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mercredi, 19 janvier 2022

Luc-Olivier d'Algange: Digression néoplatonicienne

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Digression néoplatonicienne

par Luc-Olivier d'Algange

« Mais que, s’ils reconnaissent dans le sensible

l’imitation de quelque chose qui se trouve dans la pensée,

ils sont comme frappés de stupeur

et sont conduits à se ressouvenir de la réalité véritable –

et certes à partir de cette émotion s’éveillent aussi les amours »

« Ainsi l’âme ne s’encombre pas de beaucoup de choses,

mais elle est légère, elle n’est qu’elle-même »

Plotin

Chaque philosophe qui parle d’un autre est livré à deux tentations égotistes. L’une consiste à montrer en quoi l’œuvre de son prédécesseur est dépassée ; l’autre, plus subtile, cède à la prétention d’apporter sur l’œuvre du passé un « éclairage nouveau ». Ces deux tentations témoignent de la farouche « néolâtrie » qui est le propre des Modernes. Seul le « nouveau » trouve grâce à leurs yeux. La déclaration d’intention novatrice se trouve être cependant, dans bien des cas, un peu vaine – d’autant plus que répétée de générations en générations, elle psittacise et cède, au moins autant que l’humilité traditionnelle, et souvent bien plus, à la redite.

Nietzsche lui-même, le plus radical et le plus prophétique des « novateurs » ne cesse d’engager avec ses prédécesseurs des joutes nuptiales dont le perpétuel recommencement montre assez que l’idée d’un « dépassement » des philosophies antérieures demeure à tout le moins problématique.

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L’œuvre de Plotin se distingue des œuvres philosophiques modernes en ce que la notion de nouveauté n’y tient aucune place. Plotin ne se soucie point d’être nouveau, mais d’être vrai. Quand bien même il invente, innove, et souvent de façon décisive, sa pensée se veut celle d’un disciple, et ses plus grandes audaces se réclament encore de l’autorité de ses maîtres. Pour Plotin, il ne s’agit point d’imposer sa vérité, sa vue du monde, mais de laisser transparaître, par la fidélité au Logos, une vérité qui n’appartient à personne et dont la « transparition », en sa bouleversante luminosité, demeure hors de toute atteinte. Loin de se limiter à l’exposé didactique, au jeu du concept, voire à la morale ou à la politique, la philosophie pour Plotin est un mode de vie, une expérience métaphysique, autant qu’un savoir méditant sur lui-même.

La spéculation et l’oraison, l’aventure intellectuelle et l’aventure visionnaire, la raison et la prière participent d’une même ascèse. Pierre Hadot, dans son livre, Plotin ou la simplicité du regard, montre bien qu’il faut, dans le cheminement plotinien, donner au mot ascèse un sens sensiblement différent de celui qui prévaut communément de nos jours où ce que l’on nomme « l’idéal ascétique », généralement décrié, est perçu comme une austérité abusive, une contrition, voire comme une « auto-punition », pour user de la terminologie psychanalytique.

Rien de tel dans l’œuvre ni dans la vie de Plotin où le don de soi à une vérité et à une beauté qui nous dépassent, certes dispose à certaines épreuves, mais sans pathos outrancier, rhétorique ou théâtralité. Ce dont il s’agit, dans l’œuvre de Plotin, c’est d’aller vers Dieu, tant et si bien que ce voyage vers Dieu devient un voyage en Dieu. Or, voyager en Dieu, ce n’est point s’arracher à la nature ou à la terre, mais reconnaître en la nature le signe de la surnature et dans la terre une terre céleste.

La sempiternelle accusation formulée contre les néoplatoniciens de dévaloriser le monde sensible, d’exécrer la chair et de ne vénérer que d’immobiles idées détachées du monde ne résiste pas à la simple lecture des textes. Certes, l’idée, pour Plotin comme pour tous les platoniciens, est supérieure à la matière, en ce qu’elle est plus proche de l’être et de l’Un, mais c’est ne rien comprendre à cette idée que de ne pas voir qu’elle est d’abord, et étymologiquement, la Forme, et c’est ne rien comprendre à la Forme que de la juger abstraite, détachée du monde.

La Forme est précisément ce qui s’offre à notre appréhension sensible. Le monde sensible est peuplé de formes et c’est la matière qui est abstraite, puisque nous ne pouvons l’appréhender, la percevoir que par l’entremise d’une Forme. La philosophie néoplatonicienne est ainsi, de toutes les philosophies qui jalonnent d’histoire humaine, celle qui est la moins encline à l’abstraction, la plus rétive à se fonder sur une expérience médiate, la moins portée à éloigner l’expérience de la présence pure dans une représentation. Le matérialiste, croyant réfuter le platonisme adore la Matière – qui devient pour lui l’autre nom du « tout » – comme une abstraction, car nous avons beau la chercher, cette matière qui serait en dehors de la Forme, elle nous échappe toujours, elle n’est jamais là et toujours se dérobe à l’expérience.

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La matière ne se dérobe pas au langage, puisque nous la nommons, ni à l’adoration, le matérialisme moderne étant la forme sécularisée du culte de la Magna Mater, mais bien à l’expérience immédiate qui ne nous offre que des formes, qu’elles soient vivantes ou inanimées, êtres et choses qui n’existent, ne se distinguent, ne se reconnaissent, ne se nomment, ne se goûtent, ne s’éprouvent que par leurs formes. La pensée néoplatonicienne – et c’est en quoi elle peut, elle la négatrice de toute nouveauté, nous sembler nouvelle, est une tentative prodigieuse de nous arracher à l’abstraction, de nous restituer au monde divers, chatoyant des formes, à cette multiplicité qui est la manifestation de l’Un.

La multiplicité des formes témoigne de la souveraineté de l’Un. Si l’Un n’était point l’acte d’être de toutes les formes du monde, la dissemblance ne régnerait point, comme elle règne, bienheureusement, en ce monde. Là encore, l’expérience immédiate confirme la pertinence de la méditation plotinienne. Les formes sont le principe de la dissemblance. Non seulement il n’est aucun cheval qui se puisse confondre avec un chat ou avec un renard, mais il n’est aucun cheval qui ne soit exactement semblable à un autre cheval, fussent-ils de la même race, aucune rose exactement semblable à une autre rose, fussent-elles du même bouquet ou du même buisson.

L’œuvre de Plotin est une invitation à la luminosité. Cette invitation, il nous plaît de savoir que nous ne sommes pas les premiers à y répondre. Depuis l’édition des Ennéades établie par Porphyre, qui fera l’objet au XXème siècle, de contestations plus ou moins justifiées – portant d’ailleurs davantage sur l’ordre des traités que sur leur texte –, l’œuvre de Plotin exerça une influence considérable dont il n’est pas certain que nous mesurions encore l’ampleur.

Le plotinisme oriental, théologique et théophanique, en particulier celui de Sohravardî, des ismaéliens et des soufis, échappe encore en partie à nos investigations, un grand nombre de textes ismaéliens demeurant hors d’atteinte, protégés par leurs héritiers, par le « secret de l’arcane » si bien que les chercheurs ne les connaissent que par ouï-dire. Nous sommes informés de l’influence de la pensée de Plotin sur les philosophes, tels que Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole, mais nous sous-estimons encore son influence sur les poètes modernes, tels que Shelley, Wilde,, Rilke, Stefan George ou Saint-Pol-Roux. Il n’est pas impossible que les songeries héliaques du premier Camus, celui de Noces, aient été influencées par l’auteur des Ennéades auquel Camus, en ses jeunes années, consacra sa thèse de philosophie.

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Dans le domaine de l’Art, hormis les Symbolistes et les Préraphaélites, largement influencés par le néoplatonisme, nous voyons un Kandinsky retrouver dans la définition qu’il donne du Beau une pure formulation plotinienne : « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. »

De tous les philosophes, Plotin est sans doute, avec Nietzsche, mais pour des raisons semble-t-il diamétralement opposées, celui qui s’accorde le plus immédiatement à une sensibilité artistique. L’idée, qui est cette « nécessité intérieure », n’est en effet nullement une abstraction. Le mot de « concret » lui convient parfaitement pour peu que notre audace herméneutique nous porte à imaginer un « supra-sensible » concret et à ne point limiter le « concret » aux objets qui s’offrent directement à nos sens. La distinction entre l’idée et l’abstraction est ici essentielle. La pensée de Plotin n’est pas seulement une pensée de la pensée ; elle n’est point « abstraite » des êtres et des choses. Elle hiérarchise, gradue, distingue, mais ne sépare point. Pour Plotin, philosopher, ce n’est point s’abstraire de la multiplicité, mais s’intégrer dans une unité supérieure. Il ne s’agit point de quitter un monde pour un autre, de se séparer des êtres et des choses, mais de s’élever et d’élever ces êtres et ces choses à une unificence divine qui les délivre de la fausseté et de l’inexistence pour les restituer à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur réalité qui est vraie et à leur vérité qui est réelle. L’idée du beau n’est pas en dehors des beautés diverses, sensibles et intelligibles du monde, mais en elles. C’est à ce titre qu’il est légitime de dire, de l’idée plotinienne, qu’elle est une transcendance immanente, un supra-sensible concret qui échappe à nos seuls sens comme elle échappe à l’intelligence abstraite.

Schopenhauer, dans Le Monde comme Volonté et Représentation, souligne l’importance de cette distinction nécessaire et fondatrice entre l’Idée et le concept abstrait : « L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre entendement ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée ; le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer, par des jugements analytiques, rien de plus que ce qu’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept du même nom ; elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique capable en un mot de produire ce que l’on n’y avait pas introduit. »

410DDMYPEGL._SX195_.jpgL’idée est antérieure, en amont, elle est avant la chose, et avant même la « cause », au sens logico-déductif. Elle est, au sens propre, instauratrice. Alors que le concept peut se réduire à sa propre définition, et qu’il n’offre à l’entendement dont il est issu aucun obstacle, aucun voile, aucun mystère, l’idée échappe à la connaissance totale que nous voudrions en avoir ; elle se propose à nous à travers le voile de ses manifestations, de ses émanations et déroute la perception directe que nous voudrions en avoir par la multiplicité de ses apparences. « Le concept, écrit encore Schopenhauer, est abstrait et discursif, complètement indéterminé quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots sans autre intermédiaire suffisent à l’exprimer ; sa propre définition enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire […] est absolument concrète ; elle a beau représenter une infi-nité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu en tant qu’individu ne peut jamais la connaître ; il faut pour la concevoir se dépouiller de toute volonté, de toute individualité et s’élever à l’état de sujet connaissant pur. »

On ne philosophe jamais seul. Toute philosophie est une conversation. Est-il possible aujourd’hui de philosopher avec Plotin, de susciter, avec les Ennéades, un entretien dont les résonances s’approfondiraient de tout ce que nous éprouvons hic et nunc, de tout ce que cet « hic et nunc » nous donne à penser et à éprouver ? Notre dialogue intérieur, certes, sera différent de celui que Porphyre, Sohravardî ou Marsile Ficin eurent avec Plotin. Considérons alors l’espace-temps – incluant les différences historiques, religieuses et linguistiques – comme un prisme qui divise, en couleurs diverses, l’éclat d’une même clarté. Cette clarté nous ne pouvons l’atteindre d’emblée, nous ne pouvons en avoir la connaissance absolue dans l’immédiat. Notre lecture passe par le prisme de l’espace-temps tel qu’il se présente à nous. Est-ce à dire que cette clarté nous est plus lointaine qu’à Marsile Ficin ou Sohravardî et que, par cet éloignement, nous dussions nous contenter de considérer l’œuvre de Plotin comme un document concernant des temps définitivement révolus ? Ce serait ignorer, déjà, que le révolu est précisément ce qui revient ; ce serait surtout méconnaître ou refuser de voir ce que nous dit l’œuvre de Plotin, ce serait refuser le don de l’œuvre, ce qu’elle nous donne à penser et qui, explicite-ment, se donne par-delà les contingences de l’espace et du temps.

Lisons donc, tentons de lire à tout le moins, ces traités comme s’ils avaient été écrits ce jour même . Leur premier abord, ingénu, offre-t-il d’ailleurs de si grandes difficultés ? Les phrases de Plotin nous semblent-elles si obscures que nous dussions les traiter comme des documents anthropologiques et non comme une parole qui nous est adressée, comme un murmure au creux de l’oreille ? Combien d’œuvres de la littérature moderne ou contemporaine nous sont plus opaques, mieux défendues, plus rigoureusement barricadées dans leur idiome, dans leur singularité extrême ? Alors que les critiques sont loin encore d’avoir même une vague idée des références à l’œuvre dans le Finnegan’s Wake de Joyce ou dans les Cantos de Pound, les références de Plotin nous sont d’emblée presque toutes connues avant même que nous abordions l’œuvre pour peu que nous eussions été préalablement un lecteur de Platon. Ce dont il parle ne saurait nous être étranger puisqu’il s’agit du Bien, du Beau et du Vrai et que chacun d’entre nous ne cesse de considérer les actes, les œuvres, les sciences selon un rapport avec le bien, le beau et le vrai.

Enfin, la philosophie de Plotin étant un élan de dégagement de la contingence historique et sociale, celle-ci ne l’informe que par le biais et fort peu, si bien que notre relative méconnaissance de la société du temps de Plotin ne nous interdit nullement d’entendre ce qu’il nous dit. Disons : bien relative méconnaissance, car, à celui qui s’y attache, les données sont peut-être offertes en plus grand nombre, en l’occurrence, que sur d’autres régions, dont il est le contemporain et peut-être le voisin ; les différences de classe, de quartier induisent de nos jours des disparités de langage peut-être plus réelles  et plus profondes que celles qui séparent un lettré moderne d’un lettré de la période hellénistique.

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Ce qu’il y a de plus essentiel dans une œuvre se laisse comprendre à partir de ce qui semble être un paradoxe. En marge de la doxa, c’est-à-dire de la croyance commune, le paradoxe est l’antichambre ou le frontispice de la gnosis, de la connaissance. Il y a du point de vue des croyances et des philosophies modernes de nombreux paradoxes dans l’œuvre de Plotin. La grande erreur des Modernes est d’attribuer à l’Idée plotinienne les caractéristiques propres à leurs concepts. Cette abstraction figée, despotique, séparée du sensible, ce mépris de la diversité heureuse ou tragique du Réel, ce dualisme qui scinde en deux mondes séparés ce qui est perceptible et ce qui est compris, ce qui relève de l’émotion esthétique et ce qui s’ordonne à la raison, n’appartiennent nulle-ment à l’œuvre de Plotin, ni  à celle de Platon. À ce titre, il n’est pas illégitime de retourner contre les « anti-platoniciens », leurs propres arguments.

Les « intellectuels » modernes, dont on ne sait s’ils s’arrogent cette appellation par prétention vaine, par antiphrase ou par défaut – leur croyance la plus commune consistant à nier l’existence même de l’Intellect – propagent volontiers l’idée que leur époque est celle de la diversité, du foisonnement, de l’éclatement « festif » et « jubilatoire », voire, lorsqu’ils se piquent de culture classique, d’un « rebroussement vers le dionysiaque » qui nous délivrerait enfin du carcan des époques classiques, médiévales ou antiques, si « normatives » et « dogmatiques ».

À celui qui dispose de la faculté rare de s’abstraire de son temps, à celui qui sait voir de haut et de loin les configurations historiques, religieuses ou morales et ne serait point dépourvu, par surcroît, de la faculté, propre aux oiseaux de proie, de fondre sur les paysages des temps contemporains ou révolus jusqu’à en éprouver la présence réelle, une réalité tout autre apparaît. Cette modernité, qu’on lui vante chatoyante, lui apparaîtra tristement uniforme et grisâtre, et ces temps anciens réputés sévères surgiront devant son regard comme des blasons ou des vitraux, ou mieux encore, comme des forêts blasonnées de soleils et de nuits dont les figures suscitent et soulignent les oppositions chromatiques. Les philosophies modernes, se révéleront à lui d’autant moins diverses que chacune d’elles, comme dressée sur ses ergots, n’aura cessé de prétendre à « l’originalité », à la « rupture », à la « nouveauté ».

En philosophie, non moins que dans nos mœurs, l’individualisme systématique devient un individualisme de masse et la prétention à la singularité ne tarde pas à donner l’impression d’une grande uniformité. Ce qui distingue Lucrèce de Pythagore, Héraclite de Parménide ou encore Saint Augustin de Maître Eckhart brille d’un éclat beaucoup plus certain, d’une force de différenciation beaucoup plus puissante que tous les discords et disparates que l’on souligne habituellement chez les Modernes. Dans l’outrecuidance des singularités et des jargons, les dialogues n’ont plus lieu, chacun s’en tient à son idiome et les disciples, lorsqu’il s’en présente, ne sont que les gardiens des mots, les vigiles du vocabulaire, les idolâtres de la lettre morte.

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Il semblerait que les philosophes modernes soient d’autant plus soucieux de se distinguer par leur vocabulaire qu’ils se sont plus uniformément dévoués au même dessein, à savoir « renverser » ou « déconstruire » ce qu’ils nomment « le platonisme ». Chacun y va de sa méthode, de ses sophismes, de sa prétention, de ses ressentiments ou de ses approximations pour tenter d’en finir avec ce qu’il croit être la pensée ou le « système » platoniciens. Derrida traque les survivances platoniciennes dans la distinction du signifié et du signifiant. Deleuze, plus subtil et plus aventureux, propose le « rhizome » susceptible de déjouer la prétendue opposition de l’Un et du Multiple. Sartre croit vaincre la métaphysique, considérée comme une ennemie, en affirmant la précellence de l’existence sur l’être. Ces belles intelligences suscitèrent d’innombrables épigones, tous plus acharnés les uns que les autres à affirmer la « matérialité » du texte au détriment du Sens et la primauté du « corps » sur l’Esprit.

Cet unisson à la fois anti-platonicien et anti-métaphysique ne donne cependant de la pensée contre laquelle il se fonde et par laquelle il existe qu’une image caricaturale. Le lecteur attentif, dégagé des ambitions novatrices, cherchera en vain dans les dialogues de Platon le « système » dénoncé. Les textes contredisent ce qui prétend les contredire. On discerne mal dans le magnifique entre-tissage d’arguments et de contre-arguments des Dialogues, cette pensée qu’il serait si aisé de « renverser » ou ce « système » qu’il faudrait « déconstruire ». Ce qui, en l’occurrence, se trouve renversé ou déconstruit n’est qu’un résumé scolaire, un schéma arbitraire, une hypothèse mal étayée.

Nos philosophes qui se croient novateurs alors qu’ils ne sont que modernes, c’est-à-dire plagiaires ingrats, ne renversent et ne déconstruisent que ce qu’ils ont eux-mêmes édifié et construit pour les besoins de leur démonstration. Leur volonté est certaine : en finir avec l’Idée, le Logos, le Sens, la Vox cordis, mais les instruments de leurs démonstrations sont défaillants et leurs arguments sont fallacieux. L’exposé des idées qu’ils combattent est trompeur, tant il se trouve subordonné à leur argumentaire et, pour ainsi dire, fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause. Platon ne dit pas, ou ne dit pas seulement ce qu’ils envisagent, non sans vanité, de contredire, et la logique même de leur contradiction, soumise à l’arbitraire de celui qui fait à la fois les questions et les réponses, masque difficilement l’envie de celui qui dénigre une audace intellectuelle qu’il pressent demeurer hors de sa portée. Il lui faudra donc, avant même d’engager les hostilités, réduire l’adversaire à sa mesure, le portraiturer à son image.

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Anti-platonicienne, la doxa moderne est aussi, de la sorte, caricaturalement platonicienne. Elle suppose que tous les ouvrages de Platon se résument à l’opposition de l’Idée et du monde sensible, à une sorte de dualisme, aisément réfutable, entre deux mondes, alors même que Platon unit ce qu’il distingue par une gradation infinie. Ce système dualiste qui oppose le corps et l’esprit, l’intelligible et le sensible, l’Un et le Multiple, et auquel les Modernes prétendent s’opposer, c’est le leur. Lorsque Platon et les platoniciens unissent ce qu’ils distinguent, comme le sceau invisible et l’empreinte visible, nos Modernes s’en tiennent à l’opposition, au dualisme, en marquant seulement – ce qu’ils imaginent être une faramineuse nouveauté ! – leur préférence pour le corps, pour le sensible, pour le multiple, autrement dit pour l’empreinte, en toute ignorance de la cause et du sceau. Dualistes, ces chantres de la primauté du corps le sont éperdument puisqu’ils l’opposent à l’Esprit et leur éloge du Multiple n’est jamais que l’envers outrecuidant de la célébration de l’Un. Ce qui manque à ces gens-là,  ce n’est point la dialectique – encore que ! – c’est bien le sens platonicien de la gradation infinie.

Je m’étonne que personne jusqu’à présent n’ait esquissé une physiologie de l’anti-platonicien ou ne se soit aventuré à interroger précisément, et selon l’art généalogique, les origines de cette hostilité à l’Esprit et au Logos. Que cache ce repli sur le corps et la matière conçus comme le « négatif » de l’Esprit nié ? Quelle est la nature du ressentiment dans l’affirmation du corps et de la matière comme « réalités premières » dont toutes les autres, métaphysiques ou « idéales », ne seraient que les épiphénomènes ? À quelles rancœurs obscures obéissent ces sempiternelles redites ? Quelle image du monde proposent-elles ? Si les mots gardent un sens où rayonnent encore leurs vérités étymologiques, force est de reconnaître que ces philosophes d’obédience anti-platonicienne font ici figure de réactionnaires. Niant l’Idée, qui leur apparaît coupable d’intemporalité et d’immatérialité, ils en viennent tout naturellement à opposer la matière et le temps à l’Esprit et à l’Éternité dont elles sont, selon Platon, la forme et l’image mobile. Or, dans la langue grecque, dont Platon use avec un bonheur propre à susciter la rage des consciences malheureuses, la forme et l’Idée se rejoignent en un seul mot : idéa.

Cette idée qui est la Forme et cette forme qui est l’Idée apparaissent, pour des raisons qu’il s’agit d’éclaircir, comme insoutenables à la pensée exclusive-ment réactive des Modernes, qui préfèrent rendre la pensée impossible ou la déclarer telle, plutôt que de reconnaître le monde comme ordonné par le Logos ou par le Verbe. Ce refus de reconnaissance, cette ingratitude foncière, cette vindicte incessante, cette accusation insistante, le Moderne voudra l’ennoblir sous les appellations de « contestation » ou de « subversion », lesquelles, nous dit-on, sont au principe du « progrès » et des conquêtes de la « démocratie » et de la « raison ». Ces pieux mensonges satisfont à la raison de celui qui n’en use guère, mais laisse dubitatif l’intelligence distante, dont nous parlions plus haut, par laquelle ce corps, cette multiplicité idolâtrée demandent encore à être interprétés dans le jeu inépuisable de leurs manifestations. Nos matérialistes de choc qui, en bons consommateurs, ne se refusent rien, ne se sont pas privés d’enrôler Nietzsche dans leurs douteuses campagnes. Nietzsche, qui, soit dit en passant, ne croyait nullement en l’existence de la matière, se trouve ainsi réduit au rôle de magasin d’accessoires pour les « philosophes » éperdus à trouver quelques justifications présentables à leur ruée vers le bas. Seulement, l’accessoire le plus usité, à savoir la critique que Nietzsche fait des arrière-mondes et du ressentiment, se retourne contre eux, car, à vanter le corps au détriment de l’Esprit, la lettre et le « fonctionnement du texte » au détriment du Logos et de son magnifique cœur de silence, nos Modernes illustrent à la perfection la parabole de la paille et de la poutre. Ce corps, cette matière auxquels ils  veulent restituer la primauté ne sont pour eux que des réalités abstraites, qui n’existent que par l’abstraction ou l’ablation, pour ainsi dire chirurgicale, de l’Esprit.

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Le Moderne veut que le corps soit, en lui-même, que la matière soit, en elle- même, en même temps qu’il dénie à l’âme, à l’Esprit – gardons l’insolence et l’ingénuité de la majuscule – et même au cœur, toute possibilité de prétendre à cette réalité « en soi ». Ce platonisme inverti prétend nous emprisonner à jamais dans la représentation subalterne, seconde, de la pensée qu’il parodie en l’inversant. Alors que les œuvres de Platon, de Plotin, de Proclus – comme celle de tous les philosophes dignes de ce nom, qui aiment la sagesse, c’est-à-dire le mouvement de leur pensée vers la vérité dont elle naît – nous enseignent à nous délivrer d’elles-mêmes, à devenir ce que nous sommes, nos anti-platoniciens  de service – qui sont, la plupart du temps, des fonctionnaires d’un État qu’ils dénigrent – n’existent qu’en réaction à ce qui pourrait se détacher de leurs systèmes, échapper à leur pouvoir, et vaguer à sa guise, qui est celle de l’Esprit, qui souffle où il veut.

Le corps qu’ils idolâtrent, et dont ils font une abstraction d’autant plus revendiquée qu’elle est, par définition, moins éprouvée, loin d’être le principe d’une relation au monde, et donc, d’une pérégrination du Logos, n’est, au mieux, que le site d’une expérimentation refermée sur ses propres conditions. Philosophes, ou mieux vaudrait dire idéologues du Non, du refus de la relation, le corps et la matière, qu’ils installent en médiocres métaphysiciens croyant ne l’être plus à la place de Dieu, ne valent que par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Une philosophie de l’assentiment, une philosophie du Oui resplendissant de toute chose, et de toute cause, cette philosophie, que l’on trouve au cœur même de la pensée Héraclite, de Maître Eckhart et de Nietzsche, leur est la plus étrangère, la plus inaccessible. Le corps qu’ils vantent abstraitement et dont ils n’éprouvent point la nature spirituelle n’est pour eux qu’une arme contre l’Esprit. L’« idéal » de ces anti-idéalistes est de peupler le monde de corps sans esprit, c’est-à-dire de corps pesants, fermés sur eux-mêmes, réduits à leurs plus petits dénominateurs communs, en un mot des « corps-machines ». La science, qui suit l’idéologie bien plus qu’elle ne la précède, s’applique aujourd’hui à déconstruire et à parfaire ces mécanismes, non sans cultiver quelque nostalgie d’immortalité, mais d’une immortalité réduite aux dérisoires procédures californiennes de la survie prolongée, voire de l’acharnement thérapeutique.

La distinction platonicienne du sensible et de l’intelligible ouvre à celui qui la médite des perspectives à perte de vue, où la « vérité » n’est point acquise, mais à conquérir dans l’espace même de l’aporie, de la perplexité, de la suspension de jugement. La hâte à juger, à réduire la pensée à une opinion, l’empressement à déclarer caduques, mensongères, hors d’usage, des pensées et des œuvres dont le propre est de nous inquiéter, de nous dérouter – et, par un paradoxe admirable, de nous contraindre à une liberté plus grande – sont, en ces temps qui adorent le temps linéaire et la fuite en avant, les pires conseil-lères. Elles abondent dans nos facilités, nos prétentions indues, nos paresses. Elles nous invitent à voir court. Elles nous prescrivent le mépris du Lointain, elles nous enclosent dans un corps abstrait, c’est-à-dire dans un corps mécanique, sans humeurs ni mystères. Le propre de ce corps abstrait est d’être transparent à lui-même et opaque au monde. Il se perçoit lui-même comme corps, un corps qui serait un « moi », en oubliant qu’il n’est d’abord, et sans doute rien d’autre, qu’un instrument de perception.

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L’œil, l’oreille, la bouche, la peau, les bras qui nous donnent à saisir et à embrasser et les jambes qui nous permettent de cheminer dans le monde, sans oublier les mains, créatrices, devineresses, travailleuses et caressantes, et les sexes, en pointes ou en creux, sont d’abord des instruments de perception. Notre corps n’existe qu’en fonction de ce qu’il perçoit et de ce qu’il dit, par les regards, les gestes et les paroles. Or, ce qu’il perçoit est de l’ordre du langage qui est, lui, radicalement immatériel, car il ne se situe ni dans le corps, en tant que réalité matérielle, ni dans le monde, mais entre eux. Le corps n’existe pas davantage « en soi » que l’instrument de musique n’existe en dehors de la musique qui le suscite et à laquelle il obéit. Un instrument de musique dont on se servirait comme d’une massue cesse, par cela même, d’être un instrument de musique, un corps qui n’est qu’un corps « en soi », et dont les œuvres de l’Esprit ne seraient que les épiphénomènes, serait également méconnu.

La méconnaissance du corps se laisse constater par la singulière restriction de nos perceptions ordinaires. Le Moderne qui idolâtre le corps « en soi » réduit à l’extrême l’empire de ce qu’il perçoit. La réduction des perceptions s’accélère encore par l’oubli, caractéristique de notre temps, d’une science empirique du percevoir qui fut, naguère encore, la profonde raison d’être de l’Art sous toutes ses formes. Le corps ne dit point « je suis un corps », formule abstraite, s’il en est, le corps dit « je suis ce que je perçois ». Je est un autre. Sitôt nous sommes-nous délivrés du ressentiment qui prétend venger le corps des prétendues autorités abusives de l’Esprit, sitôt se déploient en nous les gradations qui n’ont jamais cessé d’être, mais dont nous étions exclus par un retrait arbitraire, voici qu’un assentiment magnifique nous saisit, au cœur même de nos perceptions, à cette étrangeté si familière du monde.

Cette énigme de l’écorce rugueuse sous nos doigts, ce mystère de la voûte parcourue du discours magnifique des météores, ce bruissement des feuilles, cette pesanteur douce, sans cesse vaincue et retrouvée de nos pas sur la terre ou l’asphalte ne cessent de nous faire savoir que nous sommes faits pour le monde que nous traversons et qui nous traverse. Qu’en est-il alors du « moi » ? Sinon à l’intersection de ces deux traverses, il faut bien reconnaître qu’il ne se trouve nulle part. Notre œil n’existe que par la lumière étrangère et sur-prenante qui le frappe et dont notre intelligence se fera l’éminente métaphore. Le discours entre le monde et nous-mêmes ne résiste pas davantage à l’interprétation qu’à la contemplation. Seuls peuvent le perpétuer et lui donner une apparence de  vérité notre ressentiment contre l’Esprit et notre aveuglement aux signes, intersignes et synchronicités, qui, sans cesse, en vagues de plus en plus pressantes, s’offrent à nous avec munificence. Le déni de l’Esprit et de l’âme et l’affirmation pathétique du corps en tant que réalité ultime et première ne reposent que sur notre crainte, sur notre attachement craintif, effarouché, à ce que nous croyons être notre « identité » et qui n’est, et ne peut être, qu’un moment de notre traversée. L’interprétation infinie à laquelle nous invite l’Esprit nous effraie. Nous nous raccrochons désespérément, quitte à nous refermer sur nous-mêmes comme un cercueil, à ce corps qui, pour être éphémère, nous semble certain, et nous préférons cette certitude éphémère à l’éternité incertaine de l’Esprit.

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Alors qu’aux temps de Nietzsche, si proches et si lointains, le ressentiment se figurait sous les espèces d’un idéalisme scolaire, taillant la part du lion à la redite, notre époque timorée et pathétique s’est constitué un matérialisme vulgaire aux ordres de ce même ressentiment qui semble être passé d’une idéologie à l’autre, à l’instar de la police politique tsariste recyclée avec les mêmes hommes et les mêmes méthodes au service de la police stalinienne.

L’homme derrière ses écrans, ne jetant plus un regard aux nues que pour planifier son week-end, l’homme calculateur, tout appliqué à « gérer » les conditions de son esclavage et ourdissant, aux avant-gardes, de sinistres projets eugénistes d’amélioration de l’espèce – venus se substituer aux anciens idéaux, stoïciens, ou théologiques, du perfectionnement de soi –, l’homme pathétique et dérisoire des « temps modernes » se trouve désormais si peu aventureux, si narcissiquement contenté, si piteusement restreint à sa fonction édictée par le « Gros Animal » social, dont parlaient Platon et Simone Weil, que l’idée même d’un mouvement, d’une âme, d’une métamorphose obéissant à une loi impalpable et incalculable lui paraît une offense atroce à ses certitudes chèrement acquises.

Le cercle vicieux est parfait. Le Moderne tient d’autant plus à sa servitude ; sa servitude est d’autant plus volontaire, et même volontariste, que la liberté sacrifiée est plus grande. L’esprit de vengeance contre les œuvres qui témoignent de « la liberté grande » n’en sera que plus radical, jusqu’au ridicule. Il suffit, pour s’en persuader, de lire les ouvrages de biographie et de critique littéraire qui parurent ces dernières décennies alors que se mettaient en place les procédures draconiennes de réduction de l’homme au « corps-machine », sinistre héritage du prétendu « Siècle des Lumières ». Entre les biographies qui s’appliquent consciencieusement à ramener des destinées hors pair à quelques dénominations connues d’ordre sociologique ou psychologique – « expliquant » ainsi l’exception par la règle, et le supérieur par l’inférieur – et les critiques formalistes se fermant délibérément à toute sollicitation et à toute relation avec les œuvres pour n’en étudier que le « fonctionnement » à la manière d’un horloger si obnubilé à démonter et à remonter ses montres qu’il en oublie qu’elles ont aussi pour fonction de donner l’heure, la littérature secondaire, critique et universitaire, apparaît rétrospectivement pour ce qu’elle est : une propagande dépréciatrice dont les ruses plus ou moins grossières ne sont plus en mesure de tromper personne, sinon quant à leur destination : la ruine du Logos.

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Au corps qui ne serait « que le corps », au texte qui ne serait « que le texte », à la vie qui ne serait « que la vie », il importe désormais d’opposer, en cette « grande guerre sainte » dont parlait René Daumal, le corps comme intercession de l’Esprit – c’est-à-dire passage des perceptions, des intersignes et des heures –, le texte comme témoin du Logos, empreinte visible d’un sceau invisible et la vie comme promesse, comme preuve de l’existence de l’âme. Cette guerre n’a rien d’abstrait, elle est bien sainte, selon la définition que sut en donner René Daumal  dans un poème admirable, car loin de définir un ennemi extérieur, par la  race, la classe, la religion, ou d’autres catégories, plus vagues encore, cette guerre intérieure, sainte, cet appel à l’inquiétude de l’être ne connaît d’autre ennemi que le dédire. Chaque homme est à la fois le servant et le pire ennemi du Logos, du Verbe. Celui qui peut dire peut dédire, de même que celui qui chante peut déchanter. Le monde moderne, s’il fallait en définir la nature dans une formule, pourrait être défini comme l’Adversaire résolu du Verbe, ou du Logos – nous tenons en effet, à tout le moins dans leur résistance au dédire moderne, le Verbe créateur de la Bible et le Logos invaincu de la philosophie platonicienne pour équivalents, sinon similaires.

Le monde moderne ne semble être là, avec ses théories, ses politiques, ses blagues et ses méthodes de lavage des cerveaux, de mieux en mieux éprouvées, que pour mieux récuser la possibilité même du Verbe. La réalité du monde moderne ne semble tenir qu’au ressentiment de la créature contre ce qu’il suppose être son créateur et dont sa vanité lui prescrit de s’affranchir. D’où, en effet, l’irréalité croissante de ce monde, sa nature de plus en plus virtuelle et évanescente, mais aussi cauchemardesque. Ce monde où rien ne peut se dire est aussi un monde où rien ne peut être éprouvé. La réduction de notre vocabulaire, de nos tournures grammaticales est corrélative de la restriction de nos sensations et de nos sentiments. Le déni de la Surnature nous ôte le senti-ment de la nature et le refus de la métaphysique nous exile du monde physique. La guerre contre le Logos, guerre d’images, de signifiants réduits à eux-mêmes est à la fois une guerre contre toute forme d’autorité et contre toute forme de relation. L’antipathie instinctive que suscite chez les Modernes le déploiement heureux de la parole humaine est un signe parmi d’autres de leur soumission au nihilisme, également hostile à la raison et au chant. Loin de s’exclure, d’être ces adversaires perpétuels livrés à un combat qui ne connaîtrait que de rares et surprenantes accalmies, la raison et le chant, pour celui qui pense à la source du Logos, sont bien de la même eau castalienne, ou du même feu.

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Sans céder à l’outrecuidance historiciste qui consisterait à lui trouver une date précise, il est permis de situer le premier signe d’une déchéance qui se poursuivra jusqu’au triomphe du nihilisme moderne à ce moment fatidique où la raison, se disjoignant du chant, l’un et l’autre furent livrés aux incertitudes respectives de leurs spécialisations. Cette scission fatale, ourdie par « Celui Qui Divise », incontestablement la première étape du déclin de notre culture – les forces de la raison s’opposant désormais aux puissances de la poésie, s’épuisant dans leurs contradictions aveugles, au lieu d’étinceler en joutes amoureuses – fut à l’origine de ce double mensonge qu’est le dualisme théorique où la rationalité folle se retourne contre la raison et où la poésie, anarchique et confuse, devient l’ennemie du chant.

Réduite à la logique marchande et technologique, la raison, oublieuse de ses questions essentielles, de ce nécessaire retour sur elle-même qui s’interroge sur « la raison de la raison », laissa la poésie au service de la publicité et de l’expression lassante, voire quelque peu répugnante, des subjectivités abandonnées à elles-mêmes et n’ayant plus d’autres motifs qu’elles-mêmes. Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Mais il faut croire que nous n’en sommes plus là. La doxa populaire reproduit désormais exactement les sophismes diserts de ceux qui furent, naguère, des nihilistes de pointe. Le « tout est relatif » du café du commerce par lequel on entend sans doute nous faire entrer dans la tête, et si possible une fois pour toute, qu’il n’existe aucune clef de voûte au jeu des relations et que toute « vérité » vaut n’importe quelle autre – « chacun a la sienne », ce qui ne fâche personne... – entre en parfaite résonance avec les sophismes des intellectuels qui se croient énigmatiquement mandatés pour « déconstruire » et « démystifier », le premier terme leur convenant à ceci près qu’ils déconstruisent surtout pour rebâtir – avec les pierres dérobées aux édifices vénérables – des cachots modernes, le second relevant de la pure vantardise, ou de l’antiphrase, car ils furent, lâchant leurs proses jargonnesques comme les sèches leur encre, ces éminent mystificateurs dont le monde moderne avait besoin pour dissimuler la froide monstruosité de ses machinations.

