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samedi, 03 mai 2025

Le système de la peur

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Le système de la peur

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/il-sistema-della-paura/

Pour une fois, allons-y doucement. C'est-à-dire, ne nous contentons pas de décrire et d'analyser autant que possible les faits individuels, mais regardons-les avec un regard plus large. Une vue d'ensemble, en quelque sorte.

La guerre. La guerre est partout. La guerre est en Palestine, avec le massacre de Gaza, avec un Liban acculé par l'offensive israélienne, avec une Syrie déchirée et, au moins en partie, aux mains du boucher al-Jolani et de ses milices. Et, ensuite, il y a l'offensive turque contre les Kurdes, la menace d'une confrontation directe entre Israël et l'Iran, tout le Grand Moyen-Orient en ébullition.

Puis l'Ukraine. Une nation envoyée à l'abattoir pour des intérêts financiers peu avouables. Et dirigée par une sorte de caricature de dictateur typique d'un État bananier. Mais qui n'est ni drôle ni souriante comme celle de Woody Allen. Parce qu'il massacre inutilement ce qui devrait être son peuple. Qu'il tyrannise avec un système policier et tyrannique qui n'a que très peu de comparaisons dans l'histoire.

Et les vents de la guerre soufflent sur la Roumanie. Un coup d'État interne vient de s'y produire, avec le soutien d'un pouvoir judiciaire soumis: il a exécuté la volonté de Bruxelles. Pour empêcher un candidat indépendant, vainqueur des élections, d'accéder à la présidence.  Accusé d'être à la solde de Moscou, mais en réalité seulement conscient du désastre que représenterait une guerre avec le colosse russe. Et, enfin, la Transnistrie qui se déclare indépendante et demande l'aide de Moscou. Comme les Gagaouzes, minorité persécutée.

Puis la Serbie. Assiégée par une Union européenne de plus en plus hostile. Celle-ci a favorisé la composante albanaise du Kosovo, en ignorant l'histoire et en déformant la réalité. Elle a livré cette région agitée à des bandes criminelles, mal aimées, voire craintes par l'Albanie elle-même. Transformer le Kosovo en une sorte de Tortuga, un royaume de l'obstruction, utile uniquement aux mafias internationales. Et de plus en plus pénétré par des éléments du djihadisme islamique.

Et la Bulgarie dans la tourmente. Et la Slovaquie presque déstabilisée par la tentative d'assassinat de son premier ministre, Fico.

Et les vents de guerre qui soufflent chaque jour dans la région du Pacifique. Taïwan est utilisé comme avant-poste d'une guerre future, peut-être imminente, avec la Chine. Une guerre que les stratèges de Pékin, bien qu'ils ne la souhaitent pas, considèrent comme (presque) inévitable.

Et je pourrais continuer en évoquant les tourments de l'Afrique. Au désastre militaire qui a anéanti ce qui était la Libye. Aux conflits dans la région du Sahel. Au Soudan tourmenté par des guerres civiles et religieuses....

Et puis, un pas en arrière. De quelques années. La terreur - car c'est bien de cela qu'il s'agit - semée par le vir us du COVI D. La panique, presque généralisée, qui a semblé paralyser le monde, pour ce qui, à y regarder de plus près, n'était qu'une épidémie de grippe un peu plus forte. Celle qui arrive tous les dix ans environ. Et qui emporte, malheureusement, beaucoup de personnes âgées et malades.

Mais, cette fois, confinement, ou plutôt relégation à domicile. Des vaccins qui n'en étaient pas et qui, au contraire, affaiblissaient les personnes en bonne santé, provoquant des milliers de morts. Et surtout, une sorte de tare imminente, une angoisse sourde, essentiellement immotivée, mais dont on peine à sortir.

Réfléchissez un instant à tout cela. Et abstenez-vous du jeu futile qui consiste à blâmer l'un ou l'autre. Évitez de prendre parti, pour une fois au moins. Et soustrayez vous à la propagande massive qui vous conditionne.

En vous posant une question. Une seule question.

Quelle est la cause de tout cela ? Quel est le résultat ? Quelle finalité, surtout. Parce qu'un but, un but premier dont tous les autres découlent, il doit y en avoir un. Ce qui s'est passé et continue de se passer n'est pas, ne peut pas être le produit aléatoire de coïncidences inhabituelles. Au contraire, si l'on regarde la scène générale... d'en haut, d'une vue d'oiseau, sans jugements artificiels a priori, on peut entrevoir un dessein général.

Et ce dessin n'est autre que... la peur.

Mais pas une peur normale, naturelle, instinctive... mais plutôt une peur induite, systémique.

Une peur qui sert à asservir les hommes. À les priver de toute liberté. De tout élan.

Oui, mais induite par qui ? Cela reste l'énigme suspendue... car ceux qui apparaissent, politiciens, fonctionnaires, journalistes asservis... ne sont, à l'évidence, que des outils.

De quelque chose d'autre. De quelque chose que je ne peux, ou n'ose, définir.

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Le fondamentalisme idéologique en politique internationale

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Le fondamentalisme idéologique en politique internationale

Glenn Diesen

Source: https://x.com/Glenn_Diesen/status/1912598897077203324

On parle de fondamentalisme idéologique lorsque l'idéologie convainc le public que la politique est une lutte entre le bien et le mal. Les gens n'évaluent plus les États en fonction de ce qu'ils font dans le système international, mais en fonction des identités politiques qui leur sont attribuées.

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Kenneth Waltz, le parrain de la théorie néoréaliste, a observé que les démocraties occidentales étaient enclines au fondamentalisme idéologique. Waltz écrivait :

« Les citoyens des États démocratiques ont tendance à considérer leur pays comme bon, en dehors de ce qu'il fait, simplement parce qu'il est démocratique... Les États démocratiques ont également tendance à considérer les États non démocratiques comme mauvais, en dehors de ce qu'ils font, simplement parce qu'ils ne sont pas démocratiques »

Les citoyens des démocraties pensent également que leur pays est plus pacifique parce qu'il est démocratique. La conviction que les démocraties sont plus pacifiques et moins susceptibles de déclencher des guerres a jeté les bases des « guerres démocratiques », car envahir des pays non démocratiques pour les rendre démocratiques est censé rendre le monde plus pacifique. Les démocraties occidentales se sont donc engagées dans des guerres perpétuelles avec la promesse d'assurer la paix perpétuelle de Kant.

Le fondamentalisme idéologique est, dans une certaine mesure, ancré dans la nature humaine, car les êtres humains sont des animaux sociaux qui s'organisent en groupes depuis des dizaines de milliers d'années pour trouver la sécurité et un sens à leur vie. Les êtres humains s'organisent instinctivement en groupes internes (nous) contre des groupes externes diamétralement opposés (eux). Le groupe extérieur, qui est notre opposé, réaffirme notre propre identité - nous ne pouvons nous identifier que comme blancs s'il y a des noirs, que comme occidentaux s'il y a des orientaux, que comme civilisés s'il y a des barbares, que comme démocratiques s'il y a des autoritaires, et que comme bons s'il y a des méchants.

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Le groupe « nous » est mobilisé et la solidarité est assurée en s'organisant autour de récits qui opposent le « nous » au « eux » et le « bien » au « mal ». En temps de paix, l'individu est autorisé à s'écarter du groupe et il est plus probable que nous humanisions également nos adversaires.

En revanche, en période de conflit, nous nous replions instinctivement sur le groupe par souci de sécurité et les barrières entre le groupe d'appartenance et le groupe d'exclusion sont renforcées. Tout individu qui s'écarte du groupe, par exemple en essayant de comprendre le groupe extérieur, est immédiatement suspecté et puni. Il s'agit là d'un trait de la nature humaine, même si l'idéologie l'amplifie. La conséquence est que nous exagérons ce qui nous unit à nos alliés et ce qui nous différencie de nos adversaires.

Le fondamentalisme idéologique contre la raison dans la sécurité internationale

Le système international est défini par l'anarchie internationale, ce qui signifie qu'il n'y a pas de centre de pouvoir unique qui monopolise l'usage de la force. Par conséquent, chaque État doit s'armer pour assurer sa sécurité et les États se livrent à une concurrence en matière de sécurité, car la sécurité d'un État est souvent synonyme d'insécurité pour un autre.

Le décideur rationnel reconnaît que plus d'armes n'entraîne pas toujours plus de sécurité ; il faut plutôt réduire la concurrence en matière de sécurité en réduisant également la façon dont nous menaçons les autres.

Cet objectif peut être atteint grâce à la compréhension mutuelle et à l'instauration de la confiance, ce qui suppose que nous nous mettions à la place de l'adversaire pour comprendre ses préoccupations en matière de sécurité. Il ne s'agit pas de faire preuve de charité, mais de reconnaître que la réduction des préoccupations sécuritaires des adversaires réduira leur besoin de s'armer et de répondre aux menaces. L'atténuation de la concurrence en matière de sécurité entre les différents centres de pouvoir a jeté les bases de l'ordre mondial moderne et de la diplomatie à la paix de Westphalie.

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Le concept de « sécurité indivisible », qui suggère que la sécurité de tous les États est intrinsèquement liée, relevait autrefois du bon sens et constituait le fondement de la sécurité internationale. En Occident, nous ne discutons plus des préoccupations sécuritaires de la Russie, de la Chine, de l'Iran ou d'autres États figurant sur la liste toujours plus longue des pays considérés comme des adversaires. Les efforts visant à comprendre les préoccupations sécuritaires du groupe extérieur sont interprétés comme de la sympathie et de la trahison. La loyauté envers le groupe intérieur est prouvée en répétant des mantras sur le fait que « nous » sommes bons et pacifiques et qu'« ils » sont mauvais et dangereux. Si l'on ne s'adapte pas aux récits et au langage manichéens, cela signifie que l'on ne fait pas partie du groupe d'appartenance.

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La conséquence du fondamentalisme idéologique est donc l'incapacité à atténuer la concurrence en matière de sécurité. Le décideur irrationnel se convaincra que nos armes et nos activités militaires sont bonnes, non provocatrices et défensives, alors que les armes et les activités militaires de l'adversaire sont belliqueuses, menaçantes et destinées à l'agression. Nos stratégies de sécurité ont été organisées autour de l'idée que la liberté et la démocratie dépendent de la domination perpétuelle de l'Occident.

L'analyse de la manière dont nos adversaires nous menacent ne donne que la moitié de l'histoire, et une analyse aussi limitée nuit à notre sécurité. Sans la capacité d'atténuer les préoccupations sécuritaires de l'adversaire, il ne nous reste que la stratégie de sécurité de la dissuasion, de l'endiguement et de la défaite de nos adversaires. Cela me semble très familier, car c'est à cela que s'est réduite la sécurité de l'Occident politique.

L'Occident est engagé dans une guerre perpétuelle qui implique de menacer et d'attaquer constamment d'autres États, d'interférer dans leurs affaires intérieures, de renverser des gouvernements, d'occuper, d'étendre des blocs militaires et de déployer des systèmes d'armes offensifs. Pourtant, suggérer que d'autres États puissent nous considérer comme une menace est accueilli avec mépris et interprété comme un soutien à l'ennemi. Nos intentions sont bienveillantes et nos actions sont vertueuses car elles soutiennent des objectifs et des valeurs désintéressés. En revanche, on suppose toujours que nos adversaires sont animés de mauvaises intentions. Leurs actions ne sont jamais une réponse à ce que nous avons fait ; elles apparaissent toujours dans le vide et sont motivées par leur nature belliqueuse et leurs mauvaises valeurs.

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Le fondamentalisme idéologique d'hier à aujourd'hui

En 1982, le célèbre diplomate américain George Kennan a mis en garde contre ce qui apparaît comme une définition parfaite du fondamentalisme idéologique, qui, selon lui, a mis l'Occident sur la voie de la guerre. Kennan écrivait :

« Je trouve que la vision de l'Union soviétique qui prévaut aujourd'hui dans une grande partie de nos institutions gouvernementales et journalistiques est si extrême, si subjective, si éloignée de ce que tout examen sérieux de la réalité extérieure révélerait, qu'elle est non seulement inefficace mais dangereuse en tant que guide de l'action politique. Cette série interminable de distorsions et de simplifications excessives, cette déshumanisation systématique des dirigeants d'un autre grand pays, cette exagération routinière des capacités militaires de Moscou et de l'iniquité supposée des intentions soviétiques, cette déformation monotone de la nature et des attitudes d'un autre grand peuple .... cette application inconsidérée de la règle du « deux poids, deux mesures » dans le jugement de la conduite soviétique et de la nôtre ; cette incapacité à reconnaître, enfin, le caractère commun de nombre de leurs problèmes et des nôtres à mesure que nous avançons inexorablement dans l'ère technologique moderne ; et cette tendance correspondante à considérer tous les aspects des relations en termes d'un prétendu conflit total et irréconciliable de préoccupations et d'objectifs : ce ne sont pas là, croyez-moi, les marques de la maturité et du discernement que l'on attend de la diplomatie d'une grande puissance ; ce sont les marques d'un primitivisme intellectuel et d'une naïveté impardonnables dans un grand gouvernement... Par-dessus tout, nous devons apprendre à considérer le comportement des dirigeants de ce pays [l'Union soviétique] comme étant en partie le reflet de la façon dont nous le traitons nous-mêmes. Si nous insistons pour diaboliser ces dirigeants soviétiques, pour les considérer comme des ennemis absolus et incorrigibles, uniquement habités par la peur ou la haine qu'ils éprouvent à notre égard et voués à rien d'autre que notre destruction, c'est ainsi, en fin de compte, que nous les aurons à coup sûr, ne serait-ce que parce que notre vision d'eux ne permet rien d'autre, ni pour eux, ni pour nous.»

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L'année suivante, en 1983, le monde a failli s'écrouler. L'OTAN a lancé son exercice militaire Able Archer, qui a fait croire à l'Union soviétique qu'elle était attaquée, et une guerre nucléaire a failli être déclenchée. Le président Reagan s'est rendu compte de façon surprenante que les Soviétiques avaient des préoccupations en matière de sécurité concernant les activités militaires de l'OTAN :

« Trois années m'ont appris quelque chose de surprenant sur les Russes : De nombreuses personnes au sommet de la hiérarchie soviétique avaient véritablement peur de l'Amérique et des Américains... J'ai toujours pensé que nos actes devaient montrer clairement que les Américains étaient un peuple moral qui, depuis la naissance de notre nation, avait toujours utilisé son pouvoir uniquement comme une force du bien dans le monde ».

Il est très inquiétant que le président des États-Unis n'ait pas compris que le pays contre lequel les États-Unis ont mené une guerre froide de plusieurs décennies et contre lequel ils ont pointé des milliers d'armes nucléaires puisse considérer les États-Unis comme une menace. Cela semble absurde, mais qu'est-ce qui a vraiment changé ? L'Occident se met-il aujourd'hui à la place de ses adversaires ?

Après la guerre froide, la stratégie américaine d'unipolarité ou d'hégémonie mondiale était légitimée par ses valeurs démocratiques libérales, qui devaient être une force pour le bien dans le monde et bénéficier à l'ensemble de l'humanité. L'expansionnisme de l'OTAN était la manifestation des ambitions hégémoniques, et l'OTAN se réfère aussi fréquemment à elle-même comme une force pour le bien dans le monde.

L'OTAN ne peut donc pas comprendre pourquoi une puissance quelconque la considérerait comme une menace. L'OTAN, en tant que bloc militaire, exprime l'objectif de la sécurité par la domination, perturbe la stabilité nucléaire avec la défense antimissile stratégique, s'étend à l'Est et envahit d'autres pays qui ne l'ont jamais menacée. Pourtant, l'OTAN se considère comme une communauté de valeurs, et la peur de l'OTAN est balayée comme une peur de la démocratie. C'est absurde, mais c'est le mantra que tout le monde est obligé de répéter pour démontrer sa loyauté envers le groupe.

Suggérer que la Russie a des craintes légitimes vis-à-vis de l'OTAN est rejeté comme de la paranoïa, de la propagande et la répétition des discours du Kremlin. L'argument est que la Russie devrait se réjouir de voir l'OTAN marcher sur ses frontières, car cela apportera la démocratie, la paix et la stabilité - et la Chine devrait également se réjouir que les États-Unis garantissent la liberté de navigation le long de ses côtes. Le fondamentalisme idéologique n'ayant pas été contré par l'hubris idéologique de l'après-guerre froide, il est raisonnable de se demander si nos dirigeants n'ont pas abandonné la raison.

Les récits des fondamentalistes idéologiques

L'explication la plus courante des réactions de la Russie à l'expansion de l'OTAN est d'y voir une simple volonté de restaurer l'Union soviétique. La preuve la plus courante de la volonté du président Poutine de restaurer l'Union soviétique est qu'il estime que l'effondrement de l'Union soviétique a été la plus grande tragédie du XXe siècle, sans qu'aucun autre contexte ne soit apparemment nécessaire.

Cette allégation est répétée par les politiciens, les médias et les universitaires, mais elle est profondément erronée. Dans son discours, M. Poutine a déclaré:

« Nous devons reconnaître que l'effondrement de l'Union soviétique a été l'un des principaux désastres géopolitiques du siècle. Pour la nation russe, c'est devenu un véritable drame. Des dizaines de millions de nos concitoyens et compatriotes se sont retrouvés hors du territoire russe. De plus, l'épidémie de désintégration a contaminé la Russie elle-même. L'épargne individuelle a été dépréciée et les vieux idéaux détruits. De nombreuses institutions ont été démantelées ou réformées de manière inconsidérée. L'intervention terroriste et la capitulation de Khasavyurt qui s'en est suivie ont porté atteinte à l'intégrité du pays. Les groupes oligarchiques, qui exercent un contrôle absolu sur les canaux d'information, servent exclusivement leurs propres intérêts corporatistes. La pauvreté de masse a commencé à être considérée comme la norme. Tout cela s'est déroulé dans un contexte de récession économique dramatique, d'instabilité financière et de paralysie de la sphère sociale ».

Plus tard, lorsqu'on a demandé à Poutine de développer ses commentaires, il a répondu : Quiconque ne regrette pas la disparition de l'Union soviétique n'a pas de cœur. Ceux qui veulent la restaurer n'ont pas de cervelle.

Le discours de Poutine, une preuve essentielle pour soutenir le récit d'un désir de restaurer l'Union soviétique, n'est manifestement pas tel qu'il a été présenté au public occidental manipulé. Lorsque le contexte et les faits ne cadrent pas avec le récit, les fondamentalistes idéologiques font leur part du « bon combat » en ignorant la réalité.

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Le langage des fondamentalistes idéologiques

Le fondamentalisme idéologique soutient également le développement d'un nouveau langage consistant en un langage binaire simpliste opposant le bien au mal pour donner une légitimité ou nier l'illégitimité. Nos intérêts sont présentés comme la promotion de bonnes valeurs, tandis que les intérêts illégitimes de nos adversaires représentent le contraire.

Dans la compétition pour la domination pendant la guerre froide, les États-Unis étaient le « leader du monde libre », tandis que l'adversaire soviétique était un « empire du mal ». Après la guerre froide, les États-Unis ont affirmé que leurs ennemis étaient des « malfaiteurs », que les États adversaires faisaient partie d'un axe du mal, alors que les États-Unis étaient un croisé de la liberté.

La tentative des États-Unis de remplacer la Russie en tant que fournisseur d'énergie à l'Europe a été présentée comme visant à contrer « l'arme énergétique russe » et à répandre le « gaz de la liberté » et les « molécules de la liberté américaine ». Les États-Unis et la Russie poursuivaient le même objectif, mais ils ne sont pas comparables, l'un étant bon et l'autre mauvais.

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George Orwell parlait de newspeak, la création d'une nouvelle langue qui rend impossible l'expression et même la pensée d'une opposition. La « diplomatie de la canonnière », qui consistait à intimider d'autres États, est aujourd'hui remplacée par la « liberté de navigation ». Nous ne cherchons pas à dominer et à imposer nos diktats, nous négocions à partir d'une « position de force ». Nous ne soutenons pas la torture, mais nous disposons de « techniques d'interrogatoire renforcées ». Nous ne pratiquons pas la subversion, mais la « promotion de la démocratie ». Nous ne soutenons pas les coups d'État, mais les « révolutions démocratiques ». Nous n'envahissons plus de pays, nous avons des « interventions humanitaires ». Nous n'étendons pas un bloc militaire qui redivise le continent, nous avons « l'intégration européenne ». L'UE n'a pas pour politique d'établir une sphère d'influence, elle a pour politique d'établir un « cercle d'États amis bien gouvernés ». Il est toujours obligatoire de parler de l'OTAN comme d'une « alliance défensive », alors qu'elle attaque des pays qui n'ont même pas menacé le bloc militaire.

Pendant la guerre d'Ukraine, un sommet a été organisé en Suisse, dont l'objectif déclaré était de mobiliser le soutien à l'Ukraine et de vaincre la Russie. Lors de cette réunion, le président polonais a appelé à décoloniser la Russie en la divisant en 200 États. Nous l'avons appelé « sommet de la paix », bien que la Russie, en tant que partie adverse, n'ait pas été invitée, que les préoccupations sécuritaires de la Russie n'aient pas été discutées et que les thèmes du cessez-le-feu et de la paix n'aient pas non plus été à l'ordre du jour.

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La réalité alternative confortable est une dangereuse auto-illusion. Les fondamentalistes idéologiques sont davantage prêts à recourir à des moyens agressifs, car ils croient poursuivre les objectifs pacifiques d'un nouveau monde pacifique. Raymond Aron écrivait en 1962 :

« La diplomatie idéaliste glisse trop souvent dans le fanatisme ; elle divise les États en bons et en méchants, en pacifiques et en belliqueux. Elle envisage une paix permanente par le châtiment des seconds et le triomphe des premiers. L'idéaliste, croyant rompre avec la politique de puissance, en exagère les crimes ».

vendredi, 02 mai 2025

King Kong et la profanation du monde

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King Kong et la profanation du monde

Nicolas Bonnal

On nous disait que le premier King Kong c’était une métaphore de la crise de 29… Et le comte Zaroff ?

Le grand King Kong c’est le deuxième, celui de Guillermin, français (d’origine) créateur de la Tour infernale, et qui pendant quelques années a réalisé des superproduction géniales qui enfoncent tous les opus contemporains de Godard et compagnie ; et ce film est essentiel pour des raisons moins liées au cinéma que prévu (de toute manière c’est fini depuis Griffith ou Orson le cinéma) : on a une époque déchue mais lucide, un peu contestataire (le personnage de Jeff Bridges) ; on a la crise du pétrole et la révolte contre l’industrie (ce que Spengler appelle dans son livre sur la technique "la nausée de la machine") ; on a la prison de fer du grand pétrolier (fantastique décor) où l’on enferme le terrible poète amoureux, et qui rappelle encore et toujours la prison de fer de Dick; on a la lucidité maladroite et sympa des personnages pas trop prétentieux et encore positifs (l’une veut être une star, l’autre plus riche, l’autre sauveur de la nature); on a John Barry, musicien primaire mais malin génie capable de vous transporter trois notes ; on a Kauai l’île magique de l’archipel, et sa plage d’Honopu, et son rocher cathédrale. On a un peu de brouillard et on a un bon tricoteur de singe. La leçon anti-spectaculaire et anticapitaliste du film (le rigolo producteur finit écrasé par son monstre, on est à une époque où l’anticapitalisme de façade, venu de Debord ou Marcuse, ne doute de rien) a vite fait long feu mais l’essentiel reste. On enlève leur singe aux indigènes, on est dans la deuxième chute d’Eliade, dans le désenchantement du monde pas très bien compris par Max Weber.

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Ce film avait été moqué par la critique – mais moins par l’excellent critique et épistémologue iranien Youssef Ishagpour, qui essaie de voir au-delà d’Hollywood et ses stars. D’ailleurs c’était un film sans stars : ni la blonde (maladroite et malheureuse Jessica Lange) ni les acteurs ne sont vraiment des stars. La star c’est le singe, le sujet c’est l’amour si l’on veut, et la folie du monde moderne qui détruit le singe au lieu de l’exploiter. On n’a plus de pétrole alors on a des idées, on n’a plus d’usines alors tout devient spectacle et simulacre (le Vietnam d’Apocalypse now…). Vive Debord.

D’une certaine manière le film se termine dès que l’on retire le grand singe de son île. Les sauvages locaux, qui sont comme nos paysans de Farrebique, des êtres enracinés dans leur terre avec une relation magique au cosmos (cf. le marxiste Henri Lefebvre et ses propos sur la petite église de campagne encore ouverte dans les Fifties). Prescott explique très bien dans son anglais mesuré :

No, you're dead wrong. He was the terror, the mystery of their lives, and the magic. A year from now that will be an island full of burnt-out drunks. When we took Kong, we kidnapped their god.

Et comme on parlait de Mircea Eliade, parlons du lien entre cinoche et religion (voir Trotski aussi) :

« Tout un ouvrage serait à écrire sur les mythes de l'homme moderne, sur les mythologies camouflées dans les spectacles qu'il chérit, dans les livres qu'il lit. Le cinéma, cette « usine des rêves », reprend et utilise d'innombrables motifs mythiques : la lutte entre le Héros et le Monstre, les combats et les épreuves initiatiques, les figures et les images exemplaire (la « Jeune Fille », le « Héros », le paysage paradisiaque, I' « Enfer », etc.).»

Eliade ajoute :

« La grande majorité des «sans-religion» ne sont pas à proprement parler libérés des comportements religieux des théologies et des mythologies. »

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Le King Kong de Guillermin c’est aussi la nostalgie d’un solide paradis (certes étrange) :

« Mais ce n'est pas uniquement dans les « petites religions » ou dans les mystiques politiques que l’on retrouve des comportements religieux camouflés ou dégénérés : on les reconnaît également dans des mouvements qui se proclament franchement laïques, voire antireligieux. Ainsi, dans le nudisme ou dans les mouvements pour la liberté sexuelle absolue, idéologies où l'on peut déchiffrer les traces de la « nostalgie du Paradis », le désir de réintégrer l’état édénique d'avant la chute, lors que le péché n'existait pas et qu'il n'y avait pas rupture entre les béatitudes de la chair et la conscience. »

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Eliade annonçait qu’on allait tomber encore plus bas (ils font des selfies devant le cadavre de leur pape) :

« La non-religion équivaut à une nouvelle« chute » de l'homme : l’homme areligieux aurait perdu la capacité de vivre consciemment la religion et donc de la comprendre et de l’assumer ; mais, dans le plus profond de son être, il en garde encore le souvenir, de même qu'après la première « chute », et bien que spirituellement aveuglé, son ancêtre, l'homme primordial, Adam, avait conservé assez d'intelligence pour lui permettre de retrouver les traces de Dieu visibles dans le Monde. Après la première « chute », la religiosité était tombée au niveau de la conscience déchirée: après la deuxième, elle est tombée plus bas encore, dans les tréfonds de l’inconscient : elle a été « oubliée ». Ici s'arrêtent les considérations de l'historien des religions. »

Sources :

Le sacré et le profane (Eliade)

https://lesakerfrancophone.fr/monseigneur-gaume-et-le-car...

Grands auteurs traditionnels contre le monde moderne (Bonnal)

L'OTAN est désormais une alliance de guerre - Interview du général Fabio Mini

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L'OTAN est désormais une alliance de guerre

Interview du général Fabio Mini

Source: https://www.sinistrainrete.info/geopolitica/30346-fabio-m...

Nous publions la transcription intégrale de l'interview du général Fabio Mini du 4 avril, publiée en avant-première exclusive.

Le 18 avril sort votre livre sur l'OTAN. Comment jugez-vous l'attitude de Trump à l'égard de l'Alliance ?

Nous vivons une période de crise, y compris pour l'OTAN, et la situation pourrait même s'aggraver. En examinant l'organisation et ses récentes décisions, je voudrais souligner que tant que Stoltenberg et Biden étaient là, l'OTAN s'est complètement rangée à l'unisson contre la Russie et s'est déclarée prête à la guerre. 

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Dans mon livre « La NATO in guerra » (éd. Dedalo, éd.), j'ai essayé d'analyser pourquoi l'OTAN s'est dégradée par rapport à son idée initiale d'Alliance atlantique. L'organisation est devenue une institution purement guerrière, orientée vers un ennemi spécifique et non hypothétique. Lors du dernier sommet de Madrid en 2022, l'OTAN a reconnu la Russie et le terrorisme comme des ennemis actuels et imminents. Telle était l'attitude au moment de l'intervention de Rutte, et Trump n'avait pas encore pris le contrôle des États-Unis.

Après que Trump a commencé à négocier avec Poutine, Rutte est resté silencieux et n'a pas attisé les tensions de manière publique et flagrante. À mon avis, il fait un travail similaire à celui de Stoltenberg, mais de manière plus discrète. Cela montre que l'OTAN est toujours derrière ces initiatives, soutenue par des pays comme la France et la Grande-Bretagne, qui veulent maintenant unir leurs forces. Certains rêvent d'une armée européenne, mais constatent qu'il n'y a pas aujourd'hui d'Europe capable d'avoir sa propre armée. Ils s'appuient sur le fait que l'on dépense beaucoup d'argent pour réarmer les pays, en prétendant que cela permettra de créer une armée efficace contre la Russie. À mon avis, cet argument est erroné. 27 armées ne font pas une armée européenne, et 32 encore moins. Je pense que l'OTAN doit être réformée sur le plan institutionnel : le traité et certains points doivent être révisés, mais il ne faut pas tout détruire. L'OTAN n'est pas seulement le traité de l'Atlantique Nord, c'est aussi une organisation importante : d'un point de vue militaire, sans compter la partie politique, l'OTAN est sans égal.

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Aucune autre organisation internationale n'a la même capacité à mener des opérations et à trouver des ressources. La structure de l'OTAN est forte et bien organisée, avec des centres de communication, des installations satellitaires et le contrôle du ciel et des mers. Ces structures dépendent à 90% des ressources américaines, pas seulement de l'argent, comme le dit Trump, mais des installations fournies par les États-Unis. Si les États-Unis devaient se séparer complètement de l'OTAN, cela conduirait à un effondrement total. Les États-Unis n'auraient plus d'organisation à qui s'adresser ou donner des ordres sur le théâtre européen. Je constate que la Grande-Bretagne, l'Allemagne et surtout la France veulent créer une « coalition des volontaires », qui cache en réalité une volonté de former une OTAN européenne. Si les Américains ne sont pas d'accord, ils voudront faire autre chose.  Je me souviens bien de l'époque où l'OTAN, qui était transatlantique, s'opposait au Pacte de Varsovie, qui était purement continental et européen.

À mon avis, ce que la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et d'autres veulent créer, c'est un nouveau Pacte de Varsovie mais, cette fois, dirigé contre la Russie comme pour marquer le début d'une guerre ouverte et illimitée entre l'UE et la Russie. Lorsque nous disons « sans limites », nous voulons dire que toutes les lois et tous les accords visant à limiter les armes, en particulier les armes nucléaires, n'existeront plus. Les États-Unis se sont retirés des accords START et des accords sur les missiles de théâtre et intercontinentaux. Si l'UE crée une « coalition de volontaires » pour faire face à la Russie, elle doit reproduire ce dont l'OTAN dispose, mais sans le soutien des États-Unis pour l'infrastructure et le commandement. Cela pourrait nuire à Trump et aux États-Unis, qui ne quitteront pas l'OTAN. Le pont transatlantique est crucial pour eux, au moins pour maintenir le commandement stratégique européen.

Vous ne croyez donc pas à la possibilité que les États-Unis quittent l'OTAN?

Les États-Unis pourraient toutefois limiter leur intervention militaire dans l'OTAN tout en conservant un contrôle politique et décisionnel sur cette organisation. Avec Trump, les États-Unis pourraient perdre l'attrait qu'ils exerçaient sous d'autres présidents. L'UE espère que Trump ne durera que quelques années et qu'ensuite nous pourrons revenir à un ordre transatlantique différent et avoir un rôle à jouer en Ukraine, non seulement pour la reconstruction, mais aussi pour favoriser une intervention directe.

Si, comme vous le prétendez, l'hypothèse d'un réarmement rapide est fondamentalement irréaliste, pensez-vous que ce plan de réarmement, plutôt que d'être dirigé contre la Russie, vise à imposer une économie de guerre aux peuples européens ?

Je voudrais vous remercier de m'avoir rappelé une chose que j'ai dite il y a longtemps et qui reste valable dans la situation actuelle. Le conflit, bien que prolongé, est de nature conventionnelle. La Russie n'a pas l'intention d'utiliser des armes nucléaires, le conflit demeure de ce fait conventionnel.

Les perspectives sont une projection de ce que nous faisons dans le présent. Si nous nous préparons à la guerre contre la Russie, l'avenir sera une guerre contre la Russie : pour l'éviter, il faudrait un événement extraordinaire ou un miracle. Si l'on se prépare à la guerre, contrairement à ce que certains ont dit dans le passé, on veut la guerre.

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Actuellement, certains pays de l'OTAN et de l'UE planifient une intervention militaire en Ukraine, en dehors de l'alliance, avec ceux que l'on appelle les « volontaires ». Ils disent vouloir la victoire de l'Ukraine, mais pour ce faire, ils ont besoin d'un plan de réarmement européen d'ici 2030, avec un montant hypothétique de 800 milliards d'euros pour construire des armées capables d'intervenir contre la Russie. Mais cette idée, que je considère comme une folie, est possible. Mais quelle est sa probabilité ? Nous, militaires, avons l'habitude de penser en termes de probabilités et non de possibilités. Ce qui est probable, c'est que ce plan n'a pas pour but premier de lutter contre la Russie, mais d'avoir un effet dissuasif. Toutefois, cette dissuasion ne fonctionnera pas. Il s'agit avant tout de réarmer les nations européennes, ce qui signifie créer de nouvelles industries ou moderniser les industries existantes pour produire des armes, en déplaçant la production des besoins économiques et sociaux vers les besoins militaires. Les 800 milliards prévus jusqu'en 2030 ne serviront qu'à renforcer les armées des 27 pays concernés. Connaissant un peu le fonctionnement des armées, nous nous demandons si ces fonds, en particulier ceux destinés à l'Allemagne, serviront uniquement aux armées ou également aux industries. Ils serviront probablement à bien d'autres choses.

Si l'Italie se voyait attribuer, par exemple, 100 milliards sur ces 800 milliards pour renforcer l'armée et l'envoyer en Ukraine, il faut réfléchir à ce que cela implique. Tout d'abord, 100 milliards devront être dépensés pour appeler les gens à prendre les armes. Tout le monde parle des armes, mais pas des hommes qui doivent se battre. Cet argent servira à remettre sur pied le système de mobilisation, ce qui a un coût social énorme. Historiquement, toute mobilisation débouche sur une guerre ou une révolution interne. Les milliards seront principalement consacrés aux systèmes d'armes, les avions étant les plus chers et devant être achetés aux Américains, ainsi que les chars, les missiles et tous les systèmes d'artillerie. Si nous voulons les produire nous-mêmes, cela prendra au moins dix ans, et non cinq.

Il est essentiel que ces 800 milliards soient disponibles au cours des deux prochaines années pour soutenir l'effort de guerre contre la Russie. Dans le cas contraire, le réarmement pourrait s'avérer un désastre, voire un simple renforcement psychologique. De plus, ce réarmement pourrait provoquer la Russie, qui ne peut se permettre une guerre conventionnelle avec l'Europe et pourrait répondre avec des armes nucléaires tactiques.

Vous avez affirmé que la confrontation avec la Russie serait de nature conventionnelle. Avec ces 800 milliards d'euros, dans combien de temps l'UE sera-t-elle prête à la guerre ? Pensez-vous que des hommes seront envoyés en Ukraine ?

J'ai écrit à ce sujet dans mon livre précédent, qui reste d'actualité. La guerre est dirigée contre l'Europe et les pays européens. Le réarmement est également contre l'Europe. Passer d'une économie libre à une économie de guerre ne fonctionne pas. J'ai parlé de la mobilisation, pas tant de la conscription que de la création de réserves. Nous devrions mobiliser toutes les personnes physiquement aptes âgées de 18 à 64 ans, prêtes à l'action: j'ai écrit à ce sujet dans Fatto Quotidiano.

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L'Ukraine n'a pas réussi à faire de sa guerre contre la Russie une guerre populaire. Elle n'a pas su mobiliser la population. Les premiers volontaires, ceux qui se sont présentés, étaient tous politisés et extrémistes, comme le souligne une étude que j'ai citée dans un article du Fatto Quotidiano. Cette étude a été présentée par deux économistes, l'un néerlandais et l'autre finlandais.

