés dans l'esprit de la population à des époques où les besoins de l'époque imposaient ce genre de fiction. Il fallait faire croire aux gens qu'ils avaient été libérés (on ne sait pas très bien par qui) et qu'après une série de "luttes" et de "conquêtes", ils avaient enfin atteint le point le plus élevé de l'évolution et du progrès. Mais aujourd'hui, les choses ont changé et de nouvelles fictions sont nécessaires pour garantir la continuité du pouvoir.

Le "Nouveau Régime" (1789-2020) est en train de se restructurer, de devenir "Brand New": l'ère de transition que nous vivons sera caractérisée par le démantèlement définitif de tout l'appareil de droits et de garanties qui distinguait la vie civile antérieure. Ce démantèlement ne sera pas suivi d'un vide, mais de nouveaux systèmes selon de nouvelles logiques et de nouveaux paradigmes. La destruction du pacte social ne conduira pas à l'état de nature (qui n'a probablement jamais existé) et à la négation de toute règle, mais à un "nouveau pacte" avec de nouvelles règles plus ou moins volontairement acceptées. La forme de gouvernement des derniers temps ne sera pas l'anarchie mais l'imperium, un sacrum imperium, une hégémonie à la fois spirituelle (pour ainsi dire) et temporelle, une forme de pouvoir avec sa propre sacralité, très différente de la sécularité du présent.

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La polis, comprise comme un lieu de rencontre et de résolution dialectique et pacifique des conflits, est désormais brisée, désintégrée par le lent travail mené à l'intérieur de ses propres murs, et toute forme de discours politique est donc dépassée, irréaliste, irréalisable, un tour de passe-passe sans effet pratique. Mais la désintégration de la polis ne conduira pas à un retour à l'état sauvage. Le retour aux origines sera d'une toute autre nature. La polis, c'est-à-dire la civitas, n'est pas opposée à la silva, mais au fanum, ce territoire consacré au dieu, dont les habitants doivent se soumettre aux règles de la divinité à laquelle ils appartiennent. Ceux du fanum vivent selon des lois particulières, selon un ordre qui n'est pas celui de la vie civile, un ordre différent, pas nécessairement négatif. Le civis se rapporte aux autres sur un plan horizontal tandis que le fanaticus vit la dimension de la verticalité, il est possédé, parfois pour le bien et parfois pour le mal (le terme fanatique est à comprendre en termes neutres, son anormalité n'étant telle que dans un monde politique); ses actions répondront à des critères différents car la présence de l'invisible s'est maintenant manifestée, redevenue tangible, agissant dans le monde de manière concrète.

Dans la mesure où des influences qui ne sont plus liées à la stricte matérialité réintègrent le monde, alors tout redevient sacré et rien ne peut être pro-aman, rien ne peut être exclu de l'irruption du numineux qui imprègne et transfigure tout.

Par "sacré", nous avons entendu au sens large ce qui n'est pas confiné dans les limites de la matière, et le terme peut donc indiquer aussi bien ce qui est proprement sacré (en tant que spiritualité supérieure) que ce qui s'y oppose en tant que force blasphématoire, exécrable, même si elle possède sa propre "sainteté".

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L'irruption du transcendant dans le monde séculier et matérialiste (dans le monde profane) entraîne un changement d'époque, modifiant non seulement les règles de la vie civile, mais aussi les paradigmes mêmes sur lesquels se fonde l'existence. La fin de la politique s'inscrit dans ce contexte et porte la comparaison à un autre niveau.

L'effondrement du monde politique permet déjà de percevoir parmi les décombres la montée de la puissance étrangère du numen, les forces d'altérité qui déconcertent en manifestant la puissance du tremendum. Le nouveau saeculum verra la manifestation de ce qui, invisible mais existant, se cache derrière l'apparence d'une matérialité fermée et autoréférentielle, de forces absolues qui vont absolument opérer, ignorant les constructions conventionnelles inutiles de la pensée humaine. L'époque finale verra le retour des dieux.

Mais, qu'on se le dise pour le confort de tous, ce ne sera pas une voie à sens unique. Certaines forces ne peuvent se manifester impunément sans que d'autres, de signe opposé, ne viennent rétablir l'équilibre.

La lutte reviendra à des niveaux primitifs, car l'anomie, l'hybris, a trop prévalu et, dans sa tentative de s'imposer, menace sérieusement de bloquer le cours même de la vie. En fait, comme nous l'ont montré de nombreux mythes (nous devons nous tourner vers les mythes car la situation actuelle n'a pas de précédent historique connu), cet état de fait n'est pas durable et conduit toujours à des actes d'équilibrage qui, en contrant les forces de prévarication, élimineront également le déséquilibre devenu trop dangereux pour l'ordre cosmique lui-même.

La fin de la polis entraîne l'impossibilité de résoudre les conflits par le compromis et la médiation. Tout passe désormais du politique au fanatique, car les forces qui s'affrontent sont des forces antithétiques, absolues, qui, tout comme la vie et la mort ou la justice et l'injustice, ne peuvent coexister simultanément dans un même sujet.

Ces discours ne sont peut-être pas très compréhensibles pour ceux qui ont été programmés avec les anciens schémas de pensée, mais il serait bon de commencer à les assimiler, car l'avenir ne fera pas de cadeau à ceux qui tentent de survivre avec des outils désormais obsolètes: en effet, avec la polis, cette autre construction artificielle appelée raison a également été brisée. La nouvelle ère, en montrant l'aspect le plus vrai de la vie, à savoir le choc entre des forces pures, rendra à nouveau protagoniste ce qu'on a injustement appelé l'irrationnel pendant trop longtemps.

Renzo Giorgetti.

 

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mercredi, 15 septembre 2021

Sur et autour de Carl Schmitt – Trois heures d'entretien avec Robert Steuckers

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Sur et autour de Carl Schmitt – Trois heures d'entretien avec Robert Steuckers

 
Cette vidéo est consacrée à la pensée de Carl Schmitt à partir du livre « Sur et autour de Carl Schmitt » de Robert Steuckers. Dans cet entretien, Robert Steuckers nous explique le contexte dans lequel Schmitt a élaboré sa conception de la « décision » en politique et du « Grand Espace » (Großraum). En effet, l’entretien est divisé en deux parties, consacrées respectivement à ces notions. L’intérêt de cet entretien est qu’il permet d’aborder la pensée politique de Schmitt non pas de manière abstraite, mais en lien avec son époque et avec ses sources. A travers Schmitt, Robert Steuckers évoque, entre autres, les figures de Donoso Cortés, Karl Haushofer, Clausewitz et même Guillaume Faye. Avec beaucoup de perspicacité et de brio, il nous rappelle l’importance et l’actualité de cette pensée.
 
Sommaire :
00:00 Introduction
12:08 Première partie - décisionnisme
29:20 Qui prend la décision ?
46:08 En quoi le décisionnisme est-il une réponse aux problèmes de l'époque?
01:08:06 "Clausewitz est un penseur politique"
01:20:24 Résumé de la pensée politique allemande depuis la fin du XVIIIe
01:30:39 Seconde partie - le "Grand Espace"
01:43:24 Caractéristiques du Grand Espace
02:04:20 Quel rapport entre le Grand Espace et la géopolitique ?
02:25:03 Actualité de cette notion
02:47:09 Influence de Carl Schmitt sur Guillaume Faye
 
 
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samedi, 11 septembre 2021

Byung-Chul Han : Comment les objets ont perdu leur magie

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Byung-Chul Han : Comment les objets ont perdu leur magie

Par Gesine Borcherdt

Ex: http://novaresistencia.org/2021/09/10/byung-chul-han-como-os-objetos-perderam-sua-magia/

Parfois taxé de pessimiste culturel pour s'être fait l'écho de préoccupations similaires si présentes chez Nietzsche et Heidegger quant à la crise du monde contemporain, Byung-Chul Han fait de celle-ci une critique dure et profonde alors que le monde de l'information supplante les relations avec l'autre et avec les objets, qui par la puissance de notre force vitale, acquièrent une présence.

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L'autre jour, j'ai accidentellement renversé une théière décorative en argent qui était ma compagne depuis 20 ans. Les dégâts ont été immenses, tout comme mes regrets. J'ai souffert d'insomnie jusqu'à ce que je trouve un orfèvre qui m'a promis de pouvoir la remettre en ordre. Maintenant, j'attends impatiemment son retour, craignant que lorsqu'elle reviendra, elle ne soit plus la même. Cependant, cette expérience m'a amené à me demander pourquoi je m'en suis débarrassé de cette manière.

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"Les choses sont des points de stabilité dans la vie", déclare Byung-Chul Han, dans son nouveau livre Undinge. "Les objets stabilisent la vie humaine autant qu'ils lui donnent une continuité", décrit Han. La matière vivante et son histoire donnent à l'objet une présence, qui active son environnement. Les objets - en particulier les objets élaborés et chargés d'histoire, pas nécessairement artistiques - peuvent développer des propriétés quasi magiques. Undinge parle de la perte de cette magie. "L'ordre numérique désobjectivise le monde en le rendant informationnel", écrit-il. "Ce sont les informations, et non les objets, qui régulent le monde vivant. Nous n'habitons plus la terre ou le ciel, mais le cloud et Google Earth. Le monde devient progressivement intouchable, brumeux et fantomatique".

Ce genre de position critique sur le présent, écrite dans des phrases claires et zen, est caractéristique de l'écriture de Han. De La société de la fatigue à La disparition des rituels, il décrit notre réalité contemporaine comme une réalité dans laquelle les relations avec l'autre - qu'il s'agisse d'un être humain ou d'un objet - se perdent; comme une réalité dans laquelle le glissement d'un doigt sur un smart-phone remplace le contact et les relations réelles. La qualité éphémère de l'information et de la communication virtuelle, qui efface, par amplification, tout sens profond ou toute permanence, déplace l'objet - qu'il s'agisse d'un juke-box dans l'appartement de l'auteur ou d'un téléphone de l'enfance de Walter Benjamin, notoirement "lourd comme des haltères" - dont la présence physique est la résidence de la composante humaine, ou une aura, qui rend l'objet vivant et mystérieux.

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Selon Han, l'information, en revanche, n'illumine pas le monde. Elle le déforme, horizontalisant la frontière entre le vrai et le faux. "Ce qui compte, c'est l'effet à court terme. L'efficacité remplace la vérité", écrit-il. Pour Han, notre culture du stimulus post-factuel est une culture qui déborde de valeurs qui prennent du temps comme la loyauté, les rituels et l'engagement. "Aujourd'hui, nous courons après l'information sans acquérir de connaissances. Nous prenons note de tout, sans acquérir la perspicacité. Nous communiquons constamment, sans participer à la vie commune. Nous possédons des données et encore des données, sans mémoire. Nous accumulons les amis et les followers, sans faire de rencontres. C'est ainsi que l'information développe une forme de vie : inexistante et impermanente."

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Han parle de l'infosphère qui se superpose aux objets. L'atmosphère qui se développe dans l'espace réel à travers les relations avec les autres et ce qu'il appelle "les choses proches du cœur" disparaît au profit des écrans tactiles, qui suggèrent des expériences brèves et incorporelles. Ce sont ces positions qui ont valu à Han une réputation de pessimiste culturel - d'être un romantique pleurnichard et réactionnaire qui aime s'apitoyer sur son sort. Oui, naturellement, le bouton "Like", l'"enfer de la similitude" et Martin Heidegger comme antithèse terrestre de notre monde affirmé et virtuellement défini sont des sujets sur lesquels il faut revenir. Ces mantras - il y a une qualité presque méditative dans son écriture, qui donne un aperçu et une compréhension sans forcer le lecteur à atteindre des sphères plus élevées - doivent être compris comme des ancrages pour les concepts de base, laissant un horizon à élargir avec la lecture.

Même s'il n'est pas de langue maternelle allemande, Han est capable de disséquer de manière fascinante la sémantique morose de Heidegger, le philosophe de la Forêt Noire, dans son analyse du contemporain, tout comme il est capable de polir les mots de manière à ce qu'ils semblent posséder une qualité typiquement physique qui leur permet presque de devenir, eux-mêmes, des objets.

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En effet, de nombreux artistes sont attirés par le travail de Han précisément en raison de son élision de la forme et du sens: le langage pictural minimaliste-existentiel qu'il utilise de façon si pointue, d'une manière qui s'apparente à la meilleure forme d'art. Il convient également de noter que Han n'a pas eu besoin d'attendre la pandémie pour décrire comment nous sommes volontairement attachés à nos ordinateurs, comment nous nous exploitons dans le modèle du bureau à domicile, comment il nous permet de nous sentir créatifs, intelligents et connectés tout en couvrant notre sentiment de précarité avec des glissements d'écran et des "likes"; il l'a fait il y a plus de dix ans.

Il en est maintenant au stade de l'engagement et de la responsabilité, citant des passages du Petit Prince: "On devient éternellement responsable de ce que l'on tient captif. Tu es responsable de la rose", comme le dit le renard. En plus de "on ne peut bien voir qu'avec le cœur". De plus, Han le fait d'une manière si désarmante que l'on comprend pourquoi les autres philosophes le snobent. Dans une discipline qui se délecte de la complexité et du manque de contact avec la réalité, quelqu'un comme lui ne peut pas bien faire. Toutefois, il convient de noter que si ceux qui ont stoïquement pris le taureau par les cornes se sont toujours fait encorner, leurs actions ont le plus souvent fini par leur donner raison.

Source : ArtReview

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vendredi, 10 septembre 2021

Le visage et la mort. Le projet planétaire que les gouvernements cherchent à imposer est radicalement impolitique

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Le visage et la mort. Le projet planétaire que les gouvernements cherchent à imposer est radicalement impolitique

par Giorgio Agamben 

Source : Quodlibet & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-volto-e-la-morte-il-progetto-planetario-che-i-governi-cercano-di-imporre-e-radicalmente-impolitico

Il semble que dans le nouvel ordre planétaire qui se dessine, deux choses, apparemment sans rapport l'une avec l'autre, soient destinées à disparaître complètement: le visage et la mort. Nous tenterons de déterminer s'ils ne sont pas liés d'une manière ou d'une autre et quelle est la signification de leur suppression.

Les anciens savaient déjà que la vision de son propre visage et de celui des autres est une expérience décisive pour l'homme: "Ce qu'on appelle "visage" - écrit Cicéron - ne peut exister chez aucun animal sauf chez l'homme" et les Grecs définissaient l'esclave, qui n'est pas maître de lui-même, comme aproposon, littéralement "sans visage". Bien sûr, tous les êtres vivants se montrent et communiquent entre eux, mais seul l'homme fait de son visage le lieu de sa reconnaissance et de sa vérité, l'homme est l'animal qui reconnaît son visage dans le miroir et qui y est reflété et se reconnaît dans le visage de l'autre. Le visage est, en ce sens, à la fois similitas, la similitude, et simultas, l'unité des hommes. Un homme sans visage est forcément seul.

C'est pourquoi le visage est le lieu de la politique. Si les gens ne devaient jamais plus rien faire d'autre que se communiquer des informations, toujours sur ceci ou sur cela, il n'y aurait jamais de véritable politique, seulement un simple échange de messages. Mais comme les hommes doivent avant tout communiquer leur ouverture, leur reconnaissance mutuelle dans un visage, le visage est la condition même du politique, le fondement de tout ce que les hommes disent et échangent.

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En ce sens, le visage est la véritable cité des hommes, l'élément politique par excellence. C'est en regardant le visage de l'autre que les hommes se reconnaissent et se passionnent l'un pour l'autre, percevant similitude et diversité, distance et proximité. S'il n'y a pas de politique animale, c'est parce que les animaux, qui sont toujours à découvert, ne font pas de leur exposition un problème, ils la subissent simplement sans s'en soucier. C'est pourquoi ils ne sont pas intéressés par les miroirs, par l'image en tant qu'image. L'homme, en revanche, veut se reconnaître et être reconnu, il veut s'approprier sa propre image, il y cherche sa propre vérité. Il transforme ainsi l'environnement animal en un monde, en champ d'une incessante dialectique politique.

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Un pays qui décide de renoncer à son propre visage, de couvrir partout le visage de ses citoyens avec des masques, est donc un pays qui a effacé toute dimension politique de lui-même. Dans cet espace vide, soumis à tout moment à un contrôle sans restriction, se déplacent désormais des individus isolés les uns des autres, qui ont perdu le fondement immédiat et sensible de leur communauté et ne peuvent échanger des messages qu'à un nom sans visage. Et comme l'homme est un animal politique, la disparition de la politique signifie aussi la disparition de la vie: un enfant qui ne peut plus voir le visage de sa mère à sa naissance risque de ne plus pouvoir concevoir de sentiments humains.

Non moins importante que la relation avec le visage est la relation de l'homme avec les morts. L'homme, l'animal qui se reconnaît dans son propre visage, est aussi le seul animal qui célèbre le culte des morts. Il n'est donc pas surprenant que les morts aient aussi un visage et que l'effacement du visage aille de pair avec l'effacement de la mort. À Rome, les morts participent au monde des vivants à travers leur imago, l'image moulée et peinte sur de la cire que chaque famille conserve dans l'atrium de sa maison. L'homme libre se définit donc autant par sa participation à la vie politique de la cité que par son ius imaginum, le droit inaliénable de conserver le visage de ses ancêtres et de l'afficher publiquement lors des fêtes communautaires. "Après les rites funéraires et d'enterrement, écrit Polybe, l'imago du mort était placée à l'endroit le plus visible de la maison dans un reliquaire en bois, et cette image est un visage en cire fait à l'exacte ressemblance de la personne, tant dans sa forme que dans sa couleur.

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Ces images n'étaient pas seulement l'objet d'une mémoire privée, mais le signe tangible de l'alliance et de la solidarité entre les vivants et les morts, entre le passé et le présent, qui faisait partie intégrante de la vie de la cité. C'est pourquoi ils ont joué un rôle si important dans la vie publique que l'on peut dire que le droit à l'image des morts est le laboratoire dans lequel se fonde le droit des vivants. C'est tellement vrai que ceux qui se sont rendus coupables d'un crime public grave ont perdu leur droit à l'image. Et la légende raconte que lorsque Romulus a fondé Rome, il a fait creuser une fosse - appelée mundus, "monde" - dans laquelle lui et chacun de ses compagnons ont jeté une poignée de la terre dont ils étaient issus. Cette fosse était ouverte trois fois par an et l'on disait que ces jours-là, les mains, les morts, entraient dans la ville et prenaient part à l'existence des vivants. Le monde n'est que le seuil par lequel communiquent les vivants et les morts, le passé et le présent.

On comprend alors pourquoi un monde sans visages ne peut être qu'un monde sans morts. Si les vivants perdent leur visage, les morts ne sont plus que des numéros, qui, réduits à leur pure vie biologique, doivent mourir seuls et sans funérailles. Et si le visage est le lieu où, avant tout discours, nous communiquons avec nos semblables, alors même les vivants, privés de leur relation avec le visage, sont, quels que soient leurs efforts pour communiquer avec des dispositifs numériques, irrémédiablement seuls.

Le projet planétaire que les gouvernements cherchent à imposer est donc radicalement impolitique. Au contraire, elle vise à éliminer tout élément véritablement politique de l'existence humaine, et à le remplacer par une gouvernementalité fondée uniquement sur le contrôle algorithmique. L'effacement du visage, la suppression des morts et la distanciation sociale sont les dispositifs essentiels de cette gouvernementalité qui, selon les déclarations concordantes des puissants, devra être maintenue même lorsque la terreur sanitaire sera atténuée. Mais une société sans visage, sans passé et sans contact physique est une société de spectres, et comme telle condamnée à une ruine plus ou moins rapide.

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Le Léviathan biopolitique

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Le Léviathan biopolitique

par Diego Fusaro 

Source : Diego Fusaro & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/del-leviatano-biopolitico

Beaucoup de gens se demandent pourquoi ils n'ont pas introduit sic et simpliciter l'obligation de vaccination, au lieu de la vile formule de chantage que constitue la fameuse "carte verte", comble de l'hypocrisie (Barbero a raison). Ma réponse est la suivante. Tout d'abord, parce qu'alors la responsabilité n'incombe pas à ceux qui vous veulent du bien, ni à ceux qui produisent le sérum, ni même à ceux qui ne vous forcent pas à vous vacciner, mais vous enlèvent simplement les alternatives d'une vie décente, vous empêchant de travailler et même de prendre le train.

En cas de conséquences négatives, lointaines ou non, la responsabilité doit être la vôtre et la vôtre seulement: personne ne vous a forcé. Mais cela ne suffit pas, il y a autre chose, non moins inquiétante. La deuxième raison est d'ordre exclusivement biopolitique: l'infâme carte verte de l'apartheid thérapeutique est le nouveau laissez-passer de l'avenir, la nouvelle carte avec laquelle non seulement ils contrôleront toujours et dans tous ses aspects l'humanité, mais aussi avec laquelle ils lui imposeront aussi toujours davantage de nouveaux droits/autorisations et toujours de nouvelles "mises à jour du système" qui seront posées comme nécessaires. Pour pouvoir bénéficier de droits fondamentaux, comme l'éducation ou les transports publics, il faudra prouver, carte en main, que l'on est toujours en conformité avec les mises à jour biopolitiques requises, parmi lesquelles les autorisations joueront un rôle décisif. En un mot, la tolérance accordée et la carte verte ne s'excluent pas mutuellement, comme si le fait d'octroyer la première (peut-être assortie de l'obligation) libérait alors de la seconde: au contraire, les autorisations globales, accordées à intervalles réguliers, et la fameuse carte verte forment un système et créent, dans leur union, une pierre angulaire de la nouvelle gouvernance biopolitique du Léviathan techno-sanitaire. Même lorsque tout le monde, et j'insiste sur ce "tout le monde", sera autorisé à agir par de bons ou de mauvais moyens, comme cela arrivera tôt ou tard, les sujets continueront à avoir la carte verte comme un laissez-passer obligatoire, comme un instrument de contrôle totalitaire. En bref, l'obligation ne chasse pas la carte verte, mais l'intègre. Bienvenue dans le capitalisme thérapeutique.

jeudi, 09 septembre 2021

La société méfiante qui ne pense pas et ne croit pas

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La société méfiante qui ne pense pas et ne croit pas

par Marcello Veneziani 

Source : Marcello Veneziani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-societa-diffidente-che-non-pensa-e-non-crede

Dans quelle "race" de société vivons-nous ? Je sais que la question est mal formulée car elle utilise le "mot interdit", mais il suffit d'un minimum d'intelligence pour en comprendre le sens. Quel malaise profond traduit la révolte contre la vaccination obligatoire et le "passeport vert", en dehors des raisons sanitaires qui la sous-tendent ? Nous vivons dans une société de peur, de méfiance et de ressentiment, et nous en portons tous les signes à des degrés divers. La peur et le terrorisme de la contagion ont également alimenté la peur inverse, celle du vaccin incognito, "expérimental".

La méfiance à l'égard des personnes à risque d'infection et de celles qui ne suivent pas les protocoles sanitaires a accru la méfiance spéculaire à l'égard des pouvoirs politiques, pharmaceutiques et sanitaires et de leurs adeptes. Et le ressentiment à l'égard de la "race maudite" des sceptiques et des rebelles aux prescriptions en matière de santé s'est transformé en une forme de ressentiment à l'égard des obligations, de leurs commissaires-priseurs et des agitateurs de drapeaux. C'est une spirale dont nous ne pouvons comprendre le sens si nous ne regardons que l'effet de la rébellion, sans nous interroger sur les motivations qui l'ont incubée et nourrie, jusqu'à ce qu'elle explose. La vérité est que les rebelles sont une minorité (et que les indisciplinés sont une minorité de la minorité), mais ils sont la partie émergée d'un iceberg beaucoup plus grand : parce qu'en plus des rebelles, il y a le public plus large des réticents, des sceptiques, des méfiants; même parmi ceux qui ont été vaccinés et ont un "laissez-passer vert".

Mais nous ne souhaitons pas revenir sur la question des vaccins et des passeports sanitaires ; nous voulons plutôt comprendre quel malaise pousse notre société à devenir la proie du ressentiment, de la méfiance, de la peur et de l'anxiété.

Ici, nous devons faire un saut supplémentaire pour entrer dans les profondeurs de l'agitation sociale et civile. Au-delà de la pandémie, nous sommes entrés depuis longtemps dans la société qui ne croit pas, qui ne pense pas, qui ne sait pas, qui n'aime pas sauf dans sa vie privée et qui a perdu la foi dans le monde, dans l'avenir et dans les classes dirigeantes.

Il fut un temps où l'on pensait qu'une fois les croyances dépassées, la société mature de la pensée autonome se développerait, remplaçant la foi par la raison, la certitude par la liberté, la dévotion par le sens critique. Au contraire, nous assistons ici à un résultat très différent: notre société qui ne croit pas est aussi une société qui ne pense pas, notre société qui n'a plus la foi, qu'elle soit religieuse ou politique, est plus exposée à la méfiance et à la défiance envers la raison et les guides.

Une fois que la dévotion populaire aux prétendues superstitions religieuses a disparu, le trou noir de l'ignorance s'est agrandi, tout comme le manque de volonté d'enquêter, de penser de manière critique et de porter des jugements indépendants. Les saints ont été remplacés par des gourous, après les prédicateurs sont venus les influenceurs, et une fois les institutions religieuses désertées, les gens s'en remettent aux superstitions de la toile mondiale. Ce qui s'est passé est un terrible mélange d'ignorance et de présomption: l'ignorance des sociétés dominées par la foi et l'autorité était au moins accompagnée d'humilité et de respect pour ceux qui savent, ont plus d'expérience et de culture. Aujourd'hui, cependant, tout le monde prétend juger de tout ; en raison d'un sens mal compris de la démocratie et de la souveraineté des citoyens, chacun se sent autorisé à juger les événements et les personnalités du fond de son ignorance. L'ignorance et l'arrogance se conjuguent pour claironner des jugements méprisants et des comportements conséquents au nom sacré de la liberté.

En bref, la perte de la foi, de la confiance dans l'autorité, s'est combinée avec la perte de la connaissance, avec le mépris de la culture, avec le rejet du savoir, ce qui est un chemin difficile, épineux, dans lequel se forment inévitablement des hiérarchies de compréhension. Une société ne peut vivre si elle ne croit en rien, si elle ne pense pas, si elle n'étudie pas, si elle ne respecte pas les différences, les rôles et les rangs de la connaissance.

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Un texte d'un philosophe à l'écart, Pietro Martinetti, mort en 1943, vient de sortir. Il s'intitule Il compito della filosofia nell'ora presente (= La tâche de la philosophie à l'époque actuelle) (éd. Comunità) et date d'il y a cent ans. Martinetti n'était ni catholique ni traditionaliste, il était plutôt proche du protestantisme. À l'époque du fascisme, il fut le seul philosophe universitaire à refuser de prêter serment d'allégeance au régime, en 1931, et à en subir les conséquences. La solitude de sa dissidence a magnifié sa figure et diminué celle de ses nombreux collègues devenus antifascistes à la chute du régime, mais qui étaient tous alignés à l'époque. Il est facile d'être antifasciste au beau milieu d'un régime antifasciste ; il fallait du courage, de l'amour de la vérité et de la dignité en tant que philosophe pour l'être lorsque le fascisme avait le pouvoir et le consensus.

Martinetti, bien que non croyant, écrit que pour le philosophe "la religion est la charnière de la vie" et que "la vie morale n'a de fin et de véritable consistance que dans la conscience religieuse". Il définit ensuite la société comme "un organisme spirituel dont le but et l'idéal sont l'unité harmonieuse de toutes les volontés dans une vie commune". Vous rendez-vous compte de l'abîme qui nous sépare aujourd'hui de sa vision? Bien sûr, le philosophe regarde ce qui devrait être, l'idéal, et perd de vue "la réalité effective", comme dit Machiavel. Mais le plus décourageant, c'est que les philosophes, les penseurs et les intellectuels eux-mêmes ont perdu l'idéal sans avoir gagné le réel; et s'ils font allusion à une quelconque dissidence, comme ce fut le cas sur la question du covid, ils sont raillés et censurés. Selon Martinetti, l'art, la philosophie et la religion sont les moyens de générer l'union sociale et spirituelle et de s'élever du fini à l'infini.

