mercredi, 09 février 2022
La nation, socle d'éternité à travers les générations (J. G. Fichte)
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samedi, 05 février 2022
Robert Stark et le centre radical
Robert Stark et le centre radical
par Joakim Andersen
Source: https://motpol.nu/oskorei/2022/01/21/robert-stark-och-den-radikala-mitten/
La droite alternative, l'Alt-Right, devrait être familière à la plupart des gens qui nous lisent, la gauche alternative naissante a été étouffée dans l'œuf lorsque Trump a associé de manière désobligeante mais incorrecte le terme à l'AFA. Moins connu est le phénomène qui a été baptisé "alt-center" et "radical centrism" dans le monde anglophone, peut-être mieux traduit en anglais par "the radical middle" (malgré les mérites évidents de "alt-mitten"). Un représentant intéressant du phénomène, et ce, à bien des égards, est le penseur et écrivain californien Robert Stark. Les écrits de Stark peuvent se trouver sur son Substack et offrent souvent des perspectives et des informations rafraîchissantes. Il a écrit de manière intelligente sur tout, de la rémunération des citoyens et de l'enclavisme à la xénophobie anti-blanche et à la politique d'indépendance de la Californie.
Stark a décrit le centre radical dans des textes tels que A Proposal for a New Alt-Center : Philosophy & Policy, The Alt-Center Revisited, et Alt-Center Lexicon. Plutôt que d'être défini comme un populiste, il est décrit comme le porte-paroles du "contre-élitisme comme voie vers le pouvoir" ; plutôt qu'un mélange d'idées de droite et de gauche, il souligne l'importance de les ancrer dans des "principes fondamentaux à ne pas perdre".
Ces valeurs fondamentales recoupent largement celles de la droite, notamment une "vision droitière/réaliste de la nature humaine qui est tribale et hiérarchique, et non égalitaire". Stark note que "l'on peut adhérer à certaines politiques de gauche mais seulement si l'on rejette le cadre philosophique de la gauche, notamment l'égalitarisme et l'autonomie individuelle radicale". Il fait penser à Burnham et à la tradition machiavélique des idées antilibérales du type "les alter-centristes, comme l'extrême gauche et l'extrême droite, comprennent cette dialectique du pouvoir et doivent travailler sur les moyens de mieux la gérer pour éviter les abus de pouvoir" et "le tribalisme est nécessaire pour protéger les libertés civiles, car une autonomie individuelle radicale rend vulnérable ceux qui comprennent la dynamique du pouvoir". Une description plutôt simpliste du centre radical pourrait être qu'il part d'une vision du monde qui recoupe celle de la droite, mais qu'il est plus ouvert à des solutions qui recoupent celles de la gauche.
L'intérêt que suscite la politique centriste radicale, malgré le nombre limité de ses protagonistes à l'heure actuelle, est fortement lié à la politique des classes et des castes. Le conflit entre les "gens ordinaires" d'une part et les "élites" et certaines couches moyennes d'autre part traverse particulièrement les groupes de souche européenne aux Etats-Unis. Les premiers gravitent vers divers types de populisme, les seconds se sont ralliés aux idées désormais qualifiées de "woke". Le conflit est infecté et verrouillé, notamment parce qu'il est difficile de faire adopter par les élites et les classes moyennes des positions associées aux gens ordinaires.
Les néoréactionnaires constituaient, à leur époque, une tentative d'attirer les couches de l'élite, dans leur terminologie les "brahmanes", vers une vision du monde plus constructive et une alliance avec les gens ordinaires. L'"alt-center" pourrait contribuer à quelque chose de similaire. Un exemple intéressant de ce phénomène - qui montre d'ailleurs à ceux qui sont familiers avec l'ethnopluralisme de la nouvelle droite et l'ancien austro-marxisme comment des idées similaires reviennent sans cesse - est ce que Stark appelle le multiculturalisme de droite. L'idée est plus facile à appliquer à la Californie qu'aux foyers primordiaux des peuples européens, mais Stark affirme dans tous les cas que "le multiculturalisme de droite est le seul cadre qui puisse concilier les différences entre la gauche pro-diversité et la droite identitaire". Il note également que le multiculturalisme de la "gauche" est faux, "contrairement à la gauche qui est sélective quant aux groupes qui devraient avoir plus de droits, le multiculturalisme de droite respecte la légitimité de tous les groupes ayant des droits égaux pour faire pression en faveur de leurs intérêts collectifs." Il est tout à fait possible que les libéraux blancs finissent par se rapprocher, par pure préservation, de la position esquissée par Stark, quel que soit le nom qu'ils lui donnent alors.
L'analyse de Stark sur la question du logement est également intéressante. C'est le point de mire de penseurs comme Kotkin et Guilluy, ainsi que du débat sur la gentrification, mais l'approche de Stark est innovante. Il décrit deux positions sur la question de l'augmentation de la construction de logements, qu'il appelle NIMBY et YIMBY. NIMBY, "not in my back-yard" (pas dans mon jardin), est associé à l'opposition à la construction d'appartements, souvent fondée sur des préoccupations en matière d'espaces verts, d'architecture et de critique de l'immigration. Cela peut donc sembler être une attitude sympathique. Le point de Stark est que beaucoup de NIMBYs sont des libéraux blancs, ce qui donne à l'ensemble un aspect de deux poids deux mesures. Ils sont pour des "frontières ouvertes" mais ils ne veulent pas de voisins pauvres. Les conséquences pour les jeunes Blancs, souvent leurs propres enfants et petits-enfants, sont graves. Ils doivent choisir entre rester à la maison, quitter la grande ville ou devenir des hipsters sans enfants. Quelle que soit l'opinion que l'on a sur la question, et notamment sur l'avenir des banlieues résidentielles, les arguments avancés par Stark sont intéressants. Il établit clairement un lien avec la politique générationnelle. Dans un article intitulé White Millennials : America's Sacrificial Lamb, il mentionne que les Millennials ne possèdent que 4,2 % de la richesse américaine. Ici aussi, il espère des opportunités pour de nouvelles alliances "entre la gauche woke pro-diversité et inclusion et la droite identitaire anti-grand remplacement contre l'establishment existant en Californie".
Le raisonnement de Stark sur l'expérience de pensée qu'il appelle "le grand échange de classes", dans lequel il cherche à contrer à la fois l'inégalité croissante et les tendances dysgéniques, est également très novateur. Il le décrit comme "un scénario dans lequel la richesse est redistribuée du haut vers le bas vers les masses tandis que la composition génétique de la tranche supérieure est également redistribuée vers le bas", avec des éléments à la fois de socialisme et d'eugénisme (les amis de Jouvenel peuvent bien sûr objecter ici que la redistribution et le socialisme sont deux choses différentes).
Dans l'ensemble, nous constatons donc que Stark représente un phénomène de dimension certes modeste mais intéressant. L'avenir nous dira si cette dernière tentative de dépasser la droite et la gauche débouchera sur quelque chose de concret, notamment si certaines classes moyennes blanches ont le sentiment d'être perdantes face aux pratiques hégémoniques actuelles et ont quelque chose à gagner des idées que Stark et d'autres mettent en avant. Ce qui n'est pas tout à fait improbable, Stark parle d'une partie de l'alt-middle comme "une niche démographique SWPL, des groupes issus de milieux plus cosmopolites en contraste avec la démographie traditionnelle du populisme, qui ont été attirés par des vues dissidentes en réaction à la surproduction de l'élite et aux excès de la politique du wok". Une évolution positive, non seulement parce qu'elle divise l'équipe adverse et apporte des compétences et des ressources à notre côté. L'alt-centrisme présente des défauts et des limites, notamment en raison de ses origines américaines, mais le phénomène peut s'avérer historiquement positif.
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vendredi, 21 janvier 2022
Stabilité contestée et guerres hégémoniques
Stabilité contestée et guerres hégémoniques
Conflits limités ou affrontement global ?
Irnerio Seminatore
Source: https://www.ieri.be/
Stabilité contestée et dislocation de l'ordre
Réalisme et interdépendance en leur portée explicative
Geist, élites et leadership
Rivalité systémique
Vision régionalisée de la sécurité et politique d'alliances
Crise ukrainienne. Conflit limité ou affrontement global?
STABILITÉ CONTESTÉE ET DISLOCATION DE L’ORDRE
Il peut apparaître paradoxal de parler d'hégémonie établie, dans une situation internationale turbulente et chaotique, en Europe, en Afrique et en Asie, lorsque s’aggravent les signes d’une dislocation progressive de l’ordre existant et se précisent les prolégomènes d'un conflit de grande intensité et de portée systémique.
Avec l'effondrement de l’URSS et la brève période d’unipolarisme américain, s’est mis en place progressivement un système d'interactions non-hiérarchiques, où le parcours incertain de l’Amérique a privé le monde d’un leader incontesté, capable d’imposer un arbitrage planétaire. Ce phénomène signale l’entrée dans une phase de transition systémique et d’alternance du leadership. Dès lors, l’étude de l’hégémonie et des cycles hégémoniques devient l’objet primordial des préoccupations de la communauté des politistes, car cette étude a des répercussions sur les réalités et les métamorphoses de la puissance. Elle influe directement sur les stratégies qui concourent à la maintenir et à la préserver, ou en revanche, à la contraster et à l'abattre.
Ainsi, si le concept de l’hégémonie peut être reconduit au paradigme de l’acteur rationnel et sa conduite est susceptible d’être abordée en termes de fonction, de conjoncture et de système, l'étude de la puissance peut se prévaloir aujourd'hui de deux approches théoriques, réaliste et transnationale, dont la divergence relativise leur portée explicative.
REALISME ET INTERDEPENDANCE EN LEUR PORTEE EXPLICATIVE
Dans le cadre de cette opposition, l'approche réaliste présente les traits suivants :
- la prééminence du politique et l'importance de la rivalité de puissance au cœur d'un environnement hétérogène
- l'hégémonie comme principe régulateur « hard » de l'ordre global.
- l’anarchie, comme univers de relations dépourvues d’autorité centrale.
- l’existence de structures et d’institutions intermédiaires, conditionnant la liberté d’action des États.
- l'omniprésence virtuelle du conflit, comme facteur de remodelage de la scène planétaire, étatique et sub-étatique.
- la théorie, comme modèle explicatif prééminent et souhaitable.
En faveur des approches transnationales et de la conception de l'hégémonie comme pouvoir d'influence on repère les paradigmes qui suit:
- la théorie de l’interdépendance et du social international
- l’autonomie croissante des flux, échappant au contrôle des États vis-à-vis des acteurs de régulation traditionnels encore soumis à la sphère inter-étatique.
- le recours à la société civile et à ses acteurs
- la dialectique contradictoire de la globalisation et du localisme.
- la décentralisation des juridictions et des activités, en dehors des cadres de la souveraineté territoriale, apparaissant sous forme de réseaux régionaux.
- la sociologie et non la théorie, comme cadre d’intelligibilité envisageable.
C'est dans un pareil contexte que peuvent se comprendre les relations politiques de la scène internationale actuelle, relations dont la spécificité ne s’impose pas de manière évidente et dont la fragmentation cognitive découle d’une absence d’accord sur les centres d'intérêt essentiels, ou sur la signification à assigner aux phénomènes.
Ainsi l'autonomie de chaque discipline renvoie à des enjeux politiques qui demeurent des sources d'inspiration contradictoires pour les analystes et les hommes d’État.
On peut conclure que l'hégémonie est le pivot analytique vers lequel convergent de manière contradictoires les grands courants du réalisme et de l'interdépendance. Ainsi, l'utopie d'un gouvernement mondial ou d'une autorité supranationale efficace et contraignante résulte paradoxalement de l'égoïsme et de la rationalité de l’État, comme acteur virtuellement hégémonique. Dans cette hypothèse, la logique des « régimes internationaux » et de gouvernance globale, ne peuvent être compris que comme tentatives d'explication d'un ordre international non-hégémonique. Afin d'approfondir la conception de l'hégémonie et sa portée, il nous semble nécessaire de procéder par des essais de définition conceptuels.
GEIST, ELITES ET LEADERSHIP
L'hégémonie apparait comme l’imprégnation de la puissance sociétale par le pays qui l’incarne et désigne historiquement la créativité globale d’une nation ou d’un peuple et, plus en profondeur, la réalisation de son « Geist ». Le leadership frappe par la capacité (ou l'incapacité) de direction d'une oligarchie ou d’une élite et se focalise autour de l'art d'orienter l'ensemble de l'agir collectif par un « sens » (idée historique, cause universelle ou grandes conceptions du monde).
Il faut conclure que le concept d'hégémonie est de nature sociologique et téléologique, celui de leadership de nature politique et stratégique. Le premier tient à l'épanouissement d'une société par la puissance. Le deuxième à l'affirmation d'une volonté par les rivalités de pouvoir et par la maîtrise d'un dessein. De surcroit, le leadership est un art de la contingence, l'hégémonie une permanence culturelle assurée par la durée.
L’objectif primordial du leadership est de devancer les rivaux, de prendre des risques, de calculer les avantages et les coûts et, in fine, d'imposer un ordre. Le leadership se propose comme une entreprise aventureuse car il définit une ligne directrice et à risque, en fixe les modalités et les moyens et force un ensemble organisé à s'y tenir.
L'hégémonie exprime une évidence dynamique objective et constitue le socle du leadership. Ce dernier en suggère et élabore le mouvement et l'action, la prééminence et la hiérarchie. Du point de vue interne, le leadership est la projection vers l'extérieur d'une ambition personnelle ou de groupe, tendanciellement individualiste et anti-égalitariste. Sa raison d'être est l'arbitrage, son horizon des objectifs larges, sa force entraînante une forte capacité de mobilisation sociale, sa finalité la confiance interne et internationale, son but ultime le succès, la victoire ou la gloire.
Or, puisque la lutte et la rivalité entre les unités politiques comportent toujours une dimension idéologique, la lutte pour l'Hégémonie se configure, dans la plupart des cas, comme une affirmation de primauté culturelle, informationnelle et militaire. Or la primauté culturelle est perçue en termes d’attirance pour un certain « mode de vie » et comme modèle d'excellence dans les domaines éducatif et scientifique. La primauté militaire s'oppose à la liberté inconditionnelle des rivaux et apparaît très peu conforme aux aspirations originelles de liberté des autres unités politiques. Elle se heurte ainsi au respect conservateur de la légalité internationale dans l'exercice du pouvoir dominant, respect qui est souvent bafoué et qui n'apparaît ni évident ni fréquent au cours de l'histoire
RIVALITÉ SYSTÉMIQUE
Le rival systémique d'Hégémon est, du point de vue stratégique, son «peer compétiteur» (Carthage pour Rome, Sparte pour Athènes, l'URSS pour les USA, la Chine pour l'Occident). C'est l'acteur montant qu'il faut isoler, diviser, encercler ou rabaisser. Le modèle de conflit d'Hégémon est systémique et global et son référent culturel est une civilisation. En effet est hégémonique l'acteur historique qui a universalisé ses intérêts et ses valeurs. L'Hégémonie n'est pas l'impérialisme comme domination directe, occupation territoriale et confiscation de la souveraineté, mais l’action d’endiguement qui assure la poursuite de buts communs et coopte d'autres alliés dans l’isolement puis dans l’élimination de l’adversaire.
VISION REGIONALISEE DE LA SECURITE ET POLITIQUE D’ALLIANCES
« Hégémon » fut la désignation, dans le monde hellène, du « commandement suprême » et d'une domination consentie. L'élément primordial d'une hégémonie historique est sa suprématie militaire, le « sine qua non » de son affirmation et de sa durée. Cette suprématie a deux fonctions : dissuader et contraindre. La force militaire qui lui est consubstantielle doit être écrasante, soit pour décourager un rival ou une coalition de rivaux, soit pour les vaincre et les punir, en cas d'échec de la dissuasion, face à une menace imminente ou en situation d'affrontement inévitable.
La supériorité militaire doit se traduire en une vision régionalisée de la sécurité et donc en une géopolitique d'alliances ou de coalitions (Serge Sur), appuyées sur des bases militaires, mobilisables en cas de besoin. Toute régionalisation de la sécurité ne doit pas contredire à la logique des équilibres mondiaux, ni aux intérêts stratégique et géopolitiques d'Hégémon.
La vision régionalisée de la sécurité est assurée aujourd'hui :
– par une diplomatie totale et par une série d'outils comme les institutions supranationales ou régionales de sécurité (ONU, OSCE, UEA, OTCS, etc) ou par des instances de coopération multinationales (BM, FMI, OIC).
– par la transformation de la puissance matérielle ou classique en puissance immatérielle et globale et, par conséquent, par l'intelligence et le Linkage vertical et horizontal qui constituent des transformations structurelles de l'hégémonie.
- par une association de la diplomatie et de la stratégie de la menace, allant jusqu’au risque nucléaire- Brinkmanship-
– par l'importance acquise par le « soft power » comme producteur de « sens » et comme facteur d'unification des valeurs et des pratiques sociales innovantes (l’éducation, la science et la culture).
L'idée de convertir le pouvoir militaire en pouvoir civil est confiée, en situations d'exception, à la légitimité acquise par l'exercice de la coercition et de la force, qui deviennent sur le long terme les sources du droit. La mesure de l'hégémonie interne a comme critère de référence l'asymétrie de statut, l'obéissance critique ou l'adhésion enthousiaste. Celle du pouvoir international, la supériorité de puissance et la capacité de structurer le champ d'action des autres unités politiques, par la définition unilatérale des règles de conduite et par le pouvoir de sanction qui leur est assigné. Lorsque l'hégémonie se prévaut du consensus et d'un système de légitimité fondé sur la culture ou sur le ralliement à un « modèle de vie », la force de l'hégémonie se mesure à la créativité d'une société et à sa capacité à proposer des images, des plans et des projets d’amélioration et d’ordre aux autres forces sociales et à d'autres unités politiques. Elle apparaît ainsi comme « Soft Power » (Joseph Nye).
CRISE UKRAINIENNE, CONFLIT LIMITE OU AFFRONTEMENT GLOBAL
La plupart des analystes occidentaux, interrogés sur les issues des tensions et des menaces que se renvoient les unes les autres à propos de la crise ukrainienne, justifient leurs prévisions sur le sens et les intérêts du président de la Fédération de Russie, évoquant l’hypothèse d’une gesticulation et faisant appel à la logique de l’acteur rationnel et donc au poids de l’aléas encouru. Ils en tirent la conviction que la montée en puissance de troupes et de matériel militaire obéit à une pression psychologique permettant d’obtenir les objectifs poursuivis, pesant sur les négociations diplomatiques et sans combattre. A l’opposé de cette hypothèse, l’argument contraire prétend évoquer le risque d’un conflit global et dans la faible possibilité de contenir et limiter la guerre en Europe du Sud- Est. La raison en est la menace à la sécurité existentielle de la Russie, à proximité de ses frontières, portée par l’OTAN et la puissance globale dominante, les Etats-Unis. Un conflit indirect, par personne interposé, conçu dans le but de donner une double leçon, aujourd’hui à la Russie et aux européens et demain à la Chine. En complément de la thèse théorique de Gilpin, selon lequel on peut parvenir à une stabilité globale par une guerre locale, G.Modelski fait intervenir une hypothèse concurrente, celle des cycles longs, afin d’expliquer la durée des phénomènes hégémoniques ( 80-100ans ) et décrit le lien qui existe entre le cycle des guerres, la suprématie économique et les aspects politiques et économiques du leadership mondial. En ce sens les guerres seraient des phénomènes physiologiques et naturelles du système international qui interviennent à intervalles réguliers. En effet, depuis 1500 et le début de l’ère moderne, les guerres font partie à chaque fois d’un système global plus large du simple système régional et impliquent des répercussions non seulement stratégiques mais systémiques et civilisationnelles ;
Ainsi les acteurs majeurs ne peuvent faire retrait à l’occasion d’un pari ou d’une grande aventure historique. Ils doivent jouer le jeu qu’ils ont entrepris et qui les portent, par une escalade systémique, à s’engager dans une épreuve de plus en plus périlleuse. Les considérations locales et d’ordre tactique portent en soi -l’horloge de l’histoire et poussent les facteurs de la stratégie à ramifier en direction de la grande politique et à concerner le système dans son ensemble.
Le danger vient alors de la transformation du conflit local en affrontement global, car l’acteur hégémonique ne peut jouer une pièce importante, restant cachés derrière les rideaux de l’Histoire et les frontières de la menace.
Bruxelles-Bucarest, 23 Décembre 2021
15:08 Publié dans Actualité, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, hégémonisme, sciences politiques, politologie, théorie politique, relations internationales, politique internationale, géopolitique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Une pensée méconnue : le manifeste de Troy Southgate pour le mouvement national-anarchiste
Une pensée méconnue : le manifeste de Troy Southgate pour le mouvement national-anarchiste
Par Pietro Missiaggia
Source: https://pietromissiaggia.blogspot.com/2022/01/un-pensiero-misconosciuto-il-manifesto.html?fbclid=IwAR3541n_aVYDVTI9hXtjW0eGVBf25vzZexYKp17AHuwdAvDaZOhVQr5BGco
Lorsqu'un spécialiste italien des doctrines politiques, lorsqu'un historien de la "droite radicale", ou de la soi-disant "gauche révolutionnaire" ou des mouvements anarchistes entend parler du national-anarchisme et de son principal idéologue, Troy Southgate, il est à la fois perplexe et dubitatif face à un tel penseur et à une vision du monde (Weltanschauung) aussi novatrice, mais complètement ignorés dans le contexte de l'Europe méditerranéenne ; l'Italie, cependant, fait exception à la règle à certains égards.
Troy Southgate est né à Londres en 1965, a obtenu un diplôme d'histoire et de théologie à l'université du Kent et est devenu l'idéologue d'un mouvement national-anarchiste qui vise à créer de nouvelles synthèses et à dépasser la droite et la gauche. En Italie, heureusement, la pensée de Southgate a été lue et connue, même si c'est de façon marginale, grâce à l'initiative de diffusion mise en place par les Edizioni Sì qui ont publié son Manifeste national-anarchiste (Edizioni Sì, Milano,2018) et grâce à l'intérêt de Libere Comunità, qui reprend en partie la pensée de Southgate dans son élaboration communautaire. Cet article a pour but de tenter d'illustrer objectivement la pensée de Southgate et de comprendre ce que le lecteur italien peut tirer de ses idées à notre époque de pure dissolution.
Commençons par le début ; par la signification du national-anarchisme ; qu'est-ce que cela signifie ? Que représente-t-il ? Un oxymore ? Absolument pas, car pour Southgate l'anarchisme doit se libérer des déformations dont la gauche l'a imprégné. La gauche est une idéologie fonctionnelle au système ; en effet, le jeune anarchiste qui se réclamera de la gauche en pensant être vraiment anarchiste restera un hédoniste qui critique la société au sein d'un simple mouvement plus ou moins "militant" mais en fait, ce mouvement fait partie intégrante du système car il ne peut pas dépasser le matérialisme de l'anarcho-communisme et ne peut séparer la pensée de penseurs comme Bakounine, Kropotkine ou Proudhon de celle du marxisme.
En effet, ils ne savent souvent même pas qui est Marx et se contentent de boire une bouteille de coca pour l'oublier. À cet égard, les propos de Nicolás Gómez Dávila sur le fait que les insignes délavés du parti communiste sont désormais oubliés et laissés dans un placard sombre et que l'avenir appartient à Coca Cola et à la pornographie (voir Pensieri Antimoderni, Edizioni di AR, Padoue, 2010) sont parfaitement d'actualité. Une autre erreur commise par la gauche, bien qu'elle ne l'admettra jamais selon Southgate: le fait d'avoir transformé l'anarchie, ainsi que toute idéologie qui est entrée en contact avec son substrat culturel, en un système dogmatique, paranoïaque et centralisé.
Actuels sont les mots de notre idéologue lorsqu'il déclare : "[...] la majorité des gens de gauche, ne pourront pas se reposer tant qu'ils ne seront pas capables d'organiser chaque minute de la vie des autres" (Op.cit. Milan, 2018 cit. p.30). "La gauche, tout comme la droite totalitaire, refuse de tolérer quiconque tente de s'opposer à sa vision d'une société inclusive" (Ibid). La gauche, pour Southgate, fait partie d'un système paranoïaque et obsessionnel-compulsif (nous citons à cet égard le texte de Kerry Bolton, The Psychopathic Left, Gingko Edizioni, Vérone, 2018); d'une mentalité totalitaire héritée en partie des totalitarismes du vingtième siècle et par ailleurs de son propre dogmatisme sécularisé qui ne peut pas penser au-delà du vingtième siècle qui est passé et bien passé.
La dialectique marxienne est aujourd'hui dépassée ; ses adeptes devraient couper leurs propres branches mortes pour faire pousser de nouveaux bourgeons à leur "arbre idéologique", mais très souvent ils ne le font pas parce qu'ils ont oublié les textes et les leçons de Marx et la façon de se renouveler.
Des observations similaires sur la mentalité de la gauche ont également été faites par Theodore Kaczynski dans son célèbre manifeste La société industrielle et son avenir, où il décrit, dès les premières pages, la nature paranoïaque de la gauche contemporaine qui, au lieu de critiquer la modernité libérale, se concentre sur la peur de l'"ennemi intérieur" (toute personne qui ne partage pas les idéaux de la gauche), comme si nous étions encore à l'époque de la révolution d'Octobre et que nos radicaux-chics étaient des révolutionnaires bolcheviques, ainsi que sur le fait qu'ils acceptent la modernité et en font partie; parce qu'elle ne sait pas dépasser le matérialisme et l'économisme pur pour atteindre de nouveaux sommets et de nouvelles synthèses, comme l'a également dit le philosophe français Alain De Benoist (Cf. Sull'orlo del baratro, Arianna Editrice, Bologne, 2014). Cela fait mal, mais c'est l'amère vérité.
Pour Southgate, l'anarchie ne consiste donc pas à "faire du désordre dans les rues", c'est-à-dire à exprimer de la simple protestation qui, aujourd'hui, souvent et volontairement, ne mène à rien sinon à rester dans le système, à faire de la "voix", comme on dit. Cependant il est nécessaire de rejeter le système, de faire entrer la liberté intérieure dans le monde terrestre, dans le monde extérieur, temporel et physique car c'est ce qui conduit à une sortie libre du système comme Nick Land l'a dit dans son Dark Enlightenment (Gog Edizioni, Rome, 2021) ; il est nécessaire d'être conscient de notre propre liberté et individualité qui nous conduit à construire et ériger une communauté (un nouveau tribalisme selon les mots de Southgate) qui rejette le centralisme de l'État-nation moderne.
La vision communautaire de Southgate n'est pas un anarchisme qui rejette l'autorité, comme on l'entend communément, mais un anarchisme qui se donne une autorité qui est naturelle : celle d'une communauté composée d'hommes différenciés, radicaux, unis par une même Weltanschauung (une vision commune du monde) ; à cet égard, plusieurs mots sont consacrés dans le Manifeste au facteur ethnico-racial et à l'identité d'une communauté nationale-anarchiste ; pour Southgate, contrairement à l'interprétation qu'en font ses détracteurs, le problème n'est pas tant d'être en faveur d'un ethno-nationalisme ou d'une communauté de différents groupes ethniques, mais de trouver un substrat commun pour s'organiser sur une vision plus spirituelle de la vie qui dépasse le simple biologisme ; pour lui, tant le suprémacisme racial que le multiculturalisme antiraciste restent des expédients très grossiers ; on peut dire que ces deux filons font partie du même paradigme néo-libéral, qui n'est ni ethno-national ni multiculturel, puisqu'il veut la destruction de toutes les cultures et de toutes les racines, qu'elles soient ethniques, sociales, ou de toute identité (car toute identité est désormais liquide pour paraphraser Bauman); la base du système est thalassocratique et a en commun la mentalité américaine, mais elle est aussi profondément mono-culturelle ; elle veut comme vision du monde la seule société libérale de marché, où précisément le seul modèle préconisé est celui de l'anéantissement de toutes les différences au profit de l'américanisme et enfin, le système prône la primauté de l'Économique sur le Politique (tel que définit par Carl Schmitt).
Un autre facteur inhabituel dans la philosophie de Southgate est le facteur de "liaison" entre les communautés nationales-anarchistes ; elles devraient d'une manière ou d'une autre se coordonner malgré leurs différences afin de combattre, au moins dans un premier temps, le centralisme étatique. "Nos communautés villageoises devront s'armer convenablement pour survivre" (cit. p.71) écrit notre auteur dans son Manifeste au chapitre neuf consacré à la Défense (pp.71-74). Il se pose, spontanément, la question de savoir si l'on voit le monde à partir d'une vision géopolitique schmittienne donnée par les grands espaces ; si les petites communautés et les réalités localistes peuvent rejoindre l'essor de l'ère des blocs continentaux et l'avenir de la multipolarité comme nouvel ordre mondial ; la vision géopolitique des grands espaces (par exemple les espaces européen, anglosphérique, africain, eurasien-russe, etc. ) peut être combiné avec, d'une part, un centralisme étatique et, d'autre part, de petites communautés autonomes qui, d'une manière ou d'une autre, se coordonnent entre elles pour former des espaces plus vastes en fonction de leur propre culture et de leur situation géographique dans le monde (évidemment, un national-anarchisme en Amérique latine sera différent d'un national-anarchisme dans l'Anglosphère ou en Europe centrale).
Avant d'en arriver à la conclusion et à quel type humain Southgate se réfère, je voudrais dire quelques mots sur sa vision de la droite radicale ; bien que son parcours politique soit typique de ce milieu, il critique le national-socialisme allemand et le fascisme italien, considérés comme lourds et totalitaires, semblables à bien des égards à la mentalité de la gauche, prenant comme point de référence les mouvements, composés en majorité d'intellectuels et dépourvus d'un véritable corpus idéologique commun, de la Révolution conservatrice (cit. p.40). Nous en venons maintenant au type humain et à la manière dont, à notre époque, les idéaux national-anarchistes peuvent être appliqués, au moins dans notre substrat spirituel. En partant du fait que les idées de Southgate, au fil des années, sont demeurées ouvertes à une synthèse ultérieure dans une direction traditionnelle, mais que malheureusement, nous, en Italie, n'avons pas été en mesure de lire et d'approfondir cela est dû au manque de connaissance de son travail dans le sud de l'Europe comme je l'ai mentionné au début de cette analyse.
Cela dit, quel est le type humain national-anarchiste ? Laissons notre auteur s'exprimer à ce sujet : "Nous recherchons un nouveau type d'individu, quelqu'un qui est prêt à faire passer ses idéaux avant tout le reste. C'est la marque qui identifie un véritable révolutionnaire ; un activiste au service désintéressé de sa nation et de son identité" (cit. p.80). "En particulier de la part des hommes dans leurs rangs qui sont prêts à mourir pour leur foi. Un tel héroïsme face à des forces aussi écrasantes ne peut que nous inspirer" (Ibid.). Enfin, "Nos idéaux doivent susciter en nous le même niveau d'engagement et de fanatisme, doivent nous donner la même force intérieure qui génère l'invincibilité. Ce n'est que si nous sommes capables d'y parvenir que nous pourrons devenir une force capable d'affronter nos ennemis" (cit. p.81).
Le type humain national-anarchiste est comparable à l'Homme différencié de Julius Evola ou au Sujet radical d'Aleksandr Dugin ou encore à l'Anarque de Jünger ; il doit être matériellement engagé dans le changement révolutionnaire ; dans la lutte permanente contre le Système actuel incarné par le globalisme libéral mais, il doit aussi être juste et mener sa propre guerre intérieure avant sa véritable vie militante. A cet égard ; je crois que l'Anarchisme National peut être une réponse conjugable à l'idée de Tradition, de l'idéal de l'unité des peuples dans un grand Espace comme évoqué par Carl Schmitt car il est, en plus d'être une voie politique, une voie intérieure, une manière d'être dans laquelle des hommes différenciés, armés de leur propre vision du monde, voient comme la seule voie capable d'unir pour faire se désintégrer le Système.
À cet égard, malgré les différences et les divergences entre la vision de Troy Southgate et celle d'Alexandre Douguine sur la Quatrième théorie politique, l'eurasisme et le national-bolchevisme, je voudrais terminer en citant des passages des Templiers du prolétariat écrits par le philosophe et activiste russe en 1997 (publiés par AGA, Milan, 2021) ; bien que ces textes se réfèrent à la réalité post-soviétique des années 1990, ils sont encore très pertinents pour notre époque: "Une fois de plus, [il] révèle un certain type commun, l'intellectuel [...], le national-révolutionnaire, radical et paradoxal, l'artiste engagé en politique, le conspirateur, le mystique et (dans son apparence extérieure) le pervers. On pourrait ajouter : le fou" (op. cit. p.108). "Le traditionalisme propre au national-bolchevisme, en général, est certainement un ésotérisme de gauche, dont les caractéristiques reprennent les principes du Kuala tantrique et la doctrine de la transcendance destructive. Le rationalisme et l'humanisme individualiste ont détruit de l'intérieur les organisations du monde moderne qui possédaient nominalement un caractère sacré. Il est impossible d'établir les conditions cérémonielles de la Tradition par une amélioration générale de la situation présente. Dans une phase eschatologique, cette voie de l'ésotérisme de droite est clairement vouée à l'échec. De plus, les appels à l'évolution et au gradualisme ne font que favoriser l'expansion libérale" (cit. p. 46).
Si l'on fait abstraction de la réalité russe de l'époque où ces discours ésotériques sur la Voie de la Main Gauche, décrite antérieurement par Evola, discours repris dans cet ouvrage par Douguine, il faut, à notre époque, non seulement chevaucher le Tigre et se tenir au-dessus des ruines, comme le disait Evola en son temps, être vraiment différencié, aller à contre-courant et être libre d'esprit afin de trouver notre chemin spirituel dans notre propre individualité ; seuls nous, les individus, pouvons le faire (ce qui a déjà été décrit par Jünger et dans les textes des différentes traditions ésotériques - voir le Zen du Maître Yoka Daishi à titre d'exemple) et, après cela, nous pourrons trouver d'autres hommes différenciés, dédiés à l'action matérielle et à la création de communautés et de nouveaux paradigmes étatiques qui conduiront à la Désintégration du Système (Edizioni di AR, Padova, 2010) selon le processus décrit par Franco Giorgio Freda dans les années 60 et 70 et à l'avènement de notre homme différencié, qui non seulement sera debout, mais dansera au-dessus des ruines de la civilisation capitaliste tandis que la dernière révolution sera menée par l'Acéphale, le porteur sans tête de la croix, de la faucille et du marteau, couronné par l'éternelle svastika solaire (Op. cit. p. 48).
La fin de notre monde ; elle partira de nous qui savons y résister et au bon moment de sa dissolution complète et donc de sa fin; nous danserons sur ses décombres parce que nous sommes partis de multiples synthèses ; une parmi toutes, il y a le national-anarchisme de Troy Southgate. En attendant le futur d'un nouvel âge d'or.
Pour se procurer les ouvrages de Troy Southgate:
1) https://www.amazon.fr/Tradition-Revolution-Collected-Writings-Southgate/dp/8792136028
2) https://www.amazon.co.uk/Radical-Tradition-Philosophy-Metapolitics-Conservative/dp/0473174979
3) https://www.goodreads.com/book/show/11064705-further-writings
Pour accéder à la boutique de Troy Southgate:
https://blackfrontpress.wordpress.com/publications/
Troy Southgate en langue espagnole:
https://editorialeas.com/?s=southgate (le Manifeste + Un ouvrage sur le Saint-Empire)
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samedi, 15 janvier 2022
Futurisme social et démocratie participative contre la loi d'airain de l'oligarchie financière
Futurisme social et démocratie participative contre la loi d'airain de l'oligarchie financière
par Francesco Carlesi
Ex: https://www.lavocedelpatriota.it/futurismo-sociale-e-democrazia-partecipativa-contro-la-legge-ferrea-delloligarchia-finanziaria/
Mosca, Pareto et Michels sont trois grands penseurs du début du 20e siècle qui ont étudié l'influence des oligarchies derrière les processus démocratiques. Michels a parlé de la "loi d'airain de l'oligarchie" selon laquelle les intérêts privés des groupes organisés et "cachés" s'affirmeraient toujours en fin de compte dans chaque parti et système politique. Ces concepts n'ont pas perdu leur validité ; au contraire, ils semblent décrire l'actualité brûlante de la crise de la politique et de la société. Ces dernières années, la démocratie libérale et représentative a exacerbé ces tendances négatives : l'individualisme et le mercantilisme ont réduit la relation entre l'autorité et le peuple à la production et à la consommation, désintégrant les idées de participation politique et d'esprit communautaire qui seules font avancer les communautés. Les masses sont de plus en plus isolées, apathiques, dépolitisées et incapables d'animer un débat sur les grandes questions de l'avenir.
C'est pourquoi l'apprentissage politique ne se fait plus dans les régions ou dans les écoles de parti, mais dans le monde des banques, de la finance et des multinationales. C'est ce même monde qui produit les oligarchies qui dictent la loi sans contestation, légitimées par l'idée de technologie, selon laquelle toute décision d'expert est objective, parfaite, presque obligatoire.
Face à cela, le citoyen ordinaire est désarmé ; s'il tente même de s'opposer aux décisions "techniques", il est qualifié de "souverainiste", d'ignorant ou de raciste. L'investiture de Draghi, encensée par les médias, la plupart du temps contrôlés par les oligarchies de pouvoir (des groupes bancaires à la famille Agnelli, voir le "Prepotere" de Flaminia Camilletti), a répondu précisément à ce diktat. L'ancien banquier de Goldman Sachs a ainsi été dépeint comme le sauveur du pays, comme une figure quasi divine qui s'est imposée par une "volonté extra-constitutionnelle", comme l'a candidement écrit Galli Della Loggia dans le Corriere della Sera. L'image qui se dessine est celle d'une démocratie représentative en crise profonde, avec un parlement de plus en plus marginalisé et incapable de représenter les demandes populaires, si l'on pense que le vote de 2018 avait clairement "parlé" dans un sens anti-eurocratique, alors qu'aujourd'hui nous trouvons l'ancien gouverneur de la BCE comme premier ministre. Notre démocratie froide et procédurale a laissé les décisions aux "administrateurs", vidant les partis et les possibilités de créer une culture, une opposition et des projets à long terme.
Spiritualité et futurisme social pour une démocratie participative
Pour sortir de ce marasme et limiter le pouvoir des oligarchies, la réponse ne peut être uniquement conservatrice ou défensive. Nous devrions oser aller dans le sens de la démocratie participative, qui ferait revivre l'idée de la patrie comme destin commun et de la participation politique comme élément vital de la société. De même, la participation doit être étendue à la sphère de l'entreprise, pour la mise en œuvre de l'article 46 de la Constitution italienne: "En vue de l'élévation économique et sociale du travail et en harmonie avec les besoins de la production, la République reconnaît le droit des travailleurs à collaborer, selon les modalités et dans les limites établies par la loi, à la gestion des entreprises". Il s'agirait d'une étape importante pour "piloter" l'innovation (qui sera autrement la prérogative des multinationales américaines et chinoises) par le biais de processus d'implication des travailleurs dans les mécanismes de gestion des entreprises, en favorisant la croissance, l'autonomisation et l'amélioration des connaissances des travailleurs.
Tout cela pourrait également contribuer à lier les entreprises à leur territoire (en endiguant les délocalisations qui ont eu un impact si négatif sur le tissu social national) et à ouvrir la voie à de nouvelles formes de relations industrielles et de croissance communautaire, qui sont essentielles si nous ne voulons pas être davantage pulvérisés par les influences des oligarchies nationales et internationales. Les catégories, les associations et le monde varié des "producteurs" et de l'économie réelle, souvent humiliés par le gouvernement et contournés par les groupes de travail, devraient être réévalués et impliqués, en pensant à une réforme du CNEL, voire à une véritable deuxième Chambre du travail qui "politiserait" les compétences dans un cadre de transparence, de responsabilité, de sacrifice et d'esprit communautaire qui tenterait de rendre enfin leur dignité aux citoyens.
Tout cela doit être animé par un véritable effort spirituel qui récupère la meilleure tradition qui plonge ses racines dans l'interclassisme de Mazzini et va jusqu'au nationalisme et au futurisme social d'hommes comme Enrico Corradini, Filippo Carli et Filippo Tommaso Marinetti.
Gaetano Rasi (photo) et sa "droite sociale" d'après-guerre ont explicitement récupéré cet héritage, et dans l'un de ses articles d'il y a 50 ans consacré à Mazzini, nous pouvons trouver de nombreuses idées d'une extraordinaire pertinence:
"Le problème actuel de l'Italie est celui de la "reprise" et de "l'engagement". Il faut récupérer ces forces - souvent généreuses - qui aujourd'hui sont tournées vers la fureur destructrice, instrumentalisée bien sûr, mais aussi exprimée dans la haine de l'injustice, de la corruption, de l'inefficacité voulue ou permise par des oligarchies privilégiées, camouflées derrière le paravent de la tyrannie dominée par les partis. Sur ce chemin, la pensée hautement éducative de Mazzini peut être un guide, tout comme l'engagement de sa prédication doit être un exemple. Les Italiens d'aujourd'hui souffrent d'une forme de fatigue qui ne provient pas de la saturation des besoins, mais de l'insatisfaction et de l'intolérance. Le désengagement est né comme une philosophie prêchée par les partis "fondateurs" du régime et s'exprime à travers les gratifications individualistes, le choc des égoïsmes, la comparaison des possessions matérielles. La mesure des hommes, dans la considération mutuelle, est donnée exclusivement par la quantité de choses qui peuvent être exposées et le succès est évalué uniquement en termes de quantités monétaires".