Rationalistes contre la raison, de même que les publicitaires sont « créatifs » contre la création, qu’ils entendent nous vendre universellement après étiquetage, les Modernes, qui se donnent encore la peine, non sans ringardise, de justifier leurs dévotions ineptes par des arguments, n’ont plus désormais pour tâche, dans leur guerre contre le Logos, que de nous rendre impossible l’accès aux œuvres, soit par le dénigrement terroriste, soit par l’accumulation glossatrice. Les plus « humanistes », ceux qui osent encore se revendiquer de cette appellation délicieusement désuète, ne considèrent plus les œuvres qu’en tant que témoins de « valeurs », cédant ainsi, quoi qu’ils en veuillent, à une forme particulièrement mesquine de la morale : la « moraline » dont parlait Nietzsche et qu’illustra – si l’on ose dire, car il y eut là bien peu de lumière – le sinistre épisode pétainiste qui ne vanta les « valeurs » du travail, de la famille et de la patrie qu’au détriment du Principe qui seul peut, en certaines circonstances rares et heureuses, délivrer ces « valeurs » de leur nature domestique et de leurs caractéristiques souvent ignominieuses.

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Ainsi nous trouvons-nous en un pays et une époque où les œuvres, ces songes de grandeur et d’espérance, lorsqu’elles ne sont point mises en pièces par les cuistres « déconstructeurs » sont jaugées à l’aune d’une morale inerte, dépourvue de toute ressouvenance divine. Une morale sans transcendance, une morale qui n’oppose plus à l’infantilisme et à la bestialité de la nature humaine le refus surnaturel ne saurait être qu’un ersatz, une caricature. Tels sont nos modernes moralisateurs, à quelque bord qu’ils appartiennent : les uns, idolâtres du Démos et du Progrès, trouvent l’incarnation du Mal en tout esprit libre qui s’autorise à douter du bien-fondé systématique de l’opinion majoritaire et considère avec scepticisme l’ordalie électorale, tandis que les autres fourvoient et profanent leur intransigeance en d’infimes combats pour « l’ordre moral » au-dessous de la ceinture. Aux uns comme aux autres, le Logos est inutile et même hostile. Ces moralisateurs sans morale, plus soucieux de leur conformité à la bien-pensance, à l’approbation de la secte dont ils sont les débiteurs, que de la vérité qu’ils défendent avec une sorte de mollesse hargneuse sont aux antipodes de Nietzsche et de Bernanos qui nous enseignent à penser contre nous-mêmes et les nôtres.

Tout engagement digne des belles exigences du fanatisme éclairé se devra poser, en préalable à ses mouvements, ce propos de Bernanos : « Je crois toujours qu’on ne saurait réellement servir, au sens traditionnel de ce mot magnifique, qu’en gardant vis-à-vis de ce que l’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes. » Le Verbe est le principe de cette fidélité nécessaire, car au-delà des formes qu’il engendre, il porte ceux qui le servent au cœur du silence embrasé dont toute parole vraie témoignera. Que les querelles intellectuelles ne soient plus aujourd’hui que des querelles de vocabulaire et les « intellectuels » – par antiphrase – des babouins se jetant au visage l’écorce vide des mots idolâtrés nous laisserait au désespoir si nous ne savions de source sûre, de la source même de Mnémosyne, qu’il n’en fut pas toujours ainsi.

Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, il y a de fortes chances qu’il n’en sera pas toujours ainsi : patientia pauperum non péribit in aeternum. Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, peut-être est-ce précisément parce qu’il n’en sera pas tou-jours ainsi.

« Le temps n’existant pas pour Dieu, écrit Léon Bloy, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. » Les ennemis du Verbe ne s’évertuent si bien à nous ramener au temps linéaire que pour donner à leur refus d’interprétation l’apparence d’une vérité absolue et préalable. Une raison médiocrement exercée peut s’y laisser prendre, mais non le chant dont l’ingénuité porte en elle la vox cordis et la très humble prière.

Luc-Olivier d'Algange

 

mardi, 18 janvier 2022

Julius Evola : "Dionysos et la voie de la main gauche"

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Julius Evola : "Dionysos et la voie de la main gauche"

Marco Maculotti    

Ex: https://axismundi.blog/2018/12/23/j-evola-dioniso-e-la-via-della-mano-sinistra/?fbclid=IwAR3awl43I_tNJifaT-1Fl759n4g6OlN898WZHweGbn6KNkuaJgbn9PoT1TA

Evola considère le Dionysos de Nietzsche en relation avec la "Voie de la main gauche", un chemin initiatique qui implique "le courage d'arracher les voiles et les masques avec lesquels Apollon cache la réalité originelle, de transcender les formes pour entrer en contact avec la nature élémentaire d'un monde dans lequel le bien et le mal, le divin et l'humain, le rationnel et l'irrationnel, le juste et l'injuste n'ont plus de sens" (Julius Evola,
extrait de Ricognizioni. Uomini e problemi, chap. XII, pp. 79 - 85, Edizioni Mediterranee, Rome, 1985).

Comme le souligne l'exposé de l'une des œuvres les plus anciennes et les plus suggestives de Friedrich Nietzsche - La naissance de la tragédie - les concepts de Dionysos et d'Apollon ne correspondent guère à la signification que ces entités avaient dans l'Antiquité, en particulier dans une compréhension ésotérique de ceux-ci. Néanmoins, nous utiliserons ici l'hypothèse de Nietzsche à leur sujet comme point de départ, afin de définir des orientations existentielles fondamentales. Nous allons commencer par présenter un mythe.

Immergé dans la luminosité et la fabuleuse innocence de l'Eden, l'homme était béat et immortel. En lui s'épanouissait "l'arbre de vie" et il était lui-même cette vie lumineuse. Mais voici que surgit une vocation nouvelle, sans précédent : la volonté de dominer la vie, de vaincre l'être, pour acquérir le pouvoir sur l'être et le non-être, sur le Oui et sur le Non. On peut faire référence à "l'arbre du bien et du mal". Au nom de cela, l'homme se détache de l'arbre de la vie, ce qui entraîne l'effondrement de tout un monde, dans l'éclat d'une valeur qui révèle le royaume de celui qui, selon un dicton hermétique, est supérieur aux dieux eux-mêmes en ce qu'avec la nature immortelle, à laquelle ils sont liés, il a en son pouvoir aussi la nature mortelle, et donc avec l'infini aussi le fini, avec l'affirmation aussi la négation (cette condition a été marquée par l'expression "Seigneur des deux natures").

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Mais l'homme n'était pas suffisamment fort pour commettre cet acte ; une terreur le saisit, par laquelle il fut accablé et brisé. Comme une lampe sous une lueur trop intense", dit un texte kabbalistique, "comme un circuit frappé par un potentiel trop élevé, les essences se sont fissurées. Il faut y rattacher la signification de la "chute" et de la "culpabilité" elle-même. Puis, déchaînées par cette terreur, les puissances spirituelles qui devaient être servies se sont immédiatement précipitées et figées sous la forme d'existences objectives autonomes et fatales. Soufferte, rendue extérieure et fugitive à elle-même, la puissance a pris l'aspect d'une existence objective autonome, et la liberté - sommet vertigineux qui devait établir la gloire d'un vivant super-divin - est devenue la contingence indomptable des phénomènes parmi lesquels l'homme erre, ombre tremblante et misérable de lui-même. On peut dire qu'il s'agit de la malédiction lancée par le "Dieu tué" contre celui qui était incapable d'assumer son héritage.

Avec Apollon, toujours compris en termes nietzschéens, se développe ce qui découle de cet échec. Dans sa fonction élémentaire, il doit être désigné comme la volonté qui se décharge, qui ne se vit plus comme volonté, mais comme "œil" et comme "forme" - comme vision, représentation, connaissance. Il est précisément le créateur du monde objectif, le fondement transcendantal de la "catégorie d'espace". L'espace, compris comme le mode d'être extérieur, comme ce par quoi les choses ne sont plus vécues en fonction de la volonté mais sous les espèces de l'image et de la visualité, est l'objectivation primordiale de la peur, du craquage et du déchargement de la volonté : transcendantalement, la vision d'une chose est la peur et la souffrance concernant cette chose. Et le "multiple", la divisibilité indéfinie propre à la forme spatiale reconfirme son sens, reflétant précisément la perte de tension, la désintégration de l'unité de l'acte absolu [1].

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Mais de même que l'œil n'a pas conscience de lui-même, sinon en fonction de ce qu'il voit, de même l'être, rendu extérieur à lui-même par la fonction "apollinienne" de l'espace, est essentiellement dépendant, lié : c'est un être qui se soutient, qui tire sa propre consistance d'autre chose. Ce besoin d'appui génère la "catégorie de la limite": la tangibilité et la solidité des choses matérielles sont son incorporation, presque la syncope même de la peur qui arrête l'être insuffisant au bord du monde "dionysiaque". On pourrait donc l'appeler le "fait" de cette peur, dont l'espace est l'acte. Comme un cas particulier de la limite, nous avons la loi. Tandis que celui qui est de lui-même n'a pas peur de l'infini, du chaos, de ce que les Grecs appelaient l'apeiron, parce qu'en effet il y voit reflétée sa propre nature la plus profonde en tant qu'entité substantifiée par la liberté, celui qui échoue transcendantalement a horreur de l'infini, le fuit et cherche dans la loi, dans la constance des séquences causales, dans le prévisible et l'ordonné un substitut à cette certitude et à cette possession dont il est tombé. La science positive et toute la moralité pourraient, dans un certain sens, prendre une autre direction.

La troisième créature d'Apollo est la finalité. Pour un dieu, la finalité ne peut pas avoir de sens, puisqu'il n'a rien d'extérieur à lui-même - ni bon, ni vrai, ni rationnel, ni agréable, ni juste - dont il puisse tirer des normes et se mouvoir, mais le bon, le vrai, le rationnel, l'agréable et le juste sont identifiés à ce qu'il veut, simplement dans la mesure où il le veut. En termes philosophiques, on peut dire que la "raison suffisante" est l'affirmation elle-même.

En revanche, les êtres extérieurs à eux-mêmes ont besoin, pour agir, d'une corrélation, d'un motif d'action ou, pour mieux dire, de l'apparence, d'un motif d'action. En effet, dans des cas décisifs, en dehors de contextes banalement empiriques, l'homme ne veut pas quelque chose parce qu'il le trouve, par exemple, juste ou rationnel, mais il le trouve juste et rationnel simplement parce qu'il le veut (la psychanalyse elle-même a apporté des contributions valables à cet égard). Mais il a peur de descendre dans les profondeurs où la volonté ou l'impulsion s'affirment nues. Et voici que la prudence "apollinienne" préserve du vertige de quelque chose qui peut arriver sans avoir de cause et de but, c'est-à-dire uniquement pour lui-même, et selon le même mouvement avec lequel elle a libéré la volonté dans une visualité, elle fait maintenant apparaître les affirmations profondes, à travers les catégories de la "causalité" et de la soi-disant "raison suffisante", en fonction des buts, de l'utilité pratique, des motifs idéaux et moraux qui les justifient, sur lesquels elles reposent.

Ainsi, la vie entière de la grande masse des hommes prend le sens d'une fuite du centre, d'un désir d'étourdir et d'ignorer le feu qui brûle en eux et qu'ils ne peuvent supporter. Coupés de l'être, ils parlent, ils s'inquiètent, ils se cherchent, ils s'aiment et s'accouplent dans une demande mutuelle de confirmation. Ils multiplient leurs illusions et érigent ainsi une grande pyramide d'idoles : c'est la constitution de la société, de la morale, des idéaux, des buts métaphysiques, du royaume des dieux ou d'une providence apaisante, pour pallier l'inexistence d'une raison centrale, d'un sens fondamental. Autant de "points lumineux pour aider l'œil offensé à la perspective de devoir fixer d'horribles ténèbres" - pour reprendre les mots de Nietzsche.

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Or l'autre - l'objet, la cause, la raison, etc. - n'existe pas en soi. - n'existant pas en soi, n'étant qu'une apparition symbolique de la déficience de la volonté en elle-même, avec l'acte dans lequel elle demande à un autre sa confirmation, en réalité elle ne va que confirmer sa propre déficience [2]. Ainsi l'homme erre, comme celui qui poursuit son ombre, éternellement assoiffé et éternellement déçu, créant et dévorant sans cesse des formes qui "sont et ne sont pas" (Plotin). Ainsi, la "solidité" des choses, la limite apollinienne, est ambiguë ; elle ne parvient pas à tenir et revient de façon récurrente à un point ultérieur par rapport à la consistance qu'elle semblait garantir et avec laquelle elle flattait le désir et le besoin. D'où, outre la catégorie de l'espace, la catégorie du temps, la loi d'un devenir des formes qui surgissent et se dissolvent - indéfiniment -, car pour un seul instant d'arrêt, pour un seul instant où il n'agirait pas, ne parlerait pas, ne désirerait pas, l'homme sentirait tout s'effondrer. Ainsi, sa sécurité parmi les choses, les formes et les idoles est aussi spectrale que celle d'un somnambule au bord d'un abîme (3).

Pourtant, ce monde n'est peut-être pas la dernière instance. En effet, puisqu'elle n'a pas de racine dans autre chose, puisque l'Ego seul en est responsable, et puisqu'elle a les causes en elle-même, elle a en principe la possibilité d'élaborer sa résolution. Ainsi est attestée une tradition concernant le grand Œuvre, la création d'un "second arbre de vie". C'est l'expression utilisée par Cesare della Riviera, dans son livre Il mondo magico degli Heroi (2e éd. Milan, 1605), où cette tâche est associée à la "magie" et en général à la tradition hermétique et magique. Mais dans ce contexte, il est intéressant de considérer ce qui est propre à la "voie de la main gauche". Il faut avoir le courage d'arracher les voiles et les masques avec lesquels "Apollon" cache la réalité originelle, de transcender les formes pour entrer en contact avec la nature élémentaire d'un monde dans lequel le bien et le mal, le divin et l'humain, le rationnel et l'irrationnel, le juste et l'injuste n'ont plus aucun sens.

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En même temps, il s'agit de savoir porter au sommet tout ce que la terreur originelle exaspère et que notre être naturaliste et instinctif ne veut pas ; de savoir briser la limite et creuser de plus en plus profond, en nourrissant la sensation d'un abîme vertigineux, et de se donner consistance, de se maintenir dans la transition, dans laquelle d'autres seraient rompus. D'où la possibilité d'établir un lien également avec le dionysisme historique, remettant en cause à cet égard non pas le dionysisme "mystique" et "orphique", mais le dionysisme thrace, qui présentait des aspects sauvages, orgiaques et destructeurs. Et si Dionysos se révèle dans les moments de crise et d'effondrement de la loi, alors la "culpabilité" peut aussi faire partie de ce champ existentiel ; en elle, le voile apollinien se déchire et, face à la force primordiale, l'homme joue le jeu de sa perdition ou de son devenir supérieur à la vie et à la mort. Il est intéressant de noter que le terme allemand pour le crime inclut le sens de briser (ver-brechen).

On peut continuer à qualifier un acte de coupable parce que c'est un acte dont on a peur, qu'on ne se sent pas du tout capable d'assumer, qu'on n'arrive pas à faire, qu'on juge inconsciemment comme quelque chose de trop fort pour nous. Mais la culpabilité active et positive a quelque chose de transcendant. Novalis a écrit : Quand l'homme a voulu devenir Dieu, il a péché, comme si c'était la condition. Dans les mystères de Mithra, la capacité de tuer ou d'assister impassiblement à un meurtre (même simulé) était un test d'initiation. Certains aspects des rites sacrificiels pourraient être ramenés au même contexte, lorsque la victime était identifiée à la même divinité, mais que le sacrifiant devait la terrasser pour que, supérieur à la malédiction et à la catastrophe, en lui - mais aussi dans la communauté qui convergeait magiquement vers lui - l'absolu puisse être libéré et transmis : transcendance dans le tragique du sacrifice et de la culpabilité.

Mais l'acte peut aussi être commis sur soi-même, dans certaines variétés de "mort initiatique". Faire violence à la vie elle-même, dans l'évocation de quelque chose d'élémentaire. Ainsi, la voie qui, dans certaines formes de yoga tantrique, ouvre sur la "kundalini" est appelée celle où "le feu de la mort éclate". L'acte tragique du sacrifiant est ici intériorisé et devient la pratique par laquelle la vie organique même, à sa racine, est privée de tout support, est suspendue et entraînée au-delà d'elle-même le long de la "Voie royale" de la sushumnâ, "dévoreuse de temps".

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Il est bien connu qu'historiquement le dionysisme a pu s'associer à des formes de déchaînement frénétique, destructeur et orgiaque, comme dans le type classique de la bacchante et du baccante (Dionysos = Bacchus), de la ménade (maenad) et de la coribante. Mais il est ici difficile de séparer ce qui peut être rattaché aux expériences mentionnées ci-dessus des phénomènes de possession et d'invasion, surtout lorsqu'il ne s'agit pas de formes institutionnalisées liées à une tradition. Cependant, il faut toujours se rappeler que nous nous trouvons ici sur la ligne de la Via della Mano Sinistra, qui longe l'abîme, et la parcourir, dit-on dans certains textes, revient à longer le fil de l'épée. La condition préalable, tant dans le domaine de la vision (a-providentielle) de la vie, que de ces comportements, est la connaissance du mystère de la transformation du poison en médicament, qui constitue la plus haute forme d'alchimie.


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[1] Dans ce contexte, on peut rappeler la théorie d'Henri Bergson, qui explique l'espace précisément comme "le déroulement d'un geste", avec un processus inverse à celui par lequel les éléments multiples d'un élan sont rassemblés et fondus ensemble et dans une simplicité qualitative.

[2) Cela pourrait être associé au sens profond de la doctrine patristique, selon laquelle le corps, le véhicule matériel, a été créé au moment de la "chute" afin d'empêcher la chute ultérieure des âmes (cf. par exemple ORIGEN, De princip., I, 7, 5). Apollo est un dieu si prudent. En outre, pensez à une paralysie due à une frayeur : c'est comme une retraite, un rejet de l'ego, à cause duquel ce qui était dominé et compris organiquement comme un corps vivant et palpitant devient inerte, rigide, étranger. Le monde objectif est notre "grand corps" paralysé - gelé ou fixé par la condition de la limite, par la peur.

[3] Voir C. MICHELSTAEDTER, Persuasion et rhétorique, partie II et passim.

lundi, 17 janvier 2022

Pierre Le Vigan: Le Grand Empêchement

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Pierre Le Vigan: Le Grand Empêchement

Café Noir – Un Autre Regard sur le Monde. Émission du vendredi 14 janvier 2022 avec Gilbert Dawed & Pierre Le Vigan.
 
Le sommaire et les liens des livres de Le Vigan ci-dessous.
 
 
SOMMAIRE
00:00:00 – Introduction
00:01:22 – Les deux sécularisations. Peux-tu revenir sur ce thème?
00:04:03 – Les deux formes de la liberté. Quelles sont-elles?
00:06:43 – Est-ce que les totalitarismes sont-ils antidémocratiques?
00:08:38 – Qu'appelles-tu le corps absent de la Nation
00:11:03 – Conclusion
 

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QUATRIÈME DE COUVERTURE
 
Pourquoi le monde de toutes les licences laisse-t-il un tel dégoût de vivre à beaucoup de nos contemporains ? Pourquoi le monde de l’abondance est-il un monde du manque à vivre ? Qu’est-ce qui empêche une vie réellement humaine alors que les conditions matérielles n’ont jamais été aussi favorables ? C’est le “Grand Empêchement”, que cet ouvrage analyse et propose de conjurer.
 
 
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jeudi, 06 janvier 2022

Nick Land et la pertinence des "Lumières sombres"

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Nick Land et la pertinence des "Lumières sombres"

par Pietro Missiaggia

Le philosophe britannique Nick Land, né en 1962, connu comme le père de ce courant philosophique né dans les années 90, au moment de la crise des idéologies, et souvent appelé accélérationnisme, est peu connu en Italie et dans les pays de l'Europe méditerranéenne ; ce n'est que ces deux dernières années que deux de ses œuvres ont été traduites en italien Collasso. Scritti 1987-1994 édité par Luiss University Press, et L'Illuminismo Oscuro traduit et édité par Gog Edizioni. Nous voudrions analyser certains aspects de cette dernière œuvre, qui représentent les théories novatrices de Land et sont souvent utiles pour comprendre notre époque.

The_Dark_Enlightenment.jpgThe Dark Enlightenment est un texte publié par le penseur britannique en 2013 par "épisodes" dans l'un des nombreux blogs internet fréquentés par les membres de la "droite alternative" ou Alt-Right. Le livre de Land a souvent été défini, par de nombreux commentateurs plus ou moins ignorants, de bonne ou de mauvaise foi ou simplement politiquement corrects (une erreur également commise par les éditeurs de Gog), comme un texte inspirateur du suprémacisme blanc, fortement apologétique envers l'eugénisme et considéré comme la somme d'une pensée irrationnelle, agressive, anti-égalitaire et purement cérébrale. Dans ce court texte, nous analyserons des extraits du texte de Land pour essayer de comprendre objectivement sa pensée et ce qui peut être utile en elle pour notre époque, qui est une époque de dissolution.

Commençons par dire que Land est très critique à l'égard des mouvements qui se réfèrent au suprémacisme blanc, au suprémacisme noir, etc. et qui considèrent l'histoire comme un phénomène de lutte entre les races (racisme), tout comme il est critique à l'égard de la nostalgie fasciste et nationale-socialiste et des apologistes du politiquement correct. Selon le Land: "Il est extrêmement commode, lorsqu'on construit des structures pseudo-capitalistes dirigées par l'État, ouvertement corporatistes et à troisième voie, de détourner l'attention des expressions de colère de la paranoïa raciale blanche, surtout lorsque celles-ci sont décorées par des insignes nazis maladroitement modifiés, des casques à cornes, une esthétique à la Leni Rienfenstahl et des slogans empruntés généreusement à Mein Kampf. Aux États-Unis - et donc, avec un décalage réduit, également à l'échelle internationale -, des draps blancs aux divers titres pseudo-maçonniques, avec croix brûlantes et cordes de suspension, ils ont acquis une valeur théâtrale comparable" (op. cit., Roma 2021, p. 68).

Pour Land, la paranoïa raciale des suprématistes blancs est extrêmement nuisible non seulement à la création d'un système alternatif mais aussi à eux-mêmes ; en effet, pour l'auteur "l'Übermensch racial est un non-sens" (ibid., p. 130) et il ajoute que "aussi extrêmement fascinants que soient les nazis [...] ils posent une limite logique à la construction programmatique et à l'engagement de la politique identitaire blanche". Se tatouer une croix gammée sur le front ne change rien". (ibid). Les suprémacistes blancs du monde anglophone, même s'ils ne le réalisent pas, alimentent le système dans son idiotie et son théâtre en manquant d'une ligne politique cohérente et en étant destinés, pour Land, à succomber comme notre monde vers l'épuisement. Pour Land, comme il le précise à la page 129 de son manifeste, sacrifier la modernité au nom de la race revient à se démoder soi-même ; plus que se démoder, c'est faire le jeu de la modernité elle-même, en l'alimentant de ce qu'elle voudrait voir comme une paranoïa raciale, qui se traduit par deux formes doubles : la paranoïa raciale du suprémacisme et la paranoïa anti-raciale typique de la pensée politiquement correcte.

41ntp4UMRiL._SX351_BO1,204,203,200_.jpgPour Land, en effet, la référence constante à un croquemitaine qui voit dans le IIIe Reich le mal absolu est délétère, mais c'est aussi la force de la modernité qui, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, fait "jaillir la force politique du monde globalisé exclusivement du cratère incinéré du IIIe Reich" (p. 72). Cette tendance conduit, pour notre auteur britannique, à délaisser la rationalité pour l'irrationalité ; cela n'a rien d'étonnant : les hommes rationnels sont rares, surtout à une époque comme la nôtre, caractérisée par l'émotivité et le manque d'analyse: "Toute tentative de nuance, d'équilibre et de proportion dans le cas moral contre Hitler revient à mal interpréter le phénomène " (p. 75). En effet, l'hitlérisme et le totalitarisme national-socialiste sont souvent interprétés non pas comme un phénomène politique lié à une période historique spécifique avec ses propres présupposés, mais comme quelque chose d'éternel aux accents religieux abrahamiques: l'antéchrist présentant le mal absolu. C'est ce que critique Land, comme en témoignent ses propos: "Si embrasser Hitler comme un Dieu est un signe de déplorable confusion politico-spirituelle (quand c'est bien), reconnaître sa singularité historique et sa signification sacrée est presque obligatoire, car tous les hommes de foi réfléchie le considèrent comme un complément précis du Dieu incarné - l'Anti-Messie détecté, l'Adversaire - et cette identification a la force d'une vérité évidente. (Quelqu'un s'est-il déjà demandé pourquoi le sophisme logique de la reductio ad Hitlerum fonctionne si bien ?)" (p. 77).

La critique par Nick Land du racisme biologique grossier et dépassé, typique de certains cercles de la droite alternative américaine et du monde anglophone en général, ainsi que des tendances à la reductio ad Hitlerum du politiquement correct sous toutes ses formes, est tout à fait claire ; il n'est pas nécessaire d'apporter d'autres précisions pour comprendre que Land critique sévèrement le racisme biologique ainsi que son opposé, l'antiracisme délirant.

Examinons maintenant ce que Land entend par "Lumières sombres" et pourquoi le concept qu'il propose peut être considéré comme profondément novateur. Land propose les Lumières comme le véritable nom de la modernité (p. 17) et considère implicitement comme son digne héritier les Lumières libérales qui, au cours du XXe siècle, ont triomphé des deux totalitarismes qui leur ont disputé la suprématie: le communisme/socialisme et le national-socialisme/fascisme, comme le dit aussi Alexandre Douguine dans sa Quatrième théorie politique (Nova Europa Edizioni, Rome 2018). Pour Land, "un Dark Enlightenment cohérent [est] dépourvu à ses débuts de tout enthousiasme rousseauiste pour l'expression populaire" (p. 23) et "Là où le progressive Enlightenment voit des idéaux politiques, le Dark Enlightenment voit des appétits" (ibid.).

Land considère la démocratie comme un cancer incurable, de même que l'expression populaire et les différents populismes. La démocratie n'est pas un idéal, c'est l'auge des politiciens. Pour Land, le modèle naturel serait un État qui permet une grande liberté économique et la gestion privée de sa propre vie, comme les technocraties asiatiques, avec une référence particulière à Hong Kong, Singapour, Taiwan, etc., où la démocratie est souvent absente et où ces États sont basés sur un modèle connu sous le nom de néo-caméralisme, l'État d'entreprise (Land définirait le modèle naturel de l'homme comme étant celui de l'Asie). Selon Land, dans le sillage de deux autres penseurs considérés comme des Américains libertaires (presque anarcho-capitalistes selon l'opinion populaire) : Hans Hermann Hoppe et Curtis Yarvin (alias Moldbug) (photo, ci-dessous) et dans le sillage du décisionnisme de Hobbes, il comprend que "l'État ne peut être supprimé mais il peut être guéri de la démocratie" (p. 27).

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Un véritable libertarianisme selon Land doit cependant proposer de mettre en évidence, dans le sillage typiquement anglo-saxon, la supériorité de la liberté sur la démocratie: il faut pouvoir opter pour une sortie libre. Quiconque le souhaite doit être libre de créer son propre système et d'être laissé tranquille, ce que la démocratie moderne ne fait pas, avec ses chasses aux sorcières et son politiquement correct, avec ses guerres humanitaires pour la démocratie et avec sa rhétorique sur les droits de l'homme. Des droits de l'homme qui ne sont même pas respectés par ces mêmes démocraties qui tonnent haut et fort la parodie de progressisme et de liberté... Alors que la seule liberté de la démocratie est celle de la voix, du vote, c'est-à-dire la protestation pour obtenir plus de droits et de pain, mais qui en réalité ne mène à rien. Pas de voix mais un discours libre, telle est la devise du Land. Que faire de la démocratie ? Pour notre auteur, il nourrit "une population largement infectée par le virus zombie qui titube vers un effondrement social cannibale, l'option privilégiée devrait être la quarantaine" (p. 39).

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Avant de conclure sur l'utilité de s'inspirer de la pensée de Land dans notre époque historique actuelle, il est nécessaire de préciser ce que notre auteur pense de l'eugénisme. Land définit l'homme comme inégal, dans le sens où chaque homme est différent et où l'égalité totale n'existera jamais, mais il ne faut pas y voir un phénomène négatif, ni une suprématie du fort sur le faible, mais plutôt, pour reprendre une formule marxiste telle que "chacun selon ses capacités et chacun selon ses besoins", l'idéal pour l'auteur britannique serait une société basée sur la hiérarchie. Cette hiérarchie, cependant, ne doit pas devenir, comme l'a dit Julius Evola, un hiérarchisme, même s'il partait de prémisses très différentes; elle doit consister en un soutien mutuel sur la base d'une sorte d'état organique. En fait, Land conclut son texte en affirmant que "les nationalistes raciaux s'inquiètent de voir leurs petits-enfants se ressembler" (p. 149) et que lorsque l'on voit la réalité "depuis l'horizon bionique, tout ce qui émerge de la dialectique de la terreur raciale devient la proie des banalités". Il est temps d'aller au-delà de cela" (p. 150). C'est-à-dire que pour le Land, il est nécessaire d'aller au-delà des moyens grossiers de l'eugénisme et du racisme biologique. Selon lui, il est nécessaire de créer une nouvelle élite, en utilisant également les moyens technologiques des machines, et à ses yeux, les anciens moyens sont banals et obsolètes, ainsi que synonymes de stupidité. Ce qui peut et doit être critiqué et réprimandé à Land, c'est que, en bon anglo-saxon, il prend en considération le QI comme synonyme de jugement, mais qu'en penseur objectif, il en reconnaît les limites.

Ayant clarifié la stupidité de juger Land comme un penseur raciste ou comme un idéologue de la soi-disant Alt-Right, passons à ce que l'on peut tirer de bon de Land. Tout d'abord, dans sa conclusion avec l'horizon bionique, il propose que la seule façon de chevaucher le tigre de la post-modernité est d'utiliser la même technique, mais en prenant soin de la contrôler, et comme Carl Schmitt l'a dit dans son Dialogue sur le pouvoir (Edizioni Adelphi), la technique n'est ni bonne ni mauvaise mais neutre. L'homme doit l'utiliser sans en perdre le contrôle, sinon, comme le dit également le bon Theodore Kaczynski dans son ouvrage Industrial Society and its Future, si l'homme ne contrôle pas la technologie et la technologie qui en découle, il sera totalement insatisfait et incapable de satisfaire ses besoins. C'est-à-dire qu'il ne se sentira pas satisfait de la technique et de la technologie qui en découle et de leurs conclusions, mais complètement et perpétuellement insatisfait, incapable et souvent frustré, ce qui le conduira à un état d'épuisement nerveux. 

Nick Land nous apprend à penser par nous-mêmes, à rejeter le style paranoïaque du système dans son ensemble, c'est-à-dire dans ses illusions, tant celles de ses ennemis qui ne font que l'alimenter que celles du système lui-même. C'est le sublime Trash, comme dirait le slovène Žižek. Que faire à la fin de nos jours ? Comme nous l'enseignent déjà Evola et le Jünger du Traité du Rebelle, nous devons nous y rendre pour nous défendre et attaquer selon la situation, en nous enracinant et en prenant des références stables dans le navire chancelant de la modernité qui s'approche de la postmodernité pour attendre une sortie libre espérée du système qui, comme l'espère Land, se produira parce que le système se nourrit jusqu'à l'éclatement non seulement à cause des problèmes générés par le substrat socio-économique mais surtout à cause de son éternelle idiotie, sa schizophrénie, en somme: par tous les déchets qu'elle produit. Le système, en bref, est un grand même. Land a déclaré : "Le même est mort. Vive le même!". A cela, nous devons répondre que le système n'est pas encore mort, mais qu'il va mourir et que nous ne nous soucions pas de savoir quand, nous vivons de notre libre individualité et de notre pouvoir parce que nous sommes simplement... 

Hiérarchie de la connaissance: plus d'Aristote et moins de pédagogie

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Hiérarchie de la connaissance: plus d'Aristote et moins de pédagogie

Carlos X. Blanco

L'homme est un animal étrange. Il y a en lui une impulsion, une force qui, par nature, le conduit vers la connaissance, l'oblige à s'échapper de l'enceinte de la sensation et de la fantaisie.

Πάντες ἂνθροποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει (980e 21). [Aristote, Métaphysique. Dans cet article, je cite selon l'édition de García Yebra, éditorial Gredos, deuxième édition, 1982].

Connaître et comprendre entrent pleinement dans la sphère du désir humain. C'est une appétence (ὀρέγω). Les choses dignes d'être aimées sont l'objet d'une aspiration. L'animal humain, même s'il n'a besoin de rien à un moment donné, et au-delà du besoin concret, est un animal qui étend son âme - pour ainsi dire - aux objets de son intérêt.

En dehors de toute approche évolutionniste, bien sûr, Aristote met en évidence une gradation dans l'échelle zoologique. Certains animaux ne vivent que d'images (φαντασία), d'autres ajoutent la mémoire à leur vie (μνήμη), qui est déjà le germe de l'expérience, bien qu'à un faible degré. Mais l'homme, comme le souligne le Stagirite dans le livre I de la Métaphysique, "participe à l'art et au raisonnement" (980b 26).

L'expérience découle de multiples souvenirs, qui sont "noués ensemble", pour ainsi dire. Et, de même, les expériences sont à leur tour nouées à un niveau supérieur dans l'" art " (τέχνη). Aucun autre animal, au-delà de la simple prévention des dangers, n'est "rusé" et capable d'utiliser les multiples expériences nouées : seul l'homme.

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Le Philosophe comprend ici que la τέχνη découle de l'empirique et se fonde sur lui. Le concept (ὑπόληψις) est universel dès lors qu'il naît (γίγνομαι) d'expériences multiples (981e). Naître ou devenir : tel est le sens du verbe γίγνομαι : on ne parle jamais d'un résultat mécanique ou constructif. Ces dernières significations doivent être réservées aux psychologues cognitifs modernes, déjà imprégnés d'un esprit entièrement mécaniste. Par expérience, l'homme avec τέχνη peut revenir au singulier. Ainsi au médecin, dont les connaissances lui permettent de soigner Calias, comme un homme individuel, comme un patient singulier. Ce n'est que de manière "non essentielle" que nous dirions que le médecin guérit l'homme et non cet homme singulier appelé Calias. Le médecin exclusivement théorique n'est pas un vrai médecin.

Étendons l'analogie au domaine de l'éducation ou à tout autre domaine professionnel ("technique") de l'être humain. Ces "pédagogues" qui n'ont jamais enseigné à des enfants, ces pédagogues qui, bien qu'ayant une connaissance approfondie de la législation et des théories didactiques les plus en vogue, n'ont jamais mis les pieds dans une classe autre qu'universitaire... quel "art" possèdent-ils? Quelle doit être leur τέχνη, au sens où ils font véritablement autorité et sont efficaces? Chaque τέχνη est enracinée dans des expériences artisanales, qui sont elles-mêmes des systèmes de sensations "nouées". Mais il faut distinguer le "technicien" (expert, connaisseur d'un sujet, τεχνιτης) de l'empiriste (ἔμπειπος). La différence est donnée par la connaissance de la cause. Le technicien est le professionnel avisé qui est en possession d'une théorie née de ses expériences, une théorie qu'il "retourne" à son tour à ce fond empirique pour mieux les comprendre et agir sur elles. En revanche, l'artisan manuel (χειροτέχνης) ne connaît que le quoi, pas le pourquoi. L'ouvrier se forme, il contracte des habitudes qui le rendent capable, et cela par habitude (δι᾽ ἔθος) [981b].

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Seul celui qui sait peut enseigner, celui qui possède l'art et pas seulement la compétence d'un métier.

La pédagogie officiellement imposée en Espagne, surtout après la L.O.G.S.E. (1991), s'inspire d'une série de théories de lignée marxiste et pragmatiste. Dans ces théories, il n'y a pas de distinction entre "savoir quoi" et "savoir pourquoi" et, de plus, on prétend que toute connaissance se réduit à "savoir comment". Pour cette raison, et dans une direction totalement anti-aristotélicienne, les métiers (formation professionnelle, "cycles de formation", "modules professionnels") sont entrés de plain-pied dans les écoles secondaires, sous un même toit, sous une direction et une administration uniques. Même dans l'enseignement secondaire obligatoire, la terminologie la plus généraliste et "ouvriériste" a imprégné les noms des matières et des activités ("ateliers" de langue ou de mathématiques, "ressources" pour l'apprentissage, "technologie", etc.)

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L'approche aristotélicienne ne doit pas nécessairement être considérée comme une théorie dérogatoire à l'égard des métiers manuels, même si, dans la société hellénique du IVe siècle avant J.-C., ils étaient traités comme "subalternes" et "serviles". AD, ils étaient traités comme des "subalternes". Les métiers sont absolument nécessaires à la vie, et être compétent en la matière, c'est s'élever au-dessus du niveau moyen d'une vie digne et civilisée. Les sociétés sous-civilisées ne sont pas conscientes de l'importance de l'artisanat et des connaissances empiriques. Mais seule notre société de consommation de masse a tenté de masquer les différences de classe, de profession, de préparation et de talent (différences inévitables dans toute culture humaine) au moyen d'un amalgame pédagogique, comme l'amalgame entre l'apprentissage des métiers et la formation intellectuelle et morale des personnes. De manière parasitaire, les apprentissages sont logés sous les mêmes toits institutionnels et dans les mêmes chapitres budgétaires que l'enseignement secondaire à caractère intellectuel et préparatoire à l'université. Faire des Instituts et des Universités des "ateliers" à l'atmosphère de plus en plus ouvrière, ainsi que penser la science et la connaissance exclusivement en termes de production, sont les traits qui caractérisent la pédagogie imposée aujourd'hui, tant dans son volet marxiste que dans le volet plus proche du pragmatisme américain. L'étudiant est un travailleur qui "manipule des outils", tuant ainsi ce qu'il y a de plus précieux en l'homme: sa curiosité, sa capacité d'émerveillement, sa soif de connaissance. Dans ces écoles qui veulent préparer les jeunes à l'usine, toutes pareilles, l'homme est animalisé, formé et instruit, s'il a un peu de chance, mais pas éduqué.