D'où la question, avec une amertume découragée: dans quelle "race" de société vivons-nous, qui a cessé de croire et de penser, qui est devenue inculte, rancunière et présomptueuse? Et si "la tâche de la philosophie à l'heure actuelle" était de repenser la société en tant qu'organisme spirituel et la philosophie en relation avec le sacré et le destin, sur un chemin qui entrelace croire et penser, connaître et aimer? Mission impossible, mais nécessaire.

mercredi, 08 septembre 2021

La technosphère et la noosphère de la Terre

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La technosphère et la noosphère de la Terre

Par Dmitry Orlov

Source Club Orlov

Dans mon livre de 2016 « Réduire la technosphere« , j’ai décrit la technosphère comme une intelligence émergente mondiale non humaine dirigée par une téléologie abstraite de contrôle total, une machine en réseau avec quelques pièces mobiles humaines (de moins en moins nombreuses chaque jour), totalement dépourvue de tout sens moral ou éthique (mais habile à utiliser la moralité et l’éthique à des fins de manipulation). La technosphère peut vous maintenir en vie et vous offrir un certain confort si elle vous trouve utile, mais elle peut tout aussi bien vous tuer, ses technologies meurtrières étant parmi les plus avancées. J’ai fait valoir que nous devrions nous efforcer de réduire la technosphère, non pas en l’éliminant complètement, car cela entraînerait la mort de milliards de personnes, mais en la maîtrisant et en devenant son maître plutôt qu’elle ne soit notre maître.

51Ylnnb1XcL._SX332_BO1,204,203,200_.jpgMon livre a défini la moitié du problème, mais en se concentrant sur la seule technologie, il a ignoré l’autre moitié en plaçant hors de portée une question importante : qu’est-ce qui motive la totalité de l’activité humaine ? Oui, la technosphère ne se soucie pas particulièrement de savoir si nous vivons ou mourons. Si nous devons réduire la technosphère, dans quel but ? La technosphère est puissante, et se battre contre elle requiert une certaine dose d’héroïsme et d’abandon sauvage. Mais qu’est-ce qui doit nous motiver à devenir des héros – la peur de la mort ? Eh bien, la peur n’a jamais produit de héros. Pourquoi essayer d’être un héros si la simple lâcheté peut produire des résultats similaires ?

Ce qui peut contrôler et réduire la technosphère, ce n’est pas vous ou moi et nos efforts dérisoires et pathétiques, mais des forces culturelles et civilisationnelles qui échappent à notre contrôle. Pour les comprendre, nous devons d’abord admettre que rien n’est hors de portée. Nous devons commencer par examiner la variété des mythologies religieuses qui servent de base à la plupart des motivations humaines. Certaines d’entre elles limitent la technosphère de manière délibérée, tandis que d’autres la laissent se déchaîner. Ces mythologies, ainsi que tout ce qui est construit au-dessus d’elles, constituent la noosphère de la Terre, que je vais tenter de décrire.

Le monde a sensiblement changé au cours des années qui se sont écoulées depuis que j’ai publié ce livre, notamment dans le sens d’un contrôle total de la technosphère sur nos vies. Une grande partie de la population mondiale se voit maintenant donnée des ordres, souvent apparemment au hasard, injectée des concoctions expérimentales aux conséquences à long terme inconnues, forcée de s’isoler et de porter des masques. Un certain virus respiratoire, qui n’est pas particulièrement mortel et qui est probablement artificiel, a fourni une excuse commode pour masquer les évolutions désastreuses de la disponibilité et de l’accessibilité des combustibles fossiles. Dans de nombreuses régions du monde, les libertés humaines fondamentales se sont pratiquement évaporées : les gens vivent désormais dans un panoptique, observés et surveillés en permanence pour détecter tout signe de désobéissance par leurs ordinateurs et leurs smartphones, par des caméras de sécurité omniprésentes, et leur discours public censuré par des algorithmes d’intelligence artificielle. Il semblerait que nous vivions désormais dans une anti-utopie technologique qui surprendrait à la fois Orwell et Huxley. La technosphère semble avoir gagné ; à partir de 2021, rien ne l’empêchera de mettre sur la touche les sages et les vieux, de laver le cerveau des jeunes et des idiots et de remplacer les humains par des gadgets.

les-cinq-stades-de-l-effondrement.jpgCe que je proposais dans ce livre n’a pas fonctionné, mais j’ai depuis appris suffisamment de choses pour essayer de résoudre le problème, du moins du point de vue d’une meilleure compréhension. Pour ce faire, nous devons d’abord faire un zoom arrière et replacer le concept de technosphère dans son contexte. La technosphère n’est qu’un aspect d’un schéma intellectuel plus vaste créé par le scientifique russe Vladimir Vernadsky, une sommité de la science du 20e siècle qui a fondé des disciplines scientifiques entièrement nouvelles – la biochimie et la radiogéologie – et a été l’un des fondateurs de la minéralogie et de la géochimie génétiques. Aucun des autres scientifiques du XXe siècle n’a pu se comparer à lui dans l’étendue de ses connaissances. L’apogée de sa créativité a été son enseignement sur la biosphère, résultat de la synthèse d’idées et de faits provenant de dizaines de branches différentes des sciences naturelles. Vernadsky était un élève de Dmitry Mendeleïev, qui, avec son invention de la table de Mendeleiev, a fondé la chimie moderne. Vernadsky était à son tour le professeur d’Igor Kurchatov, le scientifique nucléaire qui, entre autres, a fourni à l’URSS la dissuasion nucléaire qui l’a sauvée de l’anéantissement par les États-Unis, qu’elle prévoyait de réaliser dans les années qui ont suivi le bombardement atomique réussi du Japon.

Ces phares brillants de la science mondiale ont été résolument ignorés par l’Occident. La contribution de Mendeleïev étant impossible à ignorer, son tableau fut timidement rebaptisé « tableau périodique des éléments », tandis que Vernadsky est à peine mentionné. Pourtant, c’est Vernadsky qui a fourni le meilleur cadre conceptuel pour comprendre la vie sur Terre et la place qu’y occupe l’humanité, bien mieux que le théologien amateur qu’est James Lovelock, qui a créé une Gaia entièrement imaginaire et, dans sa dernière version, prétendument vengeresse. Mais Gaïa est politiquement utile en menaçant de déchaîner sa douce vengeance sur quiconque ose tracer des empreintes de carbone sur le tapis de son salon.

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Examinons le modèle de Vernadsky, qui englobe à peu près tout ce qui devrait nous préoccuper. Sans entrer dans les détails, la Terre est une boule avec un noyau de fer solide entouré d’un manteau de roches silicatées fondues ou semi-fondues sur lequel flotte une fine croûte composée d’éléments plus légers qui constituent le fond des océans et les îles et continents que nous habitons. Les réactions de fission nucléaire au sein de la Terre génèrent de la chaleur qui est dissipée par le volcanisme, le mouvement des plaques tectoniques et le réchauffement des océans du bas vers le haut. Il est amusant de constater que les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), motivés par leur programme, ont constamment raté le plus simple des tests en sciences de la Terre, affirmant que la fonte des glaciers entraînera une élévation du niveau des mers, sans remarquer que les terres sur lesquelles reposent les glaciers et les fonds marins que leur eau de fonte pousserait vers le bas sont à flot. Si la glace terrestre fond et s’écoule dans les océans (un processus qui prendrait jusqu’à un million d’années), les tremblements de terre provoqueraient l’élévation de la terre et l’abaissement du plancher océanique, annulant ainsi l’effet.

La biosphère (terme inventé par Vernadsky) est une sphère située entre les couches supérieures de la croûte terrestre et les parties inférieures de la stratosphère, où se trouvent tous les êtres vivants, tandis que les zones situées au-dessus et au-dessous sont entièrement dépourvues de vie. Mais ce n’est pas tout ce qui se passe. Depuis l’évolution de l’Homo sapiens, la biosphère a été de plus en plus transformée par les effets de deux autres entités sphériques. La noosphère (du grec nöos, connaissance ou sagesse) est une sphère de la connaissance humaine. La noosphère est ce qui rend l’Homo sapiens sapiens. Il y a aussi la technosphère (également une invention de Vernadsky), qui englobe la panoplie toujours plus grande d’astuces techniques à la disposition de tous les Homo sapiens, quelles que soient leurs différences noosphériques, et qui a de plus en plus développé un esprit primitif et un agenda qui lui est propre.

Pour la biosphère comme pour la noosphère, la diversité est essentielle. Bombardez la Terre d’astéroïdes ou de bombes nucléaires, recouvrez-la de cendres volcaniques provenant d’éruptions volcaniques, modifiez subtilement la chimie de son atmosphère en brûlant tous les combustibles fossiles que vous pouvez trouver – et elle finira par rebondir, car une fois la poussière retombée, certains organismes qui étaient auparavant tapis dans l’ombre remonteront des profondeurs de l’océan ou ramperont hors d’une crevasse et évolueront pour occuper chaque nouvelle niche disponible. Il en va de même pour la noosphère : un certain ensemble de mythes (capitalisme, communisme, socialisme, démocratie, progrès, catastrophisme climatique, valeurs humaines universelles, etc.) peut prospérer pendant un certain temps, puis périr, et d’autres mythes, peut-être plus récents, mais très probablement plus anciens, sortiront de l’ombre et prendront leur place.

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Si vous pensiez que la noosphère englobe ce que vous connaissez ou considérez comme des connaissances communes dans un sens officiellement reconnu au niveau international, vous auriez probablement tort. La noosphère est une pile qui comprend les relations sociales, les traditions politiques, l’histoire, la langue, les coutumes et les lois locales, les traditions, les observances religieuses et, à sa base, les mythes religieux qui donnent un sens à la vie. Allez voir une personne au hasard et demandez-lui : « Quel est le but de votre vie ? » Si la réponse est du type « Travailler et s’amuser avec les autres », « Devenir riche et coucher avec des tas d’inconnus » ou « Gagner suffisamment pour nourrir ma famille », alors l’Homo sapiens auquel vous vous adressez n’est peut-être pas particulièrement sapiens, puisque les mêmes motivations peuvent animer un singe, un éléphant, un pingouin ou même un termite. Une réponse plus intéressante serait plutôt du type « Ne faire qu’un avec mon animal spirituel » ou « Entrez dans le royaume des cieux » ou « Brisez le cycle de la mort et de la résurrection en atteignant le nirvana ».

Malgré leur grande diversité, les mythes qui servent d’éléments fondateurs de la noosphère peuvent tous être classés dans des catégories identifiées par un membre de l’ensemble suivant : {NULL, 0, 1, 2, 3}. Ces identificateurs indiquent les mythologies athées, polythéistes, monistes, dualistes et trinitaires. Ces nombres n’obéissent pas aux lois de l’arithmétique mais se comportent de la manière suivante, contre-intuitive et non évidente :

  • Athée : NULL est NULL
  • Polythéiste : 0 = ∞
  • Moniste : 1≠1
  • Dualiste : 1+1=1
  • Trinitaire : 1+1+1=1

La semaine prochaine, nous examinerons chacun de ces cas.

Dmitry Orlov
 

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Il vient d’être réédité aux éditions Cultures & Racines.

Il vient aussi de publier son dernier livre, The Arctic Fox Cometh.

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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mardi, 07 septembre 2021

Pour une critique de la raison libérale

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Pour une critique de la raison libérale

Giovanni Sessa

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/per-una-critica-della-ragione-liberale.html 

Au-delà du nihilisme et du politiquement correct

Le monde dans lequel nous vivons est littéralement "hégémonisé" par la perspective libérale et le capitalisme. Certes, par rapport aux années 1970, un pessimisme généralisé traverse la vie contemporaine, alimenté par la crise de 2008, et aujourd'hui amplifié par la pandémie de Covid-19. Nombreux sont ceux qui pensent que le "système libéral" est arrivé à son terme. Nous vivons une phase de lente disparition de cette idéologie, même si les adversaires du libéralisme ont du mal à envisager un avenir différent du présent axé sur la pensée utilitariste. Une exploration théorique de la "raison libérale" peut être utile. C'est ce que fournit un livre du chercheur Andrea Zhok, basé à Trieste, Critica della ragione liberale. Una filosofia della storia corrente, récemment publié par Meltemi (pour les commandes : redazione@meltemieditore.it, 02/22471892, pp. 374, euro 22.00). Le volume reconstruit de manière organique la genèse du libéralisme, en arrivant à l'exégèse de son devenir dans le monde contemporain.

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Andrea Zhok.

L'interprétation de l'érudit est transpolitique, car il s'agit d'une histoire philosophique. Zhok questionne deux composantes inextricablement présentes dans le parcours humain: la motivation et la détermination. La première sphère est liée aux besoins et aux volontés des personnes, la seconde est donnée par les conditions dans lesquelles elles se trouvent à agir: " Dans l'histoire, les déterminations ne sont jamais des causes nécessaires [...] mais circonscrivent des espaces de plus ou moins grande possibilité" (p. 14), ce qui implique qu'il est possible d'exploiter des espaces politiques apparemment inaccessibles. La théorisation de la "fin de l'histoire" (Fukuyama), conçue après l'effondrement de l'Union soviétique, partait du constat que la démocratie libérale capitaliste était indépassable dans la mesure où elle était fondée sur: " la confluence de deux instances [...] d'une part la recherche de l'efficacité, d'autre part la recherche de la reconnaissance mutuelle entre les individus " (p. 17). Cette certitude a aujourd'hui disparu.

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Pour Foucault, au contraire, le libéralisme n'est pas une théorie politique cohérente, car il s'est établi en termes de praxis gouvernementale. Les orientations du libéralisme classique, selon lui, se sont développées après la seconde guerre mondiale en deux filons: l'ordolibéralisme et le néolibéralisme. Au centre de ces choix, la biopolitique entendue comme: "une politique économique qui prend possession de la vie humaine et de ses expressions" (pp. 20-21). Il est toutefois possible d'identifier les deux principales caractéristiques du "libéralisme historique": 1) l'individualisme normatif et axiologique évident; 2) la vision de la société structurée autour de l'échange économique.

L'imposition de la raison libérale doit être lue conjointement avec l'essor du capitalisme. Tout a commencé avec la révolution industrielle anglaise, dans laquelle les exigences philosophiques de Hobbes, Locke et Smith ont trouvé une synthèse, autour de trois axes principaux: la légitimation de l'action individuelle, la création d'une pratique monétaire efficace et la révolution technico-scientifique, soutenue par le capital social et institutionnel, c'est-à-dire par un État national solide. Zhok fait remonter les conditions préalables du libéralisme moderne au monde antique, notamment à l'affirmation de la constitution cognitive individuelle qui faisait de l'homme, à travers des formes alphabétiques simples et souples, un sujet réfléchi, capable de se percevoir comme autre que la communauté. L'accélération décisive de ce processus a eu lieu en 1455, avec l'invention de l'imprimerie à caractères mobiles et, par la suite, avec la Réforme protestante. Dans la Réforme, "l'âme individuelle est littéralement élevée sans médiation dans la présence de Dieu" (p. 36).

51Y-VFI-f9L._SX332_BO1,204,203,200_.jpgLa science moderne galiléenne, réduisant la nature à une dimension purement quantitative, l'a rendue compréhensible par la mathématisation: cela a ouvert la porte à la manipulabilité technique; "Le monde devient [...] un "grand objet" placé par un sujet divin, qui est cependant aussi immédiatement sorti du tableau" (p. 41). Un rôle important a été joué par la numération indienne, introduite en Europe par les Arabes au XIIe siècle, qui a adopté un alphabet numérique de dix chiffres seulement, sans oublier la naissance de la monnaie virtuelle lors de la création de la Banque d'Angleterre en 1695 (privée, bien sûr). Le marché libéral est né de la fusion de deux sphères différentes, le marché local et le commerce international, développée par la monarchie anglaise. Hobbes se contente de donner une unité philosophique à ce qui a émergé de la science et lit la nature comme: "le lieu des relations mécaniques entre les corps en mouvement" (p. 62), en pensant la liberté comme une simple absence de contrainte extérieure. Son état de nature est le lieu du conflit perpétuel, dont nous sortons en déléguant la liberté individuelle à l'État absolu. Pour remédier à cette solution, qui n'est pas du tout libérale, Locke pose les trois droits naturels inaliénables: l'autoconservation, la liberté et la propriété. Ce dernier point est indiscutable, puisque la première propriété de chacun d'entre nous est le corps, qui doit pouvoir agir librement.

La tolérance et la division des pouvoirs sont le résultat, pour Locke, de la délégation partielle à l'État du droit à la liberté. Dans tous les cas, l'individu et ses droits restent, même pour lui, prioritaires par rapport au bien commun. Smith irait jusqu'à soutenir, en utilisant la main invisible du marché, que la poursuite de l'intérêt privé (le vice, selon l'éthique ancienne) est capable de produire le bien commun (la vertu). Si au XVIIIe siècle, les acquis du libéralisme étaient jugés comme des progrès, au cours de l'histoire ultérieure, la raison libérale s'est "solidifiée". Cela se manifeste dans la réalité contemporaine par le politiquement correct, qui marque les limites de ce qui peut être légitimement pensé.

Zhok nous rappelle que quiconque souhaite remettre en cause les principes fondateurs de la raison libérale subit la reductio ad Hitlerum. De plus, la religion des droits de l'homme, dont la théorie du genre fait désormais partie intégrante, a fait perdre de vue "tout intérêt collectif" (p. 266), car elle est centrée sur les droits de l'individu, d'un individu éminemment narcissique, dont le monde intérieur, vidé de son sens, est éphémèrement rempli par la poursuite des marchandises et du novum qu'offre le marché.

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Le "totalitarisme" libéral fait preuve d'une extraordinaire capacité d'auto-sauvetage: il soulève des oppositions théoriques qui restent internes au système. C'est le cas, dit Zhok, des philosophies postmodernes françaises: "Il est essentiel d'observer comment cette tendance anti-holiste [...] est une incarnation parfaite de l'individualisme libéral classique, et est facilement métabolisée par la dynamique du marché" (p. 285). Il identifie Nietzsche comme le père de ce courant de pensée. Nous ne partageons pas ce jugement, puisque chez Nietzsche la référence paradigmatique au classicisme est évidente, comme antidote à la rhizomatique moderne.

L'auteur souligne qu'une "sortie sûre" de la société liquide ne peut être appréhendée que dans une perspective "socialiste". Nous pensons que cela ne doit pas se référer au marxisme, mais à un "socialisme" capable de se conjuguer avec la pensée de la Tradition, capable de jouer un rôle de frein à l'excès, quintessence de la "raison libérale".

Le sujet radical d'Aleksandr Douguine

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Le sujet radical d'Alexandre Douguine

par Giacomo Maria Prati

(2021)

Ex: https://legio-victrix.blogspot.com/2021/08/giacomo-maria-prati-o-sujeito-radical.html#more


L'obscurité russe est unique,
c'est la seule qui puisse être consacrée.
L'obscurité russe, maternelle et prophétique.

(Alexandre Douguine, Il Soggeto Radicale, AGA Edizioni)

Le mythe grec et le post-nietzschéisme, les images orphiques et la littérature russe, les visions apocalyptiques, Hegel, les hyperboréens, Aristote, l'orthodoxie, Nicolas de Cues, Massimo Cacciari, Evola, le chamanisme présocratique, l'alchimie, Heidegger et bien d'autres choses encore dans une vision de l'humanité unique et organique et en même temps projetée dans un futur proche. Comment cela est-il possible? Comment faire tenir ensemble des espaces aussi vastes de pensée, de mythe et de méditation? Comment revenir à une philosophie de l'homme et du cosmos après la "mort de la philosophie" post-heideggerienne et sa désarticulation en mille courants parascientifiques et sectaires: philosophie des sciences, philosophie du langage, philosophie sociologique, etc. Avec Aleksander Dugin, nous assistons à ce prodige historique sans précédent: le retour de la grande philosophie, c'est-à-dire de la philosophie dans ce qu'elle a de plus universel, de plus cosmique et de plus pérenne, la philosophie comme pensée de la totalité, de l'origine et comme méditation supratemporelle.

Ce n'est peut-être qu'en Russie et par un Russe qu'une nouveauté aussi surprenante était possible, qui contredit à la fois la "fin de l'histoire" dans l'assujettissement au modèle socio-économique prédominant et la pseudo-fatalité d'une pensée simplement dialectique, conflictuelle et fragmentaire, adaptée à un choc complémentaire et permanent des civilisations. Essayons, même si ce n'est pas facile, une synthèse de sa pensée philosophique contenue dans son dernier livre, le plus important publié récemment en Italie, afin de comprendre un peu ce qu'il entend par "sujet radical".

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Nous pouvons commencer par dire que la philosophie de Douguine présuppose et se réfère à une "philosophie de l'Être". Cette option très délicate en soi semble déjà remarquable de nos jours. D'autant plus que Douguine la prend dans le cadre d'un scénario existentiel et social perçu de manière post-nietzschéenne, et d'autant plus que le "retour à l'Être" n'est pas mené de manière académique, abstraite et cérébrale, dans une sorte de néo-Heideggerisme à la mode, mais est "vécu" entre l'orthodoxie antérieure à Pierre le Grand, la récupération de la meilleure pensée cosmique présocratique et alchimique et le dépassement actif du post-nietzschéisme lui-même.

Pour comprendre cela, il est nécessaire de revenir à sa tripartition initiale des temps plus récents entre traditionnel/moderne/postmoderne. Cette tripartition, superficiellement rejetée en notre Occident sans perspicacité, est prise par Douguine plutôt dans un sens ontologique-anthropologique et paradigmatique et pas seulement, donc, dans un sens historique et herméneutique. "Traditionnel" comme "organique", unitaire, vivant, sacralisé et sacralisant. "Moderne" comme processus progressif de destruction de la tradition et "postmoderne" comme processus de destruction (comme une fin en soi, autoréférentielle) également du moderne et de ses mythes de progrès, de développement et d'humanisation. En pratique, le postmoderne est le suicide du moderne, la mort de l'homme après la "mort de Dieu". La fin du temps, la fin du sens.

Douguine réagit précisément contre cette situation anthropologique-conscientielle par un rejet radical des résultats de ces trois déclinaisons de la vie: rejet du pré-moderne comme simple nostalgie de formes et de canons qui ne sont plus vécus ou vivables, rejet du moderne comme imposition idéologique et standardisation, et rejet du post-moderne comme annulant et aliénant la "non-pensée". Cette approche semble totalement inédite. Accepter la leçon de Nietzsche et aussi persister pleinement dans son "grand mépris" et son rejet de "l'homme-puce", "le dernier homme". Dépasser le mythologisme nietzschéen lui-même, qui est excessivement individualiste, solipsiste et expérimental.

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Douguine apparaît aujourd'hui comme le seul héritier cohérent et authentique d'un noyau essentiel de la voie nietzschéenne: disciple du grand refus, de la pensée cyclique, du retour de l'Être, mais un Être non pas hétéronome, non pas aliénant et rationalisant, mais, au contraire, mythologisant et resacralisant. Un Être "diffus", intérieur, autonome, accessible de manière chamanique, alchimique, théurgique, par le biais d'une "action contemplative", d'une sagesse archétypale. Un autre des nœuds décisifs de son raisonnement est donné par une belle image géophilosophique tirée de Nicolas de Cues (mais également présente chez Leonardo et Athanasius Kirker) où un triangle équilatéral de lumière croise totalement un triangle équilatéral d'ombre. Une interpénétration réciproque.

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Le triangle lumineux est réduit, dans l'ère postmoderne, à un seul point infinitésimal, tandis que tout l'espace est donné par l'obscurité indifférenciée du postmoderne triomphant, visualisée sur la face inférieure du triangle noir. Le temps de la fin du temps, de la fin du sens, de toute valeur et de toute utilité. Cette image iconique nous fait comprendre comment les nombreuses âmes d'une philosophie de l'Être reviennent proches et semblables au point lumineux presque invisible au sein de l'actuelle "obscurité et désert spirituel", si dense qu'elle n'est même pas comprise comme telle.

Douguine récupère le sens gréco-russe de l'holos, du tout, du vivant, où, maintenant, est titanesquement ouverte une fissure mince mais puissante entre la résurgence du pré-moderne (mythes, inconscient, archétypes, énergies vitales) et la tentative du post-moderne de manipuler et d'instrumentaliser cette résurgence, la déresponsabilisant, l'exploitant de manière parasitaire, jouant avec elle.

Le sens de la vie comme tragédie, comme drame, comme travail, revient avec Douguine en grande profondeur. Epos, art, vision et philosophie reviennent unis comme chez Héraclite, Anaximène et Empédocle. La philosophie de Douguine semble libérée de l'abstraction et de l'individualisme de l'existentialisme autant que du technocratisme du rationalisme et du scientisme. Douguine récupère et reformule le sens de la duplicité de l'essence contre tout occamisme et nominalisme.

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Ceci est conforme à la métaphysique scolastique, selon laquelle l'homme n'est pas une monade solitaire, mais une unité organique d'une duplicité âme/corps. À cette duplicité, Douguine ajoute la dimension de l'Esprit, une tripartition déjà présente chez saint Paul, et à cette tripartition un Cosmos conçu comme un organe vivant, une œuvre alchimique, imbriqué dans l'homme. La lecture de The Radical Subject semble être une opération presque magique, comme un voyage dans un labyrinthe, un chemin initiatique qui traverse de grands paysages et de vastes images qui apparaissent comme des paraboles narratives d'une transvaluation performative du langage et de la conscience. La première partie du discours concerne le postmoderne comme une sphère anthropo-ontologique, un mur de caoutchouc qui liquéfie et euthanasie l'esprit, tant individuel que des peuples et des cultures.

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La deuxième partie traite des faux mythes postmodernes en tant que phénomènes de "magie sociale", en termes d'espaces mentaux et de "champs de force". Une troisième phase du discours prend la forme d'une illustration des dynamiques archétypales (à la Durant) typiques de la Russie profonde, mais présentant en même temps un souffle universel. Au cœur du livre se trouve le concept de "sujet radical", qui "s'auto-révèle" comme quelque chose de beaucoup plus qu'un concept, même s'il est similaire à une idée limitative, à un grand paradoxe, qui s'oppose totalement, simplement par son apparence, à la "grande parodie" qu'est le postmoderne en tant que paradigme ontologique-évolutif.

Le "sujet radical" peut être comparé à Atlas, le titan condamné à soutenir le monde. Mais un Atlas qui ne sent plus un monde au-dessus de ses bras, mais seulement des débris de lumière et qui refuse de continuer à le soutenir. Un Atlas qui croise ses bras, dans le noir. Au cœur d'une obscurité diurne, où le souvenir de la lumière est sur le point de disparaître de lui-même, dans une indifférenciation générale et généralisante. Nous pouvons le comparer à l'étymologie du terme substance: sub-stantia, c'est-à-dire ce qui contient le réel en dessous, c'est-à-dire la racine la plus profonde de l'être humain, le noyau in-divisible et individué de l'individu humain. Là où l'objet (ob-jectum) et le sujet (sub-jectum) se rencontrent dans une unité abyssale primordiale. Quelque chose comme l'individu absolu d'Evola.

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Le sujet radical comme voie héroïque, verticale, chamanique, d'accès total et instantané à la transcendance et à la métaphysique, mais "de l'intérieur" et "en dedans". À travers le sujet radical (de "racine", donc central, et non "radical" au sens d'"extrémiste"), Douguine dépasse la pensée de Nietzsche comme le grand paradoxe d'un humanisme extrême qui rejette le "trop humain" et doit en même temps le dépasser.

Le sujet radical semble être la visualisation du "grand mépris" de Zarathoustra: une réalité très concrète mais aussi paradoxale, extrême seulement parce qu'elle apparaît dans l'extrême de la dissimulation des dimensions spirituelles humaines. Une réalité qui est racine mais toute verticale et tellement verticale qu'elle transcende les "multiples états d'être" guénoniens dans un rapport actif, expérimental et héroïque avec le sacré et le transcendant. La seule chose qui reste sacrée malgré sa persistance dans un monde totalement désacralisé.

Douguine a été le premier à dépasser Nietzsche et Evola lui-même. C'est la perspective révolutionnaire de Douguine sur toute forme de traditionalisme: il refuse de retourner dans le passé et voit le temps dans la logique d'un Aiòn apocalyptique et co-présent. Une dimension d'im-plication, ou plutôt de stase, entre la conclusion du rebobinage du rouleau du temps et le début d'un nouveau déroulement. Le sujet radical est ce nouveau temps, latent et enceint dans le "non-temps" postmoderne. L'instance d'un tel "sujet", non personnaliste et non individualiste, mais irréductible, entraîne une instance parallèle d'"auto-sacralisation", de catabasis individuelle.

