Les Visages pâles, roman de cire et de types
par Lucas Dusserre
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Après Enjoy en 2012, Nous sommes jeunes et fiers en 2014, Solange Bied-Charreton a fait paraître en 2016, toujours chez Stock, Les Visages pâles. Dans ce troisième roman, l’auteur conserve sa volonté de dépeindre la société avec un regard attentionné, rappelant ainsi le dessein qu’avait Balzac dans La Comédie humaine, d’écrire « l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs ». Zone Critique revient pour vous sur le troisième livre de cette jeune romancière.
Dans Les Visages pâles, il s’agit de mœurs précis, ceux de la famille Estienne implantée à Paris, composée de Jean-Michel et Chantal, divorcés, ainsi que de leurs enfants, Hortense, Alexandre et Lucile, ayant chacun son propre mode de vie, son travail et son appartement. Il s’agit en fait d’une famille sans toit, où chaque membre est exilé de la nation primaire désormais vide et abandonnée. Dès le début du roman est présentée une scansion fondamentale entre la ville, lieu d’un « exil permanent » et la Banèra, espace des liens originels et maison du père de Jean-Michel, Raoul. La mort de ce dernier déclenche une lutte pour la conservation du « bastion à défendre ». La famille, dont les valeurs sont en perdition, étouffées sous le poids d’une vie moderne, est représentée par deux entités : Jean-Michel voulant vendre la maison pour faire table rase d’un passé inutile, et la loi Taubira en faveur du mariage homosexuel. Le roman suit donc chacun de ces modes de vie selon une tension entre deux valeurs : l’intimité et la communauté, l’individu et la famille, l’enjeu étant de comprendre comment le personnage se dégage du déterminisme qui lui est assigné pour mieux le transgresser, le modifier, lui donner une renaissance, c’est-à-dire pour mettre au monde une histoire.
Le scepticisme, vide fictionnel
Solange Bied-Charreton présente l’histoire commune d’une bourgeoisie anti-mariage homosexuel, qui cultive la religion du confort et de l’utilité et qui, s’inquiétant pour l’avenir de ses valeurs, opte davantage en faveur de la suspension de jugement que de l’héroïsme.
L’histoire d’un roman trouve son épaisseur dans ses personnages et leur psychologie. Une psychologie stéréotypée produit une histoire banale. Au contraire, une psychologie dense et subtile donne une histoire singulière, aussi commune soit-elle. Solange Bied-Charreton présente une histoire commune, celle d’une bourgeoisie de 2013, anti-mariage homosexuel, prônant l’importance du travail, de la famille et de l’argent, cultivant la religion du confort et de l’utilité et qui, s’inquiétant pour l’avenir de ses valeurs, opte davantage en faveur de la suspension de jugement que de l’héroïsme. Hortense, par exemple, « femme d’ordre [qui] ne laissait jamais aucune place au hasard», n’est occupée qu’à éviter toute interférence possible avec sa carrière trop précieuse ; Hubert, son mari et père de ses deux enfants, affirme que « la suspension de jugement […] est notre bien le plus précieux » ; Chantal, à l’idée de se faire entendre dans la rue, est rongée par le « scepticisme » et Jean-Michel, lui, « vieux soixante-huitard de merde », a déjà réussi, il a déjà vécu dans un « monde libre » et prépare sa retraite loin de racines trop encombrantes. Seuls deux personnages pourraient être porteurs d’histoire et de fiction : Alexandre et Lucile, tous deux se distinguant par le rapport, en eux, de l’intimité et de la communauté, c’est-à-dire de l’intérieur et de l’extérieur.
Lucile, ou la possibilité d’une histoire
En effet, Alexandre, « plus lucide, mais plus incontrôlable, croyait à la violence » comme unique moyen de défendre la famille et plus généralement les valeurs qui sont au fondement d’une France puissante. Il serait alors possible de l’imaginer futur terroriste, transgressant les valeurs qu’il soutient au nom de leur conservation, si seulement il n’était pas trop éduqué. Pour Alexandre, qui « avait été pensé », la communauté se positionne à la source de l’intimité, si bien qu’elle prend le rôle d’une substance divine à la fois cause et effet de l’individu : si sa lucidité l’encourage à croire en la violence, le jeune homme n’en est pas moins un bourgeois, pour qui l’engagement ne va pas plus loin que « sous un porche rue Monsieur-le-Prince, pour finalement échouer dans un bar à sangria à l’ambiance amicale et aux prix imbattables, et qui autorisait ses clients à fumer malgré la législation en vigueur ». En somme et malgré tout, pour Alexandre, digne héritier de la famille Estienne, « une importance toute particulière était accordée au confort ».