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Aristote souligne dans le livre I de la Métaphysique comment la science naît du loisir, et rappelle qu'elle a été rendue possible par l'existence d'une classe sacerdotale en Égypte (981b 25). Il est facile de tomber dans le réductionnisme sociologique et de transférer tout le contexte d'une civilisation esclavagiste, avec toutes les considérations précédentes, à aujourd'hui. Considérations sur une sagesse séparée du travail manuel et utilitaire, un savoir suprême, hiérarchiquement élevé au-dessus des métiers et des techniques. Les idéologies, mais pas la philosophie authentique, ont tenté à l'époque moderne d'étendre un continuum entre la pratique utilitaire et la contemplation désintéressée. Ne pouvant ou ne voulant pas abolir la division en classes sociales, tout un public candide et "moyen" (car il s'agit d'une partie de la société qui vit d'un travail qui n'est ni entièrement manuel ni entièrement intellectuel) se leurre, "naturalisant" et donc niant le saut entre la praxis et la théorie (en invoquant Gramsci, Dewey, Piaget ou quelque autre saint de leur dévotion), niant le hiatus entre le savoir subalterne et le savoir suprême. Ne pouvant abolir les classes sociales (égalitarisme, communisme), ils ont décrété l'abolition de la hiérarchie gnoséologique.

En termes de politique éducative, l'amalgame des savoirs traduit par une image horizontale des enseignants nous a été présenté comme "progressiste": dans un I.E.S. (établissement d'enseignement secondaire) coexistent des instituteurs, des professeurs de baccalauréat, des techniciens de la formation professionnelle, des professeurs d'atelier, des coiffeurs, des mécaniciens, des professeurs de gymnastique, etc. Ils reçoivent tous le même traitement, presque le même salaire, et bien sûr la même considération sociale. Les professeurs de coiffure, de gymnastique, de technologie et de cuisine partagent déjà leurs prérogatives d'éducateurs avec les professeurs de mathématiques, de philosophie ou de grec. Le fait qu'elle [la sagesse, la première science] ne soit pas une science productive est déjà évident chez les premiers philosophes. Car les hommes commencent et ont toujours commencé à philosopher par admiration..." (982b 11). (982b 11).

Cette homologation, et la tentative de nous offrir tout ce fatras comme "éducation" est le signe de notre temps. Il est difficile de lutter contre ce signe car très vite le débat est interprété comme une lutte idéologique entre égalitaristes et réactionnaires. Les philosophes classiques (Platon, Aristote, Saint Thomas) ont déjà fermement affirmé qu'il existe des hiérarchies entre les connaissances, que la sagesse est censée commander et non obéir. Les sages doivent être obéis par les moins sages. La science universelle, la connaissance du tout, règne sur la connaissance particulière, prisonnière de la nécessité et de l'urgence. Déjà les premiers philosophes, dit Aristote, étaient des hommes libres qui ont créé une science libre : "

Ὄτι δ'οὐ ποιητική, δῆλον καὶ ἐκ τῶν πρώτων φιλοσοφησάντων- δὰι γὰρ τὸ θαυμάζειν οἱ ἄνθροποι καὶ νῦν καὶ καὶ τὸ πρῶτον ἤρζαντο φιλοσοφεῖν.

Le sage désintéressé, comme l'amoureux des mythes, entreprend sa quête par admiration.

διὸ καì ὁ φιλόμυθος θιλόσοφός πώς έστιν- ὁ γὰρ μῦθος σύγκειtαι ἐκ θαυμαγίων- [982b 18].

Toutes les sciences sont plus nécessaires que la philosophie (entendue comme sagesse et science des principes et causes premières) mais mieux, aucune.

ἀνακαιότεραι μὲν οὖν πᾶσαι ταύτης, ἀμεινων δ' οὐδεμία [983a 10].

mercredi, 05 janvier 2022

Luc-Olivier d'Algange: entretien avec André Murcie 

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Luc-Olivier d'Algange: entretien avec André Murcie 

Entretien réalisé pour Littera-incitatus

Vous avez, cher Luc-Olivier d'Algange, publié naguère aux éditions Arma Artis, trois ouvrages, qui attendent actuellement (après le décès de Jean Marc Tapié de Céleyran, admirable éditeur, fondateur d'Arma Artis, dont il présidait, presque seul, aux destinées hautement philosophales) une réédition dont j'espère qu'elle sera aussi prochaine que possible. L'avis aux éditeurs audacieux est lancé ! Il s'agit de Fin Mars. Les hirondelles, qui est un recueil d’hommages à des auteurs et des lieux qui vous tiennent particulièrement à cœur, Terre lucide, écrit en collaboration avec Philippe Barthelet, sous-titré « entretiens sur les météores », et enfin, Le Chant de l’Ame du monde, qui s’achève par une Ode au Cinquième Empire, en hommage à Dominique de Roux. Il me semble que ces ouvrages, aussi distincts qu’ils soient par la forme, témoignent entre eux d’affinités et de résonances qui les inscrivent dans un même dessein. Pouvez-vous nous parler de ce dessein, autrement dit de ce qui, antérieur à votre écriture elle-même, suscite votre écriture, ou bien est-ce là s’aventurer dans une zone inviolable, radicalement inconnue, ou d’avance récuséthéoriquement ?

Luc-Olivier d’Algange : - J’aime ce mot : dessein, que vous utilisez. Il me semble que notre temps, si planificateur, est aussi riche en « plans de carrière » qu’il est pauvre en desseins créateurs… Le dessein n’est pas un calcul sur l’avenir, et s’accorde fort bien avec ce que l’on peut nommer le hasard, la fortune, la chance ou la grâce. En écrivant, si l’on se tient à la disposition de ce qui advient on va littéralement Dieu sait où. Une grande part est laissée à l’aventure, « à la venvole » pour reprendre la formule de Philippe Barthelet.

Si l’écriture n’est pas seulement expression d’une pensée antérieure, si le langage est partie constituante et non seulement partie constitutive de la pensée, il s’en faut de beaucoup que l’œuvre ne soit qu’un « travail du texte ». En amont de notre langue, le Logos, qui se tient dans son royaume de silence, œuvre, à notre insu parfois, à notre délivrance et à notre souveraineté. En écrivant, nous sommes ses Servants. Une trame secrète se révèle peu à peu. Je ne puis me défendre de l’idée, peut-être étrange à la plupart des intellectuels modernes, que le livre que nous écrivons est déjà écrit dans quelque « registre de lumière », pour reprendre la formule des théosophes persans, dans un « suprasensible concret », que nos phrases tracées sur le papier (j’appartiens à ces archaïques qui s’offrent encore le luxe d’écrire avec de l’encre sur du papier) se révèlent par gradations, comme dans une lumière croissante. J’en veux pour preuve cette impression d’aurore fraîche, presque dure, qui environne le moment où nous allons commencer à écrire… Une phrase survient, et nous savons si peu où elle va nous conduire qu’il faut bien se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus dans une activité susceptible d’être planifiée … Un ordre préside à ce chaos d’intuitions, une cohérence née de l’improvisation elle-même, et qui ne pouvait naître autrement. La notion d’inconscient, en l’occurrence, ne me paraît que partiellement opérante, et s’il s’agit bien d’un inconscient, je serais plutôt enclin à penser à l’inconscient de la langue française elle-même, sa part immergée, songeuse, étymologique, nervalienne, sa vérité héraldique, tisserande, qui, se servant de nous pour se révéler, nous tient littéralement à sa merci.

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Tout cela pour vous dire que ni l’objectivité du travail stylistique, ni la subjectivité expressive ne me paraissent pouvoir rendre compte de ce qui est à l’œuvre. Ce qui se dit à travers nous nous appartient parce que nous lui appartenons, et cette appartenance, et là seulement intervient notre entendement singulier, nous libère, nous élargit, nous restitue à cette latitude humaine et divine que presque tout, dans le monde affairé où nous vivons, contribue à restreindre à l’extrême. Le Logos, en hauteur, en largeur et profondeur, dès lors que nous consentons à le servir avant de servir ce que nous croyons être nos compétences et notre subjectivité, nous ouvre à des vastitudes insoupçonnées. Ces vastitudes, plus encore que celles que l’espace visible, sont les espaces du temps.

Dans Fin Mars. Les hirondelles, dont le titre est un hommage à celui que Philippe Barthelet nomme « l’altissime Joseph Joubert », mon dessein fut de rendre le temps visible : temps des œuvres, des civilisations, et encore le temps comme attention, comme attente paraclétique, incandescente, telle qu’elle brûle dans les œuvres d’André Suarès ou de Dominique de Roux, ou, bien avant, dans celles de Ruzbehân de Shîraz, de Sohravardî, ou encore, d’une façon différente, chez Hölderlin ou Hermann Melville… Certaine oeuvres font date, elles participent des rythmes du temps, du renouveau du temps, et à partir d’elles si magnifiquement fidèles aux clartés antérieures, d’une certaine façon, tout recommence…. Et ce recommencement qui témoigne d’un au-delà du temps n’est lui-même qu’un retour à la vérité de l’être, c’est-à-dire à l’éclaircie de la toute-possibilité. Tout soudain, à relire ces auteurs, redevient possible ! Nous voici, les lisant, dans un usage sapientiel de la lecture, qui nous restitue à ce dont nous étions séparés par des illusions funestes… Voici l’inépuisable richesse du réel qui va de la substance la plus opaque à l’essence la plus lumineuse, en gradations infinies, dans ce chromatisme prodigieux dont surent si bien parler Ibn’Arabî et Jacob Böhme, mais aussi, d’une autre manière, ces écrivains, tels que Henri Bosco ou Henry Montaigu, qui, sourciers à l’écoute des ressources profondes de notre langue, en laissent circuler les vertus jusqu’aux plus hautes branches, aux plus fines, aux plus impondérables, les mieux accordées aux rumeurs célestes et aux puissances telluriques.

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Nous voici précisément, il me semble, au cœur de votre ouvrage commun avec Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores. Il s’y dessine aussi un autre recours, celui de l’amitié, de la conversation, contre tous les systèmes et toutes les idéologies, ou plutôt, en dehors d’elles.

Luc-Olivier d’Algange : - Il y aurait peut-être une sorte de redondance à s’entretenir à propos d’un ouvrage qui est déjà un entretien, sinon à rappeler (comme hommage à ce qui me fut une chance rare) que Philippe Barthelet est, par ailleurs, l’auteur d’un vaste « roman de la langue française », qui s’ouvre, à chaque phrase, sur la plus exacte et la plus profonde méditation métaphysique. Le propre de notre ouvrage étant de ne pouvoir se résumer, de même que l’on ne peut résumer une promenade au bord d’un fleuve (et l’on sait aussi, par Héraclite, que « l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), je laisse le lecteur, si le cœur lui en dit, à découverte de ce livre quelque peu maistrien et dont il pourra lui-même, dès lors notre invité, être à la guise le Comte, le Chevalier ou le Sénateur ! Disons seulement qu’en ces temps monomaniaques, idéologiques et puritains rien ne semble plus rare que les bonnes conversations, et je ne suis pas loin de penser que presque toutes les œuvres dignes d’êtres lues participent ou invitent à une conversation ; qu’elle soit, bien sûr, avec le lecteur, ou avec des prédécesseurs, voire avec les êtres et les choses les moins saisissables : nuées, nuances, météores, signes du ciel… En réalité, il n’y a pas de monologue, sauf chez les fous ou les Modernes. Toute œuvre est, par nature, dialogique

Le Chant de l’Ame du monde est-il, en suivant votre idée, un dialogue avec l’Ame du monde ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’Ame du monde est ce qui rend possible les conversations. Elle est la lucidité de notre terre. C’est dire qu’elle n’a rien d’abstrait ; elle n’est pas davantage, s’il faut le préciser, une sorte de « world music » adaptée aux besoins euphorisants du village planétaire, quand bien même lui revient une prérogative irrécusable d’universalité : celle du cosmos, tel qu’il se figure sur le bouclier de Vulcain dont parle Virgile. L’Ame du monde est la Sophia… Entre le sensible et l’intelligible, elle recueille les éclats de l’un et de l’autre, dans leurs mouvements, leur ressacs, leurs réminiscences qui irisent la présence pure. L’Ame du monde ne se conceptualise pas. Elle affleure, elle transparaît, dansante comme à travers le feuillage bruissant, comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, vérité insaisissable et lustrale, réfractée et diffractée, en splendeur, là où adviennent les Anges et les dieux, ces réalités à la fois intérieures et extérieures. Mais les poèmes, je le crains, ne se résument pas davantage que les conversations…

L’impression nous vient que, les ayant écrit, vous n’avez pas particulièrement de commentaires à ajouter à vos livres, soit par humilité, soit que vous les considériez comme derrière vous, soit que vous en laissiez le propos à vos lecteurs… S’il ne vous déplaît pas, nous aimerions cependant poursuivre cet entretien par des considérations plus générales, politiques, poétiques, et métaphysiques, qui nous reconduiraient à ce qui a donné naissance à ces ouvrages… Et pour commencer, quels sont vos Maîtres ?

Luc-Olivier d’Algange : - Nos écrits ne sont pas toujours « derrière nous », ils sont peut-être lancés en avant, ce vers quoi nous cheminons ; ce qui rendrait d’autant plus difficile d’y revenir, d’en faire le commentaire, sans compter le ridicule à être son propre glossateur ! Et puis, le « monde culturel » me semble avoir tourné de telle façon que l’on cherche bien souvent à se faire une idée des ouvrages d’un auteur sans les lire. Alors autant ne pas abonder dans le sens de cette mauvaise paresse et s’attarder indûment sur ce qui a déjà été écrit, et qui le fut précisément, pour échapper à ces quelques opinions, abstractions ou généralités où les gens « informés » voudront les ensevelir ! En revanche, et j’en suis bien d’accord avec vous, parler de ses Maîtres est un devoir de gratitude, et surtout une joie qui renouvelle celle que nous avions à les lire.

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Je considère comme des Maîtres tous les auteurs qui m’ont appris quelque chose, et ils sont nombreux. Mais pour en distinguer quelques uns, outre ceux dont je parle dans Fin Mars. Les hirondelles, peut-être convient-il d’en revenir aux premiers en date, à ces lectures de l’adolescence, qui nous donnent des raisons d’être, nous confirment dans nos audaces, affermissent notre courage et notre intelligence. Au monde souvent mesquin et étriqué qui s’apprête à nous dévorer dans la tendreté de notre âge, ils opposent un contre-monde, qui n’est pas un refuge mais une exigence plus haute. Ceux-là sont des amis ; ils nous donnent des armes et nous montrent le monde plus grand, plus intense, plus aventureux. Car enfin, l’inanité est là, depuis notre adolescence : le monde devient un monde-machine, toutes les souverainetés sont corrodées, arasées. L’infantilisme et la bestialité triomphent sur tous les fronts, et après deux ou trois vagues de totalitarisme, depuis la Terreur de 1793, les hommes se sont si bien habitués à n’être que des « agents » et des « rouages », leur servitude volontaire est si bien intégrée à leur complexion, à leur physiologie même, que la survie de l’esprit humain, dans ses pouvoirs de discrimination et ses puissances poétiques, est devenue des plus aléatoires, alors même que la Machine, autrement dit, la société de contrôle (qui succède, pour tout arranger, aux sociétés de souveraineté et aux sociétés disciplinaires) travaille sans relâche à éliminer précisément toute chance d’être, toute chance, selon le mot d’Hölderlin « d’habiter en poète ». Deux maîtres donc : Villiers de L’Isle-Adam et Hölderlin.

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Villiers de L’Isle-Adam fut l’auteur qui m’arracha à ce qui me semblait devoir être une triste singularité. Il me vint à cet âge inquiet où il s’en faut de peu que nous ne concevions, non sans quelque effroi, être fort esseulés dans notre pensée. Certaines œuvres sont, pour ainsi dire, en forte teneur d’amitié spirituelle. Il semble qu’une main nous soit tendue, mais avec une arme, fraternellement, à nous qui étions désarmés. Une contradiction se trouvait résolue. Nous pouvions donc, en même temps, récuser la société et consentir à être les héritiers de la civilisation, porter un songe de splendeur et exercer nos sarcasmes à l’égard d’un monde qui s’acharnait en médiocrités despotiques à nous rendre la vie apeurée, misérable et banale. Refuser d’un même geste l’avilissement et le nihilisme, ne pas vivre en bête traquée, tout cela tient dans la dédicace de L’Eve future : « Aux railleurs, aux rêveurs ». Le rêve devenait ainsi, non plus une fuite, mais un Songe plus haut, fondateur, celui-là même dont naissent les civilisations. Les Contes Cruels anticipent, en tout point, et parfois à partir d’infimes indices, ce monde ridicule, malfaisant et sinistre que décrira plus tard, mais en l’ayant sous les yeux, Philippe Muray… Villiers de L’Isle-Adam, lui, nous donne l’alexipharmaque avant même que le poison ne ruisselât dans nos veines ! Magistrale leçon d’ironie guerroyante, ouverte à chaque phrase sur des hauteurs et des profondeurs métaphysiques ; humour cruel et fidélité pure, c’est-à-dire brûlante, à l’égard de ce qui, dans notre bref séjour ici-bas, nous tient dans la proximité ardente de la voix du cœur et de la beauté ; pessimisme alerte et joyeux ; ethos héroïque qui répond, avec la désinvolture aristocratique qui lui est propre à la mise-en-demeure d’Hölderlin : «  A quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » A quoi bon ? A rien du tout… Mais à l’entendre ainsi, dans la définition que Pessoa donne du Mythe, «  ce rien qui est le tout », sceau invisible de cette visible empreinte qu’est le monde.

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Nul, de façon plus radicale qu’Hölderlin, n’eut l’audace de se tenir en cet espace intermédiaire, à la fois éblouissant et ténébreux, mais aussi parfois clair d’une douce clarté et comme à l’ombre de feuillages orphiques, où le Mythe vient à la rencontre du réel pour en révéler la nature véritable. Hölderlin n’écrit pas à propos du Mythe, ses poèmes ne sont pas des poèmes mythologiques, au sens néo-classique ou romantique, mais des épiphanies survenues, de façon imprévisible, à l’intérieur de la langue allemande. Hölderlin parle de l’intérieur : il est le feu qui éclaire et consume. Le sacré, le Mythe sont, chez Hölderlin, des advenues, l’apparaître de l’apparition elle-même, qui naît au moment où nous naissons avec elle. C’est ainsi qu’il peut laisser transparaître l’une dans l’autre la figure du Christ et celle d’Apollon, c’est ainsi que sa poésie nous dit, du sacré, une profondeur en attente, qui, jusqu’à présent, fut à peine entrevue, c’est ainsi que le plus lointain, le plus antérieur, s’irise dans ses écrits comme une promesse encore insoupçonnée.

La plupart des œuvres, quand bien même s’amoncellent à leur sujet des thèses universitaires, n’ont pas encore été lues. Je veux dire que réduites au statut d’objets, un interdit à les lire n’a pas encore été levé. Etudiant les œuvres, les tenant à distance par des méthodes critiques, on s’épargne la chance et le risque d’en être ravi, c’est-à-dire dépossédé du rôle d’analyste auquel se complaisent nos arrogances intellectuelles. Au-delà même de l’expérience sensible et intelligible que nous pouvons avoir d’une œuvre, qui est déjà elle-même supérieure à la simple étude universitaire, une autre possibilité demeure « en réserve », selon la formule de Heidegger, qui est celle de la relation avec l’œuvre. C’est du passage de l’expérience à la relation, c’est à dire à la survenue d’une conversation dont témoignent à leur mesure Fin Mars. Les hirondelles, et, d’une façon plus directe encore, Terre Lucide. En son hiver, il me semble que notre civilisation est en attente d’un printemps herméneutique, d’une terre lucide annoncée par ces météores, ces « signes du ciel » que sont les œuvres des poètes.

Nous retrouvons dans ce printemps herméneutique, votre méditation sur les saisons, sur le retour, sur le temps qu’il fait et celui qui passe. Quel serait le « temps » de l’herméneutique ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’herméneutique nous initie à une autre temporalité. Ni le cercle, ni la ligne droite mais une sorte de spirale qui, repassant par les mêmes points, nous porte plus haut. L’herméneutique, et que l’on entende bien sous ce vocable austère, un voyage odysséen et non un travail d’expert, fait apparaître dans une œuvre plus qu’à première vue. Ressaisissons notre bien : ne le laissons pas au seul usage des spécialistes. Les œuvres sont des signes d’intelligence que nous adresse l’aléthéia, la vérité qui n’est pas objet d’évaluation mais l’instant de sa propre révélation. Les abysses lumineuses des poèmes d’Hölderlin disposent nos entendements aux abysses lumineuses de l’instant qui est l’éternité même. Celle qui oscille dans les fleurs de cerisiers !

A chacun d’entre nous une œuvre reste à accomplir qui est de se réapproprier ce dont le monde-machine nous a exproprié : les paysages, les heures, les noces d’Eros et de Logos, la qualité et la dignité des êtres et des choses. Mais cette recouvrance si elle exige une décision résolue, n’implique nulle âpreté. Il ne s’agit pas d’être crispé sur son dû, mais de s’abandonner à ce qui nous appartient : ce temps qualifié, ces événements de l’âme. Nous reprenons possession du monde comme d’un texte sacré en refusant de le planifier, en lui laissant la chance de nous faire signe, en aiguisant notre entendement à percevoir ces subtiles invitations par-delà « le vacarme silencieux comme la mort » dont parlait Nietzsche.

Voyez comme les prétendants littéralistes préjugent dans les textes sacrés de la « vérité » qu’ils y veulent trouver pour ensuite l’administrer, et comme ils laissent peu de place à la surprise, et comme ils trahissent en réalité la lettre à laquelle la véritable herméneutique retourne, comme Ulysse après son périple. Toute opinion est fondamentaliste, hostile par ses prémisses et ses usages à l’aventure de l’esprit. S’il importe de ne jamais oublier que nous vivons sous le règne de l’Opinion, il importe encore davantage de ne pas se laisser subjuguer ou obnubiler par la terreur qu’il prétend nous inspirer. Ce qui n’est pas, fût-ce en néant dévorant, ne peut en aucune façon triompher de qui est, ni empêcher ce qui fut d’avoir été et de demeurer présent dans la présence, dans la délicieuse anamnésis dont l’essor se confond avec le pressentiment lui-même, avec ce qui crée et ce qui fonde.

La didactique coutumière, scolaire, oppose le platonisme et l’hédonisme, comme elle suppose que la philosophie platonicienne oppose le sensible et l’intelligible pour déprécier l’un au détriment de l’autre, alors qu’elle les hiérarchise, ce qui est tout différent ! Cette mésinterprétation banale de la pensée platonicienne procède de la difficulté que nous avons, nous autres modernes, à sortir d’une pensée de l’antagonisme. Hiérarchique, graduée, la pensée platonicienne récuse par avance l’antagonisme que les exégètes futurs y voudront introduire. Le sensible ni l’intelligible ne sont, en soi, préférables l’un à l’autre, ce ne sont pas des camps, des partis, mais des modes opératoires de notre compréhension du monde et dont les œuvres sont les noces ardentes.

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Si l’on me dit qu’un hédonisme néoplatonicien est impossible, que la louange du sensible, la relation extatique avec le monde sensible est impensable par la célébration de l’Idée, de la Forme, eh bien soit : je l’invente, je la rend possible, je l’instaure, j’en fais la prémisse d’une philosophie nouvelle ! Mais, à dire vrai, je ne crois pas être si novateur, mais seulement l’héritier d’un courant philosophique moins connu, moins balisé, d’une façon de philosopher, d’un poien qui, à l’exemple de Plotin, de Sohravardî, de Ruzbehân de Shîraz, de Pic de la Mirandole, ou de Marsile Ficin, hiérarchise pour ne pas opposer, ce qui appartient au visible et ce qui appartient à l’invisible, l’un et l’autre n’étant que des moments différents de l’apparaître.

Cette tradition héliaque, métaphysique et patricienne, tenue à l’écart par une idéologie dominante, lunatique et matérialiste (celle précisément des « hallucinés de l’arrière-monde » dont parle Nietzsche) me semble non seulement devoir être défendue et illustrée, par l’exemple, par la beauté du geste, mais aussi en tant qu’art poétique et romanesque, si lassés de l’expression de la subjectivité, nos contemporains désirent à nouveau tenter la grande aventure des états multiples de l’être et de la conscience. De même que le printemps herméneutique éveille et discerne dans les textes les « états » et les « stations », les degrés et les plans d’interprétation différents, on peut espérer et imaginer un printemps poétique et romanesque où, à l’hiver du durcissement des certitudes, à l’aridité et aux froidures conceptuelles, formalistes ou vengeresses succéderait un ressaisissement du chant et de la vision.

« Ne servir que sa vision » écrivait Dominique de Roux, qui recommandait aussi de ne pas oublier notre exil fondamental, et que « nous sommes partout et toujours en territoire ennemi » : observation qu’il importe, il me semble, de ne pas prendre dans un sens pathétique, mais plutôt pragmatique, à la façon de Marc Aurèle. Chaque heure que nous sauvons de la confusion, de l’agitation, des promiscuités débilitantes, chaque heure sauvée de l’endormissement hypnotique du travail et des distractions, chacune de ces heures est une victoire : nous y retrouvons, sauvegardées et d’une fraîcheur castalienne la puissance, la beauté et bonté. Les mots ont le pouvoir de recréer ce qu’ils détruisent.

Que pouvez-vous nous dire à propos de cette tension entre le pouvoir créateur et le pouvoir destructeur du langage ?

Luc-Olivier d’Algange : - Les mots tuent, au propre et au figuré, et parfois d’ennui. Les totalitarismes nomment pour tuer en renversant la « logique » de la divine création qui nomme pour faire advenir à l’être. Le totalitarisme dédit ; son jargon est la mesure de sa perversion : ce qu’ont démontré, de façon magistrale, Orwell ou George Steiner. La définition du mal échappe aux moralisateurs pour autant qu’ils méconnaissent cette atteinte au Logos ou au Verbe. S’il est bien souvent question, dans Terre lucide, des ressources de la langue française, c’est qu’en elles s’avivent nos pensées. Par cette langue nous appartenons à une tradition qui nous libère de nos subjectivités outrancières et nous donne la latitude de penser, c’est-à-dire de peser le juste et l’injuste… Il n’est pire conformisme que celui du « non-conformisme » où chacun croit pouvoir penser par lui-même dans le déni de toute tradition et de tout héritage, et s’en trouve ainsi penser comme tout le monde, exactement selon le vœu des « prescripteurs » de la publicité. Les dogmes, les doctrines, laissaient encore la part à la critique, alors que le conformisme de l’informe est une glue, un totalitarisme sans issue, car il enferme chacun en lui-même… Bienvenue dans le monde du « chacun pour soi » où règne le grégarisme au suprême, où la bétaillisation de l’être humain se fonde non plus sur un despotisme discernable mais sur une servitude volontaire, oublieuse de sa volonté, relayée par la technique et devenue presque physiologique, au point qu’il n’est pas absurde parler d’une post-humanité, mais régressive, à la fois hyper-technologique, numérisée, clonée, et psychologiquement réduite à l’infantilisme. Le conformisme de l’informe devient ainsi le principal recours des faiblesses coalisées contre la singularité et la force, en meutes d’autant plus impitoyables qu’elles travaillent, comme l’écrivait Philippe Muray, pour « l’empire du Bien ».

Que reste-t-il alors des sentiments humains, une fois débarrassés des intempestives grandeurs ? La langue s’y étiole, l’entendement s’y rabougrit, la privation sensorielle s’instaure disposant la conscience à ne percevoir que des représentations secondes, au détriment de la présence réelle des êtres et des choses, présence réelle qui contient en elle les abysses et les hauteurs, une verticalité qui sacre l’Instant, notre seul bien… Le printemps herméneutique est à la pointe de chaque phrase lue ou écrite amoureusement ! Le printemps herméneutique est la floraison du Logos qui, à partir de ses racines, de ses étymologies, délivre la puissance du silence, de son cœur de feu, de sa vérité paraclétique.

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Dans Fin Mars, les hirondelles, vous évoquez le Paraclet, à propos d’André Suarès, d’Henry Corbin et de Dominique de Roux. Pouvez-vous nous préciser ce qu’est le Paraclet, et son « règne » dont certaines œuvres vous semblent l’attente ardente ?

Luc-Olivier d’Algange: - Le Paraclet est l’Esprit-Saint, et le règne du Paraclet qui succède au règne du Fils, comme celui-ci succède au règne du Père, serait l’accomplissement de l’Alliance, l’accomplissement d’une liberté souveraine, d’une terre céleste, lucide… Cependant, je suis loin de prétendre à théoriser en ce domaine, et plus loin encore de comprendre comment s’inscrirait dans « l’histoire », cette succession de règnes qui, d’une certaine façon, m’apparaissent pour ainsi contemporains les uns des autres ; de même que dans l’écriture, qui se situe entre le silence et la parole, le silence de « ce qui n’est pas encore dit » et la parole dont on se souvient, le temps est bien davantage qu’une ligne droite, qu’une historicité déterminable et déterminante…. Entre le Logos rayonnant du silence de la toute-possibilité et la parole filiale, la parole en filiation spirituelle, le Paraclet gradue ses révélations dans notre conscience. Il est cet « entre-deux » entre ce qui est dit et celui qui reçoit la parole, cet espace intermédiaire et impondérable comme le sens lui-même qui s’offre à être traduit du silence.

Le temps a été créé avec le monde pour peupler de réminiscences les commencements sans fins. Chaque phrase que nous écrivons ne vaut d’être écrite que si, d’autorité, elle recommence le monde. Le Logos et le Verbe disent une même réalité cosmogonique. La poésie, à cet égard, consiste moins à ré-enchanter le monde qu’à lui ôter le voile qui nous le désenchante, qu’à l’arracher aux fictions misérables et sinistres qui font que la réalité, comme l’écrivait Rémy de Gourmont, finit par copier les mauvais romans : monde plat, sans syntaxe ni grammaire, mots réduits à leurs écorces mortes, sentiments et vertus réduits à l’apparence qu’ils donnent selon les normes du kitch, dérisoire ou titanesque… Le nouveau règne, celui dont parlait Stefan George, débute sitôt que l’on s’éveille de ce mauvais songe, de cette pensée stéréotypée, binaire, qui nous réduit à l’alternative ou au compromis. Et comme l’écrivait Rimbaud : « là tu te dégages, et voles selon. »

(Entretien réalisé par André Murcie pour Littera-incitatus)

dimanche, 02 janvier 2022

Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire (Thomas Carlyle)

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Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire (Thomas Carlyle)

 
Dans cette vidéo, nous aborderons la théorie du grand homme dans l’histoire à travers Thomas Carlyle et son livre « Les héros, le culte des héros et l’héroïque dans l’histoire ». A rebours de l’esprit sceptique moderne, Carlyle tient non seulement à montrer dans son livre l’importance des hommes d’exception dans l’histoire, mais aussi que le « culte des héros » est une véritable nécessité anthropologique. Loin d’être anecdotique, le culte des héros, selon lui, est le roc sur lequel est même fondé tout le système hiérarchique d’une société.
 
 
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Musique :
Edwar Elgar : Cello Concerto In E Minor, Op. 85: 4. Allegro - Moderato - Allegro, ma non troppo
Edwar Elgar : Sospiri, Op.70 - Adagio For Strings, Harp And Organ, Op.70
Ralph Vaughan Williams : Fantasia on Greensleeves
Ralph Vaughan Williams : Fantasia on a Theme by Thomas Tallis
Chant soviétique : Ленин всегда с Тобой
 

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jeudi, 30 décembre 2021

NOOMAKHIA : Guerres de l’Esprit - Sur le magnum opus d'Alexandre Douguine

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NOOMAKHIA : Guerres de l’Esprit

Sur le magnum opus d'Alexandre Douguine

(2019)

Noomakhia: Wars of the Mind est le magnum opus en cours de publication du « philosophe le plus dangereux dans le monde », Alexandre Douguine (né en 1962). Devant bientôt entrer dans son 28e et dernier volume en russe, Noomakhia est en train de devenir l’une des contributions les plus ambitieuses et les plus complexes du XXIe siècle pour de nombreux domaines et écoles de pensée. Au-delà d’une série d’études noologiques innovantes dans l’histoire des Civilisations, et au-delà de la culmination originale d’un grand nombre d’idées et de travaux antérieurs de l’auteur, Noomakhia vise à inaugurer un nouveau paradigme philosophique, basé sur la déconstruction radicale de l’universalisme de la Modernité occidentale et sur la reconstruction audacieuse d’un modèle pluriversel des variations des Logoi qui structurent les cultures humaines. Noomakhia tente d’initier une nouvelle anthropologie, d’établir un nouveau discours sur l’histoire et les structures de la Noomachie (du grec « Guerre de l’Esprit ») qui conditionnent la diversité des civilisations humaines, et à contribuer à un Dialogue des Civilisations intercontinental.

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A mesure que Noomakhia commence à entrer graduellement dans le domaine anglophone, cette section de la bibliothèque en expansion de la Eurasianist Internet Archive présentant des traductions originales des penseurs du courant eurasiste est dédiée à rassembler les premiers aperçus dans l’épicentre de Noomakhia. Dans la section qui suit, les lecteurs, les chercheurs, et les traducteurs peuvent trouver une base de données régulièrement mise à jour de Noomakhia dont des extraits sont présentés et traduits pour la première fois en langue anglaise. Comme le projet Noomakhia dans son ensemble, cette ressource est un travail en progrès. Tous les volumes de Noomakhia sont actuellement publiés en russe par Academic Project (Moscou, Fédération Russe). 

Les lecteurs et les chercheurs sont aussi invités à visiter la section « Additional Materials » ci-dessous, présentant une collection croissante d’interviews, d’articles, et de cours se rapportant à Noomakhia, incluant Introduction to Noomakhia Video Lecture Series [Série de cours vidéo – Introduction à la Noomachie] ainsi que les publications du site Geopolitica.ru

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« Le projet Noomakhia est basé sur une étude en profondeur des différentes cultures, systèmes philosophiques, arts, religions et traits psychologiques et caractéristiques des civilisations humaines. Noomakhia examine tous les peuples – anciens et modernes, hautement sophistiqués et « primitifs », ces qui sont technologiquement hautement développés et ceux qui n’ont pas de langage écrit. Le but ultime de Noomakhia est de démontrer et de prouver d’une manière concluante qu’aucune culture singulière ne peut être considérée d’une manière hiérarchique (développée/sous-développée, supérieure/inférieure, moderne/pré-moderne, civilisée/sauvage, etc.). L’évaluation responsable de toute culture humaine doit être faite de l’intérieur, par ceux qui lui appartiennent, et sans l’imposition de préjugés extérieurs (l’interprétation est culturellement toujours partiale). Noomakhia présente une argumentation en faveur de la dignité de l’humanité qui vit à l’intérieur de l’incommensurabilité de toutes ses formes culturelles existantes.

Le point de départ – et le trait principal de Noomakhia – est le concept des Trois Logoi, les trois paradigmes noologiques qui définissent la structure de toute culture. Les Trois Logoi sont :

  • L’apollinien (patriarcal, hiérarchique, androcratique, vertical, exclusif, « céleste », transcendant) – le Logos lumineux ;
  • Le dionysiaque (médian, androgyne, extatique, immanent sans matérialisme, équilibré, dialectique) – le Logos obscur ;
  • Le cybélien (matriarcal, horizontal, gynocratique, inclusif, chthonien, immanent, matérialiste) – le Logos noir.

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Noomakhia propose que ces trois Logoi sont présents dans chaque culture, mais qu’ils sont irréductibles (invariants) et conservent toujours leur essence distincte. D’où le concept de Noomakhia (ou « Noomachie »), la bataille constante entre les Trois Logoi qui constitue la dynamique de la création des moments de la dialectique culturelle et historique. Ce sont des variables dans le déroulement historique de toute culture et ils se développent en périodes et phases différentes. Il n’existe aucune règle universelle qui ait défini ou qui puisse définir la succession et la durée de ces phases et moments dans la Noomachie. Chaque culture et civilisation possède sa propre séquence unique dans le déroulement de la Noomakhia, avec ses propres particularités uniques caractérisant les victoires et les triomphes des divers Logoi qui transforment fondamentalement tous les rôles. Chaque culture doit être étudiée et évaluée individuellement et avec un soin considérable, évitant toute tentation de projeter la structure de sa propre expérience étudiée sur la Noomakhia des autres.

Le second principe du projet Noomakhia est de définir le domaine de recherche et les limites  de la civilisation. Le concept de civilisation est culturel et basé sur la présomption d’une  coexistence parmi les peuples de la terre de cercles (ou horizons) existentiels différents, qui sont identifiés comme la pluralité des Dasein. L’étape suivante est la clarification du concept spatial de culture des civilisations étudiées et la présentation des séquences sémantiques  (l’historial, Seinsgeschichte) des événements les plus significatifs interprétés dans l’optique de ces peuples et cultures concrets. »

– Alexandre Douguine, “The Noomakhia Project” (2019)  

Source:

https://eurasianist-archive.com/item/noomakhia/

 

Le rêve d'immortalité de Bezos et l'inéluctabilité de la mort

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Lorenzo Maria Pacini

Le rêve d'immortalité de Bezos et l'inéluctabilité de la mort

Source: http://novaresistencia.org/2021/12/21/o-sonho-da-imortalidade-de-bezos-e-a-inevitabilidade-da-morte/?fbclid=IwAR38npV79Y-qXvC19qMq0ICJdazVy8-XX-_xYOFJqilg83z6rfjMXrvVEck

La mort est un élément fondamental de l'essence humaine. Mais la peur de la mort et la recherche de moyens d'y échapper ont été des thèmes permanents dans l'histoire de l'humanité. Dans la postmodernité, cependant, ces tentatives se sont mêlées au technocentrisme et au transhumanisme. Le dernier en date est l'investissement du milliardaire Jeff Bezos dans les technologies de prolongation de la vie.

