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mercredi, 22 février 2023

Décadence morale et dépérissement démographique des peuples: retour sur les analyses d’Ibn Khaldun

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Décadence morale et dépérissement démographique des peuples: retour sur les analyses d’Ibn Khaldun

par Nicolas Bonnal

Un certain nombre de peuples occidentaux ou occidentalisés et pas forcément chrétiens sont en train de disparaître : effondrement moral, démographique, culturel, etc. ; la civilisation occidentale extermine. Voyons à nouveau Ibn Khaldun alors :

« Un peuple vaincu et soumis dépérit rapidement.

Lorsqu’un peuple s’est laissé dépouiller de son indépendance, il passe dans un état d’abattement qui le rend le serviteur du vainqueur, l’instrument de ses volontés, l’esclave qu’il doit nourrir. Alors il perd graduellement l’espoir d’une meilleure fortune. Or la propagation de l’espèce et l’accroissement de la population dépendent de la force et de l’activité que l’espérance communique à toutes les facultés du corps. Quand les âmes s’engourdissent dans l’asservissement, et perdent l’espérance et jusqu’aux motifs d’espérer, l’esprit national s’éteint sous la domination de l’étranger, la civilisation recule, l’activité qui porte aux travaux lucratifs cesse tout à fait, le peuple, brisé par l’oppression, n’a plus la force de se défendre et devient l’esclave de chaque conquérant, la proie de chaque ambitieux. Voilà le sort qu’il doit subir, soit qu’il ait fondé un empire et atteint ainsi au terme de son progrès, soit qu’il n’ait rien accompli encore. L’état de servitude amène, si je ne me trompe, un autre résultat : l’homme est maître de sa personne, grâce au pouvoir que Dieu lui a délégué ; s’il se laisse enlever son autorité et détourner du but élevé qui lui est posé, il s’abandonne tellement à l’insouciance et à la paresse, qu’il ne recherche pas même les moyens de satisfaire aux exigences de la faim et de la soif. C’est là un fait dont les exemples ne manquent dans aucune classe de l’espèce humaine. Un changement semblable a lieu, dit-on, chez les animaux carnassiers : ils ne s’accouplent point dans la captivité. Le peuple asservi continue ainsi à perdre son énergie et à dépérir jusqu’à ce qu’il disparaisse du monde. Au reste l’existence éternelle n’appartient qu’à Dieu seul. »

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Ibn Khaldun ajoute :

« Or la race persane, ayant été vaincue par les Arabes et forcée de subir leur domination, ne se conserva que peu de temps ; elle finit par disparaître sans laisser une trace de son existence. On ne saurait attribuer son anéantissement à la tyrannie du nouveau gouvernement ni à l’oppression dont on l’aurait accablée ; on sait assez combien l’administration musulmane est équitable. La véritable cause se trouvait dans la nature même de l’homme ; privé de son indépendance et forcé de subir la volonté d’un maître (il perd toute son énergie). »

On relira à ce sujet notre texte consacré à la lente décadence :

« Dans ses prolégomènes, disponibles sur classiques.uqac.ca de nos amis québécois, Ibn Khaldun révèle son encyclopédisme, son ouverture d’esprit et son pragmatisme (refus déjà de l’astrologie ou de l’alchimie). Ce croyant est en même temps un grand savant, un homme tolérant, un esprit observateur et diligent.

Sur les gouvernements trop actifs qui ruinent les peuples, il écrit :

« S’attaquer aux hommes en s’emparant de leur argent, c’est leur ôter la volonté de travailler pour en acquérir davantage ; car ils voient qu’à la fin on ne leur laissera plus rien. Quand ils perdent l’espoir de gagner, ils cessent de travailler, et leur découragement sera toujours en proportion des vexations qu’ils éprouvent ; si les actes d’oppression ont lieu souvent et atteignent la communauté dans tous ses moyens d’existence, on renoncera tout à fait au travail, parce que le découragement sera complet. »

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L’incurie des gouvernements fait que tout le monde quitte son pays, et que le pays se vide – c’est l’histoire de notre mondialisation horrible depuis cinquante ans ou plus :

« … le marché de la prospérité publique finit par chômer, le désordre se met dans les affaires, et les hommes se dispersent pour chercher dans d’autres pays les moyens d’existence qu’ils ne trouvent plus dans le leur ; la population de l’empire diminue, les villages restent sans habitants, les villes tombent en ruines. »

Ibn Khaldun (il se montre un bon libertarien, un émule de Rothbard et est proche du grand génie chinois Lao Tse) explique comment l’Etat accapare et vole le commerce :

« Un autre genre d’oppression encore plus grave et plus nuisible à la prospérité du peuple et de l’État, c’est quand le (gouvernement) contraint les négociants à lui céder, moyennant un vil prix, les marchandises qu’ils ont entre les mains et les oblige ensuite à lui acheter d’autres marchandises à un prix élevé. C’est là (ce qui s’appelle en jurisprudence) acheter et vendre par la voie de la violence et de la contrainte. »

Les impôts le traumatisent et accompagnent violence et autoritarisme étatique :

« … le gouvernement, ayant pris des habitudes de despotisme et de violence dans ses rapports envers ses sujets, cherche à se procurer de l’argent à leur détriment ; (il impose de nouveaux) droits de marché, (il s’engage lui-même dans le commerce, (il ose même) transgresser la loi ouvertement à leur égard quand les prétextes lui manquent pour colorer son injustice.

Nous avons les commissaires et les ministres ; Ibn Khaldun redoute lui les « chambellans » (pensez au classique « Le voleur de Bagdad » !) :

« Les souverains craignent (et avec raison) que le pouvoir leur soit enlevé de cette façon ; car les ministres sont naturellement portés à s’attribuer toute l’autorité quand ils voient que l’empire est sur son déclin et que le prince est sans influence. L’amour de la domination est profondément enraciné dans le cœur de l’homme, et se manifeste surtout chez les individus qui, ayant passé leur vie dans les commandements, trouvent l’occasion et les moyens (de satisfaire leur ambition). »

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Ibn Khaldun explique comment le souverain s’éloigne du peuple, un peu comme à notre époque :

« Les courtisans et les familiers du prince sont les seuls qui connaissent la conduite qu’ils doivent tenir dans leurs rapports avec lui et les seuls qu’il admet en sa présence ; il ne reçoit jamais d’autres personnes, pour ne pas s’exposer à voir ou à entendre des choses désagréables, et pour leur épargner le châtiment qu’elles pourraient s’attirer par leur ignorance (des usages de la cour). Plus tard le souverain devient d’un abord encore plus difficile ; il adopte un système d’exclusion plus général que le premier, et n’admet auprès de lui que ses intimes. Dans ce second système, les intimes seuls peuvent entrer aux réceptions ; tout le reste du peuple en est exclu. »

Mais la décadence reste inévitable, pur fruit de la nature :

« La décadence des empires, étant une chose naturelle, se produit de la même manière que tout autre accident, comme, par exemple, la décrépitude qui affecte la constitution des êtres vivants. La décrépitude est une de ces maladies chroniques qu’il est impossible de guérir ou de faire disparaître ; car elle est une chose naturelle, et de telles choses ne subissent pas de changement. »

Pensons à l’Amérique d’aujourd’hui, qui joue au plus fin alors que ce gros pays obèse et tyrannique est en pleine crise. Notre grand penseur écrit :

« Quelquefois, quand l’empire est dans la dernière période de son existence, il déploie (tout à coup) assez de force pour faire croire que sa décadence s’est arrêtée ; mais ce n’est que la dernière lueur d’une mèche qui va s’éteindre. Quand une lampe est sur le point de s’éteindre, elle jette subitement un éclat de lumière qui fait supposer qu’elle se rallume, tandis que c’est le contraire qui arrive. Faites attention à ces observations et vous reconnaîtrez par quelle voie secrète la sagesse divine conduit toutes les choses qui existent vers la fin qu’elle leur a prédestinée ; et le terme de chaque chose est écrit (Coran, sour. XIII, vers. 38.) »

Ibn Khaldun, tel un bon romain, regrette toujours le développement du luxe. Il critique aussi l’extension territoriale excessive. L’inflation démographique accompagne selon lui la décadence (hypothèse intéressante) :

« La population, déjà nombreuse, prend un grand accroissement ; mais comme cela se fait graduellement, on ne s’en aperçoit qu’après une ou deux générations. Au commencement de la troisième, l’empire approche du terme de sa vie, la population a atteint son maximum. »

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Proche mais certes pas dépendant des Grecs, Ibn Khaldun rend un splendide hommage à Aristote :

« De tous les philosophes, Aristote était le plus profond et le plus célèbre. On l’appelle le premier des instituteurs (el-moallem el-aouwel), et sa renommée s’est répandue dans l’univers. »

Ici, plus proche de Platon (pensez au dialogue entre Thamous et Thot dans Phèdre, 274c), Ibn Khaldun souligne le déclin de la culture vivante par le biais des… livres (il n’aime pas non plus les experts) :

« Dès lors, les sciences intellectuelles restèrent enfermées dans des livres et dans des recueils, comme pour demeurer éternellement dans les bibliothèques. Quand les musulmans s’emparèrent de la Syrie, on trouva que les livres de ces sciences y étaient encore restés. »

Il reconnait tristement le déclin de la géniale civilisation andalouse (trop de divisions entre les Arabes, et cela n’a pas changé hélas) :

« Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’Espagne, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation… »

A l’inverse il souligne le développement intellectuel de l’Europe à cette époque :

« Je viens d’apprendre que, dans le pays des Francs, région composée du territoire de Rome et des contrées qui en dépendent, c’est-à-dire celles qui forment le bord septentrional (de la Méditerranée), la culture des sciences philosophiques est très prospère. L’on me dit que les sciences y ont refleuri de nouveau, que les cours institués pour les enseigner sont très nombreux, que les recueils dont elles font le sujet sont très complets, qu’il y a beaucoup d’hommes les connaissant à fond, et beaucoup d’étudiants qui s’occupent à les apprendre. Mais Dieu sait ce qui se passe dans ces contrées. Dieu crée ce qu’il veut et agit librement. (Coran, sour. XXVIII, vers. 68.) »

 Sources :

LES PROLÉGOMÈNES D’IBN KHALDOUN (732-808 de l’hégire) (1332-1406 de J. C.), traduits en Français et commentés par W. MAC GUCKIN DE SLANE (1801-1878), (1863) Troisième partie, sixième section (classiques.uqac.ca)

 

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jeudi, 09 février 2023

Diego Fusaro et le nouvel ordre érotique

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Diego Fusaro et le nouvel ordre érotique

Par Juan Manuel De Prada

Source: https://noticiasholisticas.com.ar/el-nuevo-orden-erotico-por-juan-manuel-de-prada/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=twitter&utm_source=socialnetwork

Nous venons de lire un essai lucide de Diego Fusaro, El nuevo orden erotico (édité par El Viejo Topo), qui développe certaines des questions que nous abordons dans nos articles depuis des années. Le capitalisme n'est pas seulement un système économique, mais possède une vision totalisante et articulée de l'homme, une anthropologie corrosive basée non seulement sur la libéralisation de la consommation, mais aussi des mœurs. Dans toutes ses phases (mais encore plus dans cette phase mondiale), le capitalisme a besoin d'établir une "religion érotique" qui façonne les gens pour en faire la bouillie humaine dont il a besoin pour concentrer la richesse.

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Fusaro est un philosophe d'obédience marxiste et gramscienne (que, cependant, la gauche caniche, toujours au service du règne ploutocratique mondial, surnomme un "rojipardo", un "rouge-brun"). D'où la valeur de son analyse pénétrante et dévastatrice de ce "nouvel ordre érotique" établi par le capitalisme, qui s'accompagne d'une étude stimulante du "pouvoir renversant de l'amour" (peut-être les meilleures pages du livre) et d'une défense courageuse de l'institution de la famille. L'être aimé étant l'exact opposé d'une marchandise, le capitalisme doit provoquer une subversion anthropologique radicale, transformant ce qui est unique en quelque chose de fongible et d'interchangeable. Ainsi, il combat les relations amoureuses au point de les annuler et de les remplacer par des plaisirs successifs, des "expériences" que l'on peut avaler et déféquer, avant de les remplacer par d'autres encore plus agréables, comme les bonnes affaires d'un point de vente. Ainsi, selon les règles de la consommation érotique, l'amour est subsumé dans une temporalité accélérée "où la recherche fiévreuse de la nouveauté, le rythme pressant de la mode, coexiste avec l'éternel retour zarathoustrien du même, c'est-à-dire avec la répétition toujours renouvelée et potentiellement illimitée du geste nihiliste de la consommation".