Le sujet radical apparaît lorsque la kénose de l'Homme atteint son point culminant, l'abîme de sa mort résultant de la mort de Dieu, semblable à la kénose du Christ Fils de Dieu dans son Incarnation et sa Croix. Le sujet radical comme oméga de l'alpha donné par la sortie du Paradis terrestre. Un retour au centre. Un centre presque non visible, mais existant, pensable et habitable, au centre d'un Être caché et déformé, mais persistant. En cela aussi, la pensée de Douguine semble très grecque, très archaïque, alchimique et chamanique.

Comme pour les Grecs anciens, pour Douguine aussi l'"ultime" est ce qui semble le plus intéressant, décisif et résolutif. Sa philosophie peut également être définie comme une "philosophie du temps et de la fin". Le "jusqu'à quand ?" comme une question sur l'Être, comme une pro-vocation à et de l'Être. Philosophe de l'eskaton et du Feu, maieuta d'un nouvel Aeon. De nombreuses âmes reviennent et trouvent dans son discours une nouvelle perspective et une nouvelle place. L'une des parties les plus évocatrices et efficaces de sa pensée concerne l'illustration d'images trans-valoratives de l'obscurité et de la nuit. De la nuit arctique à la nuit russe. De la nuit des mythes grecs, pélasgiques et orphiques à la nuit biblique et propre de la liturgie de l'orthodoxie à la Kabbale hébraïque, citée, Douguine opère une véritable "initiation" nocturne qui réagit à la "nuit diurne" stérile, inconsciente et passive qu'est la postmodernité par une nuit du mythe, maternelle et féconde.

Comment gagner la "bataille du sens" au sein et au cœur du même champ de bataille du néant. Une théologie qui est également très jeune, ainsi que négative, dans la mesure où assumer la nuit dans sa totalité et sa plénitude signifie être encore conscient de la lumière. L'image-signe placée au sommet de ce parcours sapientiel se présente dans l'image du "soleil de minuit" comme le "double" cosmique du sujet radical, sa référence miroir et non une simple allégorie. Une image déjà présente dans l'alchimie (dans le splendor solis du XVIe siècle) et dans le "soleil noir" spéculaire de De Chirico.

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Après Hegel et après Evola, une instance totale, productive à la fois d'une théorie et d'une phénoménologie, n'était plus apparue dans la philosophie. Le sujet radical, dans son apparition même, génère de jure de nouveaux scénarios et de nouvelles voies, comme un alchimiste transforme radicalement une matière vile et grossière en captant d'autres essences dans les profondeurs, atteignant la limite de la conjonction entre matière, structure et esprit. Un nouveau mot: catalyser, réagir. Un Homo Novissumus, le sujet radical, mais libéré des incrustations idéologiques de la modernité et de son suicide post-moderne, dans la mesure où il est ouvert, intérieurement, à la transcendance et à la métaphysique, à travers une voie opérative, théurgique, chamanique, "héroïco-mythogonique".

Un nouveau temps "d'attente présente" qui tue et rejette le kronos comme divertissement et manipulation et le flux sauvage et primordial du futur vers un présent-Parusìa. L'un des exemples les plus fascinants de l'habileté de Douguine à décliner les archétypes se trouve lorsqu'il parle de sa chère Russie comme d'une épiphanie de l'archétype "terre" et de la terre comme archétype, principe actif et subtil. Nous apprécions ici la capacité de Douguine à transformer le particulier en universel et à voir l'infini dans le fini. Avec une grande cohérence et une grande sensibilité, en effet, l'écrivain russe reprend la pensée cosmique présocratique de Xénophane dans son identification de la Terre comme première matrice du cosmos où l'eau vient de la Terre, l'air de l'eau et le feu de l'air.

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Une vision qui est aussi absolument platonicienne et plotinienne en voyant le corps enveloppé par l'âme, qui à son tour est enveloppée par l'Esprit, comme dans les fuseaux des huit sirènes célestes du dixième livre de la République. La Russie devient ainsi une catégorie universelle, une dimension de l'Esprit, précisément à travers son unicum spécifique. Une reformulation métaphysique et ontologique de la géopolitique archétypale de Carl Schmitt. Une démonstration de plus du fait que c'est dans le mythe et par le mythe que la philosophie peut renaître et que l'idéologie, toute idéologie, peut disparaître complètement. Le sujet radical est un nouveau mythe qui a tous les traits des mythes grecs les plus anciens: il n'a toujours pas de visage, presque pas de narration sinon liminale et approximative, comme dans Némésis, comme dans Ananke. Et comme tous les grands mythes, cependant, il semble déjà être performatif, il agit déjà, même si c'est en silence, même si c'est implicitement et indirectement. Il montre déjà en lui-même l'éclat du logos et de l'epos qui se déplace dans tous les grands et vrais mythes. Et ne le qualifions pas d'"archimoderne" car Douguine rejette également cette catégorie hybride et transitoire, dans laquelle il reconnaît à son tour beaucoup de Poutine comme emblème, notamment en politique intérieure !

Douguine se passe de commentaires et sa pensée semble tétragone à tout réductionnisme et catégorisation, heureusement pour lui et pour ceux qui veulent vraiment le connaître !

vendredi, 03 septembre 2021

La fin de l'histoire : repenser le présent comme historicité

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La fin de l'histoire : repenser le présent comme historicité

Diego Fusaro

Ex: http://adaraga.com/el-fin-de-la-historia-volver-a-pensar-en-el-presente-como-historicidad/

Dans le cadre d'un régime temporel qui, marqué par le fanatisme de l'économie, doit se penser comme éternel, irrémédiable et, finalement, comme la fin de l'histoire, il ne peut y avoir de place pour la dimension du futur, pour la praxis transformatrice, pour la catégorie ontologique de la possibilité et pour le plan de l'historicité.

C'est pourquoi la logique idéologique actuelle dans laquelle se condense l'esprit de notre temps doit continuellement diaboliser ces quatre déterminations mutuellement innervées: afin que l'éternel présent du capital, imparfait mais inéluctable, inéluctable et sans histoire, s'impose sur le plan imaginatif, et soit ainsi compris non pas comme le produit d'un faire temporellement déterminé et toujours reprogrammable, mais comme une condition naturelle éternelle hors de laquelle aucun exode ne peut être prévu.

La fin de l'histoire, le sentiment de la nécessité absolue de tout, l'omniprésence du présent, le sentiment frustrant d'impuissance sont les caractéristiques les plus saillantes de la constellation idéologique actuelle. Après avoir fait le requiem de la dialectique, il était nécessaire de faire aussi le requiem de l'historicité, étant donné la relation symbiotique entre les deux.

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L'ordo oeconomicus de la phase historique actuelle se caractérise par son caractère absolu-totalitaire, parce qu'il a saturé le monde (en le totalisant tant au niveau réel que symbolique) et a ainsi réalisé la correspondance en acte avec son propre concept. L'action imaginative et la capacité à planifier des futurs différents ont elles-mêmes été annihilées. Si, dans les sociétés pré-modernes, la dimension du passé était hégémonique et que, dans les sociétés modernes, le futur dominait, le paysage post-moderne d'aujourd'hui est aplati sur le présent, avec en annexe la déconstruction de l'historicité comme possibilité réelle de changement et comme devenir ouvert sur des extensions du non-encore-fait.

La suppression forcée et idéologiquement dominante de l'historicité semble se présenter, dans ce cadre, comme la plateforme idéologique idéale pour naturaliser le capital comme destin inéluctable: c'est-à-dire pour supprimer la détermination historique, ainsi que pour la soustraire à un devenir qui, en tant que tel, pourrait conduire à la déchéance, ou même simplement réactiver, dans l'imaginaire collectif, la pensée intempestive, forgeant des futurs alternatifs. Le passage au régime actuel d'une temporalité de l'éternel présent est, après tout, basé sur la suppression des éléments dialectiques qui, dans la phase précédente, rendaient praticable le conflit pour inaugurer un lendemain alternatif.

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La déconstruction de la conscience de classe prolétarienne se configure, comme l'élimination de l'historicité, comme une fonction de référence du nouvel ordre du capitalisme absolu-totalitaire, qui est vécu par les opprimés comme par les oppresseurs comme un destin inévitable et, de plus, comme une réalité naturelle, éloignée du devenir historique et du sens du possible qui le distingue.

L'abandon du sens historique est caractérisé comme une constante de la réflexion contemporaine. Ce dernier, sous la forme (à laquelle nous sommes désormais habitués) de l'apparent pluralisme multicentrique et polyphonique, professe dans le supposé pluralisme une vérité unique, celle de la pensée unique dominante et de son but, la sanctification sub specie mentis de la réalité dans son état actuel.

Elle se trouve dans une gamme riche et inégale de formations idéologiques profondément différenciées, voire opposées. Elles vont de la pensée postmoderne (qui neutralise le sens de l'histoire en la faisant exploser en une myriade chaotique d'événements sans lien entre eux et donc babéliquement dépourvue de sens au-delà de la rhapsodie du pur happening) à la philosophie analytique (avec son élimination programmatique du "facteur histoire" de la pensée philosophique), trouvant toujours dans le théorème usé de la fin de l'histoire sa propre fonction expressive implicite de référence.

Même les positions apparemment les plus incompatibles se révèlent, si on les lit avec pénétration, comme secrètement unies dans leur fonction expressive de type anti-historique. Leur fond commun reste ce que l'on pourrait à juste titre qualifier de passage de la "maladie historique" du XIXe siècle, qui aspirait à tout faire entrer dans le champ d'un devenir privé de son innocence par le poids des dispositifs chronologiques des philosophies de l'histoire, à la maladie anti-historique contemporaine, qui cherche à fermer les récits à toute dimension d'historicité. Que l'axiome de la fin de l'histoire soit porteur d'une valeur idéologique intrinsèque et que, comme la formule abusive de la "mondialisation", il cache une performance prescriptive sous le vernis d'une description apparemment anodine est d'ailleurs une évidence.

Ceci est corroboré par le fait que le slogan de Fukuyama n'offre pas tant une expression théorique, et surtout pas à la condition réelle qui a émergé après la chute du mur de Berlin, dernier rempart (au moins sur le plan imaginatif) contre la globalisation mercantile (la reconfiguration rapide, dans l'ancienne République démocratique allemande, des chaires d'hégélianisme-marxisme en cours de philosophie analytique est significative à cet égard). Au contraire, l'axiome de la fin de l'histoire résume un programme largement partagé par la culture contemporaine dans ses articulations les plus hétérogènes. On pourrait la condenser dans la phrase "mettre fin à l'histoire", afin que les peuples, les sociétés et les individus soient convaincus qu'il n'y a pas d'autre monde que celui qui existe: en d'autres termes, afin qu'ils soient persuadés que la réalité épuise la possibilité, que l'être-pouvoir est coextensif à l'être, que le futur ne peut être que le présent projeté dans les régions du "pas encore" de la mémoire blochienne.

Diego Fusaro: 100% Fusaro: Los ensayos más irreverentes y polémicos de Diego Fusaro. Letras Inquietas (Julio de 2021) (= Diego Fusaro : "100% Fusaro : Les essais les plus irrévérencieux et polémiques de Diego Fusaro", Letras Inquietas, juillet 2021).

Note : Cet article est un extrait du livre susmentionné.

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Diego Fusaro
Diego Fusaro (Turin, 1983) est professeur d'histoire de la philosophie à l'IASSP de Milan (Institute for Advanced Strategic and Political Studies) dont il est également le directeur scientifique. Il a obtenu son doctorat en philosophie de l'histoire à l'université Vita-Salute San Raffaele de Milan. Fusaro est un disciple du penseur marxiste italien Costanzo Preve et du célèbre Gianni Vattimo. Il est spécialiste de la philosophie de l'histoire, en particulier de la pensée de Fichte, Hegel et Marx. Son intérêt est orienté vers l'idéalisme allemand, ses précurseurs (Spinoza) et ses continuateurs (Marx), avec un accent particulier sur la pensée italienne (Gramsci ou Gentile entre autres). Il est éditorialiste pour La Stampa et Il Fatto Quotidiano. Il se définit comme un "disciple indépendant de Hegel et de Marx".

 

mardi, 31 août 2021

La nécessité des apocalyptiques: le dernier essai de Geminello Alvi

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La nécessité des apocalyptiques: le dernier essai de Geminello Alvi

Giovanni Sessa
Ex: ereticamente.net/2021/08/la-necessite-degli-apocalittici-lultimo-saggio-di-geminello-alvi-giovanni-sessa.html

Le dernier projet éditorial de Geminello Alvi peut être défini comme le livre de sa vie. De l'avis de l'auteur, il en est ainsi pour deux raisons. D'abord, parce qu'il est le résultat des réflexions de cet éminent universitaire sur le texte de l'Apocalypse depuis des décennies. Ensuite, parce que le volume, qui a la prétention justifiée d'être un commentaire du texte sacré, présente, à première vue, un trait labyrinthique et aporétique, en harmonie évidente avec l'Apocalypse elle-même. C'est ce qui rend l'exégèse d'Alvi véritablement "traditionnelle": elle est fidèle à la nature non transparente du texte, et non à ses aspects accessoires. Pour ceux qui sont habitués à des classifications simplistes, le livre est un exemple certainement réussi de non-fiction érudite et cultivée.

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Alvi y parcourt les vicissitudes herméneutiques-philologiques que l'Apocalypse a subies au cours des millénaires de son histoire mais, en même temps, il est soutenu par un afflatus "poétique" irrépressible, au sens étymologique grec du terme, qui rend sa lecture, si elle est accompagnée du texte de l'Apocalypse, légère et libératrice. Nous faisons référence à La necessità degli apocalittici (La nécessité des apocalyptiques) publié dans le catalogue Marsilio (pp. 460, €30.00). Le sens du livre est clair dès l'incipit. L'Apocalypse est un texte qui ne peut être normalisé par une approche logico-philologique. Son contenu a un développement en spirale, labyrinthique. Il ne peut être simplement lu, mais nécessite une relecture continue pour révéler de nouvelles portes d'accès. Le sien est : "Une extermination de moins en moins dominable" (p. 11). L'interprète avisé sait que l'Apocalypse est: "encadrée entre le temps accéléré [...] et la fin des temps [...]. Le temps éteint se révèle être le seul vrai " (p. 12). Il parle non seulement au début du christianisme, mais dans tous les précipices du temps. Aujourd'hui plus qu'hier, parce que: "le film à happy end du progrès s'est transformé en cauchemar" (p. 12).

Dans le présent, le progrès a pris le visage de l'horreur. Dans chaque précipitation du temps, la force apocalyptique révèle un espace d'une verticalité impensable, induit la métanoïa chez l'individu qui en devient le porteur et, en un, la métamorphose du monde. Alvi conclut: "La seule révolution nécessaire est celle qu'impose l'Apocalypse, et dont le lecteur obtient une transmutation de lui-même et du monde qui est bien plus que comprendre, elle est agir" (p. 304-305). C'est pourquoi il ne s'attarde pas simplement sur l'analyse du texte, mais présente le monde idéal de quarante-deux "contaminés" par l'Apocalypse qui, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, ont reproposé la gnose chrétienne.

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Tout d'abord, l'auteur prévient le lecteur que toute analyse du texte est compromise par les polarités antithétiques qui y apparaissent. Il rappelle donc les apports herméneutiques fournis par Robert Henry Charles et par le théologien Bousset, concernant l'identification probable de l'auteur de l'Apocalypse, retracée par les deux savants non pas à Jean l'Apôtre, mais à Jean le Presbytre. L'analyse d'Alvi procède en stigmatisant négativement la perversion rhétorique de l'Apocalypse, réalisée par des philologues peu avisés, opérant même dans les Églises: "Depuis au moins soixante-dix ans, presque toute la théologie de Rome [...] a en effet jugé l'Apocalypse comme un livre irréfléchi et incompréhensible" (p. 23), au point de la réduire à une œuvre anti-romaine de l'apocalyptique juive tardive. Le point de non-retour, dans la lignée de ces interprétations qui mènent au sociologisme, se trouve dans la thèse du dominicain Boismard, pour qui: "Une équation du premier degré aurait suffi à résoudre les énigmes de l'Apocalypse" (p. 25). L'apocalyptisme ne peut être catalogué par l'esprit abstrait, intellectualiste et combinatoire.

En outre, le critère d'ordre du texte se retrouve dans le retour des chiffres obsessionnels, renvoyant à une arithmétique qualitative et aux rythmes internes de l'écriture. Pour entrer dans les choses vivantes de l'Apocalypse, il faut se sentir "perdu dans ce temps et vouloir être apocalyptique, c'est-à-dire dans la torsion du texte pour être révélé, transmuté à un autre" (p. 29). L'Apocalypse subvertit le temps et l'espace, comme ont pu le faire deux des "apocalyptiques nécessaires", Guido de Giorgio, submergé par l'ouragan de dévotion qui lui a apporté l'expérience de l'inversion du temps, et Pavel Florenskij, à la recherche d'un espace analogique et non euclidien. Les premiers vivaient isolés dans un presbytère de montagne près de Mondovì. Le sodal d'Evola dans le "Groupe Ur" magique, il se rendit en train, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, pour rencontrer Padre Pio en personne à San Giovanni Rotondo: il fut tellement frappé par la rencontre qu'il jeûna pendant deux jours et écrivit, à l'improviste, pendant la célébration de la messe, ces mots: "nous transitoires, toi seul permanent, toi inconcevable infini, nous plate-forme de la mort" (p. 32).

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Ce n'est qu'en comprenant la dimension du miracle qu'il est possible d'accéder aux profondeurs apocalyptiques. Florensky était un moine, mathématicien et philosophe. Dans son œuvre, l'espace apocalyptique a trouvé sa pensabilité, suggère Alvi. C'est l'espace dont témoignent les icônes: "géométrie à courbure variable conquise par la prière, imperturbable" (p. 37). C'est l'espace dans lequel l'invisible fait irruption dans le visible, la "porte royale et dorée" ouverte sur l'au-delà. Le réalisateur Tarkovski a eu la même perception lorsqu'il a décrit l'Apocalypse comme étant "la plus grande création poétique qui ait jamais existé sur terre... C'est, en dernière analyse, un récit de notre destin" (p. 37).

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C'est pourquoi, à notre avis, le plexus le plus significatif et le plus révélateur du livre se trouve dans l'analyse du Parsifal de Wagner. Parsifal, le fou pur, fait l'expérience de la subversion de la perception habituelle, il fait l'expérience "du renversement du lien qui proportionne le temps à l'espace écoulé. Pour lui, le temps est désormais éteint, dilaté au-delà de toute distance" (p. 304). Il est nécessaire de ressentir ce que ressent Parsifal : "l'éternel qui s'accélère, la fin de toute mesure, sans précédent" (p. 304), afin d'expérimenter la "libération". De plus, notre auteur sait que de nombreux plexus de l'Apocalypse présentent une régression par rapport au mythe. Le programme exposé par Wagner, dans Religion et art, n'était-il pas une tentative de sauver, à une époque de sécularisation avancée, le Kern "chrétien par une œuvre d'art élevée au mystère" (p. 296)? En bref, le Graal de Parsifal est un rituel de l'ego qui, s'étant engagé sur la voie de la recherche, se trouve être apocalyptique. En conclusion: "Le mythe de Parsifal complète l'Apocalypse" (p. 297).

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L'Apocalypse sape l'idée de réalité mais, en même temps, possède en elle-même, selon son prologue, un trait fondateur. Par conséquent, face au risque pandémique que nous vivons, occasion qui permet au Pouvoir homologuant de mettre en œuvre la dernière phase de son action dissolvante, il ne reste plus qu'à se tourner vers le salut apocalyptique. En effet: "Le souffle qui infecte est distrait, d'une âme séparée du ciel. Respirer, c'est prier, c'est monter à la colonne" (p. 423).

Giovanni Sessa

Giovanni Sessa est né à Milan en 1957. Il vit à Alatri (Fr) et est professeur de philosophie et d'histoire dans les écoles secondaires, ancien professeur adjoint de philosophie politique à la Faculté des sciences politiques de l'Université "Sapienza" de Rome et ancien professeur contractuel d'histoire des idées à l'Université de Cassino. Ses écrits ont été publiés dans des magazines, des journaux et des périodiques. Ses essais sont parus dans divers volumes et actes de conférences nationales et internationales. Il a publié les monographies Oltre la persuasione. Saggio su Carlo Michelstaedter, Settimo Sigillo, Rome 2008 et La meraviglia del nulla. Vita e filosofia di Andrea Emo, Bietti, Milan 2014, préface de R. Gasparotti, in Appendix Quaderno 122, inédit du philosophe vénitien. Il a également publié un recueil d'essais Itinerari nel pensiero di Tradizione. L'Origine o il sempre possibile, Solfanelli, Chieti 2015. Il est secrétaire de l'École romaine de philosophie politique, collaborateur de la Fondation Evola et porte-parole du Mouvement de pensée "Pour une nouvelle objectivité".

 

Heidegger et "l'oubli du Soi" : une pensée vigoureuse contre la civilisation technicisée qui est d'actualité tous les jours

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Heidegger et "l'oubli du Soi": une pensée vigoureuse contre la civilisation technicisée qui est d'actualité tous les jours

Nicolas Mavrakis

Ex: http://www.elespiadigital.com/index.php/noticias/politica/35085-2021-08-27-09-00-05

Le 26 mai 1976, "après un réveil agréable le matin", note le biographe Rüdiger Safranski, l'un des plus grands philosophes du siècle, Martin Heidegger, s'endort à nouveau et meurt à l'âge de 87 ans.

Deux jours plus tôt, il avait écrit ses derniers mots, une salutation à Bernhard Welte, un théologien né dans la même ville allemande que lui, Messkirch, non loin de la Forêt Noire, où il évoque l'une des questions pour lesquelles la pensée heideggérienne, à travers le temps et la distance, est toujours présente: "Il faut réfléchir à la manière dont une patrie peut encore exister à l'époque de la civilisation uniformément technicisée du monde".

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Cette préoccupation de l'impact de la technologie sur l'existence a accompagné Heidegger tout au long de sa vie. En 1910, à peine âgé de 21 ans, il reprochait déjà à la modernité son "atmosphère étouffante, le fait qu'elle soit une époque de culture extérieure, de vie rapide, de fureur innovatrice radicalement révolutionnaire, de stimuli de l'instant, et, surtout, le fait qu'elle représente une agression sauvage sur le contenu le plus profond de l'âme de la vie et de l'art", rappelle Safranski. Et cette condamnation du vertige provoqué par la technique (la technologie, dirions-nous maintenant) ne ressemble-t-elle pas à ce que n'importe quel critique contemporain reproche aujourd'hui à Internet de faire à nos vies ?

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Si nous pensons aux philosophes actuels de la technologie tels que le Sud-Coréen et Allemand Byung-Chul Han, l'Italien Franco "Bifo" Berardi ou le Français Éric Sadin, les grandes lignes de leurs mises en garde contre une civilisation numérisée convergent vers la même chose: à l'ombre des idées de Heidegger, tous répètent à leur manière, avec des formules telles que "société de la performance et de la transparence", "tempête d'info-stimulation" ou "siliconisation du monde", que l'humanité est toujours vidée de son essence par l'avancée de la technologie (sous forme de réseaux sociaux, d'algorithmes et d'écrans), raison pour laquelle nous ne sommes guère plus que des maillons inertes dans un mécanisme de pure exploitation mercantile.

C'est cet "oubli de l'être", selon les mots de Heidegger, qui, au XXIe siècle, fixe encore les coordonnées du conflit entre l'homme et la machine. Pour le comprendre le plus simplement possible, rien de mieux que les mots de l'essayiste argentin Eduardo Grüner dans La obsesión del origen (Ubu Ediciones) : ce que révèle la question de Heidegger sur la technologie, c'est "une logique dont le but est la substitution de la Vérité de l'Être par un Savoir mécaniste qui fait du monde une image efficace, mais dépourvue de fondement et de valeur profonde".

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La frénésie d'une technologie débridée

Si Heidegger marque encore de son sceau la pensée portant sur la racine des grandes préoccupations provoquées par les dispositifs technologiques qui entourent notre existence, c'est parce que les ordinateurs, la télévision et les téléphones portables occupent de plus en plus une grande partie de notre temps "et la technologie présente ce fait comme un triomphe de l'esprit", explique l'essayiste argentin Oscar del Barco dans El estupor de la filosofía (Biblioteca Internacional Martin Heidegger). En fait, l'ingérence de la technologie jusque dans l'intimité de la vie est présentée comme ce qui "sauve", écrit del Barco, dans le sens où, comme l'indique la logique exhibitionniste des réseaux sociaux, "la transparence totale est exhibée comme un bonheur".

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Le point essentiel est que ce processus conduit à un monde de plus en plus annulé, rigidement rationnel "et simultanément dépourvu de raison", souligne del Barco. Or, ce que le saut technologique numérique actuel nous montre quotidiennement, Heidegger l'a perçu avant (et mieux) sous l'idée d'une nature qui devient objet de calcul, de sorte que l'homme commence aussi à se regarder comme s'il était une chose parmi les choses. En termes heideggériens, l'Être, c'est-à-dire l'essence humaine qui devrait être "non cachée" pour que la vérité puisse advenir, est "voilé" par la technologie.

Quelques ouvrages de l'auteur allemand

Mais la différence entre ce que ces idées signifiaient pour Heidegger et ce qu'elles signifient aujourd'hui pour ses acolytes est marquée par le contexte historique unique du grand penseur allemand. Au début des années 1930, alors qu'au sommet de sa carrière Heidegger est déjà recteur de l'université de Fribourg, la technification de l'existence est contestée par deux grandes puissances idéologiquement antagonistes mais identiquement modernisatrices: le communisme et le capitalisme. Et face à "cette même frénésie sinistre de la technique débridée et de l'organisation sans racines de l'homme standardisé", comme l'écrit Heidegger, c'est alors que le national-socialisme d'Adolf Hitler séduit le philosophe avec ses promesses de récupération des valeurs du sol et de la tradition, comme option de dépassement.

Penser avant et après le nazisme

Parmi les perspectives qui se sont conjuguées au fil des décennies pour comprendre les racines philosophiques du lien entre Heidegger et le nazisme, l'une des plus intéressantes est celle qui trouve le point clé dans le caractère de "révolution conservatrice" du Troisième Reich. En tant que signe d'aversion pour le moderne, la décision de Heidegger en faveur du nazisme (auquel il est affilié et qu'il accompagne en public en tant qu'universitaire jusqu'en 1934, date à laquelle il démissionne de son poste de recteur de Fribourg) pourrait donc être pensée comme une position humaniste et, en même temps, antidémocratique, "repliée sur les valeurs de tradition et de racines représentées par le Führer", comme l'expliquent les Français Luc Ferry et Alain Renaut dans Heidegger et les Modernes.

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Selon cette explication, ce que Heidegger aurait valorisé dans le projet de pouvoir nazi, c'est un retour idéal à un "univers pré-moderne", capable d'établir au nom de l'identité et de la tradition germaniques une limite infranchissable à la technification écrasante de l'essence humaine (dont les effets incluent l'échec de la démocratie, puisqu'elle ne fait que reproduire la volonté du pouvoir technique sous l'illusion du vote). Bien que l'enthousiasme n'ait duré que jusqu'en 1934, l'intérêt de cette perspective est qu'elle soulève, à sa manière, un dilemme actuel: est-il possible de limiter le développement technologique? N'est-il pas encore possible, au XXIe siècle, de se demander quelle part de l'internet est positive et quelle part est négative? Et si une telle limite était mesurable et fixée au nom d'une tradition ou d'une utopie, qui la fixerait et comment serait-elle appliquée?

Bien sûr, aucune explication de la relation entre Heidegger et le nazisme ne peut éviter la contradiction entre les modes de pensée abstraits et les rails d'acier qui ont conduit des millions de Juifs vers les camps d'extermination (ce que le philosophe a appris après 1945). Cependant, affirmer que Heidegger était un antisémite est incompatible avec sa vie privée ou publique. Dans ce cas, si sa liaison avec Hannah Arendt, la brillante philosophe juive qu'il a rencontrée à Marbourg alors qu'elle n'était qu'étudiante, est souvent évoquée comme la preuve que Heidegger n'a manifestement pas pratiqué de "nazisme biologique" (comme le prouve également le lien tutélaire avec Leo Strauss, Karl Löwith ou Emmanuel Levinas), son refus de se rendre pendant la guerre dans les pays occupés en tant que représentant officiel de la pensée allemande marque sa nette réserve de "nazi politique". En ce sens, le retrait officiel des professeurs juifs à Fribourg, par exemple, était une politique raciale de la bureaucratie nazie à laquelle Heidegger (malgré ses remarques antisémites parfois caricaturales dans les Cahiers noirs) n'a jamais apporté un mot de soutien public.