Le MIT Technology Review rapporte que Bezos investit dans une nouvelle startup visant à stopper le vieillissement humain, appelée Altos Lab, lancée par le milliardaire russe Yuri Milner en 2021. Cette startup à la longévité compliquée vise à développer une technologie qui rajeunit les cellules et permet aux gens de vivre au moins cinquante ans de plus que la moyenne actuelle. "La philosophie de l'entreprise est de se concentrer sur la recherche axée sur la curiosité", a déclaré le chercheur Manuel Serrano à Technology Review. "Grâce à une entreprise privée, nous avons la possibilité d'être audacieux et d'explorer toutes les dimensions qui peuvent nous aider à comprendre le mécanisme du rajeunissement. La monétisation des découvertes que nous ferons est une hypothèse, mais ce n'est pas le but principal de notre travail." Outre M. Serrano, déjà connu pour ses travaux en matière de génie génétique pour la longévité, le projet implique également Shinya Yamanaka et John Gurdon, qui a reçu le prix Nobel de médecine 2012 pour ses travaux sur la reprogrammation de l'ADN, le généticien américain Steve Horvath, le biologiste allemand Wolf Reik et le biochimiste espagnol Juan Carlos Izpisua Belmonte. La "lutte contre le temps" de Bezos, l'homme le plus riche du monde selon les magazines spécialisés, n'est pas nouvelle : avec l'investissement qu'il a réalisé il y a des années dans Unity Biotechnology, une entreprise pharmaceutique spécialisée dans l'anti-âge, il s'était déjà dit prêt à donner un avenir - ou peut-être plus d'avenir, pour être ironique - à ce domaine de recherche.

Une série de questions et de réflexions se posent inévitablement, dont la première est d'ordre socio-économique. Un magnat ordolibéral technocapitaliste investit massivement dans un secteur, prélude au mécanisme désormais bien connu par lequel, une fois qu'une découverte est brevetée, elle est vendue, avec des profits énormes et la construction de paradigmes de dépendance financière et de contrôle social, à des États ou à d'autres entreprises, alimentant le système de marchandisation de la vie humaine et des politiques qui y sont liées. Il n'y a rien de problématique en soi dans la recherche, et c'est très bien de pouvoir la réaliser, mais c'est la volonté derrière le projet qui doit être évaluée, surtout quand il s'agit, comme dans ce cas, d'une personne déjà connue pour avoir créé une entreprise monopolistique dans laquelle les travailleurs vivent dans des conditions de travail précaires et inhumaines, créant une concurrence déloyale sur le marché et entraînant la tendance à une plus grande richesse, toujours aux dépens des plus faibles.

Une question concerne l'aspect bioéthique. Le rapport à la mort est le plus ancestral, le plus enraciné et le plus commun à l'homme ; il fait partie de son statut ontologique et anthropologique. Une bonne relation avec la mort est celle où l'on perçoit et vit l'ouverture transcendantale de l'existence, dans l'ordre métaphysique qui nous appartient, en ne s'identifiant pas au corps biologique, mais à l'âme qui le façonne, en acquérant la conscience que la dimension existentielle dans laquelle on acquiert la conscience de soi n'est pas la seule, mais est un et un passage. La peur de la mort, en revanche, apparaît lorsque cette maturation individuelle n'est pas atteinte, restant ancrée ou plutôt coincée dans la matérialité de la vie, de sorte qu'elle n'a pas de but et pas de verticalité. La mort est inévitable, pour les deux types d'individus ; elle survient cependant aussi bien pour ceux qui l'attendent et l'accueillent avec réflexion, le cœur ouvert et la conscience du passage qu'elle représente, que pour ceux qui la craignent, la fuient constamment et tentent de l'exorciser violemment. L'absurdité qui se dégage d'un projet qui vise une supposée "immortalité" n'a pas non plus beaucoup de sens d'un point de vue encore plus subtil : le corps biologique est une partie de notre essence incarnée, et y rester attaché "pour toujours", comme si c'était le seul état dans lequel nous pouvons exister, reviendrait à limiter notre évolution, notre voyage vers une dimension bien plus élevée. C'est un peu comme chercher la liberté en voulant s'enfermer dans une prison avec des chaînes plus grosses.

Il y a également un aspect biomédical à prendre en compte. Si la possibilité de prolonger la vie biologique était réalisée, que deviendrait notre corps ? La génétique et la biologie nous enseignent que le corps humain est un organisme complexe, dans lequel rien ne se produit "soudainement", dans lequel les changements résultant d'une adaptation comportementale et environnementale nécessitent une longue période de temps pour se fixer définitivement dans le patrimoine génétique et donc héréditaire. La grande découverte de Bezos et de ses compagnons finirait par être, une fois de plus, un luxe pour quelques-uns, et non un élixir pour les peuples et les nations. Même la voie de l'hybridation homme-machine et l'application des biotechnologies au corps, avec toutes les réflexions éthiques complexes qu'elles impliquent, ne peuvent interrompre le voyage que toute âme est appelée à entreprendre.

Il serait peut-être plus sage d'investir autant de ressources, par exemple, dans la formation à une vie saine, authentique et équilibrée, ou dans le travail intérieur, la connaissance de soi, l'étude du bien commun et la réalisation authentique et intégrale du bonheur individuel et collectif. Cela permettrait une meilleure qualité de vie, une transformation de la société, un changement radical de la direction prise par ce monde. Alors la mort ne serait probablement plus l'ennemie à fuir jusqu'au jour inopportun et inévitable, mais la sœur, comme le dit saint François, sur laquelle nous pouvons nous appuyer de manière fraternelle au terme de notre parcours dans cette forme de vie, prête à nous livrer dans ses bras pour passer consciemment à de nouveaux horizons.

Source : Idee&Azione

lundi, 27 décembre 2021

Leo Strauss critique la "vie nue" dans le libéralisme 2.0

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Leo Strauss critique la "vie nue" dans le libéralisme 2.0

Michael Kumpmann

Ex: https://www.geopolitica.ru/de/article/leo-strauss-kritik-am-nackten-leben-im-liberalismus-20

Dans mon dernier article, le rapport de Leo Strauss à la raison et à la religion a été mis en lumière. La deuxième partie traite de sa thèse des "Anciens" et des "Modernes", du déclin du libéralisme et de la manière dont cette thèse peut s'appliquer au concept de "libéralisme 2.0" de Dugin (voir sur ce site: http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/10/19/leo-strauss-liberalisme-1-0-et-revolution-conservatrice-6344800.html ).

Il convient toutefois de préciser au préalable que Strauss utilise un concept de libéralisme qui est plus qu'étrange. Il ne considère pas le libéralisme comme la première théorie politique de l'époque moderne, née des Lumières et des influences protestantes, mais il considère plutôt toute la philosophie européenne comme "libérale", à commencer par Platon et Aristote. En revanche, Strauss critique massivement les fondateurs plus récents du libéralisme, comme John Locke, et la plupart des autres libéraux actuels, qu'il considère comme des traîtres à l'idée libérale. En particulier dans le contexte où Douguine critique à juste titre le libéralisme tout en réclamant un retour à Platon, l'approche de Strauss semble plutôt bizarre. Elle offre néanmoins quelques conclusions intéressantes.

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Pour Strauss, l'approche eudémoniste des humanistes classiques (qu'il appelle les "Anciens") constitue le noyau antique du libéralisme. Ce faisant, il défend une conception positive de la liberté : la liberté ne signifie pas que l'on peut faire tout ce que l'on veut, jeter sa vie aux orties, ne passer ses journées qu'à boire, manger de la malbouffe, regarder la télévision trash, regarder du porno, etc. Cette "liberté" n'est pas digne d'un être humain et ne conduit qu'à le faire dégénérer. Au lieu de cela, les humanistes classiques pensaient que l'homme possédait une sorte d'"étincelle divine" qui lui permettait d'aspirer à la grandeur.  L'homme n'est pas parfait, c'est un être avec des faiblesses et des défauts, mais il peut reconnaître ses erreurs, se relever après chaque défaite, affronter des charges et des difficultés toujours plus grandes pour devenir la meilleure version possible de lui-même. Et même s'il échoue une fois, c'est toujours mieux que de ne jamais avoir essayé. La liberté positive est nécessaire pour que l'homme puisse mener exactement une telle vie. Et ce n'est que par cette vie que l'homme peut être libre. Une vie sans problèmes ni difficultés, où l'on obtient tout ce que l'on veut, comme le proverbial asticot, n'est pas une véritable liberté.

Selon Leo Strauss, cette eudaimonia est ce qui a fait le bien du libéralisme, mais le déclin et la chute du libéralisme ont commencé parce que les philosophes libéraux, à commencer par Machiavel, Hobbes et John Locke, ont commencé à se détourner de cette idée. On pensait qu'il était faux d'avoir des idéaux et des exigences envers les hommes et qu'il fallait accepter l'homme comme fondamentalement mauvais et corrompu.

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Les libéraux ont ainsi sacrifié l'idée de vertu, d'eudaimonia et de courage pour arriver au nouvel idéal de "survie nue". Et ce changement de paradigme a conduit à une redéfinition de la morale. Désormais, la morale ne consistait plus à rechercher la meilleure vie possible, mais tout ce qui assurait la survie de l'individu et de l'État était soudain moral. Pour Hobbes, l'homme n'avait fondamentalement aucun désir plus grand ou plus élevé que celui de simplement survivre. Et c'est de là qu'est né le concept des droits de l'homme, qui réduisait la morale à la phrase "Fais ce que tu veux, mais ne dérange pas et ne mets pas les autres en danger en le faisant".

Selon Strauss, cette orientation vers la "survie nue" était toutefois le germe du totalitarisme.

En ce qui concerne la thèse de Leo Strauss selon laquelle le (vrai) libéralisme a périclité à cause de l'idée de "survie pure" et a "accouché" d'idées totalitaires, il est bien sûr désormais macabre que Giorgio Agamben, un autre élève de Carl Schmitt, affirme que c'est précisément cette "vie nue" qui est le paradigme derrière la "dictature née du coronavirus". Il y a plus de 50 ans, un philosophe a averti qu'à cause de l'idée de "survie nue", l'idée d'une société libre se meurt. Et c'est au nom de cette idée que nous avons aujourd'hui des interdictions de contact, l'obligation de porter un masque, des mesures de surveillance, la censure de scientifiques critiques comme Sucharit Bhakdi, des violences policières contre les manifestants et certains politiciens discutent même de "camps de quarantaine".

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Le plus drôle dans tout cela, c'est que cela révèle en fait le caractère non libre de la morale lockienne des droits de l'homme. D'habitude, on considère ce mantra de "ne pas déranger ni mettre en danger d'autres personnes" comme le garant de la liberté. Mais dans la pandémie, les aspects sociaux élémentaires de l'être humain tels que l'amitié, l'amour, la tendresse, le contact, l'échange avec d'autres personnes et ainsi de suite deviennent tous des perturbations potentielles et des menaces pour la paix, raison pour laquelle l'État, afin de protéger la "vie nue", sépare l'être humain de son prochain et tente de l'enfermer chez lui, car c'est la seule façon de garantir une sécurité absolue.

Selon Strauss, cette idée de la vie nue conduit finalement à ce que seuls le confort, la sécurité, la richesse, la croissance économique, etc. soient considérés comme des vertus politiques, tandis que le courage et le goût du risque sont érigés en vices (et indirectement, cela conduit à un renversement des valeurs, où le "crétin consumériste paresseux et lâche" est alors en toute apparence moralement supérieur à l'homme courageux). Selon Strauss, le militarisme des Soviétiques et des fascistes consistait en une révolte contre l'idée libérale de "survie nue". On a vu dans la volonté de mourir pour la bonne cause l'antithèse de la "vie à tout prix", propre de l'idéologie libérale.

Mais Strauss voyait dans le retour à l'éducation classique, qui mettait l'accent sur l'eudaimonia et l'apprentissage des compétences comme moyen de formation du caractère, plus qu'un effort pour être purement utilisable et utile au capitalisme (pour le reste, Strauss ne voulait malheureusement pas se débarrasser de la démocratie libérale, mais simplement la réformer de l'intérieur pour qu'elle corresponde à nouveau davantage à l'idéal antique; bien qu'il ne s'agisse que d'une approche en demi-teinte, l'idée de Strauss pourra peut-être aider à surmonter complètement le monde moderne à l'avenir).

L'approche de Strauss est en tout cas une bonne explication de ce qu'Alexander Dugin appelle le "libéralisme 2.0". On voit bien que le libéralisme a abandonné ses prétentions au courage, à l'excellence et à la vertu (au sens aristotélicien du terme) et qu'il s'est réduit à une fausse promesse de sécurité. Le libéralisme 2.0 est le "cauchemar achevé", la conséquence de la chute dans le nihilisme.

De nombreux événements de l'histoire indiquent que Strauss avait raison sur ce point.

L'école autrichienne, Ayn Rand et Franz Josef Schumpeter ont encore célébré l'entrepreneur génial qui s'impose contre les résistances et supporte courageusement toutes les hostilités comme l'adversité pour réaliser sa vision.  (Chez Jack Parsons et Ayn Rand, un tel état d'esprit "courageux" correspondait aussi indirectement à la virilité qui rend les hommes attrayants aux yeux des femmes). Karl Raimund Popper a, quant à lui, diabolisé tous les illibéraux et présenté le libéralisme comme un rempart contre eux. On peut déjà y voir une position de lâcheté. La recherche de l'excellence s'est transformée en choix du moindre mal.

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Aujourd'hui, dans le libéralisme 2.0, la peur prend les traits d'une paranoïa développée. Le meilleur exemple en est le débat sur le prétendu discours haineux (hate speech). Les libéraux classiques qui défendent l'homosexualité se prononceraient éventuellement en public pour les droits des homosexuels. Mais on n'aurait pas pu en déduire que d'autres trouvent cela bien. On leur aurait plutôt répondu qu'une personnalité forte et surtout libre doit pouvoir supporter que des choix de vie entraînent des conséquences négatives et qu'ils puissent être critiqués par d'autres. Mais aujourd'hui, on essaie de protéger les minorités de toute critique et de toute conséquence négative de leurs actes. Même lorsqu'il s'agit de quelque chose d'anodin comme une "remarque stupide". Et le droit des religieux à rejeter l'homosexualité aurait également mérité d'être protégé.

En matière de morale sexuelle, la permissivité des anciens soixante-huitards et des hippies a totalement disparu pour laisser place à une paranoïa omniprésente vis-à-vis de la culture du viol, de la masculinité toxique et autres. Tout partenaire sexuel potentiel (ou même un homme qui ose tenir la porte à une femme) est d'abord considéré comme un agresseur potentiel, contre lequel l'État doit déployer un parapluie protecteur. Des formes de sexualité complètement irréelles/virtuelles comme la consommation de pornographie fleurissent, car elles n'ont pas besoin de partenaires et représentent donc les seules formes de sexualité totalement sûres.

En Occident, les enfants sont souvent empêchés de jouer à l'air libre par des parents surprotecteurs trop zélés, parce que cela pourrait être trop dangereux.

En Occident, le débat politique se résume à "Oh mon Dieu, nous allons tous mourir". Qu'il s'agisse de l'énergie nucléaire, de la grippe porcine, du SRAS, de Corona, de la droite si méchante, du changement climatique, de Donald Trump, des prétendus Etats voyous ou d'autres scénarios d'horreur, le peuple est maintenu dans une peur permanente.

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Les professeurs d'université doivent désormais assortir même les classiques de la littérature mondiale comme MacBeth d'avertissements moralisateurs, quand on ne finit pas par réécrire ces classiques ou par les interdire complètement au nom du politiquement correct. Entre-temps, chaque philosophe ayant vécu en Allemagne entre 1933 et 1945 est publiquement ostracisé, parce que l'on craint que son œuvre ne contienne quelque pensée nazie cachée et n'incite donc d'autres personnes à devenir elles aussi des nazis.

Il règne une mentalité "tous risques", où il est considéré comme bon de se prémunir contre toute éventualité. Et au lieu de mener une bonne vie ici et maintenant, il vaut mieux se préparer à un éventuel effondrement du système de retraite.

La loi impose d'étiqueter les produits avec des avertissements exagérés, même si ces "dangers" sont évidents pour le bon sens. On connaît par exemple un cas aux États-Unis où un fabricant d'allumettes a dû avertir que les allumettes étaient inflammables.

Outre le courage, l'excellence a également disparu. On le voit par exemple aux choses dont on devrait être fier selon les libéraux de gauche. Autrefois, on devait être fier d'avoir accompli quelque chose de grand, d'avoir des compétences particulières, etc. Aujourd'hui, ce n'est plus une chose dont on peut être fier qui compte. Au lieu de cela, on doit être fier d'être gay, trans, handicapé ou d'avoir une maladie mentale. Aujourd'hui, celui qui a réussi quelque chose dans la vie n'est plus digne d'admiration, mais un soi-disant méchant, privilégié, qui discrimine certainement les autres en permanence.
Les gens qui, comme Donald Trump, risquent tout, mais se battent pour remonter la pente après un échec, ne sont plus considérés comme des modèles, mais comme des idiots dangereux pour la société.

Le fait que la survie à l'état brut soit aujourd'hui devenue un idéal était déjà perceptible avant la crise du coronavirus. Chez les féministes libérales et le libéralisme 2.0, clairement marqué par le féminisme, prévaut une drôle de conception de la liberté, qui se concentre uniquement sur l'indépendance économique et sur la capacité à pouvoir subvenir seul à ses besoins, et qui considère donc le travail et la consommation comme les choses les plus importantes de la vie, tout en faisant des sentiments humains élémentaires comme l'amour un "luxe sans importance", car on n'en a pas forcément besoin pour la simple survie. Des choses comme l'esprit d'entreprise créatif, dont les "libéraux 1.0" parlaient volontiers, ont également complètement cédé la place à un matérialisme primitif.

Après avoir examiné la principale critique du libéralisme de Strauss, la dernière partie de cette série sera consacrée à Michael Anton et à sa réaction au "libéralisme 2.0" inspirée par Strauss.

dimanche, 26 décembre 2021

La théologie de l'hyper-objet et de l'hyper-pandémie

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La théologie de l'hyper-objet et de l'hyper-pandémie

Alexander Bovdonov

Ex: https://www.geopolitica.ru/es/article/la-teologia-del-hiper-objeto-y-la-hiper-pandemia

Timothy Morton est un transhumaniste bien connu et s'est rendu célèbre pour avoir créé le concept de "dark ecology". A plusieurs reprises, il a affirmé que le Covid-19 "est l'hyper-objet ultime ou quintessentiel" (1).

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Morton utilise le terme philosophique "hyper-objets" pour décrire des entités extérieures à notre conscience qui sont "fortement distribuées dans le temps et l'espace, transcendant la spécificité spatio-temporelle, quelque chose que nous pouvons observer dans le réchauffement climatique, le polystyrène, le plutonium radioactif" (2) et, apparemment, aussi dans Covid-19.

Cependant, si nous voulons comprendre de quoi nous parlons, nous devons garder à l'esprit que Morton est l'un des "classiques vivants" du réalisme spéculatif et de l'ontologie orientée objet, de plus en plus populaire, qui postule une sorte de "magie réaliste" et de "théologie sombre" qui recommande le contact avec des entités "démoniaques" qui existent à l'intérieur des objets et se trouvent dans un espace totalement chaotique, destructeur et illusoire (ce qu'on appelait autrefois "le monde"). Ainsi, les "hyper-objets" possèdent une dimension spirituelle qui sera reprise par les sociétés futures à l'instar de la crainte religieuse. En ce sens, les hyper-objets seraient les "dieux" qui donneraient naissance à un nouvel âge.

Morton soutient que "les hyperobjets sont un véritable tabou parce qu'ils sont l'inversion démoniaque de ce que la religion appelle les substances sacrées...". N'est-il pas ironique que des sociétés aussi matérialistes et séculières aient pu créer ces substances spirituelles supérieures ?

51dVe3f1HKL._SX302_BO1,204,203,200_.jpgEn fait, tout cela est très simple : quiconque tiendrait de tels propos dans une société traditionnelle (surtout s'il utilise à plusieurs reprises le pronom "ils" au lieu de "il" pour se désigner) serait considéré comme possédé : "Car il dit : "Sors de cet homme, esprit impur". Et Il lui demanda : "Quel est ton nom ? Et il lui dit : "Légion est mon nom, car nous sommes nombreux" (Mc 5,8-9). Or, dans le monde d'aujourd'hui, ce sont précisément ces êtres qui créent notre vocabulaire et nos concepts philosophiques qui, peu à peu, deviendront des réalités évidentes pour le commun des mortels.

Or, il s'avère que Timothy Morton est diplômé du St Magdalene's College, à Oxford, où enseignait à une époque un célèbre penseur chrétien : Clive Staples Lewis. Lewis a écrit un livre célèbre à la fin des années 1930, intitulé That Hideous Strength, dont l'intrigue tourne autour de scientifiques britanniques qui tentent de prendre le contrôle de la planète en utilisant des démons. Ces scientifiques appellent ces esprits impurs "macrobes" ("hyper-objets") et leur projet se résume à l'imposition du transhumanisme ("l'individu deviendra le cerveau de la société et la race humaine deviendra une technocratie"), à la réduction de la population et à la promotion de l'art moderne comme moyen d'"éliminer" la subjectivité humaine. De plus, à un moment donné, ils souhaitent imposer une dictature médico-sanitaire où "le traitement est continu, puisqu'il ne s'arrête jamais tant qu'un remède n'est pas trouvé, et la question de savoir si un patient est guéri n'est pas tranchée par un tribunal". Soigner un malade est un geste d'humanisme, mais il est beaucoup plus humaniste de prévenir la maladie".

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Le livre de Lewis se termine par l'intervention des forces angéliques, car dans un monde dominé par l'"ontologie orientée objet" et par les "scientifiques britanniques" qui ont fait un pacte avec les démons, seul un événement exceptionnel peut résoudre les choses. Après tout, il est impossible pour les êtres humains ordinaires de résister à un tel assaut: "Ils s'adressèrent aux dieux, mais les dieux ne leur répondirent pas et firent au contraire tomber le ciel sur eux".

Post-scriptum :

D'autre part, il est intéressant de noter que l'un des collègues de Morton, Dominic Boyer - un partisan du mouvement antifa américain et un grand promoteur du transhumanisme - a proposé la création du concept d'hypo-sujet (4) (c'est-à-dire un infra-sujet), qui devrait remplacer l'être humain dans le cadre d'un monde dominé par des "hyper-objets". Boyer dit ceci à propos de l'hypo-sujet :

"Les hypo-sujets sont les espèces indigènes de l'Anthropocène et nous commençons tout juste à découvrir ce qu'ils peuvent être ou devenir". "Comme leur environnement hyper-objectif, les hypo-sujets sont également multiformes et pluriels : ils n'existent ni ici ni là et sont moins que la somme totale de leurs parties. En d'autres termes, ce sont des êtres sous-jacents plutôt que transcendants. Ils ne recherchent ni ne prétendent posséder la connaissance ou le langage absolus, et encore moins le pouvoir. Au lieu de cela, ils sont occupés à jouer, à s'inquiéter de choses insignifiantes, à s'adapter aux circonstances, à éprouver de la douleur ou à rire.

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"Les hypo-sujets sont nécessairement féministes, colorés, queer, écologiques, transhumains et intrahumains. Ils ne reconnaissent pas les règles du jeu imposées par l'andro-leuko-hetero-petro-modernité ni le comportement de l'espèce qui domine aujourd'hui la planète. De plus, les hypo-sujets regardent avec bonheur-horreur les fantasmes d'extinction, car que ce soit avant, maintenant ou plus tard, ils seront toujours nombreux".

La philosophie de Boyer voit dans le populisme et le phénomène Trump des tentatives de retarder la naissance des hypo-sujets qui essaient de défendre une espèce biologique "dépassée" ("êtres frustrés") au lieu de voler plus haut et de vaincre la gravité. C'est pourquoi Boyer recommande que les "êtres vivants" s'éteignent, sinon aucun nouveau n'émergera. Dans ce nouveau monde qui émerge, il n'y a pas de place pour les êtres humains.

Notes :

1. https://www.newyorker.com/culture/persons-of-interest/timothy-mortons-hyper-pandemic

2. https://www.geopolitica.ru/directives/ekspertiza-dugina-no-79-prosypayutsya-sushchestva-kotoryh-boyatsya-dazhe-v-adu

3. https://www.fadedpage.com/showbook.php?pid=20141232

4. https://culanth.org/fieldsights/hyposubjects

vendredi, 24 décembre 2021

Honneur à Terminus, le dieu des frontières

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Honneur à Terminus, le dieu des frontières

Diego Fusaro

Ex: https://www.geopolitica.ru/es/article/honor-terminus-el-dios-de-las-fronteras

Terminus : c'était le nom de la divinité limite adorée par les Romains dans un temple spécial sur la colline du Capitole. En son honneur, des pierres ont été plantées pour marquer les limites des fermes. Ovide le célèbre en vers dans les Fastos (II, vv. 640-650) : " Que le dieu dont la présence marque les limites des champs soit dûment célébré. O Terme, qu'il s'agisse d'une pierre ou d'un poteau planté dans le champ, tu as un pouvoir divin (numen) depuis l'antiquité". Hegel n'a pas tort lorsque, dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, il affirme que la religion des Romains, à la différence de la religion grecque, fondée sur la beauté, est la " religion de la finalité extérieure ", dans le panthéon de laquelle les dieux sont compris comme des moyens pour la réalisation de fins entièrement humaines : le Terminus n'échappe pas non plus à cette logique, car il incarne la nécessité très matérielle et même banale de subdiviser la terre.

Les Terminalia étaient aussi les fêtes dédiées au dieu, introduites par Numa Pompilius pour le 23 février : à l'occasion de la fête, les deux propriétaires des frontières adjacentes couronnaient de guirlandes la "statue" du dieu, une simple pierre fichée dans le sol, et érigeaient un autel grossier. La fête publique s'est déroulée à la borne du kilomètre VI de la voie Laurentienne, identifiée à la limite originelle du territoire de l'Urbs.

On peut raisonnablement affirmer que l'essence de la frontière, outre la figure de Terminus, peut également être déchiffrée à travers un autre dieu romain, Janus, la divinité dont les deux visages font allusion au passage. Du dieu Janus dériverait la même devise ianua, qui renvoie à la "porte" comme figure par excellence d'un passage réglementé et qui remplit donc de manière paradigmatique la fonction de frontière entre l'intérieur de la domus et son extérieur. La ville de Gênes elle-même devrait, selon certains, devoir son nom à sa position particulière d'ianua régulatrice du transit biunivoque entre les puissances thalassiques et telluriques.

De ce point de vue, le "con-fino" indique une vérité aussi simple que profonde : à savoir que séparer et relier sont deux faces différentes d'un même acte, représenté par ce seuil par excellence qu'est la porte, dont l'ontologie fondamentale (par rapport à celle du pont) fait d'ailleurs l'objet d'une importante étude de Simmel. Une maison sans portes et sans accès n'est plus une maison, mais une forteresse, un espace clos inaccessible et, pour ceux qui y sont enfermés, une prison oppressante. Contrairement au mur, qui est hermétiquement fermé, la frontière sépare en unissant et unit en séparant : son essence est relationnelle, car elle favorise la relation dans l'acte même de veiller à ce que les personnes liées restent distinctes.

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Le mur, par son essence même, est un finis matérialisé, sans le "avec" du cum-finis : l'autre est exclu et caché, refusé au toucher et à la vue, expulsé dans sa forme la plus radicale. L'autre est exclu et caché, privé du toucher et de la vue, expulsé dans sa forme la plus radicale. Le mur érigé par Israël en Cisjordanie, avec sa volonté explicite de se désengager, même visuellement, des Palestiniens, en est un sinistre exemple, parmi tant d'autres. En tant que seuil et limite osmotique, la con-fine est au contraire un seuil relationnel : elle reconnaît l'altérité de l'autre et le rend égal à nous en tant que sujet, acceptant et confirmant ainsi cette variété irréductible de l'être et du monde que le mur et la traversée voudraient nier.

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Dans sa logique sous-jacente, la frontière est donc le non-reniement de l'autre et, en outre, le fondement de toute relation possible avec l'autre, puisqu'elle présuppose toujours - cela va de soi - que l'autre est. On dit souvent, sur un ton désormais proverbial, que nous avons besoin de ponts et non de murs. C'est vrai, à condition d'apporter une double précision, qui n'est pas oiseuse : a) tout pont n'est pas relationnel, puisque nous savons, depuis Les Perses d'Eschyle, que le pont a aussi une possible fonction martiale et agressive ; b) le pont existe tant qu'il y a deux rives différentes qui se relient, ce qui nous permet de comprendre le pont lui-même comme un cas spécifique de frontière et, donc, de relation entre des identités différentes.

Il ne faut pas oublier que la génération elle-même a lieu sous la forme d'une relation à double sens, et aussi sous la forme d'un choix d'ouverture à l'autre et de relation avec lui sans perdre sa propre différence : la frontière qui marque la différence de genre entre le masculin et le féminin et la différence ontologique entre le Je et le Tu ne nie pas la relation, mais la garantit. En garantissant la différence, elle rend possible la relation et la reconnaissance de manière fructueuse.

Source première: https://avig.mantepsei.it/single/onore-a-terminus-il-dio-del-confine

jeudi, 23 décembre 2021

La Dé-Réalité – Stade Suprême du Spectacle

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Café Noir N°36

La Dé-Réalité – Stade Suprême du Spectacle

Café Noir – Un Autre Regard sur le Monde. Émission du vendredi 10 décembre 2021 avec Gilbert Dawed & Vincent Chapin.
 
Sommaire de la vidéo et livres avec liens de Vincent Chapin ci-dessous. Guy Debord, Niklas Luhmann, Situationnistes, Société du Spectacle, Système Informationnel, Médias, Crise Sanitaire, Climat, Écologie, etc.
 
SOMMAIRE 00:00:00
– Introduction 00:01:09
– Présentation de l'auteur 00:03:19
– Présentation du livre 00:06:35
– Kant : Que puis-je savoir? 00:15:06
– Kant : Qui suis-je? 00:17:43
– Kant : Que m’est-il permis d’espérer? 00:19:27
– Géopolitique : Qu'est ce que le monde libre? 00:27:33
– Géopolitique : Qu’est ce que la politique? 00:32:36
– Que signifie le dédoublement dans une perspective traditionnelle? 00:36:03
– Conclusion
 
 
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mercredi, 01 décembre 2021

Le "droit cosmopolite" de Kant est à l'origine du bienfait suicidaire de l'immigration

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Le "droit cosmopolite" de Kant est à l'origine du bienfait suicidaire de l'immigration

par Francesco Lamendola

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/il-diritto-cosmopolitico-di-kant.html

Que le 'bonisme' masochiste et suicidaire de l'Union européenne et de la culture dominante face au phénomène, programmé et voulu d'en haut et pas du tout spontané comme il nous est présenté par les médias, de l'immigration/invasion africaine et asiatique au sein des pays du Vieux Continent, a ses matrices idéologiques dans le droit naturel, fondé sur la reconnaissance des "droits naturels" de l'individu, et plus encore dans le cosmopolitisme des Lumières, fondé sur l'hypothèse que la terre entière est la propriété collective de tous les hommes sans distinction, est trop connue pour être répétée.

Ce qui n'est peut-être pas clair pour tout le monde, c'est à quel point la pensée de celui qui est considéré (à tort) comme le plus grand philosophe du XVIIIe siècle et l'apogée de tout le mouvement des Lumières, Emmanuel Kant, l'auteur de la Critique de la raison pure et de la Critique de la raison pratique, le destructeur de la métaphysique et le destructeur de la théologie, en somme, y a joué un rôle : l'homme qui a résumé la croisade du Logos instrumental et calculateur contre la tradition et, en particulier, contre la philosophia perennis, laquelle avait accompagné et soutenu la conscience spirituelle de la civilisation européenne pendant plus de deux millénaires.

9782711613809-475x500-1.jpgC'est Kant, dans son célèbre pamphlet intitulé La paix perpétuelle, qui a formulé, de la manière la plus explicite, l'idée que l'hospitalité accordée à tout individu dans tout État relève de son "droit" inaliénable, et a articulé la séquence conceptuelle qui l'a conduit à exprimer une telle conviction, en lui donnant le statut, ou du moins l'apparence, d'un argument philosophiquement rigoureux et impeccable ; Il vaut donc la peine de suivre les étapes de ce raisonnement et de voir s'il est vraiment aussi logique et cohérent que son auteur et ses nombreux admirateurs, d'hier et d'aujourd'hui, l'ont montré et continuent de le croire.

La paix perpétuelle ("Zum ewigen Frieden", 1795) n'est ni un traité de philosophie politique ni un traité d'éthique, mais simplement un schéma juridique visant à établir certains points sur lesquels les États pourraient s'entendre pour écarter le danger de la guerre. Kant ne croit pas à la bonté naturelle de l'homme ; en revanche, il montre qu'il pense possible que l'homme, qui n'est pas bon par nature, puisse domestiquer ses instincts guerriers par une série de formules juridiques, ce qui est une contradiction dans les termes. Si l'homme n'est pas capable de vraie bonté, comment la paix peut-elle lui venir de sa raison? La Raison vit-elle une vie propre, ou tombe-t-elle sur terre depuis les hauteurs du ciel?

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Le schéma de base de l'œuvre de Kant s'inspire, comme on le sait, de la Paix de Bâle, signée le 5 avril 1795 entre le représentant de la Convention thermidorienne, François Barthélemy, et l'ambassadeur prussien Karl August von Hardenberg : c'est-à-dire entre la première république révolutionnaire d'Europe et une monarchie absolue, typique de l'Ancien Régime. La plupart des clauses du traité étaient en fait secrètes, tout comme l'article final du pamphlet de Kant, à la saveur purement maçonnique, qui stipulait qu'en cas de différends internationaux graves, les gouvernements des États concernés consulteraient l'avis des "philosophes".

La paix de Bâle est en fait le résultat d'un compromis cynique entre deux egos opposés et non d'un désir sincère de paix entre les puissances européennes, ce qui était impossible étant donné l'incompatibilité évidente entre un gouvernement issu de la Révolution française et fondé sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et sur le trinôme "liberté, fraternité, égalité", et les hautes monarchies absolues, toujours fondées sur les ordres privilégiés, qui ne pouvaient assister sans réagir au triomphe de la bourgeoisie, ni pardonner le procès et la condamnation à mort de Louis XVI, déjà roi de droit divin.

Le cynisme du compromis provenait du fait que Frédéric-Guillaume II de Hohenzollern voulait avoir les coudées franches à l'Est, écraser la grande insurrection polonaise et se tailler la part du lion dans le troisième et dernier partage de cette malheureuse nation (alors qu'il devrait céder Varsovie à la Russie et se contenter d'une copropriété avec cette dernière et l'Autriche, soit, en pratique, la troisième place) ; tandis que la Convention thermidorienne avait désespérément besoin de consolider son pouvoir dans la France dévastée par les deux années 1793-94, dominée par les Jacobins et les Sans-culotte, et de renforcer les classes supérieures et moyennes en tant que classe dirigeante.

Il n'est pas clair si Kant s'est rendu compte qu'il s'agissait essentiellement d'une trêve et que l'épreuve de force entre la Révolution et les monarchies de l'Ancien Régime (soutenues pour des raisons non idéologiques, mais purement commerciales et financières, par la monarchie constitutionnelle anglaise) n'était que reportée jusqu'à ce que les deux parties retrouvent leur force, ou s'il croyait vraiment que cela "démontrait" la possibilité que des systèmes de gouvernement radicalement différents puissent établir des relations de bon voisinage et s'entendre pour éviter de futures guerres.

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Pour notre part, nous serions enclins à privilégier la seconde hypothèse: qui, si elle était vraie, ne serait pas en faveur de la clairvoyance et de la perspicacité du philosophe de Königsberg, dont la lucidité était évidemment assombrie par toute une série de préjugés issus des Lumières sur la raisonnabilité "naturelle", sinon la bonté naturelle, des êtres humains. Il n'en reste pas moins que l'ajout du fameux article secret dément toute la structure de l'ouvrage, si naïvement confiant dans l'efficacité d'un système de règles juridiques internationales qui réaliserait ce que le désir authentique de paix des gouvernements et de leurs peuples respectifs, en lui-même, ne semble pas pouvoir réaliser.

Mais il ne s'agit pas ici de discuter de la "paix perpétuelle", schéma toujours aussi fantaisiste, né de l'ivresse rationaliste des Lumières, si ce n'est pour en souligner un aspect particulier : le droit cosmopolite, c'est-à-dire le droit à la citoyenneté "universelle", en raison de ses convergences évidentes et significatives, qui ne peuvent pas être accidentelles, avec la situation qui se détermine actuellement entre les organes de direction de l'Union européenne et une grande partie (mais pas la totalité) des gouvernements des nations qui en font partie, et le phénomène massif et imparable de migration/invasion en provenance d'Afrique et d'Asie, qui provoque aujourd'hui un véritable remplacement de la population européenne par une nouvelle population mixte, de nature à mettre en danger la tradition culturelle et l'identité ethnique même du Vieux Continent.