Dans cette phase du capitalisme mondial, l'expérience de l'amour - qui aspirait autrefois à l'éternité et, surtout, à rester fidèlement attaché à l'être aimé irremplaçable - devient flexible et omnidirectionnelle, acceptant les règles boulimiques de la consommation. Et il se retrouve piégé dans une sorte de "destruction nihiliste créative", soumis aux mêmes lois que toutes les autres marchandises, qui, une fois consommées, réapparaissent comme par magie, dans une succession sans fin, afin que les consommateurs puissent en profiter sans cesse. Ainsi, le capitalisme façonne des personnes immergées dans un éphémère liquide, sans racines, incapables d'engagements sérieux et durables. Et en l'absence de tels engagements, le marché offre à ces personnes de nouvelles marchandises pour attiser leurs désirs, un stockage incessant de biens qui ne peut s'arrêter (car s'il le faisait, le système de production s'effondrerait), transformant les personnes en monades isolées qui errent à la recherche d'autres corps sur lesquels elles peuvent projeter leur désir, des aventures "illusoires" qui leur permettent de nier l'odieuse "monotonie" de la vie conjugale.

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Car, bien sûr, l'ennemi principal de ce "nouvel ordre érotique" dénoncé par Fusaro est la famille fondée sur des liens stables, sur la dualité des sexes, sur la procréation, sur la solidarité patrimoniale... sur tout ce qui, en somme, renforce les racines et les liens. Le capitalisme a besoin d'individus sans attaches ni vie morale digne de ce nom, qui fondent leur bonheur sur une fluidité érotique polymorphe, sur des relations éphémères et sans lendemain qui semblent les combler... en échange de les transformer en personnes insatisfaites à jamais. L'important, souligne Fusaro, est de ne pas créer de liens fermes et solidaires, en présentant l'alternative du déracinement amoureux comme une expérience séduisante et émancipatrice. À ces personnes, tristement transformées en "atomes post-identité", célibataires au sens ontologique le plus profond, le capitalisme offre alors le jackpot empoisonné de l'idéologie du genre, qui - comme toutes les idéologies - nie son statut idéologique et se présente aux yeux de ses adeptes trompés "comme une façon naturelle de voir, de comprendre et d'habiter la réalité". Au bazar des identités de genre illusoires générées par cette idéologie au service du capitalisme, Fusaro consacre les dernières pages de son admirable essai, auquel il ne manque qu'un certain regard "surnaturel". Car quel est le but ultime - non strictement matériel - pour lequel le capitalisme impose ce "nouvel ordre érotique" ? Fusaro, prisonnier du matérialisme philosophique, ne nous donne pas la réponse, que nous trouvons pourtant très clairement exprimée dans le quinzième verset du troisième chapitre de la Genèse.

mercredi, 08 février 2023

Giorgio Colli, Empédocle et la sagesse grecque

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Giorgio Colli, Empédocle et la sagesse grecque

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/giorgio-colli-empedocle-e...

Quarante-quatre ans après sa mort (survenue le 6 janvier 1979), Giorgio Colli est à créditer d'un rôle central dans l'histoire de la philosophie du 20ème siècle. Certains, à tort, ne le considèrent que comme un traducteur habile et un simple joueur dans le kiosque de la philosophie, dont le travail, à partir du début des années 1970, a déterminé la renaissance de Nietzsche en Italie et en Europe. Au contraire, sa contribution la plus significative est venue dans la sphère théorique avec sa Philosophie de l'expression, résultat d'études menées, avec une rigueur philologique et un génie exégétique, sur la Sagesse grecque originale. Au cœur de sa vision du monde se trouve la ferme conviction, difficile à digérer par le monde académique de ces années-là, lié à la vulgate moderniste des différentes écoles, que dans la philosophie hellénique, en particulier dans celle improprement définie comme présocratique, il existe une continuité indéniable du mythos et du logos, du mythe et de la raison. La philosophie s'épanouirait sur l'humus spirituel des Mystères. Colli était à ce titre un innovateur hors pair.

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Afin de définir pleinement son propre système de pensée, il s'est confronté, dès ses jeunes années, à la philosophie d'Empédocle. Les essais que Colli a réalisés sur le penseur d'Agrigente sont désormais disponibles pour les lecteurs et les universitaires. Nous renvoyons au volume Empedocle, disponible en librairie grâce aux éditions Adelphi, édité par Federica Montevecchi (pp. 222, euro 14,00). La publication des œuvres inédites de Colli a été, les années précédentes, suivie par le fils du philosophe, Enrico, qui est décédé prématurément en 2011. Le volume rassemble deux études différentes. Le premier, Anima e immortalità in Empedocle, a été composé en 1939, et constitue un moment important dans les premiers écrits de Colli. De ses pages, on voit clairement comment, pour le penseur, attentif en cela à la leçon de Nietzsche, l'approche de la simple érudition philologique des textes des Sages révélait une incapacité effective à les comprendre. L'approche philologique devait être complétée par une exégèse théorique. Cette tendance avait, pour Colli, encore dans le sillage de Nietzsche, une valeur dirimante par rapport à un objectif non secondaire de sa propre approche gnoséologique : pouvoir juger le moderne avec les yeux d'un Grec.

La relation Colli-Nietzsche est configurée selon les mêmes modalités que celles sur lesquelles le penseur turinois a construit sa relation avec ses étudiants : sur le partage, entre âmes de même sensibilité, de l'expérience de la connaissance. Sur ce désir de retour en Grèce, pivote la deuxième étude qui compose le volume, constituée des polycopiés des cours tenus par Colli sur Empédocle au cours de l'année académique 1948-49 à l'Université de Pise et qui auraient dû être conclus par un cours ultérieur que, en réalité, Colli n'a plus tenu. Un texte, en termes de thèmes, syntonique avec La nature aime se cacher, avec lequel le savant a officiellement conféré le titre d'authentiques philosophes à ceux qui ont pensé avant Platon et Aristote. La rencontre exégétique avec Empédocle était essentielle pour Colli : la preuve en est qu'il a composé une tragédie en trois actes qui lui est dédiée, jusqu'à présent inédite. Son analyse des fragments du philosophe d'Agrigente est centrée sur la "relation complexe entre substance et devenir, entre unité et multiplicité" (p.13); en bref, elle se déplace au cœur même du problème de la philosophie. Pour Colli, l'apport historico-philosophique fourni par Théophraste sur les présocratiques ne doit pas être lu en continuité avec celui de son maître Aristote. Théophraste a été le premier à racheter l'héritage spirituel d'Empédocle du jugement approximatif, impliquant tous les premiers philosophes, de s'inscrire dans la perspective moniste et hylezoïste.

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Les fragments d'Empédocle seraient, au contraire, une preuve évidente de son attitude mystique, tendant à lire dans la physis "l'écho d'une dimension cachée, indéterminable et indicible" (p. 14). Dans l'approche collienne, Empédocle se montre comme un penseur chez qui phénomène et noumène disent la même chose: "l'un constituant l'intérieur, la racine, et l'autre l'extérieur, la manifestation de la même réalité fondamentale" (p.176). La dimension intérieure de chaque réalité individuelle est donnée par son élan vital, de nature cognitive, qui réagit sur le monde, dans une propension unitive par rapport à celui-ci. Pour cette raison, Colli rejette les lectures dualistes du système empédocléen, remontant à Wilamowitz, tendant à repérer, dans Sur la nature, l'expression d'une conception matérialiste du cosmos et, dans les Purifications, la manifestation d'une vision différente avec un trait religieux. Le penseur turinois prend ses distances avec Rohde, qui considérait comme acquis qu'Empédocle avait compris la distinction entre l'âme et l'esprit, tout en partageant la thèse de Bignone selon laquelle la doctrine physique et le mysticisme du penseur d'Agrigente pouvaient "se côtoyer dans la théorie de l'âme" (p. 25). Comme chez Schopenhauer, en effet, deux tendances fondamentales coexistent chez Empédocle: la poétique et l'épistémique, qui le conduisent, à différents moments de sa vie, à exprimer la même vérité dans des langues différentes.

Cette vérité, dans son essence, se manifesterait dans le sentiment, propre à toute intériorité, capable de l'induire à une approche progressive de l'unité, du divin, lorsqu'elle a pu parfaire: "la proportion et la symétrie des éléments éternels qui la composent et qui dans le sang péricardique trouvent leur expression la plus complète" (p.15). La référence au sang n'est pas matérialiste, mais renvoie à l'expérience vécue par Empédocle lorsqu'il a pris conscience de ses propres progrès gnoséologiques. Dans ces moments de clarté lucide, il ressentait "tumulte en lui-même, ce sang autour du cœur " (p. 30), croyant, comme beaucoup d'autres mystiques, que c'est là, dans la poitrine, que se conserve la vérité bien arrondie. Empédocle en vient également à considérer les dimensions mortelle et immortelle comme inséparables, il découvre, comme dans les Mystères, la divinité de l'homme. Le chemin de la connaissance trouve sa conclusion dans la tension anagogique, qui nous pousse vers le modèle unitif de la Sphère. Remarquez, de cet homme particulier qui s'engage sur la voie de la connaissance. Et pourtant, à travers l'intuition de l'éternel retour de tout ce qui est, le penseur sicilien devient aussi le porteur d'une immortalité, pour ainsi dire, naturaliste, périodique et momentanée : propre au non-savoir.

Le cœur du système empédocléen, répète Colli, est donné par une manière de lire la relation unité-multiplicité, qu'il est essentiel de récupérer pour notre expérience du monde et qui était partagée par les autres Sages de l'Hellas. Empédocle avait compris que tout simulacre (multiplicité) dit toujours le même infini (un), de sorte que même les retours possibles, les nouveaux commencements possibles, dans la nature et dans l'histoire, sont configurés comme d'autres commencements du même. L'éternel retour de Dionysos. C'est là que réside l'inéluctabilité de la leçon de Colli.

Giovanni Sessa

samedi, 04 février 2023

Tradition apophatique: le théologien Dionysius l'Aréopagite

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Tradition apophatique: le théologien Dionysius l'Aréopagite

Darja Douguina

Source: https://www.geopolitika.ru/de/article/apophatische-tradition-die-theologe-von-dionysius-dem-areopagiten

L'œuvre de ce célèbre théologien et mystique chrétien, dont les écrits sont entrés dans la tradition chrétienne sous le nom de Denys l'Aréopagite, constitue un phénomène unique dans l'histoire de la pensée philosophique et religieuse. Il a exercé une influence considérable sur l'ensemble de la philosophie chrétienne, en Orient et en Occident, et par conséquent, d'une manière ou d'une autre, sur la pensée philosophique moderne depuis le Moyen Âge, dans laquelle les Aréopagites ont joué un rôle très important.

Presque tous les connaisseurs du Corpus Areopagiticum s'accordent à dire qu'il représente le platonisme sous une forme chrétienne. Par conséquent, nous devons le replacer dans le contexte plus large de la philosophie platonicienne afin de comprendre sa position et d'étudier ses caractéristiques.

Il est prouvé que les Aréopagites ont existé depuis le 5ème siècle de notre ère. Ils sont donc séparés de Platon lui-même, ainsi que de son Académie, par une bonne dizaine de siècles. Durant cette période, le platonisme a subi une série de transformations, d'institutionnalisations et de réinterprétations profondes, dont il faut prendre conscience au niveau le plus général pour comprendre l'évolution historico-philosophique de Platon (Vème - VIème siècles av. J.-C.) aux Aréopagites (Vème siècle après J.-C.).

Cette période peut être divisée en trois phases :

(a) L'Académie post-platonicienne (Speusippe, Xénocrate, etc.), pour laquelle il existe peu de traditions fiables et dont la définition philosophique est aujourd'hui particulièrement difficile ;

(b) Le platonisme moyen (Poseidonios, Plutarque de Chéronée, Apulée, Philon) ;

(c) Le néoplatonisme, qui est apparu à Alexandrie et s'est divisé dès le début en deux écoles : l'école païenne (Plotin, Porphyre, etc.) et l'école chrétienne (Clément d'Alexandrie, Origène, etc.).

"Les Aréopagites sont proches du néoplatonisme et leur particularité réside précisément dans le fait que l'on peut trouver chez eux des influences simultanées des deux courants du néoplatonisme - le courant origéniste (qui a en outre indirectement contribué à déterminer la base dogmatique du christianisme) et le courant païen (qui a été incarné au Vème siècle par le monumental système philosophique et théologique de Proclus Diadoque, qui a entrepris une tentative sans précédent de systématiser le platonisme dans son ensemble)".

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En général, nous pouvons considérer la première phase comme une continuation de la Paideia de Platon, selon la direction prévue par Platon lui-même: comme un raffinement du discours philosophique et de la pratique herméneutique selon la propre approche de Platon, sans privilégier une direction et sans tentative essentielle de systématiser la doctrine platonicienne.