Sérénité face aux choses et ouverture au mystère

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale et du Troisième Reich, un long débat académique s'ouvrira (et pendant quelques années, Heidegger sera interdit d'enseignement universitaire) pour savoir si l'auteur de l'Être et le temps doit être "radié" en tant que philosophe, ou si, au mieux, il doit lui-même faire le mea culpa qui lui permettra d'être officiellement réhabilité en tant que penseur. Contre toute attente, cependant, Heidegger a maintenu un solide silence sur sa période de sympathie pour le nazisme qui, au fil des ans, a été comblé par l'admiration ouverte de son œuvre par de nouveaux diffuseurs reconnaissants, surtout français, tels que Jean-Paul Sartre, Jacques Lacan, Michel Foucault et Jacques Derrida, entre autres.

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À peu près au même moment, la pensée de Heidegger prendra un tournant (ou un "retour en arrière approfondi", comme le note Grüner) vers une version plus étroitement liée à l'événement poétique de l'Être et de son histoire, mouvement avec lequel il reprendra la question de la technique telle qu'elle circule encore chez les philosophes du présent. Ce processus s'est déroulé pendant les années où, banni des milieux universitaires, Heidegger a poursuivi ses séminaires et ses conférences auprès d'un public très différent: la bourgeoisie de Brême et de Munich, villes dans lesquelles il a travaillé avec l'aide d'anciens étudiants, même si les hommes d'affaires, les commerçants et les femmes au foyer qui assistaient à ses leçons dans les clubs et les salons n'avaient pas la formation philosophique nécessaire pour le comprendre pleinement. En 1953, malgré cela, Heidegger prononce à Munich l'une de ses plus importantes conférences, La question de la technique.

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Mais c'est en 1955, dans sa ville natale de Messkirch, que Heidegger parle de "sérénité", un concept avec lequel il propose sa propre réponse à l'avancée des machines de la technification, qui marque, encore aujourd'hui, le paradoxe dans lequel se glissent ceux qui dénoncent avec effroi une société numérisée, contre laquelle une attitude de déni ou de fuite n'est pas non plus viable. Cette "sérénité", explique Heidegger, exige une "attitude de oui et de non simultané au monde technique avec un vieux mot: le détachement des choses", de sorte que nous devons laisser les objets techniques "à l'intérieur de notre monde quotidien et en même temps à l'extérieur". Bien sûr, la "sérénité" se réfère à une disponibilité pour un nouveau destin (qui en se produisant clarifie "l'essence de l'Être") plutôt qu'à une pratique concrète et calculée sur les dispositifs qui nous entourent. En attendant, nous devons assumer "la sérénité face aux choses et l'ouverture au mystère".

51MdSecyvQL._SX314_BO1,204,203,200_.jpgUn héritage philosophique incandescent pour et contre

Martin Heidegger n'a pas seulement des adhérents rigoureux parmi les auteurs les plus populaires de la philosophie d'aujourd'hui (dans le nouveau livre de Byung-Chul Han, The Palliative Society, son concept de "terre" est même évoqué comme ce qui se cache contre "une curieuse pénétration calculatrice"), mais même un marxiste aussi étranger à ses idées que Slavoj Žižek le mentionne (également dans son nouveau livre, Like a thief in broad daylight) à la fois pour souligner l'importance d'une pensée prête à avancer contre elle-même et pour rappeler ce que signifie "la fin de la nature" aux mains de la biogénétique. La même piste traverse des auteurs argentins comme Eduardo Grüner et Oscar del Barco, capables d'éclairer les derniers débats autour de Heidegger, mais elle est également palpable dans d'autres lignes d'analyse qui, à partir des prémisses de leur philosophie de la technologie, proposent leurs propres idées pour penser le présent. C'est le cas de La imprevisibilidad de la técnica (UNR editora), de Margarita Martínez et Ingrid Sarchman.

À la lumière des disciples égarés de Heidegger comme le Français Gilbert Simondon ou l'Allemand Peter Sloterdijk, les auteurs tracent un rapport aux machines du XXIe siècle qui échappe à l'"hystérie anti-technologique" qui refuse d'assumer, précisément sous le poids des préceptes heideggériens, que la nature humaine est "le résultat de la technique ambiante".

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À partir de là, leurs discussions portent sur des questions aussi diverses que la signification du terme "déconstruction" (inventé par Derrida avant de réapparaître dans les conflits de genre par une réappropriation des concepts de langage technique de Heidegger) ou des processus urbains tels que la "gentrification", qui nous permet de comprendre comment fonctionne ce "spectre de la mélancolie", renouvelant sur une touche vintage la fascination pour les disques vinyles ou les cassettes, objets dont l'extinction est teintée des mêmes tons sépia avec lesquels Instagram expose notre dernier selfie. Et c'est donc à nouveau sur le territoire numérique que nos images virtuelles sont (et sont) mises en tension entre "dévoilement et dissimulation".

En outre, la présence de Heidegger se poursuit parmi ceux qui s'engagent à penser au sein des universités, ainsi que parmi ceux qui, au contraire, pensent au-delà de la salle de classe.

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C'est pour cette raison que, même si les chercheurs qui analysent les moindres détails de son œuvre continuent à publier et à discuter de nouveaux livres année après année, dans le même temps, son nom réapparaît aussi bien dans l'œuvre d'un nouvel auteur comme le Chinois Yuk Hui, qui dans Fragmenting the Future (Black Box) tente de "dépasser le discours de Heidegger sur la technologie", et dans les articles de la Slovène Renata Salecl, dont la critique de "l'obsession de l'efficacité" dans El placer de la transgresión (Ediciones Godot) est redevable des mêmes intuitions formulées il y a plus de cent ans par l'un des plus grands et des plus polémiques philosophes du XXe siècle.

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samedi, 28 août 2021

Etat et Nation : la pertinence de Hegel selon Domenico Fisichella

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Etat et Nation: la pertinence de Hegel selon Domenico Fisichella

Sur le nouvel essai de l'universitaire conservateur paru chez Pagine editrice

par Giovanni Sessa

SOURCE : https://www.barbadillo.it/100421-stato-e-nazione-lattualita-di-hegel-secondo-domenico-fisichella/

Hegel est, sans aucun doute, l'un des penseurs les plus controversés de l'histoire. Son influence, bien que la distance de la philosophie contemporaine par rapport à l'idéalisme soit évidente, se fait sentir dans de nombreux domaines de la connaissance, de la logique à l'art. La discipline dans laquelle le magistère de l'Allemand est le plus évident aujourd'hui est probablement la philosophie politique. C'est ce que rappelle, avec des accents et des arguments convaincants, un récent ouvrage de Domenico Fisichella, éminent chercheur et professeur de sciences politiques, Stato e Nazione. Hegel e il suo tempo, publié par Pagine editrice (pour les commandes : 06/45468600, pp. 197, €18.00). Le texte vise à valoriser la doctrine hégélienne, le moment de l'État, dont le traitement est diriment par rapport à l'état actuel des choses. 

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Dans la théorie et la pratique politiques de ces derniers temps, une tendance clairement identifiable a émergé, visant à remplacer l'institution étatique par "l'administration des choses et (par) la gestion des processus de production", en un mot par les procédures de gouvernance. Fisichella ne se contente pas de constater l'inanité d'une telle position, il se réfère également à Hegel, afin que le lecteur sache que l'État n'est en aucun cas voué à "l'extinction". Cet objectif est poursuivi par l'auteur à travers une exégèse astucieuse de la pensée politique du "panlogiste". Il a retracé quatre phases de développement dans l'histoire universelle: orientale, grecque, romaine et chrétienne-germanique, chacune caractérisée à sa manière.

Le point culminant de l'enquête de Hegel se trouve dans le cœur vital de la doctrine de l'État, l'éthique. L'éthicité "doit être comprise comme l'engagement unitaire qui combine la volonté et la rationalité, et qui s'exprime par l'addition en esprit des personnes, des peuples et des institutions" (p. 33). Dans ce sens, la famille est configurée comme la cellule de la tradition, puisque, d'une part, elle exprime l'éthicité dans la sublimation de la sexualité mise en œuvre dans la relation conjugale et, d'autre part, elle détermine le lien entre le présent, le passé et le futur, dans une fonction anti-individualiste et anti-atomiste.

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Les classes, les guildes et les corporations réalisent l'éthique au sein de la société civile. Ils sont chargés d'élever l'intérêt particulier au rang de bien commun. Attention, cela ne peut être pleinement réalisé que dans l'Etat qui, pour Hegel, manifeste le Tout. L'histoire est le résultat agonistique des conflits entre différentes entités étatiques, et c'est la "ruse de la raison" qui fait que l'esprit du monde s'incarne, de temps à autre, dans un ethnos donné et dans des "individus cosmico-historiques". Pour l'auteur, le philosophe allemand, en fonction de la dimension polémologique qui sous-tend sa vision des choses, ne considérerait pas possible, à l'ère chrétienne-germanique, la réalisation de la "fin de l'histoire". De plus, pour Hegel, l'État est un a priori, vivant in interiore homine : si le peuple venait à faire fi de l'institution étatique, il serait relégué à la condition de simple "masse". En ce sens, les constitutions ne sont rien d'autre que la transcription juridique de l'ethos d'une gens donnée, et ne peuvent donc pas être définies par un bureau, comme le prétendaient les Lumières. Le cœur vital de l'État est le souverain qui incarne et défend l'équilibre entre les individus, les familles et la société civile. La monarchie vers laquelle Hegel se tourne est tempérée, constitutionnelle, fondée non pas tant sur la division des pouvoirs que sur leur "répartition", comme dans les accords de l'authentique "esprit des lois" de Montesquieu.

Fisichella note que la doctrine de Hegel ne conduit pas à la statolâtrie et au nationalisme, car elle postule un équilibre entre les pouvoirs et les différentes composantes sociales. Hegel avait pour objectif la création d'un État unitaire pour la nation allemande, en ce sens, l'esprit qui anime ses pages sur le sujet est machiavélique, regardant avec admiration le secrétaire florentin.

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Une autre de ses références est Montesquieu, déjà cité, qui considérait que l'"exportation de la liberté" appartenait à la culture des Allemands. Ce n'est pas un hasard si l'ère chrétienne-germanique est, selon le théoricien du Geist, l'ère du déploiement de la liberté. Il y a donc chez Hegel une valorisation importante du principe de nationalité, qui ne dégénère jamais en exaltation nationaliste. De plus, la statolâtrie est exclue de son horizon de pensée, car, comme nous l'avons dit, entre les individus et l'État il y a de nombreuses étapes intermédiaires, qui permettent au philosophe de ne pas identifier "la partie avec le tout" (p.120). Même la guerre, dans l'exégèse hégélienne, n'est pas détachée du moment juridique. Elle ne peut pas devenir totale, elle ne peut pas perdre son caractère "conservateur" et devenir destructrice, comme le croyaient au contraire les révolutionnaires.

En ce qui concerne l'"état d'exception", Hegel garantit la nécessité de ne pas séparer les aspects politiques et juridiques. Sa position sur cette question diffère de celle développée au 20ème siècle par Carl Schmitt. L'éminent juriste interprétait la souveraineté de l'État comme un "monopole exclusif de la décision" (p. 130), et non en termes de monopole de la sanction, de la norme. Le souverain schmittien est, à deux moments différents, avant et pendant l'état d'exception, à l'intérieur et à l'extérieur du système juridique. Dans cette perspective, l'ordre normatif est fondé sur la décision. Hegel, dont la pensée est fondée sur le concret, considère au contraire que dans la modernité, le souverain, en tant que chef de la monarchie constitutionnelle, héréditaire et légitime, même face à un état d'exception, ne doit pas suspendre l'ordre existant, puisque la fonction royale lui est coéminente. En effet, la permanence de la fonction royale est suivie du maintien des "garanties qui lui sont liées pour les individus et les groupes sociaux" (p. 135). Hegel, en substance, est en phase avec la critique de la Révolution française par l'intermédiaire, entre autres, de Burke et de Maistre, et parvient à proposer une synthèse positive de la liberté et de l'autorité de l'État.

Sa leçon, suggère Fisichella, est d'un grand intérêt : actuellement, le particularisme politique, la démagogie et les pouvoirs oligarchico-financiers affaiblissent le rôle de l'institution étatique. En conclusion, la leçon politique hégélienne peut être résumée en ces termes: "Non au contractualisme [...], non à la souveraineté populaire, non à la liberté qui déborde sur le libertarisme, oui à l'égalité comme reconnaissance de la personne mais non à l'égalitarisme, [...] oui à l'individualité [...] mais non à l'individualisme, [...] oui enfin à l'organicité comme système" (p. 163). 

Giovanni Sessa

vendredi, 27 août 2021

Sur les mensonges et la post-vérité

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Sur les mensonges et la post-vérité

Par Alberto Buela*

Ex: https://nomos.com.ar/2020/04/24/sobre-la-mentira-y-la-posverdad/

unnaAKMmed.jpgOn constate que relativement peu de penseurs ont traité spécifiquement du sujet du mensonge. L'explication réside dans le fait que les philosophes ont ouvertement traité de son contraire: la vérité. Néanmoins, nous trouvons quelques auteurs significatifs qui ont étudié le mensonge: Saint Augustin dans deux petits livres: De mendacio (395 après J.-C.) et Contra mendacium (420 après J.-C.); Friedrich Nietzsche dans Sobre la verdad y la mentira en sentido extramoral (Über Wahrheit und Lüge im aussermoralischen Sinne), de 1873; et Alexandre Koyré dans Réflexions sur le mensonge. En outre, entre Saint Augustin et Nietzsche, il y a quatorze siècles pendant lesquels le sujet est traité par les grandes Summae theologicae, qui donnent aussi un certain traitement, collatéral au sujet de la vérité.

La première approche philosophique de tout sujet est étymologique. "Mentir" vient du latin mendacium, qui dérive du verbe mentior/ri (= "mentir"), lui-même issu de l'indo-européen "men" (= "esprit"). Le concept de mensonge est donc lié, tout d'abord, à celui d'esprit, comme nous pouvons le constater dans cette première approche philologique. A partir de là, nous pouvons tenter une première définition en disant que le mensonge consiste à dire quelque chose de contraire à ce que l'on pense ou à manigancer une tromperie par le truchement de son esprit. Et c'est là que se pose le premier problème, à savoir que la catégorie de la tromperie a une plus grande extension que celle du mensonge, puisqu'elle implique la dissimulation, la posture, le mensonge, l'insincérité, la prétention, la dissimulation, l'hypocrisie, le pharisaïsme, la simulation, la cajolerie, la fraude, la tromperie, la fausseté, la duplicité. L'intention délibérée d'affirmer ou de nier quelque chose de contraire à ce que l'on pense vraiment implique quelque chose qui n'est pas vrai, qui n'est pas réel. C'est une invention de l'esprit qui, par conséquent, n'a pas d'existence réelle. Les anciens philosophes scolastiques diraient que c'est un "être de raison", ce qui est dans notre esprit et qui s'oppose à l'existant, comme un cercle carré ou le néant absolu. Le mensonge est pensé par l'esprit comme "être", mais il n'a en lui-même aucune entité réelle, mais son être est seulement dans le fait d'être pensé. C'est-à-dire qu'il n'a d'être objectif que dans l'entendement (= quod habet esse objectivum tantum in intellectus).

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De l'homme qui ment, à son tour, nous trouvons deux formes fondamentales de mensonge : a) lorsqu'un mensonge est expressément énoncé avec l'intention de tromper, et b) lorsqu'une information est dissimulée. Dans la dissimulation, ou "tuer en se taisant", pour parler en créole, l'information est retenue et la vérité n'est pas dite par omission. Dans le cas du mensonge express, une étape supplémentaire est franchie, car les fausses informations sont présentées comme si elles étaient vraies.

Il existe deux positions très claires sur le mensonge en général: ceux qui le condamnent sous toutes ses formes, purement et simplement (Saint Augustin, Kant, les philosophes analytiques d'aujourd'hui), et ceux qui sont tolérants à l'égard de certaines des formes mentionnées (Platon, Machiavel, Nietzsche).

Platon est le premier à traiter de la justification d'un certain type de mensonge, bien qu'il le condamnait auparavant. Ce qui est le plus intéressant à noter, c'est qu'il condamne le mensonge non seulement parce qu'il est haï par les dieux et les hommes, mais "parce qu'il produit l'ignorance dans l'âme de celui qui est trompé". En d'autres termes, le mensonge doit être combattu non pas tant pour le mal qu'il fait à soi-même que pour le mal qu'il fait aux autres. Immédiatement après, il se demande quand et pour qui le mensonge peut être utile et non détestable. Et il répond, aussi bien pour tromper ses ennemis que pour aider ses amis, quand par un mensonge on peut les empêcher de faire le mal. Ce dernier est le mensonge que l'on donne par tolérance, afin d'éviter un mal plus grand. En un mot, chez Platon, le mensonge lui-même est carrément condamné ou rejeté, mais il est évalué positivement ou négativement selon l'effet qu'il produit.

De plus, le mensonge, comme le mal, peut être réalisé de plusieurs façons, alors que la vérité, comme le bien, ne peut être réalisée que d'une seule façon. Verbigracia, par exemple, un rôti créole peut être très bien cuit, cru, étuvé, grillé, mais il n'est bien cuit que lorsqu'il est "juste à point". Et c'est pourquoi les types et les classifications de mensonges sont presque infinis. Saint Augustin leur donnait déjà une gradation selon qu'ils sont plus ou moins graves.

Considération actuelle

Aujourd'hui, le mensonge est partout et dans toutes les activités, mais s'il y en a une qui se distingue, c'est bien l'activité politique et financière à grande échelle. Le journalisme, qui devrait être le lieu de la vérité comme l'enseignent toutes les écoles de la profession, est devenu le canal naturel du mensonge, et les journalistes sont devenus des "analphabètes loquaces" en ne reflétant que ce qui apparaît et en n'examinant pas de manière critique les raisons de cette apparition. L'Internet n'inverse pas la tendance, puisqu'il dispose de multiples agences de diffamation politique et morale, comme Indymedia [et aujourd'hui Twitter]. L'homme (homme ou femme) du peuple a été réduit à un sujet de manipulation médiatique. Quant à ceux qui lisent un peu, ceux qui sont moyennement éduqués, ils ne peuvent échapper à l'emprise du politiquement correct qui, d'une part, leur offre une vision et une version uniformes de la réalité et, d'autre part, les effraie avec le sophisme de la reductio ad hitlerum s'ils pensent différemment. Et même le Pape n'est pas épargné par la pression internationale de ce mensonge. Nous en avons la preuve tous les jours. Après en avoir fini avec cette propédeutique, passons au sujet qui nous occupe: la post-vérité.

La post-vérité est une nouveauté philosophique inaugurée par les Anglais il y a quelques années avec Jayson Harbin en 2015, où l'on soutient que ce qui est intéressant n'est pas la réalité, mais ce qui est dit de la réalité. Cette position a donné lieu à différents "récits" sur la réalité, en laissant de côté ce qu'elle nous dit d'elle-même. Il s'agit essentiellement des récits politiques et culturels qui prétendent aller au-delà des anciennes idéologies, mais qui finissent par être une fraude. Les partisans de cette nouvelle théorie ont abandonné l'idée de la vérité comme adaequatio intellectus et rei et l'ont remplacée par adaequatio rei ad intellectum. C'est-à-dire que l'adéquation entre l'intellect et la réalité a été remplacée par l'adéquation de la réalité à ce que l'intellect dit d'elle, comme l'ont postulé les idéalistes et les illuministes du 18ème siècle. Ainsi, si nous allons mal dans ces démocraties post-modernes où personne ne s'occupe de nous et où nous sommes tués comme des chiens dans la rue, les partisans de la post-vérité nous disent: l'insécurité n'est qu'une sensation.

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En outre, la post-vérité ne parle jamais d'elle-même. Un bon professeur espagnol, Miguel Navarro Crego, fatigué de donner des explications sur le sujet, déclare: "la post-vérité est le déguisement le plus récent et le plus carnavalesque de ce que l'on a toujours connu sous le nom de tromperie, fraude et mensonge".

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À mon avis, l'idée de post-vérité remonte également à une autre occurrence anglaise: les énoncés performatifs d'Austin dans son livre How to do things with words (1962). Pour lui, le langage ne se contente pas de décrire des faits, mais peut réaliser certains faits en les exprimant. Lorsque nous disons "je promets", puisque nous ne savons pas si cela sera vrai ou faux, nous faisons une promesse. Ou lorsque le prêtre dit "Je te baptise", cela produit le fait du baptême. Cette fonction du langage que les Anglais appellent performative, nos professeurs de base qui imitent toujours, mais qui comme un miroir opaque imitent mal, l'ont traduit par "performative" au lieu de "realizative" en bon espagnol, ce qui rend cette théorie plus compréhensible.

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La conséquence politico-logique la plus importante de ces dernières années liée à l'idée de post-vérité est celle soutenue par un Argentin d'origine portugaise, Ernesto Laclau, qui dans son livre La razón populista (2005), compte tenu du fait que le marxisme a perdu le soutien du peuple, affirme que le peuple, les majorités populaires, doivent être remplacées par différents peuples ou collectifs ou différentes minorités, qui sont les véritables destinataires des gouvernements démocratiques. Ces derniers phénomènes sont une création intellectuelle (en Argentine, les Indiens réapparaissent, au Chili, une "république" mapuche, des genres différents au-delà du masculin et du féminin, etc.) Ces nouvelles oppositions dialectiques, gays contre hétérosexuels; Indiens contre Blancs; avorteurs contre pro-vie, etc., viennent remplacer [ou "s'articuler avec"] la dialectique marxiste épuisée entre bourgeois et prolétaires. Bien sûr, cela ne porte pas atteinte aux conditions actuelles de production, mais les consolide plutôt. L'impérialisme international de l'argent sautille sur une seule jambe. À cet égard, José Javier Esparza, peut-être la tête la plus pénétrante de l'Espagne d'aujourd'hui, observe: "Donner politiquement une identité unique à cette diversité d'antagonismes. Pour ainsi dire, le discours politique n'est plus la conséquence d'une réalité sociale objective qu'il tente, avec plus ou moins de succès, de décrire; au contraire, le discours est désormais le créateur de la réalité. En l'occurrence, le discours politique crée, constitue, invente un peuple".

La diffusion de cette théorie de la post-vérité a été largement favorisée par l'anthropologie culturelle américaine, lorsque la théorie du melting-pot n'a pas réussi à intégrer les Noirs dans un projet unitaire de la nation américaine et a créé le multiculturalisme. Cette théorie a mis les peuples hispano-américains en déroute et, si nous avons fait quelque chose de bien dans ce monde, c'est de produire une extraordinaire symbiose entre Indiens et Espagnols, ce qui a donné naissance au créole américain qui, comme le disait Bolívar, n'est ni tellement espagnol ni tellement indien.

On voit ainsi comment la théorie de la post-vérité finit par justifier dans le domaine politique l'exploitation de l'homme par l'homme, dans le domaine culturel le refus de l'intégration, et dans le domaine philosophique elle finit par soutenir que rien n'est vrai ou faux.

Le moment du triomphe de la post-vérité est celui où le préjugé ou l'idée préconçue s'installe dans la conscience du sujet post-moderne. Ce qui l'oblige à écouter et à lire, à voir et à écrire, à ne recevoir que ce qui coïncide avec lui et à rejeter "l'autre et l'autre". Cela se voit lorsque l'on sélectionne uniquement ce qui nous convient et que l'on n'accepte pas la réalité, c'est-à-dire les nouvelles qui ne nous satisfont pas, en changeant de chaîne. La post-vérité divertit l'homme dans de fausses disputes, le chargeant de fake news, et lui faisant croire que, tel un petit dieu, il peut créer par son logos, sa parole.

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Mais en réalité, seul Dieu peut créer: "au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu" (en arche en ho logos kai ho logos en pros ton Theon). La fonction de l'homme est d'accompagner la création. Le monde est un cosmos, quelque chose de beau, c'est pourquoi il résonne encore en nous dans le terme "cosmétique" - l'art de l'embellissement. Et si nous l'accompagnons, voire la transformons, sans que cela se voie beaucoup, nous nous embellissons (Stefan George). Et si nous nous embellissons par notre action, nous nous rendons, sans nous en rendre compte, plus beaux. Et ainsi, nous arriverions à nouveau à l'idéal grec de la kalokagatia, l'union du beau et du bon comme perfection.

Quel est alors le mécanisme au niveau de l'action humaine pour se libérer de la formidable oppression du mensonge contemporain? La persévérance dans l'unité de ce qui est dit et de ce qui est fait. Dans l'affirmation toujours de ce qui est, de la vérité. Et dans le choix et la réalisation de ce qui perfectionne, de ce qui est bon. Nous savons que la vie quotidienne peint du gris sur du gris, et qu'il n'y a pas toujours et pas en toutes circonstances des disjonctions de ce genre, mais nous savons aussi que, pour exister véritablement, nous devons retrouver quelque chose d'aussi oublié que les aspects transcendantaux de l'être: unum, verum, bonum, avec tout ce que cela implique. Je m'arrête ici, car comme vous pouvez le constater, nous avons atteint le cœur de la métaphysique et il n'est pas approprié d'en parler ici et maintenant.

*Alberto Buela (1946-), diplômé en philosophie de l'Université de Buenos Aires, a complété sa formation par un doctorat en 1984 à Paris IV-Sorbonne, sous la direction de Pierre Aubenque. Pratiquant la phénoménologie existentielle, il a travaillé sur quatre thèmes spécifiques : le sens de l'Amérique, la métapolitique, la théorie de la dissidence et l'éthique de la vertu. Il a écrit plus de trente livres, quelque deux cents articles universitaires et autant de conférences.

mercredi, 25 août 2021

L'Occident et l'histoire universelle : pour une critique de l'universalisme abstrait

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L'Occident et l'histoire universelle : pour une critique de l'universalisme abstrait

par Vincenzo Costa

Source : Vincenzo Costa & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-occidente-e-la-storia-universale-per-una-critica-dell-universalismo-astratto

"Le libéralisme n'est pas un terrain de rencontre possible pour toutes les cultures, il est l'expression politique d'un certain ensemble de cultures et semble être complètement incompatible avec d'autres ensembles". C'est ce qu'écrivait Charles Taylor, offrant une leçon déjà oubliée, et sur laquelle il convient de réfléchir pour comprendre ce qui se passe actuellement.

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1. Valeurs et pouvoir : hypocrisie et complicité

La conquête et l'extermination des indigènes américains après la découverte de l'Amérique ont été justifiées par les Espagnols sur la base de valeurs, de vraies valeurs, comme un acte d'humanité, pour éliminer ces cultures inhumaines, ces coutumes aberrantes. Une tâche de civilisation. 

L'extermination des Amérindiens en Amérique du Nord a été justifiée par les mêmes motifs: sauvages, égorgeurs, incapables de respecter les femmes et les enfants. 
L'impérialisme et le colonialisme ont toujours été justifiés sur la base de valeurs, d'une mission prétendument civilisatrice, pour apporter aide et réconfort aux faibles et aux opprimés. 

Puis vint une critique démystificatrice du colonialisme, qui montrait que derrière les valeurs se cachaient des intérêts féroces, qu'il y avait une lutte entre puissances impérialistes, une lutte géopolitique. Aucune trace de cette prise de conscience ne subsiste aujourd'hui dans la culture progressiste: tout a été effacé d'un coup de balai.

L'anéantissement est toujours le même: les valeurs universelles, qui bien sûr sont si peu universelles qu'elles varient : les valeurs universelles et absolues qui ont justifié l'extermination des Indiens ne sont pas celles qui ont justifié le colonialisme et celles qui justifient la propagande de guerre aujourd'hui envers l'Afghanistan et, en réalité, envers la Chine et envers 5 autres milliards de personnes qui ne sont pas tout à fait disposées à considérer les valeurs de l'Occident comme universelles. 

Après tout, les valeurs ne sont jamais évoquées que lorsque cela convient : contre l'Afghanistan, contre la Chine, contre la Russie. En Arabie saoudite, cependant, on assiste à une nouvelle renaissance. Les valeurs montrent la dent d'or, elles sont guidées par les dollars. Ils deviennent non négociables en fonction du marché et des intérêts. Les valeurs sont un fonds de commerce à enrôler dans la grande entreprise libérale-progressiste, qui promet des récompenses à tous ses propagateurs.

2. Contre les talibans ou contre le peuple afghan ?

Dans cette nouvelle campagne de propagande de guerre, prélude à une campagne globale qui finira par impliquer la Chine et la Russie et nous conduira à nous casser les dents, une chose est mise en avant: il faut être du côté du peuple afghan. Et j'aime ça, j'aime beaucoup ça, ça fait partie de ma culture, qui n'est pas universelle et je ne prétends pas qu'elle le soit, mais c'est ma culture: être du côté du peuple.

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Mais ce que veut le peuple afghan est précisément ce qui n'est pas clair, et de nombreux analystes, les plus sérieux (pas Botteri ou Saviano) indiquent que les talibans bénéficient du soutien d'une énorme partie du peuple afghan. Je ne sais pas, je ne sais pas comment les choses sont réellement, mais au moins certaines questions devraient être posées : 

a) La majorité du peuple afghan se sent-elle opprimée par les talibans ou par les Occidentaux ? 

b) Perçoivent-ils les talibans ou l'Occident comme une force d'occupation ?

c) Considèrent-ils la démocratie occidentale comme une force permettant d'organiser le consensus ou ont-ils d'autres moyens d'organiser le consensus ?

d) Perçoivent-ils les valeurs occidentales comme émancipatrices ou comme oppressives et étrangères ?

e) Les femmes afghanes, ou la majorité d'entre elles, celles qui vivent en dehors des grandes villes, désirent-elles des droits occidentaux ? Leur a-t-on demandé ce qu'elles désirent, ce qu'elles considèrent comme une vie digne et souhaitable pour elles ? 

f) N'est-il pas vrai qu'en donnant la parole à certaines femmes, nous la retirons à beaucoup, beaucoup trop d'autres femmes ? Il est certain que de très nombreuses femmes ressentent les actions des talibans comme une oppression et une mutilation de leurs droits. Mais le conflit ne devient-il pas alors entre ces femmes et d'autres femmes ? Et pourquoi ces derniers n'ont-ils pas voix au chapitre dans nos journaux ? 

g) S'agit-il d'imposer à ces femmes des valeurs occidentales, s'il y en a ? Pour les "rééduquer" ? Botteri est-il le modèle universel de la femme ?

Mais surtout : un régime peut-il tenir debout s'il a l'hostilité de la grande majorité de la population ?

3. L'Occident est-il la Raison qui se déploie dans le monde ?

Il fut un temps où l'Occident s'interprétait comme un point avancé, un leader, un modèle pour toute l'humanité. Il s'est interprété comme l'incarnation de la Raison universelle. Une revendication exorbitante: il avait choisi un lieu particulier pour se manifester : l'Occident. La Raison absolue, avec un rugissement assourdissant, choisissait un coin particulier de la terre pour s'y installer. D'où sa fonction légitime de guide, sa responsabilité de "racheter" les autres peuples de leurs erreurs, de leurs superstitions. Les peuples non occidentaux sont devenus de temps en temps des homoncules, des sauvages, des dégénérés, en tout cas placés à un niveau intermédiaire entre l'animal et l'homme, qui était évidemment l'homme rationnel de l'Occident. 

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Ce modèle (massivement présent chez Hegel, dans le positivisme, dans la théorie des valeurs, dans le néo-kantianisme) a été démoli au cours du 20ème siècle d'un point de vue théorique. Leví-Strauss, parmi beaucoup d'autres, a montré qu'il n'y a pas LE récit, mais des récits, qu'il n'y a pas une direction unitaire, un telos auquel toutes les cultures doivent adhérer, mais un ensemble de récits, chacun avec son propre dynamisme, son propre schéma évolutif. Les autres cultures ne sont pas des cultures en retard, ce n'est pas le "Moyen Âge" (comme on l'a encore dit, avec un peu d'ignorance massive), ce n'est pas un arrêt du développement : c'est un processus de développement différent, avec son propre dynamisme, que nous devons comprendre si nous voulons dialoguer avec elles. 

Et pour ce faire, nous devons abandonner l'idée que toutes les autres cultures n'ont qu'à adopter nos valeurs, abandonner les leurs et devenir occidentales. 

Ce qui se passe aujourd'hui, c'est la reproposition, naïve et sans cohérence théorique, de l'ancien modèle téléologique: nous avons les vraies valeurs universelles, et nous les offrons généreusement aux autres (et certains disent même avec des bombardements), qui doivent les accepter avec gratitude. Ces valeurs sont les valeurs libérales, tout le monde doit devenir libéral, et celui qui n'aime pas les valeurs libérales est arriéré, loin du but ultime.

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C'est le retour d'un arsenal théorique que beaucoup d'entre nous croyaient définitivement archivé, et d'autres pensées apparaissaient déjà, la nécessité de regarder, comme l'a dit Patocka, l'après-Europe. Mais non, il faut compter avec cette gigantesque régression culturelle qu'est la culture libérale-progressiste, avec la re-proposition de sa mythologie, son incompréhension de l'histoire. La nouvelle mythologie est celle des valeurs universelles : chaque culture a ses mythes, ses autels, et notre époque a cette mythologie, ses autels et ses prêtres. 

Mais c'est une mythologie qui ne nous permet pas de comprendre ce qui se passe. Il s'agit d'une simple couverture idéologique qui masque le dynamisme de la réalité et produit des actions folles et inutiles, destinées à ne produire que du sang et des morts inutiles.

4. Il existe un noyau philosophique, qui revient aujourd'hui avec force sur le devant de la scène : les valeurs occidentales sont des valeurs universelles. Cette affirmation est-elle légitime ? D'où tire-t-elle sa légitimité ?

En fait, les valeurs universelles de l'Occident ne sont pas seulement relativement mais extrêmement récentes. Jusqu'à il y a quelques années, ils n'étaient même pas des valeurs en Occident. Les valeurs universelles sont donc celles qui, MAINTENANT, au cours de ces mêmes années, se sont imposées comme des valeurs pour nous. Qui, je tiens à le préciser, sont aussi mes valeurs, des valeurs que je défends, dans lesquelles je me reconnais. Mais il faudrait que je sois abandonné par tous les dieux pour penser qu'ils sont universels. Ils ne sont pas universels pour une raison simple : ils ne sont pas universels pour quelque cinq milliards de personnes.

5. Faut-il viser une européanisation du monde ?

La seule façon de sauver l'universalité des valeurs occidentales, étant donné qu'elles sont si récentes, est de présupposer une téléologie de l'histoire. Et en fait, c'est cette approche qui, de manière obscure, sous-tend la façon dont les événements contemporains sont interprétés et aussi les actions qui se sont terminées de manière si désastreuse : ces valeurs sont si belles qu'elles ne peuvent qu'être accueillies chaleureusement par d'autres peuples, elles peuvent être exportées, il suffit de détruire les égorgeurs et les obscurantistes. 

Une idée qui était déjà derrière la tentative d'occidentalisation en Iran, dont on sait comment elle s'est terminée, et maintenant en Afghanistan, et que nous verrons bientôt en Libye, en Irak, etc. 

Une revendication énorme : l'Occident pense à l'histoire universelle comme à une sorte d'occidentalisation de toute l'humanité. Les autres peuples ont tendance à s'occidentaliser, tandis que nous, si nous sommes conscients de nous-mêmes, ne souhaitons pas devenir des Indiens. L'histoire universelle signifie que d'autres peuples adoptent la culture et les valeurs occidentales, entrent dans l'histoire universelle. Un point caractérise cette idée : l'Occident est le dépositaire des valeurs universelles. L'Occident, cette culture particulière, c'est l'universalité.

Ce modèle ne peut que produire une série généralisée de conflits armés et violents : ce n'est pas un mode de pensée à la hauteur de la réalité historique. 
Cette pensée est la pensée talibane de l'Occident. Cela nous mettra en conflit avec la Chine (encore une fois pour les droits universels), la Russie et l'Inde. 

6. L'histoire universelle commence aujourd'hui

Ce qui se passe, avec le déclin économique et militaire de l'Occident, c'est une marginalisation progressive de l'Occident, qui cesse d'être à la pointe et devient une culture parmi d'autres. Ce qui s'achève, c'est l'idée que l'histoire universelle consiste en l'occidentalisation de l'ensemble de l'humanité, que le progrès est l'extermination des différences et des cultures non occidentales : celles-ci résistent. Parfois ils le font pacifiquement, au prix de sacrifices, comme en Nouvelle-Zélande, en Australie, parfois en cherchant leur propre voie, comme en Chine, parfois en réagissant violemment, comme dans le monde islamique.

Mais le message est clair : 
Les peuples entrent dans l'histoire universelle avec leur identité, sans accepter l'effacement de leur différence. 

L'histoire universelle qui ne fait que commencer est un jeu de contamination, de relations entre les différences, et non la réduction des différences à l'unité et au modèle occidental.

Pour commencer à y réfléchir, il faut se débarrasser de cette crampe intellectuelle qu'est l'idée de l'universalité des valeurs, cette folie qui nous conduit à considérer nos valeurs comme si elles étaient les valeurs universelles que tout le monde doit assumer. Chaque culture et chaque époque historique considère ses propres valeurs particulières comme si elles étaient les valeurs universelles, parce que dans un certain horizon historique certaines valeurs apparaissent évidentes, absolument évidentes. 

Mais l'évidence aveugle, elle cache les processus de mise en évidence : quelque chose devient évident en supprimant les processus qui le font devenir évident. Les Talibans sont victimes de cet aveuglement, tout comme les libéraux le sont ici.

L'idée de valeurs universelles est une rechute dans le mythe, car le mythe est l'incapacité à se distancier de son propre point de vue, à saisir la différence entre notre représentation du monde et la vérité. 

L'Occident à redécouvrir est - pour citer Husserl - l'Occident comme conscience de la différence entre son propre monde et la vérité, la conscience que la vérité est soustraite, et que c'est précisément parce qu'elle est soustraite qu'il y a une histoire. Lorsque cette conscience de la différence est perdue, il n'y a qu'une rechute dans le mythe : l'idée d'Europe est perdue.

 

 

 

Prof. Alberto Buela & Carlo Cambescia: confrontation sur lamétapolitique (août 2021)

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Confrontation sur la métapolitique entre les Prof. Carlo Gambescia et Alberto Buela, août 2021

Cette confrontation commence par un de mes articles intitulé : I.- La métapolitique, après un quart de siècle, qui est suivie par les deux réponses de Carlo Gambescia. II.- Buela et le concept de dissidence et III.- La métapolitique du "canon" d'Alberto Buela. Il est suivi de ma réponse: IV.- Commentaire sur Carlo Gambescia et se termine par une synthèse du sociologue romain: V.- Une synthèse de la controverse sur la métapolitique.            

I.- La métapolitique, après un quart de siècle par Alberto Buela

À la demande d'un ami qui fait également office de disciple, je vais donner un séminaire de huit classes sur la métapolitique et la dissidence comme méthode. Je vais le faire en étant guidé par la saine intention de faire connaître tout ce qui a été fait au cours des vingt-cinq dernières années.

Lorsque j'ai publié pour la première fois l'ouvrage Qu'est-ce que la métapolitique? en 1995, je n'aurais jamais pensé qu'il serait aussi largement diffusé qu'il l'a été. Il a été traduit en plusieurs langues et a été pris comme texte de base par les auteurs qui ont étudié le sujet.

J'y ai soutenu que trois courants principaux peuvent être distingués dans la métapolitique:

a) celui du traditionalisme philosophique, dirigé par Silvano Panuncio, qui soutient que la métapolitique est la métaphysique de la politique;

b) le courant analytique-herméneutique de Manfred Ridel, qui affirme que la métapolitique ne peut être faite sans la politique, et

c) le courant culturaliste d'Alain de Benoist, qui soutient la thèse que la métapolitique doit être faite sans se mêler de politique. 

indexJCyL.jpgEn ce presque quart de siècle, la discipline a beaucoup progressé. Après la saga de Silvano Panuncio, des œuvres importantes et des penseurs significatifs comme Aldo La Fata et Primo Siena sont apparus. Le premier, à notre demande, nous a aidé à obtenir le premier manuscrit sur la métapolitique : Metapolitica hoc est Tractatus de Repubblica, Philosophice considerata dont l'auteur était le moine cistercien Juan Caramuel y Lobkowitz (gravure, ci-contre), né à Madrid en 1606 et mort à Vigevano (Italie) en 1682, d'où le Fonds Caramuel dans cette ville de Lombardie. Le texte susmentionné est le premier connu à utiliser le terme métapolitique. Le texte a été écrit vers 1650 et se trouve dans les Archives historiques diocésaines de Vigevano. Le professeur La Fata est également le continuateur de la revue Metapolitica publiée à Rome.

Quant au penseur italo-chilien Primo Siena, il a produit dans ces années-là un livre intitulé L'épée de Persée, dans lequel il soutient que l'une des tâches de la métapolitique est la critique et la démystification de la crypto-politique ou de la politique des loges. 
Au sein du courant herméneutique, le Belge Robert Steuckers, l'Espagnol Javier Esparza et l'Italien Carlo Gambescia se sont distingués au cours de ce quart de siècle comme partisans d'une métapolitique qui cherche une issue et un changement de politique. Steukers est un travailleur et un diffuseur culturel infatigable, et ses blogs Euro-Synergies et Synergon-Info (en néerlandais et en allemand) sont des exemples incontestables de son travail éclairé. Esparza est la tête la plus lucide de l'Espagne actuelle, et son ouvrage Curso general de disidencia (1997) conserve toute sa vigueur. Quant à Gambescia, avec son livre Metapolítica : otra visión sobre el poder (2007), il est devenu un auteur de référence.

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Enfin, le courant culturaliste a produit d'innombrables penseurs et travaux sur la métapolitique. Les articles d'Alain de Benoist, Marco Tarchi, Alessandro Campi, Alexander Douguine, Paul Gottfried, Ernesto Araújo, etc. peuvent être consultés avec grand profit. Ce courant, certainement le plus productif, n'a pas publié de traité spécifique. Mais c'est celui qui a généré, à partir du marxisme, le plus grand nombre d'ouvrages. Ainsi, Alain Badiou dans son Abrégé de la métapolitique (2010) soutiendra que la métapolitique est un label pour les modes politiques qui cherchent à changer les pratiques politiques établies. Giacomo Marramao, pour sa part, affirmera que la métapolitique a l'exigence d'identifier la diversité idéologique dans le domaine de la politique mondiale, régionale et nationale, en essayant de convertir cette diversité en un concept de compréhension politique.

Du Mexique, la revue sociale-démocrate Metapolítica, dirigée par le professeur César Cansino, est apparue dans une perspective universitaire, dans le but de "restructurer la face visible du public", selon A. Badiou. C'est là que j'ai publié dans le numéro 6 de 1998, Qu'est-ce que la métapolitique ?

En 2007, le professeur Carlo Gambescia observait à juste titre au début de son livre: "La metapolitica non e una disciplina accademica. Per quanto ne sappiamo, non esistono, almeno in Italia, cattedre di metapolitica" (= "La métapolitique n'est pas une discipline académique. Pour autant que nous le sachions, il n'existe pas, du moins en Italie, de chaires de métapolitique"). Sans aucun doute, son domaine d'étude est la science politique. Mais quatorze ans ont passé et nous voyons comment, à l'université de Navarre, des cours de métapolitique ont commencé à être dispensés afin de montrer que tant la nouvelle gauche que la nouvelle droite partagent une préoccupation pour la métapolitique. En même temps, il est indiqué que les deux branches de la métapolitique sont de démystifier les hypothèses politiques et de construire des communautés.

Parmi les universités ibéro-américaines, la seule expérience est celle que nous avons eu l'occasion de mener à l'Université de Feira de Santana (Brésil, 2013) sous la direction du philosophe Nilo Reis. Il serait souhaitable que nos universités imitent cet exemple, pour une meilleure compréhension et un approfondissement de la discipline.

Une rareté académique vient d'être publiée en Colombie: Martin Heidegger. Metapolítica : Cuadernos negros (1931-1938), Ed. Aula Humanidades, Colombie, 2019.

6673036.jpgLe côté négatif de la métapolitique est apparu lorsque le terme a commencé à être utilisé uniquement comme une étiquette. Ainsi, le livre de Peter Viereck intitulé Metapolitics : the roots of the Nazi mind, écrit en 1941, a été réédité en 2008, un véritable non-sens dans l'utilisation du terme. Dans la même veine, nous pouvons caractériser le livre de Daniel Estulin, Metapolitics : Global Transformation and the War of Powers (2020), qui confond géostratégie et métapolitique. Et aussi Metapolitis : Public Enemy, Power and Civil Death in the Republican Tradition (2018) de Juan Acerbi, qui n'a rien à voir avec la métapolitique.  De nombreux autres ouvrages sont également parus qui utilisent le terme comme une simple étiquette. Cela déroute le lecteur non averti, qui finit par être pris pour une bourrique. En réalité, ce que ces auteurs font, c'est mentir avec le titre, pensant que cela peut leur donner une plus grande diffusion ou un plus grand prestige. Je ne sais pas, mais mentir dans le titre d'un livre est une scélératesse exécrable, puisque sa fonction n'est autre que de tromper.

Aujourd'hui, la métapolitique en tant que multidiscipline ouvre un monde de significations qui ne peut être confiné à une seule formule, même si pour nous la meilleure reste : l'étude des grandes catégories qui conditionnent l'action politique.
La meilleure façon d'accéder à cette tâche est l'exercice de la dissidence, qui n'est rien d'autre que la capacité méthodologique et existentielle de proposer un autre sens à ce qui est donné et accepté par le statu quo régnant. Comme l'a dit un jour le président tchèque Valclav Havel: "Le dissident n'aspire pas à des postes officiels et ne cherche pas à obtenir des voix. Il ne cherche pas à plaire au public, il ne peut offrir que sa peau".
La dissidence en tant que méthode n'est pas autorisée aux observateurs du monde et de ses problèmes, mais à ceux qui sont engagés dans le monde et ses problèmes. La dissidence, comme accès le plus authentique à la métapolitique, contient une dimension existentielle irréductible au livre, car elle exige l'action. Mais quelle action ? Action sur la politique et non sur le politique. Cette dernière est réservée à la philosophie politique telle qu'elle a été historiquement. 

Cette distinction, devenue classique, a été énoncée à l'époque moderne par Carl Schmitt, Julien Freund et Cornelius Castoriadis: les Grecs ont inventé la politique comme organisation du politique. Dans la mesure où le politique (le pouvoir) est possédé ou non... "Le politique dit qui fait la loi, et cela est nécessairement antérieur à toute loi (politique).  La politique doit être au service du politique. "Si le politique (un projet national) disparaît et est remplacé par l'économique, comme cela tend à se produire aujourd'hui, la souveraineté collective s'éteint", affirme magistralement Javier Esparza.

La politique réside dans le pouvoir, qui s'exprime par la "décision" et repose sur l'autorité. La politique est une pratique, c'est un art d'exécution, comme disait Perón.
La métapolitique s'intéresse fondamentalement aux catégories présentées comme politiquement neutres (droits de l'homme, progrès, homogénéisation, multiculturalisme, etc.) tout en démasquant les intérêts de groupes ou de lobbies qui interviennent dans le pouvoir. C'est ce qu'il fait lorsqu'il travaille sur la crypto-politique.

Tel est l'état des lieux dans cette néo-discipline. Il existe encore trois courants qui y travaillent très sérieusement et quelques tentatives universitaires pour la normaliser comme discipline académique (le politologue César Cansino au Mexique, le philosophe Nilo Reis au Brésil et le sociologue Carlo Gambescia pour l'Italie). Nous voyons dans les faits comment trois disciplines différentes abordent la métapolitique, ce qui signifie qu'il s'agit d'une science recherchée. Dans le même temps, cependant, nous observons diverses tentatives fallacieuses de diabolisation et de déification, en fonction des intérêts politiques auxquels répondent ses auteurs.

II.- Alberto Buela et le concept de dissidence par Carlo Gambescia

Je ne pense pas que ce soit possible car le sujet est très intéressant, mais même au risque d'ennuyer les lecteurs, je voudrais aujourd'hui revenir sur un point précis de la pensée du professeur Buela : le concept de dissidence.

Je le prends cependant à distance. Parce que les définitions sont importantes. Je tiens à préciser que ma démarche est une approche sociologique de la question, et non une approche philosophique ou une histoire des idées.

Être en désaccord signifie ne pas être d'accord sur une certaine question. En bref, il s'agit de penser différemment.

La dissidence, qui se divise en théorie et en pratique, en tant que forme de relation (au sens de produire des conséquences), est un fait social de grande importance, car elle affecte la division sociale du travail, c'est-à-dire les conditions de vie normales de la société.

Par exemple, si un groupe de travailleurs est mécontent de son salaire, il exprimera son désaccord en faisant grève. La dissidence affectera donc la division sociale du travail, elle aura, pour ainsi dire, des conséquences bien précises : quelles que soient les raisons avancées, bonnes ou mauvaises. 

Cela signifie qu'il faut faire une distinction entre la dissidence théorique, sur des idées, sans conséquences immédiates, comme cela arrive souvent lorsqu'un argument, même polémique, disparaît dans les brumes du discours public, et la dissidence pratique, avec des conséquences immédiates, comme dans le cas des travailleurs qui font grève. 

D'une manière générale, lorsque le désaccord théorique se transforme en conflit pratique, il y a un risque de préjudice social. Contrairement à la dissidence théorique, la dissidence de conflit a des conséquences sociales réelles. 

Quelles ont été, pour ainsi dire, les orientations du pouvoir politique à l'égard de la dissidence ? 

Pendant des siècles, la dissidence-conflit a été durement réprimée et assimilée à la dissidence-théorie, tout aussi condamnée. Réprimée et condamnée au point de déclencher, à partir du XVIIe siècle, en réaction sociale, une longue série de révolutions visant à revendiquer, pour la première fois dans l'histoire, le droit à la dissidence en tant que telle. 

Cependant, il reste un mérite fondamental des modernes d'avoir affirmé, outre le rôle socialement positif du dissensus, deux questions sociologiquement importantes : 1) la distinction entre dissensus conflictuel et dissensus théorique ; 2) la nécessité de garantir dans les limites du fonctionnement de la division sociale du travail la coexistence du dissensus conflictuel et du dissensus théorique. 

Hier, j'ai longuement discuté des intéressantes thèses métapolitiques du professeur Buela. Il attribue à la dissidence un rôle fondamental, voire métapolitique. Plus d'informations ici :
https://cargambesciametapolitics.altervista.org/alberto-buela-e-il-concetto-di-dissenso/ 

Alberto Buela et le concept de dissidence

Blog de cargambesciametapolitics 

"Aujourd'hui, la métapolitique, en tant que pluridiscipline, s'ouvre à un monde de significations qui ne peut être enserré en une formule, de ce fait, pour nous, le meilleur à dire consiste en ceci: la métapolitique est l'étude des grandes catégories qui conditionnent l'action politique. Pour parfaire cette tâche, la forme optimale qui y donne accès est la pratique d'exercer la dissidence, laquelle n'est pas autre chose que la capacité méthodologique et existentielle de proposer une autre vision que celle donnée et proposée par le statu quo en place. Comme l'a dit à de multiples occasions le président tchèque Vaclav Havel: le dissident n'aspire pas à recevoir des postes officiels ni ne cherche à obtenir des voix. Il ne s'agit pas d'aller s'imposer au public; le dissident ne peut offrir que sa peau". La dissidence comme méthode n'est pas le fait des simples observateurs des faits de monde et des problèmes y afférents. La dissidence comme accès le plus spécifique à la métapolitique comprend une dimension existentielle irrréductible au savoir livresque; elle exige l'action. Mais quelle action? L'action sur LA politique et non sur LE politique. Ce dernier est un objet d'étude qui demeure réservé à la philosophie politique, comme cela fut toujours le cas dans l'histoire".

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"El disenso (...) exige la acción" (= "La dissidence (...) exige l'action"). Le concept est clair. Cependant, le point essentiel est que l'action (ou la pratique, comme nous avions l'habitude de dire) transforme la théorie de la dissidence en conflit social, en dissidence-conflit. Et ici, nous devons nous rappeler que le conflit est une régularité métapolitique, quelque chose qui se répète dans l'histoire, et qui implique des conséquences précises. 
D'abord, sur la division sociale du travail, en la modifiant. Deuxièmement, sur l'accomplissement ordonné des fonctions sociales normales, qui, à leur tour, reposent sur une autre régularité métapolitique : la distinction entre institution et mouvement (2). 
Pour donner un exemple, des institutions telles qu'une école, un ministère, une usine, un parlement, ne peuvent survivre à une logique mouvementiste de type assemblée ou référendum. 

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Tertium non datur. Soit ce sont des institutions, donc fondées sur une logique hiérarchique-organisationnelle, de type méritocratique, soit ce sont des mouvements, fondés sur une logique démagogique-assemblée, pour ainsi dire égalitaire. Les deux logiques s'opposent, avec des conséquences socialement désastreuses. 
En bref, pour le dire politiquement, les institutions ne peuvent pas être socialistes et libérales en même temps... Elles ne permettent pas de troisième voie... 

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Il ne reste alors que la dissidence-théorie et la dissidence-conflit, qui, en tant que régularité métapolitique, nous le répétons, se répète dans le temps. Un désaccord-conflit qui, cependant, respecte, par l'expérience historique, sociologique et métapolitique, la distinction entre institution et mouvement (autre régularité métapolitique). Ce n'est qu'ainsi qu'il est possible de concilier la dissidence (sous ses deux formes) et la division sociale du travail (la forme unique et naturelle du social). 

Par conséquent, le désaccord le plus large possible en théorie, en termes de discours public, doit être flanqué d'un désaccord-conflit plus limité, capable de s'arrêter prudemment, afin de ne pas compromettre les fonctions sociales normales, principalement la division sociale du travail. 

La tâche de comprendre où s'arrêter n'incombe pas, du moins directement, aux intellectuels, qui ne doivent indiquer, comme nous avons essayé de le montrer dans notre article, que les conditions sociologiques, métapolitiques si l'on veut, préalables à l'exercice d'une dissidence bien tempérée, raisonnée, pour ainsi dire. 

La tâche de comprendre puis de traiter la manière d'empêcher les dissensions-conflits de compromettre les fonctions sociales incombe aux hommes politiques. 

Par conséquent, la grande question de savoir comment empêcher les conflits sociaux de se transformer en guerre sociale autodestructrice renvoie à la qualité de la classe politique et plus généralement de la classe dirigeante. Aux élites, du gouvernement et de l'opposition, en somme. 

Il s'agit de questions d'autodiscipline, de prudence, si tant est qu'il faille faire preuve de sagesse, ou du moins de dosage prudent, de la part de l'élite dans son ensemble, d'un médicament, la dissidence, qui, s'il est "prescrit", vendu et consommé à des doses massives, peut empoisonner et tuer...

https://cargambesciametapolitics.altervista.org/alberto-buela-e-il-concetto-di-dissenso/

Une dernière question. La dissidence est-elle une régularité métapolitique ? C'est en termes de dynamique sociologique entre l'institution et le mouvement. En somme, dans chaque dissident, nous voyons un futur défenseur des institutions, puisque tout mouvement est destiné à périr ou à se transformer en institution s'il gagne. La poésie utopique du mouvement, si vous me permettez cette métaphore, est toujours destinée à se transformer en prose institutionnelle. 

Le soi-disant politiquement correct n'est rien d'autre que de la prose libérale, à laquelle s'oppose désormais de la poésie anti-libérale. Elle aussi est destinée à devenir de la prose si elle "gagne".

De toute évidence, le jugement sur la qualité de la poésie et de la prose renvoie, selon les termes d'Augusto Del Noce, à une interprétation de l'histoire contemporaine. 
Et l'interprétation du professeur Buela est probablement différente de la mienne. Il s'agit d'un cas de dissension théorique : des idées différentes, voire opposées, sur la nature du libéralisme et de l'anti-libéralisme. Mais c'est une autre histoire. 