La fonction publique est considérée comme un point d'arrivée pour la distribution de faveurs et de récompenses aux clients, au lieu d'un devoir et d'un service à la communauté. On parle d'"exercice du pouvoir" au lieu d'"exercice du commandement", en mettant l'accent sur les avantages des postes de haut niveau plutôt que sur les obligations de ceux qui dirigent et disposent. D'où l'insatisfaction et l'impatience qui produisent, dans la sphère sociale et économique, l'abandon du travail, la "désaffection" pour les activités entrepreneuriales, le refuge de catégories entières de travailleurs et d'entrepreneurs dans l'assistance des finances publiques. S'il n'y a pas de tension idéale dans la gestion des "affaires publiques" et d'adhésion convaincue à l'accomplissement quotidien des travaux communs, comment peut-il y avoir une société ordonnée et civilisée?". Notre avenir dépend toujours de la réponse.
Francesco Carlesi,
Président de l'Institut "Stato e Partecipazione".
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jeudi, 06 janvier 2022
Nick Land et la pertinence des "Lumières sombres"
Nick Land et la pertinence des "Lumières sombres"
par Pietro Missiaggia
Le philosophe britannique Nick Land, né en 1962, connu comme le père de ce courant philosophique né dans les années 90, au moment de la crise des idéologies, et souvent appelé accélérationnisme, est peu connu en Italie et dans les pays de l'Europe méditerranéenne ; ce n'est que ces deux dernières années que deux de ses œuvres ont été traduites en italien Collasso. Scritti 1987-1994 édité par Luiss University Press, et L'Illuminismo Oscuro traduit et édité par Gog Edizioni. Nous voudrions analyser certains aspects de cette dernière œuvre, qui représentent les théories novatrices de Land et sont souvent utiles pour comprendre notre époque.
The Dark Enlightenment est un texte publié par le penseur britannique en 2013 par "épisodes" dans l'un des nombreux blogs internet fréquentés par les membres de la "droite alternative" ou Alt-Right. Le livre de Land a souvent été défini, par de nombreux commentateurs plus ou moins ignorants, de bonne ou de mauvaise foi ou simplement politiquement corrects (une erreur également commise par les éditeurs de Gog), comme un texte inspirateur du suprémacisme blanc, fortement apologétique envers l'eugénisme et considéré comme la somme d'une pensée irrationnelle, agressive, anti-égalitaire et purement cérébrale. Dans ce court texte, nous analyserons des extraits du texte de Land pour essayer de comprendre objectivement sa pensée et ce qui peut être utile en elle pour notre époque, qui est une époque de dissolution.
Commençons par dire que Land est très critique à l'égard des mouvements qui se réfèrent au suprémacisme blanc, au suprémacisme noir, etc. et qui considèrent l'histoire comme un phénomène de lutte entre les races (racisme), tout comme il est critique à l'égard de la nostalgie fasciste et nationale-socialiste et des apologistes du politiquement correct. Selon le Land: "Il est extrêmement commode, lorsqu'on construit des structures pseudo-capitalistes dirigées par l'État, ouvertement corporatistes et à troisième voie, de détourner l'attention des expressions de colère de la paranoïa raciale blanche, surtout lorsque celles-ci sont décorées par des insignes nazis maladroitement modifiés, des casques à cornes, une esthétique à la Leni Rienfenstahl et des slogans empruntés généreusement à Mein Kampf. Aux États-Unis - et donc, avec un décalage réduit, également à l'échelle internationale -, des draps blancs aux divers titres pseudo-maçonniques, avec croix brûlantes et cordes de suspension, ils ont acquis une valeur théâtrale comparable" (op. cit., Roma 2021, p. 68).
Pour Land, la paranoïa raciale des suprématistes blancs est extrêmement nuisible non seulement à la création d'un système alternatif mais aussi à eux-mêmes ; en effet, pour l'auteur "l'Übermensch racial est un non-sens" (ibid., p. 130) et il ajoute que "aussi extrêmement fascinants que soient les nazis [...] ils posent une limite logique à la construction programmatique et à l'engagement de la politique identitaire blanche". Se tatouer une croix gammée sur le front ne change rien". (ibid). Les suprémacistes blancs du monde anglophone, même s'ils ne le réalisent pas, alimentent le système dans son idiotie et son théâtre en manquant d'une ligne politique cohérente et en étant destinés, pour Land, à succomber comme notre monde vers l'épuisement. Pour Land, comme il le précise à la page 129 de son manifeste, sacrifier la modernité au nom de la race revient à se démoder soi-même ; plus que se démoder, c'est faire le jeu de la modernité elle-même, en l'alimentant de ce qu'elle voudrait voir comme une paranoïa raciale, qui se traduit par deux formes doubles : la paranoïa raciale du suprémacisme et la paranoïa anti-raciale typique de la pensée politiquement correcte.
Pour Land, en effet, la référence constante à un croquemitaine qui voit dans le IIIe Reich le mal absolu est délétère, mais c'est aussi la force de la modernité qui, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, fait "jaillir la force politique du monde globalisé exclusivement du cratère incinéré du IIIe Reich" (p. 72). Cette tendance conduit, pour notre auteur britannique, à délaisser la rationalité pour l'irrationalité ; cela n'a rien d'étonnant : les hommes rationnels sont rares, surtout à une époque comme la nôtre, caractérisée par l'émotivité et le manque d'analyse: "Toute tentative de nuance, d'équilibre et de proportion dans le cas moral contre Hitler revient à mal interpréter le phénomène " (p. 75). En effet, l'hitlérisme et le totalitarisme national-socialiste sont souvent interprétés non pas comme un phénomène politique lié à une période historique spécifique avec ses propres présupposés, mais comme quelque chose d'éternel aux accents religieux abrahamiques: l'antéchrist présentant le mal absolu. C'est ce que critique Land, comme en témoignent ses propos: "Si embrasser Hitler comme un Dieu est un signe de déplorable confusion politico-spirituelle (quand c'est bien), reconnaître sa singularité historique et sa signification sacrée est presque obligatoire, car tous les hommes de foi réfléchie le considèrent comme un complément précis du Dieu incarné - l'Anti-Messie détecté, l'Adversaire - et cette identification a la force d'une vérité évidente. (Quelqu'un s'est-il déjà demandé pourquoi le sophisme logique de la reductio ad Hitlerum fonctionne si bien ?)" (p. 77).
La critique par Nick Land du racisme biologique grossier et dépassé, typique de certains cercles de la droite alternative américaine et du monde anglophone en général, ainsi que des tendances à la reductio ad Hitlerum du politiquement correct sous toutes ses formes, est tout à fait claire ; il n'est pas nécessaire d'apporter d'autres précisions pour comprendre que Land critique sévèrement le racisme biologique ainsi que son opposé, l'antiracisme délirant.
Examinons maintenant ce que Land entend par "Lumières sombres" et pourquoi le concept qu'il propose peut être considéré comme profondément novateur. Land propose les Lumières comme le véritable nom de la modernité (p. 17) et considère implicitement comme son digne héritier les Lumières libérales qui, au cours du XXe siècle, ont triomphé des deux totalitarismes qui leur ont disputé la suprématie: le communisme/socialisme et le national-socialisme/fascisme, comme le dit aussi Alexandre Douguine dans sa Quatrième théorie politique (Nova Europa Edizioni, Rome 2018). Pour Land, "un Dark Enlightenment cohérent [est] dépourvu à ses débuts de tout enthousiasme rousseauiste pour l'expression populaire" (p. 23) et "Là où le progressive Enlightenment voit des idéaux politiques, le Dark Enlightenment voit des appétits" (ibid.).
Land considère la démocratie comme un cancer incurable, de même que l'expression populaire et les différents populismes. La démocratie n'est pas un idéal, c'est l'auge des politiciens. Pour Land, le modèle naturel serait un État qui permet une grande liberté économique et la gestion privée de sa propre vie, comme les technocraties asiatiques, avec une référence particulière à Hong Kong, Singapour, Taiwan, etc., où la démocratie est souvent absente et où ces États sont basés sur un modèle connu sous le nom de néo-caméralisme, l'État d'entreprise (Land définirait le modèle naturel de l'homme comme étant celui de l'Asie). Selon Land, dans le sillage de deux autres penseurs considérés comme des Américains libertaires (presque anarcho-capitalistes selon l'opinion populaire) : Hans Hermann Hoppe et Curtis Yarvin (alias Moldbug) (photo, ci-dessous) et dans le sillage du décisionnisme de Hobbes, il comprend que "l'État ne peut être supprimé mais il peut être guéri de la démocratie" (p. 27).
Un véritable libertarianisme selon Land doit cependant proposer de mettre en évidence, dans le sillage typiquement anglo-saxon, la supériorité de la liberté sur la démocratie: il faut pouvoir opter pour une sortie libre. Quiconque le souhaite doit être libre de créer son propre système et d'être laissé tranquille, ce que la démocratie moderne ne fait pas, avec ses chasses aux sorcières et son politiquement correct, avec ses guerres humanitaires pour la démocratie et avec sa rhétorique sur les droits de l'homme. Des droits de l'homme qui ne sont même pas respectés par ces mêmes démocraties qui tonnent haut et fort la parodie de progressisme et de liberté... Alors que la seule liberté de la démocratie est celle de la voix, du vote, c'est-à-dire la protestation pour obtenir plus de droits et de pain, mais qui en réalité ne mène à rien. Pas de voix mais un discours libre, telle est la devise du Land. Que faire de la démocratie ? Pour notre auteur, il nourrit "une population largement infectée par le virus zombie qui titube vers un effondrement social cannibale, l'option privilégiée devrait être la quarantaine" (p. 39).
Avant de conclure sur l'utilité de s'inspirer de la pensée de Land dans notre époque historique actuelle, il est nécessaire de préciser ce que notre auteur pense de l'eugénisme. Land définit l'homme comme inégal, dans le sens où chaque homme est différent et où l'égalité totale n'existera jamais, mais il ne faut pas y voir un phénomène négatif, ni une suprématie du fort sur le faible, mais plutôt, pour reprendre une formule marxiste telle que "chacun selon ses capacités et chacun selon ses besoins", l'idéal pour l'auteur britannique serait une société basée sur la hiérarchie. Cette hiérarchie, cependant, ne doit pas devenir, comme l'a dit Julius Evola, un hiérarchisme, même s'il partait de prémisses très différentes; elle doit consister en un soutien mutuel sur la base d'une sorte d'état organique. En fait, Land conclut son texte en affirmant que "les nationalistes raciaux s'inquiètent de voir leurs petits-enfants se ressembler" (p. 149) et que lorsque l'on voit la réalité "depuis l'horizon bionique, tout ce qui émerge de la dialectique de la terreur raciale devient la proie des banalités". Il est temps d'aller au-delà de cela" (p. 150). C'est-à-dire que pour le Land, il est nécessaire d'aller au-delà des moyens grossiers de l'eugénisme et du racisme biologique. Selon lui, il est nécessaire de créer une nouvelle élite, en utilisant également les moyens technologiques des machines, et à ses yeux, les anciens moyens sont banals et obsolètes, ainsi que synonymes de stupidité. Ce qui peut et doit être critiqué et réprimandé à Land, c'est que, en bon anglo-saxon, il prend en considération le QI comme synonyme de jugement, mais qu'en penseur objectif, il en reconnaît les limites.
Ayant clarifié la stupidité de juger Land comme un penseur raciste ou comme un idéologue de la soi-disant Alt-Right, passons à ce que l'on peut tirer de bon de Land. Tout d'abord, dans sa conclusion avec l'horizon bionique, il propose que la seule façon de chevaucher le tigre de la post-modernité est d'utiliser la même technique, mais en prenant soin de la contrôler, et comme Carl Schmitt l'a dit dans son Dialogue sur le pouvoir (Edizioni Adelphi), la technique n'est ni bonne ni mauvaise mais neutre. L'homme doit l'utiliser sans en perdre le contrôle, sinon, comme le dit également le bon Theodore Kaczynski dans son ouvrage Industrial Society and its Future, si l'homme ne contrôle pas la technologie et la technologie qui en découle, il sera totalement insatisfait et incapable de satisfaire ses besoins. C'est-à-dire qu'il ne se sentira pas satisfait de la technique et de la technologie qui en découle et de leurs conclusions, mais complètement et perpétuellement insatisfait, incapable et souvent frustré, ce qui le conduira à un état d'épuisement nerveux.
Nick Land nous apprend à penser par nous-mêmes, à rejeter le style paranoïaque du système dans son ensemble, c'est-à-dire dans ses illusions, tant celles de ses ennemis qui ne font que l'alimenter que celles du système lui-même. C'est le sublime Trash, comme dirait le slovène Žižek. Que faire à la fin de nos jours ? Comme nous l'enseignent déjà Evola et le Jünger du Traité du Rebelle, nous devons nous y rendre pour nous défendre et attaquer selon la situation, en nous enracinant et en prenant des références stables dans le navire chancelant de la modernité qui s'approche de la postmodernité pour attendre une sortie libre espérée du système qui, comme l'espère Land, se produira parce que le système se nourrit jusqu'à l'éclatement non seulement à cause des problèmes générés par le substrat socio-économique mais surtout à cause de son éternelle idiotie, sa schizophrénie, en somme: par tous les déchets qu'elle produit. Le système, en bref, est un grand même. Land a déclaré : "Le même est mort. Vive le même!". A cela, nous devons répondre que le système n'est pas encore mort, mais qu'il va mourir et que nous ne nous soucions pas de savoir quand, nous vivons de notre libre individualité et de notre pouvoir parce que nous sommes simplement...
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mardi, 28 décembre 2021
"Front transversal de théoriciens de gauche et de dextristes radicaux" ?
Front transversal de théoriciens de gauche et de dextristes radicaux?
par Klaus Kunze
Ex: http://klauskunze.com/blog/2021/12/27/querfront-von-linken-theoretikern-und-rechtsradikalen/
Gauche et fausse gauche
Pour un gauchiste classique, il ne fait aucun doute que les diverses catégories de la population ont des intérêts inégaux et que différentes classes sont en lutte les unes contre les autres. Lorsqu'un groupe humain a d'autres intérêts qu'un autre, il doit s'organiser pour les faire valoir efficacement. La solidarité au sein du groupe est alors très nécessaire : l'intérêt collectif de la classe prime sur tout intérêt individuel.
L'individualisme libéral est en principe incompatible avec ce point de départ tendanciellement collectiviste. Pour l'individualiste radical, "rien ne passe avant moi", comme l'avait formulé Max Stirner de manière paradigmatique. Il est ainsi devenu l'ancêtre spirituel des anarchistes, des autonomes et des capitalistes ultralibéraux. Un individualiste radical ne se réfère qu'à lui-même : "Aucune chose, aucun soi-disant "intérêt suprême de l'humanité", aucune "chose sacrée" ne vaut que tu la serves, que tu t'en occupes à cause d'elle ; tu peux chercher sa valeur uniquement dans le fait de savoir si elle vaut pour toi à cause de toi" [1].
Les gauchistes et les anarchistes ont en commun leur haine irréconciliable du capitalisme. De nombreux conservateurs estiment en revanche que le capitalisme est compatible avec la préservation de leurs valeurs et pensent, en tant que libéraux-conservateurs, pouvoir le dompter. Les gauchistes et les anarchistes ne le pensent pas. Ils veulent le surmonter. Mais ce faisant, les gauchistes se trouvent face à un dilemme argumentatif : dans leur zèle à détruire le capitalisme, de nombreux anciens gauchistes ont emprunté des prémisses constructivistes depuis les années 1980 : ils se nomment désormais postmarxistes.
Klaus-Rüdiger Mai fait remarquer avec malice :
"Au fond, il s'agit exclusivement de la question du pouvoir. Après que la gauche ait perdu le sujet de la lutte révolutionnaire, le prolétariat selon la doctrine marxiste classique, les libéraux autour du philosophe John Rawls, pour qui une société est considérée comme juste lorsque "les lois ont été conçues pour le bien du groupe le plus défavorisé", ont apporté leur aide. Tout ce qui est considéré comme opprimé : les people of color, les homosexuels, les membres des 666 genres sont élevés au rang de nouveau sujet révolutionnaire, de mesure de toute chose"[2] (Klaus-Rüdiger Mai).
C'est justement dans la lutte contre le capitalisme individualiste qu'ils se sont servis de l'arsenal du déconstructivisme. Le capitalisme serait un produit de la bourgeoisie dominante qui, pour le défendre, aurait recours, si nécessaire, à l'Etat répressif fasciste. Pour l'atteindre au cœur, on déconstruit ses fondements intellectuels et institutionnels: l'Etat est un instrument de répression, les peuples n'existent pas, les familles sont un foyer d'oppression patriarcale. Peu importe ce qui tenait à cœur au citoyen indolent et devait protéger son porte-monnaie: ce ne sont que des constructions, de pures inventions, des chimères dépassées.
Marxism Today 1981
Le publiciste anglais Douglas Murray a trouvé le noyau de ce changement de paradigme dans les travaux du postmarxiste Ernesto Laclau [3], qui s'était détourné en 1981 du "discours traditionnel du marxisme", centré sur la lutte des classes et les contradictions économiques du capitalisme. Sous une image symbolique de Lénine, Laclau avait opéré un changement de cap qui a durablement divisé la gauche socialiste :
"Dans quelle mesure est-il devenu nécessaire de modifier le concept de lutte des classes pour être en mesure de s'occuper des nouveaux thèmes politiques - femmes, minorités nationales, raciales et sexuelles, mouvements anti-nucléaires et anti-institutionnels, etc. de nature clairement anticapitaliste, mais dont l'identité n'est pas construite autour d'un 'intérêt de classe' particulier ?" [4] (Ernesto Laclau / Chantal Mouffe).
Ernesto Laclau (1935-2014), époux de Chantal Mouffe.
Lorsque Laclau et Mouffe ont adopté une approche strictement constructiviste en 1981, ils ont décomposé mentalement l'entité collectiviste de la classe en ses éléments constitutifs et ont poursuivi la lutte anticapitaliste avec de nouvelles constructions : la femme, les opposants au nucléaire et toutes sortes de "sous-privilégiés" sont devenus des substituts de la classe ouvrière et de son échec décevant dans la lutte des classes. Mais en intégrant justement la méthode du déconstructivisme strict dans leur arsenal idéologique, les gauchistes anticapitalistes se sont eux-mêmes dépassés sur le plan argumentatif. Ils ne détruisaient pas seulement les bases de la représentation des classes ou des peuples en tant que totalités sociales. Un constructivisme conséquent devait également atomiser les nouvelles minorités et en faire des combattants individuels incapables de mener une lutte de classe. Mais leur désir de déconstruction n'est pas allé aussi loin.
Lorsque les postmarxistes font appel au constructivisme, ils ne remarquent souvent pas, dans leur zèle, qu'avec leur déconstruction des structures sociales, ils favorisent l'hypothèse de base du libéralisme pour laquelle seuls les individus sont réels. Toutes les institutions sociales supra-individuelles sont imaginaires. Certains aimeraient bien déconstruire l'Etat allemand et le peuple allemand, mais soulignent en même temps l'existence réelle d'entités sociales comme "les femmes", "les gays", "les Afro-Américains". Mais on ne peut pas, sans contradiction interne, frapper les entités sociales "blanches" avec une épée déconstructiviste sans faire éclater en même temps ses propres bulles de savon "colorées".
Le constructivisme correspond à l'expression la plus profonde de la modernité et à la version dominante du libéralisme qui avait émergé dans la société de masse. Il se représente fondamentalement la société comme une masse amorphe d'individus, de même nature les uns que les autres et en perpétuel flux social. Les idées de formations sociales seraient sans cesse oubliées et de nouvelles seraient développées comme des bulles de savon dans la mousse d'une baignoire. Il nie systématiquement l'existence de peuples, de familles et d'autres structures sociales, et même l'existence de sexes différents. Ce faisant, il se trouve toutefois sur une trajectoire de collision avec des croyances de la vieille gauche. S'il n'y a pas de peuples, il ne peut pas non plus y avoir de classes ou d'intérêts de classe objectifs. Cela ne convient pas à Ingo Elbe, un analyste amoureux de Marx : les intérêts et les identités politiques ne sont alors plus rien d'autre que des constructions discursives et une volonté politique qui doivent motiver une action commune [5]. Un constructivisme aussi radical ne peut finalement comprendre la structure de toutes les entités que comme un langage [6].
Front croisé des théoriciens de gauche et de certains dextristes radicaux
Du point de vue d'Elbe, le constructivisme repose sur deux mauvais piliers: celui qui imagine des entités sociales quelconques et les considère toutes comme équivalentes pourrait éventuellement aboutirà l'idée suivante: si la classe ouvrière est une construction sociale interchangeable et utilisable à volonté, alors quelqu'un pourrait éventuellement reconstruire quelque chose d'aussi abominable que la nation et l'élever au rang de sujet de la lutte politique. Les idées de Chantal Mouffe pourraient mener tout droit à un populisme de gauche. Un "front transversal de théoriciens de gauche et de dextristes radicaux menace au niveau de la description fondamentale des rapports sociaux" [7]. Elbe trouve la raison la plus profonde de cette "description fondamentale" dans l'archi-démon de tous les gauchistes et libéraux : Carl Schmitt, du point de vue d'Elbe un "maître à penser" de Mouffe. Elle partage avec lui la compréhension des distinctions conceptuelles et des forces actives de la politique. Elle ne conçoit pas la lutte des classes comme un épisode dans un événement historique qui s'achève de lui-même, mais comme une lutte antagoniste, comme une opposition entre amis et ennemis dont l'issue est ouverte. Leur motif est démocratique de gauche et anticapitaliste, mais leur structure de pensée est schmittienne :
"L'adversaire central de Mouffe, tant sur le plan de la théorie sociale que sur le plan politique, est 'l'hégémonie du libéralisme'. Du point de vue de la théorie sociale, le libéralisme est compris, tout à fait dans le style des analyses de Carl Schmitt dont Mouffe s'inspire à presque tous les égards, comme une conception dépassant les approches politiques les plus diverses, qui se caractérise, selon Mouffe, par ces composantes: le libéralisme est "une approche rationaliste et individualiste" qui ne reconnaît pas les "identités collectives" et part du principe que le pluralisme peut être coordonné de manière rationnelle, qu'il existe "de nombreux points de vue et valeurs que nous ne pourrons jamais faire nôtres dans leur totalité en raison de limitations empiriques, bien qu'ils forment un ensemble harmonieux et non conflictuel". [8] (Ingo Elbe).
En tant que démocrate de gauche radicale, Chantal Mouffe critique avec Carl Schmitt l'aveuglement du libéralisme pour le phénomène du politique. Il voit les formations sociales de manière constructiviste comme des produits de l'imagination humaine et de l'action communautaire. Mais elle ne leur dénie pas leur force d'action sociale lorsqu'elles se sont effectivement installées dans les têtes et les cœurs des hommes. L'une des caractéristiques fondamentales des êtres humains est de se distinguer en tant que "nous" construit contre un "eux" tout aussi construit. C'est précisément de cela que découle tout ce qui est politique. Pour une structure sociale, il importe peu de savoir si elle a un fondement et lequel, tant qu'elle domine la pensée des gens et génère un sentiment de "nous" puissant. En opposant leur "nous" à "l'autre" et en se démarquant, cette opposition est politique, ce qu'un libéral ne peut pas vraiment saisir, ne serait-ce que conceptuellement. Pour lui, il n'y a ni amis ni ennemis, mais seulement des partenaires commerciaux sur un marché mondial.
Chantal Mouffe (née en 1943) est professeur de théorie politique à l'université de Westminster à Londres.([9] Ingo Ende n'a pas compris Carl Schmitt : Ce dernier ne craignait ni ne combattait la résolution des conflits par la dépolitisation ou la neutralisation : Il avait ri de la croyance selon laquelle tout conflit pouvait être résolu par le discours : "Cela fait partie de la dialectique d'une telle évolution que l'on crée toujours un nouveau champ de bataille précisément en déplaçant le territoire central"[10].
Politique : le principe agonal
Le comportement affiliatif et le comportement agonal font partie des motivations fondamentales des êtres humains: nous nous comportons de manière amicale et attentionnée au sein de notre communauté sociale, notre "nous". Nous nous comportons de manière agonale et potentiellement combative vis-à-vis de l'extérieur [11]. Ces deux options de comportement ont chacune leur propre fonction de préservation de l'espèce. Si l'on veut faire de la distance agonale et de la proximité familiale des principes au sein d'un groupe, ils se contredisent mutuellement. En revanche, ces sentiments de base peuvent se combiner puissamment dans la confrontation de différents groupes. L'agressivité est alors tournée vers l'extérieur et l'attachement affectueux vers l'intérieur. "La lutte est le moment", admet ouvertement un anarchiste, "où l'individu ressent pour la première fois le sentiment de la force commune" [12].
Les théories politiques des temps modernes ont toujours été conscientes de l'opposition entre l'action affiliative et l'action agonale. Dans les formes de pensée chrétiennes traditionnelles, elle était perçue comme un comportement bon, aimant son prochain, par rapport à un comportement mauvais comme le meurtre. La réalité historique suggérait intuitivement que les hommes étaient capables des deux à tout moment, que l'homme oscillait donc de manière ambivalente entre le bien et le mal. C'est pourquoi il a besoin d'un État qui impose le bien et instaure la paix en son sein. Toutes les théories de l'État visaient à maintenir cette paix à l'intérieur et à l'extérieur. Le libéralisme a oublié tout cela. Il nie les possibilités d'hostilité existentielle et donc l'existence de la politique en tant que principe.
La compétition grecque (agon) a mis en évidence un principe interpersonnel qui est également à la base de la politique.
Chantal Mouffe reconnaît en revanche la possibilité de l'hostilité comme une caractéristique inhérente à l'être humain. Elle doit également pouvoir se manifester au sein d'une communauté, mais d'une manière qui ne fasse pas éclater ce qui est commun. La politique démocratique part du demos, le peuple de citoyens. S'ils entrent en guerre civile les uns avec les autres, cela signifierait la fin de cette démocratie. C'est pourquoi "la politique démocratique ne doit pas prendre la forme d'une confrontation entre amis et ennemis sans conduire à la destruction de la communauté politique". La "tâche fondamentale de la théorie de la démocratie consiste à trouver des possibilités d'expression de la dimension antagoniste constitutive de la politique qui ne détruisent pas la société politique" [13].
Le marxiste Ingo Elbe ne comprend pas "comment des adversaires avec des "points de vue" "irréconciliables" peuvent durablement "se battre avec acharnement" et en même temps "s'en tenir à un ensemble de règles communes" et "accepter comme légitimes" ces perspectives irréconciliables" [14]. La phrase historique de Guillaume II: "Je ne connais plus de partis, je ne connais plus que des Allemands !" est pour lui un non-sens inexplicable. Elle est pourtant la clé de voûte nécessaire de toute communauté. Elle doit maintenir la paix civile en son sein. L'hostilité politique ne doit pas aller jusqu'à l'extrême. Pour cela, il faut un sentiment d'appartenance qui place l'ensemble au-dessus des intérêts particuliers.
Que ce sentiment se manifeste sous la forme d'une conscience d'appartenir finalement au même peuple malgré tous les conflits ou sous la forme d'une construction purement civique d'un "nous" tangible, l'effet reste le même. Une conscience collective ne peut cependant pas naître d'un indvidualisme méthodologique et est étrangère au libéral moderne. Il est naturellement cosmopolite. Il lui est impossible de reconnaître les conflits politiques en tant que tels, de les maîtriser intellectuellement et de les intégrer dans la société. Leur gestion pacifique au sein d'un État exige une conscience communautaire d'appartenance fondamentale.
Un ordre social adapté aux personnes et à leurs besoins doit toujours permettre les deux possibilités fondamentales, la distance et l'attention, l'agonalité et l'affinité. L'individualisme émotionnel et l'amour de la communauté doivent être maintenus en équilibre. Les hommes doivent aimer la communauté humaine à laquelle ils appartiennent. Sinon, elle devient une société divisée dans laquelle la haine et la guerre civile peuvent éclater à tout moment. Une telle société, divisée et atomisée, est la quintessence du libéralisme.
Les philosophes de l'État des temps modernes ont toujours eu à l'esprit les massacres de la nuit de la Saint-Barthélemy et de la guerre de Trente Ans. Ils ont construit l'État comme l'incarnation du baldaquin pacificateur sous lequel l'hostilité existentielle était neutralisée. Les désirs égoïstes et agonaux y étaient contenus et inscrits dans un ordre communautaire. Le libéralisme brise ce baldaquin, conteste le droit à l'existence de la maison étatique, laisse libre cours aux égoïsmes et fanatismes débridés et rend à nouveau possible une société de guerriers civils individualistes. Il ouvre la voie qui va de l'ordre étatique au chaos anarchiste. Dans ce dernier, les dirigeants qui s'imposeront seront ceux qui disposent d'un capital permettant d'imposer le calme, notamment grâce à des "forces de sécurité" rémunérées. Après la fin du chaos libéral, des penseurs comme Oswald Spengler et Ernst Jünger ont prédit une époque de potentats et de dictatures d'un genre nouveau.
Littérature :
Kunze, Klaus, – Mut zur Freiheit, 1.Aufl.1995.
Mai, Klaus-Rüdiger, Das neue Subjekt des revolutionären Kampfes – Cancel Culture – Ein Angriff, der zur Rückeroberung führen könnte, Tichys Einblick 11.10.2020.
Laclau, Ernesto / Mouffe, Chantal, "Socialist Strategy: Where next", in: Marxism today, Januar 1981.
– Hegemonie und radikale Demokratie. Zur Dekonstruktion des Marxismus. 2., durchgesehene Aufl., Wien 2000.
Mouffe, Chantal, Über das Politische. Wider die kosmopolitische Illusion, 2005, 3.deutsche Auf., 2020, ISBN 978-3-518-12483-3.
Schmitt, Carl, Der Begriff des Politischen, 1932.
Stirner, Max (alias Johann Caspar Schmidt), Der Einzige und sein Eigentum, 1845, Stuttgart (Reclam) 1972.
Notes:
[1] Max Stirner (1845), p.392.
[2] Klaus-Rüdiger Mai, 11.10.2020.
[3] Douglas Murray (2019), p.79.
[4] Laclau / Mouffe, Socialist Strategy : Where next, in : Marxism today, janvier 1981.
[5] Ingo Elbe (2020), p.192.
[6] Ingo Elbe (2020), p.191, contrairement à Laclau / Mouffe (2000), p.144 et suivantes.
[7] Ingo Elbe (2020), p.180.
[8] Ingo Elbe (2020), p.181, d'après Mouffe (22007 = 32020), p. 17 s.
[9] Ingo Elbe (2020), p.181.
[10] Carl Schmitt (1932), p.89. sur les "domaines centraux" comme la religion, l'économie et ainsi de suite.
[11] Voir en détail Klaus Kunze (1995), p.214-218.
[12] Was ist eigentlich Anarchie? Karin Kramer Verlag Berlin, 1986, p.26.
[13] Chantal Mouffe (2020), p.69.
[14] Ingo Elbe (2020), p.183.
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vendredi, 03 décembre 2021
L'État réformateur dans la vision de Carlo Francesco Ferraris
L'État réformateur dans la vision de Carlo Francesco Ferraris
L'essai de Francesco Ingravalle, professeur à l'Université du Piémont oriental, rend compte de l'importance de la pensée du grand intellectuel italien, natif de Moncalvo, dans le débat philosophico-politique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
par Giovanni Sessa
Ex: https://www.barbadillo.it/101993-lo-stato-riformatore-nella-visione-di-carlo-francesco-ferraris/
Le débat sur l'issue du Risorgimento et sur la formation de l'État unitaire en Italie est toujours ouvert : il a animé une partie importante de la culture politique du XXe siècle. Le dernier volume de Francesco Ingravalle, maître de conférences à l'Université du Piémont oriental, nous rappelle son caractère crucial, également au regard de la contingence historique et politique actuelle. Le livre s'intitule Lo Stato riformatore. Carlo Francesco Ferraris : intellettuale et funzionario (1850-1924), qui a récemment paru dans le catalogue de la maison d'édition Oaks. Le volume est complété par une anthologie des écrits de Ferraris et une bibliographie, essentielle pour les futurs chercheurs.
L'intérêt pour l'éminent universitaire et homme politique a été ravivé après la conférence d'étude organisée en son honneur en 2007 par Corrado Malandrino, alors doyen de la faculté des sciences politiques de l'université du Piémont oriental. Le texte d'Ingravalle reconstruit l'itinéraire théorico-politique de Ferraris, en saisissant sa pertinence dans le débat philosophico-politique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle et, en même temps, en identifie les limites possibles. La contribution spéculative de l'intellectuel piémontais méconnu était centrée sur l'idée de l'État super partes, à un moment historique où, après le mouvement des "Fasci siciliens", la société italienne était en proie à des conflits sociaux qui la marquaient profondément. Ferraris considère cette situation : "comme la menace la plus radicale pour l'existence de la res publica, comme une caractéristique pathologique de la politique italienne" (p. 18). Lorsque l'ordre sociopolitique est juste, argumente le chercheur, il ne peut y avoir de conflit: "Le conflit est une crise [...] et la crise est, pour le corps politique, ce que pour le corps organique est le symptôme d'une maladie" (p. 18). Quelle est la thérapie pour guérir ou atténuer cette pathologie de l'État national ? Ferraris répond, dans ses nombreux ouvrages, d'une manière monotone : l'État réformateur. Qu'est-ce, en réalité, que l'État réformateur ?
Le Prof. Francesco Ingravalle.
La référence de base de notre théoricien est celle de l'État libéral, corrigée par des références idéales au "socialisme de la chaire" allemand (Kathedersozialismus), en particulier à la pensée politique d'Adolph Wagner, qui a identifié son propre paradigme politique dans l'État "social" d'Otto von Bismarck. Les références à l'utilitarisme social de Stuart Mill ne manquent pas dans les écrits de Ferraris. L'État réformateur travaille pour "l'inclusion des masses laborieuses dans le système des intérêts protégés par la puissance publique, en tentant de désamorcer, de cette manière, les pulsions subversives" (p. 13). Un réformisme "d'en haut" qui, en Italie, aurait dû être mis en œuvre à travers la symbiose collaborative entre les organes: soit les "organes non électifs et électifs de l'État [...] condition de base pour l'action réformatrice [...] et le progrès social" (p. 14). C'est-à-dire entre la Chambre des députés, organe électif de l'État, lieu de représentation politique et, par conséquent, expression sensible au dynamisme et aux conflits sociaux, et le Sénat, non électif, nommé par le roi, accompagné, dans le moment exécutif, par la bureaucratie. Dans ce projet, développé dans le cadre institutionnel du Statuto Albertino et dans le sillage du libéralisme de D'Azeglio, Ferraris fait explicitement l'éloge du "notabilato", tout en soutenant le caractère crucial de la science de l'administration dans le processus de réforme.
Ferraris et la science de l'administration
En effet, note Ingravalle, Ferraris peut être considéré à juste titre comme le créateur de la science italienne de l'administration, qui accorde une grande attention aux statistiques, ainsi qu'aux sciences juridiques et économiques. L'expertise de Ferraris dans ces disciplines et sa culture de dimension européenne l'ont amené à initier une réforme de décentralisation politique et administrative, qui rappelle à certains égards la leçon de Cattaneo. L'idée de l'État super partes, avec laquelle nous devons être d'accord avec Ingravalle, a empêché Ferraris d'avoir une vision réaliste des événements qui se sont déroulés en Italie après 1918. À l'époque "le droit et l'État étaient [...] objectivement impliqués dans le conflit social [...] complètement subordonnés aux intérêts des classes" (p. 17). Depuis le discours inaugural de l'année académique 1909-1910, Santi Romano avait compris, comme le rappelle Ingravalle, que le conflit social, la dimension polémologique, est consubstantielle et inéliminable dans la construction de la res publica, contrairement à Ferraris qui juge le choc social comme un risque mortel pour la securitas de la chose publique. En ce sens, l'Etat est pour Santi Romano une instance recherchée, non encore réalisée, un règlement momentané du conflit socio-politique. Pour Ferraris, au contraire : "L'État libéral semblait aere perennius" (p. 20).
La critique du socialisme scientifique
Pour cette raison, comme le montre le chapitre consacré à l'exégèse de la critique du socialisme scientifique de Ferraris, le théoricien piémontais n'a pas pleinement compris que l'État peut être "l'instrument de la domination d'une classe sur une autre" (pg. 22), se limitant à rejeter cette thèse, sans réussir, à la fin, à la réfuter. Sa notabilisation est abstraite, détachée et, en théorie, épurée des sodalités de classe : elle finit donc par reproposer le sempiternel problème platonicien du contrôle des gouvernants. Il saisit certes l'image normative de la société italienne de l'époque, mais le mouvement réel, la dynamique qui l'anime de l'intérieur, se dissout entre ses mains, et ne peut se résoudre dans le cadre général de l'État libéral, comme le montrent les événements entre 1918 et 1922. La nouveauté théorique de l'utilitarisme de Ferraris se trouve dans sa lecture de l'État comme médiateur entre le bonheur individuel et le bonheur communautaire, qui était absent de la scolastique libérale-utilitariste.
Le rôle de l'État
L'importance du livre d'Ingravalle ne réside pas seulement dans le fait qu'il a porté à l'attention des lecteurs la pensée peu connue et, en tout cas, originale de Ferraris, mais aussi dans le fait qu'il a été écrit à un moment de l'histoire qui suit la théorisation de la fin de l'État-nation et qui, au contraire, voit la réémergence de sa fonction essentielle. Après la crise de 2008, "les États ont été les garants [...] de transitions financières qui autrement manqueraient de garanties" (p. 8), sans parler de la présence étatique évidente derrière les organismes supranationaux (les États-Unis, derrière le Fonds monétaire), qui font bouger l'histoire du monde contemporain. Ce n'est pas une mince affaire...
*L'État réformateur. Carlo Francesco Ferraris : intellettuale e funzionario (1850-1924), par Francesco Ingravalle(Oaks editrice, pour les commandes : info@oakseditrice.it, pp.220, euro 20)
@barbadilloit
Giovanni Sessa
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Vers un renouveau du conservatisme ? (Armin Mohler)
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samedi, 27 novembre 2021
Sur l'essence et les fonctions du pouvoir
Sur l'essence et les fonctions du pouvoir
Source: https://www.geopolitica.ru/article/o-suti-i-funkciyah-vlasti
À l'ère de la modernité, on a tenté de définir scientifiquement et clairement le phénomène du pouvoir et ses diverses manifestations.
Max Weber a affirmé que "le pouvoir est la probabilité qu'un acteur au sein des relations sociales soit en mesure d'atteindre son objectif en dépit de l'opposition" (1). Dans son livre Économie et société, Weber distingue trois types de domination. Le sociologue allemand écrit : "Il existe trois types purs de domination légitime. Leur légitimité peut l'être: 1) de caractère rationnel, c'est-à-dire fondé sur la croyance en la légalité de l'ordre établi et en la légitimité de la domination exercée sur la base de cette légalité; 2) de caractère traditionnel, c'est-à-dire fondée sur la croyance commune dans le caractère sacré des traditions et la croyance dans la légitimité de l'autorité fondée sur ces traditions; ou 3) charismatique, c'est-à-dire fondée sur des manifestations exceptionnelles de sainteté ou de pouvoir héroïque ou de personnalité exemplaire et l'ordre créé par ces manifestations (suprématie charismatique)" (2).
Jacob Burkhardt a proposé un modèle d'interaction entre la société et l'État, fondé sur la dynamique des forces sociales, à partir duquel la hiérarchie des relations est construite. Il a dit que "le pouvoir passe toujours en premier" (3). Dans le même temps, Burkhardt a qualifié l'État d'œuvre d'art.
Le philosophe libéral Raymond Aron a dit: "Le pouvoir est la capacité de faire, de produire ou de détruire" (4).
Les définitions moins abstraites du pouvoir incluent nécessairement un sujet qui dispose du pouvoir. "Dieu, la nature physique et l'homme sont trois êtres exceptionnels auxquels les philosophes ont accordé ou non une suprématie universelle et une domination globale sur le monde", a soutenu le philosophe conservateur espagnol Donoso Cortes (5). De cette trinité, il déduit trois écoles politiques: deux types d'idéalisme (divin et humain) et le matérialisme associé à la nature. Spinoza précise comment le divin peut se manifester dans le pouvoir politique. "Dieu n'a pas de domination particulière sur les hommes, sauf par l'intermédiaire de ceux qui ont le pouvoir" (6). Un autre penseur conservateur français ajoute qu'une grande nation ne peut jamais être gouvernée par le seul gouvernement. Il a toujours besoin de quelqu'un d'autre (quelque chose) (7). Et ce penseur,Joseph de Maistre, donne l'exemple de la Turquie, où la gouvernance se fait à l'aide du Coran, et de la Chine, où les sages paroles et la religion de Confucius sont une sorte d'outils pour influencer les masses.