Avec la deuxième phase, une systématisation a commencé, qui a conduit à la reconnaissance des nœuds de son enseignement. Il en résulte la reconnaissance de contradictions, de parties opaques et d'interprétations contradictoires. Il est très important pour nous de noter que l'enseignement de Platon est ainsi devenu pour la première fois un savoir théologique, c'est-à-dire qu'il a été théologisé. Cela se manifeste tout d'abord dans l'œuvre de Philon d'Alexandrie, qui a tenté de relier la philosophie et la cosmologie de Platon, repérable dans le Timée et la République à la religion de l'Ancien Testament et à sa dogmatique - en particulier en ce qui concerne Dieu en tant que Créateur, le monothéisme, etc. C'est ici qu'apparaît pour la première fois la problématique de la relation entre les idées platoniciennes et les demi-dieux platoniciens, ainsi que la relation de ces derniers avec le Dieu personnalisé du monothéisme juif. Philon a ensuite exercé une influence considérable sur la naissance de la dogmatique chrétienne et, par conséquent, le lien entre le platonisme et la théologie dans sa philosophie a pris une importance fondamentale pour tout ce qui a suivi.

Après Philon, les gnostiques chrétiens (en particulier Basilide) sont devenus un lien important pour le développement du platonisme. Beaucoup d'entre eux ont été influencés par Platon, comme Plotin l'a largement démontré dans les Ennéades II.9. Mais les gnostiques lisaient déjà Platon à travers la lentille du platonisme moyen, en particulier selon les écrits de Philon, ainsi que dans le contexte du christianisme primitif avec ses réflexions pointues sur la relation entre le Nouveau Testament et le temps de la grâce et l'Ancien Testament et le temps du jugement. Chez les gnostiques, cette relation a conduit à un antagonisme qui a débouché sur le dualisme. Il est essentiel pour nous que ce dualisme soit encadré par la philosophie platonicienne. Par conséquent, le gnosticisme chrétien peut être considéré comme une certaine forme dualiste du platonisme.

Troisième étape de ce mouvement, qui a conduit directement à l'auteur de l'Aréopagite, les écoles de Plotin et d'Origène, c'est-à-dire le néoplatonisme au sens strict, étaient un effet des développements du platonisme moyen et, dans une large mesure, une réaction au platonisme dualiste des gnostiques. Non seulement Clément d'Alexandrie et Origène, mais aussi Plotin, ont polémiqué contre les gnostiques, et ce rejet du gnosticisme les a conduits à développer un platonisme dialectique et systématique qui s'est confronté aux tâches de théologisation et de dualisme, caractéristiques des platoniciens moyens et des gnostiques, mais qui leur a répondu d'une manière résolument non-dualiste. En empruntant un terme à la philosophie hindoue, il serait approprié de qualifier le néoplatonisme d'"advaita-platonisme", c'est-à-dire de platonisme non-duel.

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La théologie mystique de l'Aréopagite se situe entièrement dans le contexte de ce platonisme non-duel et peut être considérée comme un exemple remarquable de celui-ci, bien que de manière moins systématique et moins développée que chez Origène ou Proclus. Parallèlement, le Vème siècle marque une période de déclin de la dogmatique, qui avait dominé les siècles précédents, de la patristique gréco-romaine, ce qui préfigure déjà la période suivante du Moyen Âge chrétien. La forme et les outils conceptuels de l'Areopagitica étaient adaptés de la meilleure façon possible à cette période de transition : elle a achevé l'ère du néoplatonisme, d'une part, et celle de la patristique gréco-romaine, d'autre part, et a contribué à préparer l'une des plus importantes évolutions futures de la pensée chrétienne - y compris celle de la scolastique transeuropéenne, sur laquelle Jean-Scott Erigène et Thomas d'Aquin ont eu une telle influence.

katehon.com

vendredi, 03 février 2023

Oswald Spengler et le cycle des renaissances

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Oswald Spengler et le cycle des renaissances

Constantin von Hoffmeister

Source: Eurosiberia / https://eurosiberia.substack.com

L'examen méticuleux des cultures par Oswald Spengler est d'ordre quasi pathologique. Il ouvre le cadavre d'une culture et le dissèque avec une telle précision qu'il trouve toujours la cause de la mort cachée au plus profond de ses entrailles complexes. Le coupable habituel est la décadence avec l'inertie et la stagnation qui l'accompagnent, communes à tous les organismes qui ont dépassé la fleur de l'âge et qui, par conséquent, dépassent la durée de leur vie.

Contrairement à ce que beaucoup de gens, sinon la plupart, croient, Spengler n'est pas un prophète de malheur. Il décrit la montée et la chute des cultures comme s'il s'agissait d'êtres vivants et respirants, qui naissent, vieillissent et finissent par mourir. La cause de la mort est presque toujours la même - la culture devient paresseuse et désintéressée. Elle ne peut que nourrir des passions pour les choses les plus basses de la vie: le sexe, la violence et le fait de regarder avec jubilation se dérouler des événements montés de toutes pièces ou des spectacles chorégraphiés. C'est ainsi que la culture devient primitive et monotone. Elle se transforme en une civilisation (alias une "société du spectacle"), qui répète mécaniquement des traditions périmées, vidées de toute vie et dépourvues de toute tendance à l'innovation.

Imaginons Spengler aux Enfers : Charon se tient raide devant lui, une rame dressée dans la main gauche et la main droite tendue, attendant ostensiblement que Spengler y dépose le prix requis. Mais hélas ! Spengler n'a pas d'argent car personne n'a pensé à mettre une pièce dans la bouche de son cadavre. Il sera maintenant forcé de marcher sans but pendant cent ans le long de la rive de l'Achéron, contemplant sans fin le concept de l'éternel retour de Nietzsche avec les ombres à sa gauche et à sa droite qui tirent constamment sur les manches de sa chemise, le suppliant de leur rappeler pourquoi, après la mort de chacune de leurs incarnations, elles se retrouvent sur la rive de l'Achéron sans argent. Spengler répond patiemment: "C'est parce que vous êtes morts dans une civilisation, et non pas dans une culture. Dans une culture, les gens sont religieux et croient, alors les proches mettent une pièce dans la bouche du parent mort. Dans une civilisation, les gens sont rationnels et ne croient pas, donc les proches ne voient pas l'intérêt de mettre une pièce dans la bouche du parent mort".

Lorsqu'une civilisation est vraiment morte, une nouvelle culture naîtra de ses cendres. La nature a horreur du vide, et selon la physique newtonienne, l'énergie n'est jamais perdue mais toujours constante. Spengler confirme ainsi le cycle sans fin des renaissances auquel les hindous croient depuis des millénaires. Tout comme l'âme d'un être vivant erre d'un vaisseau physique à un autre, les vestiges d'une civilisation peuvent être transportés dans la nouvelle culture et incorporés - comme le Zeus grec se transformant en Jupiter romain.

jeudi, 02 février 2023

Carl Schmitt sur Hegel et Marx

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Carl Schmitt sur Hegel et Marx

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/01/15/lastips-carl-schmitt-om-hegel-och-marx/

Carl Schmitt a été une connaissance fréquente et précieuse pour notre site Motpol, en partie en tant parce qu'il est un analyste sobre de la politique. Ses arguments sur la distinction ami-ennemi, le souverain, le nomos, le partisan et l'état d'exception ont influencé les penseurs de droite comme de gauche. Le révolutionnaire conservateur Schmitt était également un critique, toutefois sous-estimé, de la civilisation, identifiant des aspects de la crise de l'Occident dans des œuvres telles que Hamlet ou Hécube. Il est intéressant de noter qu'il a cité Bruno Bauer, Nietzsche, Cortés et Baudelaire comme des voix importantes de la crise du 19ème siècle.

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Une ressource féconde pour le schmittien se trouve dans le compte youtube Der Schattige Wald (https://www.youtube.com/@derschattigewald3912/videos), lié à ce trésor de traductions d'Ernst et Friedrich Georg Jünger connu sous le nom de Jünger Translation Project (https://jungertranslationproject.wordpress.com/). Sur Der Schattige Wald, nous trouvons, entre autres, une traduction du texte de Schmitt de 1931 sur Hegel et Marx. Le point de départ de Schmitt est ce qui unit Hegel et Marx, la méthode dialectique; il note également qu'il faut appliquer la méthode de ces deux penseurs à soi-même.

Cette approche s'avère fructueuse. Schmitt note que lorsque le jeune Marx s'est opposé à la défense du statu quo par son aîné Hegel, c'est avec la méthode de ce dernier qu'il l'a fait. Marx savait que "la philosophie et la méthode dialectique de Hegel ne permettaient aucun sur-place ni aucun repos, et, à cet égard, elle était et restait le morceau de philosophie le plus révolutionnaire que l'humanité ait alors produit". Il est intéressant de noter que Schmitt identifie une logique qui mène de cela à l'intérêt de Marx pour l'économie politique. L'État, que Hegel considérait comme "le domaine de l'esprit objectif et présent", se trouvait pour Marx dans une phase de transition ("en partie une relique d'époques historiquement obsolètes, et en partie un instrument d'une société bourgeoise essentiellement économique et industrielle"). Le jeune hégélien a donc dû essayer de comprendre ce dernier phénomène, ce qui a finalement conduit à Das Kapital.

En même temps, Schmitt avait accès à des matériaux et des textes qui manquaient à Marx en ce qui concerne le jeune Hegel. Ceux-ci préfigurent en partie le radicalisme de Marx. "Aujourd'hui, nous sommes familiers avec le Hegel qui était un ami de Hölderlin" écrit Schmitt. Cela devient vraiment intéressant lorsque Schmitt note que "c'est le jeune Hegel qui a défini le premier le concept de bourgeois comme celui d'un homme essentiellement apolitique et ayant besoin de sécurité. La définition se trouve dans un article de 1802 sur la constitution allemande qui n'a pas été publié avant la fin du siècle". Nous trouvons des définitions similaires du bourgeois chez d'autres penseurs allemands, de Jünger à Schmitt lui-même. L'attitude anti-bourgeoise semble être un phénomène germanique qui ne mène qu'exceptionnellement aux conclusions tirées par Marx. L'attitude anti-bourgeoise germanique conduit normalement à d'autres idéaux sociaux et humains.

Le raisonnement de Schmitt sur les conditions préalables du socialisme moderne, tant en termes de critique sociale que de méthode dialectique, est également intéressant ("le socialisme n'est pas simplement un type possible de critique des maux communs à toutes les époques"). Les Gracques n'étaient pas socialistes, pas plus que l'anabaptiste du 16ème siècle Müntzer. La relation du socialisme à la raison dialectique présente à la fois des forces et des faiblesses. Schmitt présente un aspect du projet comme relativement sympathique, le désir de "construire l'histoire de l'humanité elle-même, de saisir l'époque actuelle et le moment présent, et de faire ainsi de l'humanité le maître de son propre destin" (comparez le discours de Marx qui parle de mettre fin à la préhistoire de l'humanité et de commencer son histoire consciente). Dans le même temps, le rapport à la dialectique implique une conviction de réussite qui n'est pas nécessairement ancrée dans la réalité mais qui constitue néanmoins une puissante force motrice. Schmitt décrit ici la conviction que si l'on peut expliquer un phénomène, un ordre ou une classe, sa fin est garantie. Pour le profane, cela peut sembler difficile à saisir, mais c'est un point de départ de la pensée de Marx. Schmitt écrit ici que "tant que la situation historique de cette classe ennemie n'est pas encore mûre, tant que la bourgeoisie n'est pas seulement du passé, mais a encore un avenir, il reste impossible de découvrir sa formule finale dans le cadre de l'histoire mondiale". Il y a une certaine logique à cela, tout comme la chouette de Minerve vole dans le crépuscule, il est difficile de comprendre une classe qui n'a pas encore épuisé ses possibilités.

Dans l'ensemble, il s'agit d'un texte passionnant qui démontre à la fois la justesse de Schmitt en tant qu'analyste de l'idéologie et offre des perspectives partiellement nouvelles sur Hegel et Marx. De plus, si la dialectique est aussi le mode de pensée germanique, ce qui est le cas, le texte devient particulièrement enrichissant.

A propos de l'auteur : Joakim Andersen

Joakim Andersen dirige le blog Oskorei depuis 2005. Il a une formation universitaire en sciences sociales et une formation idéologique en tant que marxiste. Ce bagage s'exprime aujourd'hui par un intérêt pour l'histoire des idées et une focalisation sur les structures plutôt que sur les personnes et les groupes (l'adversaire est, en somme, le Nouvel Ordre Mondial, pas les musulmans, les juifs ou d'autres groupes). Au fil des ans, l'influence de Marx a été complétée, entre autres, par Julius Evola, Alain de Benoist et Georges Dumezil, car le marxisme manque à la fois d'une théorie durable du politique et d'une anthropologie. Aujourd'hui, Joakim ne s'identifie pas totalement à une quelconque étiquette, mais considère que la fixation sur, entre autres, le conflit imaginaire entre "droite" et "gauche" est quelque chose qui obscurcit les véritables problèmes de notre époque. Son blog continue également à se concentrer sur l'histoire des idées, et il est heureux de présenter des courants étrangers à un public suédois.

Qu'est-ce que Motpol ?