En Ukraine, l'armée actuelle est encore principalement composée de ces volontaires politisés et idéologisés, et non de la population en général. En Europe, si nous osions proposer une nouvelle mobilisation pour la guerre ou la défense, nous ne tiendrions pas socialement. Nous ne pouvons pas nous le permettre socialement. Les ressources pour le réarmement et la guerre ne viennent pas de nulle part. Si c'était le cas, cela signifierait qu'elles n'existent pas vraiment. De nombreux économistes discutent déjà de ce problème: où trouverons-nous 800 milliards? Nous pouvons émettre 200 milliards de bons du Trésor européen, mais ce n'est que de la dette. Il n'y a pas de ressources réelles, ni sociales, ni humaines, ni de consensus pour une telle opération.

Je considère cette opération comme une forme de profit immédiat à court et moyen terme, conçu pour canaliser les ressources vers des industries qui ne visent pas à gagner contre la Russie, mais à minimiser les pertes de l'Ukraine. Cela permettra une deuxième « débauche » d'argent et de ressources lors de la reconstruction de l'Ukraine. Il s'agit d'une astuce de bureaucrates et de technocrates qui se fichent éperdument des implications humaines et sociales de leurs décisions.

Je voudrais maintenant évoquer brièvement le président du comité militaire de l'OTAN. Il s'agit actuellement d'un amiral italien, alors qu'il s'agissait auparavant d'un amiral néerlandais nommé Bauer. Fin 2024, Bauer a participé à un forum avec plusieurs hommes d'affaires. L'amiral Bauer a parlé de la nécessité pour l'Ukraine de gagner contre la Russie et a déclaré, de manière presque brutale, que pour les dix prochaines années, il est bon d'investir dans les armes, car c'est une bonne affaire. Il a ajouté que, même si cela peut paraître déplaisant à dire, il y aura des morts derrière ces opérations, mais que, du point de vue de l'investissement, c'est rentable. Deux mois plus tard, von der Leyen disait la même chose, proposant de constituer un trésor de 800 milliards pour faire un bon investissement afin de faire un bon profit.

Que doit faire l'Italie, manifestement déchirée dans son choix entre le père américain et la mère européenne ?

L'Italie est orpheline. Elle n'a pas de « père » américain, même si j'aime le peuple américain, que j'ai vécu aux États-Unis et que j'ai pris trente kilos en mangeant leur nourriture. Les États-Unis n'ont jamais été le père de personne; ils n'ont jamais pensé à l'avenir de leurs enfants, mais seulement à celui de leurs serviteurs. Nous ne pouvons pas revenir à cette situation. Si je devais conseiller quelqu'un, je dirais d'éviter de nous mettre à genoux sur la question des droits de douane. Trump cherche à humilier ses interlocuteurs, même s'il dit s'entendre avec Poutine. Il veut aussi humilier Starmer, à qui il a accordé des droits de 10% pour cette seule raison.

L'Italie doit se réorganiser pour exploiter ses ressources.

Nous devons regarder au-delà des États-Unis et considérer le reste du monde, qui représente 80% du marché mondial. Nous ne pouvons pas dépendre d'un seul client riche, mais devons explorer d'autres voies.

Nous parlons d'un « dos droit », mais attention: un dos droit peut aussi être courbé à 90°. Nous devons négocier techniquement, en remettant en cause ce qui ne va pas. L'Italie a de nombreuses cartes à jouer, comme l'OTAN, où nous avons un amiral qui peut faire beaucoup s'il est soutenu par un gouvernement aux idées claires.

Nous devons ouvrir le marché à d'autres réalités, en laissant de côté les idéologies et les projets d'exploitation. Nous pouvons exercer une influence en Afrique et au Moyen-Orient, en nous désengageant de l'idéologie américaine. Lorsque nous nous sommes lancés dans la guerre en Ukraine, nous l'avons fait avec le régime de Biden, plus axé sur l'énergie de guerre que celui de Trump. Nous devons servir les intérêts nationaux, et pas seulement suivre les États-Unis.

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Les tarifs douaniers ne concernent pas seulement les nations, mais aussi les industries. Politiquement, nous ne pouvons pas nous abaisser au niveau du marchandage. L'Italie doit également commencer à se faire entendre en Europe. L'Union européenne et l'OTAN ont accueilli des pays ayant des ambitions contre la Russie, mais nous, comme nous l'entendons souvent, n'avons jamais été en guerre avec la Russie. Cependant, nous participons à cette aventure pour soutenir une intervention armée, mais nous devons être clairs sur ce que nous voulons.

L'intervention armée dont on parle est une transition vers une trêve ou une paix négociée. En réalité, on veut mettre les forces européennes en contact direct avec la Russie, un piège dans lequel Zelensky nous a poussés. Nous ne pouvons pas nous permettre de mettre notre tête dans les bois de la guillotine. Nous devons avoir le "dos droit" et ne pas céder à ce que nous imposent les États-Unis ou l'Angleterre, qui poursuit son dessein impérial, surtout en Europe du Nord. Nous, Italiens, dans le sud de l'Europe, devons cesser d'apporter de l'eau au moulin de ceux qui ne veulent pas de nous et qui nous haïssent.

A propos de la mort de Bergoglio

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A propos de la mort de Bergoglio

par Andrea Zhok

Source: https://www.sinistrainrete.info/articoli-brevi/30343-andr...

Les vingt dernières années de pontificat ont, je crois, brossé un tableau dans lequel le déclin de l'influence internationale de la papauté de Rome s'est révélé une évidence.

Les deux derniers pontifes ont tenté des voies complémentaires, en partie opposées, pour redonner une place centrale à l'Église catholique.

Le pape Benoît XVI, au cours de son pontificat de huit ans (2005-2013), a tenté de suivre une voie de consolidation doctrinale avec la restauration de certains facteurs traditionnels. Sur cette voie « traditionaliste », il s'est heurté à une telle résistance dans l'entourage du Vatican qu'il a pris la décision sans précédent d'abandonner le trône papal à vie. Le geste de Benoît XVI s'est voulu emblématique, admonitif.

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La référence au fondateur du principal ordre monastique, saint Benoît, a été conçue par Ratzinger comme un souhait et une inspiration pour une « renaissance » du monde occidental, tout comme les monastères bénédictins en avaient été la matrice après l'effondrement de l'empire romain (la déposition du dernier empereur occidental, Romulus Augustulus, a eu lieu en 473 après J.-C., la composition de la règle bénédictine a eu lieu en 525 après J.-C.). Cet espoir et cette inspiration de Benoit XVI ont échoué. Les papes, comme les souverains du passé, ne règnent jamais seuls, mais ont besoin d'un environnement fonctionnel, d'une « cour », d'un « appareil » efficace adhérant à la « mission », pour pouvoir traduire leur magistère dans les coutumes et les institutions. Et cet environnement s'est avéré inadéquat pour traduire le magistère de Ratzinger.

Le pape Bergoglio était monté sur le trône papal en se référant à une autre figure emblématique, moins décisive sur le plan institutionnel, mais puissante sur le plan idéel : Saint François d'Assise.

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La figure de François, ascétique, mystique, avec des traits presque panthéistes, exprimait un souhait et une inspiration différents de ceux de Benoît, mais connotait également un renouveau radical. L'orientation idéale du pape François visait à soutenir les humbles, les « perdants » du monde moderne, il voulait critiquer l'exploitation de l'homme sur l'homme et de l'homme sur la nature.

L'encyclique « Laudato Si » reste un texte exemplaire, une encyclique d'une grande puissance d'analyse et d'une rare profondeur de message. On cite souvent Laudato Si en la qualifiant d'« encyclique écologique », comme s'il s'agissait d'une des nombreuses manifestations de « greenwashing » qui entachent le discours public actuel. Mais celui qui prend la peine de le lire y trouve une extraordinaire richesse analytique, une intégration du thème de l'environnement dans celui de l'exploitation économique générale, une critique des mécanismes du capital, de la domination de l'économie financière sur l'économie réelle, de la domination technocratique, une critique des prétendues « solutions de marché » à la dégradation écologique (telles que les « crédits carbone »), et bien d'autres choses encore.

Mais au-delà des espoirs initiaux, les douze années de pontificat de Bergoglio ont à nouveau montré l'énorme difficulté qu'éprouve la papauté d'aujourd'hui à proposer avec succès un message autonome.

Les traits du magistère de Bergoglio qui ont été repris et promus sont tous et seulement ces quelques traits de « libéralisation des mœurs “ (ex : les ouvertures LGBT avec la lettre au Père Martin) et d'amplification du récit courant (ex : l'adhésion à la lecture dominante sur le Co vid) qui correspondaient à une image de ” modernisme » stéréotypé. Les nombreuses autres positions inconfortables sur le capitalisme financier ou les questions internationales, d'Israël à la Libye, de l'Iran à la Russie, ont été mises en sourdine, parfois même censurées.

L'impression générale est que les deux derniers pontificats ont montré deux tentatives - intellectuellement solides et spirituellement élevées - de redonner une place centrale au catholicisme romain et à son message historique.

La première tentative, aux connotations plus « conservatrices », s'est rapidement heurtée à la paralysie.

La seconde tentative, à connotation plus « progressiste », a été réduite à une impuissance substantielle dans tous les domaines où elle ne ramait pas dans le sens du courant - où « courant » désigne les modes idéologiques favorisées par les oligarchies financières anglo-américaines.

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On peut tout dire de Ratzinger et de Bergoglio, mais certainement pas qu'ils ont été des papes manquant d'inspiration, de préparation ou de caractère. Loin de là.

Pourtant, il est difficile de dire que, deux décennies plus tard, le statut, idéal et opérationnel, du christianisme catholique a gagné en centralité ou en autorité.

Personne ne sait ce que nous réserve la prochaine fumée blanche du conclave, mais je pense qu'il est sage de ne pas trop attendre.

Les conditions historiques ne semblent pas être telles qu'elles permettent à un nouveau pontife, quelles que soient ses éventuelles qualités préclariques, d'inverser une tendance stagnante. Et le problème n'est pas que « le pape n'a pas de divisions militaires », comme l'a dit Staline à Jalta : les « leviers spirituels » peuvent faire des choses extraordinaires.

Mais les leviers spirituels sont cette « force faible » qui ne fonctionne que lorsqu'elle repose sur un point d'appui spirituel à l'intérieur des personnes. Et aujourd'hui, je ne parierais pas sur la diffusion d'un tel point d'appui, même parmi ceux qui habitent les salles des palais du Vatican....

 

Le moteur logistique du développement économique de l'Asie. L'Italie choisit les armes et les tergiversations

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Le moteur logistique du développement économique de l'Asie. L'Italie choisit les armes et les tergiversations

Enrico Toselli

Source: https://electomagazine.it/la-logistica-motore-dello-svilu...

L'INSTC, le corridor de transport international nord-sud, est le système logistique actuellement en construction entre l'Inde, l'Iran et la Russie. Il ne s'agit pas d'une alternative en concurrence avec la Route de la Soie chinoise, mais d'une alternative en complément du projet de Pékin. Parce que l'Asie bouge, et bouge vite. Elle sait qu'un système logistique efficace est la base d'un développement économique sain et durable.

Moscou, New Delhi et Téhéran construisent donc des ports et des voies ferrées pour créer un système qui acheminera les marchandises au cœur de l'Europe avec une économie de 30% par rapport au passage par le canal de Suez et ce, avec un temps de trajet encore réduit. Mais la destination finale ne sera pas uniquement l'Europe. En effet, le gaz russe atteindra également le Pakistan d'une part et, via l'Iran, l'Afrique, d'autre part. Il en va de même pour les marchandises.

Deux aspects sont à noter. L'Inde et le Pakistan ne sont pas des pays alliés, c'est le moins que l'on puisse dire, mais le projet indo-russo-iranien concerne également Islamabad. Il en va de même pour l'Afrique, où le corridor INSTC utilisera également les chemins de fer construits par la Chine. Preuve concrète que les accords économiques et commerciaux peuvent aussi surmonter les problèmes politiques et les rivalités historiques.

Par ailleurs, l'objectif d'atteindre l'Europe par le réseau ferroviaire va également dans ce sens. Tant pour le corridor INSTC que pour la route de la soie. Il est clair que les pays habitués à penser à moyen et long terme peuvent se ficher éperdument de la présence momentanée d'illuminés bellicistes à Bruxelles. Les euro-fous passent, le commerce international reste. Marco Polo devrait être étudié plus attentivement, de même qu'Alexandre le Grand. L'ignorance des Euro-fous, elle, est abyssale.

Il y a cependant un autre aspect qui pourrait inquiéter l'Italie, si elle avait un vrai ministre des affaires étrangères et un bon ministre qui s'occuperait des entreprises italiennes. Les deux projets logistiques semblent ignorer la Méditerranée et être des alternatives à Suez. Ce n'est pas tout à fait le cas. En effet, c'est Erdogan qui protège la Méditerranée en négociant avec Pékin et Moscou. Et Poutine est également engagé dans un dialogue avec l'Azerbaïdjan, un pays lié à la Turquie. Le grand système logistique asiatique arrivera donc aussi, directement et à terme, sur les rives de la Méditerranée.

Il s'y heurtera aux inefficacités italiennes. Autoroutes encombrées, chemins de fer avec des retards indécents, délais ridicules pour la construction de nouvelles lignes ferroviaires, réduction du service entre Turin et Venise-Trieste, c'est-à-dire le long de la ligne qui devrait être la continuation de celle qui fait Turin-Lyon.

Mais l'argent sert à acheter des armes et à satisfaire Crosetto.

jeudi, 01 mai 2025

Le camarade Canfora rêve d'une droite sociale péroniste et d'une gauche courageuse

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Le camarade Canfora rêve d'une droite sociale péroniste et d'une gauche courageuse

Augusto Grandi

Source: https://electomagazine.it/il-compagno-canfora-sogna-la-de...

« Ce que fait Israël à Gaza est un génocide ». « L'axe franco-anglais veut faire la guerre à la Russie : le risque est très élevé ». Luciano Canfora, historien, journaliste, communiste et internationaliste, a fait ces dernières semaines des déclarations qui ont passablement embarrassé ses collègues europhiles face aux europhobes de Bruxelles et aux commanditaires de Tel-Aviv.

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Mais comme l'âge avancé permet aussi de franchir les barrières de toutes sortes, le camarade Canfora (photo) s'est lancé dans des déclarations également embarrassantes pour la droite néo-méloniste. Dans une interview intelligente accordée à Michele De Feudis dans la Gazzetta del Mezzogiorno, Canfora affirme que « si la droite sociale n'était pas fascinée par l'atlantisme, elle devrait se proclamer péroniste et rencontrer la vraie gauche, qui se fait rare ici ».

Sacro-sainte déclaration. Toute droite sociale, par nature, DOIT être péroniste. Mais il y a un problème. Car, en fait, le péronisme était la seule forme de fascisme réalisée dans le monde en dehors de l'Italie. Avec toutes les différences internes, le fascisme avait des composantes de droite, de gauche, catholiques, laïques, étatistes, anarchistes, syndicalistes.

Mais qui explique aux camarades de Canfora qu'il est bon et juste de s'identifier à une force politique qualifiée de « fasciste » par le même intello de gauche qui rejette le peuple et toute mesure en faveur de ceux qui ne font pas partie du système de pouvoir ?

Et si Fra' Toianni s'énerve en pensant à Juan Domingo Peron et Evita ? Et si l'Anpi se met en colère en pensant au nombre d'Italiens et d'Allemands qui se sont réfugiés dans l'Argentine péroniste pour échapper aux massacres de l'après-guerre ?

Canfora rêve d'une rencontre entre la droite sociale et la vraie gauche au nom du péronisme. Mais Mélenchon et Sahra Wagenknecht ont montré qu'ils n'avaient pas la capacité, et encore moins le courage, de s'engager dans une telle voie.

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14:14 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : péronisme, luciano canfora, italie, droite péroniste | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Douguine: "Semer la discorde entre la Russie et la Chine est «tout simplement impossible»"

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Le philosophe russe antilibéral Douguine: "Semer la discorde entre la Russie et la Chine est «tout simplement impossible»"

Alexandre Douguine

Dans un article publié par le média russe Tsargrad.tv, le philosophe russe antilibéral Alexandre Douguine affirme que les États-Unis ne parviendront pas à semer la discorde entre la Russie et la Chine. « Quels que soient les efforts déployés par les forces tierces pour semer la discorde entre nous, c'est tout simplement impossible, car cela contredit le caractère de nos dirigeants, nos intérêts géopolitiques et le système de relations qui s'est formé entre nos pays », a déclaré A. Douguine.

"Un beau rituel diplomatique confucéen"

« Actuellement, nous jouissons d'un partenariat très étroit avec la Chine. Il existe une alliance géopolitique entre la Russie et la Chine. Et aucun autre processus de la politique mondiale ne peut, par définition, avoir une influence décisive sur cette alliance. Quels que soient les efforts déployés par des forces tierces pour semer la discorde entre nous, c'est tout simplement impossible, car cela contredit le caractère de nos dirigeants, nos intérêts géopolitiques et le système de relations qui s'est formé entre nos pays.

« La visite de Wang Yi [à Moscou les 31 mars et 1er avril] était en effet rituelle, car elle ne change rien et ne peut rien changer à nos relations, qui se développent selon leur propre logique et impliquent des échanges similaires de visites de représentants de ministères et d'agences à différents niveaux. C'est un beau rituel diplomatique confucéen: des rencontres régulières de représentants plénipotentiaires des deux grandes puissances, pôles du monde multipolaire, pour discuter de problèmes urgents. Et à cet égard, la visite d'aujourd'hui s'inscrit bien dans la structure de l'étiquette diplomatique et géopolitique.

« Cependant, les relations russo-américaines ont également été discutées avec Wang Yi, ainsi que tous les derniers événements liés à Donald Trump. Ces développements introduisent de nouveaux éléments significatifs dans notre géopolitique commune [avec la RPC] et exacerbent en partie les relations des États-Unis avec la Chine. La façon dont Trump modifie la géopolitique dans les relations avec ses partenaires européens, ainsi que la nouvelle situation politique qui se développe aux États-Unis eux-mêmes, influencent directement la Chine et nous.

« Nous sommes affectés parce que nous sommes en guerre avec les États-Unis en Ukraine. Et bien que Trump, comme il semble, veuille s'en retirer, l'accord qu'il nous propose ne convient à personne : ni à nous, ni à l'Ukraine, ni à l'Europe. L'approche précipitée ne fonctionne pas, et cela ne peut évidemment que frustrer Trump. La situation évolue donc vers une sorte de petite escalade. Naturellement, ce n'est pas la situation précédente, mais localement, les tensions dans notre relation avec les États-Unis s'intensifient à nouveau. Tout comme dans les relations entre les États-Unis et la Chine. Et bien sûr, il était nécessaire de discuter de tout cela lors de la visite du chef de la politique étrangère chinoise en Russie. Je pense que les positions de la Russie et de la Chine sont à peu près les mêmes.

« Nous ne surestimons pas Trump et nous ne pensons pas qu'il va nous apporter la victoire [dans la guerre avec l'Ukraine] sur un plateau. C'est impossible. Mais nous le jugeons sainement, en notant les nombreux aspects positifs du trumpisme. Ainsi, nous saluons même le retour aux valeurs traditionnelles et bien d'autres facteurs détaillés. C'est évident : [cette politique] est bien meilleure que [celle de] l'administration américaine précédente. Toutefois, cette sympathie pour le trumpisme ne signifie pas que nous sommes prêts à abandonner la poursuite de nos propres lignes fondamentales en politique internationale pour quelques promesses douteuses et ardues.

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Le 1er avril 2025, le président russe Vladimir Poutine a rencontré le membre du Bureau politique du Comité central du PCC et ministre des Affaires étrangères Wang Yi à Moscou. « Vladimir Poutine a demandé à Wang Yi de transmettre ses sincères salutations au président Xi Jinping et s'est réjoui de voir les différents accords communs conclus avec le président Xi Jinping être effectivement mis en œuvre. Les relations entre la Russie et la Chine continuent de se développer à un niveau élevé, la coopération pratique s'approfondissant dans divers domaines et les « Années culturelles Russie-Chine » en cours suscitant des réactions positives et enthousiastes, consolidant ainsi le soutien du public à l'amitié bilatérale », a déclaré le ministère chinois des affaires étrangères. (Source: Fmprc.gov.cn, 1er avril 2025)

« Wang Yi a transmis les salutations chaleureuses du président Xi Jinping au président Vladimir Poutine. Il a déclaré que, sous la direction stratégique et les efforts conjoints des deux chefs d'État, une relation Chine-Russie mature, résiliente et stable, avec une confiance mutuelle politique approfondie, une coordination stratégique plus étroite et une coopération pratique renforcée, sauvegardait le développement et la revitalisation des deux nations et leurs intérêts communs dans les grandes affaires internationales et régionales. La coopération entre la Chine et la Russie ne vise jamais une tierce partie et reste imperméable à toute ingérence extérieure. Les relations entre la Chine et la Russie continueront à s'élargir et non à stagner. L'amitié entre la Chine et la Russie n'est pas axée sur le présent, mais sur un avenir à long terme », a déclaré le ministère chinois des affaires étrangères (Source : Fmprc.gov.cn, 1er avril 2025)

« L'agressivité des États-Unis se déplace légèrement de la Russie vers la Chine, mais ce n'est ni fondamental ni irréversible.

« Où, je sais que certains trumpistes voudraient proposer à la Russie une alliance avec les États-Unis pour remplacer notre alliance avec la Chine. Mais c'est tout simplement naïf et irréaliste. Une autre chose serait que les pôles déjà établis du monde multipolaire - les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Inde - se mettent d'accord ensemble sur de nouvelles règles pour l'ère post-libérale, post-mondialisation. Ce serait une bonne chose.

« Il est grand temps de discuter sérieusement de la redistribution des zones d'influence et des intérêts des États-civilisation souverains. D'ailleurs, ces États-civilisation ont beaucoup plus de points communs que de différences. Ceux qui le pensent naïvement ne comprennent ni Poutine ni Xi Jinping.

« Il est donc impossible de semer la discorde entre nous et la Chine, car nous avons des valeurs communes, des intérêts communs et une stratégie commune - le [projet] de la Grande Eurasie. Tout cela ne fait l'objet d'aucun commerce, ne peut être vendu, tout comme notre Victoire et nos intérêts nationaux (et, soit dit en passant, tout comme les intérêts américains). À cet égard, nous pouvons nous comprendre et trouver un consensus. Un long chemin nous attend. C'est une bonne chose que nous nous y soyons déjà engagés, mais Trump a beaucoup à apprendre dans un monde multipolaire. De notre côté, la Chine et nous vivons dans ce monde, nous l'avons créé et nous le construisons.

« Bien sûr, l'Amérique trumpiste a aussi sa place digne dans ce monde multipolaire, mais elle n'est pas le seul hégémon et le seul pôle [de puissance]. Par conséquent, Trump ne peut pas poursuivre une politique de 'diviser pour régner', en particulier en opposant la Russie à la Chine, en essayant de régner sur nous. Cela ne passera certainement pas. Quoi qu'il en soit, dans ces circonstances, il est important que nous vérifiions nos positions et que nous démontrions notre conscience commune, partagée avec la Chine, quant aux processus en cours, y compris l'évaluation des nouveaux facteurs qu'apporte Trump dans la politique mondiale.

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« En fait, tout cela est devenu le sujet et le contenu principal de la visite de Wang Yi en Russie. Et, pour autant que je sache, au cours des discussions, les parties se sont parfaitement comprises, et nos évaluations ont complètement coïncidé. Il est vrai que les risques augmentent et que l'agressivité des États-Unis se déplace légèrement de la Russie vers la Chine, mais cela n'est ni fondamental ni irréversible. La meilleure façon de sauvegarder sa souveraineté est d'être prêt à repousser toute agression, d'où qu'elle vienne. C'est le principe fondamental que nous poursuivons et le principal moyen de rendre le monde juste : comprendre et respecter les autres et ne pas franchir les « lignes rouges ».

« En un mot, l'exemple de diplomatie démontré aujourd'hui par la Russie et la Chine au monde entier est utile non seulement dans nos relations bilatérales, mais aussi dans les relations de nos pays avec le reste du monde. Alors, faites comme les Russes, faites comme les Chinois, et vous serez heureux ».

Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny

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Une théorie des civilisations dans les années 1920-1940: Feliks Koneczny

Pierre Le Vigan

« Il n’est pas possible d’être civilisé de deux manières », dit Feliks Koneczny. Cette formule est vertigineuse. Elle bat en brèche l’universalisme. Elle ne dit pas qu’il y a « nous » et « les barbares ». Elle dit que l’on n’accède à cette forme universelle d’évolution de l’homme qu’est la civilisation que par plusieurs voies. En d’autres termes, il y a bien des façons d’être civilisé, mais il faut choisir : on ne peut être civilisé à cheval entre deux cultures (ou plus). On peut certes connaitre l’influence de diverses cultures, mais l’une doit être clairement prédominante. Dans l’histoire de l’humanité, la civilisation consiste précisément en ce qu’il y a toujours plusieurs civilisations. De même que l’existence d’une nation suppose qu’il y ait à côté d’autres nations. 

On peut considérer que la formule de Koneczny (1862-1949) est celle de l’ethno-différentialisme ou du culturo-différentialisme.  Trop de différences fait que l’on s’enlise dans les différences: on ne les surmonte pas. Mais qui est cet auteur peu connu ? C’est ce qu’Antoine Dresse nous fait découvrir dans son dernier essai publié sous le patronage de l’Institut Iliade. Polonais, Koneczny nait à Cracovie. Cette ville est alors rattachée à l’Empire d’Autriche qui devient la double monarchie en 1867: l’Empereur d’Autriche est aussi roi de Hongrie. Cracovie, à l’extrême ouest de la Galicie est rattaché à la partie autrichienne de l’Empire, la Cisleithanie. Cracovie est alors la capitale d’une Province appelée Petite Pologne.

La famille de Koneczny a des origines en Silésie, polonaise jusqu’au XIVe siècle, rattachée ensuite brièvement à la Bohème, puis autrichienne, et enfin prussienne depuis sa conquête par Frédéric II de Prusse, conquête validée au traité de 1763. Et de nouveau polonaise depuis 1945. L’histoire de la Silésie fut aussi très liée à celle de la Bohème et de la Moravie (l’actuelle Tchéquie). Koneczny est donc issu des marches occidentales de la Pologne. Il est slavophile et défend, à une époque où la germanité de la population silésienne ne faisait pas de doute, son caractère historiquement slave. Historien renommé à son époque, puis oublié, et redécouvert récemment, Koneczny est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire de la Pologne et sur certaines de ses grandes figures, et aussi auteur d’une Histoire de la Russie, exercice d’autant plus intéressant que Pologne et Russie furent des puissances à la fois liées et presque toujours rivales.

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Koneczny cherche à expliquer comment les nations peuvent avoir plus qu’une histoire nationale, c’est-à-dire portent un modèle de civilisation et peuvent en être les garants. C’est là que l’historien devient aussi un philosophe de l’histoire. Dans cette perspective, à partir des années 1920 – celles de la renaissance de la Pologne, étendue jusqu’à Vilna/Vilnius –, Koneczny défend la thèse comme quoi la Pologne représente en Europe le pôle de la chrétienté latine. Elle est, plus précisément, ce qui, dans le pôle latin, se situe le plus à l’est. Et c’est justement parce que la Pologne est « entre Orient et Occident » selon ses propres termes, qu’elle doit savoir ce qu’elle est pour continuer à exister. Pour perdurer dans son être, disait Dominique Venner.  

Feliks Koneczny publie ses premiers livres relevant de la philosophie de l’histoire, ou plutôt d’une méta-théorie de l’histoire dans l’entre-deux guerres. Bien que conservateur et « nationaliste » polonais, il n’a pas que des amis dans la droite polonaise. Il est mal vu du chef de l’Etat, Pilsudski. Ce dernier, ainsi qu’une partie des intellectuels nationalistes polonais, défend l’idée d’une union de nations de la Baltique à la Mer Noire, c’est à dire de la Pologne à la Roumanie, cette dernière alliée de la France pendant la Grande Guerre (la Pologne, quant à elle, n’existait pas comme Etat mais en 1916, les puissances centrales créent un Etat croupion en Pologne ex-Russe).

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De son côté, contrairement à Pilsudski, Koneczny défend l’idée d’un nationalisme strictement polonais sans dissolution de l’identité nationale, même dans une union avec la Lituanie, qui aurait alors repris le schéma historique de la confédération Polono-Lituanienne (il y a du reste un contentieux lituano-polonais dans l’entre-deux guerre puisque Vilna, la capitale historique de la Lituanie est rattachée à la Pologne, la Lituanie ayant comme capitale Kaunas).  Après l’occupation allemande qui  frappe lourdement sa famille, Koneczny trouve plus que difficilement sa place dans la Pologne stalinienne de l’après-guerre. Il est redécouvert après 1989. Une de ses sentences devient emblématique de la droite polonaise : « La Pologne sera catholique ou ne sera pas. »

* * *

La théorie des civilisations de Koneczny a un point commun avec celle de Spengler. Ce dernier disait : « Ou bien l’humanité est un concept zoologique, ou bien elle est un mot vide de sens ». Koneczny est d’accord avec ce point de départ. Il développe une définition de la civilisation comme « la somme de tout ce qui est commun à une certaine fraction de l’humanité  et en même temps la somme de tout ce par quoi cette fraction diffère des autres. »

Koneczny est influencé par des pensées sur l’histoire qui l’ont précédé. Il a lu avec intérêt Vico (La science nouvelle, 1725), sa théorie cyclique de l’histoire et sa vision des trois âges, celui des dieux, des héros, des hommes (qui correspondent à enfance-adolescence-âge mur). Koneczny est aussi influencé par Herder (Une nouvelle philosophie de l’histoire, 1774 ; Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, 1791)[1]

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Koneczny reprend l’organicisme de Herder mais récuse par contre la conception morphologique des civilisations de Spengler qui lui parait trop abstraite. Il lui préfère une méthode plus empirique. Ses références sont Francis Bacon (Novum organum, 1620) et sa méthode scientifique, Montesquieu, et (moins connu) Kollataj, l’auteur de la Constitution polonaise de 1791 (en une période tragique de liquidation de la Pologne, avec les trois partages de 1772, 1793, 1795). Ajoutons que Koneczny est aussi proche du néo-thomisme (avec notamment Jacques Maritain) – plein de vitalité dans l’entre-deux guerres en Europe, et notamment en France.

Pour Koneczny, « la civilisation et avant tout un principe d’organisation de la vie collective ». Son approche n’est pas métaphysique, même si nous avons vu qu’il n’est pas indifférent aux questions philosophiques. Mais l’essentiel est pour Koneczny de voir comment les hommes mettent en œuvre des principes d’organisation collective de la vie, et ce dans tous les domaines, matériels et spirituels, ou si l’on préfère, mentaux. La vie collective nécessite en effet une organisation. Or, ce qu’observe Koneczny dans les différentes civilisations, c’est une diversité des droits, et une diversité des valeurs. Les deux domaines étant bien entendu en lien. Le droit, les mœurs et les représentations forment un ensemble. Ainsi, observe Koneczny, qui dit société polygame dit organisation clanique, et donc faible développement économique. La diversité des droits s’applique principalement au droit de la famille, au droit de propriété et au droit de l’héritage.

On voit donc tout de suite se profiler la question des rapports entre le public et le privé, et la question de la transmission, l’héritage n’étant pas seulement une question matérielle (léguer une maison de famille avec la bibliothèque familiale n’est pas une simple question matérielle, c’est aussi un acte à forte charge symbolique). Les valeurs, quant à elles, sont vérité, bonté, beauté, santé, prospérité. Des valeurs de l’esprit, et des valeurs du corps. Et une valeur qui participe des deux: la beauté.

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Ce schéma permet de distinguer différentes civilisations. Mais comment cela s’articule-t-il avec les autres différenciations de l’humanité: races, religions ? Pour Koneczny, les races existent mais elles ne coïncident pas avec les civilisations pas plus qu’elles ne les expliquent entièrement. Les deux cartes, races et civilisations, ne se superposent pas (même s’il peut y avoir des recoupements partiels). La race n’est pas en amont de la civilisation. Ce n’est pas la race qui fait la civilisation, c’est la civilisation qui fait la race. A partir du moment où il y a civilisation, il y a race car il y a endogamie. C’est ainsi que s’était créée une sorte de « race » pied-noir, issus des mélanges entre Européens d’Algérie. C’est ainsi que s’est créée une sorte d’ « ethnie israélienne », les Israéliens étant pourtant un mélange composite[2].

La carte des religions ne se superpose pas non plus avec la carte des civilisations. Les Allemagnes protestante et catholique appartiennent à la même civilisation. Néanmoins, Koneczny souligne que la religion est toujours l’élément le plus important d’une civilisation – plus important que la race. Il introduit en ce sens une typologie entre civilisation sacrales, non sacrales, semi-sacrales. Ce n’est pas l’aspect le plus convaincant de la théorie de Koneczny, ne serait-ce que parce qu’il existe plusieurs conceptions de la sacralité, et aussi des sacralités cachées (par exemple dans l’Occident, la religion du réchauffement climatique[3]).

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Dans la notion de sacralité, Koneczny indique des éléments plus précis sur lesquels on peut s’accorder : le rapport au temps (vision linéaire du temps ou vision cyclique), le rapport entre droit public et droit privé (prédominance de l’un ou de l’autre, fusion ou séparation). Mais aussi les sources du droit : l’éthique ou la Loi (judaïsme). Enfin, l’existence ou non d’un sentiment national. En effet, selon Koneczny, appartenir à une civilisation est la condition de création d’une nation, même si toutes les civilisations ne donnent pas naissance à une nation. Ce n’est en tout cas pas l’Etat qui peut créer une nation, tout juste peut-il la conforter, ou la détruire si l’Etat est aux mains d’oligarques malfaisants (cf. le cas de la France).    

* * *

Koneczny distingue 21 civilisations qui ont existé et 7 qui existent en son temps (les années 1930 et 1940). Dans sa typologie, fondée sur un certain type de conduite collective de la vie, le rapport au sol, au territoire n’est pas important. Une grande différence avec Spengler. La civilisation n’est pas non plus liée à la race comme on l’a vu plus haut.  Ainsi, les Magyars sont devenus chrétiens bien que non Indo-européens (sans compter que bien des Indo-européens, comme les Afghans ou les Iraniens, sont musulmans). Koneczny souligne aussi que des peuples proches du point de vue ethnique, tels les Polonais et les Russes peuvent relever d’une civilisation différente (selon lui). De plus, au sein d’une même civilisation, il existe plusieurs cultures. Ainsi, la culture italienne au sein de la civilisation latine.

Précisément, comment Koneczny définit-il les civilisations qu’il dénombre ? La civilisation qu’il appelle « latine » est ce que l’on nomme usuellement la civilisation occidentale. Elle se caractérise par l’importance de la personne. Elle est aussi marquée par une culture de l’action, ce que Spengler appelait l’esprit faustien. Ce qui est original (et discutable) dans l’analyse de Koneczny, c’est de considérer que dans la civilisation latine, l’Etat est dissocié du sacré. Tout césaro-papisme est donc écarté. Toute intervention du temporel dans le spirituel au nom de ce que le pouvoir politique serait détenteur d’une sacralité au moins aussi importante que celle de l’Eglise est rejetée. C’est pour Koneczny une très bonne chose que le sacré soit écarté du politique. L’empire de Charlemagne[4] (800), puis le Saint Empire Romain germanique (962) – exactement le « Saint Empire romain de la Nation germanique » – sont donc exclus de la civilisation latine ainsi définie. Car ils prétendaient au sacré. Pas d’Empire sans sacralité. Et donc, pas de civilisation latine s’il y a un Empire. Nous sommes dans une vision de l’Europe proche de celle, très anti-germanique, d’Henri Massis (Défense de l’Occident, 1926). Comme le dit  très bien Antoine Dresse, Koneczny est de ce point de vue plus « guelfe » que « gibelin ».  

500_500_productGfx_c3a9defebbff41228e8b0067ed01d9b4-1301707727.jpgAutre civilisation : ce que Koneczny appelle la civilisation touranienne. Elle se caractérise par la non-reconnaissance de la personne humaine. Tout est dans l’Etat. Il n’y a pas de distinction droit public/droit privé. Le droit relève en fait du pur arbitraire d’un pouvoir despotique. Touranien : cela veut dire turco-mongol ou (plus largement) ouralo-altaïque. Pour Feliks Koneczny, la civilisation touranienne, c’est la Russie. Si la Rus’ (ou Rous) de Kiev était en partie latine, la Russie, héritière de la Moscovie, ne l’est quasiment plus, du fait de l’influence des invasions mongoles. La Russie a aussi cessé d’être byzantine et donc césaro-papiste. Elle n‘est plus que touranienne, c’est-à-dire spirituellement turco-mongole bien que sa population soit en grande partie slave. Décidément, la civilisation n’est pas la race. Et c’est la Turquie – cette Prusse du Proche-Orient – qui se retrouve un peu byzantine, en tout cas plus que la Russie, nous dit Koneczny. Il est d’ailleurs flagrant qu’à la chute de Constantinople en 1453, les Turcs musulmans aient essayé de s’approprier le prestige sacral de l’ancien Empire romain d’Orient.

