vendredi, 17 juin 2022
Un passé ultérieur
Un passé ultérieur
par Georges FELTIN-TRACOL
La conception monothéiste de l’histoire, d’où découlent les perceptions chrétiennes et marxistes, se résume par ce fameux « sens de l’Histoire » qui a commencé par une « anté-Histoire » et qui s’achèvera en « post-Histoire ». Inspiré pour sa part des anciens Grecs, Friedrich Nietzsche conçoit un jour de randonnée dans les alpages de l’Engadine suisse l’« Éternel Retour ». Il réintroduit dans la philosophie contemporaine européenne la cyclicité de l’histoire. D’autres visions historiques existent toutefois. Pensons par exemple à l’histoire sphérique de Giorgio Locchi.
En 1992, un historien français des techniques déclare que « l’histoire est cyclique. […] Peu d’historiens se sont penchés sur les mécanismes qui gouvernent l’évolution des cycles, et moins nombreux encore sont ceux qui se sont intéressés à l’évolution des techniques et des sciences dans les sociétés du passé ». Jean Gimpel (1918 – 1996) évalue « la notion de cycle historique » à une durée de « quelque deux cent cinquante ans en moyenne ». Son estimation se base sur les réflexions de l’historien arabe Ibn Khaldoun (1332 - 1406) et du chef de la Légion arabe en Jordanie, John Bagot alias Glubb Pacha (1897 - 1986), rédacteur en 1976 d’un article intitulé « The Fate of Empires ». Il reconnaît aussi toute sa dette à Oswald Spengler (1880 - 1936). « Ce qui m’a particulièrement sensibilisé à l’œuvre de Spengler, c’est sa profonde compréhension du génie technique et scientifique du Moyen Âge. Il est sans doute le premier historien à avoir compris que notre société s’est construite sur les travaux des ingénieurs et des savants de cette époque. »
L’Occident comme décadence technique
Avec La fin de l’avenir. Le déclin technologique et la crise de l’Occident (1), Jean Gimpel commet une nouvelle polémique. Spécialisé dans les procédés industrieux et autres savoir-faire de l’âge médiéval et auteur des Bâtisseurs de cathédrales (1958), il fait sensation en 1975 en écrivant La révolution industrielle du Moyen Âge. Il y explique que l’Europe occidentale a connu entre la fin de l’Antiquité et les débuts de la Renaissance un essor proto-industriel malgré l’absence de la machine à vapeur et des manufactures. L’affirmation est osée d’autant que l’historiographie la plus récente remet en question le concept même de « révolution industrielle ». Apparue à la fin du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, la première « industrialisation » reposait sur la machine à vapeur et le charbon. La deuxième serait celle des hydrocarbures. La troisième en cours dépendrait de l’électricité et de l’informatique. Jean Gimpel se méfie de cette périodisation. Il pense plutôt dans La fin de l’avenir à la lumière du Déclin de l’Occident spenglérien que « l’Occident [est] parvenu, comme les sociétés qui l’ont précédé, à un plateau technologique ». L’auteur nuance immédiatement son propos en précisant que « le nucléaire rompt l’harmonie des cycles. Le cycle scientifique contemporain est [...] très différent des précédents parce que nous avons créé une technique capable de détruire le monde : la bombe atomique ».
Guère perspicace, Jean Gimpel estime que « l’origine de la crise profonde que vit l’Occident aujourd’hui réside dans le très fort ralentissement de l’innovation technologique. Une innovation est une invention qui a été financée, testée, commercialisée et acceptée par le marché ». Quand il rédige ces lignes au début de la décennie 1990, l’informatique et le numérique ne sont qu’à leurs balbutiements. Les logiciels de traitement de texte qui remplacent avantageusement les machines à écrire mécaniques et électriques coûtent relativement chers. Un chapitre proclame : « L’informatique en panne ». On y lit que « le niveau d’investissement dans ce secteur ne serait plus jamais le même ». Il prévoit que « les années 90 ne devraient voir aucune relance dans le secteur informatique ». Le sursaut du monde des ordinateurs viendra de la démilitarisation décidée par le Pentagone du futur Internet. Ce n’est qu’à partir de 1995 que commence vraiment la « révolution néo-cybernétique ». Les téléphones portatifs existent déjà. Ils sont encore lourds, encombrants et peu maniables. En outre, les bornes de téléphonie sont rares. Et puis, rappelons-nous, parler à haute voix à un correspondant invisible en pleine rue vous fait passer pour un aliéné échappé du plus proche hôpital psychiatrique… Autre interprétation maladroite de Jean Gimpel qui annonce « le déclin des apprentis sorciers ». Il ignorait que viendraient sous peu le clonage de la brebis Dolly en 1996, les manipulations génétiques et le délire transhumaniste en attendant l’apparition fatidique des cyborgs et de l’intelligence artificielle quantique. L’auteur préfère se rassurer en expliquant benoîtement « ce qui permet à l’Occident de se maintenir provisoirement sur ce plateau technologique – avant le déclin inéluctable -, à savoir la résurgence de techniques traditionnelles modernisées et revitalisées par des techniques de pointe ».
L’avenir du passé
L’approche de Jean Gimpel n’est pas sans rappeler l’archéofuturisme de Guillaume Faye d’une part, et le « rétro-futurisme » d’autre part. Par « rétro-futurisme », il faut comprendre un courant littéraire de la science fiction dont l’intrigue se déroule dans un univers révolu avec des objets futuristes. Par exemple, un légionnaire romain d’Auguste affronte au sabre-laser un samouraï. Catégorie uchronique rétro-futuriste, le steampunk puise dans l’œuvre des écrivains français Jules Verne (1828 – 1905) et Albert Robida (1848 – 1926). Ce genre s’inscrit dans un XIXe siècle disposant d’ordinateurs fonctionnant à la vapeur et des dirigeables de transport. Paru en 1998, L’archéofuturisme marque le retour métapolitique flamboyant de Guillaume Faye au terme d’une décennie d’impostures téléphoniques jouées à la radio en tant que Skyman, et des collaborations à L’Écho des Savanes. Cet essai développe, prolonge et approfondit les thèmes soulevés dans son très méconnu Europe et modernité (2).
L’archéofuturisme signifie « penser ensemble, pour les sociétés du futur, les avancées de la techno-science et le retour aux solutions traditionnelles de la nuit des temps. […] Rassembler, selon la logique du et, et non point du ou, la plus ancienne mémoire et l’âme faustienne car elles s’accordent. Le traditionalisme intelligent est le plus puissant des futurismes et inversement. Réconcilier Evola et Marinetti. […] Il ne faut pas associer les Anciens aux Modernes, mais les Anciens aux Futuristes (3) ».
Jean Gimpel anticipe volontiers cette démarche non-moderne. « Les fusées et les hélices connaissent une deuxième jeunesse ainsi que le dirigeable et les ballons-sondes, le train – le TGV -, les tramways, la céramique et la brique, la fonte et les structures métalliques, la craie et le tableau noir, le coton et la laine. Il est de la plus haute importance que les responsables économiques et les industriels soient pleinement conscients de cette orientation pour encourager la recherche et les investissements dans ce domaine lucratif et relativement peu exploité. Seule l’Italie montre la voie dans ce domaine. » L’auteur se réjouit du regain d’intérêt pour le bateau-bus, la voile et le vélo. Ce dernier a longtemps donné une image désuète et ancienne. Or, la « petite reine » entame au début de la décennie 1990 sa mue: « profilage des aciers, développement d’alliages acier – chrome molybdène dosés, études menées en soufflerie. Côté pneumatiques, Michelin a réalisé une génération de pneus pratiquement increvables ». Selon certaines sources bien informées, des unités de combat ukrainiennes utiliseraient des vélos électriques de fabrication locale (entreprises Delfast et Eleek) aptes à contrecarrer la progression des blindés russes. Par exemple, le modèle Defast Top 3.0 (foto) correspond à un vélo électrique aux allures de moto tout terrain qui aligne des performances impressionnantes (320 km d'autonomie, une vitesse de pointe de 80 km/h et une capacité à transporter de lourdes charges) (4). Jean Gimpel insiste enfin sur la nécessité de réaliser à l’échelle européenne un vaste réseau connecté de canaux, car « on a calculé qu’avec une puissance d’un cheval, on pouvait transporter 150 kg par la route, 500 kg par le train et 4000 kg par voie fluviale ».
Demain, l’Italie
Jean Gimpel établit dans ce livre atypique et stimulant un parallèle troublant entre les temps médiévaux et les États-Unis d’Amérique. Il situe à 1971 le début de leur déclin quand le Congrès refuse d’accorder les crédits nécessaires au projet d’un « Concorde US ». Moins pessimiste pour l’avenir de la France, il craint néanmoins que l’Hexagone n’échappe pas à un naufrage « commun inévitable, dans la mesure où elle fait partie du monde occidental qui n’a plus […] de “ nation jeune en réserve “. D’ailleurs, elle est déjà atteinte par la “ sinistrose “ (5) qui touche le monde occidental dans son ensemble ». Sur lui plane dorénavant la menace d’« un krach de Wall Street ».
Pour lui, l’effondrement de notre système malade plongera l’Occident « dans un chaos politique et économique quelque peu semblable à celui que connaît aujourd’hui [en 1992] l’ancienne Union soviétique, nous assisterons à la désintégration de notre civilisation industrielle ». Serait-ce alors l’aurore d’un « nouveau Moyen Âge » ? Peut-être ? Jean Gimpel n’en considère pas moins que l’Italie « peut servir de modèle aux pays désireux d’améliorer leur performance économique globale », car elle « a su introduire les technologies de pointe dans des industries traditionnelles avec le plus de succès ». Il constate que « la réussite italienne est fondée sur les entreprises dites artigiano, qui trouvent leurs racines dans la famille, ancrées dans des communautés où valeurs, croyances, loyauté et intérêts sont partagés ». « Lorsque notre civilisation finira par s’effondrer […], lorsque les multinationales se désintégreront, les entreprises artigiano, qui sont beaucoup plus flexibles, s’adapteront aux nouvelles circonstances économiques. » N’y a-t-il pas ici un premier appel à un localisme alors inexistant ?
Par cet essai audacieux de Jean Gimpel, on comprend que l’avenir n’est pas fini à la condition que le futur sache se retourner et explore avec intelligence les voies du passé afin de mieux déterminer d’éventuels lendemains prometteurs.
Notes:
1 : Jean Gimpel, La fin de l’avenir. Le déclin technologique et la crise de l’Occident, Le Seuil, 202 p. Les citations en sont extraites.
2 : Guillaume Faye, Europe et modernité, Eurograf, 1986.
3 : Guillaume Faye, L’archéofuturisme, L’Æncre, 1998. On lira avec intérêt Robert Steuckers, « Guillaume Faye et la vision archéofuturiste », mis en ligne le 24 mai 2022 sur Euro-Synergies.
4 : Marc Zaffagni, « Les soldats ukrainiens utilisent de puissants vélos électriques pour neutraliser les chars russes » mis en ligne sur futura-sciences.com, le 23 mai 2022.
5 : Rappelons que l’expression « sinistrose » revient à Louis Pauwels dans sa période aristocratique païenne.
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samedi, 11 juin 2022
Le Moloch éternel - La nouvelle normalité entre Le Bon et Platon
Le Moloch éternel - La nouvelle normalité entre Le Bon et Platon
par Giuseppe Scalici - Chargé de cours en histoire et philosophie
Source: https://www.centrostudipolaris.eu/2020/12/04/il-moloch-eterno-la-nuova-normalita-tra-le-bon-e-platone/
La domination sur les corps et les âmes dépend de, et est continuellement corroborée par, l'insipidité volontaire, prise pour une connaissance véritable, et l'acquiescement non critique.
C'est une représentation, construite sur un bureau par d'habiles ingénieurs sociaux, qui remplace le monde réel.
Et cette représentation, toujours changeante, à l'instar des pâles images observées par les esclaves de Platon, en vient à faire l'objet d'analyses, de théories, de débats, de discussions sans fin et sans signification authentique.
Moloch est ce démon malveillant qui exige sans cesse des sacrifices extrêmes pour sa survie. Comme un souverain impitoyable.
Il est particulièrement compliqué, voire impossible, de distinguer aujourd'hui les contours d'une réalité objective, bien délimitée, valable pour tout sujet connaissant, qui ne soit pas le résultat de représentations mystificatrices qui se substituent habilement à la réalité.
La société post-moderne, liquide comme on a coutume de le dire avec une expression désormais galvaudée, est complètement détachée, essentiellement de son propre aveu, des Visions cohérentes et originales du Monde, des références aux Idées ou aux Idéaux d'un ordre éternel, non restreint dans les contraintes d'une basse matérialité hédoniste. Admettant, d'ailleurs frauduleusement comme nous le verrons, la licéité d'opinions, de choix moraux, de styles de vie et de modes de pensée même dissemblables les uns des autres, il offre la prosopopée d'une liberté individuelle réalisée de manière pleine et entière dans un cadre démocratique et libéral.
Il a été dit à juste titre à plusieurs reprises que notre époque connaît la dimension d'une anthropologie totalement différente de celle qui a déterminé le tissu conjonctif des moments historiques que nous voulons dépasser à jamais. Nous le constatons à différents niveaux. Nous ne nous attarderons ici que sur l'un des nombreux aspects qui pourraient être pris en considération : le monde de l'information, de la communication et ses reflets dans l'intériorité de l'individu.
Isolé mais dispersé dans la foule
Partons d'un postulat qui semble inaliénable si l'on pense à notre propre horizon géopolitique : les concepts et la Weltanschauung ancestraux sont perçus comme des déchets dont il faut se débarrasser au nom de la centralité déclarée d'un type humain, l'individu, compris comme un réceptacle d'instinctualités aspirant à la perpétuation de droits et de libertés de bas niveau, de substantialité bancale.
Dans un texte désormais classique datant de 1895, La psychologie des foules, Gustave Le Bon argumente la différence qualitative entre les actions de l'homme individuel et celles des masses, dictées par des stimuli élémentaires, des passions aussi fugaces qu'instables, le goût de l'excès, la suggestibilité adolescente. L'homme dans la foule, selon le sociologue français, qui a également eu tant de lecteurs de haut niveau en Italie entre les deux guerres mondiales, a tendance à accomplir des actions et des comportements, qu'ils soient criminels ou héroïques, qu'il n'aurait absolument jamais fait s'il agissait seul. Et cela va au-delà de toute considération logique et rationnelle. Il nous semble qu'à notre époque, l'individu a tendance à agir, même s'il est isolé et mène une vie déconnectée de la société dont il fait partie, comme s'il était dans la foule : il vise l'immédiat, réagit à des stimuli induits de manière primitive, suit des mots d'ordre simples et déglingués savamment orchestrés par d'autres, sans jamais s'ériger en élément critique capable de distinguer ce qui est pertinent et fondamental de ce qui est imposé avec art comme essentiel par ce que l'on peut appeler des "persuadeurs cachés". On fait tout d'abord allusion à l'information, qui n'est pas libre et indépendante, si elle l'a jamais été, et qui, par le biais de ce qu'on appelle l'agenda setting, établit a priori quels sujets devraient être d'une importance essentielle et quelle devrait être leur hiérarchie.
Il est fréquent de constater que tous les journaux télévisés relatent les mêmes faits, avec des analyses souvent identiques, en utilisant même les mêmes images. Cela tend à déterminer un horizon à l'intérieur duquel il faut prendre parti, comme les supporters du stade, entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre la même question. De cette façon, l'individu accepte la logique sous-jacente souhaitée, devenant, consciemment ou inconsciemment, peu importe, une partie organique du cercle médiatique lui-même. Mais qui contrôle et organise l'information pro domo sua ?
État profond et rééquilibrage nécessaire ennemi
Pour nous exprimer en termes simples, nous parlions du "système", puis des "pouvoirs forts". Aujourd'hui, on préfère l'expression "État profond", c'est-à-dire non visible, non à la vue du commun des mortels. Ici, le discours deviendrait trop long et dépasserait les limites de la présente intervention: il suffit de mentionner que cette dimension occulte, dans laquelle coexistent la finance spéculative apatride, le crime organisé, les forces du "progressisme mondialiste, humanitaire et solidaire", divers lobbies, les Églises, etc., est en mesure de conditionner fortement, à travers les gouvernements et, précisément, les médias (pour mieux dire les médias de la mystification scientifique et continue de la réalité), tout type de décision politique qui, pour utiliser des terminologies désormais obsolètes, devrait au contraire découler, du moins en Occident, de la souveraineté populaire. Après tout, tout cela fait partie de la post-démocratie, un endroit où l'opinion publique, si elle existe encore, n'a droit à la citoyenneté que si elle se conforme servilement à la pensée dominante imposée par l'État profond lui-même, et donc, par définition, juste, équitable et, surtout, conforme à une pensée qui se veut dominante et que l'on fait passer pour un fait de la nature.
Ceux qui ne se conforment pas sont de toute façon nécessaires pour assurer l'équilibre souhaité: ils sont un ennemi de l'humanité, un haineux insatiable, une cible à maintenir en vie et à frapper quand c'est nécessaire. Tout cela détourne l'attention de ce qui se passe réellement dans le monde: la volonté de pouvoir et de contrôle total de la part des forces apatrides mentionnées et tout ce monde complexe d'idiots utiles volontaires qui se mettent à leur service.
Il semble que l'homme contemporain vive volontairement le mode d'être décrit par Platon dans le livre VII de la République. Des esclaves enchaînés dans l'obscurité profonde d'une grotte passent leur vie devant des images illusoires qui se font passer pour la réalité. Pour eux, la vérité est simplement ce qui est présenté. Personne ne remet en question la valeur objective de la mise en scène dont ils sont les victimes et, en même temps, les complices. Mais l'un des esclaves parvient à se libérer et à réaliser que le monde réel se trouve à l'extérieur de la grotte. Il retourne donc auprès de ses compagnons esclaves et tente de leur expliquer que la vie dans les ténèbres de l'ignorance et de l'illusion n'est pas la vraie vie, mais une apparition continue d'entités fictives : il n'est pas cru, mais ostracisé comme s'il était un fou visionnaire.
Comme les esclaves de Platon, les individus d'aujourd'hui ne doutent pas que la "réalité" dans laquelle ils se trouvent est la seule possible et acceptable, et non celle désirée et imposée par d'autres, dont la domination sur les corps et les âmes dépend précisément de, et est continuellement corroborée par, l'ignorance délibérée, prise pour la vraie connaissance, et l'acquiescement non critique des premiers.
C'est la représentation, construite, dirions-nous pour ne pas troubler le concept kantien de "synthèse a priori", sur un bureau par des ingénieurs sociaux qualifiés, qui remplace le monde réel. Et cette représentation, toujours changeante, à l'instar des pâles images observées par les esclaves, en vient à faire l'objet d'analyses, de théories, de débats, de discussions sans fin et sans signification authentique.
Intellectuels et politiciens : un corps intermédiaire
Pour en revenir à l'information, mais il vaudrait mieux dire à la désinformation ou à la manipulation des consciences, il est facile, en regardant le phénomène avec détachement, de constater les tactiques constantes employées pour assurer la primauté des conventicules dominants, qu'ils soient apparents ou réels. Ces tactiques tendent vers un effet de distraction, par la diffusion de nouvelles non pertinentes ou idiotes (événements de la famille royale britannique, ragots, etc.) ou annonciatrices de peur et de malaise (racisme généralisé, résurgences imaginaires du fascisme, homophobies diverses, persécution des migrants, etc.). Tout ceci est en phase avec la dissimulation scientifique et lâche d'autres situations qui sont au contraire réelles et qui, de toute évidence, sont mieux censurées ou considérées comme des "fake news".
Si l'on se réfère à nouveau à Le Bon, les masses ont besoin d'être guidées, il est donc préférable d'utiliser, comme nous l'avons déjà noté, un langage pauvre, simpliste, réducteur, qui voit la prévalence du signifiant (le mot lui-même) sur le signifié (l'objet qu'il désigne), qui se fonde non pas sur le raisonnement et la logique, mais sur l'émotionnel et le sentiment.
L'hypothèse est que dominer le langage équivaut à dominer la pensée elle-même et, par conséquent, toute forme d'attitude critique et le comportement qui en découle. L'idéal est la création d'une opinion publique anesthésiée, prévisible et prête à être guidée par ceux qui sont capables d'influencer et de suggérer au niveau des modes et des habitudes, ainsi qu'au niveau des opinions générales. Ceci est bien compris par ceux qui contrôlent l'information hégémonique dans le monde occidental et au-delà. Nous faisons allusion, à titre d'exemple, à la Fondation Bill Gates, humanitaire et progressiste (évidemment), capable de lancer des mots à la mode, en faveur, entre autres, de la dénatalité et des vaccinations sans discernement, dont la remise en cause constituerait une hérésie aux yeux de la nouvelle Inquisition des "Justes".
Cela confirme que, dans notre monde, les intellectuels, les politiciens éclairés, les journalistes à la page, les prêtres clairvoyants, les philanthropes divers, constituent, en utilisant les méthodologies de la guerre psychologique, une sorte de "corps intermédiaire", une courroie de transmission entre ceux qui détiennent le pouvoir réel et les masses à endoctriner, à contraindre, à hypnotiser, à droguer dans leur corps, leur âme et leur esprit.
Certains pourraient prétendre que le "net", avec ses "médias sociaux", offre la possibilité d'échapper à la cage existentielle dans laquelle les élites autoproclamées auxquelles nous nous sommes référés nous ont enfermés. Mais elle est entièrement illusoire. Au contraire, elle s'avère être fonctionnelle pour le système dominant. Tout ce qui se trouve sur le net est contrôlable et contrôlé : être dissident par le biais de claviers revient, après tout, à accepter la "logique imposée" et à en payer les conséquences : ce sont les gestionnaires des différentes plateformes politiquement correctes qui déterminent le "bien" et le "mal". À tout le moins, la présence de soi-disant haters renforce le statu quo même que l'on voudrait détruire verbalement via Facebook, Instagram, etc.
La mission première de ce que Julius Evola a appelé un jour "l'homme différencié" devrait être de s'échapper consciemment, en opérant principalement dans sa propre intériorité, de cette prison qui nous est imposée et qui nous est présentée comme la nature éternelle et immuable.
Pour diverses raisons, notre époque de dissolution, niant catégoriquement tout ce qui nous a précédés, se pose comme un nouveau départ, mais, comme nous avons essayé de le voir, dans des coordonnées prédéfinies. Il s'ensuit que, pour le moins, s'ouvre un champ d'action illimité et potentiellement fécond qui doit concerner, en premier lieu, la redécouverte de notre nature profonde, celle-là même que Moloch voudrait offrir en sacrifice.
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lundi, 06 juin 2022
Sur la vérité politique
Sur la vérité politique
Par Pablo Anzaldi
La thèse libérale défend la primauté de l'individu sur la communauté politique, primauté qui est constituée comme un dispositif au service du désir des individus.
Son fondement métaphysique est l'idée de la nature comme matière et mouvement dépourvus de fins, sur laquelle repose la primauté de l'économie par rapport au politique primauté qui, elle, se constitue à partir de l'exaltation du vice individuel érigé sophistiquement en moteur du bien-être général.
Déconnecté de sa finalité transcendante, l'individualisme s'érige sur lui-même dans un mouvement chaotique et incontrôlé, qui converge vers le sommet de la pyramide du pouvoir concentré. Le néolibéralisme est la projection politique de cette philosophie et le corrélat idéologique des banques privées et de la finance internationale. Selon son credo, tous les peuples de la terre doivent se soumettre au flambeau de Wall Street.
Selon ce renversement de l'ordre des moyens et des fins, le phénomène de l'exploitation du travail et de l'exclusion sociale dans son extension globale sous tous les régimes politiques peut être considéré comme une conséquence politique de la thèse libérale et de son fondement métaphysique. Parallèlement à cela, la démocratie en tant que ploutocratie réelle se constitue comme le système qui - dans le même souffle - reproduit l'inversion des moyens et des fins, car elle oriente un régime politique comme une fin et plie le bien commun.
Face à cela, l'insipide philosophie des valeurs qui soutient le discours prétendument contre-hégémonique n'est rien d'autre qu'une manifestation de subjectivisme idéaliste, c'est-à-dire un des facteurs de plus qui déforment l'horizon de la réalité. D'autres manifestations de critique et d'opposition comme le marxisme, l'humanisme immanentiste ou le culturalisme ethniciste - pendant des années serviles à la philosophie nihiliste des valeurs - ne font que récapituler et approfondir certaines des déviations mentionnées ci-dessus.
1) L'approche du malaise contemporain peut être élucidée et affrontée, au niveau de la théorie, en retravaillant une idéologie politique orientée vers le Bien Commun et la Justice comme spécification du Droit, en tenant compte de l'expérience des luttes contre l'usure et pour la coexistence correcte entre l'Etat, le Travail et le Capital.
La récupération du réalisme philosophique est une tâche inévitable au sein de la culture politique de notre peuple, saturée d'images et de confusions. En ce sens, les grandes thèses réalistes gagnent en importance : le finalisme de la réalité comme fondement métaphysique de l'ordre politique, la nature finaliste de l'homme, la finalité de l'être, du savoir et de l'agir, la communauté politique comme perfection de la nature humaine, le Bien commun comme finalité des régimes politiques. En bref, la connaissance politique en tant que science pratique finaliste des affaires humaines. Avant toute affirmation d'identité, il est nécessaire de disposer d'un savoir politique qui se concentre sur la réalité concrète et s'y rattache par le biais de délibérations et de recherches orientées vers ce qui est bon et juste. Pour paraphraser Hipólito Yrigoyen, c'est "la cause contre le régime fallacieux et incrédule".
2) La pensée politique réaliste et orientée vers la justice n'est pas une nouveauté sur le sol argentin. La pensée de Perón est la version la plus puissante de la tradition classique et chrétienne, argentine et américaine. La célèbre phrase "La seule vérité est la réalité" est le trou de serrure par lequel on peut accéder à sa pleine compréhension. Qu'est-ce que la réalité ? Elle est ce qu'elle est en elle-même - "de suyo", dirait Xavier Zubiri - et est tendue vers son entéléchie, c'est-à-dire vers des fins de perfection. La Doctrine Justicialiste a été proposée de manière dynamique comme un ensemble harmonieux de parties tendant à l'élévation physique, matérielle et spirituelle du Peuple. La tâche de sa récupération, de son remaniement et de sa projection est la tâche politique qui réintroduit la vérité au milieu du libéralisme esclavagiste. Et lorsque la Vérité émerge, les eaux se séparent, les fronts sont délimités et le mouvement politique renaît dans le cœur du peuple.
*Pablo Anzaldi : Pablo Antonio Anzaldi (1972). Politologue. Professeur d'université. Leader justicialiste.
pabloanzaldi@gmail.com
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dimanche, 05 juin 2022
Alexandre Douguine: la philosophie gagnante
La philosophie gagnante
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/winning-philosophy?fbclid=IwAR0XdgpI5Ub792MgePrqc09IXFY3Ryt4BTMcLvSOX0EdASDw-j3DGR-bXjo
Des réformes internes significatives devraient logiquement commencer en Russie. C'est ce qu'exige l'OMS, qui, à l'extrême, a aggravé les contradictions avec l'Occident - avec toute la civilisation occidentale moderne. Aujourd'hui, tout le monde peut voir qu'il n'est plus sûr d'utiliser simplement les normes, les méthodes, les concepts, les produits de cette civilisation. L'Occident répand son idéologie en même temps que ses technologies, imprégnant toutes les sphères de la vie. Si nous nous reconnaissons comme faisant partie de la civilisation occidentale, nous devrions accepter volontairement cette colonisation totale et même en profiter (comme dans les années 1990), mais dans le cas de la confrontation actuelle - qui est fatale ! - cette attitude est inacceptable. De nombreux occidentaux et libéraux en ont pris pleinement conscience et ont quitté la Russie au moment même où la rupture avec la civilisation occidentale était devenue irréversible; et la situation est bel et bien devenue irréversible le 24 février 2022, et même deux jours plus tôt - au moment de la reconnaissance de l'indépendance de la RPD et de la RPL - le 22 février 2022.
En principe, chacun a le droit de faire un choix de civilisation entre la loyauté et la trahison. Le libéralisme est en train de perdre en Russie et les libéraux sont cohérents lorsqu'ils partent. C'est plus compliqué avec ceux qui sont encore là. Je fais référence aux Occidentaux et aux libéraux qui partagent encore les normes de base de la civilisation occidentale moderne, mais qui, pour une raison quelconque, continuent à rester en Russie malgré le fossé qui s'est déjà formé entre la Russie et l'Occident; ils constituent le principal obstacle à des réformes patriotiques authentiques et significatives.
Les réformes sont inévitables car la Russie se retrouve non seulement coupée de l'Occident, mais essentiellement en guerre avec lui. À la veille de la Grande Guerre patriotique, l'URSS disposait d'un nombre suffisant d'importantes entreprises stratégiques créées par l'Allemagne nazie, et les relations entre l'URSS et le Troisième Reich n'étaient pas particulièrement hostiles ; mais après le 22 juin 1945, la situation a évidemment changé radicalement. Dans ces circonstances, la poursuite de la coopération avec les Allemands - légitime et encouragée avant la guerre - a pris une toute autre signification. Il s'est passé exactement la même chose après le 22 février 2022: ceux qui ont continué à rester dans le paradigme de la civilisation hostile - libérale-fasciste - avec laquelle nous étions en guerre, se sont retrouvés en dehors de l'espace idéologique qui avait clairement émergé avec le début de la Seconde Guerre mondiale.
Entre-temps, la présence de l'Allemagne à la veille de la Seconde Guerre mondiale a été identifiée en URSS, tandis que la présence de l'Occident libéral-fasciste russophobe à la veille de l'OMS était presque totale. Les technologies méthodologiques, les normes, le savoir-faire et, dans une certaine mesure, les valeurs occidentales imprègnent toute notre société. C'est ce qui nécessite une refonte radicale. Mais qui y parviendra ? Les personnes qui ont été formées pendant la perestroïka ? Les libéraux et les criminels des années 1990 ? Les personnes des années 1980 et 1990 qui ont été formées et éduquées dans les années 2000 ? Toutes ces périodes ont été fondamentalement influencées par le libéralisme en tant qu'idéologie, en tant que paradigme, en tant que position fondamentale et globale dans la philosophie, la science, la politique, l'éducation, la culture, la technologie, l'économie, les médias, et même la mode et la vie quotidienne. La Russie contemporaine ne connaît que les vestiges inertes du paradigme soviétique et tout le reste est pur occidentalisme libéral.
Il n'existe tout simplement pas de paradigme alternatif, du moins aucun au pouvoir ou parmi les élites, au niveau où devrait se dérouler la confrontation actuelle des civilisations.
Aujourd'hui, nous opposons l'Occident en tant que civilisation contre "la" civilisation, et nous devons préciser quel type de civilisation nous sommes, sinon aucun succès militaire, politique et économique ne nous aidera et tout sera réversible, la tendance changera et tout s'effondrera. Je ne parle même pas de la nécessité d'expliquer aux Ukrainiens qu'à partir de maintenant ils seront dans notre zone d'influence ou directement en Russie, qui sommes-nous après tout ? Pour le moment, il n'y a que l'inertie de la mémoire soviétique ("la grand-mère avec le drapeau"), la propagande nazie occidentale ("vatniki", "occupants"), nos succès militaires - pour l'instant seulement initiaux - et... la confusion totale de la population locale. Ici, la voix de la civilisation russe doit être entendue. Clairement, distinctement, de manière convaincante, et ses bruits devraient être entendus en Ukraine, en Eurasie et dans le monde entier. Ce n'est pas seulement souhaitable, c'est vital, tout comme les munitions, les missiles, les hélicoptères et les gilets pare-balles sont nécessaires au front.
L'endroit le plus logique pour commencer les réformes est la philosophie. Il est nécessaire de former du personnel au Logos russe, soit sur la base d'une institution existante (après tout, aujourd'hui, aucune institution humanitaire ne fait, ne peut ou ne veut le faire - le libéralisme et l'occidentalisme dominent encore partout), soit sous la forme de quelque chose de fondamentalement nouveau. Hegel disait que la grandeur d'une nation commence par la création d'une grande philosophie. Il l'a dit et il l'a aussi fait. C'est exactement ce dont les philosophes russes ont besoin aujourd'hui, et non d'un vague accord à l'emporte-pièce avec l'Opération Militaire Spéciale. Nous avons besoin d'une nouvelle philosophie russe. Russe dans son contenu, dans son essence.
Par conséquent, la réforme de toutes les autres branches des sciences humaines et des sciences naturelles devrait partir de ce paradigme. La sociologie, la psychologie, l'anthropologie, la culturologie, ainsi que l'économie, et même la physique, la chimie, la biologie, etc. sont basées sur la philosophie, en sont des dérivés. Les scientifiques l'oublient souvent, mais écoutez comment sonne le synonyme occidental de PhD : n'importe laquelle des sciences humaines et naturelles ! - Ph.D. - Docteur en philosophie. Si vous n'êtes pas philosophe, vous êtes au mieux un apprenti, pas un scientifique (docteur est le mot latin pour "érudit", "savant").
C'est ici que se déroulera la bataille interne la plus importante pour l'initiation de réformes civilisatrices en Russie même (ainsi que dans tout l'espace de notre expansion, toute la zone de notre influence): la bataille pour la philosophie russe.
Il y a ici un pôle clairement modélisé de l'ennemi interne. Il s'agit des représentants du paradigme libéral, de la philosophie analytique au post-modernisme en passant par les cognitivistes et les transhumanistes, qui insistent de façon maniaque pour réduire l'homme à une machine. Je ne parle même pas des libéraux et des progressistes, des partisans du concept totalitaire de "société ouverte", du féminisme, des études et de la culture queer, élevés à la bourse des fraternités. Il s'agit d'une pure "cinquième colonne", quelque chose qui ressemble au bataillon Azov interdit en Russie.
Le portrait de l'ennemi philosophique de l'Idée russe, de la civilisation russe, est très facile à tracer. Il ne s'agit pas simplement de liens avec les centres scientifiques et de renseignement occidentaux (qui sont souvent des concepts assez proches), mais aussi de l'adhésion à un certain nombre d'attitudes plutôt formalisables :
- la croyance en l'universalité de la civilisation occidentale moderne (eurocentrisme, racisme civilisationnel),
- l'hyper-matérialisme, en passant par l'écologie profonde et l'ontologie orientée objet,
- l'individualisme méthodologique et éthique - d'où la philosophie du genre (comme option sociale) et, à la limite, le transhumanisme,
- le techno-progressisme, le développement de l'intelligence artificielle et des réseaux neuronaux "pensants",
- la haine des théologies classiques, de la Tradition spirituelle, de la philosophie de l'éternité,
- le déni de l'identité ou son dénigrement par ironie, en la ridiculisant,
- l'anti-essentialisme, etc...
Il s'agit d'une sorte d'"Ukraine philosophique", disséminée dans presque toutes les institutions scientifiques et universitaires qui ont un rapport quelconque avec la philosophie ou les épistèmes scientifiques de base. Ce sont des signes de russophobie philosophique, puisque l'Idée russe est construite sur la base de principes directement opposés.
- L'identité de la civilisation russe (slavophiles, danilovistes, eurasiens),
- le fait de placer l'esprit avant la matière,
- la communauté, la collégialité - une anthropologie collectiviste,
- un humanisme profond,
- la dévotion à la tradition,
- la préservation minutieuse de l'identité, de la nationalité,
- la croyance en la nature spirituelle de l'essence des choses, etc.
Ceux qui donnent le ton à la philosophie russe contemporaine défendent avec véhémence les attitudes libérales et rejettent avec la même véhémence les attitudes russes. C'est un puissant bastion du nazisme libéral en Russie.
C'est ce point du champ de tir de l'ennemi, cette hauteur, qu'il faut conquérir dans la phase suivante, et les nazis libéraux se défendent contre la philosophie avec la même férocité qu'Azov ou les terroristes ukrainiens désespérés de Popasna. Ils mènent des guerres d'information, écrivent des dénonciations sur les patriotes et utilisent tous les leviers de la corruption et de l'influence des appareils.
Il convient maintenant de rappeler une petite histoire - personnelle, mais très révélatrice - concernant mon renvoi de la MSU à l'été 2014 (notez la date) [Ed. Dugin en 2014 a été démis de sa chaire à l'Université d'État de Moscou au moment où le "printemps russe" dans le Donbass a échoué]. De 2008 à 2014, au département de sociologie de l'université d'État de Moscou, avec le recteur et fondateur du département, Vladimir Ivanovitch Dobrenkov (photo), nous avons organisé un centre actif d'études conservatrices, où nous nous occupions précisément de cela : le développement d'un paradigme épistémologique de la civilisation russe.
Nous n'avions pas hésité à soutenir le Printemps russe. En réponse, cependant, nous avons reçu une pétition cinglante de... philosophes ukrainiens (promue par le nazi de Kiev Sergey Datsyuk) appelant à "l'expulsion de Dobrenkov et de moi-même de l'Université d'État de Moscou" ; le plus étrange - mais à l'époque ce n'était pas très étrange - est que la direction de la MSU a fait exactement cela. Dobrenkov a été démis de ses fonctions de recteur et moi, franchement, je suis parti de mon propre chef, même si cela ressemblait à un licenciement. On m'a également proposé de rester, mais à des conditions humiliantes. Bien sûr, ce n'est pas Sadovnichy, qui s'était auparavant montré très courtois et ouvert, qui a approuvé ma nomination à la tête du département et a suivi toutes les procédures de vote du conseil académique de la MSU. Mais quelque chose s'est ensuite produit : le Printemps russe a été mis en veilleuse et la question du monde russe, de la civilisation russe et du Logos russe a été complètement retirée de l'ordre du jour ; toutefois, ceci est symbolique : les promoteurs de la suppression du Centre d'études conservatrices de l'Université d'État de Moscou étaient des nationalistes ukrainiens, des théoriciens et des praticiens du génocide russe dans le Donbass et dans l'ensemble de l'Ukraine orientale, exactement ceux avec qui nous sommes en guerre actuellement.
C'est ainsi que le nationalisme libéral a pénétré à l'intérieur de la Russie. Ou plutôt, il y a pénétré il y a longtemps, mais c'est ainsi que ses mécanismes fonctionnent. Une plainte vient de Kiev, quelqu'un au sein de l'administration la soutient, et une autre initiative visant à déployer l'Idée russe s'effondre. Bien sûr, vous ne pouvez pas m'arrêter: au fil des ans, j'ai écrit 24 volumes de ma "Noomachia", et les trois derniers sont consacrés au Logos russe, mais l'institutionnalisation de l'Idée russe a encore été retardée. Mon exemple, bien sûr, n'est pas un cas isolé. Quelque chose de similaire a été vécu par tous ou presque les penseurs et théoriciens engagés dans la justification de l'identité de la civilisation russe. Il s'agit d'une guerre philosophique, d'une opposition féroce et bien organisée à l'Idée russe, supervisée depuis l'étranger, mais menée par des libéraux locaux ou de simples fonctionnaires, qui suivent passivement les modes, les tendances et une stratégie d'information bien organisée d'agents d'influence directs.
Nous en sommes maintenant au point où l'institutionnalisation du discours russe est nécessaire. Tout le monde a vu dans notre guerre de l'information à quel point les humeurs et les processus de la société sont contrôlables et manipulables. Les affrontements les plus graves se produisent au niveau des paradigmes et des épistèmes. Celui qui contrôle le savoir, écrivait Michel Foucault, détient le vrai pouvoir. Le vrai pouvoir est le pouvoir sur l'esprit et l'âme des gens.
La philosophie est la ligne de front la plus importante, dont les conséquences sont bien plus importantes que les nouvelles d'Ukraine, que chaque Russe recherche si avidement en se demandant comment vont les soldats, quelles nouvelles lignes ont été saisies, ou si l'ennemi a faibli. C'est là que réside le principal obstacle à notre victoire.
Nous avons besoin d'une philosophie de la victoire. Sans elle, tout sera vain et tous nos succès se transformeront facilement en défaites.
Toutes les véritables réformes doivent commencer dans le royaume de l'Esprit. Et puisqu'il faut chercher des nouvelles du front dans les actualités - eh bien, qu'en est-il de l'Institut de philosophie ? Toujours debout ? A-t-il déjà capitulé ?
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vendredi, 03 juin 2022
La volonté d'impuissance
La volonté d'impuissance
par Pier Paolo Dal Monte
Source : Frontiere & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-volonta-d-impotenza
Les pays qui font partie du soi-disant "monde libre" (ceux qui exportent la démocratie, pour être précis) ont récemment été le théâtre d'une expérience sociale d'une ampleur sans précédent. L'avènement de la soi-disant "pandémie" a fourni l'excuse parfaite pour développer et mettre en œuvre des restrictions aux libertés personnelles et sociales, qui, jusqu'à récemment, étaient considérées comme allant de soi et inscrites dans les différents systèmes constitutionnels. Parallèlement, la technologie étant neutre (rions...), on a développé des dispositifs de contrôle qui ont le potentiel de constituer, à toutes fins utiles, une prison virtuelle pour les citoyens, dont les avertissements se sont manifestés dans l'état d'exception permanent qui a été instauré au cours des deux dernières années.
Cette situation ne semble pas pouvoir être modifiée par les instruments politiques dont disposent les démocraties parlementaires. Étant donné le caractère autoritaire incontestable que le système a pris, on entend de plus en plus souvent des comparaisons de ces types de despotisme technocratique avec d'autres régimes du passé, c'est-à-dire avec ce que l'on a appelé de manière un peu simpliste les "totalitarismes".
C'est l'héritage de cette sotte herméneutique, consistant en un raisonnement comparatif, selon lequel, tout phénomène pour lequel il n'existe pas de description immédiate, doit nécessairement être ramené dans un cadre lexical connu et, par conséquent, comparé à quelque chose de connu ou, comme dans ce cas, identifié ou, en ce qui concerne les phénomènes historiques, à quelque chose qui s'est déjà produit.