Motpol est un groupe de réflexion identitaire et conservateur qui poursuit deux objectifs principaux : 1) mettre en lumière un spectre de la culture qui est essentiellement laissé de côté dans un espace public suédois de plus en plus encombré et monotone, et 2) servir de forum pour la présentation et le débat sur l'idéologie, sur la théorie et la pratique politiques. Les écrivains de Motpol viennent d'horizons divers et écrivent à partir de perspectives différentes.

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L'effacement de la réalité

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L'effacement de la réalité

par Andrea Zhok

Source : Andrea Zhok &https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-obliterazione-della-realta

Après avoir supprimé un grand nombre de profils gênants ou modifié astucieusement leurs programmes au cours des derniers mois, après avoir transformé l'"incendie d'Odessa" en accident domestique, après avoir changé la paternité des missiles ukrainiens de manière ad hoc lorsque cela servait à soutenir une thèse de l'OTAN, la dernière initiative brillante dont nous avons été témoins consiste à faire libérer Auschwitz non pas par l'Armée rouge, mais par une armée ukrainienne autoproclamée.

Nous espérons qu'une liste des miracles accomplis par Zelenski en faveur de sa canonisation suivra prochainement.

Maintenant, tout ceci serait comique, serait risible si ce n'était pas une indication de la transformation la plus dangereuse à l'oeuvre en cette triste époque.

Bien sûr, nous pouvons dire que, après tout, qu'est-ce qui est revendiqué ? C'est Wikipedia, ce n'est pas une vraie encyclopédie. Ne pouvez-vous pas exiger de la rigueur ?

Et c'est vrai. Tout comme il est vrai que Facebook, ou Google, ou d'autres sont des entreprises privées et qu'il est donc dans l'ordre des choses qu'elles agissent en fonction de leurs propres intérêts.

Qui peut le nier ?

On ne peut pas non plus nier que 90% des journalistes d'aujourd'hui - lorsqu'ils veulent vraiment être minutieux et ne pas faire du copier-coller d'agences, - vérifient leurs sources sur Wikipedia.

On ne peut nier que c'est le cas (sans l'admettre) des étudiants et d'un grand nombre de professeurs.

Et on ne peut nier que, après la fermeture des sections de parti, après la destruction des communautés locales et de la vie de quartier, pratiquement la seule arène de discussion politique publique qui reste debout est celle fournie par les médias sociaux, ces médias sociaux qui sont directement ou indirectement influencés par l'administration américaine, ou plutôt par leur appareil militaro-industriel.

Jusqu'à il y a 15-20 ans, il était encore d'usage, chez les journalistes, d'extraire des nouvelles importantes de sources papier accréditées. Cependant, l'héritage de la connaissance sur papier, qui en soi peut être falsifiée comme toute autre connaissance, détenait sa propre inertie fondamentale, due à la fois aux coûts de production et à la difficulté de modifier physiquement les informations une fois qu'elles étaient imprimées sur papier.

Si vous deviez produire du texte pour un volume de la Treccani (ndt; une encyclopédie italienne), vous deviez faire attention à ne pas y inclure un corrigendum arbitraire, car les corrections étaient très coûteuses, et les dommages économiques pouvaient être énormes, sans compter la réputation de la dite encyclopédie .

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La numérisation de l'information a réduit les coûts de production et d'édition. La réduction des supports physiques et l'accès croissant aux informations sur des serveurs distants, des "nuages", etc. ont également facilité l'accès à de nombreuses informations pour nous, utilisateurs finaux (j'ai un doute sur la piste de ski que je compte fréquenter et pour le dissiper je dois consulter un ouvrage de type encyclopédique ? Pas de problème, je sors mon téléphone portable et le problème est résolu).

Le résultat global de ce développement récent mais massif est qu'il n'a jamais été aussi facile de modifier et de manipuler l'accès à toutes sortes d'informations ; et qu'il n'a jamais été aussi facile d'orienter les discussions publiques et les débats politiques.

Certes, dans les bibliothèques, dans les bibliothèques des journaux, dans les lieux d'étude des historiens et des philologues, il existe encore des traces, des bases fondées sur l'écriture imprimée, des sources que l'on peut réellement créditer. Mais - et c'est la grande nouvelle - ce n'est pas une réelle préoccupation pour ceux qui ont intérêt à manipuler l'opinion publique, qui flotte comme une planche de surf toujours sur la vague des "rumeurs actuelles", suffisantes pour définir les décisions dans le présent et le futur proche. Nous pouvons toujours retrouver des manuscrits du 17ème siècle et vérifier le texte, et c'est alors une grande satisfaction intellectuelle, mais franchement pour les gestionnaires actuels du pouvoir, c'est sans intérêt. Il suffit que toutes les nouvelles et informations affectant le discours public actuel et les décisions des organes politiques aient disparu ou aient été remises en question de temps à autre.

Le processus auquel nous assistons est récent, très récent, mais il a une puissance absolument extraordinaire. En quelques années seulement, nous avons déjà assisté à une énorme réorientation de l'opinion publique de masse, et dans quelques années encore, nous pourrions nous retrouver à nager dans un monde complètement transformé dans ses références. Un ou deux cycles d'études et l'ancien monde des connaissances historiques et scientifiques peut être entièrement remplacé par une version commode de celui-ci, elle-même en perpétuel changement.

Il n'est jamais nécessaire de "tout changer". Il suffit de modifier stratégiquement ce qui est pertinent de temps en temps, en rendant inaccessible ce qui est dérangeant, pour le temps qu'il faut.

Le travail laborieux de Winston Smith dans le 1984 d'Orwell, qui consistait à rééditer et à effacer, n'est plus nécessaire: il suffit d'un "clic", avec des effets planétaires.

Ceux qui pensent que ce tableau est peint de manière trop sombre se bercent de deux illusions.

La première est l'idée qu'il existerait néanmoins une pluralité d'agents économiques concurrents, et que cela peut garantir une certaine pluralité de l'information. Malheureusement, la pluralité des agents économiques, en premier lieu, n'est pas si plurielle, étant donné que les capitalisations nécessaires pour compter dans ce monde (grande édition numérique, information mainstream) sont très élevées et les concentrations déjà énormes; en second lieu, cette pluralité ne l'est pas lorsque l'on touche aux intérêts autoreproducteurs du capital, et donc sur la question principale du débat politique contemporain, la pluralité concurrente se traduit par des variations polies sur un sujet où la coopération est totale.

La deuxième illusion est la vieille idée que l'existence d'îlots dissidents, de connaissances minoritaires, garantit en quelque sorte une pluralité suffisante pour empêcher la manipulation de masse. On sous-estime ici le fait que les temps de changement actuels mettent hors jeu les processus de détermination de la vérité. Le fait qu'une ou deux décennies plus tard, on en vienne à prouver que telle "révolution colorée" était une opération occulte des services secrets n'est pas une "victoire de la vérité" dont il faut se consoler. Une vérité qui émerge lorsqu'aucune décision ne dépend plus d'elle n'est qu'une curiosité. Et d'ailleurs, si la vérité éclate, c'est parce qu'à ce moment-là, il n'y a plus d'intérêt suffisant à l'occulter. Si, en revanche, cet intérêt est toujours présent, tout, littéralement tout, peut être manipulé suffisamment pour conduire l'opinion publique dans le port souhaité.

Il est important de réaliser qu'il n'est pas nécessaire que "le peuple" soit fermement convaincu d'une certaine fausseté. Si l'on ne peut pas faire mieux, il suffit qu'il y ait suffisamment de bruit de fond pour rendre toute vérité indiscernable et douteuse. Ceci étant fait, le reste du processus de persuasion est produit par des formes ordinaires de propagande, sans qu'il soit nécessaire de s'embarrasser de fondements ou de vérification.

Tant que ce processus d'oblitération et de remplacement de la réalité publique n'est pas pris suffisamment au sérieux par tous ceux qui s'intéressent à la vérité, toutes les autres questions risquent d'être sans intérêt.

 

jeudi, 19 janvier 2023

Idéologie du genre et transhumanisme, un produit de notre déni de la réalité

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Idéologie du genre et transhumanisme, un produit de notre déni de la réalité

par Marcello Veneziani

Source : Pro Vita & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/ideologia-gender-e-transumanesimo-un-prodotto-del-nostro-scontento-della-realta

Le mécontentement est le mal sombre de notre époque. L'homme contemporain a tout à sa disposition mais n'est jamais heureux. Cette agitation, ce malaise, n'a cependant pas pour débouchés la rébellion et la colère qui s'est exprimée dans un passé tout récent. Marcello Veneziani a abordé ce thème, si vaste, difficile, presque insaisissable, dans son nouvel essai Scontenti. Perché non ci piace il mondo in cui viviamo (= Malcontents - Pourquoi nous n'aimons pas le monde dans lequel nous vivons) (Marsilio, 2022).

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"Nous ressentons la décadence qui affecte les relations humaines, civiles et intersexes, et les relations entre citoyens et institutions ; c'est la perte des différences sous le signe de l'homologation et la perte des points communs sous le signe de l'atomisation", écrit Veneziani dans Panorama, en présentant son livre. L'humanité apparaît en danger, pressurisée par les mutations génétiques et écologiques, par les déséquilibres entre surpopulation mondiale et dénatalité occidentale, et par de multiples facteurs de déstabilisation du monde et des liens: l'avènement du transhumanisme, de la genderfluidité, de l'intelligence artificielle, des neuro-technologies, la prééminence du virtuel sur le réel, de la technologie sur l'humanisme, de la finance sur la culture. L'inconfort, la désorientation qui en résulte, enracine le mécontentement; il le rend permanent et non transitoire, substantiel et non occasionnel".

La révolution anthropologique "transhumaniste", avec toutes les aberrations du cas, ne serait pas possible si l'homme acceptait la réalité, son destin et son rôle naturel. Mais en même temps, comme Veneziani lui-même l'explique à Pro Vita & Famiglia, il y a aussi une sacro-sainte insatisfaction: celle de ceux qui, face au rouleau compresseur de la cancel culture et du nihilisme autoritaire rampant, ont la force de relever la tête et de dire que ça suffit.

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Marcello Veneziani, selon le contenu de votre livre, l'humanité n'est plus rebelle, ni en colère, ni rancunière, mais simplement mécontente : quelle évolution anthropologique vivons-nous ?

"Le mécontentement est le mal noir de notre époque, c'est un état d'esprit qui précède la colère ou la rébellion, la haine et le ressentiment, il en constitue même la prémisse. Il a des racines profondes, mais la cause fondamentale aujourd'hui est que les aspirations des hommes ont énormément augmenté et qu'un fossé infranchissable a été créé entre la réalité et les désirs. Mais tout cela n'est pas simplement le résultat spontané d'un climat: il y a ceux qui, sur notre insatisfaction, fondent leur pouvoir et notre dépendance, construisent leur marché et stimulent notre envie de consommer".

Le transhumanisme, l'intelligence artificielle et l'idéologie du genre font-ils partie des conséquences de ce mécontentement ou, plutôt, contribuent-ils à l'alimenter ?

"Ils sont étroitement liés à l'insatisfaction car ils proviennent du rejet de la réalité, de la nature et de l'identité, du désir de muter, de l'envie de se renier et de devenir autre que soi.  Nous ne penserions pas au posthumain, à l'intelligence artificielle, au transgenre si nous acceptions le sort de notre humanité, de notre intelligence et de notre nature: mais nous sommes mécontents de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure ; ou plutôt, nous sommes induits à ce mécontentement".

Quels aspects des thèmes ci-dessus avez-vous particulièrement explorés dans votre essai ?

"Dans Scontenti et l'essai qui le précède et qui lui est lié, La Cappa, je me suis référé à ces aspects saillants de notre époque et à ce rejet des identités et des différences, de nos limites et de notre histoire ; j'ai également saisi sa corrélation avec la cancel culture et le politiquement correct, qui est le substrat idéologique de cette vision. Piloter notre insatisfaction est la mission de l'usine à désirs qui domine notre société et véhicule des modèles de vie artificiels".

Nous parlons d'une catégorie très spécifique de mécontents : ceux qui ont pris au sérieux - en s'y opposant - la propagation de l'idéologie du genre ou des carrières fictives dans les écoles. Quel genre de personnes sont-elles et comment les situeriez-vous dans l'époque dans laquelle nous vivons ?