Selon Friedrich Nietzsche, le pouvoir est plutôt une attitude qu'une essence. Et il n'y a pas grand chose qu'un homme (un acteur) puisse faire, à part vouloir le pouvoir. Seules les forces spontanées de l'être, personnifiées dans le devenir, sont la forme suprême du pouvoir. Et ses formes sont différentes parce que différentes sont les formes de la volonté de puissance, qui sont la philosophie, la morale, la métaphysique et l'art. Ils se subdivisent également en négatifs et positifs, et ont leurs propres niveaux de gradation (la volonté de liberté, la volonté de justice, etc.).
Heidegger souligne, à propos de la volonté de puissance de Nietzsche, que pour Nietzsche lui-même, "la volonté n'est rien d'autre que la volonté de puissance, et la puissance n'est rien d'autre que l'essence de la volonté" (8). Dans un processus de déconstruction de la formule nietzschéenne, Heidegger parvient à la définition suivante : "la volonté elle-même est domination-au-dessus; la volonté en elle-même est puissance, et la puissance en elle-même est volonté constante" (9). En même temps, il observe que l'idéalisme allemand en tant que tel a conceptualisé l'"être" comme "volonté". C'est là que réside l'effet de Schopenhauer, dû à l'effondrement de l'idéalisme allemand, et Nietzsche a refusé de participer à sa profanation et à une nouvelle subversion.
En résumé, il souligne que le pouvoir signifie simultanément trois phénomènes. Il s'agit de la "puissance prête à l'action" (δύναμις), de "l'accomplissement de la domination" (ἐνέργεια) et de la "réalisation" (ἐντελέχια) (10). Il faut noter qu'en latin, la paire ἐνέργεια καὶ δύναμις a souvent été traduite par actus et potentia, c'est-à-dire "réalité et possibilité".
Il est intéressant de noter que les réflexions de Heidegger sur les termes grecs anciens sont en corrélation avec la notion russe ancienne de pouvoir. Kolesov souligne que "dans la Rus' du 10ème siècle, le mot volost/"pouvoir" a plusieurs significations, il signifie l'opportunité, le pouvoir ou le droit d'agir ; au 11ème siècle, le volost (et le pouvoir) est surtout une "possession" (volost de terre)... Depuis la fin du 11ème siècle, ce concept fusionne à la fois le pouvoir et la possession, et le propriétaire est divisé en deux, selon les conditions et les besoins d'expression des relations féodales, et le volost devient le domaine, et le pouvoir - la force et le droit de possession. La répartition des variantes est très intéressante: le concret (possession foncière) est appelé par le mot russe volost, et l'abstrait (force et pouvoir) par le mot slave vlast. La nouvelle forme vient de l'extérieur et est consacrée par l'Église, elle est appelée par le mot de haut livre "pouvoir"" (11).
Cependant, il faut également se souvenir de la formule de Montesquieu exprimée dans son ouvrage De l'esprit des lois (1748) - "la puissance du climat est la première puissance sur la terre" (12) - cette définition a été la base du déterminisme géographique et du développement ultérieur des idées géopolitiques. Si les conditions météorologiques influençaient l'organisation sociale et le comportement des gens, cela se reflétait dans la psychologie des peuples et l'ordre politique. "La lâcheté des nations dans les climats chauds les a toujours conduites à l'esclavage, tandis que le courage des nations dans les climats froids leur a conservé la liberté" - bien que cette expression de Montesquieu semble trop "manichéenne", il y a une part de vérité dans un sens ou dans l'autre.
Le juriste russe Nikolaï Korkunov, qui appartenait à l'école positiviste occidentale, considère le pouvoir comme un phénomène dialectique. "Le pouvoir n'exige que la conscience de la dépendance, pas la réalité de celle-ci.... Le pouvoir est un pouvoir conditionné par la conscience de la dépendance du subordonné... Le pouvoir de l'État, par contre, est le pouvoir conditionné par la conscience de la dépendance à l'égard de l'État..." (13).
Selon le sociologue américain James Coleman, "le pouvoir de l'acteur est le contrôle des événements significatifs" (14).
La maîtrise de soi n'est probablement pas moins importante pour le pouvoir. Le célèbre érudit perse et musulman al-Ghazali a déclaré, sous la forme d'une parabole, que les gouvernants sages, bons et justes "avaient plus de pouvoir sur eux-mêmes et de sévérité sur eux-mêmes qu'ils n'en avaient sur les autres" (15) .
Le politologue norvégien Stein Ringer a souligné que "le pouvoir est quelque chose dont dispose une certaine personne...". Le pouvoir existe ou n'existe pas ; vous l'avez ou vous ne l'avez pas ; il ne naît pas lorsque vous commencez à vous comporter d'une certaine manière ; il précède le comportement" (16). Il a toutefois noté qu'en général, une culture politique où le pouvoir est distribué est difficile à expliquer.
Si nous suivons les théories économiques du pouvoir, nous devons mentionner les idées de Friedrich von Wieser, qui était l'un des fondateurs de l'école autrichienne d'économie. Il rejette le libéralisme classique et insiste sur le fait que la liberté doit être contenue dans un système ordonné (17). Si Wieser souligne l'importance du rôle des entrepreneurs dans la vie économique de l'État, qu'il compare à des figures héroïques, son concept met l'accent sur une approche systémique.
Cette proposition est fondamentalement différente de celle de Thomas Hobbes dans son Léviathan.
S'il n'existe pas de définition unique et universellement acceptée du pouvoir, est-il possible d'affirmer que le pouvoir doit fonctionner de la même manière partout ? Même dans les sociétés libérales de type culturel et historique proche, il existe différents types de gouvernance - monarchique en Grande-Bretagne et républicaine aux États-Unis.
De plus, même au sein d'un même pays, des tentatives ont été faites pour différencier les méthodes d'exercice du pouvoir. Ainsi, les concepts de soft power, hard power, smart power, sharp power et sticky power sont apparus aux Etats-Unis (18). Si le concept de pouvoir intelligent de Joseph Nye n'est pas original, le philosophe espagnol José Ortega y Gasset a exprimé cette idée de manière plus succincte dans Espana invertebrada : "Commander et gouverner ne signifie pas seulement persuader ou contraindre quelqu'un. La véritable domination implique la combinaison la plus complexe des deux. La contrainte morale et la contrainte matérielle font partie intégrante de tout acte de pouvoir" (19).
En outre, il est admis qu'il existe trois projections du pouvoir et de l'influence - symbolique, structurelle et instrumentale.
Mais il y a aussi eu des tentatives de redéfinir le pouvoir non seulement dans ses fonctions, mais aussi dans son essence. Prenons, par exemple, le concept de potestariness. Comme le terme a été introduit par l'ethnologue soviétique Julian Bromley, qui adhérait au paradigme marxiste, sa définition a été soutenue par une idéologie appropriée - l'organisation pré-étatique du pouvoir caractéristique des sociétés de la pré-classe et des premières classes était appelée potestarnost. Cependant, de nombreux spécialistes contemporains des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine utilisent encore ce terme, bien que la portée de leur analyse soit liée à des États spécifiques. Cela suggère que les mécanismes d'exercice du pouvoir dans ces régions diffèrent considérablement et qu'une taxonomie supplémentaire est nécessaire pour marquer d'une manière ou d'une autre les relations intertribales et introduire des distinctions par rapport aux conceptions séculaires et modernistes du pouvoir qui sont apparues à l'origine en Europe occidentale mais se sont également répandues ailleurs, où il y a eu des superpositions uniques de coutumes traditionnelles, de modèles importés de l'extérieur (par le biais de structures coloniales ou de pratiques postcoloniales) et de droit international. Il est déjà clair qu'au cours des dernières décennies, "le continent africain a vu émerger des modèles très originaux de pouvoir politique et des systèmes bizarres d'organisation étatique et juridique, ainsi qu'une configuration assez complexe de l'espace politique, dans certaines zones duquel les relations de pouvoir ont pris des formes uniques inconnues jusqu'alors" (21). Des métamorphoses similaires se sont produites ou se produisent sur d'autres continents.
Mais il faut aussi tenir compte du fait que dans les conditions de la postmodernité, le pouvoir a changé de caractéristiques. Antonio Negri, se référant à Foucault, a déclaré que le pouvoir n'est jamais une essence cohérente, stable et unitaire, c'est un ensemble de "relations de pouvoir" qui présupposent des conditions historiques complexes et des conséquences multiples : le pouvoir est un champ de pouvoirs (22).
Vilfredo Pareto notait, il y a une centaine d'années, dans son ouvrage La transformation de la démocratie: "Qui se soucie aujourd'hui de l'équilibre des branches du pouvoir ? L'équilibre entre les droits de l'État et de l'individu ? Le vénérable état moral est-il toujours en pleine santé ? L'État hégélien est certainement une magnifique invention de l'imagination, préservée pour les besoins de la sociologie poétique ou métaphysique, mais les travailleurs préfèrent des choses plus tangibles, comme des salaires plus élevés, des impôts progressifs, des semaines de travail plus courtes..." (23).
Les observations sur les forces centripètes et centrifuges qui influencent et modifient la cohésion politique d'un pays ou de régions entières ont amené Pareto à conclure qu'il existe une sorte de loi sociale de rotation des élites. Peut-être que pour les pays laïques, une telle approche serait justifiée, mais qu'en est-il des États où les institutions sacrées du pouvoir existent encore, même si elles ont des fonctions nominales ? Dans ce cas, il reste la présence d'une autre structure hiérarchique qui est placée au-delà des processus de transformation et de perturbation politiques.
Un autre auteur italien, Agostino Lanzillo, soulignait dans l'entre-deux-guerres (24): "Les nations européennes devront relever le défi d'être simultanément militantes et commerciales, démocratiques et militaristes... Nous ne savons pas comment la société s'adaptera en pratique à ces deux exigences également impératives" (25).
Bien que le vingtième siècle ait connu deux guerres mondiales et des luttes entre le libéralisme, le communisme et le fascisme, ces remarques restent valables aujourd'hui, même si l'action et la rhétorique politiques ont connu quelques changements. Les représentants des mouvements de gauche ne se battent plus pour les droits des travailleurs mais prônent la légalisation des drogues et le mariage homosexuel. Pour leur part, les droites de nombreux pays servent les intérêts des États patrons plutôt que ceux de leur propre peuple.
L'impression est qu'il n'existe pas encore de modèle durable approprié qui pourrait être universel pour tous les pays et tous les peuples, mais qui représenterait non pas un modèle rigide mais un ensemble de possibilités avec les contraintes qui sont déjà inhérentes aux unions politiques avec leurs cultures anciennes ou relativement jeunes.
Bien que les premiers pas dans cette direction soient en train d'être faits. Des théories intéressantes et des aperçus philosophiques se glissent dans les œuvres de divers auteurs - certains issus de la tradition politique occidentale et d'autres représentant des peuples d'autres régions du monde.
Notes:
1 Weber, Max. The Theory of Social and Economic Organization. The Free Press and the Falcon’s Bring Press, 1947, p. 152.
2 Вебер М. Типы господства // Вебер М. Хозяйство и общество.
3 Burckhardt J. Force and Freedom Reflections on History. N.Y., 1943, р. 109.
4 Raymond Aron. Peace and War: A Theory of International Relations, Garden City, N. Y.: Anchor Press, 1973, p. 47.
5 Кортес, Хуан Доносо. Сочинения. СПб: Владимир Даль, 2006, с. 387.
6 Спиноза Б. Краткий трактат о Боге, человеке и его счастье; Богословско-политический трактат. Харьков: Фолио, 2000, с. 357.
7 Местр, Жозеф де. Сочинения. СПб.: Владимир Даль, 2007, с. 40.
8 Мартин Хайдеггер. Ницше. Т. 1. СПб.: Владимир Даль, 2006, с. 39
9 Там же, сс. 43–44.
10 Там же, сс. 65–66.
11 Колесов В. В. Древняя Русь: наследие в слове. Мир человека. СПб: Филологический факультет СПбГУ, 2000, с. 276.
12 Монтескье Ш. О духе законов
13 Коркунов Н. М. Русское государственное право, Т. 1. СПб: 1901, с. 24
14 Coleman J.S. Foundations of Social Theory. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1990, p. 133.
16 Рингер, Стейн. Народ дьяволов. Демократические лидеры и проблема повиновения. М.: Издательский дом Дело, 2016, с. 89.
17 Wieser, Friedrich von. Das Gesetz der Macht, 1926.
18 Armitage, Richard L. Joseph S. Nye, Jr. CSIS Commission on Smart Power: a smarter, more secure America, Washington, CSIS Press, 2007; Mead, Walter Russell. Power, Terror, Peace, and War. America’s Grand Strategy in a World at Risk. New York: Vintage Books, 2004.
19 Ортега-и-Гассет Х. Восстание масс. М.: ООО АСТ, 2001, с. 278.
20 Бромлей Ю. В. Очерки теории этноса. М.: Наука, 1983.
21 Гевелинг Л. В. Контуры трансформирующейся власти // Современная Африка. Метаморфозы политической власти / Отв. ред. А. М. Васильев; Ин-т Африки РАН. – М.: Восточная литература, 2009, с. 447.
22 Негри, Антонио. Труд множества и ткань биополитики // Синий диван, 2008. № 12.
23 Парето, Вильфредо. Трансформация демократии. М.: Территория будущего, 2011, с. 31.
24 Имеется в виду время между Первой и Второй мировыми войнами.
25 Lanzillo A. La disfatta del socialismo: Critica della guerra e del socialismo. Liberia della Voce. Firenze, 1919, р. 270.
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La dimension théologique du «conservatisme rouge»
La dimension théologique du «conservatisme rouge»
par Georges FELTIN-TRACOL
Le 12 décembre 2019 se tenaient en Grande-Bretagne des élections législatives anticipées. Les conservateurs du parti tory conduits par le nouveau Premier ministre Boris Johnson remportèrent la majorité absolue à la Chambre des Communes. Avec 365 sièges, ils infligèrent une cuisante défaite au Labour de Jeremy Corbyn. En effet, les candidats tories s’emparèrent de 48 sièges supplémentaires, souvent remportés dans les bastions travaillistes du Centre et du Nord-Est de l’Angleterre.
Pendant la campagne électorale, Boris Johnson insista sur le Brexit en cours et revint sur la nécessaire intervention publique en économie et en matière sociale. Les retombées positives du retrait britannique de l’Union dite européenne devraient assurer la pérennité financière du NHS, le système de santé du Royaume-Uni. Boris Johnson osa en outre nationaliser des compagnies ferroviaires déficientes et, avec la crise covidienne, n’hésita pas à s’affranchir des dogmes budgétaires. Par cette étonnante disposition interventionniste, le gouvernement tourna le dos à l’ultra-libéralisme en vigueur dans ses propres rangs.
Membre du laboratoire d’idées ResPublica et ancien conseiller de David Cameron, Phillip Blond, par ailleurs demi-frère de l’acteur Daniel Craig, se présente depuis la parution en 2009 de son essai Red Torysm. How Left and Right have broken Britain and How we can fix it (« Comment la gauche et la droite ont brisé la Grande-Bretagne et comment pouvons-nous y remédier ») en continuateur du « conservatisme rouge ». En 2010, David Cameron gagna les élections grâce à la « Big Society » et au « conservatisme compassionnel » préparés d’abord par Phillip Blond. Cameron les oublia toutefois assez vite…
Aussi présent au Canada, en particulier dans les provinces de l’Ontario et de l’Alberta, le « conservatisme rouge » rejette à la fois l’État tentaculaire impotent et la société individualiste de marché. Inspiré par les loyalistes américains pendant la Guerre d’Indépendance des États-Unis et apparenté aux « paléo-conservateurs » étatsuniens, le « Red torysm » puise dans le Hight Torysm du XVIIIe siècle, un courant néo-féodal et proto-jacobite, dans le One-nation torysm du XIXe siècle théorisé par l’écrivain et Premier ministre Benjamin Disraeli et, au XXe siècle, chez les anglo-catholiques distributionnistes autour de G.K. Chesterton. Ces différents apports théoriques s’accordent sur l’organicisme social et estiment que l’équilibre de la société repose sur l’obligation mutuelle de toutes les classes sociales. On traduit habituellement « Red Torysm » par «conservatisme social» ou «paternaliste». S’ils défendent les institutions traditionnelles, un ordre social juste et la discipline fiscale, les « conservateurs rouges » privilégient toujours les actions sociales en faveur d’un État-Providence qui permettrait un accès général à la propriété privée. Après le « socialisme des guildes », le «conservatisme rouge» est une autre représentation de la troisième voie sociale outre-Manche.
Le « Red Torysm » a bénéficié au début du XXIe siècle de l’influence déterminante de la Radical Orthodoxy. En 1998, les philosophes et théologiens anglicans Catherine Pickstock, Graham Ward et John Milbank écrivent Radical Orthodoxy. A New Theology. Leur sensibilité les porte vers la Haute-Église d’Angleterre para-catholique. Professeur de Phillip Blond à Cambridge, John Milbank qui se décrit comme un chrétien traditionaliste postmoderne, mêle dans ses réflexions les idées communautariennes, les thèses de la French Theory et les écrits des Pères de l’Église. La Radical Orthodoxy lit les œuvres de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, de Félix Guattari, de Jacques Derrida et de Jean Baudrillard à la lumière de Saint Augustin et de Saint Thomas d’Aquin.
La Radical Orthodoxy – qui n’a rien à voir avec l’Orthodoxie – ne cache pas une hostilité foncière envers les libéralismes théologique, politique et économique. « Pour les classes moyennes, explique Phillip Blond dans un entretien mis en ligne sur FigaroVox le 1er juillet 2016, le libéralisme a plusieurs attraits : économiquement, il leur permet (ou du moins il leur permettait) d'exploiter avantageusement leur position via l'école, les réseaux ou les possibilités de carrière dans l'entreprise; socialement, il se traduit par une licence totale en matière de choix de vie ou de comportements. Pour les classes populaires au contraire, le libéralisme est un désastre économique et culturel: économique, parce qu'il détruit leur pouvoir de négociation collective et les expose à une concurrence interne sur le marché du travail: dans une telle situation, leurs salaires ne peuvent que baisser; sociale, parce que le libéralisme a détruit toutes les formes d'allégeance et de stabilité familiale, en laissant pour seul héritage des foyers brisés et des pères absents. En somme, le libéralisme a détruit toute notion de solidarité et c'est cela qui a le plus certainement condamné les plus pauvres à leur sort. » Favorable à l’instar de l’essayiste William T. Cavanaugh à la « subversion eucharistique » du monde moderne, cette autre théologie politique guère connue sur le continent pense donc l’eucharistie comme le creuset effectif d’un ensemble commun et voit dans l’Église une communauté salvatrice de personnes capables de mener une existence collective hors du filet de la modernité. Le recours à la communauté comprise comme « base autonome durable » y est explicite, d’autant que la Radical Orthodoxy prône au final la restauration post-moderne, c’est-à-dire ici après la modernité, de la métaphysique traditionnelle occidentale.
John Milbank.
On est donc à mille lieux des enjeux électoralistes et politiciens du gouvernement de Sa Gracieuse Majesté. Il existe toutefois un lien ténu, susceptible de croître si les circonstances s’y prêtent, entre le Parti conservateur et la Radical Orthodoxy. Qui aurait pensé, il y a quinze ans, qu’un anti-libéralisme conséquent et cohérent se manifesterait, certes de manière périphérique, dans la formation politique de feue la sinistre « Dame de Fer » ?
GF-T
- « Vigie d’un monde en ébullition », n° 11, mise en ligne le 23 novembre 2021 sur Radio Méridien Zéro.
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jeudi, 25 novembre 2021
Marx le Messie
Marx le Messie
Luca Bistolfi
Trop d'intellectuels laqués, laquais du pouvoir, citent Marx au hasard. C'est pourquoi le grand vieillard de Trèves s'avère très nécessaire à relire dans le moment terrible et marquant que nous vivons.
SOURCE : https://www.lintellettualedissidente.it/controcultura/filosofia/marx-berlin/
Bien conscient de l'inanité de certains de ses thuriféraires-charlatans contemporains et notamment des professeurs d'université, Schopenhauer a été contraint, dans la Préface de la deuxième édition de son livre Welt, de tremper sa plume plus que de coutume dans l'acide pour fustiger l'habitude d'un certain public de recourir à des exposés de seconde main au lieu de lire les textes originaux. C'est l'"affinité élective, par laquelle une nature commune se sent attirée par ses semblables", tout comme les enfants "apprennent mieux d'autres enfants". Et qui sait ce qu'il écrirait aujourd'hui face à des coupures de presse et des "tutoriels" philosophiques !
Cependant, il ne faut pas être trop rigide, et si l'on souhaite mordre dans les idées et les auteurs avec la dureté d'un autodidacte, afin d'éviter le moule académique, on peut certainement recourir aux travaux préparatoires. C'est dans ce sens que je veux attirer l'attention du lecteur sur deux Karl Marx.
Le premier est publié ces dernières semaines par Adelphi et est signé par Isaiah Berlin. Il s'agit en fait d'une réédition du texte paru en 1969 pour La Nuova Italia, mais avec un appareil critique plus efficace. Berlin n'est pas le premier penseur antimarxiste à écrire un ouvrage honnête, lucide et informé sur le "docteur de la terreur rouge", comme on l'appelait en son temps : pensons, par exemple, aux connaissances considérables dont firent preuve Giovanni Gentile, le premier professeur d'Antonio Gramsci, et Benedetto Croce, un élève du marxiste Antonio Labriola. L'étude du travail de Berlin ne manque pas de nous faire découvrir quelques imprécisions terminologiques, quelques citations irréfléchies - auxquelles les éditeurs remédient néanmoins - et quelques jugements un peu hâtifs ; mais ces péchés sont somme toute négligeables face à une étude rigoureuse et surtout honnête, même si elle est datée puisqu'elle remonte à 1938. Ceux qui souhaitent avoir un aperçu général de Marx en tant que penseur, érudit et activiste politique trouveront ici satisfaction. Il s'agit d'une sorte de vaste entrée d'encyclopédie, du genre qui n'est plus composé nulle part.
Il ne faut donc pas s'attendre à y trouver un exposé des découvertes de Marx dans les Grundrisse ou le Capital. La marque de ce Karl Marx réside dans la capacité d'Isaiah Berlin à ancrer le sujet dans son époque et, surtout, à décrire certains fondements philosophiques cruciaux avec une compétence et une clarté d'exposition exemplaires, qui ressortent particulièrement à certains moments, comme les pages magistrales consacrées à Hegel et au rapport fondamental du jeune Marx avec sa philosophie, et le chapitre sur le "Matérialisme historique", un sujet, comme chacun sait, plutôt dur, mais Berlin montre qu'il sait "manier avec soin" les concepts hégélo-marxistes, sans générer de malentendus embarrassants, qui seraient dus à un excès d'orthodoxie, ou peut-être à à un défaut d'orthodoxie, qui émaillent malheureusement les pages de nombreux marxistes, réels ou supposés.
Toutefois, permettez-moi de faire deux suggestions pour tous ceux qui envisagent d'aborder cette étude. Tout d'abord, il est nécessaire de lire attentivement la "Préface de l'éditeur à la cinquième édition", l'une des rares prémisses utiles en circulation. Deuxièmement, ne lisez pas la quatrième de couverture : elle semble clairement avoir été écrite soit dans l'intention de mettre en garde contre Marx, soit a plutôt été écrite sans avoir lu le livre, en tenant pour acquis que le Berlin n'était qu'un libéral doctrinaire, type humain que l'on rencontre dans maintes rédactions.
Différent à tous égards, le Karl Marx de Maximilien Rubel, sorti il y a vingt ans, en 2001, mais toujours disponible chez l'éditeur milanais Colibri, est l'un des outils les plus indispensables pour qui veut étudier sérieusement le Grand Ancien de Trêves. Contrairement à Berlin, qui est connu de tous, le nom de Rubel sera inconnu de la plupart des gens : mais, pour ce que cela vaut, je peux vous assurer que nous avons affaire à l'un des chercheurs les plus intelligents, les plus aigus et les mieux préparés du marxisme européen, capable de traiter un sujet très complexe avec habileté et dextérité. Afin de fournir le stimulus nécessaire pour inviter le lecteur à lire le livre, il faut partir du deuxième sous-titre de l'ouvrage : Prolegomeni per una sociologia etica (Prolégomènes pour une sociologie éthique), que l'auteur a ajouté à la seule édition italienne, bien meilleure à tous égards que l'original français. Il est également doté d'une chronologie raisonnée et minutieuse de plus de cent pages et d'un solide appareil critique.
L'intention principale de Rubel est de libérer Marx des lectures économistes arides, en saisissant la continuité, de sa jeunesse à sa mort, d'une instance éthique pré-politique et pré-économique. Mais écoutons les mots éloquents de l'auteur:
"Non seulement il n'y a pas, chez Marx, d'intention spécialiste, mais il faut aussi s'abstenir d'y voir une tentative philosophique de s'élever au-dessus des diverses spécialisations en vertu de l'activité systématique et médiatrice de la pensée : une telle "philosophie", pour lui, avait elle-même un caractère fragmentaire, était un pur produit de la division du travail et de son aliénation. Ou du moins, cela ne lui semblait concevable - puisque philosopher est nécessaire - que si elle était surmontée et réalisée dans la pratique, c'est-à-dire rendue inutile en tant que projet. Les raisons de Marx étaient d'un autre ordre, que je crois pouvoir définir comme éthiques, dans la mesure où l'éthique est précisément ce qui, dans la pensée d'un homme, fuit instinctivement toute particularisation réductrice pour embrasser la diversité des activités dans une vision d'ensemble toujours plus élevée et les rapporter sans cesse à la vérité pratique [...]. Marx n'a pas créé, ni eu l'intention de créer, un nouveau système d'économie politique. Il voulait donner aux hommes luttant pour la transformation radicale de la société une explication théorique et critique du mode de production capitaliste. Karl Marx a voulu orienter la connaissance scientifique de la société vers une cause éminemment révolutionnaire : le renversement du capitalisme et la construction d'une société libérée de l'exploitation et de l'oppression".
Cette libération permettra aux individus de se réaliser enfin sans aucune contrainte, de devenir des êtres humains intégraux parce que libérés de la lutte des classes et de la domination, qui enserrent et concourent au libre développement visant à la connaissance - progressive et pourtant nécessairement asymptotique - tant du cerveau individuel que du cerveau social, une expression qui n'est pas présente chez Rubel mais que j'emprunte au vocabulaire d'Amadeo Bordiga, l'un des plus grands théoriciens révolutionnaires du 20ème siècle.
Mais pourquoi aborder Marx ?
Depuis quelques années, une fois que la démoralisation consécutive aux événements européens de 1989-1991 s'est estompée, et parfois à l'occasion de quelques anniversaires, Karl Marx revient de temps en temps sur le devant de la scène, mais soit comme une pose intellectuelle, soit comme une figure reproposée par quelques merluchons de la télévision avides d'argent et aux boucles parfumées, et précisément pour cette raison sans être vraiment familier avec lui, ou encore moins conscient de ses prémisses et surtout de ses conclusions révolutionnaires. Cependant, la crise structurelle anormale du système mondial actuel, à laquelle s'ajoute la catastrophe hautement probable et imminente, obligera le prolétariat - ancien et nouveau - et les masses en général à s'orienter dans la direction indiquée par l'agitateur de Trêves et ceux qui, au cours des décennies, ont maintenu vivants son enseignement et ses encouragements.
Seuls les cerveaux abrutis par l'idéologie dominante qui les instille et les asservit, et seuls les parasites sociaux du monde, de tout ordre et de tout degré, ignorent le moment terrible et épocal que nous vivons et la catastrophe vers laquelle nous avons déjà fait les premiers pas. Et sans instruments politiques adéquats, le sort des classes subalternes - pas moins que celui de la bourgeoisie ! - est scellé de la manière la plus fatale. Même les simulacres de revendications écologiques et gendéristes, aussi mal posés et mal préparés soient-ils, marquent un changement de cap qui, toutefois, s'il n'est pas bien guidé, risque de n'être qu'une énième fausse solution, vide face à des drames concrets et immanents qui ne peuvent être résolus que par le renversement du système politique et économique actuel.
Bien sûr, il ne faut pas commettre la très grave erreur de considérer le marxisme comme une idéologie et, encore moins, comme une idéologie enfermée dans un système relégué au 19ème siècle et dont la teneur s'avère "incommunicable" avec le monde actuel, comme beaucoup de gens des deux côtés parviennent admirablement à le faire et comme une position explicitement niée par Berlin et Rubel. Avec ses sodalistes et ses disciples, Marx est l'arme critique efficace essentielle avec laquelle il faut s'entraîner en attendant de passer des armes de la critique à la critique des armes.
Luca Bistolfi
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mercredi, 24 novembre 2021
Une critique antimoderne du nationalisme
Pierre Le Vigan
Une critique antimoderne du nationalisme
Essayiste métapolitique, amoureux du cinéma sur lequel il a souvent écrit, animateur éclairé d’émissions de radio et de télévision, Arnaud Guyot-Jeannin propose une critique du nationalisme qui ne consiste pas seulement à s’y opposer mais à définir une attente dont on peut déjà dire qu’elle est tout autant de l’ordre du sacré que du politique proprement dit. Cette attente, c’est l’Empire – une notion qui inclut l’idée de fédéralisme et de subsidiarité - qui compose au lieu de l’impérialisme qui impose. Le nationalisme qu’Arnaud Guyot-Jeannin critique, c’est celui qui épuise les identités par leur entrechoc au lieu de les défendre réellement dans la durée. Pour le dire autrement, la question à laquelle AGJ donne une réponse, que l’on aurait aimé voir plus développée, mais qui va à l’essentiel avec une grande clarté d’expression, c’est celle de la possibilité et du pourquoi d’une critique « de droite » du nationalisme. Cette critique, nous dit-il, est nécessaire et possible. Il nous explique pourquoi.
L’auteur distingue très justement le nationalisme comme phénomène historique du nationalisme comme phénomène idéologique, sans nier qu’il y ait des liens entre les deux phénomènes. Historiquement, le nationalisme désigne à la fois un mouvement de libération nationale et un mouvement d’affirmation, parfois exclusive, de l’appartenance nationale comme élément central de la vie d’une collectivité. Le nationalisme historique est un phénomène moderne. Il apparait avec l’Etat, comme l’avait souligné Julien Freund. Bien sûr, les guerres ont existé avant le nationalisme. Mais les nationalismes donnent à la guerre un caractère de masse. L’Etat-nation permet seul ce caractère de mobilisation de masse. Or, cet Etat-nation se forme à partir du Moyen Age, quant, aux producteurs et aux féodaux s’ajoute une nouvelle catégorie sociale, qui devient progressivement dominante à partir de Philippe le Bel, la bourgeoisie. Le processus durera 5 ou 6 siècles. Le rôle du roi en sera changé puisqu’il s’appuiera tantôt sur la bourgeoisie contre les féodaux devenus l’aristocratie, tantôt sur l’aristocratie contre la bourgeoisie, et rarement sur le peuple contre les uns ou les autres. Quant à la bourgeoisie, elle instrumentalisera le peuple contre l’aristocratie, puis contre le roi. Même si la bourgeoisie professe des valeurs non guerrières, elle crée l’Etat-nation homogène, assujettit chacun à la discipline du marché et des impôts, et permet des mobilisations de masse qui rendent les guerres plus meurtrières.
Le patriotisme, l’attachement au terroir restent présents dans l’imaginaire, mais il s’agit bien souvent d’aller au-delà du patriotisme défensif, et de submerger le monde de ses idéaux, qu’il s’agisse des idées des Lumières, des idées de liberté et d’égalité, et des idées complémentaires de l’individu souverain dans un marché libre, sans entraves ni limites. Il a fallu des siècles pour que les communautés populaires spontanées soient moulées, sinon broyées dans une homogénéisation nationale-étatique. Il est vrai que ce processus fut concomitant de l’irruption directe du peuple comme acteur politique, avec le mouvement « sans-culotte » – qui ne saurait faire oublier la Guerre des Paysans dans l’Allemagne du XVIème siècle, le rôle du peuple dans Le Fronde, etc. Une nouveauté réelle par la légitimité idéologique qui est la sienne avec le triomphe des idéaux de la révolution et ses versions de plus en plus radicales, mais une nouveauté historique relative de l’intervention du peuple.
Après l’apparition, partout en Europe au XIXème siècle, d’Etat nations, mouvement favorisé par l’exportation (militaire) des idées de la Révolution française, le nationalisme se confond avec la modernité, celle qui compte, qui recense, qui rassemble un tas en un tout, qui mobilise de la manière la plus homogène possible, qui rationalise. Ceci se produit bien sûr dans la continuité de la monarchie centralisatrice, mais en accéléré à partir du moment où les sociétés traditionnelles ont perdu leur légitimité idéologique, le capitalisme ayant laminé les organisations par ordres, ou par castes, en lesquelles il voit à juste titre des freins à son expansion. Cette homogénéisation se heurte pourtant, encore longtemps, à des résistances, souvent informelles, à la modernité, résistances qui sont l’expression de la diversité des cultures populaires de la France. Ce n’est que vers 1960 que la France, ses parlers, ses paysages deviendront unifiés, et cela sera justement ce que l’on a appelé « la France défigurée ». Dès le début du XIXème siècle, les nationalismes prennent une forme économique, c’est-à-dire que l’économie devient un des moyens d’une politique de puissance. La domination économique britannique, puis ensuite anglo-américaine, se heurte ainsi aux tentatives d’hégémonie plus classique, plus directe, plus militaire, de certaines puissances européennes, d’abord la France, puis l’Allemagne.
L’attachement concret à sa terre, aux siens, et à ses traditions se confronte ainsi à l’abstraction d’un nationalisme fondé sur la recherche de puissance. Mais le patriotisme s’oppose aussi, particulièrement en France, à une forme particulière de « patriotisme », c’est-à-dire à un « patriotisme idéologique ». C’est la querelle des « deux patries » (jean de Viguerie), qui est plutôt la querelle des deux patriotismes. Se prétendant désintéressé et universaliste, le « patriotisme » idéologique français consiste à porter, partout dans le monde, les « idéaux » des droits de l’homme et de la Révolution française. Ce « patriotisme », comme quoi l’idée de bonheur du genre humain serait une invention française a le « mérite » d’être très commode. Ce patriotisme universaliste fonctionne contre l’Allemagne « réactionnaire » de Guillaume 1er puis de Guillaume II, il fonctionne aussi pour justifier l’expansion coloniale française. Ce « patriotisme » idéologique se présente rarement pur. C’est souvent un mixte. On ne disait pas sous la IIIème République que la France était née en 1789, même si on insistait sur la grande importance de ce moment. Aussi la IIIème République combinait-elle ce patriotisme, qui est en fait un nationalisme déguisé, avec l’éloge, plus « ethnique », ou ethno-culturel, de nos racines gauloises. En tout état de cause, ce « patriotisme » idéologique, non pas simplement charnel, et alors défensif, mais adossé aux idéaux de la Révolution française, alimente un nationalisme offensif, expansionniste, et manichéen, puisque si la France porte les idéaux d’égalité, de liberté et de fraternité, elle incarne donc le Bien, et ses ennemis ne peuvent incarner que le Mal, avec lequel on ne négocie pas, et contre qui on mène une guerre à mort. Mais c’est curieusement non pas tout de suite, à l’époque des guerres de la Révolution et de l’Empire, ponctuées de nombreuses paix de compromis, que cela se manifeste, mais plus de 120 ans plus tard, avec la guerre de 1914-1918.
Dans la mesure où nous sommes revenus depuis 40 ans, depuis les années 1980, à une version plus pure du patriotisme idéologique, à savoir que la France n’est que la « patrie des droits de l’homme », ce grand récit s’est considérablement affaibli, et a perdu sa capacité d’assimilation, car on s’intègre à des mœurs, mais pas à des idées, a fortiori quand celles-ci sont inaudibles dans la culture d’origine.
Individualisme, société de masse et non d’ordres, uniformité des droits et des devoirs, goût de l’abstraction contre goût du concret définissent donc le nationalisme comme phénomène spécifiquement moderne. Plus que jamais, il faut défendre notre nation et notre peuple, mais il n’y a pour cela nul besoin d’imaginer que notre nation est supérieure aux autres. Ne nous donnons pas ce ridicule d’avoir besoin, pour aimer notre pays, de ne pas aimer les pays voisins. Il convient aussi de comprendre qu’on ne défend pas son identité sans défendre toutes les identités, qui elles-mêmes ne sont pas des invariants mais des moyens de changer et de se changer en restant fidèle à la meilleure part de soi-même. Ce ne sont, doit-on enfin dire, pas les autres nations qui nous nient, mais l’oligarchie qui nie toutes les nations.
Arnaud Guyot-Jeannin, Critique du nationalisme. Plaidoyer pour l’enracinement et l’identité, préface d’Alain de Benoist, postface de Philippe Lamarque, Via Romana, 2021, 11 €.
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dimanche, 21 novembre 2021
Préface du Professeur Charles Zorgbibe au livre d'Irnerio Seminatore, en cours d'édition, La Multipolarité au XXIème siècle
Préface du Professeur Charles Zorgbibe au livre d'Irnerio Seminatore, en cours d'édition, La Multipolarité au XXIème siècle
C’est dans le cadre de l’alliance atlantique et sous l’aiguillon de notre intérêt commun pour la géopolitique que j’ai rencontré Irnerio Seminatore… en juin 1983.
La géopolitique –l’étude de la politique internationale dans sa relation avec la géographie- avait connu une évidente désaffection depuis 1945. Pour des raisons morales : la géopolitique était identifiée à son rameau allemand, expression de la recherche d’un « espace vital » et identifiée avec elle. Pour des raisons techniques : le missile balistique semblait avoir aboli les distances et les considérations d’utilisation de l’espace. La dissuasion nucléaire semblait figer les deux principales puissances dans leur face à face et mettre un terme à la conception de la lutte armée comme poursuite de la politique.
Cette double désaffection était-elle justifiée ? Techniquement, si l’armement nucléaire ignore les conditions atmosphériques et réduit les facteurs géographiques à l’attraction de la pesanteur ou aux conditions de rentrée dans l’atmosphère, il n’en reste pas moins qu’à l’abri du feu nucléaire, les principales puissances peuvent recourir à l’armement conventionnel, classique. La dissuasion nucléaire avait pour contrepartie la multiplication des conflits locaux ; la « sanctuarisation » du territoire des membres du « club » nucléaire n’excluait pas l’affrontement des Grands, par acteurs locaux interposés.
Moralement, les excès de la « Geopolitik » allemande ne devaient pas occulter l’actualité de l’autre géopolitique, anglo-saxonne et « démocratique » : les relations Est-Ouest s’inscrivaient alors dans la perspective, chère à McKinder, du conflit inévitable, à long terme, de la puissance du « Heartland », « le cœur de l’île mondiale », l’Union soviétique, et de la puissance maritime, les Etats-Unis. Expulser la puissance continentale de la périphérie du système international, ou concurrencer la puissance maritime dans le contrôle de la frange d’archipels qui entoure l’île mondiale : n’était-ce pas une lecture possible de l’affrontement physique des deux Grands, à l’ère de la guerre froide ?
C’est dans cet esprit que le secrétariat de l’alliance atlantique me demanda de constituer, en partenariat avec mon collègue Ciro Zoppo, de l’université de Californie, un réseau d’universitaires et d’officiers stratèges à même de revoir les thèses de la géopolitique classique et de jauger l’adéquation de l’analyse géopolitique au monde de la guerre froide, avec ses idéologies diplomatiques et sa technologie militaire.
Ce réseau connut son apogée avec un séminaire international à Bruxelles, les 22-24 juin 1983 –qui réunit de brillantes participations, au sein de quatorze délégations nationales. Citons, au hasard : pour les Pays-Bas, Frans Alting von Geusau, qui dirigeait l’Institut Kennedy d’Oisterwijk, et le député démocrate-chrétien van Iersel ; pour la Belgique, Luc Reychler de Louvain, Jacques Jonet de l’Institut européen de sécurité et les responsables de l’Institut royal des relations internationales ; pour le Portugal, issus de la « Révolution des œillets », les généraux Altino Magalhaes, président de l’Instituto da Defensa Nacional, et Cabral Couto, qui commandait la base des Açores, ainsi que Jorge Campinos, professeur de droit international et ministre dans les premiers gouvernements qui suivirent la mutation constitutionnelle de 1974 –Campinos allait disparaître, dix ans plus tard, dans un accident de la route au Mozambique ; pour la France, l’historien Jean-Pierre Cointet, l’amiral Hubert Moineville, auteur d’un manuel de « stratégie de la mer » dans la collection « Perspectives internationales » que je dirigeais alors, mon collègue Jean Klein, de Paris 1-Panthéon Sorbonne. D’outre-atlantique étaient venus, Albert Legault, de l’université Laval de Québec, l’un des animateurs les plus dynamiques du séminaire, William Fox, le politologue à la grande notoriété de l’université Columbia de New York, David Wilkinson, de l’université de Californie et le Lt. Colonel George Thompson.