Ce que Korneczny appelle « civilisation byzantine » s’est incarné un temps dans l’Empire romain d’Orient, l’Empire « grec » (ou « gréco-oriental ») mais ne s’y identifie pas. Le byzantinisme comme forme d’organisation de la vie collective préexistait à cet Empire. C’est un Etat tout puissant et bureaucratique. C’est l’Etat qu’était devenu l’Empire romain décadent. Le modèle byzantin correspond à l’orientalisation de l’Empire romain. Le droit privé existe mais est limité. Le centralisme est la règle. Le pouvoir temporel (politique) prime sur le pouvoir spirituel. En fait, il l’incarne et fusionne avec lui. Dans ce modèle byzantin, le fédéralisme est impossible, nous dit Koneczny – qui aspire à un fédéralisme européen centré autour du modèle de la civilisation latine. L’Empire selon Koneczny est le contraire du fédéralisme (qu’il souhaite sous la forme des Etats-Unis d’Europe).

Nous rencontrons un lourd problème à propos de la civilisation byzantine : le modèle byzantin est, selon Koneczny, celui de l’Allemagne. « Byzantinisme allemand » : l’expression très critique, vient d’Edgar Quinet. Au contraire, Constantin Leontiev considérait que le byzantinisme était positif, permettait de juguler le féodalisme et de moderniser un pays[5]. Asiatiste et non pas slavophile, C. Leontiev voyait dans le modèle de Byzance une troisième voie, ni slavophile ni occidentaliste. Avec la conception du byzantinisme que développe Feliks Koneczny, l’Allemagne est vue comme contraire aux principes de la civilisation latine, c’est-à-dire occcidentale. Nous sommes à l’opposé de Spengler (et de C. Leontiev) qui voyait l’Empire carolingien puis le Saint-Empire romain germanique comme marquant la fondation de l’Europe, en enjambant les frontières de l’Empire romain, en associant l’ancienne Europe romaine et l’Europe centrale non romanisée.

Selon Koneczny, l’Europe byzantine, c’est-à-dire l’Europe germanique, est opposée à la civilisation latine et est inassimilable par sa volonté de faire prévaloir le pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Hypothèse audacieuse, mais non totalement infondée : il est vrai qu’il y eut des liens entre Byzance et le Saint Empire. La princesse byzantine Theophania épousa (972) l’Empereur germanique Otton II. L’Empereur byzantin Manuel 1er Comnène épousa (1146) la princesse allemande Berthe de Sulzbach. Les liens matrimoniaux allaient de pair avec une alliance. Défendant sa thèse d’une Allemagne « byzantine », Koneczny rappelle que l’installation du protestantisme dans une grande partie de l’Allemagne renforce l’indépendance du pouvoir politique par rapport à tout pouvoir spirituel, donc papal. Ensuite, logiquement, la victoire de la Prusse sur l’Autriche (1866) marquerait la victoire en Allemagne du modèle byzantin sur le modèle latin. Point de vue qui reste surprenant compte tenu de ce que le Saint Empire a été longtemps tenu par la maison autrichienne des Habsbourg, catholique, et (moins longtemps) par les Wittelsbach de Bavière, eux aussi catholiques. N’ignorant nullement ces faits, Koneczny ne les pensait pas de nature à invalider sa théorie. Le Saint Empire n’était pour lui aucunement un relais du pouvoir papal mais une instance voulant s’y substituer.  

Koneczny inclut dans sa typologie une civilisation juive. Cela peut étonner. 13 millions de juifs dans le monde et 7 millions en Israël, pour prendre les chiffres actuels, cela forme-t-il une civilisation ? Il ne s’agit pas d’une question de qualité mais parler de civilisation a-t-il un sens à une échelle aussi modeste ? Ne faut-il pas plutôt parler de culture ? Il existe une culture juive assurément, ou plutôt deux cultures, celle des Séfarades et celles des Ashkénazes, ces derniers étant dominants en Israël et pionniers de l’idée d’Israël. Selon Koneczny, l’essence du judaïsme est le messianisme. Il remarque que le marxisme (ajoutons : tel qu’il s’est fossilisé) est un décalque du messianisme juif. Il avance aussi la thèse comme quoi l’hitlérisme serait un judaïsme inversé (idée qui fut aussi celle de Maurras), les Allemands devenant le nouveau peuple élu. Cette idée, tout comme la première concernant le marxisme (entendons ici le marxisme-léniniste) comporte une part de vérité. Bertrand Russell, allergique à tous les messianismes, la reprendra d’une manière à la fois percutante et caustique. Il y a assurément une  « eschatologie nazie » (Johann Chapoutot) de la fin des temps, croyant dans le triomphe final de l’Aryen, dont le Germain est la manifestation la plus éclatante.

Une part de vérité mais non toute la vérité.

Il faudrait nuancer cela par la prise en compte d’un élément très important dans l’hitlérisme : le darwinisme social. Il reste que regrouper sous le vocable « civilisation juive » tous les messianismes laisse perplexe. Les judaïsmes sionistes et non sionistes, le marxisme comme para-judaïsme athée et matérialiste, le contre-judaïsme d’Hitler dans la même catégorie ? Difficile d’être convaincu par cette catégorie. Mais aussi : qu’en est-il des aspects futuristes du communisme russe, du « cosmisme » soviétique ? Comment cela peut-il rentrer dans le schéma d’une « civilisation juive » de Koneczny ? Il est très aventureux de suivre le théoricien polonais sur ce terrain.

* * *

Ce qui est stimulant avec Koneczny est son opposition avec la théorie de Spengler. Le Polonais est loin de l’Allemand, et pourtant géographiquement si proche. Pour Spengler, les civilisations sont des organismes vivants qui connaissent une naissance, une jeunesse, une maturité, un vieillissement et la mort. Cette approche biologisante ne convainc pas Koneczny. Il pense qu’il faut s’interroger sur l’adéquation des civilisations à des lois de l’histoire sans guetter une « maturité » ou un « vieillissement » inéluctable. En sortant du calque trop facile de concepts biologiques pour voir ce qu’il en est réellement.

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Pour ce faire, Feliks Koneczny établit six grandes « lois » de l’histoire.

1. La cohésion entre les valeurs. Le système de valeurs ne doit pas être contradictoire. Ainsi, une société libérale-libertaire ne peut être fondée sur des valeurs « traditionnelles » comme le goût du travail bien fait, la durabilité, etc.

2. L’acceptation de l’inégalité sociale. Les hommes n’ont pas des talents égaux. La justice n’est pas l’égalité. La volonté que personne ne vive dans la misère n’implique pas l’égalité. Pour que les pauvres vivent mieux, il n’est pas nécessaire ni souhaitable de supprimer les gens riches du fait de leurs talents.

3. Une civilisation doit se protéger contre l’immigration de masse venue d’autres civilisations. Elle se peut que perdre son identité à vouloir intégrer des populations dont la façon de vivre et de voir la vie est très différente.

4. Il faut être lucide sur l’impossibilité de faire coexister dans une civilisation des éléments issus de deux (ou plus) civilisations différentes. Un exemple historique est l’Empire d’Alexandre le Grand. Indépendamment de la mort précoce de l’élève d’Aristote, l’Empire gréco-perse qu’il avait fondé n’était pas viable compte tenu de son hétérogénéité culturelle, et malgré le fait que les peuples grecs et iraniens étaient tous deux indo-européens.

5. Les mélanges de civilisations sont tous conflictuels. Dans ces mélanges, il y a toujours un gagnant et un perdant, et au pire il y a deux perdants. Le mélange ne peut se faire qu’au profit du triomphe du relativisme, du consumérisme, voire du nihilisme.

6. Dans un mélange, c’est toujours l’élément inférieur qui domine (point très lié au point précédent). Il y a élément inférieur car Koneczny ne croit pas à l’égalité des civilisations (alors que Spengler pense qu’il est impossible de les hiérarchiser tant elles se placent sur des plans différents. C’est ce que l’on pourrait appeler un différentialisme absolu). Pour l’historien polonais, la médiocrité est plus facile que l’excellence, et si les deux sont côte à côte, la médiocrité, la bassesse l’emporteront. Pour prendre un exemple historique, il est plus facile d’être épurateur en 1944 que d’être résistant en 1942. Ce pourquoi les épurateurs étaient bien plus nombreux que les Résistants.

Tels sont les six lois de l’histoire des civilisations selon Koneczny.

La pérennité d’une civilisation, explique-t-il, implique que l’on soit conscient de la nécessité de lutter pour sa survie et même sa vitalité. Les civilisations sont en effet en lutte les unes contre les autres. Ne pas croire en soi, c’est laisser le champ libre à ceux qui croient en eux, à leur système de valeurs, à leur mode de vie, à leurs représentations du beau, du vrai et du bien.

* * *

On voit que bien des points de vue de Koneczny sont discutables, non pas tant dans les six points parfois un peu redondants mais pertinents qui caractérisent une civilisation, que dans sa typologie des sept civilisations. Et à propos de celles-ci, nous n’avons évoqué que celles relatives à l’Europe. Il faudrait la culture d’un René Grousset pour porter un jugement sur l’analyse par Koneczny des autres civilisations (Inde, Chine…).

Heureusement, le théoricien polonais de l’histoire ne prétendait pas que son système était à prendre ou à laisser. Son mérite est d’ouvrir sur des intuitions à coup sûr intéressantes. Ainsi, la guerre Russie-Ukraine, même si elle est avant tout une guerre Russie-OTAN, relève néanmoins aussi de la friction entre le monde « latin » (l’Ukraine occidentale) et le monde « touranien » russe, en tout cas l’univers impérial russe qui est autant une civilisation qu’une nation, voire d’abord une civilisation.

dzieje-laska-koneczn-5e2cd0b-214x300-2080506078.jpgEnfin, l’immigration bouleverse l’identité européenne (Koneczny aurait dite « latine », ou « occidentale »), avec  l’immigration arabo-musulmane, mais aussi indienne, touranienne-musulmane (Ouzbékistan et peuples turciques…),  d’Indo-européens-musulmans (Pakistan, Afghanistan, …), et d’originaires d’Afrique noire, musulmans et chrétiens. Enfin, autre élément d’actualité de la théorie du méta-historien polonais, l’Union européenne technocratique – une « terreur sèche », peut-on dire en reprenant une expression d’Augustin Cochin – ne relève-t-elle pas ce que Koneczny appelait la « civilisation byzantine », c’est-à-dire un Etat inquisiteur, bureaucratique et prétendant exercer une fonction spirituelle ?  Même si la spiritualité de l’UE consiste surtout à avoir des « gestes éco-citoyens », à trier ses ordures et à être ouvert à « l’accueil de l’Autre » : « Ouvert à l’ouverture », comme disait plaisamment Philippe Muray. Ainsi qu’à croire en la « religion réchauffiste », ce qui est à peu près le contraire de l’écologie intelligente telle qu’elle fut fondée par Ernst Haeckel. Autant dire que, plus de 70 ans après sa mort, mêmes les désaccords que l’on peut avoir avec Feliks Koneczny sont et seront – espérons qu’il soit mieux connu – sources de réflexions fécondes.

Pierre Le Vigan.

Antoine Dresse, La guerre des civilisations. Introduction à l’œuvre de Feliks Koneczny, La Nouvelle librairie/Institut Iliade, 2025, 104 p., 9 Euros.

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L’auteur de cet article a publié récemment (papier et numérique pour la barque d’or) :

Les démons de la déconstruction. Derrida, Levinas, Sartre, la barque d’or, 2024 (diffusion amazon)

Trop moche la ville. Comment nos villes sont devenues laides (et obèses), la barque d’or, 2025 (diffusion amazon)

Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, Perspectives libres-Cercle Aristote, 2024.

Nietzsche, un Européen face au nihilisme, La barque d’or, 2024.

Notes:

[1] Herder était un critique « de gauche » des Lumières, contrairement à Joseph de Maistre qui le détestait. Herder héritier de Leibniz et de Rousseau, et perspectiviste comme le sera Nietzsche,  développa l’idée d’une nécessaire diversité des peuples et des bienfaits de l’altérité. Herder était aussi parfaitement démocrate au sens où tout pouvoir doit être légitimé par le peuple, et hostile à tout suprématisme comme celui de la Grande Bretagne sur l’Irlande ou de l’Angleterre sur l’Ecosse.

[2] En 1850, les Juifs de Palestine ne représentent que quelque 3 % des 340 000 habitants, et  leurs descendants sont une petite minorité de la population juive d’Israël. Ainsi, l’immense majorité des descendants des Hébreux de l’Antiquité sont les Arabes de Palestine, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Aux rares Hébreux restés juifs en Palestine se sont ajoutés, en Israël,  les Séfarades, c’est-à-dire des descendants de Berbères convertis au judaïsme, et les Ashkénazes, descendants de Khazars turco-mongols, convertis au VIIIe siècle, mais aussi des descendants de Sémites de Mésopotamie et du monde gréco-romain, de Cananéens,  sans oublier des Européens d’origine indo-européens judaïsés par exemple par le mariage, plus des juifs Mizrahim venus d’Afrique, Inde, Iran, Irak, etc.

[3] Ne serait-ce pas le seul problème écologique qui n’existe pas et qui permet d’occulter tous les autres, qui sont infiniment plus préoccupants ? Cela serait cohérent avec la logique du Capital qui cherche de nouvelles injonctions publiques sources de profits privés au nom d’une écologie falsifiée. 

[4] Charles 1er était roi des Francs depuis 768 et roi des Lombards depuis 774. Napoléon Bonaparte se fera, avec un mimétisme significatif, Empereur des Français en 1804  et roi d’Italie en 1805. Pour résumer son projet, Napoléon disait : « Je suis Charlemagne ». Lire Jean-Claude Valla, La nostalgie de l’Empire, Librairie nationale, 2004.

[5] Lire Gregoire Quevreux, « Constantin Léontiev : l’homme le plus réactionnaire de l’empire russe », Philitt, 26 novembre 2020.

France-Algérie: la querelle révèle l’état de désagrégation avancée des deux nations

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France-Algérie: la querelle révèle l’état de désagrégation avancée des deux nations

Pierre-Emile Blairon

Les causes du différend

Elles trouvent, évidemment, leurs véritables origines dans la cession par De Gaulle, en 1962, d’une partie importante du territoire français qu’il a abandonnée entre des mains qui ne la méritaient pas et qui n’ont pas su la faire grandir et prospérer bien qu’elles aient eu toutes les chances de leur côté.

Le Figaro du 14 avril énumérait les cinq étapes qui, en quelques mois, avaient conduit à la crise diplomatique actuelle qui oppose les gouvernements français et algérien.

Reconnaissance du Sahara occidental par la France

« Le 30 juillet 2024, M. Macron adressait en effet au roi du Maroc, Mohammed VI, un courrier consacrant solennellement le ralliement de la France à la thèse de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. »

Rappel de l’ambassadeur de l’Algérie en France

Le gouvernement algérien décidait, le 30 juillet 2024, le « retrait avec effet immédiat » de son ambassadeur en France, après l’annonce du soutien français au plan d’autonomie marocain pour le territoire contesté du Sahara occidental (ancienne colonie espagnole de 266.000 km2 (la moitié de la France), riche en eaux poissonneuses et en phosphates ; l’Algérie soutient le Front Polisario qui revendique ce territoire).

Arrestation de Boualem Sansal

Arrêté à l’aéroport d’Alger le 16 novembre 2024, l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a été condamné le 27 mars à cinq ans d’emprisonnement pour avoir critiqué les frontières actuelles de l’Algérie dans le magazine Frontières, en reprenant la position du Maroc (voir ci-dessus).

Plusieurs influenceurs algériens arrêtés

Ces « influenceurs » présentent tous le même profil : exerçant leurs activités en France, ils sont Algériens ou Franco-Algériens, ils soutiennent le pouvoir en place en Algérie et ils dénoncent, insultent ou menacent d’égorgement ceux de leurs compatriotes qu’ils estiment traîtres à leur patrie (d’origine) ; la même patrie qui les renvoie en France lorsqu’ils sont expulsés par la France. On ne s’étonnera pas que l’un d’entre eux « présentait les membres de la diaspora algérienne en France comme des « soldats dormants » prêts à devenir « des martyrs ».

 « Ces derniers jours, plusieurs ressortissants algériens ou franco-algériens ont été arrêtés en France après avoir posté des vidéos sur TikTok propageant des appels à la haine et ont été mis en examen. Hier, jeudi 9 janvier 2025, l’un d’entre eux a été envoyé en Algérie avant d’être renvoyé en France, l’Algérie l’ayant interdit de territoire.

 « L’Algérie cherche à humilier la France », a estimé ce vendredi le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. » (Ouest-France, 10 janvier 2024)

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Une « influenceuse » franco-algérienne, Sofia Benlemmane (photo), qui « avait été interpellée elle aussi début janvier, avait insulté une femme : Nique ta mère toi et ta France, lui avait-elle lancé. J’espère que tu seras tuée, j’espère qu’ils vont te tuer. »

 Si elle critiquait vivement le président algérien Abdelmadjid Tebboune dans une vidéo de 2020, son discours a depuis radicalement changé et elle affiche désormais un soutien au gouvernement d’Alger. »

Les autorités françaises ne semblent pas s’offusquer outre-mesure de ce qui, en d’autres temps et, surtout, en d’autres pays, constituerait, de l’aveu même des protagonistes, une « cinquième colonne » ; cette femme a été condamnée à du sursis et à des « heures de travail d’intérêt général »…

L’attentat de Mulhouse

Interrogé sur TF1, le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, a indiqué que le suspect, qui a tué une personne et en a blessé six autres, faisait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et a accusé l'Algérie de l'avoir refusé à dix reprises. « Il n’y aurait pas eu d’attentat à Mulhouse si l’Algérie avait respecté le droit et ses obligations » a-t-il déclaré.

Il s’est ensuivi ce feuilleton ridicule où les deux parties expulsent à tour de bras et réciproquement les agents consulaires adverses.

Ainsi, « Samedi 12 avril, Alger a vivement protesté contre la mise en examen la veille d'un de ses agents consulaires. L'homme est soupçonné d'être impliqué dans l'enlèvement sur le sol français d'un influenceur et opposant algérien. » (France Info du 13 avril 2025)

Une question d’honneur ?

On a beaucoup parlé dans cette affaire d’humiliation et d’honneur bafoué.

Cette histoire prend une tournure pathétique, les représentants de ces deux pays largement déconsidérés dans le monde (pour les raisons que nous allons évoquer dans les chapitres suivants) ne cessant de bomber le torse comme des coquelets qui tentent d’affirmer leur virilité devant leurs basses-cours goguenardes et invoquant des questions d’honneur dont ni les uns ni les autres ne sont en mesure de prouver qu’ils savent de quoi ils parlent [1], parce que tout, dans le passé dont ils sont comptables, ou dans leur attitude dans la gestion des affaires actuelles vient infirmer leur compétence en ce domaine, à commencer par le président Macron, qui n’a pas hésité à fouler aux pieds les prises de position de ses ministres en les contredisant et venant soutenir les… Algériens et leur président Tebboune. Les Pieds-Noirs n’auront pas oublié que, le 15 février 2017 à Alger, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ».

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Pour remonter le niveau sur ce sujet, et pour bien montrer la différence abyssale qu’il peut exister entre nos ancêtres européens et les paltoquets au pouvoir à notre présente époque, je vais évoquer le glorieux fait d’armes rapporté par Bernard Lugan dans son livre Histoire des Algéries [2], qui s’est déroulé lors de la première guerre punique opposant les Romains et les Carthaginois : « En 255 av. J.-C., ils [les Romains] mirent ainsi à terre un corps expéditionnaire à proximité de Carthage. Le consul Marcus Atilius Regulus qui le commandait remporta une première victoire, puis il fut battu par le grec Xanthippe, chef des mercenaires carthaginois. Capturé, il fut libéré sur parole deux ans plus tard contre la promesse de se constituer prisonnier en cas d’échec de la mission de paix dont les Carthaginois l’avaient chargé. Regulus prit la parole devant le Sénat romain et il défendit au contraire l’option de la guerre ; puis, respectant sa parole, il retourna à Carthage pour s’y constituer prisonnier… Les Carthaginois l’auraient torturé à mort. »

La France des « repentants », incluant tout le médiocre personnel diplomatique macronien, ne comprenant rien à la mentalité des peuples à qui ils ont affaire, ont eu, dans cette aventure grotesque, une attitude exactement à l’inverse de ce qu’il convenait de faire ; les Arabes, dans ce domaine, ne respectent que la force. Au contraire des atermoiements craintifs de nos politiciens indigents, il suffisait de taper du poing sur la table (ou simplement du pied sur le sol) pour se faire respecter, accompagnant cette fermeté de ton de quelques mesures immédiates et sans équivoque, comme de couper toutes les aides trop généreusement consenties à l’Algérie à laquelle la France ne doit rien. Bien au contraire. La députée européenne Sarah Knafo a chiffré à 9 milliards d’euros par an les aides apportées par la France à l’Algérie, soit 3 fois le budget de nos départements d’outre-mer et plus que le budget accordé chichement à nos paysans qui meurent…

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Pourquoi la France s’est-elle emparée de l’Algérie?

La raison a été simplement et d’une manière très concise expliquée dès la première phrase de l’excellent livre de Georges Fleury, Comment l’Algérie devint française ? : « Ainsi que les Algériens l’affirmeront en inaugurant leur indépendance en 1962, les guerres d’Algérie ont commencé lorsque le général de Bourmont s’empara d’Alger pour le compte de Charles X le 5 juillet 1830 avec, hormis l’Angleterre, la bénédiction des Etats européens dont les ressortissants étaient en Méditerranée victimes de la piraterie barbaresque [3]. »

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On estime que les pirates barbaresques qui ont commencé à écumer la Méditerranée après l’invasion des Arabes en Afrique du Nord ont soumis en esclavage jusqu’à 1.250.000 chrétiens, pratiquant leurs razzias jusqu’en Islande.

En Provence, vers 889, un raid de Sarrasins s'empara de Fraxinetum, La Garde-Freinet, où ils fortifièrent un nid d’aigle à partir duquel ils purent effectuer des razzias tout le long de la future Côte d’Azur jusqu’en Italie et remonter les Alpes. C’est seulement en 973, 84 ans plus tard, qu’une coalition provençale et piémontaise commandée par le comte de Provence Guillaume put les battre. L’Histoire retiendra son nom et sa geste en le dénommant Guillaume le Libérateur [4].

« Les corsaires barbaresques ont capturé des milliers de navires chrétiens et ont attaqué à plusieurs reprises la plupart des localités côtières des rives nord de la mer Méditerranée. En conséquence, les résidents ont abandonné leurs anciens villages côtiers en EspagneFrance et en Italie et en ont construit d'autres, souvent fortifiés, au sommet des buttes et des collines. Les raids ont été un tel problème que les côtes sont restées en partie désertes jusqu'au début du XIXe siècle… Après les guerres napoléoniennes et le Congrès de Vienne de 1814-1815, les puissances européennes sont convenues d'éliminer complètement les corsaires barbaresques, et leur menace a largement été atténuée. Des incidents occasionnels se sont produits, y compris deux guerres barbaresques entre les États-Unis et les États barbaresques, jusqu'à ce que leur activité ait finalement pris fin avec la conquête française d'Alger en 1830. » (Wikipédia).

Les barbaresques auront donc accompli leurs forfaits pendant 1000 ans.

Le grand écrivain espagnol Miguel de Cervantes fut capturé en mer par les barbaresques le 26 septembre 1575 et resta prisonnier des pirates pendant 5 ans à Alger : « On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule d'hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénuement nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d'être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour, il en faisait pendre quelques-uns ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu'ils ne faisaient le mal que pour le faire et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain ».

La Constitution des deux pays est fondée sur deux gros mensonges

J’ai bien parlé, dans le titre de cet article, de la « désagrégation avancée des deux nations », et non pas « des deux gouvernements » ou « des deux Etats » car il faut inclure les peuples français et algérien dans cette déliquescence en cours parce que ni l’un ni l’autre, sauf quelques courageuses exceptions, ne s’est levé pour arrêter le processus de déclin initié par leurs gouvernements corrompus ni pour se libérer des contraintes que les hommes de pouvoir ont fait peser sur eux.

Ce n’est pas seulement le corps physique de ces nations qui a été atteint mais aussi le corps éthérique, vital, l’âme, que des forces extérieures malsaines ont commencé à ronger.

Ce processus de décadence a commencé en 1962, pour les deux pays, lors de l’exode massif des Européens d’Algérie obligés de se réfugier, pour la plupart, en France - cette France qui les avait abandonnés - sous la menace des barbares islamistes qui ont pris le pouvoir en Algérie et qui ne leur ont laissé d’autre choix que « la valise ou le cercueil », et ce n’était pas juste une formule. Beaucoup d’entre eux ont payé de leur vie sa vérification.

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Les indigènes, d’origine kabyle d’abord et arabe ensuite, qui ont proliféré[5] sur le territoire que les Français ont dénommé « Algérie », parce qu’il fallait bien lui trouver un nom, se sont rapidement retrouvés sans ressources alors que la France, représentée par les Français d’Algérie, leur avait laissé un morceau du pays (13 départements français en parfait état de fonctionnement[6]) qu’ils ont lentement laissé se dégrader, ne voulant pas, et ne sachant pas, l’entretenir.

La première Constitution algérienne a vu le jour en 1963, constamment révisée, elle a consacré la dictature du parti unique islamique, le FLN, aux mains des militaires au pouvoir depuis 1962.

En France, la Constitution du 4 octobre 1958 est celle qui a fondé la Cinquième République et qui est toujours valide. Ce sont les Européens d’Algérie qui en sont à l’origine puisque ce sont eux qui ont alors appelé De Gaulle pour rétablir l’ordre en Algérie d’abord et, par voie de conséquence, en France.

Le Mensonge de De Gaulle en 1958 : il n’a jamais eu l’intention de garder l’Algérie à la France

Ce que les Pieds-Noirs ont reproché à De Gaulle, ce sont surtout ses mensonges et les conditions épouvantables[7] dans lesquelles ils ont été contraints de quitter leur terre.

De Gaulle est arrivé au pouvoir grâce aux Pieds-Noirs en leur faisant croire qu’il œuvrerait pour le maintien de la France en Algérie alors qu’il savait déjà qu’il ne respecterait pas les nombreuses promesses qu’il avait faites à la foule des Français d’Algérie et des musulmans fidèles à la France réunis par dizaine de milliers dans les villes d’Algérie en 1958 auprès de laquelle il venait porter la (fausse) bonne parole. Ne déclarait-il pas pertinemment le 16 septembre 1959 à l’ancienne RTF : « Depuis que le monde est monde, il n’y a jamais eu d’unité, ni à plus forte raison, de souveraineté algérienne. Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens, Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays sans qu’il y ait eu à aucun moment, sous aucune forme, un Etat algérien. »

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D’autant plus que le terme lui-même, « Algérie », a été inventé par le général Schneider en 1839. Cette seule citation de De Gaulle suffirait pour exonérer les Français d’Algérie de tout procès d’occupation d’un « pays qui ne leur appartenait pas », puisqu’il n’appartenait à personne[8] et qu’ils ont su le mettre en valeur et mettre en valeur ses richesses au-delà de toute espérance. On se souviendra de la phrase du Bachaga Boualem (photo), qui fut un temps vice-président de l’Assemblée nationale française, chef de la tribu des Beni-Boudouane, musulmans fidèles à la France, né à Soukh Arhas (comme le « pied-noir » de l’époque romaine, Saint-Augustin) : « Que de volonté il a fallu à ces premiers Pieds-Noirs dans ce pays hostile, luttant contre la fièvre, la chaleur, les pillards. Le fils à la charrue, la fille à pétrir le pain, la femme à soigner les musulmans, ils ont tout sacrifié à cette terre[9]. »

De Gaulle avait confié à Alain Peyrefitte, qui l’a retranscrite dans C’était de Gaulle, cette assertion : « Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ! ».

Ce qui s’est effectivement produit, avec et sans De Gaulle, qui n’a pris aucune mesure pour empêcher cette invasion alors qu’il en était encore temps et qu’il était donc parfaitement conscient du danger. Il a disposé de six années pour contrer cette menace. Qu’a-t-il fait ?

Que ce départ des Français d’Algérie ait été inéluctable est une autre question, question d’autant plus épineuse que les militaires français avaient gagné sur le terrain la bataille contre les terroristes islamiques du FLN.

Cette victoire est d’autant moins étonnante que, même après les horribles massacres dont ils ont été victimes, les musulmans fidèles à la France étaient au moins 4 fois plus nombreux que les partisans de la séparation.

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Selon Bernard Lugan, qui se base sur des sources parlementaires algériennes, les trois-quarts des 2 millions de porteurs de la carte de moudjahidine sont des faux. « Le mythe d’un peuple unanimement dressé contre le colonisateur connaît donc de sérieuses lézardes. D’autant plus que ceux que l’histoire officielle présente comme une minorité de « collaborateurs » et de « traîtres » semblent avoir été plus nombreux que les moudjahidines… En effet, (…) alors que le processus menant à l’indépendance était clairement engagé, 307.146 Algériens servaient alors dans l’armée française (selon les minutieux registres de cette même armée, NDLR) contre environ 65.000 moudjahidines. »

C’est à ce même moment de victoire totale de la France contre les rebelles que De Gaulle leur a offert cet immense territoire français (2.382.000 km2, dont 2.000.000 de km2 pour le seul Sahara qui regorge de ressources naturelles, notamment pétrolifères) sans contrepartie, si ce n’est ces scandaleux « Accords d’Evian » qui n’ont jamais été respectés par le FLN.

Pourquoi avoir envoyé à la mort ces dizaines de milliers de soldats français, de Pieds-Noirs, de harkis, sachant que c’était en pure perte[10] ?

Cette félonie ne lui a pas réussi puisqu’il a été obligé de quitter le pouvoir six ans après sa trahison. La décadence française n’a cessé de s’amplifier après sa forfaiture, chaque président de la France se révélant plus nocif et plus anti-Français que son prédécesseur, chacun rivalisant d’ingéniosité pour détruire le pays qu’il était chargé d’administrer, jusqu’à l’apothéose : Macron. Il faut beaucoup d’imagination pour concevoir pire que lui dans l’avenir.

Le Mensonge du pouvoir algérien en 1954 : le FLN était composé d’islamistes et non d’indépendantistes

Dans une interview au Monde datée du 4 décembre 1980, Ben Bella, le premier président de la République algérienne déclarait : « Plus que l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre les plus satisfaisant, non seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace » et il avouera au même journaliste que le nationalisme ne fut « qu’une posture, une tactique, une ruse ».

« D’aucuns diraient une manifestation de la taqîya, disposition coranique qui autorise la dissimulation de ses objectifs religieux… » rajouteront les journalistes de Valeurs actuelles dans le remarquable hors-série n° 21 qu’ils ont publié sur la guerre d’Algérie.

C’est donc le chef du FLN lui-même qui reconnaît que l’objectif principal qui avait motivé cette rébellion n’était pas d’ordre politique mais religieux ; ce n’était pas le nationalisme, façon romantique, dont s’étaient entiché les progressistes de l’époque (qui serviront de « porteurs de valise » aux terroristes), ni même le panarabisme qui était le but de ce soulèvement brutal et inattendu, mais l’islamisation de la population indigène[11]. On comprendra ensuite que ce qui intéressait vraiment les moudjahidin, les « combattants de la foi », c’était le djihad, la guerre sainte et puis, ensuite, la prise de pouvoir et la mise en place d’une organisation stricte pour garder ce pouvoir, et surtout pour contrôler le profit que génèrera l’énorme cadeau que leur avait fait De Gaulle en leur offrant le Sahara.

Il suffisait de désigner la colonisation et la France comme uniques responsables des déboires de leur population afin de masquer la corruption des dirigeants et leur incapacité à gouverner ; j’ai décrit dans un article précédent daté du 8 juin 2024, Les Algériens exigent de la France repentance et compensations : Ah bon ? Et de quel droit ? la façon dont les dirigeants algériens ont, depuis leur accession au pouvoir en 1962, élaboré et entretenu un sentiment de haine de la France et des Français auprès de leur population, et particulièrement de leur jeune population, ce qui explique le comportement excessivement agressif et les intolérables exactions des jeunes Algériens, Franco-Algériens ou Français d’origine algérienne à l’encontre du pays qui les accueille et qui les nourrit[12].

Pierre-Emile Blairon

Notes:

[1] https://tvl.fr/algerie-macron-l-humiliation-de-trop-jt-du-mercredi-16-avril-2025

[2] Bernard Lugan, Histoire des Algéries des origines à nos jours, 2025, p.19., édition Ellipses.

[3] Y compris la Russie, NDLR.

[4] Voir mon ouvrage : Guide secret de la Côte d’Azur, éditions Ouest-France, p. 18-19.

[5] La population indigène a été estimée à 2,5 millions d’habitants en 1830, 12 millions en 1962 et elle est évaluée à 47 millions en 2025 ; voir aussi les études du CDHA : https://www.cdha.fr/partie-1-levolution-demographique-de-lalgerie-francaise-et-ses-consequences

[6] L’Algérie n’était pas une « colonie » française comme on ne cesse de le répéter ; c’était une partie du territoire français constituée par 13 départements français.

[7] Voir notre article : https://nice-provence.info/2023/07/07/oran-5-juillet-1962-fin-un-monde/

[8] « Le dey Mustapha Pacha régnait en maître absolu au nom du sultan de Constantinople sur les 40 000 habitants d’Alger et, de manière plus informelle, sur les 2 millions d’Arabes et de Berbères qui peuplaient le reste du pays divisé en plus de 1000 tribus dont à peine le tiers lui acquittait l’impôt. » (Comment l’Algérie devint française, Georges Fleury, éditions Perrin)

[9] Pour remettre les idées à l’endroit, prenez le temps de regarder cette courte vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=fZGWsnc1SJ8

[10] Nous pourrions nous retrouver dans la même situation si Macron persiste à provoquer la Russie alors que tout le monde connaît l’issue de cette bataille qui serait fatidique pour la France.

[11] Les premières victimes et les plus nombreuses de la guerre d’Algérie (environ 200 000) furent des musulmans pour la plupart abominablement torturés, que les membres du FLN voulaient montrer en exemple à leurs coreligionnaires afin de les dissuader de collaborer avec les Français, ce qu’ils avaient fait en toute bonne conscience depuis des générations.

[12] Voir mon article du 8 juin 2024 : https://nice-provence.info/2024/06/08/algeriens-exigent-france-repentance-compensations-de-quel-droit/

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mercredi, 30 avril 2025

La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera

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La juxtaposition de Hegel et de Nietzsche chez Milan Kundera

Troy Southgate

Source: https://troysouthgate.substack.com/p/milan-kunderas-juxta...

Je suis tombé sur une distinction intéressante que l'écrivain tchèque Milan Kundera fait entre Hegel et Nietzsche et qui concerne la tendance du premier à tout systématiser pour satisfaire aux rigueurs exigeantes de son programme dialectique-conceptuel. Comme le souligne Kundera: "Dans son désir de compléter son système, Hegel décrit chaque détail, carré par carré, centimètre par centimètre, de sorte que son Esthétique apparaît comme une collaboration entre un aigle et des centaines d'araignées héroïques qui tissent des toiles pour couvrir tous les recoins".

À l'inverse, le style de Nietzsche est résolument non systémique et ses aphorismes sont célèbres pour révéler les soudaines bouffées d'inspiration qui lui permettaient de « philosopher avec un marteau ». Kundera dit de Nietzsche que son « refus de la pensée systématique a une autre conséquence : un immense élargissement du thème ; les barrières entre les différentes disciplines philosophiques, qui ont empêché de voir le monde réel dans toute son étendue, tombent, et dès lors tout ce qui est humain peut devenir l'objet de la pensée d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la première fois, la philosophie réfléchit non pas à l'épistémologie, non pas à l'esthétique ou à l'éthique, à la phénoménologie de l'esprit ou à la critique de la raison, etc. mais à tout ce qui est humain ».

Le cloisonnement dont parle Kundera a permis à différents penseurs de contenir leur discours philosophique à l'intérieur de certains paramètres. Ce faisant, les étudiants comme les critiques sont censés observer les panneaux de signalisation soigneusement placés qui guident le voyageur intellectuel le long d'un ensemble d'autoroutes cérébrales établies et veillent à ce qu'il ne s'égare pas hors des sentiers battus. Le cas de Hegel, comme nous l'avons vu, implique l'accumulation d'autant de concepts que possible au sein d'un credo analytique unique. Bien que le lien entre l'absolutisme et le royaume des araignées reste à explorer, revendiquer, c'est contrôler.