Comme nous l'avons écrit dans un article précédent, l'histoire ne connaît pas de retour en arrière et, par conséquent, toute comparaison prend l'apparence d'une herméneutique fausse (bien que commode) qui met tout dans le même sac. Ce dernier point peut, sans aucun doute, être réconfortant, étant donné qu'elle analyse ces phénomènes par une sorte d'"absolutisme magique" qui les voit isolés de leur contexte, c'est-à-dire comme une excroissance de l'histoire, déterminée avant tout par l'avènement du Mal dans les affaires humaines, une possession diabolique dont ont été victimes certaines communautés ou nations qui ont poursuivi le "Mal absolu", mais elle reste, fondamentalement, une sorte d'esprit de clocher herméneutique dicté, plus que toute autre chose, par l'attitude insensée qui postule que le "cours normal de l'histoire" est celui d'un "progrès" continu, non seulement matériel mais, surtout, sociopolitique et culturel (en bonne substance un signifiant vide de sens) et, par conséquent, le mystère de ces iniquités ne peut s'expliquer que par la présence de quelque influence maligne sur le cours de l'histoire.
Si c'est une opération plutôt superficielle de mettre dans le même sac des phénomènes politiques, pourtant jadis marqués par de grandes différences, et de les placer sous un dénominateur commun, le soi-disant "totalitarisme" qui, en réalité, est une fausse synecdoque, d'autant plus que l'assimilation de ces régimes au nôtre est une opération plutôt scabreuse.
Il est donc plutôt stupide (ou une véritable opération de Maskirovka) de décrire le régime actuel comme un "nouveau nazisme", comme un "fascisme sanitaire" et avec toutes les nombreuses variations sur le thème, de montrer les symboles de l'époque (croix gammées, etc.) pour stigmatiser le despotisme du présent, allant même jusqu'à invoquer un "nouveau Nuremberg" (signifiant, bien sûr, le procès, pas les références à Hitler) pour punir les coupables ; comme si la simple juxtaposition verbale ou l'affichage d'emblèmes typiques et tapageurs suffisait à rendre compte du phénomène actuel.
Il est donc bon d'essayer de mettre un peu d'ordre dans ce fatras.
Ce que nous vivons actuellement peut être défini comme une "techno-dictature" qui a commencé à se manifester grâce à "l'état d'urgence pandémique", qui s'est rapidement transformé en état d'exception, en vertu duquel la structure juridique de l'État, la division des pouvoirs et l'attribution des pouvoirs ont été dépouillées, c'est-à-dire que les structures ont été vidées, tout en les maintenant formellement.
Le terme "techno-dictature" (un néologisme plutôt cacophonique, à vrai dire) vise à définir brièvement les modalités de ce type de despotisme sans précédent ; sans précédent parce qu'il ne se manifeste pas par l'usage de la force, mais par des dispositifs de contrôle électroniques, beaucoup plus efficaces et omniprésents, qui permettent de contrôler toutes les activités de la vie quotidienne des citoyens (des transactions aux déplacements).
De ce point de vue, aucune comparaison ne peut être trouvée dans l'histoire (sauf, en embryon, dans l'activité florissante des écoutes téléphoniques et environnementales de la STASI et du KGB) car, de nos jours, la violence et la coercition physique qui caractérisaient les régimes d'antan ne sont plus nécessaires (sauf dans une très faible mesure) : les chemises noires, la Gestapo, les camps de concentration, les vuelos de la muerte, la torture (même si nous pensons que, le cas échéant, ces pratiques ne seraient pas dédaignées, comme nous l'enseignent les disciples de Stefan Bandera, défendus à satiété par les champions des droits de l'homme), également parce que les appareils policiers des dictatures technocratiques modernes sont bien moins développés que ceux des régimes du siècle dernier.
Une autre différence fondamentale est reconnaissable dans le fait que les régimes du passé étaient des dictatures ouvertes, c'est-à-dire qu'ils ne cachaient pas leur nature, alors que celui d'aujourd'hui est subreptice, car il se dissimule sous l'apparence formelle de la "démocratie représentative" (et rions, rions,...). Cette dernière, cependant, a été complètement vidée de tout aspect substantiel (ce processus n'a pas commencé aujourd'hui, mais aujourd'hui il a été achevé), en ce sens que la représentativité est complètement éteinte, les constitutions méprisées et les lois, inappliquées (ou appliquées avec un arbitraire extrême).
Toutefois, la différence la plus frappante ne concerne pas les modes de gouvernement, c'est-à-dire les moyens, mais les fins immanentes, c'est-à-dire ce qui détermine en définitive sa forme, ses caractéristiques et sa mythopoïèse.
Cette caractéristique, partagée par toutes les dictatures du siècle dernier (mais pas la nôtre), est ce que l'on pourrait définir comme la "volonté de puissance", dont sont issues les différentes "mythologies totalitaires".
Le fascisme, par exemple, a fait mine de s'inspirer du mythe de la Rome impériale et de sa grandeur. Le nazisme a inventé la fable de la race aryenne, la race supérieure originaire de la légendaire Thulé, la "demeure arctique des Vedas" : un mythe de pacotille qui a néanmoins gagné la foi, même des hiérarques du régime, qui ont dépensé d'énormes ressources pour tenter de prouver sa véracité.
Le bolchevisme, pour sa part, et dans une perspective quelque peu différente, recourait à la mystique de la frontière, de l'homme conquérant la nature hostile et la transformant en un instrument docile entre ses mains.
Nous pouvons trouver une image efficace de ce mythe dans un discours prononcé par Vladimir Zazubrin (Zazoubrine/photo)) au congrès des écrivains soviétiques en 1926 :
"Que la fragile poitrine de la Sibérie soit revêtue de l'armure en béton des villes, équipée du système défensif en pierre des cheminées, encerclée par une ceinture ferroviaire. Laissez la taïga tomber et brûler, laissez les steppes être piétinées. Ainsi soit-il ; et il en sera inévitablement ainsi. Ce n'est qu'avec du ciment et du fer que se forgera l'union fraternelle de tous les peuples, la fraternité de fer de l'humanité".
Michail Pokrowski (photo), éminent historien de la révolution, a prophétisé que le temps viendrait où :
"la science et la technologie atteindront une perfection presque inimaginable, de sorte que la nature se transformera en cire malléable entre les mains de l'homme qui la moulera à sa guise".
Le communisme était "la puissance des Soviets plus l'électrification", les grands travaux ouvraient la voie.
En bref, bien que déclinée selon des mythologies différentes, la volonté de puissance était le véritable point commun des régimes du 20e siècle: la création de l'homme collectif était poursuivie comme l'incarnation de la puissance de la méga-machine sociale, qui devait se manifester à la fois dans la domination de la nature et dans la domination des autres nations (le Lebensraum). Tout était animé par une véritable pulsion constructiviste qui se manifestait dans le gigantisme des ouvrages: ponts, barrages, bâtiments imposants, poldérisation, canalisation des rivières.
Bien entendu, le secteur dans lequel, plus que dans tout autre, la volonté de puissance s'est manifestée est celui de la guerre ; ainsi, la course aux armements, qui est le moyen le plus efficace de manifester la puissance de la nation, combinée à la volonté de conquête et aux ambitions impériales, c'est-à-dire au Lebensraum, a décliné de différentes manières.
Inconvenante? Certainement, au point de conduire au conflit le plus sanglant de l'histoire de l'humanité, car le pouvoir peut détruire comme il peut construire. Cependant, la volonté de puissance, même si elle peut conduire à des conséquences tout à fait aberrantes, comme dans les cas cités, est ce qui distingue l'homo faber, dont la caractéristique est de manipuler et, donc, de dominer, la "matière première" fournie par le monde naturel, tout comme il dominait le feu fourni par Prométhée, qui peut forger aussi bien qu'incendier.
Nous pensons donc que c'est cette caractéristique qui constitue la différence axiale qui distingue les régimes du passé de ceux du présent.
Pour la première fois dans l'histoire, nous sommes confrontés à un régime fondé sur ce que l'on pourrait appeler une "volonté d'impuissance": sa mythologie n'est pas inspirée par des images grandioses, elle n'est pas animée par une aspiration à l'expansion, mais par une compulsion à l'anéantissement, à une diminutio anthropologique et sociale qui postule l'indignité de l'homme, comme si elle aspirait à une seconde expulsion du paradis terrestre (qui n'est d'ailleurs pas aussi paradisiaque que le premier). C'est l'idéologie terminale d'un long processus d'abstraction du monde, d'ablation de sa tangibilité, qui a commencé avec l'imposition des "qualités premières" et s'est poursuivi avec la reductio ad signum induite par le primat de la valeur d'échange, de la notation, qui a pris la place de la matière et du temps de la vie, et a donné naissance à un monstre qui, comme Chronos, a dévoré ses propres enfants.
"L'homme est désuet" et devient donc rapidement pléonastique.
Cette inessentialité ontologique détermine son destin: n'étant pas, il ne doit même pas avoir, il ne doit pas consommer la matière du monde, ni prétendre avoir sa propre place sur terre. Comme tout produit jetable, il peut être utile, tout au plus, pour récupérer la matière dont est faite sa vie, celle qui l'entoure et constitue son monde, afin de l'alimenter dans la forge de la valeur et de la transformer en un signe sur un quelconque livre de comptes (accumulation par expropriation).
Le même mythe du progrès qui, pendant des siècles, a été la boussole qui a guidé la voie de la modernité, semble s'être perdu dans le brouillard de ce vestige de l'histoire.
Dans l'après-guerre, les regrettées "trente glorieuses", l'humanité a été éblouie par le visage grandiose du progrès: le "pouvoir sur l'atome" et donc sur la structure même de la matière ; la conquête de l'espace ; l'apparente libération des limites imposées par la nature, grâce à des instruments toujours plus puissants. Cette idée de progrès illimité a capté l'imagination collective de l'époque et semblait destinée à transformer l'homme en une sorte de demi-dieu presque omnipotent.
Au fil du temps, la plupart de ces fantasmes se sont brisés contre les récifs de l'histoire, car l'apparente spontanéité du mouvement du progrès était en réalité déterminée par des motifs contingents, principalement l'ambition de suprématie technologique (et donc symbolique) des grandes puissances de l'époque. Une fois cette période terminée, le progrès a commencé à prendre d'autres chemins, comme pour montrer que, loin d'être le guide de l'histoire, c'est en réalité cette dernière (et le Zeitgeist immanent) qui en détermine la forme.
Une brochure intitulée "Les limites du développement" fut un jour publiée, le terme "écologie" fit son apparition, tout comme le concept d'"environnement" en tant qu'habitat. L'homme n'était plus considéré comme l'élève préféré de Prométhée, mais devenait une espèce parmi d'autres qui habitent la planète Terre.
Le pétrole devient une ressource rare (les crises des années 1970) et s'ouvre une longue période où l'austérité devient l'horizon des gouvernements occidentaux. Soudain, quelqu'un s'est rendu compte que le "baby boom" avait rendu la planète trop peuplée et que l'espèce humaine était trop gourmande et vorace, et qu'elle détruisait "l'environnement". C'est ainsi que la culpabilité puritaine a commencé dans l'"anglosphère" et s'est répandue dans le monde comme une pandémie.
La volonté de puissance, qui avait orienté le progrès dans une certaine direction (le triomphe de la méga-machine), s'est arrêtée, et le progrès s'est retrouvé incertain de la route à prendre, comme un voyageur en terre inconnue.
Un désir d'impuissance a commencé à faire son chemin, qui s'est manifesté par une envie de "dématérialisation" (la fin de l'homo faber), accompagnée par la prolifération de systèmes de contrôle social de plus en plus envahissants, c'est-à-dire les appareils électroniques qui, aujourd'hui, déterminent tous les aspects de la vie et qui ont permis de créer un nouvel univers de catégories de marchandises. Lorsque l'argent s'est enfin libéré de toute entrave matérielle (1971), le profit s'est lui aussi progressivement libéré de la matière et s'est finalement orienté vers les marchandises financières et informatiques.
Cependant, le mythe du progrès ne pouvait pas être abrogé tout court, car cela aurait entraîné la disparition de toute sotériologie résiduelle, puisque l'image d'un univers composé exclusivement de matière en proie à la décomposition entropique sans espoir d'en devenir le "maître et possesseur" ne pouvait en fournir.
Si tout un système historique est fondé sur le mythe du progrès et que celui-ci prend la forme d'un pouvoir matériel, il est difficile d'imposer un changement de cette ampleur à l'imagination collective et d'éviter ses réactions. À une époque où la pax Americana et l'américanisation du monde qui s'en est suivie (improprement appelée "mondialisation") ont conduit à la "fin de l'histoire", rendant inutiles les vagues revendications de pouvoir (du moins, de la part de toutes les entités autres que les États-Unis), il était nécessaire d'élaborer un nouveau mythe millénaire pour remplacer les précédents.
Ainsi, la pensée hétéroclite de ce vestige de la modernité a emballé une poignée de mythes misérables pour ressusciter le progrès sous une autre forme: il n'était plus mû par la volonté de puissance, mais par un méli-mélo mal défini d'illusions nouvellement créées, dont le trait commun n'était plus la domination du monde ou la libération de l'homme de toute corvée, mais la libération des entraves anthropologiques et naturelles qui avaient, en quelque sorte, caractérisé l'existence humaine jusqu'à présent. Ce fatras s'est manifesté sous des formes très différentes (comme c'est le cas de la diversification des produits en fonction de diverses niches de marché): cela va du déni de la sexualité biologique, avec le délire de la multiplication des " genres ", au puritanisme culturel, qui veut écarter l'histoire, l'art et la littérature parce qu'ils ne sont pas alignés sur les hallucinations de la respectabilité sociale.
La langue elle-même est soumise à une censure de plus en plus atroce et est ainsi inhibée et décolorée à tel point que la communication est presque impossible. L'expression verbale fait désormais appel, presque exclusivement, à des signifiants vides.
Ainsi, un nouveau mythe a fait son entrée, aussi insipide et mesquin que tout ce que produit cette époque stérile, un mythe tiré, in fine, des divagations calvinistes (eh, l'esprit du capitalisme...), à savoir celui de l'indignité de l'homme, coupable de ne pas avoir su préserver l'environnement (c'est-à-dire l'habitat) qui lui a été "confié", et qu'il faut donc mettre sous contrôle, afin qu'il cesse de perturber la création.
La volonté d'impuissance est la mystique de la fin des temps, de la fin de l'histoire, dans laquelle le loup ne paîtra pas avec l'agneau mais l'homme pourra se fondre dans la machine à laquelle il a donné naissance: l'homme algorithmique, purgé de la volonté et de tout but et donc de l'imprévisibilité humaine, libre du mal comme du bien, oublieux d'avoir été nourri par l'arbre de la connaissance. Il s'agit d'une véritable "dictature du nihilisme", l'après-moi le déluge d'une civilisation qui ne veut plus avoir de buts, d'énergie ou de motifs pour continuer sur sa lancée et qui fait donc tout pour s'empêcher d'aller plus loin.
Notes :
[1] (le livre éponyme de Hannah Arendt est en grande partie responsable de cette simplification)
[2] Par exemple, les présidents des régions ont été autorisés à fermer les "frontières" (inexistantes) des régions.
[3] B. G. Tilak, La maison arctique dans les Védas, TILAK BROS Gaikwar Wada, Poona, 1903
[4] F. R. Shtil'mark., L'évolution des concepts sur la préservation de la nature dans la littérature soviétique, Journal of the History of Biology, 1992, 431
[5] Cité dans : J. R. McNeill, Quelque chose de nouveau sous le soleil, Einaudi, Turin, 2000, p.423
[6) L'Amu Darya a été détourné pour construire des ouvrages d'irrigation pour les cultures de coton de l'Asie centrale soviétique, ce qui a entraîné l'assèchement de la mer d'Aral.
[7] D. H. Meadows, D. L. Meadows, J. Randers, et William W. Behrens III, The Limits to Growth. New York : Universe Books. 1972
[8) Avant le milieu des années 1980, en effet, le grand public ne parlait pas de la "bourse" et les économistes étaient considérés comme des techniciens comptables non habilités à exprimer quelque épistémè que ce soit.
[9] Bien sûr, personne n'est touché par l'idée que, pour le capitalisme, l'environnement n'a jamais été conçu que comme une base pour la multiplication des moyens d'échange.
[10) Hermann Rauschning a qualifié le nazisme de "dictature du nihilisme", mais la volonté de dominer, aussi perverse soit-elle, n'a rien de nihiliste.
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lundi, 30 mai 2022
Denis Collin: Nation et souveraineté et autres essais
Denis Collin: Nation et souveraineté et autres essais
Source: https://www.hiperbolajanus.com/2022/05/resena-nacion-y-soberania-y-otros.html?m=1
Recension: Denis Collin, Nación y soberanía y otros ensayos, Letras inquietas, 2022, pp.182, ISBN979-84381197
Nous allons passer en revue un livre du philosophe français Denis Collin, qui, étant donné les connotations idéologiques et académiques de l'auteur, se situe quelque peu en dehors des courants avec lesquels nous, en tant qu'animateurs d'Hyperbola Janus, avons travaillé tout au long de notre carrière d'éditeur. Pour cette raison, il est également possible que nous soyons un peu moins réceptifs à certains aspects collatéraux de la pensée de Collin, qui a un fond marxiste bien que dans une ligne des plus hétérodoxes, et que nous soyons obligés de montrer nos positions face à certaines idées avec lesquelles nous ne coïncidons pas et avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord. Ce qui est évident et tout à fait évident et sur quoi nous sommes d'accord, c'est un rejet absolu et radical du mondialisme et de ses conséquences, qui sont totalement destructeurs et déshumanisants, et contre lesquels il n'y a pas de place pour les demi-mesures.
Ceci étant dit, et en tenant compte des formalités et de l'aspect technique du travail, nous devons dire qu'il s'agit d'une publication sous l'enseigne des éditions Letras Inquietas, qui a dans son catalogue un palmarès remarquable de publications de grand intérêt et qui, comme dans notre cas, approfondit la pensée dissidente et non-conformiste avec pour thèmes l'actualité dans les domaines de la politique, de l'histoire, de la philosophie et de la géopolitique. Nous vous recommandons de lire et d'acquérir les livres publiés par cette maison d'édition.
L'ouvrage qui nous concerne est Nation et souveraineté et autres essais, de Denis Collin, dont l'édition a été préparée par le professeur et philosophe Carlos X Blanco, dans une autre de ses excellentes contributions à la pensée dissidente. L'auteur, qui, comme nous l'avons déjà mentionné, pourrait être considéré comme un marxiste hétérodoxe, a collaboré avec la Nouvelle Droite d'Alain de Benoist, rejoignant ainsi un groupe d'auteurs tels que Diego Fusaro ou encore Domenico Losurdo, qui proposent un discours critique sur le globalisme et les tendances dissidentes qui y sont attachées, et sur la gauche mondialiste qui, à notre avis, depuis les années de la soi-disant "révolution contre-culturelle", est devenue le fer de lance de toute l'ingénierie sociale en place et le laboratoire de la destruction menée en de nombreux domaines sociaux, économiques et spirituels, propres à notre civilisation.
Dans le prologue de l'ouvrage, que nous devons au politologue Yesurún Moreno, nous trouvons trois parties parfaitement différenciées qui divisent l'ouvrage; la première partie dans laquelle se détachent la défense de l'État-nation et la dialectique entre nation et internationalisme en fonction de la situation héritée des traités de Westphalie de 1648; dans la deuxième partie, il entreprend une analyse du totalitarisme, en utilisant l'œuvre d'Hannah Arendt et l'exemple des totalitarismes historiques du XXe siècle comme fil conducteur pour l'opposer à celui qui se forge dans le présent, qui présente des caractéristiques totalement nouvelles et différentes des précédents; dans la dernière partie de l'essai, Collin remet en question l'idée de démocratie intégrale, en démontrant les origines oligarchiques de la démocratie occidentale, tout en défendant le retour à un régime parlementaire et libéral qui puisse servir de noyau pour la défense des intérêts des travailleurs.
Nous pensons que les références à Karl Marx et au développement de sa pensée n'apportent rien ou presque au problème actuel posé par la menace d'une dictature technocratique mondiale. Nous entendons par là les références constantes au "mode de production capitaliste" ou à la "lutte des classes" dans un contexte qui n'est plus celui que Marx lui-même a connu dans l'Europe du XIXe siècle ou que nous avons connu au cours du siècle dernier. À notre modeste avis, nous assistons à un scénario dans lequel l'assujettissement des peuples aux élites mondiales n'est pas seulement dû à des raisons économiques ou matérielles, mais à d'autres éléments de nature plus perverse, qui nous renvoient à la soi-disant "quatrième révolution industrielle" par l'utilisation de la technologie et de l'idéologie transhumaniste, impliquant même des éléments spirituels et contre-initiatiques qui affectent profondément la condition humaine et son avenir.
En ce qui concerne la question de l'État-nation, Collin nous avertit que la disparition progressive et théorique, prônée ces dernières décennies au profit d'un gouvernement mondial, est totalement erronée au vu des conjonctures géopolitiques mondiales actuelles, avec l'émergence de grands blocs géopolitiques menés par la Chine et la Russie, ou les confrontations du géant asiatique avec les États-Unis, la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington étant plus juste. De plus, elle indique même une revendication ethnique et tribale contre le melting-pot global et indifférencié souhaité par les ploutocraties mondialistes.
L'origine de l'État-nation, ou des nations bourgeoises modernes, remonte aux théories contractualistes de Jean Jacques Rousseau, qui a tenté d'éliminer toute référence à un processus naturel de maturation historique, dans lequel interviennent des forces et des variables très complexes, pour tout soumettre à un "pacte social" dans lequel le peuple "devient souverain".
Collin souligne l'idée que les théoriciens de l'État moderne, tels que Thomas Hobbes, n'ont pas résolu la question de l'ordre et de la paix en dehors des nations et ont posé une guerre de tous contre tous. Plus tard, avec la paix de Westphalie (1648), nous avons la gestation d'un nouveau droit international cosmopolite puis, plus tard, les théories d'Emmanuel Kant sur la paix perpétuelle fondée sur un État mondial, le concert des nations et l'équilibre des pouvoirs, le droit de chaque nation à se gouverner elle-même sans ingérence étrangère ou une hypothétique "Société des Nations". Cependant, la paix éternelle n'est pas possible et la guerre n'est légitime que comme moyen de défense. Il est évident qu'il existe des difficultés de compréhension entre les nations, chacune forgée dans un héritage historique propre, avec leurs visions du monde et leur langue, ce qui génère une dichotomie permanente entre l'universel et le particulier. Ainsi, pour créer une communauté politique mondiale, il faudrait homologuer les cultures, les croyances, les coutumes et les traditions, en faisant abstraction de l'attachement à tout ce qui fait l'identité d'une personne par rapport à un enracinement, par rapport à la famille, la langue, la patrie, etc. Tout cela en accord avec l'anthropologie libérale, qui propose des individus isolés de leur environnement, tous identiques, réductibles à des automates rationnels dont il faut extraire l'utilité. Mais outre le fait que cette mosaïque de cultures, de peuples et d'identités ne peut être détruite ou avalée par le broyeur mondialiste, la gouvernance mondiale implique également l'existence du chaos et de l'anarchie, contre lesquels, selon l'auteur, seule la démocratie dans le cadre de l'État-nation peut servir de digue de contention ; elle est la seule forme possible de communauté politique.
En ce qui concerne sa définition de la communauté politique, nous ne pourrions être plus en désaccord avec Denis Collin lorsqu'il affirme qu'une nation n'est pas une communauté politique partageant des origines, une langue ou une religion communes, mais tout groupe humain doté d'une conscience nationale qui aspire à former un État, faisant une fois de plus allusion à l'idée rousseauiste du contrat social. Il fait évidemment référence à la conception libérale de la nation, où tout se réduit au droit positif et à l'État de droit. Collin élabore un discours contre les empires, qu'il considère comme ayant historiquement échoué, et donne comme exemple les républiques commerciales d'Italie du Nord associées à l'idée de la matérialisation et de la sécularisation de l'idée politique sous l'humanisme et le rationalisme naissants. Sous cette nouvelle dimension, Collin nous suggère une vision totalement désacralisée de l'Etat et éloignée de l'universalité représentée par le Saint Empire romain germanique au Moyen Âge, et par d'autres empires comme l'Empire hispanique, qui se caractérisaient par leur universalité et la pluralité et l'autonomie des parties qui le composaient à partir de l'harmonie et de l'unité. La conception violente et centralisatrice du pouvoir s'observe, en revanche, avec l'absolutisme, lorsque les intrigues, le machiavélisme politique et la diplomatie l'emportent sur la "guerre sainte" et la "guerre juste" qui prévalaient au cours du cycle historique précédent.
Denis Collin tente de justifier son idée de l'Etat-nation comme étant apparentée aux conceptions marxistes, en récupérant une idée originale de Marx qui a été oubliée, volontairement ou non, par l'extrême gauche actuelle, et dans laquelle il place le penseur du XIXe siècle comme l'un des plus grands défenseurs des revendications nationales, par une lutte de classe internationale dans son contenu et nationale dans sa forme, dans laquelle il doit y avoir une lutte contre le "mode de production capitaliste" prévalant dans le contexte mondial et la "lutte de classe" dans la sphère politique, dans un cadre politique concret régi par des lois. C'est l'exemple de la transformation de la Russie tsariste en URSS après la révolution d'octobre 1917, avec la garantie du droit à l'autodétermination des parties constitutives du défunt empire tsariste dans une volonté "anti-impérialiste" et la constitution d'un État fédéral.
Cependant, comme le souligne Denis Collin, le phénomène de la mondialisation n'est pas nouveau, mais plutôt un processus historique qui remonte à la découverte de l'Amérique, et qui s'est mis en œuvre au cours des siècles successifs à travers différentes phases dans un laps de temps qui va du XVIe siècle à nos jours, et dont la dernière étape a commencé avec la chute du mur de Berlin, une étape dans laquelle, paradoxalement, les nations ont été réévaluées, les conflits entre elles ont augmenté, et différents blocs géopolitiques ont été forgés à l'aide d'une multitude de puissances régionales émergentes. Selon Collin, l'explication de ce phénomène d'un point de vue marxiste est que le "mode de production capitaliste" exige que les États imposent la propriété capitaliste et le libre-échange. On peut se demander si les dernières mesures prises par le mondialisme en vue d'une gouvernance mondiale par le biais d'un endettement excessif induisant une faillite certaine, ou les conséquences désastreuses du Great Global Economic Reset qui se profilent déjà à l'horizon, ne sont pas très conformes à l'ancien capitalisme qui est laissé pour compte.
Collin justifie également l'existence de l'État-nation et sa défense comme un moyen de résistance du peuple au capital, soutenu par certains systèmes de redistribution au niveau national tels que des systèmes d'éducation, de santé ou de protection contre le crime et la délinquance. Cependant, nous constatons déjà un processus croissant de privatisation des services publics et leur détérioration accélérée, sans parler de l'insécurité croissante des villes d'Europe occidentale, en lien évident avec l'afflux massif de populations non européennes inadaptées. Et, comme le reconnaît à juste titre Collin, l'État que veulent les libéraux doit avoir un rôle instrumental, servant leurs intérêts, vidé de tout contenu historico-politique, où les peuples ne sont que des individus isolés, atomisés et interchangeables, réduits au rôle de simples consommateurs. L'immigration apparaît également comme une ressource du capital pour pratiquer le dumping de la main-d'œuvre et réduire au minimum les droits du travail du travailleur national. De même, notre auteur rejette le modèle multiculturel, et avec l'expérience de la France, il a toutes les raisons de justifier sa position, de s'opposer aux multiples destructions que le mondialisme tente d'imposer aux nations et qui nous conduisent à la barbarie la plus absolue. C'est pourquoi elle appelle à la souveraineté de chaque nation dans ses propres frontières et à la création de liens de collaboration et de solidarité entre les nations.
Comme nous l'avons indiqué plus haut, dans la deuxième partie de l'ouvrage, le philosophe français analyse le phénomène historique du totalitarisme à travers l'œuvre classique de Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, et tente une généalogie du concept depuis sa formulation originelle dans l'Italie de Mussolini jusqu'à nos jours en nous offrant une analyse comparative des aspects qui, selon Collin, caractérisent le national-socialisme allemand, le fascisme italien et le communisme soviétique. Chacun de ces régimes a utilisé différents moyens pour établir le contrôle social et la terreur, que ce soit par le racisme ou l'exploitation des travailleurs. Pour Denis Collin, Hannah Arendt a raison lorsqu'elle affirme que le totalitarisme ne correspond à aucune nation totalitaire, et que le totalitarisme naît sur les ruines de l'Etat et n'est pas un produit de l'Etat, c'est pourquoi les positions anti-étatistes n'empêcheront en rien la dérive totalitaire de notre époque. Collin insiste particulièrement sur le cas de l'URSS, où, au nom de l'émancipation humaine, l'exploitation des travailleurs était justifiée, et où les communistes eux-mêmes n'échappaient pas à la répression, comme le montrent les procès de Moscou de 1936-1938.
D'autres aspects de l'œuvre d'Arendt que Collin met en évidence est le caractère anti-politique du régime totalitaire, révélé par le remplacement de la lutte politique par un appareil techno-bureaucratique, une caractéristique commune aux régimes libéraux-capitalistes, qui se sont imposés après la Seconde Guerre mondiale, remplaçant le parlementarisme précédent. L'idée de fusionner la gouvernance et l'administration remonte à loin et, avec les systèmes modernes d'organisation politique, elle a même conduit à la fusion des entreprises et de l'État, comme en témoignent des exemples tels que celui de Silvio Berlusconi en Italie avec Forza Italia dans une sorte de "parti de l'entreprise", un exemple qui peut être extrapolé à d'autres formations portant des étiquettes différentes au sein de la partitocratie démo-libérale d'Europe occidentale. À ces éléments, il faut ajouter l'entrée en scène d'une nouvelle classe politique capitaliste et transnationale qui a également engendré de nouvelles formations politiques qualifiées de post-démocratiques par Collin. Ces formations peuvent être le Mouvement 5 étoiles en Italie ou Podemos en Espagne, ce dernier étant directement issu du 15-M en collusion avec les expériences et l'ingénierie sociale de l'Open Society, ou des substituts du spectre politique supposément en opposition au système comme VOX, avec des liens étroits avec le Rotary Club, des affiliations libérales-maçonniques transnationales. Nous pourrions également mentionner le PSOE-PP-C'S, qui s'inscrit dans la même dynamique, au service du même Agenda 2030 mondialiste.
Les références à Herbert Marcuse et à ses théories freudiennes-marxistes sur la société industrielle, technologique et de consommation la plus avancée, dans lesquelles il dénonce le nivellement, l'assujettissement et le conditionnement sous un système oppressif de domination, qui se réalise par le bien-être et l'opulence, sous couvert de liberté et de démocratie, pourraient bien défendre cette idée que Collin met en évidence dans la dernière section du livre sur le "totalitarisme doux", au visage amical qui offre un bonheur matériel permanent. D'autre part, la civilisation technologique de Marcuse détruit la théorie révolutionnaire du prolétariat en élevant le niveau de vie matériel de l'ouvrier, qui aspire au bien-être du bourgeois et finit par être absorbé par le système.
Mais la prétendue "contestation" que Marcuse propose ne cesse de se poser dans les limites de la civilisation technologique de la consommation elle-même, et au lieu de s'attaquer à la technologie et à ce qui la soutient, il tente d'intégrer les déshérités du monde sans proposer un modèle alternatif à celui mis en avant par le progrès technologique du capitalisme libéral. D'autre part, Marcuse construit autour de Freud une sociologie de l'homme liée aux inhibitions internes et aux complexes ancestraux qui est totalement délirante. Il ne faut pas non plus oublier que Marcuse a été l'un des prophètes du mouvement de protestation et de la contre-culture des années 1960, lorsque les plus grandes transformations sociales et mentales ont eu lieu grâce à l'ingénierie sociale complexe de l'École de Francfort, qui a promu le processus de mondialisation sous le couvert d'une lutte pseudo-révolutionnaire et d'une "rébellion" contre "la société des pères".
Pour en revenir au présent et au contenu même du livre, Collin nous met en garde contre un processus auquel nous assistons, à savoir la réduction et l'élimination systématiques des libertés et des droits au nom du bien commun, la surveillance toujours plus étroite des personnes grâce à l'utilisation de moyens technologiques toujours plus sophistiqués, pour quelque raison que ce soit. Nous avons tous été témoins de la Plandémie et de ses effets au cours des deux dernières années environ, ainsi que des conséquences de l'Agenda 2030, qui propose déjà de manière non déguisée la transformation de l'homme dans sa condition très humaine par le biais du génie génétique. De plus, ce mondialisme exige une acceptation et une soumission sans réserve à ses plans pervers, sans esprit critique, sous l'accusation, au cours de ces deux années, d'être étiqueté "négationniste" et de devenir un paria sans aucun droit, expulsé du Système.
Il est vrai que la "fin de l'histoire" annoncée par Francis Fukuyama ne correspond pas à la réalité des événements à venir, et que loin d'un monde homologué par un libéralisme planétaire et triomphant sous hégémonie américano-occidentale, on assiste à l'émergence de nouveaux conflits et blocs géopolitiques. Et le problème ne vient pas des dérives autoritaires du pouvoir autocratique de Poutine en Russie, ni des autocratismes observables dans d'autres contextes géographiques, mais plutôt du fait que ces pouvoirs oligarchiques qui se sont installés avec la démocratie libérale et parlementaire, avec la démocratie de masse, représentent un réel danger au sein de chacune des nations qui font partie du soi-disant Occident. Et nous sommes surpris que Collin prétende que nous sommes menacés par quelque chose qui n'a "rien à voir avec le libéralisme", alors qu'il existe une relation claire de continuité entre les groupes de pouvoir qui ont émergé derrière les démocraties occidentales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui, et nous ne pensons pas que les exemples de la première moitié du 20ème siècle soient nécessaires pour justifier les dérives du mondialisme d'aujourd'hui et toutes ses caractéristiques totalitaires, transhumanistes et dystopiques, mais plutôt qu'il s'agit d'une transformation qui s'opère au sein de ces démocraties libérales et parlementaires, celles-là même dans lesquelles Collin nous dit que les associations ouvrières ont prospéré et que des conquêtes ont été faites dans l'intérêt des travailleurs.
Un point qui nous semble très juste dans la pensée de Denis Collin est celui qui fait allusion aux nouvelles méthodes de contrôle social utilisées par ces élites mondialistes, beaucoup plus subtiles, sous la domination de la science économique et du libre marché, ou sous la couverture médiatique et idéologique de la pensée woke fournie par les universités américaines et la gauche mondialiste la plus déséquilibrée. Or, souligne Collin, les oligarchies libérales-capitalistes renvoient l'homme aux poubelles de l'histoire en remplaçant son statut de citoyen par celui de sujet. Notre auteur met en évidence le rôle de ces oligarchies dans le cas des Etats-Unis et de leur démocratie, qui est le paradigme même de la démocratie dans le monde, l'exemple que les autres démocraties libérales occidentales prennent comme modèle et guide. L'inexistence d'un mouvement ouvrier organisé dans la première démocratie du monde, les mécanismes parlementaires obscurs et enchevêtrés qui ont pétrifié la Constitution de 1787 dans ce pays, défendant et justifiant l'esclavage en son temps, ou les exemples (pratiquement tous ceux choisis par l'auteur sont républicains) du fonctionnement anormal du modèle électoral et représentatif américain illustrent bien la concentration du pouvoir dans quelques mains et l'échec de son modèle démocratique. Il aurait peut-être été intéressant d'évoquer les tractations de la Réserve fédérale ou le rôle de certains lobbies qui ont conditionné la configuration et l'avenir de la démocratie aux Etats-Unis.
Notre auteur français conclut également en notant l'échec de la prédiction de Marx et Engels selon laquelle la démocratie libérale et parlementaire finirait par faire tomber le pouvoir aux partis socialistes et communistes en raison de l'énorme disproportion entre les travailleurs et l'élite bourgeoise, avec pour conséquence une transition pacifique vers le socialisme.
Ce que nous partageons pleinement avec le philosophe français, c'est la fin du soi-disant progressisme, de la farce démocratique et du soi-disant "État de droit", avec toute la rhétorique droits-de-l'hommiste des dernières décennies, les libertés fictives proclamées et le prétendu "pluralisme politique", pour céder la place à un système de contrôle social très dur et à l'utilisation pharisaïque et criminelle des mécanismes juridiques et légaux pour obliger à vivre dans un état d'alarme ou d'exception permanent et ainsi perpétuer tous les changements envisagés dans l'Agenda 2030 susmentionné, et, en fait, nous avons déjà vu comment la Plandémie a fourni les outils fondamentaux pour provoquer cette rupture juridique et de mentalité qui nous conduit à des régimes technocratiques et dictatoriaux, de servitude par la technologie, et de crédit social d'inspiration chinoise. Et dans ce contexte, le rôle du progressisme et de la gauche, adhérant au capitalisme global et usurocratique, a été vital pour générer tout ce processus de liquidation des fondements traditionnels et de l'identité des nations et de "progression" vers l'abîme de la déshumanisation et du transhumanisme.
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dimanche, 22 mai 2022
Le concept d'éternel chez Hegel
Le concept d'éternel chez Hegel
par Giandomenico Casalino
Source: https://www.ideeazione.com/impero-e-prassi/
Dans un passage de la Préface aux Lineamenti di filosofia del diritto (Bari, 2004 p. 14), Hegel a formulé cette double affirmation célèbre, pour ne pas dire tristement célèbre: "ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel", sur laquelle, depuis presque deux cents ans, non seulement tout a été dit, mais elle a été interprétée de manière tellement déformée et mystifiante que l'intention authentique de ceux qui l'ont formulée a été éliminée et, avec le temps, effacée. Il est de plus en plus vrai que les grands esprits ne sont jamais compris dans et par leur temps, pour la simple raison, ou arcane du destin, qu'ils sont hors (et donc contre...) leur temps ! De toutes les sottises dites à propos de cet énoncé, la plus triviale, et donc la plus éloignée de la vision hégélienne, est l'interprétation, entièrement temporelle, selon laquelle cet énoncé n'est rien d'autre que la légitimation et donc l'acceptation de l'existant (le réel) dans la mesure où il serait, en tout état de cause, et donc toujours, rationnel (et, par conséquent, juste.... ) ; d'où tout le brouhaha de non-sens et les réquisitoires "scandalisés" contre la vision politico-historique "réactionnaire" de Hegel, qui aurait équivalu à un acquiescement obtus et docile à ce qui existe, le même étant légitimé et donc juste par le simple fait qu'il s'agit, précisément, d'une donnée objective.
Or, une "vision" aussi pauvre et, au fond, aussi vulgaire, peut-elle jamais appartenir à une pensée comme celle de Hegel, qui non seulement n'est absolument pas fondée sur une acceptation agnostique et non critique de ce qui existe (sous toutes ses formes...), mais exige, laisse entendre et proclame la nécessité indéniable, de la part de l'homme, de la connaissance de l'Absolu dans l'identification laborieuse (les travaux du concept) de la Pensée avec l'Être ? Certainement pas !
Et donc, que diable le sage Svevo a-t-il voulu dire par cette affirmation contenue dans la préface des Lineamenti et qui semble étrangère au contenu de l'œuvre elle-même ? Il aurait suffi que, des contemporains de Hegel à nos jours, les exégètes, les commentateurs et les érudits du corpus hégélien et de l'ensemble de celui-ci, prennent la peine d'étudier l'ensemble du lexique hégélien, en essayant de comprendre son sémanthème ; Ils auraient ainsi acquis la connaissance incontestablement éclairante que le mot "rationnel" chez Hegel a, essentiellement et exclusivement, le sens de Raison et de Logique, au sens cosmique, et que, à son tour, Das logische (comme Hegel l'appelle), c'est-à-dire "le Logique", n'est autre que la Raison, l'Éternel, l'Être, l'Absolu toujours et exclusivement au sens cosmique et non subjectif ; et ils auraient, en effet, compris que le mot "réel", toujours chez Hegel, ne signifie absolument pas la présence puérile et vulgaire du donné matériel quel qu'il soit, mais, sémantiquement, renvoie au vraiment réel, donc à ce qui l'est de manière puissante et évidente et qui est le Concept adéquat qu'est l'Idée (on connaît bien, à cet égard, l'exemple hégélien d'un État qui..., tout en ne réalisant pas totalement l'Idée de la même mais en en possédant, néanmoins, une certaine connotation, de manière à faire penser à une forme, bien que déficiente, de la même Idée) et, disons dès maintenant, que l'Idée n'est réelle, dans la mesure où elle est vraie, que dans la Nature (qui est l'aliénation de l'Idée) et à travers et au-delà d'elle (la Nature) pour être, par conséquent, Esprit !
Nous sommes certains de n'avoir anticipé aucune conclusion, pour la simple raison que Hegel lui-même, venant à nous et précisant davantage sa pensée, affirme dans le même passage que la "question" est, en substance, ".... de connaître l'Éternel qui est présent..."!
Par conséquent, il ne se contente pas d'expliciter aux savants et aux hommes illustres, et au même endroit, que le "rationnel" équivaut, en effet, à l'Éternel (dans la surdité et la cécité totales des badauds..... ) mais affirme quelque chose de si explosif, comme une efficacité révolutionnaire contre la domination culturelle millénaire du dualisme chrétien, qu'il met en évidence son inconsistance philosophique, c'est-à-dire conceptuelle, et par conséquent enjoint l'homme lui-même, pour qu'il se libère de l'ignorance de la foi et du sentiment, à "connaître l'Éternel qui est présent". Et attention ! Hegel ne dit pas que "l'Éternel sera présent" mais "qu'il est présent" et il dit encore qu'à côté de cet "Éternel qui est présent", il y a un autre Éternel qui deviendra présent lorsque ce présent sera terminé. Par conséquent, platoniquement et donc de manière classique gréco-romaine, Hegel affirme quelque chose de radicalement alternatif à toute la culture moderne, à partir du christianisme ou de Descartes, à savoir que le présent ne contredit pas le concept d'éternité mais plutôt, et au contraire, que quelque chose de rationnel et donc de logique et donc d'éternel qui ne serait pas réel ou non présent serait simple flatus vocis ou une pure abstraction dépourvue de réalité. Il s'ensuit que l'Éternel est réel, et qu'il l'est dans un seul et même acte, en entrant dans le phénoménal, dans le devenir, dans ce qu'on appelle l'histoire, c'est-à-dire dans les événements humains et non pas comme une réalité séparée et donc à côté ou parallèle à ces événements mais, de manière exclusive et intégrale, uniquement dans la phénoménologie de ces événements et à travers eux, qui ne sont ni éternels ni rationnels puisqu'ils sont subordonnés au temps et à l'espace et sont donc dépourvus de conceptualité, même s'ils sont riches de l'"abondance" d'attributs historiques ostentatoires, malgré cela et en conjonction avec cela, Hegel nous enseigne que c'est précisément dans cette "richesse" sans conceptualité et seulement en elle et par elle que l'éternel est présent et le rationnel est réel: en termes évangéliques: "...personne ne peut connaître le Père si ce n'est par moi" (Jean, 14 : 1-6).
Un tel Logos, selon la sagesse indo-européenne de la Tradition helléno-romaine et dans son "salut" effectif des phénomènes, aimant le Monde, signifie que le Divin est dans le microcosme (l'homme) comme il est dans le macrocosme (l'univers), mais il signifie aussi , plus encore, que le Divin n'est que dans le phénoménal et ne peut être connu qu'en devenant le connu, et chez Hegel que le "devenir", étant donné le caractère initiatique de son concept de Connaissance, signifie vivre et donc se souvenir (anamnèse platonicienne.... ) d'avoir toujours été. En cela consiste, selon Hegel, le Savoir absolu qui, loin d'être possédé, rétablissant ainsi le dualisme, coïncide avec l'Etre le Savoir absolu, réalisant ainsi l'unité du connaissant et du connu dans la mesure où il s'agit de l'identification initiatique: "Tu es Cela ! (Upanischad, Svetaketu, 8.7) ; et il est salutaire, pour l'esprit, de faire remarquer que même dans un tel enseignement de la sagesse hindoue, le "temps" est au présent : "vous êtes" et non pas "vous serez" ou "vous étiez" ; tout comme dans la Tradition hermétique, où rien d'autre n'est dit, si ce n'est que l'Or scintille et s'occulte maintenant, au présent, et n'est, de tout temps, que dans le Plomb lépreux et qu'il faut libérer le Plomb de la lèpre pour que l'on puisse avoir (et, c'est-à-dire, être... ! ) Or et que, par conséquent, ce n'est que dans le Corps-Sel de Plomb qu'il y a de l'Or, mais personne ne le sait et, par conséquent, c'est comme s'il n'était pas là, puisque le Plomb (homme vulgaire) dans son ignorance, est convaincu qu'il n'est qu'un élément lépreux et non un Corps de Lumière, de l'Or brillant, du Saturne d'Or, comme il l'a toujours été dans l'Instant qui est l'Éternel et qui équivaut à la Connaissance d'être l'Absolu.
19 mai 2022
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jeudi, 19 mai 2022
Romano Guardini, le philosophe du silence
Re-lectures:
Romano Guardini, le philosophe du silence
par Luca Bugada
Source: https://www.destra.it/home/riletture-romano-guardini-il-filosofo-del-silenzio/
Le veerbe a toujours été le thème principal de la réflexion philosophique et théologique, mais il existe une autre expression tout aussi significative, capable d'abriter le sens le plus caché et le plus profond de l'existence, dans toutes ses multiples expressions. C'est le silence, le recueillement intérieur qui précède l'explosion de toute forme et de toute pensée. L'un des plus grands théoriciens de la valeur maïeutique du silence est le philosophe de la religion Romano Guardini (Vérone 1885 - Munich 1968), intellect vif et génie polyvalent, qui a rédigé plus de cinq cents écrits de son vivant, dont les célèbres Lo spirito della liturgia, Il senso della Chiesa et Il testamento di Gesù.
Influencé par la pensée existentialiste, les perpectives kierkegaardiennes et les innovations méthodologiques apportées par Husserl et Scheler, il s'est penché sur les raisons profondes des drames humains, sur la fragmentation des connaissances, typique de son époque, ainsi que sur l'angoisse et la solitude imputables au délire de l'homme moderne, devenu incapable de toute transcendance. Les exigences et les idées de Guardini trouveront un terrain fertile lors du Concile Vatican II, influençant les réflexions et les pratiques liturgiques ultérieures. Le motif récurrent de son œuvre toute entière s'avère être le silence, comme le souligne à juste titre Silvano Zucal dans son étude documentée intitulée Romano Guardini, philosophe du silence.
Un intérêt qui a investi des écrits très divers, philosophiques, théologiques, liturgiques et pédagogiques. Elle est également présente dans ses notes épistolaires et privées. Le silence liturgique devient la métaphore d'une manière d'être présent à soi-même, devant une altérité mystérieuse et insondable, occupant les lieux et les temps sous le signe de la détermination, de l'engagement, du sacrifice et de la gratitude.
Le silence ne se réduit pas, pour nous, à un simple acte de volonté ou à un simple désir de tranquillité. Il ne consiste pas en une absence de parole et de bruit. Il n'est pas défini négativement, comme une sorte d'espace vide à remplir, à combler. Le silence, comme la paix, est une spoliation riche et fructueuse. Le silence n'est jamais distrait, mais alerte et prêt, s'identifiant à une ouverture et une disponibilité à la rencontre. L'Église universelle naît du silence, ce n'est qu'ainsi qu'elle devient une communauté d'hommes. Le silence est indiqué comme le présupposé indispensable, et le viatique, de toute action sacrée. La parole ne vient pas dans le monde, ne prend pas chair et sang, si elle n'est pas précédée du silence.
"La parole n'est essentielle et efficace que lorsqu'elle naît du silence", c'est ainsi que l'exprime le théologien de Vérone dans Le Testament de Jésus, ajoutant aussi comment la parole doit, dans le même temps, échapper à toute tentation prévaricatrice et autoréférentielle, dégénérant en un vainiloquisme incapable de faire germer la vérité. Aujourd'hui, les maux du siècle sont représentés précisément par les tentations de la bêtise, du baratin, de l'usage déformé et factice du langage, d'une parole utilisée pour offenser, lacérer, blesser et mutiler les autres de leur dignité. L'enseignement de Guardini apparaît donc résolument pertinent aujourd'hui, nous fournissant une clé profonde pour comprendre les événements contemporains.
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mardi, 17 mai 2022
Extrait du livre En contra del viento de Diego Fusaro: Fichte y la alienación del yo
Extrait du livre En contra del viento de Diego Fusaro: Fichte y la alienación del yo (Contre le vent : Fichte et l'aliénation du moi)
Diego Fusaro
Source: http://adaraga.com/extracto-del-libro-en-contra-del-viento-de-diego-fusaro-fichte-y-la-alienacion-del-yo/
Dans l'histoire de la pensée, il arrive parfois que les catégories qui avaient distingué, souvent de manière hégémonique, le débat de toute une époque, s'éclipsent soudain, le temps de la succession d'une ou deux générations, et disparaissent de l'horizon de sens de la suivante. À tel point que ceux qui insistent pour s'y référer explicitement, ou même n'y font que timidement allusion, sont pointés du doigt comme nostalgiques, comme s'ils avançaient dans un nouveau territoire conceptuel en utilisant les anciennes cartes de référence désormais inutiles.
Je crois qu'aucune autre catégorie n'a connu plus d'aventures que celle de l'aliénation, dont le destin est lié par une double corde non seulement aux vicissitudes du marxisme, aujourd'hui enterré sous les décombres du mur de Berlin, mais aussi, et même avant, à la saison de l'idéalisme allemand, dont Marx l'a hérité, le transformant en un concept qui, à tort ou à raison, a durablement servi de boussole pour s'orienter au milieu des événements et des luttes qui ont coloré de larmes et de sang un "court siècle", mais plus que tout autre plein d'événements. Qui a encore le courage, dans la situation actuelle, de parler d'aliénation ? Qui ose encore se référer à une catégorie si connotée, même au sens idéologique, et si chargée de pathos anti-adaptatif par rapport à une époque (celle du capitalisme absolu et/ou totalitaire) qui ne demande à ses sujets qu'une acceptation docile et irréfléchie ?
Notre époque, qui dans l'acte même de se déclarer post-idéologique et anti-idéologique se révèle être l'époque la plus idéologique de toute l'aventure historique de l'humanité, se caractérise avant tout par une naturalisation de tout ce qui est historiquement et socialement déterminé : capitalismus sive natura, pourrait-on dire, comme je l'ai proposé ailleurs, avec un stigmate spinozien, indiquant comment, à partir de la date de synecdoque de 1989, le cosmos à morphologie capitaliste parachève le mouvement qui l'avait accompagné depuis son aperçu originel, à savoir la naturalisation de lui-même sous la forme d'une élimination forcée de sa propre détermination historique et sociale. Contrairement à ce qui est déterminé dans un sens historique et social, la nature ne peut être soumise à la critique ou à la transformation : elle existe et demande simplement à être reflétée, enregistrée, contemplée et ainsi sanctifiée dans sa configuration actuelle.
Dans un tel scénario, où la "raison pratique" passe négligemment à la "raison cynique" et où la naturalisation de la société et l'éclipse de l'historicité forment une constellation unique de sens sous la bannière de la coercition pour "supporter le monde" (Sloterdijk) conçu comme la seule réalité possible parce qu'il a toujours été naturellement donné (d'où la fortune retentissante qui revient aujourd'hui aux anciens et aux nouveaux réalismes), il n'est pas difficile de comprendre en quel sens il n'y a et ne peut y avoir de place pour la catégorie d'aliénation. Avec son refus obstiné de s'accommoder d'un monde programmatiquement conçu comme perverti par rapport à ses propres potentialités et donc comme étranger à lui-même, elle remplit cette double fonction de critique glaciale de l'existant et de recherche synergique d'une ultériorité ennoblissante par rapport à lui que le système de production lui-même décourage dans toutes ses actions idéologiques (l'"industrie de la culture" postmoderne remplit, de ce point de vue, une fonction stratégique d'importance vitale pour la reproduction du monde capillaire imprégné par la forme marchandise).
Ainsi se répète à l'unisson le chœur vertueux de la pensée unique, célébrant ce pluralisme qui ne dit jamais que la même chose au pluriel : comment notre monde "naturel" peut-il être aliéné ? A quoi bon utiliser la vieille catégorie d'aliénation, chargée de passé, en référence à une forme de produire, d'exister et de penser qui reflète et réalise la seule forme possible (la "naturelle", précisément) de produire, d'exister et de penser. Par rapport à l'époque de la Beantwortung de Kant dans Was ist Aufklärung ? (1784), le pouvoir s'est immensément renforcé et, en même temps, a changé sa stratégie de reproduction : "raisonnez autant que vous voulez et sur tout ce que vous voulez, mais obéissez" s'est transformé en la forme inédite de "obéissez, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire". L'échec des tentatives d'évasion du royaume animal de l'esprit capitaliste qui ont émaillé le vingtième siècle est utilisé idéologiquement comme preuve de l'inconséquence du capitalisme transformé en un destin inéluctable, en une "cage d'acier" blindée et inéluctable.
"C'est le principal commandement de la religion capitaliste de la vie quotidienne. Par rapport à elle, la catégorie d'aliénation, lorsqu'elle est encore utilisée, révèle un refus tenace et non dissimulé de se rendre, voire un désir de rouvrir l'avenir que le capital prétend (encore une fois avec une performance hautement idéologique) avoir fermé sous la forme d'un présent éternel qui ne fait que reproduire encore et encore l'être réduit à une quantité échangeable sur le marché".
Personnellement, je ne crois pas qu'il existe en philosophie ces "seuils d'irréversibilité" qui caractérisent l'évolution de la science, avec ses "révolutions scientifiques" (Kuhn) et ses "ruptures épistémologiques" (Bachelard) : si revenir à Ptolémée après Copernic est impossible, revenir à Marx, Hegel et Fichte après Rawls, Arendt et Sloterdijk est non seulement possible, mais même souhaitable. D'autant que (paradoxe des paradoxes) comment la catégorie de l'aliénation, qui décrivait avec une rigueur passionnée et soumettait à une critique impitoyable un monde par rapport auquel le nôtre est en continuité, aurait-elle pu échouer, se configurant comme sa réalisation sous une forme paroxystique ?
Malgré le chœur vertueux de ceux qui célèbrent sa péremption, la catégorie de l'aliénation est coextensive au régime capitaliste : d'où son actualité et, de surcroît, son caractère incontournable pour toute pensée qui aspire à affronter sérieusement l'existant. Répétons donc avec insistance que l'aliénation reste une catégorie pour les nostalgiques. Nous ne le nions pas : au contraire, nous le revendiquons ouvertement. La nostalgie reste un sentiment plus noble que le cynisme, le désenchantement et la résignation, c'est-à-dire les "passions tristes" qui peignent les teintes émotionnelles hégémoniques d'aujourd'hui. Nous avons la nostalgie de l'avenir dont nous avons été dépossédés.
Diego Fusaro : Contre le vent : Essais hérétiques sur la philosophie. Letras Inquietas (mai 2022)
Note : Cet article est un extrait du livre susmentionné.
Pour commander l'ouvrage: http://www.letrasinquietas.com/en-contra-del-viento/
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dimanche, 15 mai 2022
L'économie politique de la vitesse
L'économie politique de la vitesse
par Carlos Perona Calvete
Source: https://www.ideeazione.com/leconomia-politica-della-velocita/
Le Nu descendant un escalier n° 2 de Marcel Duchamp n'est pas un nu, comme le souligne le théoricien français de la culture Paul Virilio. C'est un flou perçant. Nous ne voyons pas un corps, mais une séquence. Il ne s'agit pas non plus d'une séquence telle que nous nous en souvenons - le moment où quelqu'un regarde en bas du haut de l'escalier, sa main se posant un instant sur la rampe à mi-hauteur, etc. Il s'agit de la séquence en un seul travelling abstrait.
Le Dynamisme d'un joueur de football de Boccioni est différent. Le futuriste calabrais abstrait également la forme humaine, plus que Duchamp, mais il prend ces angles fragmentés et les assemble en quelque chose comme une sphère. Son dynamisme est une entité unique avec un centre. Un joueur de football, habituellement si direct, est présenté en position et pourtant en mouvement. Si nous devions imaginer un artiste martial démontrant son habileté sans avoir besoin d'un adversaire, cela ressemblerait à la vision de Boccioni. Ici, le dynamisme est vraiment un nom, une entité, plutôt qu'un verbe. Ses nombreux vecteurs de mouvement n'ont pas non plus d'arêtes vives et dentelées. Ils sont un peu comme un tissu balayé par le vent.
Paul Virilio, auteur, entre autres, de Vitesse et politique, a écrit que "si le temps est de l'argent, la vitesse est le pouvoir". Nous pouvons suggérer que le succès d'un ordre politique (y compris le quatrième pouvoir) à utiliser la vitesse dépend de sa capacité à générer de la nouveauté. Pour maintenir l'attention d'une population sur quelque chose, il doit y avoir l'apparition de signaux objectifs cohérents indiquant l'urgence, de préférence croissante, de cette question. Les nouvelles doivent être diffusées en continu et une certaine mesure de robo-anonymisation est nécessaire si l'on veut éviter la désensibilisation. La succession de crises dans lesquelles l'état d'urgence de Schmidt prend le pas sur les normes légalement et socialement établies, comme le note Agamben, est précisément pertinente ici. Nous constatons que la politique a besoin d'un élan, craignant que si elle s'immobilise, elle ne soit pas en mesure de se relever (pour fabriquer à nouveau un consensus).
En ce qui concerne les dommages extrêmes que cette utilisation politique de la vitesse peut avoir sur une population, nous pouvons réfléchir à l'apparence que prend la nouveauté constante au bord de la route depuis l'intérieur d'une voiture en excès de vitesse. Elle tend vers l'obscurcissement. C'est ce que note Paul Virilio. Pour notre part, nous pouvons le relier à l'estompement de la différenciation humaine, au point qu'une civilisation peut devenir tellement enivrée par la propulsion du "progrès" qu'elle se sent capable non seulement d'abolir les frontières, mais même de légiférer sur des réalités telles que le genre. Il ne les voit plus, tout est confus.
En termes de géopolitique, l'agilité logistique est l'une des raisons pour lesquelles "la vitesse, c'est le pouvoir". La possibilité de transporter des marchandises de la Chine à Londres, par exemple, donne l'impression d'une présence réelle et permanente. Les articles chinois qui remplissent les étagères des magasins sont toujours nouveaux, mais on peut les concevoir comme des éléments permanents de son caddie car ils sont réapprovisionnés de manière fiable. La rapidité et la stabilité de la logistique - en l'occurrence les chaînes d'approvisionnement - créent de la présence. La Chine est présente à Londres parce qu'elle peut s'expédier elle-même de manière rapide et cohérente. Le centre d'où provient cet envoi n'est apparent que lorsqu'il ne le fait pas, et les acheteurs sont obligés de réfléchir à ce contexte parce qu'ils ne connaissent généralement pas les rouages d'un iPhone.
La vitesse produit donc la dépendance, et la dépendance peut être comprise comme une dynamique de pouvoir si l'entité sur laquelle on compte a accès à des marchés alternatifs alors que l'entité dépendante n'en a pas. Ceci étant, il est logique que les puissances montantes cherchent à hériter non seulement du matériel mais aussi de l'élan des structures précédentes. Lorsque Jan Huyghen van Linschoten et Cornelis de Houtman ont découvert les routes commerciales portugaises, celles-ci ont été reprises par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Lorsque la domination britannique sur le commerce maritime mondial a décliné, les Japonais ont commencé à desservir les routes commerciales du Pacifique que la Grande-Bretagne abandonnait. Mais les retards dans ce transfert ont donné le temps d'établir des relations commerciales alternatives. Par conséquent, les vides de pouvoir doivent être momentanés ; les transitions doivent être transparentes.
Une implication souvent négligée est que ce ne sont pas toujours les acteurs politiques qui déterminent le contenu idéologique de l'ordre mondial. Le fait que le pouvoir d'un acteur soit basé sur le fait de devenir le nouveau garant des besoins existants va profondément conditionner le projet de cet acteur. Aujourd'hui, il serait absurde pour la Chine, par exemple, de ne pas s'insérer dans les structures mondiales existantes et de renoncer à la tâche de construire des arrangements alternatifs (sauf en cas de nécessité). Ce qui est plus intéressant, cependant, c'est que la Chine ne maintient pas seulement la structure de l'ordre mondial, incluant potentiellement une monnaie ancrée dans le pétrole (du moins à moyen terme), mais aussi sa direction.
L'Agenda 2030 des Nations Unies est pertinent ici. Il convient de noter que cette transformation ambitieuse de l'économie mondiale a lieu précisément à un moment où nous semblons assister au déclin définitif de l'hégémonie (mais pas nécessairement de la prééminence) des États-Unis. Dans son discours d'ouverture du Forum économique mondial en janvier dernier, le président chinois Xi Jinping a souligné l'importance des diverses priorités politiques de l'organisation, des vaccins COVID-19 et des nouvelles technologies telles que la 5G à la réalisation de la neutralité carbone, mais il a spécifiquement fait référence à la nécessité de ne pas ralentir le rythme de l'économie mondiale. Il doit continuer car l'alternative est de risquer le déraillement : "Si les grandes économies freinent ou font volte-face dans leurs politiques monétaires, il y aurait de sérieuses répercussions négatives. Pourtant, c'est aussi une force de la nature, un fait historiquement déterminé qui ne peut être arrêté : la mondialisation de l'économie est la tendance du moment. Il y a certes des contre-courants dans une rivière, mais aucun ne peut l'empêcher de couler vers la mer. Les forces motrices renforcent l'élan de la rivière, et la résistance peut encore améliorer son débit. Malgré les contre-courants et les dangereux hauts-fonds qui jalonnent son parcours, la mondialisation économique n'a jamais changé de cap et ne le fera jamais".
Cela s'est accompagné d'un éloge familier de l'intégration économique mondiale comme un bien moral en termes de significations fluctuantes telles que "ouverture", "union" et "vitalité".
Nous devons supprimer les barrières, et non ériger des murs. Nous devons nous ouvrir, et non nous fermer. Nous devons rechercher l'intégration, et non le découplage. C'est la voie à suivre pour construire une économie mondiale ouverte... pour rendre la mondialisation économique plus ouverte, inclusive, équilibrée et bénéfique pour tous, et pour libérer pleinement la vitalité de l'économie mondiale.
À cette fin, les structures existantes doivent rester en place, et les nouvelles technologies dans lesquelles ces structures se sont déjà engagées doivent être poursuivies :
Nous devrions... soutenir le système commercial multilatéral avec l'Organisation mondiale du commerce en son centre. Nous devrions établir des règles généralement acceptables et efficaces pour l'intelligence artificielle et l'économie numérique sur la base d'une consultation complète, et créer un environnement ouvert, équitable et non discriminatoire pour l'innovation scientifique et technologique.
Ces structures assurent l'unité mondiale.
Nous sommes tous d'accord pour dire que pour faire passer l'économie mondiale de la crise à la reprise, il est impératif de renforcer la coordination des politiques macroéconomiques. Les grandes économies doivent considérer le monde comme une seule communauté, penser de manière plus systématique, accroître la transparence des politiques et le partage d'informations, et coordonner les objectifs, l'intensité et le rythme des politiques fiscales et monétaires, afin d'éviter que l'économie mondiale ne s'effondre à nouveau.
La Chine, semble-t-il, est déterminée à maintenir la dynamique des tendances actuelles de l'économie mondiale, dirigée par les Nations Unies, face au COVID-19 et, pourrait-on ajouter, malgré la possible transition du pouvoir de l'hégémonie américaine, dont le discours de Xi Jinping à Davos est une indication. Nous avons noté que le président chinois fait référence aux dangers de freiner et de faire demi-tour par rapport aux développements actuels dans le monde.
Il n'y a rien d'extraordinaire dans cet accent rhétorique sur la croissance, le déterminisme historique, la vertu de l'ouverture et l'unité d'action mondiale. Encore une fois, ceux-ci articulent la logique inhérente des institutions à travers lesquelles le pouvoir mondial se manifeste, et seront donc les piliers de tout acteur qui cherche à obtenir la prééminence mondiale principalement en utilisant de telles institutions.
Nous avons l'habitude de considérer les structures de pouvoir dominantes comme idéologiquement engagées de manière à répondre à une sensibilité spécifiquement occidentale, mais cela risque de masquer la mesure dans laquelle des initiatives mondiales telles que l'Agenda 2030 représentent une opportunité économique de créer, promouvoir et établir une domination a priori sur de nouvelles industries - la soi-disant "quatrième révolution industrielle". (La question de savoir si les technologies associées représentent une valeur ajoutée du point de vue de la prospérité humaine est entièrement différente - elles pourraient probablement être utilisées de manière édifiante, si cette utilisation était sélective, mais nous débattons de leur diffusion massive prévue).
Bon nombre des objectifs de développement durable des Nations unies sont clairement orientés vers la réalisation d'entreprises d'ingénierie sociale conformes à une vision du monde spécifique, mais l'opportunité économique évidente de lancer la 5G, l'Internet des objets ou les véhicules à conduite autonome est une incitation en soi. Si nous devions tenter une évaluation neutre de l'impact que l'application massive de ces technologies à une série d'activités quotidiennes est susceptible d'avoir (qu'elle soit menée sur la scène mondiale par Biden ou Xi Jinping), nous pourrions parler d'une expansion radicale des capacités de surveillance et de collecte de données, ou - plus subtilement - d'une atrophie des facultés relationnelles et réflexives de l'homme.
En outre, on peut suggérer que des éléments spécifiques de la postmodernité occidentale (tels que le libertinage sexuel ou l'appel à la migration de masse comme exercice de charité collective et de justice historique) transcendent la généalogie des idées qui les ont générés, ayant une valeur en tant que technologies de contrôle social, compte tenu de conditions spécifiques. Peu importe que les innovations les plus excentriques de l'Occident en matière de déconstruction de la tradition aient été réalisées par le biais d'un courant intellectuel spécifiquement occidental : si elles contribuent à atomiser la société et à accroître le contrôle de l'État ou des entreprises, elles seront incitées à être reprises par les élites de sphères culturelles très différentes.
Cela étant, on peut imaginer qu'ils survivent aux élites politiques qui les soutiennent actuellement et qu'ils soient tactiquement employés par une certaine élite rivale. Au-delà, le brouillage des catégories humaines peut être intrinsèque à l'utilisation de la technologie génératrice de nouveauté sensorielle dans les médias de masse (cerveau Zoomer accro à Internet), et donc au pouvoir que ceux-ci permettent à leurs responsables d'exercer sur une population.
La question posée par ce qui précède est de savoir comment ramener la politique, ou l'exercice délibéré de l'éthique de la vertu au niveau collectif, dans les affaires mondiales, soit 1) en perturbant la dynamique actuelle sans infliger ces "retombées négatives" dont Xi Jinping met en garde les populations vulnérables, soit 2) en faisant un usage sélectif de la dynamique existante d'une manière qui pourrait éventuellement la transformer.
Si nous revenons à notre représentation futuriste d'un joueur de football, la clé ici pourrait être de s'assurer que le dynamisme (plutôt que la distorsion) agit comme un voile pour une entité qui est clairement localisée, ressemblant aux courbes de tissu de Boccioni autour d'un centre, plutôt que de fusionner des formes ensemble sur un spectre. Ceci est probablement inséparable du rejet de la croissance et de l'innovation en tant que portails à travers lesquels nous pourrions recevoir une vision du bien - elle ne viendra pas dans l'image floue de l'espace qui se courbe autour de nous, mais dans le raffinement d'un dynamisme figé. Nous devrons déterminer comment la technologie peut être intégrée au mieux dans un sens clairement défini de la santé sociale. Des structures alternatives conformes à cette éthique, offrant une production et des chaînes d'approvisionnement locales résilientes, devront être établies afin que les changements dans le commerce mondial ne nuisent pas aux communautés.
Dans les relations internationales, cela peut se traduire par l'émergence de blocs de pays dont l'intérêt est de "changer de vitesse" sur la mondialisation, comme le dit Ha-Joon Chang,
Le plus grand mythe de la mondialisation est qu'il s'agit d'un processus mû par le progrès technologique ..... Toutefois, si la technologie est ce qui détermine le degré de mondialisation, comment expliquer que le monde était beaucoup plus mondialisé à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qu'au milieu du XXe siècle ? ... La technologie ne fait que fixer la limite extérieure de la mondialisation ... C'est la politique économique (ou la politique, si vous préférez) qui détermine exactement le degré de mondialisation et dans quels domaines.
Il existe, bien sûr, des pressions positives très claires dans ce contexte. Les récentes crises autour de la pandémie de COVID-19 et de la pénurie d'équipements médicaux, ou la vulnérabilité de l'approvisionnement énergétique de l'Europe en raison de la guerre en Ukraine, peuvent amener les gouvernements à favoriser un raccourcissement des chaînes d'approvisionnement et à s'orienter vers une relative autarcie. Cela saperait l'architecture de l'ordre mondial existant et la capacité de toute puissance mondiale à en tirer profit et à exercer une influence par ce biais. C'est pourquoi la Chine a tenté de dissuader les décideurs de cette option lors du Forum économique mondial. Au contraire, cela pourrait conduire à une version économiquement plus robuste de ce que nous avons déjà.
Des développements positifs pourraient être servis par l'attrait d'engagements idéologiques explicites face aux appels technocratiques au bien neutre du progrès, par le pouvoir galvanisant de la rébellion contre les dynamiques de pouvoir que ces appels dissimulent, et par le pouvoir doux exercé par une culture qui se désengage de la vitesse toujours croissante de la politique. Pour l'instant, cependant, nous devons être clairs sur le fait que ce type d'alternative, s'il est à l'horizon, n'est pas encore arrivé sur la scène des affaires mondiales.
7 mai 2022
12:52 Publié dans Actualité, Economie, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vitesse, politique, théorie politique, politologie, sciences politiques, philosophie, philosophie politique, paul virilio, futurisme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 14 mai 2022
Spengler et l'Europe faustienne
Spengler et l'Europe faustienne (article introductif dans "El Manifiesto")
Le livre Oswald Spengler y la Europa fáustica, de Carlos X. Blanco Martín est paru naguère aux éditions Fides, sous la forme d'une relecture très originale que notre auteur asturien fait de l'œuvre de Spengler et des malentendus que beaucoup de ses interprétations ont encourus (parfois, surtout, de ses "mésinterprétations" suspectes et partisanes). Une relecture urgente et nécessaire.
Carlos X. Blanco Martin
Source: https://decadenciadeeuropa.blogspot.com/2016/10/spengler-y-la-europa-faustica-articulo.html
Dans les pages qui suivent, nous allons lire l'oeuvre d'Oswald Spengler (1880-1936). Ce philosophe allemand est, à mon humble avis, le penseur le plus important du 20e siècle. La publication de tous ses écrits, même les textes les plus éloignés de ce qu'on appelle aujourd'hui le "politiquement correct", est pleinement justifiée.
Mes déclarations au sujet de Spengler, comme je le sais pertinemment bien, a peu de soutien dans les milieux académiques. Le philosophe de Déclin de l'Occident n'est pas un favori dans les cercles universitaires. Pour ma part, je le place parmi les grands. Leibniz et Kant se distinguent au 18e siècle. Hegel et Marx ont régné en maîtres au 19e siècle. Heidegger, Ortega et Spengler dominent le 20e siècle. En effet, je me dois d'inclure ici le grand Spengler comme une figure fondamentale pour comprendre notre siècle et ceux à venir.
Qui était Spengler ? Un philosophe allemand aux connaissances encyclopédiques, auteur d'un livre de grande envergure et d'une perspective très large, Le Déclin de l'Occident, l'homme qui a fait des pas de géant dans la compréhension de l'Europe et de ses grandes réalisations dans le contexte général où il y a d'autres civilisations et cultures. Le philosophe qui était capable de prédire le cours des événements européens, presque un prophète. L'homme qui était capable de voir les civilisations et les cultures comme des êtres vivants soumis au destin [Schicksal], jamais soumis à la légalité physique-naturelle mais seulement à leur propre trajectoire biologique.
Dans le monde académique, notamment en Espagne, on s'intéresse très peu à cette figure et à son œuvre. Les références que l'on lit sur l'auteur du Déclin de l'Occident ont tendance à être expéditives, voire à n'être que condamnatoires. Il n'est pas rare de lire des anathèmes contre Spengler de la part de professeurs dont on devrait s'attendre à ce qu'ils soient plus honnêtes et mieux informés. Il semble être un auteur maudit. Se consacrer à l'étude de l'œuvre de Spengler a mauvaise presse, et je suis personnellement conscient et victime de telles attitudes. Quiconque fait une telle chose, même s'il le fait avec une distance critique et de l'objectivité, peut s'attendre à ce qu'on lui jette le même anathème qu'on a jeté contre Spengler lui-même. Une telle situation devrait nous faire réfléchir à la crise de l'éducation en Espagne et à la crise de l'enseignement supérieur dans ce pays. Imaginons quel terrain vague deviendrait la philosophie et les sciences sociales lorsque l'étude de l'œuvre de Marx (je répète, même avec distance et objectivité critique) attirerait le soupçon de "communisme". Une telle chose nous apparaîtrait comme une folie fanatique. Pourtant, il est toujours plus "confortable" d'étudier Marx et ses épigones à l'université que Spengler. La liberté de la recherche académique exige l'étude de tous les auteurs et de tous les courants de pensée fondamentaux, une exigence incontournable pour la critique, l'amélioration et la transformation de leurs théories et pour la promotion d'une jeunesse critique et éduquée. La stupidité capitale de certains libéraux et conservateurs est patente, qui, tels des inquisiteurs, ont accusé Marx de nous conduire au goulag ou au stalinisme. Il en va de même pour la pratique consistant à condamner Nietzsche pour avoir "inspiré" l'Holocauste, applaudir le chauvinisme masculin ou être un ennemi de la "démocratie". Stupidité même en raison du caractère rétroactif de la condamnation, une condamnation qui conduirait à la guillotine des personnes déjà mortes depuis des siècles, et à la guillotine morale et à l'ostracisme pour leurs exégètes.
Spengler ne présente aucun intérêt pour l'establishment académique. Il est associé, pour les plus mal intentionnés ou les moins informés, au nazisme, et ce, de manière générale. Chez certains intellectuels et chroniqueurs de la sphère plus conservatrice, il est pris en considération, et il est cité, très brièvement, comme un "philosophe du pessimisme", comme un "théoricien de la décadence". Et peu d'autres choses, je pense. Cependant, la philosophie de Spengler est arrivée en Espagne avec les meilleures références. Pour le public hispanophone, nul autre qu'Ortega y Gasset a fait office d'introducteur à son œuvre, et c'est lui qui a favorisé la publication de La Decadencia de Occidente ; et García Morente a entrepris une belle traduction. Le livre continue d'être lu et réimprimé et se trouve dans toutes les librairies et bibliothèques à dotation minimale. D'autres de ses œuvres, bien que moins importantes, sont également traduites ou republiées. L'intérêt pour la philosophie spenglerienne dans le monde hispanophone est incontestablement fort. Mais c'est un anathème dans la bulle universitaire. On continue à le lire, mais en silence et avec prudence ; on continue à le réimprimer, mais peu d'études, de relectures critiques, d'enquêtes sur son œuvre voient le jour. Cette situation soulève de nombreux doutes et questions dans mon esprit.
Il me semble que cette situation est conforme à la biographie de l'auteur lui-même. L'enseignement de Spengler s'est déroulé au niveau de l'école secondaire et il n'a pas bénéficié des privilèges et du confort d'une chaire universitaire pour développer ses théories. Il y a eu des obstacles à l'achèvement de sa thèse de doctorat, et son travail a été initialement rejeté. C'était un homme dont les relations avec le pouvoir étaient toujours difficiles, un exemple d'indépendance intellectuelle face aux pressions et aux séductions du pouvoir en place, incarné à l'époque par le nazisme. Un intellectuel dont les idées sont influentes et, en soi, pleines de force, peut facilement être coopté, soudoyé ou, au contraire, ostracisé. La montée en puissance d'Hitler s'inscrit plutôt dans l'adoption de cette dernière catégorie. Les biographes savent qu'il n'y avait aucune empathie ou compréhension entre le Führer et le philosophe de Blanckenburg. Les différences étaient trop insurmontables, les pertes d'amis, tués sous la brutalité d'un Pouvoir qui s'éloignait de plus en plus du projet de "socialisme prussien", trop douloureuses. Spengler, me semble-t-il, était au fond un philosophe nationaliste allemand, substantiellement anti-nazi, partisan d'une conception hiérarchique et aristocratique du socialisme, proche du projet régénéraliste et corporatiste qui visait à faire de chaque Allemand un fonctionnaire au service de l'État. Ce projet ne pouvait être mené que par "les meilleurs", dans le meilleur sens platonicien du terme : l'aristocratie, le pouvoir des meilleurs. De l'ouvrier d'usine, au scientifique ou au technologue, en passant par l'entrepreneur, l'étudiant ou l'artiste, tout le monde, absolument tout le monde doit mettre sa volonté au service d'une Patrie, d'un État (Reich) qui, à son tour, étant situé "au milieu" de l'Europe, dans son propre cœur et sa propre moelle, doit chercher à contenir sa décadence. Ce socialisme spenglérien n'a rien à voir avec le national-socialisme hitlérien, dont le vrai visage apparaît en termes de mobilisation de "masses" dirigées par des cadres ignorants et brutaux. Le national-socialisme, en tant que bolchevisme qui, par son contenu, avait usurpé les idéaux nationalistes, conservateurs et révolutionnaires de toute une génération, ne pouvait être du goût de notre philosophe. C'est plutôt le contraire, en fait.
En somme, et au prix d'une lecture approfondie du livre dont je suis l'auteur, je voudrais souligner ici quelques thèses qui me semblent absolument révolutionnaires chez Spengler, ce sont les suivantes :
a) Nous ne devons pas identifier le "christianisme" avec la civilisation européenne. La distinction entre au moins deux christianismes, d'âmes complètement différentes, l'"ancien-magique" et le faustien. Notre civilisation n'est née que du christianisme faustien, c'est-à-dire du Moyen Âge.
b) Il n'est pas légitime d'identifier la civilisation gréco-romaine et la civilisation européenne. Comprendre que le père qui lègue pour mourir est un être complètement différent du fils qui hérite et fait un libre usage de cet héritage. L'organisme antique gréco-romain, qui est mort si lentement et a généré tant de pseudomorphoses, avait une âme complètement différente de l'organisme européen. Notre organisme n'est pas seulement postérieur dans le temps et héritier partiel de ces cadavres et ruines, il n'est pas seulement un organisme culturel avec des parties matérielles très différentes et des formes nouvelles qui naîtront comme conséquence de Covadonga (722) et Poitiers (732) : le christianisme faustien. C'est un autre être, un autre destin.
c) Aucune construction métahistorique linéaire, providentialiste, téléologique ou déterministe ne doit être admise. Chaque culture a son propre destin, la trajectoire générale de cet organisme suit son propre cours et seules les constantes les plus génériques permettent des comparaisons : une naissance, un développement, un zénith, un déclin... ses parties matérielles (races, peuples, territoires) et ses parties formelles (formes politiques, militaires, artistiques, "scientifiques") n'admettent que des analogies.
d) L'Europe a le droit de réagir à sa ruine et de contenir son déclin. Par Europe, on entend l'ensemble de ses peuples. Il existe une unité d'"âme", un territoire défini, un cours de développement distinct de celui des autres civilisations. Sans ce type de réaction défensive, l'Europe serait depuis longtemps une extension de l'Afrique ou un appendice de l'Asie. Aujourd'hui, elle prend son temps face aux nouvelles menaces (perte de souveraineté nationale, islamisation, américanisation, substitution ethno-culturelle, mondialisation, etc.)
e) Le facteur précipitant de toute décadence, avant ou après les "invasions barbares" de toutes sortes, réside dans la barbarie interne et la montée de l'Ochlocratie. Le fait qu'une couche sociale de sans-racine et de parasites tend toujours à se former dans les grandes villes, couche qui, dans des conditions de crise axiologique profonde, émerge et devient visible, est le point de départ du déclin. C'est une couche croissante qui peut s'emparer du pouvoir, en parlant au nom du "peuple" : c'est l'un des plus grands dangers. C'est de cette couche que naissent les totalitarismes les plus sanglants. C'est cette couche de la base qui a toujours ouvert les portes de tous les murs défensifs contre l'arrivée des envahisseurs.
f) L'inévitabilité du socialisme. Le socialisme est compris comme l'autogestion par un peuple de ses propres ressources (terre, production industrielle, capital, force de travail). La noblesse elle-même, l'élite militaire et économique, les cerveaux de la technologie, les forces conservatrices, etc. devraient se rendre compte de son caractère inévitable. Il ne s'agit pas de "réagir" contre elle pour l'arrêter. Le réactionnaire perd toujours : il se bat contre le Destin [Schicksal]. Il s'agit, dans cette phase inexorable, d'assumer le socialisme mais dans une phase supérieure, non unilatérale : la "classe ouvrière" ne peut et ne doit pas créer une dictature. Ce serait un socialisme construit par l'alliance des classes, au lieu de la lutte des classes.
g) L'existence non plus d'une "Technique" en général, mais d'une technique propre à chaque culture et Civilisation. L'existence, également, d'un usage différencié selon l'âme et la civilisation de chaque invention. L'Europe a cédé sa créativité à d'autres peuples. Ses armes et ses inventions sont désormais entre les mains de ceux qui peuvent, au XXIe siècle, nous asservir.
Cette liste n'est pas exhaustive. L'œuvre d'Oswald Spengler regorge d'idées et d'intuitions, de programmes entiers pour la praxis et la théorie, des programmes qui peuvent aider à la reconstruction de l'Europe et de ses nations pour tout le siècle à venir. Saluons toutes les traductions et publications de son œuvre. Il est urgent de lire ses ouvrages. Les incendies sont déjà visibles près de chez vous. On entend déjà des détonations. Déjà l'odeur du sang et de la fumée. Le continent entier tremble. Tout doit être repensé, encore et encore, radicalement et depuis le début. Ce livre vous aidera.
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lundi, 09 mai 2022
L'État total, par force ou par faiblesse? (Carl Schmitt)
20:44 Publié dans Philosophie, Révolution conservatrice, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : carl schmitt, état total, philosophie, philosophie politique, politologie, sciences politiques, théorie politique, révolution conservatrice | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 06 mai 2022
Trois thèses sur le concept d’anthropocentrisme chez Savitri Devi
Du ver de terre au surhomme
Trois thèses sur le concept d’anthropocentrisme chez Savitri Devi
Par Juliana R.
Traduit du tchèque en anglais par Rudolf Ehrlich (original tchèque ici)
« La cruauté envers les animaux est l’un des vices les plus significatifs d‘une nation basse et ignoble », écrivit Alexander von Humboldt (1769-1859). Sa déclaration précéda les paroles beaucoup plus connues du Mahatma Gandhi (1869-1948), selon qui l’ampleur de l’avancement moral d’une nation peut être jugée par son traitement des animaux. Von Humboldt exprimait l’inclination spirituelle du romantisme allemand envers la nature, alors que Gandhi – en dépit de son orientation œcuménique – parlait comme représentant de l’une des religions orientales de la pitié. L’opinion de Savitri Devi pourrait être placée quelque part entre le romantisme allemand et l’éthique indienne, les deux arrivant à la même conclusion.
Les termes « anthropocentrisme » et « biocentrisme », qui furent développés dans Impeachment of Man [traduit en français sous le titre : La mise en accusation de l’homme, éditions Ars Magna, 2010. NDT], appartiennent aux termes-clés de sa philosophie. Savitri observe que l’Occident (compris comme l’ensemble des pays blancs et le monde sémitique) est – à quelques exceptions près, comme l’enseignement végétarien de Pythagore et la zooéthique du national-socialisme – caractérisé par des attitudes anthropocentriques. Celles-ci incluent le judéo-christianisme et les ramifications de l’islam, mais aussi l’humanisme libre-penseur et le communisme. Elle remarque concernant ce dernier : « C’est seulement la doctrine chrétienne du bonheur d’œuvrer pour son prochain, sans le lourd fardeau de la théologie chrétienne ».
L’anthropocentrisme, pense Savitri Devi, fut cimenté dans les fondations de la civilisation européenne quand le dieu chrétien passa d’une « nation » élue à une espèce élue, mais sans aller jusqu’à embrasser toute la vie. L’Occident créa ainsi un « gouffre infranchissable » séparant l’homme du reste de la création. Il dépouilla les animaux et les végétaux de leurs âmes et devint sourd, du moins généralement et théoriquement, à leur bien-être ou à leurs souffrances. L’idée de Savitri pourrait être illustrée par la déclaration de Pie XII, qui au XXe siècle appela son troupeau à ne pas s’apitoyer sur les animaux gémissant dans les abattoirs, puisque ce n’était « rien de plus que du métal résonnant sous l’enclume ». Comme variante sur le même thème, les vivisecteurs cartésiens du XVIIe siècle disaient que l’animal maltraité hurle sans douleur, tout comme une horloge cassée cliquète sans aucun sentiment.
Sans avoir recours à la simplification ou à l’idéalisation, Savitri souligne que l’Orient a pris une voie différente : il est devenu biocentrique. Les « religions orientales de la pitié » – hindouisme, bouddhisme et jaïnisme, mais pas le confucianisme anthropocentrique – voyaient une transition graduelle entre l’homme et les autres créatures, à la place d’un gouffre. La réincarnation de l’âme des créatures plus simples dans des créatures plus développées (ou vice-versa, selon les actions d’un être) entraîne théoriquement la compréhension que tous les êtres vivants sont frères. En pratique, cependant, Savitri ajoute que les biocentrismes asiatiques mènent souvent à l’indifférence envers les « incarnations » individuelles et à la croyance que la souffrance est une juste conséquence des transgressions karmiques. De plus, en se basant sur les expériences de la vie quotidienne européenne aussi bien qu’indienne, elle remarque que notre zooéthique individuelle est déterminée par un amour ou une aversion innés envers les animaux et non par une vision-du-monde instillée. Selon elle, le culte égyptien d’Aton, l’énergie et lumière solaire qui tombe sans distinction « sur le ver de terre et le surhomme », est également biocentrique.
L’essai suivant n’est pas destiné à être une critique des idées de Savitri – dont l’essence peut difficilement être critiquée – mais plutôt d’en être un supplément. L’auteure d’Impeachment argue philosophiquement et sans considération particulière pour les détails historiques. Sans contester ses fondamentaux, à savoir l’idée de l’Occident anthropocentrique et de l’Orient biocentrique, nous tenterons de présenter trois thèses qui rendent le concept de l’anthropocentrisme occidental un peu plus problématique.
Première thèse : humains végétatifs
L’affirmation selon laquelle le judéo-christianisme (à part l’approche unique de Saint Basile, François d’Assise, Nicolas de Tolentino, et d’autres) sépara essentiellement l’homme du reste de la création est incontestable et très répandue. Si les animaux et les plantes n’ont pas une âme immortelle et ne sont pas marqués par le péché originel, ils deviennent quelque chose d’essentiellement différent. Et pourtant cette différence n’est pas aussi insurmontable qu’elle pourrait le sembler. Commençant avec l’antiquité et culminant durant la Renaissance, une tradition traverse la pensée occidentale – une tradition qui est en un sens la contrepartie de la croyance asiatique à la réincarnation comme résultat de la conduite morale. C’est la croyance de certains philosophes que l’homme peut devenir un animal, une plante ou un ange selon ses actions et ses pensées. Cela signifie certainement qu’il devient ces êtres moralement, mais dans le contexte du salut cela signifie aussi qu’il le devient ontologiquement. Celui qui est tombé au niveau végétatif et qui n’est pas conscient de la divinité n’a pas de statut et de possibilités ontologiques supérieurs à ceux d’une plante réelle.
Des exemples de ceux qui prêchèrent l’idée selon laquelle un homme immoral devient un animal furent Boèce [Boethius], Grégoire de Nysse, les scolastiques, et les Arabes médiévaux. Cela fut aussi exprimé par le Prophète Mahomet. Nous devons ajouter, cependant, que cette croyance n’impliquait pas l’impératif de traiter les animaux et les plantes – qui sont donc plus proches de nous à la lumière de la création que ne le suggérerait l’idée de l’homme comme « image de Dieu » – plus gentiment. Les enseignements de Boèce sur l’homme et les animaux ne l’empêchent pas de dire que les humains tiennent leur tête au-dessus de la terre comme un signe qu’ils sont généralement des êtres uniques à la frontière entre les deux mondes, le matériel et le spirituel. Les fils d’Adam sont ainsi déclarés capables de lever leur front vers les cieux, alors que les têtes stupides des animaux restent lourdes et tournées vers le sol.
Cette idée trouve sa définition spécifique dans l’œuvre d’un philosophe de la Renaissance, Jean Pic de la Mirandole. Son bref texte Discours sur la dignité de l’homme fut originellement une préface aux thèses de diverses écoles que Pic avait rassemblées pour prouver leur accord sur l’aspiration fondamentale de l’homme: rejoindre Dieu. C’est le fondement de l’œuvre, mais l’idée de l’auteur était aussi que l’homme n’a pas de place fixée dans la création et qu’il est donc plus influent. Parce que Dieu lui a insufflé la vie seulement quand le monde fut achevé, il lui a donné la liberté de devenir n’importe quoi: une plante ou un ange (le Moyen Age parlait seulement d’un animal dans ce contexte).
On pourrait dire, cependant, que l’homme reste substantiellement différent du reste de la création. Un humain « végétatif » diffère encore d’une plante du fait qu’il est tombé à ce niveau en résultat de son propre choix. Mais cela signifie-t-il nécessairement que sa dignité est plus grande que la dignité d’une plante qui ne pouvait pas décider de la « bassesse » de son existence ? De plus, le philosophe ne se demande pas si la liberté de choix est accordée à chaque individu ou à l’homme en tant qu’espèce. Les individus nés obtus et lascifs ont difficilement l’opportunité de rechercher Dieu ou de rechercher l’union avec lui. Quoi qu’il en soit (Pic demeure bref), il faut noter que ce penseur reconnaît l’inégalité humaine. Il observe qu’il y a des êtres supérieurs qui ont transcendé leur humanité, et des êtres inférieurs qu’il place sur un pied d’égalité non avec les animaux, mais avec les « simples » plantes. Sa division hiérarchique de l’univers selon la valeur personnelle de l’individu le rapproche de Savitri.
Deuxième thèse : l’anthropocentrisme comme état intermédiaire du biocentrisme
Il est intéressant de noter que certains croyants abrahamiques utilisent le terme « anthropocentrisme » avec le même déplaisir que Savitri. Naturellement, ils font cela pour des raisons différentes. Pour eux, l’anthropocentrisme avec lequel la Renaissance émergea ne représente pas l’opposé du biocentrisme, mais celui du théocentrisme médiéval. Savitri ne verrait probablement pas de différence entre ces vues; pour elle, le dieu personnel est juste une continuation de l’homme par d’autres moyens. Cependant, il est évident que dès que l’humanité européenne cessa de se concentrer principalement sur Dieu, la science naquit.
La première vague d’intérêt pour les créatures « sans âme » – dont le Moyen Age ne tint compte que dans des questions purement symboliques et utilitaires, spécialement dans le domaine médical – apparut [1]. L’anthropologie se développa à coté de la zoologie et de la botanique. Mais au Moyen Age, par exemple, on croyait que les loups n’avaient pas de vertèbre cervicale, une fiction qui aurait pu être facilement réfutée par l’expérience. La Renaissance, pour sa part, créa des atlas anatomiques comparatifs, découvrit des milliers de nouvelles espèces végétales, et réalisa des autopsies et des hybridations d’animaux. Cependant, la tendre attention de Léonard de Vinci envers les animaux (Savitri lui en donne crédit dans Impeachment of Man) ou le Jeune Lièvre d’Albrecht Dürer (qui peut servir de preuve de l’intérêt de la Renaissance pour la réalité matérielle) ont leur contrepartie dans la vivisection. Bien que les « objets étudiés » se seraient mieux portés si les grand-pères de l’époque les avaient laissés tranquilles, il est pourtant vrai que la Renaissance valorisait la vie quotidienne, le monde matériel, le corps, l’organisme, et la nature.
Du point de vue de Savitri, qui met l’accent sur l’action, il est indubitablement important qu’aucun penseur de la Renaissance n’ait créé une éthique de bienveillance pratique envers les animaux. De plus, les plus importants philosophes de l’époque – Marsile Ficino, Pietro Pomponazzi, et en un sens Pic de la Mirandole aussi – plaçaient explicitement l’homme au centre de la création. Francesco Pétrarque demande ironiquement pourquoi il devrait s’intéresser aux quadrupèdes, aux poissons et aux oiseaux alors que l’âme humaine existe [2]. Cependant, ces philosophes n’étaient pas de véritables anthropocentristes. Pétrarque, Ficin et Pic étaient tous des théologiens – les deux premiers étant même des prêtres – et même leur emphase sur l’homme avait une dimension théocentrique. Le véritable anthropocentrisme – l’intérêt pour l’homme en tant que tel, et pas seulement en relation avec le « créateur » – peut être trouvé chez certains naturalistes de l’époque, plutôt que chez les penseurs humanistes. En soi, cela ne signifie rien; cependant, nous sommes convaincus que la connaissance experte de la nature, et donc de la transition graduelle de l’homme à d’autres créatures, apporta finalement avec elle une approche plus éthique culminant avec la ligne Darwin-Haeckel-Hitler.
Troisième thèse : l’homme comme « pont »
Nous n’avons pas l’intention de nier que les animaux deviendraient le sujet de la moralité quels que soient les progrès des sciences naturelles, cependant. Le fait qu’ils ressentent la douleur peut naturellement être déterminé par l’observation profane. Au XVIIIe siècle, deux systèmes philosophiques incluaient les « faces silencieuses » dans leur éthique. Dans l’anglosphère, c’était l’utilitarisme, et dans le monde germanophone, le bolzanisme (qui apparut à Prague). Les fondateurs et les partisans de ces deux systèmes pensaient que l’objet naturel de la charité était que n’importe quel être pouvant ressentir le bien-être et la douleur. Aujourd’hui, l’aile la plus militante et la plus vocale de l’utilitarisme est représentée par le philosophe juif australien Peter Singer, qui est aussi un activiste des droits des animaux (ses idées sont souvent rejetées en Allemagne comme « quasi-nazies » ou « nazifiantes »). Le romantisme apporta aussi avec lui une empathie pour les animaux, basé sur une motivation émotionnelle plutôt qu’intellectuelle. Le végétarisme de Mary Shelley et l’éthique schopenhauerienne de la compassion sont des exemples de cela ; rappelons-nous à quel point ce philosophe fut profondément affecté par les souffrances d’un orang-outang emprisonné.
Cependant, on ne peut pas nier que la connaissance scientifique des animaux (et, plus récemment, des plantes) a contribué significativement à la reconnaissance de leurs droits. En même temps, cela représente une particularité occidentale concernant la relation avec la nature, parce qu’aucune autre race ou civilisation n’a créé une discipline de biologie. Le médecin et matérialiste des Lumières, Julien Offray de la Mettrie pensait déjà que l’animal n’avait pas d’âme, mais que l’homme n’en avait pas non plus, et il considérait donc qu’il n’y avait pas de gouffre ontologique entre eux. Il devina correctement que les grands singes sont suffisamment intelligents pour apprendre le langage des signes [3].
Carl von Linné, le père de la taxonomie naturelle moderne, était un luthérien de mentalité théocentrique, mais après avoir publié son Système de la Nature il se demanda s’il avait bien fait d’inclure l’homme parmi les autres animaux. Le préromantique et, soulignons-le, proto-évolutionniste Johann Gottfried Herder, qui aimait la nature avec ferveur et qui appelait à la bonté envers toutes ses formes, déclara que les animaux étaient les « frères aînés » de l’homme. Cependant, la théorie évolutionnaire de Charles Darwin et Alfred Wallace (Sur l’origine des espèces, 1859) devint le stimulus formatif pour la conscience occidentale – et pas seulement occidentale. Darwin fit l’esquisse de la transition graduelle entre les humains et les autres animaux, particulièrement dans L’origine de l’homme. Encore plus important semble être son ouvrage L’expression des émotions chez l’homme et les animaux, qui brisa résolument l’idée cartésienne selon laquelle les animaux (et spécialement les vertébrés) seraient diamétralement différents de nous en termes d’expérience intérieure, et aussi qu’ils n’auraient pas d’émotions [4].
Darwin lui-même, bien que n’étant pas un végétarien, sympathisait clairement avec les animaux. « Un phénomène vraiment admirable, dont le miracle nous échappe souvent car il est complètement évident en soi, est que tous les animaux et toutes les plantes en tous temps et en tous lieux ont été reliés les uns aux autres », écrit-il dans L’origine des espèces, exprimant la fraternité de tous les êtres – à laquelle appelle aussi Savitri. Nous devons en fin de compte à Darwin le fait que les Espagnols et les Néo-Zélandais ont récemment étendu les droits humains aux grands singes. Le naturaliste britannique est également proche de Savitri concernant sa fascination pour la lutte pour la vie, qui nous force à détruire certaines formes d’existence : « Cela peut être difficile, mais nous devrions admirer la haine sauvage et instinctive qui pousse la reine des abeilles à détruire les jeunes reines – ses sœurs – juste après leur naissance, ou bien elle meurt elle-même » [5]. Mais alors pourquoi Savitri passe-t-elle au-dessus de Darwin sans le mentionner ?
Son silence sur Ernst Haeckel est tout aussi étrange. Ce zoologue et philosophe est généralement connu comme le créateur de nombreux termes scientifiques, incluant celui d’« écologie », et comme le créateur du dénommé règne biogénétique : « L’ontogénie récapitule la phylogénie ». Il fut un évolutionniste très passionné. Il était aussi conscient que Darwin de la fraternité de toutes les choses vivantes. Après tout, il avait introduit le schéma du dendrogramme évolutionnaire dans la biologie. L’attention de Haeckel pour les animaux est prouvée par un passage de son journal de voyage, où il se lamente sur le sort d’un cheval maltraité qu’il avait vu au Sri Lanka. Il dit théâtralement à Bouddha qu’il aurait dû interdire la torture des créatures vivantes au lieu de l’interdiction « insensée » de les tuer [6].
Haeckel créa aussi le monisme, une religion athée affirmant que la nature et la matière sont pleinement conscientes de leur « spiritualité », de leur beauté, et de leur valeur en soi. Sa Ligue Moniste connut une popularité considérable dans la première moitié du XXe siècle. A côté du végétarisme et de l’hygiène raciale, par exemple, l’historien Roger Griffin la qualifie d’expression du modernisme social. La mesure dans laquelle ce penseur inspira les nationaux-socialistes est sujette à débat, et les historiens en discutent certainement. Cependant, le fait que son biocentrisme était en accord avec le biocentrisme de la cosmologie nazie ne peut être contesté.
Toutefois, Savitri mentionne au moins un évolutionniste convaincu: George Bernard Shaw. Mais elle le fait seulement en lien avec son propre combat pour les droits des animaux, sans dire clairement si elle était consciente de la base évolutionniste de Shaw. Shaw est aussi connu pour avoir partagé la croyance de Savitri pour le surhomme. En tant que surhumanistes, ils comprenaient tous deux que l’homme fait partie intégrante de l’univers (la totalité) et que la vie a son propre développement, ainsi que la capacité à transcender les catégories innées. Ce pont – selon l’expression de Nietzsche – est donc bâti non seulement entre l’homme et le surhomme, mais aussi entre l’homme et les autres créatures. C’est leur héritage fondamental.
Notes:
[1] Bien sûr, cette règle aussi a ses exceptions. Au Moyen Age, Roger Bacon et Albert le Grand conduisirent des expériences scientifiques empiriques, par exemple.
[2] La question de Pétrarque (citée dans Oskar Kristeller, Osm filosofů italské renesance [Prague: Višegrad, 2007]) est de plus dirigée principalement contre l’aristotélisme, je crois. Les disputes de Pétrarque avec celui-ci étaient plutôt personnelles.
[3] Stanislav Komárek mentionne l’ « égalitarisme » des mécanistes des Lumières dans Stručné dějiny biologie (Prague: Academia, 2017).
[4] René Descartes reconnaissait une intelligence plus haute (mais pas les émotions) chez les singes, les perroquets et les chiens.
[5] Darwin, cependant, avait pour le moins des sentiments contradictoires concernant ce combat. Dans L’origine des espèces, il tente de trouver un réconfort au milieu de sa tristesse concernant le fait qu’il avait remplacé l’idylle religieuse de l’harmonieuse« création » par une lutte pour la vie et la mort (Charles Darwin, O původu druhů [Brno: Dědictví Havlíčkovo, 1923]). Quant à Savitri, elle considère comme nécessaire de consommer des végétaux (« on doit manger quelque chose après tout ») et de tuer des ennemis réels ou potentiels.
[6] Bohumil Bauše, Člověk a živočistvo (Prague: Matice lidu, 1907).
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mercredi, 04 mai 2022
Le problème de l'hybris
Le problème de l'hybris
Alexander Bovdunov
https://www.geopolitika.ru/es/article/el-problema-de-la-hibris
Les Grecs anciens considéraient l'ὕβρις (Hýbris) de manière négative et utilisaient ce mot pour parler d'un mixte qui est le produit de l'orgueil, de l'arrogance et de la confiance excessive en soi.
Le politologue réaliste Hans Morgenthau (photo) avait l'habitude de faire remarquer que le concept d'ὕβρις avait une signification assez particulière dans l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. Contrairement aux néo-réalistes, les réalistes anglo-saxons proposent de revenir aux penseurs classiques (c'est-à-dire les Grecs) et de retrouver des catégories telles que "équilibre des forces", "puissance" et "anarchie internationale" pour comprendre la réalité.
Les réalistes soutiennent que l'ὕβρις a été la cause du déclin et de la défaite d'Athènes, car c'est le déclin de la vertu qui a finalement provoqué la chute de cette polis grecque. Selon les réalistes, la maîtrise de soi est l'un des fondements du pouvoir et ne pas la pratiquer ne peut que conduire au désastre. Morgenthau a écrit que "l'arrogance qui apparaît dans les tragédies grecques et chez Shakespeare se retrouve chez des personnages historiques bien connus tels qu'Alexandre, Napoléon et Hitler".
Le succès et l'ivresse du pouvoir conduisent à l'ὕβρις et font que les dirigeants d'un État - et par extension l'État lui-même - finissent par surestimer leur capacité à contrôler le monde entier: c'est l'arrogance qui, dans les tragédies grecques, conduit au désastre. Les Grecs considéraient l'ὕβρις comme une caractéristique des Titans qui conduisait les hommes à la perte de la peripeteia - c'est-à-dire l'épuisement de la fortune - et finalement à la nemesis - le châtiment divin.
Toutefois, ce n'est pas seulement l'équilibre des forces qui assure la stabilité d'un État, mais aussi l'ordre, la loi et le "nomos" (c'est-à-dire la modération). Le manque de retenue et l'arrogance conduisent à l'anomie, et l'anomie ne peut être surmontée sans le rétablissement de l'ordre. On pourrait dire que la tragédie grecque nous aide à comprendre les relations internationales.
Or, la seule superpuissance qui existe aujourd'hui, les États-Unis, a commencé à être détruite par sa propre "arrogance", notamment en raison de son abolition et de sa violation des lois écrites et non écrites du droit international (nomos). Cela a conduit les Américains non seulement à revendiquer et à conquérir de plus en plus de territoires, mais les a également poussés à une confrontation directe avec la Russie et la Chine. Le conflit actuel en Ukraine est une conséquence directe du déclin des États-Unis et est causé par leur propre perte de puissance. Cependant, les tragédies nous rappellent qu'il est possible d'exorciser et de purifier ces maux, en retrouvant le caractère sacré de la loi et en rétablissant l'ordre et la justice, comme le raconte la tragédie d'Antigone de Sophocle: un nouvel ordre naît de la tragédie déclenchée par la "légalité" d'un État corrompu par l'ὕβρις.
Nous pouvons aller plus loin et souligner que le Titanisme ne se caractérise pas seulement par l'excès mais aussi par la défense d'un ordre juridique injuste qui ignore les limites des actions et de la pensée. Si nous voulons contrer ces défauts, nous devons envisager les choses de manière claire et globale, c'est-à-dire au moyen d'une "théorie".
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jeudi, 14 avril 2022
Le diagnostic du déclin occidental (vu par Spengler)
Le diagnostic du déclin occidental (vu par Spengler)
Il y a cent ans, Spengler publiait son essai monumental "Le déclin de l'Occident". Maintenant, la maison d'édition Aragno publie le deuxième volume de l'ouvrage en traduction italienne. L'occasion de reparler des concepts mis en avant par le philosophe allemand de l'histoire.
par Gennaro Malgieri
Source: https://www.barbadillo.it/103985-la-diagnosi-del-declino-occidentale-vista-da-spengler/
Une admirable description de la décadence des formes organiques, voilà ce qu'offre la fresque d'Oswald Spengler à ses lecteurs dans les pages du deuxième volume du Déclin de l'Occident, publié en 1922, il y a cent ans. Aujourd'hui, ils réapparaissent dans toute leur dramaturgie préconçue. Les "perspectives de l'histoire universelle" dans lesquelles l'auteur s'attarde, avec des références très cultivées, cachées dans les plis du temps des civilisations, sont celles parmi lesquelles, depuis quelques millénaires, nous, héritiers du faustianisme en liquidation, errons, perdus, contemplant parfois avec complaisance notre état de paria. La plante qui a poussé, grandi et s'est développée est en train de mourir. Le morphologue a l'obligation morale de nous sauver de nos illusions. Les civilisations sont des plantes. L'homme est une plante. Son début est sa fin. Avec lui, la Kultur se termine puis renaît, mais la perspective ne nous empêche pas de vivre avec la Zivilisation notre destin extrême.
Les civilisations, comme toutes les formes de vie, appartiennent au "monde organique" et répondent donc à un principe biologique. C'est pourquoi elles sont dotées d'une âme qui les caractérise. Avoir une histoire, cultiver un destin, c'est adhérer aux dictats de l'âme. Dans la période ascendante d'une civilisation (Kultur), les valeurs spirituelles et morales prédominent, donnant un sens à l'existence des êtres qui vivent selon les préceptes de la loi naturelle; l'existence communautaire est organisée en ordres, castes et hiérarchies ; un profond sentiment religieux domine dans le cœur des peuples, imprégnant l'art, la politique, l'économie et la littérature. Lorsque la civilisation vieillit et que son âme se flétrit, elle passe au stade de la "civilisation" (Zivilisation); le principe de la qualité est remplacé par celui de la quantité ; l'artisanat est remplacé par la technologie ; l'envahissement de la massification des goûts et des coutumes écrase les différences ; la ville, évoquant la vie de la campagne et organisée à l'échelle humaine, est remplacée par la mégalopole comme forme extrême de l'indifférentisme, une termitière sans dimension humaine ; les sociétés sont nivelées, l'hédonisme et l'argent sont les seules valeurs reconnues. Ce n'est que lorsque, avec l'avènement de la civilisation", écrit Spengler, "commence la marée basse de tout le monde des formes, que les structures des simples conditions de vie apparaissent nues et dominantes : Les temps viennent où le dicton vulgaire selon lequel "la faim et le sexe" sont les vrais moments de l'existence, cesse d'être ressenti comme une impudeur, les temps où ce n'est pas devenir fort en vue d'une tâche, mais le bonheur du plus grand nombre, le bien-être et le confort, panem et circenses, qui constituent le sens de la vie et où la grande politique cède la place à la politique économique comprise comme une fin en soi".
Des mots qui semblent avoir été écrits en ces temps troublés : ils ont été pensés il y a plus d'un siècle, lorsque Spengler a voulu créer, vers les années 1910, un grand roman historique et s'est retrouvé, transporté par le sentiment de décadence, à décrire ce qui allait inévitablement se produire. L'heure du coucher du soleil est notre heure. Celui qui nous a mis devant ce destin sévère, aussi livide que les couchers de soleil d'hiver, est notre contemporain. Ses avertissements doivent être accueillis avec le sérieux et la préoccupation qu'ils méritent. Le politiquement correct, l'organisation gluante du consensus égalitaire, la culture de l'annulation, l'homologation des coutumes, des vices et de l'absence de vertus, la construction du "dernier homme" voué au happy end et à l'existence de fellah sont autant d'éléments d'un déclin qui ne peut être endigué, tandis que la gloire effrayante du nihilisme se réjouit de nos destins rétrécis.
Le deuxième volume du Déclin - publié quatre ans après le premier, qui a secoué les consciences les plus alertes de l'époque, et réédité il y a quelques années par Nino Aragno (pp. 787, € 40,00) dans son habituel format élégant et son remarquable choix graphique - est la manière la plus solennelle, compte tenu de l'époque, de déclarer un anticonformisme absolu dépourvu de justification. Et Spengler noue l'élémentaire avec le complexe, identifiant les symptômes de la décadence dans le mode de vie de l'Occidental qui a écrit sa fin dans le mode de vie standardisé.
Voici les plus essentiels. La monumentalité des logements et des structures esthétiques, hideuses par définition puisqu'elles sont inspirées par le critère de l'utilité et non de la beauté pour réconforter nos petites âmes corrompues pour la plupart inadaptées à comprendre la grandeur, le pouvoir vulgaire de l'argent comme moteur de la vie bovine que nous menons, l'arrogance du démos inculte qui pousse la modernité jusqu'au sentiment de divertissement de masse nauséabond et terrifiant, sont les éléments qui connotent la fin de la Civilisation, les signes éloquents de la Civilisation.
Le "royaume" dans lequel tout cela se déroule est la ville. C'est le portrait tragique de Spengler qu'il a formulé avec une heureuse et dramatique clairvoyance au début des années 1920, lorsque la deuxième partie du Déclin prenait forme : "Le colosse de pierre appelé 'cosmopolis' se dresse à la fin du cycle de vie de chaque grande civilisation. L'homme de la civilisation, façonné psychiquement par la campagne, devient la proie de sa propre création, la ville ; il est obsédé par sa créature, devient son organe exécutif et finalement sa victime. Cette masse de pierre est la ville absolue. Son image, telle qu'elle se dessine en lignes d'une beauté grandiose dans le monde de lumière de l'œil humain, recueille le sublime symbolisme mortuaire de tout ce qui est définitivement "devenu". L'histoire millénaire du style a finalement transformé la pierre spiritualisée des bâtiments gothiques en la matière désanimée de ce désert démoniaque et saxicole (= qui vit sur le roc, sur les rochers)".
Spengler dit, et nous ne pouvons que le constater, que les maisons qui composent les villes n'ont rien des origines archaïques du style ionique ou baroque, elles ne rappellent pas l'ancienne demeure paysanne, ce ne sont pas des maisons dans lesquelles les dieux peuvent trouver une place, comme sur les petits autels des maisons helléniques et romaines. Ce sont des maisons désacralisées. Les villes sont des agrégations anonymes dans lesquelles on célèbre la frénésie orgiaque d'une vie sans but, comme l'aurait dit le plus grand poète allemand du 20ème siècle, Gottfried Benn, dans ses poèmes déchirants: "Les maisons sont les atomes dont elles sont composées". La deuxième partie du Déclin célèbre le mythe de la Zivilisation faustienne.
Le chapitre intitulé "L'âme de la ville", qui constitue le cœur du livre, propose les tons, les couleurs et les angoisses qui seront rendus célèbres par le chef-d'œuvre de Fritz Lang, Metropolis (1927). À l'arrière-plan se trouve "notre" avenir, le monde romain, dont le faustisme trace inévitablement les contours politiques. La monumentalité et la corruption, la domination de l'argent comme force prépondérante des pouvoirs obscurs du démos, c'est-à-dire les éléments constitutifs du césarisme, se mêlent à une perception de la modernité que l'on pourrait qualifier de psychédélique. Et dans ce tourbillon d'éléments hétérogènes, au centre duquel se prépare la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, l'œil de Spengler voit plus et mieux que ses contemporains. Ses "erreurs", a écrit Ernst Jünger, "sont plus significatives que les vérités de ses adversaires".
De la dissolution des formes organiques aux baraquements. La métaphore de la décadence est complète. Et pour la compléter, elle se déploie dans le déclin de la prolificité, dans la virilité flétrie, dans la fin de la fonction royale et maternelle des femmes, dans le repli de l'amour sur une sexualité dépourvue de séduction et d'érotisme, dans l'existence du guerrier réduit à un militarisme bureaucratique dépourvu d'héroïsme.
Spengler ne néglige aucun aspect du chemin de transformation de la vie associée jusqu'à son déclin.
La deuxième partie du Déclin est l'admirable ascension de l'intelligence dans le vertige de l'histoire de l'homme occidental. Contrairement à la première partie, le "paysage" domine la description morphologique. Et ce qui en ressort sont des joyaux de génie authentique dans la composition et la décomposition des âges jusqu'à nos jours.
Dans des pages à la fois séduisantes et choquantes, comme une tempête nocturne qui nous empêche de dormir, l'œil de Spengler poursuit le tourbillon des éléments constitutifs de la civilisation et, tout étourdi que nous soyons, réussit à nous faire comprendre l'état dans lequel nous nous trouvons. Le char de la civilisation est descendu jusqu'à nous. Les marchandises qu'il transporte sont de peu de valeur. Que se passera-t-il après le naufrage de la dernière illusion, le césarisme ? Spengler répond à cette question par la phrase qui clôt son livre prophétique, tirée des Épîtres à Lucilius de Lucius Anneus Seneca : Ducunt fata volentem, nolentem trahunt (Le destin guide ceux qui veulent être guidés et entraîne ceux qui ne le veulent pas).
On ne peut rien ajouter d'autre, sinon que face à tous les couchers de soleil de nos fragiles existences, la prière reste le dernier acte de l'esprit, tandis que l'intelligence, se tournant vers les pages de Spengler, peut saisir les signes d'un destin qui n'est qu'apparemment indéchiffrable. Ce que l'on ne comprend pas, c'est parce que l'on ne le connaît pas. Oswald Spengler paie sa dette d'homme du vingtième siècle envers l'humanité souffrante dont il fait partie en enlevant les voiles de la réalité qui dissimulent les falsifications de la modernité afin de nous relier au passé, dans la vision cyclique de l'histoire, non pas pour le restaurer, mais pour comprendre l'avenir pour ceux qui l'auront.
@barbadilloit
Gennaro Malgieri
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mercredi, 13 avril 2022
Le crépuscule des démocraties libérales
Le crépuscule des démocraties libérales
par Andrea Zhok
Source: https://www.ideeazione.com/il-crepuscolo-delle-liberaldemocrazie/
I. Les démocraties fantastiques et où les trouver
Dans les discussions publiques sur le conflit russo-ukrainien, au-delà des arguments nombreux et souvent confus, la dernière ligne du front mental semble suivre une seule opposition : celle entre "démocraties" et "autocraties". Tous les faits peuvent être vrais ou faux, tous les arguments peuvent être valables ou non, mais en fin de compte, l'essentiel est que, Dieu merci, d'un côté il y a "nous", les démocraties, et de l'autre côté ce que la démocratie n'est pas. D'un côté de l'abîme se trouveraient les "démocraties", identifiables aux démocraties libérales qui se sont développées sous l'aile des États-Unis (Europe occidentale, Canada, Australie, Israël, et peu d'autres), et de l'autre côté se trouveraient les "autocraties", ou "pseudo-démocraties corrompues" (essentiellement impossibles à distinguer des autocraties).
Ce grand projet se nourrit de préjugés tenaces, comme l'idée que les démocraties sont naturellement pacifiques et ne font jamais la guerre - sauf, bien sûr, lorsqu'elles y sont contraintes par les infâmes "non-démocraties". Le motif est aussi vague qu'imperméable, aussi opaque dans ses détails qu'il est ferme dans la foi qu'il insuffle.
Pourtant, lorsque nous examinons les situations en détail, nous découvrons une image curieusement en dents de scie.
Andrea Zhok
Nous pouvons découvrir, par exemple, que dans l'histoire, pourtant brève, des démocraties (qui, à quelques exceptions près, commence après 1945), les conflits entre elles n'ont pas manqué (de la guerre du Cachemire entre le Pakistan et l'Inde, aux guerres de Paquisha et Cenepa entre le Pérou et l'Équateur, en passant par les guerres entre les républiques yougoslaves, jusqu'à la guerre des Six Jours - avec le Liban et Israël gouvernés par des démocraties, etc.)
Et puis, nous pouvons découvrir que la démocratie par excellence, les États-Unis, est curieusement le pays impliqué dans le plus grand nombre de conflits au monde (102 depuis sa naissance, 30 depuis 1945), des conflits, personne n'en doute, auxquels les États-Unis ont été contraints malgré eux par des autocraties malfaisantes et corrompues; et pourtant, il reste singulier qu'aucune de ces autocraties belliqueuses ne puisse, même de loin, rivaliser avec les États-Unis en termes de niveau d'activité guerrière.
Mais en dehors de ces points, qui peuvent être considérés comme des accidents, les véritables questions sont les suivantes : qu'est-ce qui constitue l'essence d'une démocratie ? Et pourquoi une démocratie peut-elle être considérée comme un ordre institutionnel de valeur ?
II. La démocratie : procédure ou idéal ?
Il y a ceux qui pensent que la démocratie est simplement un ensemble de procédures, sans essence fonctionnelle ou idéale. Par exemple, la procédure électorale au suffrage universel serait caractéristique des démocraties. Mais il est clair que la tenue d'élections n'est pas une condition suffisante pour être considéré comme démocratique: après tout, des élections ont également eu lieu sous le fascisme. Et qu'en est-il de la combinaison d'avoir des élections et un système multipartite ? Du moins, si l'on s'en tient à la perception de l'opinion publique occidentale, ces conditions ne semblent pas non plus suffisantes, puisque dans les médias, on entend parler de pays où se tiennent régulièrement des élections multipartites (par exemple, la Russie, le Venezuela et l'Iran) comme d'autocraties, ou du moins de non-démocraties. Mais si c'est le cas, alors nous devrions nous demander un peu plus loin ce qui qualifie réellement un système démocratique comme tel. Quelle est la signification d'une démocratie ? Qu'est-ce qui lui donne de la valeur ?
Le sujet est vaste, controversé et ne peut être traité de manière exhaustive ici, mais je vais essayer de fournir, de manière quelque peu affirmative, quelques traits de base qui dessinent le cœur d'un ordre démocratique authentique.
Je crois qu'une démocratie tire ses mérites fondamentaux de deux cas idéaux, le premier plus explicite, le second un peu moins :
1) L'acceptation d'un pluralisme des besoins. Il est juste que tous les sujets d'un pays - s'ils sont capables de comprendre et de vouloir - aient la possibilité concrète de faire entendre leurs besoins, de les exprimer, et d'avoir une représentation politique capable de les assumer. Cette idée est principalement de nature défensive, et sert à exclure la possibilité que seule une minorité soit en mesure d'imposer politiquement son agenda et de faire valoir ses besoins, au détriment des autres.
2) L'acceptation d'un pluralisme de visions. Deuxièmement, nous pouvons également trouver une idée positive, concernant la dimension fondatrice du "peuple". Une vision du monde et de l'action collective dans le monde tire ses avantages, ses forces et ses vérités du fait qu'elle peut bénéficier d'une pluralité de points de vue, non restreints à une classe, un groupe culturel ou un contexte expérientiel. Si, dans la communication interne d'une démocratie (au sens étymologique du terme "politique"), une synthèse de ces différentes perspectives expérientielles est réalisée, alors, en principe, une vision plus riche et plus authentique du monde peut être obtenue. Cette idée n'est pas simplement défensive, mais donne à la pluralité des perspectives sociales une valeur proactive : la "vérité" sur le monde dont nous faisons l'expérience n'est pas le monopole d'un groupe particulier, mais émerge de la multiplicité des perspectives sociales et expérientielles. Cette dernière idée est plus ambitieuse et part du principe qu'un biais expérientiel tend de toute façon à créer une vision abstraite et limitative du monde, et que cette limitation est intrinsèquement porteuse de problèmes.
Ces deux instances, cependant, représentent en quelque sorte des idéalisations qui nécessitent l'existence de mécanismes capables de transférer ces instances dans la réalité. Il doit donc exister des pratiques sociales, des lois, des coutumes et des institutions capables de transformer le pluralisme des besoins et le pluralisme des visions en représentation et en action collectives.
Le mécanisme électoral n'est que l'un de ces mécanismes, et on peut se demander s'il est le plus important, bien que l'exposition périodique à un système d'évaluation directe soit d'une certaine manière cruciale en tant que méthode de contrôle et de correction par le bas.
Maintenant, la vérité est que le système de pratiques, de lois, de coutumes et d'institutions qui permet aux instances démocratiques susmentionnées de se concrétiser est extrêmement vaste et complexe. En fait, nous avons affaire à un système de conditions, dans lequel le dysfonctionnement grave d'un seul facteur peut suffire à compromettre l'ensemble. Une politique non représentative de la volonté du peuple, un pouvoir judiciaire conditionné par des puissances extérieures, un système économique soumis au chantage, un système médiatique vendu, etc. Tous ces facteurs, et chacun d'entre eux à lui seul, peuvent briser la capacité du système institutionnel à répondre aux instances idéales 1) et 2) ci-dessus.
En revanche, prenons le cas d'un système souvent mentionné comme manifestement antidémocratique, à savoir le système politique chinois. Il n'est pas caractérisé par le multipartisme (bien que des partis autres que le parti communiste aient été récemment autorisés). Toutefois, il s'agit d'une république et non d'une autocratie, car il existe des élections régulières qui peuvent effectivement choisir des candidats alternatifs (les députés du Congrès du peuple, qui peuvent élire des députés du Congrès du peuple à un niveau successivement plus élevé, dans un système ascendant jusqu'au Congrès national du peuple, qui élit le président de l'État). S'agit-il d'une démocratie ? Si nous avons les démocraties occidentales à l'esprit, certainement pas, car il lui manque plusieurs aspects. Cependant, dans une certaine mesure, il s'agit d'un système qui, au moins dans cette phase historique, semble s'accommoder au moins des instances négatives (1) mentionnées ci-dessus : il accueille les besoins et les demandes d'en bas et y répond de manière satisfaisante. Est-ce un heureux accident ? S'agit-il d'une "démocratie sui generis" ?
Si, d'autre part, nous examinons le système politique russe, nous sommes ici confrontés à quelque chose de plus similaire en termes de structure aux systèmes occidentaux, puisque nous avons ici des élections avec plusieurs partis en compétition. Mais ces élections sont-elles équitables ? Ou bien le conditionnement de la liberté de la presse et de l'information est-il déterminant ? Là aussi, il y a eu une amélioration des conditions de vie de la population au cours des vingt dernières années, ainsi que quelques ouvertures limitées en termes de droits, mais avons-nous affaire à une démocratie complète ?
III. Démocraties formelles et oligarchies économiques
Ces modèles (Chine, Russie), que l'on qualifie souvent de non-démocratiques, sont certes différents des démocraties libérales du modèle anglo-saxon, mais cette diversité présente également des aspects intéressants dans une perspective proprement démocratique, au sens des exigences 1) et 2). L'aspect le plus intéressant est une moindre exposition à l'influence de puissances économiques indépendantes, étrangères à la sphère politique.
Ce point, il faut le noter, peut être lu à la fois comme un plus et un moins en termes démocratiques. Certains diront que parmi les composantes sociales dont les intérêts doivent être pris en compte dans une démocratie (personne dans une démocratie ne doit être sans voix), il doit aussi y avoir les intérêts des classes aisées, et que par conséquent les systèmes qui ne sont pas sensibles à ces demandes seraient démocratiquement défectueux.
Ici, cependant, nous nous trouvons près d'un point critique. Nous pouvons prétendre que, dans le monde moderne, les représentants des pouvoirs économiques sont un pouvoir à côté des autres, un corps social à côté des autres : il y aurait des représentants des retraités, des métallurgistes, des agriculteurs directs, des enseignants, des défenseurs des droits des animaux et puis aussi des fonds d'investissement internationaux, comme un groupe de pression à côté des autres. Seulement, il s'agit, bien sûr, d'une fraude pieuse. Dans le monde d'aujourd'hui, suite à l'évolution du système capitaliste moderne, le pouvoir de loin le plus influent et le plus omnivore est représenté par les grands détenteurs de capitaux, qui, lorsqu'ils agissent dans l'intérêt de leur classe, exercent un pouvoir qui ne peut être limité par aucune autre composante sociale. Pour cette raison, c'est-à-dire en raison du rôle anormal en termes de pouvoir que peut exercer le capital aujourd'hui, il peut arriver que des formats institutionnels moins "démocratiquement réceptifs" dans des pays à la "démocratie imparfaite" offrent une plus grande résistance aux demandes du capital que dans des pays plus démocratiques sur le papier.
Ce point doit être bien compris, car il est en effet très délicat.
D'une part, le fait que les démocraties, en l'absence d'une surveillance robuste et de correctifs forts, peuvent rapidement dégénérer en ploutocraties, c'est-à-dire en règne de facto d'élites économiques étroites, ne fait aucun doute. Il s'agit d'une tendance structurelle que seuls les aveugles ou les hypocrites peuvent nier. D'autre part, cela ne signifie pas en soi que les systèmes qui se présentent comme potentiellement "résistants à la pression ploutocratique" le sont réellement, ni qu'ils sont effectivement capables de promouvoir un agenda d'intérêts proches du peuple (le cas historique du fascisme italien, inventeur de l'expression "démoplutocratie", reste là comme un avertissement).
Dans cette phase historique, le problème vu du point de vue d'une démocratie libérale occidentale n'est pas d'idéaliser d'autres systèmes ou d'imiter d'autres modèles, qui se montrent peut-être à ce moment-là capables de servir les intérêts de leur propre peuple. Pour tout dire, on peut affirmer que le système institutionnel chinois de ces dernières décennies gagne en crédit pour sa capacité à améliorer, non seulement sur le plan économique, la condition de son immense population. Mais il s'agit d'un système qui a évolué sur des bases culturelles et historiques très spécifiques, qui ne peuvent être reproduites ou transférées. Il est donc approprié de l'étudier, il est juste de le respecter dans sa diversité, mais nous devons également éviter les idéalisations ou les improbables "transferts de modèles".
L'importance historique de l'existence d'une pluralité de modèles est à la fois géopolitique et culturelle. Sur le plan géopolitique, le pluralisme multipolaire peut limiter les tentations impériales d'un seul agent historique : avec toutes les limites de l'URSS, sa simple existence après la Seconde Guerre mondiale a produit de plus grands espaces d'opportunités en Occident, grâce au stimulus fourni par l'existence d'un modèle social alternatif auquel se comparer. La multipolarité est une sorte de "démocratie entre les nations", et permet d'obtenir au niveau des communautés historiques les mêmes effets que ceux qui sont idéalement promus en interne par une démocratie : l'acceptation d'une pluralité de besoins et d'une pluralité de visions.
IV. Options crépusculaires
Le problème auquel nous sommes maintenant confrontés, avec une urgence et une gravité terribles, est que le système des démocraties libérales occidentales montre des signes clairs d'avoir atteint un point de non-retour. Après cinquante ans d'involution néolibérale, le bloc des démocraties libérales occidentales est dans un état de faillite démocratique avancée. Après la crise de 2008, et de plus en plus, nous avons assisté à un alignement des intérêts des grandes puissances financières, un alignement dépendant de la perception d'une crise naissante qui fera époque et qui impliquera tout le monde, y compris les représentants du grand capital.
Des choses connues depuis longtemps, mais dont la prise de conscience avait jusqu'alors été tenue à l'écart de la conscience opérationnelle, se présentent désormais comme des évidences qui ne peuvent plus être contournées par les grands acteurs économiques.
Il est bien connu que le système économique capitaliste issu de la révolution industrielle a besoin de s'étendre, de s'agrandir et de croître indéfiniment afin de répondre aux attentes qu'il génère (et qui le maintiennent en vie). Il est également bien connu qu'un système de croissance infinie est autodestructeur à long terme : il est destructeur pour l'environnement pour des raisons logiques, mais bien avant d'atteindre des crises environnementales définitives, il semble être entré en crise au niveau politique, car la surextension du système de production mondial l'a rendu de plus en plus fragile. L'arrêt du processus de mondialisation, dont on parle en ce moment, n'est pas un événement parmi d'autres, mais représente le blocage de la principale direction de croissance de ces dernières décennies. Et le blocage de la phase d'expansion pour ce système est équivalent au début d'un effondrement/changement de système.
Les lecteurs de Marx, en entendant évoquer l'idée d'un effondrement systémique, pourraient bien lui souhaiter bonne chance : après tout, la prophétie sur la non-durabilité du capitalisme a une tradition riche et prolifique. Malheureusement, l'idée que le renversement du capitalisme devrait déboucher sur un système idéalement égalitaire, un viatique pour la réalisation du potentiel humain, est longtemps apparue comme une perspective souffrant d'une mécanique peu crédible.
La situation qui se dessine aux yeux des acteurs économiques internationaux les plus attentifs et les plus puissants est plutôt la suivante. Face à une promesse de croissance de plus en plus instable et incertaine, il n'y a essentiellement que deux directions possibles, que nous pourrions appeler les options : a) "cataclysmique" et b) "néo-féodale".
a) Les processus dégénératifs déclenchés par les crises naissantes peuvent aboutir à une grande destruction des ressources (comme ce fut le cas la dernière fois, lors de la Seconde Guerre mondiale), une destruction telle qu'elle contraint le système à se rétrécir, tant sur le plan économique que démographique, ouvrant ainsi la voie à une réédition de la perspective traditionnelle, à un nouveau cycle identique aux précédents, où la croissance est la solution invoquée à tous les maux (chômage, dette publique, etc.). Il est difficile de dire si quelqu'un poursuit effectivement activement une telle voie, mais il est probable qu'au sommet de la pyramide alimentaire actuelle, cette perspective est perçue comme une possibilité à accepter sans tapage particulier, comme une option intéressante et non malvenue.
b) En l'absence d'événements cataclysmiques, l'autre voie ouverte aux grands détenteurs de capitaux est la consolidation de leur pouvoir économique dans des formes de pouvoir moins mobiles que le pouvoir financier, moins dépendantes des vicissitudes du marché. Le pouvoir économique aspire désormais à passer de plus en plus d'une forme liquide à une forme "solide", que ce soit sous forme de propriété territoriale ou immobilière, ou sous forme de pouvoir politique direct ou (ce qui revient au même) médiatique. Cette option, un peu comme celle qui s'est produite à la chute de l'Empire romain, devrait permettre aux grands détenteurs de capitaux de se transformer directement en autorités ultimes, en une sorte de nouvelle aristocratie, un nouveau féodalisme, mais sans investiture spirituelle.
Toutefois, ce double scénario peut également prendre la forme d'oscillations entre des mises en œuvre partielles de ces options. Il est fort probable que, comme c'est le cas pour les sujets habitués à "différencier les portefeuilles" afin de réduire les risques, au sommet, les deux options (a) et (b) sont envisagées en parallèle, pesées et préparées simultanément. C'est là un trait typique de la rationalité capitaliste et spécifiquement néolibérale : on ne se fixe jamais sur une perspective unique, qui en tant que telle est toujours contingente et renonçable : ce qui compte, c'est la configuration créée par l'oscillation entre les différentes options, à condition que cette oscillation permette de rester en position de prééminence. Ainsi, il est possible que le résultat de cette double option soit une oscillation entre deux versions partielles : des destructions plus circonscrites d'un cataclysme mondial, combinées à des appropriations plus circonscrites du pouvoir politique et médiatique d'un saut systémique dans un nouveau féodalisme postmoderne.
Cette troisième option est la plus probable et la plus insidieuse, car elle peut prolonger une agonie sociopolitique sans fin pendant des décennies, effaçant progressivement le souvenir d'un monde alternatif dans la population. La phase dans laquelle nous nous trouvons est celle de l'accélération de ces processus. Les médias des démocraties libérales sont déjà presque à l'unisson sur toutes les questions clés, créant des agendas de "questions du jour" avec leurs interprétations obligatoires. Il est ici important de réaliser que dans les systèmes de masse et d'extension tels que les modernes, il n'est jamais important d'avoir un contrôle à 100% du champ. La survie des instances et des voix minoritaires, fragilisées et dépourvues de capitaux pour les soutenir, n'est ni un risque ni une entrave. Un contrôle à 100% n'est souhaitable que dans les formes où la dimension politique est prioritaire, où une opinion minoritaire peut gagner les esprits et devenir l'opinion majoritaire. Mais si la politique est en fait déjà détenue par des forces extra-politiques, telles que les structures de financement ou le soutien des médias, une dissidence marginale peut être tolérée (du moins jusqu'à ce qu'elle devienne dangereuse).
Les démocraties libérales occidentales, qui jouent aujourd'hui le rôle du chevalier de l'idéal offensé par la brutalité autocratique, sont en vérité depuis longtemps des théâtres fragiles dans lesquels la démocratie est une suggestion et, pour certains, une nostalgie, avec peu ou rien de réel derrière elle. Avec la politique et les médias déjà massivement soumis au chantage - ou à la solde - nos démocraties fantasment sur la représentation d'un monde qui n'existe plus, s'il a jamais existé.
Par rapport aux systèmes qui n'ont jamais prétendu être pleinement démocratiques, nos systèmes ont un problème supplémentaire : ils ne sont pas le moins du monde conscients d'eux-mêmes, de leurs propres limites et donc aussi du danger qu'ils courent. Les démocraties libérales occidentales sont habituées à être cette partie du monde qui a traité le reste de la planète comme son propre pied-à-terre au cours des deux derniers siècles ; à partir de cette attitude de supériorité et de suffisance, les citoyens des nations occidentales sont incapables de se voir à travers les yeux de quelqu'un d'autre qu'eux-mêmes, ils sont incapables de se représenter sauf sous la forme de leur propre autoreprésentation idéale (souvent cinématographique), ils ne peuvent même pas imaginer que des formes de vie et de gouvernement autres que les leurs puissent exister.
L'Occident se retranche, comme un dernier bastion, derrière des bribes de sagesse commune, comme le célèbre aphorisme de Churchill : "La démocratie est la pire forme de gouvernement, à l'exception de toutes les autres qui ont été essayées jusqu'à présent. Cette brillante boutade, maintes fois répétée, intègre le geste consolateur de penser que, oui, nous avons peut-être beaucoup de défauts, mais une fois que nous leur avons rendu un hommage formel, nous n'avons plus à nous en préoccuper, car nous sommes toujours, sans comparaison, ce que l'histoire humaine a produit de mieux.
Les Romains ont dû se répéter quelque chose comme ça jusqu'à la veille du jour où les Wisigoths d'Alaric ont mis Rome à sac.
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mardi, 12 avril 2022
Défense de la méthode scolastique : le meilleur outil pour apprendre à "bien penser"
Défense de la méthode scolastique: le meilleur outil pour apprendre à "bien penser"
José Antonio Bielsa Arbiol
Le grand problème de la pédagogie de notre temps est son incapacité à se renouveler de manière cohérente, c'est-à-dire à le faire en fonction des exigences qu'une réalité complexe requiert, ou devrait requérir. L'échec du système éducatif espagnol, biaisé dans sa méthodologie et sectaire dans ses programmes, se reflète dans ce bilan: jour après jour, de plus en plus de jeunes terminent leurs études réglementées sans avoir atteint un niveau minimal de compréhension de l'écrit, et encore moins la simple articulation des idées selon un ordre rationnel, c'est-à-dire logique. L'hyper-fragmentation des récits qui répudient la vie nue, une tendance malsaine à aplatir les solides normes de compréhension d'antan, fait de la perception du monde une expérience douloureuse, voire malsaine, face au maelström de saleté et de laideur qui sont monnaie courante sur le marché postmoderne.
La grande réussite des technocrates de l'Ordre nouveau n'est autre que "la destruction progressive de l'esprit des personnes instruites". Face à la crise des valeurs qui traverse et secoue l'Occident, nous devrions sérieusement nous demander si les meilleures solutions ne consistent pas à revenir aux modèles cognitifs d'il y a trente ans. Dans le cas de l'Espagne, la désastreuse LOGSE a donné le coup de grâce à un système qui, jusqu'alors, était pour le moins efficace pour les besoins de la vie ordinaire. Aujourd'hui, cependant, le système ne parvient plus, tout au plus, qu'à "produire" des inadaptés sociaux et autres excroissances qui ne peuvent être assimilés dans un système éducatif traditionnel.
Face à tous ces fiascos et ces désertions, les grands maîtres de la pensée médiévale nous proposent des solutions, toutes plus solides les unes que les autres, pour nous sortir de l'impasse (il ne serait pas déraisonnable de se tourner à nouveau vers la Silicon Valley, quartier général où l'élite mondiale du savoir met en pratique les méthodes d'apprentissage les plus conservatrices pour ses élus...). Il est urgent, en somme, d'abolir l'empire des "images" a-signifiantes et de réhabiliter au plus vite la MÉTHODE SCOLASTIQUE : Elle seule peut nous protéger de la farce pédagogique actuelle, qui rend impossible aux nouvelles générations l'exercice de la simple pensée ; en effet, la devise de la méthode scolastique affirmait que "la pensée est un métier dont les lois sont minutieusement fixées".
Pour arriver à cette affirmation, la Méthode part du principe que la philosophie est une science fondée sur son propre langage, et que la connaissance repose sur la démonstration: il faut connaître les lois de la discussion et de l'inférence, et savoir les appliquer à la réalité, afin qu'elles ne restent pas de simples mots d'esprit. A l'heure de la dissolution paranoïaque-narcissique, du relativisme grossier et du personnalisme inerte, la Méthode Scolastique propose une sorte de gymnastique intellectuelle rigoureuse en classe; pour systématiser ce plan d'étude, la Méthode consolide la compréhension de la Réalité au moyen de l'appréhension du Langage (comme nous le savons : l'homme est homme en tant qu'animal de langage) ; l'utilisation correcte de la Méthode dans le système Scolastique présuppose au moins trois phases, à savoir :
- I) la Lectio ou lecture du texte par l'enseignant, lecture qui comporte trois niveaux : a) le niveau grammatical ; b) l'explication du sens du texte ; et c) l'approfondissement du sens du texte ;
- II) la Disputatio ou discussion, qui permet d'aller au-delà de la première compréhension du texte, en signalant de nouveaux problèmes (qui sont également discutés) ; et
- III) la Determinatio : à la fin de la discussion, l'enseignant fournit sa solution.
(Nous laisserons de côté les disputationes de quodlibet, des disputationes publiques tenues deux ou trois fois par an).
Par son énorme richesse et ses perfections intrinsèques, la méthode scolastique a marqué l'âge d'or de la pensée occidentale, et a apporté avec elle de grands progrès tant dans l'ordre cognitif que dans les domaines de la logique et de la philosophie du langage.
Le meilleur de l'Europe, lorsqu'elle s'appelait "chrétienté", provenait de l'intégration parfaite de la Raison et de la Foi. Antithèse pure et douloureuse de notre funeste présent, dirigé par des sophistes éphémères, ennemis jurés du christianisme et de l'exercice droit, précis et équanime de la "bien-pensance".
Le livre Cristocentrismo : La imperecedera doctrina escolástica (Letras Inquietas, 2022) est disponible sur Amazon :
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dimanche, 10 avril 2022
L'homme habite géopolitiquement la Terre
L'homme habite géopolitiquement la Terre
par Gennaro Scala
Source : Gennaro Scala & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/geo-politicamente-abita-l-uomo
Le livre en question est une réflexion "métapolitique" sur la géopolitique, c'est-à-dire qu'il dépasse les questions spécifiques que traite cette discipline pour s'interroger sur le "pourquoi", sur les questions fondamentales dont découlent les questions géopolitiques et politiques tout court. Pourquoi s'occuper de géo-politique ? D'un point de vue immédiat, chaque État ne peut ignorer les questions géopolitiques, sous peine de graves conséquences. Un certain niveau de connaissances géopolitiques, c'est-à-dire des relations entre les États, est nécessaire à la classe politique de chaque État. Cependant, tous les États n'en ont pas besoin et ne peuvent pas l'utiliser de la même manière, cela dépend de la capacité d'action, qui dépend à son tour de la puissance d'un État. Un État qui est totalement subordonné aux politiques internationales d'un autre État, et il en existe, il faut le savoir, n'a guère besoin de connaissances géopolitiques puisque la décision sur les politiques internationales sera dictée par d'autres. Mais ce peu ne signifie pas zéro, un certain degré de connaissances géopolitiques est toujours nécessaire, une marge de manœuvre subsiste toujours, même si elle est devenue beaucoup plus étroite que la "souveraineté limitée" dont a bénéficié l'Italie de l'après-guerre jusqu'à l'effondrement de l'URSS. Mais si c'est le niveau immédiat d'où découle le besoin de connaissances géopolitiques, on ne peut s'y arrêter, sinon nous aurions une géopolitique purement nationaliste.
Ce n'est pas le cas de Fabio Falchi pour qui la géopolitique découle de notre "être au monde" et d'une certaine manière d'"habiter la terre". En tant que mortels, nous habitons "poétiquement" la terre, le mot étant la "maison de l'être" et concernant donc notre être chez nous dans le monde, mais nous sommes des êtres situés entre le ciel et la terre, donc le poétique présuppose l'impoétique, autant l'homme habite poétiquement la terre, autant il l'habite géo-politiquement. Ce "poétique vs. impoétique" se traduit philosophiquement dans l'opposition "Heidegger vs. Schmitt" (chapitre II), Schmitt venant rappeler que l'occupation de la terre par l'homme se fait à partir d'une partition, et la géopolitique s'en occupe, mais c'est donner la prévalence à "l'être-contre-les-autres". En jouant dialectiquement Heidegger contre Schmitt et vice versa, cependant, la priorité "ontologique" de "l'être-avec-les-autres" est rétablie (p.52), tout en reconnaissant l'être contre une possibilité toujours présente dans les relations humaines.
Fabio Falchi veut retrouver l'opposition terre-mer de Schmitt, tout en rejetant, avec Heidegger, l'opposition ami-ennemi comme opposition ultime, ontologique, fondatrice de la politique. Je pense plutôt qu'il s'agit d'un mythe taillé dans le conflit Allemagne-Angleterre, l'histoire n'est pas marquée par cette éternelle opposition entre les puissances terrestres et maritimes (à ces dernières s'ajoutent, avec la technologie moderne, des puissances qui s'appuient sur le contrôle du ciel), cette opposition ne s'applique guère à l'histoire ancienne, comme le reconnaît aussi Falchi, et même avec la "révolution spatiale" qui a eu lieu avec la découverte des Amériques et la navigation sur l'ensemble du globe, elle ne devient pas plus valable. Le problème est plutôt de surmonter le mondialisme, le rêve de domination mondiale, qui est né de l'expansion mondiale des puissances européennes. L'Allemagne du siècle dernier était certes une puissance qui s'appuyait davantage sur des forces terrestres, mais elle a hérité du rêve de la domination mondiale anglo-saxonne, qu'elle a finalement voulu réaliser "par voie terrestre" par l'invasion de la Russie, pour laquelle elle s'est inspirée de la "conquête de l'Ouest".
Ainsi, s'il est juste de rétablir le fondement universaliste de l'appartenance humaine commune, tout en reconnaissant que c'est précisément le fait d'être ensemble qui peut aboutir à être contre, ou à la possibilité toujours présente d'un conflit, comment l'appartenance commune peut-elle prévaloir sur la tendance également inhérente au conflit ? Ce qui, traduit en termes géopolitiques universels, signifie pour moi aujourd'hui: comment éviter le choc des civilisations ? À cette fin, il est notamment essentiel de rétablir le sens de la limitation humaine par rapport à la volonté illimitée de puissance qui a donné naissance à la technologie. Et à cet égard, Heidegger est si utile, étant parmi ceux qui se sont le plus concentrés sur le problème, si trompeur car la différence ontologique et l'oubli de l'être sont à mon avis de mauvaises réponses. Le concept de différence ontologique de Heidegger est celui qu'il faut le plus dépasser; il crée une fracture entre l'être et le devenir, reproduisant les anciens dualismes. Identifier l'être à tout ce qui n'est pas l'être signifie une dé-substantiation de l'Être, qui est au contraire ce qu'il y a de plus réel, c'est l'ens realissimus. Pensé à travers la différence ontologique, l'être est la non-entité, la ni-entité. Identité donc de l'être et du néant. Et nous revenons ici au célèbre début de la Science de la Logique, d'où partent les réflexions de Heidegger. Il y aurait un discours à faire sur la nature problématique de la dialectique hégélienne que nous ne pouvons pas faire ici, sur lequel Enrico Berti a écrit des pages fondamentales. Certes, l'être ne peut être réduit à une entité déterminée, mais c'est ce que nous faisons dans la mesure où nous parlons de l'être avec l'article déterminatif.
L'être ne peut être oublié car, en tant qu'êtres humains limités, nous ne pouvons pas l'embrasser, mais ce que nous ne pouvons pas oublier, c'est que notre connaissance de la nature, et notre capacité à connaître et à contrôler certains phénomènes naturels, est toujours petite comparée à la puissance infinie de la Nature qui nous a engendrés. L'Être est le monde infini qui a également engendré l'homme; il ne peut être embrassé par un être fini tel que l'être humain, mais seulement pensé comme un au-delà. Nous n'approchons l'être qu'à travers l'être de manière finie et déterminée, mais il s'agit toujours d'une réduction, car, et c'est l'une des acquisitions les plus importantes de la science moderne, même le grain de sable a des déterminations infinies si on l'analyse en profondeur. Réfléchir sur l'être, c'est réfléchir sur les limites de la connaissance humaine, mais aussi sur le caractère merveilleux de cette connaissance. Que serait un monde s'il ne présentait pas plus de défis et de mystères à l'homme?
Fabio Falchi conclut son ouvrage en rappelant que le rétablissement du sens de l'émerveillement envers la Physis est fondamental face à un appareil technocratique qui voudrait réduire le monde à quelque chose d'entièrement manipulable et contrôlable. Une "question métaphysique" que la pensée faible (pensiero debole) d'un Vattimo voudrait plutôt effacer, montrant une convergence fondamentale avec la pensée néo-libérale à laquelle il dit vouloir s'opposer. Cacciari saisit entre autres un point crucial lorsqu'il rappelle le double sens du terme grec Thauma, qui désigne un rapport au monde dans lequel la terreur et l'émerveillement ont la même origine. D'autre part, Heidegger (et Severino lui-même) n'a privilégié que l'aspect de l'angoisse inhérente à la finitude de l'être humain, qui est "in-éradicable", mais c'est précisément cela qui peut être transformé en émerveillement devant le monde, qui transforme le court voyage de la vie en quelque chose qui a un sens et une valeur.
Cependant, si nous devons rétablir l'idée de la subordination inévitable de l'être humain à la Nature, nous ne pouvons pas rétablir le "sens du sacré" des anciens, qui découlait du sens naturel, pour ainsi dire, de la subordination de l'être humain à la Nature. L'être humain s'est libéré de sa dépendance à l'égard de certains phénomènes naturels, ce qui a été un chemin positif et, dans l'ensemble, obligatoire, puisque l'"animal nu" appelé homme, qui n'a pas de griffes pour se défendre ni de membres rapides pour courir, a dû développer la technologie. Cette voie a toutefois abouti à la domination de la Technique, qui est une forme d'hybris, l'illusion de pouvoir contrôler et manipuler le monde à volonté. Dans cette voie, le sentiment de subordination de l'être humain à la Nature doit être reconstitué sur une nouvelle base.
Établir une relation adéquate avec la transcendance de la Nature, avec l'Être, avec Dieu, ou quelle que soit la façon dont on souhaite désigner le monde infini qui nous a engendrés, est également fondamental pour la géopolitique. Car établir une relation adéquate avec la transcendance signifie rétablir le sens de la limite pour l'être humain. En termes géopolitiques, cela signifie une inversion de l'absurdité du projet occidental de contrôle total des êtres humains sur la Terre. Il y a des limites à ne pas franchir, et celles-ci devraient être les nouveaux Hercules de demain, qui ne sont plus géographiques mais politiques.
Une limite à ne pas franchir au-delà de laquelle il existe un risque de déclencher un conflit de civilisations, qui pourrait avoir des conséquences imprévisibles. Il convient de rappeler l'extraordinaire pertinence du Canto XXVI de Dante, qui commence par la condamnation de l'impérialisme de Florence qui "per mare e per terra batte l'ale", son désir d'expansion sans limites. Dans "l'in-éliminabilité" de la dimension conflictuelle, qui est une dimension in-éliminable de l'habitation de la terre, comme le souligne à juste titre Falchi, se révèle à mon avis la subordination de l'être humain à la nature. C'est la même conclusion à laquelle Tolstoï est parvenu lorsqu'il a voulu raconter "la guerre et la paix". Cela ne signifie pas que le conflit est inévitable, cela signifie que le conflit doit être "façonné" (pour utiliser la terminologie de Tolstoï), il doit être régi et orienté vers des formes qui ne sont pas destructrices pour tous les prétendants.
Je considère que celui de Fabio Falchi est un travail de réflexion méritoire et assez rare dans le panorama intellectuel italien asphyxié, pour la profondeur et l'ampleur des vues, sur les fondements de la (géo)politique, cependant, un effort devrait être fait pour surmonter ce bloc de la culture européenne, dont parle Pierluigi Fagan, selon lequel "la philosophie occidentale pratique, sa politique et son éthique sont arrêtées au 19ème siècle". En effet, nous ballottons entre Heidegger, Nietzsche et Marx, souvent dans un mélange de ceux-ci. La philosophie italienne d'après-guerre a fait des pas en avant qu'il faut valoriser par rapport à la philosophie allemande, je pense à la critique de Heidegger par Severini, mais aussi à la critique de la dialectique par Enrico Berti. Heidegger a été "sacralisé" par une certaine intellectualité européenne, surtout de gauche, comme l'écrit Dominique Janicaud dans Heidegger en France, car "la destruction de la métaphysique" correspondait à la nécessité de se débarrasser des "récits" progressistes, une opération certes nécessaire mais qui a ensuite conduit à une adhésion nihiliste aux valeurs fondamentales du néolibéralisme, même si elle était ensuite assaisonnée d'un anarchisme inoffensif, comme l'observe Fabio Falchi à propos de Vattimo. Je ne connais pas suffisamment la philosophie de Vattimo, je ne peux donc exprimer qu'un jugement consciemment sommaire, mais je peux dire qu'en première lecture, le "nihilisme libérateur" de Vattimo ne me convainc pas du tout. Je ne crois pas que "ce qui rend libre est vrai", mais plutôt que la communauté ne peut être fondée que sur une base de vérité. La vérité n'est pas l'imposition du discours dominant. Une formulation qui n'échappe pas à l'objection classique du relativisme, puisqu'elle aussi voudrait être une vérité. Heidegger doit être "dépassé", selon le sens hégélien du terme, sinon notre critique de ses élèves "gauchistes" est nécessairement faible. Le concept de vérité de Vattimo doit être rejeté.
Le problème est que cette faiblesse envers un certain nihilisme découle d'un problème précis qui est un vide difficilement surmontable. Heidegger a pensé et agi du point de vue de la défense de la civilisation européenne, pour laquelle il a pensé utiliser le nihilisme produit par la décadence de cette même civilisation, un court-circuit qui l'a conduit à rejoindre le nazisme, qui a fonctionné comme un accélérateur de la décadence européenne. Pour nous, cependant, cet effondrement est déjà un fait accompli, en effet il n'y a plus rien à défendre, seulement les décombres. Bien que cette question ne soit pas mentionnée dans le livre, je sais bien, connaissant un peu la pensée de l'auteur, qu'elle est en arrière-plan. Il n'est pas mentionné parce qu'il ne s'agit pas d'un problème soluble, mais il reste un problème classé sans être surmonté. La "racine terrestre" ne peut se trouver que dans sa propre culture. Notre culture d'appartenance aurait dû être cette civilisation européenne dans laquelle s'inscrit l'État-nation individuel. Cependant, elle s'est effondrée avec la Première et la Deuxième Guerre mondiale, nous laissant dans l'étrange hybride qu'est la "civilisation occidentale", un non-lieu destiné à se dissoudre. Mais si nous ne pouvons pas penser dans la perspective d'une appartenance à la civilisation européenne, quand bien même cette appartenance n'épuiserait pas ou ne serait pas l'horizon ultime de notre " être au monde ", nous pouvons penser dans la perspective d'une renaissance, dans la conviction d'une renaissance, puisque la civilisation est ce qui renaît toujours des germes laissés par la précédente. Même si cette renaissance ne signifie pas que la civilisation européenne renaîtra comme avant. Je me rends compte qu'il s'agit d'une solution idéale au problème, appartenir à une véritable civilisation est autre chose, mais je ne pense pas que nous puissions faire mieux pour le moment. Je pense donc que l'approche à dominante universaliste du livre est fondée, nous ne pouvons traiter que des "problèmes universels" sachant qu'ils restent déconnectés de l'ancrage à une véritable civilisation. Cet universalisme dans lequel l'intellectualité italienne a déjà dû se confiner en d'autres occasions, comme Gramsci l'a déjà noté. Mais je crois que préserver la perspective de la renaissance nous permet de considérer les problèmes nationaux en perspective, en ayant une direction, dans la collation d'un potentiel futur grand espace européen qui est le sujet et non seulement l'objet de la politique des autres "grands espaces" existant actuellement sur Terre.
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vendredi, 08 avril 2022
Capitalisme et conflits de classe dans la géopolitique du 21ème siècle
Capitalisme et conflits de classe dans la géopolitique du 21ème siècle
Par Gennaro Scala
Source: https://www.centroitalicum.com/capitalismo-e-conflitti-di-classe-nella-geopolitica-del-xxi-secolo/
Entretien avec Gennaro Scala, auteur du livre Per un nuovo socialismo, édité par Luigi Tedeschi
1. La question se pose aujourd'hui de savoir quelles formes de conflits sociaux pourraient apparaître à la fin de la crise pandémique. À l'ère du capitalisme mondialisé, les anciens protagonistes du conflit, c'est-à-dire les classes sociales, ont disparu. Selon Costanzo Preve, le néolibéralisme est un capitalisme sans classe. La division du travail au XXIe siècle est structurée selon une fonctionnalisation de compétences extrêmement spécialisées aux technologies de production. La classe sociale a disparu en tant que forme d'agrégation unitaire, en tant que groupe homogène identifiable aux intérêts, instances et valeurs représentatives du monde du travail. Le déclin des conflits de classe ne trouve-t-il pas son origine dans le processus d'"économisation des conflits" qui s'est déroulé au 20ème siècle et qui a impliqué l'intégration progressive des classes ouvrières dans le système capitaliste ? La structure élitiste assumée par le capitalisme absolu n'a-t-elle pas également entraîné la disparition de la raison d'être même de la confrontation et du conflit entre les classes sociales ?
L'expression capitalisme sans classe de Preve ne signifiait évidemment pas l'absence de disparités socio-économiques, l'absence de dominés et de dominants, mais l'absence de groupes sociaux ayant conscience de leur propre être social. À commencer par la perte d'identité culturelle par la bourgeoisie elle-même, à l'instar de son propre antagoniste, le prolétariat, qui s'est défini en opposition à elle. Les salariés ne disparaissent pas, mais la classe en tant que sujet doté d'une conscience de soi disparaît. La classe pour soi, selon la terminologie hégélienne, appliquée par Marx à la classe ouvrière. Il faut considérer que cette conscience de classe était aussi une forme de culture, la culture bourgeoise était la culture européenne. Peu de gens réalisent que nous vivons désormais dans un univers culturel différent de celui de Gramsci, Croce et Gentile. Avec l'effondrement de l'Europe, la culture européenne s'est dissoute, elle a été radicalement transformée par l'hégémonie américaine. Il s'agissait d'un facteur exogène par rapport au conflit social au sein des États européens. Avec l'effondrement de la culture européenne, remplacée par la "culture de masse", le cadre culturel dans lequel les relations de classe étaient définies a disparu, en même temps que le changement structurel apporté par le "capitalisme" à l'américaine.
Nous devrions nous demander quel rôle la "lutte des classes" a joué dans la civilisation européenne. Ce n'était pas seulement un symptôme de décadence. Dans sa formulation marxienne, elle se voulait une négation radicale de la société capitaliste européenne, et en même temps la perspective de sa palingénésie. Si la question de classe ne pouvait à elle seule épuiser les raisons de la crise radicale de la civilisation européenne, cette crise était néanmoins présente, comme le montre l'histoire ultérieure. Nous ne pouvons certainement pas imputer l'effondrement de la civilisation européenne au mouvement des travailleurs. Avec le recul, nous pouvons dire que la théorie marxienne n'était qu'un "signal d'alarme", le signal d'une crise radicale de la civilisation européenne qui s'est manifestée par la suite, et dont Marx pensait qu'elle pourrait être résolue par une reconstruction radicale, à la suite d'une révolution qui changerait sa structure fondamentale, qui la réduisait à la relation capital-travail.
Je pense avoir mieux compris le sens de l'"économisme" de Marx en étudiant Dante, qui présente des affinités extraordinaires avec le philosophe allemand venu environ un demi-millénaire plus tard (la Comédie est l'un des classiques les plus cités dans Le Capital), malgré le fait que le premier était matérialiste et le second chrétien. Pour une exposition détaillée, je ne peux que renvoyer à un futur ouvrage sur le sujet. Nous dirons ici que Dante est le premier à réaliser qu'existe la quête de l'illimité, qui prend naissance dans la sphère économique, mais s'étend à toutes les sphères sociales, et sur laquelle se fonde la civilisation européenne naissante, qu'il voit naître sous son regard à Florence ("la gente nova e i sùbiti guadagni, / orgoglio e dismisura hanno generata"). Dante veut échapper au monde dominé par la cupidité (qui est une catégorie théologico-économique caractérisée par l'excès, la louve par "la faim sans fin, sombre") par la soumission universelle à l'empereur. La convoitise de l'illimité se termine avec l'empereur qui, n'ayant personne au-dessus de lui, ne peut convoiter davantage de pouvoir, établissant une règle oikonomique dans le sens où le monde pour l'empereur universel se transforme en une maison où le critère de l'oikonomia, la gestion de la maison, est appliqué, où il n'y a pas de délibération politique. Cela va à l'encontre de ce que soutenait Aristote, d'où provient le discours de Dante. L'empereur de Dante gouverne le monde comme le maître de l'oikos administrait sa maison. Cette utopie dantesque est la sortie utopique de l'impasse de la civilisation communautaire italienne. De même, pour Marx, la catégorie de la disproportion (le capital est sans mesure) sur laquelle il a fondé l'économie est fondamentale, et constitue pour lui un paradigme de l'ensemble de la société. Comme le note Preve, Aristote est le fondateur de la philosophie de l'économie, et constitue le point de référence commun entre Dante et Marx. La sortie de ce paradigme se ferait au sein de l'économie, au sein des "relations de production". Tout comme celle de Dante est une sortie utopique universaliste (la révolution communiste universelle) de l'impasse dans laquelle la civilisation européenne s'était fourrée. Ici, nous devons comprendre quel problème l'analyse économique marxienne cache, mais écarter la solution "économiste", l'économisation du conflit, qui s'est avérée fausse.
La question de l'économie chez Marx ne porte pas sur ce que nous entendons par économie au sens strict. L'économie, comme la technologie, est une façon d'être dans le monde qui se traduit ensuite par un certain type de structure sociale, d'"économie". Entre autres choses, le fait que nous désignions l'économie comme ce qu'Aristote considérait comme la sphère de la chrématistique est expressif. L'oikonomia est l'administration de la maison, où il n'y a pas de délibération politique, puisqu'il s'agit d'exécuter les ordres du maître de maison, tandis que la sphère de la chrématistique, c'est-à-dire l'acquisition des richesses nécessaires à la communauté, étant une sphère collective, est soumise à la délibération politique.
Comme l'écrit Agamben dans un livre fondateur sur l'émergence d'une sphère de l'économie (Le Règne et la Gloire), celle-ci ne peut surgir qu'avec la fracture entre l'être et la volonté qui s'est produite avec le créationnisme. L'idée d'un monde entièrement administré (comme une maison) est née dans cette sphère. Celle de Marx est une critique radicale de l'économie (oikonomia) tout en restant dans la sphère de l'économie. Un christianisme sécularisé est la solution économique de Marx au problème posé par l'économie. Les derniers seront les premiers. La solution au problème de l'économie viendrait de l'intérieur de la sphère économique. La classe ouvrière, une classe née au sein de la sphère économique basée sur la poursuite de l'illimité, résoudra le problème de l'économie. Nous avons vu le caractère illusoire de cette solution, mais n'oublions pas que le problème dont elle découle est aussi réel que présent. Je le répète, l'économie en soi n'est pas un problème économique (au sens générique du terme comme la sphère des relations sociales dédiées à l'obtention de biens matériels, qu'Aristote appelait chrematistique), mais c'est l'idée de la maniabilité complète du monde. C'est l'idée qu'un contrôle total peut être établi sur le monde.
La civilisation européenne est née sous le "péché originel" de la poursuite de l'illimité. Et elle s'est effondrée sous le poids de la volonté de puissance illimitée de ses nations, de la France à l'Angleterre en passant par l'Allemagne, dont l'héritage a été repris par les États-Unis, qui, bien qu'étant sur un plan strictement culturel une civilisation différente, ont néanmoins repris le modèle d'expansion illimitée. Entre autres choses, la domination mondiale des mers par les États-Unis, qui incarne cette projection illimitée du monde, n'a pas été obtenue entièrement par eux, mais a été largement héritée de la Grande-Bretagne.
Le modèle libéral oligarchique américain, aujourd'hui dominant, ne prévoit aucun conflit de classes, et surtout aucune représentation politique pour les classes inférieures, et les syndicats, en tant qu'organisation autonome des travailleurs, ont été vaincus par les classes dirigeantes américaines par la violence privée et étatique au début du siècle dernier. Si les systèmes politiques européens ont d'abord été oligarchiques par recensement, ils ont ensuite été démocratisés par le mouvement ouvrier, qui a commencé comme un mouvement pour le droit de vote. Le système politique américain a commencé par être formellement démocratique, mais en fait oligarchique, puisque les deux partis sont l'expression des classes supérieures.
Les syndicats et les partis issus du mouvement ouvrier européen après la Seconde Guerre mondiale ont mis en œuvre le "compromis social-démocrate" en raison de la présence de l'Union soviétique. Lorsqu'elle n'était plus nécessaire, avec l'effondrement de l'Union soviétique, l'aide sociale a été largement démantelée. La classe moyenne américaine (et européenne) a elle-même subi un fort processus d'érosion. Aujourd'hui, nous sommes, comme les États-Unis, une société dans laquelle la moitié de la population ne se rend même pas aux urnes, car elle ne se sent pas et n'est pas représentée par les forces politiques existantes. Une oligarchie de facto. Le processus qui nous a vu perdre progressivement nos caractéristiques européennes pour ressembler de plus en plus aux États-Unis est en train de se mettre en place. Et l'Italie est le leader de ce processus en Europe.
La nouvelle donne n'était pas une "saison démocratique", mais une phase de ce que Sheldon Wolin appelle la "démocratie par le haut" dictée par la volonté des classes dirigeantes d'intégrer les masses populaires à qui l'on demandait de participer à l'effort de guerre de la Seconde Guerre mondiale. Cette phase a duré jusqu'à l'après-guerre et les "30 glorieuses", avec la prévalence des politiques keynésiennes. Il s'agissait de la véritable phase hégémonique des États-Unis, dans laquelle ils fonctionnaient comme le centre régulateur, à la fois de l'Occident et de l'ensemble du système mondial d'États, en conflit avec l'Union soviétique. Cette phase est certainement préférable à la phase "néo-libérale", mais elle ne peut pas exactement être décrite comme démocratique, avec une véritable organisation par le bas, avec des partis populaires et des syndicats comme en Europe. Le système européen et le système américain sont en fait deux systèmes différents qui se sont intégrés et ont fusionné.
L'un des facteurs qui, à mon avis, a été sous-estimé dans le démantèlement du modèle d'après-guerre, en tant que prolongement de la nouvelle donne, est l'échec et mat que les États-Unis ont connu pendant la guerre contre le Viêt Nam avec un vaste mouvement d'insoumission et des protestations anti-guerre massives. Cela détermine à mon avis le passage à une forme de "coercition libérale", pour reprendre un concept utilisé par Andrea Zhok à propos du passeport vert, qui visait à obliger toute la population à se faire vacciner, dans lequel on est formellement libre de ne pas se faire vacciner (il n'y a pas d'obligation légale), mais celui qui ne se fait pas vacciner est suspendu de son travail et de son salaire avec la perspective de le perdre et est marginalisé de la vie sociale.
La "coercition libérale" est une coercition indirecte qui est mise en œuvre par le biais de choses. Personne ne vous oblige à rejoindre l'armée, sauf qu'autrement vous avez de très bonnes chances de rejoindre les rangs des sans-abri. Similaire à la coercition qui s'applique au travailleur salarié, qui est formellement libre de ne pas s'engager dans l'armée et donc de mourir de faim. Cependant, la transformation de l'armée de masse de la Seconde Guerre mondiale en une armée professionnelle a nécessité un grand nombre de soldats, étant donné la domination mondiale des États-Unis, ce qui ne peut être réalisé qu'en exerçant une forte "coercition libérale" sur la société. Cette relation entre la forme de l'armée et la structure politique et aussi matérielle de la société est généralement négligée (elle a été analysée en extension par le sociologue allemand Otto Hintze), et est à mon avis l'une des causes de l'avènement du néolibéralisme, qui est essentiellement une verticalisation des relations de pouvoir, un renforcement de l'instrument coercitif indirect, par le contrôle des "choses", c'est-à-dire par le contrôle des moyens matériels de subsistance.
Nous sommes actuellement intégrés dans le système occidental dirigé par les États-Unis et, par conséquent, les possibilités d'action politique dépendent de ce qui se passe aux États-Unis, en particulier des divisions internes au sein des classes américaines. La brève saison du "populisme", qui a constitué un faible obstacle et un coup d'arrêt à l'attaque des classes dirigeantes, est due à la présence de la présidence Trump. Je ne suis pas convaincu par la définition du "capitalisme absolu". À l'heure actuelle, le système semble si omniprésent qu'il paraît immuable, surtout lorsqu'on l'observe depuis la périphérie de l'empire. Cependant, des conflits profonds traversent le centre du système.
Aujourd'hui, nous nous trouvons intégrés dans le système américain, même si des parties d'un système autonome ont été préservées après la guerre et disparaissent progressivement. Mais si les nations et les peuples européens retrouvent un jour leur propre chemin dans l'histoire, cela impliquerait un véritable changement "anthropologique", c'est-à-dire le type de personnalité qui s'est développé au cours de décennies de "paix" dans l'ombre de la domination américaine. Un retour dans l'histoire des États européens, qui signifierait une participation active aux conflits américains, et non des "missions de paix" qui ne sont guère plus que symboliques, si l'on considère le nombre de morts, pourrait avoir des effets inattendus.
Un retour éventuel dans l'histoire des populations européennes pourrait conduire à une redécouverte de leur propre identité et de leur culture. C'est peut-être la raison pour laquelle les États-Unis ne voient pas d'un bon œil la reformation d'authentiques armées européennes, même s'ils en auraient besoin. Enfin, nous devons considérer que le système américain, bien que généré par le système européen, est un système différent; adopter le système américain tout court signifie adopter un modèle étranger, même si ces trois quarts de siècle de domination américaine laisseront toujours un héritage. Dans tous les cas, les masses ne sont pas une quantité négligeable, tout système doit d'une manière ou d'une autre réaliser une intégration de sa population, ou établir un contrôle sur elle, plus ou moins serré, si l'intégration hégémonique fait défaut. Par exemple, le système méritocratique confucéen chinois cherche des formes de légitimation par des formes de participation au niveau local, comme nous l'apprend Daniel A. Bell dans The China Model.
Aux États-Unis, le consensus de base est principalement fourni par le nationalisme, par la fierté de participer à la plus grande puissance du monde. Pour les nations européennes, le consensus a été recherché à travers le bien-être matériel, et l'identité vicariante d'être occidental, c'est-à-dire d'appartenir à la culture dominante du monde.
La tradition culturelle européenne comprend des formes d'organisation autonome du demos, de la polis grecque, à la Rome républicaine, aux communes médiévales, à l'action des masses dans les bouleversements démocratiques décisifs, de la révolution anglaise à la révolution française, ainsi que le rôle des mouvements nationaux qui ont conduit à la création d'États-nations, qui étaient également des mouvements de masse.
En Europe, l'ère de l'intégration des classes ouvrières grâce aux garanties de l'État-providence touche progressivement à sa fin, tandis que le système oligarchique devient de plus en plus un pur système de domination. Mais cette oligarchisation se heurte aux traditions démocratiques susmentionnées.
Le communisme marxien n'était qu'une partie du mouvement ouvrier européen, il a eu une fonction hégémonique pour des raisons extrinsèques, il est devenu hégémonique parce qu'il y a eu la révolution soviétique. Chez Lénine, le communisme se traduisait par l'anti-impérialisme, alors que la théorie marxienne a un fondement universaliste-mondialiste, qui voyait en fait l'expansionnisme capitaliste mondial anglais comme une force progressive, sans pour autant cacher ses aspects barbares. Cependant, le mouvement ouvrier ne peut être réduit au seul communisme, devenu hégémonique dans sa version léniniste. Mais si en Russie, un bouleversement de l'État était nécessaire (l'État tsariste s'étant révélé incapable de gérer les conflits avec d'autres États), cela n'était pas nécessaire dans les nations européennes. Cette hégémonie du léninisme était donc néfaste, malgré l'admiration que nous pouvons avoir pour la révolution soviétique. Pour le mouvement ouvrier européen, où aucune révolution interne n'était nécessaire pour adapter la forme de l'État, une stratégie de transformation de l'intérieur de l'État était plus appropriée. C'est pourquoi nous devons recommencer à parler du socialisme si nous voulons reprendre cet héritage. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence si l'État qui s'est avéré le plus résistant face à l'impact du covid, auquel il a fait face sans déroger à ses principes de base, est précisément la Suède, qui a incarné ce modèle social-démocrate.
Comme le montre l'affaire Trump, avec son assaut final sur le Capitole, les conflits internes aux États-Unis ne sont pas superficiels et n'ont pas été résolus par la défaite électorale de Trump. Bien sûr, il ne s'agit pas de Trump ou de Biden, mais des options stratégiques possibles, et des morceaux de la société américaine, qui se coalisent autour de l'une ou l'autre figure.
Lucio Caracciolo a affirmé dans une interview que la stratégie de la Chine est d'attendre, consciente que les États-Unis "souffrent d'une maladie incurable". La conscience que nous ne pouvons pas exclure vient aussi aux Chinois du marxisme. L'expansionnisme américain est façonné par la relation "oikonomique" avec le monde, visant une croissance infinie, non pas simplement de la richesse, mais du pouvoir, est la raison d'être du système.
Mais dès que cette expansion rencontre une limite, des divisions internes commencent à apparaître, qui, selon le groupe Limes, sont profondes (voir le numéro intitulé Tempesta sull’America). Le groupe Limes voudrait jouer sur l'héritage de la culture romaine, l'empire romain qui, en tant que véritable empire, avait un Limes qui délimitait qui était à l'intérieur et qui était à l'extérieur, alors que les États-Unis n'ont pas de Limes parce qu'ils ne sont pas un véritable empire, mais devraient en acquérir un (comme ils le prétendent dans l'éditorial du numéro cité). Il est difficile de résoudre cette question uniquement par la bataille culturelle, les États-Unis devront se heurter à la limite (Limes). C'est pourquoi je crois que nous devons encore nous confronter à l'œuvre de Marx aujourd'hui. L'analyse du Capital concerne un problème encore fondamental et très réel aujourd'hui, la maladie génétique de la civilisation européenne, transférée en héritage aux USA, même si la solution marxienne, au sein de l'économie, s'est avérée être un échec. Le capital n'est pas seulement un problème économique, mais un problème de civilisation. Une fois de plus, la civilisation née en Europe, plus précisément en Italie à l'époque de Dante, comme Ulysse, l'archétype de l'homme occidental, devra rencontrer ses limites. Et la limite que nous avons atteinte est extrême. Même si les grands conflits actuels devaient déboucher sur un conflit nucléaire, je ne pense pas que ce serait la fin de l'humanité, ce qui est le côté négatif de l'idée de domination mondiale illimitée. Un conflit nucléaire ne pourra pas impliquer tous les coins de la terre, et après, la vie se reformerait de toute façon, comme le montre ce qui s'est passé autour de la zone de Tchernobyl. Ce serait quelque chose de terrifiant, mais ce n'est pas l'interrupteur qui éteint la vie sur terre.
Le problème est le suivant : étant donné que l'expansion illimitée est la raison d'être du système, lorsqu'il se heurte à un mur en présence d'autres civilisations qui ont surgi des cendres des anciennes et se sont consolidées, je pense surtout à la Chine et à la Russie, mais il ne faut pas oublier l'Inde, l'Iran et la Turquie, ce système devra jouer le tout pour le tout pour détruire ce mur, c'est-à-dire en entrant en guerre ouverte avec les autres puissances, avec les conséquences terrifiantes que l'on peut imaginer. Pour l'instant, la stratégie est celle de l'"endiguement", mais cette stratégie n'a pas arrêté, et je crois qu'elle n'arrêtera pas, la montée en puissance de la Chine, donc soit nous devrons affronter la Chine de front, avec le risque d'un conflit au potentiel destructeur énorme, compte tenu des armes actuelles.
Ou bien nous devrons faire face à une transformation interne, ce sera une période de chaos et là les mouvements sociaux reviendront en jeu, en partant du centre du système occidental, c'est-à-dire les USA. Les mouvements populistes déjà défunts ne peuvent être eux-mêmes qu'une anticipation pâle et déformée, un avortement des futurs mouvements qui renaîtront. Ils sont originaires du centre, des États-Unis, et ont trouvé une application faible, et de courte durée, en Italie, le terrain d'essai habituel. Trump aurait voulu une réduction de la fonction impériale des États-Unis, répondant à la lassitude de la population américaine qui souhaiterait un plus grand bien-être intérieur et un désengagement des engagements liés à la puissance impériale, mais il n'a pas pu le faire car cela impliquerait un changement de la raison d'être du système impérialiste américain. La stratégie d'endiguement peut se poursuivre pendant un certain temps, peut-être des années ou des décennies, mais tôt ou tard, on en arrivera au point suivant: soit le système impérialiste américain réalisera sa raison d'être, à savoir la domination mondiale, en anéantissant les puissances rivales, soit un changement de système sera nécessaire.
Puisque la première est une option destructrice, bien qu'elle soit bien présente, nous ne la prendrons pas en considération, mais sur la seconde nous basons la nécessité de nouveaux mouvements sociaux, puisque les transformations internes sont provoquées par les mouvements sociaux. Il s'agit certainement d'un raisonnement futuriste, mais je crois que la stagnation actuelle, qui ressemble au calme habituel avant la tempête, ne durera pas longtemps, l'histoire se remettra en marche.
2. L'avènement du néolibéralisme a conduit à la décadence, voire à la disparition de la classe moyenne. L'émergence d'oligarchies économico-financières étroites s'est accompagnée d'une prolétarisation généralisée des masses, entraînant des inégalités sociales extrêmes. Mais selon Giulio Sapelli, dans son livre "Dans l'histoire du monde, les États, les marchés, les guerres", une prolétarisation encore plus radicale et profonde que l'économique, l'intellectuelle, s'est manifestée dans la société : "Cette nouvelle prolétarisation est la perte de connaissance de l'homme par rapport à l'objet technique qu'il a devant lui". La perte de connaissances se transforme en dépendance technologique, avant de devenir économique. Cette prolétarisation ne touche pas seulement le monde du travail, mais envahit également la vie quotidienne et exclut donc toute forme de conflit social à la racine. Dans l'ère néo-libérale, ne voyons-nous donc pas les problèmes marxiens de l'expropriation du travail, de l'aliénation et du "fétichisme de la marchandise" ?
Je ne sais pas si dans ce passage Sapelli a en tête Claudio Napoleoni, dont il était l'élève, qui, sur la base de la théorie complexe de Sraffian, est arrivé à la conclusion que le concept marxien d'exploitation contenait un problème insoluble. Nous ne reviendrons pas ici sur cette théorie complexe, mais nous pouvons dire qu'il y avait une incongruité insoluble entre le niveau du produit du travail, qui est toujours social, le produit est le résultat d'un travail associé, alors que l'exploitation du travail était déterminée en termes d'heures de travail individuelles que le travailleur recevait pour son salaire, et combien allait au propriétaire des moyens de production.
Napoleoni a donc proposé de déplacer l'accent sur la question de l'aliénation, en proposant une sorte de fusion de l'aliénation et de l'exploitation. La perte de contrôle du travailleur sur les conditions de production était l'exploitation réelle, le travailleur générait avec son travail un pouvoir qui le dominait. Dans la marchandisation universelle qui s'étend au-delà de la sphère de la production, nous voyons l'omniprésence du mécanisme qui semble si universel qu'il paraît insurmontable, une perte générale de contrôle sur les conditions de sa vie.
"Vous n'aurez rien et serez heureux", peut-on lire dans un slogan lancé sur le site du forum de Davos. Dans un avenir dystopique, votre maison sera fournie par une plateforme de co-habitation, votre voiture ne sera pas votre propriété, mais vous l'utiliserez en fonction du temps, vos loisirs, vos voyages, vos restaurants seront tous gérés par l'"État", mais un État qui s'identifie à Google et aux diverses "plateformes" qui lui sont rattachées. Vous travaillerez, quand vous travaillerez, selon les modalités établies par les plateformes, ou bien elles vous fourniront un revenu de subsistance, mais le tout dans une dépossession générale et une perte de contrôle de vos propres conditions de vie. Ici encore, nous voyons l'oikonomie en jeu, dans le sens d'un désir de contrôle illimité sur la société.
Le nouveau contrôle numérique est si omniprésent qu'il semble invincible. Elle transforme en son contraire ce qui est assurément un énorme enrichissement de l'intellect général, comme le développement des technologies de l'information, pour reprendre un concept marxien, qui passe par Aristote, Averroès et Dante lui-même. C'est précisément parce que ce développement du savoir collectif (l'intellect général) se fait sous le signe de l'aliénation qu'il devient un pouvoir qui, au lieu d'améliorer la condition humaine, devient un instrument d'oppression. Dans ce cas également, la philosophie peut nous donner quelques indications. Selon Heidegger, une caractéristique de la Technique est de croire que le monde qu'elle crée est le seul monde réel. Tant que nous resterons dans cette croyance, il sera impossible d'en sortir, mais il est possible et nécessaire de sortir du monde créé par la technologie. Concrètement, cela signifie, par exemple, quitter le monde des réseaux sociaux, ou les utiliser autant que possible pour reconstruire une vraie sociabilité. Quitter le monde virtuel de la technologie pour construire des sociétés dans les sociétés, comme l'indique Agamben. C'est la condition préalable à une nouvelle autonomie de classe, qui est nécessaire tant pour les classes moyennes que pour les classes inférieures.
3. La confrontation et le conflit entre les classes sociales ont disparu, tout comme la dialectique d'opposition entre les forces sociales issues de la société civile. Les classes sociales ont tiré leur raison d'être de la dialectique d'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat. La disparition de la classe bourgeoise a donc également entraîné la disparition de la classe ouvrière antagoniste. La dialectique établie entre les classes sociales déterminait la conscience des masses de leur identité collective, de leur rôle dans la société civile. La confrontation et l'affrontement entre les classes sociales ont généré un élargissement toujours plus grand de la participation politique des citoyens et une représentation toujours plus incisive des corps intermédiaires dans les institutions étatiques. La disparition des classes sociales, en revanche, a produit une structure oligarchique de la société, qui a conduit au manque progressif de représentativité des institutions démocratiques elles-mêmes. Cette division interne de la société, entre les élites et les masses prolétarisées, a également conduit à la fin de toute dialectique interclasse. Ne pensez-vous pas, par conséquent, que le capitalisme de classe a été remplacé par un nouvel ordre néo-libéral que l'on pourrait qualifier de "castéiste" ?
L'oligarchisation de la société et la verticalisation des relations de pouvoir ont conduit à la formation de "castes" dans les sphères économique, politique, médiatique et universitaire. Les groupes de pouvoir sont fermés sur eux-mêmes, ce qui entraîne une très faible mobilité sociale, qui est l'indicateur classique d'une société qui fonctionne. Toutes les statistiques parlent d'une mobilité sociale en déclin dans toutes les nations occidentales.
4. Après le déclin des idéologies du 20e siècle, la dichotomie de la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat a disparu dans la société post-industrielle. L'idéologie du 20ème siècle n'a-t-elle pas échoué en raison de sa vision unilatérale et utopique de la réalité historique et sociale ? La victoire du prolétariat aurait-elle déterminé la fin des classes ou l'avènement d'un totalitarisme de classe ? La conception idéologique de classe, par sa nature même autoréférentielle, s'est avérée incapable d'interpréter et de représenter la complexité d'une totalité sociale comprenant une pluralité très diverse de sujets sociaux émergents non réductibles à la dichotomie bourgeoisie - prolétariat ?
Cette dichotomie découlait d'une logique interne du système marxien, puisque c'est par elle que le système serait renversé, mais la tendance réelle a plutôt vu une croissance des classes moyennes. La question de l'absence de polarisation de la société envisagée par la théorie marxienne, avec au contraire le développement des classes moyennes, s'est posée assez tôt dans le mouvement socialiste et communiste. Bien que cette erreur ait mis à mal certaines des pierres angulaires de la théorie marxienne de la transformation sociale, elle n'a jamais été vraiment reconnue car, en fin de compte, "le moteur de la transformation" restait la classe ouvrière, bien qu'elle soit comprise dans un sens large, incluant les "forces mentales de la production", "de l'ingénieur au dernier ouvrier", comme l'a dit Marx dans Le Capital. Ceux qui ont soulevé ces objections ont été traités de "révisionnistes". Le problème non résolu des classes moyennes a eu de graves conséquences pour le mouvement ouvrier allemand, et a joué un rôle important en poussant les classes moyennes vers le nazisme (j'en parle plus en détail dans mon livre Pour un nouveau socialisme).
Je dirais que nous devons sortir de cette perspective, également parce qu'en fait, il n'y a plus de mouvement ouvrier. Soyons réalistes, une société organisée est une société avec des différentiels de pouvoir et de contre-pouvoir. Si vous enlevez le pouvoir aux corps intermédiaires, vous finissez par le concentrer dans l'État au point de créer une société totalitaire. Nous devons abandonner l'idée utopique d'une "société sans classes", mais en même temps réfléchir aux différences qui sont acceptables, justifiées et nécessaires. Les actuels ne le sont certainement pas. Hannah Arendt avait raison : une société déconstruite, "sans classe", est une société totalitaire.
L'individualisme absolu du jeune Marx (comme l'appelle à juste titre Louis Dumont) imaginait un monde dans lequel la division du travail pouvait être dépassée comme par magie, et où "l'homme" serait chasseur le matin, pêcheur l'après-midi, et critique le soir. Dans le Capital, nous avons une formulation plus mûre : le développement de la productivité du travail aurait réduit le temps nécessaire au travail en libérant du temps pour le développement personnel, le soin de son éducation, ses affections et ses relations sociales et politiques. Cette dernière est certainement une formulation plus réaliste et permet de fonder la relation entre les classes en des termes différents. Un travailleur, même s'il se trouve au bas de l'échelle sociale, devrait et pourrait avoir tous les moyens d'une vie digne. Mais le système de pouvoir actuel préfère créer une classe de parias, à entretenir éventuellement avec un revenu de subsistance (appelé citoyenneté), tant que les heures de travail ne sont pas réduites. Une grande bataille pour la réduction du temps de travail serait une bataille dans laquelle les classes inférieures et moyennes devraient converger.
Cependant, la question de la division du travail, autour de laquelle se forment les groupes sociaux, est restée non résolue dans le marxisme. Est-il vraiment possible de surmonter la division du travail ? A mon avis non, étant donné la spécialisation requise pour de nombreuses professions. Une réflexion franche sur ce problème, que nous ne pouvons pas faire dans ce contexte, permettrait également de reformuler la question du rapport entre les classes sociales en termes plus réalistes.
5. Dans le système néo-libéral, il n'y a pas de dialectique de confrontation entre les partenaires sociaux car dans les institutions de l'Etat libéral, il n'y a pas de corps intermédiaires. L'idéologie libérale a une matrice individualiste et le capitalisme n'est donc pas un projet de société défini. En effet, le capitalisme est un système économique et idéologique très multiforme et susceptible d'adaptation et de transformation dans les contextes historiques et géopolitiques les plus divers. Selon Costanzo Preve, la réalité historique actuelle ne peut être comparée à celle de 1917, celle du capitalisme dialectique, mais est plutôt comparable à celle de 1789, celle de l'opposition entre l'ancien régime et le tiers état. En fait, à une oligarchie technocratico-financière correspond un tiers état, qui ne peut être qualifié de classe sociale antagoniste comme l'était le prolétariat, mais une masse atomisée d'individus économiquement marginalisés par le monde du travail et politiquement éloignés des institutions politiques. Par conséquent, l'établissement d'un conflit de classes n'est-il pas très problématique aujourd'hui ? Qu'en pensez-vous ?
Pour Preve, il fallait dépasser la bataille "tragi-comique" entre la petite bourgeoisie pseudo-niccienne et les classes populaires subalternes pseudo-marxistes, supervisées et nourries d'en haut par la grande oligarchie capitaliste (comme il l'a écrit dans un texte consacré à "Marx et Nietzsche"). La question du dépassement de la dichotomie gauche-droite, l'une des principales exigences de la philosophie politique de Preve, découle également de cette prise de conscience. Dans le sillage de la réflexion ouverte par Preve, nous devrons rechercher quels sont les éléments qui, dans l'héritage du marxisme, font obstacle à une collaboration entre les classes moyennes et les classes inférieures.
6. La société civile s'articule par définition sur la multiformité des fonctions exercées par la pluralité diversifiée des groupes sociaux qui la composent. La société capitaliste est en effet structurée sur la division du travail. Dans l'organisation et le fonctionnement de l'économie mondiale, la division du travail a atteint son zénith. Ainsi, dans le contexte du système néolibéral mondial, l'identification des classes sociales aux catégories productives a été réalisée. Mais, je me demande si le fondement de l'agrégation des individus dans une classe sociale particulière n'est pas de nature politique ? Le principe communautaire qui préside à la formation d'une classe sociale identifiée à la synthèse des intérêts politiques, culturels et économiques, n'est-il pas celui par lequel se réalise la participation politique des citoyens ? L'identification entre classes sociales et catégories productives n'est-elle pas le résultat d'une orientation idéologique libérale et économiste qui rend les classes sociales homogènes et fonctionnelles à la structure du système néolibéral ?
En effet, la classe sociale est une construction, ce n'est pas seulement l'appartenance à une catégorie socio-économique. Dès qu'une classe s'organise, elle crée ses propres partis, ses syndicats, ses organisations culturelles et de loisirs. Alors que sans organisation de classe, chaque individu appartient à une catégorie mais n'appartient pas à une classe. Pour cette raison, il est nécessaire de dépasser les données purement économiques ou sociologiques : sans la dimension politique qui l'organise, la classe n'existe pas, et il manque l'un des corps intermédiaires fondamentaux entre l'individu et l'État. C'est pourquoi, dans le passé, un individu pouvait être issu d'un autre milieu social, mais reconnaître et participer aux formes de vie associées, à la politique et à la culture du mouvement ouvrier.
Cependant, il est clair que le cycle du mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles est arrivé à son terme. La démocratisation qu'elle a apportée est en train de disparaître. Ce n'est pas une coïncidence si l'oligarchisation touche également la classe moyenne, qui, je l'espère, réalise maintenant l'erreur stratégique de se concentrer principalement sur la lutte contre les classes inférieures. C'est le cœur de notre discussion, puisque la classe moyenne est également touchée, beaucoup de ceux qui en sont issus ressentent le besoin de redécouvrir le "conflit social" et certains se tournent même vers Marx, le penseur par excellence du conflit social. Il y a cependant un obstacle. Dans le passé, lorsque le mouvement ouvrier était encore vital, ceux qui appartenaient à la classe moyenne, même s'ils pouvaient avoir de la sympathie pour la lutte des classes inférieures, ne pouvaient ignorer que le communisme prévoyait la disparition de la classe moyenne. Évidemment, dans le passé, même ceux qui pouvaient penser à la nécessité d'une alliance entre les classes dans la mesure où l'objectif de la "disparition des classes sociales" prévalait dans le mouvement ouvrier ne pouvaient pas y adhérer par pur souci de conservation.
Je crois qu'il est possible de tenir ensemble la conscience du conflit social, et en cela la théorie marxienne reste certainement utile, avec l'idée d'une société articulée et structurée intérieurement, en abandonnant l'utopie de la "disparition des classes sociales", en poursuivant au contraire l'idée d'une société richement articulée intérieurement, dans laquelle aucun groupe social n'est privé des moyens d'une vie digne de l'être humain.
L'oligarchisation signifiera avant tout ceci : l'exclusion de la vie sociale, pour certains directement misérable, pour d'autres peut-être pas, mais dans tous les cas une vie appauvrie, privée de ces liens et relations humaines qui sont le piment de la vie et qui sont propres à une société structurée et organisée intérieurement. Un monde composé d'élites dirigeantes étroites et d'une masse écrasée, tandis que la propagande, comme c'est déjà le cas, le rendra incapable de comprendre que c'est précisément la cause de son malheur. Il est en effet difficile de prédire de manière aussi abstraite, on peut espérer que des formes d'opposition à cette exclusion sociale verront le jour. Si nous voulons voir dans le mouvement contre le passeport vert, nous pouvons y voir une certaine anticipation d'un mouvement qui doit grandir en taille ainsi qu'en maturité politique. Le laissez-passer vert est devenu le symbole de cette exclusion massive, qui est présentée comme une bovinisation de ces masses, si je puis dire, masses à enfermer chez soi, à vacciner sans discernement, et à qui l'on raconte des tas de mensonges. La question du passeport vert est un élément d'une question démocratique plus large. Bovinisation à laquelle la majorité adhère, compte tenu de la fatigue et des risques liés à la rébellion, et grâce à l'anéantissement par les médias de toute perspective de vie décente. Mais il n'est pas exclu que demain, lorsque le désastre que les classes dirigeantes sont en train de créer avec le covid apparaîtra au grand jour, beaucoup seront des opposants de la première heure, comme cela s'est produit avec le fascisme.
Dans la mesure où nous reconnaissons la nécessité d'abandonner un modèle marxiste qui poursuivait la "fin de la société de classe", nous devons souligner l'inacceptabilité de la structure sociale actuelle, du véritable fossé qui sépare les classes dominantes des classes non dominantes, qui pour ces dernières s'annonce comme une véritable exclusion du système social.
En conclusion de ce discours tourné vers l'avenir, mais il est parfois nécessaire de ne pas s'aplatir sur le présent, nous devons réaffirmer que l'histoire se remettra en marche, même pour les "retraités de l'histoire" que sont les peuples européens, et la population italienne en particulier. Tôt ou tard, il y aura une résolution de l'impasse apparente, les États-Unis ne peuvent accepter la naissance d'une autre puissance, à partir de la solution de ce problème central, d'une manière ou d'une autre, l'histoire se remettra en marche et donc aussi les mouvements sociaux. Il est clair que nous devons passer par cette transition, qui est terrifiante en raison des risques qu'elle comporte. On espère que l'Italie parviendra, on ne sait comment, à traverser la tempête, car notre nation court de très grands risques de scission et de relégation grave qui pourraient la ramener à une "expression géographique". Lutter pour la préservation de la culture italienne, qui, avec tous ses défauts, peut, je crois, comme elle l'a été dans le passé, avoir encore quelque chose à dire dans le futur, est un objectif prioritaire.
16:48 Publié dans Actualité, Entretiens, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, lutte des classes, classes sociales, marxisme, socialisme, libéralisme, néolibéralisme, entretien | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 07 avril 2022
La philosophie avant la philosophie: une étude innovante de Luca Grecchi
La philosophie avant la philosophie: une étude innovante de Luca Grecchi
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/la-filosofia-prima-della-filosofia-uno-studio-innovativo-di-luca-grecchi-giovanni-sessa/
Les historiens de l'antiquité et les philologues débattent des origines de la philosophie depuis des siècles. Par convention, la plupart des auteurs pensent que cette forme de pensée, qui a caractérisé le cours historique de l'homme européen jusqu'à aujourd'hui, est née avec les présocratiques au sixième siècle avant J.-C., dans les colonies ioniennes d'Asie mineure. À partir des années 1970, l'enseignement de Giorgio Colli s'est orienté vers des époques plus archaïques, puisque l'éminent spécialiste de la sagesse grecque affirmait que la philosophie était née en continuité avec le mythe, et non en opposition avec lui. Une étude de Luca Grecchi est récemment parue dans le catalogue de la maison d'édition Scholé, productrice d'une innovation importante à ce sujet. Nous nous référons à La filosofia prima della filosofia. Creta, XX secolo a.C., Magna Grecia, VIII secolo a.C. (pp. 198, euro 22.00). Le volume est précédé d'une introduction de l'archéologue Daniela Lefèvre-Novaro. L'auteur, maître de conférences à l'Université de Milan-Bicocca, a déjà publié plusieurs ouvrages sur le sujet.
Dans ces pages, il part de l'hypothèse aristotélicienne selon laquelle ce qui est en acte doit avoir été préalablement en puissance. Or, si tous les exégètes s'accordent à rapporter qu'il est possible de parler d'actualisation de la philosophie, à partir du sixième siècle avant J.-C., il est nécessaire de pousser l'investigation jusqu'aux siècles précédents pour identifier le terrain "potentiel" d'où aurait surgi la philosophie. Grecchi pose cette définition de la philosophie comme fil rouge de son propre travail exégétique : "une connaissance visant à la recherche de la vérité du tout, caractérisée par la méthode dialectique, ayant comme fondement de sens et de valeur l'homme compris dans son universalité" (p. 13). La philosophie traite de deux contenus, négligés par les sciences, la vérité et le bien : c'est une discipline qui exige une praxis capable de renverser dans une action vertueuse les acquisitions du niveau théorique. Telle était donc la philosophie dans le monde antique : "Il ne peut être accidentel [...] que la philosophia se soit formée dans la Grèce antique" (p. 17) et non en Orient, où le prérequis politique et social d'un tel développement, la polis, faisait défaut.
En utilisant une approche multidisciplinaire, dans laquelle un rôle important est attribué aux données archéologiques, Grecchi s'emploie à démontrer que le processus d'incubation de la graine philosophique peut être daté d'une époque très ancienne "et dans un lieu inattendu, à savoir au vingtième siècle avant J.-C. en Crète. Cet enracinement a influencé, de manière décisive, l'ensemble de la culture grecque jusqu'à l'époque classique" (p. 16). Et si la polis était le milieu qui permettait à la fleur philosophique de se manifester dans toute sa luxuriance, c'est encore en Crète que l'on peut retrouver l'origine de la cité-état, notamment à la lumière des études historico-archéologiques de Doro Levi et Henri Van Effenterre.
La philosophie est déjà en gestation dans les fragments des Présocratiques et c'est la connaissance qui est en quelque sorte présente, avant que le terme lui-même ne devienne communément utilisé avec Platon. Homère et Hésiode la connaissaient, mais elle avait son antécédent dans la "Crète des premiers palais, qui constitue, sur le sol hellénique, la plus ancienne expérience politique et culturelle dont nous ayons la trace" (p. 24). L'auteur rejette la lecture habituelle de l'époque minoenne, qui tend à voir l'île comme le site d'un système monarchique rigide à ce moment de l'histoire. Au contraire : "La civilisation palatiale [...] constituait [...] l'une des expériences politiques et culturelles les plus communautaires qui aient jamais existé dans tout le monde antique" (p. 25).
Dans les Palais, pour la première fois en Grèce, une réflexion a été menée sur l'ensemble compris dans ses trois éléments constitutifs : la nature, le divin et l'humain. Les gens de cette époque ont décidé comment vivre, sur quelles valeurs fonder leur coexistence civile, ils se sont interrogés sur les relations à entretenir avec les dieux et avec la nature et, surtout, ils ont remis en question la répartition des ressources, de l'espace et des biens. Ils sont arrivés à : "une 'planification communautaire' élaborée [...] Elle était [...] organisée de telle sorte que tous contribuent, de manière coopérative, au meilleur développement de la vie sociale" (p. 29). Le système palatial crétois est devenu un paradigme pour toute la civilisation hellénique. L'auteur retrace les signes de continuité entre les civilisations minoenne et mycénienne et les preuves tout aussi pertinentes de la relation entre cette dernière et l'ère classique. L'expérience sociopolitique de la Crète "avec ses palais, qui servaient de centre de coordination politique, économique, social, culturel et religieux, constituait [...] le modèle pour les siècles à venir" (p. 31), le modèle du poleis classique, dans le climat spirituel duquel se sont épanouies les écoles philosophiques fondées sur la co-philosophie et la dimension dialogique.
Sur l'île, il était entendu que le processus économique devait être confié à la planification communautaire, et non laissé à la merci du jeu des intérêts particuliers. La philosophie n'est pas seulement née face à l'émerveillement induit par la rencontre avec la physis, mais elle a été une tentative de faire taire l'angoisse existentielle qui naît chez l'homme de la conscience que notre vie est exposée au danger et à la mort. Grecchi, avec une argumentation pertinente, décrit les aspects les plus pertinents de la civilisation minoenne, en partant de la période néolithique et en soulignant les apports qu'elle a su tirer de l'Orient, il fait l'éloge de son harmonie sociale et dresse un tableau clair de l'origine de l'écriture. Il traverse les siècles que l'historiographie officielle s'obstine à définir comme "obscurs", pour pénétrer au cœur de l'œuvre d'Homère. Enfin, il montre le lien étroit entre les dynamiques sociales et culturelles dans les poleis qui ont surgi au 8e siècle avant J.-C. en Grande-Grèce et en Sicile, où la philosophie a trouvé le terrain propice pour s'épanouir définitivement.
Le livre a le mérite de montrer clairement que l'époque contemporaine est structurellement antithétique à l'épanouissement de la philosophie, tant sur le plan économique et social qu'existentiel. Cette connaissance, si elle était réellement pratiquée, comme une recherche de la vie bonne, produirait un écho dissonant par rapport au système techno-scientifique, par rapport auquel, au contraire, les "philosophies" de la rue jouent un rôle accessoire. L'analyse de Grecchi, bien que novatrice, semble négliger la pertinence du mythe dans la naissance de la philosophie. Pour remonter aux origines de la Sagesse, c'est dans cette direction qu'il faut retourner pour regarder : alors, derrière l'harmonie sociale crétoise, se révélera le visage conflictuel, chaotique de la vie. Le visage de Dionysos, le dieu né dans une caverne du mont Ida.
Giovanni Sessa.
17:37 Publié dans Livre, Livre, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, philosophie, philosophie grecque, antiquité grecque, crète, crète antique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mardi, 05 avril 2022
Martin Heidegger, la Russie et la philosophie politique
Martin Heidegger, la Russie et la philosophie politique
Leonid Savin
Source: https://www.geopolitica.ru/it/article/martin-heidegger-russia-e-filosofia-politica
Les œuvres de Martin Heidegger ont récemment fait l'objet d'un intérêt accru dans plusieurs pays. Si les interprétations de ses textes varient considérablement, il est intéressant de constater que l'héritage de Heidegger est constamment critiqué par les libéraux, quel que soit le lieu et l'objet de la critique, qu'il s'agisse du travail de Heidegger en tant que professeur d'université, de son intérêt pour la philosophie de la Grèce antique et des interprétations connexes de l'antiquité, ou de sa relation avec le régime politique en Allemagne avant et après 1945. On a l'impression que les libéraux s'efforcent intentionnellement de diaboliser Heidegger et ses œuvres, mais la profondeur et l'ampleur de la pensée de ce philosophe allemand ne leur laissent aucun répit. Il est clair que c'est parce que les idées de Heidegger sont porteuses d'un message pertinent pour la création d'un projet contre-libéral qui peut être réalisé sous les formes les plus diverses. C'est l'idée du "Dasein" appliquée à une perspective politique. Nous en parlerons plus en détail ci-dessous, mais il est d'abord nécessaire d'entreprendre une brève excursion dans l'histoire de l'étude des idées de Martin Heidegger en Russie.
En Union soviétique, les idées de Martin Heidegger n'étaient pas connues du grand public, principalement parce que l'apogée de ses activités a coïncidé avec le régime nazi en Allemagne. Heidegger lui-même, comme de nombreux idéologues de la révolution conservatrice en Allemagne, a critiqué de nombreux aspects du national-socialisme, mais à l'époque soviétique, toute philosophie qui ne suivait pas la tradition marxiste était traitée comme bourgeoise, fausse et nuisible. La seule exception est peut-être le travail de Vladimir Bibikhin (photo), bien que ses traductions de "L'Être et le temps" et d'autres ouvrages de Heidegger n'aient été publiées en Russie qu'après l'effondrement de l'Union soviétique. En outre, ces traductions ont été critiquées à plusieurs reprises pour leur approche trop simpliste, leurs interprétations terminologiques incorrectes, leurs erreurs linguistiques, etc. Les cours de Bibikhin sur le premier Heidegger à l'Université d'État de Moscou n'ont été dispensés qu'en 1990-1992, c'est-à-dire à la fin de la Perestroïka, lorsque les horizons de ce qui était autorisé en URSS s'élargissaient. Cela dit, il convient de noter qu'un cercle de partisans des idées de Martin Heidegger s'était formé dans la sphère universitaire à Moscou dès les années 1980. Une situation similaire est apparue à Saint-Pétersbourg, qui s'est ensuite manifestée dans les activités de traduction et d'édition.
À partir de la fin des années 1990, d'autres œuvres de ce penseur allemand ont commencé à être traduites et publiées. La qualité des traductions s'est considérablement améliorée (et a été réalisée par plusieurs auteurs) et l'héritage de Heidegger a commencé à être enseigné dans plusieurs universités russes. Les principaux concepts philosophiques de Heidegger sont devenus objets d'étude obligatoires pour les étudiants des facultés de philosophie. Toutefois, l'étude des idées philosophiques ne signifie pas que les étudiants deviendront des philosophes ou qu'ils feront appel à certains concepts de ce type en ce qui concerne les processus politiques. Platon et Aristote sont étudiés dans les écoles depuis le début, mais qui est sérieux lorsqu'il s'agit d'utiliser les idées de ces anciens philosophes grecs pour discuter de questions sociopolitiques aujourd'hui ?
L'intérêt pour les idées de Martin Heidegger dans le contexte de la politique russe a été déclenché au début des années 2000 par divers articles et présentations du philosophe et géopoliticien russe Alexandre Douguine.
Par la suite, ces matériaux ont été systématisés et présentés dans des textes volumineux. En 2010, la maison d'édition "Academic Project" a publié le livre d'Alexandre Douguine "Martin Heidegger : la philosophie d'un autre commencement" qui a été logiquement suivi l'année suivante par "Martin Heidegger : la possibilité d'une philosophie russe". En 2014, les deux ouvrages ont été publiés par le même éditeur en un seul volume intitulé "Martin Heidegger : le dernier Dieu". L'interprétation des idées de Heidegger par Douguine est liée à l'histoire des idées russes, au christianisme orthodoxe et à une voie particulière de développement de l'État, y compris la théorie de l'eurasianisme.
Inutile de dire qu'il serait insensé de relater la doctrine philosophique de Heidegger dans une courte publication dans un journal. Des centaines de volumes comprenant des œuvres entières, des conférences et des journaux intimes ont été publiés rien qu'en Allemagne. Pour notre propos, concentrons-nous uniquement sur quelques dispositions qui, à notre avis, sont applicables dans un contexte politique.
Tout d'abord, il convient de noter que Heidegger a utilisé de nombreux néologismes pour décrire le déroulement du temps et de l'être. L'un de ces concepts clés est le Dasein, que l'on traduit souvent par "être-là". Le philosophe français Henry Corbin a traduit ce terme par "réalité humaine", mais pour une compréhension authentique et complète, il est préférable de ne pas traduire ce terme et bien d'autres de Heidegger. Ils doivent être donnés dans l'original avec quelque chose de similaire dans la langue maternelle de chacun. Par exemple, das Man (le "on") exprime un Dasein inauthentique qui est tombé dans la banalité, alors que dans l'existant authentique, le Dasein a la propriété d'être face à la mort - Sein zum Tode - qui représente la terreur essentielle. La terreur s'oppose à la crainte, qui imprègne le monde de choses extérieures et le monde intérieur de préoccupations vides. Il est intéressant de noter ici le fait que la politique occidentale moderne et le libéralisme en tant que tel sont construits sur la peur. Cette tendance remonte à plusieurs siècles et est directement liée à la formation de la philosophie occidentale (européenne).
Ajoutons qu'une autre des propriétés du Dasein est la spatialité, puisque l'espace est dépendant du Dasein, alors que d'autre part il n'est pas fonction du temps. Le Dasein existe conditionnellement entre l'externe et l'interne, le passé et le présent, la marge et l'instant. Le Dasein a des paramètres existentiels : être-dans-le-monde (In-der-Welt-Sein), être-avec (Mit-sein), se soucier (die Sorge), le jeté-là (Geworfenheit), Befindlichkeit (syntonie, sofindingness, disposition), peur (Furcht), compréhension (Verstehen), parole (Rede) et humeur (Stimmung).
Un autre élément important de la philosophie de Heidegger est le "quadruple" (Geviert) comprenant le Ciel, les Déités, la Terre et les Mortels - qui sont représentés de la manière suivante : le Ciel en haut à gauche, les Déités (immortels) en haut à droite, les Mortels (personnes) en bas à gauche et la Terre en bas à droite. Un axe passe entre le peuple et les dieux et un autre entre le Ciel et la Terre. Le centre du "quadruple" est le modus le plus authentique de l'existence du Dasein.
Il convient également de noter que Heidegger fait une distinction entre le passé et ce qui est passé, entre le présent et ce qui est maintenant, et entre le futur et ce qui est imminent. Le Dasein, selon Heidegger, doit faire un choix fondamental entre l'imminent et le futur, c'est-à-dire le choix de l'existence authentique et de la confrontation directe (Seyn). Alors l'imminent deviendra l'avenir. Si le Dasein choisit l'existence inauthentique, alors l'imminent ne sera qu'imminent et ne verra donc pas le jour.
En détaillant tous ces éléments de la philosophie de Heidegger, Alexandre Douguine pose une question : peut-on parler d'un Dasein russe spécifique ? Quelles sont ses existences ? En quoi diffère-t-il du Dasein européen ? Douguine en arrive à la conclusion qu'il existe un Dasein russe particulier, et pas seulement russe, car au cœur de chaque civilisation, il existe une "présence pensante" particulière, le Dasein, qui détermine la structure du Logos d'une civilisation donnée. Il s'ensuit que chaque peuple (civilisation) possède son propre ensemble spécial d'existentiels.
Et c'est ici que nous pouvons trouver la dimension politique du Dasein telle que Douguine la voit dans le concept proposé de la Quatrième théorie politique.
Douguine s'est concentré sur trois théories politiques déclarées universelles : le libéralisme, le marxisme et le fascisme (national-socialisme). Tous ont leur propre sujet d'histoire.
L'expérience historique a montré que le monde libéral occidental a tenté d'imposer sa volonté à tous les autres par la force. Selon cette idée, tous les systèmes publics sur Terre sont des variantes du système libéral occidental [1] et leurs caractéristiques distinctives devraient disparaître avant que la conclusion de cette ère mondiale n'approche [2].
Jean Baudrillard affirme également qu'il ne s'agit pas d'un choc des civilisations, mais d'une résistance quasi innée entre une culture homogène universelle et ceux qui résistent à cette mondialisation [3].
Outre le libéralisme, deux autres idéologies sont connues pour avoir tenté d'atteindre la suprématie mondiale : le communisme (c'est-à-dire le marxisme sous ses différents aspects) et le fascisme/socialisme national. Comme le fait très bien remarquer Alexandre Douguine, le fascisme est apparu après ces deux idéologies et a disparu avant elles. Après la désintégration de l'URSS, le marxisme né au XIXe siècle a également été définitivement discrédité. Le libéralisme basé principalement sur l'individualisme et une société atomistique, les droits de l'homme et l'État Léviathan décrit par Hobbes est apparu à cause du bellum omnium contra omnes [4] et a perduré pendant longtemps.
Il est ici nécessaire d'analyser la relation de ces idéologies dans les contextes des époques et des lieux temporaires dont elles sont issues.
Nous savons que le marxisme était une idée plutôt futuriste : le marxisme prophétisait la victoire future du communisme dans une époque qui restait néanmoins incertaine. En ce sens, il s'agit d'une doctrine messianique, étant donné le caractère inévitable de sa victoire qui marquerait l'aboutissement et la fin du processus historique. Mais Marx était un faux prophète et la victoire n'a jamais eu lieu.
Le national-socialisme et le fascisme, au contraire, ont essayé de recréer l'abondance d'un âge d'or mythique, mais avec une forme moderniste [5]. Le fascisme et le national-socialisme étaient des tentatives d'inaugurer un nouveau cycle du temps, jetant les bases d'une nouvelle civilisation à la suite de ce qui était considéré comme un déclin culturel et la mort de la civilisation occidentale (d'où très probablement l'idée du Reich millénaire). Cette approche a également été abandonnée.
Le libéralisme (comme le marxisme) a proclamé la fin de l'histoire, décrite de manière très convaincante par Francis Fukuyama (The End of History and the Last Man) [6]. Cette fin n'a cependant jamais eu lieu et nous avons plutôt une "société de l'information" nomade composée d'individus égoïstes atomisés [7] qui consomment avidement les fruits de la techno-culture. De plus, de formidables effondrements économiques se produisent partout dans le monde ; des conflits violents ont lieu (de nombreux soulèvements locaux, mais aussi des guerres à long terme à l'échelle internationale), et c'est donc la déception qui domine notre monde plutôt que l'utopie universelle promise au nom du "progrès" [8].
À partir d'une telle perspective historique, il est possible de comprendre les liens entre l'émergence d'une idéologie au sein d'une époque historique particulière ; ou ce que l'on a appelé le zeitgeist ou "l'esprit d'une époque".
Le fascisme et le national-socialisme voyaient le fondement de l'histoire dans l'État (fascisme) ou la race (national-socialisme d'Hitler). Pour le marxisme, il s'agissait de la classe ouvrière et des relations économiques entre les classes. Le libéralisme, quant à lui, voit l'Histoire sous l'angle de l'individu atomisé, détaché d'un complexe d'héritage culturel et de contacts et communications inter-sociaux. Cependant, personne n'a considéré comme sujet d'histoire le Peuple en tant qu'Être, avec toute la richesse des liens interculturels, des traditions, des caractéristiques ethniques et de la vision du monde.
Si nous considérons les différentes alternatives, même les pays nominalement "socialistes" ont adopté des mécanismes et des modèles libéraux qui ont exposé les régions ayant un mode de vie traditionnel à une transformation accélérée, à une détérioration et à un effacement total. La destruction par le marxisme de la paysannerie, de la religion et des liens familiaux sont des manifestations de cet effondrement des sociétés organiques traditionnelles, tant en Chine maoïste qu'en URSS sous Lénine et Trotsky.
Cette opposition fondamentale à la tradition incarnée à la fois par le libéralisme et le marxisme peut être comprise par la méthode d'analyse historique considérée plus haut : le marxisme et le libéralisme ont tous deux émergé du même zeitgeist dans le cas de ces doctrines, de l'esprit de l'argent [9].
Plusieurs tentatives de créer des alternatives au néolibéralisme sont désormais visibles : la politique chiite en Iran, où le principal objectif de l'État est d'accélérer l'arrivée du Mahdi, et la révision du socialisme en Amérique latine (les réformes en Bolivie sont particulièrement indicatives). Ces réponses antilibérales sont toutefois limitées aux frontières de l'État unique concerné.
La Grèce antique est la source de ces trois théories de philosophie politique. Il est important de comprendre qu'au début de la pensée philosophique, les Grecs se sont penchés sur la question primordiale de l'Être. Mais ils risquaient d'être obscurcis par les nuances de la relation plus compliquée entre l'être et la pensée, entre l'être pur (Seyn) et son expression dans l'existence (Seiende), entre l'être humain (Dasein) et l'être-en-soi (Sein) [10].
Il est intéressant de noter que trois vagues de mondialisation ont été les corollaires des trois théories politiques susmentionnées (marxisme, fascisme et libéralisme). Par conséquent, nous avons besoin après eux d'une nouvelle théorie politique, qui engendrerait la Quatrième Vague : le rétablissement de (chaque) Peuple avec ses valeurs éternelles. En d'autres termes, le Dasein sera l'objet de l'histoire. Et chaque peuple a son propre Dasein. Et bien sûr, après la nécessaire réflexion philosophique, il faut passer à l'action politique.
Poursuivons la discussion actuelle sur les idées de Heidegger en Russie dans le contexte de la politique. Il est significatif qu'en Russie, en 2016, les carnets de Heidegger, Réflexions II-VI, connus sous le nom de ses "Carnets noirs 1931-1938", aient été publiés par l'Institut Gaïdar - une organisation libérale que les cercles conservateurs russes considèrent comme un réseau d'agents de l'influence occidentale. Yegor Gaidar est l'auteur des réformes économiques libérales en Russie sous le président Eltsine et a occupé le poste de ministre des finances en 1992. Gaidar a également été Premier ministre par intérim de la Fédération de Russie et ministre de l'économie par intérim en 1993-1994. En raison de ses réformes, le pays a été soumis à l'inflation, la privatisation et de nombreux secteurs de l'économie ont été ruinés. Cette dernière œuvre de Heidegger est considérée comme sa plus politisée, dans laquelle il discute non seulement des catégories philosophiques, mais aussi du rôle des Allemands dans l'histoire, l'éducation et le projet politique du national-socialisme. Il est très probable que l'Institut Gaidar avait l'intention de discréditer les enseignements de Heidegger avec de telles publications, mais c'est le contraire qui s'est produit, car la publication des journaux intimes de Heidegger a suscité un intérêt général.
Paradoxalement, dans cet ouvrage, Heidegger critique le libéralisme de la manière suivante : "Le 'libéral' voit le 'lien' à sa manière. Il ne voit que des 'dépendances' - des 'influences', mais il ne comprend jamais qu'il peut y avoir une influence qui sert le véritable flux de base de tout et qui fournit un chemin et une direction" [11]. Nous présentons quelques autres citations de ce travail qui nous semblent intéressantes pour notre approche.
"La métaphysique du Dasein doit s'approfondir conformément à la structure plus intime de cette métaphysique et doit s'étendre à la métapolitique 'du' peuple historique." [12]
"La valeur du pouvoir découle de la grandeur du Dasein et le Dasein de la vérité de sa mission." [13]
"L'éducation : la réalisation effective et contraignante du pouvoir de l'État, en prenant ce pouvoir comme la volonté d'un peuple pour lui-même." [14]
"Le problème est un saut spécifiquement historique dans le Dasein. Ce saut ne peut être fait que comme une libération de ce qui est donné comme une dotation dans ce qui est donné comme une tâche." [15]
Comme l'a souligné Douguine, si le premier Heidegger supposait que le Dasein était quelque chose de donné, le Heidegger ultérieur a conclu que le Dasein est quelque chose qui doit être découvert, motivé et constitué. Pour ce faire, il est d'abord nécessaire de mener une démarche intellectuelle sérieuse (voir "Ce qu'on appelle penser" de Hedeigger).
Il est crucial de comprendre que, bien que les idées de Heidegger soient considérées comme une sorte d'aboutissement de la philosophie européenne (qui a commencé avec les Grecs anciens, un point symbolique en soi puisque Heidegger a construit ses hypothèses sur une analyse des philosophes de la Grèce antique), Heidegger est aussi souvent classé comme un penseur qui a transcendé l'eurocentrisme. Ainsi, même de son vivant, de nombreux concepts de Heidegger ont été repris dans des régions qui avaient développé des critiques de la philosophie à l'égard de l'héritage européen dans son ensemble. Par exemple, un énorme intérêt pour les œuvres de Heidegger a pu être constaté en Amérique latine au 20e siècle. Au Brésil, les œuvres de Heidegger ont été abordées par Vicente Ferreira da Silva, en Argentine par Carlos Astrada, Vicente Fantone, Enrique Dussel et Francisco Romero, au Venezuela par Juan David Garcia Bacca et en Colombie par Ruben Sierra Mejia. On en trouve une confirmation supplémentaire dans les propos du philosophe iranien Ahmad Fardid, selon lequel Heidegger peut être considéré comme une figure mondiale, et pas seulement comme un représentant de la pensée européenne. Étant donné que Fardid, connu pour son concept de Gharbzadegi, ou "intoxication occidentale", était un critique constant de la pensée occidentale, qui, selon lui, a contribué à l'émergence du nihilisme, une telle reconnaissance de Heidegger est assez révélatrice.
En effet, Heidegger avait des adeptes non seulement en Iran, mais aussi dans de nombreux pays asiatiques. Au Japon, dans les années 1930, Kitaro Nishida, un étudiant de Heidegger, a fondé l'école de philosophie de Kyoto. Bien qu'au Japon, Heidegger ait été largement considéré comme un porteur de l'esprit européen (à la suite des réformes Meiji, le Japon a été balayé par un enthousiasme excessif pour tout ce qui est européen, en particulier la culture et la philosophie allemandes), il est intéressant de noter que la notion d'"existence" de Heidegger a été reformulée dans un esprit bouddhiste comme "être véritable" (genjitsu sonzai) et que le "néant" a été interprété comme "vide" (shunya). En d'autres termes, les Japonais ont interprété les concepts fondamentaux de Martin Heidegger selon leurs propres concepts et ont souvent mélangé ses termes avec les concepts des existentialistes européens tels que Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Gabriel Marcel. Un autre philosophe japonais, Keiji Nishitani, a adapté les idées de Heidegger aux modèles traditionnels orientaux, comme c'est souvent le cas en Orient. Des parallèles entre la philosophie orientale traditionnelle et l'analyse heideggérienne ont également été établis en Corée par Hwa Yol Jung.
À cet égard, la Russie et l'étude de l'héritage de Martin Heidegger constituent une sorte de pont entre l'Europe et l'Orient, entre le rationalisme rigide qui subsume la conscience européenne depuis le Moyen Âge et la pensée contemplative abstraite caractéristique des peuples asiatiques. Disons même plus directement que l'eurasianisme et le heideggérisme sont en quelque sorte des tendances interconnectées et spirituellement proches parmi les courants idéologiques contemporains en Russie.
Bien que ces deux écoles puissent également être examinées en tant que doctrines philosophiques indépendantes, comme le font souvent les chercheurs laïques et les politologues opportunistes, une compréhension profonde de l'une ne peut être obtenue qu'en appréhendant l'autre.
Notes:
[1] Par exemple, l'insistance pour que tous les États et les peuples adoptent le système parlementaire anglais de Westminster comme modèle universel, sans tenir compte des anciennes traditions, structures sociales et hiérarchies.
[2] "Les droits de l'homme et le nouvel occidentalisme" dans "L'Homme et la société" (numéro spécial - 1987, page 9).
[3] Jean Baudrillard, "L'enfer du pouvoir", Paris : Galilée, 2002. Voir aussi, par exemple, Jean Baudrillard, "La violence du global".
http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=385
[4] En italien : la guerra di tutti contro tutti.
[5] D'où la critique du national-socialisme et du fascisme par des droitiers traditionalistes tels que Julius Evola. Voir KR Bolton, "Thinkers of the Right" (Luton, 2003), p. 173.
[6] Francis Fukuyama "The End of History and the Last Man", Penguin Books, 1992.
[7] G Pascal Zachary, "The Global Me", NSW, Australie : Allen et Unwin, 2000.
[8] Clive Hamilton, "Affluenza : When Too Much is Never Enough", NSW, Australie : Allen and Unwin, 2005.
[9) C'est le sens de la déclaration de Spengler selon laquelle "C'est là que réside le secret de la raison pour laquelle tous les partis radicaux (c'est-à-dire pauvres) deviennent nécessairement les outils des puissances d'argent, des Equites, de la Bourse. Théoriquement, leur ennemi est le capital, mais en pratique, ils ne s'attaquent pas à la Bourse, mais à la Tradition au nom de la Bourse. Cela est aussi vrai aujourd'hui qu'à l'époque de Gracchus et dans tous les pays..." Oswald Spengler, "The Decline of the West" (Londres : George Allen & Unwin, 1971), vol. 2, p. 464.
[10] Voir Martin Heidegger sur ces termes.
[11] Martin Heidegger, " Ponderings II-VI : Black Notebooks 1931-1938 " (Bloomington, Indiana University Press, 2016), 28.
[12] Ibid, 91.
[13] Ibid, 83.
[14] Ibid, 89.
[15] Ibid, 173.
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lundi, 04 avril 2022
Phèdre, le passé qui devient présent
Phèdre, le passé qui devient présent
par la communauté militante FUROR
Source: https://www.azionetradizionale.com/2022/04/02/comunita-militante-furor-fedro-il-passato-che-diviene-presente/
Grâce à la poésie, l'homme a réussi à marquer la trace de son propre passage sur Terre. Virgile en est un exemple frappant, tout comme le grand Dante. Aujourd'hui, cependant, nous ne voulons pas parler des géants de l'Antiquité classique, mais plutôt d'un écrivain simple et presque inconnu qui s'est néanmoins fait remarquer par la rédaction de "fabulae" : nous souhaitons parler de Phèdre.
Tout d'abord, il convient de préciser que la fabula trouve son origine en Grèce par l'intermédiaire de l'ancien Esope (buste ci-dessus). Phèdre a simplement repris son genre, en développant sa forme au moyen du "labor limae" (raffinement stylistique). Phèdre a offert à ses lecteurs de nombreux joyaux littéraires (93 fables proprement dites, plus divers prologues et épilogues), dont certains mettent en évidence les caractéristiques les plus courantes de l'être humain (surtout les négatives).
L'homme a toujours été le même, depuis l'Antiquité, et s'est même jeté dans un tourbillon de dégradation qui, au fil du temps, a fait de lui ce qu'il est aujourd'hui : un animal fait uniquement d'instinct et de raison, d'individualisme et d'égoïsme, de matérialisme et de consumérisme, "une sorte de sanglier diplômé en mathématiques pures" (Faber).
Phèdre met en évidence les contradictions de l'homme, en utilisant des animaux qui incarnent ces défauts comme personnages de ses fabulae. Nous aimerions vous montrer une fabulation de Phèdre, intitulée "Les grenouilles craignent les luttes entre taureaux" :
Les pauvres souffrent quand les puissants se battent. Une grenouille, qui observait la lutte depuis le marais, s'est exclamée : "Quel mal nous guette !". Interrogé par une autre grenouille sur la raison pour laquelle elle disait cela, puisque les bovidés se battaient pour le pouvoir sur le troupeau et, de plus, vivaient loin d'eux, elle a répondu : "Que leur demeure soit séparée, et leur race inégale, mais celui qui s'échappe, chassé du royaume du bois, viendra dans les cachettes secrètes du marais et, une fois piétiné, nous écrasera de ses lourdes pattes. Ainsi, leur rage retombera sur nos têtes".
Comme vous pouvez facilement le deviner, car le langage est très simple mais extrêmement élégant, le Phèdre indique clairement que ce sont toujours les faibles qui paient lorsque les puissants s'affrontent. C'est un peu la véritable philosophie du monde moderne, un monde dans lequel des puissances fortes s'affrontent et où le conflit génère l'écrasement des masses. Même lorsque la grenouille (animal faible - pauvre) vit paisiblement dans sa mare, le taureau (animal fort - pouvoir puissant), se battant avec un de ses semblables, l'écrase.
Phèdre a toujours considéré dans ses œuvres ce que les spécialistes appellent le "darwinisme social", qui croit en un monde dans lequel les faibles sont destinés à succomber en tant que tels et ne peuvent faire autrement, sauf à utiliser la ruse (mais ils n'en sont pas toujours doués). Cet auteur latin est si frappant car il parle d'une réalité ancienne, mais que nous vivons encore aujourd'hui et de manière encore plus prononcée.
Notre objectif n'est pas de critiquer tout ce qui nous entoure, mais de mettre en évidence les disgrâces du monde subversif et de l'État kleptocrate, tout comme l'a fait Phèdre au cours de son œuvre littéraire. L'homme n'apprend jamais des erreurs du passé et les fabulae en sont une démonstration claire. Cependant, rien n'est perdu...
Notre devoir doit être de recréer un lien avec la Sphère Sacrée afin d'éliminer la négativité destructrice de ce pauvre monde qui se dirige de plus en plus vers la misère.
Devenons maîtres de nos corps et de nos volontés, conquérons-nous nous-mêmes en faisant violence à notre médiocrité avant de conquérir les "grenouilles".
Devenons Nouveaux, maintenant et pour toujours.
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dimanche, 03 avril 2022
Homo homini lupus: le vrai visage de l'"Umma" néolibérale
Homo homini lupus: le vrai visage de l'"Umma" néolibérale
Emiliano Laurenzi
Source: https://www.azionetradizionale.com/2022/04/01/fuoco-homo-homini-lupus-il-vero-volto-della-umma-neoliberista/
Emiliano Laurenzi est un sociologue des processus culturels, amateur de littérature et de voyages à moto, auteur de "L'islamisme capitaliste" pour les éditions Manifestolibri et co-auteur de divers essais de médiologie, il se consacre à l'étude par passion et ténacité.
Affirmer que le wahhabisme est non seulement compatible avec la propagation du capitalisme de consommation en Arabie saoudite, mais qu'il y contribue également, signifie tout d'abord revoir les hypothèses idéologiques, plutôt que culturelles, à travers lesquelles notre société se représente. A l'origine de cette convergence entre la version du littéralisme coranique le plus desséché et l'adoption des comportements et des modes de vie consuméristes les plus avancés, il y a en fait une double dissimulation concernant les modes et les formes de légitimation du pouvoir d'une part, et le rôle du droit à l'égard des individus d'autre part. Aujourd'hui, nous avons du mal à reconstruire ces liens en raison de l'hégémonie exercée par le concept libéral de société civile.
Au cours des 40 dernières années, la version dominante du néolibéralisme a déployé tout son potentiel. Cela s'est manifesté non seulement dans l'économie et la finance, mais surtout dans la réduction radicale, voire la destruction pure et simple, de toute fonction de redistribution, de protection et de sauvegarde des sections les plus faibles de la population, ainsi que dans la liquéfaction des partis de masse et des syndicats. En bref, toutes les fonctions et organisations visant la médiation et la négociation. En d'autres termes, les résidus des fonctions sociales de l'État, fils du droit positif affirmé avec la révolution française, pour se limiter aux démocraties libérales. Mais aussi les manifestations concrètes du contractualisme : la source, pas par hasard clairement en crise dans tout l'Occident dit démocratique, de la légitimité étatique depuis 200 ans, c'est-à-dire depuis la destruction de l'Ancien Régime.
C'est précisément l'idée de la société civile, censée être un centre d'échange et de défense des libertés individuelles, qui a joué un rôle extrêmement efficace et flexible dans cette opération de démantèlement. La société civile s'est révélée prospère dans la crise des formes du contractualisme moderne, en leur absence, ou souvent comme instrument de leur destruction. On l'a vu avec les mouvements en Europe qui ont tenté de combler le vide laissé par les partis de masse - avec des résultats risibles - à ceux qui ont déclenché les soi-disant printemps arabes - étant ensuite systématiquement et tragiquement écrasés par les forces qu'ils avaient contribué à déclencher.
Ainsi, plusieurs éléments communs apparaissent en filigrane entre le cœur de la pensée libérale à partir duquel s'est développée l'idée de société civile et une certaine déclinaison de l'idée même d'umma, spécifiquement wahhabite. Les deux tendent à se présenter comme une dimension universelle, déclenchant une consonance entre l'idée libérale de la dimension économique de l'individu en tant que forme universelle authentique du droit naturel, et la nature de l'umma en tant que groupe de croyants soumis au droit divin. Les deux conceptions prétendent d'ailleurs remplir leur fonction et trouver leur propre sens au-delà des conditionnements culturels locaux et, surtout, au-delà des régimes politiques en vigueur, bien qu'il s'agisse plus d'une prétention qu'autre chose. Dans aucun des deux cas, il n'est question d'une quelconque forme de contestation de la domination de la dimension économique, dont le motif, pour ainsi dire, reste inaccessible à une approche rationnelle et confiné à une dimension fidéiste. Elle n'est pas, en fait, soumise à la négociation. Il n'est donc pas surprenant que le concept de société civile constitue le terrain privilégié sur lequel, depuis plus d'une décennie, on tente de combiner une conception vague et confuse de l'Islam avec l'économie de marché.
"La vérité est claire : il ne peut y avoir de société civile sans économie de marché; par conséquent, l'un des moyens de promouvoir la société civile dans les pays islamiques est de promouvoir l'économie de marché". Ainsi se termine l'introduction d'un court recueil d'essais (A. Yayla, Islam and the Market Economy), publié en Turquie en 2002, édité par Atilla Yayla. Une collection centrée précisément sur l'idée de combiner l'Islam et la société civile sur la base de l'économie de marché. Ce n'est pas un hasard si les références philosophiques du penseur turc - l'un des principaux partisans du libéralisme islamique - sont Hume et Locke, mais surtout von Hayek. Disons tout de suite que 18 ans plus tard, le souhait et la prédiction de Yayla se sont tous deux révélés fallacieux. Mais isolons le cas saoudien, qui nous occupe : De tous les pays musulmans, c'est sans doute celui qui a vu la montée et la consolidation progressives d'un islamisme - décliné sous les formes du terrorisme, de l'identitarisme religieux et du militarisme - parfaitement à l'aise avec les formes les plus avancées du capitalisme, ainsi qu'avec l'imposition des formes les plus féroces de l'économie de marché - on pense aux conditions de semi-esclavage avec lesquelles les travailleurs sont traités - et d'un contrôle impitoyable de l'information, jusqu'au massacre du journaliste Jamal Khashoggi. Faut-il donc en déduire l'absence absolue de société civile, selon les canons du néolibéralisme actuel ? Absolument pas, si l'on analyse de près sa conception. Mais procédons dans l'ordre.
Lorsque nous émettons l'hypothèse de l'existence d'une sorte d'umma néo-libérale - dont les signes sont très évidents en Arabie Saoudite - nous nous référons tout d'abord aux modes et aux formes de légitimation du pouvoir, ainsi qu'au rôle du droit vis-à-vis des individus. C'est en effet de ces deux caractéristiques du régime actuel que l'on peut déduire la position du sujet individuel par rapport à la loi, et de quelle manière le pouvoir se fonde, et établit ainsi un espace régulé. En tant qu'umma, la communauté des croyants ne se reconnaît pas dans une forme étatique, et en même temps, l'une de ses principales caractéristiques est précisément la soumission de ses membres à la loi sacrée. Ce qui intéresse le néolibéralisme, en ce sens, c'est précisément l'absence de législation souveraine, c'est-à-dire créée, comme l'a souligné von Hayek, avec un commandement totalement mondain - celui qui fonde l'État - tandis que la dimension à laquelle l'individu appartiendrait essentiellement est la loi de l'offre et de l'échange, dont la nature n'est pas du tout scientifique, mais a tous les traits d'une revendication fidéiste. Une conception très proche de celle de la loi islamique, la charia, qui est fondamentalement et intégralement une loi d'origine transcendante, même si elle a été élaborée par des juristes.
En substance, les deux conceptions tendent à saper les prémisses mêmes de la souveraineté étatique à l'origine du contractualisme - cette souveraineté étatique qui sert de "cadre" à la confrontation politique - et à laisser l'individu dans une dimension réglementaire unique, absolument inaccessible à la dynamique du marchandage politique, c'est-à-dire étrangère à la dynamique de la sécularisation du jeu politique. Le néo-libéralisme parce qu'il ne reconnaît pas les prérogatives de l'Etat souverain comme source de régulation autonome, juridique et politique. L'Islam wahhabite parce qu'il ne reconnaît qu'Allah comme souveraineté unique et authentique, ne reconnaissant au pouvoir temporel qu'un rôle vicaire et/ou patrimonial. Tous deux, il faut le souligner en passant, mais aussi pour faire ressortir certaines "affinités électives", se tournent vers le pouvoir en place - qu'il s'agisse de l'État ou du roi - comme garants de leurs privilèges et activités : le néolibéralisme lorsqu'il exige de l'État la défense juridique et la protection militaire de la propriété et du capital, le wahhabisme lorsqu'il obtient du roi des privilèges, des dotations et un contrôle social en échange d'une caution religieuse. De plus, le néolibéralisme a tendance à se débarrasser des appareils juridiques trop contraignants et ce n'est pas un hasard s'il a toujours montré une préférence pour les systèmes juridiques coutumiers, qui sont moins exposés aux codifications rigides résultant d'une intervention politique. Au contraire, le wahhabisme efface d'emblée toute possibilité législative, pliant la réglementation des comportements individuels à la charia, une loi sacrée, laissée à la totale discrétion du juge dans son application, et loin d'être le résultat d'un processus législatif laïc. Ce n'est pas un hasard si la codification des activités qui ne relèvent pas de la charia, en Arabie saoudite, est techniquement déléguée à de simples règlements ou à des édits royaux.
Une affinité particulière se dessine donc entre le néo-libéralisme et le wahhabisme, non seulement pour la dimension universelle particulière à laquelle ils se réfèrent, mais surtout pour les limites très précises qu'ils prétendent attribuer à cette dimension (d'où l'apparente contradiction qui les distingue). Tant le néo-libéralisme que le wahhabisme préfigurent donc une dimension extra-étatique donnée comme originelle : pour le néo-libéralisme, l'état de nature compris comme constitutivement économique (ce qui, je le répète, est une prétention totalement antiscientifique), et pour le wahhabisme, une déclinaison particulière de l'umma que l'on pourrait définir comme discrétionnaire à toutes fins utiles, donc éloignée de sa dimension religieuse authentique. Ce qui, cependant, enflamme et signale la convergence, c'est que les deux, à cette dimension, accompagnent une très puissante conventio ad excludendum. Le néolibéralisme à l'égard de toute tentative de rejeter la nature de l'être humain en tant que simple homo oeconomicus, et tend vers des formes de régulation et d'organisation des interactions sociales sur des bases non exclusivement dédiées au profit ; le wahhabisme à l'égard de tous les croyants qui ne se conforment pas à sa propre vision de ce que l'Islam devrait être, et sont considérés sic et simpliciter comme des non-croyants, des ennemis de la vraie foi, étrangers à l'umma.
Ces deux attitudes - qui découlent des formes de légitimation du pouvoir et du rôle du droit dans la régulation de la vie des individus - sont dissimulées derrière le rideau idéologique du concept de société civile et de son hégémonie culturelle. L'idée de la société civile, en fait, est l'instrument avec lequel la conventio ad excludendum est mise en œuvre, tant dans le néolibéralisme que dans le wahhabisme (mais aussi dans de nombreuses autres formes de religiosité, islamiques ou non). Elle s'épanouit dans le vide de l'espace politique comme un simple jeu de valeurs et de croyances - auquel les dimensions de l'empreinte médiatique sont perçues comme absolument hors d'échelle - sans pouvoir réel d'affecter la construction des formes de pouvoir, et encore moins leur légitimation. En ce sens, toute idée de société en tant qu'ensemble de sujets interdépendants a disparu, de même que toute idée d'une umma de croyants rendus hypocritement "égaux" en vertu d'une interprétation idéologique, arbitraire et littéraliste de la doctrine coranique, nous revenons à cet homo homini lupus hobbesien dont nous sommes partis.
19:50 Publié dans Actualité, Définitions, Economie, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, néolibéralisme, wahhabisme, umma, droit, économie, philosophie, philosophie politique, islam, théorie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Massimo Donà et la philosophie de Goethe: une seule vision
Massimo Donà et la philosophie de Goethe: une seule vision
Giovanni Sessa
Source: https://www.paginefilosofali.it/massimo-dona-e-la-filosofia-di-goethe-una-sola-visione-giovanni-sessa/
Un livre très important de Massimo Donà vient de paraître, Una sola visione. La filosofia di Johann Wolfgang Goethe (pp. 327, euro 14,00). Dans ses pages, le philosophe se confronte à la pensée du grand poète allemand, dont il lit les œuvres en termes théoriques. Ce livre a été précédé de deux autres monographies, consacrées respectivement à Leopardi et à Shakespeare. Le motif qui unit les trois volumes est le même. Donà interprète ces trois grands, en soulignant, à la lumière de ses propres positions spéculatives, leurs traits anti-platoniques, anti-universalistes. Ce n'est pas un hasard, soutient l'auteur, si Goethe était mû par un "amour surhumain pour l'unicité irrépétable de l'existence" (p. 21) : il comprenait la vie et la nature comme "l'expression d'une puissance incoercible dont il aurait été vain d'essayer de prédéterminer le cours et la direction [...] puisque "en tout lieu nous sommes en son centre"" (p. 22). Sur la base de cette intuition, le génie de Weimar a compris l'inanité des "universaux", des "idées", pour comprendre la réalité. Les concepts déterminent, "pétrifient" le connu, au mieux compartimentent, par la procédure analytique, l'Un-Tout.
L'observateur le plus superficiel de la nature est conscient de son mouvement perpétuel. Comment, dès lors, est-il concevable de prétendre la connaître à partir de la "tranquillité" des idées ? Goethe était clairement conscient de cette contradiction. Il savait également que l'attitude gnoséologique platonicienne avait survécu dans la philosophie moderne. Les formes a priori de Kant, en effet, se caractérisent par la même nature statique que les universaux. Et pourtant, chez le penseur de Könisberg, dans la Critique du jugement, palpite une autre-non-autre manière de se rapporter au monde. La même vision se manifeste chez Bruno, Leibniz, de La Mettrie et Leopardi, sans oublier Spinoza. Leur pensée ne réduisait pas la nature à une série de "problèmes" (en tant que tels solubles) mais se présente sous le trait d'une "véritable écriture de l'énigme" (p. 28). Une position qui réapparaîtra, souligne Donà, également dans la philosophie du vingtième siècle: chez Deleuze, chez Arendt et, ajouterions-nous, également dans l'idéalisme magique d'Evola. Des formes de pensée qui échappent au logo-centrisme. Pour comprendre l'ubi consistam réel de l'idée de nature de Goethe, il est bon de se référer à la "matière": elle, l'être de tout ce qui est, en un : "dit son être placé et son ne pas être placé par moi" (p. 35).
Cela signifie, d'une part, que moi, le sujet connaissant et l'objet connu, vivons une relation d'attraction, qui fait que nous ne sommes pas autres l'un par rapport à l'autre, mais identiques. En même temps, nous sommes obligés de reconnaître que cette relation se développe de manière contradictoire, dans la mesure où la signification, la "compréhension" du monde me le fait vivre comme absolument autre que moi-même. Toute réalité est : "à la fois phénomène (dans la mesure où elle est référençable pour moi) et noumène (inconnaissable)" (p. 36). La matière est donc constituée de deux forces, dont Kant et Schelling avaient déjà parlé, l'une attractive et l'autre répulsive. Dans ce contexte spéculatif, Goethe introduit le concept de "métamorphose", cœur vital de son exégèse du naturel. Cette expression doit être comprise comme ce qui se passe "au-delà de la forme". En elle, précise Donà, il n'y a pas de référence à la cyclicité, mais à ce qui dépasse toute forme donnée. Pour cette raison, l'instrument privilégié dans l'exégèse de la nature est l'analogie, et non la similitude. Connaître par analogie implique de comprendre que, dans des espaces différents, il y a la même chose. L'idée même d'identité doit être repensée. Elle ne peut être posée que d'une seule manière: "comme ce qui en vérité n'a pas de forme" (p. 41), puisque ce qui revient dans les métamorphoses continues de la nature est "toujours et seulement la négation d'une forme" (p. 41).
La "matière" représente ce mouvement qui n'est aucun des "déterminés", des entités que je rencontre dans l'expérience, mais qui est seulement donné en eux. La métamorphose de Goethe, soutient Donà, est différente du dialectisme hégélien (et, en partie, de celui de Schelling également). Le système panlogistique a des règles déterminées, capables de dessiner une identité. Chez Hegel, la synthèse, le point d'arrivée, est déjà inscrit au commencement : "La nature n'a pas de système [...] elle a la vie [...] Elle est vie et succession d'un centre inconnu vers une limite inconnaissable" (p. 50). L'energheia, pour reprendre l'expression leibnizienne, est une force centrifuge, dispersive, entropique qui, du centre, tend vers l'extérieur. La désintégration du vivant n'a pas lieu: "précisément en vertu d'une force opposée [...] "centripète" (p. 51), qui tend vers l'extérieur (p. 51), qui tend à se spécifier, à "se préserver". Nous sommes enveloppés par la nature, l'horizon transcendantal de l'homme, comme dirait Löwith, et nous ne pouvons y échapper. Face à la luxuriance des jardins de Palerme, l'Allemand comprend que l'Urpflanze, la plante originelle, n'est pas réductible à la dimension de la Gestalt, de la forme platonicienne; au contraire, elle fait allusion au centre inconnu du Tout. C'est pourquoi Goethe, comme plus tard Heidegger, considérait que la physis coïncidait avec l'être, avec l'"épanouissement".
Où que l'on soit, on est toujours au centre de la nature, impliqué dans sa danse éternelle, dans le jeu éternel de la métamorphose dionysiaque. Dans ce livre : "Tout est nouveau et pourtant toujours ancien" (p. 61). L'Antiquité est l'informe, la négation originelle qui se donne "positivement" dans les entités. Notre action est donc le fait de la nature elle-même. En elle, Orphée et Prométhée ne font qu'un et nous faisons l'expérience du fini comme quelque chose qui doit toujours être dépassé, nous avons tendance, dans la mesure où nous relevons de la physis, à nous déterminer/à nous in-déterminer (la conception augustinienne du temps comme distensio animae a une grande pertinence pour Donà à cet égard). Le postulat hermétique "tout pense" découle de cette vision du Tout, de ses corrélations sympathiques. La pensée, en somme, est l'ouverture d'un monde. Goethe devient le porteur de cette connaissance non verbale particulière, qu'Aristote qualifie dans le livre IV de la Métaphysique, en l'attribuant aux plantes, de connaissance de ceux qui "ne disent rien" (p. 122). Cette connaissance, qui ne s'oppose pas au principe d'identité, adoucit sa lumière apodictique et évite le jeu du "être autre que moi-même", auquel elle renvoie inévitablement. Après tout, c'est la pensée du néant! Elle est pensée autrement que non-autrement par rapport au théorème et, chez Goethe, elle conduit à l'intuition.
Massimo Donà
Il nous permet "d'embrasser dans une seule vision ordonnatrice l'activité vitale infiniment libre d'un seul royaume de la nature" (p. 155). L'unité véritable devait se caractériser par l'infini et la liberté: "explosion d'un multiple jamais contraignable à des 'distinctions irréversibles'" (p. 157). En bref, le mouvement naturel est pensé par Goethe "comme une unité immédiatement destinée à se dire dans la "forme de deux", c'est-à-dire comme une polarité absolue. Absolu parce qu'il est original" (p. 161). Cette thèse est confirmée dans la Théorie des couleurs. Les couleurs ne sont déterminées qu'à partir d'une impossible superposition de l'obscurité sur la lumière ou de la lumière sur l'obscurité: " qui sont 'un' [...] parce qu'ils ne peuvent pas se déterminer comme absolument différents les uns des autres " (p. 265). Les couleurs ressortent (comme l'a également souligné Steiner) sur la frontière ambiguë qui semble diviser la lumière de l'obscurité. Le jeu des contraires est retracé par Donà, dans une exégèse précise des Affinités électives, dans les relations amoureuses des quatre personnages principaux du roman.
Un livre important, Un sola visione, non seulement pour la lecture éclairante de Goethe, mais aussi pour ceux qui souhaitent regarder le monde avec un regard renouvelé.
Giovanni Sessa
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La Tradition juridico-religieuse romaine: la pensée de Julius Evola et l'idéologie du droit naturel
La Tradition juridico-religieuse romaine: la pensée de Julius Evola et l'idéologie du droit naturel
Giandomenico Casalino
* Essai publié dans la revue Vie della Tradizione n. 178/179 (janvier-décembre 2020)
Source: https://www.paginefilosofali.it/la-tradizione-giuridica-religiosa-romana-il-pensiero-di-julius-evola-e-lideologia-del-diritto-naturale-giandomenico-casalino/
Dans ses écrits, Julius Evola a explicité en termes morphologiquement universels et donc exhaustifs ce qu'il faut entendre par Loi et Droit dans le monde de la Tradition universelle ; et par conséquent, il a également traité de la signification du Droit dans la sphère de la culture traditionnelle de l'Occident helléno-romano-germanique, en le considérant comme un aspect essentiel de la nature même des lignées indo-européennes, dans la valorisation de leurs événements plus mythiques-symboliques [1] qu'historiques. Ici, ne voulant pas nous étendre sur ce sujet, nous allons le considérer comme un "donné" acquis et, l'assumant, nous nous intéresserons à un aspect de la vision du Droit chez Evola qui, loin d'être secondaire ou marginal, est au contraire préparatoire à la compréhension de la polarité [2] (typique alors de la Denkform indo-européenne...) intrinsèque à sa propre vision de la réalité.
La polarité dont nous parlons se manifeste de manière évidente dans la façon dont Evola affronte le "quaestio" de la soi-disant Loi naturelle, dans un chapitre dense et articulé de L'arc et la massue [3], intitulé : "Idée olympique et Loi naturelle". Notre intention est de prouver, de manière documentée et donc incontestable, que la position d'Evola, son opinion très critique du "mythe" de l'ancien Droit Naturel et "a fortiori" du droit naturel, est non seulement cohérente avec la vision traditionnelle et organique du monde et de la vie, mais est substantiellement la même que celle qui, pour un œil attentif, semble émerger de la culture juridico-religieuse romaine, comme une "forma mentis" contenue dans les sources mêmes du Droit romain.
Il est cependant bon, de manière préliminaire, d'essayer de mettre de l'ordre autour des valeurs sémantiques des mots que nous utiliserons dans cet article, à la lumière de leur étymologie. Il n'est pas possible, en effet, d'entrer dans la "valeur" de ce que la doctrine traditionnelle, et donc Evola lui-même, entendent lorsqu'ils utilisent le terme nature, sans effectuer un authentique "opus remotionis" des incrustations de significations chrétiennes et/ou modernes qui dissimulent et mystifient le discours original. L'"incipit" de Révolte contre le monde moderne [4] est d'une clarté solaire à cet égard : il y a un infernal (c'est-à-dire inferior.... Il y a une nature obscure infernale (c'est-à-dire inférieure...) et il y a une nature lumineuse supérieure ; il y a une nature chthonique, terrestre et il y a une nature céleste ; mais, en termes splendidement platoniciens, pour Evola aussi, le Tout est Phylysis, c'est-à-dire les Dieux, les démons, les hommes, les plantes et les animaux, les forces "subtiles", les Réalités Divines psychiques et objectives en tant qu'états supérieurs de l'Être, les Idées au sens platonicien ; et Hegel, également à la manière platonicienne, conclut en affirmant que "le Tout est le Vrai ! ".
Ici, il n'y a pas de dualismes entre le ciel et la terre, ni de "spiritualisme" ou de "matérialisme", ni de "sujet" et d'"objet", pour le monde traditionnel gréco-romain et sa sagesse, de telles absurdités n'existent pas, elles n'auraient eu aucun sens: voici les premières fictions modernes dont il faut se débarrasser lorsqu'on aborde cette question. La Physique d'Aristote, B, 1, et le commentaire de Heidegger [5] sur le même passage, sont, propédeutiquement et pédagogiquement, clarifiants afin aussi et surtout au fait que, étant à la fois le Timée platonicien et la Physique aristotélicienne, les livres fondamentaux de l'Occident, ils incluent aussi la soi-disant (par nous) "métaphysique" où, Il est bien connu qu'en ce qui concerne l'ensemble des écrits aristotéliciens qu'Andronicus a mis en ordre et placés après la Physique, ce ne sont que des notes de cours scolaires portant non plus sur la Phyosophie en général (c'est-à-dire la Physique) mais sur "l'être en tant qu'être" qui en émerge toujours et qui est toujours là, résidant en elle. Dans la Grèce archaïque et classique (certainement pas dans l'illumination maçonnique de l'intellectualité sophistique...) Physis [6] n'est donc absolument pas la nature physique au sens moderne et donc mécaniste et grossièrement matérielle [7], mais c'est l'Ordre divin du monde, Themis, donné "ab aeterno", où le nòmos de la Cité s'identifie avec lui. Un trait distinctif de la spiritualité grecque traditionnelle est le fait que pour l'Hellène, Physis en tant qu'Ordre cosmique, étant le donné, est comme voulu [8], dans le sens où l'ordre humain est l'imitation, nécessaire et implicite de la Loi, de celle-ci, l'adaptation à celle-ci dans une tension essentiellement héroïque et dans la conviction que le nòmos est dikàios = juste, seulement si et dans la mesure où il est "mimesis" de la Physis : "La souveraineté de la loi est semblable à la souveraineté divine, tandis que la souveraineté de l'homme accorde beaucoup à sa nature animale... la loi est une intelligence sans passions..." (Aristote, Politique, III, 16, 1278a). Puisque nous savons que la Divinité pour les Grecs, et pour Platon et Aristote en particulier, est dans le Cosmos [9] il est évident que si la Loi est semblable à la souveraineté Divine, la même Loi est celle visuelle des Dieux de la Lumière et du Ciel lumineux. La Cité est ordonnée selon le nòmos qu'est dìke, la fille divine de Zeus et Thémis, c'est-à-dire la justice universelle des Dieux olympiques dans sa mise en œuvre humaine [10] et non selon le nòmos des Dieux chtonei et maternels, ce dernier ordre qui a précédé celui des Hellènes et qui lui est hiérarchiquement soumis. En effet, selon les mots d'Aristote, il y a l'essence de la grécité : le monde est une manifestation à la Lumière des Formes de l'Être et de la Vie (comme le dit W. F. Otto), distincte, définie, et de l'essence du monde grec. Otto), distinct, défini, dépourvu de passions et si tel est, en termes mythiques, l'Ordre que la royauté cosmique de Zeus impose aux Puissances primordiales de l'Être qu'il vainc par son avènement [11], en termes platoniciens, c'est la fonction archétypale de Dieu en tant que "mesure de toutes choses" [12] qui est le Bien-Un en tant que Mèghiston Màthema = Connaissance suprême qui est Apollon; tandis que chez le Stagirite, c'est la Divinité en tant qu'Harmonie invisible du monde, Pensée de la Pensée.
* * *
Ce qui oppose radicalement la culture juridico-religieuse romaine à la spiritualité hellénique est l'attitude différente, en termes anthropologiques, que le Romain a envers le monde, envers le "donné". Pour le Romain, en effet, le monde n'existe pas "a priori" et de toute éternité ; c'est plutôt le principe inverse qui s'applique : le voulu est comme le donné [13] (alors que nous avons expliqué précédemment que dans le monde grec, le donné est comme le voulu).
Le Romain, donc, avec l'action rituelle, fait, crée le cosmos qui est la Res Publica, l'ordre des Dieux, en particulier Jupiter, Dieu de la Fides, de la Loi et des accords, la divinité suprême de la fonction primaire qui est magico-légale.
Il est l'État romain [14], qui est la conquête et l'ordonnancement culturels d'un "datum" antérieur biologique et chaotique, en un mot naturel, c'est-à-dire le ius gentium. En observant la Romanité d'un point de vue encore plus universel, ainsi que du point de vue de sa métaphysique, nous croyons avoir démontré ailleurs [15] et en développant toujours, par la méthode traditionnelle de l'analogie et de l'anagogie [16], certains aspects de la connaissance évolienne de la symbologie hermétique et de la Tradition, que l'essence la plus intime, et donc ésotériquement "cachée" pour la plupart, de la Romanité réside dans la présence de deux Réalités Divines : Vénus (Énée) et Mars (Romulus). Le sens ultime du cycle romain, ainsi que de l'apparition de la Cité elle-même, comme sa sortie de l'Immanifesté vers le manifesté, du Prémonadique vers le monadique (l'Ergriffenheit, selon Kerenyi), Tout cela consiste dans le Mystère du Rite comme Ascèse de l'Action qui, se projetant sur Vénus, la transforme en Mars (et c'est l'apparition de Rome-Romulus) et avec cette puissance agite et fixe Mercure (la Force vitale qui se déchaîne) pour obtenir Jupiter (et c'est la Voie Héroïque vers le Sacré et vers la Somme de la Romanité au moyen de la Guerre Sacrée) réalisant finalement Saturne comme Roi Primordial de l'Age d'Or (la Pax Romana, symbolisée par Auguste, Imperator et Pontifex Maximus). De cette vision, nous dirions bachofénienne, de l'ensemble de la romanité, émerge ce qu'Evola lui-même indique à propos de la morphologie générale du Rite qui : "[...] met en œuvre le Dieu à partir de la substance des influences convenues [...] nous avons ici quelque chose comme une dissolution et un resucrage. C'est-à-dire que le contact avec les forces infernales qui sont le substrat d'une divinisation primordiale est renouvelé de manière évocatrice, mais aussi la violence qui les a arrachées à elles-mêmes et les a libérées sous une forme supérieure [...]" [17]. Ce passage, déjà cité par nous à une autre occasion, malgré son énorme importance, n'a pas été suffisamment mis en évidence par les spécialistes de l'œuvre d'Evola. En elle s'exprime la loi universelle du processus et la finalité même de l'action rituelle qui, renouvelant l'Ordre, fait les Dieux et, donc, par analogie, du Rite juridico-religieux romain [18]. Il découle de ce qui a été dit que, loin d'accepter une "nature" préconstituée (même si elle est toujours comprise en termes non matériellement modernes) et loin d'agir après avoir accepté le datum comme dans la grécité, le Romain commence son entrée dans l'histoire en la sacralisant avec le Rite et avec lui, ou plutôt, en vertu de ses effets dans l'Invisible qui se répercutent dans le visible, il transforme le chaos en cosmos et, par cette métaphysique pratique, il réalise le Fas du Ius, c'est-à-dire le Dharman du rtà, comme il est dit dans le RgVeda [19]. Le Romain a un concept "pauvre" de la nature, puisque l'Ordre complexe des formes qui émerge des profondeurs de la nature, qui est la Phylysis des Grecs, n'existe pas pour son esprit et devant ses yeux ; il ne pense à la nature que lorsqu'elle est ordonnée par le Ius civil [20], avec une action culturelle précipitée qui est, par essence, cultuelle, c'est-à-dire rituelle. De telle sorte que la nature et la loi s'avèrent être la même chose, mais pas "a priori" comme pour le grec, mais "a posteriori", c'est-à-dire après que la forme, le sceau, le sens, l'Ordre (la Loi) soit imprimé sur la nature (qui n'existe pas... et est de la cire informe). C'est donc le Droit qui crée littéralement la nature à son image, puisqu'il n'y a pas "deux" réalités mais une seule réalité : la nature qui est pensée juridiquement, c'est-à-dire selon l'ordre du Ius civil, qui est le Ius romanorum. Le Romain écoute, voit et sait et, par conséquent, agit dans les termes dans lesquels la Loi est la nature ordonnée dans le cosmos !
Evola a intuitionné et exprimé tout cela dans toute son œuvre et le discours que nous menons n'est rien d'autre que le développement logique (évidemment pas en termes de logique abstraite, c'est-à-dire moderne...) ainsi que comparatif avec d'autres études (Kerenyi, Eliade, Dumézil, Sabbatucci, Bachofen et Altheim) de ses arguments, également apparemment sans rapport avec la question que nous traitons. Cela dit, l'idée même d'un "droit naturel", même dans les termes stoïciens que nous mentionnerons, est totalement étrangère à la mentalité juridico-religieuse romaine, et ce depuis l'âge archaïque jusqu'à l'Antiquité tardive pré-chrétienne. Il est en effet impossible pour le Romain, qu'il soit magistrat, prêtre ou juriste, de penser à une "nature" a priori, de quelque manière que ce soit, qui dicte et indique déontologiquement les normes fondamentales de la Res Publica auxquelles le Ius civil doit se conformer. C'est impossible, car, étant donné les prémisses mentionnées ci-dessus, une telle logique aurait été la dénaturation de l'âme même de la romanité ; en effet, nous pourrions dire que, si par l'absurde, elle l'avait fait sienne, elle aurait causé sa mort (ce qui s'est en fait produit ponctuellement avec l'avènement de l'Empire désormais christianisé et la lente infiltration dans le corps du droit romain post-classique de l'idéologie chrétienne dualiste).
La preuve supplémentaire du caractère étranger à la mentalité romaine traditionnelle de la culture et de la pensée même d'un Droit conforme à une prétendue nature, considérée comme une réalité physique ou "morale" donnée "ab aeterno", réside dans un célèbre passage d'Ulpianus/Ulpien, qu'il est nécessaire de citer intégralement : "[...] ius naturale est, quod natura omnia animalia docuit : nam ius istud non umani generis proprium, sed omnium animalium, quae in terra quae in mari nascuntur, avium quoque commune est, hinc descendit maris et feminae coniunctio, quam nos matrimonium appellamus, hinc liberorum procreatio, hinc educatio : videmus etenim cetera quoque animalia, feras, istius iuris peritia censeri" [21] (Digest 1. 1.1.3 e 4).
Il y apparaît de manière solaire que le "chaos" dont nous avons parlé, c'est-à-dire la nature comme néant acosmique que le Romain avec le rite juridico-religieux change en Cosmos selon le Fas du Ius, n'est rien d'autre que la Loi naturelle identifiée à la coutume des animaux = more ferarum. Ulpien dit, et en lettres claires, que le Ius naturale est ce que la nature biologique-physique indique, impose à tous les animaux et certainement pas à l'homme, sinon dans sa dimension strictement et proprement naturaliste au sens biologique, comme des rythmes de vie qui, toutefois, sont régis et ordonnés de manière subordonnée et hiérarchisée par une sphère culturelle précise qui ramène toujours et uniquement au monde de l'Esprit qui est celui du Ius civile et qui est essentiellement de nature religieuse. Cet exposé d'Ulpien, qui est, ne l'oublions pas, un juriste du IIIe siècle de notre ère (et qui, on le suppose, a pu assimiler toute la littérature, tant strictement philosophique sur le sujet que la pensée même des juristes qui l'ont précédé), est si éclairant qu'il n'a pas été apprécié par un juriste-philosophe comme Guido Fassò, de formation culturelle catholique, qui reproche même [22] à Ulpianus une conception excessivement "naturaliste" (sic !) du Droit Naturel qui, de toute évidence, n'est pas conforme aux principes du droit naturel, ce qui ne convient évidemment pas à l'idée que Fassò lui-même veut transmettre, conformément à son inspiration chrétienne.
Nous croyons, par contre, pouvoir utiliser "au contraire" les mêmes censures faites par Fassò à l'encontre d'Ulpien et dire que, loin de se limiter ou de s'écarter de la pensée du juriste romain et loin de monter sur les miroirs d'une vaine bataille herméneutique, d'ailleurs clairement intolérante parce que non respectueuse de la source elle-même et de ses significations, précisément du passage cité ci-dessus il ressort combien est historiquement véridique, parce qu'idéologiquement cohérent, ce que nous avons essayé d'expliquer ici. La conception de la "loi naturelle" comme ordre moral auquel le droit positif des hommes doit se conformer, non seulement n'a jamais existé dans la culture juridico-religieuse romaine (Cicéron, en fait, lorsqu'il semble parler de cette manière, dans "De Republica" 3,22,33 et "De Legibus" 2,4,8, même si c'est d'une manière stylistiquement valable, ne fait rien de plus que présenter au public romain érudit, des théories stoïciennes qu'il a reconsidérées. Ce n'est donc pas le juriste qui parle mais le juriste amoureux de la philosophie grecque...) ; mais ce qui est parfois cité dans les textes des juristes, toujours juristes à travers le recueil de Justinien, comme "Ius naturale", est confondu dans la tradition juridique romaine avec Ius gentium qui est, comme nous le savons, le Droit non romain que la puissance de l'Action spirituelle de la romanité elle-même reçoit dans l'orbis romanus en le changeant en Ius civile, c'est-à-dire un événement culturel romain. La Constitutio Antoniniana de 212 AD.... est emblématique de cette attitude. Le Ius gentium est donc l'ensemble des coutumes, des habitudes et des usages juridiques et religieux des gentes, aussi bien celles qui ont précédé la naissance de Rome que les populations entières au sens de nationes que Rome elle-même allait rencontrer ; tout cela, le Romain le juge comme quelque chose d'étranger à la civitas, de naturaliste au sens de primitif et que la Res Publica en termes culturels romanise tout en conservant leurs principales caractéristiques et éléments distinctifs, réalisant ce que nous appelons le miracle de la tolérance de la cité qui devient le monde : le seul exemple de mondialisation équitable dans l'histoire de l'humanité !
D'autre part, il faut le dire une fois pour toutes, la doctrine du soi-disant droit naturel, dans sa caractéristique intrinsèque : toujours comme une pulsion individualiste, d'abord dans une clé psychiquement fidéiste, c'est-à-dire chrétienne, et ensuite, sécularisée, dans le droit naturel moderne, ne vient même pas de la philosophie grecque. Les stoïciens, en effet, entendaient par "nature" la "naturalis ratio", la nature rationnelle de l'homme - rectius du sage - et non la nature animale, car ils ne s'intéressaient absolument pas à la multitude des hommes en général, n'étant pas et ne pouvant pas être les mêmes que les sages. En cela, ils ont obéi au critère de jugement caractéristique de toute culture classique, c'est-à-dire purement élitiste et aristocratique. L'origine de la mystification de la doctrine stoïcienne, de sa démocratisation vient donc de l'individualisme inhérent au christianisme jusqu'à la Révolution française, y compris les Lumières elles-mêmes ; puis de Thomas d'Aquin, à travers le courant franciscain, la seconde scolastique, jusqu'à Grotius et Domat [23]. D'autre part, la conception de l'État chez Augustin est péremptoirement individualiste-contractualiste et donc délibérément anti-traditionnelle. Pour le natif d'Hippone, en effet, l'État naît de la violence et du sang [24] et dans son "De Civitate Dèi", citant le fratricide de Romulus, il déclare que l'État est toujours fondé sur l'injustice ; il ne peut donc être l'État tel qu'il le conçoit tant qu'il ne s'identifie pas à ce qu'Augustin lui-même appelle la "Cité de Dieu" fondée et régie par les lois du Christ ; concluant que, pour l'effet, l'État romain n'est jamais parvenu à être tel ! Je ne sais pas à quel point cela est obstinément subversif, inouï et étranger à la culture gréco-romaine classique. C'est la parabole descendante de ce que les stoïciens ont théorisé comme étant la "loi naturelle". Cela manifeste la transposition en termes anthropologiques du discours stoïcien dans la psychologie de l'âme-démocratique de l'individu chrétien et dans sa praxis politique et culturelle. La pensée équilibrée d'un Romain tel que l'Auguste Marc Aurèle, la sagesse d'un Épictète ou les convictions philosophiques de nature platonicienne d'un Cicéron se transforment, dans la mentalité judéo-chrétienne, en une haine tenace du monde, de la Politique et de l'Empire, en une "vision" utopique, subversive et hallucinée de ce qu'Augustin lui-même définit comme la "Jérusalem céleste". Et tout cela, même atténué par l'acceptation de la rationalité aristotélicienne, restera jusque dans la scolastique médiévale comme un doigt accusateur pointé par l'Église sur l'Empire, s'arrogeant le droit de remettre en cause la légitimité même de l'autorité impériale, selon le dictat que Thomas fait référence à la fois à la "Lex divina" et à la "Lex naturalis", confirmant ainsi l'exorbitante prétention chrétienne de la subordination de l'Empire à l'Église, comme on dit le Soleil à la Lune ! (Summa Theologiae, Ia 2ae, q. 93, art. 2 ; q.91, art. 2 et 4 ; q. 91, art. 3 ; q. 95, art. 2).
* * *
Non sans raison, en traitant de la Romanité, nous avons toujours utilisé [25] un néologisme de notre cru, qui est le mot composé : juridico-religieux, parce que nous sommes convaincus que pour le Romain, puisque c'est le Rite qui fonde et crée la Civitas et qu'il est intrinsèquement ressenti par le Peuple des Quirites comme une action juridico-religieuse, alors, par conséquent, dans son essence, cette Civilisation, en tant que fait historique, ne peut qu'être de nature juridico-religieuse [26]. On peut dire que ce type d'approche a fait son chemin au cours des dernières décennies, tant dans le domaine des études de la Religion romaine que parmi celles de la Jurisprudence, cessant ainsi de considérer, en termes stupidement modernes et donc toujours comme un effet de la culture chrétienne, les deux sphères, Droit et Religion dans la Romanité, comme séparées de telle sorte que les études qui s'y rapportent, bien qu'excellentes dans leur domaine, ont toujours été presque comme deux lignes parallèles destinées à ne jamais se rencontrer. Disons que les noms d'Axel Hägerström [27], Pietro de Francisci, en ce qui concerne les précurseurs, et Pierangelo Catalano [28], John Scheid [29], Giuseppe Zecchini [30] et surtout Dario Sabbatucci [31] pour les temps plus récents, peuvent donner une idée de ce que peut signifier aborder la romanité, penser et étudier son histoire de manière unitaire à la fois comme juristes et comme historiens de la religion ancienne, entrant ainsi dans l'idée de sa mentalité, dans un effort d'humilité herméneutique, essayant de regarder le monde à travers les yeux des Romains afin de comprendre les présupposés idéaux, les valeurs vécues par la même Communauté dans sa continuité historique et les catégories de pensée, en tant que forma mentis, sur lesquelles elles se fondent. Qui, pourtant, presque dans la solitude, dans un monde et à une époque enchantés par l'exotisme et l'asiatisme, où prévalait encore la conviction, aussi populaire que catholique, partagée d'ailleurs par les mêmes milieux traditionnels (voir la pensée de Guénon sur la civilisation gréco-romaine) que la romanité n'avait finalement été qu'une civilisation juridico-politique mais que le fait religieux en soi avait toujours existé, au début, une idée entièrement primitive et animiste, qu'elle a ensuite enrichie, au fil du temps, au contact de la culture grecque, en acquérant les données mythologiques de cette dernière et que, surtout, tout cela n'avait rien ou presque rien à voir avec le Droit ; eh bien, comme nous le disions, la personne qui, à une telle époque, a toujours osé affronter le monde spirituel de Rome d'une manière unitaire juridico-religieuse, ce fut Evola ! En fait, il pressentait, et cela est présent depuis les écrits des années vingt jusqu'à Impérialisme païen, qu'il est impossible d'approcher l'essence de la romanité si l'on ne s'efforce pas de combiner ces deux éléments (Loi et Religion) qui pour l'homme moderne paraissent incongrus et peut-être incongrus mais qui pour le Romain sont naturaliter, sont sa façon d'être au monde et la raison de son action rituelle dans le même monde. Nous croyons qu'Evola est parvenu à la connaissance de cette vérité en vertu de son affinité démoniaque avec l'âme de cette Civilisation, nous révélant ainsi que le lien, la liaison entre les "deux" sphères (qui ne sont pas telles mais substantiellement une) est le Rite et que, par conséquent, pour tenter de donner une valeur explicative aux attitudes, aux faits, aux événements et aux actions de toute l'histoire de Rome, comprise avant tout comme l'histoire du Droit public romain dans sa dimension symbolique et sacrée, en vertu de l'identification prééminemment romaine du Public avec le Sacré [32]; c'est de là qu'il faut partir, de la romanité comme ascèse de l'action, c'est-à-dire de ce sens magique de créateur et ordonnateur du monde que le Rite [33] a à Rome, en l'abordant donc de manière traditionnelle, c'est-à-dire organique. En termes d'interdisciplinarité, elle est la seule, en effet, à nous permettre d'acquérir la grille d'interprétation dans une clé profondément et essentiellement spirituelle de l'ensemble du cycle romain.
Par conséquent, la conception qu'Evola exprime par rapport au droit dans le contexte du discours ci-dessus, il est légitime de dire qu'elle coïncide de manière surprenante, seulement pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas voir, en raison d'une ignorance radicale de la nature la plus intime du droit romain et de la pensée unitaire d'Evola lui-même, avec la même idée et la même pratique politique que les Romains avaient et qui ressort des textes qui nous ont été transmis, à condition de les lire sans lentilles idéologiquement modernes et donc déformantes. Ce qu'Ulpien veut exprimer, en fait, dans le passage cité, montre qu'un juriste romain jusqu'à l'ensemble de la période classique et postclassique, non seulement ne pouvait avoir que peu ou pas d'intérêt pour ce que Cicéron, en tant que philosophe, avait dit sur les thèmes stoïciens, mais qu'en lui est présente dans la ronde précisément cette polarité, que nous avons mentionnée au début de cet essai, entre les forces biologiques et les réalités spirituelles (entre le "Ius naturale" qui enseigne et indique à tous les animaux et seulement à eux et le "Ius civile" qui est propre au monde civil et donc à la Romanité) qui est la même que celle présente chez Evola dans toute son exégèse traditionnelle et en particulier dans son jugement sur le soi-disant Droit naturel. Dans le chapitre cité "Idée olympique et Droit naturel", Evola, en effet, développant les intuitions et les arguments de Bachofen [34], donne déjà dans le titre même le cadre de cette polarité, quand il oppose, même dans le langage, l'Idée, en termes platoniciens, qui est par nature olympique, et donc liée au monde supérieur de l'Être, au Droit naturel qui, de façon très "ulpienne", (même si Evola interprète le passage différemment...) définit non pas le droit par excellence et donc le droit de l'être humain, mais le droit du monde civil. ) définit non pas le droit par excellence et dans l'absolu mais un droit, c'est-à-dire une manière, propre à une certaine "race de l'esprit", de concevoir l'ordre politique dans une praxis ... anti-politique, c'est-à-dire anti-virile et donc complètement naturaliste-biologique, égalitaire et féminine, référable à la sphère de l'"éthique" de l'utile typique des producteurs dans la tripartition platonicienne de l'État et à la domination de l'âme concupiscente dans le "petit" État. Cette idéologie précède, selon Evola, même l'avènement du christianisme et, comme un courant souterrain à l'itinéraire spirituel de la même civilisation indo-européenne, est présente dans toutes les formes d'absolutisme asiatique-maternel assumant alors les mêmes caractéristiques de marque tyrannique ou plébéienne, contre laquelle Rome s'est toujours dressée dans sa guerre sacrée contre Dionysos et la Femme qui est histoire historique et symbolique ensemble.
Se référant aux études du brillant Vittorio Macchioro [35] qui fut le premier à identifier le fil rouge reliant les courants orphiques-dionysiaques au paulinisme chrétien et à sa conception désespérée d'une âme déchirée, Evola expose, anticipant de plusieurs décennies les récentes acquisitions de la science politique de l'antiquité [36], la nature et les véritables causes, c'est-à-dire juridico-religieuses, du conflit entre le patriciat romain - d'origine indo-européenne et de culture pastorale, dont les dieux sont masculins et célestes - et la plèbe - avec ses cultes, ses rites et sa loi, avec l'Aventin comme colline en opposition au Capitole, avec sa Triade (Ceres, Libero et Libera, divinités agricoles et féminines, où Libero est Dionysos) qui contraste avec la Triade archaïque des patriciens (Jupiter, Mars, Quirinus), dieux magiques-légaux et guerriers.
Evola ne pouvait pas ne pas avoir ce jugement sur l'idéologie et l'ancien "mythe" du Droit Naturel, précisément parce qu'en lui, et "a fortiori" dans sa christianisation, il identifiait, habilités par le nouveau type humain dominant et donc avec des capacités de déclenchement, tous ces éléments d'individualisme volontariste d'abord (Augustin) et ensuite rationaliste (Thomas) en conjonction avec l'âme féminine conséquente du christianisme, qui avaient provoqué un changement radical des bases idéales de la vie, brisant la vision unitaire de la civilisation classique : l'"ordo ordinatus" à la fois comme "donné = voulu" selon la mentalité grecque et comme "voulu = donné" selon la mentalité romaine. Evola souligne, même dans cette pensée très proche d'un ancien juriste romain, que tout cela ne pouvait qu'anéantir la vision sereine et objective de la tradition classique, en raison de la présence du moment créatif et subjectif introduit par l'individualisme chrétien en liaison avec son concept inédit de "volonté" (complètement absent dans la vision gréco-romaine qui ne connaissait que la "nécessité"...) du Dieu créateur et de sa "volonté") du Dieu créateur et de sa loi, qui, avec l'avènement du monde moderne et sa sécularisation, produisant l'annulation de la foi chrétienne, est devenue la subjectivité publique abstraite de la rationalité bourgeoise et mercantile, en un mot, le droit naturel moderne, le père lointain du fantasme juridique de Kelsen connu sous le nom de rule of law. À l'animalité et à la sphère purement biologique (Paul, aux Athéniens scandalisés qui ne connaissaient que la résurrection de l'âme du corps, parle de quelque chose de vulgaire comme la résurrection du corps et en fait à sa conception du mariage il superpose pìstis = la foi comme "bénédiction" d'une relation qui pour lui reste toujours animaliste) qui est, précisément en termes vétérotestamentaires, définis, avec un autre terme inouï et inconnu de la culture gréco-romaine, comme "chair", le chrétien ne peut rien opposer d'organique et de viril sinon sa phychè purement lunaire et certainement pas l'État comme esprit = Nòus comme Idée qui donne Forme à la "chóra" platonicienne, dans toutes ses acceptions. À tel point que, dans toute la culture catholique, même la plus conservatrice, on ne parle jamais d'"État" organique, qui qualifie la vision traditionnelle hellénistique-romaine et en est précipitée, mais de "société" organique, privilégiant presque par instinct la sphère chthonique et féminine correspondante, ne pouvant voir et donc ignorant la sphère céleste, virile et/ou supérieure. C'est pourquoi Evola affirme, en lettres claires, que l'origine, la nature et les objectifs de l'idéologie du soi-disant Droit naturel sont, en tant que catégories au niveau morphologique, éminemment modernes en ce qu'ils sont biologiquement égalitaires sinon plébéiens et donc anti-traditionnels et tendent à subvertir l'Ordre juridico-religieux de la Théologie de l'Empire, une réalité métapolitique et spirituelle, le principe ordonnateur de la "nature" ; subversif, donc, d'un monde de certitudes métaphysiques objectives, c'est-à-dire essentiellement spirituelles et certainement pas d'une nature psychiquement fidéiste et, donc, humaine..... trop humaine ! De là à la sécularisation de l'idéologie chrétienne du droit naturel, qui est à son tour une démocratisation psychique de l'ancienne doctrine stoïcienne, dans le droit naturel moderne, il n'y a qu'un pas vers le coucher de soleil de l'écoumène médiéval et l'avènement du rationalisme athée et utilitaire de la bourgeoisie, non pas tant et pas seulement en tant que classe dominante mais en tant que culture et vision du monde.
Ici, la "nature" n'est plus ce dont parlait le christianisme, à savoir l'ordre "moral" selon la loi du Dieu chrétien auquel le droit positif doit se conformer. Ayant expulsé la "foi" comme un élément artificiel superposé à une nature déjà conçue par le christianisme lui-même en termes mécanistes et matérialistes, anticipant presque Hobbes, Descartes et Newton (ayant annulé à la fois la sacralité de l'État, c'est-à-dire de l'Empire, et toute la conception apportée par la culture grecque des grands mythes naturels et de la nature vue comme "pleine de Dieux..."[37] et qui, au contraire, pour le chrétien sera : "massa diaboli ac perditionis [...]") ; il ne reste que la nature beaucoup plus prosaïquement rationaliste de l'individu (Grotius et Domat) et du monde vu par Descartes comme "res extensa", des corps matériels se déplaçant mécaniquement par eux-mêmes dans un espace désolément vide.
Cet individu, "libéré" de cette "foi", ne verra que ses droits "naturels" (et voici le droit naturel moderne) de propriété, de liberté, d'association, de profit, tous vécus uti singulus et contra omnes ; en vertu desquels et en les brandissant comme une arme de chantage, il imposera son "contrat social" (comme Augustin pensait que la société politique était née...) et ne tolérera que l'État qui ne lui permettra pas d'en faire partie. ) et ne tolérera que l'Etat qui lui permettra de les exercer à son profit, jugeant alors de ce point de vue la légalité et la légitimité de cette même larve d'Etat et de son droit positif. Et, à la réflexion, cette même dernière idéologie du genre, qui est la négation du concept naturel du genre, n'est rien d'autre que la conséquence terminale de toute la "religion" moderne entêtée des droits de l'individu, qui, à ce stade, ne sont plus "naturels" mais, dans un renversement satanique de la doctrine traditionnelle, et c'est la contre-transformation, doivent être reconnus et protégés comme "culturels" qui sont le résultat de choix opérationnels de l'individu qui, ainsi, rejette et ne reconnaît pas sa propre nature ! C'est le résultat final, d'un âge sombre avancé, du droit naturel, et cela démontre, au contraire, combien la doctrine traditionnelle est vraie, quand elle identifie l'essentialité de la polarité entre l'élément culturel-spirituel céleste qui est formateur et ordonnateur et l'élément inférieur qui est la donnée naturelle et biologique ordonnée ; Il est, en effet, tellement vrai cette doctrine que, après les intoxications naturalistes de la modernité, les derniers temps reviennent au même d'une manière, toutefois, comme mentionné ci-dessus, sataniquement parodique, juste dans la même idéologie du genre qui est, donc, la dénaturalisation de l'être humain, certes orientée vers l'Esprit mais des Ténèbres et non plus et plus jamais de la Lumière !
Tout ceci étant acquis, la vieille polémique entretenue par certains cercles idéologico-culturels de l'aire présumée catholique, selon laquelle Julius Evola, précisément en vertu de son traditionalisme, aurait dû non seulement consentir au courant de pensée que, par commodité, nous définissons comme le "Droit naturel", mais aurait plutôt dû en faire un usage paradigmatique et référentiel par rapport à la conception moderne du Droit (qui est contractualiste-individualiste, dépourvue de toute légitimation d'en haut et donc éthiquement indéterminée ainsi que finalement neutre) apparaît non seulement et non pas tant fausse, c'est-à-dire non vraie dans la mesure où elle manque de fondements historico-culturels, que subrepticement contradictoire. En effet, une telle "thèse" prétendrait combiner la culture traditionnelle au sens large, sinon la Tradition juridico-religieuse occidentale qu'est la tradition romaine, avec la théorie et l'idéologie du droit naturel dont nous pensons avoir montré qu'elle lui est totalement et radicalement opposée, lui étant aussi étrangère que les quiddités de la même conception bourgeoise et libérale-démocratique de l'État et du droit, c'est-à-dire de l'idéologie de Kelsen du soi-disant État de droit. Tout cela, Evola l'a explicité dans ses œuvres, dans toutes ses œuvres, et il ne reste plus qu'à ceux qui savent et sont capables de tirer des réflexions organiques dans leur propre champ d'investigation, selon l'esprit de la vision traditionnelle du monde, qui est synthétique et symbolique et non analytique et diabolique, de le faire, selon les diverses équations personnelles.
Notes :
[1] J. EVOLA, Rivolta contro il mondo moderno, Rome, 1998, pp. 30 et suivantes ; IDEM, La tradizione ermetica, Rome 1971, p. 31 ; GRUPPO DI UR (édité par J. EVOLA), Introduzione alla magia, Rome 1971, vol. III, p. 66 ; K. HÜBNER, La verità del mito, Milan 1990 ; M. ELIADE, Mito e realtà, Milan 1974.
[2] G. E. R. LLOYD, Polarité et Analogie. Due modi di argomentazione del pensiero greco classico, Napoli 1992 ; C. DIANO, Forma ed evento, Venezia 1993.
[3] J. EVOLA, L'arco e la clava, Milan 1971, pp. 66 et suivantes.
[4] J. EVOLA, Rivolta contro il mondo moderno, Rome, 1969, pp. 19 et suivantes.
[5] M. HEIDEGGER, Segnavia, Milan 1987, pp. 193 et suivantes.
[6] Sur la convergence entre la vision de la nature de toute la sagesse grecque et la doctrine traditionnelle elle-même (voir à ce sujet J. EVOLA, La Tradizione Ermetica, Roma 1971, p. 37), cf. G. REALE, Storia della Filosofia Antica, Milano 1980, vol. I, p. 115, 145, 169 et vol. V, p. 209 et suivantes ; G. R. LLOYD, Magia, ragione, esperienza. Nascita e forme della scienza greca, Turin 1982, pp. 28 et suivantes et p. 187 notes n. 53 et 54 ; L. GERNET, Antropologia della Grecia antica, Mondadori, Milan 1983, pp. 339 et suivantes ; F CAPRA, Il Tao della fisica, Milan 1982, pp. 20 et suivantes ; O. BRUNNER, Vita nobiliare e cultura europea, Bologne 1972, pp. 91 et suivantes ; K. KERENYI, La religione antica nelle sue linee fondamentali, Rome 1951, pp. 95 et suivantes ; A. SOMIGLIANA, Il Tao della fisica, Milan 1982, pp. 20 et suivantes. SOMIGLIANA, Monismo indiano e monismo greco nei frammenti di Eraclito, Padoue 1961, p. 19, note n. 48.
[7) Le mot "matière" doit également être clarifié : les Grecs (PLOTIN, Sur la matière, IV, 9,45 ; PLATON, Timée, 52b2) ne connaissaient pas ce terme moderne et/ou chrétien et le concept relatif, pour eux seul ce qui existe est connaissable et seule la forme, l'être, existe ; la "matière" sans forme n'est pas connaissable et donc n'existe pas ; c'est le sens du fragment de Parménide dans lequel il est dit que "l'être et la pensée sont identiques". En fait, hýle est quelque chose d'autre, dans Aristote, c'est un terme technique qui signifie "un ensemble de bois empilé sans ordre" prêt à être utilisé. Par conséquent, ils ne connaissaient pas le terme sòma = corps en référence à l'être vivant mais seulement en référence au cadavre ou à ceux qui se préparent... à mourir : et l'usage initiatique qu'en fait Platon dans le Phédon est évident..., cf. sur cette question R. DI GIUSEPPE, La teoria della morte nel Fedone platonico, Bologna 1993 ; H. FRANKEL, Poesia e filosofia della Grecia arcaica, Bologna 1997, pp. 33ff ; R. B. ONIANS, Le origini del pensiero europeo, Milano 1998, pp. 119ff ; G. CASALINO, L'origine. Contributi per la filosofia della spiritualità indoeuropea, Genova 2009, pp. 28ff.
[8] G. CASALINO, Il sacro e il diritto, Lecce, 2000, pp. 45 et suivantes.
[9] R. GASPAROTTI, Movimento e sostanza. Saggio sulla teologia platonico-aristotelica, Milano 1995 ; C. NATALI, Cosmo e divinità. La struttura logica della teologia aristotelica, L'Aquila 1974 ; W. JÄGER, La teologia dei primi pensatori greci, Firenze 1961.
[10] E. CANTARELLA - A. BISCARDI, Profilo del diritto greco antico, Milano 1974.
[11] Sur le caractère cosmique de la royauté de Jupiter, voir P. PHILIPPSON, Origini e forme del Mito greco, Torino, 1983, pp. 45 et suivantes : où, cependant, à la définition de précosmique, en relation avec ce qui "précède" Jupiter, nous préférons le terme hypercosmique, c'est-à-dire Primordial, c'est-à-dire le royaume de Saturne, l'Âge d'or et/ou de l'Être.
[12] PLATON, Des Lois, X, 889 et suivants ; M. GIGANTE, Nòmos basileus, Naples, 1993 ; A. LO SCHIAVO, Themis e la sapienza dell'ordine cosmico, Naples 1997, pp. 270 et suivantes ; G. ZANETTI, La nozione di giustizia in Aristotele, Bologne 1993, pp. 45 et suivantes.
[13] G. CASALINO, Il sacro e il diritto, cit. pp. 45 et suivantes.
[14] K. KOCK, Giove romano, Roma 1986.
[15] G. CASALINO, Aeternitas Romae. La via eroica al sacro dell'Occidente, Genova 1982; IDEM., Il nome segreto di Roma. Metafisica della romanità, Rome 2013 ; cf. également C. G. JUNG-K. KERENYI, Prolegomeni allo studio scientifico della mitologia, Turin 1972, p. 40 et suivantes.
[16) Le processus commence par une analogie horizontale, puis s'élève par une anagogie verticale : "[...] On voit donc que toute herméneutique implique l'interprétation de "niveaux" distincts des Textes sacrés, qui s'élèvent les uns par rapport aux autres dans ce mouvement ascendant d'"anaphore", proprement symbolique, sur lequel j'ai insisté précédemment. En d'autres termes, le processus métaphysique dans son ensemble pourrait être représenté par une expansion "horizontale" de l'analogie, et le processus anaphorique par une orientation "verticale" vers le Signifiant lui-même. Issue du Verbe, la parole retourne à Lui, et ce retour du fleuve à sa source correspond à une "ascension" qui découvre de nouveaux horizons, toujours plus larges et plus profonds, pour l'Esprit qui les contemple, se reconnaissant en eux comme il dévoile chacun de ses miroirs [...], R. ALLEAU, La Scienza dei Simboli, Florence 1983, p. 113.
[17] J. EVOLA, Révolte contre le monde moderne, cité, p. 53-54.
[18] G. CASALINO, Riflessioni sulla dottrina esoterica del diritto arcaico romano, in "Arthos" n. 19, Genova 1982, pp. 255 et suivantes.
[19] A. BERGAIGNE, La religion vedique, Paris 1883, vol. III, p. 220 et 239. La racine "weid" contient la notion indo-européenne de "voir-savoir" : cf. P. SCARDIGLI, Filologia germanica, Firenze 1977, pp. 96 et suivantes ; Id est l'une des racines (les autres sont : maintenant "op") du verbe grec "orào" qui signifie voir ; en latin, il s'agit de vidéo, tandis que le sens ésotérique des livres sacrés tels que l'Edda ou le Veda est clair : les Livres de la Vision ou, plus simplement, la Vision ...
[20] Y. THOMAS, J CHIFFOLEAU, L'istituzione della natura, Macerata 2020, pp. 16 et suivantes.
[21] "[...] La loi naturelle est celle que la nature a enseignée à tous les êtres animés (animalia) ; et en effet, cette loi n'est pas propre à l'espèce humaine, mais elle est commune à tous les êtres animés nés sur terre et sur mer, et même aux oiseaux. D'ici descend l'union du mâle et de la femelle, que nous appelons mariage, d'ici la procréation et l'éducation des enfants ; et en fait, nous voyons que les autres animaux, même les sauvages, se voient attribuer la pratique de ce droit...".
[22] G. FASSÒ, Storia della filosofia del diritto, Bologna 1970, vol. I, pp. 151 et suivantes.
[23] M. VILLEY, Leçon d'histoire de la philosophie du droit, Paris 1962, p. 221 et suivantes; A. TOURAIN, Critique du modernisme, Bologne 1970, vol. TOURAIN, Critique de la modernité, Milan 1997, p. 49 et suivantes.
[24] AGOSTINO, De Civitate Dei, XV, 5 ; II, 21 ; CELSO, Il discorso vero, Milano 1987 ; L. ROUGIER, La sovversione cristiana e la reazione pagana sotto l'impero romano, Roma s. i. d. ; W... NESTLE, Storia della religiosità greca, Firenze 1973 ; en particulier pp. 464ss. ; W. F..OTTO, Spirito classico e mondo cristiano, Firenze 1973 ; SALUSTIO, Sugli Dei e il Mondo, Milano 2000.
[25] G. CASALINO, Il nome segreto di Roma. Metafisica della romanità, cit. ; IDEM, Il sacro e il diritto, cit. ; IDEM, Res publica res populi, Forlì 2004 ; IDEM, Tradizione classica ed era economistica, Lecce 2006 ; IDEM, Le radici spirituali dell'Europa. Romanità ed ellenicità, Lecce 2007 ; IDEM, L'origine... cit. ; IDEM, L'essenza della romanità, Genova 2014 ; IDEM, La spiritualità indoeuropea di Roma e il Mediterraneo, Roma 2016 ; IDEM, Sigillum scientiae, Taranto 2017.
[26] Sur la nature magico-religieuse du droit romain, cf. en outre nos Riflessioni sulla dottrina..., cit. ; H. WAGENVOORT, Roman Dynamism, Oxford 1947 ; W. CESARINI SFORZA, Diritto, Religione e magia, in "Idee e problemi di filosofia giuridica", Milan 1956, p. 313ss ; R. SANTORO, Potere ed azione nell'antico diritto romano, in "Annali del Seminario Giuridico dell'Università di Palermo", vol. XXX, Palerme 1967 : dans lequel le point de vue de WAGENVOORT est développé et confirmé avec autorité à partir de la legis actio... ; P. HUVELIN, Magie et droit individuel, dans "Annèe Sociologique", 10, 1907 et Les tablettes magiques et le droit romain, dans "Etudes d'Historie du droit romain", 1900, pp. 229 ss ; A. HAGERSTRÒM, Das Kommunikation et le droit romain, 1900, pp. 229 ss ; A. HAGERSTRÒM, Das Kommunikation et le droit individuel, dans "Annèe Sociologique", 10, 1907. HAGERSTRÒM, Das magistratische Ius in seinem Zusammenbange mit d. rom. Sakralrechte, Upsala 1929 (où il est explicitement indiqué que la forma mentis juridique romaine est essentiellement magique, comme nous l'avons nous-mêmes soutenu ailleurs sur la base des hypothèses traditionnelles). Et enfin, voir ce monument de connaissance et d'intuition qu'est Primordia Civitatis de P. DE FRANCISCI, Rome 1959, en particulier les pp. 199-406. L'ouvrage de l'éminent romaniste se laisse toutefois aller à des confusions "animistes" concernant la définition du Numen. Pour une distinction avec les interprétations animistes, voir J. BAYET, La religione romana storia politica e psicologica, Turin 1959, p. 45 et suivantes et 119 et suivantes. Toutefois, sur Numen à Rome, voir J. EVOLA, Diorama filosofico, Rome 1974, p. 67 et suivantes, et P. PFISTER, voce : Numen, dans PAULY et WISSOWA, Real Encycl., vol. XVII, 2 coli. 1273 ff., Stuttgart 1893 ff. Voir aussi F. DE COULANGES, La città antica, Florence 1972 : où l'on considère que tout le droit public et privé est fondé sur la religion; P. VOCI, Diritto sacro romano in età arcaica, in "Studia et Documenta Historiae et Iuris", vol. XIX, 1953, p. 39 et suivantes, en particulier la note n° 22 à la p. 43. Enfin, sur la source "charismatique" = de l'autorité supérieure, voir P. DE FRANCISCI, Arcana Imperii, Rome 1970, vol. III (en deux tomes).
[27] H. HÄGERSTRÖM, Das magistratische Ius in seinem Zusammenhange mit d. rom. Sacralrechte, cit.
[28] P. CATALANO, Contributi allo studio del diritto augurale, vol. I, Turin 1960.
[29] J. SCHEID, La religione a Roma, Bari 1983.
[30] ZECCHINI, Il pensiero politico romano, Roma 1996.
[31] D. SABBATUCCI, Lo Stato come conquista culturale, Rome 1975.
[32] G. CASALINO, Il sacro e il diritto, cit. pp. 75 et suivantes.
[33] J. SCHEID, Quando fare è credere, Bari 2011.
[34] J. J. BACHOFEN, Diritto e storia, scritti sul matriarcato, l'antichità e l'Ottocento, Venise 1990, pp. 44 et suivantes ; IDEM, Le madri e la virilità olimpica. Studi sulla storia segreta dell'antico mondo mediterraneo, Roma s. d.
[35] V. MACCHIORO, Orphisme et Paulinisme, Foggia 1982.
[36] G. ZECCHINI, op. cit. p. 14.
[37] G. SERMONTI, L'anima scientifica, Rome 1982, pp. 42-43 ; R. FONDI, Organicismo ed evoluzionismo, Rome 1984.
Giandomenico Casalino
18:14 Publié dans Droit / Constitutions, Philosophie, Théorie politique, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : droit, droit romain, droit naturel, rome, rome antique, antiquité romaine, philosophie, philosophie du droit, théorie politique, politologie, sciences politiques, tradition, traditions, traditionalisme, julius evola | | del.icio.us | | Digg | Facebook