C'est ainsi que Simonetta Corradini et Stefano Sissa (Capire la realtà sociale. Sociologie, méthodologie de la recherche, Bologne, Zanichelli, 2012, pp. 146-147) :

    "Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804), dans un pamphlet intitulé "Vers la paix perpétuelle" (1795) a illustré un projet de mise en œuvre de la paix mondiale par le droit. Le texte se présente comme un hypothétique traité international divisé en articles, et divisé en articles PRELIMINAIRES et DEFINITIFS.

    Les "préliminaires" définissent ce que les États ne doivent pas faire : ne pas conclure de traités de paix en réservant tacitement des prétextes pour une guerre future (sinon la suspension de la guerre serait un simple armistice), acquérir un État indépendant par héritage, échange, achat ou don (l'État est une société d'hommes et non une marchandise), ne pas avoir d'armées permanentes (elles constituent une menace pour les autres États, incitent à la concurrence en matière d'armement), ne contractent pas de dettes publiques pour faire la guerre, n'interfèrent pas par la force dans la constitution et le gouvernement d'un autre État, ne s'engagent pas dans des actes d'hostilité pendant une guerre qui rendraient la confiance mutuelle impossible à l'avenir.

    L'aspect le plus novateur est constitué par les trois articles finaux qui représentent la partie propositionnelle du projet d'un ordre international capable de garantir la paix. Ils concernent trois niveaux distincts, celui du droit constitutionnel qui régit les relations entre l'État et ses citoyens (art. 1), celui du droit international qui régit les relations entre les États (art. 2) et celui du droit cosmopolite (art. 3) par lequel tous les citoyens de la planète deviennent titulaires de droits et de devoirs qui dépassent leur statut de sujets d'un État donné. Le droit cosmopolite est une nouvelle branche du droit. Les articles finaux sont rédigés comme suit:

        - La constitution civile des États doit être républicaine. Selon Kant, une constitution républicaine, dans le sens où le peuple est représenté, est propice à la paix, car si ce sont les citoyens qui décident d'une guerre, sachant que la charge sera sur eux, ils seront très prudents dans leurs décisions.
        - Le droit international doit être fondé sur un fédéralisme d'États libres. La seule façon de sortir d'un état de guerre permanent est la formation d'une ligue d'États dont le but est de préserver la liberté et la sécurité d'un État pour lui-même et en même temps pour les autres États confédérés. Kant ne considère pas la formation d'un seul État mondial comme souhaitable, car elle pourrait conduire à un terrible despotisme.
        - Le droit cosmopolite doit être limité aux conditions de l'hospitalité universelle.

    L'HOSPITALITÉ est le droit d'un étranger arrivant sur le territoire d'un autre de ne pas être traité de manière hostile. Ce n'est pas un droit d'hospitalité auquel on peut faire appel, mais un "DROIT DE VISITE" auquel tous les hommes ont droit, c'est-à-dire le droit de s'offrir à la sociabilité en vertu du droit à la possession commune de toute la surface de la Terre. Le philosophe rappelle comment les puissances européennes ont échangé le DROIT DE VISITE contre la conquête des terres des autres et condamne le colonialisme. Il observe également que, compte tenu des relations qui se sont établies entre les peuples de la Terre, "la violation du droit qui s'est produite EN UN point de la terre s'est produite en TOUS les points, de sorte que l'idée d'un droit cosmopolite n'est pas une représentation fantastique d'esprits exaltés, mais une intégration nécessaire d'un code non écrit, tant du droit public interne que du droit international, afin d'établir un droit public en général et d'instaurer ainsi une paix perpétuelle dont, à cette condition seulement, nous pouvons nous flatter de nous approcher continuellement."

    Selon le philosophe, trois tendances de la société favorisent cette évolution, à savoir le caractère pacifique des républiques, la force unificatrice du commerce mondial et la fonction de contrôle de la sphère publique, c'est-à-dire la communauté des citoyens qui, en tant qu'êtres rationnels, examinent et discutent les actions des gouvernements.

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Mais regardons de plus près les propositions politico-juridiques de Kant.

Les articles préliminaires sont un chapelet de bonnes intentions, qui ne valent même pas le coût de l'encre avec laquelle ils ont été écrits. Qui, ou quoi, pourrait empêcher un gouvernement de signer un traité de paix, avec la réserve tacite de reprendre la guerre, dès que les conditions deviennent plus favorables ? Qui, ou quoi, pourra empêcher un État d'en acquérir un autre par héritage, échange, etc., chose qui s'est toujours produite jusqu'à présent et à laquelle personne ne s'est jamais opposé (tout comme personne ne s'opposera au traité de Campoformio de 1797, qui a partagé la République millénaire de Venise entre l'Autriche et la France) ? Les armées permanentes : certes, elles sont une menace constante pour la paix ; mais qui peut empêcher les États les plus forts d'imposer le respect de leur volonté de désarmement (des autres), et, quant à eux, de l'ignorer allègrement ? Ne pas contracter de dette publique pour faire la guerre : d'accord; mais la dette publique peut se transformer, comme nous le voyons aujourd'hui, en une arme de guerre elle-même, manipulée par des banques et des institutions financières sans scrupules. À l'époque de Kant, la dette finançait les guerres ; à notre époque, ce sont les guerres (financières) qui génèrent la dette publique. Le philosophe allemand ne l'avait pas prévu : pourtant, il y avait exactement un siècle (en 1694) que la Banque d'Angleterre était née, et le phénomène de la mondialisation de la finance était déjà visible à son époque. Et que signifie donc que les armées, dans la guerre, doivent s'abstenir d'actes d'hostilité qui rendent impossible la confiance mutuelle dans l'avenir ? Quels sont ces actes ? Une épuration ethnique, comme celle menée par les Britanniques en Acadie, au détriment des Français ; ou une guerre bactériologique, comme celle menée, là encore, par les Britanniques, au détriment des Amérindiens (les couvertures infectées par la variole données par Lord Amherst aux Amérindiens) ? Qui peut empêcher le plus fort d'utiliser des moyens de guerre particulièrement cruels et dévastateurs, sinon la force ? On fait la guerre pour la gagner : elle est, disait Clausewitz, la continuation de la politique par d'autres moyens. Vouloir imposer des limites aux moyens de guerre de l'armée pour des raisons politiques est une idée qui part de bonnes intentions, mais qui est littéralement dénuée de sens dans la pratique. Voyez ce qui s'est passé lors de la Première Guerre mondiale avec la guerre sous-marine allemande : les politiques, c'est-à-dire le gouvernement, voyaient très bien que cela conduirait à l'intervention des États-Unis, mais cela semblait efficace, et les militaires n'étaient pas prêts à y renoncer : et c'est leur point de vue qui a prévalu, car, dans les guerres modernes, la décision finale appartient aux " spécialistes ", et la politique est nécessairement contournée.

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Pour en venir aux derniers articles, dès le premier, il y a une découverte pour le moins choquante : le droit constitutionnel doit être républicain. Qu'est-ce que cela signifie en pratique ? Que les monarchies, et surtout les monarchies absolues, doivent disparaître de la surface de la terre ? Et comment, je vous prie ? Au moyen d'une guerre perpétuelle de la part des républiques ? Bon à savoir : Kant espérait, voire exigeait, un totalitarisme républicain, avec une matrice clairement maçonnique et " éclairée ". La raison donnée par Kant est pathétiquement inadéquate : parce que dans les gouvernements républicains il y a une représentation populaire, et le peuple ne voudra pas la guerre s'il se rend compte qu'il devra lui-même en payer les conséquences amères. Tant de gentillesse, tant d'optimisme rationaliste : ça sent le mauvais poisson. Premier point : dans les monarchies constitutionnelles et parlementaires, n'y a-t-il pas de représentation populaire ? Deuxièmement, est-il vraiment vrai que le peuple, s'il est informé des conséquences, n'est pas enclin à la guerre ? Troisième point : dans les gouvernements fondés sur la souveraineté populaire, n'y a-t-il pas cent façons de contourner l'exercice effectif de la souveraineté, et de manipuler l'opinion publique au point de pousser les citoyens vers n'importe quelle politique, même la plus contraire à leurs intérêts réels ?

Passons à l'article 2 : une fédération mondiale d'États libres ? Bien sûr, il faut reconnaître à Kant le mérite d'avoir prévu le très grave danger inhérent à l'établissement d'un super-État mondial unique. Mais la fédération mondiale qu'il envisageait est-elle vraiment quelque chose de très différent ? Nous le voyons aujourd'hui, à notre petite échelle, avec l'Union européenne ; et, dans une certaine mesure, avec les Nations unies (toujours enclines à approuver les actions de guerre des plus forts : en 1950, en Corée, par les États-Unis ; en 1991, en Irak, toujours par les États-Unis). Et que se passe-t-il si un État décide de rejoindre, mais aussi de quitter, une telle fédération ? Ou s'il refuse de s'y joindre ? Faudrait-il l'obliger par la force, c'est-à-dire par une autre guerre, voire par une série de guerres incessantes contre tous les États récalcitrants ? Mais si ces États étaient récalcitrants parce que leurs peuples, légitimement et démocratiquement représentés, ne voulaient pas le savoir, faudrait-il passer outre leurs libres décisions ? Nous avons vu ce qui s'est passé aux États-Unis en 1861, lorsque certains des États membres de cette fédération ont voulu la quitter : nous savons quelle a été la réaction des autres, c'est-à-dire des plus forts (ceux du Nord industrialisé) : la guerre totale. En d'autres termes : pour obtenir une paix perpétuelle, faut-il inaugurer une guerre permanente ? Ne serait-il pas moins hypocrite de laisser les guerres éclater comme elles l'ont toujours fait, sans prétendre le faire au nom du très noble idéal de la paix universelle ? La première et la deuxième guerre mondiale ont été menées à l'ombre de cet idéal, mais elles n'ont nullement écarté le danger d'une troisième guerre, bien plus terrible, qui pourrait aboutir à l'holocauste nucléaire de la planète entière.

Et nous en arrivons au troisième point. Kant s'imagine qu'il a inventé une branche sensationnelle du droit, en proclamant qu'il existe des droits de l'homme qui précèdent et sont indépendants de ceux liés à l'appartenance à un État particulier. Et c'est bien. Ensuite, elle semble concentrer ces droits dans un super-droit, le "droit de visite" : en précisant qu'il ne doit pas être équivalent à un droit de conquête contre le pays d'accueil, comme cela s'est produit dans les Amériques avec les conquistadors. Très bien. Mais il ne précise pas si cette "visite" peut aussi devenir permanente, c'est-à-dire un "droit d'établissement" : il semblerait que oui, puisqu'il proclame explicitement un droit commun de possession de la Terre entière. Et c'est ici que commencent les problèmes, que Kant ne clarifie pas du tout, après les avoir approchés et fomentés. Si l'on interprète ce principe stricto sensu, il s'agit ni plus ni moins de la légalisation de n'importe quelle invasion - pourvu qu'elle soit "pacifique" ! - contre n'importe quel état. Aucune distinction n'est faite entre le droit de certains et le droit de tous, entre la "visite" d'un seul ou de millions de personnes. Les bien-pensants qui proclament aujourd'hui qu'il est de leur devoir d'ouvrir les portes de l'Europe à des millions de migrants/invaders sont heureux : ils ont trouvé leur Bible et leur prophète. Si la Terre appartient à tout le monde, il n'est pas nécessaire de demander un visa d'entrée : chacun a le droit d'entrer, à n'importe quel prix, chez les autres. En fait, il n'y a plus de maisons d'autres personnes.

Étrange : pour garantir le maximum de droits à tous, on commet l'injustice la plus flagrante : exproprier chaque peuple du droit de décider de son propre avenir et de préserver son identité et sa tradition...

* * *

Tiré, avec l'aimable autorisation de l'auteur, du site de l'Arianna Editrice.
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mardi, 30 novembre 2021

Pour Dostoïevski, l'homme qui veut devenir Dieu ne peut même pas devenir un insecte

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Pour Dostoïevski, l'homme qui veut devenir Dieu ne peut même pas devenir un insecte

par Francesco Lamendola 

Source: https://www.centrostudilaruna.it/per-dostoevskij-luomo-che-vuole-farsi-dio-non-riesce-a-diventare-neanche-un-insetto.html

L'homme moderne aurait voulu se faire dieu, le dieu de lui-même, après avoir remisé au grenier des choses vieilles et inutiles cet autre Dieu, le Dieu de ses pères, qui l'avait accompagné pendant les innombrables générations de son histoire, mais cet homme moderne n'a souvent rien réussi à devenir, pas même cet insecte que, par moments, il aurait voulu être.

Parce qu'être un insecte, c'est déjà quelque chose, c'est déjà avoir une forme, un sens, un but, quel qu'il soit: c'est du moins ce que pensait Fiodor Dostoïevski; tandis que l'homme moderne, qui a voulu se faire son propre dieu, a fini par perdre sa propre essence, précisément parce que le lien avec la transcendance, avec le surnaturel, avec Dieu, en fait partie; et mutiler le rapport de l'homme avec Dieu signifie le mutiler dans ce qu'il y a d'unitaire, d'original et d'essentiel en lui. À ce moment-là, même un insecte peut apparaître, en comparaison, comme une créature résolue et accomplie, harmonieusement complète en elle-même et, par conséquent, plus réussie et plus parfaite que lui.

L'homme qui échoue dans la réalisation de sa propre humanité, en effet, n'est pas simplement quelque chose de moins qu'un être humain, ce qui serait déjà tragique; mais il en vient à être quelque chose de moins que n'importe quelle autre créature, même la plus humble et la plus cachée, l'échec de sa propre humanité n'étant pas une condition naturelle, mais une condition contre nature, un effondrement et une inversion du bon ordre des choses, donc un "monstrum". L'homme qui s'éloigne de Dieu pour devenir lui-même un dieu est une créature monstrueuse, démoniaque, abandonnée à la merci de forces dévastatrices; il ne reste presque rien d'humain, mais il devient une contrefaçon de l'homme tel qu'il était et tel qu'il devrait être, c'est-à-dire fait à l'image de son Créateur.

Dostoïevski en était convaincu, tout comme il était convaincu du sophisme inhérent à la philosophie moderne, fille du libéralisme et surtout de l'utilitarisme de Bentham (même s'il ne le mentionne pas), qui affirmait, et nous continuons à le croire, que ce dieu jaillirait de l'égoïsme de chaque individu, en définitive, on ne sait comment - et là, le philosophe anglais a sorti la Main invisible de son chapeau de magicien, rien de moins ! Prodige ! Que chacun s'occupe de son propre profit, que chacun s'occupe de sa propre ascension vers le succès ; et alors, quelle beauté, le profit maximum sortira pour le plus grand nombre : il n'y a rien à craindre, rien que la Divine Providence.

Dostoïevski a écrit ses œuvres à une époque où les tenants du positivisme propageaient les idées de John Locke, Adam Smith, Jeremy Bentham comme s'il s'agissait de vérités révélées et soutenaient, sans sourciller ni rougir, qu'il était possible de réaliser le vieux rêve des "philosophes" des Lumières: apporter, par le progrès, le bien-être, et donc - car ce sont des synonymes, n'est-ce pas ? - également le bonheur de l'humanité; et il a eu le courage d'affirmer que tout cela n'est que balivernes, jeux de logique abstraite, bavardages et artifices intellectuels sans aucun fondement.

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Et tout cela provenait de la présomption et de l'ignorance de l'homme moderne : de sa présomption d'avoir tout compris, de son ignorance de l'essentiel. La raison, dit Dostoïevski, ne connaît que ce qu'elle est capable de connaître; mais la nature humaine contient beaucoup plus que ce que la raison peut même soupçonner: consciemment et inconsciemment. La prétention de la raison à avoir compris l'homme et même à vouloir le réformer, à vouloir le refaire, à partir de ses postulats scientifiques, de ses certitudes abstraites et a priori, est absurde.

L'écrivain russe en était convaincu: de l'égoïsme ne naît rien d'autre que l'égoïsme; de la recherche individuelle de son propre avantage ne naissent que des guerres et des conflits; de la prétention d'apporter à l'homme le bonheur en même temps que le bien-être matériel ne naissent que des illusions fatales, l'injustice, l'abus de pouvoir, les crimes et les délits.

md20526879553.jpgC'est ainsi que réfléchit le protagoniste des Mémoires écrits dans un souterrain, après s'être défini d'abord comme un homme malade, puis comme un homme méchant et enfin comme un homme détestable (d'après : F. Dostoïevski, Mémoires écrits dans un souterrain ; titre original : Zapiski iz Podpolja, traduit du russe par Tommaso Landolfi, Milan, Rizzoli, 1975, 1988, pp. 25-27) :

    "Je veux vous dire maintenant, messieurs, que cela vous plaise ou non de l'entendre, de ne même pas devenir un insecte. Je déclare solennellement que j'ai souvent voulu devenir un insecte. Mais même cet honneur ne m'a pas été accordé. Je vous jure, messieurs, qu'être conscient de trop de choses est une maladie, une vraie maladie. Pour les besoins de l'humanité, une conscience humaine commune serait excédentaire, c'est-à-dire la moitié, le quart de la conscience d'un homme avancé de notre malheureux 19ème siècle, qui a le malheur de vivre à Saint-Pétersbourg, la ville la plus abstraite et la plus préméditée du globe entier. (En fait, il existe des villes préméditées et des villes non préméditées). La conscience dont jouissent toutes les personnes dites immédiates et les hommes d'action serait suffisante. Vous pensez, j'en suis sûr, que j'écris tout cela pour être drôle au détriment des hommes d'action, et même de mauvais goût, que je fais claquer mon sabre comme mon officier. Mais, messieurs, qui pourrait se vanter de ses maladies, et même s'en servir comme prétexte pour se donner des airs d'importance ?

    Qu'est-ce que je dis ? Tout le monde fait ça ; ils se vantent de leurs maladies, et moi peut-être plus que les autres. N'en parlons même pas ; mon objection était absurde. Pourtant, je suis fermement convaincu que non seulement la conscience excessive, mais la conscience elle-même est une maladie. J'insiste sur ce point. Mais laissons cela de côté pour un moment. Dites-moi maintenant : comment se fait-il que, même par hasard, aux moments précis, oui, aux moments précis où j'étais prêt à prendre conscience de toutes les subtilités du "beau et du sublime", comme on disait, il m'est arrivé non seulement d'imaginer, mais même d'accomplir de basses actions que... enfin, en somme, que tout le monde fait peut-être, mais que moi, même par hasard, j'ai dû accomplir au moment même où j'avais la conscience la plus claire de ne pas avoir à les accomplir ? Plus j'étais conscient du bien et de toutes ces choses "belles et sublimes", plus je m'enfonçais dans ma boue et plus j'étais prêt à m'y enraciner. Mais l'essentiel est que tout cela ne semblait pas m'arriver par hasard, mais plutôt comme si cela devait arriver. Presque comme si c'était mon état normal, et pas du tout une maladie ou un état morbide, de sorte qu'à la fin, j'ai aussi perdu la volonté de lutter contre ce prétendu état morbide. À la fin, je me suis presque convaincu (et peut-être même complètement convaincu) que ceci, pourquoi pas, était ma condition normale. Mais sur le premier, combien de douleur j'ai souffert dans cette lutte ! Je ne pouvais pas croire que c'était la même chose pour les autres, et toute ma vie j'ai gardé le secret sur ce qui m'était arrivé. J'avais honte (peut-être ai-je encore honte aujourd'hui) ; J'avais honte (j'ai peut-être encore honte), et j'en suis arrivé au point où j'ai ressenti une sorte de volupté secrète, morbide et basse de retourner dans mon coin dans une nuit sordide de Pétersbourg et de devoir reconnaître que j'avais commis un autre acte lâche ce jour-là, qu'il n'y avait pas de remède, et de me ronger pour cela, de me déchirer avec mes dents, de me ronger, de me sucer tellement que l'angoisse, à la fin, se transformait en une douceur si honteuse et si maudite, et, à la fin, en une véritable volupté ! Oui, dans la volupté, dans la volupté ! J'insiste sur ce point. C'est pourquoi j'ai commencé à parler, parce que je veux savoir précisément si d'autres personnes éprouvent aussi une telle volupté. Je m'explique : la volupté m'est venue ici précisément du sentiment trop clair de ma propre bassesse ; du fait que je sentais que j'avais atteint l'extrême limite ; et que, bien que ce fût horrible, il ne pouvait en être autrement ; que je n'avais pas d'issue, que je ne deviendrais jamais un autre homme ; que, même si le temps et la foi avaient suffi, je n'aurais certainement pas voulu me changer ; et que, même si je l'avais voulu, je n'aurais rien fait, même dans ce cas, parce que, en fait, il n'y avait peut-être rien à changer. Et le pire, c'est qu'en fin de compte, tout cela se produit selon les lois normales et fondamentales de la conscience raffinée et par l'inertie qui découle directement de ces lois, et pourtant non seulement vous ne pouvez pas changer, mais vous ne pouvez rien y faire. Voici, par exemple, une conséquence de cette conscience raffinée : c'est vrai, oui, vous vous dites, je suis une canaille ; comme si, pour la canaille, le fait d'avoir elle-même conscience de sa propre canaillerie réelle était une consolation... Mais assez... Bon, j'ai parlé, et qu'ai-je dit ?... Comment expliquez-vous cette volupté ? Mais je vais l'expliquer. Je vais aller au fond des choses ! Ce n'est pas pour rien que j'ai pris le stylo en main".

Cinq siècles ont passé, mais cette confession semble être sortie de la plume de Messire Francesco Pétrarque, précisément au seuil de la modernité, c'est-à-dire de ce mouvement d'orgueil de la créature qui porte le nom d'Humanisme. Nous y trouvons, décrite avec une acuité extraordinaire, la même analyse du même phénomène: le dédoublement du moi; et nous y trouvons la même conclusion, presque dans les mêmes termes: l'acédie (ακηδια) comme condition permanente de l'âme, l'acédie comme paralysie de la volonté et comme naufrage du sens de la vie, mais aussi comme volupté lugubre et déplorable de celui qui en est affligé.

L'homme moderne est donc tombé dans l'acédie, dans la paralysie morale, parce qu'il a voulu se faire Dieu, et son moi a subi une fragmentation imparable, un véritable émiettement: il s'est écroulé sous la pression de forces immenses, écrasantes, qu'il a lui-même mises en mouvement, croyant pouvoir les maîtriser et les utiliser à sa guise: la raison, mais sans amour ni compassion; l'audace, mais sans prudence; la soif de domination, mais sans sens de la justice; l'ambition, mais sans force d'âme; la sensualité, mais sans tempérance; la technologie, mais sans sens des limites; la confiance en soi, mais sans l'humilité nécessaire et sans une authentique compréhension de soi.

L'homme moderne est victime d'un aveuglement, ou plutôt, pour être plus précis, d'un auto-aveuglement: en voulant regarder la lumière de trop près, sans la prudence nécessaire, il s'est brûlé la rétine et est devenu aveugle ; aveugle, il croit voir ou prétend voir mieux qu'avant ; menteur, par bêtise ou par orgueil luciférien, il tend à tromper même ses semblables, à les entraîner avec lui vers l'abîme : n'importe quoi, même de se jeter tête baissée dans l'abîme, plutôt que d'admettre sa cécité, plutôt que de reconnaître qu'il ne voyait pas, plutôt que d'avouer qu'il s'était trompé, qu'il avait péché par orgueil, qu'il avait déliré dans une folle vanité.

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Et ainsi, il n'a même pas pu devenir un insecte: c'est-à-dire ce qu'il aurait voulu devenir, à certains moments, dans certaines situations, courbé sous le poids de la terrible punition qu'il s'était infligée; mais pas encore persuadé de son erreur, pas encore dompté dans son immense orgueil, pas encore pleinement convaincu qu'il était tombé dans une voie sans issue.

Parce qu'un insecte, dans un certain sens, est quelque chose de plus parfait qu'un homme raté; et l'homme est raté quand il rejette sa part divine, quand il piétine sa vocation à l'absolu, quand il blasphème contre la splendeur de l'Être. Chaque insecte possède sa propre dignité intrinsèque; l'homme ne la possède que s'il reste à la hauteur de lui-même, voire s'il s'élève au niveau de ce qu'il doit devenir. Mais pour s'élever, il doit d'abord s'abaisser: il doit abaisser son orgueil, il doit mourir à sa soif de domination, il doit éteindre les flammes de ses passions égoïstes et désordonnées.

Ce n'est qu'alors, dans son apparente défaite, qu'il trouve sa propre grandeur et qu'il s'approche de ce qu'il doit devenir: un être spirituel, un enfant de la lumière et de l'amour, et non un être charnel, enflammé de convoitises inassouvies, dominé par des pulsions primordiales, déformé par le reflet narquois du grand Destructeur, qui l'instigue et l'entraîne à sa guise, plus il se croit maître de lui-même et seigneur du monde entier.

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L'homme qui n'a pas réussi, l'homme qui n'a pas réussi à devenir un vrai homme, ne reste pas suspendu en l'air, comme dans une sorte de limbes : il tombe au fond et devient une créature des ténèbres, un être démoniaque ; même s'il se pare de belles paroles, même s'il s'entoure de faste et de pouvoir, même s'il monte sur le trône et se pose en législateur sage et en juge juste, il est maintenant perdu, sans échappatoire et sans possibilité de rédemption, parce que son âme lumineuse est devenue une âme des ténèbres.

C'est peut-être ce que Heidegger avait à l'esprit lorsqu'il affirmait que seul un Dieu peut désormais nous sauver : l'espoir que nous réfléchissions à une intuition comme celle de Dostoïevski, pendant qu'il est encore temps.

* * *

Tiré, avec l'aimable autorisation de l'auteur, du site Arianna Editrice.

dimanche, 28 novembre 2021

Mnémosyne et Léthé: la culture du souvenir et de l'oubli dans le système occidental

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Mnémosyne et Léthé: la culture du souvenir et de l'oubli dans le système occidental

par Tom Sunic, Ph.D.

Ex: https://www.theoccidentalobserver.net/2021/11/25/mnemosyne-and-lethe-the-culture-of-remembrance-and-oblivion-in-the-western-system/

La culture de la mémoire façonne les fondements politiques de chaque État dans le monde. Lorsqu'on aborde la question de la culture du souvenir en Allemagne, ce qui vient immédiatement à l'esprit est la mémoire collective prescrite par les Alliés pour le peuple allemand, mise en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les racines psychologiques de cette culture du souvenir, instituée après-guerre, et sa signification pour les Allemands, ainsi que pour les autres peuples d'Europe, remontent loin dans leur passé. Pourquoi la culture du souvenir, par opposition à la culture de l'oubli, joue-t-elle un rôle si important en Allemagne, mais aussi, dans une moindre mesure, dans l'ensemble de l'Occident - comme si le véritable cours de l'histoire mondiale devait commencer au lendemain de 1945?

La mémoire et la mémoire collective sont les fondements du processus de formation de l'identité, indépendamment de notre haine ou de notre amour envers nos faiseurs d'opinion ou envers nos politiciens, respectivement, ou, d'ailleurs, indépendamment de l'esprit du temps qui prévaut. Il convient d'abord de clarifier quelques termes et de trier quelques noms de la mythologie et de l'histoire européennes, et de placer ce sujet dans un contexte historique et philosophique plus large. Inévitablement, il faut tenter de sauver quelques poètes et penseurs.

Dans la mythologie grecque antique, Mnémosyne est le nom de la déesse de la mémoire ; elle est le symbole de l'omniscience et de la connaissance totale. Sans Mnémosyne, il n'y a pas de vie humaine, pas de langage, pas de culture, et sans elle, tous les peuples sont condamnés à végéter comme des animaux privés de leur mémoire. Par opposition à la déesse de la mémoire Mnémosyne, la déesse Léthé est représentée comme un fleuve de l'oubli, c'est-à-dire que Léthé est le ruisseau de l'oubli qui coule notoirement dans le monde souterrain. Celui qui ose boire à ce fleuve oublie sa vie antérieure, mais aussi ses soucis et ses Weltschmerzen, dans l'espoir d'atteindre une vie relativement insouciante dans les enfers, ou de rejouer une nouvelle vie sur terre [i] Ces deux déesses sont souvent évoquées par les poètes, et au sens figuré par chacun d'entre nous au quotidien lorsqu'il s'efforce de supprimer ou d'oblitérer des événements passés embarrassants, y compris ceux de nature politique. Parallèlement, nous aspirons à ressusciter nos beaux souvenirs, ou mieux encore, à faire revivre les moments de notre bonheur passé.

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Il existe toutefois des différences entre les mémoires individuelles et collectives. Les mémoires collectives, qui sont généralement administrées lors de journées commémoratives ou de commémorations publiques, ou d'autres événements publics, sont toujours encadrées politiquement - par exemple, les innombrables journées de commémoration collective en l'honneur des victimes du fascisme ou du colonialisme dans les pays de l'ancien bloc communiste de l'Est se sont transformées en spectacles politiques - mais de nature transitoire. Le lendemain, la plupart de ces journées commémoratives ont été collectivement oubliées ou ont suscité un désintérêt général. Par la suite, les citoyens de l'ancienne Allemagne de l'Est ou de l'ancienne Yougoslavie ont plaisanté à huis clos sur ces spectacles communistes et leurs organisateurs. On se souvient des gigantesques manifestations commémoratives organisées dans l'ex-Allemagne de l'Est ou dans l'ex-Yougoslavie en l'honneur des soldats soviétiques ou des partisans communistes tombés pendant la Seconde Guerre mondiale.

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Bien entendu, les commémorations publiques des victimes du communisme n'étaient pas autorisées ; les victimes anonymes du communisme étaient reléguées dans la culture de l'oubli. Dans la culture officielle du souvenir communiste, il ne pouvait y avoir aucune victime du communisme, étant donné que les termes "victime" et "mémoire" ne s'appliquaient qu'à certains héros communistes. Après la chute du mur de Berlin en 1989, ainsi que dans le sillage de l'effondrement de la Yougoslavie en 1991, les événements commémoratifs communistes ont dû être remodelés et remplacés par de nouveaux mots commémoratifs, les anciens auto-promoteurs communistes devant s'adapter au Zeitgeist libéral. Lors de ces nouveaux événements commémoratifs, l'ancien symbolisme communiste est désormais remplacé par un verbiage et une iconographie libéraux. Peu de choses ont changé, cependant, en ce qui concerne le contenu antifasciste. D'ailleurs, les journées de commémoration collective des victimes du fascisme, et en particulier l'hommage aux victimes de l'Holocauste, constituent le fondement du droit international en Europe occidentale, en Europe orientale et en Amérique.

Se souvenir des vœux pieux

Notre mémoire individuelle, en revanche, surtout si elle évoque des images de rencontres heureuses ou de moments joyeux du passé, fonctionne souvent comme une chimère, par laquelle nous projetons avec nostalgie ces images heureuses du passé dans le présent ou dans un avenir proche, dans l'espoir de les revivre une fois de plus. Tout souhait, cependant, est la conséquence logique d'une mémoire défigurée. On peut rappeler ici les paroles du poète Hölderlin dans son poème "Mnémosyne", dans lequel il exprime sa nostalgie de la renaissance des temps mythiques :

    Et il y a une loi, qui nous dit
    que les choses rampent à la manière des serpents,
    Prophétiquement, rêvant sur les collines du ciel.
    Et il y a beaucoup de choses qui doivent être conservées,
    Comme une charge de bois sur les épaules.
    Mais les chemins sont dangereux.[ii]

A chacun ses propres souvenirs, à chacun des autres aussi son interprétation de ses souvenirs. L'interprétation que je fais de mes souvenirs, de mes rencontres passées, est différente de celle composée par les individus qui ont partagé ces rencontres précédentes. Même les personnes dépourvues d'imagination ont besoin de souvenirs imaginaires, souvent à la limite de la pensée magique qui nie la réalité. Le contraste entre la réalité et les vœux pieux joue toutefois un rôle particulier dans les souvenirs individuels, car les vœux pieux sont souvent à la limite de l'auto-illusion. Pour mieux illustrer le wishful thinking, on pourrait énumérer d'innombrables poètes allemands et surtout des romantiques noirs allemands décrivant leurs souvenirs qui mènent généralement à des catastrophes, des suicides ou des décès.

De grandes déceptions surviennent en particulier avec des souvenirs liés à des opinions politiques. Beaucoup d'entre nous connaissent des collègues qui sont des critiques astucieux du système, mais dont les rêves alternatifs sur l'avenir de l'Europe ou des États-Unis sont basés sur des jugements irréels. Chaque fois que nous faisons référence aux rêves politiques, ce qui nous vient à l'esprit est le symbolisme consigné dans la nouvelle Occurence at the Owl Creek Bridge de l'écrivain américain Ambrose Bierce [iii]. Le personnage principal est un politicien local du Sud qui a été capturé et condamné à mort en pleine guerre de Sécession. Il se balance déjà sur la potence tout en imaginant comment il a habilement échappé au noeud coulant de ses bourreaux yankees, tout en savourant son retour auprès de sa famille dans le temps qui lui est imparti. Le désir de son double qui pourrait échanger sa place était une grande illusion. Il était déjà mort et parti.

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La différence entre la mémoire individuelle et la mémoire collective est flagrante. Nos souvenirs individuels, même s'ils ne sont pas générés par un politicien de pouvoir, peuvent aussi se transformer en cauchemar. Chaque souvenir, qu'il soit individuel ou collectif, risque de se jouer dans une notion subjective d'extension du temps. Se remémorer les moments heureux du passé dévore plus de temps que le temps réel qu'il a fallu pour les vivre. Pire encore, le fait de ruminer les moments heureux peut se transformer en un sentiment de soi déformé qui aspire à une amélioration du monde. À l'inverse, nous avons aussi envie de nous débarrasser de certains de nos mauvais souvenirs, surtout s'ils nous rappellent rétrospectivement notre comportement grotesque passé, nos rencontres maladroites précédentes ou nos anciens modes de vie politiques. Ernst Jünger décrit de manière saisissante le sentiment de temps dépassé qui résulte de la contemplation incessante de nos souvenirs.

La mémoire collective, ou une mémoire imposée par un gouvernement ou un tyran, génère facilement une psychose de masse, comme nous le vivons aujourd'hui avec les réglementations Covid décrétées par l'État. On pourrait d'ailleurs noter une série de commémorations politico-historiques dans l'UE et en Amérique en faveur des migrants non-européens et de leur histoire colonisée. En de telles occasions, les politiciens allemands aiment se poser en modèles d'une nation qui s'est auto-induite dans l'erreur ("Tätervolk") - une nation dont on attend qu'elle accomplisse en public et pour l'éternité les rituels de commémoration au nom des victimes du fascisme. Cette surenchère dans la compulsion allemande à s'acoquiner avec les étrangers est très ancienne, elle trouve ses racines dans la politique de renoncement à soi qui s'étend sur des centaines d'années d'histoire allemande sans État.

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Erwin Stransky (photo, ci-dessus), un penseur et neurologue allemand d'origine juive et très sympathique envers les Allemands, a remarqué peu après la fin de la Première Guerre mondiale, c'est-à-dire bien avant que le lavage de cerveau des Alliés et la rééducation libérale-communiste ne commencent après la Deuxième Guerre mondiale. Il a noté combien les Allemands aiment s'extasier sur les extraterrestres et "qu'il n'est nulle part plus facile qu'en Allemagne d'attirer et de confondre les esprits avec des accroches pseudo-scientifiques ou pseudo-légales habilement "lancées"." [iv] Une telle mémoire défigurée est devenue aujourd'hui la marque de fabrique de tous les peuples occidentaux.

PARTIE II

La culture de l'oubli

Où en est la culture de l'oubli ? L'oubli collectif est souvent encouragé par les politiciens et les médias européens et américains, notamment en ce qui concerne les millions de victimes inconnues du communisme ou les innombrables victimes des bombardements aériens de terreur des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Au fil des décennies, ces victimes n'ont fait l'objet que de notes de bas de page dans les médias occidentaux. Plus grotesque encore est le désir d'oubli de nombreux intellectuels et politiciens de l'establishment américain et européen, qui considèrent comme dépassées leurs anciennes opinions politiques, dont ils étaient les ardents porte-drapeaux il n'y a pas si longtemps. C'est le cas des anciens intellectuels marxistes après l'effondrement de leur mystique marxiste. La majorité d'entre eux sont désormais complètement passés à l'idéologie capitaliste du marché libre.

Le sommeil est un outil efficace pour l'oubli de soi et, surtout, il aide beaucoup à combattre les mauvais souvenirs. Le sommeil sans rêve est le meilleur moyen de se sortir des mauvais souvenirs. Les protagonistes de Shakespeare parlent souvent du sommeil comme de la meilleure méthode de salut, selon laquelle une bonne nuit de sommeil d'un prisonnier politique apporte plus de bonheur que les jours sans sommeil et mémorables d'un tyran. Hamlet, épuisé par la vie, toujours trahi et trompé par sa famille royale, se parle à lui-même :

    Dormir, rêver peut-être, voilà le problème ;
    Car dans ce sommeil de la mort, quels rêves peuvent survenir ?
    Quand nous aurons quitté cette enveloppe mortelle,
    doivent nous faire réfléchir : c'est le respect
    qui fait la calamité d'une si longue vie ;
    Car qui voudrait supporter les fouets et les mépris du temps[v].

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Le puissant souverain, le roi Henri IV, dans un autre drame de Shakespeare, loue encore plus le salut d'un doux sommeil :

    Combien de milliers de mes plus pauvres sujets
    Sont à cette heure endormis ! Ô sommeil, ô doux sommeil,
    Douce nourrice de la nature, comme je t'ai effrayé,
    Pour que tu ne pèses plus mes paupières.
    Et plonger mes sens dans l'oubli ?[vi]

Outre le sommeil, il existe des méthodes plus vivantes pour maîtriser le processus d'oubli et se débarrasser des mauvais souvenirs, ou du moins les garder temporairement sous contrôle. Le remède ancestral est l'alcool, ou mieux encore la drogue qu'est l'opium, qui ralentit l'écoulement du temps et tient en échec les souvenirs embarrassants. Une fois de plus, il faut se référer à Ernst Jünger, qui était non seulement le meilleur observateur de notre fin des temps, mais aussi le meilleur connaisseur allemand de nombreux narcotiques. Jünger était un gentleman raffiné qui s'est beaucoup occupé de la consommation d'"acide" - LSD - afin de mieux contourner les murs acides libéraux-communistes du temps. En outre, Jünger était très ami avec le découvreur du LSD, le Dr Albert Hoffmann (voir photo, ci-dessous). Tous deux ont vécu plus de cent ans. "L'acide, c'est génial !", disaient ses disciples accros à son nom.