C’est dans les coulisses de la délégation italienne que je rencontrai Irnerio Seminatore, alors assistant à l’université Paris VIII de Vincennes-Saint Denis, siège mythologique du gauchisme de l’Après-1968. Seminatore avait un double parcours, italien et français : il était né à Turin, capitale du Piémont-Sardaigne, première capitale de l’Italie unifiée, capitale de l’automobile et de l’Italie industrielle, capitale du marxisme et du libéralisme italiens et de toutes les grandes innovations scientifiques et technologiques de la péninsule –Turin à laquelle il a consacré un livre « La rude Gioventu del dopo-guerra ». J’ai partagé l’infinie curiosité de Seminatore pour Turin et sa très complexe sédimentation sociale… à travers les romans policiers de Carlo Fruttero et Franco Lucentini, les auteurs de la « Donna della Domenica » (« La femme du dimanche »), puis lors d’un cycle de conférences à l’université, encore éprouvée par l’activisme des « brigades rouges ». Le président de l’université, auteur d’une thèse sur le terrorisme, était devenue une cible et changeait, chaque jour, d’itinéraire –ce qui ne l’empêcha pas de m’inviter au « Whist », le somptueux club privé, créé par Cavour, l’artisan de l’unification italienne. Après des études universitaires à Turin, Seminatore avait été à Paris l’élève du général Lucien Poirier, l’un des grands théoriciens contemporains de la stratégie. Il était proche de Michel Sudarskis, un jeune et très érudit haut-fonctionnaire français à l’Otan, qui se considérait comme un « hussard » de la guerre froide –un engagement et un militantisme qui causèrent hélas ! la fin prématurée de sa carrière bruxelloise –et des chefs de file de la délégation italienne : Sergio Rossi, brillant éditorialiste de « La Stampa » et chargé de cours à l’université de Turin, et Edgardo Sogno del Vallino.
Doyen d’âge de notre séminaire atlantique pour les études géopolitiques, Sogno del Vallino (photo) fut le mentor de Seminatore, qu’il associa à toutes les réunions multilatérales tenues en France ou en Italie. Sogno del Vallino, diplomate et homme politique, était une personnalité charismatique, admirée et contestée dans la péninsule. Grand résistant, il avait été l’interlocuteur, auprès des Anglais et Américains, des réseaux monarchistes, les «Badogliani» ; dans l’Après-guerre, il avait été «Golpiste», partisan de la création en Italie d’un régime présidentiel, sur le modèle de la Cinquième République ; il avait également été impliqué dans la constitution du « Gladio », ces réseaux « en attente » de l’Otan dont la mise en lumière provoqua un séisme politique dans les années 1980.
Comment Irnerio Seminatore a-t-il pu enseigner, pendant 29 années, à Paris-VIII, citadelle du gauchisme, alors qu’il portait, dans son adn, l’idée de fédération européenne? Il fut fédéraliste européen, « furieusement » fédéraliste, disciple d’Alexandre Marc, le maître penseur de l’aile fédéraliste la plus radicale, et collaborateur de Claude Nigoul et de son Institut d’études fédéralistes à Nice et Aoste. C’était l’époque de la « théologie » fédéraliste qui mua, avec le temps, en une sorte de positivisme juridique, institutionnel de l’Union européenne.
En 1996, Seminatore s’établit à Bruxelles où il crée l’Institut européen de relations internationales. L’Institut est installé dans un bel hôtel du boulevard Charlemagne, en plein quartier de l’Union européenne, à deux cents mètres de la Commission et du Conseil de l’Union, un hôtel tellement romain avec son sol de marbre et ses bustes antiques –un hôtel abandonné et tombé en ruines, complètement restauré par Seminatore. De nombreux colloques se succèdent alors, dans ces locaux, réunissant experts du droit, de l’économie, de la politique européennes. Seminatore reçoit eurocrates ou parlementaires en compagnie de son épouse et égérie, Ioana Nicolaie, pneumologue et conseillère scientifique du ministère de la santé du Luxembourg –un produit des séismes du second conflit mondial puisque née roumaine, d’un père juif hongrois, économiste et géologue, et d’une mère russe, ingénieur… « le seul multiculturalisme acceptable », selon lui.
Mais la marche du monde et des institutions européennes déçoit nombre d’observateurs. Seminatore, fédéraliste passionné, s’était transformé en un théoricien réaliste des relations internationales. Désormais, le commentateur lucide des actes de l’Union accomplit sa révolution intellectuelle et devient un contestataire, toujours attentif et exigeant, de « l’establishment » européen et de l’appareil de l’Union. En 2017, il revient sur la souveraineté et l’ordre du monde, il estime l’identité et la civilisation européenne menacées, il appelle à la « révolution des patriotes européens ». L’année précédente, il avait publié un récit de politique fiction, « Waterloo 2015 », qui donnait un visage plausible au processus de décomposition des institutions européennes, à la déconnexion de ses élites du réel, au déclin du continent.
L’évolution intellectuelle et politique d’Irnerio Seminatore peut surprendre : elle est révélatrice des impasses actuelles de la construction européenne. L’Union renonce à créer un pôle de puissance, elle est prête à sortir de l’Histoire selon les schémas néo-hégéliens, une Europe au « pouvoir doux ». L’approche « fonctionnaliste », chère à Jean Monnet et à Robert Schuman, permettait de contourner les souverainetés nationales. Du contournement, la tentation a été forte de passer à la dissolution desdites souverainetés. Surtout, le « millénarisme des droits de l’Homme » a pris le relais du « millénarisme communiste » de l’ère de la guerre froide, avec pour horizon le déracinement des peuples européens. Il s’agit de faire rentrer les peuples européens dans un moule préétabli. Face à ces injonctions, un nouveau « Samizdat » (l’ensemble des moyens à même de permettre la diffusion des œuvres interdites ou réorientées critiquement à l’Est et à l’Ouest) prend forme : les travaux d’Irnerio Seminatore en sont l’une des facettes.
Charles Zorgbibe
Professeur honoraire à la Sorbonne
Ancien recteur de l’académie d’Aix-Marseille
Ancien doyen de la faculté de droit Jean Monnet de Paris-Sud
11:48 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : irnerio seminatore, livre, charles zorgbibe, europe, affaires européennes, union européenne, théorie politique, sciences politiques, politologie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 20 novembre 2021
La philosophie de l'histoire de Spengler
La philosophie de l'histoire de Spengler
Rudolf Jičín
Ex: https://deliandiver.org/2007/10/spenglerova-filosofie-dejin.html
La conception spenglérienne de l'histoire en tant que développement de cultures humaines individuelles est basée sur Kant. Le monde n'est pas une chose en soi, c'est un phénomène. Si quelque chose, n'importe quoi, doit exister pour nous, il doit entrer dans notre conscience et ainsi prendre ses formes. Ce qu'elle est sur et pour elle-même est indétectable pour nous. Notre monde, ou le monde, n'est donc rien en soi, mais c'est la totalité de ce qui nous apparaît et de ce que nous apportons à ces phénomènes de l'intérieur, c'est notre connaissance. Le monde et la connaissance, si nous comprenons le terme "connaissance" de manière assez large, sont la même chose.
La connaissance se produit dans certaines formes de sensibilité et de raison a priori qui nous sont données et auxquelles nous ne pouvons échapper. Notre monde prend donc nécessairement, du point de vue de la sensibilité, la forme de l'espace et du temps en particulier, et du point de vue de la raison, la forme de la compréhension causale des phénomènes. Pour le Kant à la pensée anhistorique, ces formes sont identiques pour tous les sujets humains de tous les temps et de tous les types. Ce n'est pas le cas du philosophe de l'histoire Spengler. Les formes sensibles et rationnelles sont identiques à certains égards, mais elles diffèrent aussi toujours à certains égards. Spengler suit ici Nietzsche et Chamberlain, mais nous trouvons l'idée dans sa forme fondamentale chez Leibniz. Il n'y a pas d'identité dans la nature, seulement de la similitude. Aucun sujet (monade) ne peut être absolument identique à un autre et, par conséquent, leurs formes cognitives doivent différer. Il n'y a pas un seul type de sujet humain qui évolue vers le haut quelque part et qui est constamment "perfectionné", peut-être comme le design d'une voiture ou d'un avion, mais différents sujets de différents types de personnes qui ont émergé historiquement, créant leur monde spécifique de formes, leur cognition et leur culture. Il n'y a donc pas un seul "monde", un "monde entièrement humain", mais de nombreux mondes, c'est-à-dire des mondes bien spécifiques et différents les uns des autres, bien que toujours similaires à certains égards, des mondes de sujets différents. La connaissance n'est pas une évolution de la raison "humaine". Cette raison prétendument universelle, la raison en tant que telle, n'est qu'une projection de notre raison spécifique dans l'histoire de la connaissance.
La division de la connaissance entre sensible et rationnel est en grande partie un schéma artificiel. Nous savons déjà, depuis Berkeley, que toute perception sensorielle s'accompagne d'une activité de la raison. Par exemple, l'identification d'un objet présuppose la participation de la mémoire et la capacité de généraliser. Goethe, auquel Spengler se réfère souvent comme source principale pour sa philosophie de l'histoire, divise différemment le monde du sujet, à savoir en "ce qui arrive" et "ce qui est arrivé". La vie est un flux d'événements. La raison interprète cet événement en le traduisant en formes généralisées de concepts et d'idées. "Ce qui s'est passé" peut alors être compris comme une connaissance dans un sens plus étroit.
Ce qui est vrai du sujet individuel l'est aussi des sujets collectifs. Leur vie passée, leur histoire, est également un flux, ou plutôt un ensemble de nombreux flux, quelque chose qui se passe, en cours, un "happening" - mais avant, pas aujourd'hui. D'autre part, l'historiographie, la description et l'interprétation de cet événement, ne peut que témoigner de "ce qui s'est passé", c'est-à-dire qu'elle pétrifie cet "événement" antérieur, le transforme sous la forme de concepts et d'énoncés périmés, "sans événement". La présence du "happening", la présence passée, ne peut être saisie que sous forme de pensée, c'est-à-dire sous forme de "devenir". L'histoire telle qu'elle s'est passée, l'histoire "réelle", est donc différente de l'historiographie, un traité sur l'histoire. L'historiographie est toujours le point de vue d'un sujet particulier ou d'un ensemble de sujets, c'est-à-dire de personnes pensantes d'un type culturel particulier et d'une époque particulière. Elle est déterminée à la fois par la gnoséologie, car le "se produire" est toujours différent du "devenir", et par la diversité des sujets, de leurs formes cognitives et de leurs mondes. "Chaque époque a sa propre histoire du passé... Chaque époque imagine le passé selon elle-même", dit Feuerbach.
Dans le "happening", dans l'histoire, le facteur déterminant n'est donc pas la raison, mais quelque chose qui la dépasse, ce qu'on peut appeler l'essence, la nature, le caractère, l'âme d'un certain type d'homme, ou dans la manifestation de l'homme sa volonté. Ici, Schopenhauer a eu un effet sur Spengler. Dans l'histoire, comme dans la vie de l'individu, la raison joue un rôle servile ; elle n'exécute que ce qui lui est donné par l'âme, ce que la volonté veut, et cherche divers moyens de le réaliser. C'est pourquoi nous ne trouvons pas dans l'histoire un seul courant d'art, de science, de religion, de philosophie, mais leurs différents styles selon les types respectifs d'âmes humaines. Si la raison était déterminante, tous les hommes seraient essentiellement les mêmes, seraient des "rationalistes" et agiraient pour des raisons "rationnelles". Mais il y a toujours autre chose derrière la rationalité, à savoir ce qui est poursuivi rationnellement, et cela est inexplicable par la seule rationalité. Les anciens Égyptiens ont construit les pyramides de manière rationnelle, mais la raison pour laquelle ils les ont construites ne peut être comprise à partir de la seule rationalité. La chose primordiale est la volonté, le fait qu'ils aient voulu quelque chose, et cette volonté est l'expression de leur caractère spécifique, de leur nature, de leur âme.
Si l'histoire avait été gouvernée par la raison, c'est-à-dire, en fait, la raison telle que nous l'imaginons aujourd'hui, car nous sommes incapables de comprendre par ce terme autre chose que ce que nous donne notre conception de la vie et notre nature, à savoir la raison utilitaire, alors les hommes qui nous ont précédés ont dû être les mêmes "rationalistes" que nous, mais avec moins de connaissances et peut-être une pensée moins développée. Mais alors il leur serait impossible, par exemple, de construire des maisons gothiques ou baroques avec des décorations irrationnelles et des formes complexes complètement inutiles, dysfonctionnelles et inutiles, mais ils devraient consacrer tous leurs efforts, comme nous, à des questions d'hygiène, de confort et de "goût".
L'histoire ne confirme pas notre rationalisme. Ils ne confirment pas une quelconque "évolution de l'homme", d'une sorte de singe à l'homme préhistorique, puis de l'antiquité à nous en passant par le Moyen Âge. L'homme d'un âge plus récent ne peut pas être dérivé de manière causale de l'homme d'un âge plus ancien. Si l'évolution de l'homme, de sa raison et donc aussi de sa création devait se faire, disons, à partir des anciens Égyptiens comme l'imaginent les "rationalistes" d'aujourd'hui, les Grecs auraient dû construire des pyramides encore plus hautes que les Égyptiens, et aujourd'hui nous devrions les construire à au moins 5 km de hauteur. Ce serait un développement "logique". Il ne serait pas non plus difficile de nous insérer à l'endroit approprié dans la série d'images panoptiques des anthropologues, en commençant par une sorte d'"homme-singe", qui est censé être un enfant de la fin du Tertiaire, mais qui est en fait tout à fait contemporain, un orang-outan cosmétiquement modifié, et se terminant par l'apparence tout aussi humoristique d'un "intellectuel" du trentième siècle, doté d'un énorme front super haut, d'une petite bouche, d'un minuscule menton et peut-être d'une couleur de visage universelle, apparemment un mélange de blanc, de jaune et de noir. Mais, par exemple, les types d'hommes anciens et germaniques, sans parler des Chinois et autres, ne présentent pas de différences qui permettraient de les placer dans une telle série, et les Grecs ont commencé à construire des temples antiques au lieu de pyramides, et les Allemands des cathédrales gothiques. L'art grec n'est pas une continuation de l'art des civilisations antérieures, et encore moins de la préhistoire. Et comment expliquer, par exemple, l'extinction de la pensée grecque et la montée du christianisme ? Peut-être le "progrès de la raison" ou peut-être un "changement dans les relations de production"?
Expliquer l'histoire de l'humanité comme un enchaînement logique de causes et d'effets est inutile, car nous la soumettons toujours à un expédient, non pas objectif, car nous n'en connaissons pas, mais taillé à la mesure de nos idées présentes. De même que les images des anthropologues mentionnées ci-dessus découlent de leur idée subjective que l'homme devient de plus en plus intelligent par l'évolution, c'est-à-dire de l'idée que l'histoire de l'homme et peut-être même de l'univers poursuit comme but la création d'êtres toujours plus "intelligents", de même les idées des optimistes de la science et de la technologie découlent d'une conception subjective de la finalité du monde comme un quantum toujours croissant de découvertes, de vérités et de produits matériels. Ainsi, nous ne pourrons jamais expliquer d'où viennent les nouvelles races, les nouveaux peuples dotés d'aptitudes bien spécifiques, d'aptitudes bien particulières, jusqu'alors inédites. Peut-on les déduire de la précédente "histoire de l'humanité" comme étant les résultats de certaines causes ? D'où venaient ces Hellènes, par exemple ? Comment pouvons-nous les déduire ? D'où ? Ou, d'un autre côté, imaginons que seuls les Chinois vivent sur cette planète. Une culture et une civilisation de notre type actuel naîtraient-elles jamais dans le monde ? Y aurait-il une musique, une peinture, une technologie européennes ? Est-il concevable que les Chinois seraient parvenus à ces formes s'ils avaient eu 5000 ans de plus ? Et pourquoi, en fait, n'y sont-ils pas parvenus depuis longtemps ? Seul Spengler peut répondre à cette question : la volonté chinoise était dirigée dans une autre direction, poursuivait d'autres objectifs, posait d'autres questions. Son âme était différente.
L'homme n'est pas un produit de son environnement, il n'est pas créé par des influences extérieures. Par conséquent, il ne peut être expliqué de manière causale. Däniken suggère que les tours des temples gothiques ressemblent à des fusées et sont donc le souvenir d'une visite d'"extraterrestres". Ce qui est intéressant, ce n'est pas tant la comparaison elle-même que la manière dont Däniken y est parvenu. Cette approche typiquement mécaniste et complètement erronée de l'explication des événements historiques n'est malheureusement pas l'apanage du "peu sérieux" Däniken d'aujourd'hui. La culture ne naît pas du fait que quelqu'un entend ou voit quelque chose quelque part, puis l'imite ou s'en souvient. La culture ne vient pas à l'homme de l'extérieur, mais découle de lui comme une expression de son moi intérieur, de son âme. Däniken a raison de dire qu'il existe une similitude de forme entre un clocher d'église et une fusée. Mais s'il y a une raison à cela, nous ne pouvons pas la chercher causalement dans une certaine continuité des idées sensorielles, mais dans la similitude des âmes et de leurs désirs. Selon Spengler, la caractéristique essentielle de l'homme d'Europe occidentale est l'aspiration à la distance, l'élan vers l'avant et vers le haut, le désir de l'infini. Et c'est ce désir qui s'exprime à la fois dans la tour gothique et dans la fusée. Dans le premier cas, il s'agit de l'expression de la nostalgie de Dieu dans les cieux, dans le second de la pénétration des espaces infinis de l'univers. Les deux sont des expressions du même type d'homme, de la même âme, seulement à des périodes différentes de son développement : dans le premier cas, au début de la culture, à l'âge du mythe et de la vraie religion ; dans le second, à la fin, dans sa période de civilisation, caractérisée par le rationalisme, la science et la technologie.
L'histoire n'est pas un mystère technique, mais un mystère métaphysique. Rien de substantiel ne peut être expliqué en répondant à la question de l'artisan qui a posé des pierres les unes sur les autres. En effet, à l'origine, il n'y avait pas ces pierres et l'idée rationaliste qu'elles pouvaient être posées les unes sur les autres jusqu'à former une pyramide, mais - de façon tout à fait platonicienne - l'idée de la pyramide, le produit mystérieux d'une âme humaine spécifique et de ses étranges désirs, et ce n'est qu'ensuite que cette idée a cherché les moyens et les méthodes pour sa réalisation. Le développement de la pensée technique ne nous apprend pas grand-chose sur l'histoire de l'homme, car cette pensée n'est pas primaire et essentielle, mais secondaire, déjà une manifestation, une réalisation de quelque chose d'autre. Il faut avant tout s'intéresser aux sentiments de l'homme qui a réalisé certaines créations techniques, et ensuite seulement aux moyens et méthodes par lesquels il les a réalisées. Ce sentiment, la vision de la vie et du monde au sens large, est le véritable mystère primaire à résoudre, et non pas quelques problèmes de leviers et de poulies, de moyens de production, de forces et de relations. L'interprétation matérialiste, quelle qu'elle soit, entre toujours en conflit avec les faits fondamentaux de l'histoire et n'explique jamais rien, car elle pose des questions de manière mécaniste. L'homme tel que nous le connaissons dans l'histoire n'est pas un simple "améliorateur". S'il l'était, l'histoire devrait être un peu différente.
Tout comme des peuples et des cultures spécifiques émergent soudainement dans l'histoire, les personnalités font de même. Les explications causales ne peuvent pas non plus être appliquées ici. Il n'est jamais arrivé auparavant que le génie engendre le génie. Les enfants de génies sont médiocres. Il s'ensuit que les génies sont nés de médiocrités, et donc que leur émergence est inexplicable par le raisonnement génétique. Un génie n'est pas le résultat de l'empilement des gènes de ses parents. La causalité, l'enchaînement des causes et des effets matériels, n'est d'aucune utilité ici, et même si nous supposons qu'elle existe "objectivement", elle ne nous dit rien dans ce cas car elle est indétectable. Cependant, la causalité n'a rien d'objectif. Nous savons, grâce à Kant, qu'il ne s'agit que de notre façon de penser, rien qui soit extérieur à nous, quelque part dans le monde "objectif". C'est juste la méthode de notre raison pour expliquer les événements tels qu'ils nous sont donnés par nos sens.
Et toute autre explication de tout développement, en particulier de l'histoire humaine, est aussi absurde que les explications génétiques causales des caractéristiques individuelles. Il y a aussi des génies : des nations, des tribus géniales. Et leur existence, avec leurs caractéristiques spécifiques, leurs capacités, et aussi toujours avec des limitations très spécifiques, ne peut être comprise par une quelconque compilation de connexions causales. Ainsi, la causalité et toutes les sciences fondées sur elle ne conviennent qu'aux cas ordinaires, et non aux cas exceptionnels. Plus un phénomène est courant, plus il est causal ; plus il est exceptionnel, plus il défie la causalité et la logique. Mais ce sont les cas exceptionnels qui sont importants et décisifs pour l'histoire de l'humanité. Ce qui est commun, ordinaire, médiocre est en dehors de l'histoire, car le développement historique ne peut naître de rien de tel. S'il n'y avait pas d'exceptions, alors, bien sûr, l'histoire serait effectivement ce que les matérialistes obsédés par les explications causales "scientifiques" pensent qu'elle est : la simple accrétion de l'ordinaire, le développement constant des "forces de production". Mais nous savons que l'histoire n'est pas comme ça. L'histoire des individus, des nations, des cultures, de l'humanité ne peut être calculée.
Si tout, ou du moins l'essentiel de l'histoire, se déroulait selon un lien de causalité, il n'y aurait pas de problème particulier à prédire scientifiquement l'avenir. Et en effet, une telle prédiction existe ! Il s'agit même d'une discipline scientifique particulière ! La superficialité et la banalité de la futurologie ne sont qu'une preuve supplémentaire de la folie des idées évolutionnistes matérialistes.
Puisqu'il n'y a pas de développement quantitatif continu de la raison ou de quoi que ce soit d'autre dans l'histoire, mais le développement de types humains individuels, et non pas un développement dirigé vers l'infini, mais - comme l'expérience biologique et historique élémentaire nous le dit - l'émergence, la montée, le développement, le déclin et l'extinction des types, il est impossible de parler du développement de l'humanité dans son ensemble. Nous entendons ici Nietzsche et d'autres prédécesseurs de Spengler : Chamberlain, Danilevsky. Toutes les hypothèses d'un tel développement ne sont que des spéculations de personnes qui font passer leurs idées sur les buts et les objectifs du développement historique pour des "lois objectives". Mais "l'humanité", ce n'est pas seulement eux. Il fut un temps où les gens poursuivaient des intérêts bien différents de l'utilité fonctionnelle de chaque chose, telle que nous y avons succombé, se préoccupaient de problèmes autres que l'élévation du "niveau de vie", et créaient à partir de leurs âmes spécifiques leurs mondes de phénomènes, leurs cultures et leurs civilisations. Mais ces personnes, comme tous les êtres vivants, ont fini par s'éteindre, et il n'y a aucune raison de penser que nous, avec nos images de vie, notre âme, notre culture et notre civilisation, ferons exception.
Spengler distingue, outre la Russie, qui est un cas particulier, huit cultures dites élevées dans l'histoire, à savoir la culture chinoise, indienne, babylonienne, égyptienne, antique, arabe, mexicaine et la culture actuelle de l'Europe occidentale, qu'il qualifie également de faustienne. Ces cultures sont des formes distinctes, causalement inséparables l'une de l'autre, qui ne se développent pas l'une de l'autre. Chaque culture, dans toutes ses manifestations de vie, possède ses propres caractéristiques, qui sont l'expression du type de personne qui la crée. Les cultures ne poussent pas les unes des autres comme les branches d'un arbre, mais chacune représente un arbre particulier, individuel, avec sa naissance, sa jeunesse, sa maturité, sa vieillesse, son déclin et sa mort. Cela correspond également à l'expérience historique. Il est impossible de prédire ou de déduire de manière causale quand une nouvelle culture apparaîtra et quelles seront ses formes, tout comme il est impossible de calculer la naissance d'un génie. On ne peut parler d'eux que lorsqu'ils sont là.
La méthode de compréhension du monde mort, selon Spengler, est la loi mathématique ; la méthode de compréhension des formes vivantes est l'analogie. Par conséquent, la compréhension de l'histoire humaine ne peut être abordée en recherchant des continuités causales de formes, mais seulement en les comparant les unes aux autres. Les formes individuelles ont été pour nous depuis le troisième millénaire avant J.-C. les grandes cultures. Si nous voulons lever un tant soit peu le voile du mystère, nous devons les comparer et rechercher leurs caractéristiques communes et générales. En effet, nous constatons que leur développement du début à la fin est similaire à bien des égards. La culture prend naissance lorsque le château, avec sa noblesse guerrière au pouvoir, et l'église, avec son clergé, s'élèvent au-dessus du paysage agricole. Dans la phase suivante, la ville apparaît comme l'antithèse du village et continue à prendre de l'importance. C'est là que se développent les arts et, plus tard, les sciences. Le citadin triomphe sur le noble, le marchand sur le guerrier, l'argent sur le sang. Avec la croissance des villes, la culture passe au stade de la civilisation. La dernière classe est mise en avant : le peuple. Avec elle, ses idéologies, notamment le matérialisme et le socialisme, s'installent. La victoire des masses signifie un nouveau déclin des valeurs, tout est déjà en voie d'extinction. Les petites villes deviennent les périphéries insignifiantes des villes géantes, les petits États les périphéries des grands États. Le monde est dominé par de moins en moins de grandes puissances. La démocratie dégénère en tyrannie, l'art s'éteint, toutes ses formes sont épuisées, et il ne reste que des efforts civilisateurs et matérialistes. La science et la technologie sont encore florissantes pendant un certain temps. Alors il n'y a plus rien à poursuivre, les idées qui animaient l'âme meurent. C'est la mort de la culture. Sur leurs ruines, au lieu des nations qui aspiraient à quelque chose, il reste une simple population qui veut vivre en privé, rien de plus, rien d'autre. Le sens du "nous" et le désir commun de faire quelque chose n'existent plus. C'est l'ère finale du féodalisme sans héritage et du césarisme. C'est un moment à Pékin, qui dure mille ans.
Dans Le Déclin de l'Occident, Spengler retrace en détail les analogies du développement de chaque culture séparément dans tous les aspects de la vie, en comparant leur art, leur science, leur économie, leur politique, leur état, leur philosophie, leur religion, leur droit. Notre culture, la culture de l'Europe occidentale, dit-il, se caractérise avant tout par l'aspiration aux distances, à l'infini, comme cela se manifeste au début dans sa religion, qui est une religion différente du christianisme originel du chaos des peuples du pourtour méditerranéen, et plus tard dans l'art, surtout dans la peinture de paysage avec ses horizons infinis, dans le portrait avec son regard sur les profondeurs incommensurables de l'âme humaine, et dans la musique comme un art à part entière, exprimant le plus complètement le sentiment de la vie de cet homme. Sa science et sa technique dynamiques, basées sur la catégorie de la puissance, de l'énergie, découlent également de ce sentiment. Notre culture commence aux alentours de l'an 1000, atteint son apogée artistique à l'époque baroque, passe au stade de la civilisation au début du 19ème siècle, et s'approche maintenant de sa fin. Par analogie avec d'autres cultures, Spengler estime la durée de cette culture à environ mille ans.
Selon Spengler, toutes les visions optimistes, qu'elles soient marxistes à propos d'un paradis communiste, professorales à propos d'une humanité toujours cultivée qui se dirige en progrès constant vers les normes de justice et de liberté, ou technocratiques à propos de la transformation de l'homme dans la société "post-industrielle" de surabondance qui s'approche, doivent être incluses parmi les anecdotes, car elles méconnaissent l'homme et créent encore des illusions sur lui et sur l'histoire. Le monde humain et le monde de chaque communauté humaine, tout comme le monde de chaque individu, ne sont pas régis par la raison, la morale ou l'économie, mais par la volonté, qui est immuable et aveugle. L'homme ne peut pas changer ses désirs, ses passions et ses instincts. C'est donc en fonction de ces passions que sont gouvernées sa raison, sa moralité et les tendances de l'économie. Si l'âme d'une culture change en son sein, c'est parce que d'autres personnes, des membres d'autres classes, des personnes à la pensée et aux sentiments quelque peu différents, accèdent au pouvoir effectif. Mais à la fin d'une culture, il n'y a pas d'autres possibilités de transformation interne. C'est, selon Spengler, notre cas.
La prédiction de Spengler était fausse à bien des égards, et à bien des égards, elle se réalise. La science et la technologie sont loin d'être épuisées. La complexité non seulement de la pensée mais aussi de la vie se poursuit, même à un rythme toujours plus rapide. Cette tendance doit-elle vraiment se terminer un jour par un effondrement ? C'est la question qui préoccupe les intellectuels. La pensée scientifique et technique ne se pose pas la question et travaille, réfutant par l'action le pronostic pessimiste de Spengler.
Si, au contraire, nous voulons accorder à Spengler le bénéfice du doute, nous pouvons tout d'abord affirmer que le progrès matériel amène la planète entière au bord de la destruction. L'air devient irrespirable, l'eau imbuvable. Pourtant, on croit généralement que la science sauvera ce qu'elle a causé. Tout "le peuple" court frénétiquement après la prospérité matérielle ; la société ne connaît plus de problèmes sérieux autres qu'économiques. La culture vit du passé, les nouveaux arts ne sont que des expositions ou de la médiocrité, le goût prime sur le style. Le grand art ne sert qu'à donner à la foule une apparence occasionnelle de solennité et de "culture". Mais son cœur est attiré par le kitsch, il l'aime et le vit profondément. Et en musique, on ne doit même plus l'appeler ainsi ! La musique pop, ce crachat sur toutes les grandes valeurs du passé, n'est plus kitsch, mais une sorte d'art. Les passions de la foule s'affirment avec une insouciance absolue. L'automobilisme dans les grandes villes pollue l'air au point que la population est en danger d'empoisonnement lent, mais personne ne doit s'opposer à cette passion populaire la plus massive et la plus destructrice. Plus les horreurs à l'horizon sont grandes, plus les préoccupations qui occupent le peuple sont triviales. L'importance de la mode, qui change à des intervalles de plus en plus courts, a énormément augmenté. Tout le monde veut voyager constamment, tout voir, tout absorber. Une grande importance est accordée au sport, comme si le résultat d'un match était un événement historique dont dépendait le sort du monde. Pourtant, en quelques jours, tout est oublié, il y a à nouveau de nouvelles sensations. La foule est toujours informée des nouvelles. Cette néophilie annule toute notion de valeur, il n'y a plus rien de durable. Les valeurs éthiques ont disparu. Des concepts comme l'amour, l'amitié, l'honneur, la fierté, la bravoure, la loyauté ont perdu leur sens profond. Il y a une surenchère pour l'avantage personnel et le "succès". Dans une société atomisée d'individus "auto-réalisateurs", personne n'est prêt à sacrifier quoi que ce soit pour l'ensemble. Et au-dessus de tout cela plane le spectre inquiétant de la mort atomique.
La vie devient de plus en plus artificielle et organisée. Mais alors qu'auparavant, il n'y avait que des tentatives d'organiser les masses d'en haut, aujourd'hui la foule s'organise d'ailleurs elle-même. Il a besoin d'organisation autant que d'artificialité. Il joue parfois les amoureux de la nature, mais au quotidien, il observe les vitrines des magasins pour voir les nouveautés et admirer leur "beauté". L'homme ne peut être organisé et manipulé de manière arbitraire, mais uniquement dans le sens qui convient à sa nature. Il peut y avoir des manipulateurs qui pétrissent le peuple dans leurs griffes, mais ces manipulateurs ne s'accrochent au pouvoir qu'en se pliant aux passions des masses.
Si nous pensons en termes juridiques, c'est-à-dire si nous comprenons l'homme comme capable de libre choix et responsable de ses actes, nous conclurons que la responsabilité de toutes ces tendances négatives incombe à la foule et à ses représentants qui attisent ses passions matérialistes. Ces gens, organisateurs de la foule et de ses idoles, professent eux-mêmes les passions de la foule et appartiennent donc pleinement à la foule. Il y a non seulement une foule d'ouvriers, de paysans, de commerçants et d'employés, mais aussi une foule de politiciens, d'artistes et de scientifiques, et même une foule de philosophes. Quiconque professe les passions de la foule appartient à la foule, quelle que soit sa profession ou son éducation. La foule est une question d'opinion de vie. Spengler soutient que la soif d'amusement, de félicité et d'indulgence "n'est pas le goût des grands explorateurs eux-mêmes... ni des experts en problèmes techniques." C'était peut-être encore le cas au début du XXe siècle, mais aujourd'hui, il ne fait aucun doute que la grande majorité de ces personnes sont du même acabit que la foule, professant les mêmes passions et la même conception de la vie.
D'un côté, nous trouvons des signes de déclin, de l'autre, des progrès sans précédent dans l'histoire. Cette incohérence peut être observée dans presque tous les domaines de la vie moderne. Partout, on peut trouver des raisons d'être optimiste et, en même temps, les pronostics les plus sombres.
Il n'y a pas de "progrès" en tant que tel, mais toujours un progrès dans quelque chose, ce qui signifie en même temps une régression dans autre chose. C'est la nature même du fait que certains trouvent un avenir glorieux pour l'humanité, d'autres une catastrophe imminente. Cela dépend du point de vue de chacun.
Spengler est parfois décrit comme "l'un des précurseurs théoriques du nazisme". C'est une évaluation très simpliste. Bien que Spengler reprenne certaines idées de base de Chamberlain, sa conception de l'histoire dans Le Déclin de l'Occident n'est pas raciste. Spengler, ne considère pas les hautes cultures individuelles comme "inférieures" et "supérieures", et encore moins comme l'œuvre d'une seule race exceptionnelle. Ils sont pour lui des expressions de la vie intérieure - des images de certains types de personnes. C'est tout. Dans L'homme et la technique, il surestime apparemment l'influence des Normands dans les débuts de la culture de l'Europe occidentale. Les Russes, par contre, il les inclut comme un élément non créatif parmi les "gens de couleur", bien que son analyse de l'âme russe, déchirée depuis Pierre le Grand entre l'Europe et ses propres sentiments, soit l'une des meilleures parties du deuxième volume du Déclin de l'Occident. Dans L'homme et la technique, cependant, Spengler part du principe qu'il connaît Le déclin de l'Occident.
Spengler est un fataliste historique. Il ne croit pas que l'effondrement de la culture occidentale européenne actuelle puisse être évité ou retardé de manière significative. Cela était inacceptable pour l'idéologie nationale-socialiste. Rosenberg l'accuse de révéler, comme beaucoup d'autres avant lui, quelques "régularités" historiques. Nous ne connaissons pas de telles lois, juge Rosenberg, et nous ne prétendons pas agir en accord avec elles et avoir une quelconque "vérité", encore moins une vérité scientifique. Mais nous sommes convaincus que nous avons la volonté et l'énergie nécessaires pour réaliser une idée à laquelle nous croyons profondément. D'où le "mythe du 20e siècle".
Mais l'idéologie démocratique est également en contraste frappant avec la philosophie de l'histoire de Spengler. Selon Spengler, un monde démocratique n'est à nouveau que le monde d'un certain type de personnes d'un certain temps, tout comme, par exemple, un monde monarchiste. La démocratie, surtout de type anglo-américain, ne représente certainement pas pour lui une "référence" à laquelle "l'humanité" est arrivée à travers des milliers d'années de développement ou de "progrès", de sorte qu'elle ne l'abandonnera pas à l'avenir et que désormais, au motif qu'elle est "le meilleur système parmi les mauvais", elle se concentrera sur son amélioration continue. Une telle conception est, selon lui, à nouveau un mythe, non pas de n'importe quel "homme", mais précisément de l'homme moderne et intelligent des grandes villes de la civilisation européenne occidentale et de ses contemporains.
Comme Le déclin de l'Occident, L'homme et la technique a suscité une tempête de réactions négatives et positives. Aujourd'hui, alors que la recherche historique a mis en doute certaines des généralisations spéculatives de Spengler, mais qu'elle a en revanche accepté presque universellement son affirmation de base selon laquelle la culture de l'Europe occidentale en tant qu'entité historique spécifique émerge au dixième siècle, nous devons reconnaître que son œuvre reste un sujet de réflexion opportun. Nous ne sommes pas obligés d'être d'accord avec Spengler. Mais cela ne change rien au fait que son œuvre fournit une quantité considérable d'idées originales et stimulantes qui le placent à juste titre parmi les grands penseurs.
***
Oswald Spengler, philosophe allemand de l'histoire, né le 29 mai 1880 à Blankenburg (Harz), mort le 8 mai 1936 à Munich. Jusqu'en 1911, professeur au Gymnasium de Hambourg, puis écrivain à Munich.
Travaux :
Der Untergang des Abendlandes (1918-1922)
Preussentum und Sozialismus (1920)
Politischen Pflichten der deutschen Jugend (1924)
Neubau des deutschen Reiches (1924)
Der Mensch und die Technik (1931)
Jahre der Entscheidung (1933)
Reden und Aufsätze (1937)
Postface de Rudolf Jičín à l'édition tchèque de L'homme et la technique, Neklan Publishing House, Prague 1997, ISBN 80-901987-6-7. Dans une version éditée (complétée par une sélection de pensées d'O. Spengler), la postface est publiée sous le titre Thoughts Worth Remembering : Spengler dans le magazine Marathon n° 2/2004.
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jeudi, 18 novembre 2021
Le nouveau capitalisme absolu-totalitaire, enfant de 68
Le nouveau capitalisme absolu-totalitaire, enfant de 68
Diego Fusaro
Ex: https://www.geopolitica.ru/es/article/el-nuevo-capitalismo-absoluto-totalitario-hijo-del-68
Le nouvel esprit du capitalisme est a) totalitaire, car il occupe la réalité matérielle et immatérielle de manière totale et absolue, devenant comme l'air que nous respirons, saturant l'espace du monde (globalisation) et celui de la conscience, avec une colonisation de l'imaginaire, où tout est pensé sous forme de marchandise (dettes et crédits scolaires, location d'utérus, investissements affectifs, etc.). Il est également b) absolu, puisqu'il est désormais parfaitement "complet" (absolutus), c'est-à-dire réalisé dans son propre concept (tout, sans résidu, est devenu une marchandise): et il est parfaitement complet précisément parce qu'il est "libéré" (solutus ab) de toute limitation qui pourrait encore entraver, empêcher ou même ralentir son développement.
Malencontreusement salué comme un processus révolutionnaire d'opposition à l'ordre capitaliste, 1968 - comme le montre L'avenir nous appartient - doit être interprété, de manière diamétralement opposée, comme le mythe de la fondation du turbo-capitalisme: et, plus précisément, comme le point de passage décisif de la phase dialectique à la phase spéculative, et donc comme un moment entièrement inscrit dans la logique dialectique du capitalisme lui-même. En une formule, 1968 marque l'émancipation non pas du capitalisme [dal capitalismo, dans l'original italien], mais du capitalisme lui-même [del capitalismo, dans l'original ; Fusaro joue avec les mots dal et del en italien] : le capitalisme se débarrasse, uno motu, de la conscience bourgeoise malheureuse (remplacée par l'inconscience heureuse du consommateur plus-satisfait) et des luttes pour la reconnaissance du travail servile.
Ces dernières sont remplacées par les nouvelles luttes pour la libéralisation individualiste de la consommation et des mœurs (qui renforcent l'ordre de production au lieu de l'affaiblir) et pour l'économisation des conflits, c'est-à-dire par des luttes qui ne contestent pas le capitalisme, mais qui, en réclamant simplement de meilleures conditions salariales en son sein, l'assument comme un horizon indéfendable. Compris de cette façon, 1968 est le moment génétique du nouveau et terrifiant capitalisme absolu-totalitaire, qui dissout toutes les identités - y compris celle de classe - et produit une masse amorphe de consommateurs qui se rapportent à l'essentiel dans sa totalité sous forme de consommation : c'est le tournant vers l'individualisation post-bourgeoise, post-prolétarienne, ultra-capitaliste d'aujourd'hui.
Les soixante-huitards, en luttant contre la bourgeoisie, sa conscience malheureuse et ses héritages éthiques, ne luttaient pas, du même coup, contre le capitalisme, mais pour lui, si l'on considère qu'il était conforme à la logique même du développement dialectique du capitalisme de détruire à la fois la bourgeoisie et le prolétariat en tant qu'obstacles à l'extension illimitée de la forme marchandise et de ses pathologies. Plus précisément, le mouvement de 1968, en promouvant un ordre politique de type anarchique et libertaire, opposé aux grandes organisations comme intrinsèquement oppressives, a favorisé plutôt que contrarié la genèse de la dérégulation libérale et la nouvelle figure dialectique du capitalisme absolu-totalitaire, par laquelle il a été rapidement réabsorbé. C'était d'ailleurs l'une des nombreuses preuves du fait que, comme Marx le savait déjà, le capital est protéiforme et adaptable, tant que les formes d'extorsion de la plus-value sont garanties.
Le capitalisme surmonte dialectiquement les exigences antagonistes du prolétariat (lutte des classes, esprit de scission, organisations de partis, passion révolutionnaire) et, en même temps, la conscience bourgeoise malheureuse. Cette dernière représente également une contradiction au sein du capitalisme, non moins que les revendications antagonistes et potentiellement révolutionnaires du prolétariat, si l'on considère que la bourgeoisie a) a sa propre vocation universaliste qui peut la conduire - comme dans le cas de Marx - à remettre en cause le monde capitaliste historique dans lequel elle est la classe dominante, et b) dispose d'une sphère de valeurs et d'éthique qui ne peut être marchandisée et qui est donc en définitive incompatible avec les processus d'omni-mercantilisation propres au capitalisme absolu.