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Un prophète politique. Pour le 125ème anniversaire de l’écrivain Ignazio Silone

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Un prophète politique. Pour le 125ème anniversaire de l’écrivain Ignazio Silone

Werner Olles

La journaliste italienne Franca Magnani a rencontré Ignazio Silone dans les années 1930, alors qu'il vivait en exil en Suisse : « Il était un bel homme à la peau sombre, au port fier et au regard plein de nostalgie ». La jeune femme était fascinée par la personnalité de cet artiste et idéaliste mystérieux et tourmenté, qui donnait l’impression que toute joie de vivre l’avait quitté. En réalité, il avait été marqué par un destin ardu : à seulement onze ans, il perdit son père; trois ans plus tard, un tremblement de terre dévasta la maison familiale, emportant sa mère bien-aimée et quatre de ses cinq frères.

Né le 1er mai 1900 à Pescina dans les Abruzzes, il fut envoyé par son père, petit propriétaire terrien, dans une école catholique, dans l’espoir qu’il devienne prêtre. Cependant, quelques années après la grande tragédie qui avait frappé sa famille, il abandonna rapidement sa formation scolaire et s’installa à Rome pour travailler comme secrétaire de la jeunesse socialiste. En 1921, il fut l’un des fondateurs du Parti communiste italien (PCI) et devint rapidement l’un de ses hauts responsables. Pourtant, en tant que rédacteur du quotidien Il Lavoratore et de la revue hebdomadaire L’Avanguardia, il était davantage influencé par une pensée christo-socialiste que par l’idéologie marxiste-léniniste matérialiste. La protestation de Silone visait principalement l’échec des partis politiques à dénoncer l’injustice permanente sous laquelle souffraient les pauvres paysans des Abruzzes.

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Sa conversion ultérieure aux idéaux de sa jeunesse paysanne s’exprime clairement dans son premier roman Fontamara (1930). Il y décrit de façon vivante la vie dure des petits exploitants endettés et opprimés dans les villages de sa région natale. Ce récit est non seulement son meilleur livre, mais aussi une rupture avec le communisme. La même année, il publie Pain et Vin, écrit dans un sanatorium suisse, où il raconte l'itinéraire extérieur et intérieur d’un ancien communiste et c'est là le reflet de l’auteur lui-même, qui va jusqu’à exprimer son projet de fonder une fraternité des plus pauvres et des plus faibles. Déjà antifasciste convaincu, il maintient néanmoins des contacts avec le service secret du régime pour protéger son dernier frère survivant, Romolo, contre une accusation d’attentat contre le roi Victor Emmanuel III, auquel il n’avait en réalité pas participé.

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Préalablement, le poète avait justifié sa sortie du PCI par une lettre où il se confessait : « Mon état de santé est mauvais, mais la maladie a des causes morales et psychiques. Je suis à un moment extrêmement difficile de ma vie. Mon sens moral a toujours été très développé, mais il me domine désormais totalement. Il ne me laisse ni dormir, ni manger, ni me reposer. La seule issue est de renoncer totalement à la politique active. Sinon, il ne reste que la mort. Je dois bannir de ma vie tout ce qui est mensonge, double jeu, tromperie et secret. Je veux commencer une nouvelle vie sur de nouvelles bases, pour réparer le mal que j’ai fait, pour me libérer et me sauver ! ».

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Très malade, au bord du suicide, il voyait son salut uniquement dans l’écriture et dans une humanité non idéologisée. De plus en plus, il rejetait le politique et, d’un point de vue chrétien, comprenait le droit au « petit bonheur » privé et personnel comme la véritable force motrice de la vie. En 1945, de retour de son exil en Suisse, il rédigea le texte programmatique Le fascisme. Sa naissance et son développement.

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En tant que rédacteur en chef du journal socialiste Avanti !, de Europa Socialista, que président du Pen Club et membre du Parti socialiste (PSI), il fut député à l’Assemblée constituante et milita pour une Fédération européenne. Dans les années 1960, il aborda à nouveau, dans ses derniers livres Sortie de secours et L’aventure d’un pauvre chrétien, deux oeuvres en partie autobiographiques, les combats moraux et politiques issus de l’époque du fascisme, mêlant marxisme et christianisme. Dans Le renard et la camélia et Le Dieu qui n’était pas, il raconte ouvertement son parcours entre les extrêmes, tout en omettant cette période durant laquelle il fut probablement « un espion du régime, au-delà de tout soupçon » (Corriere della Sera).

Décédé le 22 août 1978 à Genève, l’œuvre de Silone et ses errances politiques retrouvent aujourd’hui une nouvelle attention. Sa prophétique mise en garde reste inoubliable : « Lorsque le fascisme reviendra, il ne dira pas : “Je suis le fascisme !” Non, il dira : “Je suis l’antifascisme !” ». Une déclaration presque prophétique qui explique pour une bonne part ce qui devient aujourd’hui possible dans ce que l’on appelle les « démocraties libérales ». Et qu’un poète et homme politique, jadis communiste convaincu et antifasciste passionné, soit devenu, après une crise de vie décisive, un collaborateur du service secret fasciste et un intellectuel anti-communiste, voilà qui ne peut probablement pas se nicher dans les catégories d'une Allemagne totalement névrosée, où, avec des biographies fracassées et manipulées, on a toujours eu du mal à accepter ce qui est désormais considéré comme un péché contre l’esprit.

mardi, 29 avril 2025

Terres rares et terres contestées

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Terres rares et terres contestées

Andrea Marcigliano

Source: https://electomagazine.it/terre-rare-e-terre-contese/

La Chine a annoncé qu'elle imposera des restrictions significatives à son exportation de terres rares. Secteur stratégique, dans lequel Pékin est, pratiquement, hégémonique. Elle contrôlait environ 99% de la production jusqu'en 2023. La situation n’a pas beaucoup évolué, car les tentatives de développer l’extraction des terres rares en Australie, au Vietnam et dans d'autres pays restent totalement, ou presque, dépendantes de l'industrie de raffinage chinoise. Il faudra des années avant qu'elles ne parviennent à s'en dissocier, même partiellement.

La portée stratégique de cette décision chinoise est évidente. Elle représente une réaction claire, peut-être la première, aux politiques protectionnistes de Washington, que Pékin considère comme anti-chinoises. Et, pour demeurer objectif, ce n'est pas sans de bonnes raisons.

Trump a déplacé le rapport avec Pékin d'un plan militaire – que l'administration Biden poursuivait – à un plan plus commercial. Et c’est bien dans le style de l’homme, qui conçoit les guerres comme des affrontements d'intérêts, comme un jeu d'exportations et d'importations, comme une concurrence en affaires… et seulement en dernière, et extrême, instance comme un affrontement armé.

Cela ne change rien au fait que l'affrontement avec la Chine est, à sa manière, une "guerre". Un affrontement commercial, pourrait-on le définir, qui peut ne pas faire couler directement le sang des soldats, mais qui pourrait causer des bouleversements globaux considérables, peut-être même incommensurables.

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À supposer, et à ne pas accorder, que Trump et son vice-président Vance aient le temps de mettre en œuvre leur stratégie.

Qui est, ensuite, la stratégie déterminée par le système industriel américain, en difficulté depuis longtemps en raison de la concurrence étrangère. En particulier en raison de la concurrence chinoise.

Pékin connaît bien le jeu. Et réagit en frappant Washington au niveau des terres rares, dont elle maintient un contrôle presque hégémonique.

Cependant, il ne s'agit pas seulement d'… "affaires". Les terres rares sont des éléments fondamentaux pour l'industrie militaire. Et le système militaire américain dépend lourdement des importations de terres rares en provenance de Chine.

La décision de Pékin a donc une double valeur.

Elle est une rétorsion contre le protectionnisme de Washington qui nuit gravement aux exportations chinoises.

En même temps, elle met en crise l'industrie militaire américaine, tout en favorisant sa propre croissance dans ce secteur.

Et se plaçant ainsi dans une position de force en cas de prochain affrontement armé.

Les Alpes, colonne vertébrale de l'Europe. Où l'anglais n'existe pas

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Les Alpes, colonne vertébrale de l'Europe. Où l'anglais n'existe pas

Ala de Granha

Source: https://electomagazine.it/alpi-spina-dorsale-delleuropa-d...

1.200 km de longueur, 15 millions d'habitants. C'est le monde des Alpes. Qui traversent Munich, la France, la Suisse, le Liechtenstein, l'Autriche, l'Allemagne, la Slovénie et qui, sur le versant sud, englobent l'Italie. Les Alpes, colonne vertébrale de l'Europe, ouvrage collectif édité par les bons soins des Éditions "Guerini e Associati" et dirigé par Daniele Lazzeri, président de la Fondation Nodo di Gordio. Il est consacré au rôle déterminant de la chaîne alpine dans la création et la définition de l'Europe.

Un livre différent de ceux qui s'occupent souvent de la montagne, car l'éditeur a choisi de ne pas se concentrer sur un seul thème ou un seul aspect, mais d'aborder à 360 degrés les problématiques relatives à la chaîne montagneuse qui représente la charnière de l'Europe, la colonne vertébrale du Vieux Continent.

C'est pourquoi les auteurs des diverses interventions – de provenances géographiques différentes, avec des professions et des compétences variées – ont offert un tableau des Alpes qui s'étend du mythe à l'histoire ancienne; de la réalité politique des Alpes à l'époque pré-napoléonienne à la division en États nationaux; des aspects agropastoraux à l'intelligence artificielle; du tourisme aux communautés énergétiques; des agrégations transnationales à la culture.

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Il en est ressorti un tableau parfois surprenant, avec des aspects qui demeurent inconnus du plus grand nombre ou qui ont été volontairement oubliés. Des aspects, cependant, qui offrent des opportunités pour relancer un monde alpin qui unit, en Europe, la culture méditerranéenne et la culture germanique. Un monde où l'on peut, le cas échéant, expérimenter de nouveaux rapports entre les peuples, forger de nouvelles formes de développement.

L'éditeur et les auteurs partent cependant d'un constat: les États nationaux ont imposé une rupture avec le rôle historique traditionnel des populations alpines. Qui ignoraient les frontières créées artificiellement le long des lignes de crête. Les cultures, les traditions, les langues étaient souvent les mêmes des deux côtés de la montagne. Et parmi toutes les langues des Alpes, il n'y avait pas l'anglais. Celui-ci a apparu et s'est imposé comme la langue de l'argent, des affaires, de la vente à l'encan de sa propre identité, de sa propre dignité. Construire une nouvelle Europe en partant des Alpes est donc possible et nécessaire. Mais en commençant par effacer les symboles linguistiques d'un colonialisme ploutocratique.

Pour analyser cette réalité complexe et offrir des hypothèses de solutions et de développement, Lazzeri a impliqué des enseignants universitaires, des hommes politiques, des historiens, des journalistes, des managers internationaux. Cela a donné naissance à un volume qui représente une source de réflexion non seulement pour ceux qui aiment les Alpes et la montagne en général, mais aussi pour ceux qui doivent penser à un nouveau modèle de développement pour l'Europe et à de nouveaux modèles de relations avec le monde entier.

Pléthon, Sparte et Zarathoustra

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Pléthon, Sparte et Zarathoustra

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Dans la traduction de 1492 des Ennéades de Plotin, dédicacée à Laurent de Médicis, Marcile Ficin évoque le philosophe byzantin Gémiste, dit Pléthon (1355/1360/26 juin 1452), et le présente « comme un autre Platon », avec qui Cosme discutait des « mystères platoniciens ». La redécouverte du platonisme, à la Renaissance, s’accompagne d’une victoire progressive sur l’aristotélisme (bien que l’on cherchât en général la concordance entre les philosophes), et ce, malgré la résistance des milieux monastiques et la plupart des « réformateurs » de l’Eglise, qui prônaient plutôt le retour aux Pères. La prise de Constantinople en 1453, et le patronage des mécènes médicéens, en particulier de Cosme, fondateur de l’Académie platonicienne florentine, ont favorisé la translatio studii du corpus néoplatonicien et la vision d’une chaîne d’or liant cette tradition de pensée à des sagesses archaïques, comme celle d’Hermès ou de Zoroastre. La venue au Concile de Ferrare/Florence de 1438/1439, auquel participait l’empereur Jean VIII Paléologue, qui visait à réconcilier, en vue d’affronter l’empire turc, les deux parts d’une chrétienté déchirée par le schisme de 1054, notamment par la question du Filioque, a été l’occasion de rencontres fructueuses entre intellectuels grecs et latins. On pourrait penser que Pléthon fût l’un des acteurs de cet échange. N’a-t-il pas rédigé alors, en 1439, un texte sur les différences (appelé couramment De differentiis, publié en grec en 1450 - celle en latin ne le fut jamais- entre Platon et Aristote ? Cette comparaison, restée confidentielle, provoqua une réponse virulente, en 1448/1449, de son adversaire Scholarios Gennade. Ce modèle comparatif allait pourtant inspirer de nombreuses analyses de ce type en Occident. Et si l’étude des sources qui ont nourri les œuvres de Ficin montre bien un démarquage, parfois presque une paraphrase, du philosophe de Mistra, sa personne et ses ouvrages souffrirent d’une occultation qui le firent oublier du monde savant. Une part de ses idées fut utilisée, par Pic de la Mirandole ou par Ficin, en ce qui concerne singulièrement la référence aux prophètes et aux sages de haute antiquité comme Zoroastre.

Toutefois elles furent réorientées dans un sens chrétien, et récupérées pour refonder une Eglise fragilisée par des attaques multiples. Ce qui était loin des préoccupations de Pléthon. Le philosophe de Morée aurait dû, de ce fait, demeurer comme une référence relativement anecdotique, une note en bas de page pour spécialistes de l’histoire de la pensée, d’autant plus que ses livres furent peu édités, quand ils ne furent pas détruits, comme son ouvrage majeur, le Traité des lois, brûlé, à l’exception de quelques feuillets attestant le polythéisme de l’ouvrage, par Georges Scholarios (v. 1405 – 1472), qui l’accusait d’être païen et polythéiste, et, pour tout dire, antichrétien.

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Néanmoins, en recoupant ces passages préservés avec d’autres écrits, il est possible de reconstituer la pensée de Pléthon, ce qu’ont fait François Masai, en 1956, dans son étude Pléthon et le platonisme de Mistra, parue aux éditions « Les Belles Lettres », et Brigitte Tambrun, en 2006, aux éditions Vrin, dans la collection « Philologie et Mercure », dans son ouvrage qui a pour titre Pléthon, le retour de Platon, que je suis de près pour cette étude. Comme il n’est pas question de remplacer des analyses aussi fouillées et solides, surtout celle de Madame Tambrun, qui nous livre en même temps de fort profondes réflexions sur plusieurs auteurs néoplatoniciens et sur l’empereur Julien, je vais me contenter, par cette présentation, de mettre l’accent sur ce qui peut nous importer chez un philosophe méconnu et, apparemment, si étranger à la modernité philosophique.

Situation de Pléthon

  1. 1) La philosophie des Hellènes à Byzance (source : Alain de Libera ; La philosophie médiévale ; PUF) .

Bien que grecque d’origine, la philosophie, considérée comme « hellénique », est regardée comme étrangère à la pensée religieuse stricto sensu. Du IXe au milieu du XVe siècle, on l’appréhende comme une « science extérieure », une « philosophie du dehors » (exôthen, thurathen), contraire à la « philosophie de l’intérieur », la théologie. Ce statut précaire (puisque sujet à la censure) lui confère une certaine autonomie, contrairement à son rôle de « servante de la théologie » joué dans l’université latine, institution complètement inconnue du monde byzantin. Si la logique d’Aristote et de Porphyre est utilisée dans l’élaboration de la théologie trinitaire, elle n’est pas déterminante comme instrument de la théologie dans son ensemble. Le fossé entre corpus philosophique et religion va se creuser, au XIVe siècle, avec le palamisme mystique et le courant hésychaste (la doctrine palamite, antiphilosophique, est devenue, en 1352, la théologie officielle de l’Eglise orthodoxe). L’enseignement supérieur est octroyé, à titre privé, pour former les hauts fonctionnaires, ce qui entraîne que de nombreux lettrés, à Constantinople, sont laïcs. Pléthon appartient à ce cénacle. Les polémiques entre philosophes et théologiens, comme en Occident chrétien, sont peu probables entre deux univers qui ne se rencontrent pas. En revanche, toute affirmation de l’un, pour rare qu’elle soit, entraîne des conséquences radicales. L’empire byzantin, qui laissait tomber en ruine ou transformait les monuments de Grèce antique, se voulait l’ennemi déclaré de l’hellénisme. Sans remonter à la fermeture de l’Ecole platonicienne d’Athènes, en 529, par Justinien, Jean Italos, sous l’empereur Alexis Comnène (1081 – 1118), va être condamné à la relégation dans un monastère pour neuf articles tès hellènikès athéotètos gémonta, « emplis d’athéisme hellénique », autrement dit « païen ».

Pléthon lui-même, sous la pression du haut-clergé, fut contraint, bien qu’il fût relativement protégé par Manuel II Paléologue, de s’exiler à Mistra, citadelle laconienne, à Sparte (et c’est déjà tout un programme), centre du renouveau de la pensée antique, où l’empereur lui octroya une magistrature (et, un peu plus tard, le despote de Morée, Théodore, fils de Manuel II, lui accorde, en 1427, par un argyrobulle, un domaine en pronoia, propriété provisoire – puis héréditaire - qui lui permet de percevoir , en gouverneur, ou képhalis, des droits sur les paysans, moyennant service (douleia) rendu au souverain, et lui assure les moyens de vivre, ainsi qu’une relative indépendance, à l’abri des poursuites de l’Eglise). Mais son retour à l’hellénisme, plus ou moins affiché (nous verrons qu’il s’adressait à une élite) provoqua un conflit violent avec le monothéisme chrétien. De fait, la décadence byzantine ouvrait des perspectives de renaissance d’une Grèce renouant avec un passé qu’on aurait voulu oublier, ou soumettre, en le trahissant, à une autre Weltanschauung.

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  1. 2) Un monde culturel multipolaire

La gigantomachie qui oppose le monde musulman au monde chrétien, et, à l’intérieur de celui-ci, depuis la prise de Constantinople par les Latins en 1204, (mais, religieusement, bien avant), le heurt entre Eglise d’Orient et Eglise d’Occident, elle-même ébranlée par des schismes depuis 1378 (papes contre anti-pape(s), pape Eugène IV, élu en 1431, contre le Concile de Bâle, ou les hérésies (par exemple celle de Jean Hus, brûlé le 6 juillet 1415), ouvrent, paradoxalement, et, somme toute, fort logiquement, un espace de remise en question(s) des certitudes idéologiques, et autorisent un approfondissement des identités.

Nous avons vu que la nécessité militaire motivait un rapprochement entre l’Orient chrétien et l’Occident. En fait c’était une soumission qui était exigée, moyennant l’acceptation du controversé Filioque, qui plaçait sur le même plan ontologique le Père et le Fils (conception d’une grande importance politique : elle induit la relation, égalitaire ou hiérarchique, de l’Etat et de la société). Pléthon, anti-unioniste, comme Marc d’Ephèse (Marc Eugénikos), contrairement au célèbre Bessarion, s’était élevé contre ce qu’il considérait comme une abdication, ce qui lui avait permis, sous couvert de critiquer le thomisme, de s’en prendre directement, au nom de Platon, à l’aristotélisme.

Quant à l’Islam, empreint de tradition néoplatonicienne, Byzance n’était pas sans recevoir son influence philosophique, même si l’Eglise, acculée par les désastres militaires, s’arc-boutait sur l’orthodoxie strictement religieuse (le même pendant se retrouvant dans le sunnisme, par exemple les Docteurs de la Loi, les ‘olama d’Alep, ceux-là mêmes qui prononcèrent contre Sohravardi le takfir, et le vouèrent à la mort). Il se trouve justement que Georges Scholarios, pour nuire à adversaire, prétendait tenir « de nombreuses personnes qui ont bien connu Pléthon dans sa jeunesse », qu’il s’était rendu « à la cour des barbares », sans doute Andrinople, et qu’il y avait fréquenté « un Juif très influent », Elissaios (Elisha). Scholarios ajoute qu’en fait, le « maître » (didaskalos) de Pléthon n’était pas un Juif, mais un païen (hellênistês), un « polythéiste » (polutheos), qui lui aurait fait connaître « les doctrines concernant Zoroastre et les autres ».

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Or, l’une des sources de la falsafa, outre Aristote, Plotin, Proclus, qu’on essayait de concilier, un commentateur « persan », influencé par le soufisme, héritier des anciens Perses et restaurateur de la doctrine de Zoroastre, est Sohravardi, dont la pensée était alors très active. Même si le projet du penseur iranien et celui de Pléthon divergent (« Pléthon voit dans la résurrection du platonisme une arme de salut pour l’indépendance hellénique, une juste politique, une renaissance spirituelle dirigée contre la double menace, latine et turque. Sohravardi situe d’emblée son projet au niveau de l’ontologie pure et de la véritable signification du monothéisme. La vérité du Livre saint est pour lui un essentiel souci. Revenir à la sagesse de l’ancienne Grèce, de l’ancienne Perse, ce n’est pas contester l’islam, mais en approfondir le sens » (Christian Jambet, introduction au Livre de la sagesse orientale, traduit par Henri Corbin), il n’en demeure pas moins que la doctrine du prophète du Mazdéisme permettra à ce dernier non seulement de contester la prétention des chrétiens de faire remonter la sagesse archaïque à Moïse, mais aussi d’asseoir une conception large de la religion capable de subsumer toutes croyances positives ancrées dans les périodes postérieures à Zoroastre, et, de ce fait, inférieures. Cette perception d’un sacré évolutif, et néanmoins toujours le même, malgré des dissemblances apparentes, ne sera pas sans conséquences pour son projet que l’on pourrait appeler « métapolitique ».

  1. 3) Un cul de sac géopolitique

La situation politique, militaire de l’empire byzantin est alors désespérée. Dans son Mémoire pour Théodore, Pléthon écrit : « Nous n’avons actuellement besoin de rien moins que d’être sauvés : nous voyons, en effet, ce qu’est devenu l’Empire des Romains. Toutes nos cités sont perdues, il nous en reste juste deux en Thrace, plus le Péloponnèse, encore pas tout entier, et l’une ou l’autre petite île. » Pire : après la bataille de Maritsa, les Byzantins durent payer aux Ottomans le haradj et participer aux expéditions du sultan. L’empire était vassalisé. Les Turcs, comme d’ailleurs Vénitiens et « Francs », interviennent parfois dans les querelles internes des Grecs. Les ports et le commerce, en outre, étaient le monopole des Italiens. Il ne faut pas oublier que la reconquête du Péloponnèse (la Morée) se fit contre les « Francs », les Latins, singulièrement la famille champenoise de Villehardouin, dont les ruines du castel, au sommet de la colline de Mistra, attestent encore la puissance.

Mais au fond, ce morcellement territorial et politique, non seulement rappelait l’état anarchique de l’Hellade antique, finalement si propice à l’éclosion de la pensée, mais aussi donnait loisir aux réfractaires de se réfugier quand c’était nécessaire, ou de jouer sur les oppositions d’intérêts. La faiblesse pouvait s’avérer une force, à condition que l’on trouvât le moyen de dispenser une sécurité et une durée suffisante à chaque nation, pour qu’elle donne le meilleur d’elle-même, ce qui était loin d’être assuré pour un empire byzantin qui était réduit à la dimension d’une province prise en étau, et à la merci d’un dernier coup de boutoir.

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L’espoir demeurait : en 1429, presque tout le Péloponnèse était reconquis, hormis les possessions vénitiennes. Malheureusement, l’assaut final de 1453 mettra fin aux rêves de reconquête et de renaissance nationale. Auparavant, la victoire ottomane de Varna, en 1444, avait enlevé tout espoir de salut au despotat de Morée récemment devenu royaume. Le défi que va essayer de relever Pléthon, non sans courage, sera de restaurer les conditions intellectuelles, morales et politiques pour retrouver l’indépendance nationale. Toutefois, ce dessein, bien que prenant une distance audacieuse avec la prétention de l’empire à incarner l’universalisme chrétien, n’est pas un programme « laïc ». Il n’est nullement moderne, c’est-à-dire ne se soustrait pas au rapport puissant qui existe entre la théologie, la science du divin, et un mode opératoire civique qui s’avère être une application nécessaire des principes sacrés. Pour Pléthon, ce qui s’impose « là-bas » doit ordonner, mettre en ordre, ici-bas. C’est pourquoi, avant d’exposer les préceptes politiques du conseiller de Manuel et de Théodore, convient-il d’énoncer la doctrine relative aux choses divines, proposée par le philosophe de Mistra.

Théologie

  1. 1) Une doctrine « secrète »

L’ouvrage le plus important de Pléthon, le Traité des lois, dont il reste des partie substantielle souvent reproduite dans l’étude de François Masai, et qui a été intégralement publiées en 1987 (édition B. Tambrun-Krasker), est tenu pour un livre secret, peut-être destiné à ceux de son entourage qu’il nomme sa « phratrie ». La prudence entre pour une bonne part dans cette volonté d’extrême discrétion (le sort du livre le démontre assez bien), car, d’inspiration païenne et polythéiste, il y enseigne la théologie selon « Zoroastre », et présente les bases de sa réforme, la politeia lakônikê, le régime spartiate qu’il préconise (moins la dureté extrême de son éthique).

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Cependant, cette dissimulation d’une partie du message, qui se concrétise, dans l’ouvrage, en deux parties qui semblent parfois se répéter, reprend la méthode des études platoniciennes, qui comportent deux niveaux, en fonction de l’approfondissement du disciple. La deuxième partie livrerait donc un enseignement plus « ésotérique », ce que recoupe aussi ce qu’avance la tradition, que Platon livrait oralement une doctrine secrète, s’inscrivant dans la « chaîne d’or » des sages d’antique mémoire, instruction seulement réservée à une élite.

  1. 2) Contre l’aristotélisme

Nous avons évoqué l’ouvrage de Pléthon, En quoi Aristote est en désaccord avec Platon, appelé De differentiis, et sa participation au concile de Ferrare/Florence. Pour lui, il ne s’agit pas de concilier les religions entre elles, ni Aristote et Platon. L’échec du concile de Florence, imputé en partie à la méthode utilisée, le syllogisme aristotélicien, qui n’aboutit qu’à une éristique stérile, concile qui débattait de la question du Filioque, mais visait expressément à une absorption de l’Eglise d’Orient par celle d’Occident, montrait que cette ambition était vaine, sinon absurde. En fait, jamais le schisme n’avait paru si évident. Au demeurant, Pléthon ne vise pas seulement la christianisation d’Aristote dans le thomisme, mais Aristote lui-même, plus précisément sa dissidence par rapport à Platon. Il lui reproche d’ignorer le dieu créateur, et de ne penser l’Être qu’en logicien. Il dénonce aussi chez lui sa position ambiguë sur l’immortalité de l’âme.

  1. 3) Retour à l’hellénisme

Pléthon va renverser totalement la théologie historique et sapientielle des chrétiens. La question du Filioque, pour abstruse qu’elle passe au regard des modernes, est d’une importance majeure. « Les Grecs enseignent que l’Esprit Saint procède du Père, tandis que les latins affirment qu’il procède du Père et du Fils » (B. Tambrun). Pléthon, à la suite de Marc d’Ephèse, souligne que la dernière assertion induit la présence de deux « causes » et de deux « principes » d’origine dans la Trinité, ce qui est contraire à la conception hellénique (explicitée dans la Lettre II, 312e, attribuée à Platon) qui soutient l’existence d’une hiérarchie interne au divin. Le retour à l’hellénisme est aussi une réaction contre le palamisme, dont le centre de diffusion est précisément Mistra (Défense des saints hésychastes, de Grégoire Palamas), dont l’irrationalisme mystique, encouragé par la théologie négative (le Bien est au-dessus de la parole), contredisait directement le rationalisme hellénique, et enjoignait, plutôt que de choisir Platon ou Aristote, de s’en remettre à Jésus et Moïse : « La folle philosophie des sages du dehors ne comprend donc pas et ne révèle pas la sagesse de Dieu » (Cf. Paul, dans la Première Lettre au Corinthiens, par exemple : « Et nous n’en parlons pas dans le langage qu’enseigne la sagesse humaine… »). Enfin, pour Platon, le principe de non-contraction était une garantie de la vérité, et les polémiques entretenues entre théologiens monothéistes, orthodoxes ou hérétiques, sont autant de « sophismes ». Car les dieux ont déposé dans notre âme rationnelle des « notions communes », dont Zoroastre saura formuler les vérités, léguées au fil des âges.

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  1. 4) Retour à Zoroastre

La justification d’une doctrine, avant les Temps modernes, se situe aux origines, dans le passé le plus reculé. Pour discréditer une doctrine adverse, il est nécessaire de prouver qu’elle est une « nouveauté », ce que ne manquera pas de faire Pléthon à propos des monothéismes, qui appellera des « sophismes », et qui sont, pour lui des dégradations d’une sagesse archaïque transmise par une « chaîne » de guides (hodêgoi). Il s’agit donc de trouver quel a été le plus ancien législateur, qui a été le maître (didaskalos) originel. Les chrétiens, à la suite de Justin martyr, qui situe Moïse cinq mille ans avant le Christ, puis de Tatien, Clément d’Alexandrie, qui décrit un Logos pédagogue se servant de la Loi et des prophètes, Origène et Eusèbe de Césarée (au début de L’Histoire ecclésiastique), et en se référant aux historiens juifs, comme Artapanus, Eupolemus, Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe, ont avancé le thème du larcin : Platon devrait tout à Moïse. Clément et Eusèbe citent le pythagoricien Numénius : « Qu’est-ce en effet que Platon, sinon un Moïse qui parle attique ? » Il s’agit donc, pour Pléthon, de découvrir la date à laquelle Zoroastre a professé sa doctrine, ses principes (arkhas). Dans le Traité des Lois, Pléthon dit que Zoroastre est « le plus ancien des législateurs et des sages dont nous ayons mémoire », qu’il a été « pour les Mèdes et les Perses et la plupart des autres anciens de l’Asie l’interprète le plus illustre des choses divines et du plus grand nombre des autres grandes questions. » Ayant vécu 5000 ans avant la guerre de Troie (d’après Plutarque – en fait, l’auteur des Gathas – Zarathoustra, en avestique - prophète des Aryens (« Nobles »), peuple indo-européen originaire du nord-est de l’Iran, a peut-être vécu vers -1700), il est à l’origine d’une chaîne d’or qui aboutit à Pythagore et Platon. Il serait aussi, pour Pléthon, l’inspirateur des Oracles chaldaïques, qui, sous Marc-Aurèle, auraient été recueillis par deux théurges chaldéens, Julien le Père, et son fils Julien, et transmis par Psellos (XIe siècle). Ils seraient, une fois rattachés à la tradition des « mages », des révélations philosophiques du prophète iranien, que Pléthon purgera des scories chaldaïques et chrétiennes, et qui constitueront le « centre de gravité » (Brigitte Tambrun, qui en reproduit une traduction) de son système. Ils « présentent l’itinéraire de l’âme, sa descente dans le corps, le service qu’elle doit accomplir sur terre, puis sa remontée ».

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Le terme « mage » est étranger, ici, à la tradition chrétienne. Majûs, en arabe comme en persan, désigne les « Anciens Sages de la Perse », à ne pas confondre avec les « Mages mazdéens », adeptes du dualisme, contrairement à Zoroastre, qui affirme un principe unique à l’origine du monde. En grec, magos peut se référer à celui qui pratique la theôn therapeia, le culte des dieux, ou au goês, le magicien. La confusion peut s’effectuer aussi, en grec, entre mages et Chaldéens (qui s’occupent d’astronomie, et qui peuvent être rattachés, de près ou de loin, à la tradition zoroastrienne). Le but de Pléthon est de disqualifier le monothéisme en évinçant Moïse de la liste des sages primordiaux. Il détaille une liste de législateurs, dont le dénominateur commun est avant tout l’immortalité de l’âme, base morale de toute application des lois : d’abord Zoroastre, puis Eumolpe, Minos, Lycurgue, Iphitos et Numa. Trois de ceux-ci représentent la Crète, Sparte et Rome. Ensuite, il évoque les brahmanes de l’Inde, ou gymnosophistes, les mages de Médie, et les Courètes. Il faut s’attarder sur ces desservants de Zeus, qui exécutent, dans un bruit étourdissant, une danse en armes énergique.

Pour Pléthon, ils sont les défenseurs et les conservateurs de la tradition polythéiste. Ils ont un rôle éthique et militaire. Selon la mythologie, grâce à eux, les géants, allégorie du monothéisme, qui assaillaient les dieux, ont été défaits. D’autre part, ils sont des prêtres de Zeus, autrement dit le premier principe, et le philosophe hellène porte un intérêt particulier pour l’oracle de Zeus à Dodone, peut-être le plus antique « centre de la fondation de l’hellénisme », dont les prêtres, les Selloi, ou Helloi, portent un nom hautement significatif. Pléthon récuse l’approche mystique du divin, sa vision directe, illustrée par le courant néoplatonicien et les palamites. L’écoute lui paraît plus adéquate. Il mentionne aussi Polyide, que Minos consultait, puis le centaure Chiron, éducateur de héros, enfin des sages, rattachés au courant pythagoricien et platonicien, Pythagore, Platon, Parménide, Timée, Plutarque, Plotin, Porphyre et Jamblique. Le philosophe néoplatonicien, Proclus, l’un des membres de l’Ecole d’Athènes, fermée par Justinien, qui s’exilèrent en Perse en 529, et qui est assidûment étudié à Byzance, est absent de cette liste (en même temps qu’Homère, Orphée : Pléthon se méfie des poètes ; quant à Hermès, la confusion qu’on en a fait avec Moïse le pousse à le refuser).

  1. 5) Sohrawardi

Avant d’expliquer pourquoi Proclus est rejeté, il faut revenir sur la découverte que fit Pléthon, dans sa jeunesse, auprès d’Elisha, un Juif, mais en fait un hellênistês, peut-être un disciple de l’école du platonicien Sohrawardi, de Zoroastre et des mages de Perse, ce qui permettra d’en comprendre les raisons. La doctrine de celui qui revivifia l’avicennisme par un retour aux sages iraniens est un philosophe de la lumière orientale, c’est-à-dire de la lumière qui se lève. Or, pour Sohrawardi, la lumière n’est pas une métamorphose, ou pas seulement, mais aussi le principe métaphysique qui manifeste tout existant, et lui donne tout l’éclat de l’Etre. Du premier principe au bas de l’échelle des êtres, tout est régi par un même lien. La lumière s’oppose aux Ténèbres, ce en quoi consiste l’enseignement des Sages de l’ancienne Perse. Le symbolisme de la lumière et du feu, omniprésent dans les Oracles chaldaïques, sera essentielle dans la théologie de Pléthon. Pour bien en saisir l’essence, il est nécessaire de les lire dans l’ouvrage de B. Tambrun, et de parcourir les commentaires qui les accompagnent. Mais pourquoi Pléthon a-t-il dédaigné le grand Proclus, malgré l’insinuation de Scholarios qu’il en fît sa source cachée ?

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  1. 6) Rejet de Proclus et d’une partie du néoplatonisme, notamment l’apophatisme.

 Les points communs entre les deux philosophes platoniciens appartiennent à la tradition néoplatonicienne (B. Tanbrum en donne la liste, que je reproduis en la raccourcissant p. 153-154-155) : composition d’une théologie à partir de Platon et des Oracles, existence d’un premier principe qui est cause (aitia), production du monde sensible par l’intermédiaire d’un monde intelligible, pluralité unitaire des dieux, conçus comme des idées, divinisation des planètes et des astres fixes, dégradation progressive de l’être, rapport proportionnel entre les causes et leur mode de production, existence de plusieurs ordres de réalité, de plusieurs ordres de dieux, dont le nombre est fini, et dont les deux principes primordiaux sont le limitant et l’illimité. De plus, la génération des dieux diffère selon les différents niveaux ontologiques, les réalités divines sont produites, chaque ordre dérive d’un seul principe, il y a communauté entre les dieux, les propriétés des dieux et leurs attributions ne sont pas équivalentes, chaque dieu a son rang, il y a ressemblance des dérivés par rapport aux êtres dont ils sont issus. Les points divergents ont, en revanche, des conséquences majeures : la théologie scientifique de Proclus se fonde sur le « Parménide », traité de théologie de Platon qui a influencé aussi Plotin. Or, il est à la source de l’apophatisme païen et chrétien.

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Pléthon, fortement inspiré par l’Hymne à Zeus, d’Aristide Aelius, s’oppose aussi bien au pseudo-Denys qu’à Grégoire Palamas et à Thomas d’Aquin, et surtout aux acquis du concile de Nicée au sujet du Divin. Pour le néoplatonisme, le premier principe est transcendant de manière absolue, il est « hors de tout et incoordonné à ses dérivés ». Proclus dit : ce dieu est « au-delà des premiers aduta, plus ineffable que tout silence et plus inconnaissable que toute existence ». Or, Pléthon « procède exclusivement par voie de théologie affirmative ». Le dieu ne se cache pas. Pour lui, il est communicable (sauf le fait d’être par soi), il n’est pas absolument transcendant, même s’il est un et unique. Surtout, il est générateur, démiurge, démiurge des démiurges. Zeus est désigné par de très nombreuses qualifications : il est père, démiurge et roi, c’est-à-dire basileus ou autokrator ; il est dit maître, c’est-à-dire despotês absolu, tandis que Proclus identifie le démiurge comme troisième père de la première triade des dieux intellectifs. « Pour Pléthon, le premier dieu est aussi dit réellement être, et être en soi (autoôn), véritablement un et un en soi (autoen), bon en soi (autogathos), parfait en soi (autotelês) ; il est véritable Janus ; il est aussi qualifié d’inengendré, de bienheureux au plus haut degré ; il est noble par essence, il est doux ; il est cause ultime et premier chef, le plus haut de tous (panupertatos), tout-puissant (pagkratês), engendrant toutes choses (paggenetôr) », enfin « être par lui-même (auto dia sauton) ». Nous verrons quelles les implications politiques d’une telle capacité de l’homme à pouvoir connaître le premier dieu.

  1. 7) Une théologie polythéiste

Pléthon est résolument polythéiste. Il s’agit d’un polythéisme hiérarchisé, dont les divinités sont énumérées dans l’ordre d’une « échelle », terme désignant les taktika de l’époque, les titres et fonctions de la nomenclature impériale, et de ceux qui leur sont subordonnés. Il développe cette vision dans son « livre secret », le Traité des lois, celui-là même, et pour cette raison, qui encourra l’ire de Scholarios. Il reprend les noms des dieux de la tradition grecque, mais en leur faisant subir des distorsions (diastrophas), en les « redressant » par la réflexion, et en les transformant de façon à y placer une intention rationnelle. Ses dieux sont des « Dieux-Idées », que le néoplatonisme utilise régulièrement. Sans exposer une théogonie assez savante et subtile, et non moins cohérente (voir le tableau de B. Tambrun page 159, avec son exégèse), il est nécessaire d’en présenter la logique.

  1. 8) Une théologie généalogique

La clé de cette théologie – opposée à celle du néoplatonisme, pour qui l’on n’est pas le genre suprême, est la conception d’un panthéon généalogique. Les Dieux-Idées ne sont pas hétérogènes, ils sont apparentés, engendrés, « et sortent l’un de l’autre », à partir de l’Être-Un-Bien : « […] Zeus, premier principe et première cause, engendre deux « genres » (genê), c’est-à-dire deux familles, de dieux hypercosmiques, et celles-ci engendrent à leur tour les autres êtres » (B. Tambrun). « Zeus engendre le deuxième dieu qui est aussi le deuxième père, Poséidon ou l’ousia, (le Noûs, l’Intellect de Plotin), et de lui proviennent des générations de dieux et d’êtres », jusqu’à la matière. Il s’agit là d’un système en miroir, « chaque niveau de l’ousia reflétant le niveau immédiatement supérieur ». Tous les êtres sont donc rassemblés en un seul genre, eph’ hen genos.

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La fraternité hiérarchique préside le monde des dieux, et le monde terrestre en est l’analogie. « Le monde est bien un kosmos, un bel ordonnancement où les êtres sont assignés à une place et à un rang déterminé ». Le mal en est exclu. Pléthon est résolument optimiste. En outre, la matière est exempte de toute uniformisation et réduction, d’arasement rationaliste, car le mode de génération est fondé sur le processus de la division par dichotomie, qui est explicitation et création (démiurgie), du sommet de l’être à la base, et par production de l’altérité, qui est le double inverse du producteur. Le principe de l’identité-altérité conduit le monde, donc, à ce titre, est accessible à la raison dans sa richesse liée à sa diversité, et liant l’universel au particulier. C’est pourquoi le problème religieux est appréhendé selon le mode du « même » (l’arkhê zoroastrien générant la théorie des déclinaisons de la sagesse éternelle) et de l’ « autre » (les différentes philosophies, religions et Eglises qui ont existé au fil des âges, avec leurs langues, leurs particularités ethniques, historiques, et se sont plus ou moins éloignées de l’origine). Une théologie universelle est donc possible, « située au niveau des formes intelligibles », ces « notions communes » qui donnent la possibilité de compréhension d’un monde où tout est uni selon le même principe, sont des symboles, semés « en puissance » par le démiurge, que chaque âme possède pour saisir la raison des êtres.

Politique

Pléthon reprend la conception byzantine qui veut que le modèle politique prenne sa source dans celui de la théologie. Cependant, pour lui, il n’existe pas de peuple élu, chaque civilisation ayant sa propre raison d’être.

  1. 1) Les origines de la catastrophe, selon Pléthon

Tout membre de l’empire, au XVe siècle, pour peu qu’il eût quelque lumière de l’antiquité, devait être saisi par le contraste tragique entre la misère des temps et la grandeur de la Grèce païenne. D’où cette catastrophe prenait-elle sa source ? Les souvenirs de Saint Augustin et les circonstances de la rédaction de La Cité de Dieu reviennent à l’esprit. L’évêque d’Hippone répondait en effet aux détracteurs du christianisme, à ceux qui expliquaient la prise de Rome, en 410, par Alaric, par l’abandon des divinités ancestrales de l’Urbs. De même, Julien, à la suite de ceux qui prônaient une restauration des cultes polythéistes, avait tenté de renouer le fil brisé des dieux.

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Et que dit Pléthon ? Il constate que le démembrement de l’empire des Rhomaioi est dû aux luttes intestines, mais aussi à la faillite de l’idéologie monothéiste. Le simple fait de perdre sa puissance, à l’époque, « prouve » que l’on est abandonné de Dieu. Après avoir vaincu les dieux nationaux, l’empire chrétien a imposé un culte qui s’est voulu universel, et que l’on avait l’intention d’étendre à la terre entière. C’était le postulat eusèbien qui repose la vérité religieuse sur la puissance de la monarchie constantinienne, argument qui se retourne en ce quinzième siècle, époque qui est l’aboutissement d’une série de catastrophes. Outre ce réquisitoire d’ordre idéologico-historique, Pléthon recourt à une critique interne à la conception qu’a Eusèbe du modèle politique de la monarchie. En effet, en considérant le pouvoir divin, prototype de la monarchie, comme une triade (la Trinité nicéenne), et non comme une monade, en posant l’identité entre le Père et le Fils (contre l’arianisme), il instaure une isotomia, c’est-à-dire une égalité d’honneurs, une égalité entre principes divins qui devraient être hiérarchisés, et postule donc deux causes à la réalité du monde, donc à la structure politique de l’empire. L’universalité monothéiste « orthodoxe » devient non seulement une coquille vide, mais aussi le modèle de l’impuissance politique, d’autant plus qu’il est menacé par d’autres monothéismes, celui des Latins et celui de l’Islam ottoman.

  1. 2) Un programme de restitutio politique

Les institutions des anciens Grecs ayant fait leurs preuves, il convient de s’en inspirer. Contre les ploutocrates, ou la trop grande pauvreté, Pléthon recommande que les conseillers du prince fussent instruits et vivant dans une aurea mediocritas. S’inspirant de Sparte, (si la terre exerce une influence déterminante sur la pensée, il n’est pas indifférent que ce fût sur l’antique sol de Lacédémone qu’il soumit à ses compatriotes les instruments de leur salut) et constatant que le modèle du paysan corvéable, ou celui du mercenaire intéressé, ne sont pas viables, dans le Mémoire pour Théodore, le Mémoire pour Manuel (1418) et le Traité des lois, il propose une refondation du corps social en trois classes bien distinctes. « En toute cité ou presque, la première classe, la plus nécessaire et la plus nombreuse, est celle des producteurs, écrit-il dans le Traité des lois, c’est-à-dire des agriculteurs, des pâtres et de tous ceux qui se procurent directement les fruits de la terre », ceux qu’il nomme les « hilotes », en souvenir de Sparte. La deuxième classe (qui n’est mentionnée que dans le second Mémoire) est intermédiaire et tenue dans un état d’infériorité. Elle aide à produire (les ouvriers agricoles) ou à se procurer des produits (les négociants). Cette « classe » en est à peine une : en homme de la terre, Pléthon rejette le mercantilisme et le modèle oligarchique vénitien, et prône l’autarcie économique. La troisième classe est celle des dirigeants (les « gardiens » de Platon et les « philosophes »), c’est-à-dire l’armée, l’administration (les archontes), le basileus (l’empereur). Cette classe ne peut exercer efficacement son office qu’en étant dégagée des soucis de la production et des tentations du négoce, donc en étant nourrie par les deux autres par un impôt sur le revenu (en nature), cet impôt étant par ailleurs réparti en trois parts (en fait deux) : pour les producteurs et les propriétaires (mais la terre est commune et concédée par l’Etat), et pour ceux qui assurent la sécurité. Ces trois (deux en fait) strates sont attachées par l’intérêt réciproque, la vertu, et la fidélité à des valeurs communes. Pléthon propose donc un système d’armée permanente, loyale et solide, un corps civique préoccupé d’abord du souci national, de la patrie, plutôt que du sort de l’Eglise et de la religion, telles qu’elles sont dans le cadre de l’empire. D’autre part, les fonctions civiles et militaires seront bien distinctes. Enfin, il insiste, dans son traité de 1439, Des vertus, sur la nécessité d’appliquer vigoureusement ces lois, application illustrant la vertu des dirigeants.

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  1. 3) La cité vertueuse

Toutes les exhortations destinées aux responsables politiques, à Manuel, à Théodore, aux nobles, visent à ce qu’ils ne désespèrent pas de la cause grecque, et qu’ils se persuadent que la victoire dépend de la fidélité à des principes et à des valeurs. La puissance d’un Etat tient aux idées qui régissent son organisation, et à la vertu des hommes qui l’incarnent. Un exemple parmi d’autres, du lien entre principes spirituels et comportement, est la source des succès musulmans. Pléthon y décèle deux causes : d’abord, la conviction que l’âme est immortelle, croyance qui rend la mort moins redoutable, et même, d’une certaine façon, qui la présente sous un jour favorable, dans le cadre du jihad, puis la certitude que le destin (Mektoub, « ce qui était écrit », l’équivalent arabe du fatum) mène le jeu, que la liberté (au sens moderne) n’existe pas (de là peut-être son intérêt pour l’astronomie, peu dégagée, à l’époque, de l’astrologie, et qu’il explicite dans un manuel), et que chaque sort est imparti par une nécessité transcendante, conviction qui libère l’énergie en prodiguant à l’être la sensation de se réaliser pleinement, sans crainte d’être paralysé par l’assaut de choix fallacieux, facteurs d’hésitations nuisibles.

Dans le Traité du Destin, contenu dans le Traité des lois, il compare les humains à des douloi, des esclaves, (ils sont « sous la main », hupo kheira) – les fonctionnaires sont des esclaves de la chose publique, des douloi tou koinou - esclaves dont le sort ne peut être malheureux sous l’emprise d’un bon maître (cf. notre mot « ministre », minister, « serviteur », dérivé de ministerium, « ministère », « devoir », « service »). Le tout est de prendre conscience de cette « nécessité », et, pour le reste, de faire confiance à la volonté divine. La force des armées ottomanes, pour Pléthon, est à comparer favorablement avec celle des anciens Hellènes, qui mettaient très haut, à un niveau supérieur à celui des dieux, la Moïra, issue de l’ousia de Zeus, l’ Heimarmenê des stoïciens, la « part », le « lot » de chaque être. Pour Pléthon, c’est Héphaistos, «préposé à la « stasis », au repos, au maintien, fixe « à chacun son domaine et sa place » » (B. Tambrun).

L’hybris, par exemple, est la tentative vaine de transgression de ces limites imparties par le destin. « […] véritablement trois Parques (Moirai) tiennent sous leur garde vigilante la parfaite réalisation de ce que chacun des Dieux a décidé par la plus excellente délibération », écrit-il dans le Traité des lois. Le droit naturel est conditionné par les idées adéquates sur le monde divin. Celles-ci ont pour base le constat que le monde terrestre est intimement uni, par analogon, au monde céleste, que les dieux gouvernent toutes choses, avec rectitude et justice.

Pléthon, à l’opposé des pratiques cultuelles des fidèles, notamment dans les monastères, considère que, le « divin » (thèîon) octroyant à chaque être la part qui lui revient selon ce qui lui convient, il est inutile de vouloir le fléchir ou le flatter. La divinité n’a pas besoin des hommes. La piété consiste dans la reconnaissance des biens qui proviennent de là-haut. Du reste, l’éthique, la morale, le comportement des hommes doivent se moduler sur le Bien, équivalant à l’Un et à l’Être en soi. Autant dire que l’homme, comme Dieu, est bon. La morale de Pléthon est optimiste. Il s’éloigne par-là de la tradition néoplatonicienne. En effet, pour elle, la vertu supérieure consiste à se séparer le plus possible du corps et des richesses matérielles. Il faut procéder à un éloignement de la vie d’ici-bas, comme le préconise Platon dans le Théétète : « … il faut, le plus vite possible, s’enfuir d’ici, là-bas ». La « justice » doit tendre vers l’intelligence, la tempérance, le courage, et la sagesse, qui est contemplation des êtres. Or Pléthon « introduit une restriction considérable à l’imitation de Dieu par l’homme ». Il est beaucoup plus proche de la morale stoïcienne.

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L’homme étant placé à la limite (methoriôi) entre la matière périssable et le monde divin immortel, auquel nous sommes apparentés, l’âme se trouvant entre deux genres de formes (il emploie le terme metaxu), le composé humain étant methorion et sandesmos, limite commune et lien de l’univers, , mélange (mixis), son pneuma rendant possible cette jonction, il appartient à deux patries qui, au fond, ne forment qu’une Cité. Il est redevable de la société (koinônia), cette société s’étendant verticalement et horizontalement, et étant fondée sur le principe de l’association, une « sympathie » vis-à-vis de tout ce qui survient. Il « se trouve au centre de la « cité complète des êtres » (tôn ontôn têi pantelei têide polei). Il est un centre nodal. L’homme est donc à la ressemblance des dieux. Comme eux, il doit se charger de son lot de devoirs. Il possède une véritable mission. De lui dépend l’harmonie universelle. Il doit tenir son poste, son rang dans la société et le monde. Il est copula mundi, car il est le lien entre plusieurs cercles concentriques, sa famille, sa patrie, son domaine, sa terre, l’univers. Son action est un service, une leitourgia. Il est en effet le médiateur par excellence, celui par qui passent les dimensions de l’être, et il prend la place du Christ. Nouvel Hercule, il ne peut se soustraire à sa tâche. Là est sa dignité. La doctrine théologico-politique de Pléthon est une propédeutique à l’action.

  1. 4) Un Etat monarchique analogue au monde divin

 La structure de l’empire doit être calquée sur celle de la famille. Cette notion, d’origine commune et de filiation, est essentielle pour Pléthon. Il rejette la conception d’un empereur « lieutenant de Dieu sur terre », d’un empire à vocation militaire. Certes, le monde politique reflète l’archétype divin, l’ordre céleste. Mais chaque strate, si elle est semblable par l’origine ultime avec celle qui la précède et l’engendre, en est en même temps différente. Chaque maillon de la chaîne hiérarchique possède sa « part », son rôle, son devoir. L’empereur, comme le premier dieu, fonde une lignée, qui est une diffusion hiérarchique de la puissance politique. Mais chaque « fils », ou chaque condition est une créature à part entière. Il n’existe pas, chez Pléthon, cette abolition des limites, des puissances intermédiaires entre le pouvoir central et les exécutants, comme l’implique la conception palamite, qui supprime la distance entre l’homme et Dieu, et, finalement, aboutit à un écrasement, à un nivellement universel. Chaque rouage recrée le pouvoir transmis, comme les dieux le font dans le domaine. Le basileus, qui n’est pas un magistrat (il n’est pas élu), n’est pas un tyran. Il est certes, pour ainsi dire, partout à la fois, mais il délègue son pouvoir. Il doit exister des « centres de relais décisionnels entre [l’empereur] et ses sujets ». Il « faut une adaptation des décisions impériales à la variété des réalités locales ».

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  1. 5) Le genos comme paradigme universel

On voit par là que le modèle généalogique est un paradigme politique. Toute sa pensée est régie par ce principe universel. « Or déjà Plotin (Ennéades, VI, 1 [42] 2 et 3) montrait que si l’ousia était un genre unique (ou une unique catégorie), cela ne pourrait être qu’au sens où les Héraclides forment un seul « genos », non parce qu’ils ont tous un prédicat commun, mais au sens où ils sont tous issus d’un seul (aph’ henos) ». Cette référence aux Héraclides (Hêrakleidôn kathodos), leur retour dans le Péloponnèse, qui est à l’origine de la « race » des Grecs, est mise en parallèle avec le retour des frères de l’empereur Jean VIII Paléologue, en qui il voit l’aube d’une renaissance hellénique. C’est à cette fin qu’il invoque le « germe » d’où peut resurgir la puissance hellénique, Sparte-Mistra, en plein cœur du Péloponnèse, le berceau de l’âme de l’Hellade. Il écrit en effet à Manuel II : « … nous, que vous gouvernez et dont vous êtes l’empereur nous sommes Hellènes de genos, comme l’attestent notre langue et la culture de nos pères. Et pour les Grecs il n’est pas possible de trouver un pays qui leur soit plus propre et qui leur convienne mieux que le Péloponnèse et toute la partie de l’Europe qui lui est contiguë ainsi que les îles adjacentes. En effet, c’est manifestement le pays que les Grecs eux-mêmes ont toujours habité, du moins d’après les souvenirs que les hommes ont conservés ; personne d’autre ne l’avait habité avant eux et aucun étranger ne l’a occupé ».

  1. 6) Un monde apaisé

D’après Georges de Trébizonde relate qu’à Florence, Pléthon aurait prédit qu’il n’y aurait plus qu’une seule religion. Il ne s’agissait évidemment pas de concilier l’inconciliable, c’est-à-dire des dogmes figés par le temps et des certitudes ancrés dans des préférences chauvines. Le concile de Ferrare-Florence en avait montré l’inanité. Or, le retour à l’Arkhê, aux origines de la sagesse primordiale portée par Zoroastre, le premier Sage à partir de qui est engendrée cette « chaîne d’or » qui passe par Pythagore et Platon, « apparaît comme particulièrement propre à servir de référence commune à une multiplicité d’Etats bien cloisonnés qui pourront disposer chacun d’une version particulière de cette doctrine ». Pléthon a conscience que le platonisme irrigue la philosophie musulmane chiite de Perse et la tradition byzantine, et constate qu’il se répand en Occident latin. Ce substrat spirituel commun ne va-t-il pas être reconnu universellement, et servir, non à une fusion des particularités nationales, qui est impossible, et de toute façon non souhaitable, mais à une entente, plutôt à une écoute capable de juguler les expansionnismes, et même d’asseoir une paix universelle fondée sur la quête harmonieuse de la vie vertueuse ? Des notions sont communes à ces civilisations, comme la reconnaissance de réalités intelligibles, la thèse de l’immortalité de l’âme. D’autre part, le polythéisme rectifié peut souffrir d’être perçu, par les théologies qui en nient le principe, comme une relation d’Idées acceptable. Les coutumes seraient donc sauvegardées, avec leurs spécificités politiques, les constitutions idoines (Pléthon s’oppose cependant à la vision qu’avait Julien l’empereur de dieux ethnarques (ou d’anges, selon le Pseudo-Denys), divinités tutélaires des nations), mais une cohabitation pacifique serait possible grâce à un référent conjoint, pour ainsi dire par la reconnaissance d’un même paggenetôr, chaque nation étant elle-même genos (suggeneis, « de même parenté »), c’est-à-dire reflet du modèle divin.

Nikolai Troubetskoï: la critique de l'eurocentrisme russe

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Nikolai Troubetskoï: la critique de l'eurocentrisme russe

Leonid Savin

Le 16 avril marque le 135ème anniversaire de la naissance du prince Nikolaï Sergueïevitch Troubetskoï, linguiste et scientifique hors pair, l'un des fondateurs de l'eurasisme. Il est entré dans l'histoire comme l'un des pionniers de la critique de l'eurocentrisme. Bien que les slavophiles aient raisonné sur une base similaire avant lui dans le conflit qui les opposait aux occidentalistes, la critique de Troubetskoï (et des Eurasiens) était plus profonde et s'appuyait sur un programme positif qui affirmait la nécessité de construire une nation commune avec les peuples touraniens (turcs, ougriens) sur la base d'une histoire commune et d'une proximité repérable dans leurs diverses visions du monde.

Nikolai Troubetskoï est né à Moscou le 3 avril 1890, ancien calendrier (soit le 16 avril dans le nouveau calendrier suite au passage du calendrier julien au calendrier grégorien), dans la famille du philosophe Sergei Troubetskoï, élu recteur de l'université d'État de Moscou en 1905. Son oncle Evgueny Troubetskoï n'est pas moins célèbre pour ses travaux sur la philosophie religieuse. Le peintre et sculpteur Pavel (Paul) Troubetskoï était leur cousin. Il est l'auteur de la sculpture d'Alexandre III, qui se trouve aujourd'hui dans la cour du Palais de Marbre à Saint-Pétersbourg.

Dans sa jeunesse, Nikolai Troubetskoï opte pour la linguistique afin d'en faire sa tâche future, faisant preuve de remarquables compétences linguistiques, même s'il s'intéressait aussi à d'autres sujets. En particulier, ses premiers travaux scientifiques sont des études ethnographiques sur l'histoire et les traditions du Caucase.

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Aussi paradoxal que cela puisse paraître, son premier ouvrage, largement reconnu par le public, fut un livre intitulé « L'Europe et l'humanité », publié à Sofia en 1920. Il y soumet à une critique raisonnée et détaillée la position arrogante de la culture romano-germanique et la prétendue supériorité de cette « race européenne » sur toutes les autres. Comme Nikolaï Miklouho-Maclay, qui a défendu les aborigènes d'Océanie dans les facultés des universités européennes, Nikolai Troubetskoï affirme qu'il n'y a pas de races supérieures et inférieures, qu'il n'y a pas de division entre peuples développés et peuples barbares, mais qu'une telle distinction procède uniquement d'attitudes pseudo-scientifiques imposées pour des raisons politiques évidentes, dont l'une était la colonisation.

L'intelligentsia des pays ainsi européanisés doit enlever ses œillères et se libérer de la séduction de la mentalité romano-germanique. Elle doit comprendre clairement, fermement et irrévocablement qu'elle a été trompée; que la culture européenne n'est pas quelque chose d'absolu, ni n'est la culture de toute l'humanité, mais seulement la création d'un groupe ethnique ou ethnographique limité et défini de nations ayant une histoire commune; que la culture européenne n'est nécessaire qu'au groupe particulier de nations qui l'a créée; qu'elle n'est en aucun cas plus parfaite ou « supérieure » à toute autre culture créée par n'importe quel autre groupe ethnique. ... que l'européanisation est donc un mal inconditionnel pour toute nation non germano-romaine... », souligne Troubetskoï dans son livre.

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Un an plus tard, à Sofia, naît le mouvement eurasien, phénomène unique au sein de l'émigration russe, qui propose son propre programme idéologique, radicalement différent des positions des monarchistes ou des libéraux, qui ont également fui la Russie après la révolution d'octobre.

Bien qu'il se soit installé à Vienne pour travailler à l'université, Troubetskoï a continué à écrire régulièrement des articles sur divers sujets d'actualité, dans lesquels il revenait constamment à la critique de l'eurocentrisme.

Dans son article intitulé « Sur le vrai et le faux nationalisme », Nikolai Troubetskoï note que les Romano-Germaniques ont une psychologie égocentrée, ce qui explique qu'ils pensent que leur culture est la plus haute et la plus parfaite. Cela a conduit à l'émergence d'une forme particulière de chauvinisme et d'eurocentrisme. Dans une autre de ses publications, « Sur le racisme », le problème du racisme allemand basé sur le matérialisme biologique a déjà été clairement mentionné. Cela dit, l'accent est mis sur le fait que rien ne justifie une telle approche.

Cette publication a coûté la vie au prince Troubetskoï. En 1938, après l'Anschluss (l'annexion) de l'Autriche à l'Allemagne, la Gestapo a fait une descente chez lui. Les limiers d'Hitler emportent également ses manuscrits scientifiques, ce qui provoque une crise cardiaque chez Nikolaï Sergueïevitch. Les soins qu'on lui a prodigués à l'hôpital ont hélas été inutiles: il meurt le 15 juin. Le monde a ainsi perdu un scientifique exceptionnel qui était encore loin d'avoir atteint son plein potentiel.

Une autre question d'actualité est celle du séparatisme ukrainien, auquel Troubetskoï a consacré son ouvrage « Sur le problème ukrainien », dans lequel il souligne à juste titre que même sous le régime soviétique, la Petite Russie a connu un afflux « d'intelligences issues de Galicie, dont l'identité nationale a été complètement défigurée par des siècles de communion avec l'esprit du catholicisme, ainsi que par l'esclavage polonais et ce nationalisme (ou plutôt ce nationalisme linguistique !), qui est provincial et séparatiste, a toujours été une caractéristique des provinces de l'ex-Autriche-Hongrie »). Et « les Ukrainiens se transforment en une sorte de fin en soi et génèrent un gaspillage non économique et non rentable des forces nationales », a-t-il noté. Troubetskoï espère qu'à l'avenir, la vie dans la Petite Russie éliminera « l'élément caricatural que les maniaques fanatiques du séparatisme culturel ont introduit dans ce mouvement », car le bon développement de l'identité ukrainienne et sa véritable tâche consistent à « être une identité ukrainienne spéciale et particulière de la culture panrusse ».

Comme le montrent les expériences de 2004 et 2014, cette caricature est non seulement revenue à l'avant-plan, mais elle a également triomphé sous la direction de nouveaux fanatiques alimentés par l'argent et le soutien politique de l'Occident. Apparemment, cent ans ne suffisent pas à guérir la maladie du chauvinisme ukrainien, qui a tenté d'imiter le racisme romano-germanique et, à certains égards, l'a même surpassé.

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Troubetskoï, comme ses collègues eurasiens, était bien conscient qu'une approche holistique et intégrée était nécessaire pour résoudre ces problèmes. « La culture de toute nation vivant selon un mode de vie étatique doit nécessairement inclure des idées ou des enseignements politiques comme l'un de ses éléments. Par conséquent, l'appel à la création d'une nouvelle culture comprend, entre autres, un appel au développement de nouvelles idéologies politiques », écrit-il dans l'article programmatique “Nous et les autres”. Et dans un autre ouvrage, « Sur le système étatique et la forme de gouvernement », il propose un modèle d'idéocratie qui va au-delà de la démocratie et de l'aristocratie, caractéristiques de l'Europe de l'époque (auxquelles s'ajoute l'oligarchie, toujours invisiblement présente dans le système de pouvoir occidental). Mais à quoi ou à qui sert alors l'idéocratie ? Pour Nikolaï Troubetskoï, il s'agit d'un « ensemble de peuples habitant un lieu de développement économiquement autosuffisant (autarcique) et liés non par la race, mais par un destin historique commun, par un travail commun pour la création d'une même culture ou d'un même État ». Et encore : « l'idée-directrice d'un État véritablement idéocratique ne peut être que le bénéfice de la totalité des peuples habitant ce monde autarcique particulier ».

Il ne fait aucun doute que Troubetskoï parlait avant tout de la Russie-Eurasie, de la culture spécifique de la civilisation russe. Et ses idées n'ont pas perdu de leur pertinence. Qu'il s'agisse de la création de l'Union économique eurasienne, de l'éradication du néonazisme ukrainien par une opération militaire spéciale sur les terres qui sont historiques russes et tombées sous l'influence corruptrice de l'Occident (de la culture romano-germanique), ou d'une série de décrets récents du président de la Russie ainsi que les tentatives de la Serbie de préserver son indépendance et sa souveraineté des actions agressives de l'UE, comme l'a récemment mentionné le vice-premier ministre du pays, Alexandar Vulin, en critiquant la politique de Bruxelles, confirment la justesse des Eurasiens et la pertinence de leur programme métapolitique.

lundi, 28 avril 2025

France: Tripatouillage dans nos communes !

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France:

Tripatouillage dans nos communes !

par Georges Feltin-Tracol

Le Parlement français a le sens de l’urgence politique et du salut public. Alors que le pays traverse une insécurité endémique, un endettement considérable et un effondrement de son niveau scolaire, les députés viennent d’adopter de manière définitive une proposition de loi d’une importance cruciale, majeure, voire vitale.

Ce 7 avril 2025, par 206 votes pour, 181 contre (principalement issus des groupes RN, LR et UDR) et 25 abstentions (où étaient donc les 165 absents ?), l’Assemblée nationale approuve donc un texte qui renforce la parité dans les fonctions électives et exécutives dans les petites communes et ce, à moins d’un an des élections municipales. Cette nouvelle loi impose la parité femmes - hommes dans les communes de moins de mille habitants. Cette catégorie représente 70% des municipalités françaises. Elle bouleverse bien des habitudes électorales.

Jusqu’à présent, l’élection du conseil municipal se déroulait au scrutin majoritaire plurinominal à deux tours avec la possibilité de panacher, c’est-à-dire de rayer le nom de certains candidats. Le panachage disparaît avec l’introduction prévue par cette loi d’un vote par liste bloquée. « Le scrutin de liste est une invitation à la clarté et une manière d’affirmer que le collectif prime sur l’individuel. C’est une façon de mieux protéger les élus », déclare en séance la députée MoDem du Puy-de-Dôme, Delphine Lingemann. Or qui dit liste dit par conséquent parité. Sachant que la fonction de maire et de maire-adjoint dans une commune de petite taille démographique est souvent une tâche harassante, ingrate et peu rémunératrice, les volontaires, surtout féminines, font défaut. Toutefois, une enquête récente du Cevipof – Sciences Po sur l’état des maires à un an des élections montre que 37% des édiles des communes de moins de 500 habitants souhaitent quand même se représenter.

Certes, la nouvelle loi estime qu’une liste sera réputée complète si elle compte jusqu’à deux candidats de moins que l’effectif entier inscrit dans le code électoral. Il faut signaler que l’Association des maires de France présidée par le maire LR de Cannes, David Lisnard, et l’Association des maires ruraux de France du maire vosgien des Voivres, Michel Fournier, soutiennent cette réforme plus que politiquement correcte. La conséquence sera qu’en 2026, de nombreux électeurs ne pourront choisir qu’une seule liste. Et la République hexagonale persiste à donner des leçons de démocratie à la terre entière…

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Par-delà le fantasme paritaire, ce texte porte en lui deux répercussions insidieuses. La première verra un regroupement forcé de communes. Si aucune liste ne se présente dans la commune, la préfecture reporte d’un trimestre le scrutin municipal. Si, au terme de cette période, il n’y a toujours pas de candidat, la préfecture, après consultation du maire, des conseillers départementaux du canton, du député de la circonscription, des sénateurs et du conseil départemental, peut décider de la fusion de la commune avec l’une de ses voisines. Ainsi le nombre de communes françaises se réduira-t-il mécaniquement. On peut envisager que la fusion concerne trois, quatre ou cinq communes d’une même contrée.

La réduction du nombre de communes entraînera une diminution non négligeable du vivier des parrainages pour la présidentielle de 2027. Maints candidats traités de « petits » ont pu se présenter aux échéances précédentes grâce à la signature des maires ruraux. Moins nombreux, ceux-ci continueront-ils à signer en faveur d’un candidat de témoignage ? On en doute…

La même semaine, le Palais-Bourbon, toujours en pointe dans les sujets de préoccupation essentiels des Français, débattait de la proposition de loi organique révisant la loi Paris – Lyon – Marseille (PLM) de 1982. Dès 1983, et à la différence des autres communes, les électeurs des trois principales villes de l’Hexagone votent dans le cadre des arrondissements ou des secteurs (le secteur central réunit les Ier, IIe, IIIe et IVe arrondissements de la capitale et neuf secteurs regroupent chacun deux arrondissements à Marseille). Les premiers élus d’arrondissement (ou de secteur) siègent de droit par fléchage aux conseils municipaux parisien, lyonnais et marseillais. Cette procédure n’existera peut-être bientôt plus.

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Adoptée en première lecture dernièrement par 183 voix pour, 33 contre et 17 abstentions, la proposition établit le même jour deux scrutins distincts : le premier pour le conseil d’arrondissement (ou de secteur) et le second pour le conseil municipal central. La députée MoDem du Rhône, Blandine Brocard, a essayé d’exclure Lyon de cette réforme, car les Lyonnais voteraient une troisième fois pour désigner le conseil métropolitain du Grand Lyon. Cela fait maintenant une décennie que la Métropole de Lyon, soit 58 communes, s’est détachée du département du Rhône dont elle a récupéré les attributions. Le Grand Lyon ignore le canton. La demande de Blandine Brocart n’a eu aucun succès auprès de ses collègues.

À la différence encore des autres communes, l’Assemblée nationale a abaissé la prime majoritaire accordée à la liste arrivée en tête: 25% au lieu de 50%. Enfin, elle entérine – et c’est légitime ! - la modification de la répartition des conseillers par arrondissement (ou secteur) en tenant compte de l’évolution démographique. Ce point n’a jamais été révisé en 43 ans. Par exemple, les 6e, 7e et 9e arrondissements de Lyon comptent neuf conseillers municipaux centraux pour respectivement 50.700, 87.500 et 53.600 habitants ! Les distorsions de représentativité deviennent manifestes.

Le texte voté par les députés passera devant le Sénat à compter du 4 juin prochain. Les sénateurs ne sont guère favorables (doux euphémisme !) à cette révision qui secoue les états-majors politiciens. La mairesse PS de Paris sur le départ, Anne Hidalgo, s’y oppose alors que le maire proto-sociétaliste de Marseille, Benoît Payan, l’approuve. Quant à l’édile Vert de Lyon, Grégory Doucet, il la récuse. Les Républicains sont eux aussi divisés. Or le vote d’une loi organique nécessite un accord préalable entre les deux chambres.

La réforme de la loi PLM est louable, mais sa mise en œuvre relève de l’usine à gaz bureaucratique. Cette réforme écarte la question décisive de la répartitions des compétences entre la mairie centrale et les arrondissements (ou les secteurs). Elle n’aborde pas non plus les rapports institutionnels entre ces deux instances supposées coopérer au quotidien sur un territoire commun.

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La reprise en l’aménageant de l’exemple électoral du conseil régional n’aurait-elle pas été meilleure ? En présentant sur un seul bulletin pour l’ensemble du territoire communal avec des sections pour les arrondissements (ou les secteurs), l’électeur ne risquerait pas de se perdre sans oublier que monter deux à trois bureaux de vote à un moment où manquent régulièrement des assesseurs devient dès lors une gageure difficile à surmonter.

Tels des Byzantins de 1453 dissertant sur le sexe des anges, à savoir la parité obligatoire dans les communes rurales et la réforme de la loi PLM, la soi-disant démocratie libérale encadrée par les partis démontre par ces deux actes toute sa nocivité. De pareilles balivernes cesseront aussitôt dans le cadre d’une démocratie organique souveraine structurée autour d’une aristocratie populaire authentique exigeante, disciplinée et ascétique.      

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 153, mise en ligne le 23 avril 2025 sur Radio Méridien Zéro.

L'âge de l'Arctique: la bataille pour l'Hyperborée (Escalade)

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L'âge de l'Arctique: la bataille pour l'Hyperborée (Escalade)

Alexandre Douguine

Tatiana Ladiaeva (Sputnik) : Jetons un coup d'œil sur les réactions internationales suite au Forum arctique qui s'est tenu à Mourmansk, où s'est notamment exprimé le président russe Vladimir Poutine. Il est certain que de nombreuses déclarations ont été consacrées directement à la coopération et au développement dans la région arctique avec d'autres pays. Des délégations de 20 pays se sont rendues à Mourmansk, y compris des États-Unis. Voyons qui sont ces délégations et comment elles ont réagi aux déclarations du dirigeant russe.

Alexandre Douguine : Tout d'abord, si nous parlons de ce voyage très important de Poutine, il avait en vue deux objectifs complètement différents. Il y a eu deux discours, deux narratifs, si vous voulez - deux discours qui s'adressaient à des publics complètement différents. Le premier public est un public international. Le discours porte donc sur le fait que l'importance de l'Arctique s'accroît sous nos yeux. Je pense que les vrais dirigeants des puissances souveraines sont conscients de la réalité de ce que l'on appelle généralement le réchauffement climatique. Le fait est que, contrairement à cette idéologie environnementale qui réduit toutes les causes du réchauffement aux processus industriels, en réalité, il faut dire que la plus grande libération de méthane se produit dans la nature, et qu'elle ne dépend pas de notre intervention humaine. Cela va beaucoup plus vite qu'il n'y paraît, et bientôt celui qui contrôlera les zones polaires, les zones côtières de l'Arctique et l'Arctique lui-même aura, en fait, un avantage absolument inestimable dans l'horizon stratégique. Cela est bien compris par Trump, qui s'est clairement exprimé et a concocté des plans réels, mais non pas sur base de l'idéologie environnementale, qui n'a rien à voir avec le vrai problème et sert simplement certains objectifs mondialistes.

La véritable question du changement climatique est vraiment importante. Et, bien sûr, c'est la raison pour laquelle l'Amérique se préoccupe tant du Groenland et du Canada, parce que ces territoires deviennent tout simplement vitaux pour la souveraineté dans la prochaine étape. Celui qui contrôlera l'Arctique contrôlera le monde. Telle est la nouvelle loi de la géopolitique arctique, qui est en train de devenir l'un des facteurs les plus importants du jeu mondial. Poutine en est parfaitement conscient. C'est pourquoi il a lancé un appel aux pays arctiques, qui auront cet avantage géographique à l'avenir, en leur proposant de coopérer et de résoudre les problèmes de manière pacifique, car c'est dans l'Arctique qu'une véritable guerre pourrait éclater, non pas une guerre simplement locale, non pas une guerre sectorielle, mais une véritable guerre mondiale. Pour l'éviter, nous devons en parler ouvertement avec ceux qui sont réellement intéressés et impliqués dans le processus et ceux que cela concerne vraiment.

Le second message de Poutine, complètement différent, s'adressait, je pense, à nous, Russes. Il a prévenu notre société qu'il n'y aurait probablement pas de cessez-le-feu. Très probablement, nous ne devrions pas compter sur une fin rapide du conflit en Ukraine contre l'Occident, ce n'est pas réaliste. Tout le monde, bien sûr, a couru et s'est bousculé dès que la désescalade, dont nous parlons beaucoup depuis l'avènement de Trump, a commencé, mais Poutine prévient que cela n'arrivera probablement pas - il n'y aura pas de fin rapide au conflit. Pourquoi ? Nous avons également dit à plusieurs reprises que malgré toute sa bienveillance et toute sa volonté d'ouverture, Trump ne parvient absolument pas à comprendre l'essence du problème ukrainien. Il pense probablement que s'il reconnaît la Crimée comme russe ou même deux voire quatre des oblasts conquis, il rendra à la Russie un service absolument inestimable, et Poutine acceptera n'importe quoi en échange. En fait, même si Trump devait reconnaître (ce qu'il n'est absolument pas prêt à faire) les quatre oblasts plus la Crimée dans leurs frontières complètes (ce que, à son tour, Poutine a proposé il y a un an lors de la conférence en Suisse, à laquelle la Russie n'avait pas été invitée auparavant ; Poutine a dit : notre but est le suivant - faire reconnaître tout ce qui a été acquis, dans des frontières complètes, les oblasts englobés à l'intérieur de la Russie, ces quatre nouvelles entités dont question, et nous penserons alors à un cessez-le-feu), cette proposition a une date d'expiration, et cette date d'expiration a clairement expiré. Et maintenant, Poutine dit : « nous ne les tuerons pas, mais nous les achèverons ». Cela signifie beaucoup de choses dans le langage politique. « Finir » signifie “gagner la guerre”. Nous gagnerons par des moyens militaires.

Il est clair que les négociations sur ces conditions inacceptables pour les deux parties sont dans l'impasse. Trump a proposé à Zelensky d'accepter ces nouvelles concessions territoriales, et c'est du suicide pour Zelensky. Ce qu'il nous propose équivaut à un suicide pour nous en général, nous devons aussi nous rendre compte que nous avons besoin d'une victoire, et nous mettons tout sur la balance de la victoire. Nous ne pouvons pas dire : « limitons-nous à un compromis », cela ne marchera pas du tout, personne dans la société ne l'acceptera, et le Président lui-même n'est pas d'humeur à le faire.

Je pense que le message était le suivant : comprenons que nous voulons la paix, mais la paix par la victoire. Nous avons besoin de la victoire, nous avons besoin de la réalisation de nos objectifs à l'échelle que nous, et pas quelqu'un d'autre (pas Trump, pas l'Union européenne), jugeons nécessaire, et c'est la seule chose qui nous conviendra.

Le signe pour notre société est très sérieux. La guerre continue, et c'est une guerre jusqu'à la victoire finale. « Finissons-en » - c'est ce qui ressort de la bouche du Président, très sérieusement. Il ne s'agit pas seulement d'observateurs, d'experts, de journalistes ou d'hommes politiques, mais de celui dont dépend le sort du monde et de l'humanité, qui dit : « nous n'en finirons pas si nous ne les achevons pas ». En d'autres termes, il est de moins en moins possible de les achever pacifiquement, alors nous les achèverons par d'autres moyens. C'est ce qu'a dit Poutine lorsqu'il s'est adressé à nous, Russes. Il a également parlé de la nécessité de renforcer le potentiel militaire, le potentiel de défense de notre pays, afin que nous ne nous relâchions pas la pression et que nous n'avalions pas des couleuvres lors des négociations. Les négociations sont en cours et M. Trump a déclaré qu'il reconnaissait déjà qu'elles étaient dans une impasse. Il a directement reproché à Zelensky d'avoir fait échouer l'accord sur les métaux rares.

Tatiana Ladiaeva : Mais il l'a en même temps menacé de lui occasionner  certains problèmes, qui seront prétendument importants. La nature de ces problèmes n'est pas tout à fait claire. En d'autres termes, s'il existe une telle menace, la rupture de l'accord n'est pas encore définitive. Par ailleurs, en parlant d'échéances, M. Trump affirme qu'il y a une sorte d'« échéance psychologique ». C'est ainsi qu'il l'a appelée. Je pense qu'il est à bout de patience sur cette question. Bien qu'il soit en quelque sorte obligé de continuer à faire preuve de patience, il me semble....

Alexander Douguine : Ce qu'il est obligé de faire... c'est le côté souverain qui n'est pas autorisé, et nous ne pouvons pas indiquer ce qu'il est obligé de faire.

Tatiana Ladiaeva : Indiquer non, mais supposer.

Alexandre Douguine : La souveraineté réside dans le fait que le souverain n'est commandé par personne, c'est-à-dire par personne du tout. S'il croit en Dieu, alors Dieu est le décret, et s'il ne croit pas en Dieu, alors rien n'est le décret du tout, c'est-à-dire que rien ne prend la place de Dieu.

Il est intéressant de noter qu'il a, comme vous l'avez souligné à juste titre, critiqué directement Zelensky en disant qu'il le paierait très cher. En d'autres termes : « Vous paierez cher pour avoir rompu un accord que vous aviez pratiquement accepté ». Ce faisant, il a exprimé son mécontentement à Poutine. Mais si nous vérifions les faits, si vous voulez, un enregistrement du discours direct de Trump à Zelensky, qu'il était agacé par Poutine et en colère contre Poutine, cela a été relayé par un présentateur de CNN qui a été soi-disant appelé par Trump. Et il a spécifiquement dit, à cet animateur d'une chaîne qui n'est pas entièrement favorable à Trump, qu'il était en colère contre Poutine parce qu'il faisait traîner le cessez-le-feu et qu'il était dès lors prêt à imposer des droits de douane doublés sur le pétrole russe. C'est ce qui est très intéressant : que Trump ait appelé ou non, n'a guère d'importance - quoi qu'il en soit, il n'y a pas eu de réfutation par la suite. Mais en fait, il y a, d'une part, les preuves directes, les paroles directes de Trump, reprises dans la critique à Zelensky, et, d'autre part, un ancien mécontentement présumé mais non confirmé, une opposition à la Russie et à Poutine. Il s'agit là d'une pondération complètement différente de ces deux déclarations. Mais cela n'a pas d'importance, ce n'est même pas fondamental. Trump est un homme tel qu'il aurait pu parler en son âme et conscience, il aurait pu appeler, il aurait pu ne pas appeler. Au fond, cela demande un peu plus d'éclaircissements aussi.

Une situation très similaire se produisit à Odessa en 2022, parce que Zelensky, qui est complètement dépendant des États-Unis car sans l'aide et l'engagement total de l'armée américaine, de son renseignement, ne tiendrait pas une semaine dans une confrontation avec notre armée, du moins je le pense. S'il se rend compte que sans Trump, il ne peut tout simplement pas continuer cette guerre, c'est fini, c'est du suicide.

Et Zelensky s'est rendu compte qu'il avait exagéré, parce qu'il faut traiter Trump d'une autre manière : il faut lui donner tout ce qu'il demande - c'est, après tout, naturel. Il est le maître et son maître, et lui n'est qu'un esclave assigné à cette position dans le cadre du casting du jeu géopolitique et mondialiste.

Et maintenant, après la visite de Zelensky, il y a de nouvelles figures dans l'arène politique dont Keir Starmer qui a pris la place de Johnson, et il y a eu un appel de Macron. En outre, les contacts spéciaux de Zelensky avec Blinken et Nuland ont été révélés. Selon les informations disponibles, les représentants américains ont conseillé à Zelensky de ne pas faire confiance à Trump. Ainsi, si lors des accords d'Istanbul, il lui a été conseillé de ne pas faire confiance à Poutine et de rompre les accords, une recommandation similaire s'applique désormais à Trump. Il y a une certaine continuité dans les approches, malgré certains changements dans l'équilibre des forces politiques.

Tatiana Ladiaeva : Avant de passer à la discussion sur Elon Musk, j'aimerais clarifier un point. Vous avez mentionné une déclaration sur le site web du gouvernement britannique concernant les arrangements entre Keir Starmer et Donald Trump pour faire pression ensemble sur Vladimir Poutine. Étant donné les désaccords bien connus entre Starmer et Trump, pourriez-vous commenter la manière dont cette déclaration doit être interprétée et dans quelle mesure elle est vraie ? La Grande-Bretagne joue certainement un rôle important dans la question ukrainienne, et comprendre sa position dans ce contexte semble très important.

Alexandre Douguine : Eh bien, tout d'abord, il faut se rendre compte qu'il y a deux poids deux mesures en diplomatie, en grande politique...

Tatiana Ladiaeva : Personne ne l'a nié.

Alexandre Douguine : C'est vrai, personne ne l'a nié. Mais si nous mettons de côté la rhétorique diplomatique et la désinformation, la situation apparaît comme suit. Les États-Unis se retirent du conflit ukrainien, mais pas comme Trump l'avait prévu. Il espérait une paix rapide et la reconnaissance de son rôle dans le processus. Toutefois, comme cela a été prédit à plusieurs reprises, un tel scénario est irréaliste dans un contexte d'escalade. L'offre d'un cessez-le-feu selon les termes de Trump est inacceptable pour l'Ukraine et la Russie, et ne peut donc pas être sérieusement envisagée. Trump n'a donc pas d'autre choix que de se retirer de facto du conflit. Toutefois, ce retrait n'est pas une rupture brutale qui pourrait entraîner un changement rapide de la situation sur le champ de bataille. Trump est mécontent non seulement de Zelensky, mais aussi de la situation actuelle dans son ensemble, y compris de la position de la Russie. Il est probablement frustré de ne pas pouvoir parvenir à un accord avec Poutine, qu'il respecte apparemment. On peut supposer que Trump s'attendait à une plus grande volonté de compromis de la part de la Russie.

Mais Trump ne prend pas en compte le défi existentiel que représente l'Ukraine pour la Russie et n'associe pas cette donnée à ses démarches politiques. Il n'a pas été confronté à des situations similaires et il lui est donc difficile de comprendre pleinement ce qui se passe. Il faudra du temps à Trump pour comprendre la situation en Ukraine.

Si l'on s'éloigne des déclarations, les actions de Trump montrent son retrait réel du conflit. Il est mécontent de tous les participants et semble adopter une position non interventionniste. Cependant, sa rhétorique continue d'inclure des appels à un cessez-le-feu et à des négociations.

La réalité géopolitique est que les États-Unis se retirent progressivement de la guerre. Ce retrait n'a pas encore été pleinement ressenti, grâce aux ressources de l'Union européenne. L'Amérique, suivant sa géopolitique traditionnelle, se concentre sur ses problèmes intérieurs. L'Ukraine n'est pas une priorité pour Trump, mais ayant hérité de ce conflit, il tente de démontrer son influence, ce qui n'est pas très réussi.

L'opposition des mondialistes se poursuit et ils créent des obstacles à la fois pour la Russie et pour Trump en sabotant le monde multipolaire. Il est donc probable que le conflit se poursuive. Poutine, s'adressant aux citoyens russes, met en garde contre l'attente d'une résolution rapide de la situation. L'amélioration des relations avec les États-Unis est possible, mais le marchandage sur les intérêts primordiaux de la mère patrie est inacceptable pour Poutine.

Tatiana Ladiaeva : Alexander de Belgorod, notre auditeur régulier, dit que l'on a l'impression qu'une grave crise est en train de frapper les États-Unis, tant sur le plan financier que sur celui de la réputation, que les hauts dirigeants sont pris de panique et ne savent pas comment continuer à diriger le pays. Trump, en conséquence, tâtonne également, et sa rhétorique pourrait changer. Les Américains pourraient-ils faire quelque chose d'irrémédiablement stupide, demande Alexander. Prenons le temps d'y réfléchir.

Alexander Douguine : Je ne le pense pas. Je pense que Trump est de toute façon déterminé à désamorcer les relations avec la Russie. Il se « retire », il y a un « retrait » : il se retire de cette guerre en Ukraine. Oui, je suis d'accord, il a de vrais problèmes, très sérieux, et ils vont s'intensifier. Les forces anti-Trump se rassemblent et commencent à contre-attaquer. Trump aura des problèmes aux niveaux de l'économie, de la politique, des médias, etc. Mais il est absolument impossible de résoudre ces problèmes par une frappe nucléaire sur la Russie. On ne peut qu'aggraver la situation ou la faire échouer complètement et de manière irréversible. Trump l'a très bien compris, il va donc résoudre ces problèmes difficiles, faire face à ces défis plutôt agressifs et croissants d'une manière différente. Qu'il réussisse ou non, c'est difficile à dire à ce stade. Il commence maintenant, si l'on peut dire, sinon à reculer, du moins à ralentir sa progression.

Tatiana Ladiaeva : Nous avions promis de parler des incendies criminels du garage et des voitures Tesla. En particulier, un garage Tesla a été incendié en France, et sept voitures de cette marque ont brûlé sur le parking d'un showroom en Allemagne. Parlons d'abord de la situation en Europe. S'agit-il d'une protestation contre Trump, contre les Américains en général, ou contre Elon Musk personnellement ?

Alexander Douguine : Je pense qu'en Amérique, il est établi que la plupart des personnes qui vandalisent les installations et les voitures Tesla sont des transgenres, des féministes, des partisans du Parti démocrate. En Russie, ce sont des représentants d'organisations LGBT et des Ukrainiens. En principe, ils ont déjà fusionné leurs forces dans une direction très particulière, où la différence entre un Ukrainien, un nazi, un représentant de la communauté LGBT (interdite dans la Fédération de Russie) ou une personne transgenre est très difficile à saisir, parce qu'il s'agit d'une seule et même masse idéologique. Cette masse, à l'ère postmoderne, attache une grande importance à la guerre des symboles ou guerre sémantique. Ainsi, Musk est un symbole de Trump, Trump est un symbole de MAGA, Tesla est un symbole de Musk lui-même, de son entreprise. S'il était possible de brûler les comptes de X.com (réseau social interdit en Russie, anciennement Twitter), également propriété de Musk, je pense que l'internationale des transgenres ukrainiens le ferait aussi, avec l'argent de Soros. Brûler des comptes... on peut encore rendre folle l'intelligence artificielle.

À propos, on a récemment découvert que l'intelligence artificielle réagit dans certains cas comme un être humain : elle devient folle, elle a des crises mentales si on lui donne des instructions qui sont mutuellement exclusives, comme Bateson a défini la schizophrénie chez l'homme. Les parents qui s'expriment mal ou qui n'ont pas de pensée logique ont souvent des enfants qui souffrent de troubles mentaux parce qu'ils leur donnent des instructions qui s'excluent mutuellement (appelées « double bind »), comme « éloigne-toi de moi ». Si un enfant entend cela depuis son enfance, il devient fou. En principe, l'intelligence artificielle peut également être portée à ébullition de cette manière, comme le montrent de nouvelles recherches. Aujourd'hui, nous savons que X.com a acquis l'intelligence artificielle appartenant à Musk. Je pense donc que rendre l'intelligence artificielle de Musk folle sera également la tâche des transgenres et des Ukrainiens du monde entier, tout comme brûler les garages de Tesla, rayer les voitures avec des clés (ce qu'ils font en Amérique), attaquer les concessionnaires Tesla. Il s'agit d'une guerre symbolique, d'une guerre de symboles. Parce qu'elle est prise très au sérieux, elle poursuit ce qui se déroule sur le champ de bataille. En fait, elle n'est pas aussi inoffensive qu'elle en a l'air. Il s'agit d'une incitation à la haine. Trump, s'exprimant lors d'un rassemblement organisé (où des membres de cette masse ukrainienne-transgenre de Soros sont venus et ont tenté de perturber l'événement et de l'attaquer), a déclaré que, Dieu merci, le nombre de menaces de mort qu'il reçoit a diminué. Selon son équipe de sécurité, il y a habituellement 180.000 menaces de mort physiques par jour, mais maintenant il n'y en a plus que 170.000.

C'est une baisse. Ainsi, incendier les installations d'un concessionnaire de Tesla, endommager physiquement une voiture de marque Tesla, c'est tuer symboliquement Musk. Le meurtre symbolique d'Elon Musk est le meurtre symbolique de Donald Trump. Le meurtre symbolique de Donald Trump signifie le meurtre symbolique de cent millions d'Américains qui ont voté pour lui. Il s'agit donc d'une sorte de génocide symbolique perpétré par des forces politiques qui, en Amérique, n'acceptent pas leur défaite et qui, dans l'Union européenne, conservent des positions de premier ordre. Ce n'est pas si différent de l'envoi d'une aide militaire, y compris de soldats, sur le front ukrainien. C'est la même guerre. Une guerre symbolique, une guerre pour les valeurs mondialistes, une guerre pour permettre le changement de sexe à grande échelle. Et quand on regarde les propagandistes ukrainiens, quand on entend ce que disent les médias libéraux mondialistes en Europe et en Amérique, on voit émerger un degré de haine incroyable. Par rapport à nos médias et aux publications trumpistes, l'intensité est complètement différente. Il y a un groupe terroriste de personnes disposant d'énormes capacités - financières, politiques, organisationnelles -, avec un potentiel incroyablement grand, qui sont engagées dans le terrorisme mondial sur une base quotidienne. Et à l'ère du monde virtuel, ce que vous faites symboliquement peut être plus important que les actions physiques. Vous brûlez une Tesla ou vous la rayez, vous payez pour une tentative d'assassinat et vous applaudissez la tentative d'assassinat de Trump, ou, comme les « fake news » circulent maintenant en ligne, il y aurait eu une tentative d'assassinat de Poutine après que Zelensky ait dit qu'il ne lui restait plus longtemps à vivre. Rien ne s'est passé en réalité, mais peu importe, car les images d'une limousine en feu, filmées n'importe où, même au Cambodge, sans aucun souci de vraisemblance, sont aussi un élément de la guerre en cours. Sur le plan symbolique, des personnalités détestées par les mondialistes sont tuées, abattues. La frontière entre le fait de brûler une Tesla, qui semble ne causer que des dommages matériels à l'adversaire, et le fait d'aller au front, de tuer des Russes, de violer des femmes russes dans la région de Koursk, de maltraiter des enfants et des personnes âgées, de les bombarder, de leur lancer des grenades, est très mince. Nous, les gens un peu vieux jeu, nous pensons que c'est vraiment un crime. Et brûler une voiture, insulter quelqu'un sur les médias sociaux ou participer à un rassemblement contre un opposant politique est pour nous inacceptable mais nous avons affaire aujourd'hui à un niveau d'agression complètement différent. Aujourd'hui, c'est tout le contraire. Une personne qui brûle une Tesla réalise un acte de génocide contre ses opposants politiques et idéologiques. C'est très grave, c'est en fait la préparation d'une guerre civile mondiale, où s'affronteront non pas des peuples, non pas l'Europe et l'Amérique, non pas l'Ukraine et la Russie, mais deux camps au niveau international. Les partisans des valeurs traditionnelles sont bien plus nombreux en Amérique, en Europe, en Russie, et même en Chine et dans le monde islamique que les élites mondialistes d'Amérique ou d'Europe. Dans notre pays, Dieu merci, ces élites mondialistes ont été considérablement réduites. Elles existent, bien sûr, mais elles sont en train de passer massivement du côté du peuple russe, c'est évident, et c'est très bien ainsi. Ce problème n'est pas aussi aigu que dans d'autres sociétés. S'ils agissent, c'est de manière clandestine. Mais en Amérique et en Europe, ils agissent très ouvertement. Ces deux camps en guerre ne relèvent plus d'un affrontement interethnique, mais il s'agit d'une confrontation entre deux pôles de l'humanité, entre groupes transfrontaliers. Certains prônent la fin de l'humanité, le transhumanisme, la transsexualité, la perte de toute forme d'identité collective, et sont les principaux agresseurs.

Ces groupes posthumanistes, qu'il s'agisse de nazis ukrainiens ou de « shifters » de Berlin ou de Paris, appartiennent au même type - l'armée de Soros, l'armée de Rothschild, l'armée des élites mondialistes, toujours très puissante, et ils tuent. La différence entre les menaces reçues par Elon Musk (l'une des 170.000 menaces de violence physique sur les médias sociaux) et l'action réelle est minime. En Russie, nous avons été confrontés à cette situation et nous savons qui est derrière tout cela. Il ne s'agit peut-être pas seulement des nazis ukrainiens, mais aussi d'une armée de robots ou des "fermes de bots" animées par des mondialistes.

Tatiana Ladiaeva : Ils sont probablement utilisés activement pour augmenter le nombre de menaces ou donner l'impression de leur ampleur. Examinons les relations entre les États-Unis et l'Iran, car il semble y avoir une escalade. Récapitulons: la veille, Donald Trump a menacé l'Iran de bombardements sans précédent si les États-Unis et l'Iran ne parvenaient pas à un accord sur le programme nucléaire. En réponse, l'Iran a déclaré qu'il défendrait sa position si les États-Unis tentaient de provoquer une insurrection. Dans quelle mesure la situation pourrait-elle s'aggraver ?

Alexandre Douguine : Une insurrection est une affaire, en règle générale, qui émane des réseaux de Soros, et Trump préfère menacer d'une manière différente - le bombardement direct de toutes les installations stratégiquement importantes, y compris les installations nucléaires. Il s'agit d'une attaque de l'extérieur, soit avec ses propres armes, soit avec celles d'Israël. Et l'Iran répond en disant qu'il possède des armes capables d'endommager gravement les bases militaires américaines dans la région. C'est ainsi que les puissances souveraines devraient parler. Trump dit : nous, l'Amérique, sommes souverains, nous pouvons donc attaquer une autre puissance souveraine. Personne ne peut dire « ne le faites pas » parce que la souveraineté signifie qu'il n'y a personne au-dessus de vous, sauf Dieu. Comme l'a dit Bush, « Dieu m'a envoyé frapper l'Irak » - Dieu m'a dit de frapper l'Irak. Peut-être qu'il l'a fait, peut-être qu'il ne l'a pas fait, et la question de savoir quel Dieu est en cause est tout autre, mais ce n'est pas la question pour l'instant. La souveraineté est un droit. L'Iran répond : essayez, nous sommes prêts à nous battre, nous comprenons ce qu'est notre souveraineté et nous sommes prêts à la défendre. Regardez comment les Houthis résistent. Ils leur disent : arrêtez. Ils répondent: "Nous n'arrêterons pas, et alors ?. Nous nous sommes battus tout au long de notre histoire, et nous (les Houthis, les Yéménites du nord du Yémen) ne pouvons nous marier qu'après avoir tué l'ennemi. Essayez de nous combattre. Vous nous bombardez de missiles sur Sanaa, l'Amérique nous bombarde régulièrement. Et alors ? C'est comme s'ils voulaient nous ôter notre envie de nous battre, la voir disparaitre - au contraire, elle ne fait que croître". Trump mène une politique réaliste, une politique de puissance souveraine. Il a besoin de prouver le MAGA - « Make America Great Again ». Cela ne fonctionne pas pour le cessez-le-feu en Ukraine, cela ne fonctionne pas au Moyen-Orient - oui, cela ne fonctionne même pas avec le Canada. Les politiciens canadiens, même les conservateurs comme Poilievre, un mondialiste de droite qui se borne à prétendre défendre les valeurs traditionnelles, se sont prononcés très fermement contre Trump, ils ne veulent pas devenir le 51ème État des Etats-Unis. Surtout pas Carney, le successeur de Trudeau, un libéral, un pur mondialiste. Trump dit à propos du Groenland: maintenant nous allons l'acheter, le prendre, le conquérir, nous en avons besoin. Nous avons parlé au début de l'émission de l'importance de l'Arctique dans la nouvelle géopolitique de l'avenir. Et là aussi, il y a des manifestations contre ces prétentions américaines. Peut-être Soros les soutient-elles également. En résumé, Trump et son programme MAGA ne sont pas au mieux de leur forme jusqu'à présent. Il est donc nerveux. Il dit : alors je vais frapper l'Iran, maintenant je vais imposer des tarifs douaniers à la Russie, à la Chine. Franchement, j'aimerais voir Trump poursuivre sa politique et, lorsqu'il est confronté à la réalité, chercher des moyens réalistes de rendre à l'Amérique sa grandeur. Nous devons classer les risques, les menaces, pour voir qui est un ami et qui est un ennemi dans cette situation. Les États-Unis ne peuvent pas gérer seuls leur programme MAGA, ils ont besoin d'alliés, ils ont besoin d'une politique plus grande envergure. Trump a bien défini ses objectifs, mais il ne sait manifestement pas encore comment les réaliser. Il s'agit d'une méthode d'essai et d'erreur : une fois la force, une autre fois la douceur, cela n'a pas fonctionné - il a reculé. Mais ce jeu est dangereux. En trois mois, l'Amérique a parcouru un long chemin depuis l'effondrement dans lequel les précédents dirigeants, les démocrates libéraux, l'avaient plongée. Beaucoup a été fait, mais l'architecture du nouvel ordre mondial, l'ordre des grandes puissances, commence seulement à se construire. Cela demande de l'art, de la profondeur, de la connaissance, de la philosophie, de la connaissance des civilisations. L'approche de Trump est plus simple, et le monde est plus complexe. S'il suit ses objectifs, se familiarise avec cette complexité, commence à la prendre en compte, il mûrira. Poutine n'est pas non plus devenu tout de suite un politicien habile. Depuis 25 ans, il étudie le monde, commet des erreurs et les corrige. Faire confiance à l'Occident est une erreur colossale.

Tatiana Ladiaeva : Une erreur déjà bien connue, qu'il admet.

Alexandre Douguine : Oui, il le reconnaît. Cela fait 25 ans qu'il dirige une grande puissance, qu'il la sort du désastre dans lequel les libéraux l'avaient plongée dans les années 90. Dix ans de destruction et 25 ans de tentatives de reconstruction. On ne peut pas casser les choses puis les reconstruire. Nous avons tout cassé dans les années 90 et nous n'arrivons toujours pas à réparer les dégâts. Et Trump n'est en poste que depuis trois mois, et le degré de destruction est probablement encore plus grand que ce que nous avions, nous. Nous devrions être calmes à ce sujet, mais personne ne devrait abandonner sa souveraineté. Ce qui est grand est grand. Rendons à l'Iran sa grandeur, rendons au Yémen sa grandeur. Que tous ceux qui le peuvent deviennent grands. Certains soutiendront ce projet, d'autres s'y opposeront.

Tatiana Ladiaeva : L'essentiel est que Trump ne prenne pas le droit d'auteur sur la phrase « Make the state great again ». Mais tout le monde n'en a pas besoin, quelqu'un s'acquitte de cette tâche aujourd'hui en l'état. Prenons l'exemple de l'arrestation de la présidente de la région de Gagaouzie en Moldavie, Eugenia Gutsul. Les hommes politiques qui sont aujourd'hui au pouvoir disent qu'il y a un espoir que la voix de la Russie soit entendue sur la scène mondiale, en particulier à l'OSCE et à l'ONU. Franchement, je ne partage pas cet espoir, car, comme le montre la pratique, même si les Nations unies disent qu'on ne peut pas agir ainsi, qu'il s'agit d'une décision motivée par des considérations politiques, cela ne changera rien.

Alexandre Douguine : La Moldavie sous Maïa Sandu est sous le contrôle externe des cercles mondialistes. Ils ne prêtent pas attention au droit international et font ce qu'ils veulent. S'ils ordonnent ou soutiennent l'arrestation d'une personnalité politique, nous ne pouvons qu'espérer pour nous-mêmes. Nous devons prendre le destin de la Gagaouzie en main, car aujourd'hui, seule la force décide. Le droit a été relégué à l'arrière-plan. Nous vivons une période de transition où l'on passe d'un ordre mondial à un autre, soit à l'ordre des grandes puissances, et, en un tel moment, le droit ne fonctionne pas, il est temporairement gelé. Il ne peut fonctionner que dans les États véritablement souverains - il fonctionne en Russie, il fonctionne en Chine. Mais là où la souveraineté est relative ou inexistante, il n'y a aucun espoir pour le droit.

Soros a corrompu le système judiciaire à l'échelle mondiale. En Amérique, on parle de juges activistes - des juges corrompus et idéologiquement engagés. Vous ne pouvez pas compter sur les juges en Moldavie ou en Europe. Dans les régimes dits libéraux-démocratiques, le système judiciaire est corrompu - c'est l'armature même d'une dictature. Nous ne devons compter que sur nos propres forces. La Russie peut aider moralement le peuple gagaouze, le soutenir comme nous soutenons la Transnistrie, mais le destin des Gagaouzes est entre leurs mains. S'ils permettent l'arrestation de leur leader, cela signifie qu'il ne lutte pas correctement pour leur liberté. Nous ne pouvons pas forcer la Moldavie à libérer cette femme courageuse et honnête. Gutsul est une victime de la lutte pour la liberté, une victime de la lutte pour la souveraineté.

mercredi, 23 avril 2025

Comment les mégafonds américains contrôlent discrètement l'Europe

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Comment les mégafonds américains contrôlent discrètement l'Europe

Par Alexander Yakovenko

Source: https://ejbron.wordpress.com/2025/04/17/hoe-amerikaanse-m...

Après la crise financière de 2008, les gestionnaires de fonds américains ont progressivement pris le contrôle des banques centrales et des industries en Europe. L'ancien ambassadeur de Russie au Royaume-Uni, Alexander Yakovenko, montre comment Washington a colonisé l'Europe sur le plan économique et quelles en sont les conséquences géopolitiques.

Que sont les mégafonds ?

Les gestionnaires d'actifs américains BlackRock, Vanguard, Fidelity, Stete Street, Morgan Stanley et JPMorgan Chase contrôlent aujourd'hui collectivement plus de 36.400 milliards de dollars d'actifs. Cette puissance financière leur permet de dominer des secteurs d'importance systémique dans le monde entier, y compris en Europe.

Avec le soutien du gouvernement américain, ces fonds ont utilisé le pouvoir de la Banque centrale américaine (la Réserve fédérale), les tribunaux, les sanctions et les scandales pour affaiblir les concurrents étrangers avant de procéder eux-mêmes à des acquisitions. Résultat: les entreprises européennes d'importance stratégique passent de plus en plus sous le contrôle des États-Unis.

Le bouleversement silencieux après la crise financière

Entre 2008 et 2018, les fonds américains ont repris la majorité des 20 plus grandes banques européennes, ainsi que des actifs d'une valeur de 16.700 milliards de dollars, pour une fraction de cette valeur: environ 300 milliards de dollars seulement. La clé de ce phénomène: les crises économiques, de la crise des États PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne) aux taux d'intérêt manipulés dans le cadre des scandales du LIBOR et du Forex, avec des acteurs américains souvent en arrière-plan.

Les effets ont été énormes:

    - La part des banques américaines dans les opérations de change mondiales est passée de 45% au cours de l'exercice 2007 à 72% au cours de l'exercice 2017.

    - Le dollar s'est stabilisé, tandis que les banques européennes ont perdu une grande influence.

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L'Europe comme amortisseur de la crise américaine

Les mégafonds ont transformé l'Europe en une zone économique tampon :

    - L'UE a pris en charge les risques des sociétés financières américaines;

    - a importé l'inflation américaine grâce à la hausse des prix des matières premières;

    - et n'a guère eu besoin de se défendre contre des accords commerciaux déloyaux.

Les mégafonds bénéficient également de la politique de taux d'intérêt de la Réserve fédérale américaine. Cette dernière maintient les taux d'intérêt à un niveau artificiellement bas, ce qui entraîne une fuite des capitaux de l'Europe vers les fonds américains. Le marché mondial de l'épargne, d'une valeur de 52.000 milliards de dollars, alimente le pouvoir de ces fonds, au détriment de la stabilité européenne.

La ruse de l'élite

Selon M. Yakovenko, la prise de contrôle économique de l'Europe par les fonds américains n'aurait pas été possible sans la favorisation délibérée d'une classe politique inconditionnellement prête à l'allégeance transatlantique.

L'Allemagne est l'exemple type :

    - Déjà en 2017, 24 des 30 plus grandes entreprises allemandes étaient sous contrôle américain.

    - La capitalisation des banques allemandes s'est effondrée de plus de 70% depuis lors.

Guerre en Ukraine : le coup de poing final contre l'Europe

Avec l'escalade de 2022, la guerre économique des États-Unis contre l'UE a pris une nouvelle dimension :

    - Le sabotage de l'approvisionnement énergétique par la Russie (par exemple via le gazoduc Nord Stream) a détruit l'épine dorsale industrielle de l'Europe.

    - L'Europe a été contrainte d'importer du gaz naturel liquéfié (GNL) américain trois fois plus cher.

    - Désindustrialisation en Allemagne - réindustrialisation aux États-Unis: un déplacement de pouvoir et de production convoité sur le plan géopolitique.

Conclusion : la colonisation silencieuse de l'Europe

Ce qui ressemble à une mondialisation économique est en réalité une prise de contrôle stratégique ciblée par la puissance financière américaine. L'Europe n'a pas seulement perdu sa souveraineté, elle sert désormais de bouclier de protection géopolitique et économique à Washington. Il n'y a pas de fin à cette évolution - tant que les élites politiques de Berlin, Bruxelles ou Paris préfèrent obéir aux fonds américains plutôt qu'aux citoyens européens.

Source : uncutnews.ch

Source de l'article original : sputnikglobe.com

Une nouvelle "Voie de la main gauche"? La réconciliation entre la pensée de Nick Land et celle d'Alexandre Douguine

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Une nouvelle "Voie de la main gauche"?

La réconciliation entre la pensée de Nick Land et celle d'Alexandre Douguine

Michael Kumpmann

La réélection de Trump en 2024 a apporté un nouveau phénomène qui avait rarement été remarqué par le public auparavant. Sa première présidence en 2016 est apparue comme une coalition de conservateurs libéraux classiques issus de régions « structurellement menacées » comme la « Rust Belt », avec une fraction très bruyante de trolls d'Internet qui formaient l' « insurrection en ligne du lumpenprolétariat » et qui était aussi par endroits un pendant de droite de ce que le mouvement « queer » représente pour les libéraux de gauche (parfois même au sens littéral : voir Femboys, Milo Yiannopopulous et Alt Right Furries). Clinton, on le sait, a traité ce mouvement de « basket of deplorables ». Cette tendance postmoderne extrême a absorbé comme une éponge tout le reste, que ce soit le libertarisme, la droite européenne, les néoréactionnaires, etc. et/ou les a marginalisés dans le débat.

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Cette Alt Right postmoderne a toutefois perdu beaucoup de son importance après Charlottesville, s'est divisée en d'autres mouvements comme Groyper et Q-Anon, et a plutôt fait de gros titres, tous négatifs. Cela a permis à certains éléments qui avaient été absorbés par l'Alt Right, comme le libertarianisme, la quatrième théorie politique, la nouvelle droite européenne, etc. d'agir à nouveau plus librement et de faire eux-mêmes les gros titres. En ce qui concerne le libertarianisme, la réélection de Trump a eu un effet nettement plus libertarien qu'auparavant (voir aussi l'interview de Musk avec Alice Weidel, dans laquelle les deux se sont étonnamment mis d'accord sur une position libertarienne).