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Sous l'influence des stupéfiants, le temps ralentit. La rivière coule plus doucement, les berges s'éloignent. Le temps devient sans limite, il se transforme en mer[vii].

Il faut cependant être prudent avec les voyages sous l'influence des drogues, car il y a toujours un risque d'oublier son destin[viii] L'Ulysse d'Homère a affronté ce danger avec ses marins sur le chemin du retour. Après leur long périple en mer, ils se sont tous retrouvés un jour au pays des mangeurs de lotus, des hommes qui s'adonnaient à la consommation de drogue de lotus, acquérant ainsi la capacité de se débarrasser de leurs souvenirs et de tous les soucis qui les accompagnent. Ulysse a eu beaucoup de mal à faire revenir à bord ses camarades intoxiqués et sans mémoire[ix]. En fait, ces mangeurs de lotus mythiques qu'Ulysse a rencontrés sont une image primitive des citoyens contemporains en Allemagne, dans l'UE et aux États-Unis. Plus besoin pour le Système de fabriquer des martyrs, comme c'était le cas sous le communisme ; le Système sait utiliser des méthodes bien plus élégantes pour imposer la volonté générale par l'oubli de masse forcé.

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En Géorgie, dans le Caucase, où est né le tyran Staline, il existe un sol fertile propice à la culture du cannabis. Au lieu des goulags en Sibérie, Staline aurait pu avoir plus de succès en installant des champs de marijuana dans l'ancienne Union soviétique.

Plus tard, Ulysse se retrouve dans les locaux de la déesse sorcière Circé, dont les pouvoirs ont transformé ses marins échoués en cochons. Ces nouvelles créatures porcines, bien que dotées d'une intelligence humaine, ne se plaignent plus de leur nouvelle vie. Bien au contraire. Le processus d'oubli peut être bénéfique[x]. Dans un tel environnement propice à l'oubli, la célèbre phrase de Nietzsche semble bien dépassée : "Heureux les oublieux, car ils se remettent aussi de leurs bêtises". Se souvenir d'une vie antérieure sur Terre peut être un enfer pour beaucoup de gens. Le Système, avec ses récits d'amélioration du monde, utilise maintenant des méthodes homériques de la transformation en porcs pour abrutir les masses, promettant la naissance du La La Land, mais la reportant encore et encore jusqu'à un avenir indéfini où tout le mal aura été expurgé. En outre, le Système emploie des techniques raffinées pour garder ses citoyens sous contrôle, soit par l'oubli forcé, soit par la mémorisation sélective.

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Et ce n'est pas nouveau dans l'histoire. La Damnatio memoriae ou damnation de la mémoire était un procédé courant dans la Rome antique contre les politiciens méprisables, bien que décédés. Rares sont ceux qui ont le courage de s'attaquer aux tyrans vivants. Le même procédé consistant à maudire la mémoire des hérétiques ou des dissidents modernes continue de faire rage en force dans l'Allemagne, aux États-Unis et dans l'UE modernes. Ce qui est nouveau, cependant, c'est la montée de l'autocensure et de l'autosurveillance de la grande majorité des politiciens, mais aussi de la majorité des universitaires de l'establishment. La censure a toujours fait partie de l'oubli collectif imposé par l'État, puisqu'elle existe depuis l'Antiquité. Dans l'Occident contemporain, cependant, l'autocensure est synonyme de renoncement à soi, c'est-à-dire que même les personnes intelligentes décident, à un moment donné de leur carrière, de renoncer à leur propre personne. Le poète et médecin allemand Gottfried Benn, ainsi que de nombreux autres penseurs européens qui ont réussi à survivre aux bombardements de terreur et aux purges des Alliés pendant et après la Seconde Guerre mondiale, a écrit dans son poème Le moi perdu l'image d'un individu perdu dans le temps et l'espace, sans direction ni valeurs.

    Perdu I - explosé par les stratosphères,
    victime d'un ion - : agneau à rayons gamma - : particule et champ - : chimères et autres choses
    particule et champ - : chimères et infini
    sur ta grande pierre de Notre Dame.[xi]

Autocensure et autodénigrement

Il convient de rappeler le philologue et universitaire allemand très apprécié, le professeur Harald Weinrich, qui est souvent cité par les médias amis du système et qui a écrit un bon livre sur la culture de l'oubli et du souvenir dans la littérature européenne. Comme d'innombrables universitaires de l'establishment, il est cependant mandaté pour accomplir de temps en temps des rites expiatoires. C'est ce qui frappe l'œil au chapitre IX de son livre Lethe : The Art and Critique of Forgetting, où il s'exprime sur le souvenir perpétuel d'Auschwitz. "L'oubli n'est plus autorisé ici. Il ne peut pas y avoir d'art de l'oubli ici non plus et il ne devrait pas y en avoir." [xii] Dans ses remarques destinées aux médias, il poursuit ses déclarations de vertu : "Je ne peux donc que souscrire de tout cœur à l'interdiction absolue d'oublier le génocide"[xiii].

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De telles confessions de culpabilité à la Canossa font aujourd'hui partie du folklore politique en Allemagne. Pas un mot de Weinrich et d'autres compagnons de route antifa sur l'oubli forcé imposé par le Système à l'égard de millions d'Allemands, de Croates et d'autres Européens de l'Est pourchassés après la marche victorieuse des Alliés en 1945. Weinrich et nombre de ses semblables, avec leur religion du souvenir nouvellement acquise, correspondent à l'archétype hyper-moraliste de Nietzsche, "où cet homme de mauvaise conscience s'est emparé d'un présupposé religieux pour donner à son autotorture sa dureté et son acuité les plus horribles"[xiv] Weinrich n'est qu'un minuscule exemple de la majorité des universitaires boucs émissaires de l'UE qui rivalisent pour une visibilité médiatico-universitaire clinquante par leur auto-flagellation et leur reniement de soi. Il y a longtemps, l'allégorie de cette auto-démasculation spirituelle allemande a été décrite par le poète et peintre allemand Wilhelm Busch dans son histoire sarcastique sur Saint Antoine. L'éternel repenti saint Antoine, grand ami des animaux, décide de se fiancer à un cochon, sans doute pour mieux assurer son ascension transgenre zoophile au paradis pour l'éternité :

Bienvenue ! Entrez en paix !
Ici, aucun ami n'est séparé de son ami. Pas mal de
quelques moutons entrent,
pourquoi pas un bon cochon aussi ! [xv]

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Plusieurs auteurs ont écrit des articles critiques sur la conscience historique déformée et le processus de mémoire sélective des Blancs. Il semble que plus on parle aujourd'hui de la nécessité de se souvenir des victimes du fascisme, plus ces souvenirs antifascistes régurgités deviennent des objets d'incrédulité et de ridicule de masse. Pendant ce temps, la mémoire des millions de victimes du communisme est reléguée dans le royaume de l'oubli. Se souvenir du sort des civils allemands expulsés et tués après la Seconde Guerre mondiale ne présente progressivement plus qu'un intérêt archivistique et antiquaire, et ce de manière sporadique. Les médias allemands, américains et européens, y compris les historiens et les politiciens de l'establishment, lorsqu'ils évoquent les champs de la mort communistes, font très attention à ne jamais éclipser le souvenir du nombre de victimes de l'Holocauste. Par exemple, la catastrophe croate de l'après-guerre avec ses centaines de milliers de morts, connue chez les Croates à l'esprit nationaliste sous le nom de "tragédie de Bleiburg", n'est pratiquement jamais mentionnée comme faisant partie de la mémoire collective occidentale[xvi].

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En Belgique, également, les innombrables victimes des bombardements anglo-saxons ne sont quasi jamais commémorées, dont les 936 victimes innocentes de Mortsel (dont de nombreux enfants) et le bombardement sauvage d'Ixelles-Etterbeek... L'historien Pieter Serrien a consacré à la tragédie de Mortsel un ouvrage poignant et très documenté, rendant hommage à presque toutes les victimes de ce crime atroce commis par l'Empire du Bien. Honte à la vermine politique qui n'y songe jamais...

En revanche, la surenchère dans les mémoires antifasciste, juive et anticoloniale, où le proverbial "mauvais Allemand" figure toujours sur le devant de la scène, joue un rôle central dans le droit international. Les mémoires anticommunistes sporadiques, qui correspondent un peu aux festivités commémoratives parrainées par le Système, sont reléguées au rang d'événements semi-mythologiques et folkloriques que l'on peut observer de temps à autre dans l'Europe de l'Est d'aujourd'hui.

Tout comme il existe des différences entre les vivants, il doit y avoir des différences entre les morts. La question se pose de savoir si le Système et ses ramifications post-communistes et libérales en Allemagne, dans l'UE et aux Etats-Unis peuvent survivre sans appeler à la rescousse les souvenirs des "bêtes fascistes" ? Sans évoquer des démons domestiques tels que Ante Pavelic, Francisco Franco, Vidkun Quisling, etc. Et sans évoquer sans cesse Adolf Hitler, le démon cosmique intemporel ? La culture du souvenir aux heures de grande écoute d'aujourd'hui, c'est-à-dire le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, s'est transformée depuis longtemps en un psychodrame religieux qui va bien au-delà du souvenir historique. En outre, de nombreux peuples non-européens se battent aujourd'hui avec passion pour leur propre piédestal de victime afin de le mettre en avant comme étant le seul digne d'être rappelé au monde. Nous pouvons ici nous référer à la citation d'A. de Benoist :

L'outil favori de la surenchère victimaire est le "devoir de mémoire". La mémoire s'inscrit sur un fond d'oubli, car on ne peut se souvenir qu'en sélectionnant ce qui ne doit pas être oublié. (Une telle tâche n'aurait aucun sens si l'on devait se souvenir de tout). La mémoire est donc hautement sélective. ... L'un des points forts du "devoir de mémoire" est l'imprescriptibilité du "crime contre l'humanité" - une notion également dépourvue de sens. Strictement parlant, seul un extraterrestre pourrait commettre un crime contre l'humanité (d'ailleurs, les auteurs de tels crimes sont généralement représentés au sens métaphorique comme des "extraterrestres"). - et en totale contradiction avec la tradition culturelle européenne qui, en accordant l'amnistie, offre la forme judiciaire de l'oubli. [xvii]

Il faut rappeler ici les propos critiques de Nietzsche, lorsqu'il écrit sur la surenchère de nos mémoires " monumentales " et " antiquaires " : "La surabondance de l'histoire d'une époque me semble hostile et dangereuse pour la vie...."[xviii] L'avertissement de Nietzsche s'applique toutefois aujourd'hui à tous les peuples européens et à leurs victimologies respectives, qu'elles soient de nature antiquaire ou monumentale. Jusqu'à quel point les Européens, et surtout le peuple allemand, doivent-ils étirer leur mémoire historique ? Jusqu'au massacre des Saxons à Verden en 782, jusqu'aux millions de morts de la guerre de Trente Ans, ou jusqu'aux millions d'Allemands de souche et d'Européens de l'Est tués au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? Le débat sur les mémoires opposées devient aujourd'hui inutile. Avec ou sans leurs morts oubliés et ressuscités, l'ensemble du système germano-euro-américain ressemble à une grande librairie d'antiquités multiculturelle et dépassée où de faux apprentis sorciers continuent à donner des conférences sur les mémoires sélectives et fausses.

NOTES :

[i] T. Sunic, Titans are in Town(A Novella andAccompanying Essays), préface de Kevin MacDonald (Londres, Budapest : Arktos, 2017).

[ii] Poèmes de Friedrich Hölderlin, choisis et traduits par James Mitchell ; bilingue, en allemand et en anglais (San Francisco : Ithuriel's Spear, 2007), p. 95.

[iii] Ambrose Bierce, An Occurrence at Owl Creek Bridge and other stories -Ein Vorfall an der Eulenfluß-Brücke und andere Erzählungen) (édité par Angela Uthe-Spencker), (München : Deutscher Taschenbuch-Verlag, bilingue 1980).

[iv] Erwin Stransky, Der Deutschenhass (Wien und Leipzig : F. Deuticke Verlag, 1919), p. 71.

[v] William Shakespeare, Hamlet (Acte III, Sc 1) (Philadelphie : J.B. Lippincott & Co., 1877) p. 210-211.

[vi] Écrits dramatiques de Shakespeare, Henri IV, 2e partie, Acte III, Sc. I, Londres : ed. John BellBritish Library, 1788), p.60.

[vii]Ernst Jünger, Annäherungen : Drogen und Rausch (München : DTV Klett-Cotta, 1990), p. 37.

[viii] Cf. Tomislav Sunic, "Rechter Rausch ; Drogen und Demokratie", Neue Ordnung (Graz, IV/2003).

[ix] The Oddyssey of HomeBook IX, avec des notes explicatives de T.A. Buckley, (Londres : George Bell and Sons, 1891). p. 118.

[x] Ibid, livre X, p. 137-146. Harald Weinrich, Lethe-Kunst und Kritik des Vergessens, (München : Verlag C.H Beck, 1997), p. 230.

[xi] Gottfried Benn, "Das verlorene Ich", Statische Gedichte (Hambourg : Luchterhand Ver., 1991), p. 48. Également traduit en anglais par Mark W. Roche : https://mroche.nd.edu/assets/286548/roche_benn_verlorenes_ich_english.pdf.

[xii] Harald Weinrich, Lethe-Kunst und Kritik des Vergessens (München : Verlag C.H Beck, 1997), p. 230.

Cf. Lethe, The Art and Critique of Forgetting (Cornell University Press, 2004).

[xiii] H. Weinrich, émission " Bayerischer Rundfunk " du 4 avril 1999.

https://www.br.de/fernsehen/ard-alpha/sendungen/alpha-forum/harald-weinrich-gespraech100~attachment.pdf ?

[xiv) Friedrich Nietzsche, De la généalogie de la morale, Deuxième essai, Section 22. Traduit par Carol Diethe (Cambridge University Press, 2007), p. 63.

[xv] Voir le texte allemand complet, Wilhelm Busch, Der Heilige Antonius von Padua, (Straßburg ; Verlag von Moritz Schauenburg, sans date), p. 72. Egalement parties en anglais : https://second.wiki/wiki/der_heilige_antonius_von_padua#:~:text=Saint%20Anthony%20of%20Padua%20is,anti%2Dclerical%20attitude%20Wilhelm%20Buschs.

[xvi] Cf. T. Sunic, "Es leben meine Toten ! - Die Antifa-Dämonologie und die kroatische Opferlehre ".Neue Ordnung (Graz, I/2015).

[xvii] Alain de Benoist, Les Démons du Bien, Paris, éd. P. Guillaume de Roux, 2013, p. 34-35.

[xviii] F. Nietzsche, De l'avantage et du désavantage de l'histoire pour la vie, section 5, trad. par P. Preuss (Indianapolis : Hackett Publishing Co., 1980), p. 28.

jeudi, 25 novembre 2021

Marx le Messie

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Marx le Messie

Luca Bistolfi

Trop d'intellectuels laqués, laquais du pouvoir, citent Marx au hasard. C'est pourquoi le grand vieillard de Trèves s'avère très nécessaire à relire dans le moment terrible et marquant que nous vivons.

SOURCE : https://www.lintellettualedissidente.it/controcultura/filosofia/marx-berlin/

Bien conscient de l'inanité de certains de ses thuriféraires-charlatans contemporains et notamment des professeurs d'université, Schopenhauer a été contraint, dans la Préface de la deuxième édition de son livre Welt, de tremper sa plume plus que de coutume dans l'acide pour fustiger l'habitude d'un certain public de recourir à des exposés de seconde main au lieu de lire les textes originaux. C'est l'"affinité élective, par laquelle une nature commune se sent attirée par ses semblables", tout comme les enfants "apprennent mieux d'autres enfants". Et qui sait ce qu'il écrirait aujourd'hui face à des coupures de presse et des "tutoriels" philosophiques !

Cependant, il ne faut pas être trop rigide, et si l'on souhaite mordre dans les idées et les auteurs avec la dureté d'un autodidacte, afin d'éviter le moule académique, on peut certainement recourir aux travaux préparatoires. C'est dans ce sens que je veux attirer l'attention du lecteur sur deux Karl Marx.

71bv0FFN3VL.jpgLe premier est publié ces dernières semaines par Adelphi et est signé par Isaiah Berlin. Il s'agit en fait d'une réédition du texte paru en 1969 pour La Nuova Italia, mais avec un appareil critique plus efficace. Berlin n'est pas le premier penseur antimarxiste à écrire un ouvrage honnête, lucide et informé sur le "docteur de la terreur rouge", comme on l'appelait en son temps : pensons, par exemple, aux connaissances considérables dont firent preuve Giovanni Gentile, le premier professeur d'Antonio Gramsci, et Benedetto Croce, un élève du marxiste Antonio Labriola. L'étude du travail de Berlin ne manque pas de nous faire découvrir quelques imprécisions terminologiques, quelques citations irréfléchies - auxquelles les éditeurs remédient néanmoins - et quelques jugements un peu hâtifs ; mais ces péchés sont somme toute négligeables face à une étude rigoureuse et surtout honnête, même si elle est datée puisqu'elle remonte à 1938. Ceux qui souhaitent avoir un aperçu général de Marx en tant que penseur, érudit et activiste politique trouveront ici satisfaction. Il s'agit d'une sorte de vaste entrée d'encyclopédie, du genre qui n'est plus composé nulle part.

Il ne faut donc pas s'attendre à y trouver un exposé des découvertes de Marx dans les Grundrisse ou le Capital. La marque de ce Karl Marx réside dans la capacité d'Isaiah Berlin à ancrer le sujet dans son époque et, surtout, à décrire certains fondements philosophiques cruciaux avec une compétence et une clarté d'exposition exemplaires, qui ressortent particulièrement à certains moments, comme les pages magistrales consacrées à Hegel et au rapport fondamental du jeune Marx avec sa philosophie, et le chapitre sur le "Matérialisme historique", un sujet, comme chacun sait, plutôt dur, mais Berlin montre qu'il sait "manier avec soin" les concepts hégélo-marxistes, sans générer de malentendus embarrassants, qui seraient dus à un excès d'orthodoxie, ou peut-être à  à un défaut d'orthodoxie, qui émaillent malheureusement les pages de nombreux marxistes, réels ou supposés.

Toutefois, permettez-moi de faire deux suggestions pour tous ceux qui envisagent d'aborder cette étude. Tout d'abord, il est nécessaire de lire attentivement la "Préface de l'éditeur à la cinquième édition", l'une des rares prémisses utiles en circulation. Deuxièmement, ne lisez pas la quatrième de couverture : elle semble clairement avoir été écrite soit dans l'intention de mettre en garde contre Marx, soit a plutôt été écrite sans avoir lu le livre, en tenant pour acquis que le Berlin n'était qu'un libéral doctrinaire, type humain que l'on rencontre dans maintes rédactions.

81+cvkFVYXL.jpgDifférent à tous égards, le Karl Marx de Maximilien Rubel, sorti il y a vingt ans, en 2001, mais toujours disponible chez l'éditeur milanais Colibri, est l'un des outils les plus indispensables pour qui veut étudier sérieusement le Grand Ancien de Trêves. Contrairement à Berlin, qui est connu de tous, le nom de Rubel sera inconnu de la plupart des gens : mais, pour ce que cela vaut, je peux vous assurer que nous avons affaire à l'un des chercheurs les plus intelligents, les plus aigus et les mieux préparés du marxisme européen, capable de traiter un sujet très complexe avec habileté et dextérité. Afin de fournir le stimulus nécessaire pour inviter le lecteur à lire le livre, il faut partir du deuxième sous-titre de l'ouvrage : Prolegomeni per una sociologia etica (Prolégomènes pour une sociologie éthique), que l'auteur a ajouté à la seule édition italienne, bien meilleure à tous égards que l'original français. Il est également doté d'une chronologie raisonnée et minutieuse de plus de cent pages et d'un solide appareil critique.

L'intention principale de Rubel est de libérer Marx des lectures économistes arides, en saisissant la continuité, de sa jeunesse à sa mort, d'une instance éthique pré-politique et pré-économique. Mais écoutons les mots éloquents de l'auteur:

"Non seulement il n'y a pas, chez Marx, d'intention spécialiste, mais il faut aussi s'abstenir d'y voir une tentative philosophique de s'élever au-dessus des diverses spécialisations en vertu de l'activité systématique et médiatrice de la pensée : une telle "philosophie", pour lui, avait elle-même un caractère fragmentaire, était un pur produit de la division du travail et de son aliénation. Ou du moins, cela ne lui semblait concevable - puisque philosopher est nécessaire - que si elle était surmontée et réalisée dans la pratique, c'est-à-dire rendue inutile en tant que projet. Les raisons de Marx étaient d'un autre ordre, que je crois pouvoir définir comme éthiques, dans la mesure où l'éthique est précisément ce qui, dans la pensée d'un homme, fuit instinctivement toute particularisation réductrice pour embrasser la diversité des activités dans une vision d'ensemble toujours plus élevée et les rapporter sans cesse à la vérité pratique [...]. Marx n'a pas créé, ni eu l'intention de créer, un nouveau système d'économie politique. Il voulait donner aux hommes luttant pour la transformation radicale de la société une explication théorique et critique du mode de production capitaliste. Karl Marx a voulu orienter la connaissance scientifique de la société vers une cause éminemment révolutionnaire : le renversement du capitalisme et la construction d'une société libérée de l'exploitation et de l'oppression".

Cette libération permettra aux individus de se réaliser enfin sans aucune contrainte, de devenir des êtres humains intégraux parce que libérés de la lutte des classes et de la domination, qui enserrent et concourent au libre développement visant à la connaissance - progressive et pourtant nécessairement asymptotique - tant du cerveau individuel que du cerveau social, une expression qui n'est pas présente chez Rubel mais que j'emprunte au vocabulaire d'Amadeo Bordiga, l'un des plus grands théoriciens révolutionnaires du 20ème siècle.

Mais pourquoi aborder Marx ?

Depuis quelques années, une fois que la démoralisation consécutive aux événements européens de 1989-1991 s'est estompée, et parfois à l'occasion de quelques anniversaires, Karl Marx revient de temps en temps sur le devant de la scène, mais soit comme une pose intellectuelle, soit comme une figure reproposée par quelques merluchons de la télévision avides d'argent et aux boucles parfumées, et précisément pour cette raison sans être vraiment familier avec lui, ou encore moins conscient de ses prémisses et surtout de ses conclusions révolutionnaires. Cependant, la crise structurelle anormale du système mondial actuel, à laquelle s'ajoute la catastrophe hautement probable et imminente, obligera le prolétariat - ancien et nouveau - et les masses en général à s'orienter dans la direction indiquée par l'agitateur de Trêves et ceux qui, au cours des décennies, ont maintenu vivants son enseignement et ses encouragements.

Seuls les cerveaux abrutis par l'idéologie dominante qui les instille et les asservit, et seuls les parasites sociaux du monde, de tout ordre et de tout degré, ignorent le moment terrible et épocal que nous vivons et la catastrophe vers laquelle nous avons déjà fait les premiers pas. Et sans instruments politiques adéquats, le sort des classes subalternes - pas moins que celui de la bourgeoisie ! - est scellé de la manière la plus fatale. Même les simulacres de revendications écologiques et gendéristes, aussi mal posés et mal préparés soient-ils, marquent un changement de cap qui, toutefois, s'il n'est pas bien guidé, risque de n'être qu'une énième fausse solution, vide face à des drames concrets et immanents qui ne peuvent être résolus que par le renversement du système politique et économique actuel.

Bien sûr, il ne faut pas commettre la très grave erreur de considérer le marxisme comme une idéologie et, encore moins, comme une idéologie enfermée dans un système relégué au 19ème siècle et dont la teneur s'avère "incommunicable" avec le monde actuel, comme beaucoup de gens des deux côtés parviennent admirablement à le faire et comme une position explicitement niée par Berlin et Rubel. Avec ses sodalistes et ses disciples, Marx est l'arme critique efficace essentielle avec laquelle il faut s'entraîner en attendant de passer des armes de la critique à la critique des armes.

Luca Bistolfi

mercredi, 24 novembre 2021

Jeux, masques et règles : Roger Caillois et notre ludique tyrannie

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Jeux, masques et règles: Roger Caillois et notre ludique tyrannie

par Nicolas Bonnal

On évoque justement le caractère ludique de cette tyrannie sanitaire : il faut « jouer le jeu », comme dit le partisan du confinement éternel ou de la dose bimestrielle. De même les masques, les règles, les gestes dits barrières évoquent cette fâcheuse tendance au totalitarisme ludique que nous observons partout. Ajoutons que le non vacciné relève moins du bouc émissaire de Girard que du cas du non-participant mal considéré. Il ne veut pas participer à l’amusant jeu du vaccin, du reset (pas de voiture, de maison, de courant, etc.) alors sanctionnons-le.

Tout cela nous rappelle le fameux livre de Caillois sur les jeux ; il en distinguait de quatre genres :

« Après examen des différentes possibilités, je propose à cette fin une division en quatre rubriques principales selon que, dans les jeux considérés, prédomine le rôle de la compétition, du hasard, du simulacre ou du vertige. Je les appelle respectivement Agôn, Alea, Mimicry et llinx. Toutes quatre appartiennent bien au domaine des jeux : on joue au football ou aux billes ou aux échecs (agôn), on joue à la roulette ou à la loterie (alea), on joue au pirate ou on joue Néron ou Hamlet (mimicry). On joue à provoquer en soi, par un mouvement rapide de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi (ilinx). »

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Seuls les deux derniers nous intéressent, en particulier Mimicry. Caillois écrit à ce propos :

« Mimicry. - Tout jeu suppose l'acceptation temporaire, sinon d'une illusion (encore que ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu'entrée en jeu : in-lusio), du moins d'un univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif. Le jeu peut consister, non pas à déployer une activité ou à subir un destin dans un milieu imaginaire, mais à devenir soi-même un personnage  illusoire et à se conduire en conséquence. »

Le masqué vacciné parano méfiant est en effet un personnage illusoire qui subit « un destin dans un milieu imaginaire. » mais en marge de la tragédie qui lui préparent ses élites démoniaques, lui reste un ludique. Il ne veut plus être lui-même (Guénon parle déjà du caractère minable de notre vie ordinaire moderne, idem pour Thoreau et son « désespoir tranquille ») :

« Le sujet joue à se faire croire ou à faire croire aux autres qu'il est un autre que lui-même. Il oublie, déguise, dépouille passagèrement sa personnalité pour en feindre une autre. Je choisis de désigner ces manifestations par le terme de mimicry. »

Parlons du masque maintenant. On veut porter un masque pour changer de personnalité et « faire peur aux autres », ajoute Caillois dans une phrase effrayante :

« L'inexplicable mimétisme des insectes fournit soudain une extraordinaire réplique au goût de l'homme de se déguiser, de se travestir, de porter un masque, de jouer un personnage. Seulement, cette fois, le masque, le travesti fait partie du corps, au lieu d'être un accessoire fabriqué. Mais, dans les deux cas, il sert exactement aux mêmes fins: changer l'apparence du porteur et faire peur aux autres. »

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Parlons de la folie furieuse, dantesque et menaçante qui nous entoure. La deuxième rubrique de Caillois se nomme Ilinx. Voici ce qu’elle désigne :

« Ilinx rassemble les jeux qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d'infliger à la conscience une  sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas, il s'agit d'accéder à une sorte de spasme, de transe ou d'étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie. »

Cet ilinx est lié à une rage de destruction (le Reset), celle que nous vivons maintenant (destruction des économies, des libertés, du respect humain, de la logique, de toute la superstructure de la civilisation) :

« Il existe un vertige d'ordre moral, un emportement qui saisit soudain l'individu. Ce vertige s'apparie volontiers avec le goût normalement réprimé du désordre et de la destruction. Il traduit des formes frustes et brutales de l'affirmation de la personnalité… »

A la fin de son livre Caillois reprend son étude sur le masque :

« Le masque : attribut de l'intrigue amoureuse et de la conspiration politique; symbole de mystère et d'angoisse; son caractère louche. »

Et il évoque la bautta, le masque vénitien rendu célèbre par Kubrick dans EWS (ce n’est certes pas un hasard : voyez mon livre) :

« Elle était imposée aux nobles, hommes et femmes, dans les lieux publics, pour mettre un frein au luxe et aussi pour empêcher que la classe patricienne soit atteinte dans sa dignité, quand elle se trouverait en contact avec le peuple. Dans les théâtres, les portiers devaient contrôler que les nobles portaient bien la bautta sur le visage, mais une fois entrés dans la salle, ils la gardaient ou l'enlevaient suivant leur bon plaisir. Les patriciens, quand ils devaient conférer pour raison d'Etat avec les ambassadeurs, devaient aussi porter la bautta et le cérémonial le prescrivait également en cette occasion aux ambassadeurs. »

Caillois rappelle après d’autres que le masque libère, mais au mauvais sens du terme :

« Ils sont bruyants, débordants de mouvements et de gestes, ces masques, et pourtant leur gaieté est triste; ce sont moins des vivants que des spectres. Comme les fantômes, ils marchent pour la plupart enveloppés dans des étoffes à longs plis, et, comme les fantômes, on ne voit pas leur visage. »

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En réalité – et on est bien d ‘accord – le masque permet d’échapper à la loi (voyez mon texte sur Guénon et le carnaval permanent de nos sociétés) :

« Cette humanité, qui se cache pour se mêler à la foule, n'est-elle pas déjà hors la nature et hors la loi ? Elle est évidemment malfaisante puisqu'elle veut garder l'incognito, mal intentionnée et coupable puisqu'elle cherche à tromper l'hypothèse et l'instinct. »

Sources:

Roger Caillois, Les jeux et les hommes (Gallimard)

Nicolas Bonnal – Kubrick (Amazon.fr, Ed. Dualpha)

 

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mardi, 23 novembre 2021

"Discipline du chaos" : les illusions brisées du libéralisme

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"Discipline du chaos": les illusions brisées du libéralisme

Par Alessio Mannino

Ex: http://osservatorioglobalizzazione.it/osservatorio/disciplina-del-caos-le-illusioni-infrante-del-liberalismo/

Parmi les différents courants qui ont animé la modernité, le libéralisme est devenu le dogme de base qui soutient aujourd'hui la domination des seigneurs de l'argent, grâce à la sournoise escroquerie idéologique séculaire selon laquelle il n'y aurait pas de liberté en dehors d'une quête individualiste du succès économique, la politique étant réduite à un esclavage auxiliaire d'un "bien-être" non seulement injuste et inégal, mais en fait de plus en plus renversé en malaise social et existentiel. Actuellement, la morale libérale est une anti-éthique de masse au service de ceux qui contrôlent le cycle mondial de l'argent par le biais du pouvoir des États. La généalogie de la morale libérale montre, d'une part, comment la morale libérale a bouleversé le sens premier de la libéralité et, d'autre part, comment il est possible de s'extraire du piège mental de la fausse liberté.

indexamdc.jpgDans l'essai Disciplina del caos publié par "La Vela" et récemment édité, dont nous présentons aujourd'hui un extrait, Alessio Mannino trace un itinéraire qui va de la démystification des grands théoriciens pour descendre dans les bas-fonds du quotidien aliéné, jusqu'à l'hypothèse d'une discipline fondamentale pour lutter dans le chaos de la triste époque. L'essai est complété par des entretiens avec Franco Cardini, Paolo Ercolani, Fabio Falchi, Thomas Fazi, Carlo Freccero et Marco Gervasoni.

L'auteur - Alessio Mannino (1980), journaliste indépendant. Professionnellement né à Voce del Ribelle fondé par Massimo Fini, il a édité les journaux en ligne La Nuova Vicenza et Veneto Vox. Il écrit pour Il Fatto Quotidiano, L'Intellettuale Dissidente (où il tient une chronique, "Sott'odio"), The Post Internazionale, Kritika Economica et Mondoserie.it. Il collabore avec la chaîne youtube Vaso di Pandora et est l'auteur de Contro. Considerazioni di un antipolitico (Maxangelo, 2011), Mare monstrum. Immigrazione : bugie e tabù (Arianna Editrice, 2014), Contro la Constituzione. Attacco ai filistei della Carta '48 (= Contre la Constitution. Attaque contre les philistins de la Charte de 48) (Edizioni Circoli Proudhon, 2016). Son dernier ouvrage Disciplina del caos. Come uscire dal labirinto del pensiero unico liberale (= Comment sortir du labyrinthe de la pensée unique libérale) (La Vela), est sorti le 11 octobre 2021.

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Quand la liberté se dévore elle-même

Extrait de "Discipline du Chaos" - pages 385-389.

L'individualisme, l'âme du libéralisme, peut être défini comme le principe de la solitude. Après avoir démoli la stabilité en tant que valeur, "nous nous sommes tous retrouvés terriblement seuls". C'est là qu'il faut repartir : de la plénitude des liens qui réconcilient les individus avec eux-mêmes.

Le libéralisme a été bien plus que la coquille de légitimation du capitalisme. Elle a représenté une césure anthropologique : pour la première fois dans l'histoire, la dimension économique est devenue le centre de la vie humaine. Alors que dans l'Antiquité, et dans une certaine mesure encore au Moyen Âge, l'économie, du moins dans l'idéal, restait une partie de l'ensemble, et de surcroît pas la plus noble (le marchand était digne d'être honoré, non pas en tant que marchand ni en tant que prêteur d'argent), avec l'époque moderne, la sphère productive et commerciale se détache du cadre communautaire et, devenant autonome dans la société civile, l'emporte sur toutes les autres.  Le projet moderne répudie la nature législative et l'historia magistra vitae et les remplace par la calculabilité, selon laquelle tout phénomène est mesurable, quantifiable et programmable (l'entreprise capitaliste moderne, écrit Weber, "est entièrement basée sur le calcul"). Ce qui intéresse la modernité libérale, c'est la sécurité du commerce privé. Par conséquent, il n'y a plus besoin d'une théorie de l'État, car l'État n'est pas un sujet primaire, mais un dérivé, un instrument dangereux contre lequel il faut se défendre. Il n'y a donc plus de sens à parler de gouvernement : il vaut mieux parler de gouvernance, d'administration bureaucratique en pilotage automatique.

12543b4.jpgLa liberté comme domination sur l'excès est abandonnée pour faire place à l'excès comme vertu, la soif de pouvoir tournant entièrement autour du nervus rerum de l'argent ("la technique qui unit toutes les techniques"). Le véritable objectif du capitalisme libéral, cependant, n'est pas l'argent lui-même : c'est l'appropriation du futur par l'argent ("il n'y a pas de passé et il n'y a pas de présent, seulement le futur"). Spéculation et exploitation : patient de l'accumulation, le capitaliste livré à lui-même, quelles que soient ses intentions, est un criminel éthique. La monétisation de la réalité a agi comme un acide solvant dans le comportement humain, le dévorant comme dans "une fièvre qui augmente d'abord le métabolisme et accélère la croissance d'un organisme, pour ensuite affecter sa forme et miner son existence même".

Partant du principe que la rationalité utilitaire est un critère plus rationnel que l'imprévisibilité de la raison politique, l'intérêt privé et économique a colonisé l'imaginaire, affaiblissant le concept même de public. Et finir, aujourd'hui, par considérer la méfiance envers les autres comme un fait tout à fait normal ("75,5% des Italiens ne font pas confiance aux autres, convaincus que nous ne sommes jamais assez prudents pour entrer en relation avec les gens", comme le note le Censis dans son rapport 2019).

Les armes de la distorsion libérale ont été la science technique et l'économie néoclassique. Il serait plus correct de la qualifier de marginaliste, puisqu'elle est née contre celle, classique, de David Ricardo (contrairement au laissez-faire), idéalisant la marge, c'est-à-dire la contribution que chaque sujet apporte à la production du revenu. Les marginalistes prétendent démontrer non seulement une lecture simpliste de la loi de Say - selon laquelle l'offre non régulée générerait magiquement la demande - mais aussi que le plein emploi est possible grâce à une flexibilité contractuelle massive.  Loin d'être scientifique, cette école doit être considérée comme "une théorie politique en quête d'hégémonie" qui passe sous silence la surproduction structurelle qui conduit le capitalisme à des crises cycliques de la demande (ce qui signifie que l'on produit plus que l'on ne consomme).

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La liberté en tant qu'exemption d'impositions, et donc d'impôts, a d'abord légitimé la relève de la garde entre l'aristocratie du sang et l'aristocratie des affaires. Dans un deuxième temps, toujours en cours, elle a éradiqué le concept même de hiérarchie de l'effort et du mérite. Historiquement justifiée par le déclin de la noblesse et l'inefficacité de l'absolutisme, l'émancipation des 18ème et 19ème siècles des chaînes de la tradition (ancien régime) est réitérée aujourd'hui comme s'il existait encore une sainteté résiduelle, qui a depuis longtemps été rasée. Les libéraux du dernier mètre, ceux que l'on appelle les néo-libéraux, raisonnent comme si Adam Smith était parmi nous. David Boaz, vice-président du Cato Institute à Washington, a déclaré que "le libéralisme a d'abord conduit à la révolution industrielle et, dans une évolution naturelle, à la nouvelle économie [...]. D'une certaine manière, nous avons repris le chemin tracé au début du 18ème siècle, à la naissance du libéralisme et de la révolution industrielle [...]. L'idéal libéral n'a pas changé depuis deux siècles. Nous voulons un monde dans lequel les hommes et les femmes peuvent agir dans leur propre intérêt [...] parce que c'est ainsi qu'ils contribueront au bien-être du reste de la société. Plus clair que ça...

