Laurent SCHANG :
Un classique à relire: Michel Maffesoli et "La violence totalitaire"
Conférence tenue à l'Université d'été de "Synergies Européennes", 1999, Pérouse/Ombrie
«L’Etat qui se veut le propriétaire de la société en vient à exercer une violence pouvant prendre des formes diverses, mais dont le résultat est identique. En effet, que ce soit à la manière douce de la technostructure, ou brutalement sous les diverses tyrannies, ce qui se veut totalisant tend à devenir totalitaire».
Ces propos, introduction à l’essai d’anthropologie politique La violence totalitaire , illustrent le projet panoramique de sociologie politique du politologue Michel Maffesoli. C’est une œuvre puissante, volontariste, touffue également, qui trouve sa place au côté de son pendant philosophique, Michel Onfray.
Le lecteur y retrouve en filigrane les trois thèmes centraux de sa réflexion protéiforme et engagée, que sont:
-l’opposition ontologique entre puissance et pouvoir;
-la nature fondamentalement totalitaire de toute structure étatique; et
-l’immanence «ouroubore», ou cyclique de tout processus révolutionnaire.
Trois axes d’une pensée vivifiante directement située dans la continuité de ses lectures, à savoir Spengler, Tönnies, Weber, Freund, Schmitt et Durkheim. Des classiques de l’hétérodoxie politique dont Maffesoli s’est non seulement imprégné mais qu’il se réapproprie et réactualise dans une logique de contestation, pondérée par ce qu’on appellera génériquement un conservatisme cynique qui doit plus aux leçons de la sociologie qu’à des convictions personnelles nécessairement idéologiques.
Logique de contestation et conservatisme cynique
Chez Maffesoli, c’est la démarche «para-scientifique» qui fonde la qualité de sa réflexion, plus encore que la pertinence de ses développements et conclusions. «Une démarche proche du poétique pour laquelle il est moins important de changer le monde que daller au plus profond dans l’investigation et la monstration». Selon la formule de l’Ecclésiaste: «Quid novi sub sole? Nihil». Plus précisément, cela consiste, «comme le dit Rainer Maria Rilke, à affronter, à vivre ce problème essentiel qu’est l’existence, dans une "saisie du présent" qui récuse l’historicisme et revendique le droit à l’inutilité. Un existentialisme vitaliste qui puise à la source de Nietzsche et ne craint pas de recourir autant, sinon plus, aux enseignements des grandes plumes littéraires qu’aux cours magistraux des pères de la science politique. Qu’on juge plutôt: Raymond Aron est quasi-absent de La violence totalitaire, bel exploit pour un politologue français.
A l’inverse, ses influences «pirates» témoignent d’une absence d’a priori et d’une aspiration à la connaissance la plus large, qui traduisent un art de penser le monde et les hommes tout de souplesse et de circonvolutions. Livrées en vrac, les références qui parsèment La violence totalitaire, artistiques pour la plupart, parlent d’elles-mêmes: Artaud, Bloch, Breton, Céline, De Man, Hoffmansthal, Jouvenel, Klossowski, Krauss, Lukacs, Maistre, Michels, Orwell, Pareto, Vico, etc. La liste n’est pas exhaustive.
Et de fait, on ne peut rien comprendre au cheminement intellectuel de Michel Maffesoli si l’on n’a pas en tête, page après page, sa lumineuse formule: «Il y a toujours de la vie, et c’est cela qui véritablement pose problème».
Polythéisme des valeurs et néo-tribalisme
Sa réflexion va du nominalisme à l’empathie, et prône le dépassement des frontières dressées entre les divers aspects de la vie sociale et de la vie naturelle. Une nécessité dictée par les signes avant-coureurs d’une mutation de notre civilisation: achèvement du progressisme historique, accentuation a contrario du concept de temps présent, relativisation de la maîtrise bourgeoise du temps et de l’espace, remise en cause de l’exploitation de la nature, de la domination rationalisée de la société.
Une critique des Lumières donc, prémisse d’une révolution dans laquelle Maffesoli discerne le retour au polythéisme des valeurs et l’émergence d’un «néo-tribalisme diffus ne se reconnaissant plus dans les valeurs rationnelles, universelles, mécaniques qui ont marqué la modernité».
Le réveil de la communauté contre la réduction au même, la Spaltung
«En gros le [pouvoir] est l’apanage de l’Etat sous ses diverses modulations. Le pouvoir est de l’ordre de l’institué. Par contre la puissance (...) vient du bas, elle est le fondement même de l’être-ensemble»; elle est force spirituelle «indépendante des facteurs matériels, nombre et ressource» (H. Arendt).
Maffesoli récupère la Freund-Feind-Theorie de Carl Schmitt: il y a pouvoir là où il y a affaiblissement de la puissance (collective), deux facteurs indissociables et antagonistes qui composent toute constitution politique. Il reprend dans la foulée la distinction opérée par Vilfredo Pareto entre la puissance «résidus», constantes de l’activité humaine, et le pouvoir «dérivations», conceptions variables, pôle dynamique. «L’entrecroisement (des deux) constitue la trame sociale» dans un rapport de forces en équilibre toujours instable.