La bourgeoisie et le prolétariat, dans leur conflit dialectique, s'étaient développés dans le cadre de l'éthicité (Sittlichkeit) au sens hégélien, c'est-à-dire dans l'espace réel et symbolique des "racines" solides et solidaires de la vie communautaire, liées à la famille et à l'école, au syndicat et à l'État national souverain. Le capitalisme absolu-totalitaire dés-éthicise le monde de la vie, annihilant toute communauté résiduelle autre que celle, intrinsèquement communautaire, de l'éphémère contrepartie marchande : il déconstruit la famille et les syndicats, l'école et l'État national souverain, produisant l'espace ouvert du monde réduit au marché et habité seulement par des consommateurs déracinés et homologués, sans conscience antagoniste prolétarienne et sans conscience malheureuse postmoderne.
Dés-éthicisée, la société devient une simple société de consommation, un marché cosmopolite peuplé non pas de citoyens d'États-nations, de pères et de mères, mais uniquement de concurrents ; des concurrents qui, en l'absence de tout esprit communautaire, n'ont de rapports que sur la base des principes théorisés par la Richesse des nations d'Adam Smith - la dépendance omnilatérale de la nécessité et l'égoïsme acquisitif - par rapport au brasseur, au boucher et au boulanger.
Plus fort maintenant parce qu'il a traversé "l'immense puissance du négatif" de la scission et du conflit révolutionnaire entre la bourgeoisie et le prolétariat, le capitalisme devient un capitalisme absolu-totalitaire: absolu, parce que - comme on l'a dit - il correspond pleinement à son Begriff [concept] ; totalitaire, parce qu'il a subsumé sous lui toutes les sphères de la production, de l'existence et de l'imagination, du réel et du symbolique.
De même, du côté de la production intellectuelle, la "conscience malheureuse" s'est dissoute et, à la place de la classe dialectique de la bourgeoisie, a pris place une classe globale, qui n'est plus bourgeoise mais ultra-capitaliste, encline à accepter avec désinvolture le "polythéisme des valeurs" et les styles de vie à l'intérieur de la "cage d'acier" du monothéisme idolâtre du marché.
Source première: https://avig.mantepsei.it/single/il-nuovo-capitalismo-assoluto-totalitario-figlio-del-68
11:23 Publié dans Actualité, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : capitalisme, globalisme, actualité, philosophie, philosophie politique, théorie politique, mai 68, politologie, diego fusaro, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 16 novembre 2021
Carl Schmitt en Chine
Carl Schmitt en Chine
Le livre de Jan-Werner Müller, A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought, en traduction chinoise.
par Flora Sapiová
Ex: https://deliandiver.org/2017/08/carl-schmitt-v-cine.html
Les idées de Carl Schmitt (1888-1985), connu sous le nom de "juriste de la couronne du Troisième Reich" (Kronjurist), jouissent d'une immense popularité auprès des intellectuels chinois depuis le début du 21ème siècle. Le travail d'universitaires de premier plan comme Liu Xiaofeng 刘小枫, Gan Yang 甘阳 et Wang Shaoguang 王绍光 sur la diffusion des idées de Schmitt, ainsi que le fait que ses théories sur l'État contribuent à légitimer le régime de parti unique, ont rendu le discours "schmittien" à la fois à la mode et rentable en Chine (les politiques habituellement strictes des censeurs ne touchent que légèrement aux articles et aux livres inspirés par Schmitt).
Schmitt a rejoint le NSDAP en 1933, lorsque Adolf Hitler est devenu chancelier du Troisième Reich, et a participé avec enthousiasme aux purges des Juifs et de l'influence juive dans la vie publique allemande. Antilibéral et antisémite, Schmitt était un ardent partisan d'un gouvernement national-socialiste et aspirait à devenir le théoricien officiel du droit du Troisième Reich. Vers la fin de 1936, cependant, il est accusé d'opportunisme et de récidive catholique dans un article du journal officiel SS Das Schwarze Korps. Malgré la main protectrice de Hermann Göring, il doit renoncer à ses grandes ambitions et se concentrer sur l'écriture et l'enseignement.
Dans le milieu universitaire euro-américain, la vision pragmatique de la politique de Schmitt a été sévèrement critiquée. Les penseurs de gauche sont ambivalents quant à son héritage - en effet, malgré le léger arrière-goût de son passé nazi, il reste populaire parmi les théoriciens universitaires. En dépit des lacunes des idées de Schmitt, ils reconnaissent la perspicacité de son analyse et étudient son œuvre pour sa compréhension des manquements de la politique libérale, qu'ils ne font eux-mêmes que critiquer de manière impuissante depuis les confins confortables et forcés de la Realpolitik gouvernementale contemporaine.
La réception chinoise de la pensée de Schmitt pourrait être décrite comme beaucoup plus simple ; en effet, même Adolf Hitler a joui d'une certaine popularité incontestée en Chine après la mort de Mao. Les théoriciens chinois (continentaux) cherchant à consolider le système de parti unique ont trouvé dans l'œuvre de Schmitt des arguments utiles pour renforcer à la fois le rôle de l'État et la position du chef souverain (ou démiurge chinois) dans le maintien de l'unité et de l'ordre national.
Les disciples intellectuels chinois de Schmitt ont jusqu'à présent quelque peu négligé certains des concepts clés de son œuvre qui conviendraient aux ambitions d'un parti d'État dirigé par le timonier Xi Jinping. Nous pensons ici en particulier aux vues de Schmitt sur le Großraum (Grand Espace) ou la sphère d'influence. Le Großraum de Schmitt - inspiré par son interprétation de la doctrine Monroe promue par les Américains dans le but d'asseoir leur hégémonie sans entrave sur le Nouveau Monde - était destiné à justifier les ambitions de l'Empire allemand en Europe et à légitimer sa domination. Avec l'initiative de la Chine vers la création d'une Communauté de destin partagé 命运共同体 en Asie et dans le Pacifique (voir notre Annuaire 2014 sur ce sujet), la notion de sphères d'influence a retrouvé les faveurs de certains théoriciens des relations internationales. À titre d'exemple, considérons l'analyse de l'Australien Michael Wesley dans Restless Continent : Wealth, Rivalry and Asia's New Geopolitics (Black Inc., 2015).
Dans le cadre de son travail au Centre australien sur la Chine dans le monde, vers la fin de l'année, la juriste Flora Sapiovà a organisé un séminaire sur Schmitt en Chine. Elle a eu la gentillesse d'accéder à notre demande et a rédigé l'essai suivant sur cette importante évolution "étatiste" de la culture intellectuelle chinoise pour The China Story.
Flora Sapiovà est chargée de mission au Centre australien pour la Chine et le monde. Ses travaux portent sur le droit pénal et la philosophie du droit. Elle a écrit Sovereign Power and the Law in China (Brill, 2010) ; et a coédité The Politics of Law and Stability in China (Edward Elgar, 2014) ; et Detention and its Reforms in China (Ashgate, 2016) - Éditeurs.
___________________
Nous avons établi la forme idéale (eidos),
que nous considérons comme le but (telos),
et nous le faisons,
afin de les réaliser. (1)
L'intellectuelle schmittienne aime jouer à la roulette russe avec une innovation intéressante : elle croit qu'il y a une balle dans le barillet du revolver, mais elle sait aussi que ce n'est pas forcément le cas. Le seul à connaître réellement la vérité est le Souverain, une figure dont l'intellectuel ne peut percevoir la profondeur de la volonté. Le Souverain décide qui joue le jeu et combien de fois. Si la schmittienne refuse une offre qui ne l'est pas, elle sera déclarée ennemie et abattue. Si l'on considère à quel point ce brouillage intellectuel - maquillé en attitude - oblige à se soumettre à tout moment aux diktats du Souverain, on peut se demander pourquoi plusieurs intellectuels chinois de premier plan ont choisi le professeur Carl Schmitt, le juriste suprême du Troisième Reich, comme saint patron intellectuel.
La poursuite des rêves de richesse et de pouvoir fait partie intégrante de l'histoire et de la vie intellectuelle de la Chine depuis la fin du 19ème siècle. Les rêves de la Chine, qu'il s'agisse de ceux du Mouvement du Quatrième Mai (1919) ou des visions qui ont enflammé l'imagination du chef du Parti, de l'État et de l'armée, Xi Jinping, près d'un siècle plus tard, sont ancrés dans la conviction que la Chine était dotée d'une essence nationale distinctive : 国粹. Elle est à la Chine ce que l'âme est à l'homme. Et tout comme l'homme (religieux) cherche à monter au ciel en cultivant et en purifiant son âme, la Chine ne peut acquérir richesse et puissance que si son essence nationale est renforcée et purifiée des influences polluantes. Le mouvement des Nouvelles Lumières qui a émergé du dégel politique de la fin des années 1970 a accusé le traditionalisme et le féodalisme d'être à l'origine du retard de la Chine. Puis, dans les années 1980, les intellectuels chinois ont réfléchi à la manière de faire revivre le véritable caractère national de la Chine. Beaucoup voyaient la solution dans l'utilisation éclectique des valeurs, des théories et des modèles occidentaux (2). Après le massacre de Pékin en 1989, cependant, la fortune du mouvement s'est détournée et le sentiment nationaliste, en partie encouragé par l'État et en partie suscité par une réaction aux inégalités de la réforme du marché, a prévalu dans les années 1990. La réaction du public aux événements extérieurs a également joué un rôle.
Comment distinguer un ami d'un ennemi
C'est dans le contexte de ces changements et développements rapides que nous devons donc évaluer l'obsession de la Chine pour Carl Schmitt (3). La réception de Carl Schmitt par les intellectuels chinois, dont beaucoup sont des membres influents de la Nouvelle Gauche, n'a été possible que grâce au travail acharné de l'influent universitaire Liu Xiaofeng 刘小枫 (qui enseigne à l'Université Renmin de Pékin), qui a traduit, commenté et promu les œuvres rassemblées de Schmitt. Titulaire d'un doctorat en théologie de l'université de Bâle, sa thèse préconisait de séparer le christianisme de ses dimensions "occidentales" et ecclésiastiques, afin que la pensée chrétienne puisse être traitée uniquement comme un objet de recherche universitaire. Ainsi conçue, la pensée chrétienne pourrait alors entrer en dialogue avec d'autres disciplines et contribuer, entre autres, à la modernisation de la société chinoise. Liu compare le développement du christianisme au développement des nations et de leur identité, en s'inspirant largement de Max Weber et de ses thèses dans Protestant Ethics and the Spirit of Capitalism, dont la traduction chinoise était à la fois très lue et influente dans les cercles intellectuels chinois dans les années 1980.
Selon Liu, le christianisme s'est implanté en Chine sous une forme unique, indépendamment des efforts d'évangélisation des missionnaires occidentaux. Les débuts de la théologie chrétienne ont ainsi permis le développement d'un discours sino-chrétien visant à résoudre les "problèmes de la Chine" (4), en abordant des questions telles que le développement économique, la justice sociale, la stabilité et, surtout, la légitimité politique du gouvernement du Parti communiste.
Liu se décrit comme un "chrétien culturel", c'est-à-dire un chrétien sans affiliation religieuse : un chrétien qui étudie les arguments et les concepts théologiques pour le bien-être de sa nation. Avec une telle approche de la recherche, il n'est pas surprenant que Liu ait rapidement trouvé un penchant pour Carl Schmitt. Car selon lui, l'État a une origine théologique et doit être traité comme une entité de type divin s'il veut réussir à contenir le chaos et le désordre et assurer la sécurité et la prospérité du peuple. Schmitt suggère également que tous les concepts politiques modernes sont, au fond, enracinés dans la théologie. Le revers de la médaille est donc la possibilité de travailler avec la théologie comme une forme d'art politique (5). Liu a accepté très ouvertement les idées schmittiennes dès le début. Nous devrions également nous arrêter sur la facilité avec laquelle l'œuvre de Schmitt a trouvé un public enthousiaste en Chine. Contrairement au segment du monde intellectuel chinois qui s'inspire des modèles démocratiques libéraux occidentaux et qui, jusqu'à ce jour, souffre souvent de l'intervention de la censure, les partisans du clivage ami-ennemi de Schmitt et de sa critique de la démocratie parlementaire n'ont pas eu à faire face à des problèmes similaires.
En tant que catholique conservateur, Schmitt comprenait la politique (qu'il appelait, pour tenter d'en saisir l'essence, "le politique") comme étant ancrée dans la distinction ami/ennemi. Parmi les intellectuels chinois qui ont grandi entourés de la rhétorique marxiste (6), et donc familiers avec l'utilisation de la dyade ami-ennemi 敌我 aux fins de la politique post-maoïste (7), cette distinction fondamentale de Schmitt a eu une forte résonance. En effet, elle peut être utilisée pour délimiter n'importe quelle paire d'adversaires dès lors que l'on peut démontrer que les valeurs des deux parties sont si incommensurables qu'elles les amènent à tenter de détruire leur adversaire dans le but de préserver leur propre identité.
La distinction ami/ennemi est au cœur de la théorie politique et constitutionnelle de Schmitt, et elle est également à la base de sa critique de la démocratie parlementaire et des idées d'"état d'exception" et de souveraineté. Il a cherché à montrer que les démocraties libérales étaient piégées dans leurs fausses catégories politiques: en ignorant la distinction fondamentale entre ami et ennemi, elles risquaient de devenir des instruments de protection des intérêts de riches individus et de cliques qui utiliseraient ensuite l'État pour servir leurs propres intérêts au détriment du bien-être général. Selon Schmitt, les sociétés libérales font comme si le gouvernement et la nation étaient soumis aux diktats de normes juridiques fiables - mais ce faux-semblant se dissipe rapidement dès qu'un ennemi extérieur ou intérieur menace la nation et sa sécurité. Par conséquent, selon Schmitt, une dépendance excessive à l'égard des débats parlementaires et des procédures juridiques peut mettre le pays en danger de chaos en empêchant une action efficace et immédiate en réponse à une crise.
Selon Schmitt, la souveraineté ne réside pas dans l'État de droit, mais dans une personne ou une institution qui a le pouvoir de suspendre la loi afin de rétablir la normalité lorsqu'une crise grave éclate. Ainsi, un souverain ayant le pouvoir de déclarer l'état d'urgence (Ausnahmezustand) jouit d'une légitimité incontestable, qu'elle soit inscrite ici explicitement (c'est-à-dire dans la constitution) ou implicitement. Mais comment un pouvoir souverain opérant en dehors et au-dessus de la loi peut-il bénéficier d'une légitimité ? Ce pouvoir ne serait-il pas auto-renforcé et basé sur la violence pure ? Schmitt répond que la légitimité d'un tel pouvoir peut être défendue avec succès si l'on sépare les concepts de libéralisme et de démocratie. Pour lui, elles sont loin d'être identiques, et Schmitt décide d'élaborer sa propre définition de la démocratie.
Pour lui, un système politique basé sur l'opinion inconstante du peuple peut difficilement être légitime. Il a donc fait appel aux idées d'égalité et de volonté populaire (8). Pour Schmitt, l'égalité politique signifie une relation de "co-égalité" entre le gouvernant et le gouverné. Tant que les uns et les autres appartenaient au même groupe - ou étaient "amis" - avec une vision identique de l'ennemi, l'arrangement politique restait démocratique. Lorsque la volonté de la nation se reflétait dans les décisions du dirigeant, le peuple gouvernait selon cette métrique schmittienne. La volonté du peuple, ainsi conçue, n'avait pas besoin d'être façonnée ou exprimée par le suffrage universel: les demandes formulées en assemblée publique pour traduire la volonté du peuple étaient un instrument suffisamment efficace (9).
La définition éclectique que Schmitt donne de la volonté du peuple l'amène à considérer la démocratie comme une dictature démocratique. Cette façon de penser a fortement impressionné les intellectuels qui privilégiaient les solutions étatistes et nationalistes aux questions et problèmes politiques et internationaux (10).
Pourquoi Schmitt ?
Les raisons de la fascination des intellectuels chinois pour Carl Schmitt sont assez simples et directes. Les concepts interdépendants de "(la) division entre ami et ennemi", d'"état d'urgence" et de "décisionnisme" sont simples et exploitables. Ainsi, les concepteurs de programmes et leurs conseillers peuvent facilement les utiliser pour analyser la situation. Le langage de Schmitt peut également fournir un soutien théorique aux propositions de réforme, devenir une source d'inspiration ou fournir des briques imaginaires dans la construction d'arguments pro-étatiques dans les sciences politiques et les études constitutionnelles. En outre, la division schmittienne entre ami et ennemi complète et justifie bon nombre des interprétations nationalistes et exceptionnalistes de la culture qui ont récemment gagné en influence parmi les intellectuels chinois. S'il ne s'agit pas, bien sûr, d'un phénomène uniquement chinois, n'oublions pas non plus qu'ils contrastent fortement avec les aspects universalistes et internationalistes de la doctrine d'État du communisme chinois. L'argument central des schmittiens chinois est que le monde n'est pas une unité politiquement homogène, mais un plurivers dans lequel des systèmes politiques radicalement différents existent côte à côte dans une relation antagoniste. La Chine a donc non seulement le droit de suivre sa propre voie vers la puissance et la prospérité, mais elle doit surtout la trouver et la défendre.
Ce raisonnement des schmittiens chinois justifie la position de l'État-parti selon laquelle la démocratie parlementaire occidentale, une forme robuste d'État de droit, la société civile ou les valeurs et institutions du constitutionnalisme occidental ne conviennent pas à la Chine. Les thèses de Schmitt permettent aux partisans de ces positions d'affirmer que ces idées appartiennent à un cosmopolitisme libéral "étranger", finalement nuisible au mode de vie chinois. En 2013, un règlement d'État appelé "Document 9" a identifié ces idées comme une menace sérieuse pour le "domaine idéologique" de la Chine (11).
Les idées de Carl Schmitt ont gagné en influence parmi les intellectuels chinois et il est souvent cité comme une autorité étrangère pour s'opposer au "libéralisme" et aux modèles occidentaux ou américains de développement économique et politique. Dans le discours intellectuel chinois, cependant, vous n'entendrez jamais la philosophie de Schmitt fondée sur le principe de la politique comme exclusion et même élimination physique de l'ennemi (si cela était jugé nécessaire pour atteindre un objectif idéologique). La distinction entre ami et ennemi encourage une forme implacable de pensée binaire. On a beau essayer de définir la catégorie de l'ami, il y a toujours une projection de son contraire. "Ami" prend un sens par la reconnaissance de ce que signifie "ennemi". On peut utiliser, comme Schmitt lui-même l'a souligné, toutes sortes de caractéristiques pour définir un "ami" : la religion, la langue, l'ethnicité, la culture, le statut social, l'idéologie, le sexe, et en fait tout ce qui peut devenir un élément essentiel d'une distinction donnée entre ami et ennemi.
La distinction ami/ennemi est une distinction publique : elle parle d'amitié et d'hostilité entre des groupes, et non des individus. (Il est toujours possible d'admirer en privé un membre d'un groupe ennemi). La délimitation de l'identité est toutefois assez souple, car une communauté politique se forme par l'identification partagée d'une menace présumée (13). En d'autres termes, une communauté n'acquiert un sens au sens d'un groupe membre (in-group) qu'en distinguant "ceux qui se tiennent à l'extérieur". De cette façon, la manière schmittienne de définir "le peuple" évite la nécessité d'une délimitation ou d'une définition juridique. "Le peuple" en tant que communauté politique au sens schmittien se préoccupe avant tout de savoir si une autre communauté politique (ou des individus capables de former une telle communauté) constitue une menace pour son propre mode de vie. Pour Schmitt, le clivage ami-ennemi est un clivage purement politique, et doit donc être entièrement dissocié de l'éthique (14). Puisque la préoccupation première est la survie du "groupe membre" en tant que "peuple" et communauté politique, les thèses de Schmitt suggèrent la possibilité de justifier l'élimination de l'ennemi comme une nécessité pratique (15). Les personnes qui se définissent comme des intellectuels schmittiens devraient donc noter que les arguments de Schmitt sont construits sur la notion de nécessité. Tant qu'il y a une cause qui doit être défendue, n'importe quel nombre de morts peut être justifié.
De plus, cette nécessité est fondée sur l'antagonisme. Toutes les idées de Schmitt sur la politique et le constitutionnalisme sont basées sur la division entre ami et ennemi. Mais c'est précisément la raison pour laquelle nombre des analyses les plus utiles de la politique et du constitutionnalisme chinois ont émergé de ses concepts. La vision de Schmitt du souverain, qui doit avoir la liberté d'intervenir à volonté pour le bien de l'ensemble du pays, correspond au "courant intellectuel étatiste" 国家主义思潮 dans le discours chinois, dont Wang Shan 王山 et Wang Xiaodong 王小东 ont été et restent les principaux représentants...
Ce mouvement a contribué à l'élaboration de l'argument autour de la signification de la "capacité de l'État". Dans leur ouvrage influent de 2001, les politologues Wang Shaoguang 王绍光 et Hu Angang 胡鞍钢 ont identifié la "capacité de l'État" comme la clé de la bonne gouvernance et de la politique. Ils ont critiqué les processus de décision démocratiques en mettant en évidence leurs concomitants défavorables. En effet, selon eux, ils s'accompagnent inévitablement de débats interminables qui entraînent des retards dans la mise en œuvre des mesures nécessaires, voire une paralysie politique et institutionnelle. Ils considèrent que la "capacité de l'État à mettre en œuvre sa volonté" est essentielle pour protéger le bien-être de la nation (16). Depuis lors, la défense de la "capacité de l'État" et de ses suppléments corollaires de contrôle social et de légitimité basée sur la performance comme alternative viable à la démocratie parlementaire est apparue dans de nombreuses publications universitaires chinoises.
Idées utiles et citables
Dans un ouvrage intitulé de manière provocante Quatre chapitres sur la démocratie (17), Wang Shaoguang rend un hommage tacite aux Quatre chapitres sur la doctrine de la souveraineté de Schmitt. Comme le juriste allemand, Wang rejette la démocratie représentative pour des raisons utilitaires et pragmatiques, affirmant que le système ne parvient pas à élever le niveau de bien-être de l'ensemble de la population. Dans l'esprit des arguments de Schmitt sur l'abus du parlementarisme par les groupes d'intérêt, Wang soutient que le suffrage universel fait le jeu des riches tout en poussant les pauvres dans le rôle de spectateurs passifs.
Wang avance également la notion de "peuple", basée sur la pensée de Schmitt, comme base de la démocratie responsable (responsive), puisque, selon lui, les pays ayant une grande capacité d'assimilation et de gouvernance (c'est-à-dire une nation unie sous un leader fort) ont également une meilleure qualité de démocratie. Une partie de la terminologie de Wang est basée sur le travail du théoricien politique démocratique Robert Dahl, mais le raisonnement soutenant la notion de démocratie responsable de Wang est similaire à celui de Schmitt (18).
L'argument de la "capacité de l'État" avancé par Wang, Hu et d'autres a été examiné de près par les sinologues occidentaux contemporains pendant plus d'une décennie. Il est régulièrement cité dans les publications universitaires sur l'économie chinoise, l'économie politique et l'administration publique.
Dans nombre de ces publications (en anglais et dans d'autres langues européennes), les auteurs attribuent à la doctrine de la "capacité de l'État" le mérite d'avoir permis à l'État chinois de prendre des mesures plus efficaces pour accélérer le développement économique du pays. La preuve de la réussite économique de la Chine a ensuite encouragé un certain nombre d'universitaires à aller jusqu'à déclarer que les gouvernements autoritaires peuvent atteindre la croissance économique avec une plus grande efficacité que les gouvernements démocratiques libéraux. Étonnamment, certaines de ces personnes sont également, selon leurs propres termes, "favorables à la transformation de la Chine en une société plus ouverte, fondée sur l'État de droit et les droits de l'homme" (19). Si, par société "plus ouverte", ils entendent plus de liberté dans le sens de la démocratie libérale, alors cet objectif est en contradiction avec leur argument selon lequel le système chinois de parti unique (communiste) doit être renforcé par une série de mesures (étatiques) de renforcement de ses capacités.
Les thèses de Schmitt ont également eu une influence non négligeable sur la théorie constitutionnelle chinoise. Après Mao, l'État à parti unique avait besoin - et dans une certaine mesure a toujours besoin - d'une ontologie politique typiquement chinoise. Cette façon de conceptualiser et de comprendre le monde doit impliquer un système politique bipartite (bipartisan) dans lequel un vaste appareil de parti existe à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des normes juridiques et exerce son pouvoir souverain sur l'État. En outre, ce système d'État-parti doit être cohérent sur le plan interne: il doit être capable de s'auto-préserver dans la mesure où il ne perd pas sa légitimité aux yeux de la nation chinoise et à l'étranger. Les juristes chinois tels que Qiang Shigong 強世功, qui considèrent le droit constitutionnel dans cette perspective, ont commencé dans la première décennie de ce siècle à utiliser tout l'arsenal de la philosophie schmittienne pour défendre leurs vues. Le résultat a été la trinité des concepts d'"état d'exception", de "pouvoir constituant et constitué" et de "représentation politique par consensus général" (représentés par les termes "État, mouvement et peuple" utilisés par Schmitt dans son ouvrage de 1933, Staat, Bewegung, Volk), que ce courant d'universitaires a exaltés comme la véritable essence du droit chinois.
Dans le cas des citations directes, l'influence de Schmitt n'est pas contestée, mais certains intellectuels comme Cui Zhiyuan 崔之元 s'inspirent implicitement de ses idées dans leur théorisation de la politique et de la gouvernance chinoises. En effet, son influence peut être discernée assez clairement dans la perception de Cui de la Chine comme un "système constitutionnel mixte" de "trois niveaux politiques" (20). De même, la conception de Chen Ruihong 陈瑞洪 de "l'inconstitutionnalité vertueuse" (21); Han Yuhai 韩毓海 et sa doctrine du "constitutionnalisme dans un État prolétarien" (22); Hu Angang 胡鞍钢 rebaptisant le Politburo en "présidence collective" (23) ou le modèle 强世功 de Qiang Shigong de "souveraineté partagée sous la direction de l'État-parti" (24) peuvent être décrites comme les thèses phares des deux dernières décennies, basées sur la pensée de Schmitt. Bien que ces théories appartiennent à différents domaines de la recherche constitutionnelle chinoise (25), elles revêtent toutes uniformément le souverain schmittien dans l'habit de l'État-parti chinois. Plus précisément, chacune de ces théories défend la notion de représentation politique en liant le consensus à l'acceptation générale des diktats du parti étatique. D'une manière ou d'une autre, ils qualifient aussi uniformément "l'Occident" et ses institutions politiques et juridiques d'inappropriés pour la Chine.
La recherche juridique occidentale n'a pas encore abordé en profondeur ces arguments influents ou leurs implications juridiques et politiques. Mais certains chercheurs suggèrent que ces thèses pourraient être pertinentes pour la Chine. Par exemple, Randall Pereenboom a produit une analyse utile du système juridique chinois en tant que plurivers de différentes conceptions de l'état de droit (26). Michael Dowdle, issu des positions de la Nouvelle Gauche, soutient que la conception libérale du constitutionnalisme a des limites au-delà desquelles il est possible de légitimer l'Etat par d'autres moyens (27). Larry Catà Backer, quant à lui, a avancé l'idée que le Parti et l'Etat constituent une entité unitaire. Inspirée par les réalités des institutions chinoises, cette construction théorique permet un lien shuanggui 双规 juridiquement justifiable (28). D'une certaine manière, ces œuvres peuvent aussi être comprises comme une façon de verser du sel sur les blessures de nos propres contradictions. Si nous pouvons critiquer le système juridique chinois pour défendre un modèle idéalisé du système juridique occidental, nous ne pouvons pas éviter le droit chinois tel qu'il est débattu et tel qu'il existe en République populaire de Chine.
Certains intellectuels chinois ont remarqué que si leurs compatriotes aiment bien s'en prendre à l'Occident, ils ne comprennent plus pourquoi ils s'appuient sur un penseur politique allemand pour le faire (29). Si cette critique est valable, elle ne tient pas compte d'un problème plus général: les partisans des modèles et des concepts indigènes, les défenseurs de la "troisième voie" et les libéraux de type occidental ont tous refusé jusqu'à présent d'aborder leur propre préférence pour une logique qui appartient à la métaphysique occidentale plutôt qu'à la pensée chinoise indigène (le confucianisme ou d'autres formes de pensée dérivées de sources préchinoises). Selon cette logique occidentale, il faut créer un modèle idéal de la forme d'un système politique ou juridique, d'une société, ou même de toute autre chose, puis essayer de "faire entrer" la réalité dans ce modèle, souvent sans trop se soucier des conséquences.
D'une manière ou d'une autre, nous assistons, dans la recherche juridique chinoise, à la montée en puissance des concepts schmittiens par rapport aux concepts libéraux. Des modérés politiques comme He Baogang 何包钢 (30) ont tenté de concilier les arguments des deux camps en proposant, par exemple, que la Cour constitutionnelle ait le pouvoir de décider de ce qui constitue l'"état d'exception" qui sous-tend l'autorité absolue du souverain schmittien. Ces efforts, cependant, ne font qu'illustrer la faiblesse des positions libérales par rapport aux positions schmittiennes. Le professeur He illustre ainsi le dilemme et la difficulté de la tâche de ceux qui tentent de concilier des éléments du modèle démocratique libéral (comme l'indépendance de la branche judiciaire du gouvernement) avec les concessions de la formule ami-ennemi de Schmitt.
Schmitt et Xi
Depuis l'accession de Xi Jinping au poste de chef suprême de l'État en novembre 2012, la distinction ami-ennemi si centrale dans la philosophie de Carl Schmitt a pris une importance accrue en Chine, tant dans la "théorie du parti" que dans la vie académique. La reprise sélective de la rhétorique de combat maoïste dans l'introduction de la nouvelle campagne d'éducation de masse le 18 juin 2013 peut nous servir de bon exemple de l'adaptation de la distinction ami-ennemi aux conditions du régime actuel de parti unique.
Pour voir les conséquences de la pensée de Schmitt, il ne faut pas oublier les raisons pour lesquelles il a mis l'accent sur la distinction ami-ennemi et la souveraineté absolue. Schmitt pensait que sa théorie garantirait le plus grand bien. Nous pouvons à juste titre qualifier sa philosophie de théologie politique, car elle était fondée sur le concept biblique de katekhon (du grec τὸ κατέχον, "ce qui retient" ou ὁ κατέχων "celui qui retient"), la puissance qui retient la venue de l'Antéchrist (31). Schmitt a fait entrer le katekhon dans le registre politique lorsqu'il l'a défini comme le pouvoir qui maintient le statu quo (32). Il peut être exercé par une institution (par exemple, un État-nation) ou par un souverain (qu'il s'agisse d'un dictateur ou d'un défenseur de la constitution). L'aboutissement logique de la croyance de Schmitt dans le katekhon était la fusion des idées religieuses et politiques. Pour lui, les forces opposées à une souveraineté donnée ne sont donc rien d'autre que des agents du mal et des ennemis qui sèment les graines du chaos et de la perturbation. Protéger sa propre nation ou son propre souverain est donc devenu un devoir sacré et une voie de salut.
Nous pouvons être fondamentalement en désaccord avec les intellectuels chinois qui ont adopté une vision schmittienne du monde. Mais si nous voulons défendre le pluralisme intellectuel, nous devons accepter la liberté des personnes de choisir leur propre perspective. Par conséquent, la montée du discours schmittien chinois dans le monde universitaire élargit en fait la portée des arguments d'inspiration schmittienne des universitaires de gauche et de droite américains et européens.
Ajoutons qu'en Chine, comme ailleurs, les distinctions politiques entre la gauche et la droite ou entre la nouvelle gauche et les libéraux émergent et restent pour la plupart prisonnières d'un milieu partagé que l'on pourrait appeler, avec Schmitt, un paradigme politico-théologique commun. Les différences politiques ont un sens dans un environnement commun dans lequel les personnes acquièrent et développent leurs schémas mentaux, leur vocabulaire politique et tout l'univers des concepts nécessaires à la pensée politique. Grâce au paradigme politico-théologique du parti unique en République populaire de Chine, les intellectuels chinois doivent s'accrocher bon gré mal gré aux schémas mentaux, au vocabulaire et aux concepts que cet environnement a permis de faire émerger. Mais nous devons nous rappeler que les idées occidentales doivent également s'y adapter.
Le fait de vivre dans un pays qui a connu une forte augmentation de sa richesse matérielle et de sa puissance mondiale au cours des trois dernières décennies a conduit les intellectuels schmittiens en Chine à l'idée de combiner une philosophie dont les origines et le développement remontent à l'Allemagne de l'entre-deux-guerres avec les idées d'État qui ont commencé à se répandre en Chine dans les années 1980. Ce mélange de pensée schmittienne et d'"étatisme" est aujourd'hui très influent dans les cercles universitaires chinois, même si peu d'entre eux semblent s'inquiéter du potentiel destructeur de la philosophie de Schmitt.
Notes :
(1) François Jullien, Traité de l'efficacité : entre pensée occidentale et pensée chinoise, Honolulu : University of Hawai'i Press, 2004, p. 1.
(2) Sur le mouvement des Nouvelles Lumières, voir Xu Jilin, "The Fate of an Enlightenment - Twenty Years in the Chinese Intellectual Sphere (1978-1998)", dans Geremie R Barmé et Gloria Davies, East Asian History, no 20 (2000) : pp 169-186. De manière plus générale et critique, voir Zhang Xudong, ed, Whither China : Intellectual Politics in Contemporary China, Durham : Duke University Press, 2001, partie 1.
(3) L'étude de la philosophie européenne n'était pas une priorité du neuvième plan quinquennal de recherche en sciences sociales et en philosophie 国家哲学社会科学研究九五规划重大课题, qui couvrait la période 1996-2000 ; et le premier livre de Liu sur Carl Schmit, une critique de Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism de Renato Cristi, date de 1997. Voir Liu Xiaofeng 刘小枫, 'Shimite gushide youpai jiangfa : quanwei ziyouzhyi?' 施米特故事的右派讲法: 权威自由主义 ? , 28 septembre 2005, en ligne : http://www.aisixiang.com/data/8911.html. Sur le neuvième plan quinquennal, voir Guojia Zhexue Shehui Kexue Yanjiu Jiuwu (1996-2000) Guihua Bangongshi 国家哲学社会科学研究九五 规划办公室, Guojia Zhexue Shehui Kexue Yanjiu Jiuwu (1996-2000) Guihua 国家哲学社会科学研究九五 (1996-2000) 规划, Beijing 北京 : Xuexi chubanshe 学习出版社, 1997.
(4) Liu Xiaofeng 刘小枫, 'Xiandai yujing zhongde hanyu jidu shenxue' 现代语境中的汉语基督神学, 2 avril 2010, en ligne : http://www.aisixiang.com/data/32790.html. Sur la théologie sino-chrétienne, voir également Yang Huiling et Daniel HN Yeung, eds, Sino-Christian Studies in China, Newcastle : Cambridge Scholars Press, 2006 ; Pan-chiu Lai et Jason Lam, eds, Sino-Christian Theology : A Theological Qua Cultural Movement in Contemporary China, Frankfurt am Main : Peter Lang, 2010 ; et Alexander Chow, Theosis, Sino-Christian Theology and the Second Chinese Enlightenment : Heaven and Humanity in Unity, New York : Peter Lang, 2013. Pour un commentaire du courant dominant sur l'influence de Carl Schmitt en Chine, voir Mark Lilla, " Reading Strauss in Beijing ", The New Republic, 17 décembre 2010, en ligne : http://www.newrepublic.com/article/magazine/79747/reading-leo-strauss-in-beijing-china-marx.
(5) Carl Schmitt, Théologie politique : quatre chapitres sur le concept de souveraineté, trans. George Schwab, Chicago : University of Chicago Press, 2005 p. 36.
(6) Mao Tse-tung, "On the Correct Handling of Contradictions Among the People", Selected Works of Chairman Mao Tsetung, Volume 5, édité par le Comité d'édition et de publication des œuvres du président Mao Tsetung, Comité central du Parti communiste chinois, Beijing : Foreign Language Press, 1977, pp. 348-421.
(7) Pour une discussion de son utilisation dans le domaine de la politique de sécurité, voir Michael Dutton, Policing Chinese Politics : A History, Durham : Duke University Press, 2005.
(8) Carl Schmitt, Dictature : de l'origine du concept moderne de souveraineté à la lutte des classes prolétarienne, trad. Michael Hoelzl et Graham Ward, Cambridge : Polity Press, 2014.
(9) Carl Schmitt, La crise de la démocratie parlementaire, trans. Ellen Kennedy, Cambridge et Londres : MIT Press, 2000 ; et Carl Schmitt, Constitutional Theory, trans. Jeffrey Seitzer, Durham : Duke University Press, 2008.
(10) Sur les tendances intellectuelles étatistes et nationalistes, voir Xu Jilin 许纪霖, " Jin shinianlai Zhongguo guojiazhuyi sichaozhi pipan " 近十年来中国国家主义思潮之批判, 5 juillet 2011, en ligne : http://www.aisixiang.com/data/41945.html.
(11) "Communiqué sur l'état actuel de la sphère idéologique". A Notice from the Central Committee of the Communist Party of China's General Office", en ligne : http://www.chinafile.com/document-9-chinafile-translation.
(12) Comme la relation d'agonisme, où l'ennemi schmittien devient l'adversaire. Dans ce contexte, voir Chantal Mouffe, "On the Political. Londres et New York : Routledge, 2005.
(13) Carl Schmitt, Le concept du politique.
(14) Schmitt, Le concept du politique.
(15) Schmitt, Le concept du politique.
(16) Wang et Hu entendent par là : "le rapport entre le degré réel d'intervention que l'État est capable d'entreprendre et le degré d'intervention que l'État espère atteindre. Voir Wang Shaoguang et Hu Angang, The Chinese Economy in Crisis : State Capacity and Tax Reform, New York : ME Sharpe, 2001, p. 190.
(17) Wang Shaoguang 王绍光, Minzhu sijiang 民主四讲, Beijing 北京 : Sanlian shudian 三联书店, 2008.
(18) Wang Shaoguang, 'The Problem of State Weakness', Journal of Democracy 14.1 (2003) : 36-42. Par le même auteur, voir "Democracy and State Effectiveness", dans Natalia Dinello et Vladimir Popov, eds, Political Institutions and Development : failed expectations and renewal hopes, Londres : Edward Elgar, 2007, pp.140-167.
(19) "Dialogue UE-Chine sur les droits de l'homme", disponible en ligne à l'adresse suivante : http://eeas.europa.eu/delegations/china/eu_china/political_relations/humain_rights_dialogue/index_en.htm.
(20) Cui Zhiyuan 崔之元, "A Mixed Constitution and a Tri-level Analysis of Chinese Politics" 混合宪法与对中国政治的三层分析, 25 mars 2008, en ligne à l'adresse : http://www.aisixiang.com/data/18117.html.
(21) Chen Ruihong 陈瑞洪, 'Une coupe du monde pour les études de droit constitutionnel : A Dialogue between Political and Constitutional Scholars on Constitutional Power' 宪法学的知识界碑 - 政治学者和宪法学者关于制宪权的对话, 5 octobre 2010, en ligne : http://www. aisixiang.com/data/36400.html ; et aussi Xianfa yu zhuquan 宪法与主权, Beijing 北京 : Falü chubanshe 法律出版社, 2007.
(22) Han Yuhai 韩毓海, " La Constitution et l'État prolétarien " 宪政与无产阶级国家 en ligne.
(23) Hu Angang, La présidence collective de la Chine, New York : Springer, 2014.
(24) Qiang Shigong 强世功, "The Unwritten Constitution in China's Constitution" 中国宪法中的不成文宪法, 19 juin 2010, en ligne : http://www.aisixiang.com/data/related-34372.html.
(25) Voir également le numéro spécial "The Basis for the Legitimacy of the Chinese Political System : Whence and Whither ? Dialogues entre universitaires occidentaux et chinois VII', Chine moderne, vol. 40, n° 2 (mars 2014).
(26) Randall Peerenboom, China's Long March Towards the Rule of Law, Cambridge : Cambridge University Press, 2002.
(27) Michael Dowdle, " Constitutional Listening ", Chicago Kent Law Review, vol. 88, no 1, (2012-2013) : p. 115-156.
(28) Larry Catá Backer et Keren Wang, " The Emerging Structures of Socialist Constitutionalism with Chinese Characteristics : Extra Judicial Detention (Laojiao and Shuanggui) and the Chinese Constitutional Order ", Pacific Rim Law and Policy Journal, vol. 23, no. 2 (2014) : pp. 251-341.