Ni déchirure ni humour chez Alexandre, aussi sérieux que l’auteur qui le met en page. Ceci n’est pas un personnage mais une trajectoire sociale.
Un personnage est avant tout construit par la rencontre, en lui, de l’intérieur et de l’extérieur, si bien qu’il ne peut devenir ce qu’il est qu’en étant « déporté au-delà des frontières du monde connu ». Si cela est le cas des romans de Balzac, où Lucien Chardon par exemple, quitte sa ville natale pour Paris où l’attendent ses « destinées », ça ne l’est pas d’Alexandre qui défend son confort domestique au nom d’une idéologie de trottoir, déterminée par un traumatisme lié à l’enfance. Il pourrait donc être rapproché de Frédéric dans L’Éducation sentimentale ou de Lucien dans L’Enfance d’un chef, si seulement il ne lui manquait pas la verticalité de l’ironie, la nuance de la mauvaise foi ou la sensualité d’un style : ni déchirure ni humour chez Alexandre, aussi sérieux que l’auteur qui le met en page. Ceci n’est pas un personnage mais une trajectoire sociale.
Lucile, au contraire, dont « la personne était en désordre, sa cohérence tenait du hasard », est amenée à rompre avec le reflet de l’extérieur dans l’intérieur grâce à sa rencontre avec Charles Valérien, jeune homme rentier, nihiliste fragile et désabusé qui, sans famille ni origine, jouit d’une souffrance toute particulière : la liberté. Lucile est finalement le seul personnage du roman qui ne vit ni dans le passé ni dans l’avenir mais dans un présent absolu et charnel, un maintenant infini appelé à grossir jusqu’à mettre au monde une histoire. Avortée malheureusement. La rupture de Lucile et de Charles est consommée, et Lucile, désespérée quant à la possibilité de l’Amour, retrouve « l’indifférence généralisée » comme refuge à une douleur trop réaliste ; elle retrouve l’espace familial en somme, qui, ne pouvant préserver son homogénéité sans une forte dose de scepticisme, se doit de douter de tout, de la politique et de l’amour, de sacrifier l’intimité au nom d’une communauté pâle, et surtout de s’en tenir au doute. Avec Hortense et Alexandre, Lucile enferme sa jeunesse dans les méandres de la Banèra pour mieux fermer les yeux devant un monde « morne et démesuré ». « Morne et démesuré », deux mots qui pourraient proposer un résumé de ce qu’est la modernité s’ils ne leur manquaient pas deux lettres, le « i » et le « t », pivots d’une absence qui rend boiteux le roman : celle de l’intimité.
Sociologie du pessimisme
Roman de l’enfermement et de l’incarcération de l’individuel par la communauté, Les Visages pâles présente des personnages qui n’abritent aucune déchirure, aucune complexité intérieure, aucune suggestion à la possibilité d’un devenir fictionnel, aucune vie en somme.
Effectivement, Solange Bied-Charreton met sur papier des entités sociales qui préexistent au roman et pour qui chaque nouvelle page n’est pas une nouveauté qui s’agrège soudainement à un ensemble en construction, mais bien plutôt la confirmation de stéréotypes que tout le monde connaît. Son roman pourrait passer pour pessimiste ou cynique, si seulement il ne réutilisait pas la vision que chacun se fait de ces deux modes de pensée : Charles Valérien fait presque rire, Alexandre n’est même pas ridicule, Hortense finit logiquement par coucher avec son patron et Lucile se confond avec cette fille ratée parce que sensible, que chacun imagine. Alors que le premier disparaît du roman sans manière, les autres personnages se retrouvent pour recomposer ce qu’ils croient être une famille, à la manière d’automates qui cultivent un « mode de vie », mais non pas une « vie ». Ici est présente la contradiction dans le discours de l’auteur, qui, voulant porter un regard attentionné sur ces individus, ne trouve pas d’autre moyen que de les peindre, non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils sont conçus par l’opinion commune : si lisant le roman, le lecteur y retrouve les préjugés dont il essaye de se débarrasser, ne serait-il pas davantage bénéfique pour lui de le refermer et d’aller marcher dans les rues ?
Roman de l’enfermement et de l’incarcération de l’individuel par la communauté, Les Visages pâles présente des personnages construits par une histoire sociale et qui, lorsqu’ils s’en émancipent, n’abritent aucune déchirure, signe de l’intimité, aucune complexité intérieure, aucun espace cryptique dissimulé derrière les apparences, aucune suggestion à la possibilité d’un devenir fictionnel, aucune vie en somme : ils sont morts-nés et nous regardons leur trajectoire comme nous lisons un livre de sociologie. On n’y croit pas.
Lucas Dusserre