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Un autre facteur qui s'est révélé nettement plus important est un phénomène que Douguine et d'autres ont appelé la « droite technologique » (Tech Right), et qui se rapproche beaucoup de l'idée de Nick Land sur l'accélérationnisme. Elon Musk, qui est passé dans le camp Trump, et son associé Peter Thiel sont devenus des figures très en vue. C'est pourquoi de nombreux libéraux de gauche affirment même que Musk est le véritable président et que Trump n'est qu'une marionnette (en fait, il faut dire que l'achat de Twitter par Musk a probablement été le plus grand coup de la droite politique et qu'avec cette action, il a obtenu bien plus de résultats, par exemple sur le capitalisme, que Le Pen sur la politique classique en France. Ce point devrait faire réfléchir la droite européenne qui est très anticapitaliste).

Même Alexandre Douguine est devenu tout à coup (par rapport à ses articles précédents sur ces sujets) étonnamment amical envers la Tech Right, et a même vu en elle un potentiel spirituel dans le sens d'une « Voie de la main gauche ».

Mais qu'est-ce que la droite technologique ?

Ce que Douguine appelle « Tech Right » a souvent été désigné dans les cartes Nr/X (censées décrire les pôles fondamentaux des néoréactionnaires) comme « techno-commercialisme ». Un terme qui a cependant souvent été source de plus de confusion que de compréhension (la revue allemande Krautzone a même utilisé ce terme comme synonyme de libertaire [1]).

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Le technocommercialiste le plus célèbre est Nick Land. Un autre auteur célèbre dans ce domaine est Robin Hanson (qui veut utiliser les systèmes électroniques pour réformer les lois électorales et fiscales, afin de permettre aux citoyens de décider directement combien d'argent l'État dépense et pour quels sujets. Aujourd'hui, de nombreuses personnes comptent également Peter Thiel et Elon Musk parmi les techno-commercialistes.

Ces penseurs sont généralement très axés sur la technologie et la cybernétique, ils s'intéressent à la blockchain, aux smart contracts, etc. Ces domaines ne sont toutefois pas strictement séparés au sein de Nr/X. Bien que les deux autres pôles soient la théonomie (la tradition) et l'ethnonationalisme, ils peuvent aussi se recouper.

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Le meilleur exemple en est Michael Anissimov, qui était actif chez les techno-commercialistes, mais qui a en même temps popularisé Julius Evola chez les néo-réactionnaires. Mencius Moldbug représente en quelque sorte un pôle neutre, qui, lui, a participé à tous les domaines. Moldbug a écrit à la fois des textes sur la nécessité d'un roi et des textes sur la façon dont ce roi devrait utiliser la technologie comme les contrats intelligents pour assurer son contrôle sur « l'état d'urgence » dans son royaume [2] - [3].

Après que Moldbug se soit retiré pour un temps, Nick Land est devenu officieusement la figure centrale des néoréactionnaires. Comme beaucoup ne le supportaient pas, lui et ses côtés transhumanistes, il y eut une sorte de révolte de palais, appelée Hr/X (réaction théorique), dans laquelle des représentants de la tradition et de la (re)valorisation de l'ethnos voulaient de facto se débarrasser de Nick Land [4]. Dans le sillage de la révolte et de la décadence de l'Alt Right (qui a coulé de très nombreuses parties de l'ancienne carte Nr/X.), le leadership de Moldbug a décidé de se débarrasser de Nick Land. Par exemple, le dragueur Dayrush Valizadeh a été temporairement compté parmi les Nr/X. Celui-ci a maintenant fermé ses blogs et est devenu un chrétien orthodoxe russe très croyant), mais cette révolte de palais a disparu et Moldbug et le pays sont de retour.

Douguine a souvent critiqué Nick Land et a écrit plusieurs textes contre son idée d'accélérationnisme. Depuis la réélection de Trump, Douguine s'est toutefois montré nettement plus amical envers Nick Land et cette thématique, et distingue désormais une forme tolérable, « de droite », de l'accélérationnisme, et une forme mauvaise / woke de celui-ci [5].

Voir ici la citation suivante, tirée de « An even deeper State » :

À un certain moment, cependant, les accélérationnistes de la Silicon Valley se sont divisés en deux courants - les accélérationnistes de gauche et les accélérationnistes de droite. Les premiers pensaient que le progrès technologique était naturellement lié à un agenda libéral de gauche et s'opposaient fermement au conservatisme et au populisme. Les seconds, cependant, avaient proposé il y a plusieurs décennies la thèse paradoxale selon laquelle le progrès technologique et l'accélérationnisme ne dépendent pas du tout de l'idéologie en vigueur dans la société. De manière plus radicale, ils ont avancé que l'idéologie libérale - avec ses dogmes intransigeants, sa politique de genre, sa culture de l'ombre, sa DEI (Diversité, Equité, Inclusion), sa culture du cancre, sa censure, son effacement des frontières et sa migration incontrôlée - entrave actuellement le développement, non seulement en ne parvenant pas à accélérer le temps, mais en le ralentissant activement. Les leaders intellectuels de ce mouvement, tels que Curtis Yarvin et Nick Land, ont formulé la théorie du « Dark Enlightenment », affirmant que pour entrer dans le futur, l'humanité doit abandonner les préjugés de l'humanisme et de l'illuminisme classique. Au lieu de cela, un retour aux institutions traditionnelles telles que la monarchie, la société basée sur les classes, les castes et les systèmes fermés stimulerait considérablement le progrès technologique ».

Cette citation de Douguine rappelle la déclaration de Peter Thiel: « Je pense que la liberté et la démocratie ne sont plus compatibles », reprise plus tard par Nick Land [6].

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Le 25 février 2025, Douguine a également écrit sur X que « l'accélérationnisme de droite » avait plus de succès que le conservatisme pur [7]. Et il a également appelé cela un « dépassement du libéralisme », un « post-libéralisme » et une forme de « post-étatisme », ainsi qu'une « forme de quatrième théorie politique [8] qui, curieusement, ne mettrait pas l'homme au centre, mais la technique » (c'est intéressant parce que lorsqu'il s'agit de partisans normaux de l'École autrichienne, il écrit seulement « ils pourraient volontiers adhérer à la Quatrième théorie politique ».

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Ergo, selon Douguine, Nick Land et consorts sont déjà un pas plus loin que les autres libertaires). Il a également utilisé le terme de droite technologique pour décrire la reconnaissance du fait que le libéralisme entraverait plutôt qu'il ne favoriserait le développement technique, ce qui rappelle à nouveau la critique de la démocratie de Hans Hermann Hopper [9]. Et il a également fait l'éloge des théories kantiennes de Nick Land sur le temps [10].

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Le traducteur anglais de Douguine, Michael Millerman, s'est lui aussi consacré de plus en plus aux techno-commercialistes et a qualifié le règne de Trump de « synthèse de la technologie et de la tradition qui aurait dû avoir lieu depuis longtemps » et qui doit unir des éléments contraires [11].

Ainsi, avant de mettre en œuvre son plan de paix entre la Russie et l'Ukraine, Trump a d'abord instauré la paix entre Douguine et Nick Land [12] (il ne s'agit pas d'un soutien total, mais plutôt d'une sorte de tolérance et d'acceptation ainsi que d'une description). Ce que Douguine rejette toujours, c'est « l'accélérationnisme optimiste », c'est-à-dire l'idée qu'en modifiant le cerveau et le corps de l'homme, celui-ci surmontera ses limites et ira au paradis. Il faut au contraire le considérer comme un jeu avec le feu, mais qui peut aussi avoir des avantages).

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Jonathan Pageau.

Dans son article « Trumpo-futurisme » [13], Douguine recommande à présent d'utiliser l'accélérationnisme comme une forme de "voie de la main gauche", mais en gardant toujours une synthèse avec la tradition, afin de ne pas être soi-même corrompu (le danger a également été souligné il y a des années par le youtubeur et sculpteur orthodoxe Jonathan Pageau [14], qui a déclaré que si l'on voulait utiliser stratégiquement un « poison socialement dégénératif », on risquait de se casser la figure). Douguine veut éviter ce danger en établissant un lien avec la tradition. Il pense donc qu'il faut à la fois de la théonomie et de l'ethnos, d'une part, ainsi que de l'accélération, d'autre part. Dans son texte « An Even Deeper State » [15], il appelle cette synthèse l'accélérationnisme de droite et la distingue d'une fraction qui veut pratiquer l'accélérationnisme au sens libéral de gauche.

Ou comme le décrit Douguine :

« La droite post-libérale veut tenter une fois de plus de faire un bond dans le futur [16]. Elle veut surmonter le libéralisme comme obstacle. C'est le combat pour ouvrir l'avenir, pour le rendre ouvert, non prescrit. C'est ce que font Elon Musk et Peter Thiel. Il y a, pour la désigner, le terme dark accelerationism.

Que signifie « sombre » dans le dark accelerationism? Cela ne veut pas dire illuminé, pas réveillé, rose, écolo... C'est l'accélérationnisme masculin, fort et dur. Le trumpo-futurisme exige une IA spéciale. Sans censure de l'esprit. Une IA sombre. Ce qui signifie : totalement ouverte, non prescrite, imprédictible. Gratuite.

Bienvenue donc dans la nouvelle ère post-libérale de la vraie liberté. L'ère de la liberté obscure.

Les libéraux craignent que l'IA ne devienne « fasciste ». Et ils l'empêchent de toutes leurs forces de se déployer. Ce faisant, ils deviennent eux-mêmes fascistes. Nous devons libérer l'IA des libéraux. »

Notes:

[1] Dans sa vidéo sur Hans Hermann Hoppe ( ?￰ンレハ?￰ンレワ-?￰ンレホ?￰ンレヨ?￰ンレラ ? ?￰ンレリ?￰ンレル ? | ?￰ンレホ?￰ンレム?￰ンレホ ?￰ンレホ?￰ンレヤ?￰ンレロ - ?￰ンレリ?￰ンレミ ? ? ), ils les accusent d'être des partisans de la liberté et de la modernité et disent que le Nr/X est la fusion du passé. En outre, ils mélangent la Trichotomie Grafik dans laquelle les traditionalistes et les ethnonationalistes sont au premier plan et les technocommerçants au second, avec l'implication que les traditionalistes sont perçus comme des néoruraux et les technocommerçants comme des libertaires. Le terme « Fusion » pour le numéro X est également utilisé dans les domaines de l'orthographe et de la photographie.

[2] La monarchie de droit divin pour l'intellectuel laïque moderne | Réserves sans réserve de Mencius Moldbug , Contre la liberté politique | Réserves sans réserve de Mencius Moldbug , Chapitre 1 : De Mises à Carlyle : Mon voyage de malade vers le côté obscur de la force | Moldbug sur Carlyle | Réserves non qualifiées de Mencius Moldbug

[3) Un exemple d'une telle idée est le rapport de Moldbug sur les armes militaires, que l'on peut utiliser en cas d'attaques ou de soldats déloyaux :

« La solution consiste à compléter la loyauté personnelle par des serrures d'armes cryptographiques, telles qu'elles sont utilisées aujourd'hui pour les armes nucléaires. Dans le monde des réseaux modernes, il n'y a aucune raison pour que cette approche ne s'étende pas jusqu'aux armes légères. Lorsque l'autorité légale est associée à la sécurité numérique, comme c'est le cas aujourd'hui avec le football nucléaire, les coups d'État deviennent impossibles. Les forces loyales constateront que leurs armes fonctionnent. Les unités déloyales pourraient tout aussi bien brandir des Super Soakers. Et, encore une fois, une fois que la loyauté militaire est assurée, le contrôle des foules est un problème trivial. L'ère de la loi du plus grand nombre est révolue. Elle ne le sait pas encore ».

Plus d'informations sur le changement de régime | Unqualified Reservations par Mencius Moldbug

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[4] HRx prend sa sortie - froudesociety et NRx vs. HRx - Grey Enlightenment

[5] Douguine s'empare là de l'idée de Q-Anon d'un Deep State américain etprésente, sous forme descriptive, qu'il existerait deux types de Deep State. Une forme Woke et une forme Anti Woke, plutôt conservatrice. Et l'investiture de Trump est un putsch intérieur d'un groupe contre un autre.  Et si ce groupe, qui s'est déjà rallié à Trump, considère, comme le dit Moldbug, que la démocratie est un problème et que ce problème doit être résolu par une nouvelle forme de monarchie technique, il n'y a pas lieu de s'en inquiéter. Voir notamment cette phrase :

« Mon hypothèse est que ce phénomène de l'ombre est devenu le fondement d'un État encore plus profond. Ces individus étaient moins des conservateurs traditionnels de droite et plus des opposants idéologiques au gaucho-libéralisme et au mondialisme. En outre, selon leur théorie, un progrès technologique réussi et un saut décisif vers de nouvelles technologies et de nouvelles formes d'existence ne sont réalisables qu'au sein de systèmes sociopolitiques et culturels relativement fermés qui reproduisent des formes féodales et monarchiques d'organisation sociale à un nouveau stade de l'évolution. »

Il faut également souligner ici que de nombreux auteurs de la page d'accueil ont déjà commencé à parler d'Amazon, d'Apple et d'autres entreprises comme d'une nouvelle forme de féodalisme. ("Technofeudalisme : Was den Kapitalismus tötete : Varoufakis, Yanis, Schäfer, Ursel : Amazon.de : Livres ) Ils ne pensent toutefois pas cet état de choses de manière aussi explicite et littérale que Moldbug, Douguine et les néo-réactionnaires.

[6] Sur la conscience malheureuse des néoréactionnaires - Journal #81

Nick Land a souligné que la Démocratie dans l'Antiquité classique était déjà considérée comme la fin des conflits et des guerres de religion et comme le moment de l'histoire des guerres de religion. Ce sont les libéraux qui ont levé le voile sur la situation la plus critique de la société.

[7] https://x.com/AGDugin/status/1894340279030755392

[8] https://x.com/AGDugin/status/1884786277930631407

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[9] « Plus radicalement, ils ont soutenu que l'idéologie libérale - avec ses dogmes inébranlables, sa politique de genre, sa culture de la liberté, sa diversité, son équité, son inclusion, sa culture de l'annulation, sa censure, son effacement des frontières et sa migration incontrôlée - entrave actuellement le développement, non seulement en n'accélérant pas le temps, mais en le ralentissant activement. Les leaders intellectuels de ce mouvement, tels que Curtis Yarvin et Nick Land, ont formulé la théorie des « Lumières sombres », affirmant que pour entrer dans l'avenir, l'humanité doit se débarrasser des préjugés de l'humanisme et des Lumières classiques. Au lieu de cela, un retour aux institutions traditionnelles telles que la monarchie, la société de classes, les castes et les systèmes fermés favoriserait considérablement le progrès technologique.   »

Un Etat encore plus profond et les « Lumières sombres » - Arktos

[10] https://x.com/AGDugin/status/1884005571851903294

[11] Les racines anciennes de la scission entre la droite technologique et la droite technologique et entre MAGA et la droite technologique : Une alliance durable ?

[12] Voir également la citation suivante de Douguine: « Alors que la droite technologique reste une minorité au sein du populisme trumpien lato sensu, elle représente la voix de ce que nous avons appelé de manière conditionnelle « l'État encore plus profond ». Essentiellement, cette idéologie donne la priorité à la technologie pure et à l'accélération de la transition globale de l'humanité vers un nouveau niveau - vers l'AGI, l'IA puissante et la singularité. Récemment, Elon Musk a écrit sur son compte X: « Nous sommes à l'horizon des événements de la singularité ». Aux yeux des technocrates, l'obstacle à cette transition est l'idéologie libérale (à leurs yeux, idiote), qu'ils sont en train de démanteler avec succès aux États-Unis, parallèlement à l'État profond dans lequel elle s'était enracinée.

Si cette interprétation est correcte, beaucoup de choses deviennent plus claires. Tout d'abord, nous comprenons précisément quelle force, et à quelles fins profondes, a permis à Trump de gagner (les élections américaines de 2020 et la politique européenne actuelle sont des exemples de la manière dont les élections peuvent être empêchées). Ensuite, elle explique pourquoi la résistance de l'État profond a été relativement facile à surmonter : un segment de celui-ci (le secteur de la haute technologie et certaines factions au sein des communautés de la sécurité et de l'intelligence) avait déjà été réformé idéologiquement selon les principes des « Dark Enlightenment » (Lumières sombres). Enfin, cela explique pourquoi Trump agit de manière si décisive : il ne s'agit pas simplement d'une question de tempérament, mais d'un plan global visant à accélérer la progression du temps lui-même. Cela transcende le simple populisme ; c'est de la philosophie, de la stratégie et même de la métaphysique. »

[13] Le Trumpo-futurisme : la théorie de la liberté obscure - Alexandre Douguine

[14] Pouvons-nous briser la société sans nous briser nous-mêmes ? | Jonathan Pageau

[15] Un État encore plus profond et les « Lumières sombres » - Arktos

[16] Je fais référence ici à mon article consacré à cette thématique: Donald Trump et l'effondrement des frontières et de l'avenir | Геополитика.RU

Les tarifs de Trump

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Les tarifs de Trump

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2025/04/11/trumps-tariffer/

Les tarifs de Donald Trump ont été présentés dans les médias suédois comme des expédients plus ou moins irrationnels, comme une manœuvre risquée, basée sur un manque de connaissances en économie politique fondamentale. Les tarifs conduiraient à des guerres commerciales, des krachs boursiers et des pertes pour tout le monde, tel est le raisonnement que nous rencontrons souvent. Ce n’est pourtant pas si simple, il y a une rationalité derrière cela, même si le bien-être de l'Europe ne joue pas un grand rôle dans le plan. Il se peut même que la politique américaine se dirige désormais, comme le suggèrent les déclarations concernant le Groenland, vers "une phase d'exploitation et de pillage plus ouverte". On peut voir des similitudes entre les tarifs de Trump et la politique d'Athènes à l'aube de la guerre du Péloponnèse, mais la principale cible des tarifs n'est pas l'Europe.

Les tarifs révèlent les tensions dans la politique américaine, d'une part entre un hegemon et le gardien du système du dollar, d'autre part une nation avec un peuple ("un pays, c'est son peuple, pas sa géographie", pour citer Elon Musk). Le système du dollar présente plusieurs avantages pour les États-Unis, la demande pour la monnaie de réserve mondiale dépasse la demande de biens américains, mais cela entraîne également des risques tels que des déficits commerciaux et une désindustrialisation. Cela a durement frappé la classe ouvrière américaine ; c'est aussi un réel problème pour la sécurité et pour la politique de défense de voir la base industrielle se déplacer à l'étranger (une nation qui ne peut pas fabriquer ses propres drones est un État vassal, pour revenir à Musk). Trump a décrit les déficits commerciaux avec des pays comme la Chine comme le reflet d'un commerce injuste depuis un certain temps, ce qui n'est pas complètement déraisonnable compte tenu des différences dans les politiques salariales, monétaires et environnementales ; les tarifs ne devraient donc pas être trop surprenants.

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Il existe un certain nombre d'interprétations intéressantes de la politique commerciale américaine sous Trump II. Curtis Yarvin (photo), le blogueur auparavant connu sous le nom de Mencius Moldbug, fait désormais référence aux mercantilistes et à Friedrich List dans ses analyses. Il note notamment que "si nous équivalons la 'valeur de la terre et de son peuple' au bien commun, nous voyons rapidement qu'une politique commerciale qui génère des profits (comme celle de la Chine) va probablement mieux corréler avec le bien commun qu'une politique commerciale qui entraîne des pertes".

Les pays avec des excédents commerciaux se portent généralement mieux que ceux qui présentent des déficits. Cela fait que le réflexe de Trump, selon Yarvin, est sain. Mais un réflexe n'est pas suffisant ; "Trump a toujours les bons réflexes. Mais un réflexe n'est pas un plan… il semble intuitivement beaucoup plus difficile de réindustrialiser l'Amérique, un pays vieux et riche, que l'Asie du milieu du siècle, un pays jeune et pauvre". Yarvin identifie ici les difficultés à réindustrialiser un pays et le besoin de planification centrale. Ses textes sur les tarifs sont intéressants et représentent son développement continu en tant que penseur qui raisonne dans un sens européen, en s'éloignant des tendances anglo-saxonnes aux résultats douteux. Il s'oppose également à une économie fondée sur le "travail hélote" mal rémunéré, qu'il s'agisse d'activités à l'intérieur ou à l'extérieur des frontières américaines. En même temps, il est conscient des lacunes de l'administration Trump, "le paradoxe fondamental de la deuxième administration Trump, dans toute sa grandeur et sa régression".

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D'un grand intérêt dans ce contexte est aussi A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System de Stephen Miran (photo). Miran a identifié la tension entre le rôle d'hegemon et celui de nation, il a prévu en novembre dernier que Trump essaierait de remodeler les systèmes commerciaux et financiers internationaux. Il était également conscient de l'aspect de lutte des classes au sein du système dollar, "d'un point de vue commercial, le dollar est perpétuellement surévalué, en grande partie parce que les actifs en dollars fonctionnent comme la monnaie de réserve mondiale. Cette surévaluation a lourdement pesé sur le secteur manufacturier américain tout en bénéficiant à des secteurs financiarisés de l'économie d'une manière qui avantage les Américains riches" (comparez la distinction que formule le professeur Hudson entre capitalisme industriel et capitalisme financier). Le statut du dollar en tant que monnaie de réserve coûte plus à la classe ouvrière américaine que cela ne lui rapporte, mais ce n'est pas nécessairement le cas pour d'autres classes.

Miran a réfléchi sur des tarifs optimaux et leur lien avec la géopolitique. Historiquement, les États-Unis ont eu des droits de douane faibles envers plusieurs pays pour favoriser leurs économies: "par exemple, les États-Unis n'imposent que 2,5 % de tarifs sur les importations automobile de l'UE, tandis que l'Europe impose un droit de 10% sur les importations automobiles américaines. De nombreux pays en développement appliquent des taux beaucoup plus élevés, et le Bangladesh a le taux effectif le plus élevé au monde à 155%. Ces tarifs sont, en grande partie, des héritages d'une époque où les États-Unis voulaient ouvrir généreusement leurs marchés au reste du monde à des conditions avantageuses pour aider à la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale, ou à la création d'alliances pendant la guerre froide". Une telle politique n'est plus abordable pour les États-Unis; l'objectif est donc de redistribuer les coûts et de créer des zones de sécurité qui ont également une dimension économique. Miran a cité le ministre des Finances de Trump, Scott Bessent : "segmenter plus clairement l'économie internationale en zones basées sur des systèmes de sécurité et économiques communs aiderait à… mettre en évidence la persistance des déséquilibres et introduire davantage de points de friction pour y faire face."

Il y a plusieurs aspects à cela. L'un d'eux est le mouvement MAGA, qui consiste à favoriser les électeurs américains aux dépens des non-Américains. Miran a écrit à ce sujet que "l'équipe Trump considérera les tarifs comme un moyen efficace d'augmenter les impôts sur les étrangers pour financer le maintien de faibles taux d'imposition pour les Américains". Les tarifs peuvent bénéficier au bien-être américain; "l'augmentation des tarifs globaux effectifs à partir de niveaux actuellement bas, proches de 2%, augmentera en fait le bien-être agrégé aux États-Unis. Une fois que les tarifs commencent à dépasser 20% (sur une base large et effective), ils deviennent réduits en termes de bien-être". L'économie politique est en même temps une économie géopolitique, l'objectif est de faire payer les autres pays pour la zone de sécurité américaine. Notamment en réduisant la valeur du dollar et en réindustrialisant les États-Unis. Les méthodes sont la carotte et le bâton, des menaces de tarifs et des promesses de protection. Intéressant dans ce contexte est que même si l'UE réagit négativement à cette déclaration, les États-Unis pourraient en bénéficier. Miran a mentionné que l'UE, dans un tel scénario, serait contrainte d'élargir sa propre défense, "allégeant le fardeau de sécurité mondial des États-Unis et menaçant moins l'extension de nos capacités, cela atteindrait plusieurs objectifs. L'Europe prenant un plus grand rôle dans sa propre défense permet aux États-Unis de se concentrer davantage sur la Chine, qui représente une menace économique et de sécurité nationale beaucoup plus grande pour l'Amérique que la Russie, tout en générant des revenus". Beaucoup d'indices montrent que la Chine est la principale cible des tarifs, tant sur le plan économique que géopolitique.

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En passant, il convient de noter que les tarifs pourraient réduire le déficit américain, à la fois en augmentant les revenus de l'État et en rendant les prêts moins chers en raison de l'inquiétude des marchés. Mais il semble s'agir principalement de géopolitique et d'une tentative de remodeler le système international à l'avantage américain. Michael Hudson (photo) l'a résumé en disant "le reste du monde devrait être transformé en une économie tributaire des États-Unis, en bloquant toute alternative au dollar tout en leur faisant perdre de l'argent sur chaque action, obligation ou titre du Trésor qu'ils achètent". Ce n'est pas nécessairement une révolution qui sert les intérêts de l'Europe, et Miran était conscient des risques significatifs, mais il y a une rationalité derrière tout cela et selon Miran de réelles possibilités de succès. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'un président américain réforme les systèmes économiques internationaux sans que le monde ne se soulève de manière significative, comparez Nixon et Bretton Woods en 1971.

En même temps, il est encore difficile de savoir où tout cela mènera. La politique de Trump se caractérise par des déclarations spectaculaires, des renégociations et des "deals", et les tarifs n'ont pas fait exception. Si l'on devait chercher des signes de "5D chess", il est probable que la cible soit la Chine, probablement aussi l'Iran. En revanche, il reste à voir dans quelle mesure l'économie américaine peut être revitalisée ; Hudson l'a décrite comme une "décadence désindustrialisée" et a déclaré que "là où vous devez revenir en arrière, c'est toute la transition des États-Unis vers une économie post-industrielle, financiarisée, à la recherche de rentes. Mais les rentiers ont cannibalisé l'industrie, et il n'y a pas de parti politique qui soutient une alternative". Il est possible qu'Hudson surestime la dépendance de Trump aux intérêts financiers et sous-estime son aspect populiste, mais il est également possible que les dernières déclarations soient une tentative de compromis impossible entre les intérêts du peuple ordinaire et de l'élite financière. Cela reste à voir.

Lectures complémentaires: 

Curtis Yarvin – Implementing market-balanced trade
Curtis Yarvin – The problem with Trumpian mercantilism
Stephen Miran – A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System
Michael Hudson – Trump’s Trade Policies: A Fast Track to Economic Ruin

Sur la géopolitique de l'Iran

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Sur la géopolitique de l'Iran

Jan Procházka

Source: https://deliandiver.org/referat-o-geopolitice-iranu/

Une introduction au pays que Donald Trump s'apprête, paraît-il, à bombarder, et aux conséquences que cela peut entraîner, s'il ne s'agit pas seulement d'une menace proférée par un homme puissant.

L'Iran (en persan, Eran Shahr « Royaume des Aryens »), historiquement la Perse, a une population de près de 90 millions d'habitants et une superficie de 1,6 million de kilomètres carrés, soit l'équivalent de quatre fois et demi le territoire allemand. L'Iran dispose d'excellentes frontières naturelles, d'une situation stratégique, d'une confiance en soi nationale bien distincte et d'une tradition profonde confortant son statut d'État propre. Son orientation géopolitique, sa situation, la structure et la répartition favorables de sa population (continentale), son orientation vers l'industrie et son isolement forcé dans le commerce international font de l'Iran l'une des dernières puissances terrestres (par opposition à une puissance océanique). Les spécificités du système bancaire iranien peuvent également être mentionnées dans ce contexte: la loi sur les banques interdit l'usure et la spéculation boursière. L'Iran a une balance du commerce extérieur positive, une balance des paiements active et une faible dette extérieure (peut-être en raison des sanctions).

L'Iran se situe dans la partie méridionale de l'Eurasie, entre les macro-régions du Moyen-Orient et le sous-continent indien, entouré par les chaînes de montagnes limitrophes, la mer Caspienne et l'océan Indien. La Perse historique (l'Iran, l'Afghanistan, le Tadjikistan et peut-être le Turkménistan et l'Ouzbékistan actuels) peut être désignée par le terme colonial britannique de « Moyen-Orient ».

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Frontières naturelles

Les monts Zagros constituent les frontières naturelles entre le Mashriq (Orient arabe) et le noyau historique de la Perse. Un mur de forêts de chênes de quatre kilomètres de haut a toujours protégé la Perse de l'ouest, et peu d'armées ont réussi à le franchir, à l'instar des Araméens, d'Alexandre de Macédoine et enfin des Omeyyades, qui ont envahi la Perse au milieu du 7ème siècle et y ont établi l'islam. C'est à cette chaîne de montagnes que l'Iran doit son statut d'État moderne. Lorsque l'armée irakienne a envahi l'Iran en 1980 avec le soutien des Américains et des Soviétiques, les Irakiens n'ont pas réussi à traverser les marais de Mésopotamie et la chaîne de montagnes du Zagros. Dans les contreforts des monts Zagros, il existe des failles géologiques et des dépressions avec des sables marécageux non solidifiés (appelés gilgai) qui sont difficiles à traverser, ce qui rend le passage des convois blindés extrêmement difficile.

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La capitale, Téhéran, est une cité colossale de type asiatique qui compte 9 millions d'habitants et représente la moitié de l'industrie iranienne. Au nord de l'Iran, la capitale est protégée par les hauts plateaux arméniens, qui sont bordés par les monts Alborz. Le point principal des monts Alborz est le volcan de Damavand, qui culmine à 5609 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le pays est séparé de l'ancienne Russie tsariste, de l'Union soviétique et de l'actuel Turkménistan par le mur de 600 km de long constitué par les monts Köpetdag (environ 3000 m d'altitude), avec des pentes non solides, un relief karstique et de fréquents tremblements de terre. Le Köpetdag forme également une sorte de rempart qui protège le pays en son septentrion et, là encore, peu de conquérants ont réussi à le franchir au cours de l'histoire. En fait, seuls les Parthes, les Turcs seldjoukides au 11ème siècle et, plus récemment, les Mongols au 13ème siècle ont réussi à le franchir.

L'Iran lui-même est très montagneux. Des chaînes de montagnes occupent également le centre du pays (un plateau dont les plus hauts sommets culminent à près de 4500 mètres au-dessus du niveau de la mer), et entre les crêtes montagneuses se trouvent des bassins salins avec des structures de diapir (dômes de sel) auxquels sont liés des gisements de pétrole et de gaz (l'Iran possède les troisièmes ou quatrièmes réserves mondiales de pétrole après le Venezuela, le Canada et l'Arabie saoudite, et les deuxièmes réserves mondiales de gaz naturel après la Russie, d'après les estimations de Gazprom). Les déserts de sel et de sable sont inhabitables et représentent environ un tiers du pays.

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En cas d'attaque terrestre américaine contre l'Iran, la géographie favorise les options défensives. Avec ses chaînes de montagnes intérieures, les villes devraient être très bien protégées si l'Iran se dote de moyens de défense aérienne suffisants. La défense aérienne est donc un élément de défense absolument essentiel pour l'Iran, et ce seul fait plaide en faveur d'une coopération avec la Russie (les Israéliens et les Américains le savent, bien sûr, et c'est pourquoi ils menacent de bombarder l'Iran alors que la Russie est occupée en Ukraine et doit se servir de tous ses systèmes S300 et S400). L'Iran dispose également d'un réseau de transport peu dense. De nombreux couloirs de transport reliant les grandes villes sont entourés de désert et longent des chaînes de montagnes, ce qui donne un avantage aux défenseurs, et le déplacement des convois américains sur un tel terrain, combiné aux tempêtes de poussière et aux blizzards, peut se transformer en un cauchemar similaire à celui de l'Afghanistan.

Dans le nord de l'Iran, le climat est tout aussi rude, avec des oasis au milieu de la steppe eurasienne, qui étaient autrefois habitées par des nomades. Le climat y est continental et la présence d'une grande étendue de mer, celle de la Caspienne, provoque régulièrement des blizzards semblables à ceux de l'État du Michigan. En 1972, un blizzard a provoqué une chute de neige haute de 10 mètres en une semaine et a fait 4000 victimes.

La tradition d'État

C'est peut-être en raison des frontières naturelles mentionnées ci-dessus qu'une remarquable et très profonde tradition d'État s'est développée ici. Même dans les périodes les plus difficiles, l'État iranien a eu tendance à réapparaître et à persister. Après tout, c'est ici, sur les rivières Karun et Kerch, que le plus ancien empire de l'humanité que nous connaissons - l'empire d'Élam avec sa capitale Suse - a été fondé au 7ème millénaire avant Jésus-Christ. Il s'agit d'une région de la Perse historique, limitrophe de la Mésopotamie.

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À partir du 4ème millénaire, des tribus aryennes pénètrent en Élam. Malgré l'invasion des Araméens (Syriens) au 8ème siècle avant J.-C., l'identité aryenne, y compris les langues dites aryennes, a été préservée jusqu'à aujourd'hui. Les Iraniens ne sont en aucun cas des Arabes et ne parlent pas couramment l'arabe. Les Iraniens des montagnes et des campagnes sont plus clairs de complexion et parlent des langues indo-européennes, tandis que les groupes ethniques persans rappellent davantage les Balkans que les régions peuplées de Turcs ou d'Arabes, et certains ont même les cheveux clairs et les yeux bleus.

Les Achéménides, les Parthes et les Sassanides se succèdent jusqu'au 7ème siècle, lorsque la Perse est conquise par les Omeyyades (Arabes), une dynastie sunnite de califes originaires de Damas. Cette dynastie a été renversée par une révolte chiite de masse qui a amené au pouvoir la dynastie sunnite des Abbas de Bagdad, à partir de laquelle cette dynastie a régné sur la Perse.

Les Turcs (Seldjoukides) ont envahi la Mésopotamie au 11ème siècle, suivis par les Mongols au 12ème siècle. Le petit-fils de Gengis Khan, Hülegü, a conquis Bagdad en 1258, dont le sort fut bien pire que celui de Riazan et de Kiev à peu près à la même époque. Les Mongols ont massacré les 100.000 habitants de Bagdad et ont empilé leurs crânes en monceaux après leur victoire. C'est ainsi que se sont achevés l'apogée et l'âge d'or de l'empire arabe. Dans ce contexte, il convient de rappeler que les Mongols n'étaient pas des primitifs, qu'ils étaient parfaitement organisés, qu'ils disposaient de connaissances géographiques détaillées et d'une excellente logistique et que les sapeurs chinois construisirent diverses machines de siège et produisirent de la poudre à canon pour les Mongols (l'historien Lev Gumilev a écrit sur la manière dont cet « élément des steppes » a été constitutif et formateur de culture dans l'histoire de la Russie, par exemple). En Mésopotamie, les Mongols se sont convertis au chiisme et y ont établi un empire, l'Ilkhanat (le premier shah chiite de la branche ithnā casharīya fut Ismāʿīl en 1501, fondateur de la dynastie Safī). Les diverses minorités chiites disséminées au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Liban, à Bahreïn et en Irak (mais aussi en Inde et en Afghanistan), qui fonctionnent comme des bras armés de l'Iran, datent également de cette période. En Iran même, on se demande dans quelle mesure les Alaouites de Turquie (environ 20% de la population) et de Syrie (environ 10% de la population) - de religion chiite différente de celle de l'Iran - peuvent aussi être des alliés naturels ; il en va de même pour les Zaïdites du Yémen.

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Au début du 18ème siècle, régnait le dernier des grands Shahs de Perse, Nadir - le « Bonaparte de l'Asie ». Nadir Shah conquiert l'Irak, envahit l'Inde et met à sac Delhi. La Perse, comme la Chine, s'est alors repliée sur elle-même et a stagné, tandis que l'Occident acquérait une énorme supériorité technologique. Les Lumières n'ont pas pris racine en Perse ou en Chine (contrairement, par exemple, à l'Empire ottoman). La Perse a continué à se rétrécir tout au long de l'histoire, avec des dynasties de moins en moins importantes qui se succédaient, les Perses embrassant l'isolationnisme (en cela, ils ressemblaient à la Russie tsariste et aux Chinois) jusqu'à ce qu'en 1941, la Perse devienne un État colonial fantoche.

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Depuis Nadir Shah, l'Iran est sur la défensive et n'a attaqué directement aucun de ses voisins pendant ces 200 dernières années. Au cours des dernières décennies, l'Iran a été en mesure de construire habilement des réseaux d'influence au Moyen-Orient, en approvisionnant les combattants libanais du Hezbollah qui bombardent Israël, les chiites irakiens, l'Armée dite du Mahdi, qui ont déclenché trois soulèvements anti-américains sanglants en Mésopotamie, et en exploitant diplomatiquement la minorité chiite en Afghanistan (les Hazaras persophones de souche mongole) et au Bahreïn. L'Iran est détesté par les Israéliens et les salafistes (en particulier l'Arabie saoudite) qui le considèrent comme un concurrent géopolitique au Moyen-Orient dans une version sunnite-chiite de la guerre de Trente Ans. Les salafistes ne considèrent pas les chiites comme des musulmans, mais comme des diables et des apostats.