(29) Liu Yu 刘瑜, 'Have you read your Schmitt today?' 你今天施密特了吗?, Caijing, 30 août 2010, en ligne : https://web.archive.org/web/20170725205823/http://blog.caijing.com.cn:80/expert_article-151338-10488.shtml option=com_content&view=article&id=189:2010-10-08-21-43-05&catid=29:works&Itemid=69&lang=fr
(30) He Baogang 何包钢, 'In Defence of Procedure : a liberal's critique of Carl Schmitt's theory of exception' 保卫程序 一个自由主义者对卡尔施密特例外理论的批评, 26 décembre 2003, en ligne :
(31) Nouveau Testament 2, Thessaloniciens 2 : 3-8 : Ne vous laissez tromper par personne, car cela n'arrivera pas avant qu'il y ait rébellion contre Dieu et que l'homme de l'illégalité, le Fils de la Perdition, apparaisse. Il résistera et s'élèvera au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou à qui l'honneur divin est rendu. Il s'assiéra même dans le temple de Dieu et prétendra être Dieu. Tu ne te souviens pas que je t'ai dit ça quand j'étais avec toi ? Vous savez ce qui l'empêche d'apparaître avant son heure. Cette iniquité est déjà à l'œuvre, mais seulement en secret, jusqu'à ce que celui qui l'entrave soit écarté du chemin.
(32) Pour une illustration simple, voir Gopal Balakrishnan, The Enemy : An Intellectual Portrait of Carl Schmitt, London : Verso, 2002, ch. 17. Pour un résumé du débat sur le rôle du kathechon et la généalogie de la conception de Schmitt en matière de théologie politique, voir Julia Hell, 'Katechon : Carl Schmitt's Imperial Theology and the Ruins of the Future', The Germanic Review, vol. 84, no. 4, (2009) : pp. 283-325.
La réflexion de Flora Sapiovà, Carl Schmitt en Chine, a été publiée sur The China Story le 7 octobre 2015.
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mercredi, 10 novembre 2021
L'État est plus que la démocratie
L'État, c'est plus que la démocratie
par Vojtěch Belling
Ex: https://deliandiver.org/2009/12/stat-je-vic-nez-demokracie.html
Dans les études politiques et juridiques modernes, il serait difficile de trouver un penseur plus controversé que Carl Schmitt. D'une part, il fut un brillant philosophe du droit et un théoricien de la politique, doté d'un sens extraordinairement développé du raisonnement juridique logique ; d'autre part, il fut un savant qui a baigné jusqu'au cou dans le national-socialisme et que l'on appelle encore "l'avocat de la couronne" (Kronjurist) du Troisième Reich. Nous parlons bien sûr de l'homme d'État allemand Carl Schmitt (1888-1985). Ses livres comptent toujours parmi les textes les plus traduits et les plus cités de la littérature juridique et, ces dernières années, ils ont également fait leur apparition dans les bibliorhèques tchèques - la Théorie du partisan de Schmitt vient d'être publiée dans notre pays.
Il est difficile de ne pas aborder Schmitt
Le paradoxe est que l'œuvre de Schmitt a autant inspiré les marxistes italiens ou les maoïstes français que les conservateurs libéraux ou la pensée de la nouvelle droite européenne des années 1990. Ses idées se retrouvent dans les textes des philosophes contemporains les plus célèbres du monde, mais aussi dans les arrêts de la Cour constitutionnelle allemande, dont certains des anciens membres étaient des élèves de Schmitt. Dans la société policée par le politiquement correct, cependant, le nom de Schmitt n'est prononcé qu'avec la plus grande prudence, voire pas du tout. Pourtant, aucun philosophe du droit ou théoricien du parlementarisme sérieux dans ses recherches ne peut éviter de l'aborder.
Le plus grand problème, cependant, est que l'œuvre de Schmitt ne peut pas être simplement rejetée du revers de la main en référence aux activités politiques de son auteur. En fait, elles sont scientifiquement extrêmement raffinées, toujours pertinentes et nous obligent à réfléchir plus profondément aux questions existentielles des États modernes. Le différend sur Schmitt touche toutefois au problème de savoir dans quelle mesure une œuvre, même excellente, peut être dissociée de la personne particulière de l'auteur et de son comportement politique, ou dans quelle mesure les parties stimulantes de l'ensemble de l'œuvre peuvent être extraites et séparées des parties que d'aucuns jugent inacceptables.
Quand un collègue est abattu devant vous
Carl Schmitt est né le 11 juillet 1888 dans la ville de Plettenberg, en Westphalie. Il est resté étroitement lié à sa ville natale, située dans l'enclave catholique autour de Münster, il est resté attaché à ce site pendant toute sa vie, et y a vécu pendant de nombreuses années après la Seconde Guerre mondiale et y est décédé. Il étudia le droit à Berlin, Munich et Strasbourg, où il soutint sa thèse en 1915 et où il y fut habilité un an plus tard. Il s'est essayé à la littérature et a entretenu de nombreux contacts avec des représentants de l'avant-garde artistique. En 1916, il a épousé une femme serbe, Pavla Dorotić, mais ils ont divorcé en 1924. Lorsqu'il épouse une autre Serbe, Duška Todorović, deux ans plus tard, il est excommunié par l'Église catholique. Le juriste et philosophe, qui fut toute sa vie un admirateur enthousiaste du catholicisme en tant que "forme politique" et précurseur de l'idée de représentation politique, qui chercha des liens entre la théorie politique et la théologie, et qui était considéré comme un auteur typiquement catholique, resta donc excommunié et ne put recevoir les sacrements jusqu'à la mort de sa première femme en 1950. Un fait un peu piquant, mais qui est plus que caractéristique de Schmitt, avec son double visage de Janus.
Le jeune professeur a passé une grande partie de la Première Guerre mondiale au ministère bavarois de la Guerre à Munich, où il a été affecté à la lutte contre la propagande ennemie. Il est resté dans la capitale bavaroise même pendant les jours troublés qui ont suivi la révolution de novembre 1918, et peu après, il a été le témoin direct d'une tentative de coup d'État communiste. Lorsqu'un révolutionnaire communiste a abattu un collègue devant lui au ministère, Schmitt est devenu un partisan déterminé d'un État fort capable de se défendre contre des groupes sociaux révoltés qui défendent leurs intérêts. Cette attitude est devenue l'un des contenus centraux de son œuvre.
Résolu : la science juridique gagne
Après avoir quitté le ministère, Schmitt a été professeur de droit public dans différentes universités allemandes, de Greifswald à Cologne, jusqu'en 1933. À cette époque, il a renoncé à ses ambitions artistiques et se consacre entièrement à la science juridique, tout en mettant l'accent sur la théorie politique, la philosophie et la sociologie. Il qualifie lui-même la science moderne de l'État de "théologie politique" et nomme l'un de ses livres comme tel. Dans ses écrits, il se lance dans une lutte déterminée contre la faible démocratie parlementaire, qu'il accuse d'être incapable de faire valoir vigoureusement l'intérêt politique de la nation dans son ensemble contre les pressions des partis politiques, des syndicats d'intérêts et d'autres groupes qui opposent leurs intérêts particuliers à l'ensemble. Dans son livre Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, il formule une critique sévère du système parlementaire, qui, selon lui, est directement construit sur le principe de la concurrence des intérêts privés. De plus, de par le profil social de ses membres, le Parlement ne représente qu'un certain groupe social, la bourgeoisie, et non la nation dans son ensemble.
La solution, selon Schmitt, devrait être une démocratie basée sur un système de votes populaires, qui remplacerait le règne des partis politiques et permettrait en même temps de prendre des décisions. Schmitt considère l'incapacité à prendre une décision claire comme l'une des faiblesses de la démocratie parlementaire, qui, selon lui, n'est encline qu'à des compromis boiteux. En même temps, cependant, il dit qu'il faut un gouvernement autoritaire qui prépare les questions pour le référendum et en même temps, soutenu par la confiance du peuple, qui décide de toutes les autres questions.
Quel est l'intérêt avant tout
Dans ses textes, Schmitt n'évite pas la question de savoir quelles compétences l'État fort qu'il proclame doit réellement avoir. Comme d'autres écrivains conservateurs, il critique un État qui s'immisce dans toutes les sphères de la vie, de l'économie à la culture, qu'il considère comme un "État total quantitatif". L'Allemagne de Weimar devait être à son image. L'idéal de Schmitt, en revanche, était un "État total qualitatif" limité à la sphère purement politique du gouvernement et laissant tous les autres domaines, y compris l'économie, à l'autogestion sociale ou au marché - une idée proche de nombreux libéraux. Un tel État se concentre sur la véritable nature de la sphère politique, que Schmitt voit, dans son célèbre ouvrage "Le concept du politique" (2007), comme un conflit intense et existentiel qui ne peut exister qu'au niveau supranational, mais pas au sein de l'État, qui repose sur l'unité nationale. En d'autres termes, la politique étrangère et la garantie de la sécurité intérieure de l'État font partie de la sphère des compétences inhérentes à l'État. L'élément "total" doit se manifester dans le fait que l'État agit ici de manière autoritaire, en excluant l'influence des groupes sociaux, en premier lieu les partis politiques, qui tendent à s'emparer de l'État pour promouvoir des objectifs dans la sphère de la société, mais avec lesquels l'État ne devrait à juste titre rien avoir à faire.
La conception de Schmitt du totalitarisme n'a pas grand-chose en commun avec les conceptions du totalitarisme célèbres plus tard, bien que leurs auteurs, comme Hannah Arendt et Carl Joachim Friedrich, aient fait de nombreuses références à Schmitt. Schmitt ne se concentre pas sur des caractéristiques externes telles que l'idéologie ou la terreur, mais sur la structure même du système social et sur l'interrelation entre l'État et la société. Selon Schmitt, l'État démocratique est aussi quantitativement total, c'est-à-dire omniprésent, dans la mesure où il ne laisse aucune place à la liberté humaine et régit tout d'en haut. Cette idée a été développée après la guerre, notamment par le sociologue Helmut Schelsky et le philosophe Arnold Gehlen.
Un expert en plein essor
Dans la phase finale de la période de Weimar, Schmitt a rejoint un groupe d'intellectuels appelant au remplacement de la forme d'État existante par un régime autoritaire qui mettrait fin aux efforts des radicaux des deux côtés du spectre politique pour s'emparer des institutions de l'État et contrôler le parlement. Dans son essai Légitimité et légalité, il remet en cause la théorie juridique positiviste selon laquelle tout ce qui est conforme aux lois écrites est légitime et, à l'inverse, tout ce que les lois ne permettent pas est en même temps illégitime. Ce sont les nazis qui ont utilisé ce raisonnement positiviste pour défendre leur "révolution légale", dans laquelle une force totalitaire s'est emparée de l'État par des moyens légaux autorisés par la constitution. Ici aussi, l'argumentation de Schmitt est paradoxalement à l'origine du principe d'après-guerre de la démocratie dite défendable, qui est capable de se défendre contre les abus, ne permet pas de modifier les fondements de l'ordre constitutionnel même en recourant aux mécanismes démocratiques, et est capable d'éliminer les groupes politiques qui cherchent à le faire. Un tel principe est désormais inscrit dans la constitution allemande. Ses racines remontent à Schmitt, bien que lui-même n'ait certainement pas eu l'intention de protéger ainsi la démocratie parlementaire, mais un État autoritaire démocratique plébiscitaire contre une société hétérogène.
À la fin de l'ère Weimar, Schmitt est l'un des juristes les plus connus d'Allemagne. Le cabinet de Franz von Papen l'a même engagé comme conseiller juridique dans un procès contre l'État de Prusse, dont le gouvernement socialiste a été démis par le gouvernement du Reich en raison de la menace de déstabilisation du pouvoir. Il a défendu, bien sûr - dans l'esprit de ses convictions - le droit de l'État à intervenir dans une situation d'urgence. Avec la même véhémence, il préconise le renforcement des pouvoirs du Président à cette époque et rejette l'idée que le Président soit lié par un vote parlementaire de défiance envers un gouvernement qui n'en installe pas automatiquement un nouveau, provoquant ainsi une crise politique. Ce raisonnement est à l'origine du concept allemand actuel de vote de défiance constructif, selon lequel lorsqu'un chancelier est renversé, un nouveau chancelier doit être approuvé en même temps.
L'ivresse du nazisme
Schmitt a rejoint les nazis immédiatement après la prise de pouvoir d'Hitler en 1933. Il attendait du nouveau régime ce qu'il n'avait pas réussi à obtenir sous les chanceliers conservateurs Papen et Schleicher, à savoir l'établissement d'un État autoritaire, qualitativement totalitaire, concentré sur ses compétences et séparé de la société. Selon Schmitt, l'État nazi devait empêcher un véritable totalitarisme consistant soit dans la "socialisation de l'État" par la domination des partis et des groupes, soit dans la "nationalisation de la société" dans sa domination par l'État.
En 1933, Schmitt est nommé professeur à l'université de Berlin à l'instigation de Hermann Göring. Dans le même temps, il devient président de l'association des avocats nationaux-socialistes et occupe un certain nombre d'autres fonctions. Dans la hiérarchie des juristes nazis, il se hisse aux plus hauts rangs, et ses éditoriaux paraissent aux côtés de ceux des ministres du Reich dans des revues prestigieuses. Schmitt a rapidement commencé à adapter ses vues à l'idéologie dominante. Dans son essai sulfureux Le Führer protège la loi, il va même jusqu'à défendre juridiquement la Nuit des longs couteaux (au cours de laquelle Hitler a fait assassiner l'opposition interne du parti autour d'Ernst Röhm et de Gregor Strasser) comme un acte de "justice administrative". Il a ainsi remis en cause le principe de la séparation des pouvoirs judiciaire et politique. Avec la même véhémence, il a prôné la "purification" de la science juridique de l'influence juive. Ce faisant, il a également perdu de nombreux anciens amis. Ernst Forsthoff, l'un de ses plus proches élèves, a rompu avec lui après que Schmitt l'ait invité à une conférence sur l'influence juive sur la recherche juridique, ce que Forsthoff a refusé.
Cependant, même son opportunisme proclamé haut et fort n'a pas protégé Schmitt des attaques des partisans purs et durs du nouveau régime. En effet, même pendant la dictature, il a défendu sa position fondamentale consistant à séparer la gestion de l'État de la sphère de la société. Dans son livre Staat, Bewegung und Volk il défend l'idée que le mouvement nazi, en tant que force sociale et seul parti politique, doit se concentrer dans la sphère de la culture et de la société, tandis que la véritable politique doit être réservée à l'État, séparé de ce mouvement. Un tel concept allait clairement à l'encontre de l'objectif nazi de mettre les institutions étatiques sur la touche et de remplacer leur rôle par les organes du parti. Le disciple de Schmitt mentionné plus haut, Ernst Forsthoff, est allé encore plus loin en affirmant que l'ensemble du système de politique sociale avec lequel le système nazi travaillait devait être politiquement neutralisé - et retiré des mains du NSDAP. Cette idée était complémentaire de l'étatisme fort de Schmitt. S'il avait précédemment critiqué la domination de l'État par une ou plusieurs forces sociales comme une forme malsaine de totalitarisme, il ne pouvait manquer de voir que le système émergent était l'exemple le plus dur d'un tel processus.
Le contraste entre l'étatisme et le mépris des nazis pour l'État était évident pour les autres théoriciens nazis, qui ont rapidement commencé à critiquer Schmitt comme un libéral hégélien qui niait la supériorité de la nation et des idées nazies sur l'État. À partir de 1936, il est confronté aux attaques du magazine officiel SS Das Schwarze Korps", qui le considère comme un opportuniste et l'accuse même de collaborer avec les Juifs. À la suite de cette affaire, il a progressivement perdu tous ses postes. Jusqu'à la fin de la guerre, il reste cependant professeur à Berlin.
Des années de réclusion et un retour au premier plan
Après la Seconde Guerre mondiale, Schmitt a été arrêté mais non inculpé. Le procureur général du tribunal de Nuremberg, Robert Kempner, s'en est défendu plus tard en disant qu'il n'y avait pas d'acte spécifique pour lequel le condamner: "Il n'avait pas commis de crime contre l'humanité, il n'avait pas tué de prisonniers de guerre, il n'avait pas préparé une guerre offensive". En tant que scientifique, il ne pouvait tout simplement pas être reconnu coupable d'un crime. Pourtant, il a été exclu de la fonction publique sans pension. Il n'a plus postulé pour regagner l'opportunité d'enseigner, sachant qu'avec son passé, il n'aurait aucune chance. Il s'est retiré dans la solitude, une sorte d'exil intérieur, et a vécu le reste de sa vie dans sa ville natale de Plettenberg. Il y a écrit un certain nombre d'autres textes importants, en se concentrant notamment sur les questions de politique et de droit internationaux, qu'il avait commencé à aborder à la fin des années 1930. Il n'est pas revenu pour réfléchir à sa période nazie. Bien qu'il ait admis avoir honte de certains de ses écrits avec le recul, il ne s'est jamais distancié de son travail à l'époque. Son objectif était de se postuler rétrospectivement dans le rôle d'un érudit impartial qui se trouvait par hasard au mauvais endroit au mauvais moment.
Bien qu'il n'ait pas été en mesure d'enseigner, il a conservé une influence extraordinaire sur le développement des sciences sociales et juridiques. Des philosophes, écrivains, juristes et politologues de toute l'Europe lui ont rendu visite à Plettenberg. Son cercle de fidèles était vraiment bizarre autant que varié: l'écrivain Ernst Jünger, le philosophe du droit et socialiste Ernst-Wolfgang Böckenförde, qui est d'ailleurs devenu plus tard juge à la Cour constitutionnelle, le philosophe Alexander Kojéve et l'historien de gauche Reinhart Koselleck, le politologue de la droite radicale Armin Mohler, le sociologue Hanno Kestings, Ernst Forsthoff (que nous venons de mentionner), qui s'est rapproché de Schmitt après la guerre, et de nombreux autres intellectuels européens de premier plan issus de divers camps politiques.
Schmitt était estimé comme un expert de premier plan en droit constitutionnel par Hannah Arendt, par exemple, et nombre de ses idées ont même été reprises par le célèbre religieux juif Jacob Taubes lorsqu'il a rédigé des textes programmatiques pour l'aile d'extrême-gauche des leaders étudiants allemands en 1968. Un certain groupe de gauchistes italiens d'après-guerre, admirateurs de Schmitt, ont même été appelés "schmittiens marxistes" par leurs adversaires. Après la publication de La théorie du partisan (1963), son apologie de la résistance de principe à toute domination étrangère, comprise toutefois dans un sens social, lui a valu des adhérents de la gauche maoïste comme de la nouvelle droite.
La question de la réception de la théorie politique de Schmitt dans le milieu conservateur américain est très débattue. Son cas le plus célèbre est le philosophe politique Leo Strauss, l'une des figures centrales de la pensée néo-conservatrice. Dans l'un de ses livres, il a accepté le célèbre concept de Schmitt selon lequel la "politique" est le conflit le plus intensément ressenti le long du fossé entre amis et ennemis. Il accepte son concept, mais rejette en même temps l'antilibéralisme schmittien. Selon Strauss, le réalisme politique de Schmitt devait être combiné avec la pensée du droit naturel, qui était cependant étrangère au penseur allemand. En combinant ces deux éléments, Strauss a réussi à obtenir une base idéologique qui constitue encore aujourd'hui le substrat théorique des théories politiques néo-conservatrices. En effet, même le célèbre "Choc des civilisations" de Samuel Huntington ne nie pas l'influence de la théorie des "grands espaces" de Schmitt.
Et le célèbre enfant de Plettenberg ?
Schmitt lui-même, dans la solitude de Plettenberg jusqu'à sa mort en 1985, a regardé avec satisfaction son influence se répandre dans le monde entier, et a reçu de nombreuses visites de ses adeptes et de ses anciens et nouveaux disciples sans être gêné par leurs différentes orientations politiques. Lorsqu'un ami lui demande, dans une lettre, si, parmi ses élèves, figure le comte Christian von Krockow, le célèbre écrivain et historien allemand, Schmitt répond avec humour, en faisant référence au nom de Krockow : "J'ai parmi mes élèves tout le monde, des communistes et des fascistes, mais pas encore de crocodiles". Bien qu'il soit lui-même resté jusqu'à la fin de sa vie un étatiste conservateur, désireux d'empêcher l'État d'être submergé par les forces sociales, il a souvent toléré chez ses élèves des conclusions exactement opposées à celles auxquelles il était lui-même parvenu.
Il n'a jamais repris l'enseignement, mais il a néanmoins effectué des tournées de conférences à l'étranger pendant longtemps. En tant que philosophe et homme d'État catholique, il a été accueilli avec enthousiasme, notamment dans l'Espagne de Franco, qu'il considérait comme son refuge intellectuel, et où ses livres étaient présentés simultanément avec l'édition allemande. Mais il est ensuite retourné dans sa campagne de Westphalie. Dans les dernières années avant sa mort, il souffrait d'anxiété et était affecté par des délires de persécution, et était en outre hanté par de nombreuses visions, et, selon des témoins, il essayait encore de modifier certaines de ses théories en fonction de celles-ci.
Il est enterré dans le cimetière de Plettenberg. La ville où il a vécu plus de la moitié de sa vie ne veut toujours pas savoir grand-chose de lui, bien qu'il ait été son plus célèbre habitant. Une observation similaire s'applique à la position de Schmitt dans la recherche juridique et politique aujourd'hui : tout le monde le lit, mais si vous voulez vous référer à lui, c'est déjà risqué. La pensée de Schmitt est considérée comme précise, presque brillante, mais en même temps, comme le note Jan-Werner Müller dans le titre du livre qu'il lui a consacré, également très "dangereuse". Pourtant, la question demeure de savoir si ses textes étaient dangereux ou si c'était plutôt ses positions politiques spécifiques qui l'étaient, tout en étant souvent plutôt en contradiction avec le sens de ses livres. Le fait que Schmitt n'ait jamais été loin de telles contradictions a été démontré très tôt dans sa vie personnelle lorsque, en tant qu'auteur catholique ayant laborieusement obtenu une "permission" ecclésiastique pour ses textes, ce qui constituait à l'époque un ajout esthétique plutôt superflu au titre, il a divorcé puis a été excommunié.
Que Schmitt ait été un homme dangereux ou que ses textes soient dangereux, peut importe, car il ne perdra pas facilement sa popularité. Ces dernières années, en effet, il a fait un retour en force, comme en témoigne l'exclamation du célèbre philosophe Jacques Derrida, en 2000, selon laquelle il est nécessaire de "relire Schmitt".
Tiré du site web tchèque de l'Institut civique.
18:07 Publié dans Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl schmitt, théorie politique, état, politologie, sciences politiques, philosophie politique, révolution conservatrice, allemagne | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 09 novembre 2021
Carl Schmitt - Avocat de la Couronne au 20ème siècle
Carl Schmitt - Avocat de la Couronne au 20ème siècle
par Franz Chocholatý Gröger
Ex: https://deliandiver.org/2010/06/carl-schmitt-korunni-pravnik-20-stoleti.html
Le concept de révolution conservatrice apparaît pour la première fois en 1921 dans l'essai L'Anthologie russe de Thomas Mann, un représentant du conservatisme de la République de Weimar, et a été exploré pour la première fois par Armin Mohler dans son ouvrage de 1950 Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Il faut souligner que la Révolution conservatrice n'est pas un mouvement explicitement politique, mais plutôt un mouvement idéologique d'intellectuels conservateurs.
Mohler a divisé le spectre conservateur en cinq groupes de base, auxquels il a attribué des auteurs ou des groupes d'auteurs. Ces groupements sont : le groupe nationaliste (die Völkischen), les jeunes conservateurs (les cerlces de Berlin avec A. Moeller van den Bruck), le groupement hambourgeois des amis de Wilhelm Stapel, le groupement munichois des amis d'Edgar J. Jung, dont j'ai déjà parlé dans les colonnes de Delian Diver), le magazine Die Tat et son rédacteur Hans Zehrer, les révolutionnaires nationaux (le soi-disant nationalisme soldatique représenté par Ernst Jünger et les représentants de tous les groupes paramilitaires) et les groupes moins importants, à savoir la mouvance dite "Bündnisch" (avec Hans Blüher) et le Landvolkbewegung. Un groupe spécifique est constitué de ce que l'on appelle les personnalités, qui, du point de vue de Mohler, brisent les catégories (Oswald Spengler, Thomas Mann, Carl Schmitt, et en partie Hans Blüher et Ernst Jünger) (1).
Laissons de côté les deux groupes, celui de la mouvance Bündisch et la Landvolkbewegung, et les nationaux-socialistes, et prêtons attention à ceux qui sont les porteurs des processus de pensée dominants, soit en tant qu'individu, comme Ernst Jünger, soit dans le duo formé par Othmar Spann et Edgar J. Jung.
Carl Schmitt, l'un des penseurs juridiques et politiques les plus influents du 20ème siècle, est une personne qui traverse ce spectre. Qui était Carl Schmitt ? D'abord critique du positivisme étatique (1910-1916), il devient décisionniste et théoricien de l'État souverain moderne (1919-1932), national-socialiste et professeur de "Pensée d'ordre concret" (Konkrete Ordnungsdenken) (1933-1936) et, convaincu de la fin de l'État souverain, il ébauche une "théorie de l'espace des grandes puissances" (1937-1950) ainsi que la politique du monde techno-industriel (1950-1978). Un poste ou plusieurs postes ? Dans tous les cas, un miroir de ce siècle. Et lorsque ce siècle y voit aussi ce qu'il n'aime pas voir, ce n'est pas seulement la faute du théoricien (2).
Dans ses écrits, Schmitt a exposé une théorie du décisionnisme juridique, a théorisé la primauté des décisions politiques dans l'intérêt de l'État sur l'ordre constitutionnel. L'hostilité à la démocratie libérale a fait entrer Schmitt, d'orientation catholique, dans les milieux de la République de Weimar; il était lui-même généralement hostile à l'establishment républicain, se situant dans les rangs et le cercle des théoriciens de la "révolution conservatrice."
Il est né le 11 juillet 1888 dans une famille de petits commerçants de la ville de Plettenberg, en Westphalie. Il est resté étroitement lié à sa ville natale, située dans l'enclave catholique autour de Münster, jusqu'à la fin de sa vie ; il y a même passé de nombreuses années après la Seconde Guerre mondiale. Il a étudié le droit et les sciences politiques à Berlin, Munich et Strasbourg, où il a obtenu son diplôme en 1910 avec sa thèse Über Schuld und Schuldarten (Sur la culpabilité et les types de culpabilité, sous la direction de Fritz von Calker) dans le domaine du droit pénal, où il a également soutenu sa thèse en 1915 et a été habilité un an plus tard (3). La même année, en tant que volontaire de guerre, il est transféré à la représentation du commandement général à Munich, et en 1919 au commandement de la ville. C'est également à Munich qu'il occupe son premier poste de professeur à la Handelshochschule München, et c'est cette année-là, ou peu avant, qu'il fait la connaissance des poètes Franz Blei, Konrad Weiß, Theodor Däubler. Schmitt, comme le poète Däubler, a compris la modernité comme une époque de perte de la transcendance, comme la lutte de l'esprit contre l'avancée du monde du matérialisme et du capital, de la technologie et de l'économie.
En 1921, il devient professeur à l'université de Greifswald et écrit Die Diktatur. Von den Anfängen des modernen Souveränitätsgedankens bis zum proletarischen Klassenkampf (4). Il y discute des fondements de la République de Weimar nouvellement établie et souligne la fonction du président du Reich. Décider sans discuter, c'est incarner la dictature. Une dictature peut mieux exercer la volonté du peuple qu'une législature car, juge Schmitt, elle peut prendre des décisions sans être contrainte, alors que les parlements doivent débattre et faire des compromis sur leurs actions: "Si l'État est démocratique, alors tout rejet des principes démocratiques, tout exercice du pouvoir de l'État indépendamment du consentement de la majorité, peut être qualifié de dictatorial". Selon Schmitt, tous les gouvernements qui veulent prendre des mesures décisives doivent recourir à un comportement dictatorial. Cet "état d'exception" dispense l'exécutif d'appliquer toute contrainte légale sur son pouvoir qu'il appliquerait dans des circonstances normales. Il distingue deux types de dictatures : la dictature du "commissariat", que l'on trouve chez les Romains, chez Bodin, dans les commissariats des princes absolutistes, ou dans les commissariats populaires de la Révolution française, où elle était commandée par le pouvoir constitutionnel; son but était de préserver la constitution par la suspension temporaire de ses articles. Contre cela, la "dictature souveraine", commandée par le pouvoir constituant, avait pour but, comme la "dictature du prolétariat" ou la dictature de l'Assemblée nationale révolutionnaire de France, de créer une nouvelle constitution à la place de l'ancienne; puisque la dictature "souveraine" dépend formellement de la volonté du commanditaire, elle ne peut être limitée dans son contenu - le phénomène de l'indépendance dépendante (5). En examinant la constitution de Weimar, Schmitt pourrait qualifier son assemblée constituante de "souveraine" et désigner la dictature du président du Reich, en vertu de l'article 48 de la constitution du Reich, comme la dictature de l'"intendance" (6).
Il serait problématique de savoir ce que ces différents termes sont censés signifier dans le cas d'un consensus constitutionnel qui s'effrite. L'année suivante, il s'installe à l'université de Bonn et publie son livre Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität (Théologie politique) avec la célèbre première phrase du livre, "Seul celui qui décide de l'état d'urgence est souverain". La souveraineté est ici associée à l'extrême urgence, et le souverain, selon elle, est celui qui décide dans un cas extrême pour la sécurité et le bien-être public. La compétence souveraine devient ainsi sans ambiguïté indivisible et illimitée, le souverain est un ou personne, et la souveraineté est un monopole de la décision, et celui qui décide souverainement le fait sur la base d'une pure déférence, non révisable par la loi et la norme, puisqu'il décide dans le "néant" normatif (7). Dans ses analyses du "monopole de la décision", il invoque Jean Bodin, le père du concept moderne de souveraineté, comme exemple classique de cette prise de décision "décisionniste" du souverain, où la décision est prise à partir d'un rien normatif, non pas dérivé d'une vérité supérieure, mais de l'autorité du souverain lui-même.
Auctoritas, non veritas facit legem - les lois ne s'appliquent pas sur la base d'un rapport à la vérité, mais sur la base de la reconnaissance - c'est le principe du désaccordisme, ici justifié théologiquement en fin de compte. L'association du décionnisme et de l'état d'exception était cohérente. L'État devient alors, en quelque sorte, le créateur du droit. La "théologie politique" avait sa propre signification chez Schmitt, et une signification qui était interprétée de plusieurs manières. Elle devait être (a) une histoire des concepts, (b) une critique des religions terrestres sécularistes et (c) une théologie de la polis. "Tous les concepts prégnants de la politique moderne sont des concepts théologiques sécularisés" (8). Schmitt voyait encore la théologie et la métaphysique derrière la politique et luttait non seulement contre l'anarchisme et le socialisme athée mais aussi, et avec plus de vigueur, contre le libéralisme en tant qu'adversaire tout aussi politique et métaphysique.
En 1923, il a publié Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (L'état spirituel-historique du parlementarisme aujourd'hui), dans lequel il critiquait les pratiques institutionnelles de la politique libérale et soutenait qu'elles étaient justifiées par la croyance en la discussion rationnelle et en l'ouverture. Cependant, ils sont en contradiction avec la politique de parti parlementaire réelle, puisque cette dernière est généralement le résultat d'accords conclus par les chefs de parti lors de réunions à huis clos. Le parlementarisme de l'État civil avait son principe spirituel, son "idée" en public et dans la "discussion" publique (9). Tous deux ont été privés de leur sens dans la démocratie de masse moderne ; au lieu de la libre concurrence des opinions, c'est la propagande qui a pris la place, orientée vers la conquête et le maintien du pouvoir. Le débat politique public est remplacé par la politique secrète des négociations à huis clos. La réalité du parlementarisme ne correspond plus à son "idée". Dans l'histoire, la démocratie n'a pas toujours été associée au seul parlementarisme. Cette alliance a été forgée par une lutte commune contre le monarchisme, dont l'objectif était la social-démocratie. Le césarisme du 19ème siècle a démontré la combinaison de la démocratie plébiscitaire et de la dictature connue depuis l'époque de l'union de la plèbe et de César. "La démocratie est l'identité des gouvernés et des gouvernants" ainsi que "l'homogénéité" et l'union de la démocratie plébiscitaire produite par le consentement tacite des gouvernés ou "acclamation". Cette critique donnait l'impression que le parlementarisme avait été dépassé et n'avait plus qu'un rôle décoratif, "comme si quelqu'un avait peint le radiateur du chauffage central avec des flammes rouges" (10). La Verfassungslehre de 1928 était plus modérée sur cette question.
Schmitt a consacré vingt ansde sa vie à une théorie de la souveraineté étatique, position qu'il renverse avec Der Begriff des Politischen (Le concept du politique) de 1927 (11). " Le concept de l'État présuppose le concept du politique. "Cette première phrase de l'écrit contredit l'identification traditionnelle de la politique et de l'État. L'État a renversé son monopole sur la politique. Le politique se retrouve dans tous les domaines d'action, que ce soit l'économie, la culture, la religion ou la science. Le critère est "la distinction entre ami et ennemi" (12). L'amitié et l'inimitié doivent être considérées comme des concepts politiques ; l'ennemi était un ennemi "public" et non un adversaire personnel. Hostis (polemicus) pas inimicus (echthros). L'ennemi politique ne doit pas être aimé, mais il ne doit pas non plus être haï. On ne peut pas échapper à la politique. C'est un plurivers, pas un univers. Un État mondial établissant la paix pour toujours et éliminant la politique est une contradiction dans les termes. Cependant, même un État mondial n'éliminerait pas la possibilité de guerre civile, et si la guerre civile pouvait être éliminée une fois pour toutes, l'"État mondial" ne serait pas un État, mais une "société de consommation et de production" (13). "Toutes les vraies théories politiques" présupposent "l'homme comme étant mauvais", "mauvais" signifiant théologiquement "pécheur", politiquement "dangereux". La notion de politique a tacitement contourné l'ami. Mais Schmitt parle ailleurs de la cohérence des unités politiques, de l'identité et de l'homogénéité. Le "noyau du politique" n'était pas du tout "l'inimitié", mais la distinction entre ami et ennemi, et présuppose les deux: l'ami et l'"ennemi". Dans le domaine de la politique, les gens ne se situent pas les uns par rapport aux autres dans l'abstrait en tant qu'êtres humains, mais en tant que personnes politiquement intéressées et politiquement déterminées, en tant que gouvernants et gouvernés, alliés ou adversaires politiques, dans chaque cas dans des catégories politiques. Dans la sphère du politique, on ne peut s'abstraire du politique, ne laissant que l'égalité humaine générale ; de même que dans la sphère de l'économique, les gens sont compris comme des producteurs, des consommateurs, donc seulement dans des catégories économiques spécifiques.
En 1926, Schmitt se marie en secondes noces avec la Serbe Duška Todorović; auparavant, il avait été marié à la Serbe Pavla Dorotić de 1916 à 1924. Pour cette raison, il serait excommunié de l'Église catholique. Le juriste et philosophe, qui a été toute sa vie un admirateur enthousiaste du catholicisme en tant que "forme politique" et un précurseur de l'idée de représentation politique, qui a cherché des liens entre la théorie politique et la théologie et qui était considéré comme un auteur typiquement catholique, est donc resté excommunié de la réception des sacrements jusqu'à la mort de sa première femme en 1950. De 1928 à 1933, il travaille à la Handelshochschule de Berlin. En 1930, il rencontre Ernst Jünger et leur amitié dure jusqu'à la mort de Schmitt.
Proche du catholicisme politique et du parti du centre (Zentrumpartei), Schmitt a été conseiller des chanceliers Franz von Papen et Kurt von Schleicher en 1932/1933 et ne s'implique dans leur politique qu'après l'élaboration de plans d'urgence conspiratoires préparés par des officiers de la Reichswehr en septembre et décembre 1932 et en janvier 1933. Le 20 juin 1932, le chancelier Franz von Papen organise un coup d'État dans l'État libre de Prusse, qui a toujours été la république allemande modèle des gouvernements stables du social-démocrate Otto Braun depuis 1920 (dernier 4 avril 1925-20 juillet 1932), et s'est lui-même nommé par le président du Reich commissaire du Reich pour la Prusse en vertu de l'article 48 de la Constitution. Le gouvernement prussien a intenté un recours contre cette décision devant la Cour de justice du Reich. Le 20 juillet 1932, la "mission de la nouvelle Prusse pour assurer et approfondir la démocratie en Allemagne" prend fin, comme le déclare Otto Braun dans sa dernière interview avec von Schleicher. La Prusse cesse de facto d'exister (14).
Le dernier écrit important de la période de Weimar est Legalität und Legitimität (Légitimité et légalité) de 1932. L'ouvrage est, d'une part, une attaque contre la légalité même de la constitution et, d'autre part, un appel à prévenir l'abus éventuel de la légalité à des fins contraires à la constitution. Il discute ouvertement de l'interdiction éventuelle du KPD et du NSDAP et plaide en faveur de cette interdiction. Son analyse mettait en garde, à juste titre en principe, contre le risque d'autodestruction d'une constitution censée être neutre même envers elle-même. Il met en garde la République de Weimar contre la possibilité d'une "révolution légale", c'est-à-dire la possibilité que des partis hostiles au système constitutionnel accèdent au pouvoir par des moyens légaux, excluent les opposants politiques et claquent la "porte de la légalité" derrière eux (15). Il a exhorté le président du Reich Paul von Hindenburg à abolir le NSDAP et à emprisonner ses dirigeants, et il s'est élevé contre ceux qui, au sein du Parti catholique du Centre, pensaient que les nazis pouvaient être contenus s'ils devaient former un gouvernement de coalition.
Participation à la commission Vierer pour la rédaction de la loi du gouverneur du Reich (Reichsstatthalter-Gesetz du 7 avril 1933). Puis, le 1er mai 1933, il adhère au NSDAP (numéro de membre 2.098.860). Dans la période 1933-1936, ses articles paraissent, comme Der Führer schützt das Recht (Le Führer protège le droit, 1934), qui peut être lu comme une tentative de justifier le meurtre d'E. Röhm, ou Die deutsche Rechtswissenschaft im Kampf gegen den jüdischen Geist (La science juridique allemande dans la lutte contre l'esprit juif, 1936), un titre qui parle de lui-même, ont atteint une triste notoriété.
À cette époque, il abandonne la notion de décisionisme, qui fait place à "une pensée concrète de l'ordre et de la formation". A la place de l'antithétique décisionniste, la pensée du trinitarisme est entrée. L'ordre politique était (statiquement) "l'État", (dynamiquement) "le mouvement", (non politiquement) "la nation", et Schmitt, qui jusqu'en 1932 avait été un étatiste, attribuait maintenant le rôle principal au "mouvement". La pensée juridique, qui jusqu'alors était confrontée à l'alternative du "normativisme" ou du "décisionnisme", s'est divisée de manière triadique : "normativisme", "décisionnisme", "pensée concrète de l'ordre et de la formation". "Formation" n'était rien d'autre que ce qui avait été précédemment défini. Le politique est devenu, en référence à la doctrine des institutions d'Hauriou, l'institutionnel (16). La décision jusqu'alors sans restriction s'est révélée être un "épanchement d'un ordre déjà présupposé", et le décisionisme jusqu'alors autosatisfait s'est trouvé en danger de "... par la ponctuation du moment, l'être immobile qui est contenu dans tout grand mouvement politique..." (17).
En 1936, Schmitt est dénoncé dans la revue SS Das Schwarze Korps et dans les Mitteilungen du bureau de Rosenberg : comme catholique, comme ami des Juifs, comme opposant au NSDAP en matière de légitimité et de légalité. Il perd la plupart de ses fonctions politiques universitaires nationales-socialistes, mais reste professeur et conseiller d'État prussien jusqu'en 1945. Ce qu'il a écrit pendant les années du Troisième Reich était ambivalent, oscillant entre l'accommodation et la subversion (18).
Après 1936, Schmitt s'est présenté comme l'"ami" et le "frère" du grand Thomas Hobbes, et tout comme Hobbes était le géniteur de l'État souverain, Schmitt voulait être le diagnosticien de sa fin. Der Leviathan in der Staatslehre der Thomas Hobbes (1938) de Schmitt a démontré l'"échec" de ce grand symbole. Avec le "Léviathan", que Schmitt interprète de quatre manières : comme un dieu mortel, comme un grand homme, comme une non-créature et comme une machine, Hobbes a tenté d'utiliser la "totalité mythique" du symbole pour restaurer l'unité politico-théologique de l'État qui avait été détruite par la guerre civile religieuse. En faisant de la foi une affaire privée, en séparant la croyance intérieure (fides) et le credo extérieur (confessio), Hobbes a greffé le "germe de la mort" qui a "détruit le puissant Léviathan de l'intérieur et vaincu le dieu mortel" (19).
À partir de 1939, Schmitt abandonne la catégorie juridique internationale de l'État-nation souverain et la remplace par une doctrine de l'"empire" et de l'"espace des grandes puissances", qui est ambiguë et proche de la politique de l'époque. L'"espace des grandes puissances" est une catégorie de "légitimité historique" qui reflète la fin de la vieille Europe et l'émergence d'un nouvel ordre mondial. Dans Land und Meer (Terre et mer, 1942), Schmitt a étendu la théorie du conflit des puissances mondiales à une théorie de l'ordre moderne des grandes puissances en général. Selon lui, cet ordre des grandes puissances était fondé sur la distinction entre les puissances terrestres et les puissances maritimes et trouvait sa forme concrète dans l'équilibre entre les puissances continentales et la puissance maritime qu'était l'Angleterre. Cet arrangement avait perdu son équilibre ; l'arrangement à venir était incertain, car la technologie et l'industrie ont révolutionné les idées de l'espace, et l'espace organisé selon la distinction entre la terre et la mer est devenu "un champ de force de l'énergie humaine, de l'activité et de la performance humaine".