Parler de l’Etat, après Nietzsche, c’est «parler de la mort des peuples», tant sa logique élémentaire consiste à mettre en application l’équation «moi l’Etat, je suis le peuple».
Pour autant, le fantasme totalitaire n’est pas réductible «aux seuls fascisme et stalinisme, mais (...) il a tendance à se capillariser dans l’ensemble du monde par le biais du contrôle, de la sécurisation de l’existence ou du bonheur planifié», tel que l’exprime également l’american way of life.
Le propre du pouvoir réside dans le projet social idéalisé qu’il entend imposer, déniant «la réalité ou l’efficace des différences, des cultures, des mutations» sur la base de son idéologie positiviste.
«Une autre de ses facettes est (...) la laïcisation (...) de l’unicité salvatrice chargée d’assurer des promesses futures», dans une logique mise en évidence par Hobbes d’utilisation «du droit naturel comme substitut de la loi divine.»
Solidarité mécanique contre solidarité organique
L’unicité factice ainsi créée nie la solidarité d’ordre organique pour lui substituer une «solidarité mécanique» dont les rouages ont été mis en avant par les travaux de Durkheim. Pour asseoir sa domination, le pouvoir dispose de multiples ressorts: la lutte contre la faim, le besoin de sécurité, l’organisation du travail; autant de facteurs de déstructuration sociale qui jouent un rôle médiateur entre pouvoir et puissance.
Détenteur de la technique, le pouvoir méconnaît les limitations libérales du pouvoir par le pouvoir, du pouvoir par le savoir. La liberté abstraite véhiculée par l’égalité nie la pluralité de l’action sociale. L’anomie généralisée qu’elle suscite entraîne automatiquement le relâchement du lien communautaire. Son fondement individualiste néglige le fait que la vie individuelle découle de la vie collective, et non l’inverse. L’égalisation par l’économique achève de diluer le sens tragique du rapport désir individuel-nécessité sociétale dans ce que Maffesoli appelle «l’ennui de la sécurisation (...) ce qu’il est convenu d’appeler le progrès de la société.»
Héritage des Lumières et de l’Europe du XIXe siècle, l’idéologie technicienne amorce l’ère de la rationalité totalitaire. «La technique orientée vers une fin» selon les propos de Jürgen Habermas, qui ne manque pas de dénoncer la dérive sacralisante de la technique moderne, incarnée dans sa bureaucratie.
Mais, par bureaucratie, Maffesoli n’entend pas le poids de l’administration sur la société; il nomme «bureaucratie» le jeu démocratique même.
Idéologie technicienne et société du spectacle
«La bureaucratie de l’Etat moderne se reflète dans les partis». La prise de parole contestataire entretient «un état de tension qui lui assure dynamisme et perdurance». C’est d’ailleurs l’étymologie du verbe contester: con-tester, aller avec et non pas contre. L’opposition est avortée dans l’œuf, elle devient adjuvant de l’institution. Un consensus qui mime seulement la socialité participative. La bureaucratie n’écoute pas l’opinion atomisée, elle la met en scène périodiquement par le biais des élections, des sondages médiatisés, des enquêtes journalistiques.
On entre dans la société du spectacle de Guy Debord, qui dit que «Donner la parole, la concéder c’est déjà en empêcher l’irruption violente, c’est la châtrer de sa vertu subversive».
La Gesellschaft a vaincu la Gemeinschaft.
La révolution : «mythe européen» et «catharisme moderne»
A ce stade de son analyse, Michel Maffesoli convient que «tout pouvoir politique est conservateur», parce qu’il incarne une immanence que la circulation des élites ne fait que redynamiser. Ceci au besoin par l’action révolutionnaire, dont il désamorce la charge subversive. Sa définition de la révolution est la suivante: «La révolution est la manifestation d’une archaïque pulsion d’espérance ou d’un irrépressible désir de collectif, et en même temps le moyen par lequel s’expriment la "circulation des élites", le perfectionnement de l’idéologie productiviste et l’affermissement d’un contrôle social généralisé», «le remplacement d’un pouvoir faible par un pouvoir fort, purification sociale qui ne change rien à la structure réelle du pouvoir».
La révolution est un «mythe européen», dont «le monothéisme social» pour reprendre l’expression de Maffesoli est un projet totalitaire, est intégré au projet totalitaire intrinsèque au pouvoir. C’est le mythe prométhéen d’une société parfaite, utopique, un «catharisme moderne» dont le souci est la purification du monde. Sans ironie, on peut considérer la Compagnie de Jésus comme sa représentation la plus aboutie.