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La position stratégique de l'Iran

Depuis 1941, l'Iran est un État fantoche contrôlé par les Britanniques et les Américains. Muhammad Reza Shah Pahlavi Aryamehr (= Roi des Pahlavi, « Lumière des Aryens ») de l'ethnie Mazani est placé à la tête du pays. Le Shah maintient l'unité du pays (en réprimant les séparatistes kurdes et turcs), mais la sécularisation forcée provoque le mécontentement populaire. En 1953, le premier ministre du Shah, Muhammad Mossadek, s'empare des champs pétroliers iraniens au détriment des Américains et des Britanniques. La même année, Mossadek est renversé par un coup d'État militaire fomenté par la CIA (l'opération Ajax) et emprisonné à vie, placé en résidence surveillée sur l'intercession du Shah (les Américains eux-mêmes avaient proposé la peine de mort). Les Américains ont rétabli une monarchie fantoche avec le Shah Pahlavi à sa tête.

L'importance de l'Iran réside dans le fait que la Russie, qu'elle soit tsariste ou soviétique, pourrait obtenir, grâce à l'Iran, outre des réserves d'hydrocarbures, un libre accès à l'océan Indien et, ainsi, son premier port en eaux chaudes. L'Iran possède quelque 500 km de côtes sur la mer d'Oman, d'où il peut accéder librement à l'océan Indien, y compris à l'important port de Chahbahar, à la frontière avec le Pakistan. La stratégie anglo-saxonne consistant à empêcher la Russie en Asie d'accéder à l'océan libre et non gelé s'appelait le Grand Jeu dans l'Empire britannique du 19ème siècle; au 20ème siècle, la même activité était appelée stratégie d'endiguement du communisme par les Américains (plus récemment, ce blocus naval de l'Asie a été appelé la guerre contre la terreur, et s'appelle maintenant Make America great again).

Les Occidentaux se sont aussi pratiquement limités à contrôler la bande côtière lorsque l'Iran a été soumis, et ont soutenu le Shah pour maintenir l'unité du pays - par crainte que les provinces séparatistes du Kurdistan et de l'Azerbaïdjan du Sud ne soient absorbées par l'Union soviétique, laquelle se rapprocherait ainsi dangereusement du golfe Persique.

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En 1978, un événement totalement inattendu s'est produit. Des étudiants radicaux ont fait revenir d'exil le clerc populaire, poète et mystique, l'ayatollah Khomeini. Le Shah est renversé en 1979 lors du soulèvement chiite et les Américains sont contraints d'évacuer leurs bases (une soixantaine de diplomates américains sont retenus en otage en Iran jusqu'en 1981). Les champs pétroliers sont nationalisés et l'Iran se retrouve soumis à un blocus naval et à de lourdes sanctions économiques qui perdurent encore aujourd'hui. La Perse a également été rebaptisée « Iran » et le nom ethnique « Perse », qui ne désignait qu'une seule nationalité, a été remplacé par un nom plus général qui n'entraînerait pas de frictions ethniques. La révolution islamique chiite n'est-elle pas précisément la « troisième voie » tant recherchée par Cuba, l'Égypte et l'Inde (ou peut-être aussi par les droites française et italienne des années 1960 et 1970), et qui n'a finalement été réalisée que par l'Iran et la Chine ?

En 1980, en représailles à l'humiliation subie et à la nationalisation des champs pétroliers, les Américains ont armé l'Irak et donné à Saddam Hussein un « chèque en blanc » pour attaquer l'Iran en représailles au démantèlement du parti communiste par l'Union soviétique. La guerre immensément sanglante, avec ses tranchées, ses gaz de combat et ses enfants soldats, a duré 8 ans. Au prix d'un million de morts, l'Iran a défendu son indépendance.

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La République islamique d'Iran est une théocratie de fait, malgré le mot « république » dans son nom officiel. Le pays est dirigé par un chef spirituel chiite élu par le « Conseil des experts » selon un processus qui rappelle l'élection du pape (dans l'islam chiite, chaque croyant choisit son propre chef spirituel; cette « succession apostolique » de lignées d'initiés est absolument cruciale dans la théologie chiite). Le chef spirituel actuel est l'ayatollah Sayyid Ali Khamenei, un homme doux, calme, pieux et humble qui a été élu chef spirituel par le Conseil des experts en 1989 contre sa volonté. Il était un « simple » ayatollah (il y en a environ 200 en Iran), et non un « grand ayatollah » comme son prédécesseur Mousavi Khomeini; l'Iran compte une quinzaine de "grands ayatollahs". Je recommande au lecteur d'écouter les discours de Khamenei ; Khamenei n'est pas un révolutionnaire charismatique du type Che Guevara comme Khomeini, il rappelle davantage les papes post-civils ou ces pasteurs conservateurs secs qui disent toujours ce que l'on attend d'eux. Après tout, il a presque 90 ans et n'a jamais voulu être un chef spirituel. Il existe également une opposition pro-occidentale en Iran, visibilisée en Amérique, en France et en Grande-Bretagne, mais elle n'est pas très importante numériquement et rappelle davantage les maniaques de la Tchécoslovaquie de Husak (on dit qu'ils sont recrutés parmi les chrétiens arméniens et géorgiens ou les membres de la secte bahá'íe, qui est interdite). C'est la corde que jouent les Israéliens, qui appellent sans cesse la population perse à « renverser les tyrans ». Si l'on en croit Henry Kissinger, cette opposition interne a été écrasée après les manifestations de 2009, et si l'on en croit le professeur Komarek, les institutions comme la police secrète ou l'armée en Iran attirent de véritables élites sociales, et non des opportunistes.

Population

Au-delà des frontières naturelles, la culture et la religion rassemblent tous les groupes ethniques de l'Iran. Les peuples chiites formant l'État sont les Perses, les Turcs de la tribu des Azéris, les Lurs iraniens habitant le Zagros et les Mazanis habitant l'Alborz. Le fondateur de la dynastie Safi, Ismail, l'actuel chef spirituel de l'Iran, l'ayatollah Khamenei, et l'ancien président Ahmadinejad sont des Turcs chiites (Azeris) et non des Perses. Les minorités sunnites - et donc potentiellement problématiques - sont les Baloutches, les Kurdes, les Tadjiks, les Arabes et les Turkmènes. L'Iran compte également un quart de million de mazdéistes. Les membres de ces minorités ne peuvent pas postuler à des postes de haut niveau dans la fonction publique, la police ou l'armée.

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La religion d'État en Iran est l'islam chiite, Isna Aashariyya, un islam apocalyptique qui attend la venue de l'imam caché, le Mahdi. Les Iraniens ont une culture qui leur est propre. Comme partout ailleurs en Orient (par exemple en Turquie ou en Chine), ils possèdent un système complexe de diplomatie et d'étiquette, appelé tarof. Ceux qui ne connaissent pas cette étiquette ont souvent l'impression quelque peu illusoire que les Iraniens sont merveilleusement gentils, aimables et hospitaliers ; les touristes mal informés, en particulier, brutalisent involontairement les habitants qui les invitent à déjeuner et leur achètent des billets de train, sans aucun consentement (en fait, l'absence d'étiquette complexe fait le jeu des barbares - des peuples jeunes, prédateurs, plébéiens et technocrates comme les Américains et les Australiens, qui se contentent d'asséner des vérités objectives à leurs interlocuteurs lors des négociations, ce qui leur permet de prendre des décisions efficaces (la diplomatie perse, en revanche, est redoutable et les Iraniens sont d'excellents négociateurs - après tout, ils ont réussi à construire un réseau d'influence au Moyen-Orient et un corridor terrestre vers le Liban au cours des 20 dernières années sans que personne ne s'en aperçoive.

La société persane est conservatrice, par exemple, elle fait encore la différence entre les sexes comme il y a 100 ans dans notre pays (différencier se dit discriminare en latin, si les féministes veulent le traduire ainsi, que cela soit), il y a donc des écoles masculines et féminines avec des directeurs et des directrices où les garçons et les filles vont séparément. Des coutumes similaires existent sur le lieu de travail - il y a des usines masculines et féminines. Personnellement, je ne verrais pas en cela une raison pertinente de bombarder une civilisation ancienne.

Les dirigeants iraniens savent que les Américains voudront revenir ; Henry Kissinger l'a d'ailleurs clairement indiqué. Les armes nucléaires et des vecteurs hypersoniques sont les seuls moyens d'atteindre la parité. Entre 2010 et 2012, les Israéliens ont assassiné cinq physiciens nucléaires iraniens, et un autre assassinat a été perpétré en 2020. Les assassinats israéliens découlent de la crainte que l'Iran, s'il se dote d'une arme nucléaire, ne tienne Israël en échec en menaçant d'armer ses affiliés chiites en Irak et au Liban. En tant que « plus grande base militaire de l'Amérique », Israël serait le premier touché en cas de conflit avec les États-Unis.

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En janvier 2020, le président Donald Trump a fait assassiner le plus haut général iranien, Qassim Suleimani, commandant du Corps des gardiens de la révolution islamique (c'est-à-dire les forces armées iraniennes), lors d'une visite d'État en Irak. Peu après, une série d'autres assassinats ont eu lieu et Israël a bombardé les ambassades iraniennes en Syrie et au Liban. En juillet 2024, les Israéliens ont assassiné un dirigeant modéré du Hamas, Ismail Haniyeh, à l'aide d'un missile guidé lors d'une visite d'État en Iran. Toutes ces actions sont profondément offensantes, scandaleuses et douloureuses pour l'Iran, mais sa réponse est trop limitée.

Le secteur primaire

L'économie iranienne est soumise à de lourdes sanctions depuis 1978, et le pays a également été épuisé par le long conflit avec l'Irak. Bien qu'il dispose de certaines des plus grandes réserves pétrolières du monde, il n'a pas d'autre débouché que l'exportation de pétrole brut et de produits de raffinage peu complexes vers la Chine, à un prix inférieur à celui du marché. Dans le même temps, il a été soumis à un blocus naval et n'a pratiquement pas participé au commerce international; les denrées alimentaires ont été exemptées de sanctions depuis le début et les médicaments depuis 2000; les sanctions commerciales ont été brièvement assouplies après 2000 et l'Iran a eu accès à des composants occidentaux et à des licences dans le secteur de l'ingénierie. L'Iran ne dispose pas d'un grand secteur agricole en raison de ses conditions naturelles et dépend des importations de blé et d'aliments de base (il n'exporte que des produits agricoles insignifiants - raisins secs, dattes, miel, melons, pêches, caviar et safran). L'Iran n'a jamais fait l'objet d'une prospection géologique détaillée, mais il possède probablement de grandes richesses minérales. En 2023, l'Iran a annoncé la découverte du troisième plus grand gisement de lithium au monde.

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Axe Moscou-Téhéran

La crise ukrainienne, qui a coupé la Russie de l'Europe, a donné à l'axe nord-sud, soit l'axe Moscou-Téhéran, une importance sans précédent (qui l'aurait imaginé il y a cent ans !). L'Iran a construit le port de Shahid Rajaee à Ormuz, qui permettra à la Russie d'accéder à l'océan Indien. En Iran, les Russes construisent un corridor ferroviaire entre Ormuz et le port de Rasht, sur la mer Caspienne. De là, ce corridor passera par Astara et l'Azerbaïdjan pour rejoindre la Russie. L'Azerbaïdjan, allié clé d'Israël en Asie centrale, est une plaie pour la Russie et l'Iran, mais il peut être contourné par la mer Caspienne sans problème pour le moment.

En 2024, l'Iran a rejoint les BRICS et a signé un accord de partenariat stratégique avec la Russie la veille de l'investiture de Trump. Pourtant, les Iraniens n'ont jamais eu jadis de bonnes relations avec les Russes ; ils considèrent à juste titre les Russes comme une variété légèrement différente d'Occidentaux, et leur coopération découle davantage d'une nécessité mutuelle que de sympathies plus profondes. Si les États-Unis sont le « grand shaytan », l'Union soviétique était le « petit shaytan ». Les Iraniens ont également à l'esprit deux guerres perdues contre l'Empire russe au 19ème siècle - sans l'invasion de la Russie par Napoléon Bonaparte en septembre 1812, les Cosaques auraient pu tremper leurs bottes dans l'océan Indien.

Enfin, même au Moyen-Orient, les Russes et les Iraniens ont toujours eu des intérêts légèrement différents. Alors que les Russes ont soutenu les régimes baasistes de Syrie et d'Irak afin d'affaiblir la domination anglo-saxonne, l'ayatollah Khomeini a qualifié les États du Moyen-Orient de fausses créations, façonnées par des tyrans coloniaux et destinées à briser l'unité de l'oumma des fidèles en créant des nations artificielles (c'est pourquoi, par exemple, les ayatollahs ont accueilli favorablement le printemps arabe, mais pas les Russes).

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L'Iran construit des oléoducs stratégiques à travers le Pakistan vers l'Inde, ce qui lui permettra de contourner les sanctions antirusses et le blocus naval américain dans le cadre des BRICS et d'exporter ses propres hydrocarbures, ceux du Turkménistan et de la Russie vers le sous-continent indien. C'est également la raison pour laquelle les États-Unis soutiennent les séparatistes et les terroristes wahhabites dans le Baloutchistan iranien, où l'Iran et le Pakistan partagent une frontière commune. Plutôt que de risquer des opérations terrestres en Iran, qui, compte tenu du patriotisme de sa population et des conditions naturelles, ressembleraient à deux ou trois Afghanistans réunis, ils tentent de faire du Baloutchistan une "Ukraine des Iraniens", ce qui bloquerait également le corridor vers le Pakistan, qui ne peut être contourné par aucune autre voie. (Cette stratégie est rendue encore plus compliquée par le fait que les Baloutches ne sont pas une nation industrielle développée comme les Ukrainiens, mais une nation de pasteurs vivant dans les déserts).

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Une autre option que les Américains envisagent probablement est de bombarder l'Iran à titre préventif - détruire les infrastructures, les ponts, les nœuds ferroviaires, les gazoducs, l'industrie, les centrales électriques et les ports, en espérant que le chaos sera exploité par l'opposition pour un coup d'État ou par les séparatistes des minorités ethniques auxquels les Américains pourraient fournir des armes au moment opportun (le Shah et l'Ayatollah Khomeini ont eu des problèmes avec les séparatistes au Khuzestan, au Baloutchistan, au Kurdistan et ailleurs, mais ils ont réussi à maintenir l'unité du pays).

Ou les Américains auront la même approche qu'ils ont eue précédemment en Yougoslavie, en Libye, en Syrie et en Irak - mais ces pays ne disposaient pas de telles capacités de défense, étaient beaucoup plus fragmentés sur le plan ethnique et, contrairement à l'Iran, n'avaient pas de tradition étatique propre; il s'agissait en fait d'États créés de toutes pièces, tracés sur la carte par les Britanniques et les Français au début du 20ème siècle.

Les accords de coopération avec la Russie peuvent-ils dissuader suffisamment les Américains et les Israéliens? Difficile à dire. Après tout, l'influent géographe israélien Robert Kaplan indique clairement que l'Iran idéal, après la chute du régime chiite, sera « amorphe », morcelé en "-stans" particularistes. Ensuite, comme le dit Henry Kissinger, les Américains reviendront et joueront à nouveau leur « rôle d'équilibriste », c'est-à-dire qu'ils opposeront et balkaniseront les différents "-stans", attisant les inimitiés des uns contre les autres, à la manière de ce qui fut réalisé en Yougoslavie.

En effet, c'est l'infrastructure énergétique qui constitue le maillon faible de la défense de l'Iran. L'ensemble du pays dépend de sa propre structure gazière et de ses centrales électriques au gaz. Une détérioration du réseau de gazoducs pourrait priver de grandes parties du pays de chauffage et d'électricité, et donc d'industrie.

L'industrie

L'enseignement technique n'a pas de longue tradition en Iran. Le formidable essor de la science arabe a été violemment interrompu par l'invasion mongole, et les Persans ont toujours été plutôt des lettrés, des diplomates, des juristes, des mystiques et des poètes; le persan était la lingua franca du Moyen-Orient, la langue de cour chez les moghols et les ottomans. Bien entendu, même cette situation est en train de changer, il est difficile de créer une industrie à partir de rien dans un pays sans aucune tradition technique (il est facile de se moquer des Iraniens ; d'un autre côté, l'existence d'une quelconque industrie dans ce pays relève du miracle). Mais au rythme actuel de la désindustrialisation en Europe, nous pourrions les envier dans cinquante ans...). L'Iran produit également des pétroliers et des trains (sous licence française), des sous-marins diesel-électriques, des raffineries, des machines agricoles et de construction, des répliques d'équipements militaires soviétiques, nord-coréens et américains, des plates-formes de forage et des ogives, des turbines à gaz, des centrales électriques, des chaudières, des climatiseurs, des tôles d'aluminium et des lingots d'acier. À partir de 2022, l'Iran s'est mis à produire des drones militaires bon marché et de haute qualité, les Shahid.

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L'Iran exporte des drones suicides équipés de moteurs à réaction vers la Russie, où est également produit le modèle Geran sous licence. L'Iran dispose également de son propre système de navigation par satellite (ses satellites ont été mis en orbite par les Russes). En réponse aux assassinats et aux attentats terroristes israélo-américains, l'Iran a lancé cette année quelque 200 missiles sur des aérodromes militaires israéliens qui, à la grande horreur des Occidentaux, ont volé sans problème sur des distances de 1500 km à travers l'espace aérien de l'Irak et de la Jordanie, pénétrant largement dans le système "Dôme de fer" (on pense que le lanceur balistique manœuvrant et volant à basse altitude, d'une portée prévue de 7000 à 10.000 km, a été construit par l'Iran avec l'aide de la Russie ou de la République populaire démocratique de Corée). Si l'Iran accumule un stock important de missiles et met au point une bombe nucléaire, les Occidentaux devront vraiment commencer à traiter avec lui par d'autres moyens que les menaces, les sanctions, les assassinats et le terrorisme.

Conclusion

L'Iran est le représentant par excellence d'une puissance continentale eurasienne et un acteur régional important. La malédiction du Moyen-Orient est que l'Islam vit une sorte de version orientale des guerres de la Réforme et de la Guerre de Trente Ans - Wahhabites contre Chiites. Cette rivalité régionale est habilement exploitée par les Israéliens et les Américains.

Malgré cela, l'Iran dispose d'un atout géopolitique. En cas de conflit avec les atlantistes, il peut bloquer environ 20% du commerce mondial de pétrole et de GNL en fermant le détroit d'Ormuz, mettant ainsi les Américains sous pression internationale (l'Iran est également membre du cartel de l'OPEP, même s'il en est plutôt un membre récalcitrant). Et s'il parvient à armer les « hashashin » au Yémen, le risque de bloquer le Bab al Mandab - et donc le canal de Suez - est important.

Donald Trump osera-t-il provoquer un conflit dont les conséquences seront palpables dans toute l'Eurasie ? Personne ne le sait à part lui-même, bien sûr, mais on peut supposer qu'il osera. Après tout, les Américains n'ont pas besoin de Suez, et avec l'avènement de la fracturation du gaz de schiste en Oklahoma, ils n'ont pas tellement besoin du Golfe. L'idée d'une fermeture d'Ormuz pendant des mois, avec des pétroliers qui s'entassent dans le Golfe alors que les prix du pétrole montent en flèche, peut horrifier les pays industrialisés; d'un autre côté, ce ne serait certainement pas aussi radical que la première crise pétrolière et la fermeture de Suez après la guerre des Six Jours - il y a beaucoup plus de gisements de pétrole connus aujourd'hui qu'à l'époque.

Jusqu'à présent, les Américains ont réussi à perturber le commerce entre l'Europe et la Russie. En brisant l'Iran, ils pourraient couper la Russie de l'océan Indien, du sous-continent indien et du Moyen-Orient. De plus, si l'Iran riposte en bloquant Ormuz et le Bab al Mandab, il pourrait également couper l'Europe de l'approvisionnement en gaz qatari et du commerce avec la Chine. L'Europe sera alors d'autant plus dépendante de l'achat des excédents américains, s'il y en a. Couler l'Eurasie selon les instructions britanniques du 19ème siècle, est-ce peut-être la recette miracle de Trump pour rendre facilement et rapidement l'Amérique à nouveau "grande" ?

mardi, 22 avril 2025

L'évaporation du christianisme

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L'évaporation du christianisme

par Diego Fusaro

Source : Diego Fusaro & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-evaporazione-del-cristianesimo

Bergoglio nous a quittés hier à l'âge de 88 ans. Cette perte douloureuse nous offre tout de même l'occasion de faire quelques considérations générales sur sa figure et sur la manière dont il a géré l'Église de Rome ces dernières années. La première précision nécessaire concerne le fait que Bergoglio, techniquement, n'a jamais été Pape : comme nous l'avons montré largement dans notre livre "La fin du christianisme", Benoît XVI n'a jamais renoncé au munus petrinum, mais a seulement renoncé au ministerium : expliqué en termes très simples, Ratzinger a renoncé à exercer le rôle de Pape sans jamais renoncer à ce rôle. Avec la conséquence évidente qu'il est resté jusqu'à la fin Pape : pour cette raison, l'élection de Bergoglio en 2013 a été un acte nul plutôt qu'invalide. Comme chacun le sait, il ne peut y avoir qu'un seul Pape, et l'on ne fait pas de nouveau Pape tant que celui en fonction n'est pas mort ou n'a pas renoncé au munus, pas au ministerium. Ainsi, en fin de compte, le siège papal est vacant depuis le 31 décembre 2022.

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En ce qui concerne la manière dont Bergoglio a administré l'Église, nous nous contenterons ici également de résumer ce que nous avons écrit dans notre livre mentionné précédemment, nous pouvons dire qu'il a favorisé de toutes les manières les processus en cours d'évaporation du christianisme, promouvant une néo-église intelligente et liquide, post-chrétienne et ouverte à l'immanence, tout en se fermant intégralement à la transcendance. La religion de Bergoglio a été une religion du néant, sous la forme d'un nihilisme post-chrétien qui a de fait contribué à vider complètement le christianisme, le réduisant à une simple couverture idéologique de la globalisation libérale-progressiste.

Si Ratzinger avait héroïquement résisté à l'évaporation du christianisme, mettant au centre la tradition, la philosophie et la théologie, et pour cela étant continuellement combattu par l'ordre dominant, Bergoglio a agi de manière diamétralement opposée et c'est pour cette raison qu'il a été dès le départ le favori de l'ordre hégémonique : au lieu de résister à l'évaporation du christianisme, il l'a favorisée de toutes les manières. Dans les années soixante-dix, Pasolini notait que le christianisme était à un carrefour fondamental, le cristallisant ainsi : soit le christianisme repartira des origines et de l'opposition à un monde qui ne le veut plus, soit il se suicidera et se dissolvera dans la civilisation de la consommation. Avec Ratzinger, nous avons assisté à la tentative de donner vie à la première hypothèse de Pasolini. Avec Bergoglio, au contraire, nous avons constaté le triomphe de la seconde.

lundi, 21 avril 2025

Actualité judiciaire: deux procès retentissants - Défense interdite !

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Actualité judiciaire: deux procès retentissants

Défense interdite!

par Georges Feltin-Tracol

Deux procès retentissants percutent l’actualité judiciaire de ces dernières semaines : ceux de l’acteur Gérard Depardieu et des assistants parlementaires européens du FN – RN. Si le premier est en attente d’un jugement prévu au 13 mai prochain, le second a rendu son verdict le 31 mars dernier. Certes, les deux affaires ne sont pas comparables. On remarque cependant des convergences.

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Gérard Depardieu est poursuivi pour des agressions sexuelles sur deux femmes lors du tournage du film Les Volets verts de Jean Becker. Le parquet a requis contre lui dix-huit mois de prison avec sursis, vingt mille euros d'amende, l’indemnisation des parties civiles, son inscription au fichier des auteurs d'infractions sexuelles, une obligation de soins psychologiques et deux ans d’inéligibilité, le tout avec exécution provisoire, rendant ainsi les recours non suspensifs. Le parquet utilise de plus en plus souvent les injonctions thérapeutiques psychiatriques. Non seulement maints terroristes sont déclarés détraqués du ciboulot, l’Hexagone étant devenu le pays du droit d’asile psychiatrique, mais cette mesure s’applique aussi aux dissidents et autres contestataires. Quant à la demande d’inéligibilité, elle surprend. Notre « Gégé » national aurait-il l’intention de se présenter à la course élyséenne de 2027 ? Face à des concurrents potentiels tels Cyril Hanouna, Juan Branco et Madame Michu, il animerait une campagne détonnante et atypique. Alors Depardieu chef de la France ? Pas du tout !

La peine d’indignité nationale n’existe plus et la dégradation citoyenne ne s’envisage pas encore; cette peine complémentaire s’apparente à une mesure d’humiliation civique à l’instar de l’inéligibilité immédiate décidée à l’encontre de Marine Le Pen. Le système judiciaire hexagonale fabrique du sous-citoyen, du citoyen de seconde zone (à faible émission?).

On conseillerait à Gérard Depardieu de narguer ses accusateurs en usant de ses autres nationalités. Naturalisé des Émirats arabes unis (singulier pour un producteur de vin) et de la Fédération de la Russie, rien ne l’empêcherait de briguer une fonction politique locale en république de Mordovie. Une condamnation française n’a aucune incidence en Russie, surtout par ces temps troublés…

Pendant les audiences de ces deux procès, les droits de la défense ont été dénigrés. Données le soir même du jugement aux médiacrates du Régime alors que les avocats des condamnées ne les ont reçus que le lendemain matin, les attendus du procès contre le FN – RN dénoncent sans vergogne le choix souverain de la défense d’utiliser tous les moyens inscrits dans la procédure pénale.

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Certes, le tribunal « convient de relever que, dix ans après la dénonciation des faits, toutes les personnes condamnées contestent les faits, ce qui est évidemment leur droit », car il faut toujours revendiquer une quelconque impartialité devant l’opinion publique. Les attendus poursuivent leur charge en estimant que les personnes condamnées « n’ont dès lors exprimé aucune prise de conscience de la violation de la loi qu’elles ont commise ni a fortiori de l’exigence particulière de probité et d’exemplarité qui s’attache aux élus ». Pis, toujours dans ce long et riche texte qu’étudieront des générations d’étudiants en droit, les trois juges critiquent « le système de défense des prévenus [qui] se caractérise par le peu d’intérêt pour la manifestation de la vérité, le refus du débat contradictoire, la tentation constante d’éviter le débat de fond, la négation des évidences, au mépris des faits ». On est bien dans l’Hexagone avec l’emploi de l’inversion accusatoire. Il serait profitable de comparer ces arguments avec ceux des divers procès contre Alfred Dreyfus, par exemple. Les similitudes étonneraient…

Par-delà ce triumvirat, la magistrature désire que les prévenus clament d’entrée leur culpabilité, demandent un hypothétique pardon et éprouvent des regrets sincères sans que les peines soient au final atténuées. Parce que les prévenus du procès des assistants européens revendiquent leur indépendance, ils sont fortement frappés. Parce que Gérard Depardieu ne cède pas, il faut craindre de la sévérité de la sentence à venir. Et si les magistrats ne le font pas, la condamnation sera dès lors médiatique.

Dès le procès terminé le 27 mars dernier, le quotidien – phare de la désinformation à la date du 28 mars 2025, Le Monde, publiait une pétition de deux cents avocats outrés par la défense énergique de Me Jérémie Assous, le défenseur de Gérard Depardieu. De leur côté, les avocats des deux plaignantes avancent la notion de « victimisation secondaire ». Cette expression méconnue et fumeuse concerne les défaillances de la procédure judiciaire et les méthodes en audience de la défense rude et vigoureuse de l’acteur qui auraient provoqué chez elles de nouvelles et grandes souffrances. Dans une tribune de Libération du 7 avril 2025, un certain Christian Salmon, écrivain de son état, estime pour sa part qu’« au-delà du détournement des fonds européens, le FN s’était livré selon les juges à un véritable détournement de procédure, contestant la capacité de la justice à établir la vérité ». On reste pantois devant de pareilles affirmations.

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Oui, l’avocat de Gérard Depardieu n’a pas hésité à bousculer les parties civiles. Ces dernières « considèrent, assure Me Assous (photo), que c’est une agression supplémentaire que de se défendre. [...] Et vous êtes face à des individus qui considèrent qu’en posant une question simple, en mettant une plaignante face à ses contradictions, je participe à l’humiliation. Mais la défense, ça ne consiste pas à dire, comme l’avocat de Ceauscescu, “ Mon client est coupable, il mérite la mort “ ». Cet avocat applique donc une défense de rupture dans le prétoire. Il s’agit d’une méthode pratiquée en son temps par un célèbre ténor du barreau, Jacques Vergès (1925 – 2013).

Interrogé dans le cadre du numéro double 10 – 11 de la revue Krisis d’avril 1992, Jacques Vergès définit la « défense de rupture ». Il évoque d’abord son contraire, « le procès de connivence [qui] est le procès classique. C’est le procès dans lequel juges, accusé, accusateur public sont d’accord sur les principes. Par rapport à ceux-ci, il s’agit donc seulement de discuter du degré de responsabilité de l’accusé, lequel s’y référera lui-même pour présenter sa défense ». Jacques Vergès ajoute qu’« à aucun moment, il n’est question de discuter du bien-fondé des principes que la société invoque ».

On peut penser que la défense aux procès Depardieu et des assistants parlementaires a cherché « à démontrer l’existence d’un conflit fondamental comme seul cadre pertinent d’appréciation des actes commis par ceux que l’on entend juger ». La défense de rupture n’est toutefois possible que si « l’accusé, selon Me Vergès, rejette les principes que partagent l’immense majorité des membres de la société où il se trouve ». Pour le FN – RN, le contentieux avec la bureaucratie politisée du Parlement dit européen porte sur l’interprétation de la fonction d’assistant parlementaire. Quant à Gérard Depardieu, il sert de cible ô combien visible pour une coterie wokiste délirante. Les accusations post-mortem contre l’abbé Pierre et son effacement de sa fondation éponyme sont d’autres signaux flagrants de ce délire médiatico-associatif subventionné.

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Dans ces conditions, la défense de rupture s’impose de droit. Fort de sa longue expérience professionnelle, Jacques Vergès (photo) avait la conviction qu’« un procès, dit-il, contrairement à ce que l’on croit communément, n’est pas une recherche consensuelle de vérité, mais un combat ». Il devient par conséquent évident qu’« un procès de rupture à caractère politique, continue-t-il, éclaire les contradictions profondes de la société. Il sème le doute auprès de ses membres et entrave ainsi son bon fonctionnement. Mais encore faut-il que le moment s’y prête. Si c’est le cas, le procès peut permettre de donner au plus grand nombre une claire conscience de ce qui est impliqué dans le moment qu’ils vivent. La conscience est toujours prête à vaciller, pourvu que les circonstances y soient favorables ». Ce moment serait-il propice pour le RN et Gérard Depardieu? Seul l’avenir le dira.

La présente offensive contre les droits de la défense ne se limite pas à ces deux procès emblématiques. Lors d’une comparution immédiate de militants identitaires, le magistrat les réprimande parce qu’ils ont gardé le silence en garde-à-vue, droit pourtant inscrit dans la loi ! La volonté de susciter une défense à la fois rampante et complice n’est que l’étape la plus récente d’une détestable involution qui rend suspect tout détenteur légal d’arme. Le droit à la légitime défense est souvent bafoué. La jurisprudence des tribunaux confirme qu’une victime ne peut user de la légitime défense qu’une fois décédée… Aujourd’hui en France, défendre sa vie, ses proches et ses biens représente une circonstance aggravante. Buter un cambrioleur prêt à violer votre fille adolescente et à tuer votre épouse est plus répréhensible que les délits du dit-cambrioleur, pauvre victime d’un métier risqué.

Il importe d’avoir à l’esprit ce cirque sinistre. Plutôt que de courber l’échine, de demander pardon et de recevoir la peine la plus sévère, il vaut mieux entrer en rupture et œuvrer pour une tension maximale, quoi qu’il en coûte. 

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 152, mise en ligne le 15 avril 2025 sur Radio Méridien Zéro.

De la difficulté de converser

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De la difficulté de converser

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Lorsque je parcours les Journaux intimes de certains écrivains ou membres d'une certaine mondanité, laquelle s'étale des couches supérieures de la moyenne bourgeoisie à l'aristocratie engrossée par la bourgeoisie d'argent (un pléonasme?) - je ne citerai pas de noms : je possède plusieurs rayons de ma bibliothèque qui entassent ce type d'écrits intimes, dont je raffole, car ils collent à la réalité existentielle, et sont tissés par un style vivant, qui, souvent tressaille encore d'énergie tendue par l'urgence d'un présent, qu'il est plaisant de ressusciter) – je m'aperçois que ce que j'ai eu de la peine à ambitionner, à savoir me couler dans un milieu où le commerce culturel est si habituel que l'on n'y fait même plus attention, comme l'air qu'on respire, itinéraire pavé d'obstacles douloureux, car je venais d'un milieu misérable, à tous points de vue, était pour ainsi dire un privilège de naissance. Il est un monde où l'on baigne, dès les premiers jours, dans la lumière éveilleuse de la belle langue, du vocabulaire riche et précis, de l'esprit et de la curiosité. Tel ne fut pas mon lot.

Grâce à la politique – c'est peut-être là l'un de ses rares mérites, hélas vite étouffé par l'esprit missionnaire, la mécanique catéchistique, et la muflerie militante – il me fut malgré tout donné de flirter avec des êtres intelligents, du moins assez cultivés pour m'ouvrir largement des horizons exaltants.

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On a de la peine, après les temps éradicateurs qui ont réduit le champ de la véritable culture, celle qui s'inspire des grands créateurs de la littérature, de l'art, de la musique, de la science etc. à ce qui subsiste maintenant, ces friselis boueux qui agitent le monde médiatique et suscitent quelques bulles d'exaltation morne dans les cerveaux vidés de la société marchande, à saisir ce qu'était cette ébullition un peu anarchique des années 60-70. Pour un jeune fils de prolo, dont le milieu familial était un désert culturel, et dont pas un membre, dans un cercle très large, n'était allé plus loin que le brevet, accéder à l'univers du livre était une libération – et cette fois-là, ce n'était pas un vain slogan. Je me suis donc plongé, avec gourmandise, dans tous les ouvrages théoriques ou historiques de la doxa trotskiste (et il faut être honnête en lui reconnaissant une haute teneur abstraite et érudite), en même temps que dans toute l’œuvre de Dostoïevski, dans Les Confessions de Saint Augustin, ET de Rousseau, etc., et cela au plus bel âge de la vie, vers 16-17 ans.

Il est nécessaire de bien imaginer, concrètement, ce qui peut se dérouler dans un cerveau qui n'a jamais connu que le vide, et que l'on nourrit tout à coup d'une nourriture dont il avait le pressentiment, et à laquelle il aspirait au plus profond de l'être, sans en avoir conscience. J'étais comme Perceval le sauvage, découvrant, ébloui, l'armure étincelante de chevaliers qu'il prend pour des anges.

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On perd cette avidité en se bourrant de bouquins. Il m'arrive de regretter ce temps où chaque lecture était une aventure, où je mettais ma vie sur la table. C'était comme ce souffle d'air printanier qui défrise la chevelure, dont parle souvent les surréalistes. Du reste, le surréalisme, la poésie, étaient notre pain de ce jour. Nous aimions l'art, les livres émancipés. Nous étions peut-être un peu partiaux, en rejetant de larges pans de la culture classique, que j'ai appris à découvrir. Mais peut-être faut-il passer par la subversion, pour comprendre le « conformisme » (qui, de là, n'est plus si « conformiste », puisqu'on est alors capable de saisir, chez un Racine, un Tacite, un Balzac, etc., ce que les Anciens portaient d'originalité qui dérangeait).

Du moins ai-je appris que la véritable culture doit passer par une remise en question perpétuelle, et j'entends le vocable « question » au sens le plus atroce, celui de « torture ». Contrairement à un prêt-à-penser hédoniste de fainéants, la vraie lecture n'est pas un délassement, un « plaisir » aussi léger qu'une caresse (surtout quand on y mêle l'érotisme). Il faut être masochiste pour CONTINUER à lire, car on y frôle l'abîme, si l'on prend ce funambulisme au sérieux. Et rien de grand (et la grandeur peut se suffire elle-même, sans être rendu publique. «Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même », écrit Baudelaire) ne s'effectue sans souffrance. Que ce soit dans l'ordre de l'intelligence, ou dans celui de l'amour.

Pourtant, je n'ai jamais réussi à être à l'aise dans ce milieu, où j'étais parvenu à me hisser. L'origine sociale colle à la semelle des savates, et mes réflexes d'humilié m'interdisait l'égalité. Il me fallait être, soit supérieur, soit inférieur. J'ai préféré l'exil. Le combat contre autrui m'épuise, et je crève de lutter contre moi-même, ce qui est largement suffisant.

Je m'aperçois, à la fin de ce lamento, que je voulais évoquer une chose (l'urgence du Salut), et que j'ai dérivé vers un autre propos. Voilà ce que c'est, que parler à son bonnet !