Carlo Gambescia 

Notes:

(1) Par exemple, voir : http://hernandezarregui.blogspot.com/2021/08/metapolitica-despues-de-un cuarto-de.html 

(2) En général, sur les régularités ou constantes métapolitiques, je me réfère à mon "Métapolitique". L'autre regard sur le pouvoir", Edizioni Il Foglio, Piombino (Li) 2009, pgs. 27-37. Plus précisément sur la régularité "Institution-Mouvement" cf. Francesco Alberoni, "Movimento e istituzione", il Mulino, Bologna 1977. Enfin, voir, comme une tentative d'étendre l'analyse métapolitique à la crise actuelle, donc des régularités ou des constantes, mon "Métapolitique du Coronavirus. Un diario pubblico", postface d'Alessandro Litta Modignani et Carlo Pompei, Edizioni Il Foglio, Piombino (Li) 2021.

III.- La "métapolitique du canon" d'Alberto Buela par Carlo Gambescia

Je tiens à remercier Alberto Buela, mon ami argentin, professeur d'université, philosophe de la politique, l'un des fondateurs ou plutôt refondateurs de la métapolitique, en tant que véritable discipline scientifique et académique, je le remercie, comme je le disais, d'avoir généreusement rappelé mon modeste travail dans ce domaine (1). 

Je voudrais lui rendre la pareille en dressant un portrait de lui, avec une attention particulière à ses recherches métapolitiques. "Quiero". Cependant, je voudrais également souligner les différences entre ma pensée et la sienne (2). 

À ce sujet, il faut absolument lire les Ensayos de Disenso (Sobre Metapolítica) (3) de Buela, au moins comme point de départ. 

Pourquoi la métapolitique est-elle importante pour Buela ? D'une part, parce que c'est un système conceptuel qui permet d'étudier la politique (une heuristique), et d'autre part, parce que c'est un mode de pensée qui permet de changer la politique (une action métapolitique).

Il faut dire que cette distinction est fondamentale car elle délimite le champ de la métapolitique comme science de celui de la métapolitique comme pratique, comme action.

Chez Buela, nous pouvons distinguer une autre phase, pour ainsi dire, de synthèse : dans le sens de mettre l'heuristique au service de la transformation politique, de l'action. 
Ce qui - évidemment ce qui suit est mon hypothèse - renvoie à l'utilisation métapolitique de ce qu'un grand sociologue américain, Robert Nisbet, a appelé les concepts fondamentaux de la sociologie (4). Ce sont des concepts qui, comme je le crois, reviennent dans la pensée de Buela : Communauté, Autorité, Statut, Sacré, Aliénation, comme opposés, respectivement, à ceux de Société, Pouvoir, Classe, Transcendant, Intégration. 

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La Métapolitique d'Alberto Buela pourrait donc être appelée "Métapolitique du Canon" : je veux parler du canon sociologique, en tant qu'ensemble de valeurs conceptuelles, canoniques, normatives. Ils sont ramenés dans la sphère d'une processualité métapolitique (dialectique) entre théorie et pratique, en vue d'une synthèse. Le résultat, à son tour, d'une dialectique entre Communauté et Société, Autorité et Pouvoir, Statut et Classe, Sacré et Transcendant, Aliénation et Intégration-réalisation. Une dialectique qui, fermant le cercle sociologique de la synthèse, se réfère, comme prévu, à un schéma de base, le canon.

Il est évident que les facteurs contextuels, biographiques et socio-historiques entrent tumultueusement dans la théorie métapolitique de Buela, qui a le charme fou d'un fleuve en crue, et risquent de transformer l'heuristique en herméneutique.

Je pense à son ancien militantisme péroniste, à sa passion pour la philosophie antique et les sciences sociales, et à sa religiosité séculaire, curieusement ouverte au sacré comme au transcendant. Sans oublier sa vision de la politique qui renvoie à une sulfureuse approche révolutionnaire-conservatrice.

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En outre, la longue période d'études en France, où Buela a étudié la philosophie et est entré en contact avec des penseurs comme Alain de Benoist, entre autres, a eu une influence considérable sur sa formation. Il voyait, et nous pensons qu'il voit toujours, la métapolitique comme une simple pratique, bien que de manière très brillante. Mais c'est une autre histoire.

En fait, le risque principal pour le chercheur qui s'occupe de métapolitique reste non seulement celui de ne pas distinguer entre théorie et pratique, entre concept et action, entre heuristique et transformation sociale, mais de confondre même les deux niveaux, en mettant l'heuristique au service d'une idée parfois utopique ou mythique de transformation politique et sociale. Transformer l'heuristique cognitive en herméneutique idéologique, comme cela arrive par exemple à un philosophe comme Badiou (5), qui mélange sans ménagement les concepts de révolution et de métapolitique. 

Buela, en revanche, est plus prudent. D'une part, il considère le travail heuristique ou théorique comme préparatoire à la politique, mais d'autre part, il refuse de rompre le fil herméneutique entre la politique, qui est à son tour considérée comme préparatoire à la métapolitique. 

Il s'agit d'une tension qui n'existe sans doute pas seulement dans la pensée de Buela. Parce qu'elle concerne l'ontologie de la connaissance, le rapport entre la pensée et l'action, entre la science et l'interprétation, donc l'herméneutique, en tant que fonction de l'action.

Une condition qui concerne tous les universitaires en tant qu'êtres humains. Et donc compréhensible.

Cependant, au niveau de l'institutionnalisation de la métapolitique, sa reconnaissance impose, pour éviter que la corde cognitive ne se rompe, le respect de deux points fondamentaux.

1) Approfondir l'heuristique ou la théorie du canon, en décomposant en régularités ou constantes, les concepts de Communauté, Autorité, Statut, Sacré, Aliénation et leurs antithèses respectives. C'est-à-dire se concentrer sur ce qui se répète historiquement et sociologiquement, comme, par exemple, la régularité-hégémonie des élites, la régularité-reconstitution du pouvoir, la régularité-ami-ennemi, et autres. La métapolitique, en somme, comme discours cognitif - heuristique - sur les formes politiques, et non sur les contenus, qui sont historiques, et changent de temps en temps, selon des herméneutiques différentes. 

2) Se limiter, au niveau de la pratique, à l'indication de Weber (6), qui est alors un simple conseil pour tout bon politicien, de s'en tenir aux choses telles qu'elles sont, du point de vue des régularités métapolitiques, et non telles qu'elles devraient être du point de vue des différents et fantaisistes évangiles sociaux. 

En bref, la métapolitique comme science des moyens et des fins. Conscient des limites inhérentes aux deux. Le savant métapolitique comme un scientifique et non un fantaisiste, souvent un fanatique, comme c'est le cas de Badiou, des idées. Enfin, le politicien, en tant que connaisseur avisé des régularités ou constantes métapolitiques, donc capable de les mettre en pratique "con juicio".

D'un point de vue disciplinaire et institutionnel, la question fondamentale est que la métapolitique est encore dans son enfance, ou si vous voulez vraiment, dans sa pré-adolescence. Il reste donc encore beaucoup de chemin à parcourir pour en faire une science.

D'où l'importance du travail d'Alberto Buela. Le philosophe argentin, contrairement à d'autres chercheurs, est très clair sur la question de l'institutionnalisation, ainsi que sur l'importante distinction entre métapolitique théorique et pratique.

Il sait très bien que le véritable enjeu n'est pas de ne pas "se salir" avec la politique, mais de faire en sorte, du point de vue du travail intellectuel et scientifique, que la politique prenne acte de ses limites.

En bref, de la distinction, pour reprendre les termes de Gaetano Mosca, entre "ce qui peut arriver [et] ce qui ne peut pas et ne pourra jamais arriver, évitant ainsi que de nombreuses intentions généreuses et de nombreuses bonnes volontés soient dispersées de manière inappropriée, et même dommageable, en voulant atteindre des degrés de perfection sociale qui sont inatteignables" (7). 

Carlo Gambescia

Notes:

(1) Voir : http://hernandezarregui.blogspot.com/2021/08/metapolitica-despues-de-un-cuarto de.html 

(2) Voir Carlo Gambescia, "Metapolitics. L'altro sguardo sul potere", Edizioni Il Foglio, Piombino (LI) 2009.

(3) Alberto Buela, "Ensayos de Disenso (Sobre la metapolítica)", Nuova República Ediciones, Barcelona 1999, en particulier pp. 93-123. Pour un rapide profil bio-bibliographique, cf. 
https://institutodecultura.cudes.org.ar/profesor/alberto-buela/ 

(4) Robert A. Nisbet, "La tradition sociologique", La Nuova Italia, Florence 1977. 

(5) D'Alain Badiou, voir l'ouvrage, véritable pastiche, "Métapolitique", Cronopio, Naples 2001. Pour une critique, je pense serrée, se référer à ma "Métapolitique", citée, pp. 21-27. 

(6) Je me réfère, bien sûr, à la célèbre conférence de Max Weber, "Le travail intellectuel comme profession", note introductive de Delio Cantimori, Einaudi Editore, Turin 1980, en particulier, pp. 35-37. 

(7) Gaetano Mosca, "Eléments de science politique", dans "Ecrits politiques", édité par Giorgio Sola, Utet, Turin 1982, vol. II, p. 1081.

IV.- Commentaire aux remarque de Carlo Gambescia par Alberto Buela

Métapolitique

Depuis des années, avec le sociologue italien Carlo Gambescia, auteur d'un magnifique ouvrage : Metapolítica. L'altro sgurado sul potere, Piombino, Ed. il Foglio, 2009, nous luttons depuis des années pour donner à la métapolitique un traitement académique. Et ainsi libérer la discipline des fantaisistes et des fanatiques qui créent des mythes inconductibles. Parmi ces derniers, nous pouvons sans risque placer Alain Badiou ou Daniel Estulin (russo-argentin).

Et c'est dans le cadre d'un séminaire que nous donnerons en septembre et octobre via Zoom, sur la base de ma publication Metapolítica, después de un cuarto de siglo, que le professeur Gambescia a écrit deux longs articles sur ma pensée par rapport à la discipline : La metapolítica del canon et Le concept de dissidence chez Alberto Buela. Et je vais m'y référer.

La première distingue la métapolitique comme science ou théorie et comme pratique ou action. Et il affirme : "Chez Buela, nous pouvons distinguer une autre phase, pour ainsi dire, de synthèse: dans le sens de mettre l'heuristique au service de la transformation politique, de l'action".

On sait que l'heuristique, dans son sens premier, est considérée comme l'art de l'invention, mais c'est plus proprement une méthode pour faire progresser la connaissance. Ou mieux encore, un ensemble de techniques utiles pour résoudre les problèmes. 

Mais mon heuristique exige une herméneutique, une interprétation valorisante, qui devrait finalement conduire à l'action. C'est-à-dire dans la transformation politique du statu quo existant de la communauté politique.

Et ceci, observe à juste titre Gambescia, est un risque : "dans la théorie métapolitique de Buela, qui a le charme formidable du fleuve en crue, qui court le risque de transformer l'heuristique en herméneutique", car, commente-t-on, on court le risque de cesser de faire de la science pour faire de l'opinion. Pour céder au caprice subjectif du chercheur.
C'est le point crucial du commentaire du sociologue romain : comment faire de la science à partir de l'herméneutique sans tomber dans le subjectivisme ?

Et il le reconnaît: "C'est une tension qui existe sans aucun doute non seulement dans la pensée de Buela. Parce qu'il s'agit de l'ontologie de la connaissance, de la relation entre la pensée et l'action, entre la science et l'interprétation, donc l'herméneutique, en tant que fonction de l'action. Une condition qui touche tous les universitaires en tant qu'êtres humains. Et donc compréhensible. Cependant, au niveau de l'institutionnalisation de la métapolitique, sa reconnaissance nécessite la réalisation de deux points fondamentaux afin d'éviter de rompre la corde cognitive.

1. se concentrer sur ce qui se répète historiquement et sociologiquement : les régularités d'une dialectique entre Communauté et Société, Autorité et Pouvoir, Etat et Classe, Sacré et Transcendant, Aliénation et Intégration.

2. et de s'en tenir aux choses telles qu'elles sont, aux régularités métapolitiques. 
Ces régularités métapolitiques que nous retrouvons aujourd'hui, hic et nunc, dans la tension dialectique entre consensus-dissensus ; droits de l'homme-droits du peuple ; progrès-croissance ; mémoire-histoire ; pensée unique-pensée dissidente ; pluralisme-relativisme ; globalisation-œcuménisme ; multiculturalisme-interculturalisme ; crise-décadence, etc. Ce sont les grandes catégories, l'objet même de la métapolitique. Car ce sont eux qui finissent par conditionner l'action politique des dirigeants ou des élites du moment.

300_0_6071f51ccc386.jpgJe voudrais maintenant parler, de façon télégraphique, des rudiments de ce que signifie pour nous l'herméneutique, et pour cela il faut revenir à Frederich Schleiermacher (1768-1834), auteur de la théorie moderne de l'herméneutique en 1805/9/10/19, qui soutient qu'elle est à la fois une théorie de la compréhension et de l'interprétation. Le contexte du discours et de l'auteur doit être pris en compte, et l'interprète doit le partager, en connaissant la langue et son contexte historique et social. Schleiermacher ajoute au texte classique d'Aristote, Peri Hemeneias, l'aspect émotionnel et socio-politique. Il se situe dans la période des Lumières et du Romantisme. Il est le fondateur de l'université de Berlin et le premier idéologue de l'humanisme chrétien.

L'objet de l'herméneutique, dit Schleiermacher, est de comprendre un auteur mieux qu'il ne s'est compris lui-même. Un exemple argentin est celui de notre plus grand métaphysicien, Miguel Ángel Virasoro, avec sa traduction de L'être et le néant de Sartre, qui lui a fait comprendre le Français mieux qu'il ne s'était compris lui-même, selon les propres mots de Sartre.

Il a ainsi inauguré le "cercle herméneutique texte ou contexte-auteur-compréhension", où l'interprète doit se mettre à la place de l'auteur et de son contexte. Pour se mettre au même niveau que lui. Savoir, c'est essentiellement comprendre. Un deuxième cercle herméneutique apparaît alors entre la philosophie, la philologie et le langage.

gadamer.jpgLe deuxième auteur vers lequel nous devons nous tourner pour nous expliquer l'herméneutique est notre contemporain Hans Georg Gadamer (1900-2002) qui a produit un renouveau de l'herméneutique. Pour comprendre l'herméneutique de Gadamer, nous devons prendre en compte deux éléments principaux : le sens du texte et la vérité du texte.

Par le sens du texte, nous entendons la connaissance scientifique-descriptive que nous avons de tout texte donné. La science, avec ses méthodes historiques et philologiques, nous dit quel est le sens du texte.

Par vérité du texte, nous entendons la connaissance à laquelle l'herméneutique nous conduit.  Nous ne faisons l'herméneutique d'un texte ou d'un contexte que lorsque nous essayons de comprendre la vérité du texte.

Ainsi, celui qui ne voit pas la vérité du texte, pour Gadamer, n'a pas vu son sens. Nous ne comprenons sa signification que lorsque nous avons compris sa vérité. Par exemple : "Il vaut mieux subir une injustice que d'en commettre une" ou "Il vaut mieux vivre dans son propre pays qu'à l'étranger". Quiconque comprend le sens de ce texte ou de ce contexte et n'accepte pas sa vérité a compris son sens ? Il est évident que non. Est-il possible de considérer ce texte ou ce contexte de manière objective, détachée de sa vérité ? Évidemment non, dit Gadamer.

Il y a donc deux critères de vérité dans l'herméneutique dissidente que nous proposons : a) l'évidence, ce qui en soi n'a pas besoin de preuve et qui est là, présent, et qu'il suffit de décrire sous une forme achevée, et b) la vérification intersubjective, pour éviter que notre subjectivité ne nous trompe.

Comme on peut le voir dans tout cela, nous nous inspirons des enseignements de Franz Brentano et de la phénoménologie qu'il a inventée.

La métapolitique, à mon avis, fait cela : elle enquête sur l'art, sur la création, pour résoudre des problèmes qui ne sont pas dans les manuels de philosophie politique, qui sont ceux qui présentent les grandes catégories d'usage actuel, et conclut avec la compréhension de la vérité des problèmes.

En gardant toujours à l'esprit l'observation finale de Gambescia : "s'en tenir aux choses telles qu'elles sont et non telles qu'elles devraient être du point de vue des différents et imaginatifs évangiles sociaux".

En bref, tout comme la métapolitique ne peut pas être une métaphysique de la politique, une erreur de Dilthey, elle ne peut pas non plus être une éthique de la politique. Ce n'est pas non plus une philosophie politique qui traite du "politique", mais plutôt un "au-delà", qui doit être interprété comme un "après" de la politique.

Comme l'affirme avec poésie Monserrat Álvarez du Paraguay : "Avec le terme métapolitique, je veux me référer aux concepts subconscients de la politique. À la recherche, à l'enquête policière, du fondement implicite sous l'épiderme des faits que nous appelons politiques".

Dissidence

En ce qui concerne le deuxième article sur la dissidence, le sociologue Carlo Gambescia commence par déclarer, comme il l'a fait dans la métapolitique : "Le dissentiment qui se divise en théorie et en pratique, en tant que forme de relation (dans le sens de produire des conséquences), est un fait social de grande importance, car il affecte la division sociale du travail"... "il faut distinguer le dissentiment théorique, sur des idées, sans conséquences, comme cela arrive souvent, lorsqu'un argument, même polémique, disparaît dans les brumes du discours public, et le dissentiment pratique, avec des conséquences immédiates, comme dans le cas des travailleurs en grève"...

Et c'est très bien d'un point de vue sociologique, mais comme le dit mon ami Carlos Tonelli, spécialiste du sujet : "la grève (pour suivre son exemple) est sans aucun doute une manifestation de la dissidence ouvrière, mais ce n'est pas une dissidence en soi... Si je tue, je ne suis pas "pratiquement en dissidence" avec l'autre, je fais autre chose, différent de la dissidence, je commets un homicide". L'homicide, la grève, ne sont pas des dissidences pratiques, elles ont une autre nature".

Cette distinction entre dissidence théorique et pratique peut être utile pour la sociologie, mais elle est stérile pour la métapolitique.

Ce n'est pas ce que nous avons l'intention de faire avec la théorie de la dissidence, où nous essayons de la présenter d'un point de vue philosophique comme une dimension existentielle de tout être humain dans l'affirmation et la préférence de soi.

C'est pourquoi nous proposons une herméneutique dissidente comme méthode de métapolitique la plus appropriée. S'il est vrai que cette méthode ne possède pas la rigueur des sciences dures, elle n'est pas exacte, mais je suis convaincu qu'elle est rigoureuse, une caractéristique que les sciences de l'action humaine ne doivent pas perdre de vue. Si l'on se plonge dans l'histoire des sciences, ce n'est rien d'autre qu'une variation de l'endoxa aristotélicienne.

Pour sa part, Gambescia nous accompagne avec son affirmation : "la dissidence-conflit est une régularité métapolitique qui se répète dans l'histoire". "Une autre régularité métapolitique est la distinction entre institution et mouvement". Mais, objecte-t-il, "la dissidence, qui, si elle est "prescrite", vendue et consommée à doses massives, peut empoisonner et tuer..."

Il appelle donc à une dissidence qui respecte l'expérience historique et sociologique, car il ne faut pas oublier que "dans chaque dissident, on peut voir un futur défenseur des institutions".

Carlo Gambescia est un sociologue sérieux et rigoureux qui revendique une méthodologie scientifique aussi éloignée que possible du subjectivisme et de l'idéologie politique. C'est un réaliste politique qui attire mon attention sur le fait que je ne sors pas des voies du raisonnement réfléchi. Et en ce sens, je lui suis très reconnaissant.

V.- Alberto Buela et Carlo Gambescia, une synthèse de la confrontation sur la métapolitique par Carlo Gambescia

Si je devais indiquer un point de connexion entre mes recherches métapolitiques, en tant qu'humble sociologue italien, et celles d'Alberto Buela, brillant philosophe argentin, je ne pourrais le voir que dans la tentative commune de ramener la métapolitique dans le domaine de la recherche scientifique sérieuse.

Pourquoi "ramener" ? Pour la simple raison que dans le débat contemporain - en simplifiant - la métapolitique est soit présentée comme une pompeuse éthique de la politique, parfois même de type religieux, soit réduite à une grossière métapolitique de l'action, et donc mise au service d'une idéologie organisationnelle pure et simple.
Buela, quant à lui, a compris l'importance d'un fondement théorique pour toute discipline qui aspire à être scientifique.

Comment Buela développe-t-il cette intention ?

En introduisant, dans le domaine de la recherche métapolitique, le concept de "pensamiento disidente", basé sur la dissidence herméneutique. Cette approche est soutenue d'une part par l'herméneutique, en tant que lien entre le sens et la vérité dans la recherche métapolitique, et d'autre part par le concept de dissidence, qui s'inspire d'un certain nombre de disjonctions (consensus et dissidence ; droits de l'homme et droits des peuples ; progrès et décroissance ; mémoire et histoire ; pensée unique et pensée dissidente, etc.), à partir de la distinction métapolitique qui renvoie, peu ou prou, à une régularité précise des régularités : celle entre communauté et société.

Dans une certaine mesure, dans sa pensée, la régularité du dissentiment-consentement (qui renvoie à l'heuristique métapolitique : la boîte à outils des régularités), se transforme en un moment herméneutique fondamental. Le sens, donné par l'existence de régularités, donc aussi celui du dissensus-consensus, se transforme du côté du dissensus en dissensus herméneutique.

Le point fondamental, pour éviter que l'idéologie ne devienne vérité et que l'heuristique ne soit une pure et simple technique de contrôle social, reste celui de la recherche de la vérité, qui est bien différente de celle de l'opinion, comme le sait bien Buela, en bon connaisseur d'Aristote.

Mais quelle vérité ?

Eh bien, sur ce point précis, je crois que la vérité poursuivable est celle des faits. Donc autre que la métaphysique. Les faits, au sens de la nature cyclique, si l'on veut répétitive, factuelle des formes métapolitiques, parmi lesquelles la forme-dissolution se distingue comme l'opposé de la forme-consentement : une régularité, si l'on veut une polarité métapolitique, que l'on retrouve tout au long de l'histoire humaine.

Ce qui indique, je le répète, que nous avons affaire à un "fait", à une dynamique immanente, surtout à quelque chose de non transitoire, qui, en termes simples, demeure.
En bref, la dissidence et le consensus ne peuvent être expulsés de l'histoire d'un coup de baguette magique. De toute évidence, le consentement et le désaccord, en termes de contenu, renvoient à des articulations historiques et sociales différentes. Au "contexte" du texte anthropologique, en tant que comportement réel, pour le dire en termes herméneutiques. Un "contexte" qui doit être interprété.

En réalité, l'herméneute, l'interprète, doit être scientifiquement vertueux au point de ne pas superposer ses propres valeurs (en tant que sujet) aux faits étudiés (objet). Cela exige un grand engagement envers l'objectivité.

Laissez-moi vous donner un exemple. Un chercheur qui n'aime pas le monde moderne et ses valeurs, donc qui n'apprécie pas les manières libérales de gérer le consensus par des procédures constitutionnelles précises, pourra parler de consensus géré d'en haut, masqué, donc comme une forme de contrôle social hypocrite, rien de nouveau sous le soleil donc. En revanche, un chercheur qui aime le monde moderne et ses valeurs verra dans la gestion libérale du consentement un pas en avant vers un monde plus civilisé et tolérant. Des progrès, même timides.

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On m'a fait remarquer que la grève, qui dans les démocraties industrielles modernes est un mode pratique de dissidence incorporé dans les codes libéraux (mode théorique), n'a rien à voir avec la dissidence réelle (théorique), car pendant la grève, des meurtres sont commis.

Cela peut être vrai dans certains cas, mais un bon herméneute, capable de lier le sens (la boîte à outils, l'heuristique) et la vérité (le factuel, cependant), sait bien que les grèves violentes, et même celles marquées par le meurtre, renvoient à des réalités où les codes libéraux du droit de grève, même si elles sont en vigueur, sont encore loin d'être acceptées dans les esprits comme dans les comportements, tant par les employeurs, qui voient dans le "gréviste" un révolutionnaire à écraser, que par les travailleurs, qui voient dans l'employeur, un exploiteur pur et simple à éliminer par la force.

Si un "mérite" ou un "avantage" fonctionnel peut être attribué au procéduralisme libéral en matière de dissidence, on ne peut nier qu'il est représenté par la transformation de l'ennemi en adversaire. Bien sûr, cela ne se produit pas toujours, et la raison pour laquelle cela ne se produit pas s'explique par les régularités métapolitiques, mais, ceci dit, la tolérance reste une idée régulatrice importante des systèmes libéraux modernes. Ce n'est pas une mince affaire.

Un herméneute, attentif au sens et à la vérité des faits, ne peut manquer d'en tenir compte. Évidemment, cela doit se faire sur la base d'une objectivité rigoureuse, un don dont notre ami Buela ne manque pas.

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Max Weber, héritier de l'historicisme allemand et d'une glorieuse tradition herméneutique (également appréciée par Buela), estimait que la tâche des intellectuels, des professeurs en somme, n'était pas de prendre parti pour telle ou telle idéologie, mais de montrer à quiconque l'interrogeait non pas des solutions toutes faites, mais comment "réaliser le sens ultime de son propre travail". Ce passage mérite d'être cité dans son intégralité.
" C'est-à-dire que nous [les professeurs, ndlr] pouvons, ou plutôt devons, vous dire : telle ou telle position pratique peut être déduite avec une cohérence et un sérieux intimes, conformément à son sens, de telle ou telle conception fondamentale du monde [...], mais jamais de telle ou telle autre ". Vous servez ce dieu - pour parler au sens figuré - et vous offensez cet autre dieu, si vous optez pour cette attitude. Car vous arriverez à ces conséquences extrinsèques extrêmes et importantes si vous restez fidèles à vous-mêmes. Ce travail [de clarification des significations ultimes de l'action individuelle en politique, Ndlr] peut, au moins en principe, être fait [par le professeur, Ndlr]. (*).

Or, la dissidence herméneutique, et sur ce point je crois que l'accord avec mon ami Buela est absolu, ne peut pas, et même ne doit pas, ignorer cette précieuse indication wébérienne.

Enfin, et là aussi je crois que Buela est d'accord, le nœud de l'explication métapolitique renvoie à la question de l'intelligibilité des faits. De compréhension, ce qui n'est pas une justification, ou pire encore, de partage. Sur ce point, je me réfère, également sur le plan terminologique, au débat allemand sur l'historicisme (**).

Je parle d'un acte cognitif qui ne dérive pas de l'intuition ou de l'empathie de l'observateur envers le phénomène observé, mais de l'interprétation, donc de l'herméneutique, qui, selon nous, consiste, historiquement, à reconstruire, rationnellement, le monde dans lequel vit l'acteur historique et social étudié. Mais comment ? En recourant à des régularités métapolitiques, en tant que modèles de disposition, dans le sens de la manière dont l'homme est disposé en série, en termes de possibilités de comportement, compte tenu de certaines situations historiques et sociales.

Cela signifie que les régularités métapolitiques sont, au niveau de la métascience, des propositions qui avancent des hypothèses comportementales, en ce sens que - je le répète - dans certaines situations, il est possible, et donc pas nécessairement probable, que les hommes se comportent selon certaines régularités métapolitiques.

Par exemple, il est possible qu'une grève dans le cadre d'une dissidence pratique, liée à une procédure libérale, ne se termine pas par un bain de sang. De même, dans le même contexte, il est tout aussi possible, mais non probable, que les balles soient remplacées par des urnes. Cela renvoie à la régularité de la dissidence-consentement, en la contextualisant toutefois précisément dans une clé herméneutique, une clé qui nous renvoie au constitutionnalisme libéral et à ses principes régulateurs.

Évidemment, ce qui vient d'être dit renvoie à une autre série de problèmes : celui de la relation entre la cause et l'effet dans les actions sociales, qui n'est pas la même que celle des "sciences dures" comme le note Buela ; celui de la relation entre les actions individuelles et l'hétérogénéité des fins collectives ; celui, qui découle de l'observation précédente : de la relation entre les intentions sociales, même les plus nobles, et la misère des résultats finaux. Et ainsi de suite.

Le vrai nœud théorique, si vous voulez le vrai défi de la métapolitique, reste dans le fait que les hommes font l'histoire, donc ils ont recours à des moyens, mais ils font une histoire dont ils ne savent rien, sauf quand elle est faite. Ainsi, même lorsqu'ils font l'histoire sur la base d'intentions, même les plus nobles, et donc en visant certaines fins moralement justifiables, le risque d'obtenir des résultats contraires à ceux poursuivis est toujours possible, voire probable dans de nombreux cas. Certainement en rétrospective.
Pour ne donner que quelques exemples trop familiers, pensez à l'histoire romaine, notamment celle de la République, qui a construit un empire sans le savoir, revendiquant même les valeurs de la République, désormais dépassées par les faits. Ou, autre exemple, l'essor du christianisme, fondé sur le sermon de la montagne et culminant avec la destruction des temples païens.