En 1945, il est arrêté, interrogé et interné à Nuremberg. Il s'est retiré dans la solitude, une sorte d'exil intérieur, et a vécu le reste de sa vie dans sa ville natale de Plettenberg. Il y a écrit un certain nombre d'autres textes importants, dans lesquels il s'est principalement concentré sur les questions de politique et de droit internationaux. La conclusion systématique de la théorie de l'espace des grandes puissances est Der Nomos der Erde (Le Nomos de la Terre), publié en 1950. Schmitt y choisit le terme nomos dans son sens archaïque comme concept de base pour la définition de l'espace, pour le lien entre le droit et l'espace, et pour l'organisation et la localisation de tout le droit. Selon cette théorie, l'histoire de l'ordonnancement existant du monde était l'histoire de l'ordonnancement des espaces ; le droit et la politique pouvaient être déterminés par les pratiques de "prendre", "partager" et "jouir". À l'époque pré-moderne, ces pratiques ont conduit à une organisation pré-globale de l'espace, à l'époque moderne à une organisation globale. L'ordonnancement global de l'espace était initialement eurocentrique en tant que première grande ligne de démarcation entre l'Ancien et le Nouveau Monde (raya, ligne d'amitié). Ces lignes ont été abandonnées au 20ème siècle avec la création des hémisphères, opposant l'Est et l'Ouest. Comme pour la Terre et la Mer, le Nomos de la Terre laissait dans le flou la disposition future de l'espace. Pour Schmitt, qui dès 1929 avait placé la technique comme centre de gravité du 20ème siècle, au terme d'une série de "neutralisations" antérieures de la modernité, s'affirme de plus en plus l'idée que "la technification et l'industrialisation... sont désormais devenues le destin de notre pays". Avec la technologie et l'industrie sont apparus des pouvoirs qui transcendent l'organisation spatiale elle-même et se délocalisent radicalement, des pouvoirs dont la démarcation politique de l'espace n'était pas encore visible"(20).
Il a essayé de montrer ce que signifiait la fin de l'ancien État à l'époque de la technologie en 1963 dans Die Theorie des Partisanen (La théorie du partisan). Pour Schmitt, le partisan est une figure symbolique du 20ème siècle, tout comme Lénine et Mao, Giap ou Che Guevara étaient des symboles ayant un pouvoir de construction du monde. Avec en toile de fond les questions d'espace politique, de relations internationales et les questions de naturel et de contre-nature, Schmitt décrit le développement du mouvement de guérilla depuis ses origines dans la guérilla espagnole contre Napoléon jusqu'à l'époque moderne, analyse les pensées de Clausewitz sur la guérilla et examine l'influence que Lénine, Mao, Staline, Che Guevara et Castro ont eu sur le développement du mouvement de guérilla, soulignant que l'une des caractéristiques fondamentales du guérillero est son engagement politique. Le point de départ ici est la phrase "la guerre, en tant que moyen politique le plus extrême, démontre la possibilité que cette distinction entre ami et ennemi constitue la base de toute idée politique et n'a donc de sens que dans la mesure où cette distinction existe réellement dans l'humanité, ou est au moins réalistement possible". Qu'est-ce qui a prouvé la fin de la guerre-combat et la fin du justus hostis plus que le guerrier qui est devenu un combattant politique luttant contre l'oppression coloniale pour la libération nationale ou la révolution mondiale prolétarienne? Schmitt lui attribue une "légitimité tellurique". Il avait sa légitimité en tant que personne qui se battait encore pour un morceau de terre, qui était "l'un des derniers gardiens du pays" (21). Le Partisan ressemble à bien des égards au partisan spirituel-politique de l'essai Waldgang de Jünger en 1957. "Ennemi" dans cet essai est devenu un concept interprétable d'au moins trois façons. Il fallait distinguer l'"ennemi absolu" de l'hostilité raciale et de classe de l'ennemi "relatif" ou "conventionnel" du partisan, contre lequel on doit légitimement se battre comme un envahisseur en terre étrangère.
La dernière œuvre majeure de Schmitt est Politische Theologie II. Die Legende von der Erledigung jeder Politischen Theologie (Le concept de la théologie politique II). La théologie politique est pour Schmitt la clé pour comprendre la période moderne. Pour lui, l'époque moderne est "légale" (juridique) mais n'est plus "justifiée" (légitime). Elle se caractérise par une métaphysique des auto-empowerments hybrides, pour lesquels il n'y a pas d'origine, mais seulement une émancipation, plus d'"ovum", plus de "novum".
Bien qu'il ne pouvait plus enseigner, il a conservé une influence extraordinaire sur le développement des sciences sociales et juridiques. Des philosophes, des écrivains, des juristes et des politologues de diverses régions d'Europe se sont déplacés pour lui rendre visite à Plettenberg. Le cercle de ses fidèles était vraiment bizarre : nous y trouvons son ami l'écrivain Ernst Jünger, le philosophe juridique et socialiste Ernst-Wolfgang Böckenförde, plus tard juge à la Cour constitutionnelle, le philosophe Alexander Kojéve, l'historien de gauche Reinhart Kosellek, le politologue de droite radicale Armin Mohler, le sociologue Hanno Kestings et une foule d'autres intellectuels européens de premier plan issus de différents camps politiques. Il a publié pendant 68 ans, de 1910 à 1978. Il est décédé le dimanche de Pâques 1985.
Pouvons-nous l'interpréter uniquement dans la perspective des trois années où il a fait l'apologie de l'injustice ? Ses théories n'étaient souvent pas meilleures que le siècle auquel elles appartenaient. Ne lisons-nous pas Hobbes, Machiavel ou Bodin indépendamment de ce en quoi consistait leur engagement politique réel ? L'histoire du fonctionnement de ses idées n'a pas encore été écrite, et leur interprétation est aussi contestée que son œuvre elle-même. Schmitt lui-même, dans la solitude de Plettenberg jusqu'à sa mort en 1985, a vu avec satisfaction son influence se répandre dans le monde entier, recevant de nombreuses visites de ses admirateurs et de ses disciples anciens et nouveaux, sans se soucier de leurs différentes orientations politiques.
Notes :
(1) Urválek Aleš a kol., Dějiny německého a rakouského konzervativního myšlení, Nakladatelství Olomouc. 2009, s.243-244
(2) Ottmann Hennig , Carl Scmitt, in: Ballestren Graf Karl, Ottmann Hennig, Politische Philosophie des 20. Jahrhunderts,. Oldenbourg Wissenschaftsverlag München 1990, s.62
(3) Schmitt, C., Über die Schuld und Schuldarten. Breslau 1910.
(4) Die Diktatur. Von dem Anfängen des modernen Souveränitätsgedankens bis zum proletarischen Klassenkampf, München /Leipzig 1921
(5) Die Diktatur. Von dem Anfängen des modernen Souveränitätsgedankens bis zum proletarischen Klassenkampf, Auflage 1978. S.144
(6) Die Diktatur. Von dem Anfängen des modernen Souveränitätsgedankens bis zum proletarischen Klassenkampf, Auflage 1978. S.240
(7) Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, ,2. Auflage 1934, S. 20, S.42
(8) Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, ,2. Auflage 1934, S.49
(9) Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Auflage, Berlin 1979 S.43
Pozice dnešního parlamentarismu s hlediska dějin ducha, in.: Urválek Aleš a kol., Dějiny německého a rakouského konzervativního myšlení, Nakladatelství Olomouc. 2009, česky překlad str.8-11,34- 38,62-63,81-84.88-90 vydání Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus z r.1996 (1923)
(10) Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Auflage, Berlin 1979 S. 35, S. 14, S:22. S.10
(11) Der Begriff des Politischen, v: Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 58 (1927), S. 1-33, Berlin 1928.
Česky: Pojem politična, OIKOYMENH, CDK Praha Brno 2007 ISBN 978-80-7298-127-42007
(12) Der Begriff des Politischen, München / Leipzig 1932,S.26
(13) Der Begriff des Politischen, München / Leipzig 1932,S.50
(14) Ballestren Graf Karl, Ottmann Hennig, Politische Philosophie des 20. Jahrhunderts,. Oldenbourg Wissenschaftsverlag München 1990 S. 72, S.86
Schoeps Hans-Joachim, Dějiny Pruska, Garamond 2004, ISBN:80-86379-59-0 S.245
Moravcová Dagmar, Výmarská republika,Karolinum Praha 2006 S.195
(15) Legalität und Legitimität, Berlin 1968. S.50 n
(16) Staat, Bewegung, VOlk. Die Dreigliederung der politischen Einheit, 2. Auflage 1934 S.12, S. 55 n
(17) Ober die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens, Hamburg 1934. S. 35 , S. 8
(18) Ballestren Graf Karl, Ottmann Hennig, Politische Philosophie des 20. Jahrhunderts,. Oldenbourg Wissenschaftsverlag München 1990, S.73-74
(19) Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, Ko1n 1982. S. 31, S. 86
(20) Ballestren Graf Karl, Ottmann Hennig, Politische Philosophie des 20. Jahrhunderts,. Oldenbourg Wissenschaftsverlag München 1990, S.76
(21) Theorie des Partisanen. Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen,; 2. Auflage 1975 s.74
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dimanche, 07 novembre 2021
L'Ile et le Continent
L'Ile et le Continent
Par Marco Ghisetti
Ex: https://www.eurasia-rivista.com/lisola-e-il-continente-2/
L'île et le continent à l'époque colombienne (XV-XIX)
Le géographe français Yves Lacoste définit la géopolitique comme "la situation dans laquelle deux ou plusieurs acteurs politiques se disputent un territoire" (1) et, par ailleurs, comme l'étude du conditionnement géographique de l'action de l'État. Le conditionnement du facteur géographique et du facteur interprétatif peut facilement être vérifié à l'aide d'un cas exemplaire. La France a été unifiée avant l'Allemagne parce que le réseau fluvial français s'est développé selon une forme radiale dont l'épicentre était Paris. Cela a permis à un centre de pouvoir basé à Paris d'étendre son pouvoir et d'absorber les autres entités politiques présentes dans l'espace français ; cette unification a eu lieu pendant l'ère moderne post-médiévale, car il y avait eu des développements technologiques qui rendaient possible l'unification politique de territoires plus vastes que la taille des entités politiques du Moyen Âge. En revanche, l'unification de l'Allemagne par la Prusse n'a pas eu lieu en même temps que l'unification française, car le réseau fluvial allemand s'est développé de manière parallèle, ce qui a entravé l'unification politique. La Prusse n'a pu organiser autour d'elle les différentes entités politiques allemandes qu'à la suite de nouveaux développements technologiques, notamment dans le secteur ferroviaire, qui lui ont permis de surmonter ses contraintes géographiques.
Lacoste a ensuite enrichi sa définition en y ajoutant une composante interprétativiste, selon laquelle une connaissance approfondie de son propre espace géographique et de la manière dont un acteur politique interprète son espace influence la manière dont cet acteur politique oriente son action dans le monde. Il est également possible ici de le montrer à travers un cas exemplaire. Vers le 15ème siècle, les Anglais et les Chinois disposaient de technologies assez similaires dans le domaine naval. Cependant, les Anglais, comme l'écrit Carl Schmitt, sont passés d'un "peuple d'éleveurs de moutons" à un "peuple d'écumeurs de mer et de corsaires, [de] fils de la mer" (2), tandis que les Chinois, comme le souligne Friedrich Hegel, sont restés un peuple qui considérait la mer comme le lieu où la terre se terminait, tout simplement (3). L'Angleterre devient une puissance maritime et fonde un empire transocéanique, tandis que la Chine reste une puissance continentale, sans révolutionner son image de l'espace, même si le niveau de développement technologique naval en Chine et en Angleterre était,à l'époque, très similaire.
La révolution spatiale anglaise du 15ème siècle est décrite par Schmitt comme une transformation qui a fait de l'Angleterre "une île", un territoire qui "est devenu le sujet et le centre du retournement élémentaire du continent vers la haute mer [...] héritier de toutes les énergies maritimes alors libérées [...] il est devenu une île dans un sens nouveau et jusqu'alors inconnu" (4), détachant "son regard du continent" et l'élevant même "jusqu'aux grandes mers du monde" (5), et générant un conflit entre la Mer (l'île anglaise, puissance maritime) et la Terre (les Etats européens, puissances continentales).
Antonio Zischka, contemporain de Schmitt, porte un jugement similaire en affirmant que "pendant l'époque romaine et le Moyen Âge, l'Angleterre n'avait aucune importance", mais qu'avec la guerre de Cent Ans (1337-1453), elle a "coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical" qui la reliait à l'Europe et, ce faisant, "sa nature insulaire s'est clairement affirmée" (6). Pendant la Seconde Guerre mondiale, Johann von Leers a écrit que "pendant tout le Moyen Âge, les îles britanniques ont eu peu d'importance pour l'histoire de l'Europe", alors qu'après la conquête normande (1090), les Anglais "appréciaient l'insularité anglaise, l'avantage d'être dans une terre sans voisins et inattaquable, comme une politique de puissance" (7).
L'Anglais et contemporain de ces auteurs, Halford Mackinder, définit cette transformation spatiale comme celle qui a ouvert une période historique différente de la période médiévale, la "période colombienne". Il s'agit d'une période historique au cours de laquelle les "découvertes colombiennes" ont fait de "l'Atlantique Nord [...] un bassin arrondi" et au cours de laquelle la "Grande-Bretagne", en raison de la "position centrale" dont elle a commencé à jouir dans ce bassin, combinée à sa "position insulaire [...] au large du grand continent [...] est progressivement devenue la terre centrale, plutôt que marginale, du monde" (8). Ayant atteint cette centralité dans le bassin atlantique, Mackinder souligne comment l'Angleterre a atteint la "dominance sur la mer", c'est-à-dire qu'elle a pu dominer, grâce à sa flotte, sa puissance économique et les différentes bases navales et transocéaniques qu'elle a installées tout au long de "la grande route océanique": l'Angleterre est devenue une puissance maritime qui, par rapport au grand continent dont elle s'est détachée en se donnant à la mer, maintient la " politique traditionnelle [de] faire des alliances avec des États plus petits en opposition à tout grand État qui menace de bouleverser l'équilibre des forces en Europe" (9).
Claudio Mutti, en reconstituant ce en quoi consistait la politique d'équilibre des forces, écrit qu'il s'agissait davantage de "monter les nations européennes les unes contre les autres" en vue d'"empêcher l'unification politique de l'espace continental" (10) (d'où le choix anglais de soutenir la nation faible contre la nation forte) que d'une véritable défense des faibles. Tiberio Graziani a résumé la politique de puissance anglaise envers le continent pendant la période colombienne comme une "politique de puissance séculaire visant à contenir et à contrecarrer les accords d'amitié et/ou d'intégration entre les nations du continent européen" (11). C'était la stratégie britannique car, écrit Jean Thiriart, "la formation d'une Europe unifiée [...] entraînerait la création d'une force capable de l'envahir" (12).
En affirmant son insularité, la stratégie générale anglaise était donc de maintenir sa domination maritime et, en même temps, de garder le continent divisé. Cette stratégie est aussi généralement qualifiée d'"isolationnisme" dans la littérature, mais il convient de préciser qu'elle ne doit pas être assimilée, par exemple, à la politique fermée du Sakoku du Japon, par laquelle l'Empire de la Fleur de Cerisier (également un groupe d'îles flanquant un continent) entendait minimiser toute forme de contact avec les autres puissances. L'isolationnisme britannique, en revanche, était une véritable politique de puissance, un isolationnisme qui "était en fait très extraverti" (13). Pendant la période colombienne, la puissance hégémonique était donc l'Angleterre, l'île hégémonique face au continent.
L'île et le continent à l'époque postcolombienne (XX-)
Cependant, entre le 19ème et le 20ème siècle, il y a eu des changements et des développements technologiques qui, comme ceux qui avaient provoqué le passage du monde médiéval au monde colombien (qui était caractérisé à la fois par l'ouverture européenne au monde et par l'unification des microstructures politiques médiévales en États modernes), ont conduit à la naissance du monde post-colombien, dans lequel il n'y avait plus de terrae nullius et qui était caractérisé par l'unification des empires continentaux. Ces transformations ont fait de l'Angleterre une "petite île [qui n'a pas] une productivité suffisante pour établir un empire capable de tenir tête aux grands empires continentaux qui émergent" (14) (la Russie, les États-Unis, et potentiellement la Chine, l'Inde et le Brésil).
En outre, écrit Mackinder, "le continent combiné de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique" est devenu "effectivement et pas seulement théoriquement une île : [...] le monde insulaire" (15). Les autres macro-régions du monde (Amérique du Nord et du Sud, Australie, dominions britanniques), étant des terres beaucoup plus petites avec beaucoup moins de ressources naturelles et de population que l'île-monde, sont considérées par Mackinder comme des "satellites" de l'île-monde. Pour Mackinder, l'île-monde est constituée d'un centre appelé "cœur de la terre" (heartland) et de quatre appendices (le croissant intérieur/inner crescent) qui se développent autour de lui: l'Europe péninsulaire, l'Asie du Sud-Ouest (Proche et Moyen-Orient, Afrique du Nord), l'Inde et la Chine ; ces quatre zones sont des appendices mais font néanmoins partie intégrante de l'île-monde. Les appendices seront plus tard appelés "rimlands" par Nicholas Spykman. Le potentiel de puissance de la World Island est tel que si une puissance ou un concert de puissances locales parvenait à organiser cette World Island, elle ou ils auraient à leur disposition "l'utilisation de vastes ressources continentales pour la construction de flottes, avec la possibilité conséquente de conquérir la domination du monde" (16) . L'ère post-colombienne est devenue, pour Mackinder, l'ère des "empires continentaux", dans laquelle les structures politiques modernes s'unissent en États de dimensions continentales.
Les changements radicaux survenus entre le 19ème et le 20ème siècle ont également été identifiés par Alfred Thayer Mahan, "le premier à théoriser la stratégie maritime [et] à souligner l'importance, dans la géopolitique contemporaine, de la "domination maritime"" (17) et celui qui allait devenir le père de la doctrine géopolitique américaine. Il est le père de la doctrine militaire américaine parce qu'il est celui qui a systématisé la stratégie maritime américaine pour le monde post-colombien et indiqué les constantes stratégiques que les États-Unis devaient suivre pour devenir la "véritable île contemporaine", l'"île continentale" du 20ème siècle et au-delà. Mahan écrit :
"Les États-Unis sont à toutes fins utiles une puissance insulaire, comme la Grande-Bretagne. Nous n'avons que deux frontières terrestres, le Canada et le Mexique. Ce dernier pays dernière est désespérément inférieure à nous dans tous les éléments de la force militaire. Quant au Canada [...] les chiffres indiquent clairement que l'agression ne sera jamais sa politique. [...] Nous sommes, répétons-le, une puissance insulaire, donc dépendante de la marine. En outre, une puissance navale durable dépend en fin de compte des relations commerciales avec les pays étrangers" (18).
Suivant l'étoile polaire indiquée par Mahan, les États-Unis ont promu une double ligne d'expansion, verticale et horizontale, afin de devenir la véritable puissance insulaire contemporaine. Avec le percement du canal de Panama, fortement préconisé par Mahan, les États-Unis ont obtenu la condition du bi-océanisme avec les côtes reliées par la mer. Au sud, les États-Unis ont promu l'expulsion des puissances européennes, faisant de la mer des Caraïbes et de la mer du Mexique une mer intérieure américaine, hégémonisée par les États-Unis, et, par une déclinaison agressive de la doctrine Monroe, ont favorisé, comme l'écrit Tiberio Graziani, "l'unité géopolitique pour [l'Amérique du Nord] [et] la fragmentation excessive pour l'Amérique centrale et du Sud" (19).
En ce qui concerne l'expansion horizontale, Mahan insiste sur l'unité de la puissance marchande et militaire des puissances maritimes, plaide pour la nécessité d'hériter de l'empire maritime britannique, de maintenir l'équilibre des forces en Europe afin qu'un challenger ne se présente pas, maintenir l'équilibre des forces en Méditerranée afin de disposer d'un "libre accès au canal de Suez", le "chemin de fer maritime" (20) qui relie la mer Méditerranée au golfe Persique car, à travers lui, on accède par mer à l'océan Indien, au Pacifique et, par le canal de Panama, à l'Atlantique à nouveau. En exerçant l'hégémonie maritime sur ces routes, on crée ce que Mahan appelle "l'océan uni", qui selon l'amiral est le siège principal de la puissance mondiale; une hégémonie qui peut être partiellement soulagée et partagée avec des puissances maritimes secondaires. Le Moyen-Orient et l'Asie doivent être maintenus dans un équilibre des forces, comme c'est le cas en Europe.
Les conclusions maritimes de Mahan ont été développées par Isaiah Bowman, qui renforce la thèse de l'interconnexion de l'Amérique latine avec les États-Unis en vue d'augmenter les débouchés commerciaux américains en Amérique du Sud et de diminuer les débouchés européens sur le "continent vertical" et, d'autre part, développe l'analyse des processus géoéconomiques et des opérations financières de contrôle du marché sur les relations politiques interétatiques en vue d'élire les États-Unis au rôle de garant de l'équilibre mondial, liant ainsi doublement la puissance navale américaine à la puissance financière (21).
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la géopolitique de Mahan a été développée par Nicholas Spykman, un auteur qui a réalisé "l'achèvement de la géopolitique anglo-saxonne classique" (22), qui a déplacé le siège de la puissance mondiale de l'océan Indien vers les zones frontalières eurasiennes (rimlands) et a ajouté un "conflit permanent" entre le "nouveau monde", c'est-à-dire l'Amérique, et le "vieux monde", qui, ayant un potentiel de puissance plus important que le nouveau monde, doivent être maintenus dans un équilibre neutralisant par les Etats-Unis en y installant des bases militaires américaines et en liant l'économie de ces zones à l'économie américaine, afin qu'elles ne regardent pas vers le cœur de la terre eurasienne (23). Selon Spykman, dans la période post-colombienne, les États-Unis font face à l'Eurasie de la même manière que l'Angleterre faisait face à l'Europe pendant la période colombienne.
Les travaux de Mackinder, Mahan et Spykman constituent toujours le pivot de la doctrine géopolitique américaine, l'étoile polaire qui guide l'action des États-Unis dans l'ère post-colombienne (24) toujours en cours.
Henri Kissinger écrit :
Géopolitiquement, l'Amérique est une île au large du grand continent eurasien. La domination par une seule puissance de l'une des deux sphères principales de l'Eurasie - Europe ou Asie - est une bonne définition d'un danger stratégique pour les États-Unis, guerre froide ou pas. Ce danger doit être écarté même si cette puissance ne manifeste pas d'intentions agressives, car si cette puissance devait devenir agressive par la suite, l'Amérique se retrouverait avec une capacité de résistance efficace très réduite et une incapacité croissante à influencer les événements (25).
Zbigniew Brzezinski écrit :
L'Eurasie est le supercontinent axial du monde. Une puissance dominant l'Eurasie exercerait une influence décisive sur deux des trois régions les plus productives économiquement du monde: l'Europe occidentale et l'Asie orientale. Un coup d'œil à la carte suggère également qu'un pays dominant en Eurasie commanderait presque automatiquement le Moyen-Orient et l'Afrique [...] la puissance potentielle de l'Eurasie éclipse même celle de l'Amérique. [La stratégie américaine consiste donc à] s'assurer qu'aucun État ou combinaison d'États n'acquiert la capacité d'expulser les États-Unis ou même de diminuer leur rôle [...] en Eurasie (26).
Phil Kelly écrit, en résumant les études géopolitiques américaines :
Toutes les visions stratégiques géopolitiques présentent l'Eurasie comme le facteur central. Tout comme pour l'Angleterre, pour les États-Unis, c'est de là que vient la principale (bien que plus lointaine) menace pour la sécurité. [La conscience de la vulnérabilité de l'Eurasie a longtemps été présente dans la pensée géopolitique américaine, et continue de l'être aujourd'hui. [...] La géopolitique américaine est étroitement liée aux principes de base des doctrines classiques des Britanniques [...] Tous deux se dépeignent comme une "île", flanquée d'une masse continentale menaçante qui doit être maintenue divisée pour protéger leur propre sécurité (27).
Kissinger lui-même résume ainsi toute la signification des interventions militaires américaines au cours du 20ème siècle : "Dans la première moitié du 20ème siècle, les États-Unis ont mené deux guerres pour empêcher la domination de l'Europe par un adversaire potentiel [...] Dans la seconde moitié du 20ème siècle (en fait à partir de 1941), ils ont mené trois guerres pour défendre le même principe en Asie - contre le Japon, en Corée et au Vietnam" (28). Nous constatons qu'en deux phrases seulement, Kissinger révèle le sens des guerres menées par les États-Unis tout au long du 20ème siècle, en les dépouillant de toute justification idéologique qui leur est habituellement attachée (guerres antifascistes, anticommunistes, guerre pour la liberté, pour la démocratie, pour la civilisation, etc.).
Alors que cela était vrai au 20ème siècle, François Thual note avec le début du troisième millénaire un paradoxe apparent dans l'évolution historique : là où la modernité se caractérisait par l'unification des microstructures politiques médiévales, l'époque contemporaine se caractérise par la multiplication des "impuissances géopolitiques", c'est-à-dire par la fragmentation, selon des lignes ethnoculturelles plus ou moins artificielles, des empires et des États de taille moyenne en petits États, donc en États qui ne sont que nominalement souverains. L'"éclatement de la planète" comme "stade suprême de la mondialisation", écrit Thual, s'explique par le fait que le "morcellement de la planète est le résultat de manipulations génétiques [...] l'expression d'un volontarisme [...] avec des États réels et des États que l'on pourrait qualifier d'"effacés" et qui sont généralement des "États dominés"" (29).
Les considérations de Thual ont été développées par Tiberio Graziani, qui affirme que la politique de fractionnement de la planète est menée par les États-Unis, qui, après avoir réussi au 20ème siècle à devenir - dans le langage de John Mearsheimer - le seul "hégémon régional" du monde, font maintenant "tout pour affaiblir, voire détruire" (30) un État qui se propose de faire de même. Le "processus de déstabilisation [...] de l'espace eurasiatique", lancé par les États-Unis après l'échec de la fonction d'équilibrage de l'Union soviétique, visait à exploiter les deux piliers de la puissance américaine - "le rôle de Wall Street en tant que centre financier incontesté du monde [et] la puissance de guerre nord-américaine du Pentagone" (31) - afin de diviser ce que Brzezinski avait appelé le "grand échiquier eurasiatique" (l'Île-Monde) et de hisser les États-Unis au rang de "première, unique et vraiment dernière superpuissance mondiale" (32). En bref, réaliser ce qu'un "employé du Département d'État américain" (33), Francis Fukuyama, avait appelé la "fin de l'histoire" (34).
Toutefois, le processus de fractionnement des États-Unis s'est accompagné d'un autre processus égal et opposé: celui des intégrations continentales, promu principalement par la Russie post-soviétique - qui "tente d'endiguer la marche des États-Unis vers l'Est par le tissage méthodique d'un système d'alliances stratégiques avec la Chine, le sous-continent indien et l'Iran" (35) - et par la Chine - qui, ayant survécu au "projet de transformer la République populaire de Chine en colonie économique américaine" (36) - tente de se présenter comme un hégémon régional en Asie. Les frictions générées par les deux tendances divergentes de l'intégration et de la fragmentation transforment les quatre annexes de l'île-monde en "décharges" (37) de tensions internationales, où se dérouleront les prochaines batailles pour la domination mondiale. Le succès ou non de la création d'un monde multipolaire ou, inversement, le succès des États-Unis à rester le Léviathan hégémonique, dépendra de la preuve et de la solidité de la collaboration intégrationniste sino-russe.
Claudio Mutti, commentant les projets d'intégration sino-russes, écrit: "La perspective d'un rapprochement entre l'Europe et la Russie, qui inquiète tant les États-Unis, devient un véritable cauchemar à Washington si l'on considère qu'au terme du parcours d'intégration représenté par la nouvelle route de la soie, la Russie et l'Europe pourraient être rejointes par la Chine; dans ce cas, en effet, l'Eurasie deviendrait le siège du pouvoir géopolitique mondial. Les "analyses" préconisant un nouveau renforcement des relations entre les États-Unis et l'Europe découlent de cette "anxiété américaine" (38).
Alain de Benoist écrit, en établissant un parallèle entre l'Angleterre de la période colombienne et les Etats-Unis d'aujourd'hui: "comme l'Angleterre d'hier, l'hégémonie américaine repose sur la domination mondiale des mers, prolongée par la domination des airs, et sur l'absence d'unité dans l'espace eurasien. L'axe Madrid-Paris-Berlin-Moscou acquiert toute son importance, aux côtés de l'axe Moscou-Téhéran-New Delhi [tandis que] l'inconnu chinois domine tout le reste" (39). Ainsi, comme dans la période colombienne et au 20ème siècle, l'histoire du 21ème siècle sera très probablement celle du choc entre deux tendances opposées: celle de la tentative d'unification et d'organisation de l'espace eurasiatique, voulue par les grandes puissances eurasiatiques, et celle de la tentative de l'empêcher, poursuivie par les États-Unis. Aujourd'hui comme hier, en utilisant les catégories géo-historiques de Mackinder et Schmitt, nous assistons à l'affrontement entre les loups de la mer et les loups de la terre, entre la Mer et la Terre, entre Poséidon et Antée, entre l'Île et le Continent.
BIBLIOGRAPHIE :
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– Antonio Zischka, Le alleanze dell’Inghilterra. Sei secoli di guerre inglesi combattute con le armi altrui, Roma, Mediterranea, 1941-XIX, p. 41.
Notes:
- (1) Yves Lacoste, “Che cos’è la geopolitica”, eurasia-rivista.com, 17 luglio 2007, https://www.eurasia-rivista.com/yves-lacoste-che-cose-la-...
- (2) Carl Schmitt, Terra e mare: una considerazione sulla storia del mondo, Milano, Giuffrè, 1986, p. 54-5.
- (3) Friedrich Hegel, Lezioni sulla filosofia della storia, Bari, Laterza, 2003.
- (4) Carl Schmitt, op. cit., p. 17.
- (5) Ibid, p. 99.
- (6) Antonio Zischka, Le alleanze dell’Inghilterra. Sei secoli di guerre inglesi combattute con le armi altrui, Roma, Mediterranea, 1941-XIX, p. 41.
- (7) Johann Von Leers, L’Inghilterra: il nemico del continente europeo, Parma, Insegna del Veltro, 2004, p. 41-2
- (8) Halford Mackinder, Britain and the British Seas, Londra, William Heinemmann, 1902, pp. 3-4.
- (9) Halford Mackinder, Nations of the Modern World: An Elementary Study in Geography, Londra, Philip and Son, 1911, p. 291.
- (10) Claudio Mutti, “L’isola e il continente”, eurasia-rivista.com, 18 luglio 2017, https://www.eurasia-rivista.com/lisola-e-il-continente/
- (11) Tiberio Graziani, “Il Patto atlantico nella geopolitica Usa per l’egemonia globale”, eurasia-sito.com, 1 gennaio 2009, https://www.eurasia-rivista.com/patto-atlantico-nella-geo...
- (12) Jean Thiriart, Il fallimento dell’impero britannico, in “Eurasia. Rivista di studi geopolitici”, Vol. 3/2019, 2019, pp. 183-191.
- (13) Daniele Scalea, “Come nacque un ‘impero’ (e come finirà presto)”, in Eurasia. Rivista di studi geopolitici, Vol. 3/2010, p. 49.
- (14) Halford John Mackinder, Geographical Conditions Affecting the British Empire. I. The British Islands’, in “Geographical Journal”, Vol. 33, 1909, p. 474.
- (15) Halford Mackinder, Democratic Ideals and Reality, Washington, National Defence, 1996, 45.
- (16) Halford Mackinder, “Il perno geografico della storia”, in Eurasia. Rivista di studi geopolitici, Vol. 2/2018, 40.
- (17) Pascal Lorot, Storia della geopolitica, Trieste, Asterios, 1995, 35.
- (18) Alfred Mahan, The Interest of America in Sea Power: Present and Furure, Boston, 1917.
- (19) Tiberio Graziani, “Il risveglio dell’America indiolatina”, eurasia-sito.com, 1 luglio 2007, https://www.eurasia-rivista.com/il-risveglio-dellamerica-...
- (20) Alfred Mahan, The Problem of Asia and its Effects upon International Politics, Boston, 1900, 191.
- (21) Isaiah Bowman, The New World: Problems in Politics Geography, Nuova York, World Book, 1921.
- (22) Federico Bordonaro, La geopolitica anglosassone, Milano, Guerini, 2012, 116.
- (23) Nicholas Spykman, America’s Strategy in World Politics. The United States and the Balance of Power, Yale, 1942.
- (24) Marco Ghisetti, Talassocrazia: I fondamenti della geopolitica anglo-statunitense, Cavriago, Anteo, 2021.
- (25) Henry Kissinger, L’arte della diplomazia, Milano, Sperling & Kupfer, 634-5.
- (26) Zbigniew Brzezinski, “A Geostrategy for Eurasia”, in Foreign Affairs, Vol. 76, No. 5, Sep.-Oct., 1997, 50-1.
- (27) Phil Kelly, “Geopolitica degli Stati Uniti d’America”, in Eurasia. Rivista di studi geopolitici, Vol. 3/2010, p. 31.
- (28) Henri Kissinger, Does America Need a Foreign Policy?, Simon & Schuster, 2002, 110.
- (29) François Thual, Il mondo fatto a pezzi, Parma, Insegna del Veltro, 2008, 113.
- (30) John Mearsheimer, La logica di potenza. L’America, le guerre e il controllo del mondo, Milano, UBE, 2008, 39.
- (31) William Engdahl, “L’odierna posizione geopolitica degli Usa”, in Eurasia. Rivista di studi geopolitici, Vol. 3/2010, 57.
- (32) Zbigniew Brzezinski, La grande scacchiera: il mondo e la politica nell’era della supremazia americana, Longanesi, 1998, 284.
- (33) Costanzo Preve, Elogio del comunitarismo, Napoli, Controcorrente, 2006, 182.
- (34) Francis Fukuyama, La fine della storia e l’ultimo uomo, Milano, Rizzoli, 1992.
- (35) Tiberio Graziani, “Editoriale”, in Eurasia. Rivista di studi geopolitici, Vol. 2/2005, 5.
- (36) Claudio Mutti, “Guerra senza limiti”, eurasia-sito.com, 15 settembre 2020, https://www.eurasia-rivista.com/guerra-senza-limiti-2/
- (37) Zona di scaricamento è un’espressione coniata da Karl Haushofer.
- (38) Claudio Mutti, “Editoriale”, eurasia-sito.com, 15 settembre 2020, https://www.eurasia-rivista.com/negozio/lx-guerra-senza-l...
- (39) Alain de Benoist, “Géopolitique”, in Nouvelle Ecole, No. 55, 2005, 1.
16:05 Publié dans Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : géopolitique, théorie géopolitique, théorie politique, relations internationales, politique internationale, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Diego Fusaro : "Plus que Gramsci, nous vivons aujourd'hui dans une hégémonie subculturelle"
Diego Fusaro : "Plus que Gramsci, nous vivons aujourd'hui dans une hégémonie subculturelle"
Propos recueillis par Francesco Subiaco
Ex: https://culturaidentita.it/diego-fusaro-altro-che-gramsci-oggi-viviamo-unegemonia-subculturale/
Révolutionnaire, humaniste, national-populaire. Il s'agit d'Antonio Gramsci, l'un des plus grands penseurs du vingtième siècle qui, dans ses Cahiers de prison, a réalisé une réforme humaniste du marxisme, rompant avec tout déterminisme et tout mécanisme. Il a affirmé que l'histoire sans les hommes ne progresse pas. Retour à la culture humaniste, à la vision révolutionnaire de la culture et de l'école dans la formation d'un nouveau Léonard de Vinci, capable de dépasser l'atomisme et la spécialisation entomologique de l'homme contemporain. Une philosophie de la praxis qui poursuit le projet d'une hégémonie fondée sur le lien sentimental entre le peuple et l'élite, le national et le populaire, qui est bien représenté dans le nouveau livre de Diego Fusaro (Bentornato Gramsci, La nave di Teseo, pp. 362, 18 euros). Une grande exégèse du penseur sarde qui devient la clé de voûte pour interpréter notre société et décoder les relations de pouvoir inhérentes aux fictions de la société de consommation.
Qu'est-ce qui rend la pensée de Gramsci si actuelle à notre époque ?
À mon avis, il est particulièrement actuel pour diverses raisons, mais surtout sur le plan ontologique, car il déconstruit la mystique néolibérale de la nécessité, cette vision selon laquelle le monde est dépourvu d'alternatives, mais d'une positivité morte, qu'il faut accepter comme un rapport de force donné et indiscutable. Alors que pour Gramsci, toute vision est le produit d'un processus, d'une praxis, d'une histoire en cours. Défataliser l'existant et lui redonner la dimension du possible et de la volonté transformatrice.
Quelle est la principale différence entre la vision du monde libérale-progressiste, qui se développe à travers le politiquement correct, et la vision gramscienne ?
Gramsci a théorisé le concept d'hégémonie parmi de nombreux autres concepts fondamentaux dans les Cahiers de prison. L'hégémonie est la domination plus le consentement. C'est-à-dire une domination qui s'exerce par le biais du consentement et de la culture. Aujourd'hui, cependant, nous vivons dans une hégémonie subculturelle, qui n'utilise pas l'hégémonie culturelle comme celle de l'idéologie bourgeoise et libérale du début du vingtième siècle, mais une subculture faite de spectacle médiatique et d'annulation de la culture. Qui s'exerce en niant l'idée même de culture par le politiquement correct, ce qui se traduit par une culture éthiquement corrompue et annulée.
Le politiquement correct est-il la superstructure du monde néo-capitaliste global ?
Il se présente certainement comme la superstructure du monde global. Il procède à la sanctification idéologique des relations installées par le capitalisme financier. Il doit lutter contre toute souveraineté nationale, en la dénigrant jusqu'à la définir comme fascisme et ce, à ses propres fins, il doit ensuite détruire la famille en brisant tout lien social pour ne créer que des consommateurs, en délégitimisant la famille comme étant d'emblée homophobe, paternaliste et sexiste, tout cela se fait par le biais du politiquement correct. Qui devient ainsi le sanctificateur de l'immigration massive, ou de la déportation massive, qui par humanitarisme légitime le trafic de nouveaux esclaves qui deviennent des travailleurs très bon marché exploités par le capital.
Quelle est la relation entre Gramsci et Marx et quelle partie du marxisme le philosophe des Cahiers de prison examine-t-il ?
La grandeur de Gramsci dans sa lecture de Marx est de le libérer des scories du naturalisme, du fatalisme. Le montrant comme une ligne de faille sismique entre l'idéalisme allemand et le positivisme anglo-saxon. Gramsci développe chez Marx la composante de la praxis, celle des thèses de Feuerbach, de l'idéalisme. Qui abandonne le déterminisme au nom d'une vision de l'histoire faite par les hommes. Montrer la Révolution d'Octobre comme une révolution contre le capital, à la fois dans le sens d'une révolution anticapitaliste, et comme une révolution volontariste contre la vision capitaliste de Marx dans Das Kapital.
Gramsci a réformé Hegel, s'éloignant de l'actualisme pour se rapprocher d'une philosophie de la praxis. Qu'est-ce que Gramsci entend par une philosophie de la praxis et dans quelle mesure est-elle éloignée de la vision de Gentile ?
La thèse que j'ai développée dans mon livre est que le marxisme de Gramsci est un marxisme d'actualité. L'idée de l'essentiel comme praxis a un lien profond avec la philosophie de Gentile, car l'acte de penser est proprement réel. Il met en avant une philosophie de l'acte impur, par opposition à l'acte pur de la pensée du Gentile. Une vision qui ramène la philosophie dans le concret et le réel. Car, comme je le dis dans le livre, Gramsci est à Gentile ce que Marx est à Hegel.
14:22 Publié dans Entretiens, Livre, Livre, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, antonio gramsci, diego fusaro, italie, livre, marxisme, gramscisme, philosophie, philosophie politique, théorie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 02 novembre 2021
Décision et souveraineté (Carl Schmitt)
18:10 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl schmitt, révolution conservatrice, allemagne, république de weimar, décisionnisme, philosophie, philosophie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 30 octobre 2021
Introduction à l'idée d'une révolution conservatrice
Introduction à l'idée d'une révolution conservatrice
"La révolution n'est rien d'autre qu'un appel du temps à l'éternité." - G.K. Chesterton
Par Diego Echevenguá Quadro (2021)
Ex : https://www.osentinela.org/introducao-a-ideia-de-uma-revolucao-conservadora/
Dans le domaine de la philosophie politique contemporaine, il est considéré comme acquis qu'il existe une affinité immédiate entre les libéraux et les conservateurs. Les premiers se définiraient par leur appréciation des libertés individuelles (économiques, politiques, idéologiques, religieuses, etc.) et leur rejet catégorique de l'intervention de l'État dans les affaires privées des citoyens ; les seconds se reconnaîtraient par leur attachement à la tradition, aux coutumes consolidées, aux mœurs établies par le bon sens et la religion, et par leur scepticisme à l'égard des projets politiques globaux. Ainsi, libéraux et conservateurs s'allient chaque fois que l'individu est menacé par des tentatives politiques de transformation radicale des conditions sociales établies. Conservateurs et libéraux se donneraient la main face à la crainte que tout bouleversement radical ne détruise la tradition ou la figure stable de l'individu libéral. De ce point de vue, il nous semble impensable qu'une telle alliance soit réalisable et victorieuse ; car la peur ne peut servir de lien solide qu'à des enfants effrayés dans une forêt la nuit, mais jamais à des hommes et des frères d'armes qui se réunissent dans une taverne pour boire et rire en racontant leurs faits et gestes sur le champ de bataille.