"Ils sont mécontents dans un autre sens et d'une autre manière que ceux qui sont influencés par ces agences médiatiques, idéologiques et culturelles qui incitent au rejet de soi. Ils sont mécontents, au contraire, de cette hégémonie, ils n'acceptent pas de se soumettre à cette domination devenue asphyxiante, qui passe aussi par le cinéma, l'art, la télévision et l'école. Mais ils le font au nom des identités et des différences, de la nature et de la tradition, ils défendent la réalité avec toutes ses imperfections et n'acceptent pas le remplacement de la vie réelle par son substitut. Ce mécontentement est sacro-saint, et s'il est exprimé avec intelligence et réalisme, il est l'antidote à la "falsification du monde réel".

lundi, 02 janvier 2023

La "Pensée-Alice"

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La "Pensée-Alice"

par Roberto Pecchioli

Source : Accademia nuova Italia & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-pensiero-alice

La pensée actuelle de l'Europe et de l'Occident terminal peut être définie de différentes manières. Nous aimons particulièrement une expression inventée en 2006 par Gustavo Bueno, un philosophe espagnol : La "pensée-Alice". Presque tout le monde se souvient du livre pour enfants Alice au pays des merveilles de l'auteur anglais Lewis Carroll. Il raconte l'histoire d'une jeune fille, Alice, qui tombe dans un terrier de lapin - le Lapin Blanc - et entre dans un monde fantastique peuplé d'étranges créatures anthropomorphes. Carroll joue avec la logique et pénètre le territoire du non-sens dans un conte qui peut aussi fasciner les adultes. Alice au pays des merveilles ne transfigure pas la réalité, mais la remplace par des images apparemment enfantines, parfois oniriques, et construit un univers parallèle dont la principale caractéristique est la légèreté. Il n'a pas d'ambitions philosophiques ni de pudeur sociologique: c'est un conte pour enfants dans lequel l'insoutenable légèreté de l'être est dissimulée par la découverte enfantine, par l'étonnement d'Alice.

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Il y a un célèbre dialogue entre la jeune protagoniste et Humpty Dumpty, un personnage en forme d'œuf avec un langage surprenant. Humpty Dumpty révèle à Alice son approche de l'utilisation des mots, qui anticipe la double-pensée et la novlangue d'Orwell et, à bien des égards, la révolution sémantique du politiquement correct. Lorsque j'utilise un mot, explique Humpty Dumpty - une métaphore du pouvoir de tous les temps - il signifie exactement ce que je veux qu'il signifie. À la remarque d'Alice sur le fait que les mots peuvent avoir de nombreuses significations, Humpty Dumpty répond : "Quand je fais faire un tel travail à un mot, je le paie toujours plus". Très moderne, voire contemporain.

Gustavo Bueno a publié un livre - apparemment de simple polémique politique - intitulé Zapatero et la pensée d'Alice. Le sujet était l'égarement devant un leader politique, José Luis Rodríguez Zapatero, complètement dépourvu d'idées propres, relativiste à l'extrême, un chef de gouvernement qui affirmait calmement son indifférence à l'égard de la nation espagnole qu'il était appelé à diriger, qui faisait siens - en les transformant en lois - tous les lieux communs de la sous-culture progressiste d'origine américaine: socialiste de nom, radical de fait. La "pensée-Alice", dans le vaste monde hispanophone, est vite devenu synonyme d'un modèle, d'une philosophie politique qui prévaut - hélas - en Occident. C'est une pensée qui décrit des objectifs énormes sans expliquer comment les atteindre; elle parle, elle énonce des propositions, toujours apodictiques, universelles, indiscutables dans leur évidence, et en fait les points d'un programme d'ingénierie sociale. Non à la guerre, "plus jamais ça", référence aux tragédies ou aux erreurs du passé, alliance des civilisations, sont des expressions typiques d'une pensée boiteuse qui énonce sans expliquer, dont les solutions sont contenues dans des slogans.

Rien à voir avec la "pensée faible" d'un Gianni Vattimo, dont le principe est l'inexistence de la vérité. La "pensée-Alice" a plusieurs vérités, une ou plusieurs pour chaque saison, des valeurs changeantes, liquides. Elle est fragile, elle n'est ni faible ni légère car elle manque de poids et d'épaisseur. C'est pour cela qu'elle fonctionne, dans la terre et au moment du coucher du soleil. Ses exposants ne formulent pas de pensées, ils lancent des invocations. Leurs affirmations impliquent qu'ils sont les seuls à promouvoir des fins nobles, contrairement à ceux qui ne sont pas d'accord avec la bonté "émotionnelle" affirmée, légère comme une plume, mais qui est simultanément implacable envers les "mauvais dissidents". Leurs propositions à cheval sur l'utopie et les rêves visionnaires les transportent, comme Alice après être tombée dans le terrier du lapin, dans un monde virtuel, façonné par un volontarisme superficiel et verbeux, excité, suintant la mélasse sucrée, diabétique. Un pays des merveilles (autoproclamé) où tous les fantasmes sont possibles si nous le voulons vraiment. Le slogan vide mais férocement réussi de Barack Obama me vient à l'esprit. Oui, nous le pouvons.  

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Sous cette forme générique, indistincte et infantilisée, si agréable pour l'Européen liquide du 21ème siècle, on peut obtenir une paix perpétuelle ou adopter des lois établissant l'égalité et l'équivalence, attribuant des droits "humains" à des primates supérieurs (l'Espagne de Zapatero, la première "planète des singes" !), promulguant des lois pour lesquelles il est évident qu'il n'existe pas de ressources économiques ou qu'elles sont insuffisantes.

Pourtant, la critique visant à exposer l'irréalisme de la "pensée-Alice" brille par son absence. Zapatero a déclaré que "tout ce qui n'est pas budgétisé n'existe pas". Humpty Dumpty au pouvoir, le Chapelier fou et le Chat du Cheshire sont désormais ministres d'État. C'est un succès retentissant: Alice au pouvoir et l'hallucination, le trip psychédélique devenu programme ont remplacé la réalité. Cela ne serait pas arrivé sans l'aval a-critique des médias, c'est-à-dire sans le placet de ceux qui détiennent les clés du pouvoir. Bien ancrée dans la réalité matérielle qu'elle domine et possède, l'oligarchie promeut, prescrit des doses toujours plus massives de "pensée-Alice". Les critiques n'ont pas bonne presse : nous ne devons pas déranger l'homme à la manœuvre, qui a construit pour nous un pays de jouets, un pays des merveilles planétaire, surpassant Peter Pan et Neverland. Le pays des merveilles existe parce que l'idée de ce pays existe, parce que nous l'avons décidé. Le politiquement correct, l'architrave de la "pensée-Alice", répand une empathie et une bonté bon marché, et rien n'a d'importance si c'est simpliste et irréaliste. Les belles âmes autoproclamées sont autant d'Anchois accrochés aux mots de Humpty Dumpty, applaudissant frénétiquement sans soupçonner la tricherie. Il y a autant de pays merveilleux qu'il y a d'anchois contemporains disgracieux et exubérants. 

Tôt ou tard, la réalité brise le miroir et fait entendre sa voix. Le problème est la légèreté des générations "flocon de neige". Des millions d'anchois occidentaux ne résisteront pas au coup, ne survivront pas à la chute des illusions de l'annus horribilis 2020, avec le virus et la restriction soudaine des libertés, l'éloignement social, la peur largement répandue, l'égoïsme qui en résulte. Contrairement au pays des merveilles, le salut, la vie elle-même sont subjectifs, ils concernent "moi" et "toi", tu es mon ennemi, un oint potentiel.

L'absurde et le ridicule prévalent et reçoivent l'approbation baveuse d'une génération qui ne comprend pas parce qu'elle ne raisonne pas et ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Dans la "pensée-Alice", les arguments ne comptent pas: oui, on peut, oui on peut; c'est comme ça que ça se décide et tout obstacle qui s'y oppose est un signe d'impiété. Combien ce décisionnisme totalitaire plaît aux troupeaux humains qui paissent, avides d'entendre un joueur de flûte comme à Hamelin, même si la flûte magique mène à l'abîme. Il faut le génie créatif d'un García Márquez - qui a imaginé son Macondo fou, si réel à bien des égards - l'intelligence perspicace d'un Gustavo Bueno pour démêler l'écheveau de non-sens, les fils trompeurs avec lesquels la "pensée-Alice" est tissée. 

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C'est une farce qui déploie son trompe-l'œil sous nos yeux, pour escroquer une fois de plus le peuple souverain autoproclamé. Puisque tout a été mal fait jusqu'à présent, ils veulent repartir de zéro, abolir le passé, nouvreaux Adam ou bons sauvages à la Rousseau, puérils et stupides. On peut appliquer aux adeptes de la "pensée-Alice" ce que García Márquez écrit dans les premières lignes de Cent Ans de Solitude. "Le monde était si récent que beaucoup de choses n'avaient pas de nom et, pour les dire, il fallait les marquer du doigt". La gauche, la "divine" (Alain Finkielkraut), la Gauche avec une majuscule, réinvente tout, même le vocabulaire, ou plutôt "désinvente", déconstruit, comme le voulait Derrida, l'un de ses prêtres - tout ce qui la gêne. Ils ont placé l'idée d'État, de nation, d'Italie, dans leur index particulier de mots interdits. L'Italie n'existe pas, et si elle existait, elle doit être anéantie. C'est juste "ce pays".

La "pensée-Alice" passe de la représentation d'un monde différent du monde réel, l'opposé du nôtre, parce qu'elle l'imagine reflété au-delà du miroir. Alice déteste être consciente des difficultés à surmonter pour atteindre le monde imaginaire et impossible. "Tout est beaucoup plus facile si tu as la volonté d'entrer dans le monde à l'envers."

La "pensée-Alice" perd tout mordant critique et fonctionne comme une rêverie simpliste, typique de l'adolescent qui voit les choses de l'extérieur, sans pénétrer dans leur réalité et leurs circonstances. Cela n'exclut pas qu'il puisse être "très efficace et triomphant pour la foule des frumentaires" (G. Bueno). 

La "pensée-Alice" procède en dessinant un monde différent du monde réel et, bizarrement, à l'envers comme dans les miroirs. Elle renverse la dure réalité, elle ne veut pas être consciente des difficultés, des méthodes et des cheminements. En cela, elle se distingue de la pensée utopique qui, même si elle tend à préfigurer un monde parfait ("un autre monde est possible"), conserve une conscience des difficultés, qui peuvent même nécessiter des révolutions sanglantes. Une prise de conscience qui sert à mesurer la distance entre la réalité réelle et la réalité idéale, à formuler des objectifs intermédiaires, à mesurer les espoirs et les possibilités des projets de transformation, à analyser les chances de réussite.

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Aucune de ces implications techniques ou philosophiques ne touche la "pensée-Alice", qui fonctionne comme une rêverie simpliste, une rêverie immature, un sommeil de la raison qui finit par recouvrir la réalité plutôt que de l'analyser, en raisonnant en lignes droites et élémentaires, sans prendre en compte ni même reconnaître les variables infinies. Elle donne naissance à une rationalité abstraite, aveugle et rigide. La "pensée-Alice" ne tire qu'une extrémité de l'écheveau sans vouloir savoir quoi que ce soit des autres fils dans lesquels il est enchevêtré. Elle procède en affirmant une similitude entre différentes réalités pour l'étendre à toute la gamme des possibilités. Il agit comme un enfant assoiffé qui boit le clair liquide alcoolisé contenu dans une bouteille, en faisant confiance à la similitude avec l'eau pure offerte par ses parents.

C'est une fausse rationalité simplificatrice, la même que celle des discussions de café de commerce, propre de ceux qui résolvent les problèmes du monde avec un apparent bon sens, sans connaître les termes des problèmes. Donc des idées à courte vue, se contentant de la surface. La "pensée-Alice" est une forme de politique naïve, optimiste mais très dangereuse qui consiste à formuler des propositions de "do-gooder", de "boniste", dont l'intention est de plaire à l'oreille du public le moins bien pourvu, de la majorité absolue. De ce point de vue, tout événement est acceptable tant qu'il s'inscrit idéologiquement dans le vent favorable du politiquement correct, le puits de consensus d'un idéalisme de brocante, convaincu que les problèmes complexes peuvent recevoir des solutions simples. Il n'est pas étrange que le paradigme de la "pensée-Alice" soit Zapatero, surnommé Bambi, dont l'utopisme mou l'a conduit à s'entourer d'un gynécée de collaboratrices incompétentes - ce qui l'intéressait, c'était qu'elles soient des femmes, pas qu'elles sachent gérer les problèmes - à promouvoir une "alliance des civilisations" équivoque et jamais expliquée, à adhérer au projet ultra-animaliste du "grand singe". Le résultat a été un vide politique déguisé en bonnes intentions, une rhétorique progressiste avec la main sur le cœur, et une incapacité à aborder les vrais problèmes de l'agenda politique, social et civil. C'est comme laisser le commandement du navire dans une mer déchaînée - l'analogie avec le succès fulgurant du Mouvement 5 étoiles en Italie est troublante - à un écolier souriant et optimiste, mais inconscient, idiot et paumé, qui attire des passagers incapables de voir les récifs et les vagues.

Dans le monde d'Alice à travers le miroir, il y a la magie du feu qui ne brûle pas et des choses qui flottent dans l'air. Une pensée suggestive mais irréelle, enfermée dans la naïveté adolescente qui veut faire la règle, malgré le fait que dans la vie tout coûte un effort, le tribut obligatoire pour vivre dans le monde. C'est la proposition/imposition d'un sens de la vie qui tourne autour des tics et tabous ridicules du politiquement correct, dans lequel la frustration de se heurter à une réalité dans laquelle les miroirs, comme les corps, sont des avancées impénétrables. La "pensée-Alice" représente une menace aux conséquences incalculables Si les gens acceptent sa lecture trompeuse, la confusion se répand.  Le goodisme, indifférence à la vérité, équivalence obsessionnelle de tout et de tous, identitarisme rancunier de petits groupes vindicatifs et capricieux, anti-humanisme, émotivité pubertaire, enthousiasme pour toute nouvelle idée, aussi absurde soit-elle. Une ère du Verseau délirante et incohérente à l'usage des esprits illusoires et étroits.

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Alice et ses histoires appartiennent au genre du non-sens littéraire et, par extension, au fantastique. C'est pourquoi le prestige dont jouit cette tendance dans certains domaines de l'opinion est surprenant et ne peut être compris qu'à partir d'un diagnostic terrible mais vrai: le monde est un essaim de médiocrités. Cette pensée non critique, qui dépasse de loin les limites de l'utopie, peut appeler les gens les singes; les parents A et B les membres des couples homosexuels qui ont obtenu un enfant à adopter; les fascistes tous ceux qui sont en désaccord avec leur vision manichéenne du monde; couvrir les vrais problèmes des gens sous une nébuleuse abstraite dépourvue de contenu, sans même les définir, derrière un sourire ébène permanent, une attitude angélique insupportable, un fleuve de rhétorique parmi des pensées fausses, hypocrites et de mauvaise foi. 

C'est la phase terminale de la dégénérescence de la gauche progressiste, libérée du fardeau des pauvres et des travailleurs. Ce n'est pas une pensée utopique: la "pensée-Alice" continue à décrire - et malheureusement à réaliser - un monde étranger à la réalité, à l'envers, transparent, liquide, vu et jugé à travers un miroir brisé. C'est une déformation idéologique de la conscience d'un type humain infantile, mal informé et désemparé, mais inflexible dans ses pseudo convictions. Le volontarisme fait de slogans contre la réalité, le relativisme contre la rigueur, la naïveté face à la menace, sont quelques-unes des caractéristiques de la "pensée-Alice", phase terminale du progressisme, lui-même une pathologie de la gauche orpheline de principes. Ayant perdu les drapeaux du socialisme réel, l'irréel est venu à nous; une sorte de complexe d'auto-castration qui est arrivé à maturité au moment où l'Europe et l'Italie sont menacées dans leur existence même, comme cela s'est produit, avec des anticorps réactifs bien différents, au début du Moyen Âge et après la déroute de Constantinople. La "pensée-Alice", fragile, éthérée, sans racines, fluctuante, en apesanteur, pour laquelle "tout le monde a un peu raison", tout ce qui a une idée mais aussi - enseigne Veltroni - son contraire, est le fruit typique des époques de décadence, dans lesquelles, à la fin, c'est Humpty Dumpty qui gagne, qui paie pour que les mots prennent le sens qu'il veut. 

dimanche, 01 janvier 2023

Alexandre Douguine: Ordre katéchonique

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Ordre katéchonique

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/katehonicheskiy-poryadok

La Russie dans une bataille avec une civilisation du chaos

Si nous considérons le problème du chaos dans une perspective philosophique et historique, il devient tout à fait clair que l'Opération militaire spéciale (OMS) relève de la lutte de la Russie contre la civilisation du chaos, qui est, en fait, la "nouvelle démocratie", représentée par l'Occident collectif et sa proxy-structure enragée (l'Ukraine). Les paramètres de cette civilisation, son profil historique et culturel, son idéologie en général sont assez faciles à identifier. Nous pouvons reconnaître le mouvement vers le chaos dès la première rébellion contre l'orbitalité, la hiérarchie, le volume pyramidal ontologique qui incarnait l'ordre de la civilisation traditionnelle. En outre, le désir d'horizontalité et d'égalitarisme dans tous les domaines n'a fait qu'augmenter. Enfin, la "nouvelle démocratie" et le globalisme représentent le triomphe de systèmes chaotiques que l'Occident peine encore à contrôler, mais qui prennent de plus en plus le dessus et imposent leurs propres algorithmes chaotiques à l'humanité. L'histoire de l'Occident à l'époque moderne et jusqu'à ce moment est une histoire de la croissance du chaos - sa puissance, son intensité et sa radicalité. 

La Russie - peut-être pas sur la base d'un choix clair et conscient - s'est retrouvée en opposition à la civilisation du chaos. Et ceci est devenu un fait irréversible et indiscutable immédiatement après le début de l'OMS. Le profil métaphysique de l'adversaire est généralement clair. Mais la question de savoir ce qui constitue la Russie elle-même dans ce conflit, et comment elle peut vaincre le chaos, compte tenu de ses fondements ontologiques fondamentaux, est loin d'être simple. 

Quelque chose de bien plus sérieux que le réalisme 

Nous avons vu que formellement, du point de vue de la théorie des relations internationales, il s'agit d'une confrontation entre deux types d'ordre: l'unipolaire (l'Occident) et le multipolaire (la Russie et ses alliés prudents et souvent hésitants). Une analyse plus approfondie révèle que l'unipolarité est un triomphe de la "nouvelle démocratie" et donc du chaos, tandis que la multipolarité, fondée sur le principe des civilisations souveraines, tout en étant un ordre, ne révèle rien sur l'essence de l'ordre proposé. En outre, la notion classique de souveraineté, telle qu'elle est comprise par l'école réaliste des relations internationales, présuppose elle-même le chaos entre les États, ce qui sape le fondement philosophique si nous considérons la confrontation avec l'unipolarité et le mondialisme comme une lutte précisément pour l'ordre et contre le chaos.

Évidemment, en première approximation, la Russie n'attend rien d'autre que la reconnaissance de sa souveraineté en tant qu'État-nation et la protection de ses intérêts nationaux, et le fait qu'elle ait dû affronter le chaos modéré du mondialisme pour y parvenir a été en quelque sorte une surprise pour Moscou, qui a entamé l'OMS avec des objectifs beaucoup plus concrets et pragmatiques. L'intention des dirigeants russes était uniquement de contrer le réalisme dans les relations internationales par le libéralisme, et les dirigeants russes ne s'attendaient pas ou même ne soupçonnaient pas une confrontation sérieuse avec l'institution du chaos - surtout sous sa forme aggravée. Et pourtant, nous nous trouvons dans cette même situation. La Russie est en guerre contre le chaos dans tous les sens de ce phénomène aux multiples facettes, ce qui signifie que toute cette lutte revêt une nature métaphysique. Si nous voulons gagner, nous devons vaincre le chaos. Et cela signifie également que nous nous positionnons dès le départ comme l'antithèse du chaos, c'est-à-dire comme le commencement qui en est l'opposé.

C'est le bon moment pour revoir les définitions fondamentales du chaos. 

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Les limites du chaos

Premièrement, dans l'interprétation grecque originale, le chaos était un vide, un territoire où l'ordre n'a pas encore été établi. Bien sûr, ce n'est pas à cela que ressemble le chaos moderne de la civilisation occidentale - ce n'est pas un vide, au contraire, c'est une explosion de matérialité omniprésente; mais face à un véritable ordre ontologique, il n'est, en effet, rien, sa signification et son contenu spirituel tendent vers zéro.

Deuxièmement, le chaos est un mélange, et ce mélange est basé sur la disharmonie, les conflits désordonnés et les affrontements agressifs. Dans les systèmes chaotiques, l'imprévisibilité prévaut, car tous les éléments ne sont pas à leur place. La dé-centricité, l'excentricité devient le moteur de tous les processus. Les choses du monde se rebellent contre l'ordre et tendent à renverser toute construction ou structure logique. 

Troisièmement, l'histoire de la civilisation ouest-européenne révèle une inflation constante d'un degré de chaos, c'est-à-dire une accumulation progressive de chaos - comme un vide, une agression par mélange et fractionnement de particules de plus en plus petites. Et ceci est accepté comme le vecteur moral du développement de la civilisation et de la culture. 

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Le mondialisme est le stade final de ce processus, où toutes ces tendances atteignent leur plus haut degré de saturation et d'intensité. 

Le grand vide nécessite un grand ordre.

La Russie dans l'OMS remet en question l'ensemble de ce processus - métaphysique et historique. Par conséquent, dans tous les sens, il parle au nom d'une alternative au chaos.

Cela signifie que la Russie doit proposer un modèle capable de combler ce vide croissant. De plus, le volume du vide est corrélé à la force et à la puissance intérieure de l'ordre qui prétend le remplacer. Un grand vide nécessite un grand ordre. En fait, elle correspond à l'acte de naissance d'Eros ou de Psyché entre le Ciel et la Terre. Ou le phénomène de l'homme comme médiateur entre les principaux pôles ontologiques. Nous avons affaire à une nouvelle création, à une affirmation de l'ordre là où il n'existe plus, là où il a été renversé.

Pour établir l'ordre dans une telle situation, il est nécessaire de soumettre les éléments libérés de la matérialité. C'est-à-dire faire face aux torrents d'un pouvoir fragmenté et fracturé, vaincre les résultats d'un égalitarisme porté à sa limite logique. Par conséquent, la Russie doit être inspirée par un principe céleste supérieur qui est seul capable de soumettre la rébellion chtonique. 

Et cette mission métaphysique fondamentale doit être accomplie dans une confrontation directe avec la civilisation occidentale, qui est la somme historique de l'escalade du chaos. 

Pour vaincre les puissances titanesques de la Terre, il est nécessaire d'être des représentants du Ciel, d'avoir une quantité critique de son soutien de leur côté.

Il est clair que la Russie moderne en tant qu'État et société ne peut prétendre être déjà l'incarnation d'un tel élément comique organisateur. Elle est elle-même imprégnée d'influences occidentales et tente de défendre uniquement sa souveraineté sans remettre en question la théorie du progrès, les fondements matérialistes des sciences naturelles du Nouvel Âge, les inventions techniques, le capitalisme ou le modèle occidental de démocratie libérale. Mais comme l'Occident mondialiste moderne refuse à la Russie toute souveraineté, même relative, il l'oblige à faire monter les enchères sans cesse. Elle se retrouve ainsi dans la position d'une société en rébellion contre le monde moderne, contre le chaos égalitaire, contre la croissance rapide du vide et l'accélération de la dissipation. 

N'étant pas encore vraiment un ordre, la Russie a affronté le chaos dans une bataille mortelle. 

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Katechon - la troisième Rome

Dans une telle situation, la Russie n'a tout simplement pas d'autre choix que de devenir ce qu'elle n'est pas en ce moment, mais doit en conséquence prendre une position qu'elle est bien forcée de prendre par le hasard même des circonstances. La plate-forme pour une telle confrontation, dans les racines de l'histoire et de la culture russes, existe certainement. C'est avant tout l'orthodoxie, les valeurs sacrées et l'idéal élevé d'un Empire doté d'une fonction katéchonique, qui doivent être considérés comme un rempart contre le chaos [1]. Dans une mesure résiduelle, la société a conservé les concepts d'harmonie, de justice et de préservation des institutions traditionnelles - famille, communauté, moralité, qui ont survécu à plusieurs siècles de modernisation et d'occidentalisation, et surtout à la dernière époque athée et matérialiste. Toutefois, cela est loin d'être suffisant. Pour résister à la puissance du chaos de manière vraiment efficace, il faut un réveil spirituel à grande échelle, une transformation profonde et un renouveau des fondements, principes et priorités spirituels de l'ordre sacré.

La Russie doit rapidement affirmer en son sein les prémices de l'ordre katéchonique sacré, qui s'est établi au 15ème siècle dans la continuité de l'héritage byzantin, et dans la proclamation de Moscou comme la Troisième Rome. 

Seule une Rome éternelle peut s'opposer au flux tout à fait destructeur du temps libéré. Mais pour cela, elle doit elle-même être une projection terrestre de la verticale céleste.

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Etymasia

Dans l'art ecclésiastique, il existe un thème appelé "Trône préparé" -- en grec Etymasia, ἑτοιμασία. Cette iconographie nous montre un trône vide flanqué d'anges, de saints ou de souverains. Cette image symbolise le trône de Jésus-Christ, sur lequel il s'assiéra pour juger les nations lors de la seconde venue. Pour l'instant - jusqu'à la seconde venue - le trône est vide. Pas entièrement. La Croix est placée dessus.

Cette image fait référence à la pratique byzantine et romaine plus ancienne consistant à placer une lance ou une épée sur le trône au moment où l'empereur quitte la capitale, par exemple pour une guerre. L'arme montre que le trône n'est pas vide. L'Empereur n'est pas là, mais sa présence l'est. Et personne ne peut empiéter sur le pouvoir suprême en toute impunité.

Dans la tradition chrétienne, cela a été réinterprété dans le contexte du royaume des cieux et donc du trône de Dieu lui-même. Après l'Ascension, le Christ s'est retiré au ciel, mais cela ne signifie pas qu'il n'existe pas. Il est, et Il est le seul à être vraiment. Et son royaume "n'a pas de fin". Elle est dans l'éternité - pas dans le temps. C'est pourquoi les Vieux Croyants ont tant insisté sur l'ancienne version du Credo en russe - "Son Royaume n'a pas de fin", et non "il n'y aura pas de fin". Le Christ habite sur son trône pour toujours. Mais pour nous, mortels, terrestres, dans une certaine période historique - entre la Première et la Seconde Venue - elle devient imperceptible. Et comme un rappel de la principale figure absente (pour nous, l'humanité), la Croix est placée sur le trône. En contemplant la Croix, nous voyons le Crucifié. En pensant au Crucifié, nous connaissons le Ressuscité. En tournant nos cœurs vers le Ressuscité, nous le voyons se lever, revenir. "Le Trône préparé" est Son royaume, Sa puissance. Tant lorsqu'Il y est présent que lorsqu'Il s'en retire. Il reviendra. Car tout ceci est un mouvement au sein de l'éternité... En dernière analyse, Son règne n'a jamais été interrompu. 

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La Russie, qui entre aujourd'hui dans la bataille finale contre le chaos, se trouve dans la position de celle qui combat l'anti-Christ lui-même. Mais combien nous sommes loin de ce haut idéal, que la radicalité de la bataille finale exige. Et pourtant... la Russie est le "trône préparé". Il peut sembler de l'extérieur qu'il est vide. Mais ce n'est pas le cas. Le peuple russe et l'État russe portent les catéchumènes. C'est à nous aujourd'hui que s'appliquent les mots de la liturgie "Comme le Tsar qui élève tout". Avec un effort extraordinaire de volonté et d'esprit, nous nous chargeons du fardeau du Titulaire. Et cette action de notre part ne sera jamais vaine. 

Contre le chaos, nous n'avons pas seulement besoin de notre ordre, nous avons besoin de Son ordre, de Son autorité, de Son royaume. Nous, les Russes, portons sur nous le "Trône des Préparés". Et dans l'histoire de l'humanité, il n'y a pas de mission plus sacrée, plus élevée, plus sacrificielle, que d'élever le Christ, le Roi des rois, sur nos épaules. 

Mais tant qu'il y a une Croix sur le trône. Il s'agit de la Croix russe. La Russie y est crucifiée. Elle saigne avec ses fils et ses filles. Et tout cela pour une raison... Nous sommes sur le droit chemin de la résurrection des morts. Et nous jouerons un rôle essentiel dans ce mystère mondial. Car nous sommes les gardiens du trône. Les soldats du Katechon. 

Note:

[1] Douguine A.G. Genèse et Empire. MOSCOU : AST, 2022.

samedi, 31 décembre 2022

Max Weber : science et désenchantement du monde

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Max Weber : science et désenchantement du monde

Matteo Parigi

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/max-weber-scienza-e-disincantamento-del-mondo

Après des siècles de progrès scientifique et technique, les connaissances des gens ont diminué. Telle était la thèse, plus que jamais d'actualité, de Max Weber (1864-1920), le plus important sociologue allemand du 20ème siècle, considéré comme "le Marx de la bourgeoisie".

En décembre 1917, un an après la fin de la Première Guerre mondiale, Weber a prononcé à Munich une conférence intitulée Wissenschaft als Beruf (La science en tant que profession) d'où émerge une description éclairante de l'éthique scientifique dans la société moderne, ainsi que du rôle, ou plutôt de la responsabilité, qu'elle confie à ceux qui souhaitent la poursuivre. Soit dit en passant, tout au long de sa vie, Weber s'est longuement penché sur la rationalité et la rationalisation. Le premier concept exprime les modalités et la natura naturans immanentes aux actions sociales humaines. En fait, les quatre types classiques de rationalité sont les siens ; l'action humaine, selon la perspective sociologique, peut en fait être..:

Rationnelle par rapport au but = le sujet agit en choisissant les meilleurs moyens pour atteindre le but, en cherchant à évaluer toutes les conséquences.

Rationnelle par rapport à la valeur = agir de manière justifiée selon les croyances et les valeurs éthico-morales de l'individu, même au détriment de l'utilité calculée en termes matériels.

Traditionnelle = le sujet agit par habitude ; il n'y a pas de réelle conscience ou raison derrière l'éventuelle routine quotidienne.

Affective = le sujet est mû par des sentiments, des émotions ou d'autres influences non rationnelles.

La seconde, en revanche, représente pour Weber ce long processus qui a forgé le monde moderne, c'est-à-dire la sortie lente et progressive de l'humanité (Occident in primis) de la pensée magique et traditionnelle d'origine classique-médiévale. Dès les premières pages de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Weber décrit avec une clarté limpide en quoi consiste la raison scientifique, la cause de la grande divergence culturelle de l'Europe par rapport au reste du monde. Car si des avancées scientifiques et artistiques ont été développées en Inde, en Égypte, en Chine, à Babylone, etc., dont les anciens Européens se sont également inspirés, "ce n'est qu'en Occident que la "science" a atteint, dans son développement, le stade auquel nous reconnaissons aujourd'hui la "validité" [1]".

Cependant, après des millénaires de progrès scientifico-techniques, l'humanité est devenue plus ignorante, en ce sens qu'elle nie, comme on dit. Weber lui-même décrit le processus comme étant tout sauf optimiste. Revenant à la conférence Wissenschaft, il explique avec acuité comment, en réalité, la rationalisation hypertechnologique imposée n'a nullement annulé le recours à la magie et à la foi superstitieuse : pour donner un exemple, toute personne prenant le tram aujourd'hui, à moins d'être un expert en ingénierie ou en transport, n'a aucune idée de son fonctionnement en termes techniques ; tout le monde se fie à l'habitude et à la conviction que le véhicule fait en quelque sorte son travail. Il en va de même pour la grande majorité des choses qui nous entourent. En revanche, un sauvage à l'état de nature a une connaissance réelle, totale et personnelle des techniques qu'il utilise pour assurer sa subsistance. L'homme moderne (moyen), contrairement au sauvage (mais il en va de même pour un petit entrepreneur européen du 13ème siècle) ne sait presque rien de son monde.

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C'est là que réside le nœud du problème: la science moderne, loin d'avoir vaincu les superstitions et les idoles magiques du passé, est elle-même dotée de purs dogmes qui la contredisent. Ou plutôt, de nouveaux dieux émergent, ressuscités sur le cadavre du Dieu mort nietzschéen. La Raison déifiée a mis de côté le dialogue socratique avec elle-même, le logos. C'est la confirmation de l'avertissement de Chesterton :

"Lorsque les gens cessent de croire en Dieu, il n'est pas vrai qu'ils ne croient plus en rien: ils croient en n'importe quoi".

La contrepartie de la vraie religio de la mémoire augustinienne n'est pas l'absence de religion, de foi ; c'est l'apothéose des phantasmata (φάντασματα), les fausses idoles de la caverne comme les appelait Platon. La nouvelle technocratie scientifique est ainsi devenue le nouveau clergé ; les théories et les simples avis d'experts, qu'ils soient médicaux ou économiques, sont affirmés avec la même charge dogmatique qu'une bulle papale, même s'ils ont souvent tout sauf une certitude scientifique.

Il faut dire que, comme l'explique Weber, l'"intellectualisation et la rationalisation" exponentielles, si elles ne contribuent pas à une meilleure connaissance des conditions de vie, ont néanmoins permis un important virage copernicien :

"La conscience ou la foi que, si on le voulait, on pourrait à tout moment arriver à savoir [qu'on peut] maîtriser toutes choses au moyen du calcul rationnel [2]."

Cependant, immédiatement après, il ajoute : "Mais cela signifie le désenchantement du monde. L'humanité s'est emprisonnée dans une cage d'acier à l'abri de laquelle elle se protège de ses anciens ennemis : l'astrologie, la magie, l'alchimie, les mystères sapientiaux. Les victimes de sa propre répression violente, depuis l'époque de la Réforme qui massacrait les sorcières et brisait les normes éthiques qui défendaient le sacré. Ce n'est pas une coïncidence si nous assistons aujourd'hui au retour d'un tel type de connaissance (voir Giorgio Galli), car le rationalisme des Lumières a finalement été incapable de donner à l'homme la connaissance de la connaissance, le but ultime de la vie et des choses interconnectées. Le spécialisme avalutatif (wertfrei) dont Weber lui-même est un défenseur conscient, présuppose une renonciation au sens de la vie et à l'explication complète des phénomènes.

Tolstoï, cité par Weber, affirme que la mort n'a plus aucun sens pour l'homme, dans la mesure où la technologie et la science présupposent un progrès infini ; l'homme et son Dasein sont réduits à une simple juxtaposition infinitésimale d'un univers en perpétuel dépassement de soi. La mort, pour un univers qui a besoin de progresser, n'a aucun sens, c'est une interruption gênante. De même, nous ne pouvons plus nous sentir "pleins de vie": un ancien paysan pouvait obtenir tout ce que la vie avait à lui offrir dans son cycle organique et mourir sans l'angoisse de la suspension de quelque chose. Aujourd'hui, en revanche, l'esprit n'en saisit qu'une partie fragmentée, minimale et temporaire. Par conséquent, "puisque la mort est dénuée de sens, la vie de la culture en tant que telle l'est également [3]".

Enfin, le désenchantement wébérien se manifeste par la limitation inhérente de la science :

"Elle est dénuée de sens - citant Tolstoï - parce qu'elle ne donne aucune réponse à la seule question importante pour nous, êtres humains: que devons-nous faire? [4]".

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Un remède à ce problème pourrait venir d'une "science sans hypothèses"; cependant, aucune discipline en soi ne peut s'en passer. Pour prendre un exemple, les médecins attachent une valeur positive à la préservation pérenne et inviolable de la vie en tant que telle. Il n'existe (heureusement) aucun médecin au monde qui laisserait une vie mourir sous sa surveillance ; mais l'hypothèse selon laquelle la vie en tant que telle est digne d'être préservée éternellement ne peut être expliquée en soi, et certainement pas par les "praticiens". Le problème existe donc et ne concerne pas tant le contenu, car il est vrai que la vie doit être maintenue et est sacrée, mais qui doit s'en occuper et comment ? Car, comme on l'a dit, les disciplines scientifiques contemporaines sont, par essence, incapables d'accomplir cette tâche. Et c'est là que la cage d'acier s'avère être glacée.

Le nœud gordien ne sera pas résolu par l'auteur. En fait, il est mort en 1920, à l'âge de 56 ans seulement, des suites de la grippe espagnole, après avoir participé en tant que délégué de l'Allemagne aux conférences de paix de Versailles. Il reste cependant l'écho d'un dilemme à peine murmuré :

"Personne ne sait encore qui, à l'avenir, vivra dans cette cage et si, à la fin... [il surgira] un renouveau des pensées et des idéaux anciens."

NOTES:

[1] M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p.33, BUR Rizzoli, 2016

[2] M. Weber, La scienza come professione/La politica come professione, p.20, Einaudi, 2004

[3] Ibid p.21

[4] Ibid p.26

vendredi, 30 décembre 2022

La prophétie de la philosophie russe sur l'effondrement de la civilisation libérale occidentale et la mission historique de la Russie

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La prophétie de la philosophie russe sur l'effondrement de la civilisation libérale occidentale et la mission historique de la Russie

Igor Evlampiev

Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/la-profezia-della-filosofia-russa-sul-crollo-della-civilta-liberale-occidentale-e-sulla

Dans les circonstances actuelles, il est d'abord nécessaire de voir les changements tectoniques et historiques, dont les racines remontent au début du 19ème siècle. La philosophie russe a toujours été impliquée dans les questions historiques mondiales et a cherché à comprendre les événements historiques. Elle était en phase avec son temps et prévoyait l'avenir. Essayons de comprendre si les prophéties des penseurs russes se sont réalisées.

En tant qu'historien de la philosophie, je dois avancer deux questions. La première est l'idée de l'effondrement de la civilisation occidentale. La seconde est la vision du rôle de la Russie dans ce nouveau monde qui est en train de se créer. Les penseurs russes ont spéculé à ce sujet depuis le début du 19ème siècle, à commencer par Pyotr Tchadaïev.

L'effondrement de la civilisation occidentale

L'effondrement de la civilisation occidentale est un thème qui a été abordé par presque tous les penseurs russes. Même Tchadaïev, qui semblait admirer l'Occident et critiquer la Russie, admirait en fait la grande culture millénaire européenne et considérait l'Europe libérale comme une étrange entité historique qui ne vivrait pas longtemps.

Aujourd'hui, j'ai décidé de parler d'un homme très spécial, le fondateur du libéralisme russe. Le paradoxe est que le libéralisme est également né en Russie, mais selon notre propre version. Mais même le plus célèbre théoricien du libéralisme russe, Boris Tchitchérine (tableau, ci-dessous), a sévèrement critiqué le libéralisme occidental dans ses livres. Il se demandait même comment une construction aussi ridicule pouvait voir le jour, et encore moins être traduite dans la réalité. Du point de vue d'un libéral russe qui a proposé sa version très bien pensée du libéralisme, que je suis, le libéralisme occidental est une impasse absolue du développement social. Cependant, il est nécessaire d'être conscient de ce que les libéraux russes du 19ème siècle ont proposé et de poursuivre cette tradition.