La métapolitique, un point sur lequel je pense que Buela est d'accord, est une connaissance qui étudie les moyens ainsi que les fins, mais en se distanciant hermétiquement des deux, selon les dictats weberiens.

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Ce qui, je le répète, n'est pas une blague ; Weber en était épuisé, même psychiquement. Mais, pour citer les anciens géographes, hic sunt leones. Je dois donc m'arrêter là.
Je tiens à remercier mon ami Alberto Buela pour l'intéressante discussion, qui s'est distinguée, plus par son mérite que par le mien, par un niveau culturel très élevé.
Une comparaison des idées sur la métapolitique qui, je crois, a vu les points d'accord dépasser les points de désaccord ou du moins de critique. Ce qui, précisément par les temps qui courent, n'est pas une mince affaire. Merci Alberto.

Carlo Gambescia

Notes:

(*) Max Weber, "Il lavoro intellettuale come professione", note introductive de Delio Cantimori, Einaudi, Turin 1980, p. 36.

(*) Voir Pietro Rossi, "Lo storicismo tedesco contemporaneo", Einaudi, Turin 1971, 2ème édition, ainsi que le très critique Carlo Antoni, "Dallo storicismo alla sociologia", Sansoni, Florence 1973 (1ère édition, ivi 1940).

 

 

mardi, 24 août 2021

L'économie biologique d'Adam Müller

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L'économie biologique d'Adam Müller

Par Carlos Javier Blanco Martín

Ex: https://blog.ignaciocarreraediciones.cl/la-economia-organica-de-adam-muller-por-carlos-javier-blanco-martin/

1. L'Europe n'est plus l'Europe.

L'époque dans laquelle nous vivons est confuse et changeante. Le capitalisme réorganise ses mécanismes de domination, et accélère partout le processus de nivellement social et culturel, condition sine qua non de son existence. La production de la plus-value est l'impératif ultime, et la marche en avant de sa centralisation et de sa concentration est imparable. Quelques points épars dans l'espace, quelques mains anonymes et impersonnelles, reçoivent les masses de plus-value produites. Cela ne veut pas dire que les blocs géopolitiques que nous connaissons ne se réorganisent pas, ne se fragmentent pas, ne changent pas. Une grande transformation est en cours avec la "chute de l'Occident". Nous devons être très conscients (surtout en Europe et en Amérique) que la synonymie entre "monde capitaliste" et "civilisation occidentale" n'est plus valable. Le développement dans les régions généralement considérées comme arriérées, dépendantes et colonisées a donné naissance à de nouveaux centres de pouvoir, à des destinations finales de la plus-value, à des "moteurs économiques". La patrie originelle du capitalisme, la vieille Europe, a en revanche abandonné son dynamisme. La vieille Europe est aujourd'hui un lieu soumis à des tendances qu'elle ne contrôle pas. Elle subit un processus de vieillissement démographique et une crise de valeurs et d'identité.

La vieille Europe a ouvert ses portes, après les processus de décolonisation entamés lors des deux guerres mondiales, à toute une population étrangère dont l'intégration parmi les hôtes est encore difficile, souvent conflictuelle, à certains égards fatidique. Le danger de nouvelles et plus importantes poussées de xénophobie parmi les "vieux Européens" ne peut être exclu. Les attitudes naïves des secteurs favorables à l'immigration, l'idéologie multiculturaliste, la conception universaliste fanatique d'un "être humain" abstrait et désincarné, sans culture ni tradition, en sont à l'origine. On peut souvent dire que le plus grand danger pour le respect des droits de l'homme réside précisément dans la transformation des "Droits de l'homme" en une religion fanatique et abstraite, qui ne sait ou ne veut pas reconnaître les nationalités, les traditions, les groupes d'appartenance et l'incommensurabilité des cultures. Un continent, jusqu'ici appelé Europe, peuplé de peuples à moitié musulmans, sera clairement "un autre continent". L'identité de cet essaim de nations, les valeurs libérales de tolérance, de démocratie, de respect de la femme et d'égalité de celle-ci devant l'homme, de pluralisme, etc. va fondre comme neige au soleil.

Comme le dit justement Adam Müller (1), à côté de l'esprit chevaleresque de l'époque féodale, le côté féminin de notre civilisation et de notre âme a émergé discrètement mais avec ténacité. En contraste avec ce principe de respect (le principe chevaleresque) du féminin, les coutumes patriarcales de l'ancien monde gréco-romain, et de l'Islam, en partie hérité de celui-ci, nous apparaissent comme brutales et haineuses. Du nord celto-germanique s'est répandu un air bien plus doux: celui du respect des femmes et de la reconnaissance de leur rôle dans la culture, qui n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'on appelle aujourd'hui le "féminisme". C'est l'un des facteurs qui ont découplé l'Européen ("faustien", selon Spengler) de la Méditerranée (qu'il s'agisse de l'Antiquité gréco-romaine ou du Moyen Âge mahométan).

2. Un auteur contre-révolutionnaire. L'histoire et le lien.

361431.jpgLes principes abstraits, désincarnés de toute réalité, présentent le visage désagréable de se heurter à la réalité. Les doctrinaires et les jacobins de tous les temps ont toujours essayé de réformer la réalité lorsque leurs concepts ne s'y conformaient pas. Mais le problème réside précisément dans la rigidité de leurs concepts. L'universalisme, un "isme" comme tant d'autres, qui trouve son origine dans la croyance en un droit naturel, et son épitomé dans la Révolution de 1789, est aujourd'hui une idéologie destructrice.

En s'obstinant à ne pas vouloir voir les faits, en nivelant toutes les cultures et en ne voyant que ce qui leur est commun, c'est-à-dire un faisceau de constantes biologiques et anthropologiques indéniables, les universalistes, les partisans d'une Cosmopolis utopique, réalisent précisément le contraire de tout humanisme. Un homme abstrait qui, en fin de compte, est un homme purement animal, un homme-chose. Dans l'utopique Cosmopolis dans laquelle les partisans d'un Droit naturel universaliste veulent nous enfermer, il n'y a plus d'êtres humains avec une Tradition, une Identité, une Culture et une Patrie. Tout cela n'a aucune importance et fait même obstacle au projet fanatique orienté vers la nouvelle réalité, une réalité qui peut "progresser" (c'est-à-dire se réformer). Le progressisme d'aujourd'hui, comme celui de toutes les époques depuis 1789, consiste à nier la réalité - qui inclut la Tradition - et à torturer la réalité jusqu'à ce qu'elle s'adapte à ce qui est projeté. Le progressisme est nécessairement dominé par la raison instrumentale. Sous cette forme de raison, tout devient un objet et est donc susceptible d'être calculé, contrôlé et manipulé. Faire de la réalité sociale un macro-objet nivelé, un espace horizontal sur lequel projeter les opérations de domination et de prévision, généraliser la techné, transformer le monde organique et humain en une machine à prévoir, à calculer et à régir mécaniquement toutes les affaires humaines, tel est l'esprit qui anime tous les révolutionnaires, réformistes et progressistes.

Mais le monde est aussi, comme l'a soutenu Müller, un monde d'histoire et de générations. Il existe un lien entre les générations. Nous, les hommes, sommes, par la force des choses, parce que nous sommes des hommes et non de simples animaux, liés à nos ancêtres et à nos successeurs. Le lien générationnel est ce qui peut distinguer l'histoire du simple passage du temps. Sur la pierre, soumise à l'érosion et à tous les autres effets du passage du temps, il n'y a pas d'histoire, pas plus que sur l'individu animal ou l'espèce biologique. Il s'agit de changements évolutifs: le nouveau est une modification sélectionnée de l'ancien matériel, mais il ne s'agit pas d'une influence des générations passées sur les générations à venir.

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Dans la famille, il y a, in nuce, la transmission intergénérationnelle qui, dans les grandes maisons, est le lignage et la dynastie (l'origine des états de Faust, selon Spengler), et dans le village, c'est l'essence de l'entail estate paysan (identique dans son esprit à celui de la noblesse), le sens de la propriété et de l'enracinement dans la terre. L'Europe médiévale, avec ses campagnes sans villes, comme le disait Spengler, a donné naissance au concept de la nation inséparable de la terre et à la conception organique de la propriété, qui a ensuite été réifiée par le capitalisme de l'ère moderne. Dans la famille, comme dans l'ensemble social, il y a des opposés. Homme et femme, guerre et paix. Une union sans séparation est impensable. La constitution de l'État, au sens juridico-politique précis, serait inconcevable sans les liens organiques que contractent ses individus, groupes, institutions, etc. Depuis le Moyen Âge, ce sont les liens organiques dans leur ensemble qui constituent un État. Il ne peut être considéré comme une simple machine, un assemblage de pièces mortes. Comme le dit Müller, ce sont les concepts de l'État, pas l'idée. L'idée correspond au mouvement même du réel. Les marxistes, en critiquant le concept ou le système mort de la Politique, ne pouvaient voir que l'héritage iusnaturaliste, rousseauiste, hobbesien, etc. c'est-à-dire la tradition mécanique et contractualiste.

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Les historiens n'ont jamais vu un tel contrat à aucun moment de l'histoire. Avant que les choses ne soient universellement aliénables, comme un impératif fondamental de la bourgeoisie (la terre, le travail, tout), l'État - c'est-à-dire la société en mouvement comme un Tout, selon Adam Müller - passait de génération en génération, et de partie en partie, comme un grand organisme. La politique a englobé l'économie et l'a subordonnée lorsque cela était nécessaire. Il n'y a pas besoin de pactes lorsque les parties sont intégrées dans un Tout et que le Tout les anime, les vivifie, leur donne un sens et des fonctions plus larges. Les sociétés, les successions, les institutions, tous les cadres dans lesquels un individu exerce ses fonctions sociales, satisfont le besoin humain de liens. L'homme n'est pas l'homme sans liens sociaux et spirituels. Le marxisme critique la doctrine bourgeoise de l'État, l'État libéral, c'est-à-dire le bureau et l'appareil mécanique qui, en effet, au XIXe siècle, "gère les intérêts du Capital". Le libéralisme et le marxisme partagent une vision mécaniste de l'État: des concepts de science politique qui correspondent à des engrenages, des poulies et des ressorts. L'action politique de l'homme d'État, du parti, du syndicat, se réduit à la manipulation de tel ou tel mécanisme pour que l'appareil "fonctionne mieux".

L'interventionnisme étatique des socialistes ou des keynésiens, tout autant que l'abstentionnisme des libéraux, sont des idéologies qui ne voient pas dans l'État l'idée: le mouvement même du réel. Bien que beaucoup ne l'aiment pas, ou frémissent à la seule évocation de son nom, c'est la guerre qui nous met face à l'essence de la vie étatique. Une considération purement statique de l'État, comme une machine prête à produire uniformément, est ce qui a nourri toutes les idéologies pacifistes de notre Modernité. Les libéraux, une fois réunies les conditions violentes de la préhistoire capitaliste (l'"Accumulation originelle" de Marx), ne veulent que la paix pour se remplir les poches, afin que le marché règne. Les communistes et les socialistes, au contraire, une fois que la Révolution, en vérité une guerre civile, une entreprise violente, a triomphé, veulent décréter la Paix et la rendre "perpétuelle". Qu'est-ce que la paix sinon l'imposition des vainqueurs aux vaincus, et la validité de leur loi au-dessus de toutes les lois anciennes et abolies, la loi morte des perdants ? Quand on parle d'économie, on parle toujours d'une période de paix après une guerre et un asservissement. La loi des marchés, ou les plans quinquennaux, devaient agir sur les cadavres oubliés, sur le sang versé, sur les vaincus et avec les traités de reddition, qu'il s'agisse de la reddition des puissances étrangères ou des rebelles de l'intérieur. L'État se "met en forme" dans la guerre, vient nous dire Müller. La paix n'est qu'une préparation à la guerre, et la tranquillité civile requise par les marchés est garantie par les guerres, c'est-à-dire par des guerres victorieuses.

3. Un romantique contre le formalisme. Son opposition au droit romain.
Décroissance durable.

Adam Müller s'inscrit pleinement dans la réaction romantique contre le formalisme des Lumières. Au-dessus et au-dessous des constitutions écrites, du légalisme froid et mécanique du droit naturel (compris de manière rationaliste) et du droit positif, il y a la coutume, la tradition, les vieux usages et les coutumes. L'Angleterre est le modèle à suivre: comment le développement d'un libéralisme économique très avancé a-t-il été possible? Edmund Burke et Adam Müller l'ont vu, et plus tard, plus près de nous, Ortega y Gasset. La monarchie traditionnelle n'était pas un obstacle au développement des forces productives et à la transition critique du libéralisme politique au libéralisme économique. Contrairement à la rigidité romaniste, despotique et ordonnée des constitutions continentales, le traditionalisme politique et juridique anglais s'est révélé supérieur, comme une vaccination permanente contre les révolutions. Seule l'économie s'est permis le "luxe" de briser le monde paysan des îles, leurs vieilles traditions locales, etc. La protestation initiale des romantiques, comme Burke ou Müller, n'était pas tant contre le libéralisme en tant que tel, mais contre la tentative d'effacer la Tradition: que les gens perdent la foi, que l'Église se détourne, que la famille se désintègre, que la terre devienne une marchandise comme une autre, et non l'une des plus précieuses...

Dans la sphère catholique et latine, De Maistre, Bonald et Donoso Cortés ont ajouté ces protestations romantiques à un providentialisme néo-médiéval. Ce dernier romantisme providentialiste et théocratique n'avait pas tout à fait les virtualités nationalistes d'Adam Müller et de la tradition germanique.

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Dans les pays allemands, il y avait des populations protestantes et catholiques, et au-delà de ces croyances, "la Nation" émergeait avec force. Et contrairement à l'utilisation révolutionnaire française de la "Nation" en tant que nation de citoyens, en Germanie, le peuple (das Volk) s'affirme désormais avec une force intense.  Ce peuple, comme le montre bien Herder, possède une mythologie, une langue, une religion nationale, un droit propre, et tout cela fait partie de son âme vivante, souvent indépendamment de toute codification constitutionnelle ou formaliste. Face à un capitalisme naissant, dont on ne soupçonnait pas encore toutes les horreurs, les romantiques ont eu l'intuition juste: les Lumières, censées libérer l'homme, devaient d'abord se rapprocher du despotisme (le Despotisme éclairé), puis ne faire qu'un avec lui (la Terreur, Robespierre).

Au lendemain de la Révolution et dans les affres des guerres napoléoniennes, un contraste s'établit entre le citoyen et le compatriote. Le citoyen apparaît au romantique comme une abstraction sèche (et desséchante), un atome relié mécaniquement à une machine. La métaphore même de l'État comme une machine, ou une usine orientée vers des fins prosaïques (profit et ordre) leur semble répugnante. En fin de compte, l'État est un tout. Mais il serait injuste d'en déduire le totalitarisme. Il faut se rappeler que les totalitarismes du XXe siècle (Hitler, Staline et tant d'autres) ne manquent pas de représenter parfaitement l'idée hobbessienne et mécaniste de l'État comme un monstre mécanique et sans vie, comme une caserne, une prison et une étable pour les vies humaines. Rien de tout cela dans la pensée non-totalitaire, disons "totaliste" (ganzheitlich), de Müller: l'État est la communauté elle-même. Le mercantile n'est rien d'autre qu'un aspect de son dynamisme infini (ce que soutient Müller, qui était économiste). Le campagnard, l'habitant du Pays, le fils du Peuple, doit sortir de l'obscurité médiévale, du berceau villageois d'où sont sortis tous les Européens modernes, et recréer son passé - parfois nébuleux. L'habitant du Pays est le fils du Peuple et doit se sentir membre d'une Communauté jamais constituée d'atomes libres et économiques (bourgeois, prolétaires). Il n'y aurait pas de lutte des classes s'il existait mille et un pactes sociaux entre les compatriotes et tous les corps intermédiaires qui en font de véritables participants à l'organisme social (2).

4. L'État en tant qu'alliance : pairs et coethniques.

La société ou l'État est une alliance éternelle des hommes entre eux et présente un double caractère :

"1. Une alliance d'hommes qui jouissent de la terre à la même époque. Tous les contemporains doivent s'associer contre leur ennemi commun, la Terre, afin de pouvoir faire face à l'une de ses plus terribles vertus: l'unité de ses forces. Ce type d'alliance nous est proposé par presque toutes les théories de l'État, mais elles négligent avec encore plus de légèreté l'autre type d'alliance, non moins important. L'État est, 2, une alliance des générations passées avec le présent et avec ceux qui les suivent, et vice versa. Il ne s'agit pas seulement d'une alliance de contemporains, mais aussi de co-ethniques ; et cette deuxième alliance servira à affronter la force terrible de notre ennemi la Terre, sa permanence. Elle nous survit, elle nous survit à tous, et bénéficiera donc d'avantages dès qu'une génération, séduite par elle, songera à désavouer celle qui l'aura précédé. L'État n'est pas seulement l'union de plusieurs personnes qui vivent ensemble, mais aussi de nombreuses familles qui se succèdent ; il ne sera pas seulement infiniment large et omniprésent dans l'espace, mais aussi immortel dans le temps" (3).

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Ici, nous pouvons percevoir une matrice judéo-chrétienne dans la pensée de Müller: c'est une pensée pré-écologique (4). L'époque de ses conférences de Dresde (1808-1809) est une époque où l'industrialisation ne s'était pas encore imposée avec toutes ses conséquences dévastatrices, et où la "Terre" en tant qu'ennemi était, sous le signe biblique ("tu travailleras à la sueur de ton front"), un adversaire face aux efforts agricoles et artisanaux de l'Homme, un non-soi, un bloc contre lequel mesurer sa propre liberté.

L'insubordination fondatrice

Dans la théorie d'Adam Müller, il n'y a pas de liberté sans contre-liberté. Et le développement des possibilités civilisées de l'être humain exigeait de l'homme cette contre-liberté. Après les horreurs de l'industrialisation, la détérioration des paysages, la dégradation des campagnes, la méga-urbanisation du monde, le changement climatique, etc., il est très difficile aujourd'hui d'accepter cette idée de "guerre de l'homme contre la Terre". Mais il me semble que l'intérêt de cette idée se trouve - dialectiquement - dans sa coexistence et son opposition à son contraire: l'idée d'alliance. L'alliance des hommes est solide lorsqu'il y a lutte face à des ennemis (ou des dangers) communs, et vice versa: la menace de nos ennemis renforce nos liens d'union. De plus, l'union n'est pas simplement synchronique, celle qui forme un réseau d'atomes individuels qui, en se serrant et se frottant les uns aux autres, formeraient la "société". Rien de tout cela: l'union est aussi historique, diachronique, d'alliance générationnelle (et pas seulement d'héritage, remarquons-le) (5). La nation, dans l'idée géniale de Müller, est composée de contemporains et de coethniques. La théorie précédente de l'État ne l'a pas vu :

"La doctrine de l'union constante entre les générations successives passe inaperçue dans toutes nos théories de l'État; c'est là que réside leur point faible, et qu'elles semblent ne chercher à édifier rien d'autre que pour le moment leur État, et ignorer et mépriser les hauts motifs de l'endurance des États et leurs liens les plus estimables dans cet ordre - surtout la noblesse héréditaire" (6).

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Un siècle plus tard, Oswald Spengler ajoute la vision constructive de la noblesse: quelle est la classe qui a construit les nations d'Europe? Laissons de côté, pour un instant, sa dégradation. Les formes dégradées de la noblesse nous sont désormais les plus familières: despotes, arbitres, courtisans, décadents. Mais au Haut Moyen Âge, à l'époque où l'Europe faustienne, ou plutôt l'Europe par excellence, à l'époque où ces peuples (Müller fait allusion aux peuples qu'il prend pour canoniques: l'Allemagne, l'Angleterre, la France, l'Italie et l'Espagne) sortaient de leur morosité pour entrer dans un jour nouveau, c'est la noblesse qui a établi le principe de la pérennité, du lignage, de la dynastie, de la propriété entaillée, et de la famille comme quelque chose de plus qu'un conseil animal soumis à l'instinct de reproduction. Comme d'autres penseurs romantiques, Müller affronte la vision plate des Lumières sur le Moyen Âge: ce n'était pas une époque de ténèbres et de barbarie. Ce sont les temps, les temps médiévaux, qui ont fait de nous ce que nous sommes maintenant. L'ensemble des institutions qui assurent la médiation entre l'individu et l'État.

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"Au Moyen Âge, la théorie de l'État était plus un sentiment qu'une science, mais toute communauté tournait autour de deux sentiments bien différents: 1) le respect de la parole donnée; 2) le respect, non moins profond, des paroles, des lois que les ancêtres avaient léguées. Ces barbares du Moyen Âge sentaient très bien que l'obligation du citoyen est d'une dualité également digne; tandis que nous n'avons le contrat social conclu que par nos contemporains et ne comprenons pas, ne reconnaissons pas, et même brisons les contrats sociaux entre les générations précédentes et celles qui les suivent" (7).

Adam Müller critique l'idée moderne d'un contrat social unique, formel et mécanique entre les contemporains de la société. La société est plutôt une communauté dans la mesure où ses membres ont établi et respecté une multitude de contrats sociaux, non seulement dans le même espace ou territoire, mais aussi avec le passé et avec l'avenir. Dans tout contrat, il y a une réciprocité. Ce que nos aînés nous ont légué est un héritage et une tradition qui nous engagent. Nous sommes engagés envers eux, envers "les pères", et le mot "patrie" ne vient de nulle part ailleurs. Les morts font partie de cette relation contractuelle, c'est le poids de l'histoire. Mais l'idée d'un Avenir pèse aussi sur nos épaules : nous sommes aussi les parents des générations futures, à qui nous devons donner nos biens, nos conquêtes, nos efforts.

Le fait qu'il existe aujourd'hui des individualistes ne peut s'expliquer que par notre endoctrinement dans la théorie du Contrat social (unique et ponctuel). Nous avons rompu avec la réalité et l'évidence la plus immédiate de l'homme: que nous vivons au milieu de liens qui font de nous des personnes, que nous faisons partie d'innombrables médiations et que la communauté de ces médiations s'appelle l'État. L'image fantastique du bourgeois, atome isolé relié au Tout social par le biais de la Propriété (sur le plan juridique) ou du Marché (sur le plan économique), c'est l'individu détaché, supposé libre et autosuffisant, qu'il soit compris dans un sens libéral ou anarchiste.

Toute réflexion sur la société en tant que Totalité (c'est-à-dire toute réflexion sur l'État) implique une philosophie de la Liberté. Le libéralisme et l'individualisme présupposent une notion purement formelle de la liberté. En tant que concept formel, c'est-à-dire mort et abstrait, il est censé être distribué dans chaque membre individuel du Tout, et de ce Tout (l'État) ainsi amalgamé ne peut émerger qu'une notion mécanique de l'État. Mais dans la pensée de Müller, il y a plutôt une théorie des "libertés" au pluriel. Il existe différents types de libertés, attribuables non seulement aux personnes physiques mais aussi aux personnes morales :

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"La liberté, cependant, est une qualité qui doit être attribuée à chacun des éléments constitutifs très divers de l'État, non seulement aux personnes physiques, mais aussi aux personnes morales. Dans le cas de l'Angleterre, nous voyons clairement comment chaque loi, chaque classe, chaque institution nationale, chaque intérêt et chaque office possède sa propre liberté, comment chacune de ces personnes morales ne tend pas moins que l'individu à affirmer sa particularité. Un esprit général de vie politique y règne dans tous les éléments de l'État, et comme les lois sont aussi des personnes libres animées de l'esprit du tout, le citoyen rencontre partout où il regarde des entités égales à lui, et tous les éléments constitutifs de l'État constituent, à leur tour, des objets perpétuels de son opposition et de son amour " (8).

Clausewitz. La science politique de la guerre

Dans cette conception de la liberté, le principe de réciprocité règne en maître. Rappelez-vous: une liberté est toujours confrontée à une contre-liberté. De cette lutte naît la Loi. Il y a une lutte universelle des contraires: le masculin et le féminin, la guerre et la paix, les morts et les vivants, la force centrifuge et la force centripète... Le vieil Héraclite semble ressusciter, avec Hegel ou Müller, au XIXe siècle. La liberté ne peut être comprise comme une substance stable, présente ou absente chez les individus, ni comme une propriété formelle. Rien de tout cela: la liberté est le résultat d'une lutte.

"La liberté, on ne peut la présenter sous une forme plus digne et plus adéquate que celle que j'ai faite: c'est la généticienne, la mère de la loi. Dans les mille luttes de la liberté d'un citoyen avec la contre-liberté des autres, la loi se développe; dans la lutte de la loi en vigueur, dans laquelle se manifeste la liberté des générations passées, avec la liberté des générations présentes, l'idée de la loi se purifie et grandit. L'idée de liberté constitue l'inlassable force centrifuge et le magna centrifuge de la société civile, en vertu de laquelle la force centripète, qui lui est éternellement contraire, l'idée de loi, devient féconde" (9).

La guerre, encore une fois, apparaît comme la mère de toutes choses. Rien ne semble plus sûr, contrairement aux doctrinaires, que l'idée d'une Liberté qui se conquiert et se défend à chaque étape du temps. Au moins dans chaque génération d'hommes, la liberté est menacée, et tout déclin de la volonté de se battre signifie que l'on livre son propre cou aux chaînes de l'ennemi. Les fantasmes kantiens de "paix perpétuelle" cèdent la place à une idée belliqueuse de la Liberté. Idée - dans la mesure où elle exprime la vie et le mouvement du réel, et non concept - dans la mesure où elle indique la mort, la lettre sans vie.

Pour Adam Müller, la distinction romaniste entre les personnes et les choses, telle que consacrée par Kant, n'est pas non plus valable. Le droit romain avait déjà établi cette rupture. Le dogme pré-chrétien a été créé sur la base d'une différenciation entre deux sphères radicalement différentes. Le possesseur, au sens du droit romain, apparaît comme un despote qui - ce n'est que plus tard qu'il sera modifié - a le droit d'user et d'abuser de ses biens, qu'ils soient de nature humaine (esclaves) ou non. En principe, la propriété privée d'une chose signifiait son entière soumission et humiliation à son maître et seigneur. Mais le Moyen Âge chrétien a ouvert la voie à d'autres concepts de propriété. Selon Müller, l'ensemble des concepts juridiques médiévaux, que les Lumières regroupent avec mépris sous le nom de "féodalité", est un bel exemple de propriété partagée et d'intermédiaires.

De la pensée juridique médiévale et chrétienne, Müller fait ressortir une idée qui, aujourd'hui, sous le prisme inévitable du capitalisme, nous paraît quelque peu étrange: tout être humain est à la fois une personne et une chose. Et réciproquement: tout bien est aussi une personne et une chose.

Par exemple, en tant que citoyen de mon État, je me considère comme une personne investie de droits, dont le droit de propriété sur des objets légitimement acquis, par exemple une maison ou un terrain. Mais ces objets sont aussi des personnes, des personnes morales qui engendrent la réciprocité, et dans la réciprocité, des obligations. Cette maison ou ces terres ont une continuité dans le temps qui va au-delà de la contingence de celui qui est actuellement leur maître. C'est pourquoi dans les maisons paysannes (surtout dans le nord de l'Espagne), comme dans les fiefs nobles, l'héritage a son propre nom - différent de celui de son propriétaire, car il le transcende - et même ses propres règles de transmission, qui impliquent et dépassent celles du propriétaire actuel de l'héritage. Le manoir traditionnel asturien, par exemple, et l'ensemble du système de la propriété qu'il entraîne, présentent des parallèles notables avec la vie d'un royaume et d'un fief. Le concept de propriété patrimoniale à l'époque précapitaliste illustre la théorie de Müller. Le ménage traditionnel était une personne morale.

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De même, l'être humain, en plus d'être une personne, sera simultanément considéré comme une chose, ce qui implique des liens de dépendance, d'obligation, d'accomplissement réciproque (liens qui sont dans le tout social). Toute la distinction entre la personne et la chose, romaniste ou kantienne, est également présente dans la philosophie marxiste.