Le progressisme linéaire qui prévaut dans l’esprit révolutionnaire moderne rompt avec la présupposition d’un ordre éternel et d’une définition de la révolution comme restauration de cet ordre. Aujourd’hui, la révolution est conçue comme «un renversement violent du pouvoir établi avec l’appui des masses ou du peuple sous l’autorité de groupes animés par un programme idéologique». Cependant il est frappant de constater que, de 1789 à 1968, ce sont les mêmes références issues du passé qui ont mobilisé les énergies révolutionnaires. Chez Rousseau comme chez Marx se dessine la même rémanence d’une restauration d’une nature vraie, et perdue, de l’homme. Il n’y a pas d’épistémé, mais, dixit Bachelard, un «profil», une épaisseur épistémologique, où l’on retrouve dans des arguments divers des éléments semblables supérieurs au messianisme épiphénoménal de chaque période révolutionnaire. En ce sens, Maffesoli rejoint Freund, quand celui-ci dit que «le révolutionnaire authentique est un conservateur». «Une fois [la] fonction [révolutionnaire] accomplie [translatio imperii] sétablit un nouveau pouvoir dont le principal souci sera de juguler la révolte qui lui a donné naissance».
La révolution permanente prônée par les Robespierre, Saint-Just, Trotsky, et aussi d’une certaine manière Ernst Röhm, est une scorie phraséologique qu’il faut dépasser. Le calcul et le quantitatif doivent succéder au charisme et au qualitatif. Ce qui permet à Maffesoli de qualifier la révolution d’invariance du pouvoir et de reproduction du même. «Le révolutionnaire aime vivre dans l’ordre (...) . L’idée n’a rien de paradoxal. «La perspective révolutionnaire est réaction contre un ordre anarchique (...) elle fonctionne sur la nostalgie d’une totalité parfaite (...) où l’égalisation (...) serait le garant du bonheur total.»
La révolution annexe de l’ordre capitaliste industriel
Science, technique, raison et égalité forment autant la colonne vertébrale de la révolution que de la société de domination.
Avec Baechler, il faut mettre en exergue le fait que «le peuple ne fait jamais de révolution, mais participe à une révolution (...) le peuple ne prend jamais le pouvoir, mais aide une élite à le faire». La révolution n’est qu’une «circulation accélérée des élites», pour reprendre les termes de Jules Monnerot, un changement de vitesse et jamais un changement de structure.
On peut dire ainsi tant que l’homme sera homme, qu’à une révolution succédera une autre révolution, elle-même poursuivie par une révolution boutée par une autre révolution, dans un mouvement cyclique infini, puisqu’en finalité chaque révolution se rigidifie au contact du pouvoir, et se grippe.
La révolution est devenue l’annexe de l’ordre capitaliste industriel des XIXe et XXe siècles. Fondées sur l’idéal de «l’activité économique séparée et systématisée, et de l’individu comme personnalité autonomisée et référée comme telle», la révolution et le pouvoir sont les deux actes d’une même pièce, une tragédie appelée totalitarisme.
Le serpent «dont il faut venir à bout»
Pour conclure, et parce que, malgré tout, après la pluie revient le beau temps, je vous soumettrai en note d’espoir les quelques antidotes proposés par Michel Maffesoli pour contrer La violence totalitaire. Lesquels antidotes rejoignent par bien des aspects les positions défendues par Synergies Européennes:
-en premier, un devoir pour nous tous: «désamorcer, ainsi que le démontrait Durkheim, cette superstition d’après laquelle le législateur, doué d’un pouvoir à peu près illimité, serait capable de créer, modifier, supprimer les lois selon son bon plaisir (...) [et redécouvrir que] le droit est issu de nous, c’est-à-dire de la vie elle-même (...)»
-ensuite, restaurer l’authenticité de la question nationale dans son expression communautaire, seule formule historique qui ne cède pas à la «crispation particulariste» mais tend vers un «ailleurs universel».
-enfin, étendre l’idée incarnée dans la germanité nietzschéenne aux niveaux européen puis mondial. Briser la rationalité étriquée du centralisme étatique et bureaucratique par la dynamique de l’enracinement. Une manière d’exprimer le plus harmonieusement le développement individuel et social, et leur rapport à la nature comme nécessité.
Et puisque la révolution et le progrès sont tous deux d’essence mythique, je soulignerai que si l’Ouroubouros est le «gardien de la pérennité ancestrale» du pouvoir dans sa continuité, c’est aussi le serpent «dont il faut venir à bout». Peut-être parmi nous se trouvent déjà, ici même, les Saint-Michel, Saint-Georges, Jason ou Héraklès qui accompliront cette tâche civilisatrice.
Pour que cesse La violence totalitaire.
Laurent SCHANG.
Achevé décrire en 1979, publié chez Klincksieck depuis 1992, La violence totalitaire. Essai d’anthropologie politique de Michel Maffesoli est aussi disponible chez Desclée de Brouwer depuis cette année 1999.