    "Les institutions libérales cessent d'être libérales dès qu'il est impossible de les obtenir : il n'y a rien ensuite qui nuise plus terriblement et plus radicalement à la liberté que les institutions libres".
    Friedrich Nietzsche

Le libéralisme a déclaré inacceptable le besoin de pierres angulaires communes autres que les règles de procédure. Il est ainsi devenu l'ennemi public numéro un de la liberté dont il prétend avoir l'exclusivité. C'est là une fraude intellectuelle. L'individu, au lieu de se penser comme un nœud de relations, flotte dans l'isolement (ce qui est techniquement l'affaire des manuels psychiatriques). En conséquence, les valeurs sont considérées comme relevant uniquement de la sphère individuelle, "où il n'y aurait plus le problème de s'accorder éthiquement sur quoi que ce soit". Un point commun éthique devient alors irrationnel. Pire: un fardeau.  "Nous ne savons plus comment aimer, croire ou vouloir. Chacun de nous doute de la vérité de ce qu'il dit, sourit de la vérité de ce qu'il affirme et présage de la fin de ce qu'il proclame". Constant a écrit ceci au début du 19ème siècle. C'était vrai alors comme c'est vrai aujourd'hui.

Pour mieux servir le veau d'or, on nourrit un hédonisme de mendiant, qui paie pour profiter du peu de vie accordé par le retour d'impôt. Brocardé et stigmatisé déjà lors de l'essor de la raison libérale, l'homo oeconomicus appartient désormais au passé. Mais cela ne peut pas durer éternellement. La normalité sociale (comprise comme la norme dominante) et la naturalité psychobiologique (l'ensemble des caractéristiques propres à l'espèce humaine) réclament la restauration de leurs canons. Et ils le feront, que ça leur plaise ou non, par la manière forte ou la manière faible. Redevenir humain, et non rester humain, sera la gaie science d'un monde post-libéral.

lundi, 22 novembre 2021

Giorgio Agamben et le virus du capitalisme

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Giorgio Agamben et le virus du capitalisme

Markku Siira

Source: https://markkusiira.com/2021/11/16/giorgio-agamben-ja-kapitalismin-virus/

57481480._SY475_.jpgLe philosophe italien Giorgio Agamben est l'un des rares universitaires à avoir critiqué l'exceptionnalisme, les masques de croissance et les restrictions excessives de l'ère Corona. Ces écrits et entretiens ont été rassemblés dans un livre, également traduit en anglais sous le titre Where Are We Now ? The Epidemic as Politics (Rowman & Littlefield, 2021).

Agamben a écrit la majorité de ses textes publiés dans ce livre pendant les premières phases de la crise du coronavirus, il se concentre donc sur les différentes contraintes imposées. Il s'est également exprimé ailleurs sur les vaccins, demandant "comment l'État peut blâmer ceux qui choisissent de ne pas se faire vacciner alors qu'il ne veut pas lui-même être responsable des effets secondaires des vaccins".

Agamben part du principe que ceux qui sont au pouvoir ne laissent pas une bonne crise se perdre, mais profitent de l'occasion pour faire avancer les pratiques et les politiques qui conviennent à leur programme, qui est "le capitalisme avec une touche communiste".

Cependant, il fait également référence aux scénarios de menace de l'Organisation mondiale de la santé d'il y a quelques années, à Bill Gates et à la simulation de pandémie Event 201, suggérant que cette "pandémie" ne s'est pas déclarée de manière inattendue. Le philosophe suggère-t-il que les courtiers du pouvoir suprême - les banquiers centraux, les grands investisseurs et leurs partenaires - ont également déclenché cette "crise" artificielle ?

Quoi qu'il en soit, dans "l'espace exceptionnel" des blocages sociaux, un "nouveau paradigme de gouvernance" a émergé, qui vise à "abandonner le paradigme de la démocratie bourgeoise - avec ses droits, ses parlements et ses constitutions - et à le remplacer par de nouveaux instruments, dont nous pouvons à peine commencer à cerner les contours".

Qu'est-ce qui a créé le contexte dans lequel tant de gens étaient prêts à accepter tout cela, demande le philosophe de manière rhétorique, et il répond. La première vague de panique en Italie a montré que la société moderne ne croit qu'en la "vie nue", ce qui s'est traduit par le fait que les Italiens étaient prêts à presque tout sacrifier - leurs moyens de subsistance, leurs relations sociales, leurs emplois, leurs convictions religieuses et politiques - face au risque de maladie."

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La vie a été réduite au minimum, à la simple existence, dont tout le reste a été dépouillé. Dans la peur du virus, seule la "survie" semblait compter. En fait, pour vivre dans le nouveau système biopolitique, il fallait sacrifier les libertés à la "sécurité" et, paradoxalement, il fallait vivre dans un "état constant de peur et d'insécurité".

Il a également été suggéré dès le départ que l'interaction humaine devait se faire autant que possible sans présence physique, en faisant appel à la numérisation et à la technologie. Le télétravail a été proposé comme alternative à la prise de risque d'être physiquement présent auprès de collègues ou de clients.

Comment cela affectera-t-il l'espace public et le débat public à long terme ? Si nous ne pouvions plus nous rencontrer en personne ou en groupe et avoir des discussions ouvertes, il serait beaucoup plus facile pour des forces extérieures de contrôler et de manipuler des individus solitaires et isolés.

Les textes d'Agamben rappellent ce qu'était la vie au plus fort de la "panique pandémique", en particulier pendant les semaines du déclenchement de la dite pandémie qui a débuté en mars de l'année dernière. Avec l'avènement des vaccins anti-corona, beaucoup croient encore qu'avec le temps - peut-être après une couverture vaccinale de près de 100 % et plusieurs épisodes d'inefficacité ? - les choses reviendront à la normale. Agamben ne croit pas que cela se produira.

Dans l'Europe d'aujourd'hui, l'Autriche, berceau d'Adolf Hitler, a déjà enfermé les non-vaccinés dans un isolement temporaire et une assignation à résidence. Le fait de savoir que tout cela peut arriver si facilement et si rapidement est en soi déconcertant et inquiétant. Agamben va jusqu'à affirmer que le "seuil entre humanité et barbarie" a été franchi à l'époque du coronavirus.

Tout voisin est à craindre et à éviter, car il peut être malade et menacer la santé et le bien-être d'une personne. La Finlande a également introduit le terme "pervers", que certains restrictionnistes et vaccinateurs ont tenu à utiliser sur les médias sociaux et dans les fils de commentaires des journaux à propos de ceux qui n'étaient pas d'accord.

Et qu'en est-il des questions philosophiques sur la vérité ? Qu'en est-il de la fiabilité de la médecine ? Comment le profane doit-il comprendre et interpréter les statistiques qui nous sont présentées chaque jour ? Remettre en question les statistiques et s'opposer à l'autorité des experts est désormais considéré comme une désobéissance civile irresponsable.

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D'autres maladies ont été éclipsées par la maladie du coronavirus, de sorte que les services de santé sont noyés dans une accumulation d'interventions qui entraînent elles-mêmes de nouveaux décès. La crise devient permanente, même si elle prend des formes différentes, alors quelles restrictions supplémentaires sont nécessaires pour lutter contre ces menaces pour la santé ? Dans le cas du coronavirus, le récit officiel est que nous luttons actuellement contre de nouvelles mutations et épidémies malgré la vaccination.

Des circonstances exceptionnelles assorties de restrictions ont été vendues au public avec la promesse d'un "retour à la normale" (alors que dans le même temps, des déclarations contradictoires ont été faites selon lesquelles il n'y a plus de retour à la normale). L'illusion de la normalité a été maintenue, en particulier pendant l'été, mais dans le même temps, les restrictions étaient toujours présentes en arrière-plan.

En Finlande, nous nous en sommes peut-être tirés plus facilement que beaucoup d'autres pays dans le passé, mais aujourd'hui, nous avons aussi resserré notre étau, et même le passeport corona a été introduit comme une absurde "mesure de sécurité sanitaire". Dans le même temps, les médias grand public et les experts de la santé mentent en affirmant que "la maladie est endémique, en particulier chez les personnes non vaccinées". Les citoyens sont divisés en camps opposés selon le principe politique "diviser pour régner".

Agamben affirme que tout le concept de citoyenneté est subtilement redéfini en nous réduisant à notre simple existence biologique - ou peut-être à de simples sources de revenus et à des animaux de laboratoire pour les grandes organisations ? Après tout, ce sont les grandes entreprises technologiques qui semblent avoir le plus profité de la numérisation de la vie quotidienne et des services de santé. Les citoyens sont contraints de se conformer aux nouvelles règles au motif qu'"il n'y a pas d'autre solution".

Le dernier argument qu'Agamben présente comme une " menace pour l'action politique " est l'utilisation de masques. Sans l'ouverture à l'autre que l'on ne peut obtenir qu'en étant capable de voir et de lire les expressions du visage, l'ensemble de la vie publique se détériorera.

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"Un pays qui décide d'abandonner son visage et de couvrir les visages de ses citoyens avec des masques est un pays qui a supprimé la dimension politique de lui-même", affirme le penseur italien, qui estime que le visage humain est un élément fondamental de la politique et de la vie sociale qui devrait pouvoir être affiché.

La "lutte contre le virus" en Occident a clairement tiré des leçons de la Chine, mais elle a également suivi le modèle américain de la "guerre contre le terrorisme", et les conséquences de la perte des libertés civiles ont été comparées aux conséquences du 11 septembre 2001.

Le réseau massif de structures - des agences gouvernementales aux institutions universitaires, en passant par des industries entières et des entreprises de technologie de la communication - est simplement passé de la guerre contre le terrorisme à la guerre contre le virus pandémique, tout comme les usines de la Seconde Guerre mondiale sont passées de l'industrie du temps de paix à l'armement du temps de paix.

Les enjeux politiques et humains sont importants, car l'état d'urgence de la période Corona est "le mécanisme par lequel les démocraties peuvent se transformer en États totalitaires". Comparer les actions des gouvernements actuels au totalitarisme nazi peut sembler exagéré, mais Agamben est convaincu que le "totalitarisme du XXe siècle" nous hante encore.

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"Les restrictions imposées à la vie humaine par l'"État sécuritaire biomédical" ont en fait été plus extrêmes que les interdictions imposées à la population civile pendant la guerre, au nom de la protection contre les raids aériens et autres menaces.

Les espoirs d'Agamben pour l'avenir restent flous. Il parle d'une future "configuration politique alternative" et d'une "nouvelle politique future", mais d'un autre côté, il semble ne souhaiter qu'un retour aux conditions normales de la vie humaine, débarrassées des anomalies de la période Corona.

Cependant, la restauration de la société nécessite une action politique. Comme le craint Pavlos Papadopoulos, qui a analysé les écrits d'Agamben, "le grand danger est que nous permettions au nouveau normal de devenir le normal". Ainsi, toute une génération s'habituerait aux "diktats d'un système de santé publique devenu fou", les États et les entreprises technologiques adoptant des systèmes de notation du crédit social "à l'Ouest comme à l'Est".

Selon Agamben, nous assistons à un conflit entre le "capitalisme occidental" et le "nouveau capitalisme communiste", dans lequel "ce dernier semble sortir vainqueur". Selon le philosophe, la nouvelle gouvernance mondiale "combinera l'aspect le plus inhumain du capitalisme avec l'aspect le plus terrible du communisme d'État", où l'"aliénation extrême" entre les personnes est combinée à un "contrôle social sans précédent".

On ne peut qu'espérer que les politiciens y réfléchiront aussi, mais les vieux partis se sont montrés complètement à la merci de l'élite transnationale. Aujourd'hui, les dissidents de l'ère Corona constituent la plus grande population sous-représentée dans les démocraties occidentales, qui se transforment rapidement pour s'adapter à l'ordre mondial changeant du capital global.

dimanche, 21 novembre 2021

Considérations sur le désespoir spirituel de l'homme moderne : La modernité et le nouvel ordre mondial, Wittgenstein et la parole

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Considérations sur le désespoir spirituel de l'homme moderne : La modernité et le nouvel ordre mondial, Wittgenstein et la parole

Par Antonio R. Peña

Ex: https://elcorreodeespana.com/politica/495880790/Consideraciones-sobre-la-desesperacion-espiritual-del-hombre-moderno-Modernidad-y-Nuevo-Orden-Mundial-Wittgenstein-y-la-Palabra-Por-Antonio-R-Pena.html

1. La proposition de Ludwig Wittgenstein

Le noyau de base de la pensée de Wittgenstein est formé par son Tractatus Logico-Philosophicus et ses Investigations philosophiques. Dans le Tractatus notamment, Wittgenstein a précisé sa proposition d'un langage-parole universel sur la base de la notion de "fondamentaux", à partir desquels un langage philosophico-scientifique pourrait être construit.

Il est vrai que Wittgenstein a progressivement affiné son approche et l'a retravaillée dans ses Investigations, mais il est également vrai qu'il a maintenu les fondements de l'approche initiale: une énonciation et ce qu'elle décrit doivent avoir la même structure logique que le langage et la pensée avec lesquels ils sont construits.

41o9X94l3gL._SX327_BO1,204,203,200_.jpgPour Wittgenstein, donc, s'il était possible de construire une structure philosophico-scientifique dans laquelle le langage, la pensée et les énoncés auraient la même organisation logique, les confusions conceptuelles qui, selon lui, sont la cause des problèmes philosophiques seraient évitées.

L'objectif de Wittgenstein est donc de scruter la logique du langage, voire de construire un langage logique et rationnel et, à partir de là, de construire la pensée dont découlent les énoncés. Et, de plus, Wittgenstein a offert cet objectif à l'ensemble de la philosophie.

Dans le Tractatus, Wittgenstein centre la question sur la relation entre les mots et les objets afin de résoudre que le langage utilisé est utilisé en fonction ou avec l'intention de se référer aux objets et de leur donner un sens. C'est sur cette relation que se fonde la pensée. Et c'est sur cette base que se construisent les symboles (1). Et c'est là que réside le problème, à savoir que nous partons de la dénomination et, donc, de la description des objets qui composent le monde, avec laquelle nous utilisons des noms et des significations différents pour les mêmes objets, ce qui nous conduit à une diversité symbolique pour ces mêmes objets (2). Mais si nous partons des faits qui forment les objets, nous pouvons connaître de manière univoque les objets et, à travers eux, nous pouvons apprendre à connaître le monde (3).

Il faudrait donc construire un langage logiquement et rationnellement parfait dans lequel il y aurait unicité entre les mots utilisés, leur signification et leur référence symbolique. Avec une telle langue, la philosophie, la science, pourraient être enseignées sans ambiguïté et avec vérité. Cela a conduit Wittgenstein à déclarer que "la vérité des pensées communiquées ici me semble intouchable et définitive. Je suis donc d'avis que les problèmes ont, pour l'essentiel, été définitivement résolus" (4).

Contexte et conséquences de la proposition de Wittgenstein

Le résultat de l'approche de Wittgenstein est que la pensée - réalisée au moyen du langage, même si elle n'est pas logico-rationnelle - ne pourrait pas exprimer la réalité du monde, elle ne pourrait que la figurer, et ces figurations ne seraient pas réelles. Par conséquent, on ne peut rien dire du monde, de l'éthique, du bien et du mal. Le mieux qu'on puisse faire, c'est de dire des choses sur la composition du monde. Nous ne pourrions dire des choses sur le monde dans son ensemble que si nous pouvions sortir du monde. Mais c'est impossible car nous sommes enfermés dans ses limites, qui sont nos propres limites matérielles. Par conséquent, nous ne pouvons rien dire de vraiment vrai sur le monde, sur le sens de la vie, sur le bien, sur le mal. Il s'agirait de choses ou d'aspects indicibles de la vie.

goddin_217000.jpgC'est la pensée matérialiste qui conduit à la négation de tout ce qui se trouve au-delà des limites physiques, la métaphysique. Mais ce type de pensée va plus loin et aboutit au nihilisme car, si l'on ne peut rien dire du monde dans son ensemble (seulement des aspects de sa composition physique), on ne peut rien dire non plus de nous-mêmes (seulement des aspects de notre composition matérielle). Par conséquent, nous, en tant que totalité de la réalité - et aussi le monde - n'avons aucun sens. La vie et le monde deviennent ainsi une énigme insoluble (5). Si cette question est insoluble, les problèmes philosophiques et scientifiques sont également insolubles (quelle que soit la logique du langage avec lequel ces problèmes sont abordés). Par conséquent, la philosophie et la science n'ont aucun sens. Résultat logique: rien n'a de sens.

Le fondement de ces approches se trouve dans toute une génération historico-philosophique (de la fin de l'âge moderne et prolongée pendant l'âge contemporain) désillusionnée par les relations sujet-objet offertes par la philosophie rationaliste, empiriste et utilitariste (de Leibniz et Spinoza à Hume et Mill, de Kant à Hegel) et qui a fini absorbée entre l'existentialisme de Kierkegaard et l'évasion métaphysique de Heidegger. Je décris quelques-unes de ces filons ci-dessous.

De l'approche présentée, retenons une affirmation principale: la vie et le monde sont une énigme insoluble. C'est là qu'intervient la question de Dieu: si nous considérons Dieu comme l'origine de tout ou si nous le considérons comme une excuse pour expliquer la vie et le monde qui, malgré leur apparence logique, n'ont aucun sens. Nous ne trouverions un sens que si nous pouvions sortir du monde, c'est-à-dire de ses limites. Mais cela signifierait - comme le dit Wittgenstein - sortir de nos propres limites, et nous ne pouvons pas le faire.

La solution de Nietzsche à ce dilemme philosophique a donc été de proclamer la mort de Dieu. Le "Dieu est mort" de Nietzsche aurait dû signifier tuer les problèmes philosophiques de la vie et du monde, car ce n'est qu'alors que l'homme n'aurait plus de limites, qu'il pourrait donc dépasser ses propres limites et sortir du monde. Maintenant, compte tenu de ce point, la question est de savoir comment surmonter ces limites.

La ligne philosophique de Feuerbach et Nietzsche proposerait que l'homme reconnaisse ses propres limites afin de les dépasser. Le mécanisme pour les surmonter serait la dialectique hégélienne, utilisant la logique comme un outil de déconstruction afin de reconstruire. Cela permettrait d'élaborer de nouvelles limites qui seraient remises en question et desquelles émergeraient d'autres nouvelles limites, et ainsi de suite. L'axe déconstructionniste de la dialectique hégélienne atteindra le XXe siècle, de Camus à Derrida.

41Z6nZqzWJL._SY291_BO1,204,203,200_QL40_ML2_.jpgUne autre option, en réponse à la question posée, était la proposition agnostique des idéalistes de Schopenhauer à Cioran en passant par Proust et Bergson. Cette proposition est d'un pessimisme profond puisqu'elle pose l'existence humaine comme un mouvement de balancier constant entre la souffrance et l'ennui. La volonté est l'outil nécessaire à cette oscillation. La seule façon de sortir de ce cercle serait de refuser (vouloir) de vivre. Mais ce refus serait une fausse échappatoire puisque la vie prise comme refus ne résout pas le problème de la vie elle-même.

Les existentialistes (Kierkegaard) récupéreront le terme de foi, comme solution au problème. Mais il ne s'agit pas d'une foi religieuse, au sens où elle émanerait d'un ou de plusieurs transcendants, mais elle est le fruit de la volonté. La clé serait donc dans le langage (le terme "foi" par exemple) et dans la volonté humaine de "vouloir". C'est là qu'interviendrait le modèle heideggerien, selon lequel par la volonté, par le vouloir, l'être humain pourrait dépasser toutes ses limites, sauf les limites ultimes qui le circonscrivent au monde et l'empêchent d'en sortir, le temps et l'espace.

Par conséquent, le temps et l'espace seraient les véritables limites à dépasser, est-ce possible ? C'est là que le relativisme entre en jeu. Les scientifiques du relativisme (Einstein) composeraient un modèle cosmologique d'un univers illimité, comprenant le terme "illimité" comme dépourvu de limites ou de barrières, mais fini.

Des philosophes tels que Gödel, Russell et Wittgenstein lui-même soutiendraient qu'une telle évasion n'est pas possible. Or, s'il n'y a pas de possibilité d'évasion, il n'y aurait pas d'autre choix que de reconnaître que la logique n'a pas de sens. Il faudrait donc chercher un sens logique à la logique. Ce serait la proposition de Deleuze à travers l'homme-machine (Canguilhem), qui fonctionne au moyen de paramètres logiques. Ce serait ce qui caractérise l'homme et serait le matériau sur lequel l'homme construit et est construit (Sartre). Heidegger revient sur ce point, qui ajouterait que la construction de l'être se réalise à travers le langage, qui est l'outil par lequel il exprime son rapport au monde, mais dans le monde. C'est ainsi que l'être humain exprime sa propre existence. Ainsi, la vérité de sa propre existence et ses propres limites seraient déterminées par le langage.

Par conséquent, le problème est à nouveau ancré dans la langue. Il faudrait chercher un langage libre de toute attache subjective et capable d'exprimer l'univers illimité et l'immensité de l'homme, désormais libéré de ses limites. La recherche d'une telle langue a été l'idée et le but initial qui a rassemblé un certain nombre de philosophes qui ont pris le nom de Cercle de Vienne. Et ils se sont unis pour défendre la logique comme un langage objectif reflétant le monde, l'univers illimité et l'homme libéré (6). Le Cercle de Vienne a choisi de s'appuyer sur les mathématiques comme méthode logique (7).

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Par conséquent, une langue qui serait un reflet authentique de cet univers sans limites devrait rompre avec les limites que la science et l'être humain ont connues. Le Cercle de Vienne a ainsi réuni une diversité de philosophes empiristes et positivistes tels que Wittgenstein, Russell et Whitehead, Feigl, Schlick et Mach, Popper et Hayek (le cousin de Wittgenstein). De là émergeront d'autres courants connexes, comme le cercle économique de Vienne - avec les Popper, Mises, Hayek - qui défendront la liberté individuelle comme seule limite de l'être humain. Ces "Viennois" se sont attachés à développer une conception libérale empirique-positiviste des sciences sociales.

En conclusion : Modernité/Nouvel Ordre Mondial

Les mécanismes de base de ces contenus philosophiques - c'est la Modernité - ont fini par s'imposer dans la société occidentale, surtout depuis la crise de 1873. C'est pourquoi l'Église catholique a dû organiser le Concile Vatican I et rappeler à la société occidentale - autrefois appelée chrétienté - que la modernité était le condensé de toutes les hérésies : Pascendi, Saint Pie X.

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La modernité a posé de nouvelles bases mentales et culturelles pour l'Occident. C'est, à mon avis, la principale cause de désorientation et de désespoir spirituel de l'homme moderne. Une bonne représentation des conséquences de la nouvelle mentalité et de la nouvelle culture peut être le Cri de Munch (1893). Un symbole figuratif de ce désespoir face à la destruction des valeurs référentielles (religieuses, morales...) qui touchent la racine et la substance de l'être humain et de la société occidentale, pour les remplacer par le transhumain et le global reset. Le Cri de Munch résumerait - dans un symbolisme pictural figuratif - le nouveau monde régi par un rationalisme et un empirisme extrêmes qui donnent naissance aux transhumains installés dans le Grand Réinitialisation. Ainsi, la Modernité -que nous pouvons maintenant appeler le Nouvel Ordre Mondial- pense que -à ce moment-là- ce sera finalement la mort de l'être humain, de son sens immatériel et métaphysique, spirituel et transcendant ; et que ce sera le triomphe du "singe de Dieu". Mais la modernité avec ses mondialistes et ses agendas (2030, 2045, 2050 ou autre) a-t-elle vraiment atteint ou va-t-elle atteindre ses objectifs ?

J'insiste sur le fait que la Modernité s'exprime avec le nouveau langage logique-rationaliste. La science et la philosophie de la modernité se sont construites sur ce langage. La science et la philosophie sous-tendent les nouvelles conceptions de l'être humain, du monde et de la vie, nouvelles conceptions qui sont la cause principale de la désorientation et du désespoir spirituel de l'homme moderne.

Ainsi, pour en revenir au langage, l'un des symboles de la modernité est l'équation E=mc2 : l'énergie est égale à la masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré, et exprime qu'une très petite quantité de masse équivaut à une énorme quantité d'énergie. E=mc2 a été et est présenté comme l'équation parfaite. C'est-à-dire qu'il est présenté comme l'expression - dans un langage logique parfait, les mathématiques - de la perfection elle-même. Il s'agit du symbole de perfection le plus répandu et le plus popularisé, et il est devenu le mythe de la perfection matérialiste offerte par la modernité.

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En même temps, je dois me rappeler que l'un des ingrédients de la perfection est l'ordre et que cette formule contient l'idéal de l'ordre. Et dans notre culture, l'idéal d'ordre est assimilé à la beauté. Par conséquent, dans cette formule, nous avons contenu l'idéal de perfection, d'ordre et de beauté dans un langage logico-mathématique. C'est là le point essentiel, car la modernité elle-même nous refuse - à travers son nouveau langage logique, rationnel et parfait - l'existence objective de Dieu et d'un monde fondé sur Lui. Cependant, par le biais de son langage, la Modernité nous décrit - sans le vouloir - l'action de Dieu à travers les objets qui forment le monde (Wittgenstein). Ainsi, à travers les objets du monde, Dieu apparaît comme logos et raison parfaite, beauté parfaite, ordre parfait.

Nous voyons donc comment le langage logique-rationnel parfait que Wittgenstein recherchait, et qui est utilisé par la Modernité pour nier le monde au-delà de la physique objective, est le nexus et le pont entre nous et Dieu à travers les objets matériels. Et tout cela, même de la part des plus radicaux de l'empirisme scientifique et du positivisme. Le langage logique et rationnel parfait devient le lien parfait qui nous permet de réfuter la Modernité, et de construire des liens concrets de conversation avec le Transcendant.

C'est dans cette conversation scientifique que se révèlent les éléments immatériels qui habitent l'intérieur de l'être humain et qui sont représentés par le langage logique. Ainsi, le monde de ce qui serait - en principe - inexistant et incommunicable devient donc existant et communicable. De plus, elle surmonte les barrières et les limites de l'espace-temps. C'est-à-dire qu'elle nous fait accéder à un plan supérieur, celui de la Transcendance : Dieu.

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J'ai commencé cet article en écrivant que l'un des problèmes humains est que les mots peuvent avoir des significations et des signifiés multiples, en référence à Wittgenstein. D'où, également, sa proposition d'un langage logique. La modernité a prétendu construire, avec un langage aussi logique, un monde parfaitement matériel, sans Dieu. Cependant, lorsque l'objectif tant recherché a été atteint et que la multiplicité des significations et des signifiants a été éliminée, la seule signification et le seul signifiant véritables et authentiques sont réapparus : le Verbe parfait, qui se matérialise empiriquement (par le biais de la transsubstantiation). La langue parfaite qui agit et travaille dans le monde et nous interpelle, et nous appelle à converser avec Lui, en dépassant nos barrières et nos limites. Parole et langage qui est, en même temps, le lien entre les objets et chaque personne, avec tous les hommes et avec Dieu : Jésus-Christ (8).

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1 WITTGENSTEIN, L. ; Tractatus Logico-Philosophicus, voir 2.323 ; 3.325, 3.3411.

2 Ibid., vid. 2.01231

3 Ibid. 1.1, 1.11 ; 2.04

4 Ibid, voir p. 12.

5 Ibid., vid. 6.432 ; 6.4312

6 Ibid., vid. 6.13

7 Ibid., vid. 6.2

8 WITTGENSTEIN, L. ; Tractatus Logico-Philosophicus , vid. 6.4312, 6.13 Bien qu'il insiste sur le fait que "Dieu ne se révèle pas dans le monde" (6.432), il reconnaît que "la solution (...) est hors de l'espace et du temps" au moyen d'une logique qui est transcendantale. En d'autres termes, Wittgenstein lui-même - peut-être sans le vouloir et sans le savoir - faisait référence à Celui qui est le Verbe et la Langue et avec lequel nous pouvons surmonter nos barrières et nos limites - le Péché - et être, par Lui, rachetés.

Entretien avec Pierre Le Vigan : « Le drame est que si nous n’avions pas déjà été atteints dans notre humanité, nous n’aurions jamais pu accepter cet enfermement »

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Entretien avec Pierre Le Vigan: «Le drame est que si nous n’avions pas déjà été atteints dans notre humanité, nous n’aurions jamais pu accepter cet enfermement»

En observateur de la post-modernité, Pierre Le Vigan revient pour nous sur la grande transformation que nous vivons.

Deux après l’apparition du covid 19, pensez-vous qu’un retour au monde d’avant soit encore possible ? 

Je dis comme vous « le » covid car c’est « le virus du covid » qui est sous-entendu et non pas « la » covid pour « la maladie du covid ». Un virus n’est pas forcément une maladie, il faut le souligner. Il y a 800 millions de virus par m2 sur la terre, chaque seconde, nous en respirons 200.000. Beaucoup de virus sont dans l’eau. Nous avalons plus d’un milliard de virus quand nous nous baignons dans de l’eau de mer. Qui dit mieux? Il n’empêche que se baigner est bon pour la santé. En deuxième lieu, je note que le « monde d’avant » n’était pas idyllique, mais le monde de l’hygiénisme, des distances sociales, du contrôle des « cas contacts » est assurément monstrueux. Il est posthumain. Voulons-nous du monde post-humain de la perpétuelle vigilance covidiste (ou d’un autre virus), des pass vaccinaux, des vaccins obligatoires tous les trois mois ? C’est une question de civilisation, comme le dit justement Florian Philippot. Le drame est que si nous n’avions pas déjà été atteints dans notre humanité, nous n’aurions jamais pu accepter cet enfermement, l’interdiction de se promener plus d’une heure, et à plus d’un km de chez soi.  Si nous avons accepté cela, c’est que nous étions dejà très diminués collectivement et anthropologiquement. Le covid est donc un révélateur. Pour répondre à votre question, il y a deux options, soit nous nous enfoncerons dans une société de contrôle par l’Etat et les GAFAM qui est dans la logique du libéralisme (puisqu’il n’y a pas d’auto-contrôle du collectif par des communautés), soit un mouvement de libération nationale nous en délivrera car il nous délivrera de la domination de l’oligarchie. Dans les deux cas, il n’y aura pas de retour au « monde d’avant ». 

La dépression profonde de notre société est–elle uniquement le fait de la crise du covid ou de raisons plus profondes ? 

Notre société souffre de la perte du sens. Le travail, le métier ont été remplacés par l’emploi, le « job ». La patrie est remplacée par les identités de genre, les projets sont remplacés par des engouements éphémères, etc. Il faut retrouver le sens du long terme. Pour cela, il faut sortir du libéralisme, aller vers une économie dirigée et encadrée par un Plan, et remettre de la démocratie réelle, directe notamment, dans ce pays. Il faut libérer la démocratie des grands médias oligarchiques et mondialistes. 

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Les mesures sanitaires renforcent la société libérale de la surveillance et de la méfiance généralisée. Comment résister mentalement à ce contrôle social par la peur ? 

Dans La tyrannie de la transparence, livre publié il y a une dizaine d’années, j’avais déjà expliqué ce que sont les dégâts de la transparence et sa logique de justification perpétuelle de soi et de tous ses actes et même de ses pensées. C’est la société du soupçon. L’obsession de la transparence veut dire à terme la généralisation de la paranoia. Cela va avec des procès de plus en plus fréquents, et des condamnations, pour des propos dont le supposé caractère allusif ferait offense à telle ou telle communauté, ou à la mémoire de tel ou tel drame historique. Comment résister à ce contrôle social ? En désactivant certains applications numériques, mais surtout en lisant, en publiant, en combattant par les idées les manœuvres de terrorisme intellectuel des enfermistes, des vaccinolatres (mais ce ne sont pas des vaccins et ils n’empêchent ni d’être contaminés, ni de transmettre le virus ! Quand ils ne rendent pas malades des bien portants !). Face aux tenants de la dictature sanitaire, il faut aussi réagir en maintenant et en créant du lien social, humain, sans distanciation outrancière. 

Vous évoquez la notion de « fatum » dans le dernier Rébellion. Cette conception de la vie est-elle pour vous une voie héroïque de libération ?

J’ai beaucoup d’admiration pour les conceptions héroïques de la vie (Evola, Venner, etc). Je crois toutefois qu’on ne peut vivre tout le temps en haut des montagnes, sur les sommets. Montherlant le remarquait lui-même. A côté de cette conception héroïque, souvent inspirée de Nietzsche, il y a des leçons à prendre du côté des stoïciens, mais plus encore du côté des épicuriens – ceux-ci n’étant pas les éternels jouisseurs que l’on imagine. Je renvoie sur ce trop vaste sujet pour notre entretien à mes livres « Avez-vous compris les philosophes ? « (La barque d’or) et à « Comprendre les philosophes », qui vient de paraitre chez Dualpha. 

Les livres de l’auteur son disponible en ligne ici : https://www.amazon.fr/Pierre-Le-Vigan/e/B004MZJR1M%3Fref=dbs_a_mng_rwt_scns_share

Pour lire le dernier article de Pierre Le Vigan : https://rebellion-sre.fr/boutique/

samedi, 20 novembre 2021

Le monde comme illusion. Les racines gnostiques de la théorie de la simulation

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Le monde comme illusion. Les racines gnostiques de la théorie de la simulation

par Giulio Montanaro

Ex: https://www.centromachiavelli.com/2021/11/19/teoria-della-simulazione-gnosticismo/

De Nag Hammadi à la matrice

Est-il possible de trouver (et si oui, où) une synthèse cohérente et organique de la cosmologie hindoue-bouddhiste, des jeux vidéo, du panpsychisme ou du mythe platonicien de la caverne, des intelligences artificielles, du mauvais génie et de son doute hyperbolique cartésien, de films comme Matrix, Existenz ou Inception, du démon de Laplace, des papyrus de Nag Hammadi, de la civilisation maya, de la physique quantique de Max Planck à John Bell, du trilemme de Nick Bostrom, du mythe du papillon rêveur du taoïste Zhuangzi, de la voie du détachement du mystique médiéval Meister Eckhart, du premier ordinateur créé par Konrad Zuse, de la pensée de la matière de Giordano Bruno, et de l'idée traditionnelle du libre arbitre ?

Avec quelle arrogance et quelle présomption peut-on même prétendre trouver un plus petit dénominateur commun qui unit des milliers d'années d'histoire, de science et de philosophie?

Nick Bostrom et la théorie de la simulation

Le philosophe suédois Nick Bostrom (photo), fondateur et directeur du Future of Humanity Institute de l'université d'Oxford, offre une perspective sur l'hypothèse d'un argument philosophique appelé le trilemme de Bostrom.

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Nous nous pencherons sur le trilemme dans un prochain article ; pour l'instant, il suffit de dire que, selon le directeur de cet Institut du futur de l'humanité, la réalité dans laquelle nous vivons n'est rien d'autre qu'un projet de superordinateur réalisé par une intelligence dépassant l'univers et notre capacité de compréhension, probablement créé par de futures civilisations extraterrestres ou interdimensionnelles.

C'est un thème que je lis depuis une vingtaine d'années et qui résonne de plus en plus fort en moi. C'est un sujet à traiter avec précaution, tant sur le plan scientifique que, surtout, sur le plan éthique et émotionnel.

Notre parcours

Dans un article récent du journal britannique The Guardian, les philosophes Galen Strawson de l'Université d'Oxford et Saul Smilansky, "avocat de l'illusionnisme" de l'Université de Haïfa en Israël, expliquent pourquoi la physique et les neurosciences de ces vingt dernières années sapent l'idée de moralité qui existait jusqu'à présent.

Si vous êtes familier avec les doctrines gnostiques, si vous avez une certaine familiarité avec l'occultisme, et si l'impact de celles-ci n'a pas eu de conséquences profondes dans l'inconscient du lecteur mais, plutôt, a allumé une étincelle qui a suscité l'intérêt, alors peut-être devriez-vous lire attentivement la suite. En tout état de cause, abordez ce dont nous parlons dans ces pages avec une extrême prudence et le scepticisme qui s'impose. J'ai décidé de donner à cette recherche la forme d'une trilogie, en la divisant en trois sections: une concernant l'histoire et la philosophie sur les hypothèses possibles sur le phénomène élaborées jusqu'au 19ème siècle, une concernant la science du 19ème au 21ème siècle, et la dernière concernant les implications morales dérivant de la synthèse des deux premières, qui a eu lieu pendant les vingt premières années du 21ème siècle.

Le thème, bien qu'encore peu connu de la plupart, plonge ses racines dans la nuit des temps et la plupart des témoignages sur le sujet sont de nature historico-philosophique. Ce n'est qu'au cours du siècle dernier que la reine incontestée des disciplines contemporaines, la "science", a commencé à le considérer avec moins de scepticisme et plus d'intérêt. Parvenant parfois à des conclusions, que j'aborderai dans le dernier chapitre de cette recherche, penchant vers une considération illusoire non seulement de la réalité physique, mais aussi de notre capacité d'autodétermination.

"Si le réel est ce que vous entendez, sentez, goûtez ou voyez, alors la réalité est simplement des signaux électriques interprétés par votre cerveau", dit Lawrence Fishburne, dans le rôle de Morphée, à Keanu Reeves, dans le rôle de Neo, alors qu'il se trouve dans la zone de chargement du film The Matrix. Cela peut sembler absurde, mais seulement jusqu'à un certain point, si l'on pense que l'intelligence artificielle, comme la réalité virtuelle, a été créée par rétro-ingénierie du cerveau humain.

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La chute

Steven Taylor, maître de conférences, professeur de psychologie à l'université anglaise de Leeds Beckett et auteur du livre The Fall : The Insanity of The Ego in Human History and the Dawning of A New Era, (en français, La chute) publié par O-Books en 2005, écrit dans le premier chapitre, intitulé What's wrong with human beings?: "Si des extraterrestres avaient observé le cours de l'histoire humaine au cours des derniers milliers d'années, ils seraient arrivés à la conclusion que nous sommes le produit d'une expérience qui a horriblement mal tourné".

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Avec une pointe d'ironie, j'aimerais être d'accord avec Taylor (dont j'ai d'ailleurs pris plaisir à lire les travaux), même si les résultats dont je vais parler pourraient inciter certaines personnes à considérer l'expérience comme un succès. Du moins pour les sujets, ou peut-être devrais-je dire les entités, qui l'ont exécutée.

Entités qui l'ont réalisé? Les suppositions de Nick Bostrom viennent à mon secours pour éviter une vile dérision dès les premières pages de cette histoire: "D'une certaine manière, les post-humains qui dirigent la simulation sont des sortes de dieux par rapport aux personnes qui vivent la simulation; les post-humains ont créé le monde que nous voyons, ils sont d'une intelligence supérieure, ils sont omnipotents dans le sens où ils peuvent interférer dans le fonctionnement de notre monde même en violant les lois physiques, et ils sont omniscients dans le sens où ils peuvent contrôler tout ce qui se passe. En tout cas, les semi-divinités, à part celles qui se trouvent au niveau de la réalité, sont soumises aux sanctions des divinités plus puissantes qui habitent les niveaux inférieurs".

Les "post-humains"? Un autre thème auquel Bostrom est particulièrement sensible est celui du développement génétique humain. C'est un thème que l'on classe à l'époque contemporaine sous la rubrique du transhumanisme. Nous en parlerons plus tard ; concentrons-nous maintenant à essayer de comprendre si et comment la théorie de la simulation peut avoir un sens dans le contexte des doctrines théologiques, philosophiques et historiques du passé.

Les papyrus de Nag Hammadi

En ce qui concerne les affirmations de Bostrom à Oxford (qui ne sont rien d'autre qu'une synthèse scientifique de ce que disent certains papyri trouvés en Égypte en 1945), nous trouvons des réactions, critiques et autres, également des universités de Cambridge, Helsinki et Columbia.

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Quel est le nœud du litige ? C'est en 1945 qu'un agriculteur égyptien vivant dans la région de Nag Hammadi a trouvé, dans une jarre découverte dans une grotte proche des tombes de la sixième dynastie égyptienne, une série de papyri enveloppés dans des étuis en cuir. Pour être exact, 13 papyri, contenant 52 traités écrits en copte (l'ancienne langue des Égyptiens non arabes, supplantée ensuite par l'égypto-arabe avec la propagation de l'islam), qui constituent encore les fondements de ce qu'on appelle le gnosticisme.

Hans Jonas : Existentialisme et gnosticisme

Hans Jonas a vécu 90 des 100 dernières années du siècle dernier : allemand, élève de Martin Heidegger, il a quitté l'Allemagne à l'époque du nazisme. Après la guerre, il a enseigné l'hébreu à l'université de Jérusalem et à l'université Carleton à Ottawa. Jonas établit des parallèles incroyables (pour la plupart) entre le gnosticisme et l'existentialisme, comme il l'a démontré en 1958, lorsqu'il a publié The Gnostic Religion : the message of the Alien God and beginnings of Christianity, toujours considéré par certains comme l'un des principaux ouvrages contemporains sur le sujet de la gnose.

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Celui de Jonas est un excellent recueil sur le sujet spécifique discuté, bien que je suggère de toujours se référer à The Secret Teachings Of All Ages, de Manly Palmer Hall, pour de plus amples aperçus et parallèles. Il est intéressant de noter que le texte de Hall peut être téléchargé non seulement à partir des archives de la Fondation Hall, mais aussi à partir du site web de la CIA. Il serait curieux de croiser les deux textes.

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Mais revenons à Hans Jonas, l'élève du plus grand représentant de l'existentialisme ontologique et phénoménologique, Martin Heidegger.

Le "négationnisme" gnostique

Jonas écrit: "La théologie du gnosticisme est fondée sur un dualisme particulier appelé anticosmisme, ce qui signifie que les gnostiques étaient des négateurs du monde physique. Ils croyaient que la matière et le divin étaient antithétiques l'un de l'autre, et que la vraie spiritualité ne consistait pas à atteindre l'harmonie avec ce monde misérable ou avec le Dieu tout aussi horrible (celui dont l'Italien Mauro Biglino parle aussi abondamment, ed.). Au contraire, la véritable spiritualité consiste à s'échapper de cette prison terrestre en réveillant la divinité transcendante qui se cache en chacun de nous et dont le Christ a parlé lors de son voyage sur terre".

Des mots de Hans Jonas, bien que cela ressemble à l'une des nombreuses conférences de Manly Palmer Hall, heureusement toujours disponibles en ligne.

Les Archontes

Les figures centrales du récit gnostique sont les "Archontes", dont les papyrus de Nag Hammadi nous donnent des informations dans la partie de l'"Hypostase des archontes" ou "Réalité des souverains", une exégèse du livre de la Genèse. Nous verrons plus en détail qui sont les Archontes et pourquoi la diffusion de leur histoire a conduit à la persécution des négateurs gnostiques par les matérialistes orthodoxes, un sujet encore d'une incroyable actualité aux yeux de certains...

Qui est Giulio Montanaro?

Polyglotte, découvreur de talents dans le monde de la musique électronique, conseiller créatif avec diverses expériences en gestion d'entreprise, chercheur indépendant et amateur de médias alternatifs, Giulio Montanaro a fait ses débuts en tant que reporter en 2000, à Padoue, au sein du groupe d'édition "Il Gazzettino".

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La philosophie de l'histoire de Spengler

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La philosophie de l'histoire de Spengler

Rudolf Jičín

Ex: https://deliandiver.org/2007/10/spenglerova-filosofie-dejin.html

La conception spenglérienne de l'histoire en tant que développement de cultures humaines individuelles est basée sur Kant. Le monde n'est pas une chose en soi, c'est un phénomène. Si quelque chose, n'importe quoi, doit exister pour nous, il doit entrer dans notre conscience et ainsi prendre ses formes. Ce qu'elle est sur et pour elle-même est indétectable pour nous. Notre monde, ou le monde, n'est donc rien en soi, mais c'est la totalité de ce qui nous apparaît et de ce que nous apportons à ces phénomènes de l'intérieur, c'est notre connaissance. Le monde et la connaissance, si nous comprenons le terme "connaissance" de manière assez large, sont la même chose.

La connaissance se produit dans certaines formes de sensibilité et de raison a priori qui nous sont données et auxquelles nous ne pouvons échapper. Notre monde prend donc nécessairement, du point de vue de la sensibilité, la forme de l'espace et du temps en particulier, et du point de vue de la raison, la forme de la compréhension causale des phénomènes. Pour le Kant à la pensée anhistorique, ces formes sont identiques pour tous les sujets humains de tous les temps et de tous les types. Ce n'est pas le cas du philosophe de l'histoire Spengler. Les formes sensibles et rationnelles sont identiques à certains égards, mais elles diffèrent aussi toujours à certains égards. Spengler suit ici Nietzsche et Chamberlain, mais nous trouvons l'idée dans sa forme fondamentale chez Leibniz. Il n'y a pas d'identité dans la nature, seulement de la similitude. Aucun sujet (monade) ne peut être absolument identique à un autre et, par conséquent, leurs formes cognitives doivent différer. Il n'y a pas un seul type de sujet humain qui évolue vers le haut quelque part et qui est constamment "perfectionné", peut-être comme le design d'une voiture ou d'un avion, mais différents sujets de différents types de personnes qui ont émergé historiquement, créant leur monde spécifique de formes, leur cognition et leur culture. Il n'y a donc pas un seul "monde", un "monde entièrement humain", mais de nombreux mondes, c'est-à-dire des mondes bien spécifiques et différents les uns des autres, bien que toujours similaires à certains égards, des mondes de sujets différents. La connaissance n'est pas une évolution de la raison "humaine". Cette raison prétendument universelle, la raison en tant que telle, n'est qu'une projection de notre raison spécifique dans l'histoire de la connaissance.

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La division de la connaissance entre sensible et rationnel est en grande partie un schéma artificiel. Nous savons déjà, depuis Berkeley, que toute perception sensorielle s'accompagne d'une activité de la raison. Par exemple, l'identification d'un objet présuppose la participation de la mémoire et la capacité de généraliser. Goethe, auquel Spengler se réfère souvent comme source principale pour sa philosophie de l'histoire, divise différemment le monde du sujet, à savoir en "ce qui arrive" et "ce qui est arrivé". La vie est un flux d'événements. La raison interprète cet événement en le traduisant en formes généralisées de concepts et d'idées. "Ce qui s'est passé" peut alors être compris comme une connaissance dans un sens plus étroit.

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Ce qui est vrai du sujet individuel l'est aussi des sujets collectifs. Leur vie passée, leur histoire, est également un flux, ou plutôt un ensemble de nombreux flux, quelque chose qui se passe, en cours, un "happening" - mais avant, pas aujourd'hui. D'autre part, l'historiographie, la description et l'interprétation de cet événement, ne peut que témoigner de "ce qui s'est passé", c'est-à-dire qu'elle pétrifie cet "événement" antérieur, le transforme sous la forme de concepts et d'énoncés périmés, "sans événement". La présence du "happening", la présence passée, ne peut être saisie que sous forme de pensée, c'est-à-dire sous forme de "devenir". L'histoire telle qu'elle s'est passée, l'histoire "réelle", est donc différente de l'historiographie, un traité sur l'histoire. L'historiographie est toujours le point de vue d'un sujet particulier ou d'un ensemble de sujets, c'est-à-dire de personnes pensantes d'un type culturel particulier et d'une époque particulière. Elle est déterminée à la fois par la gnoséologie, car le "se produire" est toujours différent du "devenir", et par la diversité des sujets, de leurs formes cognitives et de leurs mondes. "Chaque époque a sa propre histoire du passé... Chaque époque imagine le passé selon elle-même", dit Feuerbach.

Dans le "happening", dans l'histoire, le facteur déterminant n'est donc pas la raison, mais quelque chose qui la dépasse, ce qu'on peut appeler l'essence, la nature, le caractère, l'âme d'un certain type d'homme, ou dans la manifestation de l'homme sa volonté. Ici, Schopenhauer a eu un effet sur Spengler. Dans l'histoire, comme dans la vie de l'individu, la raison joue un rôle servile ; elle n'exécute que ce qui lui est donné par l'âme, ce que la volonté veut, et cherche divers moyens de le réaliser. C'est pourquoi nous ne trouvons pas dans l'histoire un seul courant d'art, de science, de religion, de philosophie, mais leurs différents styles selon les types respectifs d'âmes humaines. Si la raison était déterminante, tous les hommes seraient essentiellement les mêmes, seraient des "rationalistes" et agiraient pour des raisons "rationnelles". Mais il y a toujours autre chose derrière la rationalité, à savoir ce qui est poursuivi rationnellement, et cela est inexplicable par la seule rationalité. Les anciens Égyptiens ont construit les pyramides de manière rationnelle, mais la raison pour laquelle ils les ont construites ne peut être comprise à partir de la seule rationalité. La chose primordiale est la volonté, le fait qu'ils aient voulu quelque chose, et cette volonté est l'expression de leur caractère spécifique, de leur nature, de leur âme.

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Si l'histoire avait été gouvernée par la raison, c'est-à-dire, en fait, la raison telle que nous l'imaginons aujourd'hui, car nous sommes incapables de comprendre par ce terme autre chose que ce que nous donne notre conception de la vie et notre nature, à savoir la raison utilitaire, alors les hommes qui nous ont précédés ont dû être les mêmes "rationalistes" que nous, mais avec moins de connaissances et peut-être une pensée moins développée. Mais alors il leur serait impossible, par exemple, de construire des maisons gothiques ou baroques avec des décorations irrationnelles et des formes complexes complètement inutiles, dysfonctionnelles et inutiles, mais ils devraient consacrer tous leurs efforts, comme nous, à des questions d'hygiène, de confort et de "goût".

L'histoire ne confirme pas notre rationalisme. Ils ne confirment pas une quelconque "évolution de l'homme", d'une sorte de singe à l'homme préhistorique, puis de l'antiquité à nous en passant par le Moyen Âge. L'homme d'un âge plus récent ne peut pas être dérivé de manière causale de l'homme d'un âge plus ancien. Si l'évolution de l'homme, de sa raison et donc aussi de sa création devait se faire, disons, à partir des anciens Égyptiens comme l'imaginent les "rationalistes" d'aujourd'hui, les Grecs auraient dû construire des pyramides encore plus hautes que les Égyptiens, et aujourd'hui nous devrions les construire à au moins 5 km de hauteur. Ce serait un développement "logique". Il ne serait pas non plus difficile de nous insérer à l'endroit approprié dans la série d'images panoptiques des anthropologues, en commençant par une sorte d'"homme-singe", qui est censé être un enfant de la fin du Tertiaire, mais qui est en fait tout à fait contemporain, un orang-outan cosmétiquement modifié, et se terminant par l'apparence tout aussi humoristique d'un "intellectuel" du trentième siècle, doté d'un énorme front super haut, d'une petite bouche, d'un minuscule menton et peut-être d'une couleur de visage universelle, apparemment un mélange de blanc, de jaune et de noir. Mais, par exemple, les types d'hommes anciens et germaniques, sans parler des Chinois et autres, ne présentent pas de différences qui permettraient de les placer dans une telle série, et les Grecs ont commencé à construire des temples antiques au lieu de pyramides, et les Allemands des cathédrales gothiques. L'art grec n'est pas une continuation de l'art des civilisations antérieures, et encore moins de la préhistoire. Et comment expliquer, par exemple, l'extinction de la pensée grecque et la montée du christianisme ? Peut-être le "progrès de la raison" ou peut-être un "changement dans les relations de production"?

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Expliquer l'histoire de l'humanité comme un enchaînement logique de causes et d'effets est inutile, car nous la soumettons toujours à un expédient, non pas objectif, car nous n'en connaissons pas, mais taillé à la mesure de nos idées présentes. De même que les images des anthropologues mentionnées ci-dessus découlent de leur idée subjective que l'homme devient de plus en plus intelligent par l'évolution, c'est-à-dire de l'idée que l'histoire de l'homme et peut-être même de l'univers poursuit comme but la création d'êtres toujours plus "intelligents", de même les idées des optimistes de la science et de la technologie découlent d'une conception subjective de la finalité du monde comme un quantum toujours croissant de découvertes, de vérités et de produits matériels. Ainsi, nous ne pourrons jamais expliquer d'où viennent les nouvelles races, les nouveaux peuples dotés d'aptitudes bien spécifiques, d'aptitudes bien particulières, jusqu'alors inédites. Peut-on les déduire de la précédente "histoire de l'humanité" comme étant les résultats de certaines causes ? D'où venaient ces Hellènes, par exemple ? Comment pouvons-nous les déduire ? D'où ? Ou, d'un autre côté, imaginons que seuls les Chinois vivent sur cette planète. Une culture et une civilisation de notre type actuel naîtraient-elles jamais dans le monde ? Y aurait-il une musique, une peinture, une technologie européennes ? Est-il concevable que les Chinois seraient parvenus à ces formes s'ils avaient eu 5000 ans de plus ? Et pourquoi, en fait, n'y sont-ils pas parvenus depuis longtemps ? Seul Spengler peut répondre à cette question : la volonté chinoise était dirigée dans une autre direction, poursuivait d'autres objectifs, posait d'autres questions. Son âme était différente.

imoswwages.jpgL'homme n'est pas un produit de son environnement, il n'est pas créé par des influences extérieures. Par conséquent, il ne peut être expliqué de manière causale. Däniken suggère que les tours des temples gothiques ressemblent à des fusées et sont donc le souvenir d'une visite d'"extraterrestres". Ce qui est intéressant, ce n'est pas tant la comparaison elle-même que la manière dont Däniken y est parvenu. Cette approche typiquement mécaniste et complètement erronée de l'explication des événements historiques n'est malheureusement pas l'apanage du "peu sérieux" Däniken d'aujourd'hui. La culture ne naît pas du fait que quelqu'un entend ou voit quelque chose quelque part, puis l'imite ou s'en souvient. La culture ne vient pas à l'homme de l'extérieur, mais découle de lui comme une expression de son moi intérieur, de son âme. Däniken a raison de dire qu'il existe une similitude de forme entre un clocher d'église et une fusée. Mais s'il y a une raison à cela, nous ne pouvons pas la chercher causalement dans une certaine continuité des idées sensorielles, mais dans la similitude des âmes et de leurs désirs. Selon Spengler, la caractéristique essentielle de l'homme d'Europe occidentale est l'aspiration à la distance, l'élan vers l'avant et vers le haut, le désir de l'infini. Et c'est ce désir qui s'exprime à la fois dans la tour gothique et dans la fusée. Dans le premier cas, il s'agit de l'expression de la nostalgie de Dieu dans les cieux, dans le second de la pénétration des espaces infinis de l'univers. Les deux sont des expressions du même type d'homme, de la même âme, seulement à des périodes différentes de son développement : dans le premier cas, au début de la culture, à l'âge du mythe et de la vraie religion ; dans le second, à la fin, dans sa période de civilisation, caractérisée par le rationalisme, la science et la technologie.

L'histoire n'est pas un mystère technique, mais un mystère métaphysique. Rien de substantiel ne peut être expliqué en répondant à la question de l'artisan qui a posé des pierres les unes sur les autres. En effet, à l'origine, il n'y avait pas ces pierres et l'idée rationaliste qu'elles pouvaient être posées les unes sur les autres jusqu'à former une pyramide, mais - de façon tout à fait platonicienne - l'idée de la pyramide, le produit mystérieux d'une âme humaine spécifique et de ses étranges désirs, et ce n'est qu'ensuite que cette idée a cherché les moyens et les méthodes pour sa réalisation. Le développement de la pensée technique ne nous apprend pas grand-chose sur l'histoire de l'homme, car cette pensée n'est pas primaire et essentielle, mais secondaire, déjà une manifestation, une réalisation de quelque chose d'autre. Il faut avant tout s'intéresser aux sentiments de l'homme qui a réalisé certaines créations techniques, et ensuite seulement aux moyens et méthodes par lesquels il les a réalisées. Ce sentiment, la vision de la vie et du monde au sens large, est le véritable mystère primaire à résoudre, et non pas quelques problèmes de leviers et de poulies, de moyens de production, de forces et de relations. L'interprétation matérialiste, quelle qu'elle soit, entre toujours en conflit avec les faits fondamentaux de l'histoire et n'explique jamais rien, car elle pose des questions de manière mécaniste. L'homme tel que nous le connaissons dans l'histoire n'est pas un simple "améliorateur". S'il l'était, l'histoire devrait être un peu différente.

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Tout comme des peuples et des cultures spécifiques émergent soudainement dans l'histoire, les personnalités font de même. Les explications causales ne peuvent pas non plus être appliquées ici. Il n'est jamais arrivé auparavant que le génie engendre le génie. Les enfants de génies sont médiocres. Il s'ensuit que les génies sont nés de médiocrités, et donc que leur émergence est inexplicable par le raisonnement génétique. Un génie n'est pas le résultat de l'empilement des gènes de ses parents. La causalité, l'enchaînement des causes et des effets matériels, n'est d'aucune utilité ici, et même si nous supposons qu'elle existe "objectivement", elle ne nous dit rien dans ce cas car elle est indétectable. Cependant, la causalité n'a rien d'objectif. Nous savons, grâce à Kant, qu'il ne s'agit que de notre façon de penser, rien qui soit extérieur à nous, quelque part dans le monde "objectif". C'est juste la méthode de notre raison pour expliquer les événements tels qu'ils nous sont donnés par nos sens.

Et toute autre explication de tout développement, en particulier de l'histoire humaine, est aussi absurde que les explications génétiques causales des caractéristiques individuelles. Il y a aussi des génies : des nations, des tribus géniales. Et leur existence, avec leurs caractéristiques spécifiques, leurs capacités, et aussi toujours avec des limitations très spécifiques, ne peut être comprise par une quelconque compilation de connexions causales. Ainsi, la causalité et toutes les sciences fondées sur elle ne conviennent qu'aux cas ordinaires, et non aux cas exceptionnels. Plus un phénomène est courant, plus il est causal ; plus il est exceptionnel, plus il défie la causalité et la logique. Mais ce sont les cas exceptionnels qui sont importants et décisifs pour l'histoire de l'humanité. Ce qui est commun, ordinaire, médiocre est en dehors de l'histoire, car le développement historique ne peut naître de rien de tel. S'il n'y avait pas d'exceptions, alors, bien sûr, l'histoire serait effectivement ce que les matérialistes obsédés par les explications causales "scientifiques" pensent qu'elle est : la simple accrétion de l'ordinaire, le développement constant des "forces de production". Mais nous savons que l'histoire n'est pas comme ça. L'histoire des individus, des nations, des cultures, de l'humanité ne peut être calculée.

indkpkkkex.jpgSi tout, ou du moins l'essentiel de l'histoire, se déroulait selon un lien de causalité, il n'y aurait pas de problème particulier à prédire scientifiquement l'avenir. Et en effet, une telle prédiction existe ! Il s'agit même d'une discipline scientifique particulière ! La superficialité et la banalité de la futurologie ne sont qu'une preuve supplémentaire de la folie des idées évolutionnistes matérialistes.

Puisqu'il n'y a pas de développement quantitatif continu de la raison ou de quoi que ce soit d'autre dans l'histoire, mais le développement de types humains individuels, et non pas un développement dirigé vers l'infini, mais - comme l'expérience biologique et historique élémentaire nous le dit - l'émergence, la montée, le développement, le déclin et l'extinction des types, il est impossible de parler du développement de l'humanité dans son ensemble. Nous entendons ici Nietzsche et d'autres prédécesseurs de Spengler : Chamberlain, Danilevsky. Toutes les hypothèses d'un tel développement ne sont que des spéculations de personnes qui font passer leurs idées sur les buts et les objectifs du développement historique pour des "lois objectives". Mais "l'humanité", ce n'est pas seulement eux. Il fut un temps où les gens poursuivaient des intérêts bien différents de l'utilité fonctionnelle de chaque chose, telle que nous y avons succombé, se préoccupaient de problèmes autres que l'élévation du "niveau de vie", et créaient à partir de leurs âmes spécifiques leurs mondes de phénomènes, leurs cultures et leurs civilisations. Mais ces personnes, comme tous les êtres vivants, ont fini par s'éteindre, et il n'y a aucune raison de penser que nous, avec nos images de vie, notre âme, notre culture et notre civilisation, ferons exception.

Spengler distingue, outre la Russie, qui est un cas particulier, huit cultures dites élevées dans l'histoire, à savoir la culture chinoise, indienne, babylonienne, égyptienne, antique, arabe, mexicaine et la culture actuelle de l'Europe occidentale, qu'il qualifie également de faustienne. Ces cultures sont des formes distinctes, causalement inséparables l'une de l'autre, qui ne se développent pas l'une de l'autre. Chaque culture, dans toutes ses manifestations de vie, possède ses propres caractéristiques, qui sont l'expression du type de personne qui la crée. Les cultures ne poussent pas les unes des autres comme les branches d'un arbre, mais chacune représente un arbre particulier, individuel, avec sa naissance, sa jeunesse, sa maturité, sa vieillesse, son déclin et sa mort. Cela correspond également à l'expérience historique. Il est impossible de prédire ou de déduire de manière causale quand une nouvelle culture apparaîtra et quelles seront ses formes, tout comme il est impossible de calculer la naissance d'un génie. On ne peut parler d'eux que lorsqu'ils sont là.

La méthode de compréhension du monde mort, selon Spengler, est la loi mathématique ; la méthode de compréhension des formes vivantes est l'analogie. Par conséquent, la compréhension de l'histoire humaine ne peut être abordée en recherchant des continuités causales de formes, mais seulement en les comparant les unes aux autres. Les formes individuelles ont été pour nous depuis le troisième millénaire avant J.-C. les grandes cultures. Si nous voulons lever un tant soit peu le voile du mystère, nous devons les comparer et rechercher leurs caractéristiques communes et générales. En effet, nous constatons que leur développement du début à la fin est similaire à bien des égards. La culture prend naissance lorsque le château, avec sa noblesse guerrière au pouvoir, et l'église, avec son clergé, s'élèvent au-dessus du paysage agricole. Dans la phase suivante, la ville apparaît comme l'antithèse du village et continue à prendre de l'importance. C'est là que se développent les arts et, plus tard, les sciences. Le citadin triomphe sur le noble, le marchand sur le guerrier, l'argent sur le sang. Avec la croissance des villes, la culture passe au stade de la civilisation. La dernière classe est mise en avant : le peuple. Avec elle, ses idéologies, notamment le matérialisme et le socialisme, s'installent. La victoire des masses signifie un nouveau déclin des valeurs, tout est déjà en voie d'extinction. Les petites villes deviennent les périphéries insignifiantes des villes géantes, les petits États les périphéries des grands États. Le monde est dominé par de moins en moins de grandes puissances. La démocratie dégénère en tyrannie, l'art s'éteint, toutes ses formes sont épuisées, et il ne reste que des efforts civilisateurs et matérialistes. La science et la technologie sont encore florissantes pendant un certain temps. Alors il n'y a plus rien à poursuivre, les idées qui animaient l'âme meurent. C'est la mort de la culture. Sur leurs ruines, au lieu des nations qui aspiraient à quelque chose, il reste une simple population qui veut vivre en privé, rien de plus, rien d'autre. Le sens du "nous" et le désir commun de faire quelque chose n'existent plus. C'est l'ère finale du féodalisme sans héritage et du césarisme. C'est un moment à Pékin, qui dure mille ans.

Dans Le Déclin de l'Occident, Spengler retrace en détail les analogies du développement de chaque culture séparément dans tous les aspects de la vie, en comparant leur art, leur science, leur économie, leur politique, leur état, leur philosophie, leur religion, leur droit. Notre culture, la culture de l'Europe occidentale, dit-il, se caractérise avant tout par l'aspiration aux distances, à l'infini, comme cela se manifeste au début dans sa religion, qui est une religion différente du christianisme originel du chaos des peuples du pourtour méditerranéen, et plus tard dans l'art, surtout dans la peinture de paysage avec ses horizons infinis, dans le portrait avec son regard sur les profondeurs incommensurables de l'âme humaine, et dans la musique comme un art à part entière, exprimant le plus complètement le sentiment de la vie de cet homme. Sa science et sa technique dynamiques, basées sur la catégorie de la puissance, de l'énergie, découlent également de ce sentiment. Notre culture commence aux alentours de l'an 1000, atteint son apogée artistique à l'époque baroque, passe au stade de la civilisation au début du 19ème siècle, et s'approche maintenant de sa fin. Par analogie avec d'autres cultures, Spengler estime la durée de cette culture à environ mille ans.

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Selon Spengler, toutes les visions optimistes, qu'elles soient marxistes à propos d'un paradis communiste, professorales à propos d'une humanité toujours cultivée qui se dirige en progrès constant vers les normes de justice et de liberté, ou technocratiques à propos de la transformation de l'homme dans la société "post-industrielle" de surabondance qui s'approche, doivent être incluses parmi les anecdotes, car elles méconnaissent l'homme et créent encore des illusions sur lui et sur l'histoire. Le monde humain et le monde de chaque communauté humaine, tout comme le monde de chaque individu, ne sont pas régis par la raison, la morale ou l'économie, mais par la volonté, qui est immuable et aveugle. L'homme ne peut pas changer ses désirs, ses passions et ses instincts. C'est donc en fonction de ces passions que sont gouvernées sa raison, sa moralité et les tendances de l'économie. Si l'âme d'une culture change en son sein, c'est parce que d'autres personnes, des membres d'autres classes, des personnes à la pensée et aux sentiments quelque peu différents, accèdent au pouvoir effectif. Mais à la fin d'une culture, il n'y a pas d'autres possibilités de transformation interne. C'est, selon Spengler, notre cas.

La prédiction de Spengler était fausse à bien des égards, et à bien des égards, elle se réalise. La science et la technologie sont loin d'être épuisées. La complexité non seulement de la pensée mais aussi de la vie se poursuit, même à un rythme toujours plus rapide. Cette tendance doit-elle vraiment se terminer un jour par un effondrement ? C'est la question qui préoccupe les intellectuels. La pensée scientifique et technique ne se pose pas la question et travaille, réfutant par l'action le pronostic pessimiste de Spengler.

Si, au contraire, nous voulons accorder à Spengler le bénéfice du doute, nous pouvons tout d'abord affirmer que le progrès matériel amène la planète entière au bord de la destruction. L'air devient irrespirable, l'eau imbuvable. Pourtant, on croit généralement que la science sauvera ce qu'elle a causé. Tout "le peuple" court frénétiquement après la prospérité matérielle ; la société ne connaît plus de problèmes sérieux autres qu'économiques. La culture vit du passé, les nouveaux arts ne sont que des expositions ou de la médiocrité, le goût prime sur le style. Le grand art ne sert qu'à donner à la foule une apparence occasionnelle de solennité et de "culture". Mais son cœur est attiré par le kitsch, il l'aime et le vit profondément. Et en musique, on ne doit même plus l'appeler ainsi ! La musique pop, ce crachat sur toutes les grandes valeurs du passé, n'est plus kitsch, mais une sorte d'art. Les passions de la foule s'affirment avec une insouciance absolue. L'automobilisme dans les grandes villes pollue l'air au point que la population est en danger d'empoisonnement lent, mais personne ne doit s'opposer à cette passion populaire la plus massive et la plus destructrice. Plus les horreurs à l'horizon sont grandes, plus les préoccupations qui occupent le peuple sont triviales. L'importance de la mode, qui change à des intervalles de plus en plus courts, a énormément augmenté. Tout le monde veut voyager constamment, tout voir, tout absorber. Une grande importance est accordée au sport, comme si le résultat d'un match était un événement historique dont dépendait le sort du monde. Pourtant, en quelques jours, tout est oublié, il y a à nouveau de nouvelles sensations. La foule est toujours informée des nouvelles. Cette néophilie annule toute notion de valeur, il n'y a plus rien de durable. Les valeurs éthiques ont disparu. Des concepts comme l'amour, l'amitié, l'honneur, la fierté, la bravoure, la loyauté ont perdu leur sens profond. Il y a une surenchère pour l'avantage personnel et le "succès". Dans une société atomisée d'individus "auto-réalisateurs", personne n'est prêt à sacrifier quoi que ce soit pour l'ensemble. Et au-dessus de tout cela plane le spectre inquiétant de la mort atomique.

La vie devient de plus en plus artificielle et organisée. Mais alors qu'auparavant, il n'y avait que des tentatives d'organiser les masses d'en haut, aujourd'hui la foule s'organise d'ailleurs elle-même. Il a besoin d'organisation autant que d'artificialité. Il joue parfois les amoureux de la nature, mais au quotidien, il observe les vitrines des magasins pour voir les nouveautés et admirer leur "beauté". L'homme ne peut être organisé et manipulé de manière arbitraire, mais uniquement dans le sens qui convient à sa nature. Il peut y avoir des manipulateurs qui pétrissent le peuple dans leurs griffes, mais ces manipulateurs ne s'accrochent au pouvoir qu'en se pliant aux passions des masses.

Si nous pensons en termes juridiques, c'est-à-dire si nous comprenons l'homme comme capable de libre choix et responsable de ses actes, nous conclurons que la responsabilité de toutes ces tendances négatives incombe à la foule et à ses représentants qui attisent ses passions matérialistes. Ces gens, organisateurs de la foule et de ses idoles, professent eux-mêmes les passions de la foule et appartiennent donc pleinement à la foule. Il y a non seulement une foule d'ouvriers, de paysans, de commerçants et d'employés, mais aussi une foule de politiciens, d'artistes et de scientifiques, et même une foule de philosophes. Quiconque professe les passions de la foule appartient à la foule, quelle que soit sa profession ou son éducation. La foule est une question d'opinion de vie. Spengler soutient que la soif d'amusement, de félicité et d'indulgence "n'est pas le goût des grands explorateurs eux-mêmes... ni des experts en problèmes techniques." C'était peut-être encore le cas au début du XXe siècle, mais aujourd'hui, il ne fait aucun doute que la grande majorité de ces personnes sont du même acabit que la foule, professant les mêmes passions et la même conception de la vie.

imaosppppges.jpgD'un côté, nous trouvons des signes de déclin, de l'autre, des progrès sans précédent dans l'histoire. Cette incohérence peut être observée dans presque tous les domaines de la vie moderne. Partout, on peut trouver des raisons d'être optimiste et, en même temps, les pronostics les plus sombres.

Il n'y a pas de "progrès" en tant que tel, mais toujours un progrès dans quelque chose, ce qui signifie en même temps une régression dans autre chose. C'est la nature même du fait que certains trouvent un avenir glorieux pour l'humanité, d'autres une catastrophe imminente. Cela dépend du point de vue de chacun.

Spengler est parfois décrit comme "l'un des précurseurs théoriques du nazisme". C'est une évaluation très simpliste. Bien que Spengler reprenne certaines idées de base de Chamberlain, sa conception de l'histoire dans Le Déclin de l'Occident n'est pas raciste. Spengler, ne considère pas les hautes cultures individuelles comme "inférieures" et "supérieures", et encore moins comme l'œuvre d'une seule race exceptionnelle. Ils sont pour lui des expressions de la vie intérieure - des images de certains types de personnes. C'est tout. Dans L'homme et la technique, il surestime apparemment l'influence des Normands dans les débuts de la culture de l'Europe occidentale. Les Russes, par contre, il les inclut comme un élément non créatif parmi les "gens de couleur", bien que son analyse de l'âme russe, déchirée depuis Pierre le Grand entre l'Europe et ses propres sentiments, soit l'une des meilleures parties du deuxième volume du Déclin de l'Occident. Dans L'homme et la technique, cependant, Spengler part du principe qu'il connaît Le déclin de l'Occident.

Spengler est un fataliste historique. Il ne croit pas que l'effondrement de la culture occidentale européenne actuelle puisse être évité ou retardé de manière significative. Cela était inacceptable pour l'idéologie nationale-socialiste. Rosenberg l'accuse de révéler, comme beaucoup d'autres avant lui, quelques "régularités" historiques. Nous ne connaissons pas de telles lois, juge Rosenberg, et nous ne prétendons pas agir en accord avec elles et avoir une quelconque "vérité", encore moins une vérité scientifique. Mais nous sommes convaincus que nous avons la volonté et l'énergie nécessaires pour réaliser une idée à laquelle nous croyons profondément. D'où le "mythe du 20e siècle".

Mais l'idéologie démocratique est également en contraste frappant avec la philosophie de l'histoire de Spengler. Selon Spengler, un monde démocratique n'est à nouveau que le monde d'un certain type de personnes d'un certain temps, tout comme, par exemple, un monde monarchiste. La démocratie, surtout de type anglo-américain, ne représente certainement pas pour lui une "référence" à laquelle "l'humanité" est arrivée à travers des milliers d'années de développement ou de "progrès", de sorte qu'elle ne l'abandonnera pas à l'avenir et que désormais, au motif qu'elle est "le meilleur système parmi les mauvais", elle se concentrera sur son amélioration continue. Une telle conception est, selon lui, à nouveau un mythe, non pas de n'importe quel "homme", mais précisément de l'homme moderne et intelligent des grandes villes de la civilisation européenne occidentale et de ses contemporains.

Comme Le déclin de l'Occident, L'homme et la technique a suscité une tempête de réactions négatives et positives. Aujourd'hui, alors que la recherche historique a mis en doute certaines des généralisations spéculatives de Spengler, mais qu'elle a en revanche accepté presque universellement son affirmation de base selon laquelle la culture de l'Europe occidentale en tant qu'entité historique spécifique émerge au dixième siècle, nous devons reconnaître que son œuvre reste un sujet de réflexion opportun. Nous ne sommes pas obligés d'être d'accord avec Spengler. Mais cela ne change rien au fait que son œuvre fournit une quantité considérable d'idées originales et stimulantes qui le placent à juste titre parmi les grands penseurs.

***

Oswald Spengler, philosophe allemand de l'histoire, né le 29 mai 1880 à Blankenburg (Harz), mort le 8 mai 1936 à Munich. Jusqu'en 1911, professeur au Gymnasium de Hambourg, puis écrivain à Munich.

Travaux :

Der Untergang des Abendlandes (1918-1922)

Preussentum und Sozialismus (1920)

Politischen Pflichten der deutschen Jugend (1924)

Neubau des deutschen Reiches (1924)

Der Mensch und die Technik (1931)

Jahre der Entscheidung (1933)

Reden und Aufsätze (1937)

Postface de Rudolf Jičín à l'édition tchèque de L'homme et la technique, Neklan Publishing House, Prague 1997, ISBN 80-901987-6-7. Dans une version éditée (complétée par une sélection de pensées d'O. Spengler), la postface est publiée sous le titre Thoughts Worth Remembering : Spengler dans le magazine Marathon n° 2/2004.

vendredi, 19 novembre 2021

Le règne de l’homme-masse, une fatalité? (Jose Ortega y Gasset)

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Le règne de l’homme-masse, une fatalité? (Jose Ortega y Gasset)

 
Dans cette vidéo, nous aborderons un penseur encore trop méconnu dans le public francophone, à savoir Jose Ortega y Gasset, auteur d’un chef d’œuvre de la pensée politique du XXe siècle : « La révolte des masses ». Philosophe de haute stature, Ortega se livre à une critique d’une grande profondeur de l’homme-masse moderne et du règne de la médiocrité. Néanmoins, pour lucide qu’il soit de la situation politique et intellectuelle de l’Europe, il ne pense pas que cette dernière connaisse un déclin inéluctable. Refusant tout fatalisme historique, Ortega y Gasset estime que c’est seulement lorsque les Européens se saisiront à nouveau d’un projet à la hauteur de leur temps qu’ils vaincront la médiocrité et l’apathie qui consiste à se laisser vivre.
 
 
Pour se procurer le livre de Jose Ortega y Gasset : - https://www.lesbelleslettres.com/cont...
 
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Musique :
- Joaquín Rodrigo : Concierto Heroico para piano – IV. Allegro maestoso
- Joaquín Rodrigo : Concerto de Aranjuez – II. Adagio
- Manuel de Falla : Noches en los jardines de España
- Maurice Jarre : Morir en Madrid
- Albéniz : Suite española, Op.47 - Granada (Serenata)