La préoccupation de Marx pour l'aliénation, lorsqu'elle est interprétée comme une réification (comme la conversion de l'homme en une chose), est un produit du capitalisme même qui est critiqué. Le travailleur, étant obligé de vendre - pour des unités de temps - sa force de travail, et n'étant pas le possesseur du produit qui sort de ses mains, puisqu'il n'est pas le propriétaire des moyens de production ni de la richesse (de la valeur) produite pendant ces intervalles de temps déjà acquis par le patron, est aliéné.

Les personnes, lorsqu'elles sont vendues comme des marchandises (en tant que source de force de travail) deviennent des choses. À la limite, chaque citoyen appartient au Tout, car tout un réseau de liens et de dépendances se concentre en lui. Müller dit: "tous les individus de l'État, tant les personnes que les choses, ont un double caractère: le réel ou privé, et le personnel ou civil" (10). Le libéralisme et le mode de production capitaliste nous ont apporté une inflation de l'aspect privé des personnes et des choses. Le bourgeois en tant que citoyen privé (ou particulier), l'entreprise en tant qu'entité privée, absolument détachée de l'État sauf dans la relation commerciale la plus élémentaire: payer des impôts (sous forme d'achat obligatoire) en échange de services rendus. D'autre part, elle prend la chose privée, comme un objet à l'usage et à la jouissance exclusifs du citoyen privé, détaché de l'ensemble du réseau qui le constitue et l'entoure. Contrairement à la propriété privée absolue, ancrée dans le droit romain, la propriété des entreprises est ici mise en avant:

"La propriété corporative ou la propriété commune des coetáneos en cohabitation, et la propriété familiale ou la propriété commune de plusieurs générations successives - ou coterráneos - constitueraient la véritable pierre de touche d'une véritable union politique, car lorsque l'extinction de toute propriété corporative et familiale est érigée en principe, elle ne prouve rien d'autre, [...] que le fait que les individus ne peuvent rien posséder en commun les uns avec les autres, et que, par conséquent, ils sont dépourvus de la première qualité de citoyen". Car l'État ou la totalité civile est en même temps, [...] propriété corporative et familiale; le vrai citoyen doit penser sans cesse qu'il n'est qu'un usufruitier passager, c'est-à-dire un membre de la grande famille et un participant de la grande communauté, c'est-à-dire un membre corporatif" (11).

L'économie communautaire

À l'époque moderne, avec le triomphe de l'esprit bourgeois sur l'esprit corporatif, toute une "doctrine de la décomposition, de la dissolution et du démembrement graduels et radicaux de l'État et de toute vie publique" (12) a été élaborée. En réalité, c'est une série de graves transformations spirituelles - religieuses, métaphysiques, juridiques - qui ont rendu possible l'invention de l'économie politique, en tant que connaissance exigée par les conditions mêmes du mode de production capitaliste, ainsi que les techniques inhérentes de comptabilité, de prévision, etc. Les trois moments de cette transformation ont été:

"1), le concept du droit privé romain et de la propriété privée; 2), le concept de l'utilité privée, du simple revenu, de la distribution absolue du revenu net et de la conversion de toute occupation de la vie en activité privée, et le culte subséquent de la paix absolue et mortelle ; enfin, 3), par le concept, répandu surtout en Allemagne, grâce à la Réforme et à ses dérivations, d'une religion privée, et donc d'une particularisation de tous les sentiments de la vie" (13).

Les pays qui n'ont pas participé à la Réforme, l'Europe catholique, auraient conservé un sens plus aigu du corporatisme, selon l'évaluation de Müller. Mais peut-être l'universalisme de l'Église était-il aussi un frein au processus national. Une communauté universelle, comme l'est fondamentalement l'Église (c'est-à-dire la "catholicité"), présuppose l'opposition à tout particularisme, la négation de toute séparation. Et notre penseur considère, néanmoins, que la différence fait partie de la vie. Elle fait partie de la vie humaine. La différence entre les peuples et les traditions, la différence entre les hommes et les femmes, la différence entre les vieux et les jeunes. L'existence des différences permet à l'homme de relever des défis, de surmonter tout nivellement, toute homogénéité et, à la limite, toute mort.

"L'inégalité entre la vieillesse et la jeunesse est une inégalité dans le temps ou entre semblables: les inégalités n'ont pas d'autre raison d'être sur terre que pour l'homme de les harmoniser de manière à la fois naturelle et belle, comme une dissonance qu'il lui appartient d'harmoniser. La nature place constamment des choses inégales à la portée des hommes, de sorte qu'ils ont un travail infini à faire pour les égaliser, et toute la vie de l'homme véritable ne consiste en rien d'autre qu'à égaliser l'inégal et à unir le séparé. C'est pourquoi l'inégalité entre les âges incite sans cesse l'homme à se faire le médiateur des différentes époques et des différentes exigences du temps; elle existe en raison de cette inéluctable alliance des générations ou des concitoyens qui est nécessaire à toute vie politique" (14).

La totalité sociale est un corps peuplé d'inégalités. Toute homogénéité recherchée tend à dégrader les parties les plus développées et les plus sublimes de l'organisme. Le Tout social est une alliance de concitoyens et de pairs: cette alliance inclut la diversité qui compose un État de différentes manières, à savoir par l'âge, le sexe, la profession ou le statut. Même les morts, les "pères", dans la vision müllerienne, sont des membres du Tout et leur héritage et leur voix méritent plus que le respect et l'hommage. Les ancêtres font partie de la société et leur force fait partie de l'héritage. Les ancêtres sont dans l'héritage avec lequel nous, les vivants, devons maintenant mettre en mouvement la force nationale. Et nous ne devons jamais oublier que nous serons un jour les ancêtres des générations à venir.  

Ce concept de force nationale doit être repensé. Le Tout social n'est pas une machine qui attend qu'un stimulus externe la mette en marche. Le Tout, l'État, est plutôt un organisme doté de forces propres. Il est producteur et, d'une certaine manière, on peut dire qu'il est producteur de la production elle-même.

Maintenant, qu'est-ce qu'il faut produire ?

"Produire n'est rien d'autre que de faire sortir un troisième élément de deux autres, de faire la médiation entre deux choses antagonistes et de les forcer à produire une troisième de leur lutte. L'homme emploie ses forces corporelles dans une lutte avec quelque matière brute, lutte conditionnée par les lois de ses forces et par la nature et les propriétés de cette matière, et qu'il dirige lui-même avec sagacité, et d'où naît ou est produit un troisième élément, que nous appelons produit" (p. 237) (15).

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Ici encore, comme chez Hegel, nous trouvons l'importante catégorie de la médiation. Le "métabolisme entre l'homme et la nature", dont parlait Marx pour désigner le processus de Production, est quelque chose de plus qu'un échange bilatéral, certes. Il s'agit d'un processus dialectique dans lequel entrent en jeu les matières premières, les outils, les forces corporelles et spirituelles de l'homme, etc. Depuis l'agriculture, où l'on peut attribuer à la nature un degré maximal de puissance, jusqu'à l'industrie et aux autres travaux urbains, nous voyons omniprésente l'existence en action d'une force vitale de l'homme, véritable principe productif qui ne peut être compris sans tenir compte du Tout social dont il est issu. L'homme, en tant qu'être social, est quelque chose de plus, et de beaucoup plus important, qu'un simple quantum de la somme globale d'un Tout social. La production nationale n'est pas représentée par la somme des productions individuelles, selon Müller. Une fois de plus, on retrouve la grande vérité de la philosophie germanique: le Tout est quelque chose de plus et de différent de la somme de ses parties. La politique elle-même, l'existence même de l'État, est quelque chose qui peut être clarifié à travers le prisme économique de la production.

La mission de l'homme d'État "...sera de produire l'état. Sa matière n'est autre qu'un peuple composé d'individus plus ou moins égoïstes; ses outils sont les lois, la police, les fonctionnaires de toutes sortes, et surtout, le besoin même de ce peuple d'union sociale et de paix. L'État ne consiste ni dans ces outils (comme le croient les praticiens), ni dans la matière seule, dans le peuple (comme le supposent les théoriciens, les jusnaturalistes et les physiocrates, en faisant du peuple lui-même la finalité de l'État)" (16).

Déterminisme technologique, marxisme, économie bourgeoise ou libérale... toutes ces approches ont mis en évidence les aspects instrumentaux de la vie politique, et les prennent comme moteur. Les théories romantiques, pour leur part, ont placé le peuple au centre de tous les protagonismes de la vie historique et sociale. Mais entre la vie pacifique (toujours exceptionnelle entre deux périodes de guerre) et laborieuse du Peuple, entre l'action de l'Homme contre la Terre (que Müller appelle une lutte), l'État se dresse. L'État en tant que tierce partie est mis en avant dans la guerre: dans la guerre extérieure, lorsque la patrie est menacée ou a besoin d'espace, et dans la guerre intérieure, lorsque les dissensions sociales dépassent les voies normales et légales. L'État se présente alors avec toutes ses caractéristiques ostensibles comme une force et comme un monopole de la violence. Et la force étant ce qu'elle est, elle se présente parfois absolument comme une force brute. Mais l'État, en temps de guerre comme en temps de paix, dans l'effort humain comme dans son rapport aux forces de la nature, est toujours présenté comme l'instance médiatrice. Entre l'égoïsme de chaque individu et la dépendance universelle de chaque individu envers tous les autres, l'État produit les liens et scelle la médiation entre égoïsme et solidarité, médiation qui façonne la vie civilisée.

5. L'oubli et la condamnation de Müller.
La lutte des classes au 21ème siècle

Un lecteur intelligent sait que les condamnations rétroactives sont intellectuellement stériles. Il est aussi absurde de prétendre que Müller est le précédent coupable du Troisième Reich que Marx l'était du goulag et du stalinisme.

En réalité, Müller a été ignoré. Pour le développement des puissances capitalistes, la conception mécaniste de l'économie politique était utile et même nécessaire. Le capitalisme a toujours libéré les forces productives en même temps qu'une théorie individualiste de l'être humain. La société dans son ensemble, comprise comme un gigantesque système mécanique de production, nécessitait des individus formellement considérés comme des îles et des atomes. Le droit romain garantissait le concept absolutiste de la propriété. La propriété des personnes (esclavage) est devenue la propriété de la force de travail des personnes, tout comme la propriété (partagée et usufruitière) de la terre est devenue la propriété absolue de la terre. Le socialisme, qui naîtra plus tard, oppose unilatéralement à la conception romaniste de la propriété (défendue de manière intéressée par la bourgeoisie libérale) une contre-figuration de celle-ci: la propriété sociale des moyens de production, qui implique leur collectivisation: ce qui appartenait à un seul appartient désormais à tous. Mais en substance, le même concept absolutiste de la propriété est maintenu. Le fait que la propriété des biens soit fondamentalement transférée du citoyen privé à l'État n'empêche pas que le libéralisme et le socialisme sont deux idéologies très proches, qui reposent sur le même mécanicisme et le même absolutisme. La théorie du pacte social, en tant qu'acte unique impliquant une relation univoque entre les citoyens et la machine étatique, est congruente avec la même univocité des relations entre l'individu et la propriété.

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La vie économique, comme tous les processus de la vie sociale, est un grand ensemble de réciprocités, de contrats sans cesse renouvelés. La volonté des parties de se conformer à ce régime contractuel multiple, leur désir de vivre et de satisfaire leurs besoins, qui sont à la fois matériels et spirituels, définissent l'ensemble d'une économie biologique. L'économie organique müllerienne signifie la subordination de la science économique, et de l'un de ses concepts (par exemple le marché) au Tout social. L'économie doit être subordonnée à la politique. La vie de l'État sera comprise, contrairement à la façon dont les libéraux et les économistes bourgeois la conçoivent, comme une subordination de l'intérêt individuel hédoniste, utilitaire, à l'intérêt ou aux fins générales. Le bien commun, la justice sociale ou toute autre idée qui incarne la finalité de l'État, doit organiquement canaliser les fins particulières, mais le social est toujours une Totalité qui va au-delà de la somme des réalisations particulières.

L'économie biologique apparaît comme une critique pure et simple du libéralisme. Mais non pas parce qu'il prêche un totalitarisme collectiviste, c'est-à-dire un Tout dirigiste et planificateur qui étouffe les initiatives des individus et des entreprises. Au contraire, la sève vivifiante de la philosophie libérale est à puiser dans le devoir de respecter et d'encourager ces initiatives individuelles, mais dûment subordonnées dans une hiérarchie où l'intérêt social et national est primordial.

Le romantisme d'Adam Müller est très éloigné de la prédication rousseauiste d'un retour à la Nature, d'un individualisme rebelle et destructeur, de toute propension anarchiste ou utopique, attitudes que l'on retrouve également à nu chez les premiers romantiques. Au contraire, c'est l'histoire (et en son sein, la nostalgie du Moyen Âge) qui est la source d'inspiration pour récupérer tout ce que nous avons perdu avec les Lumières et les guillotines depuis 1789. Mais le romantisme müllerien n'est pas simplement une pensée contre-révolutionnaire, qui dénonce et survole la Révolution française comme la source de nombreuses erreurs. C'est une dénonciation de la modernité. Déjà à la Renaissance, le cours de l'Europe était déformé:

"Je n'ai pas besoin d'insister sur la grande partie qui correspond à l'énorme augmentation du marché européen à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, et à la découverte des antiquités grecques et romaines, et celle des deux Indes, celle qui correspond à l'augmentation des signes du capital physique représenté par les métaux précieux, d'abord dans la désintégration du capital physique et spirituel, et dans les temps qui suivent, dans la suprématie que le capital physique s'arroge sur la vie civile, dans le caractère manufacturier, monétaire-capitaliste, qui réduit tout travail à la catégorie de fonction mécanique ; dans l'esprit de démembrement, qui considère la propriété de la terre comme un simple capital et tente de la diviser comme le capital la divise, alors que le travail du sol ne permet pas la division ordinaire du travail ni la progression ascendante du profit ; je n'ai pas besoin non plus d'insister sur le rôle que toutes ces circonstances jouent dans l'esprit conceptualiste qui s'empare de toutes les sciences et décompose le magnifique empire universel des idées en une foule de petites sciences utiles et de petits capitaux de connaissance rentables" (17).

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Le clergé médiéval était chargé d'assurer les fonctions du capital à une époque où le capital physique et le capital spirituel n'étaient pas encore séparés.

Après les changements de la Renaissance, les scissions de la vie européenne n'ont pas cessé, et sont allées jusqu'au déracinement. La science elle-même (le capital spirituel, selon Müller) est victime de la spécialisation et de la mesquinerie. L'appât du gain, la méconnaissance des limites de la nature, s'étend à l'économie agricole elle-même, ce qui provoquera une catastrophe.

Le fait que l'économie et la politique prennent des éléments de ce fondement romantique, et de ce romantisme organiciste et historiciste en particulier, n'invalide pas en soi le projet même de l'action au présent et au futur. Ce sont les éléments symboliques de ce romantisme (plutôt que les éléments nostalgiques ou simplement réactionnaires) qui doivent être récupérés. Le romantisme était une tentative de surmonter les divisions, le déracinement (18).

Le romantisme et l'économie organique de Müller sont des éléments importants d'une vision nationaliste de la totalité sociale. Il est intéressant de noter que, en ces temps d'exaltation du cosmopolitisme et du multiculturalisme, en réalité une transcription de l'économie mondiale et de l'action destructrice des entreprises transnationales, Müller a fini par revenir à certains présupposés de l'État commercial fermé, œuvre du grand philosophe idéaliste Fichte, qui était aussi un précurseur du nationalisme germanique et que Müller a tant critiqué à ses débuts. La critique par Fichte du libéralisme d'Adam Smith, sa défense de l'autarcie, le caractère national de l'économie subordonnée à la politique (comme partie du tout) sont des positions que Müller finira par adopter.

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Actuellement, prétendre soutenir une économie nationale (sinon nationaliste), c'est aller à l'encontre des dogmes les plus sacrés de l'orthodoxie actuelle. Tout protectionnisme, tout soutien fort à une éducation patriotique, qui sert à former des citoyens patriotes en tant que producteurs aussi bien que consommateurs, est un discours qui est désagréable aux oreilles des néo-libéraux. Ils voudraient une citoyenneté mondiale parfaitement homogène, ou dotée d'un minimum d'accents et de particularités locales et régionales, au nom d'une division internationale du travail sans entraves de quelque nature que ce soit, promouvant et imposant - même dans le sang et le feu - un Marché planétaire global. Le cosmopolitisme et l'universalisme seraient considérés - d'un point de vue rationnel - comme des idéologies destructrices et génocidaires s'ils ne servaient d'alibis idéologiques au processus capitaliste qui, dans sa dernière phase, après les deux guerres mondiales, compte sur le monde entier comme un champ sans frontières pour son pillage total. Les sociétés transnationales favorisent le cosmopolitisme parce que le capital même qui les identifie et avec lequel elles agissent est cosmopolite. Réciproquement, et faisant le jeu d'un tel système génocidaire, la soi-disant "gauche", c'est-à-dire l'idéologie marxiste née en théorie pour affronter ces forces du capital, prêche également le cosmopolitisme et l'universalisme, affirmant - comme un dogme de foi - que le prolétariat n'a pas de patrie. Capital et Prolétariat, tous deux pris comme des abstractions, mais des abstractions produites, élaborées artificiellement par un mode de production qui, né en Europe dans certaines circonstances, prétend s'imposer à l'échelle planétaire et imposer à toutes les cultures et à tous les peuples un modèle sec et artificiel de l'homme, esclave du Capital. Ce n'est pas l'imposition de l'"Européen", de l'"Occidental" qui se répand dans le monde. C'est une abstraction de l'homme, salarié-consommateur, balayant les multiples racines que l'homme, "indigène", entretient avec sa Terre et sa Tradition. En ce sens, il n'est pas étonnant que l'idéologie marxiste ait une certaine efficacité précisément là où elle est liée aux mouvements nationalistes et indigénistes, là où elle embrasse le véritable instinct protectionniste et autarcique, qui est l'instinct d'autodéfense contre l'agression du Capital.

Il serait facile de rejeter Adam Müller, comme tant d'autres le font, comme réactionnaire et romantique. Ces deux étiquettes, cependant, n'acquièrent une charge négative qu'à partir d'une certaine idéologie. Une action est suivie d'une réaction. Pour l'historien, il est tout à fait naturel qu'un phénomène d'ombre et de lumière, tel que la Révolution française, suscite la peur et le réarmement idéologique à son encontre, surtout dans des pays qui, étant voisins de la France, ne partageaient nullement des conditions sociales propices à l'incorporation des valeurs révolutionnaires. C'était le cas dans les États allemands et en Espagne et, pour des raisons différentes (que Müller lui-même explique dans son Elemente der Staatskunst), en Angleterre. Quant à l'épithète "romantique", prise à son tour comme synonyme de réactionnaire, c'est un lieu commun sur lequel il n'est pas utile de s'étendre. Il suffit de dire maintenant que du mouvement romantique sont nés des penseurs contre-révolutionnaires, il est vrai, mais aussi d'ardents défenseurs des idéaux de la Révolution. C'est de là qu'est né le nationalisme européen (de lui ou des guerres napoléoniennes?), mais l'équation entre nationalisme et réaction doit être vigoureusement rejetée. Chez Herder lui-même (romantique et précurseur du nationalisme), on trouve de très nombreux éléments des Lumières, et le réveil des nationalités européennes et le concept de Peuple (das Volk) ne doivent pas être considérés comme un retour en arrière ou une semence du diable.

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Pour un économiste, mais en même temps, pour un romantique comme Müller, l'histoire, le passé, doit nécessairement compter comme un capital. Le processus de production n'est pas, comme nous l'avons indiqué plus haut, une simple transaction ou un "métabolisme" entre l'homme et la nature. La réciprocité entre ces deux facteurs ne peut être comprise sans une tierce partie. Contrairement au mécanicisme (action-réaction, cause-effet), il s'agit d'une approche dialectique. Les opposants demandent une médiation, et la tierce partie la résout. C'est l'alternative à Smith :

"[...] l'homme accuse trois relations principales dont il faut tenir compte, qu'il faut gouverner, favoriser et raviver constamment: 1), la relation à la nature extérieure, qui doit être augmentée par des améliorations, c'est-à-dire par l'application correcte du capital et des forces humaines; 2), la relation à ses forces personnelles, qui ont besoin de la collaboration de la nature extérieure et du capital pour être exercées et réalisées ; enfin, 3), la relation au passé ou au capital, qui doit aussi être appliquée aux deux précédentes, au travail et à la nature pour les actualiser. Le sol, le capital et le travail ne sont pas des sources de richesse en soi, mais des éléments de celle-ci ; leur vive action réciproque constitue la seule source de richesse. Dès que le travail et la nature - quel que soit le lieu ou l'époque où cela s'est produit - entrent en action réciproque, un capital est créé, qu'il s'agisse d'outils agricoles, de bétail, de semences. Ce capital collabore à l'augmentation de la production suivante; il renforce les forces du sol et du travailleur et, en même temps, il reproduit, double et triple le capital lui-même" (19).

Cette organisation tripartite des facteurs de production, alternative à celle d'Adam Smith, implique une répartition des fonctions entre trois classes sociales : 1) les propriétaires fonciers, 2) les travailleurs, 3) les capitalistes (au Moyen Âge, le clergé). De manière significative, les propriétaires fonciers, dans la mesure où ils s'occupent de leurs domaines, les entretiennent et les améliorent, agissent comme des travailleurs. Müller ne les assimile pas, comme le font le libéralisme et le marxisme, aux capitalistes. D'autre part, la catégorie des ouvriers chez Müller brouille l'existence naissante du prolétariat: elle fait plutôt allusion au bourgeois qui, privé de fortune, des dons reçus par héritage, acquiert plutôt sa position grâce à son propre mérite. Le capital, quant à lui, apparaît comme une sorte d'exhausteur, d'engrais dans l'interaction entre l'homme et la nature. Dans le facteur "Terre", nous trouvons une productivité intrinsèque élevée et le facteur "Travail" apparaît en position subsidiaire. En revanche, dans l'industrie (que Müller entend au sens générique de travail dans la ville), la nature (les propriétés intrinsèques des objets dans leur ensemble) passe après l'effort humain. Dans l'industrie, c'est l'homme qui produit beaucoup plus que la nature. À la campagne, c'est la nature qui prend le dessus. Le loyer, le profit et le salaire seront les trois manifestations de la valeur de tout objet produit.

"De la générosité du sol, sur lequel l'énergie humaine a le moins de pouvoir, dépend en définitive la mesure disponible des forces humaines libres et le nombre de travailleurs que l'on peut donner à l'industrie urbaine. D'autre part, l'accélération que se donne l'industrie humaine par la division du travail et l'achèvement suprême de chaque entreprise, et l'indépendance dont elle jouit à l'égard des saisons, influent sur le sol, allègent son inertie, agrandissent et favorisent sa culture. Le capital, enfin, répète les deux fonctions : il les accélère ou les freine, puisqu'il possède les propriétés des deux, de la terre comme du travail" (p. 286).

En bref, il existe un continuum de degrés divers d'opérateurisme humain. Le degré auquel l'homme peut appliquer sa force de travail, qui dans la tradition de Ricardo et de Marx est un quantum mesurable en heures, aux objets est des plus divers. Pour Marx, il y a certainement un investissement du capital dans les différents types de force de travail : une heure de travail d'un ouvrier non qualifié n'apporte pas autant de valeur qu'une heure d'un ouvrier qualifié, mais ces différences seraient déjà incluses dans la valeur achetée par le capitaliste. L'employeur achète la marchandise appelée "travail" et, dans des conditions normales, il devra payer plus cher pour des marchandises de meilleure qualité. A partir de ce moment, la force de travail comprise comme une marchandise est homogénéisée. Mais chez Müller, il y a une réflexion sous l'autre angle : les diverses activités productives impliquent différents degrés de malléabilité, de transformabilité par l'homme. La possibilité de "se laisser transformer" de la terre n'est pas la même que celle de l'objet dans l'usine. Une fois de plus, nous constatons que Müller est un penseur pré-écologique et qu'il ne pouvait pas voir que l'agriculture elle-même est aujourd'hui un secteur intensément industrialisé, et que le pouvoir opérationnel de l'homme - dans ce capitalisme hautement technologique - prévaut sur les relations environnantes (celles déterminées par le climat, le temps, les cycles saisonniers, les sécheresses, etc.) Mais, en admettant cela, il n'est pas sans intérêt que notre penseur donne une contribution différente à chacun des facteurs, et qu'en tout cas il y ait une dialectique, c'est-à-dire que, selon le lieu et la manière, l'un des facteurs relègue les efforts humains au second plan (à la campagne) ou les élève au premier plan (ville, industrie).  

Notes:

(1) Nous citerons à plusieurs reprises l'ouvrage d'Adam Müller, Elements of Politics, publié par Doncel, Madrid, 1977 (sans traducteur).

(2) Comme l'a souligné Mario Góngora ("Romanticismo y Tradicionalismo", Revista de Ciencia Política, Vol. VIII, Ns. 1-2, 1986, pp. 138-147), dans la sphère hispanique ce romantisme était très ténu (dans la péninsule ibérique et en Amérique espagnole). Le jacobinisme sous toutes ses formes, l'idéologie doctrinaire et formaliste, par opposition à l'organicisme du Volkgeist, jouissent d'une prédominance absolue. Et nous avons déjà souligné que le romantisme hispanique tardif était une sorte de providentialisme, d'augustinisme politique, qui ne laissait pas de côté un certain universalisme. Le mot catholique signifie "l'universel" et une Église universelle inclut, à la limite, une négation du nationalisme. Ce n'est que tardivement, dans notre péninsule, que le carlisme basque a évolué vers le nationalisme, en combinant l'influence du clergé avec le concept du Volkgeist germanique.

(3) Müller, pps. 66-67.

(4) Müller était un homme religieux qui accordait à Dieu et à la religion un rôle important dans l'économie politique : "Sans religion, l'activité économique perd son but ultime [...] Les difficultés économiques surviennent avant tout parce que les gens oublient la puissance divine. Le travail n'est pas la seule source de production. Elle n'est que l'instrument auquel il faut ajouter le pouvoir (qui vient de Dieu) et les supports matériels que sont la propriété foncière et le capital déjà existant" [Eric Roll, Historia de las Doctrinas Económicas, FCE, Mexico, 2004, p. 204].

(5) Au lieu de postuler les trois facteurs de production bien connus des économistes classiques, à savoir la terre, le travail et le capital, Müller défend la nature, l'homme et le passé comme facteurs. La nature, dans la mesure où elle est travaillée ou civilisée, conduit à la propriété de la terre (noblesse). L'homme, dans la mesure où il fournit du travail, devient bourgeois. Le capital, autrefois facteur réservé au clergé, suite à la décomposition de la féodalité, se dissocie en capital spirituel et capital matériel. (Roll, p. 204-205). Eric Roll déplore l'absence de la paysannerie dans la pensée de Müller, et sur un ton piquant, il tend à lier cette absence à son éloge de la classe terrienne et à son idéalisation du Moyen Âge. Une idéalisation incohérente, puisque Müller défendait un type de monarchie et d'État totalitaire qui ne correspondait pas aux réalités historiques du féodalisme, où prévalait un État plutôt faible.

(6) Müller, p. 67.

(7) Ibid.

(8) Müller, p. 123.

(9) Müller, p. 122.

(10) Müller, p. 215.

(11) Müller, p. 180.

(12) Müller, p. 181.

(13) Ibid.

(14) Müller, p. 93.

(15) Müller, p. 237.

(16) Müller, p. 238.

(17) Müller, p. 307.

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(18) José Luis Villacañas, confrontant Müller à Schmitt, écrit (p. 73) : " [...] le romantisme, dans la mesure où il était conscient de l'ennemi qu'il combattait, proposait une théorie alternative de la totalité organique de la vie sociale et politique, autour d'un État compris comme une œuvre d'art capable d'une intégration totale et sentimentale, affective et irrationnelle. Plus cette même fragmentation moderne était avancée, plus l'offre romantique gagnait en base sociale. Le romantisme entendait répondre aux douleurs de la scission moderne par un répertoire abondant d'interprétations symboliques capables de donner une unité à la représentation d'une vie sociale objectivement scindée. La fantaisie et sa créativité trouvaient ici leur terrain de jeu, qui dissimulait les réalités de la vie historique, qui entre-temps devenaient de plus en plus inconnues." [Pouvoir et conflit: essais sur Carl Schmitt, Bibliothèque de la pensée politique Saavedra Fajardo, Biblioteca Nueva, Madrid, 2008].

(19) Müller, p. 282.