Il nous semble clair que la véritable fraternité dans les armes et dans l'esprit n'est pas entre libéraux et conservateurs, mais entre radicaux révolutionnaires et conservateurs. Au premier abord, un esprit fixé par la pâle lueur des idées fixes pourrait rejeter une telle alliance comme une simple rhétorique qui utilise la contradiction entre des termes opposés comme moyen de mobiliser l'attention au-delà d'une proposition sans contenu substantiel. Mais ce n'est pas le cas. En fait, il s'agit ici d'une alliance spirituelle forgée par la dynamique même qui représente le mouvement de toute vérité révélée dans le monde. Prenons l'exemple du christianisme. Au moment de son énonciation, le christianisme apparaît comme la négation concrète de tout le monde antique, de toute vérité établie jusqu'alors et reconnue comme le visage légitime de ce qui est devenu le monde social. Dans sa révélation, le christianisme est la négation déterminée de l'antiquité ; en ce sens, il ne peut être qu'une véritable révolution. Ce que même le conservateur le plus effrayé ne peut refuser. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Une fois énoncée, toute vérité nouvelle comme celle d'un enfant doit être conservée et protégée afin qu'elle grandisse et que, dans sa maturité, elle réclame ce qui lui revient de droit.
Dans ce deuxième moment, toute vérité devient conservatrice, car elle cherche à sauvegarder les conquêtes qui émanent de son cadre énonciatif originel. Nous voyons ainsi la communauté horizontale des disciples se transformer en la hiérarchie verticale de l'église, avec ses prêtres comme gardiens spirituels de la foi et ses soldats comme bras armé de la vérité qui lacère la chair pour que l'esprit ait son berceau. Il n'y a rien à critiquer dans ce mouvement. Nous devons l'accepter comme la dialectique nécessaire de toute vérité qui mérite son nom. Il y a autant de beauté dans un sermon du Christ que dans les armées qui marchent sous le signe de la croix et qui utilisent l'épée pour préserver la poésie de ses paroles.
NOTE DE L'ÉDITEUR : Le Mouvement révolutionnaire conservateur ou Révolution conservatrice était un mouvement allemand guidé par le conservatisme nationaliste, qui a pris de l'importance après la Première Guerre mondiale. L'école de pensée des conservateurs révolutionnaires prône une synthèse entre un "nouveau" conservatisme et un nouveau nationalisme (spécifiquement allemand ou prussien), ainsi qu'un nationalisme ethnique axé sur le concept de Volk ("peuple" et "nation" en allemand). À l'instar d'autres mouvements conservateurs de la même époque, ils ont tenté d'endiguer la marée montante du libéralisme et du communisme.
Nous voyons ainsi que la révolution et la conservation sont deux moments d'un même mouvement : celui de la vérité qui arrache le voile du temple et érige ensuite les cathédrales. Dans cette perspective, rien ne nous semble plus erroné que de lier le conservatisme au rationalisme bien élevé du libéralisme, ou au scepticisme politique de la tradition britannique. Et nous explicitons ici ce qui nous semble être la vérité la plus incontestable de ce que représente l'unité entre conservatisme et révolution : la défense de l'absolu. Il est inacceptable que le conservatisme soit laissé à ceux qui l'imaginent comme l'expression de la retenue épistémique et existentielle face à la nouveauté ; car le conservatisme n'est pas et ne sera jamais la défense paresseuse de la tradition et de l'ancien qu'il faut préserver parce que c'est le sceau que l'utilité a conféré à l'habitude. Le conservatisme est la défense du nouveau, de l'actuel et du présent, parce qu'être conservateur, c'est défendre l'éternité sans aucune honte et sans aucune pudeur. Et parce que l'éternité est l'expression temporelle de l'absolu, le conservatisme est la glorification du présent, car l'éternel n'est ni l'ancien ni le vieux, mais le nouveau et le vivant comme l'artère qui pulse et pompe le sang dans le monde matériel.
Mais qu'en est-il des révolutionnaires ? Seraient-ils des défenseurs de l'éternité et de l'absolu ? La tradition révolutionnaire ne serait-elle pas l'expression ultime de tout refus de la transcendance, du sacré et de l'éternel ? Comme l'ont souligné de bons penseurs conservateurs, il existe un noyau sotériologique, gnostique et mystique qui place la pensée radicale socialiste dans le tronc judéo-chrétien. Le marxisme n'est pas la négation abstraite du christianisme, mais son fils prodigue dont le père attend le retour avec un banquet à rendre Dieu lui-même jaloux. Et nous devons nous rappeler que la prétention hégélienne d'unir le sujet et l'objet, l'individu et la société, l'esprit et le monde est la manifestation ultime de l'absolu dans le domaine de la philosophie. Une vision qui cherche finalement à concilier immanence et transcendance, dans ce que nous pourrions appeler l'eucharistie spéculative de la raison. Et c'est cette compréhension qui est l'âme du marxisme.
Après avoir défini ce qui unit les conservateurs et les révolutionnaires, il nous reste à comprendre ce qui et contre qui ils se sont rangés. Et leur ennemi commun est le matérialiste de supermarché, le libéral athée et irréligieux, l'arriviste borné dont l'haleine empoisonne tous les esprits humains depuis que ses ancêtres ont rampé des égouts du Moyen Âge jusqu'au centre financier de la bourse des grandes capitales du monde sous le règne de l'antéchrist.
Nous devons ici nous tourner vers la définition de la société libérale comme une société ouverte telle que présentée par Karl Popper. Les sociétés ouvertes sont des formes sociales déterritorialisées, sans aucune affiliation traditionnelle aux racines du sol, de la culture, de la famille, des logos. Sans aucune forme d'appartenance stable de la part de leurs individus. Des individus qui sont l'expression ultime de la substance élémentaire de toute vie sociale ; de pures formes procédurales planant spectralement dans l'éther, libres de toute détermination culturelle, symbolique, spirituelle et biologique. Ces sociétés sont la réalisation même de toute négation de l'absolu, puisqu'elles n'admettent aucune causalité dans l'action des sujets qui ne soit pas guidée par leur intérêt rationnel à maximiser leur confort, leur bien-être et leur ventre déjà bien rempli. Une telle société est la négation de l'animal politique grec, du citoyen, du philosophe, du saint, du guerrier et des amoureux qui ne contemplent comme objet que l'Absolu qui déchire leur chair et les propulse au-delà d'eux-mêmes. L'intérêt personnel éhonté du libéral l'empêche de risquer sa vie pour autre chose que de mourir comme un idiot dans la file d'attente d'un magasin pour acheter l'appareil imbécile du moment.
C'est contre l'empire des sociétés ouvertes que les révolutionnaires et les conservateurs prennent les armes. C'est par amour de l'absolu qu'ils s'assoient à la table et partagent leurs sourires, leurs angoisses et leurs larmes. Un libéral ne pleure jamais. Il n'y a pas de larmes dans un monde d'objets remplaçables et interchangeables. Il n'y a pas de pertes dans le capitalisme. Il n'y a que des gains. Le libéral ne comprendra donc jamais ce qu'il a perdu. Il ne comprendra jamais qu'il a échangé l'Absolu contre un écran d'ordinateur. Seuls les révolutionnaires et les conservateurs savent pleurer, car ils pleurent pour l'absolu. Leurs larmes seront le nouveau déluge qui couvrira la terre et noiera ceux qui n'ont pas l'esprit des poissons et des navigateurs. Car ce sont les navigateurs qui découvrent de nouvelles terres, de nouveaux continents et de nouvelles géographies. Et ce seront les révolutionnaires et les conservateurs qui jetteront l'ancre sur de nouveaux rivages, de nouvelles îles et de nouveaux territoires. Car ils habitent sous les latitudes de l'absolu. Et ce sera une révolution conservatrice - une fraternité non encore imaginée - qui mettra fin aux sociétés ouvertes et à leur cortège de banquiers, de marchands, de gestionnaires, de spéculateurs et de propriétaires.
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L'Etat vrai selon Platon
L'Etat vrai selon Platon
Par Giorgio Freda
Ex: https://www.osentinela.org/
"Nous croyons qu'il faut rendre l'État heureux non pas en convertissant en heureux au sein de l'État quelques individus, considérés sous une forme séparée et singulière, mais l'État dans son ensemble." (Politeia, 420c)
Les modernes attribuent à la justice un fondement exclusivement moral.
Sur la base d'un tel caractère, ils ont converti la justice en une valeur du monde moral, en un commandement de la conscience, situé in interiore homine.
Une fois rompue la relation analogique entre le monde divin et le monde humain, le monde divin a perdu le caractère concret de réalité naturelle que les anciens lui attribuaient et, par conséquent, l'humain a été privé de sa dimension divine. Il en est résulté une fracture entre les deux ordres, et la chute progressive de leur caractère divin - converti en éléments moraux - dans le monde de la conscience, d'une part, et l'absolutisation de l'humain, réduit à des termes profanes et "séculiers", d'autre part.
Ce n'est pas entièrement à cause de la virulence du christianisme que cette unité originelle a été brisée ; le christianisme a plutôt été la conséquence d'un processus de dissolution - ou, mieux encore, d'effondrement qui s'est produit dans les deux entités - une dissolution qui lui préexistait néanmoins. L'apparition du christianisme a signifié, dans un certain sens, la "prise de conscience" de la crise, la représentation, insérée en termes d'habeas théologique, d'un état d'esprit qui assumait lentement de telles caractéristiques, au moins depuis quelques siècles avant son arrivée.
Ce n'est pas le lieu - et nous ne sommes pas suffisamment qualifiés - pour déterminer les phases du passage d'une affirmation objective, "nue" et active de la valeur-justice, à son internalisation émotive, moralisatrice et passive dans la conscience humaine : nous croyons suffisant pour notre propos de partir de l'hypothèse que la sensibilité classique n'admettait aucun hiatus entre le monde des valeurs et le monde politique, entre la sphère de la conscience morale et le plan des principes politiques, ce hiatus étant une conséquence qui est devenue inhérente aux conceptions des modernes, et qu'il serait illicite de le rapporter aux anciens, si le caractère abstrait, que les termes d'une telle séparation trahissaient pour eux, n'était mis en évidence.
Par conséquent, il est arbitraire par rapport à la conception classique de distinguer la justice entre justice "individuelle" et justice "sociale": pour Platon, il y a une justice-idée, une justice-valeur, qui s'applique aussi bien à l'âme individuelle qu'au corpus étatique.
La justice est une valeur qui est réalisée par les citoyens dans leur ensemble selon un parallélisme absolu avec la réalisation de la même chose de la part de l'âme individuelle: la politique est donc "le soin de l'âme" et ce qui prend soin de la santé de l'âme, prend également soin de "la polis elle-même".
Ainsi, dans le Gorgias, Socrate appelle "politique" l'art qui prend pour objet l'âme: c'est la conception classique pour laquelle le lieu naturel de l'homme est l'État et non l'individu, et les structures politiques n'ont pas non plus d'existence autonome en soi, mais toutes deux sont animées par une tension qui les organise et les intègre nécessairement.
Pourtant, au IVe siècle, on assiste à l'émergence d'un état d'esprit individualiste qui, sous l'influence de nouvelles exigences et des recherches sophistiques, tend à opposer à la sphère des intérêts et des besoins individuels l'activité de la polis, que ces intérêts tentent d'inclure dans le cadre coercitif de la loi ; même si l'antithèse nature-droit est apparue presque comme un leitmotiv dans la recherche sophistique, l'âme grecque devait rester - dans son essence et malgré ces "incertitudes" - ancrée à cette identité naturelle de l'individu et de l'État, qui fonctionnait pour elle à la manière d'un canon normatif.
Pour Socrate aussi en effet, la science de l'humain signifie l'investigation et la connaissance de l'homme intégral, dans son aspect individuel et dans son aspect politique : c'est seulement la perspective selon laquelle l'homme - objet unitaire et identique dans ses aspects - est assumé qui change.
A travers cet aspect de l'influence socratique, nous pouvons comprendre comment Platon, dans la mesure où il tend à rechercher le meilleur modus vivendi, la connaissance de ces principes qui induiront chez l'homme la possession de la sagesse, entreprend de la même manière de déterminer la meilleure forme d'Etat, l'Etat parfait, dont le but suprême est le "bonheur".
Il s'agit maintenant de développer la prémisse initiale de l'inséparabilité entre la "morale" et la politique ou, si l'on préfère, entre l'éthique individuelle et l'éthique "sociale", c'est-à-dire de souligner comment les deux termes, dans la double existence que nous leur prêtons, n'ont pas de réalité authentique selon l'œuvre de Platon, puisque la justice individuelle ne prend pas un sens proprement "moral" et que le régime platonicien, en outre, ne comporte pas les éléments profanes et temporels que le citoyen moderne attribue nécessairement à l'État. Il s'agit donc de rendre raison de la correspondance analogique entre l'individu et l'État dans la détermination platonicienne de la justice.
Selon Platon, de même que la justice chez l'homme est la relation qui intègre harmonieusement les trois degrés de la vie individuelle et s'établit comme la vertu qui renforce et unit la sagesse, le courage et la tempérance, de même, dans l'État, elle est déterminée comme l'élément qui lie et coordonne les trois castes, vues sous le profil des fonctions qu'elles exercent. Il considère que l'élément fondamental de l'être humain est constitué par l'âme et, d'autre part, ce qui revêt une plus grande importance dans l'activité humaine est la politique, c'est-à-dire tout ce qui concerne le fonctionnement organique de la cité. L'âme humaine et la société étatique ont la même structure: dans les deux cas, la même cause produit le même effet. C'est pourquoi l'injustice n'est pas seulement une forme particulière de désordre, mais le désordre lui-même dans ce qu'il apporte de plus dangereux et de plus caractéristique, affectant aussi bien l'État que l'âme humaine lorsqu'une caste ou une des facultés de l'âme, au lieu de rester à la place que la nature lui a assignée, développe une fonction qui ne lui est pas propre. De même que l'âme injuste est celle où il n'y a pas de subordination des autres facultés à la nous, dont le rôle est de conduire l'homme vers la réalisation du Bien ; de même la cité injuste est celle où l'autorité n'est pas exercée par les philosophoi, c'est-à-dire par ceux qui possèdent exclusivement la connaissance du Bien.
Mais l'affirmation selon laquelle les mêmes caractéristiques différentielles sont placées dans l'individu au même endroit que dans l'État, c'est-à-dire qu'il n'y a qu'un seul problème d'injustice et que le même problème est formulé à la fois pour l'individu et pour l'État ; que de simples "applications" parallèles de la justice - en soi unitaire - s'expriment sur les deux plans: cette affirmation n'est pas démontrée par Platon. Il ne formule pas le problème de vérifier si les supports de cette injustice, représentés respectivement par l'individu et l'État, sont susceptibles d'être opposés l'un à l'autre. La question à régler est constituée par lui par la délimitation des éléments substantiels de la justice, non des termes formels auxquels elle est inhérente.
Que la justice, en effet, étant érigée en canon normatif pour l'homme, doive se présenter dans la même mesure aussi pour l'État et vice versa, est une donnée que Platon accepte "naturellement", comme un présupposé: un présupposé qui n'est pas converti en termes de démonstration, non pas parce qu'il est indémontrable comme principe de raisonnement, mais précisément à cause de l'objectivité spontanée avec laquelle sa reconnaissance s'impose. Nous avons déjà vu au passage - de manière encore incomplète - comment l'idée de faire adhérer l'individu au " régime politique ", de construire une relation entre l'être individuel et l'État, a été reconnue de manière tout à fait naturelle par les Grecs anciens.
En effet, les Grecs ont spontanément accepté la conception selon laquelle l'éthique individuelle est liée à l'organisme politique, ainsi que le principe selon lequel les deux entités se déterminent mutuellement dans une relation de coordination réciproque.
Il convient donc de répéter que dans la polis antique il n'y a pas de solution dualiste entre l'individu et la cité, ni l'individu ni la cité n'ont une existence conclue dans des fonctions et des limites spécifiques et en tant que telles exclusives: il y a le citoyen qui est l'homme inséré dans la cité et il y a la cité qui est la cité du citoyen.
Pour revenir à Platon, sur la base de cette prémisse, il est nécessaire de souligner que l'analogie ne constitue pas l'élément d'une investigation "originale" concernant le philosophe, mais qu'elle se réfère plutôt à une tendance dominante dans le monde grec. Platon n'avait pas besoin de rechercher l'identité "formelle" homme-état, puisque pour lui le problème ne se posait pas, les termes n'ayant pas le même caractère dual que celui que leur accordent les modernes.
En effet, lorsque Socrate, dans la Polythéa, propose de transférer l'enquête sur la justice du niveau spirituel au niveau étatique, personne ne formule d'objection, puisque le transfert est considéré comme légitime: puisqu'il ne s'agit pas d'un changement de substance, mais d'un changement de plan, de perspective, d'angle de vision.
De Platon, à son tour, émerge l'intensification d'un tel présupposé unitaire, ce qui rend l'analogie encore plus évidente lorsque le présupposé devient distinct dans ses composantes. L'identité qualitative de l'homme avec la société politique induit en effet un lien étroit entre organisme individuel et organisme étatique : les deux entités ayant "la même structure, les mêmes besoins, le même principe d'organisation", puisque pour Platon la cité est un être vivant. Platon est explicite à ce sujet, en développant la comparaison selon laquelle l'État et l'individu présentent les mêmes caractéristiques : avec la différence que celles de la cité sont écrites dans des dimensions plus grandes et que la lecture en ressort plus facilement. L'État n'est donc rien d'autre que "l'image magnifiée" de la personne, et tout comme l'essence de la personne est ordonnée par la Vertu qui donne l'harmonie aux autres vertus, l'État est également fondé sur le même principe. L'État est, en somme, la personne elle-même, il constitue son âme au sens large, de sorte qu'il existe une certaine relation d'altérité entre le citoyen et l'État : en plaçant l'État comme image de l'âme individuelle à un niveau différent et par les vertus de l'âme possédant des valeurs éthiques et politiques en même temps.
Surtout, à partir du livre IV du Polythea, cette continuité de nature entre l'individu et l'État émerge, de sorte que - comme on l'a souligné plus haut - le passage du niveau de l'éthique à celui de la politique, plus qu'un passage véritable et propre, est une mise sous les différents angles de vision.
On voit ainsi que Platon ne se préoccupe pas de formuler un plan de " constitution " politique, mais de déterminer les " vertus " mises en avant comme fondement de l'État, et il est symptomatique que lorsqu'il veut donner une image générale de la Polyphée, il la définit comme: "l'État dans lequel les désirs d'une masse vicieuse sont dominés par les désirs et la sagesse d'une minorité vertueuse ".
L'objectif suprême de l'individu et de l'État est le bonheur au sens classique d'intégration, de plénitude et de participation au divin.
Dans ce but, l'État n'est pas placé comme une réalité extérieure à l'âme, mais comme une présence intime dans l'homme: s'il reste comme une simple structure extérieure, comme un simple facteur d'organisation sociale, il n'est pas l'État selon la justice. Elle le sera si elle est ordonnée dans son noyau métaphysique, dans l'idée de valeur que le véritable État a en commun avec le juste citoyen. C'est pourquoi - comme on l'a souligné - entre la réalité de cette dernière et la réalité de l'individu il n'y a pas de différence ontologique, mais en tout cas une distinction de possibilité et d'intensité, à partir du moment où la polis représente le centre de tension pour que le citoyen devienne eudaimon (heureux).
Mais quelle valeur ou fonction l'État représente-t-il devant le citoyen ? Il est évident - selon ce que nous avons essayé de mettre en évidence auparavant - que le problème - tel qu'il est présenté - ne concerne que ceux qui, interprétant en termes duels les termes d'État et de citoyen, renvoient la même altérité à la conception platonicienne. Deux thèses suscitent à cet égard un intérêt prédominant : la première se réfère à ceux qui présentent l'État platonicien comme un État totalitaire ; la seconde est propre à ceux qui attribuent à la Politeia une "fonction éthique" au service de l'âme individuelle.
En ce qui concerne la thèse qui divise dans la Politeia platonicienne les éléments typiques des régimes totalitaires, nous considérons que l'idée de convertir l'État en une entité "divinisée" devant laquelle la personne doit se sacrifier et à laquelle elle doit renvoyer la raison de ses propres actions, est complètement étrangère à la position platonicienne. Si l'on considère toutes les fonctions, ou plutôt les applications, du totalitarisme, la comparaison de celui-ci avec un système qui - comme le Polythea - est basé sur l'identité entre l'économie intérieure de l'âme individuelle et la vie de l'État, est manifestement absurde. Si dans l'État platonicien émergent des éléments capables de conformer en apparence la thèse d'un État "centralisateur", ce n'est pas d'un État totalitaire dans ses dimensions typiques qu'il s'agit ici. Dans le système totalitaire, l'unité est imposée de l'extérieur, non pas sur la base d'un principe émanant d'en haut, d'une autorité naturelle et reconnue, mais d'une partie d'un pouvoir politique matérialiste. Ceci est affirmé comme l'une des dernières implications - dans la sphère politique - de la décadence qui avait déjà commencé avec la séparation de l'élément humain, séculier, de l'élément sacré. La sclérose typique de l'État totalitaire, l'instinct de tronquer toute harmonie et toute liberté différenciée qu'il veut atteindre, l'absolutisation conférée à la sphère inférieure des besoins humains et d'autres éléments qu'il est inutile de souligner ici, sont en antithèse radicale avec les formes organiques de l'État platonicien, avec la multiplicité et la vivacité des fonctions présentes en lui, avec l'Idée transcendante sur laquelle il repose. Plus exactement, les articulations différenciées et organiques de l'État platonicien sont telles qu'il ne faut pas parler de totalitarisme, mais d'un "ordre total", qui se présente par rapport au citoyen avec les mêmes caractères du cosmos au niveau individuel. Les préoccupations du gouvernant "idéal" ne s'identifient donc pas aux instances vulgaires qui donnent la prééminence - dans le cadre des formes étatiques que les temps modernes développent - aux facteurs matérialistes, économiques et technicistes : pour Platon, la politique reste toujours adhérente à un canon normatif et à une fonction formative qui, en tant que telle, assume l'âme du citoyen et ses inclinations comme son propre sujet.
Mais à ce stade, il est nécessaire de prendre position contre la thèse opposée, qui voulait attribuer à l'État platonicien la fonction d'auxiliaire de la morale individuelle et à l'activité politique celle de subordonné à celle-ci.
Nous considérons que la thèse du fondement moral de l'État platonicien est valable pour restreindre le Polythea dans les limites d'une activité purement temporelle, humaine, génératrice de " vertus " au sens moderne du terme : sans le situer, donc, dans le domaine qui lui est propre.
Or, selon nous, la polis représente dans le système platonicien l'élément de médiation qui favorise la réintégration du citoyen dans la réalité divine : à travers l'État, le citoyen parvient à dépasser la simple éthique individuelle pour s'ouvrir à une réalité qui le transcende. L'État platonicien ne doit donc être considéré ni comme une fin (un État totalitaire, une entité séculaire sublimée et divinisée) ni comme un élément fonctionnel limité à la conscience de l'homme. Si l'on veut, on peut également dire que l'État est "en fonction" du rapport harmonique entre les puissances de l'âme, bien qu'il faille noter que pour Platon, fonder la justice in interiore homine ne signifie nullement limiter une telle réalisation à l'intérieur de la conscience humaine, puisque, comme le dit Platon, en exprimant Dieu tout bien, par conséquent aussi l'accomplissement juste de tout effort pour devenir juste signifie tendre à devenir semblable à Dieu.
La justice dans l'âme constitue le présupposé de l'ascension vers le divin : c'est l'État qui, lorsque la justice est atteinte, induit chez l'individu une tension anagogique vers le supra-humain. Par conséquent, ce qui est la morale individuelle, au contact de l'ordre représenté par l'État, s'ouvre, s'intensifie, s'objective, se convertit en une éthique absolue, déconnectée de ces traits de simple "vertu" que les modernes sont amenés à lui attribuer.
Ainsi - selon nous - lorsque nous parlons de la priorité de l'homme sur l'État selon Platon, nous nous enfermons dans une abstraction aussi absurde que celle qui résulte de l'attribution d'une dimension totalitaire à la Polythéa. Platon ne parle pas des hommes tels que nous sommes amenés à les concevoir : les hommes de Platon sont des êtres différenciés, qui possèdent chacun une certaine catégorie, une liberté différente, un style différent.
Ces hommes sont supposés être l'objet du travail de l'État, et leur perfection est la fin à laquelle l'ordre étatique est subordonné. A ce propos, nous avons parlé de la fonction analogique de l'ordre politique, ou plutôt de ce qui constitue sa légitimation : cultiver, susciter, soutenir les dispositions de ceux qui y sont organiquement insérés, et agir en fonction de ce qui dépasse la simple individualité.
Cela est possible dans la mesure où la Polythéa, incarnation de la justice, se présente comme un ordre qui participe hiérarchiquement à la " stabilité " au sens spirituel, comme le reflet " effectif " du monde de l'être, c'est-à-dire de l'idée du Bien, sur le devenir.
Seuls les modernes peuvent concevoir l'existence d'un ordre politique qui revendique sa propre légitimité et le destin même de la vie associé au purement temporel : tout comme il appartient à la décadence des modernes de penser que seul l'ordre "moral" pose le problème de la fin ultime de l'homme. Dans la Politeia platonicienne - comme ailleurs dans tous les régimes politiques "normaux" - l'État est soutenu par une puissance non humaine, par une idée et par une signification étrangère : par conséquent, en tant qu'expression d'une réalité supérieure, l'État doit aussi être un "chemin" vers elle.
En conclusion, chez Platon, l'instance politique est légitimée par des valeurs supra-individuelles et c'est la tâche de l'État d'assigner à ces valeurs leur place dans un ordre complet, afin de réaliser dans un sens supérieur la justice. L'État détermine donc la direction à suivre pour que les citoyens vivent dans la pratique des valeurs sur terre et méritent l'eudamonia (bonheur) que les Dieux accordent à ceux qui vivent selon la justice.
Le régime platonicien émerge d'une idée déterminée du destin de l'homme et des devoirs qui lui sont imposés : dans cet état, les gouvernants ont les yeux dirigés vers l'idée du Bien à laquelle ils tentent d'adhérer par leur action politique. Il ne s'agit ni du bien de l'âme individuelle en tant que " pratique de la vertu ", ni du bien de l'État : mais du Bien absolu, du principe divin qui n'apparaît que sous une forme impersonnelle ; du suprême, en tant que tel supérieur à l'existence - car rien n'existe sans lui - et à l'essence, car il ne peut être conclu dans aucune définition.
C'est en ces termes que se réduit le sens de la Politeia platonicienne : découlant de l'existence d'un " bonheur " fondateur, elle " ordonne " les moments par lesquels l'homme parvient au bout du chemin, précisément à l'eudaimonio, qui consiste en sa participation au divin. L'État ne peut exister sans une tension de la volonté de l'homme (surtout de l'homme-philosophos) d'adhérer au Bien authentique, mais il est vrai à son tour, réciproquement, que seule cette Politeia peut permettre au sage de s'élever à l'idée du Bien.
Ce n'est que dans la polis parfaite que le sage opère en réalisant cette perfection intégrale, ce "bonheur" auquel il aspire : l'action politique s'impose donc au sage comme ce qui doit être fait. C'est pourquoi il doit redescendre dans la grotte pour instruire et gouverner les prisonniers. Le mythe de la caverne n'a pas d'autre sens : l'homme politique a la vocation d'opérer en termes politiques et opérer en termes politiques signifie conduire à la vraie réalité - qui est la réalité divine - des gouvernés. C'est précisément par rapport à cette signification antérieure que le caractère dominant de l'État a été considéré comme celui de la médiation, de la relation : c'est-à-dire de la "voie" qui relie l'existence humaine à la réalité supra-humaine.
Et c'est à cette direction ascendante qu'il faut se référer pour considérer la Polythéa platonicienne, œuvre née à une époque qui présentait déjà des éléments de rupture, comme une tentative organique de restaurer non pas tant l'aspect politique extérieur que le sens et la position de l'homme dans son rapport avec la réalité divine.
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dimanche, 24 octobre 2021
Georges Sorel, notre maître. Le livre de Pierre Andreu
Georges Sorel, notre maître. Le livre de Pierre Andreu
par Gennaro Malgieri
Ex: https://www.destra.it/home/georges-sorel-il-nostro-maestro-il-libro-di-pierre-andreu/
Pierre Andreu est l'une des grandes figures oubliées de la culture politique du vingtième siècle. On lui doit pourtant d'importantes études sur Max Jacob, Drieu La Rochelle et surtout Georges Sorel. Ce manque de mémoire est dû aux préjugés dont il a fait l'objet, animés principalement par les intellectuels de la gauche française de l'après-guerre qui ne lui pardonnaient pas son amitié avec le philosophe catholique Emmanuel Mounier et l'ancien ministre de Vichy Paul Marion. Mais c'est surtout sa "révision" de la pensée de Sorel, qu'il appelait "Notre maître" dans l'essai que nous recensons ici, qui a alimenté le ressentiment de la gauche à son égard.
Sorel était sans aucun doute un grand maître à penser : en témoigne le travail qu'il a mené avec passion pour démonter la théorie marxiste, fournissant ainsi au syndicalisme révolutionnaire naissant les armes pour s'opposer à l'exploitation du prolétariat dans le cadre plus large de la crise de civilisation dans laquelle il était inévitablement impliqué, comme la bourgeoisie d'ailleurs. Des classes sociales victimes du progrès, responsables de la décadence morale et sociale que Sorel a dénoncée dans un ouvrage aussi mince qu'efficace et passionnant : Les Illusions du progrès.
Journaliste, essayiste, biographe et poète, Pierre Andreu est né le 12 juillet 1909 à Carcassonne, dans le département de l'Aude en Occitanie. En tant qu'étudiant, il est fasciné par les œuvres de Charles Péguy, Pierre-Joseph Proudhon et Georges Sorel, avec lesquels il se lie d'amitié, malgré l'énorme différence d'âge. Et ce n'est pas par hasard, mais par véritable gratitude, que ce livre, dédié à son ami et maître, s'ouvre sur ces mots: "J'ai rencontré Sorel dans l'atelier de Péguy. À cinquante ans, avec sa barbe blanche, il avait l'air d'un vieillard dans cet endroit qui mesurait à peine douze mètres carrés et où personne ne touchait aux trente ans". Une intense entente s'établit entre le vieil homme et le jeune homme, qui se traduira par les livres que l'élève consacrera des années plus tard au penseur, ainsi que par les choix intellectuels et politiques ultérieurs qui le conduiront, de manière apparemment contradictoire, près de Mounier et de sa revue catholique Esprit et de l'anarcho-fasciste Drieu La Rochelle. À la fin des années 1930, Andreu se définit comme un fasciste. Et malgré ce choix difficile, il reste proche de Max Jacob, dont il admire la poésie et la peinture, ainsi que la rectitude morale: anti-nazi, il est mort dans un camp.
Andreu connaît un meilleur sort à la fin de la guerre: il est fait prisonnier et, après avoir purgé sa peine, il met en place de nombreuses activités culturelles et éditoriales, dont l'Accent grave (revue de l'Occident), lancé en 1963 avec Paul Sérant, Michel Déon, Roland Laudenbach et Philippe Héduy, quelques-uns des meilleurs représentants de la pensée conservatrice française de l'époque. Le magazine s'inspire des idées de Charles Maurras et se concentre sur la crise de la civilisation occidentale. Andreu est ensuite directeur du bureau de l'ORTF à Beyrouth de 1966 à 1970, où il entre en contact avec des intellectuels arabes et palestiniens et devient ensuite directeur de la chaîne de radio France Culture.
En 1982, il a reçu le prix de l'essai de l'Académie française pour son ouvrage Vie et mort de Max Jacob. Dans les dernières années de sa vie, Andreu a soutenu François Mitterrand, sans oublier son ancien maître, au point de reprendre la rédaction des Cahiers Georges Sorel.
Pierre Andreu est mort le 25 mars 1987 à l'âge de 77 ans, écologiste et pacifiste, témoignant jusqu'au bout de son étonnante irrégularité intellectuelle malgré la cohérence d'une pensée inspirée par la lutte contre la décadence.
Parmi ses ouvrages les plus importants, citons Drieu, témoin et visionnaire, préfacé par Daniel Halévy ; Histoire des prêtres ouvriers ; l'essai sur Max Jacob déjà cité ; Les Réfugiés arabes de Palestine ; Le Rouge et le Blanc : 1928-1944 (mémoires) ; avec Frédéric Grover (1979), Drieu La Rochelle ; Georges Sorel entre le noir et le rouge ; Poèmes ; Révoltes de l'esprit : les revues des années 30.
Sorel, notre maître, est déterminant dans l'interprétation des idées de l'idéologue français. Il est si décisif qu'Andreu en fait une sorte de "prophète" du déclin en reconstruisant sa critique profonde des conséquences des Lumières, des résultats de la Révolution française et donc du produit plus mûr des deux événements, intellectuel et politique, qui ont changé l'histoire de la pensée européenne : le marxisme. C'est entre 1897 et 1898 que Sorel prend conscience de l'inanité du socialisme marxiste pour changer le destin des classes populaires et forger en même temps une nouvelle société.
Lorsque la crise du parti socialiste éclate, grâce aux critiques impitoyables de Bernstein et Lagardelle, Sorel se range sans hésiter du côté des réformateurs et attaque le marxisme en affirmant qu'il n'est "pas une religion révélée". Andreu ajoute qu'à la même époque, le Maître a fait la grande découverte de sa vie : le syndicalisme dans lequel il voyait l'avenir du socialisme. Le syndicalisme consiste, essentiellement, en une action autonome des travailleurs. Ainsi, ce ne sont plus les partis, les associations affiliées aux cliques politiques, le parlementarisme comme élément d'acquisition de pouvoirs indus qui auraient pu faire bouger un monde embaumé par la Grande Révolution. Rien de tout ça. Ce sont les travailleurs qui doivent, peut-être violemment, prendre possession de leur destin, qui coïncide avec celui de la nation.
Sorel, tout en restant paradoxalement marxiste, estime, écrit Andreu, que la remise en cause du marxisme exigée par les révisionnistes au début du XXe siècle pour sauver tout ce que le marxisme avait apporté en philosophie et en recherche économique, a été réalisée par les syndicalistes révolutionnaires dans la pratique de l'action ouvrière.
C'est à Benedetto Croce que nous devons l'introduction de la pensée et de l'œuvre de Sorel en Italie. Bien qu'éloigné de l'idéologue français en termes de théorie et de pratique politique, le philosophe italien a saisi sa "proximité" tant au niveau de sa critique du marxisme que de sa rectitude morale illustrée par une vie concentrée sur l'étude et la compréhension de la modernité - nous dirions aujourd'hui - sans se laisser emporter par les modes et les utopies en vogue à l'époque. C'est ainsi que l'œuvre majeure de Sorel, Réflexions sur la violence (1906), a pu paraître en Italie grâce à Croce et influencer de manière décisive les intolérants au marxisme scolastique, à commencer par les syndicalistes révolutionnaires dont elle est devenue le "mythe" absolu, tandis que Lénine et Mussolini s'abreuvaient également à sa doctrine.
Sorel a reconnu que si pour Marx le socialisme était "une philosophie de l'histoire des institutions contemporaines", il lui apparaissait comme "une philosophie morale" et "une métaphysique des mœurs", mais aussi "une œuvre grave, redoutable, héroïque, le plus haut idéal moral que l'homme ait jamais conçu, une cause qui s'identifie à la régénération du monde". Les socialistes n'auraient donc pas à formuler des théories, à construire des utopies plus ou moins séduisantes, puisque "leur seule fonction consiste à s'occuper du prolétariat pour lui expliquer la grandeur de l'action révolutionnaire qui lui est due".
"Le socialisme est devenu une préparation pour les masses employées dans la grande industrie, qui veulent supprimer l'État et la propriété; on ne cherche plus comment les hommes s'adapteront au bonheur nouveau et futur: tout se réduit à l'école révolutionnaire du prolétariat, tempérée par ses expériences douloureuses et caustiques". Le marxisme n'est donc pour Marx qu'une "philosophie des armes", tandis que son destin "tend de plus en plus à prendre la forme d'une théorie du syndicalisme révolutionnaire - ou plutôt d'une philosophie de l'histoire moderne dans la mesure où celle-ci est fascinée par le syndicalisme. Il ressort de ces données indiscutables que, pour raisonner sérieusement sur le socialisme, il faut d'abord se préoccuper de définir l'action qui relève de la violence dans les rapports sociaux actuels".
Ici: c'est la suggestion d'un théoricien de l'histoire moderne qui rapproche Croce de Sorel, à qui il reconnaît qu'"à cause du flou de la pensée de Marx sur l'organisation du prolétariat, les idées de gouvernement et d'opportunité se sont glissées dans le marxisme, et ces dernières années, une véritable trahison de l'esprit lui-même a eu lieu, remplaçant ses principes authentiques par "un mélange d'idées lassalliennes et d'appétits démocratiques...". Les conseils de Sorel aux travailleurs sont résumés en trois chapitres, à savoir: en ce qui concerne la démocratie, ne pas courir après l'acquisition de nombreux sièges législatifs, qui peuvent être obtenus en faisant cause commune avec les mécontents de toutes sortes; ne jamais se présenter comme le parti des pauvres, mais comme celui des travailleurs; ne pas mélanger le prolétariat ouvrier avec les employés des administrations publiques, et ne pas viser à étendre la propriété de l'État; - en ce qui concerne le capitalisme, rejeter toute mesure qui semble favorable aux travailleurs, si elle conduit à un affaiblissement de l'activité sociale; en ce qui concerne le conciliarisme et la philanthropie, rejeter toute institution qui tend à réduire la lutte des classes à une rivalité d'intérêts matériels; rejeter la participation des délégués ouvriers aux institutions créées par l'Etat et la bourgeoisie; s'enfermer dans les syndicats, ou plutôt dans les Chambres de Travail, et rassembler autour d'eux toute la vie ouvrière".
La morale révolutionnaire - qui allait au-delà du marxisme - était toute là, comme le résume Croce dans Conversations critiques. Sorel a nourri et manifesté de grandes ambitions qu'il aurait transfusées dans son enseignement doctrinaire : combattre l'indifférence en matière de morale et de droit, lutter contre l'utilitarisme, initier le peuple à la vie héroïque. Nous serions heureux, écrit-il en 1907 dans les Procés de Socrate, si nous pouvions parvenir à allumer dans quelques âmes le feu sacré des études philosophiques et à convaincre certains des dangers que court notre civilisation par l'indifférence en matière de morale et de droit.
En bref, seul un mouvement ouvrier héroïque et pur, selon Sorel, pourrait empêcher le monde de glisser vers la décadence, comme l'a observé Andreu, "en bannissant toute influence démocratique et bourgeoise (parlementaires, fonctionnaires, avocats, journalistes, riches bienveillants), en rejetant toute idée de compromis avec les patrons et en assurant une autonomie d'action complète".
Sorel était devenu un conservateur. Le spectacle français et européen l'a déprimé. Il ne voyait plus personne. Il y avait peu d'amis avec qui il échangeait des lettres et à qui il confiait son amertume. Les nouveaux révolutionnaires n'étaient pas dignes de sa leçon, même si, du moins en Italie, ils continuaient à le vénérer. Il a écrit à quelques personnes: Benedetto Croce et Mario Missiroli qui a accompagné "le dernier Sorel" vers la fin. Missiroli (photo, ci-dessous) avait l'habitude de publier ses articles dans le Resto del Carlino (il les a ensuite réunis en deux volumes: L'Europa sotto la tormenta et Da Proudhon a Lenin). Seul, malade et pauvre, il meurt le 27 août 1922. Sa chambre funéraire, raconte Daniel Halévy, était nue, le cercueil recouvert d'un tissu noir, sans croix, reposant sur un simple trépied, personne ne veillait sur lui, une flamme s'éteignait lentement.
L'homme qui avait mis le feu à l'Europe n'avait même pas les condoléances de ceux qui lui devaient tout. Et il a laissé derrière lui l'une de ses œuvres les plus impressionnantes, des Réflexions sur la violence aux Illusions du progrès et aux Ruines du monde antique : un héritage dans lequel nous ne cesserons jamais de puiser à la recherche des raisons de la décadence d'un monde et des déceptions de révolutions qui ont produit des monstruosités infinies.
Pierre Andreu, Sorel il nostro maestro, éditions Oaks, 2021, pp. 295, € 25,00.
10:17 Publié dans Livre, Livre, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, pierre andreu, georges sorel, philosophie, philosophie politique, théorie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook