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dimanche, 05 octobre 2025

Sacrifice et souveraineté: la géopolitique comme épopée théodramatique ou tragédie païenne

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Sacrifice et souveraineté: la géopolitique comme épopée théodramatique ou tragédie païenne

Santiago Mondéjar

Source: https://geoestrategia.eu/noticia/45216/geoestrategia/sacr...

Le discours officiel émanant des institutions européennes présente la guerre en Ukraine comme une lutte moralisatrice, presque téléologique : une confrontation lucide et manichéenne entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, l’innocence et l’agression. Les politiciens, analystes et médias consacrent l’Ukraine comme protagoniste héroïque, tandis qu’ils relèguent la Russie au rôle d’antagoniste maléfique, reproduisant ainsi une structure narrative similaire aux drames moraux théo-dramatiques expliqués par Hans Urs von Balthasar (1988).

fallensoldiers-964351385.jpgLe drame chrétien — exemplifié dans la Divine Comédie de Dante ou dans Le Grand Théâtre du Monde de Calderón — imprègne le mal et la souffrance d’une signification au sein d’une économie de la rédemption, dans laquelle l’action humaine est soumise au jugement moral et à la possibilité de la grâce. Dans ce cadre conceptuel, le conflit se configure comme un jugement éthique, une narration de rédemption et un impératif moral : l’Europe se sent poussée à agir avec droiture, s’efforçant de protéger les opprimés et de réparer un ordre brisé. Cette rhétorique évoque les exhortations collectives des grandes puissances européennes pendant la Première Guerre mondiale, marquées par une narration linéaire et téléologique, investie d’une providence morale projetée sur les réalités géopolitiques (Mosse, 1990). Cependant, sous cette idéalisation morale se cache une réalité brute.

La guerre en Ukraine, comme tous les conflits, est alimentée par la realpolitik: un choc d’intérêts stratégiques, d’insécurités historiques et de calculs pragmatiques (Mearsheimer, 2014), marqué par l’hamartia et la péripétie, c’est-à-dire les erreurs de jugement et les retournements soudains du destin. Ainsi, le conflit s’éloigne du drame chrétien, avec sa promesse d’une issue morale, et se rapproche d’une tragédie païenne, soumise à l’implacable dynamique du pouvoir effectif.

Lorsque les dirigeants européens et leurs hérauts projettent une cohérence narrative imaginaire sur le conflit, ils ignorent les limites du volontarisme, la contingence des résultats et la chimère d’une résolution téléologique. À la place, émerge une logique brutale, amorale et contingente, plus proche des tragédies d’Euripide que de la dramaturgie salvatrice articulée par von Balthasar (1988). À l’instar de la tragédie grecque, le conflit se déroule dans un cadre indifférent à la clarté morale, où les acteurs poursuivent leurs fins, conditionnés par les circonstances plus que par des impératifs éthiques (Lebow, 2003).

9780521827539_p0_v1_s1200x630-1517215355.jpgEn moralisant le conflit, l’Europe commet une grave erreur en imposant une dramaturgie politique conçue comme un drame moral à une réalité profondément tragique, brutale et moralement ambiguë : un drame de nécessité, non de grâce divine.

Cependant, cette tendance à la moralisation est révélatrice d’un point de vue anthropologique. L’Europe, culturellement imprégnée d’un imaginaire chrétien qui entre en collision avec sa dépendance séculaire à la guerre (Traverso, 2007), s’efforce de doter le conflit d’une clarté morale qui légitime le soutien public et justifie, a posteriori, l’exceptionnalisme de sa politique du fait accompli (Anderson, 2006).

Comme le raconte Euripide, le poids du passé fait pencher la balance vers la force brute, comme le montrent les vies d’Agamemnon, Clytemnestre et leur descendance, ce qui reflète la conception grecque de la parenté comme lien inséparable de responsabilité morale partagée: la loyauté familiale unit et divise, et la vengeance, même justifiée, perpétue la misère (Goldhill, 1986). Ce schéma de violence cyclique liée à la lignée trouve un parallèle en Ukraine: les intérêts géostratégiques, les alliances de circonstance et les héritages historiques partagés fonctionnent comme des parentés géopolitiques.

Cependant, en cadrant la guerre comme un acte de justice providentielle, on fait taire le khoros — le chœur tragique grec, la voix collective de la raison —, voix qui pourrait indiquer que la racine du conflit n’est pas à chercher dans un dessein divin, mais dans l’ambition politique et la contingence historique. Par ce glissement narratif vers le moralisme, on obscurcit l’essence tragique du conflit, ce qui encourage des réactions politiques motivées davantage par l’impossibilité d’échapper au cercle vicieux du maintien à tout prix d’une cohérence morale qui n'est imposée que par l’intérêt à éliminer les réalités brutales de la politique internationale.

La morphologie de la tragédie grecque, avec son indifférence remarquable au sentimentalisme, offre un cadre plus solide pour explorer la dynamique du pouvoir, de la justice et des conflits contemporains. Elle permet d’apprécier comment la politique et les relations internationales reflètent une philosophie enracinée dans le tragique : un cynisme sous-jacent qui défie le moralisme simpliste en reconnaissant l’inévitabilité du conflit, la nature illusoire de la justice et les cicatrices indélébiles des offenses (Lebow, 2003).

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Un exemple paradigmatique est la saga de la Maison d’Atrée, marquée par la mort, la trahison et la violence, nées de dettes héritées qui entraînent les acteurs dans des conflits dépassant leurs choix individuels, transformant la volonté en une force tragique. Agamemnon, roi de Mycènes, incarne l’hybris : l’orgueil démesuré qui défie les limites humaines et divines. Sa décision de sacrifier sa fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables pour Troie, inspirée par l’oracle et manipulée par Ulysse, révèle comment l’ambition et la quête de l’honneur s’entrelacent avec la contrainte et la stratégie politique.

L’arrogance d’Agamemnon l’aveugle aux conséquences de ses actes: des décisions qui paraissent rationnelles ou nécessaires déclenchent des représailles, des échecs et des passions déchaînées. Dans cette tragédie, chaque personnage parcourt un chemin de perdition, convaincu de la justice de sa cause, mais prisonnier d’une obsession implacable.

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De façon analogue, l’Occident collectif, gonflé de confiance après sa victoire dans la Guerre froide, a commis une erreur de jugement similaire : il a sous-estimé la complexité du conflit et, dans sa présomption de suprématie morale et matérielle, a précipité une collision avec la réalité. À l’instar de Clytemnestre qui transforme le ressentiment familial en autorité politique par la vengeance, la perception par la Russie de la déloyauté ukrainienne et de la malhonnêteté systématique de l’Occident depuis l’ère Gorbatchev reflète la tension entre le devoir et le ressentiment, la solidarité et le conflit (Sakwa, 2017).

Les liens, qu’ils soient familiaux ou géopolitiques, peuvent conduire à l’unité comme à la destruction mutuelle. Sur ce plan tragique, l’Ukraine émerge comme une Iphigénie, symboliquement immolée sur l’autel des ambitions d’autrui, prise au piège de forces qui dépassent sa volonté de puissance. L’Union européenne, quant à elle, assume le rôle d’Ulysse, tissant de subtiles tromperies — comme les accords de Minsk, que Merkel et Hollande se sont plus tard vantés d’avoir manipulés — pour orienter les attentes et subordonner le destin de l’Ukraine aux intérêts d’un ordre géopolitique (Sakwa, 2017). La tragédie réside dans le fait que, malgré la volonté souveraine de l’Ukraine, ses souffrances sont instrumentalisées par des tiers, ce qui en fait un axe narratif du pouvoir et de la légitimité.

Ce schéma reprend la structure d’Euripide: la victime, loin d’être passive, met à nu l’hybris de ceux qui l’entourent et révèle la fragilité de toute prétention à la moralité ou à la rationalité absolue dans les conflits (Euripide, 2001). Le sacrifice d’Iphigénie trouve un écho dans le présent, démontrant combien la tension entre l’ambition, l’honneur et la contrainte demeure catastrophique, même si les acteurs modernes se drapent dans la rhétorique de la justice morale et du droit international.

D’un point de vue philosophique, la tragédie offre un cadre indispensable pour comprendre les conflits humains. La synthèse du mythe et de la géopolitique révèle que les guerres sont façonnées par des passions profondément humaines : l’hybris, la loyauté et la vengeance motivent des décisions qui transcendent les dichotomies morales simplistes. Comme l’illustre la Maison d’Atrée, la parenté et l’ambition servent de sources doubles d’identité et de calamité (Goldhill, 1986).

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De même, la guerre en Ukraine montre que les États, tout comme les individus, sont pris dans des réseaux d’obligations, de survie et d’orgueil, ce qui reflète les impulsions humaines éternelles. Même lorsque la noblesse ou la sincérité animent les efforts pour restaurer l’ordre et la justice, ces actions portent en elles les germes de leur propre ruine. La tragédie, par sa lucidité inébranlable, enseigne les limites de l’action humaine et la persistance du conflit comme horizon inexorable de la condition mortelle.

L’offensive russe en Ukraine peut être interprétée, métaphoriquement, comme la matérialisation d’un destin tragique plus que comme le produit d’un choix moral. La politique, dans ce scénario, se présente comme un théâtre où le pouvoir s’affirme à travers la confrontation (Lebow, 2003). Dans la tragédie grecque, le héros n’agit pas par volonté propre ou par calcul moral, mais parce qu’il le doit: il est pris dans une logique d’inévitabilité dictée par les dieux, le destin ou sa propre hybris.

9782081404502-2232082978.jpgOreste ne tue pas Clytemnestre seulement pour venger son père, mais parce que l’ordre du monde l’y oblige (Eschyle, 2009). De même, la mentalité occidentale peut être comprise comme la sécularisation d’un fatalisme historiciste qui, chez Fukuyama (1992), hérite de la téléologie dialectique de Hegel, lui-même inspiré de la philosophie de l’histoire d’Augustin. Dans La Cité de Dieu, Augustin a posé pour la première fois dans la tradition occidentale une conception téléologique et linéaire de l’histoire: un drame à dessein divin, orienté vers une culmination religieuse. Hegel sécularise cette vision dans le Weltgeist, l’Esprit absolu qui, à travers un processus dialectique, atteint la conscience de soi et la liberté dans le monde.

L’histoire acquiert ainsi une direction, un but et une fin dans les deux sens: comme objectif et comme terme. Fukuyama, adoptant ce schéma hégélien, remplace l’État idéal de Hegel par la démocratie libérale occidentale, la proclamant « forme définitive du gouvernement humain ». Dans son récit, les guerres, les révolutions et les conflits ne sont pas de simples accidents historiques, mais des étapes nécessaires dans la dialectique vers une synthèse finale. Cependant, en déclarant que cette synthèse est déjà atteinte, Fukuyama transforme la démocratie libérale d’un système politique contingent en un destin manifeste de l’humanité, une prétention qui révèle une théologie politique sécularisée, au sens développé par Carl Schmitt : le souverain, incarné dans l’ordre libéral, décide de l’état d’exception, suspendant le conflit idéologique fondamental.

La démocratie libérale cesse d’être un projet politique faillible et devient un dogme incontestable, une question de foi qui relègue la dissidence au statut d’hérésie, destinée à être éradiquée par le cours inexorable de l’histoire.

Cependant, cela commet le péché capital que la tragédie grecque dénonce sévèrement : l’hybris de s’arroger des attributs divins. Alors que la vision augustino-hégélienne est linéaire et optimiste, projetant le salut séculier, la perspective tragique est cyclique et pessimiste, avertissant du châtiment inévitable pour ceux qui prétendent transcender les limites de la condition mortelle. Dans la vision du monde grecque, l’univers est régi par un ordre cosmique (thémis) que les humains ne doivent pas troubler. Le destin (moira) des mortels est la finitude, l’imperfection et le changement ; toute tentative d’atteindre la stabilité éternelle ou la connaissance absolue — attributs exclusifs des dieux — constitue une transgression punissable.

En proclamant la fin de l’histoire, Fukuyama commet précisément cette hybris, s’arrogeant le déterminisme divin sur le parcours de l’humanité. En ce sens, la guerre en Ukraine n’est pas une simple erreur de calcul ou un excès conjoncturel, mais une tragique anagnôrisis : le moment où les acteurs, aveuglés par leur propre ambition, reconnaissent que le pouvoir ne peut s’affirmer que par la violence. La catharsis qui en résulte n’est pas rédemptrice, mais dévastatrice, et évoque la terreur et la pitié tandis que le monde est témoin de la façon dont la logique du pouvoir plonge des millions de personnes dans la souffrance (Aristote, 1997).

Le sacrifice d’Iphigénie trouve un écho tragique dans le conflit ukrainien. Agamemnon ne sacrifie pas sa fille par désir ou justice, mais parce que la logique du destin et de la guerre l’y contraint (Eschyle, 2009). De même, les acteurs en Ukraine sont otages de la nécessité historique, un sacrifice exigé par l’hybris du pouvoir absolu. À la différence du drame chrétien, où la souffrance vise la rédemption (von Balthasar, 1988), dans la logique de la tragédie il n’y a pas de salut : l’action politique répond au destin, non à la moralité, et vise l’affirmation de la souveraineté à tout prix.

Tout en sachant que leurs actions déclencheront un cycle implacable de violence qui pourrait bien finir par les dévorer, les acteurs géopolitiques poursuivent, car s’arrêter signifierait renoncer à leur propre existence politique.

Bibliographie: 

Aeschylus. (2009). The Oresteia (R. Fagles, Trans.). Penguin Classics.

Anderson, B. (2006). Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (Rev. ed.). Verso.

Aristotle. (1997). Poetics (M. Heath, Trans.). Penguin Classics.

Euripides. (2001). Iphigenia at Aulis (P. Vellacott, Trans.). Penguin Classics.

Fukuyama, F. (1992). The End of History and the Last Man. Penguin Books.

Goldhill, S. (1986). Reading Greek Tragedy. Cambridge University Press.

Lebow, R. N. (2003). The Tragic Vision of Politics: Ethics, Interests and Orders. Cambridge University Press.

Mearsheimer, J. J. (2014). ‘Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault: The Liberal Delusions That Provoked Putin’. Foreign Affairs, 93(5), 77–89.

Mosse, G. L. (1990). Fallen Soldiers: Reshaping the Memory of the World Wars. Oxford University Press.

Sakwa, R. (2017). Russia Against the Rest: The Post-Cold War Crisis of World Order. Cambridge University Press.

Traverso, E. (2007). Fire and Blood: The European Civil War, 1914–1945 (A. Brown, Trans.). Verso.

von Balthasar, H. U . (1988). Theo-Drama: Theological Dramatic Theory (Vol. 1, G. Harrison, Trans.). Ignatius Press.

 

L’Occident étouffe la dissidence pour préparer les citoyens à la guerre

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L’Occident étouffe la dissidence pour préparer les citoyens à la guerre

Davide Rossi

Source: https://telegra.ph/LOccidente-soffoca-il-dissenso-per-pre...

La situation actuelle a généré les prémisses dramatiques visant à diffuser une culture de guerre, alimentée par des peurs savamment et artificiellement construites, en inventant des ennemis là où il n’y en a pas.

À notre époque, marquée par des oppositions souvent plus verbales et verbeuses que substantielles, mais toujours dichotomiques, ne laissant aucune place au dialogue, à la confrontation, à l’approfondissement, où l’on véhicule des modèles absolus et absolutistes selon lesquels il n’est pas permis de s’aventurer dans la réflexion mais où il s'agit simplement de prendre parti, presque obligatoirement du côté de la pensée dominante, prélude à toute guerre, la dissidence étant devenue inadmissible, répréhensible, erronée et fausse simplement parce qu’elle a été pensée.

Lire la complexité des faits et de la réalité devient ainsi toujours et en tout cas condamnable, car cela impliquerait de démanteler l’architecture de guerre qui s’est construite autour du récit dominant, lequel doit être soutenu à chaque souffle médiatique, imposé avec une violence à la fois subtile et robuste à des citoyennes et citoyens de plus en plus détachés et désorientés face à un monde qu’on leur fait percevoir comme lointain et incompréhensible.

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L’acquiescement passif généralisé des anciennes générations, majoritaires en Occident, trouve un triste et tragique équivalent symétrique parmi les jeunes générations, bien que, fort heureusement, de notables et brillantes exceptions existent. Les jeunes, en effet, ont généralement intériorisé la substance de cette induction martelée, pour aboutir à une passivité complaisante tout en se consacrant à des questions éphémères, où le jeu de la dissidence n’est qu’un jeu, où mettre ou non un « like » sur les réseaux sociaux est essentiellement pareil et totalement insignifiant, car toutes ensemble, les nouvelles générations occidentales, et celles qui ont été occidentalisées à travers le monde, ont été convaincues de s’intéresser à des sujets peu significatifs et essentiellement évanescents, pour lesquels le fait de prendre parti devient un masque social pour une représentation sans avenir.

Après avoir été privés de la parole, le système tente de priver également les jeunes générations de toute pensée et, comme le rappelait à juste titre l’écrivain Erri De Luca il y a quelque temps, il ne leur reste plus qu’à écrire sur leur propre corps, en essayant d’y graver ce que l’on suppose indélébile, alors que cela s’effacera avec le temps et le cours de la vie, transformant les tatouages en une éloquence muette d’un corps plus ou moins maladroitement encadré par les époques précédentes, mais incapable, comme celui qui l’habite, de parole.

Écouter sans parler ni répondre et, au final, ne plus parler, enfermés dans une réalité irréellement réelle, virtuellement compensatrice des besoins émotionnels et communautaires qui, en Occident, ont été violemment étouffés pour transformer les femmes et les hommes, et surtout les jeunes, en atomes sociaux inoffensifs et insignifiants, des monades séparées de toutes les autres et toutes ensemble coupées du monde qui les entoure.

Le tout est aggravé par la réduction de l’information et de la connaissance à ce qui peut être simplement et uniquement véhiculé par le smartphone, érigé en source principale, pour beaucoup exclusive, d’interaction avec le monde extérieur, dans un cadre qui confond le haut et le bas, le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le tout dans un kaléidoscope où distinguer devient une fatigue supplémentaire et difficile à pratiquer, et où les mille pages des « Frères Karamazov » de Dostoïevski deviennent un sommet inatteignable, même dans le simple résumé wikipédesque. Privés ainsi de savoirs et de beauté, les langages et les pensées s’appauvrissent, brûlent leurs racines, abandonnées, perdues et oubliées, tout comme sont oubliés en même temps les multiples et complexes branches qui tiraient origine, sève et vie de ces racines, donnant feuilles, fruits, fleurs, c’est-à-dire toute la richesse bigarrée des cultures.

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Une communication qui, par ailleurs, se trouve écrasée par des dynamiques de marchandisation et de commercialisation où les valeurs et qualités artistiques et culturelles sont submergées et dévastées par les exigences d’un marché qui engloutit toute dimension et surtout l’imaginaire personnel et collectif, violemment colonisé et poussé vers une homogénéisation dévastatrice, réductrice, avilissante.

Le tragique résultat final est une société appauvrie et appauvrissante, où le réel est transcendé au profit du superficiel, où la complexité est réduite à des jugements banalisés, positifs ou négatifs, dictés par des attitudes superficiellement préconçues, au sein de dichotomies culturelles et politiques où progressisme et conservatisme sont réduits à des postures générales, impalpables et factices, manifestant davantage une gigantesque pauvreté spirituelle qu’une profonde plénitude de contenu.

L’Occident, ainsi privé de son univers culturel et de ses valeurs séculaires, a perdu de vue l’essentiel, pour se réduire à la simple vénération de l’argent, devenu malheureusement et tragiquement l’étalon de toutes les relations, une approche monétariste de la culture et des relations humaines qui a produit une coexistence de plus en plus injuste dans ses dynamiques matérielles et de plus en plus dégradée dans ses dynamiques spirituelles.

Le tout dans une auto-référentialité qui amène les citoyennes et citoyens occidentaux à perdre totalement de vue et à ne pas comprendre les expressions culturelles et les sociétés extra-occidentales, dans lesquelles les relations humaines et la vie quotidienne sont encore rythmées par des temps, des pensées et des modalités étrangères à la marchandisation.

Cette situation a généré les prémisses dramatiques visant à véhiculer une culture de guerre, alimentée par des peurs soigneusement et artificiellement construites, inventant des ennemis là où il n’y en a pas, comme dans le cas de la Russie, construisant des murs qui rendent incompréhensible ce qui est étranger à la petitesse des horizons dans lesquels on nous a enfermés, une cour étouffée par des murs encore plus étouffants et lourds, vendue comme un « jardin fleuri », selon les paroles tragiques de Josep Borrell, ancien Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, épigone de toutes celles et ceux qui ont pris et continuent à prendre l’Union européenne et l’Occident pour un paradis démocratique, alors qu’il s’agit, à l’évidence, d’un enfer libéral-libéraliste, néolibéral, tandis que ceux qu’ils désignent comme autocraties et dictatures sont des nations où la politique décide de l’économie au bénéfice des citoyens et aussi, justement, des États dans lesquels les femmes et les hommes sont encore loin de la dégradation et de la décadence que nous vivons et traversons dans le Vieux Continent et le reste de l’Occident, des États-Unis à l’Australie. Cet Occident collectif de plus en plus vidé de sens et de signification et, pour cette raison même, privé d’espérance.

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Le déclin de l’Occident n’est pas simplement un déclin matériel et irréversible dû à la fin de la période du pillage des matières premières énergétiques et alimentaires au détriment du Sud global, mais c’est aussi et surtout le crépuscule d’une civilisation qui a renoncé à la confrontation, à la recherche et à l’innovation, et s’est tristement et tragiquement repliée dans une fermeture hautaine face à toute forme d’altérité, par peur de toute confrontation et contamination, montrant ainsi toute la faiblesse d’un temps, le présent, qui a détruit ses propres racines historiques, spirituelles, matérielles pour se réduire à un miroir complaisant de soi-même dans la pauvreté actuelle, image compensatoire, autosuffisante et auto-gratifiante, un selfie dont on ajuste les couleurs et le contraste sans se rendre compte qu’il reste essentiellement une image pauvre, floue et délavée.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres, je continue à croire que celles et ceux qui trouveront en eux-mêmes la force de ne pas renoncer, d’étudier, de résister, de lutter — forts de leur histoire, de leur culture, de leur identité, y compris religieuse et politique — non seulement pourront s’améliorer eux-mêmes et améliorer leur entourage, mais surtout indiqueront une voie vers la paix, la coopération et l’amitié entre les peuples à toutes celles et ceux qui, violés et humiliés par la violence du système libéral, ont perdu tout espoir et toute parole et s’abandonnent de plus en plus à la rhétorique belliqueuse de la guerre.

jeudi, 02 octobre 2025

La lutte pour l’âme et l’espace

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La lutte pour l’âme et l’espace

Sid Lukkassen

Source: https://denieuwezuil.nl/de-strijd-om-de-ziel-en-de-ruimte/

71vPORUO1nL._SL1300_-2292945501.jpgL’un des concepts clés pour comprendre le monde politique d’aujourd’hui est celui du « conatus ». Ce terme a été utilisé par le célèbre philosophe Spinoza, et je l'ai récemment mis au centre d’un article sur les menaces que fait peser l’immigration de masse. Ce concept apparaît désormais aussi dans un ouvrage controversé sur lequel des penseurs conservateurs de droite se sont déjà exprimés de manière tranchée : le livre Bronze Age Mindset, de l’auteur polémique « Bronze Age Pervert », qui agit sur « X » (anciennement Twitter) comme une sorte de roi-prêtre.

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Avant d’entrer plus avant dans Bronze Age Mindset, commençons par une explication pour mieux comprendre la notion de « conatus ». Prenons ce débat à la télévision néerlandaise. Face à un public, le philosophe Cornelius Rietdijk tente, d’un point de vue philosophique, de briser un tabou: celui d’avorter des enfants handicapés. Il construit ses arguments calmement, rationnellement et de manière équilibrée, puis se heurte à un mur d’indignation morale. On voit clairement que trois éthiques différentes sont à l’œuvre.

Trois types d’éthique

Le public semble adopter une éthique du devoir. Leur raisonnement est le suivant: l’on reçoit un enfant handicapé par le hasard du destin. Il faut l’assumer. Il s’agit alors, en toute conscience, intégrité et honnêteté, de faire au mieux – c’est là votre devoir d’être humain.

Le médecin qui s’oppose à Rietdijk raisonne différemment. Il met l’accent sur le poids de la souffrance. Si la souffrance des parents est trop grande, ou si l’enfant handicapé souffre de façon insupportable, l’avortement ou l’euthanasie peuvent être envisagés. Il s’agit ici d’une éthique utilitariste: le plaisir est le bien suprême, la souffrance le mal suprême. Une action est moralement défendable si elle permet effectivement de minimiser la souffrance et de maximiser le plaisir.

Rietdijk lui-même défend une forme d’éthique de la vertu (à ne pas confondre avec la « vertu » au sens politiquement correct du terme). La vie humaine ne peut être considérée comme telle que si elle peut s’épanouir, et pour cela « un cadre de vie adéquat » est nécessaire. Beaucoup de gens partagent cette intuition: ils disent par exemple « Si un jour je dois finir comme une plante verte, alors ce n’est plus la peine, qu’on me débranche. » La qualité avant la quantité.

Le choix d’une éthique

Le caractère abyssal de la question réside dans le fait qu’on ne peut, sur la base d’arguments empiriques ou pragmatiques, privilégier l’une de ces trois éthiques par rapport aux deux autres. Car la façon dont on évalue les faits pragmatiques et empiriques dépend précisément de l’éthique avec laquelle on aborde la vie.

C’est comme si l’on était debout sur une plaque tectonique, au-dessus d’une faille abyssale. La raison et l’expérience n’offrent aucune donnée qui rendrait le passage vers une autre plaque moralement obligatoire. Ce saut doit donc venir du plus profond de soi: choisir entre des éthiques qui s’excluent mutuellement est, par définition, un saut dans l’abîme.

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Conatus

Vous me suivez jusqu’ici? Très bien, car mon travail est alors presque accompli. Tout dépend donc de l’éthique qui vous interpelle. Et cela dépend des valeurs qui animent votre noyau intérieur: votre âme, votre personnalité, votre caractère. Ce principe fondamental, c’est ce que Spinoza appelle le «conatus». Ce conatus cherche à se perfectionner lui-même, et filtre tous les faits du monde en fonction de ce qui renforce ce noyau primitif. Le processus du conatus, c’est le durcissement du « soi » au sein d’un monde extérieur.

Le noyau, le principe organisateur qui réside dans l’âme même, est donc existentiel et jamais empirique – la logique et l’expérience sont toujours secondaires. Voilà ce qu’est le conatus.

Bronze Age Mindset : la maîtrise de l’espace

Maintenant que ceci est clarifié, nous sommes prêts à aborder le livre de Bronze Age Pervert (BAP). Selon lui, tout ce qui vit cherche à occuper de l’espace. Il s’agit généralement de posséder, de contrôler ou de conquérir l’espace. Songez à un lion juché au sommet d’une montagne, surveillant la vallée à la recherche de proies. Ou à un aigle planant encore plus haut dans le ciel.

Selon BAP, le fait de s’approprier l’espace avec succès conduit au développement des qualités innées de l’organisme. Ce développement permet à son tour de conquérir encore plus de matière, de dévorer les organismes inférieurs qui sont alors absorbés par l’organisme supérieur. Il le décrit ainsi : « It is mobilization of matter to develop the inborn character or idea or fate. » ("C'est la mobilisation de la matière dans le but de développer le caractère, l'idée ou le destin innés"). Il s’agit donc de quelque chose de plus abstrait que la simple assimilation de biomasse : il s’agit aussi d’un principe. Il s’agit ici, en fait, du conatus.

Application à la politique

« Organism seeks mastery of space, environment, to master matter in ways particular to its own abilities. […] The higher and more organized the form of life, the more complex its need for development are » ("L'organisme cherche la maîtrise de l'espace, de l'environnement, à maîtriser la matière en des façons particulières selon ses propre capacités").

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Dans l’exemple des lions et des aigles, nous comprenons instinctivement ce que cela signifie, mais si on applique cela à la société humaine, il en va de même en politique. Pourquoi, par exemple, quelqu’un se sent-il attiré par le plan de Frans Timmermans d’augmenter les allocations et les primes sociales?

Parce que cette personne sent qu’elle veut être couverte contre les risques, et que cela lui convient. La protection du groupe. Un autre, au contraire, préfère payer moins de cotisations et prendre plus de risques lui-même. Parce que cela fait partie de sa personnalité: individualisme, volonté de fonctionner par ses propres moyens et d’être indépendant du groupe. Vouloir façonner son propre destin et en assumer soi-même les conséquences. Votre conatus détermine donc les arguments politiques auxquels vous êtes réceptif.

Une question existentielle

« Gauche » et « droite » ne sont donc pas des « inventions » – pas des « constructions » qui ne prennent sens que dans un système particulier, une configuration économique et sociale donnée. « Gauche » et « droite » sont des grandeurs existentielles, propres à l’âme de chaque individu – à son conatus. Elles précèdent toute factualité empirique.

Revenons un instant à Bronze Age Mindset. Le livre affirme : « As a result of this mastery of matter there is development of its body, its senses, and all of its faculties, and the unfolding of its inborn destined form or nature » ("Résultat de cette maîtrise de la matière: le développement de son corps, de ses sens et de toutes ses facultés, et le déploiement de sa forme ou nature innée et destinale"). On comprend alors que, même si BAP n’utilise pas le terme « conatus », il s’agit bien de cela. Le conatus est le principe fondamental dans lequel tout ce que l’organisme, la chose, le concept deviendront un jour, est déjà en germe – dès lors qu’ils s’expriment, se déploient dans la réalité.

Bien et mal = force et faiblesse

« It seeks to become strong, skillful, to master problems and feel the expansion of its power » ("Cela cherche à devenir fort, talentueux, à maîtriser des problèmes et à ressentir l'expansion de sa puissance"). Nous touchons ici au vrai sens de l’éthique, tel que Nietzsche l’écrit – et tel qu’il l’a directement emprunté à Spinoza: est bon tout ce qui renforce notre force vitale; est mauvais tout ce qui la diminue.

Dans cette optique, on constate qu’il existe différentes formes d’éthique, mais ce qui finit par l’emporter, c’est qu’une personne devient le chef d’un groupe, et son éthique devient alors dominante – parce que l’espace est limité, parce que les ressources sont limitées.

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En somme : il s’agit d’une lutte à mort entre des éthiques qui s’excluent mutuellement. Ce ne sont pas les arguments moraux qui déterminent l’issue, mais la force des parties en présence qui décide quelle morale deviendra la morale valide, normalisée, légitime.

Réflexions complémentaires

Il faut souligner qu’il existe ici une sorte de « processus de puissance ». Un jeune homme doit gravir une montagne, capturer un aigle. Et quand il revient au village avec cet aigle, il est désormais membre à part entière du groupe et peut participer au conseil de la tribu. Au fond, il s’agit de « parvenir à maturité », de s’épanouir. Ressentir comment, par sa propre force, on acquiert une forme de maîtrise.

Dans la société actuelle, ce processus naturel est entièrement affaibli, atténué, canalisé par toutes sortes d’institutions. Avec la ritaline et d’autres médicaments, il est même médicalisé, supprimé. Au final, on ne peut plus ressentir de telles émotions qu’en réalité virtuelle, comme dans le Metaverse de Mark Zuckerberg.

La postmodernité est condamnée

Dans la société ouest-européenne actuelle, numérisée et évitant tout conflit, les hommes ne peuvent plus développer naturellement leur confiance en eux. Les actes qui, en situation naturelle, les rendraient attirants aux yeux des femmes – chasser, se battre, construire – sont désormais impossibles dans ce contexte surréglementé. Les jeux vidéo, où l’on construit des villes et mène des batailles, peuvent encore donner une vague impression de ces sensations.

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En résumé : la société postmoderne est totalement coupée de la croissance et du développement naturels. D’où la multiplication des «stages de virilité». Tout est déjà limité, et au final, il faut se libérer comme un loup solitaire de la société sursocialisée si l’on veut encore réaliser quelque chose de créatif.

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mercredi, 01 octobre 2025

Gianfranco La Grassa, père de la théorie du "Conflit Stratégique" est décédé: un génie de la philosophie politique nous a quittés

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Gianfranco La Grassa, père de la théorie du "Conflit Stratégique" est décédé: un génie de la philosophie politique nous a quittés

Entrevue avec Gianni Petrosillo

propos recueillis par Carlos X. Blanco

Le 25 septembre 2025 dernier, l’éminent économiste et penseur italien Gianfranco La Grassa est décédé. Né en 1935, La Grassa laisse derrière lui, par sa longue vie et son intense labeur, une œuvre immense, insuffisamment connue, surtout dans mon pays, l'Espagne, où tout semble désormais inconnu de tous. Lié au marxisme dès sa jeunesse, il a fini par développer sa propre pensée, la "théorie du Conflit Stratégique" que, hélas, je dois avouer n’avoir découverte que relativement récemment. Dès le début, j’ai compris son importance et me suis immédiatement mis au travail. Il me paraissait urgent de traduire ses articles et livres (certains déjà disponibles en espagnol, d’autres en cours de traduction), et de collaborer – dans la mesure de mes modestes moyens et malgré ma “cancellation” académique – avec son disciple, mon ami Gianni Petrosillo. À l’occasion de son décès tout récent, il était de mon devoir de rendre hommage au Maître disparu. J’ai décidé, en accord avec Gianni, à qui je suis très reconnaissant, de commencer cet hommage à La Grassa par un entretien avec son disciple, quelques questions posées à celui qui connaît si bien le penseur et son œuvre. Un penseur ne meurt jamais totalement si son œuvre est étudiée et prise en compte.

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– Qui était Gianfranco La Grassa ? Que représente sa perte ?

Avant tout, permets-moi de te remercier, Carlos, pour le travail que tu accomplis. Gianfranco La Grassa a été très heureux d’apprendre que tu avais traduit un de ses derniers textes en espagnol, une langue qu’il chérissait beaucoup car certaines de ses œuvres ont été publiées dans le passé dans des pays d’Amérique latine hispanophones.

Gianfranco La Grassa fut l’un des plus grands interprètes de la pensée de Marx en Italie et hors d’Italie. Il était un marxiste rigoureux qui ne s’est jamais éloigné de la lettre de Marx, c’est-à-dire qu’il ne lui a jamais attribué de théorisations ni de développements de pensée qui ne se trouvaient pas dans ses écrits “terminés”, contrairement à beaucoup d’autres qui ont utilisé Marx pour lui faire dire des choses qu’il n’a jamais pensées, en les tirant d’œuvres inachevées ou même de notes (ce qu’il appelait les grundrissistes).

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Pour La Grassa, Marx était un scientifique et non un philosophe, et il l’a traité comme tel lorsqu’il s’est rendu compte que sa théorie ne menait pas aux résultats objectifs dont Marx lui-même parlait. Évidemment, l’interprétation de Marx par La Grassa a également varié selon les différentes époques, mettant en avant certains aspects plutôt que d’autres, mais il s’agissait toujours de Marx et non de fantaisies que certains intellectuels lui ont prêtées, réduisant Marx à un philosophe ou à un économiste embrouillé (comme dans la question de la baisse tendancielle du taux de profit ou de la transformation et, par conséquent, de la stricte correspondance entre valeur et prix de production).

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Marx n’était ni un philosophe ni un économiste. Il a fondé une nouvelle science, la critique des modes de production (l’enveloppe qui contient les forces productives et les rapports de production entre ces forces), et donc les rapports sociaux étaient son objet d’étude (Le Capital est une relation sociale, affirme Marx). Althusser appelait cela l’ouverture à la science du “continent histoire” et, comme disait Engels, la présentation d’une nouvelle science impliquait une révolution dans la terminologie spécifique de cette même science.

Or, La Grassa, à partir de Marx, découvre ou redécouvre le “continent politique” que Marx avait laissé au second plan (du fait qu’à son époque, la science économique, tout juste formalisée, était devenue la discipline à laquelle il fallait se confronter). Et le concept de lutte des classes (entre propriétaires des moyens de production et détenteurs de la force de travail), principal moteur de l’histoire, il le remplace par celui de "conflit stratégique" entre agents dominants qui n’agissent pas seulement dans la sphère économique mais dans toutes les sphères sociales, avec, en dernière analyse, une prévalence de la sphère politique.

Parce que la Politique n’est pas seulement un domaine humain, mais un flux d’action (en tant que série de coups stratégiques pour s’imposer), c’est-à-dire l’élément que l’on retrouve dans toutes les sphères. L’entrepreneur qui veut s’imposer sur le marché, l’idéologue qui cherche à se distinguer dans la sphère culturelle, le politique qui veut prendre le pouvoir, tous font de la politique en ce sens.

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En utilisant un langage classique, avec La Grassa, l’économie cesse d’être la détermination en dernière instance de nos systèmes et c’est la politique qui le devient, non pas comprise comme sphère sociale, mais comme une série de coups stratégiques pour s’imposer dans chaque domaine.

Ainsi, La Grassa s’est éloigné de Marx, mais à partir de Marx, et a assumé la responsabilité de cette étape sans l’attribuer au penseur allemand.

Si l’on veut situer Gianfranco, il faut le placer parmi les continuateurs de la soi-disant école réaliste italienne, celle qui met la politique au premier plan dans son sens le plus cru et réaliste, de Machiavel à Michels, Mosca et Pareto, mais toujours avec une originalité propre. C’est avec Machiavel que la politique devient science, et Gianfranco ajoute quelque chose de nouveau et de différent à toute cette grande école italienne.

– Pour toi, personnellement, en tant que disciple et collaborateur durant de nombreuses années, que représentait cet homme?

Ce n'est pas facile pour moi, en ce moment, de parler de ma relation avec Gianfranco, si peu de jours après sa mort. J'étais beaucoup plus jeune lorsque nous nous sommes connus, et nous avons collaboré jusqu'à tout récemment. Pendant vingt ans, nous nous sommes vus (au moins une fois par an, car il vivait dans le nord de l’Italie et moi dans le sud) et nous nous parlions tous les jours. Pour moi, il a été un maître en tout. Un de ces maîtres tellement supérieurs que la règle du disciple qui dépasse le maître ne s'applique pas. Comme le disait Engels de Marx, c’était un génie. Eh bien, La Grassa fut, mutatis mutandis, un penseur de ceux qui ne naissent que très rarement. Évidemment, il n’a pas reçu de son vivant tous les mérites qu’il aurait dû, car il était peu enclin à se mettre en avant, comme seuls les plus grands savent l’être. Sa pensée passait avant son individualisme et, de ce fait, la société ne se rend souvent pas compte de ce qu’elle a perdu. En effet, il a écrit énormément d’essais, mais je ne me souviens d’aucune présentation publique; il préférait s’adresser à peu de gens, mais à ceux qui étaient vraiment intéressés à construire quelque chose de sérieux.

– En quoi consiste sa théorie du Conflit Stratégique ?

Marx, en décrivant la dynamique de la société capitaliste, place au centre la sphère productive, bien qu’elle ne soit pas strictement économique (la réflexion sur les rapports sociaux et sur le Capital comme relation sociale que nous avons esquissée dans la première réponse), la considérant, sinon comme la sphère dominante par rapport à la politique et à l’idéologie-culture, du moins comme la déterminante “en dernière instance”.

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Selon lui, la concurrence entre capitalistes guide l’expansion de la production et l’augmentation du taux d’exploitation de la force de travail, menant, en raison de contradictions internes, à la formation du travailleur collectif coopératif (union de cadres et de journaliers), la nouvelle classe sociale qui, formée dans ce processus, aurait renversé le capitalisme, puisque les capitalistes eux-mêmes, déjà désintéressés par la production et réduits à un noyau restreint, se seraient transformés en simples actionnaires et spéculateurs financiers. Cependant, Marx concentre principalement son analyse sur l’innovation des processus et sur la plus-value relative, négligeant totalement l’innovation des produits et les dynamiques stratégiques entre capitalistes, ainsi que la nécessité d’interagir avec des acteurs sociaux non strictement économiques. Ainsi, sa prévision du développement capitaliste reste liée à une vision téléologique, presque inévitable, de l’histoire: les contradictions internes auraient automatiquement créé les conditions de la révolution.

La Grassa, à partir d’une critique de ces limites, propose une approche alternative fondée sur le concept de “conflit stratégique”. Ce conflit n’est pas simplement un antagonisme entre capitalistes ou entre classes, mais un processus continu de désagrégation et de ré-assemblage des forces sociales, entraînées par le flux constant du réel et s’affrontant en raison d’une force objective qui traverse la société humaine elle-même. Les acteurs sociaux (politiques, économiques, culturels) créent des alliances temporaires pour prévaloir, innovent dans les produits et les processus, se restructurent et s’adaptent en réponse aux pressions concurrentielles, générant des dynamiques imprévisibles qui façonnent la société de manière non linéaire ni déterministe. Le conflit stratégique devient ainsi le moteur principal des transformations sociales, remplaçant l’idée marxiste d’un chemin historique prédéterminé.

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Cette approche permet de comprendre comment la société capitaliste contemporaine évolue à travers la négociation continue du pouvoir, des ressources et des capacités entre différents acteurs. Il n’existe plus de sujet révolutionnaire unique, comme le travailleur collectif décrit par Marx; au contraire, les possibilités de transformation émergent des interactions stratégiques entre groupes et individus, des innovations et de la compétition constante qui caractérisent non seulement l’économie moderne, mais toute l’agrégation humaine. La Grassa met ainsi en évidence que la clé pour comprendre le capitalisme contemporain ne réside pas tant dans l’analyse de la seule exploitation de la force de travail, mais dans la lecture du conflit stratégique comme dynamique fondamentale et moteur du changement social.

En synthèse, alors que Marx voyait le capitalisme comme un système dont les contradictions internes mèneraient inévitablement à une transformation révolutionnaire, La Grassa interprète la réalité moderne comme un ensemble complexe de conflits stratégiques, où la nécessité de prévaloir, qui peut se manifester de diverses manières — concurrence, affrontement direct ou dissimulé —, façonne continuellement les possibilités de développement, de restructuration et de changement de la société. Ce sont surtout les groupes dominants et ceux qui les défient qui déterminent ces conflits, au niveau étatique et international, mais aussi dans d’autres sphères. Cela réduit donc le conflit de classe à un aspect secondaire, qui peut cependant émerger avec plus de force dans certaines circonstances historiques, lorsque, par exemple, les classes exploitées sont de nouveau entraînées dans l’histoire par certains groupes qui ont besoin de leur apport pour modifier les rapports de force. Mais les revendications de la classe ouvrière, comme le disait Lénine, sont toujours syndicalistes, jamais révolutionnaires; les bolcheviques, par exemple, en tant que groupe d’avant-garde l’étaient, mais leur arrivée au pouvoir n’a pas signifié que la classe ouvrière ait réellement pris le contrôle de la société. Évidemment, la question est plus longue et complexe, et pour la définir, il faudrait lire les livres de Gianfranco, auxquels je dois évidemment renvoyer pour plus de précision.

– Maintenant que nous sommes peut-être aux portes d’un conflit mondial, peut-être la Troisième Guerre mondiale, la géopolitique suscite un intérêt croissant. La théorie du Conflit Stratégique ne s’insère-t-elle pas parfaitement dans cette discipline? La géopolitique est-elle la grande absente chez les auteurs marxistes?

Tout d’abord, je voudrais préciser ce que je considère comme étant la géopolitique dans l’enseignement de La Grassa. Je la comprends comme l’ensemble des flux politiques, économiques et militaires qui traversent les espaces et les aires géographiques. Ces mêmes flux, en se pénétrant et en s’entrecroisant, influencent les structures des différentes formations sociales, comprises comme des pays individuels (dans leur totalité) ou comme des aires homogènes regroupant plusieurs pays. Ces faisceaux de flux ne peuvent être interprétés de façon aseptique, car ils sont le résultat d’une direction spécifique qui porte en elle la propension hégémonique des différents acteurs en jeu.

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La géopolitique s’apparente donc beaucoup à une partie d’échecs, où l’enjeu est le contrôle des structures politiques, économiques, énergétiques et militaires de régions géographiques entières. Comme tout bon joueur le sait, il ne faut pas toujours affronter l’adversaire de front, mais le pousser à se découvrir afin de pouvoir le mettre en échec. Les manœuvres d’irritation de l’ennemi deviennent alors fondamentales: il doit être continuellement provoqué d’un côté pour être capturé de l’autre. Dans ce développement de multiples tactiques liées à un dessein stratégique plus ou moins défini (car dans la poursuite graduelle des objectifs intermédiaires, la stratégie générale se modifie aussi, sans pour autant perdre son essence), l’utilisation d’instruments de soft power et de hard power est implicite.

Nous n’avons jamais négligé la géopolitique; beaucoup d’autres marxistes, en revanche, l’ont fait, aveuglés par un internationalisme ouvrier inexistant. Nous l’avons cependant intégrée dans une analyse théorique plus large qui part justement du conflit stratégique, dont l’expression maximale est l’affrontement entre groupes dominants de différents États pour la suprématie mondiale. Nous nous approchons d’une période de guerres — même s’il est difficile de dire dans quelle mesure elles ressembleront aux guerres mondiales du passé —, car le pays unipolaire, les États-Unis, est en relatif déclin et se trouve défié par de nouvelles puissances. Quant aux résultats de ce conflit, qui naturellement deviendra de plus en plus direct, il est encore difficile de faire des prévisions sûres.

Face à la Russie de Poutine, aujourd’hui premier adversaire, avec la Chine, des États-Unis, les Américains ont alterné le hard power (intervention militaire en Serbie, considérée comme une zone de fraternité pro-russe; puis, après la Serbie et d’autres manœuvres déstabilisatrices, la guerre par puissance interposée en Ukraine) et le soft power (la promotion des “révolutions de couleur” dans les anciennes républiques soviétiques d’Europe centrale et de l’Est), cherchant à enclencher une manœuvre d’encerclement du géant russe et en se concentrant, de plus, sur la possibilité de déstabiliser les pays traditionnellement sous l’hégémonie de Moscou. Certes, les Américains ne sont pas encore prêts à affronter directement une puissance nucléaire comme la Russie (frapper les premiers et annihiler sa possible riposte nucléaire), mais ils conspirent pour limiter ses zones d’influence et l’isoler de ses alliés potentiels.

Cependant, je ne pense pas qu’il y ait déjà une Troisième Guerre mondiale ; il faudra encore des années et il n’est pas certain qu’elle puisse être comparée aux précédentes, qui elles-mêmes n’étaient pas comparables entre elles ni à celles qui les ont précédées.

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– Le concept de « démocratie libérale » nous est présenté comme une grande tromperie, une farce. Chez La Grassa, retrouve-t-on davantage Lénine ou Schmitt ? Qu’en penses-tu ?

Sous des formes différentes, Lénine et Schmitt sont deux grands penseurs, et Schmitt s’est sans aucun doute confronté à la figure de Lénine, qui réunit en lui la capacité de théorisation et la force révolutionnaire sur le terrain, comme cela s’est rarement produit dans l’histoire. Aujourd’hui, ayant définitivement dépassé les stigmates idéologiques, du moins en ce qui nous concerne, nous pouvons puiser librement chez tous, dans tout ce qui peut nous aider à comprendre le monde et, si possible, à le transformer.

Nous n’avons pas de « recettes pour les auberges du futur » ni même de système social à construire, mais nous savons que la démocratie libérale et le pays qui l’a utilisée en adaptant son concept à son image et à sa ressemblance est notre ennemi; qu’on soit clair, je ne parle pas d’un ennemi culturel, je ne suis pas anti-américain par préjugé, mais par choix politique. Trop de pouvoir concentré dans un seul pays aggrave les problèmes et tout devient démesuré: trop de massacres, trop d’injustices, trop de guerres. Nous n’éliminerons jamais ces choses du monde et il n’y aura jamais d’équilibre parfait des forces, mais il faut veiller à ce qu’un seul gendarme ne décide pas de ce qui est juste ou non.

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La démocratie a toujours été l’emballage d’une certaine dictature, celle du modèle américain qui s’est imposé au monde, avec ses récits individualistes et libertaires, mais même la liberté, de cette façon, n’est qu’une cage dorée. Comme se demandait Lénine: liberté pour qui et pour faire quoi? Aujourd’hui, je suis libre d’exprimer ma pensée — à vrai dire, de moins en moins — et avec le risque d’être traduit devant les tribunaux, ou devant le tribunal de la pensée politiquement correcte qui juge sans même qu’il y ait procès.

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Mais la démocratie a toujours recouru à de nombreux systèmes pour réprimer ou rendre insignifiants ses adversaires, de façon légère ou sévère selon les situations. Même le droit de vote, aujourd’hui, est complètement inutile, et l’a peut-être toujours été. Je ne peux voter que pour ceux qui se présentent, aujourd’hui ils sont de plus en plus inacceptables, et d’ailleurs, les gens ont cessé de voter, mais eux n’ont pas cessé de décider du destin des pays; je dis «eux» parce qu’ils sont tous pareils.

Je pense maintenant à l’Italie, où il y a un gouvernement de centre-droit, dirigé par Meloni. Quand Meloni n’était pas au pouvoir et était dans l’opposition, elle parlait de souveraineté nationale, de ne pas s’opposer à la Russie, de reconnaître la Palestine. Devenue Première ministre, elle a renié toutes ces positions, adoptant l’inverse, car en Italie, peu importe qui gagne, ce sont les Américains qui décident de ce qui peut ou non être fait. Nous sommes un pays où il y a des centaines d’installations militaires américaines, nos services secrets sont infiltrés par les États-Unis, nous sommes occupés depuis la Seconde Guerre mondiale, de quelle liberté nous parle-t-on?

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Comme le disait Albert Caraco, « Pour un pays qui fait l’Histoire, il y en a plus de vingt qui la subissent, et dans ces vingt, chaque parti, quel qu’il soit, est le parti de l’étranger, même s’il se proclame nationaliste. » Je suis un peu l’actualité en Espagne et, même s’il y a quelques différences, il me semble qu’il n’en va pas très différemment là-bas, car toute l’Europe est une extension des États-Unis, mais le monde change, et cette subordination qui nous avait garanti une longue période de tranquillité est en train de devenir, dans le nouveau contexte historique, ce qui nous ruinera.

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– Comment comptes-tu travailler désormais sur le plan intellectuel ? Que feras-tu de l’immense héritage de ce Maître? Le site Conflitti e Strategie (http://www.conflittiestrategie.it/) est-il un instrument pour cela?

Je maintiendrai assurément la pensée de La Grassa vivante et, comme il l’aurait souhaité, nous veillerons à ce qu’elle soit actualisée et, si nécessaire, dépassée, car son approche était scientifique. Gianfranco répétait toujours une phrase de Max Weber: « Chacun de nous sait que, dans la science, son propre travail, après dix, vingt, cinquante ans, aura vieilli. Tel est le destin, ou mieux dit, telle est la signification du travail scientifique, lequel, par rapport à tous les autres éléments de la culture pour lesquels on peut en dire autant, y est subordonné et s’y confie dans un sens absolument spécifique: tout travail scientifique “achevé” entraîne de nouveaux “problèmes” et désire vieillir et être “dépassé”. Celui qui veut servir la science doit s’y résigner. »

Le site continuera d’être un outil pour réaliser ce travail, mais nous espérons que d’autres naîtront, de partout. Ensuite, il y a toutes ses lettres et documents à organiser, un penseur laisse toujours beaucoup.

– Quels auteurs, vivants ou disparus, sont les plus proches de l’héritage de La Grassa ?

Je ne saurais te dire quel penseur est le plus proche de La Grassa, sa pensée est très originale, mais on peut retrouver des idées chez de nombreux grands du passé. Aujourd’hui, je vois peu de disposition à innover et à penser vraiment. L’époque n’aide pas, et c’est l’histoire qui fait les grands hommes, dans tous les domaines, jamais l’inverse. Ici aussi, Gianfranco disait : « Essayez d’imaginer Marx sans la Révolution industrielle (première et seconde phase) et sans 1848, il n’aurait probablement pas pu théoriser ce qu’il a ensuite fait. »

– Penses-tu que le “gauchisme” est une maladie infantile (Lénine) et même un soutien stratégique du Capital?

Cette question est importante pour clarifier ce qu’a toujours été la gauche dans l’histoire, pas seulement aujourd’hui. Comme le disait Lénine, c’était le lieu de la trahison des dominés. La gauche a toujours trahi les exploités. Aujourd’hui, elle le fait même ouvertement. Depuis que la gauche s’est détachée du marxisme et des idées communistes, elle a montré son vrai visage. C’est l’idéologie des classes aisées qui ont honte de l’être, mais pas de profiter de leurs privilèges, qu’elles exhibent sous des formes raffinées. La gauche, disait Gianfranco, est le cancer de la société et la droite un faux remède homéopathique. Tout cela reste à réinterpréter et à construire.

– Merci beaucoup Gianni. Étudions l’œuvre de La Grassa, c’est notre meilleur hommage, comme tu le sais bien.

lundi, 29 septembre 2025

L'intelligence est-elle soluble dans la modernité vagissante?

 

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L'intelligence est-elle soluble dans la modernité vagissante?
 
Claude Bourrinet
 
Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528
 
Plus personne ne lit. Je veux parler, évidemment, de livres véritables. Car l’industrie du livre, en tant que produit commercial, ne s'est jamais si bien porté. Il va de Marc Lévy aux coqueluches de la Rive gauche estampillées à l'Université.
 
La littérature, prise dans son sens le plus général, c'est-à-dire comme recherche intérieure par les Lettres, par la langue – la facture de celle-ci étant prise aussi dans le remous du sens -, n'a jamais été autant méprisée, pour autant qu'on sache qu'elle existe, ce qui est de moins en moins fréquent. Inconsciemment, l'époque vomit – au sens concret – l'idée d'otium cum litteris. Vomit le loisir, d'abord, parce qu'il contredit le culte américanisé, protestantisé, du Travail, de l'aliénation consentie à la débauche musculaire et neuronale (on « travaille » même à devenir spirituelle, afin d'être « bien dans sa peau », on « travaille » à bien faire l'amour), et les Lettres, comme on l'a vu, parce qu'elles donnent, par une étude des émotions, des situations humaines, des angoisses et des joies du monde, et au-delà, une vision de notre condition (ce dont on se contrefout, car l'essentiel, ici-bas, est de « réussir »), et qu'elles offrent, par la recherche historique, à condition qu'elle soit sérieuse, des « exempla » de ce que l'humanité réalise depuis l'émergence de l'humain (et c'est pourquoi j'ai toujours eu un penchant sentimental pour l'étude de la préhistoire).
 
Les idiots les plus accomplis sont sans doute ceux qui fanfaronnent en brandissant leurs diplômes. Que d'imbéciles, parmi les Normaliens ! Les turpitudes des cent dernières années de vie politique de notre pauvre pays pullulent, dans ce milieu des premiers de la classe. Et maintenant, depuis la révolution numérique, c'est parmi les techniciens de toutes obédiences qu'on trouve le plus de lobotomisés. La technique ne pense pas. La maîtrise d'une science, pour autant qu'elle octroie une méthode dans le domaine particulier où elle s'exerce, ne garantit pas l'extension de la rigueur et de la lucidité au-delà de ses frontières. Si les savants – ou, comme disait Pascal, les habiles, ou demi-habiles – possédaient une ombre-même de vérité des choses et de l'homme, on le saurait depuis longtemps. Et on a affaire sans aucun doute à une usurpation d'autorité quand un « déblatéreur » (je crée le néologisme) de concepts, comme Onfray, s'avise de prendre de l'ascendant sur le pecus vulgus. C'est aussi vrai des « ingénieurs » de toutes espèces », qui peuvent manipuler l'homme (car l'homme-machine appartient aussi à notre être), mais ne nous sauveront ni de la bêtise, ni de l'enfer, ni du néant.

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jeudi, 25 septembre 2025

Chine, simulacres et mort de l’authenticité

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Chine, simulacres et mort de l’authenticité

Quand les copies triomphent et que la dernière braise du goût s’éteint

Alexander Douguine

Alexander Douguine affirme que la Chine ne produit que des simulacres, exposant ainsi la vacuité des prétentions occidentales à l'authenticité et révélant que le vrai discernement appartient uniquement à l'esprit aristocratique.

Si l'on observe attentivement la Chine, il devient évident qu’elle ne produit que des simulacres. On peut goûter au whisky chinois ou conduire une voiture chinoise. Cela ressemble à la chose, et pourtant ce n’est absolument pas la chose. Ici, nous sommes désemparés. Après Deng Xiaoping, les Chinois ont appris à copier absolument tout avec une précision parfaite. Mais ils ne créent rien de nouveau. Savez-vous pourquoi ? Parce que, dans la tradition chinoise — dans le confucianisme, le taoïsme, et même dans le bouddhisme, qui est d’origine indo-européenne mais a été domestiqué par la Chine — ce qui est nouveau appartient au domaine maudit. Et c'y est justement placé.

Copier est sûr. Créer est dangereux. C’est pourquoi, comme l’a justement remarqué le critique d’art Dmitri Khvorostov, l’art chinois — même l’art d’avant-garde — ne produit que de l’ornement. Là où l’Européen éprouve une rupture psychique (ou esthétique), le Chinois produit de l’ornement. Rien de plus.

Les Chinois sont un peuple profondément sain d’esprit. C’est pourquoi ils ne produisent que des simulacres.

Mais comment distinguer l’authentique du faux ? Ici, la question va bien au-delà de la Chine.

Pour quelqu’un dont le Dasein¹ existe de façon inauthentique, originaux et contrefaçons n’existent pas. Il n’a tout simplement aucune capacité à distinguer le vrai de la cheap imitation. Parce qu’il est lui-même un faux. Même s’il est au sommet de la richesse et possède d’énormes sommes d’argent. Les super-riches sont entourés de misérables babioles contrefaites, tout en étant convaincus de vivre au milieu de pièces originales. Parce que leur être même est sans valeur. Leur Dasein existe comme le "On", das Man², et donc leur goût et leur capacité de discernement sont profondément plébéiens.

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Ce qui distingue un aristocrate d’un plébéien, ce n’est ni le statut social ni la richesse, mais la capacité de discernement. Je crois que c’est exactement ce que Lord Henry disait à Dorian Gray, bien que je n’en sois pas sûr. Evgueni Vsevolodovitch Golovine³ me l’a définitivement dit (ou peut-être pas ; je commence à confondre histoire personnelle et histoire du monde…). Il soulignait, avant tout, la capacité à distinguer la copie de l’original. C’est en ce sens que nous avons L’Exemple de Henri Suso⁴. Qu’une chose existe en tant qu’exemplaire n’est donné que par une expérience intérieure subtile. L’expérience de Dieu.

Les Chinois ont réglé la question: ils produisent des contrefaçons, mettant de côté le mystère de l’original. Ce n’est pas leur affaire.

Les consommateurs russes sont encore plus naïfs — ressemblant à de joyeuses villageoises ukrainiennes des bourgades les plus reculées: elles respirent l’arôme, savourent le goût, distinguent le cher du bon marché. Pourtant, elles-mêmes ne sont rien de plus que des babioles, objets produits en masse avec plus ou moins de défauts.

Pour les Chinois, cela ne pose aucun problème. En fait, pour eux, il n’y a aucun problème.

La capacité européenne à distinguer l’original du faux est la dernière braise vacillante du goût aristocratique. Un écho lointain d’une époque où cela avait encore de l’importance. Seule, peut-être, la princesse Vittoria de Aliata⁵ avec son merveilleux château ou le père de notre splendide grand-duc Georges Mikhaïlovitch⁶ sont capables de percevoir cette différence. Les autres — pas du tout.

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C’est précisément pour cela que la Chine est invincible. Elle a ôté le voile dont se parait l’Occident moderne. L’Occident revendique l’authenticité, tout en n’en ayant pas la moindre compréhension.

Baudrillard était très perspicace. Nous vivons dans le troisième ordre des simulacres⁷. Il ne faut pas revendiquer l’authenticité. Cela ne fait que vous rendre plus ridicule et vulgaire.

Le whisky, le vin et le parfum n’ont désormais plus d’autre saveur que celle qu’on vous dit qu’ils ont.

Abandonnez cette chimère de conscience — les responsables des ventes pensent à votre place.

(Traduit du russe vers l'anglais et annoté par Constantin von Hoffmeister)

Notes du traducteur :

(1) Note du traducteur (NT) : Dasein (« être-là ») est le terme de Martin Heidegger pour désigner l’existence humaine comprise comme le déploiement même de l’Être. Dans L'Être et le Temps (1927), Heidegger l’utilise pour décrire la modalité unique d’être par laquelle l’humain rencontre le monde et dévoile le sens.

(2) NT : Das Man (« le On ») est le terme de Heidegger pour désigner l’existence inauthentique, où les individus se conforment à des normes sociales impersonnelles plutôt que de choisir de manière authentique. Cela désigne la condition quotidienne de dissolution dans la voix collective anonyme de la société.

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(3) NT : Evgueni Vsevolodovitch Golovine (1938-2010) était un poète, essayiste et penseur ésotérique russe, associé au Cercle de Youjinsky, un groupe intellectuel underground à Moscou des années 1960 aux années 1980. Puisant dans l’hermétisme, le romantisme allemand, le mysticisme médiéval et la philosophie nietzschéenne, Golovine a cultivé une esthétique aristocratique opposée au matérialisme soviétique et à la société de masse. Connu pour brouiller la biographie personnelle et le mythe historique, il devint une figure culte de la culture ésotérique post-soviétique.

(4) NT : Henri Suso (Heinrich Seuse en allemand, env. 1295-1366), mystique dominicain allemand, a écrit L’Exemple comme traité mystique autobiographique. Rédigé à la troisième personne pour éviter l’orgueil, il présente le « Serviteur de la Sagesse Éternelle » (Suso lui-même) comme un modèle vivant pour l’ascension de l’âme à travers la souffrance, la renonciation et l’union divine. En invoquant Suso, Douguine suggère que la capacité à reconnaître l’authentique dépend d’une perception intérieure affinée, proche du discernement mystique.

(5) NT : La princesse Vittoria Colonna di Paliano de Aliata (1953–2012) fut la dernière résidente de la Villa Valguarnera à Bagheria, en Sicile, l’une des grandes villas aristocratiques de l’île. Plus qu’une noble, elle fut aussi traductrice d’Ernst Jünger et participante active des milieux traditionalistes européens. Sa villa devint un lieu de rencontre pour écrivains, artistes et penseurs, y compris des représentants de la Nouvelle Droite européenne, et elle-même était proche de Guido Giannettini et d’autres intellectuels italiens de droite.

(6) NT : Le grand-duc Georges Mikhaïlovitch Romanov (né en 1981) est le fils unique de la grande-duchesse Maria Vladimirovna de Russie, héritière de la lignée Romanov, et du prince Franz Wilhelm de Prusse, membre de la dynastie allemande des Hohenzollern. Son père s’est converti à l’orthodoxie orientale lors de son mariage, prenant le nom de Mikhaïl Pavlovitch, et a été titré grand-duc dans les cercles monarchistes. Par sa mère russe et son père allemand, Georges unit les traditions des Romanov et des Hohenzollern, deux des plus grandes dynasties européennes, et sa famille demeure associée aux mouvements monarchistes et traditionalistes. Aujourd’hui, Georges réside principalement à Moscou, tandis que son père vit en Allemagne.

(7) NT : Jean Baudrillard (1929-2007) était un philosophe et théoricien culturel français surtout connu pour son concept de simulacres et d’hyperréalité. Par le « troisième ordre des simulacres », il entendait un stade où les signes et images ne représentent plus la réalité mais génèrent leur propre réalité autoréférentielle.

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vendredi, 19 septembre 2025

« La Rive Gauche » ésotérique de Georges Bataille et du Collège de Sociologie

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« La Rive Gauche » ésotérique de Georges Bataille et du Collège de Sociologie

Cette initiative fut une expérience culturelle dont l’importance est inversement proportionnelle à sa notoriété

par Luca Gallesi

Source: https://www.barbadillo.it/124690-la-rive-gauche-esoterica...

A propos d'Interroger le Sphinx. Histoire du Collège de Sociologie de Renzo Guolo, paru aux éditions Mimesis (Italie)

Vers la fin des années trente, au sein de la librairie parisienne Galeries du Livre, rue Gay-Lussac, plusieurs intellectuels de premier plan, parmi lesquels Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris, fondent le Collège de Sociologie : une association qui n’est ni un collège, ni réellement vouée à la sociologie, mais qui voudrait être une société secrète dédiée à l’étude du sacré, à la fonction des mythes et à l’action du pouvoir.

Georges Bataille, déjà reconnu comme écrivain et spécialiste de Nietzsche, considère que l’école sociologique française doit tourner son attention vers les problématiques de l’homme contemporain.

Roger Caillois, proche de René Daumal et de Georges Dumézil, estime vital d’identifier les facteurs capables de restaurer les liens entre les hommes, raison pour laquelle il oriente ses recherches vers le sacré.

Michel Leiris, comme les deux autres figures du surréalisme français, est un ethnologue très critique envers sa propre discipline, qu’il juge incapable de saisir la totalité de l’existence, contrairement à la poésie et à la littérature.

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Rapidement tombée dans l’oubli, tant à cause de sa brièveté que de l’avènement de la guerre mondiale, cette initiative fut, en réalité, une expérience culturelle dont l’importance est inversement proportionnelle à sa notoriété, comme le raconte Renzo Guolo dans son essai Interroger la Sphinx. Histoire du Collège de Sociologie (Mimesis, 376 p., 26 €). En explorant les parcours intellectuels, académiques et artistiques des fondateurs, Guolo met en lumière l’absolue singularité d’un groupe ayant courageusement mené une aventure exemplaire dans le monde politique et culturel du 20ème siècle, impliquant de nombreux protagonistes de l’époque.

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Aux trois noms déjà cités, il faut ajouter, parmi les fondateurs, Jules Monnerot, qui fut en réalité le véritable concepteur de l’initiative et celui qui en a choisi le nom, mais qui ne prit ensuite pas part aux activités ultérieures, sans doute volontairement effacé en raison de son adhésion déclarée au fascisme français, ce qui n’est pas totalement incompréhensible.

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Georges Bataille, Roger Caillois et Michel Leiris.

En effet, lorsqu’on évoque des sociétés secrètes – ou même des Ordres monastico-chevaleresques – s’opposant au matérialisme de la société de consommation, la pensée se tourne spontanément vers des mouvements et cénacles d’extrême droite, qui fleurissaient alors à travers l’Europe. Or, ici, nous sommes face à des figures de la culture et de la politique issues presque toutes de la gauche, parfois même de l’extrême gauche, fascinées par l’attrait envoûtant des zones d’ombre du pouvoir. Chez tous, on trouve l’ardent désir d’une « nouvelle aristocratie », fondée sur une grâce mystérieuse, et non sur le travail ou l’argent. Caillois va jusqu’à considérer comme sain « de désirer le pouvoir sur les âmes ou sur les corps, par prestige ou tyrannie », pour forger un nouvel « environnement ». Bataille, quant à lui, affirme que « seuls l’armée et la religion peuvent répondre aux aspirations les plus profondes des hommes ».

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Connus pour leur radicalisme anticonformiste, Bataille, Caillois et Leiris partagent une amitié et une affinité spirituelle scellées dans l’expérience artistique et littéraire du surréalisme, ainsi que dans l’aventure politico-ésotérique de revues révolutionnaires telles que Contre-Attaque et Acéphale. L’objectif affiché du Collège de Sociologie est de dépasser l’académisme de la sociologie officielle, « en réglant leurs comptes avec les gardiens académiques de cette science humaine et l’hégémonie qu’ils y exercent », qui se figent dans l’analyse des civilisations passées. Il s’agit d’affronter, au contraire, « des questions brûlantes mais urgentes à comprendre, telles que le fascisme et le communisme, avec leur emprise sur la société, leur caractère d’organisations de mobilisation totale, leur nature à la fois politique et religieuse ».

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Au final, l’histoire de ce cénacle d’intellectuels privilégiés s’achève par le retour de tous ses animateurs à la littérature, qu’ils avaient dédaigneusement quittée à la recherche d’un sens à la vie ne pouvant se trouver que dans l’action et la redécouverte du sacré. Leur aventure semble aujourd’hui à des années-lumière des préoccupations de l’intelligentsia actuelle, davantage soucieuse de ses apparitions sur les réseaux sociaux et dans les talk-shows que prête à affronter le scandale et la difficulté d’approfondir les grandes questions de l’existence humaine. Il demeure cependant la consolation de leur exemple et de leurs tentatives, qu’on les partage ou non, de s’engager pour affronter la réalité de leur temps, sans se soucier d’être, ni même de paraître, du côté des justes.

lundi, 15 septembre 2025

Par amour pour l'homme

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Par amour pour l'homme

Tout ce qui suit, bien sûr, appartient à un autre monde. Pour nous, il y a « le chemin à travers la forêt », aussi le troisième ou le quatrième, « sur des sentiers envahis par la végétation », ainsi que les chemins de campagne, exemples d'anarchie, de l'Allemagne secrète, du soldat politique, et de ce type particulier d'homme qui veille pendant les longues nuits et garde la lumière de sa lampe dans l'obscurité du monde, sans espérer voir un jour ceux qui sont nouveaux (et pourtant éternels) et qui, peut-être, apparaîtront à l'aube...

par Karel Veliký

Source: https://deliandiver.org/z-lasky-k-cloveku/

– sur le paracheveur de l'humanisme

Le philosophe français Michel Foucault fait partie des rares penseurs qui ont mis des lunettes à toute une époque, la nôtre. Il a littéralement créé tout l'univers intellectuel d'un certain type d'homme, d'une conscience qui n'existait pas sous une forme aussi complète avant son action. Aujourd'hui, ce mode intellectuel s'est tellement répandu que la plupart de ceux qui regardent le monde à travers ses lunettes n'ont probablement jamais entendu parler de lui... Qui était ce professeur, ce propagateur déterminé de l'HIV spirituel, qui a su transformer la lumière en ténèbres et vice versa ?

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Élevé dans la religion catholique, il fréquenta une école catholique sélective (et donc stricte). Mais il devint homosexuel avec des tendances sadomasochistes. Après cette découverte, il tenta d'abord de se suicider. À plusieurs reprises. Ce n'est qu'ensuite qu'il lança au monde, tel un énième Rastignac : « Maintenant, c'est nous deux ! Qui sera le plus fort ? ».

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L'époque s'orientait à gauche. La lecture des livres de Louis Althusser (photo) le convainc tellement qu'il devient membre du Parti communiste. Cependant, il avait déjà examiné auparavant la signification du pouvoir en tant que moteur principal des événements et de l'histoire, probablement chez Nietzsche et Sade. Dans les années 1960, il sympathise d'abord avec la révolution culturelle de Mao, car « pour construire un système social entièrement nouveau sur les fondations de l'ancien système, il faut d'abord nettoyer le terrain ». Cette citation du président Mao semble avoir été le point de départ de Foucault dans les années 1970...

C'est à cette époque que mûrissent les thèses qui vont bouleverser les codes:

- La folie est une maladie essentiellement sociale, et non biologique. Il en déduit alors, par un certain détour, que les fous sont les seuls individus sains dans une société inhumaine, matérialiste et indifférente.

- Les criminels sont également les victimes réelles de cette société inhumaine.

- La promiscuité sexuelle et la perversion peuvent avoir une signification révolutionnaire et subversive.

Aux États-Unis, la théorie des « malades sains » a été prise au sérieux, notamment parce qu'elle correspond parfaitement au principe libertaire « moins d'État, plus de droits civils » (c'est-à-dire la domination contre le salut): ainsi, des milliers de malades mentaux ont été libérés des institutions « pour être mis en liberté », c'est-à-dire « à la rue ».  Dans le même temps, les criminels, condamnés ou non, les déviants, ont commencé à jouir de privilèges au détriment de leurs victimes. Ce changement a été si choquant qu'il s'est reflété dans le cinéma commercial de l'époque (L'Inspecteur Harry, Un justicier dans la ville, French Connection, etc.).

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Dirty Harry (L'inspecteur Harry)

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Death Wish (Un justicier dans la ville)

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French Connection

Antithèse: la révolte dans un asile, menée de manière caractéristique par un criminel dérangé qui se fait passer pour un fou (Vol au-dessus d'un nid de coucou, 5 Oscars), et Mozart (Amadeus, 8 Oscars) en génie infantile et excentrique victime d'un système répressif. L'émigré Forman a-t-il lu La folie et la civilisation ?

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Vol au-dessus d'un nid de coucou

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Amadeus

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Puis vint le film émouvant de Levinson, Rain Man (4 Oscars) : ils sont toujours « là »...

Mieux vaut devenir fou dans la nature (Glazen Globes) et autres représentations similaires de l'humanité en ruine comme exemples d'une « humanité » noble, c'est aussi un monde, certes, mais ce n'est pas le nôtre.

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Mieux vaut devenir fou dans la nature

Du stalinisme au maoïsme, puis au libertarianisme, jusqu'à « l'empire du tout est permis ». La Californie, Berkeley, les toilettes pour hommes, les saunas... le paradis. La dernière phase de Foucault est l'héroïsation de la pédérastie: «l'homosexuel se marie avec la mort». Il était lui-même séropositif. Qu'importe que cette cohabitation héroïque avec Madame La Mort résulte de causes et de pulsions qui sont tout sauf héroïques et idéalistes: du point de vue de la subversion, tant mieux ! Il a même eu le temps d'ouvrir la question de l'utilité sociale de la pédophilie, une autre de ces « expériences limites » (Grenzsituation) auxquelles il ne cessait non seulement de faire référence, mais qu'il recherchait également. Contre le « mal » du patriarcat, il oppose une « famille » alternative selon le modèle lesbien-homosexuel...

À la base de la pensée de Foucault se trouve le fait que dans les communautés traditionnelles, les personnes handicapées mentales vivaient librement et étaient souvent considérées avec une sorte de crainte sacrée. Ce n'est qu'avec la mécanisation et la monétarisation de l'ère moderne qu'on a commencé à les enfermer et à les soigner – en raison de leur inutilité pratique.

Georg Friedrich Wilhelm Hegel écrit également dans le paragraphe 408 de son Encyclopédie des sciences philosophiques, que Foucault cite directement, que la folie ouvre des profondeurs qui donnent tout son sens à la liberté humaine. Cependant, alors que le premier pense avant tout à des personnalités exceptionnelles du calibre de Beethoven, le second, ou plutôt son instrumentalisation dans l'esprit de l'idéologie égalitaire « toi aussi » (« tu peux tout faire », U2, d'où « l'empire du tout est permis »), massifie cette expérience limite par excellence et la réduit ainsi nécessairement au niveau du bas-ventre, des orgies sodomites et de la quête pédophile.

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La première traduction en tchèque, vestige évident du « lâcher-prise » de la fin des années 1960, est parue dès 1971 (Psychologie a duševní nemoc). Dans les années 1990 ont suivi Dějiny šílenství, Sen a obraznost, Myšlení vnějšku, Diskurs, autor, genealogie. Surveiller et punir clôturait la décennie. À ce jour, plus de quinze titres ont été publiés en tchèque, certains à plusieurs reprises, dont plusieurs chez l'éditeur Herrmann a synové, notamment l'ouvrage en quatre volumes Histoire de la sexualité.  À cela s'ajoutent « mille » biographies et études. Ajoutons-y celles de ses contemporains (et les travaux rédigés sur eux) tels que Derrida ou Deleuze, dont la déconstruction, le nomadisme ou la déterritorialisation sont également devenus, par vulgarisation, des mots d'ordre déterminants de l'époque, et l'empreinte de leur influence sur la vie publique locale n'est pas surprenante, puisqu'ils ont façonné la pensée de deux générations.

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Mais tout cela, c'est le monde des autres. Pour nous, il y a le « chemin à travers la forêt », le troisième ou le quatrième, « sur des sentiers envahis par la végétation », même dans les champs, il y a les exemples d'anarchie positive, de l'Allemagne secrète, du soldat politique, et de ce type particulier d'homme qui veille pendant les longues nuits et garde la lumière de sa lampe dans l'obscurité du monde, sans espérer voir, un jour, ceux qui sont nouveaux (et pourtant éternels) et qui émergeront peut-être à l'aube... L'expérience des monstruosités, des atrocités quotidiennes et des perversités de ce monde autre (médiatique et vécu), qui n'est pas le nôtre, confirme cependant les paroles de Dávila : « Seuls ceux qui propagent secrètement l'admiration pour la beauté conspirent efficacement contre le monde actuel. »

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dimanche, 07 septembre 2025

Ernst Jünger et l'Iranien Jalal Al-e Ahmad: deux critiques de la modernité technique et de l'occidentose

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Ernst Jünger et l'Iranien Jalal Al-e Ahmad: deux critiques de la modernité technique et de l'occidentose

Alessandra Colla : Entre Ernst Jünger et Jalal Al-e Ahmad, il existe davantage une « convergence critique » qu'une « alliance intellectuelle » fondée sur une critique de la modernité

Entretien avec Alessandra Colla

Propos recueillis par Eren Yeşilyurt

Source: https://erenyesilyurt.com/index.php/2025/08/29/alessandra...

Lorsque je suis tombé sur cette phrase de Jalal Al-e Ahmad à propos d'Ernst Jünger, j'ai été profondément marqué : « Jünger et moi étudiions plus ou moins le même sujet, mais sous deux angles différents. Nous abordions la même question, mais dans deux langues différentes ». Partant de cette affirmation, nous avons discuté avec Alessandra Colla, de la revue Eurasia, de la manière dont les deux penseurs ont abordé des questions communes issues de contextes culturels et intellectuels différents, dans le cadre de la révolution conservatrice et du Gharbzadegi.

Jalal Al-e Ahmad reste un penseur dont les œuvres et les concepts font encore aujourd'hui l'objet de débats. Pourriez-vous nous parler de sa vie et des transformations de son univers intellectuel ? Quels facteurs ont déclenché ces changements ?

En Italie, Jalal Al-e Ahmad (portrait, ci-dessous) est pratiquement inconnu en dehors des milieux spécialisés. Pourtant, ce penseur est une figure centrale de l'histoire intellectuelle iranienne du 20ème siècle, au point d'être considéré comme l'un des inspirateurs de la révolution de 1979.

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Sa vie est profondément liée à l'histoire mouvementée de l'Iran du 20ème siècle : il est difficile de la raconter de manière exhaustive dans une interview, je me contenterai donc d'en esquisser les grandes lignes.

Né à Téhéran en décembre 1923 dans une famille chiite de tradition cléricale depuis trois générations, il ressent très tôt la tension entre la vision religieuse du monde et la transformation radicale de la société iranienne sous Reza Pahlavi, le shah au pouvoir depuis 1925. Après avoir commencé des études de théologie, il les abandonne au bout de trois mois et rompt avec sa famille, refusant ses valeurs religieuses. En 1944, il adhère au Tudeh, le parti communiste iranien d'orientation marxiste (fondé en 1941) et en 1946, il obtient une licence en littérature persane au Tehran Teachers College, décidé à se consacrer à l'enseignement.

Khalil_Maleki-2242995834.jpgEntre-temps, sa carrière politique décolle, le conduisant en quelques années à devenir membre du Comité central, puis délégué au congrès national et enfin directeur de la maison d'édition du parti. À ce titre, il commence à publier ses recueils de nouvelles jusqu'à ce qu'il obtienne, en 1947, son habilitation à enseigner ; la même année, il quitte le Tudeh, auquel il reproche son dogmatisme stalinien. Son exemple est suivi par d'autres et, sous l'inspiration de Khalil Maleki (photo, ci-contre), intellectuel et homme politique de la gauche iranienne, les dissidents créent le Parti iranien des travailleurs.

Mais en 1948, le Tudeh connaît une nouvelle scission, qui donne naissance à la Troisième Force: un mouvement politique pour le développement indépendant de l'Iran, qui se propose de conjuguer le nationalisme avec une forme de socialisme démocratique et de centrisme marxiste, se distanciant ainsi tant de l'influence occidentale que de l'influence soviétique. Al-e Ahmad y adhère immédiatement après avoir quitté le Parti iranien des travailleurs, mais le mouvement se dissout en 1953 avec le coup d'État – orchestré par les États-Unis (CIA) et la Grande-Bretagne (MI6) – qui ramène au pouvoir Mohammad Reza Pahlavi, sur le trône depuis 1941 et momentanément en exil à Rome. La même année, Al-e Ahmad se retire définitivement de la militance et se consacre, au cours de la décennie suivante, à l'enseignement, à la littérature (en tant qu'auteur et traducteur du français d'œuvres de Camus, Gide, Ionesco et Sartre) et à la recherche ethnographique dans le nord de l'Iran et dans le golfe Persique. Il y découvre le monde, jusqu'alors inconnu pour lui, du sous-prolétariat paysan, riche en valeurs reconnues comme archaïques mais largement supérieures à celles, fictives, imposées par la modernité : cette expérience le marque profondément et contribue de manière décisive au dernier tournant intellectuel de sa vie, comme nous le verrons.

Jusqu'en 1968, il voyage beaucoup (États-Unis, URSS, Israël, Arabie saoudite) et publie des comptes rendus précis et critiques de ses expériences. Son voyage à La Mecque, effectué en 1966, est d'une importance capitale. À la suite de celui-ci, Al-e Ahmad proclame le retour aux origines en réévaluant pleinement l'islam en général et le chiisme en particulier, désormais considéré comme le seul remède possible contre « l'infection occidentale » qui afflige l'Iran. Il écrit un dernier ouvrage, publié à titre posthume en 1978 : « Sur le service et la trahison des intellectuels » (Dar khedmat va khianat roshanfekran), une dénonciation virulente du désengagement des intellectuels iraniens : la référence à La trahison des clercs. Le rôle de l'intellectuel dans la société contemporaine de Julien Benda, publié en 1927, est évidente.

Al-e Ahmad meurt en septembre 1969 chez lui, d'une crise cardiaque, mais une rumeur (encore infondée) commence bientôt à circuler selon laquelle il aurait été éliminé par la Savak, la police secrète du shah.

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Le premier concept qui vient à l'esprit quand on pense à Jalal Al-i Ahmad est celui d'« occidentalisation » (Gharbzadegi). Pourriez-vous en expliquer la signification et le contexte ?

Al-e Ahmad écrit Gharbzadegi en 1961 et le fait circuler clandestinement. Le livre, publié en 1962, est immédiatement censuré et retiré des librairies. Le titre est très particulier : il est généralement traduit par Occidentose, plus correct que Occidentite. En médecine, en effet, le suffixe « -ite » désigne l'inflammation qui touche un organe ou un appareil : mais Al-e Ahmad ne veut pas parler des maux dont souffre l'Occident. Au contraire, il veut stigmatiser l'Occident comme un mal qui afflige le non-Occident, et c'est pourquoi Occidentose est une traduction plus appropriée : en médecine, le suffixe « -ose » indique « une affection dégénérative » ou « une condition ou un état », et en effet, l'auteur veut dire que l'Iran – et plus généralement le monde non occidental – est « malade de l'Occident ».

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Il convient de préciser que le terme gharbzadegi n'est pas une invention originale d'Al-e Ahmad, qui l'emprunte au philosophe Seyed Ahmad Fardid (1909-1994) (photo, ci-dessous), spécialiste de Heidegger et considéré comme l'un des inspirateurs du gouvernement islamique arrivé au pouvoir en 1979. Fardid formule sa critique de l'Occident sur un plan purement philosophique et notamment ontologique : il dénonce explicitement la domination exercée depuis 2500 ans par la tradition philosophique occidentale sur la pensée métaphysique, qui a conduit à l'oubli de la dimension intuitive et spirituelle au profit de la raison pure, détachée de la vérité de l'être.

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Al-e Ahmad, en revanche, adopte le terme mais lui attribue une valeur différente. Plus précisément, il compare l'Occident à une infestation de mites qui ronge de l'intérieur un tapis persan : la forme reste intacte, mais la substance est appauvrie et vidée, rendant le tapis fragile et sans valeur. L'Occident pèse sur l'identité iranienne non pas comme un simple colonialisme politique (avec tous ses maux), mais comme une colonisation de conquête et d'exploitation qui détruit les mentalités, les coutumes, la culture et l'économie, asservissant tout un peuple et transformant une nation en une coquille vide. Comment en est-on arrivé là ? La réponse est aussi simple que douloureuse : la responsabilité incombe à la classe dirigeante iranienne – le shah et les intellectuels –, qui s'est servilement pliée à la « civilisation » occidentale. Dans une vaine tentative de l'imiter, elle a accepté la destruction de l'artisanat local, l'aliénation culturelle, la perte des valeurs traditionnelles : la conséquence a été une dépendance économique et technologique catastrophique et humiliante qui a relégué l'Iran dans la catégorie du tiers-monde.

C'est précisément cette interprétation que Fardid reproche à Al-e Ahmad, l'accusant de banaliser un phénomène ayant un impact civilisationnel profond. En réalité, en déplaçant le concept d'« occidentisation » du plan de la critique ontologique à celui du diagnostic politique et socio-économique, Al-e Ahmad a réussi à rendre ce concept accessible à un public plus large, le transformant en un puissant vecteur anticolonial capable de galvaniser la dissidence et d'influencer de manière significative l'opposition qui allait conduire à la révolution de 1979.

Mais Al-e Ahmad ne se contente pas de dénoncer le problème, il suggère également une solution, qu'il identifie dans une « troisième voie » capable d'affronter la modernité technologique sans y céder ni la nier : l'Iran peut et doit acquérir le contrôle de la technologie et devenir lui-même un producteur actif plutôt qu'un simple consommateur passif. Bien sûr, cette option n'est pas non plus sans problèmes : une fois l'« occidentisation » surmontée, le risque majeur est ce que l'on pourrait appeler la « machinisation », c'est-à-dire une « intoxication par les machines ». C'est pourquoi, selon Al-e Ahmad, il est essentiel de considérer la machine (la technique) comme un moyen et non comme une fin : le moyen de préserver la liberté et la dignité de l'Iran et de son peuple.

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À ce stade, une autre question se pose : qui sera le sujet idéal capable d'entreprendre la « troisième voie » ? Étonnamment, Al-e Ahmad identifie ce sujet dans l'islam chiite duodécimain, seul élément non affecté par l'« occidentose » et même gardien jaloux de la tradition iranienne. Profondément convaincu de l'inadéquation des intellectuels, Al-e Ahmad estime au contraire que le clergé chiite, fort de son intégrité, peut mobiliser avec succès les masses pour les appeler à redécouvrir l'identité perse-islamique la plus authentique.

Comme on pouvait s'y attendre, cette prise de position a suscité à l'époque des polémiques et des critiques : au-delà des accusations de trahison, il est indéniable que la vision de la souveraineté nationale et de l'autosuffisance proposée par Al-e Ahmad semble manquer de rigueur philosophique et de lignes directrices pour sa mise en œuvre pratique. En fait, cette ambiguïté involontaire allait ensuite favoriser l'émergence incontrôlée d'un islamisme et d'un anti-impérialisme fins en eux-mêmes et non canalisés dans le cadre d'une action politique structurée.

Dans son livre Occidentosis, Jalal Al-i Ahmad cite Ernst Jünger en disant : « Jünger et moi explorions tous deux plus ou moins le même sujet, mais sous deux angles différents. Nous abordions la même question, mais dans deux langues différentes. » Comment Ahmad et Jünger se sont-ils croisés intellectuellement ? Pourquoi Ahmad se sentait-il proche de Jünger ?

Nous savons que le lien intellectuel entre Al-e Ahmad et Jünger n'était pas direct, mais médiatisé par la pensée de Martin Heidegger, elle-même transmise en Iran par Fardid. Heidegger (qui a également consacré un séminaire à Jünger en 1939-40) voyait en Jünger le critique le plus perspicace de l'époque moderne, le penseur qui, mieux que quiconque, avait su analyser et diagnostiquer cliniquement l'essence de la technique, sans toutefois en saisir le fondement métaphysique. Heidegger s'était notamment intéressé à deux textes majeurs de Jünger, La mobilisation totale (Die totale Mobilmachung, 1930) et Le Travailleur. Domination et forme (Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, 1932).

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Je les rappelle brièvement. Pour Jünger, après l'expérience radicale de la Première Guerre mondiale, la « mobilisation totale » ne concerne plus seulement la sphère économique et militaire, mais touche l'ensemble de la société, devenant le principe organisationnel fondamental du monde moderne, dans lequel toutes les énergies, les ressources, les technologies et les êtres humains eux-mêmes sont précisément « mobilisés », c'est-à-dire organisés et encadrés au service d'un seul et même processus de production gigantesque, identique en temps de paix comme en temps de guerre. Le Travailleur, dans sa double dimension de travailleur-soldat, incarne le nouveau type humain issu de l'expérience de la guerre en tant que protagoniste-instrument de la volonté de puissance exprimée par la technique : en temps de paix, il est chargé du fonctionnement de la machine, comme en temps de guerre il était le serviteur de sa pièce d'artillerie. Je souligne qu'en italien, on a choisi de traduire le mot allemand Arbeiter par « ouvrier » et non par « travailleur », car « ouvrier » identifie immédiatement celui qui travaille dans l'usine, symbole même de la modernité industrielle et capitaliste. Je conserve également la majuscule initiale car, dans le discours de Jünger, « Ouvrier » et « Technique » sont des figures métaphysiques.

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L'étude des textes de Jünger a permis à Heidegger d'élaborer le concept fondamental de Gestell, « installation », identifié comme l'essence de la technique moderne. Le Gestell n'est pas une machine ou un appareil unique, mais la manière dont les choses et la réalité (êtres humains, animaux, nature) sont disposées à notre époque, les privant de sens ou de valeur ontologique et en faisant un simple Bestand, une « ressource » pour les besoins de la technique. Ainsi, par exemple, une rivière ou un lac sont une ressource pour la centrale hydroélectrique, une forêt est une ressource pour l'industrie du bois, un être humain est une ressource pour l'entreprise.

Comme Jünger, Al-e Ahmad identifie donc dans la technique – la possession et le contrôle de la machine – comme la caractéristique distinctive de la modernité, qui dépersonnalise l'être humain en le vidant de toute spiritualité et en ouvrant grand les portes au nihilisme. La dépendance de l'Iran à l'égard des machines est précisément l'« occidentisation », qui menace l'existence même de l'individu et du peuple, anéantissant leur identité en parfaite conformité avec le projet colonialiste.

Existe-t-il des parallèles entre le concept d'« occidentisation » et la perspective de la Révolution conservatrice en matière de guerre, de technologie, de culture, etc. ? Peut-on parler d'une alliance intellectuelle dans ce cas ?

Je reprends la phrase d'Al-e Ahmad citée plus haut : « Jünger et moi explorions tous deux plus ou moins le même sujet, mais sous deux angles différents. Nous abordions la même question, mais dans deux langues ». À mon avis, l'expression « dans deux langues » doit être interprétée comme « dans deux langages » différents.

Il existe sans aucun doute une convergence, plus ou moins marquée, entre Jünger et Al-e Ahmad dans leur perception de la technique comme force destructrice : pour l'Allemand, il s'agit d'une instance autonome et planétaire qui anéantit l'individu en tant que personne en le transformant en ouvrier, c'est-à-dire en un type humain standardisé et interchangeable, sans visage, qui a perdu le contact avec la nature et la tradition ; pour l'Iranien, la technique est un instrument de colonisation culturelle et économique qui détruit les identités locales en transformant les personnes en individus sans racines, qui méprisent leur propre culture traditionnelle mais qui, en même temps, ne parviennent pas à s'intégrer dans la culture occidentale dominante.

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La situation est toutefois différente en ce qui concerne la vision globale de l'histoire et la proposition de solution (à supposer qu'il y en ait une).

Jünger, comme nous le savons, est un représentant éminent de la Révolution conservatrice : dans sa vision élitiste et anti-bourgeoise, l'histoire est un processus métaphysique d'affirmation de la volonté de puissance, qui aboutit au 20ème siècle à la domination de la technique. La conception d'Al-e Ahmad est très différente : tiers-mondiste et anticolonialiste, il interprète l'histoire comme une lutte du peuple pour son émancipation de la domination occidentale.

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À partir de ces prémisses, les deux penseurs développent un projet cohérent pour échapper à la modernité. Pour Jünger, qui cultive une vision individualiste, la solution réside dans ce qu'il appelle lui-même le « passage à la forêt » (Waldgang) : une résistance intérieure, aristocratique et solitaire – nihiliste –, qui ne prévoit pas l'organisation de mouvements ou de structures articulées mais, tout au plus, la « reconnaissance » entre semblables, en refusant catégoriquement tout engagement collectif. Al-e Ahmad, au contraire, préfigure précisément un retour collectif – spirituel et identitaire – à l'islam chiite, élément central immunisé contre l'« occidentalisation » et donc seul rempart culturel et politique à fonction anti-occidentale ; ces idées contribueront en effet de manière significative à l'idéologie de la Révolution iranienne de 1979.

À la lumière de ces considérations, il me semble donc correct de parler non pas tant d'« alliance intellectuelle » que de « convergence critique » sur le terrain de la critique de la modernité. Pour les deux penseurs, l'Occident du 20ème siècle est un anti-modèle à tous égards, en particulier en ce qui concerne la technique, sorte de hachoir métaphorique qui engloutit la personne dotée de spécificités pour la restituer sous la forme d'un amas organique indifférencié. Mais les projets idéologiques défendus par l'Allemand et l'Iranien divergent radicalement, notamment parce que le contexte dans lequel ils évoluent est radicalement différent : tous deux portent un regard critique sur la modernité et les problèmes qui y sont liés, mais Jünger le fait d'un point de vue interne à l'Occident, tandis qu'Al-e Ahmad le fait d'un point de vue externe, en tant que colonisé.

En conclusion, je pense que l'on peut dire qu'Al-e Ahmad accueille cette partie de la pensée complexe de Jünger comme un outil précieux, utile pour le développement d'une critique de la modernité – avec ses corollaires de libéralisme et de rationalisme – bien structurée et orientée vers la récupération de l'authenticité culturelle de tout un peuple.

Vous écrivez également pour « Eurasia Rivista ». Comment se développe la pensée géopolitique en Italie ? Quelles figures ou courants se distinguent dans ce domaine ? En particulier, quels sont les noms les plus importants dans les études géopolitiques italiennes de ces dernières années ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Italie – contrairement à d'autres pays comme la France ou le Royaume-Uni, par exemple – n'a pas eu d'école géopolitique universitaire autonome forte : cette discipline était en effet associée au fascisme (époque à laquelle d'éminents chercheurs comme Ernesto Massi (photo) et Giorgio Roletto consacraient leur attention à la Méditerranée) et donc stigmatisée. Aujourd'hui encore, elle est souvent enseignée dans le cadre des facultés de sciences politiques, de relations internationales ou d'histoire.

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En Italie, le débat le plus animé – très influencé par les appartenances politiques et idéologiques – se déroule généralement en dehors des universités, dans des think tanks ou dans des revues et journaux ; les protagonistes sont très souvent des journalistes, des analystes et d'anciens diplomates.

On peut distinguer, dans les grandes lignes, quatre courants.

Le premier, dominant, est celui des atlantistes-européistes, alignée sur la position officielle italienne au sein de l'OTAN et de l'UE. Elle prévaut au ministère des Affaires étrangères, dans les milieux militaires et financiers, ainsi que dans les partis modérés de centre-droit et de centre-gauche. Elle considère l'OTAN comme un pilier fondamental de la sécurité nationale et européenne, soutient l'intégration européenne, appuie le partenariat transatlantique et envisage un interventionnisme humanitaire ou de stabilisation prudent. Elle est représentée par l'Institut des affaires internationales (IAI) et l'Institut d'études politiques internationales (ISPI). Parmi les noms les plus connus, citons le général Carlo Jean et Andrea Margelletti, président du Centre d'études internationales (CeSI) et conseiller du gouvernement.

Le deuxième courant est celui des souverainistes/nationalistes conservateurs. Apparu avec la montée en puissance des deux partis Lega (dirigé par Matteo Salvini) et Fratelli d'Italia (dirigé par Giorgia Meloni), elle visait à rétablir la souveraineté nationale et les intérêts italiens avant tout, critiquant l'UE bureaucratique et fédéraliste, prônant un réalisme poussé dans les intérêts nationaux, manifestant un scepticisme concret à l'égard de l'OTAN en tant qu'instrument de l'hégémonie américaine et déclarant son ouverture au dialogue avec la Russie et la Chine. J'ai utilisé l'imparfait car ces idées appartiennent à la période où la Ligue et Fratelli d'Italia étaient dans l'opposition : maintenant qu'ils sont au gouvernement, ils se sont alignés sur la ligne dominante, se montrant en fait encore plus atlantistes et liés aux États-Unis et à leurs intérêts, au détriment des intérêts nationaux. La revue de référence est « Analisi Difesa » et parmi les noms, celui de son directeur, Gianandrea Gaiani, mérite d'être mentionné.

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Il y a ensuite le courant que l'on pourrait qualifier de réaliste (ou néo-réaliste): plus académique et analytique, il reconnaît l'anarchie fondamentale du système international et examine les relations internationales sur la base des rapports de force (économiques et militaires). Lucidement critique à l'égard de l'atlantisme, il ne le rejette pas mais soutient néanmoins la primauté des intérêts nationaux ; il nourrit un certain scepticisme à l'égard des interventions humanitaires et estime nécessaire que l'Italie se dote d'une « grande stratégie » à long terme (objectif à mon avis irréalisable tant que l'Italie restera sous l'égide de l'OTAN/UE). Le magazine de référence est l'influente « Limes », fondé et dirigé par Lucio Caracciolo ; Dario Fabbri et Giulio Sapelli sont d'autres noms importants.

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Quatrième courant, que l'on pourrait qualifier de tiers-mondiste/anti-impérialiste et anticolonialiste, enraciné dans la gauche communiste et anti-américaine, fortement critique à l'égard de l'hégémonie occidentale et de l'OTAN en tant qu'instrument agressif des États-Unis ; il soutient les mouvements de libération nationale et la cause palestinienne. Ses principaux représentants sont Manlio Dinucci et Alberto Negri : le premier est journaliste au quotidien « Il Manifesto », le second y collabore.

Enfin, le magazine « Eurasia » constitue une réalité à part, difficile à classer d'un point de vue idéologique : sa ligne explicitement anti-atlantiste, anti-mondialiste, anticolonialiste et antisioniste est en effet, comme nous l'avons vu, partagée par d'autres courants géopolitiques ; un autre de ses points forts est l'attention qu'il accorde au Sud du monde et aujourd'hui aux BRICS, avec un accent particulier sur le Moyen-Orient (la question palestinienne en premier lieu) et l'Asie centrale.

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Fondée en 2004 par Claudio Mutti et Carlo Terracciano (l'un des premiers et des plus brillants spécialistes de la géopolitique de l'après-guerre, décédé prématurément il y a vingt ans, en septembre 2005), « Eurasia » se propose à la fois de promouvoir les études et la recherche en géopolitique au niveau universitaire et de sensibiliser le public (spécialisé ou non) aux questions eurasiennes, l'Eurasie étant entendue comme le continent eurasien s'étendant du Groenland (à l'ouest) au Japon (à l'est).

La redécouverte de l'unité spirituelle de l'Eurasie – telle qu'elle s'est exprimée au fil du temps sous de multiples formes culturelles – représente non seulement un facteur novateur dans le panorama des études géopolitiques, mais constitue également une alternative valable aux théories désormais obsolètes de la « fin de l'histoire » et du « choc des civilisations » élaborées respectivement par Francis Fukuyama et Samuel Huntington à la fin du 20ème siècle. Bien que la revue ne soit qu'une "petite niche", « Eurasia » peut compter sur un public fidèle et un cercle de collaborateurs qualifiés.

jeudi, 04 septembre 2025

Carl Schmitt et Guiguzi : des concepts en parallèle

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Carl Schmitt et Guiguzi: des concepts en parallèle

Prof. Dr. h.c. Hei Sing Tso

Président, Guiguzi Stratagem Learning, Hong Kong.

Beaucoup de personnes, y compris des érudits et des stratèges, ont comparé les idées du penseur militaire prussien Clausewitz et celles de Sun Tzu. Le premier est un penseur moderne en Europe, tandis que l’autre vivait plus de mille ans plus tôt en Chine. Dans cet article, je vais essayer de discuter d’une autre paire de penseurs issus de l’Allemagne et de la Chine. Carl Schmitt est un juriste et théoricien politique allemand très éminent du siècle dernier. Bien que controversé dans une certaine mesure, ses idées ont suscité des critiques et obtenu des soutiens, tant de la droite que de la gauche. Son homologue est Guiguzi, un praticien et penseur mystérieux de la période des Royaumes combattants (ca. 475 – 221 av. J.-C.) de la Chine antique. Guiguzi est le fondateur d’une école de pensée connue sous le nom d’École de l’Alliance Verticale et de la Division Horizontale (縱橫家), axée sur l’art de la diplomatie. De plus, il est aussi l’initiateur d’une discipline appelée Moulue (謀略), qui signifie littéralement « Stratagème ».

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  1. 1. La théologie politique

Les pensées de Schmitt reposent sur la théologie politique, qui se distingue de la philosophie politique. La philosophie concerne la pensée humaine, tandis que la théologie s’intéresse à l’intention des dieux. Selon Schmitt, la vérité de la politique provient de la révélation. Il voyait la révélation et la politique comme étant liées et tentait, dans la mesure du possible, de les combiner. La distinction entre ami et ennemi trouve sa justification théorique dans la foi en la révélation, et cette foi est inévitable. Il considère que les concepts politiques ne sont que la sécularisation de la théologie.

Guiguzi, quant à lui, défendait le pouvoir du « Ciel ». « Ciel » dans le contexte chinois n’est pas une divinité personnelle mais une source suprême de l’univers, aussi appelée « Tao » (la voie). Tout stratagème politique ou Moulue découle de la puissance du Tao ou du Ciel. En d’autres termes, nous utilisons la puissance de l’univers pour vaincre nos ennemis. En terminologie chinoise, c’est l’Art du Tao (道術), où la tactique visible (l’Art) est dérivée d’un univers mystérieux (Tao). Même si Guiguzi ne croyait pas en un dieu comme Schmitt, tous deux considèrent que la politique séculière et le stratagème découlent d’une source cosmologique ultime. Par ailleurs, pour comprendre la vérité de la politique et du stratagème, il faut avoir foi (Schmitt) ou intuition (Guiguzi), plutôt que se limiter à la réflexion rationnelle et à l’analyse.

  1. 2. L’inimitié

Une idée centrale dans la théorie politique de Carl Schmitt est la distinction ami/ennemi. Nous avons des ennemis en termes politiques, et cette nature ne peut pas être changée. Cependant, la tension et le conflit entre ennemis peuvent s’intensifier jusqu’à la violence réelle, voire jusqu'à la guerre. Tout ce que nous pouvons faire, c’est contenir cette escalade par des institutions. L’État joue un rôle absolu dans cette démarche. Une caractéristique fondamentale du Moulue (Stratagème) fondé par Guiguzi est l’inimitié. Les gens doivent utiliser des stratagèmes pour vaincre leurs ennemis. S’il n’y a pas d’ennemi, il n’est pas nécessaire d’avoir des stratagèmes. Dans le contexte du Moulue, l’ennemi peut être externe, comme une personne, une armée ou une nation, mais aussi intérieur, c’est-à-dire soi-même. De plus, il existe un type particulier d’ennemi dans la sagesse chinoise connu sous le nom de « Petites Personnes » (小人). Ces petites personnes sont rusées, égoïstes mais puissantes, et jouent donc toujours un rôle clé dans tout conflit politique ou guerre. Guiguzi a proposé de nombreuses tactiques et principes pour traiter avec ces petites personnes. En plus de limiter l’escalade de la tension entre ennemis, comme le suggère Schmitt, il peut également être utile de prêter attention au rôle de ces petites personnes.

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Prusse/Allemagne: l'état d'exception en 1813 et en 1919. 

  1. 3. L’état d’exception

Dans la théorie juridique de Schmitt, « L’état d’exception » est un concept très étrange. Il est lié à la distinction entre ennemi et ami en politique. Lors de l’escalade provoquée par l’inimitié, des situations imprévues, urgentes mais graves, peuvent survenir. Schmitt soutient que nous ne pouvons pas énumérer ou même définir tous ces scénarios avec des termes juridiques objectifs et en posant des limites. Lorsqu’une exception apparaît, un leader politique ne peut compter que sur son pouvoir discrétionnaire subjectif pour faire face à ces défis et menaces. Dans ces circonstances, même la Constitution doit être suspendue en tout ou en partie. Cela est totalement légitime. La Stratagème chinoise ou Moulue met l’accent sur le concept de « Qi » (奇), qui signifie non conventionnel, étrange, surprenant, etc. Qi s’oppose à « Zheng » (正), qui signifie normal, dominant, commun. Il existe un vieux proverbe chinois : « Utilise Zheng dans le gouvernement, mais Qi en guerre. » À cet égard, Qi est très précieux en situation d’État d’exception, car toutes les institutions et politiques habituelles, formelles et conventionnelles, ne mèneront qu’à l’échec.

  1. 4. La parapolitique

Schmitt considère que l’ordre juridique ne peut pas être compris exclusivement en termes rationalistes dans un système autosuffisant tel que le suggère le positivisme juridique. L’analyse de l’État doit faire référence à ces agences qui ont la capacité de décider de l’état d’exception. Cela indique l’existence d’un « État profond » derrière l’État de droit dans de nombreux pays. Cependant, les chercheurs conventionnels refusent toujours de penser à fond la politique occulte, la manipulation dans l’ombre et les conspirations. Selon la sagesse du Moulue, une stratégie supérieure doit être « invisible ». Pour Guiguzi, la manipulation secrète ou même les conspirations sont normales et nécessaires. Je pense que des idées supplémentaires issues du Moulue peuvent être appliquées pour étudier et analyser les conspirations de l’État profond.

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  1. 5. Le Nomos

Schmitt a dit que tout ordre fondamental est un ordre spatial. Le Nomos, le vrai et réel ordre fondamental, touche en son cœur à des frontières spatiales particulières, à des séparations, à des quantités spécifiques et à une partition particulière de la Terre. Au début de chaque grande époque, se produit une grande appropriation des terres. En particulier, chaque changement significatif est lié à des changements politico-mondiaux et à une nouvelle division de la Terre et à une nouvelle répartition des terres.

Guiguzi a conçu 72 astuces pour le changement et 36 arts de stratagème. Beaucoup de ces stratagèmes sont tridimensionnels et présentent un aspect spatial. Par exemple, la technique classique 22 dit: « Voler pour capturer et détruire le pouvoir » (飛箝破勢). Cela consiste à créer un pouvoir qui soit comme une cage invisible pour enfermer l’ennemi, le restreignant de toutes parts et brisant progressivement son propre pouvoir. Nous pouvons appliquer cela pour étudier la façon dont la « partition » fonctionne dans la théorie du nomos de Schmitt.

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La maison de Carl Schmitt à Plettenberg dans le Sauerland.

  1. 6. La métapolitique

Au-delà des théories, il faut aussi étudier la praxis de Schmitt. Après la Seconde Guerre mondiale, Schmitt a disparu de la politique, du monde académique et de l’arène publique. Il avait prévu d’émigrer en Argentine pour le reste de sa vie. Au contraire, le juriste allemand a changé de tactique. Il a vécu en exil dans sa propre ville natale, Plettenberg, mais a été privé de tous postes académiques. À partir des années 1950, il a poursuivi ses études et a souvent reçu des visiteurs, notamment le chancelier allemand Kurt Georg Kiesinger, et ces visites se sont succédé jusqu’à ce qu'il ait atteint un âge avancé. Schmitt n’a pas été vaincu, mais il a mené sans arrêt une lutte métapolitique contre le libéralisme. Un cercle privé de disciples s’est progressivement constitué, donnant à Schmitt une grande influence dans la politique d’après-guerre en Allemagne et en Europe entière.

Guiguzi, durant la période des Royaumes combattants, était habile en diplomatie en lien avec différents rois nobles. Plus tard, il s’est beaucoup inquiété, a été frustré par le chaos politique et a décidé de vivre en autarcie comme ermite dans une vallée appelée Guigu. Cependant, il ne s’est pas totalement retiré, mais a commencé à enseigner ses idées, ses connaissances et ses compétences à des étudiants sélectionnés. Certains sont devenus plus tard de brillants hommes d’État et stratèges. Tous ces praticiens, suivant l’enseignement de Guiguzi, ont formé un groupe informel connu sous le nom d’École de l’Alliance Verticale et de la Division Horizontale, ou simplement l’École de Diplomatie, qui a eu une influence considérable sur les relations internationales de l’époque.

Contrairement à Clausewitz et Sun Tzu, Carl Schmitt et Guiguzi sont des penseurs controversés. Schmitt a été critiqué de son vivant, tandis que les idées de Guiguzi ont été rejetées par les érudits officiels du courant mainstream en Chine pendant de longues périodes, car elles allaient à l’encontre des valeurs confucéennes. Cependant, récemment, les idées de Schmitt ont été redécouvertes et discutées sérieusement par la droite et la gauche, même au-delà de l’Occident, comme en Chine et en Iran. Ces dernières années, le Moulue ou Stratagème de Guiguzi a commencé à attirer l’attention en politique et en affaires.

J’espère que cet article court pourra stimuler davantage d’intérêt pour explorer un dialogue plus approfondi entre ces deux brillants penseurs issus de l’Ouest et de l’Est.

samedi, 30 août 2025

La fin de la métaphysique rend-elle l’action impossible ?

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La fin de la métaphysique rend-elle l’action impossible?

Claude Bourrinet

J’ai synthétisé un artiche de Reiner Schürmann, dans le numéro des Cahiers de L’Herne, de 1983, consacré à Heidegger. Lorsque j’ai cité, j’ai placé des guillemets.

LA FIN DES PHILOSOPHIES PREMIÈRES

Lorsqu’on parle d’« action », on évoque en général la politique (au sens très large, et à partir d’une éthique), et parfois la guerre qui, comme on le sait, en est le prolongement. Précisons tout de suite que l’« impossibilité » de l’action n’implique pas que les hommes cessent d’« agir », ni, sur un autre plan, que la « Mort de Dieu » empêche de croire, ou de se rendre au culte. La question se pose plus globalement, non au niveau de la subjectivité (les hommes font quelque chose, souvent autre chose que ce qu’ils pensaient faire), ni de l’individu, ou du groupe, mais sur le plan historial. Au demeurant, « agir » présuppose qu’in fine existent des conséquences à l’action, et qu’il ne s’agit pas, comme l’on dit trivialement, de « coups d’épée dans l’eau », hypothèse pourtant qui risque bien de correspondre à quelque vérité.

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Reiner Schürmann (1941-1993)

Il est absolument nécessaire de rappeler cette dimension constitutive de la condition humaine, ce rideau imaginaire, qui, comme une scène théâtrale, persuade le spectateur qu’il se passe quelque chose. L’homme est un être d’imagination, et, comme L’Ecclésiaste qui s’aperçoit, à la fin de sa vie, que tout est vanité, il arrive souvent que, du point de vue du Divin, ou, si l’on veut, de Sirius, toute l’agitation humaine, depuis un certain moment historique, s’est avéré être souffle de vent, et peut-être pire. Car il arrive que l’on fabrique sa propre désert, en croyant élever des tours jusqu’au Ciel.

La question essentielle est celle de la « présence », de ce qu’est un « monde », ou, comme Heidegger dit, de l’« évènement ». Bien sûr, d’« être » aussi, mais ce terme est quelque peu usé.

Comment concevoir une « philosophie pratique » (un engagement) à partir d’une « philosophie de l’être », qui semble bien abstraite ?

Depuis Socrate, on ne cesse de répéter que « vertu est savoir ». Agir positivement repose sur la raison, la theoria, la plus noble de nos facultés susceptible de nous mener dans les voies de la praxis. Agere sequitur esse. L’agir suit l’être, et l’être serait la raison.

Admettons que l’être et l’agir ne soient pas dissociables. Parler de la présence, c’est aussi parler de l’agir.

Concrètement, dans le domaine politique (et éthique), la question de l’agir est: « Quel est le meilleur système politique ? ».

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Heidegger affirme que, désormais, cette question est vide, que les représentations successives d’un fundamentum inconcussum,  principe certain de toute certitude sur lequel peut et même doit reposer tout l’édifice du savoir — aussi bien les vérités théoriques de la science que les vérités pratiques de la morale —, mieux proposition de fond — Grundsatz, par exemple le Cogito ero sum, de Descartes, qui fonde la possibilité d’une mathesis universalis, de la connaissance du monde, de sa domination par le sujet, de la maîtrise de l’organisation de la Cité. Or, Heidegger objecte que la fin de la métaphysique, donc du sujet, aboutit à « fonder » dans un lieu déserté.

Le constat nihiliste interdit-il de rien « faire » ?

Qu’est-ce que la « loi », que sont les « règles pratiques »? Le nomos est la loi, une injonction décrétée – un « décret » - par la nature de l’être. Cette loi insère l’homme dans l’être. Elle le porte et le lie. Le nom ne peut être un artefact de la raison humaine. Le nomos doit conduire à la vérité de ce qu’est l’homme, afin d’y demeurer. Il dépend des « constellations historiques » de la présence.

Pour saisir ce dont il serait question pour nous, qui sommes conscients, depuis plus d’un siècle, de la Mort de Dieu, il faut partir de la notion de déconstruction (1927) (Abbau) de l’ontologie (de l’étude de l’être).

Les nomes sont donc déterminées par des « décrets ». Autrement dit les mises en place dans l’arrangement de la présence-absence. Les normes naissent des crises dans l’histoire, et font époque.

Du fait de la loi, qu’est-ce qui la rend possible ? Quelles en sont les conditions ? Il faut les chercher ailleurs que dans le sujet. 

« Les conditions de l’agir sont fournies par les modalités selon lesquelles, à un moment donné de l’histoire, les phénomènes présents entrent en rapport les uns avec les autres. »

Par « loi », il faut entendre loi positive, mais aussi loi naturelle et divine.

Cette constellation d’interaction phénoménale fait notre « demeure » relative à une époque donnée, le nomos oikou, l’éco-nomie de la présence. Obéir à cette économie époquale conduit à l’aletheia, la « Vérité », qui est dévoilement de l’être (aletheia signifie négation de l’oubli).

Le nomos « rationnel » découle de ce nomos attaché à la Vérité.

La loi comme artefact de la raison autonome, universelle et intemporelle découle de la conception kantienne, qui part du sujet, de la loi morale que la raison pratique se donne à elle-même.

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En fait, la recherche kantienne d’universalité et de nécessité en morale dépend d’une époque dans l’histoire de la présence.

La naïveté de la conception kantienne tient à l’illusion que tout être rationnel est capable de discerner ce qui est à faire et à ne pas faire. Mais cette « confiance » est datée, elle est une façon de répondre à « l’injonction contenue dans le décret de l’être ».

Donc, la question de la liaison de la théorie et de la pratique doit tenir compte des décrets de l’être engendrés par notre époque, qui est celle de la déconstruction du sujet.

Il faut « penser » notre situation, et s’interroger sur l’unité entre penser et agir.

Mais « penser » « ne signifie plus : s’assurer un fondement rationnel sur lequel poser l’ensemble du savoir et du pouvoir ». « Agir » « ne signifie plus: conformer ses entreprises quotidiennes, privées et publiques, au fondement ainsi établi ».

La déconstruction initiée par Heidegger dès 1927 est la « pulvérisation d’un […] socle spéculatif où la vie trouverait son assise, sa légitimité, sa paix ». « Déconstruire la métaphysique revient à interrompre […] le passage spéculatif du théorique au pratique ».

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Ce passage, pour les Anciens relevait d’une dérivation éthique et politique de la philosophie première. Pour les modernes, une application de la métaphysique générale, dans les métaphysiques spéciales. Le discours sur l’être était fondateur.

Dans les réponses concernant la question de l’agir, les philosophes anciens et modernes ont pu s’appuyer sur quelque Premier nouménal (la chose « en soi », au-delà de la perception sensible et rationnelle), dont la fonction fondatrice était assurée par une doctrine des fins dernières. Les Grecs demandaient : « Quelle est la meilleure vie ? », les médiévaux : « Quels sont les actes naturellement humains ? », les modernes : « Que dois-je faire ? ». Les réponses provenaient de leurs sciences référentielles.Or, ce qui était tenu comme fondement nouménal est situé historiquement. Sa déconstruction clôt l’ère des philosophies pratiques, dérivées d’une philosophie première, aussi bien que l’ère métaphysique.

Cette déconstruction prive le discours sur l’action des schémas qui appartenaient aux thèses sur la substance, sensible ou divine, sur le sujet, sur l’esprit, ou sur l’« être ». Par conséquent, l’agir perd son fondement, ou son archè.

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La question est donc : Que faire à la fin de la métaphysique ?

"C'est pour moi aujourd'hui une question décisive de savoir comment on peut coordonner en général un système politique à l'ère technique et quel système ce pourrait être. A cette question je ne sais pas de réponse. Je ne suis pas convaincu que ce soit la démocratie."

Martin Heidegger; "Nur noch ein Gott Kann uns retten" (Seul un Dieu peut encore nous sauver); Der Spiegel, 31 mai 1976

Constat d’ignorance, donc. « Je ne sais pas ».

L’ignorance semble prédominer aux moments de transition entre époques. Cela n’a rien à voir avec « les opinions et convictions d’un individu, avec son sens des responsabilités politiques, ou avec la perspicacité de ses analyses du pouvoir ».

Cette ignorance est inhérente aux écrits de Heidegger. Elle fait texte. A partir de ce « texte », il faut définir une « pensée ». Prendre un chemin.

Elle part du constat que l’ère métaphysique est clos, et avec elle la hiérarchie des vertus, la hiérarchie des lois – divines, naturelles, humaines – la hiérarchie des impératifs, la hiérarchie des intérêts discursifs : intérêt cognitif ou intérêt émancipatoire. Cette période avait en vue un modèle, un canon, un principium pour agir.

Il s’agit d’une double clôture : systématique (les normes procèdent de philosophies premières), historique (le discours déconstructeur (Nietzsche) se situe à sa limite chronologique.

Le problème survient dès qu’on prend conscience que l’exclusion de l’ère de la métaphysique est aussi celle de la présence (historique) comme fondement, comme identité.

Radicalité de la démarche : « l’agir dépourvu d’archè n’est pensable qu’au moment où la problématique de l’« être » - héritée du champ clos de la métaphysique mais soumise, sur le seuil de celui-ci, à une transmutation, à un passage – émerge des ontologies et les congédie ».

LE CONCEPT D’ANARCHIE

Il ne s’agit nullement ici des doctrines de Proudhon, de Bakounine, qui se réfèrent à un pouvoir rationnel.

Anarchie veut dire : 1. Le schéma que la philosophie pratique a emprunté à la philosophie première, c’est la référence à une archè, qu’elle s’articule selon la relation attributive, pros hen, ou participative, aph’ henos [expression aristotéliciennes, qui ont influencé la théologie chrétienne. La relation attributive : pros hen signifie, en grec, « par rapport à une chose » ou « vers une chose ». Aristote l’utilise pour décrire une relation entre plusieurs choses qui partagent une référence commune à une réalité première, sans pour autant être identiques à elle. Relation participative: aph’ henos signifie « à partir de l’un ». L’expression met l’accent sur la dépendance ontologique ou causale des réalités secondaires vis-à-vis d’une réalité première].

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Les théories de l’agir, à chaque époque, décalquent, du savoir ultime, comme d’un patron, le schéma attributif-participatif. Elles cherchent dans les philosophies premières le dessein de chercher une origine à l’agir. Cela se traduit par un déplacement de mire qui ne cesse de se déplacer historiquement : cité parfaite, royaume céleste, volonté du plus grand nombre, liberté nouménale et législatrice, « consensus pragmatique transcendantal », etc.

Toujours existe l’archè, qui imprime sens et telos (fin, finalité). Pour l’époque de la clôture, le schéma de référence à une archè est le produit d’un certain type de penser, qui a connu une genèse, une période de gloire, et un déclin. Il y eut de nombreux « premiers » au cours des siècles. Ces « principes «époquaux », avec la clôture de l’ère métaphysique, dépérissent.

L’anarchie devient alors concevable.

Les philosophies premières fournissaient au pouvoir des structures formelles. La « métaphysique » désigne ce dispositif où l’agir requiert un principe auquel puisse se rapporter les mots, les choses et les actions. Désormais, l’agir est sans principe. La présence devient une différence irréductible.

La question d’un « système  politique coordonné à l’ère technique » relève des constructions principielles, et s’avère donc intempestive.

L’anarchie désigne le dépérissement de la règle du scire per causas (« connaître par les causes »), de l’établissement des « principes », le relâchement de leur emprise.

Son concept situe l’entreprise heidegérienne, le lieu où elle est sise : implantée dans la problématique du ti to on (« Qu’est-ce que l’être? ») mais arrachant celle-ci au schéma du pros hen. Retenir la présence, mais la désencadrer du schéma attributif.

La référence principielle est travaillée , dans son histoire et dans son essence, par une force de dislocation, de plurification. Nous sommes dans une période de transition où l’on perçoit le logos référentiel comme architecture. C’est cela, la déconstruction.

Le concept d’anarchie survient au moment où « cèdent les assises et où l’on s’aperçoit que le principe de cohésion, qu’il soit autoritaire ou rationnel, n’est plus qu’un espace blanc sans pouvoir législateur sur la vie ».

Inutile donc de peser les avantages et les inconvénients des différents systèmes.

L’ère de la technique est celle du savoir. Or, penser et connaître sont contradictoires. « Les sciences ne pensent pas ». Cette opposition est héritée de Kant. Existent alors « deux territoires, deux continents entre lesquels il n’y a ni analogie, ni ressemblance ». « Il n’y a pas de pont qui conduise des sciences vers la pensée. » On « pense » l’être, et ses époques, mais on « connaît » les étants, et leurs aspects.

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Heidegger invoque l’ignorance, qui est sans doute nécessaire à la pensée. Il s’agit de répéter la présence, de « regagner les expériences de l’être qui sont à l’origine de la métaphysique, grâce à une déconstruction des représentations devenues courantes et vides ». Le nomos de notre oikos produit de moins en moins de certitudes. Toute systématicité dans l’usage des mots, des choses et des actions, est impossible.

L’aveu d’ignorance est en vérité une feinte stratégique. Elle répond seulement à des questions creuses, sur les préférences politiques etc.

Elle a un autre sens, et se réfère à la « vie sans pourquoi ». « Au fond le plus caché de son être l’homme n’est véritablement que quand, à sa manière, il est comme la rose – sans pourquoi. » (L’expression vient de Maître Eckhart, et a été reprise par Silesius). Cela veut dire une vie sans but, sans telos. Mais sans telos, l’agir n’est plus l’agir.

Il s’agit d’arracher l’agir à la domination de l’idée de finalité, à la téléocratie où il a été tenu depuis Aristote. L’Abbau (la déconstruction) n’appartient pas à la « région » d’une science déterminée, ou d’une discipline. L’agir n’est pas déconstruit isolément. Il est nécessaire d’abord de comprendre les époques où le monde des principes époquaux, pour constater qu’ils « perdent leur force constructrice et deviennent néant ». Exercice ascétique.

L’« ignorance » est l’innocence rendue à la pluralité. Selon Heidegger existent quatre domaines où cette plurification devient pensable.

1) Les cloisons entre les différentes disciplines scientifiques doivent sauter.

2) La pensée doit être multiple, car la présence est multiple. « Tout se fait jeu. » Heidegger prône un langage héraclitéen (« l’enfant qui joue ») et nietzschéen : la présence comme « transmutation à jamais sans repos ». Penser, c’est répondre et correspondre aux constellations de présence telles qu’elles se font et se défont.

3) La grammaire. L’opération héno-logique se rapporte à la structure prédicat et sujet. D’où la métaphysique. « « L’être » est quelque chose. » Il s’agit de la désapprendre. Il faut un changement dans le langage. Tout au plus pouvons-nous le préparer. Il s’agit de libérer le potentiel d’un parler multiple (contre l’uniformisation du langage et de la technologie). La question reste posée.

4) L’éthique. Contre L’Ethique à Nicomaque, d’Aristote, qui commence ainsi : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien. »

En revanche, Heidegger expérimente avec des mots toujours nouveaux pour disjoindre l’agir et la représentation de la fin. Il parle de Holzwege, de « chemins qui ne mènent nulle part ».

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L’expression « sans pourquoi » éclaire la métaphore des Holzwege : de ces sentiers qu’utilisent les bûcherons, « chacun suit son propre tracé, mais dans la même forêt. Souvent il semble que l’un est pareil à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence ». De même la praxis. Libéré des représentations d’archè et de telos, l’agir ne se laisse plus décrire par un propos tenu d’avance. L’agir suit la façon multiple dont, à chaque moment, la présence s’ordonne autour de nous. Il suit la venue à la présence comme phyein (phyein (φύειν) – « croître », « faire croître »).

« Ainsi que l’ont compris les Grecs préclassiques – au « premier commencement » - l’agir peut être kata physin (« selon la nature » ou « conformément à la nature »). Au-delà de la clôture métaphysique, à l’« autre commencement », la mesure de toutes actions ne peut être ni un hen nouménal ni la simple pression des faits empiriques. Ce qui donne la mesure, c’est la modalité sans cesse changeante selon laquelle les choses émergent et se montrent : « Toute poiesis dépend toujours de la physis… A celle-ci, qui éclôt d’avance et qui advient à l’homme, se tient la production humaine. Le poiein prend la physis comme mesure, il est kata physin. Il est selon la physis, et en suit le potentiel… Est un homme averti celui qui pro-duit ayant égard à ce qui éclôt de lui-même, c’est-à-dire à ce qui se dévoile. »

« « Le concept courant de chose », dans sa captation ne saisit pas la chose telle qu’elle déploie son essence ; il l’assaille. – Pareil assaut peut-il être évité, et comment ? Nous n’y arriverons qu’en laissant en quelque sorte le champ libre aux choses. Toute conception et tout énoncé qui font écran entre la chose et nous doivent d’abord être écartées. » »

Un agir, donc, qui ne fait qu’un avec « l’autre pensée » et « l’autre destin » (ceux d’après l’ère métaphysique).

« L’assaut est une modalité de la présence, celle qui prédomine à l’ère technique. » Résultat extrême des décisions et orientations prises depuis la Grèce classique. Renforcées au fil des siècles, et maintenant violence généralisée, plus destructrice que les guerres.

Heidegger n’appelle pas à une contre-violence. Il ne cherche pas la confrontation : il n’en attend rien. « La confrontation ne saurait que renforcer la violence qui est au cœur de notre époque historique fondamentale. » « Je n’ai jamais parlé contre la technique », dit Heidegger. Il n’incite pas non plus à abandonner le domaine public.

La violence extrême de la technique clôt la métaphysique. « Non que la violence provoque sa propre négation. » Seulement une double face. Nous sommes limitrophes.

« La transition hors des époques ne peut s’obtenir par une contraction de la volonté. » Une seule attitude est à notre portée : « Le délaissement n’entre pas dans le domaine de la volonté. » Il est le jeu préparatoire d’une économie kata physis. Il prélude à la transgression des économies principielles. De la non-violence de la pensée provient le « pouvoir non-violent ». Faire ce que fait la présence : «  laisser être. Heidegger oppose le lassen, « laisser », au überfallen, « assaillir ». Le délaissement, la Gelassenheit, n’est pas une attitude bénigne, ni un réconfort spirituel. « Laisser être » est la seule issue viable hors du champ d’attaque aménagé par la raison calculatrice.

Laisser le champ libre aux choses. Aucun Grand Refus. Philosopher contre la technique équivaudrait à « une simple ré-action contre elle, c’est-à-dire à la même chose. »

S’interroger plutôt sur l’essence de la technique, son appartenance à la métaphysique. Il ne s’agit pas de chercher des alternatives à la standardisation et à la mécanisation. Heidegger n’est pas « écologiste ». Ce qui lui importe, ce ce qui apparaît comme « laissant le champ libre aux choses « , c’est-à-dire comment les rendre présentes.

C’est l’événement d’appropriation qui laisse ainsi venir les choses à notre rencontre (begegnenlassen). « Il s’ensuit que l’a priori pratique qui subvertit la violence consistera à « nous abandonner (überlassen) à la présence sans qu’elle soit occluse ». Il consistera à laisser les choses se mettre en présence, dans des constellations essentiellement rebelles à l’ordonnancement. L’agir multiple, au gré de l’événement fini : voilà la praxis qui « laisse le champ libre aux choses ». »

Si la pensée n’est ni le renfort, ni la négation de la technique, elle n’a pas de but. « Elle n’est pas dominée par la recherche d’une conformité entre énoncé et objet. »

Sa tâche est somme toute modeste et insignifiante, par rapport à la technique. Elle nous instruit sur une origine sans telos. Une origine toujours neuve, comme l’aube, « sur laquelle on ne peut compter, et qui par là défie le complexe technico-scientifique ».

Existe donc un impératif : « les « choses » en leur venue au « monde » se distinguent des produits en ce que ces derniers servent à un emploi. » Désimpliquer les choses, là est le principe.

Notre existence doit être près de l’origine. Être près de l’origine – près de l’événement qu’est le phyein – ce sera suivre dans la pensée et dans l’agir l’émergence du « sans pourquoi » des phénomènes.

« La pensée et la poésie entament la téléocratie comme la rouille entame le fer. Maître Eckhart : « Le juste ne cherche rien dans ses œuvres. Ce sont des serfs et des mercenaires, ceux qui cherchent quelque chose dans leurs œuvres et qui agissent en vue de quelque « pourquoi ». »

Ainsi la contingence radicale est-elle restaurée. Les choses émergent avec précarité, fragilité, dans un monde précaire. C’est l’innocence du multiple retrouvée. L’oeuvre d’art appartient à ce monde : elle produit une vérité comme une sphère contingente d’interdépendance, en instituant un réseau de références autour d’elle. Elle « vient au monde ». Le monde vient à la chose. Et nous sommes nous-mêmes dans ce monde de la contingence innocente, de l’émergence kata physis. Toute fissuration de la structure métaphysique téléologique ouvre à la clarté de l’agir sans fond (abgründig). Abgründig pointe vers l'idée que l'être n'a pas de fondement ultime ou de cause première absolue dans le sens traditionnel (par exemple, une divinité ou une substance métaphysique). L'être est « sans fond » (Abgrund), c'est-à-dire qu'il échappe à une explication définitive ou à une réduction à une cause stable.

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vendredi, 15 août 2025

Archéofuturisme: Platon et la puissance des enseignements non écrits

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Archéofuturisme: Platon et la puissance des enseignements non écrits

Jeroným Černý

Source: https://deliandiver.org/archeofuturismus-platon-a-sila-ne...

La philosophie n'a jamais été une description des phénomènes. Depuis ses débuts, elle a toujours été quelque chose de plus profond : une tentative de pénétrer les principes qui rendent la réalité possible. Platon, Aristote, Plotin, puis Avicenne, Thomas d'Aquin ou Heidegger : tous, à leur époque, ont dépassé la surface du monde pour s'interroger sur ce qui fonde l'être. Même si la science moderne a emprunté une autre voie méthodologique, certaines de ses avancées – en particulier la mécanique quantique – touchent à nouveau aux mêmes questions: qu'est-ce que la possibilité ? Comment la réalité naît-elle ? Et quel est le rapport entre l'indéterminé et le déterminé ?

La réflexion qui suit tente d'esquisser une analogie ontologique entre deux concepts à première vue incomparables : le duo indéfini de Platon (ἀόριστος δυάς) et la superposition quantique. Je ne cherche pas à les identifier – ce serait un anachronisme ridicule –, mais plutôt à comparer structurellement la fonction qu'ils remplissent dans leurs systèmes de pensée respectifs. L'intention est de jeter un pont herméneutique entre la métaphysique ancienne et la physique moderne, un pont entre deux langages qui, bien qu'utilisant des concepts et des signes différents, tendent peut-être vers le même non-dit.

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Giovanni Reale (photo), l'un des interprètes les plus perspicaces de l'œuvre de Platon, souligne que la véritable essence de la métaphysique de Platon n'est pas explicitement formulée dans les dialogues. Il faut la reconstruire à partir des références d'Aristote et d'autres sources. Nous y trouvons le principe clé: la réalité naît de la combinaison de deux éléments ontologiques – le Un (τ’ ἕν), pure unité et intelligibilité, et le duo indéfini (ἀόριστος δυάς), principe de multiplicité, de variabilité et de potentiel indifférencié.

Alors que l'Un est une force formatrice, la dualité indéterminée représente le champ des possibilités qui, en soi, ne rend rien réel – c'est une sorte de pluralité prémétaphysique, un fond obscur dans lequel tout est possible, mais où rien n'est encore. Il est fascinant de constater que ce principe – la multiplicité ouverte – se retrouve sous une autre forme dans la physique du 20ème siècle. La superposition quantique décrit un état dans lequel un système se trouve simultanément dans plusieurs états possibles jusqu'à ce qu'une mesure soit effectuée. Ce phénomène n'est pas le résultat de l'imperfection de nos instruments, mais une propriété intrinsèque de la réalité. Un électron n'est pas « soit à gauche, soit à droite », mais dans un état diffus où les deux possibilités sont valables en même temps – jusqu'à ce qu'il soit mesuré. La fonction d'onde, appareil mathématique de cet état, résume les probabilités des différents résultats. Ce n'est que l'acte d'interaction – mesure, effondrement, contact avec un autre système – qui choisit un état et actualise ainsi le monde. Ce qui était indéterminé devient déterminé.

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Cette transition a fait l'objet de débats philosophiques depuis le début. John von Neumann (illustration, ci-dessus) l'a introduit comme concept formel, Henry Stapp ou Eugene Paul Wigner l'ont ensuite associé à la conscience comme facteur possible d'actualisation. La question est la suivante: quel est cet acte qui rend le potentiel réel ? Et n'est-ce pas finalement une question métaphysique, c'est-à-dire une question sur la structure de la réalité, et non seulement sur la technique de mesure ?

À cet égard, l'analogie entre le duo indéfini de Platon et la superposition quantique est stimulante. Tous deux apparaissent comme un champ ontologique de possibilités – inachevées, indifférenciées, latentes. Tous deux ne deviennent réels que par une intervention – chez Platon, c'est l'Un, en physique, c'est l'observation (l'interaction avec la conscience). Je ne présente pas cette analogie comme une métaphore, mais comme un outil de réflexion – dans l'esprit de Paul Ricœur, qui ne voyait dans le langage métaphorique pas seulement une image, mais un chemin vers une nouvelle compréhension. La relation analogique nous permet de penser à travers les traditions sans réduire l'une à l'autre. La philosophie ne se substitue pas ici à la physique, mais élargit son horizon.

On peut toutefois soulever deux objections à une telle analogie, que je prends toutes deux au sérieux. La première affirme que nous mélangeons le plan physique et le plan ontologique. C'est vrai si j'affirmais l'identité des deux concepts. Mais c'est précisément la physique quantique qui a bouleversé la division classique entre ces deux plans: la question de l'être y est à nouveau présente. La deuxième objection porte sur l'inadéquation historique: Platon ne pouvait pas connaître la théorie quantique. Il ne le savait pas. Mais cela n'a pas d'importance. Tout comme Platon s'est inspiré de l'intuition pythagoricienne des nombres et des proportions, nous pouvons nous inspirer de son cadre symbolique.

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Tel que le comprenait Hans-Georg Gadamer (photo) – comme un dialogue entre le présent et la tradition. Un tel dialogue n'est pas un anachronisme, mais une condition préalable à la compréhension. Cette analogie n'est donc pas une tentative de synthèse entre deux systèmes. C'est une proposition de dialogue entre eux. Elle ouvre un espace dans lequel la métaphysique et la physique peuvent être comprises comme des modes d'expression différents d'une même réalité cachée. Il ne s'agit pas d'un argument, mais d'un moyen. Il ne s'agit en aucun cas d'une prétention à la vérité, mais d'une possibilité de réflexion plus approfondie. À une époque où la science et la philosophie se fragmentent en ghettos spécialisés (et en chambres d'écho), une telle analogie peut constituer une nouvelle exigence pour le renouveau d'une unité de la pensée qui recherche à nouveau ce qui était autrefois évident : qu'il existe entre le possible et le réel un pont qui n'est pas technique, mais ontologique.

Le Un et le Deux indéterminé de Platon – tout comme la conscience quantique et la superposition – montrent que ce qui n'est pas visible peut être la condition de ce qui est. Et que la recherche de mots pour cette structure invisible qui se cache derrière tout ce qui se manifeste est peut-être la tâche la plus profonde de la philosophie. Il ne s'agit pas de construire de nouvelles théories, mais de créer un espace dans lequel la réalité pourra à nouveau s'exprimer.

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mercredi, 13 août 2025

L'individualisme subjectiviste des hommes modernes

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L'individualisme subjectiviste des hommes modernes

Source: https://pauljpizz.blogspot.com/2017/06/the-subjectivist-i...

La Révolution française de 1789 a donné naissance à un monde révolutionnaire nouveau et a jeté les bases de l'avènement du modernisme libéral, qui trouve aujourd'hui dans les démocraties occidentales – en particulier aux États-Unis – sa manifestation la plus évidente. La Révolution française, qui a suivi la révolution américaine de 1776, a construit une nouvelle société européenne fondée sur des bases différentes. Au lieu d'être fondée sur les institutions traditionnelles médiévales de l'Église et de la monarchie, l'Europe allait désormais être fondée sur la démocratie ; au lieu d'être fondée sur Dieu, elle allait désormais être fondée sur l'homme. La Révolution française a fait de son mieux pour renverser le trône et l'autel. Avant la Révolution, au Moyen Âge et au début de l'ère moderne, l'Église et l'État étaient étroitement liés. Après la Révolution, l'homme moderne, c'est-à-dire l'homme révolutionnaire, s'est détourné des institutions traditionnelles et a commencé à vénérer les principes des Lumières : il croyait désormais au rationalisme, à l'humanisme, à la liberté, à l'égalité et à la fraternité.

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Suivant les principes philosophiques du libéralisme, les hommes modernes ont remplacé la réalité objective par le subjectivisme. Ce processus a conduit à l'individualisme et à la destruction des liens sociaux et de l'identité collective. La racine du problème moderniste est le remplacement par l'homme singulier de la réalité collective traditionnelle du monde prémoderne fondée sur la communion entre la religion et la monarchie.

L'esprit moderniste ne conçoit pas la tradition et est animé par une sorte de manie de réformer et de changer. Ce qui distingue généralement l'esprit moderniste, c'est le scepticisme: les modernistes n'attaquent pas une seule vérité, mais toutes les vérités, et leur problème n'est donc pas qu'ils ne croient en rien, mais qu'ils croient en tout.

En d'autres termes, l'esprit moderniste est relativiste dans le sens où toute réalité subjective peut contenir une part de vérité objective. Le scepticisme et le relativisme conduisent les esprits modernes à croire que la vérité objective commence à changer d'un moment à l'autre et d'une personne à l'autre, car la vérité et la croyance sont subjectives et ne peuvent être réelles en soi.

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L'esprit moderniste, qui a été profondément influencé au cours des deux derniers siècles par la philosophie européenne – en particulier par des penseurs tels que Descartes et Kant –, suit, souvent inconsciemment, un système philosophique qui sape toutes les vérités.

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Emmanuel Kant, en particulier, a influencé de manière décisive la pensée moderniste libérale. Kant a changé la relation entre l'esprit et la réalité, mettant en œuvre la « révolution copernicienne » en philosophie. En géographie astronomique, la révolution copernicienne introduite par Copernic, en remettant en question le mouvement du Soleil autour de la Terre ou vice versa, avait affirmé que la Terre tourne autour du Soleil, sapant ainsi le modèle géocentrique ptolémaïque précédent. Kant a suivi le modèle de Copernic pour déterminer si la réalité tourne autour de l'esprit humain ou si l'esprit tourne autour de la réalité. En d'autres termes, Kant a demandé qui tourne autour de qui : est-ce la réalité ou l'esprit humain singulier ? Est-ce l'objet qui dit objectivement ce qu'il est ou est-ce l'homme qui dit subjectivement ce qu'est l'objet selon sa propre opinion ?

L'objet tourne-t-il autour de l'esprit des hommes afin qu'ils puissent affirmer qu'il est ce qu'ils veulent qu'il soit, ou est-ce l'esprit des hommes qui tourne autour de l'objet afin que, même en le voyant sous différents angles, il puisse toujours affirmer qu'il s'agit du même objet ? Le bon sens répondrait que c'est l'esprit humain qui tourne autour de l'objet et se soumet à la réalité: la réalité dit à l'esprit ce qu'est un objet, et ce n'est pas l'esprit qui dit à la réalité ce qu'elle est. Cependant, étonnamment, Kant affirme le contraire. Pour le philosophe prussien, ce n'est pas l'esprit qui fait tourner la réalité (objectivisme), mais c'est la réalité qui fait tourner l'esprit individuel (subjectivisme). Dans sa pensée philosophique, Kant a construit un système permettant à l'esprit des hommes d'échapper à la réalité. Ce système a permis aux hommes de prétendre que leur esprit est le maître de la réalité.

Selon Kant, c'est l'esprit qui fait des objets ce qu'ils sont, de sorte que les objets ne sont plus ce qu'ils sont en soi: un objet n'est pas un objet en soi, mais ce sont les hommes qui décident ce qu'il est. De plus, ce système philosophique qui affirme que l'esprit des hommes contrôle la réalité est sélectif, car il est utilisé de manière arbitraire, c'est-à-dire lorsqu'il est utile de nier une réalité objective spécifique [1].

En d'autres termes, le principe de l'esprit contrôlant la réalité est utilisé lorsque les hommes refusent d'adopter une vérité objective, mais n'est pas appliqué lorsqu'il s'agit de s'adapter aux réalités objectives quotidiennes telles que le besoin de manger, de dormir, de travailler, etc. Par conséquent, ce système peut saper tous les principes spéculatifs que les hommes souhaitent rejeter en affirmant que la réalité dépend de l'esprit et non de la vérité objective.

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Le système subjectiviste kantien représente le fondement théorique du modernisme et du libéralisme. C'est un système de liberté qui libère l'esprit de tout ce dont il souhaite être libéré, car il le détache de la réalité objective. Les modernistes croient que les choses sont vraies dans la mesure où leur esprit affirme qu'elles le sont, et non parce qu'elles sont vraies (ou fausses) indépendamment de leur esprit, qui domine les choses: la subjectivité précède l'objectivité et toute réalité est à la merci des idées propres aux modernistes, souvent divergentes.

Le système kantien du libéralisme adopté par les modernistes repose sur deux principes fondamentaux: le principe négatif de l'agnosticisme phénoménaliste et le principe positif de l'immanence vitale.

L'agnosticisme phénoménaliste est la doctrine qui affirme que les phénomènes sont les seuls objets de la connaissance ou la seule forme de réalité et que toutes les choses consistent simplement en l'agrégat de leurs qualités sensorielles observables. Ce principe affirme l'absence de connaissance au-delà du phénomène. Selon Kant, les hommes peuvent atteindre les apparences d'un objet avec leurs sens, mais leur esprit ne peut pas connaître ce qui se cache derrière les sens. En d'autres termes, derrière les apparences, les hommes ne savent pas ce que sont les choses, car c'est l'esprit qui fabrique ce que sont les choses. Les hommes voient l'apparence des choses à travers leurs sens, mais ne connaissent pas l'essence d'une chose en soi, c'est-à-dire le noumène ou Ding an sich; leur esprit ne peut rien connaître qui dépasse l'apparence des choses, c'est-à-dire le phénomène.

L'esprit suit la connaissance saisie par les sens, mais se concentre uniquement sur les apparences où s'arrête la connaissance sensorielle. Par conséquent, si l'esprit est incapable de connaître l'essence d'un objet, il est automatiquement privé de la possibilité de dévoiler l'essence de la réalité. L'individu utilise son esprit pour fabriquer sa propre connaissance: il exploite l'apparence des choses, puis élabore son propre système de connaissance et transpose son propre système sur les apparences en leur donnant une identité. Kant construit la réalité sur la base des apparences.

L'homme kantien, qui est le post-libéral d'aujourd'hui, fabrique avec son esprit la réalité à partir des phénomènes que ses sens perçoivent. Sa connaissance provient de l'intérieur, et non de l'extérieur. Si un être humain contemple un coucher de soleil, son sens visuel lui donne l'apparence d'un coucher de soleil, mais son esprit devrait lui faire comprendre que le phénomène du coucher de soleil est l'effet d'une cause, et non un événement naturel dénué de sens et déconnecté: si son esprit ne peut aller au-delà de l'apparence du coucher de soleil, il ne pourra pas comprendre la relation causale entre la réalité objective et la perception subjective de celle-ci, et il ne pourra plus lire derrière les apparences.

D'autre part, le principe positif de l'immanence vitale est le processus psychologique par lequel la conscience humaine se déploie de l'intérieur et donne sa propre interprétation du monde. En d'autres termes, l'immanence vitale est ce qui persiste à l'intérieur des êtres humains une fois qu'ils ont éliminé, par l'agnosticisme phénoménaliste, la possibilité de connaître la réalité objective au-delà des sens.

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Comme l'esprit humain ne peut rien connaître qui dépasse le phénomène, le cœur, c'est-à-dire les émotions et les sentiments individuels, le remplace dans la compréhension de la réalité: les émotions se nourrissent de l'intérieur de l'esprit et prennent sa place. Ainsi, la vérité de l'homme libéral et moderniste vient de l'intérieur: elle est immanente et subjective. En tant qu'êtres, chaque individu possède donc sa propre vérité subjective et porte sa propre vision de la réalité: son cœur et ses besoins construisent la Weltanschauung qu'il préfère.

Le subjectivisme, qui est la superposition du sujet sur l'objet, est au cœur du post-libéralisme et du modernisme. Le subjectivisme rend l'objet dépendant du sujet, au lieu de rendre le sujet dépendant de l'objet. Il s'ensuit qu'un esprit gouverné de l'intérieur ne peut pas du tout saisir la réalité et est condamné à vivre dans un monde d'apparences fabriqué par lui-même.

Le modernisme coïncide avec l'application du système philosophique du subjectivisme. Grâce à l'individualisme subjectiviste, les sociétés libérales se caractérisent par la déconnexion, l'atomisation, l'aliénation et l'absence d'identité collective et de sens commun.

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La tombe d'Emmanuel Kant, Kaliningrad (Koenigsberg)

Note: 

[1] Par exemple, les athées utilisent le principe subjectiviste kantien pour nier la réalité objective de la création de Dieu.

lundi, 11 août 2025

La fin du politique

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La fin du politique

Renzo Giorgetti

Source: https://www.heliodromos.it/la-fine-della-politica/

En ces moments historiques, se taire pourrait sembler de l'apathie – et c'est la seule raison pour laquelle nous écrivons ces considérations – même s'il n'y aurait en réalité presque rien à ajouter, ayant déjà largement préfiguré dans le passé les développements sinistres de la situation actuelle. La chute des derniers masques derrière lesquels se cachait le régime tyrannique du totalitarisme mondial n'est pas une surprise, car elle était prévisible, du moins pour ceux qui avaient un minimum de sensibilité et d'intelligence pour discerner les dynamiques du pouvoir des deux derniers siècles dans le monde occidental dit moderne.

Le fait que toutes les « conquêtes » et tous les « droits » du passé aient été éliminés avec une totale désinvolture et sans aucune résistance ne peut que susciter l'hilarité et la peine (surtout à l'égard de ceux qui y ont cru), car tout cet appareil de formules vides n'était rien d'autre qu'un décor, une fiction créée pour persuader les malheureux de vivre dans un monde libre. Il ne s'agissait en fait que de produits artificiels, présentés comme des valeurs absolues, mais qui n'étaient en réalité que de misérables concessions dont l'apparence d'intangibilité n'était garantie que par la parole, c'est-à-dire par des déclarations solennelles mais inconsistantes d'individus à la crédibilité douteuse.

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Et en effet, tout ce qui a été donné a ensuite été repris avec intérêts, laissant en plus les dommages psychologiques du lavage de cerveau sectaire, de l'incapacité à élaborer des pensées réellement alternatives. Il est inutile maintenant de se plaindre et de réclamer « plus de droits », « plus de liberté » ou même de se plaindre du « manque de démocratie » : ces schémas sont perdants. Ils ont été implantés dans l'esprit de la population à une époque où les besoins de l'époque imposaient ce type de fiction. Il fallait en effet faire croire que l'on avait été libéré (on ne sait pas bien par qui) et, après une série de « luttes » et de « conquêtes », que l'on était enfin arrivé au summum de l'évolution et du progrès. Mais aujourd'hui, les choses ont changé et de nouvelles fictions sont nécessaires pour garantir la continuité du pouvoir.

Le « Nouveau Régime » (1789-2020) est en cours de restructuration, devenant « Tout Nouveau » : la période de transition que nous vivons sera caractérisée par le démantèlement définitif de tout l'appareil des droits et des garanties qui ont caractérisé la vie civile précédente. Ce démantèlement ne sera pas suivi d'un vide, mais de nouveaux ordres fondés sur de nouvelles logiques et de nouveaux paradigmes. La destruction du pacte social ne conduira pas à l'état de nature (qui n'a probablement jamais existé) et au rejet de toutes les règles, mais à un « nouveau pacte » avec de nouvelles règles plus ou moins volontairement acceptées. La forme de gouvernement des derniers temps ne sera pas l'anarchie mais l'imperium, un sacrum imperium, une hégémonie à la fois spirituelle (façon de parler) et temporelle, une forme de pouvoir avec sa sacralité toute particulière, très différente de la laïcité du présent.

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La polis, entendue comme lieu de rencontre et de résolution dialectique et pacifique des conflits, s'est désormais effondrée, désagrégée par le lent travail mené à l'intérieur de ses propres murs, et tout discours politique est donc dépassé, irréaliste, irréalisable, un tour de passe-passe sans aucun effet pratique. Mais la désagrégation de la polis ne ramènera pas à l'état sauvage. Le retour aux origines sera d'un tout autre ordre. À la polis, c'est-à-dire à la civitas, ne s'oppose pas la silva, mais le fanum, ce territoire consacré au dieu, dont les habitants doivent se soumettre aux règles de la divinité à laquelle ils appartiennent. Ceux qui vivent dans le fanum vivent selon des lois particulières, selon un ordre qui n'est pas celui de la vie civile, un ordre différent, pas nécessairement négatif. Le cives se rapporte aux autres sur un plan horizontal, tandis que le fanaticus vit la dimension verticale, il est possédé, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire (le terme fanatique doit être compris dans un sens neutre, son anormalité n'étant telle que dans un monde politique) ; ses actions répondront à des critères différents dans la mesure où la présence de l'invisible s'est désormais manifestée, rendue à nouveau tangible, agissant dans le monde de manière concrète.

Dans la mesure où des influences qui ne sont plus liées à la stricte matérialité entrent dans le monde, tout reprend alors des accents sacrés et rien ne peut plus être profane, rien ne peut plus être exclu de l'irruption du numineux qui imprègne et transfigure tout.

Par « sacré », nous entendons au sens large ce qui n'est pas confiné dans les limites de la matière, et le terme peut donc désigner à la fois ce qui est proprement sacré (comme la spiritualité supérieure) et ce qui s'y oppose comme une force blasphématoire, exécrable, même si elle possède sa propre « sainteté ».

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L'irruption du transcendant dans le monde laïc et matérialiste (dans le monde profane) entraîne un changement historique, modifiant non seulement les règles de la vie civile, mais aussi les paradigmes mêmes sur lesquels repose l'existence. La fin de la politique s'inscrit dans ce contexte et porte la confrontation sur un autre plan.

L'effondrement du monde politique laisse déjà entrevoir, parmi les décombres, la montée d'une puissance étrangère, le numen, les forces de l'altérité qui déconcertent en manifestant la puissance du tremendum. Le nouveau saeclum verra se manifester ce qui, invisible mais existant, se cachait derrière l'apparence d'une matérialité fermée et autoréférentielle, des forces absolues qui agiront de manière absolue, ignorant les constructions conventionnelles inutiles de la pensée humaine. La dernière époque verra le retour des dieux.

Mais cela, qu'il soit dit pour le réconfort de tous, ne se fera pas à sens unique. Certaines forces ne peuvent se manifester impunément sans que d'autres, de signe opposé, descendent pour rétablir l'équilibre.

La lutte reviendra à des niveaux primaires, car l'anomie, l'hybris a trop prévalu et, dans sa tentative de s'imposer, risque sérieusement de bloquer le cours même de la vie. En effet, comme nous l'ont montré de nombreux mythes (nous devons nous tourner vers le mythe car la situation actuelle n'a pas de précédent historique connu), cet état de choses n'est pas durable et conduit toujours à des interventions d'équilibrage qui, en contrant les forces de la prévarication, éliminent également le déséquilibre devenu trop dangereux pour l'ordre cosmique lui-même.

La fin de la polis conduit à l'impossibilité de résoudre les conflits par le compromis et la médiation. Tout passe désormais du politique au fanatique, car les forces qui s'affrontent sont des forces antithétiques, absolues, qui, tout comme la vie et la mort ou la justice et l'injustice, ne peuvent coexister simultanément dans un même sujet.

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Ces discours ne sont peut-être pas très compréhensibles pour ceux qui ont été programmés selon les anciens schémas de pensée, mais il serait bon de commencer à les assimiler, car l'avenir ne fera pas de concessions à ceux qui tenteront de survivre avec des outils désormais obsolètes : avec la polis, c'est en effet cette autre construction artificielle appelée raison qui s'est effondrée. La nouvelle ère, en montrant l'aspect le plus vrai de la vie, c'est-à-dire la confrontation entre des forces pures, rendra à nouveau protagoniste ce qui a été trop longtemps et injustement appelé l'irrationnel.

Renzo Giorgetti

vendredi, 08 août 2025

Postmodernisme alternatif: un phénomène sans nom - Démasquer le postmodernisme pour retrouver la tradition et transcender la modernité

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Postmodernisme alternatif: un phénomène sans nom

Démasquer le postmodernisme pour retrouver la tradition et transcender la modernité

Alexander Douguine

Alexander Douguine soutient que le postmodernisme accomplit la logique nihiliste de la modernité, mais qu'en récupérant ses éléments hérités — la phénoménologie, le mythe, le sacré et l'antiracisme différentialiste —, nous pouvons créer une alternative traditionaliste au-delà de l'ordre libéral déviant.

Déconstruire le postmodernisme

Plusieurs aspects essentiels du postmodernisme doivent être clarifiés. Le postmodernisme n'est pas un phénomène unifié. Bien que ce soient les penseurs postmodernistes eux-mêmes (notamment Derrida) qui aient introduit le concept de « déconstruction » — lui-même fondé sur la notion de Destruktion de Heidegger dans L'Être et le temps —, le postmodernisme peut à son tour être déconstruit, et pas nécessairement de manière postmoderniste.

Le postmodernisme émerge des fondements de la modernité. Il critique en partie la modernité et la prolonge en partie. Au fur et à mesure que le mouvement s'est développé, ses déterminations de ce à quoi il s'oppose précisément dans la modernité et de ce qu'il choisit de perpétuer sont devenues un dogme philosophique et ont échappé à toute critique. Ce système auto-renforçant est ce qui définit le postmodernisme en tant que tel. Il n'est ni bon ni mauvais; il est, tout simplement. Sans cette structure, le postmodernisme se serait entièrement dissous. Mais cela ne s'est pas produit. Malgré son ironie, son caractère évasif et sa rhétorique glissante, le discours postmoderniste possède un noyau clair de principes fondamentaux qu'il n'abandonne jamais et délimite des frontières qu'il ne transgresse jamais.

Si l'on adopte une position critique à l'égard de ce noyau et que l'on franchit ces limites, il devient possible d'examiner le postmodernisme de l'extérieur et de se demander: pouvons-nous extraire certains courants que le postmodernisme s'est appropriés ailleurs et les recombiner différemment ? Pouvons-nous ignorer ses limites auto-imposées et ses impératifs moraux, démanteler le postmodernisme en ses composantes sans nous soucier de ses protestations théoriques ?

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Démanteler la modernité: qu'y a-t-il de précieux dans le postmodernisme ?

Proposons quelques observations générales. Nous identifierons d'abord dans le postmodernisme les courants qui présentent un intérêt du point de vue d'une critique radicale de la modernité, dépouillés de leur cadre moral postmoderniste. Nous énumérerons ensuite les caractéristiques si étroitement liées à cette moralité qu'elles ne peuvent en être séparées.

Qu'est-ce qui attire le critique radical de la modernité occidentale dans le postmodernisme ?

- La phénoménologie et l'exploration de l'intentionnalité (Brentano, Husserl, Meinong, Ehrenfels, Fink)

- Le structuralisme et l'ontologie autonome du langage, du texte et du discours (Saussure, Trubetzkoy, Jakobson, Propp, Greimas, Ricœur, Dumézil)

- Le pluralisme culturel et l'intérêt pour les sociétés archaïques (Boas, Mauss, Lévi-Strauss)

- Reconnaissance du sacré comme facteur existentiel fondamental (Durkheim, Eliade, Bataille, Caillois, Girard, Blanchot)

- Existentialisme et philosophie du Dasein (Heidegger et ses disciples)

- Acceptation de la topologie psychanalytique comme « travail de rêve » continu sapant la rationalité (Freud, Jung, Lacan)

- Déconstruction comme contextualisation (Heidegger)

- Accent mis sur le récit en tant que mythe (Bachelard, Durand)

- Critique du racisme, de l'ethnocentrisme et du suprémacisme occidentaux (Gramsci, Boas — Personality and Culture, nouvelle anthropologie)

- Critique de la vision scientifique du monde (Newton) et de ses fondements rationalistes cartésiens et lockiens (Foucault, Feyerabend, Latour)

- Exposition de la fragilité, de l'arbitraire et de la fausseté des hypothèses fondamentales de la modernité (Cioran, Blaga, Latour)

- Pessimisme à l'égard de la civilisation occidentale et démystification des mythes utopiques du « progrès » et d'un « avenir radieux » (Spengler, les frères Jünger, Cioran)

- Sociologie fonctionnaliste (Durkheim, Mauss), démontrant l'illusion de la liberté individuelle par rapport à la société

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- Démasquage du nihilisme de la modernité (Nietzsche, Heidegger)

- Relativisation du sujet humain (Nietzsche, Jünger)

- Découverte de l'intériorité et de l'intériorité chez l'homme (Mounier, Corbin, Bataille, Jambet)

- Théologie politique (Carl Schmitt, Giorgio Agamben)

Progressisme et censure du postmodernisme

Toutes ces tendances intellectuelles sont apparues avant le postmodernisme et ont existé indépendamment de lui. Chacune a apporté quelque chose d'essentiel au postmodernisme et, au fil du temps, a commencé à se développer dans son contexte, fusionnant à des degrés divers. Néanmoins, toutes les approches, leurs intersections et leurs points de dialogue, réels ou imaginaires, restent viables en dehors du paradigme postmoderniste.

Les penseurs postmodernistes s'y opposeront. Pour eux, toute interprétation non postmoderniste de ces mouvements a déjà été invalidée de manière préventive par le postmodernisme. En dehors du cadre postmoderne, ces traditions sont considérées comme purement archéologiques.

Le postmodernisme insiste sur le fait que ces disciplines et ces écoles sont devenues de simples objets au sein du sujet postmoderne, qui détient désormais un contrôle interprétatif absolu. Toutes ces lignes de pensée sont considérées comme dépassées, sublimées au sens hégélien, et donc dépouillées de leur droit souverain d'interprétation. Elles ne sont autorisées à exister qu'au sein du postmodernisme, selon ses règles. Prises isolément, elles ne sont pas simplement dépassées, mais toxiques lorsqu'elles sont coupées du contexte postmoderne.

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Pourtant, toutes ces orientations sont apparues au tournant du 20ème siècle et représentent un tournant systémique au sein même de la modernité. Dans ces courants, la modernité est confrontée à sa crise la plus profonde, à son incohérence et à sa fin inévitable. Il est important de noter que cette confrontation s'est produite avant que le postmodernisme n'acquière ses caractéristiques définitives. Ces traditions ont nourri le postmodernisme, façonnant son climat intellectuel, son langage et son appareil conceptuel. Pourtant, au sein de la modernité, elles existaient dans un contexte différent, contrôlées par les « gardiens de l'orthodoxie » que le postmodernisme cherchait à l'origine à remettre en question. Tout comme la modernité a renversé le prémoderne sous la bannière de l'antidogmatisme, mais a rapidement érigé ses propres dogmes, et tout comme les régimes communistes ont pris le pouvoir en s'opposant à l'oppression pour ensuite instaurer une violence et un contrôle encore plus grands, le postmodernisme a rapidement pris un caractère exclusif et tyrannique.

Le paradoxe est le suivant : le postmodernisme élève le relativisme au rang de valeur universelle, puis défend cette « conquête » par les mesures mondialistes les plus dures et les plus absolutistes. La transgression passe de possibilité à impératif. Le pathologique devient normatif. Tout ce qui précède ce nouvel ordre est soumis à une exclusion impitoyable.

Un examen attentif des traditions susmentionnées révèle que si beaucoup se situent dans le cadre de la modernité, elles en soulignent également les lacunes. D'autres vont plus loin, décrivant la modernité comme un phénomène intrinsèquement sombre, déformé, nihiliste et erroné.

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Que faut-il rejeter dans le postmodernisme ?

Identifions maintenant les caractéristiques du postmodernisme susceptibles d'être responsables de son virage totalitaire :

- Le progressisme, désormais paradoxal : le « progrès » signifie le démantèlement de la croyance en l'utopie et en l'avenir. On pourrait appeler cela le « progressisme noir » ou les « Lumières sombres » (Nick Land - portrait, ci-dessous).

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- Le matérialisme, redéfini comme le summum de la doctrine postmoderniste, surpassant les matérialismes plus anciens et plus « idéalistes ». Un nouveau matérialisme « réel » doit être justifié (Deleuze, Kristeva).

- Le relativisme, qui rejette toutes les universalités, les taxonomies et les hiérarchies, alors même que le relativisme lui-même devient un dogme (Lyotard, Negri & Hardt).

- Le poststructuralisme, qui cherche à surmonter les limites du structuralisme, en particulier son incapacité à s'adapter au dynamisme historique et social (Foucault, Deleuze, Barthes).

- La critique radicale de la tradition, considérée (en particulier par Hobsbawm) comme une fiction bourgeoise, un narcotique pour le peuple. Cela efface toute ontologie souveraine de l'esprit.

- Le nouvel universalisme, défini par une décomposition ironique et une méfiance envers toute prétention unificatrice, qui déplace l'attention vers les fragments ontiques et l'hétérogénéité.

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- La moralité de la libération totale, qui célèbre la transgression sans limites (Foucault, Deleuze, Guattari, Bataille - photo, ci-dessus).

- L'anti-essentialisme, une interprétation déformée du Dasein de Heidegger : l'essence est entièrement rejetée ; l'être devient pur devenir.

- L'abolition de l'identité, l'identité devenant transitoire, performative et moralement suspecte. Seul son dépassement est vertueux.

- La théorie du genre, imposant une relativisation radicale de l'identité de genre, d'âge et d'espèce (Kristeva, Haraway)

- La psychanalyse postmoderne, cherchant à démanteler les cartes structurelles de Freud et Lacan (Guattari)

- La haine de la hiérarchie, rejetant l'ordre vertical au profit des masses schizoïdes et des « parlements d'organes » (Latour)

- Le nihilisme, non plus un diagnostic mais une célébration du Néant — une volonté vers le Néant (Deleuze)

- L'abolition de l'événement, remplacée par le recyclage (Baudrillard)

- Le posthumanisme, dépassement de l'humain jugé trop traditionnel, promotion des hybrides, des cyborgs et des chimères (B.-H. Lévy, Haraway)

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- Apologie des minorités, assimilant les cultures archaïques organiques à des sous-cultures artificielles et mécaniques ; promotion de communautés perverses et malades mentales en réseau.

- Le postmodernisme comme finalisation nihiliste de la modernité.

En y regardant de plus près, il apparaît clairement que le postmodernisme n'hérite pas simplement de la modernité, mais qu'il achève la trajectoire morale de l'ère moderne, la menant à sa conclusion logique. Cette liste de caractéristiques postmodernes ne reflète plus une relation conflictuelle avec la modernité, comme dans la liste précédente, mais montre plutôt une critique de la gauche: un regret que la modernité n'ait pas pleinement réalisé ses propres principes. Le postmodernisme propose désormais d'achever cette tâche. En ce sens, le postmodernisme se révèle être l'aboutissement de la modernité, la réalisation de son telos. Mais alors que la modernité a tenté son projet émancipateur dans le contexte de la société traditionnelle (le prémoderne), le postmodernisme commence par tenter de surmonter la modernité elle-même. D'où le caractère totalitaire et bolchevique des épistémologies postmodernistes, qui embrassent la terreur révolutionnaire comme une nécessité théorique. La modernité doit être abolie précisément parce qu'elle n'était pas suffisamment moderne, parce qu'elle a échoué dans sa mission. Toute la logique reproduit celle du marxisme: tout comme la bourgeoisie était une classe progressiste par rapport à la féodalité, mais devait être renversée par le prolétariat plus progressiste, la modernité est plus progressiste que la tradition, mais doit maintenant être dépassée par le postmodernisme. C'est une dialectique du dépassement vers la gauche.

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Théorie critique implicite

Revenons maintenant sur les courants précédemment signalés comme intéressants. Une fois séparés du postmodernisme – et en particulier de ses caractéristiques inacceptables –, ils forment une constellation cohérente. Cette cohérence n'apparaît qu'après la déconstruction du postmodernisme lui-même. Le fait que ces mouvements intellectuels se soient développés indépendamment et avant le postmodernisme montre que nous avons affaire à un ensemble d'idées totalement différent et autonome. Ces théories reconnaissent toutes la crise fondamentale et décisive de la civilisation occidentale contemporaine (cf. René Guénon, La crise de la civilisation occidentale), tentent de localiser le moment historique de l'erreur décisive qui a conduit à la situation actuelle, identifient les tendances centrales du nihilisme et du déclin, et proposent diverses stratégies de sortie, allant de la correction de cap à la révolte ouverte ou à la révolution conservatrice.

L'accent qu'elles mettent sur le nihilisme de la modernité occidentale, en particulier ses phases purement négatives au 20ème siècle, les relie au postmodernisme et permet un certain degré d'intégration. Mais à y regarder de plus près, ces mouvements peuvent être harmonisés – bien que de manière relative – à travers une trajectoire sémantique complètement différente. Ils visent à libérer la modernité précisément des aspects que le postmodernisme a consacrés.

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En d'autres termes, la culture intellectuelle du 20ème siècle a atteint un point de bifurcation. Sa critique commune de la civilisation occidentale – sa philosophie, sa science, sa politique et sa culture – s'est scindée en deux courants principaux :

- Le postmodernisme, qui revendique explicitement la souveraineté interprétative et axiologique et affirme sa légitimité exclusive.

- Un deuxième phénomène qui n'a pas de nom — expulsé, fragmenté et remodelé par le postmodernisme lui-même.

L'absence de nom, d'unité structurelle ou de consolidation institutionnelle de ce deuxième courant — ainsi que son acceptation d'une existence isolée et son accent sur des questions localisées et sectorielles — nous a jusqu'à présent empêchés de le traiter comme une formation intellectuelle cohérente.

La seule véritable tentative d'unifier ces différents courants a été faite au sein de la Nouvelle Droite française. Elle y est parvenue en partie, mais son mouvement intellectuel a été entaché par des étiquettes marginalisantes et un cadrage déformé. Ainsi, le phénomène que nous appelons « postmodernisme alternatif » ou « non-postmodernisme » reste sans nom, sans structure et sans forme institutionnelle.

Cela ne signifie toutefois pas que nous devions rejeter cette branche de la pensée critique comme éphémère ou accepter les prétentions hégémoniques du postmodernisme. Nous pouvons interpréter la somme de ces vecteurs intellectuels comme une vision du monde cohérente, bien qu'implicite. Cela devient évident dès lors que l'on adopte le point de vue d'une histoire alternative des idées. L'histoire ne garantit pas que les vainqueurs – qu'il s'agisse de guerres, de conflits religieux, d'élections, de révolutions ou de batailles philosophiques – soient nécessairement alignés sur la vérité, le bien ou la justice. Les résultats varient. Nous pouvons appliquer ce principe de la même manière au postmodernisme et à son alternative: l'alt-postmodernisme.

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Phénoménologie

La phénoménologie est importante car elle affirme la primauté du sujet, sa souveraineté ontologique. Cela brise les axiomes matérialistes de la modernité, plaçant l'objet de l'intentionnalité dans le processus même de la pensée et de la perception. Le terme même d'intentio, qui signifie « être dirigé vers quelque chose », implique l'intériorité. Franz Brentano, le fondateur de la phénoménologie, a tiré cette idée de la scolastique européenne, en particulier de l'aristotélisme radical au sein de l'ordre bénédictin (par exemple, Friedrich von Freiberg et les mystiques rhénans), qui mettaient l'accent sur l'immanence de l'intellect actif dans l'âme humaine. La thèse de Brentano portait sur la doctrine aristotélicienne de l'intellect actif. Bien que développée par la suite par Husserl et portée à des sommets métaphysiques par Heidegger, la phénoménologie révèle un style de pensée prémoderne qui transcende le nominalisme, le matérialisme et l'atomisme. Elle dépasse ainsi la modernité tout en faisant écho à la pensée classique et médiévale.

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Structuralisme

Le structuralisme est séduisant car il rétablit la priorité du langage — à nouveau, le domaine du sujet — sur la réalité non linguistique. Cela renverse la foi du positivisme dans les objets réels et leurs faits atomiques. Bien que révolutionnaire en linguistique, en logique et en philologie, cette vision reflète la vénération de la société traditionnelle pour le Logos, pour l'ontologie du langage et de la raison. Bien que l'affirmation d'une ontologie textuelle souveraine puisse sembler grotesque, dans le contexte positiviste — conscient ou inconscient —, elle ravive les attitudes pré-nominalistes et réalistes. Le débat médiéval sur les universaux opposait essentiellement ceux qui affirmaient l'ontologie autonome des noms (réalistes et idéalistes) aux nominalistes qui la niaient.

Ainsi, le structuralisme, bien que né dans un contexte philosophique et culturel différent, fait écho au réalisme et à l'idéalisme ainsi qu'à la pensée prémoderne.

De plus, si l'on considère les liens entre les principaux structuralistes — tels que Trubetzkoy et Jakobson, fondateurs de la phonologie — et le mouvement eurasien, ainsi que les tendances traditionalistes dans les travaux de Dumézil sur l'idéologie tripartite indo-européenne et les parallèles entre Propp, Greimas et les visions sacrées du monde, ce lien s'approfondit considérablement.

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Réhabilitation des sociétés archaïques

L'étude rigoureuse et impartiale des sociétés archaïques, fondée sur les mythes et les croyances, a réfuté les conclusions superficielles et souvent erronées de l'anthropologie progressiste et évolutionniste. Elle a révélé de nouvelles perspectives sur la culture qui, comme l'ont souligné Franz Boas et son école, doit être comprise selon ses propres termes, avec sa sémantique et son ontologie intactes.

Cela conduit à l'affirmation du pluralisme culturel et à un noyau minimal de propriétés que l'on pourrait qualifier d'universelles. Les systèmes d'échange, bien qu'universels dans leur fonction, prennent des formes distinctes dans différentes sociétés et façonnent leurs horizons ontologiques et épistémologiques.

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Le sacré

La redécouverte du sacré en tant que phénomène distinct s'est produite simultanément en sociologie, en religion comparée et en philosophie traditionaliste. Les traditionalistes ont embrassé le sacré, considérant sa perte dans la civilisation moderne comme un signe de décadence. La sociologie s'est limitée à la description, tandis que la religion comparée — et certaines branches de la psychanalyse, notamment Jung — ont démontré la présence durable de modèles sacrés même dans les sociétés rationalistes et matérialistes.

Le postmodernisme n'aborde le sacré que pour intensifier sa critique de la modernité, qu'il accuse de ne pas avoir réalisé ses propres idéaux. Plutôt que de désenchanter le monde (comme l'affirmait Max Weber), la modernité a simplement généré de nouvelles mythologies. Le postmodernisme ne réhabilite pas le mythe; il cherche à l'éradiquer de manière encore plus fondamentale que les Lumières. Ce programme est étranger aux sociologues, aux comparatistes, aux pragmatistes (comme William James) et aux traditionalistes. Le sacré peut donc être étudié indépendamment des objectifs postmodernistes.

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Philosophie du Dasein

La philosophie de Heidegger constitue un vaste champ d'idées autonome. Son projet d'un nouveau départ pour la philosophie n'a rien de commun avec les fondements du postmodernisme. Ce qui a atteint le postmodernisme, ce sont les échos de Heidegger à travers des lectures sélectives et déformées des existentialistes français (Sartre, Camus, etc.), qui ont ensuite été déformées dans le discours postmoderniste.

Le concept de rhizome de Deleuze peut faire vaguement écho au Dasein de Heidegger, mais la ressemblance est superficielle — plus proche d'une parodie matérialiste que d'une continuation fidèle.

Psychanalyse

À l'instar de la pensée de Heidegger, la psychanalyse dépasse largement le postmodernisme. Sa plus grande valeur réside dans son affirmation d'une ontologie autonome de la psyché — en particulier de l'inconscient — dont la signification ne découle pas de la subjectivité rationnelle, mais de mécanismes oniriques complexes. La psychanalyse ne doit pas se limiter à une seule école — orthodoxie freudienne, théorie jungienne ou modèles lacanien. L'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari et la psychanalyse féministe sont des variantes marginales qui, malgré les tentatives postmodernistes, n'annulent pas les autres cadres interprétatifs. À bien des égards, la psychanalyse fait revivre le mythe et les structures sacrées, en particulier dans la tradition jungienne, ce qui la rapproche du traditionalisme et de la critique anti-rationaliste. Les séminaires d'Eranos illustrent ces intersections.

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Déconstruction

La déconstruction de Derrida est une extension de la destruction philosophique de Heidegger, telle qu'introduite dans L'Être et le temps. Heidegger entendait par là le placement d'une école, d'une théorie ou d'une terminologie dans une structure philosophico-historique, à savoir l'oubli progressif de l'Être, aboutissant à la suppression de la question ontologique (ontologische Differenz). La déconstruction peut être utilisée dans toutes les disciplines pour restaurer des positions fondamentales, à l'instar de l'idée de « jeux de langage » de Wittgenstein. Elle implique une analyse sémantique précise : retracer les concepts et les récits depuis leur origine, à travers leurs changements et leurs distorsions. Le modèle de Heidegger est très utile, mais il n'est pas le seul.

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Analyse des mythes

L'étude des mythes en tant que scripts durables reliant des images, des figures et des événements révèle des schémas communs à différentes époques et cultures. Si la déconstruction recherche le noyau originel des systèmes de connaissance, l'analyse des mythes (par exemple, Gilbert Durand) identifie les schémas récurrents et les algorithmes de la conscience culturelle.

Parfois, l'analyse des mythes recoupe la psychanalyse jungienne ; d'autres fois, elle éclaire la sociologie, l'anthropologie, les sciences politiques et la théorie culturelle.

Antiracisme différentialiste

La critique de l'ethnocentrisme et des hiérarchies culturelles ne doit pas reposer sur un individualisme extrême ou sur la validation globale des minorités. La pluralité culturelle est une loi sémantico-génétique: le sens n'apparaît qu'au sein d'une culture, et chaque culture a ses propres normes. Les sociétés doivent être comprises selon leurs propres termes.

Cela conduit à un différentialisme sans hiérarchie. L'impératif moral libéral d'émanciper les individus des identités collectives sape l'unité culturelle. L'antiracisme différentialiste se contente d'affirmer la réalité de la différence, sans appliquer aucune mesure « transcendantale » de valeur.

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Cette lecture de Boas et Lévi-Strauss (photo) a été adoptée par les eurasianistes russes et la Nouvelle Droite française, mais elle peut s'étendre bien au-delà de ces cadres.

Critique de la vision scientifique du monde

Les critiques postmodernes de la science — Foucault, Latour, Feyerabend — peuvent être explorées indépendamment. Ces critiques rappellent la critique de Husserl à l'égard des sciences européennes, qui appartient à la phénoménologie et constitue une tradition distincte. Nous devons également revisiter les modèles scientifiques prémodernes, comme l'ontologie aristotélicienne et l'hermétisme.

Le postmodernisme évite tout cela. Ses critiques proviennent de théories récentes — relativité, mécanique quantique, théorie des cordes — sans s'engager dans les sciences sacrées du passé. Mais une synthèse entre la critique scientifique et la science sacrée pourrait donner naissance à une vision radicalement nouvelle. En dehors du postmodernisme, rien ne s'y oppose.

Les critiques du rationalisme, du dualisme cartésien et de la mécanique newtonienne pointent vers des concepts plus raffinés de l'esprit et de la réalité, réhabilitant le Nous de Platon et l'« intellect actif » d'Aristote. À partir de là, on pourrait reconstruire de nouvelles ontologies scientifiques inspirées de l'Antiquité et du Moyen Âge.

Critique de la modernité

Les critiques postmodernes de la modernité reflètent largement la critique du capitalisme par Marx. Marx dénonçait le capitalisme comme une abomination, tout en reconnaissant sa nécessité historique et son rôle progressiste par rapport aux systèmes antérieurs. Sur cette base, il établissait une distinction stricte entre les critiques issues d'une perspective post-capitaliste (comme la sienne) et celles qui rejetaient le capitalisme dans son ensemble, y compris sa nécessité et son utilité. Parmi ces derniers figuraient les conservateurs et les socialistes agraires comme Ferdinand Lassalle et les narodniki russes.

De même, les postmodernistes condamnent la modernité comme une catastrophe, tout en embrassant sa moralité et ses objectifs émancipateurs, qu'ils affirment qu'elle n'a pas réussi à réaliser. Cette critique, bien que souvent juste, partage le défaut du marxisme: elle surestime la nécessité de la modernité en tant que destin, plutôt que de la considérer comme un choix historique. On peut choisir la modernité — ou autre chose, comme la tradition. Les véritables opposants à la modernité sont prêts à s'allier à tous ses détracteurs.

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Les critiques les plus virulentes viennent des traditionalistes: le philosophe français René Alleau qualifiait René Guénon de révolutionnaire plus radical que Marx. Lorsque des critiques comme André Gide, Antonin Artaud, Georges Bataille, Ezra Pound ou T. S. Eliot s'alignent sérieusement sur les positions de Guénon et d'Evola, leurs arguments gagnent en force. Sinon, ils restent prisonniers du mal même qu'ils combattent.

Pessimisme envers la civilisation occidentale

Il en va de même pour le pessimisme envers la civilisation occidentale contemporaine. Elle a été critiquée par la gauche — Bergson, Sartre, Marcuse — et par la droite — Nietzsche, Spengler, les frères Jünger et Cioran. Ces camps ont beaucoup en commun, surtout lorsque leurs critiques s'étendent vers l'avenir tout en s'inspirant du passé. Pourtant, considérer cette civilisation comme autre chose que pathologique, déviante ou, au pire, comme une grande parodie ou le royaume de l'Antéchrist, c'est accepter sa logique interne et sa légitimité.

En dehors du postmodernisme, le dialogue entre les critiques de gauche et de droite restait possible, bien que difficile. Le postmodernisme a complètement fermé cet espace.

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La pertinence de la sociologie

En tant que discipline née à la fin de la modernité, la sociologie conserve une vision approfondie des relations entre la société et l'individu, en particulier de la primauté du social. Durkheim (portrait, ci-dessus) appelait cela le « fonctionnalisme »: les individus ne sont pas façonnés par leur moi autonome, mais par un réseau de rôles sociaux, de masques et de fonctions.

De ce principe fondamental, de nombreuses conclusions peuvent être tirées. Des penseurs tels que Tönnies, Sombart, Sorokin, Pareto et Dumont ont montré qu'il n'existe pas de modèle de développement unique ni de règle universelle régissant la société. Les sociétés connaissent des cycles, des déclins, des renaissances, mais aucune progression linéaire. Ainsi, le rêve de la morale libérale de libérer l'individu de l'identité collective s'effondre. La vision libérale de l'histoire comme une émancipation constante est un mythe. La sociologie démasque bon nombre des idées dominantes de la modernité comme de simples « mythes du droit » (cf. Georges Sorel), des fictions instrumentales utilisées par les élites au pouvoir.

La sociologie expose le progrès comme un préjugé infondé (cf. Pitirim Sorokin). Le postmodernisme ne s'inspire de la sociologie que pour concevoir de nouvelles formes de libération et des stratégies exotiques : transgression, fluidité des genres, formations schizoïdes de masse (Deleuze/Guattari), langages privés (Barthes, Sollers) et fragmentation du soi en unités sous-individuelles — « parlement des organes » (Latour) ou « usine de micro-désirs » (Deleuze).

Au-delà de cela, la sociologie conserve son pouvoir herméneutique, rétablissant le statut ontologique du collectif (holisme) et centrant non pas l'individu isolé, mais la personne (persona).

Nihilisme

Le nihilisme dans la société occidentale a été identifié bien avant le postmodernisme. Nietzsche l'a exploré en profondeur ; Heidegger a construit toute une ontologie autour de lui. Pour Heidegger, la philosophie était une recherche de voies pour sortir du labyrinthe nihiliste. Il traitait la question du Néant avec le plus grand sérieux.

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Les postmodernistes ont revendiqué le monopole du nihilisme, le banalisant en ironie. Deleuze a rebaptisé la « volonté de rien » moteur culturel du postmodernisme. Ainsi, ils ont apporté une réponse facile avant même de comprendre la question. Le nihilisme postmoderniste ressemble souvent à de la moquerie ou à de l'art performatif, et non à de la philosophie. Les tentatives visant à élever cela au rang d'épistémologie — via la non-philosophie de Laruelle ou le nihilisme transcendantal de Ray Brassier — transforment un échec de la pensée en dogme.

Le nihilisme exige toujours une réflexion sérieuse — et peut-être un dépassement radical. Nietzsche appelait l'Übermensch « le vainqueur de Dieu et du Néant ». L'ouvrage d'Evola, Chevaucher le Tigre, analyse cette tâche en profondeur.

La relativisation de l'homme

À la suite de l'appel de Nietzsche à « déshumaniser l'Être », de nombreux penseurs du 20ème siècle ont remis en question la centralité de l'homme. Ortega y Gasset a décrit la déshumanisation de l'art. Ernst Jünger a examiné comment les systèmes technocratiques ont supplanté la nature humaine.

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Cette préoccupation a conduit à divers domaines : l'éthologie de Konrad Lorenz, la théorie de l'Umwelt de Jakob von Uexküll, la critique de la technologie de Friedrich Georg Jünger, l'« écologie de l'esprit » de Gregory Bateson.

Le postmodernisme, cependant, a glorifié la mutation, appelant à des êtres hybrides biomécaniques et dénonçant tout essentialisme. Sa guerre contre l'anthropocentrisme s'est transformée en un projet complet visant à effacer l'homme en tant qu'espèce. Les futurologues comme Harari et Kurzweil louent cela dans leurs visions de la singularité.

La dimension intérieure

La redécouverte de l'intériorité, bien que résumée par Bataille dans son ouvrage L'expérience intérieure, n'est pas née avec la modernité. Saint Paul a écrit sur « l'homme intérieur ». Les religions traditionnelles sont centrées sur l'âme. La modernité, fondée sur le matérialisme et l'évolutionnisme, a effacé cette dimension, modelant un homme sans âme.

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Le fait que les artistes d'avant-garde et les surréalistes aient découvert « l'homme intérieur » dans leur crise de la modernité n'en fait pas une invention du 20ème siècle. Des traditionalistes comme Evola et Guénon ont proposé des descriptions métaphysiques détaillées de la subjectivité radicale. Les personnalistes (après Mounier) ont développé cette idée. Corbin et ses élèves (Jambet, Lardreau, Lory) ont élevé la figure de l'Ange, un thème repris par Rilke et Heidegger.

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Dans le postmodernisme, cette dimension est marginale. Les réalistes critiques rejettent tout repli sur soi, à moins qu'il ne s'agisse d'un repli sur l'intérieur des choses, séparé du Dasein (cf. Graham Harman).

En dehors du postmodernisme, le sujet radical reste une préoccupation philosophique centrale.

Théologie politique

Carl Schmitt a formulé la théologie politique comme une théorie du politique. Le fait que des penseurs postmodernistes (Taubes, Mouffe, Agamben) aient adapté Schmitt ne change rien à son autonomie. Des concepts tels que « vie nue » et « katechon négatif » sont dérivés des idées de Schmitt.

La théologie politique s'appréhende mieux dans le cadre de la philosophie intégrale de Schmitt, qui était profondément conservatrice et hostile à la modernité.

Postmodernisme alternatif et traditionalisme

Cette analyse préliminaire ouvre une voie pour l'avenir.

Le postmodernisme a déformé le paysage philosophique, revendiquant l'héritage intellectuel de l'humanité. Pourtant, si nous le rejetons en bloc, nous risquons de retomber dans des positions prémodernes déjà dépassées – et habilement démantelées – par le postmodernisme. De plus, en rejetant entièrement le postmodernisme, nous rejetons également les courants critiques qu'il s'est appropriés. L'engagement superficiel du postmodernisme envers le sacré et d'autres éléments positifs menace de discréditer les structures prémodernes par association.

Un retour direct à la Tradition, ignorant l'empreinte profonde laissée par la modernité et le postmodernisme, est impossible. Un mur sémantique nous sépare du prémoderne. Les rayons de la Tradition authentique s'estompent ou sont déformés au point d'être méconnaissables.

Pour atteindre la Tradition, il faut passer par la modernité et le postmodernisme. Sinon, on reste prisonnier de son propre champ épistémique.

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Ainsi, le phénomène que nous appelons « postmodernisme alternatif » revêt une importance fondamentale. Il ne peut être contourné. Son noyau doit être le traditionalisme et la critique radicale de la modernité. Mais sans un dialogue vivant avec la pensée contemporaine, le traditionalisme se décompose en une secte sans vie. Le postmodernisme alternatif revitalise sa puissance intérieure.

Cela a déjà été tenté par Julius Evola, qui s'est engagé dans les défis de son temps — philosophiques, politiques, scientifiques — en s'écartant sans crainte de l'orthodoxie lorsque cela était nécessaire. Nous devons faire de même.

mercredi, 06 août 2025

Quelques aspects du nihilisme

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Quelques aspects du nihilisme

(notes de lecture d'un essai de Heidegger – le début - : « Le mot de Nietzsche « Dieu est mort », avec quelques commentaires de ma part – tout ce qui est entre crochets)

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Le supra-sensible n'est plus que le produit inconsistant du sensible.

[C'est sans doute vrai à partir du romantisme allemand. En France, c'est évident chez Chateaubriand, Ballanche : le récit biblique, surtout évangéliste, devient un compartiment (lyrique, épique, élégiaque, tragique, merveilleux) de la littérature.]

Mais en dépréciant ainsi son contraire, le sensible s'est renié lui-même en son essence. La destitution du supra-sensible supprime également le purement sensible et, par là, la différence entre les deux.

[Notions difficiles à comprendre au XXIe siècle (ou au XXe). Au moyen âge, on vivait dans le supra-sensible : la plupart des agissements, comportements (le « riche » qui lègue TOUTE sa fortune aux pauvres, à l'article de sa mort, aux dépens de ses héritiers, par exemple, ou bien le noble sans pitié, un brin boucher sanguinaire, qui, d'un coup, se « convertit », et devient un saint pacifique, ou bien des miséreux de tous âges et de tous sexes qui, du jour au lendemain, s'ébranlent, et courent pathétiquement à la quête du salut et de la Jérusalem céleste, ou bien l'aristocrate qui s'arme, porte croix sur sa tunique, et s'empresse d'aller mourir en terre sainte, après avoir sacrifié une grande partie de son patrimoine...), la plupart des pensées et des rêves de cette époque n'étaient pas de ce monde, comme disait Jésus. Le « sensible » n'était qu'une ombre (mais grave, sérieuse, là où se jouait le salut), presque inexistence par rapport au grand Soleil de Dieu (ou à la nuit terrible de la damnation). Rabattre le « suprasensible » - qui ne serait alors qu'une idée, un vague sentiment, du genre « Il y a quand même quelque chose »... -, ou même un espoir – par exemple celui de revoir après la mort des chers disparus, ou tout simplement de persister dans son individualité, sans trop y croire, du reste, les statistiques de sondages le montrent – c'est faire disparaître le sensible, qui n'existe que parce qu'il est l'affirmation d'une existence homogène face à l'infini, le fini dont la condensation d'existence ne prend consistance que par rapport au mystère de la mort. Enlevez le poids du choix, de l'enjeu d'une vie, qui ne saurait se suffire à elle-même, ballottée dans un océan de stimulations dérisoires, vous anéantissez l'existence. Du reste, il ne s'agit pas là seulement des religions du « salut », issues par exemple du judaïsme, mais aussi de toute Weltanschauung induite par les sociétés qu'on appelle « traditionnelles », où le supra-sensible est la « vraie vie », laquelle conduit la vie « terrestre », ontologiquement infiniment moindre. Le « suprasensible », qu’il est difficile, voire impossible d’« imaginer » - faire image -, ou de « vivre », nous est aussi étranger, étrange, que, selon Hegel, un Grec antique pour nous, qui aurait un être-au-monde aussi différent du nôtre que l’est celle d’un chien. La question n’est pas de savoir si nous sommes capables d’avoir l’intuition, ou une connaissance abstraite – donc fausse – de la structure mentale de peuples disséminés dans le temps et l’espace : Grecs et Romains antiques, Amérindiens, Nomades des steppes de l’Eurasie, Nippons du Japon ancien, « Sauvages » d’Amazonie etc, pour qui chaque seconde, chaque lieu de l’existence, dépendait d’un dieu, d’un esprit, d’une force surnaturelle – mais si cette représentation est adéquate. On ne peut connaître que ce dont on a l’expérience. Un cardinal de Richelieu ou un général Franco sont plus proches du trader des officines financières de New York, que d’un anachorète de Thébaïde. Nous sommes le jouet des mots, qui subsument des réalités radicalement dissemblables. Spengler, d’ailleurs, ne cesse de souligner cette tare optique. Il suffit de tenter (vainement, en vérité) d’« entrer » vraiment dans le monde (au sens phénoménologique et mental) par exemple d’un Spartiate pour avoir une petite idée – certes passablement erronée, fondamentalement – de ce qui nous sépare de lui. Et se référer à sa vision du monde est l’une des grosses bêtises de notre époque : le sens des mots et les perspectives (les « vérités ») du monde glissent comme des plaques tectoniques, et subissent des ruptures définitives, comme notre croûte terrestre : nous parlons d’autrui, mais nous ne cessons de palabrer que sur nous-mêmes. Dans notre monde, chrétiens et athées, agnostiques comme « païens », indifférentistes comme fanatiques, se conduisent et réagissent en fonction d’un univers technique, totalement technoscientifique, et en tant que sujets économiques, producteurs, employés, salariés, et consommateurs.]

Cette destitution aboutit ainsi à un « ni... ni... », quant à la distinction du sensible (αἰσθητικός) et du non-sensible (νοητέον) ; elle aboutit à l'in-sensible, c'est-à-dire à l'in-sensé.

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Elle n'en reste pas moins la condition aussi impensée qu'indispensable de toutes les tentatives qui essayent d'échapper à cette perte de sens par un pur et simple octroi de sens.

[Réagissant à l'angoisse suscitée par la perte de sens, due à l'évanouissement du supra-sensible, rendant vain le monde du sensible, le volontarisme le plus évident pousse à octroyer au sensible ce surplus d'âme, qu'on appelle les « valeurs », sans s'apercevoir que la disparition réelle, effective, dans la vie intime, aux racines du monde, du supra-sensible, transforme ces effets rhétoriques en théâtre, en scènes d'opéra, en coups d'épée dans l'eau : on ne saurait sans ridicule mimer le tragique. La religion (cf. « relier ») s'apparente alors à de la bouffonnerie (voir les Évangélistes américains) ou à des simulacres creux (d'où la désaffection des offices religieux), ou bien à des transformations cyniques versant dans le management du marché « spirituel ». Ajoutons les tentatives pathétiques de pourvoir à l'assèchement des relations humaines par l'humanitarisme laïque, pleurnichard et venteux, qui n’empêche nullement les atrocités, et qui même, parfois, les cautionne.]

DIEU EST MORT (troisième volume du Gai Savoir, 1882)

9782080707185-475x500-1-3315333676.jpg[phrase de Jean-Paul Richter, reprise, par intermittence, par Vigny et Nerval. Vigny et Nerval, à la suite de Ballanche, reprennent le principe de la palingénésie, c’est-à-dire de la métamorphose, de la transformation évolutive (dans le sens du progrès, pour Ballanche) du Divin, que ce dernier fût incarné par tel ou tel Dieu, ce n’est pas l’essentiel. Or, au moment du romantisme désenchanté, après 1830, on a le sentiment qu’il soit possible que la fin des transformations a lieu : Dieu serait mort. Il n’existerait plus de Divin. Nerval va chercher la vraie vie dans le rêve. Voir aussi Pascal, au XVIIe siècle, qui rappelle la phrase de Plutarque (Pensée, 695) : « Le grand Pan est mort. »]

[…] le mot de Nietzsche nomme la destinée de vingt siècles d’Histoire occidentale. [Pour Heidegger, la « mort de Dieu » est contenue dans le devenir de la métaphysique platonicienne, et dans le christianisme.]

[…] les noms de « Dieu » et de « Dieu chrétien » sont utilisés, dans la pensée nietzschéenne, pour désigner le monde suprasensible en général.

Ainsi le mot « Dieu est mort » signifie : le monde suprasensible est sans pouvoir efficient.

Ainsi le mot « Dieu est mort » constate qu’un néant commence à s’étendre.

Il ne suffit pas de se réclamer de sa foi chrétienne ou d’une quelconque conviction métaphysique pour être en dehors du nihilisme. Inversement, celui qui médite sur le néant et son essence n’est pas nécessairement un nihiliste.

Le nihilisme est un mouvement historial [ne pas confondre avec « historique], et non pas l’opinion ou la doctrine de telle ou telle personne. Le nihilisme meut l’Histoire à la manière d’un processus fondamental à peine reconnu dans la destinée des peuples de l’Occident. Le nihilisme n’est donc pas un phénomène historique parmi d’autres, ou bien un courant spirituel qui, à l’intérieur de l’histoire occidentale, se rencontrerait à côté d’autres courants spirituels, comme le christianisme, l’humanisme ou l’époque des lumières.

211013ec7bf35d9781a7d39530bbcc54.jpgLe nihilisme est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental de l’Histoire de l’Occident [C’est pourquoi invoquer la « perte des valeurs » à partit de mai 68 relève de la vacuité intellectuelle la plus profonde]. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner autre chose que des catastrophes mondiales. Le nihilisme est, dans l’histoire du monde, le mouvement qui précipite les peuples de la terre dans la sphère de puissance des Temps Modernes.

[…] il n’est pas seulement un phénomène de notre siècle, ni même du XIXe siècle... »

Le nihilisme n’est pas non plus le produit de certaines nations. Quant à ceux qui s’en croient exempts, ils risquent fort d’être ceux qui le développent le plus intensément. [Que les nietzschéens bottés en prennent de la graine!].

Le discours du forcené nous dit précisément que le mot « Dieu est mort » n’a rien à voir avec la trivialité banale des opinions de ceux qui « ne croient pas en Dieu ». Car ceux qui ne sont, de cette manière, que des incroyants, ceux-là ne sont pas encore atteints par le nihilisme en tant que destination de leur propre Histoire.

Dans « Dieu est mort », le terme Dieu, pensé selon l’essence, entend le monde suprasensible des idéaux qui renferment, par-dessus la vie terrestre, le but de cette vie, la déterminant ainsi d’en haut et, en quelque sorte, du dehors.

La Métaphysique est le lieu historial dans lequel cela même devient destin, que les Idées, Dieu, l’Impératif Moral, le Progrès, le Bonheur pour tous, la Culture et la Civilisation perdent successivement leur pouvoir constructif pour tomber finalement dans la nihilité. Ce déclin essentiel du suprasensible, nous l’appelons sa décomposition (Verwesung). Ainsi l’incroyance en tant qu’apostasie du dogme chrétien n’est donc jamais le fondement ou l’essence du nihilisme, mais toujours sa conséquence ; car il se pourrait bien que le christianisme lui-même fût déjà une conséquence et une forme du nihilisme.

13:47 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, nihilisme, friedrich nietzsche | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mercredi, 30 juillet 2025

Armin Mohler et la fidélité à un «style» différent

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Armin Mohler et la fidélité à un «style» différent

Le style est incarné par ceux qui ont éprouvé en eux-mêmes, dans leur intimité la plus profonde, la faiblesse mortelle de tout mythe ou valeur illuministe, rationaliste et démocratique.

par Matteo Romano

Source: https://www.barbadillo.it/123176-armin-mohler-e-la-fedelt...

31GoyUxJ-uL._UF1000,1000_QL80_.jpg« On est plus fidèle à un style qu’à des idées », écrivait Drieu La Rochelle, et sans aucun doute, on peut dire que c’est là le fil conducteur du court mais dense essai du philosophe et représentant de la Nouvelle Droite, Armin Mohler, intitulé Le style fasciste (éd. it.: Settimo Sigillo, 1987). Mohler, chercheur sur la révolution conservatrice allemande, qui fut déjà secrétaire d’Ernst Jünger durant l’après-guerre et correspondant d’Evola, est, comme nous l'avons déjà mentionné, surtout connu pour le dialogue qu'il a engagé avec la Nouvelle Droite et pour sa virulente critique du libéralisme.

Dans cet opuscule, Mohler, à travers une description physiognomique de ce qu’il considère être « Le Style » – l’attitude du « fasciste » – tente d’identifier le noyau essentiel de cette expérience historique, politique et sociale. Le contexte, dans lequel ce court essai s’inscrit, peut être repéré dans un débat de l’époque entre plusieurs intellectuels de la nouvelle droite française, un débat basé sur l’ancien débat médiéval entre nominalisme et universalité ; ce débat avait été principalement alimenté par des articles et des publications dans la revue Nouvelle École, souvent signés par Mohler lui-même ou par Alain de Benoist. Ce sujet a également été repris plus tard par Aleksander Douguine, qui, dans la vision « nominaliste », voit la racine de l’individualisme libéral moderne.

Pour Mohler, cependant, une vision qui recentre l’individualité et sa valeur existentielle (et que l’on pourrait qualifier de nominaliste) est précisément ce qui permet de récupérer le sens le plus authentique et aussi le plus brut de la vie, seul capable d’opérer une rénovation cathartique en dehors de toute conception vide de l’homme, abstraite, universelle et niveleuse. Ce fondement est celui du libéralisme moderne et de ses diverses formes d’internationalisme. Il en découle, pour revenir à notre étude, que l’approche choisie par Mohler pour définir « ce qui est fasciste » sera (justement, ajoutons-nous) essentiellement pré-politique, pré-dogmatique. Il suit ainsi la voie tracée par d’autres chercheurs qui se sont penchés sur le phénomène, comme Giorgio Locchi dans L’essence du fascisme.

kaplaken98-cover.jpgMohler écrit : « En résumé, disons que les fascistes n’éprouvent en réalité aucun problème à s’adapter aux incohérences de la théorie, car ils se comprennent entre eux selon une voie plus directe: celle du style. » Et encore, en référence au discours de Gottfried Benn lors de la visite de Marinetti en Allemagne hitlérienne en 1934, Mohler écrit : « Le style dépasse la foi, la forme vient avant l’idée. »

Pour Mohler, donc, le fasciste n’est pas tel parce qu’il adhère à un schéma idéologique, dogmatique ou politique. Il l’est parce qu’il a éprouvé en lui, dans sa plus profonde intimité, la faiblesse mortelle de tout mythe ou valeur dérivée des Lumières, illuministe (dit-on en Italie, ndt), rationaliste et démocratique. Tout cela implose devant les guerres, les révolutions, les crises économiques et sociales. Mais le fasciste y répond en recueillant ce qu’il y a de positif dans chaque crise, et devient porteur d’une volonté créatrice qui réaffirme les valeurs de l’esprit, de l’héroïsme et de la volonté sur la vie.

Mohler cite Jünger : « Notre espoir repose sur les jeunes qui souffrent de fièvre, parce que la purulence verte du dégoût les consume. » Pour l’auteur, cela traduit « la nostalgie d’une autre forme de vie, plus dense, plus réelle. » Une vie plus dense, car plus complète, passant par une tragédie existentielle nue et renouvelante. Mohler parle d’un mélange entre « anarchie » et « style », entre destruction et renouveau. Et c’est justement cette mortification héroïque qui mène à une reconnexion avec la racine originelle et unitaire de la réalité et de la vie de l’individu : dans laquelle l’opposition entre vie et mort est dépassée dans une indifférence intérieure. Le renouveau, que le fasciste ressent en lui, à condition d’avoir pris pour tâche « la nécessité de mourir constamment, jour et nuit, dans la solitude ». Ce n’est qu’à ce moment-là, arrivé au point zéro de toute valeur (ce n’est pas un hasard si un chapitre est intitulé « Le point zéro magique »), puisant dans des forces plus profondes, façonné de manière virtuose par un style « non théâtral, d’une froideur imposante vers laquelle orienter l’Europe », qu’il pourra témoigner de la naissance d’une nouvelle hiérarchie. Un style objectif, froid et impersonnel.

21_gegen-die-liberalen52a2857e7ace7.jpgEt c’est précisément cette attitude que Mohler retrouve chez l’homme et dans le « style fasciste », car en lui, selon l’auteur, l’individualité et son expérience sont placées au centre. Alors que ce qui caractérise le plus le national-socialiste, c’est son accent mis davantage sur le « peuple », sur la « Volksgemeinschaft » et sur la rébellion sociale, ce qui le distingue encore plus de ce que Mohler appelle « l’étatiste », c’est son admiration pour ce qui fonctionne, pour ce qui n’est pas arbitraire, pour ce qui est bien intégré dans la structure d’un État parfois asphyxiant, qui ne lui permet pas de vivre tout le « tragique » propre au fasciste. Bien que les trois « types » aient pu se croiser dans l’histoire, Mohler souhaite ici, sur un plan théorique, souligner la caractéristique spécifique de ce qu’il qualifie d’« homme fasciste ».

Il s’agit de la nécessité primordiale d’un besoin d’affirmation existentielle, qui, selon Mohler, explique pourquoi le fascisme « manque d’un système préconçu, qui explique tout dogmatiquement et de façon livresque ». Dans ce caractère immanent, intime, individuel de la révolution que le fasciste accomplit avant tout, et qui l’anime, se manifeste une attitude intérieure, un comportement, ainsi qu’une dignité et une noblesse particulières, que l’on n’atteint qu’à travers une catharsis intérieure.

En conclusion, on peut dire que si l’interprétation de Mohler peut paraître, à certains points, forcée, elle a le mérite de ne pas réduire l’expérience et le phénomène en question à quelque chose d’accidentel, de contingent ou de relégué à une appartenance partisane, à une doctrine politique ou économique. Au contraire, elle le place à un niveau plus profond et constitutif, c’est-à-dire dans ce qui, chez l’individu, est en communication avec la sphère de l’être.

lundi, 28 juillet 2025

Evola et la démocratie filtrée à travers Friedrich Nietzsche

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Evola et la démocratie filtrée à travers Friedrich Nietzsche

La maïeutique evolienne se concentre sur la question des universaux. La position claire du philosophe en faveur des individus est nette.

par Marco Iacona

Source: https://www.barbadillo.it/122680-focus-4-evola-e-la-democ...

Dans la revue Colonna di Cesarò, Julius Evola évoquait la démocratie, ou plutôt le démocratisme – ou encore: l’idée de démocratie, telle qu’elle devrait être pour les démocrates – comme un régime ou une forme d’État dont les racines idéales plongent dans le christianisme. Doctrine religieuse inacceptable suite aux reproches de Nietzsche adressés à la mesquinerie d’un certain type d’homme. Le problème du christianisme sera résolu par le philosophe en préconisant, à sa manière, avec style et tonalité, une tradition anti-guelfe. Deux entités, dit-il, comme l’État et l’Église, ne peuvent coexister dans une seule substance (pour que ce soit clair : si le christianisme abandonne sa nature démocratique-égalitaire, en faisant valoir le véritable principe hiérarchique), à moins que la substance étatique ne contienne en elle le principe spirituel: alors elle seule sera digne d’être appelée "État". Pour Evola, ce sera l’entité étatique, ou dans ce cas: impériale, c’est-à-dire dépourvue de limites modernes, qui absorbera ce qui est proprement spirituel; le but étant de créer une harmonie lumineuse « concrète » entre les pouvoirs.

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Un tel régime n’existe pas et il sera difficile d’en trouver un. La perspective du philosophe consiste à observer mentalement la chose – en utilisant des lentilles catégoriques – non à penser communément la chose, précisément. Le monde de la vie se manifeste dans un ordre tout autre et avec des règles bien différentes. Ce devoir d’être brut, cette relation au mythe sera, pour Evola, seulement une étape préparatoire – un simple moyen – en fonction de l’État, qui est ou sera, toujours et uniquement, une puissance absolue; libre, c’est-à-dire dépourvue de toute obligation ou position. Si celui-ci n’existe pas encore, et qui sait jusqu’à quelle limite temporelle, on sera contraint de constater l’insuffisance des hommes pour la réalisation d’un tel sujet. Si l’homme possède en lui la puissance – comme Evola l’a expliqué depuis longtemps dans son interprétation du tantrisme oriental – il sera définitivement et invinciblement en acte; si l’homme ou les hommes échouent, il sera difficile de trouver une excuse qui ne repose pas sur l’insuffisance ou la faiblesse de la puissance elle-même.

Plus que de se référer aux « hauteurs » de ce qui sera – même si, jusqu’à un certain point – in convient de faire référence doctrinalement au père de l’anti-positivisme européen, c’est-à-dire à Friedrich Nietzsche. Evola cherche ici à dévoiler : a) les oppositions logiques à l’intérieur de la démocratie, en rendant publique l’idée (la sienne) que la démocratie – comprise comme une haute valeur ou dans certains cas comme une méthode – n’existe pas (pour une série de raisons embrouillées que j’expliquerai dans un prochain article); b) la circonstance non négligeable que, celle-ci, est une autre façon de soumettre la masse à la volonté d’autrui, une sorte de métaphysique de l’homme seul, seule voie possible, souvent présentée sous une autre forme, dont Evola est un habile et fervent défenseur. C’est pourquoi, au-delà des effets (probablement positifs pour Evola), cela ne vaut pas la peine d’accorder de l’espace à la démocratie, à son idée, ou de construire pour elle une narration de portée épocale.

Pour le lecteur attentif aux événements actuels, certains passages sembleront dangereusement proches d’une interprétation élitiste, de gauche, du sens ultime de la démocratie: la démocratie non pas comme un pouvoir exercé par le peuple, mais éventuellement comme un pouvoir exercé pour le peuple. Une auto-référence à ses propres positions ou fonctions, plutôt qu’à répondre aux sollicitations provenant d’un corps électoral. Un mélange culturel des intérêts, et un bonisme exhibé, ainsi pour lui-même.

Contrairement à d’autres, le philosophe écrit à propos d’un gouvernement des nombreux et non du peuple, car, comme il l’explicite, il n’offre aucun droit de citoyenneté aux substances universelles. Il se concentre donc sur un point fondamental pour la démocratie moderne: la distinction gouvernants-gouvernés. Cette distinction, sur laquelle il n’est pas possible de faire de concessions, constitue une affirmation de la supériorité évidente des premiers sur les seconds, une exception peu conforme au principe sacré de l’égalité, qui en perd ainsi sa véritable substance; ou une négation de la philosophie moderne qui, par voie institutionnelle, corrige les verticalités d’une ou plusieurs traditions. La réponse démocratique, à ce stade, sera: la suprématie mentionnée mais fonctionnelle sera, pour ainsi dire, atténuée par le contrôle exercé par les nombreux: contrôle exercé a priori comme équivalent du choix ou de la sélection. Supériorité donc uniquement de fait, fonctionnelle au mécanisme institutionnel, mais en aucun cas un « droit ».

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Pourtant, ainsi répond Evola à un interlocuteur imaginaire, le débat ne pourra pas être abordé du côté d’une raison technique, qui dissimule la vérité des causes, mais d’une raison pure – originale – capable de dévoiler la substance scientifique du fait. Il écrit ainsi : les contrôleurs, par évidence ou auto-évidence, ne possèdent pas en eux des qualités ou attributs qui ne soient pratiques, et il en résultera que les représentants ne seront que des personnages pratiques. En cohérence avec cela, la démocratie: 1) ou sera une manière de gouverner qui ne donne que des réponses pratiques; 2) ou sera une fausse mise en scène des soi-disant valeurs élevées; 3) ou enfin, elle basera sa crédibilité sur la confiance, mais une confiance mal placée: tôt ou tard, les nombreux finiront par comprendre que le critère matériel n’est ni le premier ni le dernier parmi les valeurs, ils apprendront à reconnaître des valeurs vraies, supérieures ou même religieuses. Cependant, étant donné qu’Evola a postulé l’irrationalité de la masse, c’est-à-dire sa capacité innée, perceptible, la dernière option ne sera pas du tout prise en compte.

Après ces prémisses (la démocratie pensée fait semblant d’être une haute valeur, mais n’est en réalité que mesquinerie), la maïeutique evolienne se concentre sur la question des universaux. La position claire du philosophe en faveur des individualités est sans équivoque. Aristote affirmait que les substances secondaires n’avaient aucune base, car elles n’étaient pas des individualités mais des concepts utiles pour les classifications. Pour Evola, le peuple n’est qu’une métaphore à laquelle, par définition, correspond une somme de forces instables. Le peuple ou, pire encore, l’humanité, est une sorte de dogme insignifiant: ce qui compte, ce sont les citoyens ou les hommes ou, comme il l’a déjà écrit, les nombreux.

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dimanche, 27 juillet 2025

Quand, derrière la Personne, il n'y a personne

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Quand, derrière la Personne, il n'y a personne
 
Claude Bourrinet
 
J'ai remarqué que le terme « personne » revenait régulièrement, vocable assez vague et creux, comme « chose », « faire », qui évite de trouver un mot plus précis et plus riche.
 
On ne peut s'empêcher de penser qu'il est employé dans un monde où errent les hommes « sans qualité », sans différenciation, sans singularité. Une « personne » est, au moins, un homme ou une femme, un piéton, un automobiliste, un cycliste, un adolescent, un homme mûr, un vieillard, un riche, un pauvre, un être laid ou beau, un individu négligé ou strict, un vivant placide ou agité, bref, un être dont on peut, en principe, déterminer l'identité, qui occupe un espace et affirme sa singularité dans le temps, dans son devenir.
 
Il est vrai que la société de masse arase la personnalité, laquelle redevient visible et lisible dans une vraie conversation, dans des conditions de convivialité suffisantes. Encore que, l'habitus persistant, ce qui est soustrait l'est souvent définitivement. Cela explique le malaise que l'on éprouve lorsqu'on parle avec certaines... personnes, lisses et transparentes, derrière lesquelles n'est que vide, et qui donnent le sentiment qu'on s'adresse à la télévision.
 

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Certes, « personne » pourrait évoquer le personnalisme d'Emmanuel Mounier, qui cherchait, entre l'individualisme pathétique du capitalisme et le collectivisme éradicateur du communisme, une troisième voie, qui aurait donné à l'être humain une assise et une profondeur que la société moderne lui avait enlevées. On pourrait s'attacher à cette idée, et, somme toute, utiliser le mot « personne » comme une marque de respect et reconnaissance de la dignité d'autrui.
 
C'est ne pas compter sur la duplicité, la tartuferie d'une époque qui retourne les mots comme des gants. Souvenons-nous de l'ironie orwellienne de 1984, où les slogans du régime disent exactement le contraire de ce qu'ils clament : « La guerre c'est la paix. La Liberté c'est l'esclavage. L' ignorance c'est la force. »
 
La « personne », qui devrait être l'homme intègre, lesté de la gravité de l'existence, est devenue, dans notre monde, un fantôme.
Il faut se souvenir que « personne » vient du latin persona, masque de théâtre « à travers » lequel on parlait, mais, à l'origine, "imagines maiorum", ces effigies de cire portées par des acteurs mimant les gestes du défunt « ressuscité », enduit qu'on avait collé sur le visage des chefs, pour en garder l'empreinte, et que l'on promenait dans les rues de Rome, avec toute la procession des membres du clan, de la « gens », ainsi que la suite de ses « clients ».
 
Où sont les « ancêtres » ? Où est la mémoire de la nation ? Cherchera-t-on, chez l'interlocuteur, les traces physionomiques, les caractères tangible d'un héritage humain ? Toute cette mémoire a été rabotée par la machine à uniformiser de la société moderne, par la disparition de la noblesse, de la paysannerie, de l'artisanat, de la classe ouvrière, par ce moulin à produire un agglomérat d'employés de bureaux et de consommateurs, lovés dans le cocon confortable de la grégarité bêtifiante.

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mercredi, 23 juillet 2025

« La destra e lo Stato » (La droite et l'État) de Spartaco Pupo: une étude sur les catégories de la pensée politique

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« La destra e lo Stato » (La droite et l'État) de Spartaco Pupo: une étude sur les catégories de la pensée politique

Cet ouvrage met en évidence un courant de résistance spirituelle à la dissolution nihiliste produite par le rationalisme abstrait et l'individualisme effréné.

par Giusy Capone

Source: https://www.barbadillo.it/123019-la-destra-e-lo-stato-di-...

À une époque où la modernité avancée se complaît dans la liquéfaction de tout enracinement identitaire et dans la célébration d'un universalisme sans âme, La destra e lo Stato de Spartaco Pupo s'impose comme une œuvre nécessaire, un geste de restauration intellectuelle qui rappelle aux lecteurs les plus avertis que la droite n'est ni une caricature nostalgique du passé ni une aberration pathologique de la politique, mais l'une des plus nobles traditions de la pensée occidentale, façonnée par la conscience tragique des limites inhérentes à la nature humaine et de la nécessité d'un ordre supérieur qui endigue la dérive entropique de l'anomie démocratique, comme l'avertissait Joseph de Maistre lorsqu'il écrivait que la meilleure Constitution pour un peuple est celle qu'il se donne sans le savoir.

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Spartaco Pupo, avec une lucidité aristocratique et une rigueur scientifique, reconstitue la relation intime et controversée entre la droite et l'État, montrant comment cette union ne s'est jamais cristallisée en formules dogmatiques, mais a toujours oscillé entre l'exaltation de l'État comme garant de la hiérarchie et de la tradition, et la méfiance envers les dégénérescences de l'étatisme niveleur et bureaucratique; et ici l'on ré-entend la leçon de Carl Schmitt, qui voyait dans l'État le gardien suprême de la décision souveraine contre la neutralité libérale informe. Cette oscillation n'est pas une contradiction, mais plutôt la fidélité à une vision organique de la société, dans laquelle l'État n'est légitime que dans la mesure où il se pose en gardien des identités historiques, des aristocraties naturelles, des liens communautaires façonnés par l'histoire et la lignée. Pupo rejette fermement l'approche caricaturale de ceux qui voient dans la droite une simple réaction irrationnelle au progrès, et redonne à cette tradition son statut authentique: celui d'une résistance spirituelle à la dissolution nihiliste produite par le rationalisme abstrait et l'individualisme effréné.

Ce n'est pas un hasard si son étude considère la droite comme la gardienne de valeurs permanentes, de ces vérités non négociables qui survivent aux bouleversements des modes politiques et aux velléités utopiques de la gauche, conformément à la maxime de Donoso Cortés selon laquelle quand on ne croit pas en Dieu, on finit par croire en n'importe quoi. À travers une analyse fine des différentes âmes de la droite, du conservatisme aristocratique au nationalisme identitaire, du traditionalisme organique au populisme souverainiste, Spartaco Pupo démontre que la relation avec l'État a toujours été filtrée par une vision sacrée de la politique: l'État, lorsqu'il est digne de ce nom, n'est pas une simple administration ou un mécanisme procédural, mais l'incarnation visible d'une volonté historique et spirituelle, un rempart contre le chaos destructeur des passions atomistiques.

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Avec perspicacité et sens de la mesure, Pupo illustre comment, à l'époque contemporaine, la droite a dû faire face à de nouveaux défis: la mondialisation, l'érosion des souverainetés nationales, la colonisation culturelle opérée par des élites cosmopolites et technocratiques, contre lesquelles s'élève le souvenir de la leçon d'Ortega y Gasset, selon laquelle les nations ne meurent pas parce qu'elles sont envahies, elles meurent lorsqu'elles se vident de leur substance. Et pourtant, loin d'avoir disparu, la droite a su se renouveler, en revendiquant la centralité de la communauté, la défense des frontières, la restauration de la primauté politique contre les prétentions morales et juridiques de l'universel abstrait.

Ce renouveau, loin d'être une capitulation, se révèle être un retour aux origines profondes de la droite: la primauté de la substance historique sur la forme abstraite, de la racine sur l'élan, de la fidélité sur la nouveauté, selon le principe formulé par Evola selon lequel la Tradition n'est pas ce qui était, mais ce qui est éternel.

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La destra e lo Stato est donc bien plus qu'une monographie érudite: c'est un manifeste implicite de résistance culturelle, une invitation à redécouvrir dans l'histoire les raisons éternelles de la communauté contre le cosmopolitisme désintégrateur, de la hiérarchie naturelle contre l'égalitarisme artificiel, de l'ordre substantiel contre l'anarchie déguisée en liberté.

Spartaco Pupo nous rappelle, avec sérénité, que la droite, avant d'être une doctrine politique, est une posture spirituelle face au mystère tragique de l'existence, une fidélité aristocratique à ce qui ne passe pas. À une époque qui a perdu le sens de la limite, du sacré, de la tradition, lire cet ouvrage équivaut à un acte de réappropriation de sa dignité intellectuelle, à une reconquête de la profondeur contre la superficialité joyeuse des masses.

Ces pages contiennent un appel silencieux mais puissant à ceux qui ne veulent pas céder à l'oubli, à ceux qui savent que toute civilisation authentique naît d'un acte de fidélité et d'un sens de l'honneur que nul temps, aussi sombre soit-il, ne peut éteindre.

jeudi, 17 juillet 2025

Totta Theologia: théologie totale. Théologie de la fraude. Théologie par-delà "gauche et droite"

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Totta Theologia: théologie totale. Théologie de la fraude. Théologie par-delà "gauche et droite" (Disputation de Diego FUSARO « Théologie politique comme religion des modernes »)

par Jean-Louis Feuerbach

De la cruelle réalité des choses infâmes (Charles MAURRAS).

L’interrègne théocratique se termine (Auguste COMTE).

Il n’est pas de vie vraie dans le faux théologique (Adorno revu et rectifié)

TOUT EST THEOLOGIE !

All is theology, clament à l’unisson Edgar Allan POE, Jorge Luis BORGES, Guido G. PREPARATA.

« Today, religion is everywhere » lit-on sous la signature de Martti KOSKENNIEMI, professeur à Oxford.

Tout est théologique, et rien que cela.

Il s’impose de s’en convaincre enfin.

Transpercer la fraude des mots, il faut.

Là où il est dit, écrit, gueulé « démocratie », il faut lire, entendre, comprendre théocratie.

Théocratie, théologie, théologique, là est la métaconstitution véritable.

Les juristes affutés s’avisent de cibler la "constitution invisible" (Martin LOUGHLIN, Hugues RABAULT, Laurence H. TRIBE) tant ils insupportent que le théologique soit la constitution de l’âge axial. Car depuis 2800 ans en effet, l’hegemon est à la théologie et à ses théologiens.

La clé de voûte de l’intelligence de la domination est à situer ici. L’intelligence du politique s’ensuit.

Ceci posé, il y a deux postures possibles : ceux qui savent, comprennent, incarnent d’un côté ; ceux qui ne savent, ne comprennent, ne saisissent, de l’autre.

Les premiers sont les anges du régime, les maîtres, les dominants qui dominent.

Les seconds sont étiquetés au mieux à « Gentils » (gentiles), aux « gens « (du latin « gens, gentis »), à « esclaves », soit au plus vrai à masses racisées à l’animalité théologique.Ce sont les « cons » qui ignorent les règles du jeu de la « modernité ».

Le clivage est intelligence théologique versus imbecillitas theologiae .

Cela pourrait se résumer à « gauche » contre « droite «.

Le théologique se love toujours dans le clivage. L’acmé du théologique est toujours à dénicher dans la discrimination, dans le séparatif, dans le divis.

Théologie est division dans son principe. Il s’agit toujours de fracturer les peuples. Défaire le « laos », le peuple, est l’axiome cardinalice.

À preuve, les théologiens n’ont que le mot « démos » à la gueule car ils savent pertinemment que démos n’est pas laos, que dème n’est pas peuple, que « démocratie » n’est pas pouvoir- puissance du peuple, mais que leur paroisse a pour objet social la « théocratie libre », la « société intégrée «, la théostructure intégralement théonomisée (Vladimir Soloviev).

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Le théologien allemand Frank Crüsemann (photo, ci-dessus) a vendu la mèche : « démocratie c’est théocratie » !

Martin LOUGHLIN (photo ci-dessous) d’enfoncer le clou : théocratie drappée des ors de la « démocratie mystérieuse » et lovée en « constitution invisible » de la domination sur le peuple (Against constitutionalism 2022). L’éminent professeur de Londres connaît le mystère autoclave et ses dogmes mystérieux; il connaît le lieu de la supériorité méta constitutionnelle et méta théologique projetée sur le monde; il sait cette doctrine de l’ordre implicite sous l’ordre apparent. Ce n’est pas un "con"!

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I. LA THEOLOGIE DROITE-GAUCHE SELON FUSARO

Le brillant penseur italien Diego FUSARO a compris lui que la plus grande pertinence est à trouver dans la conflagration entre le théologique et l’anti théologique. Se faire penseur de l’anti théologique est devenu l’économie de sa religiosité politique.

Il vient de cristalliser sa pensée dans un récent article paru en Espagne chez « Posmodernia » (le 3 avril dernier) sous le titre "Teleologia-politica, la politica como religion de los modernos". Sa traduction est à lire sur le site de l’excellent Robert STEUCKERS sur son blog « EURO-SYNERGIES » (Hautetfort Newsletter) depuis le 26 mai 2025 (cf. http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2025/05/26/theologie-politique-la-politique-comme-religion-des-modernes.html ) .

Il n’est pas sans portée de relever que l’interpellation de Diego FUSARO vient « de gauche », par un homme de « gauche », d’un penseur relevé et élevé "à gauche". Il s’affiche marxiste – marxien. Au point que par marxistes, on doit entendre ces théologiens de l’anti-théologique grimés en intellectuels engagés dans les champs du profane pour y voiturer la profanation de la profanation, la déthéologisation du théologique, à sa sortie de l’histoire. Ils sont en même temps schisme et par-delà le schisme dans la disruption d’avec le fondamentalisme théomane. En clair, ce sont les arracheurs de bure devenus. FUSARO met à nu le régime et les cliques du régime. Bakhounine compte un disciple d’envergure.

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Spécialement, quand FUSARO (et ses camarades comme Wolfgang STREECK ou Robert KURZ - photos ci-dessus)) s’attaque au « capitalisme », ce n’est pas l’activité de production économicociste qu’il cible. Il vise symboliquement la tête du Léviathan. Capital vient du latin « caput », la tête. Leviathan personnifie l’activité théologique du « capital » et sa « raison sociale » du gros niquage. Théologie se résume à faiseuse de rois et de droit d’injustice (jus ad in-jurium).

N’est-il pas que les vangé-listes prophétisent le slogan théonomique du "aux riches il sera tout donné ; aux autres il sera tout pris". On connaissait le « Mathew Effect » de Merton et Streeck ; voici le mien ma-ma-lu-prinzip (Marc 4,25 ; Matthieu 25,29 ; Luc 19,22 et 26). C’est toujours et encore l’antienne chauvine de la piraterie deutéro-nomiste au « il faut sucer les peuples ».

Il n’est pas vain de souligner ici l’avantage mental de la théo-rie marxiste : elle est biberonnée à l’éveil théonomique par le "livre", le "récit", la "structure" théologiques.

Pas la droite.

L’arrogance sociologique de la « gauche » tient et vient de son irradiation supérieure par le théologique. L’insolence hyper éthiste est fanfare du combat mytho-métaphysico-idéologique dans les habits noirs du méta-théologique. L’activisme fébrile, hystérique et ravageur des paroissiens de "gauche" chauvinise le prophétisme managérial.

L’hébétude est toujours de «droite»: on y broute ce que vomit la «gauche».

Jamais on n’y discute la causalité magique, seulement parfois ses effets ; jamais on n’y est capable de saisir et de comprendre la logique « métaphysique de l’après » (Kurt Hiller) ; toujours on s’y complait à l’imbécillité historique et à l’imbécillité théologique.

Bravo l’ami Fusaro d’énoncer l’instance du suprémacisme théologique, d’exploser le Fake des fakes du genre cache-sexe de la théologie pure, et de dénoncer la machine de machination théologique comme entreprise de classe, de casse, de fraude !

A . DU CLIVAGE PROFANE GAUCHE-DOITE

Le clivage théologique entre « droite et gauche » s’avère l’impensé impensable du pourtant pensé.

L’ancrage théologique du dispositif est véritablement l’impensé de la doctrine, l’impensable de la pratique, l’omis du récit instituant ledit clivage.

Le dit est au non-dit.

La source est tue.

L’origine est cachée.

Le fondement est oblitéré.

a) Le journalisme ethnologique et alimentaire ne s’intéressera au clivage qu’à partir de la révolution de 1789. Il en fait catégorisation sociale d’une histoire sociale en vue de donner une identité à une construction de figurants et de configurations à des apparences, des blocs idéologiques d’appartenance, des spectres de conception du monde. Le truc c’est de celer l’ancrage des forces habillées et habitées pour jouer ce qu’elles ne sont pas et grimer ce qu’elles font. La science du clivage de paroisse se contente du rangement à l’arrangement à la droite ou à la gauche des rois, des présidents de chambres ou des chefs de parlements. Nul ne s’interroge du pourquoi, du pour quoi faire, du qu’est -ce que ça veut dire ? Pourquoi configurer en amis et en ennemis dans un même plénum ? Sinon signifier la mise en musique des canons du théologique dans la comédie profane. Ici on installe en déclinaisons opératives au clairon du dualisme spectaculaire et on motorise dans une nouvelle enveloppe hostilice :

  • secondaire contre primaire
  • bien contre mal
  • messianisme versus « nationalisme »
  • avant-gardisme et conservatisme
  • potestas indirecta  contra potestas directa
  • bien sûr gauche contre droite

Ce partage devenu coutumier aura pris rang de titre juridique directif et orientatif. Ainsi la « République » de se fonder sur ce clivage. Elle sera au divis de division, elle qui se veut pourtant « une et indivisible «. 

L’ordre est au divis d’adhésion professionnelle du plus fort confessionnel : faire mine de lutter pour le peuple et se battre contre lui, agiter les « lumières » ou les éteindre. Car ici sévit la maxime au tout faire croire » au changer il faut », pour que tout reste pareil et que règne le statu quo de l’interrègne à l’ordonnancement : « libéralisme » comme soft law pour les élites ; socialisme comme hard law contre les masses ; au bout, le peuple mithridatisé, sidéré, neutralisé. Précision insigne : libéral doit s’entendre au sens latin de « liber, libris », le livre, c’est-à-dire la Bible, et pas autrement.

Il est donc permis d’opiner avec Karl Marx que si les idées de la classe dominante sont les idées dominantes de la classe possédant la puissance matérielle et spirituelle, la théologie est l’idée de la classe dominante qui dispose de la production théocratiste.

b) L’encastrement à la méta théologie est donc latent mais pas patent. La division du travail théologique en deux sous- instances fait écran opaque, segmentation décorative, déguisement profane. Le régime enrégimente les false flags à une rhétorique de tromperie (Marcel Gauchet parlera d’une « histoire de mots », au lieu d’une histoire des maux).

Ce choix tactique doit tromper les masses à « l’ère des masses « avec des fausses identités. Car cette « organisation dualiste « permet de mettre la "société" en étau à deux mors et en deux parquages artificiels.

La droite et la gauche sont (à non-évidence) distributions théologiques et précipités du théologique dans l’instance de la politique. Le cœur théorique se trouve dans le transfert théosophique dans le profane.

Dans la mesure où il s’impose de retenir en présuppositions du Theos, ses mythèmes de création du secondaire et de péché du primaire, il s’ensuit que le » bien » c’est la communion au mythe de la religion secondaire et « mal » ce qui s’ancre dans la religion primordiale.

Y ajoutant, la matrice de fraude accumule les ergots de feintes: complexifier pour irriter, celer, mystifier, relativiser, brouiller et surtout anathémiser le pouvoir.

Les arnaques pullulent. La « laïcité » est l’une d’elle : dans l’océan des paroisses cabote la frêle esquif du peuple-politique ou laos; l’apartheid protège le religieux contre le politique et pas l’inverse. Le "ra-isme" en est l’autre: le cri du «ra», au «ra», par le «ra», gutturalise l’extrémisme théologique. C’est la lettre de cachet, le brevet de Haine, la créance de ponérologie inaugurale déchainés contre la « méchanceté », la « mauvaiseté », la « malitude », à dires de théologiens du mode de la mode de « modé-ration » exterminatrice de ce et ceux qui leur déplaisent. Shitstorm always again.

Allons plus loin. Explication.

B. DU COUP D’ETAT THEOLOGIQUE : DEUX COMMENCEMENTS, DEUX RELIGIONS, UNE TERREUR

En histoire, il n’est jamais de dieu pour sauver quiconque. Pour la comprendre, il faut saisir la question qui aura présidé à la réponse donnée par l’histoire, et donc la pensée devenue histoire d’une pensée (c’est le principe question réponse ou logic of question and answer de Robin George Collingwood).

a) Au commencement du système primordial, les peuples premiers vivaient heureux ensemble dans les essences du politique et du religieux. Leur accord sonnait juste. L’harmonie régnera longtemps. Survint la théorie du "péché originel" colportée par des marchands au long cours et à la théologie impitoyable. Il fallut divorcer.

b) Au commencement du système secondaire, une « société sainte » de théologiens civils (sous le label « Idra Sita «) invente un dieu à façon, puis le dépose à marque, brevet, modèle, concept, au choix. Ledit fétiche de voiturer la jalousie de ses créateurs et de partir jalouser les peuples premiers: la Déesse-Mère, le divin féminin, le matriachat, leur science, leur sagesse ,... Cette jalousie de prospérer jusqu’à poser un avant et un après à l’œuvre de "création". Ledit dieu jaloux fit de cette summa divisio le point cardinal de son culte. Fini le paradis de la félicité des peuples du Nord, du savoir immémorial, du merveilleux en mythe. L’ingénierie de la jalousie d’installer la tyrannie de ses valeurs, de fonder une nouvelle axiologie à la guerre des dieux, d’œuvrer à l’expulsion, à la scission, à la chute.

c) La » création » est constitutivement revendiquée à « sens inversé, ordre de renversement, inversion » de l’ordre antérieur voué à l’épuration (Zohar I 102b et 205b). Désormais, les présupposés du système primaire sont déclarés faux, tandis que ceux du régime du secondaire sont proclamés seuls vrais. Le coup d’état interdit tout retour de « l’Antéchrist ». La distinction pentateutique requiert l’exclusivité du culte. Pas d’autres dieux, ni d’autres déesses à l’horizon, au firmament ou dans les palais. Le roi c’est Dieu et Dieu est roi. Avec ses théologiens.

Ceux-ci assurent l’ambiance de sorcellerie et innervent « l’accusatif illimité de la persécution » (Emmanuel Levinas).  Il leur faut la figure de l’ennemi comme ultimation de détestation théologique.

Théologie est ainsi motorisation à la haine, croisade permanente et hystérisation contre le réfractaire, l’opposant, le résistant. L’autre est toujours "païen", "impie", "infidèle", hétérodoxe. Sa seule présence devient profanation. Il doit être ex-terminé, c’est-à-dire exorbité de la création du genre paroissial. Telle est l’économie du « miracle » des uns et terreur pour les autres.

C. MIRACULISME

Le miraculisme relève du théologique et vice versa. Il se décline en hyper-fascisme de la sécularisation moderne.

a) Le théologique ritualise à la nausée les espaces de détestation et les aliens qui errent dans les camps de concentration du Theos. La liturgie vomit assez : « l’-eszs-trèm-droate », les « populismes », les « complotistes » et autres flatulences. C’est façon pour le théologique d’incendier son plan – complot de ses agressions dopées à l’extrémisme "amaléciste".

Le dispositif peut se résumer à la formule de Nicolas Sombart : "est ennemi qui s’oppose au plan mondial"! L’avantage de la formule est que l’axiome dévoile les fins du théologique :

- conquête du globe à plan arrêté de « commonwealth » monoparoissial,

- désignation à ennemi qui ose s’opposer à la « messianose » (Michel MAFFESOLI) ;

- extermination des « complotistes » qui conspirent au « complot « contre » le Complot » au travers de la solution polythéiste, polygéniste, polyversiste, bref du di-vers vraiment divers et diversitaire de plurivers juxtaposés et non intriqués.

b) Par sécularisation, il faut entendre la déportation des vices des uns sur les peuples désignés comme "boucs émissaires" (Lévitique 16,21-22 !). Soit la translation du récit biblique en déontologie hyper-éthiste faisandée.

Séculariser, c’est persuader, propagander, harceler à la préférence, au sens, à la paroisse du culte devenant culte-ture : bascule au primat paroissial du citoyen croyant et du croyant citoyen.

Il est donc aisé de discriminer qui en est et qui n’en est pas.

Clivage est gouvernail de croyance et d’incroyance.

Clivage est corruption, récit de corruption, batelage de corruption.

Le commissaire politique Saül de Tarse de poser la méthode réglée contre les masses : ce qu’elles font, elles ne le comprennent pas ; ce qu’elles veulent, elles ne le pratiquent pas ; mais ce qu’elles haissent, elles le font à fond.

II. THEOLOGIE POLITIQUE

Clivage induit et présuppose une ligne de séparation, de démarcation, de discrimination. Cette bicaméralité bipolaire bipolarise au binôme. Ce qui trahit à nouveau l’identité théologique du dualisme théonomique constitutif (deus versus démonie, créé contra incréé, biennisme et malisme, etc.) et élevé à « théologie politique ».

À quoi ça sert ?

A . KATECHONTIQUE. KATECHON & Compagnie.

Nul ne saurait servir deux maîtres. Ou le dieu, ou son peuple. Pas les deux, grondent les théologiens.

Katechon est partant l’idéologème (couché dans la seconde épître aux Thessaloniciens de Saul dit Paul de Tarse, versets 7 à 12) qui signifie interdire au peuple la grandeur politique, le renvoyer à l’impolitique, le téléologiser à masse minérale inerte.

a) Les meilleures bibliothèques sont polluées par des rayonnages entiers croulant sous la littérature à l’enseigne de la "théologie politique". Force billevesées sont accumulées à des fins d’effarement et d’égarement. Une « Imposture » s’esclaffera Géraldine Muhlmann ; quoi le théologique?

La vraie vocation de l’instrument dénommé « théologie politique » est de marquer l’empreinte du théologique dans le profane. (C’est précisément ce qui horripile les théologiens : que l’on puisse oser dire ou penser que le fond, les fonds et le tréfonds de l’administration des choses et des peuples soient théologiques; parce qu’il est interdit de caresser l’idée que c’est le théologique qui déconne et dragonne la politique !). Il y convoque au travail théologique de sa raison théologique fondamentale : catéchonciser. Catechontiser c’est empêcher. Théologiser c’est empêcher les autres d’être et de devenir ce qu’ils sont, de se connaître et de se donner à reconnaître pour tels.

Le mythe fondateur du théologique se trouve dans la mission messianiste et eschatologique d’interdire tout retour du primaire, du principiel, du primordial. Alter- Apocalypse, no pasaran !

La théologie politique se ramène donc à la mise en œuvre du katechon dans tous les registres du vécu. L’acmé réside dans l’absolue sainteté de la prophétie migratoire. Elle emporte prohibition absolue de contester la soumission au feu de la « main droite » ou de résister au « grand carnage dans la terre d’Edom » (c'est-à-dire Rome, donc europie d’Europe et des Boréens par extension) promis aux masses « de toutes les extrémités de la terre » ! Il n’y fait pas bon d’être du « côté gauche « (Zohar II,32 a) ! Violence absolue de violence au culte de la tyrannie de violence pour la violence.

b) Pour le théologien Jan Assmann, le nec plus ultra de la théologie politique c’est le monothéisme.

Le modèle orchestre à la séparation des pouvoirs :

- le politicien ajuste au culte et culte au culte ;

- le théologien choisit le politicien : il le proclame, l’acclame, le déclame ad nutum.

- le médiatcratique met en spectacle la liturgie d’adoubement ou de damnation ; il césarise et décésarise ; fait oraison de starisation ou hérémisation des démonisés.

Les unit la rivalité mimétique pour conquérir la « violence légitime « (sic !) du théologique contre les peuples, conduquer les haines de la transcendance dans l’immanence, manager, orchestrer, exploiter le muselage du peuple. C’est cela l’ingéniérie du miraculisme.

En d’autres termes, le concept de théologie politique sert à grimer l’imposture impérialiste du théologique sur les essences et les instances. Il est feinte de bicaméralité, réponse eschatologique à la sécularisation et gestion politicoclastique du katechon. Il opère « construction sociale de la réalité » (Peter L. Berger) en mensonge.

Le dispositif ne laisse pas d’interroger :

- Pourquoi cette tromperie ?

- Pourquoi masquer, obvier, oblitérer la lutte théolopétique ?

- Pourquoi cacher le travail à la transparence et hausser l’enseigne du dieu invisible ?

- Pourquoi cette crispation à l’oblique, au repli du soi de fourberie, au travestissement de la sur-veraineté en sous-veraineté en sous-jacence ?

- Pourquoi l’invisible règne-t-il, gouverne-t-il, légifère-t-il, jugeationne-t-il, condamne-t-il, engeole-t-il ?

Raillons ce jeu de masques sous lesquels la guerre de certains se poursuit contre tous.

La « culture » des théologisés vocifère les slogans de fronts de haine et les « lois du pouvoir invisible » visibilisent assez le système théologique et théonomique global.

B. L’hémiplégie originée au mythe du péché des origines (Hyperborée ou Phénicie) et à sa culpabilisation subséquente définit ceux qui s’en gardent et ceux qui mégardent.

Il y a ceux qui se conforment aux dogmes de la révolution yahwique et ceux qui la conchient.

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Le professeur Michel Maffesoli (photo) ne laisse de dénoncer que le clivage participe du principe de coupure du secondaire et que partant, les clercs du clergé théologique décident de se séparer du commun du peuple, osent prétendre savoir à sa place ce qui lui convient et le conduquent dans le mainstream.

Le clivage étiquette dès lors l’inimitié – hostilité. L’ennemi est prédéterminé : nommé, marqué, désigné. Aussi la technique du clivage permet de blasonner telle catégorie en vue de sa perception, de sa reconnaissance, de sa capacité à mobiliser contre elle. Le classement classe et déclasse. Il identifie au plus et au moins. Il offre à séparer bibliquement "le bon grain et l’ivraie". Il modélise la conformité du moment et la non-conformité de toujours. Il est vendu comme fait de culture du culte au seul vrai et à l’unique conformisme, à l’acclamation et à l’aversion, à l’approbation et à la récusation, au thème et à l’anathème.

Le cœur nucléaire du dispositif est à lire dans l’opus méta-constitutionnel planqué dans les bas-fonds de l’ésotérisme et qui s’exotérise au slogan publicitaire de « ZOHAR » ou « livre des splendeurs ». Le cabbaliste Oscar GOLDBERG opinera que cette thèse fera mathèse et sera ensuite vernaculisée en « Thora », Livre de bible, proclamations testamentaires (ancienne et nouvelles), « coranie » et autres chorégies régulières et séculières, ensemble les « wokeries » de gauche ou de droite.

C’est de cela qu’il est question quand il est question de « théologie politique «. Ce concept renvoie à l’obscénité théologique de l’oppression historique. « Souverain » devient qui neutralise le politique par le théologique : qui installe le rideau de fer entre le théologique et le politique, le cordon sanitaire entre le pie et l’impie, le « front républicain » des clercs contre le laos .

C. FUSARO fait bien de raviver à son débat et d’y convoquer qui Jean-Jacques Rousseau, qui Thomas Hobbes, qui Carl Schmitt. Parce qu’il faut en finir avec l’impérialisme du théologique, de ses concepts, mythes, mythèmes ou rites dans le profane politique.

 Il s’impose de bloquer à toute force le curseur de l’intelligence 'sociologique' quelque part entre la polarité "théologique" et le pôle "politique".

Le seul fait d’en appeler aux trois précités vaut répudiation des théologiens-politi-chiens de dieu (domini-canes) ou du grand-fétiche–golem de l’»Humanité » comme Saint-Simon, Comte ou Kojéve, et tous les autres.

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Il est permis de rappeler que l’essai de Schmitt remonte à 1922 et est inscrit dans les Mélanges offerts à Max Weber (prédécédé du virus « SARS I », ripoliné en « grippe espagnole ») sous le titre « Soziologie des Souveränitätsbegriffs und politische Theologie »). Il parut ensuite en livre et est désormais connu sous le titre de « Théologie Politique », avec double majuscule. Thèse et concept firent florès en littérature mais échouèrent en dehors. Pour l’heure, le souverain qui décide du régime d’exception reste le théologique qui sous-verainise l’état normal, neutralise l’état primaire et se sur-verainise dans la dictature de l’Angélinat. La tyrannie du système secondaire, c’est lui. Conscient de son insuccès, Carl Schmitt proposera en 1978 une nouvelle définition: «souverain est celui qui règne sur les ondes de l’espace». Ce faisant il aura acté la translatio imperii du théologique dans le cybernétique...! Soit théologie à la puissance 10!

III. THEOLOGIE THEOLOGIQUE

FUSARO a bien compris que la théologie politique n’est que la continuation de « l’articulation dichotomique » par tous les moyens de l’injuriologie théologique.

Le récit dogmatique est installé dans le profane. Toutefois, son arrimage au mensonge et à la fraude n’en finit pas de le déstabiliser. Assurément le théologique vacille. Il est à bout. Le réel dévoile l’imposture. Diego FUSARO peut donner son coup de pied (gauche bien sûr) et reprendre la balle de volée en pleine lucarne. Il arrache le masque de l’ennemi qui désigne industriellement l’ennemi et se désigne en ennemi de tous.

Léviathan n’est pas un monstre de terre mais de mer. Il a pour profession de terroriser Behemoth. Les deux étaient potes; « Yahweh les sépara » (Robert GRAVES). Behemoth est devenu cet énorme veau blond dont Alexandre de Macédoine défera le nœud, pour le renvoyer au désert du chaos. Là où la politique est religieuse!

FUSARO parle de "nihilisme". Il vise par là le théologique comme ultimation de la négation de la négation ou du nihil ex creatio.  Le théologique n’est qu’accomplissement de la "politique du royaume de Dieu" (Léo Strauss): interdire aux Boréens toute agrégation à l’unité politique originelle. "Politique divine" = katechon = hybris de néantisation.

Bref, Léviathan ou Behemoth, gauche ou droite, theos-laos, c’est toujours le même mythe du dualisme qui opère séparation des eaux entre la "part divine"et la part hominide, «le côté droit et le côté gauche», «Ismaël et Edom». La "maison de Lévi" fait toujours la guerre bifrons sur terre et sur mer, instances contre essences, secondaire versus primaire, le pas bien contre le pas mal. Et elle nous dit que c’est son dieu qui a dit ce qu’il faut faire…

Sauf qu’à force, le nihilisme s’hétérotélise en affirmation de la négation de ce qui est nié!

A. DESIGNER LES MAITRES…

La thématique retenue par FUSARO, qui a tout appris chez Carl Schmitt, devient clin d’œil chargé de malice. Il oriente les "esclaves" en direction des "maîtres" et dit qui ils sont. Il les montre assis sur la cloche du plomb thoramorphique, désigne l’identité de leur doctrine et fournit la clé du fonctionnement d’état de la contrainte bureaucratisée.

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En son temps, l’immense Julien FREUND (photo) visait les "hiérocrates"! C’est bien viser là où il faut, contre qui il faut.

Ne jamais oublier l’axiome freundien: c’est toujours l’ennemi qui désigne l’ennemi! Puisse alors cet ennemi souffrir de se voir rétro-désigné en ennemi et de se voir fracassé à l’asymétrie renversée…

FUSARO comme Carl SCHMITT sont des «Méta-MACHIAVEL»! Ils donnent à lire leur «mythologie politique». Les concepts totaux sont des mythes. Les mythes locutent des affects et des arcanes, des archétypes et des immixtions de la pensée et de la volonté des maîtres devant être reçues par les dominés.

Le théologique est évidemment assemblage mythologique derrière lequel œuvrent les cliques, les potentats invisibles, les théologiens. Les accents d’invisibilité, du règne de l’ombre, de façade à l’opaque donnent le théologique en authentique hyper fascisme. Il fait le vide. Tout est dépolitisé, sauf lui. C’est le parti unique, de doctrine unique, de totalitarisme unique. Il se lit comme désert unique, dieu unique, pensée unique, lobotomisation unique, vocabulaire unique, imaginaire unique, race unique, et bien sûr maîtres uniques du bloc d’idolâtrie unique.

La droite et la gauche y participent comme distributions théologiques et précipités du théologique dans l’instance de la politique.

Le cœur théorique se trouve dans le transfert théosophique depuis le Theos dans le profane. Dans la mesure où il s’impose de retenir en présupposition du Theos ses mythèmes de création du secondaire et de péché du primaire, il s’ensuit que le "bien" c’est la communion au mythe de la religion secondaire et "mal" ce qui s’ancre dans la religion primaire. Cette dernière aura précisément été expulsée du paradis théologiquement conquis. Elle se voit hyper-criminalisée en hyper-péché au commencement de la création du récit du livre. Dès lors "bien et mal" sont fixés, balisées, situés comme hyper-catégories du théologique. Elles fonctionnent à théonomie, laquelle régente la théodicée subséquente du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, enfin de la gauche et la droite. Hyper-éthisme, c’est hyper-fascisme toujours!

Jean-Jacques Rousseau a raison: c’est bien la "société divine" qui pollue, corrompt, acculture homo à la méchanceté du plus méchant de tous les dieux et de ses paroissiens, pas l’inverse.

Pis, tout le travail théologique de la conversion au pseudo-bien fait le mal. Il fait chuter homo dans une autre nature qui l’aliène, l’exploite et le possède. C’est précisément par la suppression du "toit métaphysique" (Arnold Gehlen) qu’est le primordial, que les peuples du Nord sont enjoints de se ranger au «contrat» théologique du régime de l’exception. Immanuel KANT l’aura dénoncé en «extorsion» frauduleuse sous promesse de "rédemption". Parce qu’il avait lu le Code civil: la mise en cage des peuples n’est pas dans le commerce. Le droit noahide n’est pas opposable aux peuples tiers. Ils n’ont pas à reconnaître « Noé » et ne sont « ses fils ». Bref, fraude à nouveau.

B. EGALITE INEGALITE POUR QUOI FAIRE ?

De là surgit le méta-débat de « l’égalité » et de « l’inégalité ».

FUSARO, homme de "gauche", demeure hanté par cette question. On peut le comprendre. Sauf que la question est pipée. À nouveau la théologie pollue. Nietzsche, rétablit la situation et inscrit la solution «par-delà le bien et le mal»: le mythème de l’égalité n’est que cet «étrange expédient mental» du travail hostilice à plein du théologique contre les peuples.

La performance du théologique est à lire dans l’accomplissement de sa vision du monde. Performance est «épitélésis», rites, processions, processus; performance est mise en état, mise en acte, mise en musique; performance, c’est installation du culte en culte-ture. En procède « l’égalité » dans le culte pour ceux qui cultent et "inégalité" de ceux qui sont hamlétisés, démonétisés, exclus de l’inclusion.

«La lutte des esclaves contre les maîtres» ne vise donc pas l’égalité politique, économique, juridique ou sociale mais la délivrance d’avec la théorie et la praxis d’encastrement dans le tout théologique. Les "convulsions" subséquentes opposent les camps : inégalité de la physis, de l’incréé, du primordial versus «égalité» à l’orbe techno-théologique du système secondaire. Ce que stigmatisent les marxiens, ce sont non pas tant les prébenderies, les prédations, les prises de la dictature de l’Angélinat, mais leur légalisation par le déguisement en "ordre naturel". Or ce qui est proclamé "naturel" ne l’est pas du tout. C’est mise au pas du « profane » ou du "naturale" aux "commandements" du théologique hors de sa juridiction. Inversion et contrefaçon, c’est à nouveau fraude du théologique qui inflige l’artifice d’une théo-rie thoratologique en téléologie de dispositif et de piraterie de la fragile théorie post socratique d’un impossible «droit naturel». Et en fait «lettre de course». De la sorte, le pirate devient corsaire; il n’est plus «ennemi du genre humain» mais ami du fric et du frac. Demeure le clivage sacrificiel entre sacrificateurs et sacrifiés.

L’inégalité n’est donc pas biologique mais d’abord appartenance spatiale : au camp du bien ou au camp du mal; à maîtres ou à esclaves; à élite ou à masse; à l’angélinat face au prolétariat criminalisé en « populisme ».

Il faut se résoudre à comprendre les concepts de «liberté-égalité-fraternité» théologiquement:

  • Etre "libre" c’est ramper et se soumettre aux commandements du livre des « maîtres » ; car « seul Dieu est libre »;
  • "égalité", c’est obligation à la « Rigueur », solidarité passive devant la Dette, dans les dettes, « progrès » de l’imposition théologique «dimière» (du dixième elle est passée au sextuple); l’égalité arithmétique et disciplinaire ajoute à la justice injuste par la soumission horizontale;
  • «fraternité» c’est le privilège du despotisme des maîtres: seuls les maîtres sont frères.

C . THEOLOGIE ECONOMIQUE

Jean-Jacques Rousseau et Fusaro dénoncent la cage d’acier. Homo vit dans les fers de la théologie.

Le camp marxien de rebondir et d’attaquer le dispositif de la cage et ses gardiens: le capitalisme.

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Ne nous méprenons pas: par capital, il faut entendre l’activité du travail théologique, «sous sa forme la plus pure», précise le penseur coréen Byung-Chul Han (photo), au culte global de l’économie théologique des maîtres. Ici on moissonne saintement grâce au mamaluprinzip. Selon Streeck, on fait même payer le prix du «temps acheté» par l’industrie de la dette. L’importation des "troupes de réserve" de la théologie "depuis les 4 coins de la terre" est encore vendue comme «une chance»… pour la théologie. Les théologiens de capitaliser la traite humanitaire en sacrificialité «parfaite».

Diego FUSARO relève avec acuité «la charge religieuse maximale» du dispositif. L’explosivité incendiaire de la "charge" est encore suraugmentée, écrit-il, dans la phase finissante de la sécularisation. Elle est l’acmé à "la splendeur de la religion du capital".

Le théologique doit s’entendre, en seconde ligne, comme théorie de la prise, doctrine du casse, technologie de la mise en "splendeur". La pléonexitude devient raison théologique et religion des associés à l’entreprise théocentrique. Le culte met les riches en culte! Les autres, adversaires, ennemis, pauvres en «esprit de profanie» mal-sainte, se voient ravalés en parti de l’impiété, de l’impureté, en "déchets" (Zigmunt Bauman).

C’est ainsi que le théologique se décline en théologie économique et dévoile sa nature anti systémique, sa dimension de réaction réactionnaire, son hostilité torve. Foin de «doux commerce»; hard theology.

Il est machine de production médiate et immédiate de « rapports de force concrets » à la fixation de son règne, au descellement du primaire, et à la concrétion de son «antithèse radicale». A preuve, le travail typiquement théologique de l’expérimentation théologique, c’est-à-dire l’activisme qui consiste à "façonner le monde selon les préceptes de la raison théologique". Les missionnaires de vaticiner au mensonge du «changer le monde» qui ne doit changer puisque fait à leur image et à leur ressemblance. Ce sont donc eux les ultraconservateurs du statu quo théologique et les bateleurs de la fraude à nouveau, encore et toujours !

Au particulier et depuis Clovis, la circulation des élites a lieu selon le modèle, la grille, la sélection de la "société des anges" (Emmanuele COCCIA - photo, ci-dessous).

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L’élu-tariat des managers ostensibles est strictement recruté, sélectionné, puis oint selon les procédures canoniques de l’inceste tribal: royauté dite de droit divin maison, «démocratie» théocratique paroissiale, dictature commissariale, commissionnaire, cybernétique (au choix des chocs de ceux qui choquent l’histoire).

Le mode demeure incontinent à la tyrannie de l’Angélinat: les dirigeants ainsi retenus de gouverner "au nom du peuple" mais pour compte de l’hyper-classe. De là, Terreur, Vengeance, Ressentiment, sous la tutelle du totem qui ne dit mot.

Alexandre Kojève cinglait à "imposture" pareil état d’"Etat". Cette mise en état de hachoir mental entre sainteté d’un côté et déchets de l’autre voudrait venir au soutien de "la validité de la dyade". Elle participe en effet de l’ordre méta-constitutionnel visibilisé de l’interrègne théotropique. La tyrannie de "république des valeurs" en est jactance spectaculaire. Le caractère et la vocation "aseptique" sert de boussole à l’hyper-discrimination entre "la part divine" et "la part maudite" à maudire (Georges Bataille). C’est la clé théologique de composition et de décomposition: sainteté versus abomination, «droite» contra «gauche»… comme nous verrons plus loin.

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Le théologique reste indécrottablement la matrice des « conflagrations asymétriques « (Reinhart KOSELLECK - photo). La veille fasciste de l’hyper-fascisme théologique est au permaculte de la traque des boucs émissaires qui disent non à la politicoclastie. Ce ne sont pas les enfants de Noé et d’Abram, mais de PAN et de DIONYSIOS. L’atmosphère pue encore l’essence – carburant des « buissons ardents » de sorcellaire mémoire.

Es kann also kein richtiges Leben im theologischem Leben geben ! Il ne peut y avoir de vraie vie dont le tout faux théologique ! Merde à Adorno …..

Voici que surgit le « clivage gauche-droite »

IV. DU CLIVAGE EPITHEOLOGIQUE DROITE-GAUCHE, GAUCHE-DROITE

Il est fascinant de lire Fusaro originer sa "gauche" en dérivations du théologique et de créditer sa "droite" en résidus de la « réaction » réactionnaire à la mise au pas thoratologique .

Sauf que c’est l’inverse: gauche urbaine n’est pas gauche ésotérique; droite spectacle n’est pas droite théologique.

A. Le piège du clivage est grand ouvert.

La « société ouverte » c’est çà.

La méta-théologie a réussi le tour de force d’avoir inversé gauche et droite théologiques dans l’orbe profane politicien. Aussi ce qui est dit de gauche est au vrai, droite, et ce qui est dit droite veut dire gauche. Lisons et méditons le Zohar. Tout y est écrit !

Il y a donc deux constellations représentant deux blocs de fonctions, de missions et d’états inconciliables :

  • la droite théologique, c’est le patriarchat thorato-biblique, le «côté pur»; elle est incarnée et spectacularisée par la gauche profane; c’est elle qui décide de la conformité métapolitique, métaculturelle et métacognitive en tout, sur tout, contre tout, par tous ; Fusaro écrit exactement qu’elle est la « gardienne de l’ordre théonomique » et le « parti qui aspire à corriger «le mal de l’inégalité» entre les hommes «devant la dogmatique théurgique»;
  • la gauche théologique est en revanche ce qui est mis à la péjoration en "droite" dans le profane; ce sera le «côté impur», le divin féminin, le matriarchique; elle est soumise de plein droit divin à la « Rigueur » du conditionnement théonomique, donc au plan hyper-éthiste global «voulu» par les ingénieurs et mécaniciens portant le maillot du dieu; ici on subit la construction socialo-théologique, le temps théocratique, le tempo théocratique, les rapports de « belligérence », l’inimitié comme horizon indépassable, le normativisme enragé au commandement et à l’obéissance aux commandements, la Décision théosophique de Jalousie, l’hyper-culpabilisation du theologus hominorum,

Singulière construction mentale de métempsychose accidentée, "l’invention de Dieu" (Thomas Römer) déconne et dragonne. Sa création est fausse monnaie, mensonge, casse historique.

L’ennemi qui désigne l’ennemi se désigne lui-même dans une furieuse opération croisée. Il donne à maudire la part divine de sa droite et à louer la part maudite à sa gauche. Il ne faut pas s’étonner alors qu’homo sapiens sapiens aura fini par exterminer 32 espèces hominides sur 34 (Jean-Jacques Hublin). L’inversion et le renversement aboutissent nécessairement à extermination (Zohar I 205b et 251b, Zohar II163a, Zohar III109b et 127b). La sainteté est saloperie à l’analyse; le théologique, c’est au vrai la "bête immonde" de Bertolt Brecht.

Le théologique fixe et entretient ce nouvel abcès de fraude massive. Pas étonnant que les patriciens de la gauche alimentaire ne s’y retrouvent plus dans leur catéchèse…

Il conviendra d’infliger aux « tricksters "l’objection héraldique":

  • la gauche urbaine exotérique, c’est la droite cabbale de la rigueur divine;
  • la droite civile, outragée, abominée, démonologisée, c’est la gauche de résistance et de reconquète,

L’hyper-rectification opère fantastique bascule de l’asymétrie de départ en asymétrie d’arrivée: l’ennemi doit commuter en victime de fraude; le fraudeur doit valser.

La plus fabuleuse plus-value numineuse doit advenir!

La substitution de qualité doit ouvrir la voie à la main gauche et à la puissance élevée au carré (P2).

B. L’actualité de la pensée de Fusaro invite à conjuguer "l’existant" en fausse équation d’une vraie asymétrie et en vraie bagarre «"grammaticale de la mise en mal".

Dans ce cadre, nous savons désormais que « mal » est provenance, origine, situs dans le combat des gens du dieu unique pour qu’il soit l’unique à la « fin des temps » de l’histoire de la cabbalocène (syndrôme du monothéisme).

Il importe de récuser le forçage "sur le plan immanent horizontal" de la technologie théologique et de la "liturgie conflagrationnelle droite -gauche".

Il s’impose de dire non à ce « clivage «qui se veut l’ultima regula des modernes» et à l’inversionnite selon l’inversionary principle (scripsit l’amora Mordecai M. Kaplan).

La défense légitime oblige à les culbuter, les renverser, les inverser, à les annuler surtout parce qu’ils sont frauduleux.

Parce que "l’esprit théologique est capacité d’exercer la dictature" (Walter Benjamin), il nous est fait obligation de bousculer et l’axialité de l’inversion et la colonisation par l’inversion.

Cette hyper-triche anthropocénique avère l’hyper fascisme global et appelle au soulèvement contre la théocratie planétaire.  

L’opération de création laissera au final le parti de la fraude et le parti qui a compris la fraude.

V. TOUT EST FAUX EN THEOLOGIE

Tout est faux en théologie; qui agit, pense, exécute théologiquement, trompe.

Les choses incomplètes ne peuvent subsister, pérore- t-on en face (Zohar III 296a). Alors permutons, expulsons, contre-anathémisons.

A. Julien Freund nous apprend que la théorie théologique contient les éléments de sa propre contestation. La faille est ici monstrueuse: la jalousie, matrice de la fraude, fait vices, malices, sévices. Jamais vérité, toujours méthode de fausseté; raison-déraison encapsulée dans l’affect; archétypothéie de la rage.

Toute pensée encapsulée en fraude est problématique et doit être repensée dans ses présupposés de fraude.

Toute réponse fixée dans le concept « Dieu » est impertinente. Elle trace la jalousie réactionnaire en machination de fraude.

Il s’agit alors d’ouvrir la conscience historique à la détermination par la bonne question, puis de révoquer la logique de propositions du roman de fraude.

L’histoire est hachoir mental du principe d’incomplétude. C’est elle qui rend absurde «le mode bi- composé de saint Sancho» (Karl Marx).

B. Le vrai du théologique c’est sa fraude.

Carl Schmitt soutenait que « Progrès » n’est que progrès de la Prise, par la prise et dans la prise (prendre, conquérir, saisir; nemein; nomos).

J’ajoute que « Progrès » c’est l’entreprise du développement de la Fraude et le théologique, c’est la loi du développement de la fraude. Théosophie, théurgie, théonomie, tout est fraude !

Soyons les Hyper-Antifascistes qui se dressent contre le «Führerprinzip» au dieu jaloux, l’hyper-grammaire de dévastation, la super-timonerie des enragés du théologique.

C. En théologie, tout tient à sa causalité. Il suffit de débusquer, de démasquer, de pointer cette causalité frauduleuse pour que tout se renverse, s’inverse, s’effondre. Il suffit de doxanalyser la jalousie causale de fraude pour que l’effet de supernova opère.

Hyper-rinçage en déluge du nouveau genre. Liquidation des pseudo-valeurs en non-valeurs. Hyper-désert du dézinguage par la fraude .

Renversons l’ordre du renversement ! Désobéissons à la théonomie ! Faisons dorénavant l’inverse et le contraire de ce que le théologique pérore et inflige, dit et fait, veut et impose ; ce sera faire le Nouveau Bien

D. Carl Schmitt aura su pointer l’incompatibilité du système secondaire d’avec le tragique. « L’essence du tragique, écrit-il, réside précisément en ce qu’elle est insusceptible de s’incorporer au secondaire « (Hamlet oder Hekuba,1985, p 71).

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Le Nouveau Bien hétérotopique est tragique. Il se love dans le tragique. Il est hétérotélique, paradoxe des conséquences, énantiodromie. La Négation de la négation qui devient Affirmation du Contraire constitue l’hyper-défi du scandalon impensé et constitutionnalise l’invalidité du théologique.

Le Contre-Katechon tient là sa « critique indigène » (David Graeber) contre les « maîtres » et leur doctrine du théologique.

La planète terre est ronde, elle tourne en boule et révulse tout ce qui est fourbe, courbe, oblique; ce qui est faux, frauduleux, mensonge, imposture, usurpartion, piraterie.

E. Diego Fusaro se pose comme ce nouveau « réactionnaire de gauche », ce super turbo-contre-catéchonte, ce maître de la catéconcie du catechon qui précipite l’expulsion du drame théologique et accélère la clôture de l’ère de Fraude par l’exception de fraude: Fraus omnia corrumpit, la fraude corrompt tout !

F. Hyper-fondamentalement enfin, Fusaro se sera convaincu qu’une Alternative au théologique et à son capitalisme existe.

Il l’initialise, l’actualise et la dresse en hyper-théorie pivotale.

Pareille Affirmation de nouvelle synthèse asymétrique convoque au triomphe .

Le monde vu dans une nouvelle théorie est un monde différend.

Vive l’hyper-gauche !

Jean-Louis FEUERBACH

jeudi, 26 juin 2025

Le philosophe français Marcel Gauchet voit le progressisme se déliter en un autoritarisme technocratique

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Le philosophe français Marcel Gauchet voit le progressisme se déliter en un autoritarisme technocratique

Peter W. Logghe

Source: https://www.facebook.com/peter.logghe.94

Marcel Gauchet, né en 1946, est considéré en France comme l’un des penseurs les plus stimulants de notre époque. D’après Wikipedia, son œuvre révèle une vision aiguë des enjeux tels que les conséquences politiques de l’individualisme dominant, la relation entre religion et démocratie, et les dilemmes de la mondialisation. Dans son récent essai Le Noeud démocratique, il tire une fois de plus la sonnette d’alarme, car la démocratie occidentale risque de se transformer en un autoritarisme éclairé, refusant d’écouter la voix du peuple.

Gauchet part de la définition classique de la démocratie, avec la souveraineté populaire comme fondement. Une souveraineté qui se manifeste lors des élections. Mais ce principe se voit concurrencé par une démocratie dirigée par des juges, où les décisions politiques sont filtrées ou même dictées par des décisions judiciaires. Sous prétexte de protéger les droits fondamentaux, on marginalise, par voie judiciaire, des majorités électorales, soupçonnées de basculer dans le « populisme ». Une caste judiciaire est ainsi placée au-dessus de la légitimité du peuple.

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Les figures politiques dérangeantes sont éliminées — le débat démocratique disparaît.

De la Roumanie à l’Allemagne, en passant par la France et les États-Unis, on observe l'émergence d'une certaine logique: les tribunaux sont utilisés pour neutraliser les figures politiques qui dérangent l’établissement. Trump, Marine Le Pen ou Weigel: des pans entiers de l’électorat sont effacés, en invoquant toutes sortes de raisons techniques. Le philosophe Marcel Gauchet estime que cette manière rend impossible tout débat démocratique sur des thèmes comme l’immigration, la sécurité ou la souveraineté nationale. Ce n’est pas une renaissance démocratique, mais le symptôme d’une démocratie qui a peur de son propre peuple, de ses propres électeurs.

La démocratie moderne est dominée, selon l’auteur, par un individualisme démesuré, au point que sa dimension collective — et, en lien, l’intérêt général — disparaissent totalement du radar. Le lien entre droits fondamentaux et volonté du peuple s’efface. Les élites technocratiques refusent toute remise en question de leur vision du progrès. Si le peuple s’écarte de cette ligne, il est considéré comme une anomalie qu’il faut corriger, voire exclure totalement du processus décisionnel.

Gauchet lance une nouveau cri d’alarme, et il est une voix très crédible en France. Mais les élites technocratiques et progressistes l'écouteront-elles ?

mercredi, 25 juin 2025

La fin de la prétendue suprématie morale de l'Occident

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La fin de la prétendue suprématie morale de l'Occident

par Andrea Zhok 

Source : Andrea Zhok & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/91803

Alors que la tension monte au Moyen-Orient et que la possibilité d'une guerre totale, sans exclusion de coups inédits, devient de plus en plus réaliste, une réflexion culturelle d'ordre général pourrait sembler hors de propos, mais je pense qu'elle est néanmoins utile pour évaluer les développements à long terme.

Dans tous les principaux conflits en cours, nous assistons à une configuration oppositionnelle assez nette, avec peu de cas ambigus: la ligne de démarcation oppositionnelle est celle où un Occident, culturellement hégémonisé par les États-Unis d'Amérique, s'oppose à tous ceux qui ne sont pas directement ou indirectement soumis à lui.

Il s'agit donc d'une opposition franche le long des LIGNES DE POUVOIR, dans laquelle un « empire » consolidé s'oppose à d'autres pôles de pouvoir influents mais non soumis (Russie, Chine, Iran, etc.).

Mais tout pouvoir a toujours besoin d'une COUVERTURE IDÉOLOGIQUE, car tout pouvoir nécessite un certain degré d'adhésion généralisée de ses subordonnés: le pouvoir ne peut s'exercer sous forme de contrôle et de répression que jusqu'à un certain point, mais pour la grande majorité de la population, une adhésion idéologique générale doit prévaloir.

La couverture idéologique des pôles de résistance anti-occidentale est variée. À l'exception d'une certaine méfiance générale à l'égard de l'idée d'un « marché autorégulé », il n'y a pas d'idéologie commune entre la Chine, la Russie, l'Iran, le Venezuela, la Corée du Nord, l'Afrique du Sud, etc. Leur seule « idéologie » commune est le désir de pouvoir se développer de manière autonome, sur une base régionale, selon leurs propres lignes de développement culturel, sans ingérence extérieure. Cela ne fait pas nécessairement d'eux des porte-drapeaux de la paix, car il existe toujours des divergences de projet, même au niveau des relations régionales, mais cela rend néanmoins tous ces blocs réfractaires aux projections agressives et mondiales.

Cela représente une limite en termes de projection pure et simple de puissance par rapport au « bloc occidental » qui, dans le cadre de l'OTAN ou non, continue d'agir de manière concertée dans tous les scénarios conflictuels. Tout comme en Ukraine, la Russie affronte de fait les forces de l'Occident unifié, même si c'est indirectement, il en va de même pour l'Iran ces jours-ci (des fournitures militaires en provenance d'Allemagne, ainsi que des États-Unis, viennent d'arriver en Israël). En revanche, les alliances et les liens de soutien mutuel entre les blocs de la « résistance anti-occidentale » sont beaucoup plus occasionnels, éventuellement avec des accords bilatéraux limités.

La supériorité de la coordination occidentale dans l'usage de la force va toutefois de pair avec un autre processus, éminemment culturel, dont nous avons du mal à prendre conscience depuis l'intérieur même de l'Occident. Pendant longtemps, l'Occident post-lumières s'est présenté au monde et à lui-même comme l'incarnation d'une rationalité universaliste, d'une légalité internationale, de droits généralement étendus à tous les humains. La lecture opposée à l'Occident comme seul lieu de la raison et du droit, lequel se profile par opposition à la « jungle » que serait le reste du monde où prévaudraient la violence et l'abus de pouvoir, est encore aujourd'hui un élément standard de l'endoctrinement occidental: on la retrouve partout, des journaux aux manuels scolaires.

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La situation paradoxale est que le seul élément vraiment fondamental pour l'unité idéologique de l'Occident n'a rien à voir avec la raison ou le droit, mais tout à voir avec l'idée de légitimation conférée par la FORCE. L'idéologie réelle de l'Occident est forgée d'une part sur l'idée de la force anonyme des capitaux, qui s'exprime par exemple à travers les mécanismes d'endettement international, et d'autre part sur l'idée de la force industrielle et militaire, justifiée comme le gendarme nécessaire pour « faire respecter les contrats » et « faire payer les dettes ».

Le paradoxe de la situation réside dans le fait que l'Occident se présente au reste du monde, mais aussi en son sein, sous une forme qui ne peut être qualifiée que de MENTALEMENT DISSOCIÉE.

D'une part, il se présente comme le défenseur des faibles, des opprimés, comme le gardien mondial des droits de l'homme, comme le protecteur sévère des libertés, comme l'incarnation d'une justice aux prétentions universelles.

Et d'autre part, il adopte constamment des doubles standards scandaleux (« ce sont peut-être des fils de pute, mais ce sont nos fils de pute »), rompt les promesses faites (voir l'avancée de l'OTAN vers l'est), fomente des changements de régime (liste interminable), ment internationalement sans pudeur et sans jamais s'excuser (la fiole de Powell), utilise la diplomatie pour faire baisser la garde de l'adversaire et ensuite le frapper (négociations de Trump avec l'Iran), exerce également en interne toutes les formes de surveillance et de répression qu'il juge utiles (mais toujours « pour une bonne cause »), etc. etc.

Ce qui est à la fois terrible et déstabilisant, c'est que nous avons tellement intériorisé cette forme de « double pensée » que nous pouvons continuer à tenir un discours public délirant selon lequel, pour permettre aux femmes iraniennes de se promener tranquillement les cheveux au vent, il est raisonnable de bombarder leurs villes. Ou bien il est sensé, et on ne perçoit aucun double standard, de justifier qu'un pays rempli de bombes atomiques clandestines en bombarde préventivement un autre pour éviter que, tôt ou tard, ce dernier en possède également.

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Le véritable grand problème que l'Occident paiera dans les décennies à venir est que toute la grande tradition culturelle occidentale, son rationalisme, son universalisme, son appel à la justice, à la loi, etc. s'est révélée, à l'épreuve de l'histoire, être purement et simplement du vent, des masques, de la verbosité, tous incapables de construire une civilisation où l'on peut se fier à la parole.

De l'extérieur de cette tradition même, on ne peut que parvenir à une conclusion simple: toutes nos belles paroles de garçons bien élevés, nos appels à la rigueur scientifique, à la vérité, à la raison, à la justice universelle, ne valent finalement pas l'air chaud avec lequel elles sont prononcées. Ce ne sont que des couvertures pour l'exercice de la Force (l'« Ideenkleid » marxiste).

Nous avons beau nous efforcer de dire que cela n'a pas toujours été ainsi, que ce n'est pas nécessairement ainsi, notre perte de crédibilité vis-à-vis du reste du monde est colossale et difficilement récupérable (elle ne pourrait l'être que si ces appels à la raison et à la justice démontraient qu'ils ont les rênes du pouvoir dans les démocraties libérales occidentales, mais nous sommes à des années-lumière de cette perspective).

lundi, 23 juin 2025

Réflexions sur la souveraineté, la main gauche et les machines de guerre

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Réflexions sur la souveraineté, la main gauche et les machines de guerre

Juan Gabriel Caro Riviera

La souveraineté a deux facettes : l'une chaotique et guerrière, l'autre ordonnée et législative. De Mitra-Varuna à Romulus-Numa, l'histoire montre comment les sociétés oscillent entre l'élan dionysiaque de la conquête et la stabilité apollinienne de la loi. En explorant les mythes indo-européens et l'oeuvre de penseurs tels que Dumézil, Evola et Deleuze, Juan G. C. Riviera enquête sur les « machines de guerre » qui défient l'État et propose une relecture de la tradition pour faire face à la stagnation moderne.

A22074.JPGDans son ouvrage sur Mitra-Varuna, Georges Dumézil établit que la souveraineté a deux facettes : l'une anarchique, l'autre législative. Les dieux indo-européens vont toujours par paires et représentent les deux facettes de la souveraineté: Mitra-Varuna, Odin-Týr, Mars-Jupiter, etc. D'un côté, nous avons le dieu guerrier, chef des batailles, des armes, des voyages et de la mort, et de l'autre, le dieu des lois, des contrats, du nomos et des limites.

Les premiers sont les dieux dont la fonction est le conflit et autour desquels s'organisent les ligues masculines conquérantes (Mannerbünde) qui, par le biais de rituels statiques, de l'usage de drogues et d'activités militaires, se constituent en bandes armées qui établissent leur domination sur un temps et un lieu déterminés. Lorsque ces bandes anarchiques parachèvent leurs conquêtes, des pactes sont établis qui norment la terre, délimitent l'espace et segmentent le monde pour l'organiser. Cette deuxième étape est dominée par les dieux dont la souveraineté s'exprime à travers le nomos, la loi, et qui établissent une certaine tradition basée sur les coutumes et la morale particulières des habitants d'un lieu.

Selon Dumézil, ce schéma se retrouve chez les hindous et la division entre les ghandarvas et les brahmanes ou chez les Romains dans leur division entre Lupercalia et Flamins. Dans la tradition hindoue, les ghandarvas sont des guerriers sans loi qui mangent de la viande, consomment des drogues et font des choses que les brahmanes ont l'interdiction de faire en raison des lois strictes imposées à leur caste. Il en allait de même pour les Lupercales romaines, qui étaient en quelque sorte une représentation anarchique de la fondation de Rome et qui ont progressivement perdu leur place jusqu'à être réduites à une fête et à un culte de la fertilité.

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Dans le cas de Rome, la différence entre les Lupercales et les Flamines est établie dans l'histoire de la fondation de la ville par le duo Romulus-Numa. Romulus est le fils d'une louve, un chef guerrier qui rassemble autour de lui des bandits, des voleurs et des criminels pour établir les limites de Rome. Romulus tue son frère, enlève des femmes sabines pour obtenir des épouses pour ses hommes et mène toutes sortes d'expéditions militaires pour piller la région environnante. Après la mort de Romulus, Numa prend sa place, étant tout le contraire du premier. Contrairement à Romulus, Numa rédige des lois, organise l'espace de la ville, distribue des terres, enseigne le culte des dieux, établit le calendrier et fixe les directives de la vie civique. Romulus est représenté comme un jeune homme, tandis que Numa est représenté comme un vieil homme.

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Dans ces exemples mythiques et historiques, nous pouvons trouver les deux fonctions de la souveraineté: l'une basée sur la partie maudite, la transgression et l'ouverture (Georges Bataille) et l'autre basée sur l'état d'exception, l'ordre et la fermeture (Carl Schmitt). La première est ce que nous pourrions appeler la voie dionysiaque et la seconde, une forme apollinienne. Ces deux aspects de la souveraineté sont complémentaires et ne peuvent être considérés comme opposés l'un à l'autre. En fait, on pourrait dire qu'ils se produisent en grande partie en parallèle, et que chaque société oscille entre les deux pôles. Toute société passe par une période de fermeture, de hiérarchie, de tension et d'ordre, mais aussi par une période d'ouverture, de déstructuration, de relâchement et de désordre.

On pourrait dire que les dieux et les chefs militaires, réunis autour des ligues masculines (Mannerbünde), sont les représentants de la Main gauche, tandis que les dieux législatifs et contractuels sont les représentants de la Main droite. Ce qui est interdit aux adeptes de la Main droite est permis aux adeptes de la Main gauche. La seule façon de rétablir un monde traditionnel, à une époque où tous les éléments qui ont rendu possible la Main droite ont disparu, est précisément d'aborder les fondements de la Main gauche et d'éveiller nos facultés dionysiaques atrophiées par la civilisation contemporaine.

Ces réflexions ont sans aucun doute inspiré de nombreux grands chercheurs et penseurs du 20ème siècle, tels que Julius Evola et Mircea Eliade, qui ont tenté de reconstruire les rituels chamaniques des anciennes ligues masculines indo-européennes avec leurs cultes du loup, leurs guerriers vêtus de peaux d'animaux qui se transformaient en ceux-ci et l'utilisation de masses guerrières et de techniques de guerre inspirées par le comportement de ces différentes espèces d'animaux. Le mythe de Zalmoxis, étudié par Eliade, montre que les anciens Romains, les Daces et les Mongols se considéraient comme les descendants des loups. Zalmoxis, le Hercule dace, était aussi un représentant de ces rites chamaniques.

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En ce sens, les Mannerbünde et leurs défenseurs (Evola, Blüher, Wikander, Höfler, Eliade et autres) voulaient revenir à la religion originelle des Indo-Européens, qui était basée sur un culte dont les principales caractéristiques sont la vénération des morts, les festivals sacrificiels orgiaques, le lien avec les organisations martiales et une attitude positive envers les forces obscures et démoniaques de la vie, où ses adeptes utilisaient une masse et combattaient au corps à corps avec des animaux sauvages. Les Ghandarvas hindous, les Maruts iraniens, les centaures grecs et les Berserkers nordiques sont des exemples de ces confréries masculines.

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On peut certainement affirmer ce qui suit: tandis que dans la tradition du Sud (l'hindoue, la grecque, la romaine, etc.), le culte des dieux législateurs a fini par prédominer, dans la tradition du Nord, le culte des dieux anarchiques tels qu'Odin a perduré beaucoup plus longtemps et les confréries masculines ont joué un rôle important jusqu'à une période historique avancée. Cependant, on peut dire que la Voie de la Main Gauche ne s'est jamais totalement établie dans les sociétés du Sud, mais le fait que des cultes tels que ceux de Dionysos et de Shiva aient toujours refait surface en est la preuve a contrario. Il en va de même pour d'autres traditions.

Il est intéressant de noter que des auteurs postmodernes tels que Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, consacrent un chapitre entier à l'analyse de Mitra-Varuna par Dumézil, intitulé « Traité de nomadologie : la machine de guerre ». Deleuze et Guattari soutiennent que les dieux indo-européens tels que Mitra et Varuna ne contrôlent pas leurs propres machines de guerre (leurs guerriers), mais ont tendance à conclure des pactes avec des guerriers indépendants et indomptables, tels qu'Indra, qui ont leurs propres lois et règles. Les guerriers sont indépendants des pactes et des rites promus par les dieux anarchiques et législatifs et établissent des relations avec ces derniers pour différentes raisons. Le guerrier Indra peut libérer des individus asservis par des dettes et établir ses propres lois selon ses idées.

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La machine de guerre est extérieure à l'État et aux lois les plus strictes de la civilisation. Alors que le Dieu législateur ordonne et organise le monde pour attribuer à chaque personne sa place, la machine de guerre est nomade et en mouvement constant. Deleuze et Guattari considèrent que la science de l'État est la science de l'immobilité, du lourd, du macro, tandis que la science de la machine de guerre est la science du mouvement, du pouvoir et des forces agissantes. Ici, Deleuze et Guattari s'inspirent largement des idées de Nietzsche et considèrent les conquêtes mongoles, l'expansion de l'islam et les constructeurs de cathédrales gothiques comme différentes incarnations de cette « science mineure » nomade basée sur la force et le mouvement.

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En ce sens, l'anthropologie anarchique de Pierre Clastres et la nomadologie de Deleuze-Guattari constituent une analyse intéressante des ligues masculines et des machines de guerre politiques. Les ligues masculines ne sont pas nécessairement identifiées à l'État, même si dans certains cas, les rois ou les empereurs sont issus de ligues masculines. Dans certains cas, ces ligues masculines deviennent la garde qui protège le roi de ses ennemis, mais elles peuvent aussi être les principales instigatrices de guerres civiles. Lorsque les machines de guerre sont interdites et persécutées par l'État, elles peuvent finir par devenir des gangs criminels, voire terroristes, qui attaquent les formations ordonnées par l'État.

De ce point de vue, nous pouvons dire que notre objectif actuel doit être de faire revivre les machines de guerre comme moyen de détruire le monde moderne, en unissant le prémoderne et le postmoderne, l'archaïque et le futur. Promouvoir la figure du héros tragique, qui affronte son destin, est le seul moyen de mettre fin à la stagnation actuelle.

jeudi, 19 juin 2025

La philosophie d'Héraclite, penseur politique et mystique

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La philosophie d'Héraclite, penseur politique et mystique

À propos d'un essai de Filippo Venturini « Tout dirige la foudre. Héraclite : politicien et mystique » (il Cerchio)

par Giovanni Sessa

Source: https://www.barbadillo.it/121777-il-pensiero-di-eraclito-... 

Filippo Venturini « Tout dirige la foudre. Héraclite : politicien et mystique » (il Cerchio)

Eraclito-350x490.jpgFilippo Venturini est connu pour plusieurs publications importantes sur le thème de l'archéologie. Chercheur depuis toujours intéressé par la pensée antique, en particulier la philosophie présocratique, il vient de publier une étude intéressante sur Héraclite, Tout dirige la foudre. Héraclite : politicien et mystique, disponible en librairie aux éditions il Cerchio (pour commander : info@ilcerchio.it.

L'essai se termine par un recueil de fragments du penseur d'Éphèse dans l'édition Diels-Kranz, dont l'auteur fournit, dans plusieurs cas, une traduction critique et alternative, accompagnée de commentaires tout à fait pertinents et partageables sur les paroles d'Héraclite.

Dès les premières pages, l'ouvrage montre clairement que Venturini a acquis une connaissance hors du commun, tant des textes du philosophe «obscur» que de la littérature exégétique la plus reconnue sur le sujet. Le livre est divisé en trois chapitres: dans le premier, l'essayiste traite de l'inspiration politique qui caractérise la vision du monde de l'aristocrate grec; dans le deuxième, il aborde les complexes théoriques les plus significatifs de la spéculation du philosophe; enfin, dans la troisième partie, il présente la fin tragique d'Héraclite, l'interprétant comme la conséquence inévitable de l'inactualité politique des thèses du grand présocratique.

Au début du texte, Venturini, s'appuyant sur l'enseignement de Nietzsche, souligne que les Grecs, dans leur tradition, ont également accueilli des visions exotiques venues d'Orient, les ré-élaborant de manière originale, à la lumière de l'ethos hellénique. Il soutient en particulier que « Héraclite est un penseur [...] politique, au sens le plus large et le plus complet du terme [...] un penseur de la polis, un penseur communautaire » (p. 8). Sa philosophie est liée, compte tenu de son héritage noble, au contexte mythique de la culture religieuse polyadique. Dans sa vie et dans ses fragments, on voit clairement émerger les deux tendances fondamentales qui, selon Colli, ont donné naissance à la culture hellénique: la propension mystico-dionysiaque et la tension apollinienne-politique, cette dernière visant à donner une « forme » au chaos conflictuel de la vie.

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Il fut personnellement impliqué dans la vie d'Éphèse, soutenant la tentative politique d'Hermodore. Sa conception anti-dualiste et relationnelle des opposés, selon l'enseignement de Théognis, l'amena à interpréter le polemos qui régnait dans la polis comme un symptôme de ce qui se passe dans la physis. Venturini, avec Gadamer, estime que les références constantes à la phronesis, « vertu, raisonnabilité de l'action », présentes dans les fragments, attestent clairement le caractère éminemment pratique de la pensée de l'Éphésien. Héraclite pensait, comme les autres sages helléniques, que la physis était en harmonie avec la politeia, la «constitution». La dimension « démocratique », au sens grec du terme, relevée chez Héraclite par Preve, ne contredit pas l'esprit aristocratique du penseur: suite à l'échec du projet d'Hermodore, sa nature noble l'amena à mépriser les masses, désormais insensibles à toute politique anagogique.

L'intégrité du cosmos et de la polis était, à ce moment historique, menacée: « par les forces contraires et centrifuges de l'égoïsme des individus et des factions, générées par la soif de richesse » (p. 10). L'irruption de la monnaie dans le monde grec avait produit l'eris, corrompant une partie importante de l'aristocratie elle-même. À l'atomisme social dont étaient porteurs les nouvelles classes ploutocratiques émergentes, Héraclite opposa, avec une puissance théorique inhabituelle, la structure organique du cosmos, compris comme un espace ordonné par des lois.

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Il aurait voulu, par cette référence à la vision aurorale hellénique, « réveiller » les inconscients, les « endormis ». Les hommes sont un moment de l'harmonie cosmique dont parle le fr. 30 : « dont l'essence est le scintillement perpétuel de la lumière (physis) dans l'obscurité qui l'entoure » (p. 11). La lumière met en évidence les « éléments » qui constituent le réel, à travers les metra, l'espace et le temps. À cette progression naturelle, l'homme correspond par la vue, le « voir », qui dévoile l'aphanes, l'harmonie de toutes choses, dont parle le fr. 54. Heidegger a souligné que cette harmonie «discrète» est «quelque chose que l'on a constamment sous les yeux, mais dont on n'est pas conscient» (p. 11). Celui qui saisit cette conscience atteint l'origine, le principe, la coincidentia oppositorum, au-delà de la logique diairetique de l'identité. Pour y parvenir, il faut « se connaître soi-même », contrôler les pulsions catagogiques qui nous constituent pourtant. Héraclite et les Grecs ne connaissaient pas la « métaphysique », ils savaient que l'un ne se donne que dans le multiple et que « l'au-delà », si l'on veut utiliser ce terme, vit dans l'«ici et le maintenant» de l'éternel présent, dans la conjonction du kairos et de l'aion, dans la mémoire communautaire de la polis. Colli soutenait que cette instance cognitive est une «expérience vécue» non communicable, en tant que contact avec le fond abyssal de la vie, à la fois merveilleux et tragique.

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Politique et mystique coïncident chez Héraclite: la polis témoigne de l'unité du fini et de l'infini, elle permet de voir « l'unité du tout et la compétition entre les opposés » ( p. 14), comme le montre le fragment 53.  En raison de la déception subie à la suite de l'échec du projet d'Hermodore, Héraclite s'est plongé dans la nature sauvage, s'est adonné au « vagabondage ». Ce n'était pas, commente Venturini,  un choix anti-politique, mais un témoignage extrême de la vocation mystico-politique, qui est authentiquement hellénique. Dans les forêts, Héraclite « vécut », comme le savait Bruno, le sens ultime du mythe d'Actéon, il saisit l'unité du sujet et de l'objet: tout est dynamis, possibilité-puissance-liberté. Le cliché scolaire qui présente Héraclite « pleurant » doit donc être renversé pour en faire un Heraclitus ridens. Héraclite est le philosophe du seuil qui unit le temps et l'éternité, c'est pourquoi les Éphésiens vénéraient ses restes mortels. Le philosophe s'est dépensé sans compter pour enseigner à ses concitoyens que la vie nue ne peut être aimée et vécue que dans la polis ordonnée, transcription des rythmes de la physis.

Filippo Venturini, Tutto dirige la folgore. Eraclito: politico e mistico, il Cerchio, pp. 187, 24,00 euros