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Tchitchérine attire l'attention sur la fausseté absolue des prémisses originelles de la civilisation libérale de l'Occident. Cette civilisation est née il n'y a pas si longtemps, au siècle des Lumières, et s'est immédiatement opposée à la culture européenne traditionnelle.

Cette idéologie des Lumières prétendait que la liberté humaine est une qualité purement externe; il n'y a rien d'interne en l'homme. En d'autres termes, ce libéralisme occidental considérait l'homme comme un atome social sans essence spirituelle intérieure. Le libéralisme occidental a offert à la société un ordre dans lequel l'essentiel est de collationner le maximum de libertés formelles externes. Tchitchérine et d'autres critiques de la civilisation occidentale ont naturellement compris que si l'homme n'est pas censé avoir une essence profonde, il est généralement impossible de justifier sa différence avec les animaux. Alors cette civilisation libérale est une sorte de machine qui existe selon des lois mécaniques. Les éléments individuels de ce mécanisme croient avoir des libertés et en parlent avec fierté. En réalité, ils ne possèdent pas la chose la plus importante. La liberté humaine n'a de sens que lorsqu'elle vise la créativité, la création d'une nature et d'une culture artistiques. Si la liberté n'est qu'une qualité négative, telle que l'absence de restrictions ("je peux aller où je veux"), alors cette liberté n'offre rien à l'homme. Tout animal de la forêt peut se croire libre, car il va où il veut, là où la nature le permet.

La civilisation, qui a réduit la liberté à une forme extérieure, uniquement à l'absence de restrictions dans le comportement, n'a pas réellement vu une essence spirituelle dans l'homme. Au contraire, elle a progressivement détruit cette essence au cours de l'histoire. La civilisation libérale a émergé dans une Europe de culture, où les individus se distinguaient par leur culture spirituelle. Les traditions de la culture européenne ne pouvaient pas être abolies en un clin d'œil.

Mais le paradoxe est que pendant deux siècles d'existence de la civilisation libérale (19ème et 20ème siècles), cette civilisation a réussi à tuer l'essence spirituelle. Ce que nous avons maintenant, c'est une Europe moderne qui ne comprend absolument pas ou ne connaît pas son passé, qui ne possède pas la chose la plus importante qui était autrefois considérée comme la chose principale pour un Européen, à savoir une excellente éducation, une superbe culture intérieure, une compréhension profonde de la culture, de la spiritualité, de la créativité et de l'histoire. Tout cela a disparu parce que dans le modèle libéral, tout est réduit à des facteurs externes. C'est un des aspects de ce qui se passe.

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En réalité, nous avons affaire à une civilisation qui est progressivement redescendue dans la barbarie. C'est ce qu'interprète très clairement et subtilement un philosophe allemand balte, Hermann von Keyserling, dans son livre Amerika. Aufgang einer neuen Welt (1930). Il a vécu aux États-Unis dans les années 1930 et a observé la civilisation américaine, qui allait bientôt dépasser tout ce que l'humanité avait jamais réalisé en termes de développement matériel. Il conclut que c'est la civilisation exprimant au mieux la nouvelle barbarie. Mais la véritable civilisation signifie essentiellement la société, les gens, leur esprit. Le principe spirituel est fondamental pour l'homme et la société. Ce n'est pas le PIB qui est le moteur du développement humain et social. C'est le degré de spiritualité concentré dans chaque membre de la société qui le fait. Keyserling a tout à fait raison quand il dit qu'avec tout le développement matériel, l'Amérique, dans l'essence spirituelle la plus importante des individus et de la société dans son ensemble, se transforme en une nouvelle barbarie. Ce barbare ne sait pas qu'il est potentiellement un être spirituel ou créatif. Il peut très bien se passer de culture. Sa vie est celle d'une machine ou d'un animal animé par les réflexes les plus simples. Ce processus de barbarisation n'est pas passé inaperçu aux yeux des penseurs russes du 19ème siècle et de nombreux Occidentaux du 20ème siècle. Il a atteint le point où la civilisation occidentale est désormais incapable de résoudre les problèmes les plus élémentaires et de comprendre les autres civilisations qui ont de solides fondations spirituelles. Nous assistons à un processus dans lequel l'ensemble de l'humanité se divise en deux civilisations. La première est celle dans laquelle le principe spirituel est le principe directeur de l'homme et de la société, dans laquelle l'esprit et la culture sont véritablement valorisés et sont exactement ce qui sépare l'homme de la bête. La deuxième civilisation est celle qui, en raison de la logique paradoxale de son développement au cours des deux derniers siècles, a complètement perdu la compréhension de ce que signifie être humain. Les hommes de cette société sont les nouveaux barbares. Ils sont incapables de comprendre l'autre. Ils sont incapables de répondre à un autre point de vue. Ils sont incapables de développer des relations normales, comme on peut le constater lorsque l'on examine les relations internationales. Le choc entre ces deux civilisations était inévitable.

Si l'humanité a un avenir, alors la civilisation guidée par un principe spirituel doit gagner d'une manière ou d'une autre.

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La mission de la Russie, ou "l'idée russe"

Le deuxième point de mon exposé ici examine la façon dont les penseurs russes ont considéré la mission de la Russie dans ce contexte de crise et d'effondrement inévitable de l'Occident. L'effondrement est inévitable car une civilisation dans laquelle l'homme se dégrade au niveau d'un animal est une catastrophe anthropologique, l'extinction de l'homme dans sa véritable essence spirituelle. Alors comment définir exactement l'"idée russe"?

Pour répondre à cette question, nous devons nous tourner vers le concept qui effraie tout le monde, à savoir le concept d'"empire". Nous sommes constamment accusés de vouloir restaurer l'URSS ou l'Empire russe. Étrange, car l'URSS a été fondée sur les ruines de l'Empire russe. Il y a une contradiction logique. Cependant, il s'agit d'un exemple typique de substitution psychanalytique de concepts. En réalité, l'empire est absolument légitime. En outre, il s'agit peut-être de l'un des concepts les plus importants de toute l'histoire politique du monde au cours des deux derniers siècles. Je ne doute pas que l'Occident suive la même voie. La civilisation libérale, qui a fait du concept d'"empire" un épouvantail, est elle-même un empire.

Nous vivons tous dans un empire américain, qui se manifeste comme une entité publique mondiale prétendant montrer le bon chemin à toute l'humanité. Les États-Unis tentent d'imposer un certain mode de développement au monde entier. Ils sont un empire car les empires sont de différents types.

L'empire américain est un empire canonique, dans lequel l'économie est au premier plan. L'Union européenne a également suivi la même voie impériale. Il s'agit d'une tentative d'unification mondiale, conduisant toute l'humanité vers un avenir radieux, où l'essentiel est le bien-être matériel. Le paradoxe est qu'aucun empire n'a jamais vécu de la seule économie. En fait, tous les empires ne deviennent vraiment entiers qu'en raison d'une idéologie, ou d'une religion, ou de toute idée qui va au-delà de l'économie.

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La philosophie russe revient constamment à cette idée. Le chemin de l'humanité est le chemin impérial. Les penseurs russes n'avaient aucun doute à ce sujet. Vladimir Soloviev (tableau, ci-dessus) est le philosophe le plus célèbre qui marquait son accord avec cette idée. Il a passé toute sa vie à planifier un empire mondial, où, contre toute attente, le tsar russe est l'empereur et le pape le grand prêtre. Cela semble un peu drôle, mais il semble que Soloviev ne croyait pas totalement qu'une telle chose était possible. L'œuvre "Monarchie mondiale" constitue un étrange contraste avec son utopie géographique. Il y affirme que l'humanité tend inévitablement vers l'unité, et que nous devrions appeler cette unité "empire". Il est très important de comprendre comment elle est organisée, sur quelle base. Il fait référence à la Rome antique comme exemple d'empire ancien, comme modèle pour tous les empires du monde. Sur cette base, il tente de tracer une voie vers l'avenir, dans laquelle la Russie joue son rôle. Contrairement à toutes ses autres œuvres, où il prône la théocratie, Soloviev place l'idée religieuse au premier plan. Mais il est peu probable qu'une idée religieuse puisse unir toute l'humanité. Les gens professent des religions trop diverses pour être unis sur ce principe, notamment en imposant le christianisme dans le monde entier. Même notre pays n'est pas purement chrétien. Dans cet article, Soloviev propose une autre idée : la culture comme fondement de l'empire. C'est l'idée clé de toute la philosophie du 19ème siècle, selon laquelle la base du futur leadership de la Russie dans le monde est sa haute culture spirituelle. L'Occident se dirige vers la crise et la mort parce que l'idée d'esprit, de culture spirituelle a disparu. Les gens ne comprennent pas ce pour quoi ils vivent. La Russie, au contraire, a conservé cette compréhension.

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Des penseurs différents, apparemment incompatibles, s'accordent sur cette idée. Prenez le poète et diplomate russe Fiodor Tioutchev et l'écrivain et penseur russe Alexander Herzen. En 1850, Tioutchev a publié un article intitulé "Russie et révolution" en Allemagne. Il l'a apporté en Allemagne de façon anonyme. Il a affirmé que l'Europe est sur le point de s'effondrer parce que la révolution s'étend et détruira la grande Europe. La Russie, en revanche, est un rocher qui ne cède pas. La seule chance de survie de l'Europe est de faire partie de l'Empire russe. La célèbre utopie de Tioutchev a une belle fin. L'arche flotte dans l'arène de l'histoire de l'Empire russe. Elle est inébranlable et elle seule deviendra le rempart du prochain ordre mondial. Il est clair que les nations européennes ne se joindront pas à l'Empire orthodoxe russe. C'est ridicule d'affirmer cela aujourd'hui. Les Occidentaux d'Europe de l'Ouest et d'Amérique nous détestent. Nous savons combien la différence est grande entre l'orthodoxie et le catholicisme, même si tous deux sont chrétiens. Tioutchev lui-même était un Européen. Il a vécu en Allemagne pendant 40 ans. Ses deux épouses étaient allemandes. Il appréciait la culture européenne. Mais comment est-il possible pour un Européen intelligent, qui connaît parfaitement l'Europe, d'écrire que c'est l'Empire russe qui sauvera l'humanité ?

Un an après la publication de l'article de Tioutchev, en 1851, Herzen publie son livre "Sur le développement des idées révolutionnaires en Russie". Il y affirme que la Russie est la locomotive de la révolution, c'est-à-dire exactement le contraire. Herzen affirme que l'Europe petite-bourgeoise s'effondre parce que sa culture est morte, alors que dans la Russie autocratique, la culture n'a pas encore fleuri.

Grâce à la révolution, la Russie va devenir un pays spirituel et ouvrir cette culture au monde.

Tioutchev parle d'un empire orthodoxe, dont tout le monde doit faire partie pour survivre à la révolution; Herzen soutient que la révolution doit sauver tout le monde. Comment est-il possible de combiner ces idées ? Herzen considère que Pierre le Grand est le principal révolutionnaire de la Révolution russe. Alexandre Pouchkine et la littérature russe ont poursuivi la tendance révolutionnaire. Et nous comprenons ici qu'il parle d'une révolution spirituelle et culturelle, et pas du tout d'une révolution politique. Il avait une attitude négative envers les révolutionnaires politiques, les qualifiant d'"autocrates à la sauce moustique". Par conséquent, il s'avère que Tioutchev et Herzen parlent de la même chose. Tout comme Tioutchev voit l'empire de la culture spirituelle correspondre à l'image de l'empire orthodoxe, Herzen comprend la révolution comme l'organisation de toute l'humanité en un certain système dans lequel la valeur principale est la culture spirituelle. Cette idée devrait imprégner l'ensemble de la société jusqu'aux cercles mêmes du gouvernement. C'est pourquoi ils utilisent tous deux le concept d'empire dans leurs arguments. Soloviev dit aussi la même chose.

L'Occident moderne s'est dégradé en une barbarie qui n'est pas digne de l'histoire européenne. Nous devons affirmer avec confiance que nous sommes les seuls Européens à perpétuer les traditions de la grande culture européenne. C'est ce que dit toute la philosophie russe.

Par conséquent, notre mission consiste à créer un certain espace, y compris un espace politique, qui fait revivre les traditions de la culture russe, européenne et mondiale. Ensuite, tous les peuples de cet espace pourront développer cette culture à leur manière. Ce sera un nouvel empire spirituel, une nouvelle forme de culture spirituelle et une association politique et sociale de personnes. Et c'est d'eux que dépend la possibilité pour l'Occident actuel de trouver une place dans cette nouvelle formation. S'il existe des forces saines qui comprennent quel genre d'avenir elles veulent, pour faire revivre les traditions de la grande culture spirituelle européenne, alors l'Europe pourra peut-être entrer dans ce futur empire spirituel mondial, mais il ne fait aucun doute que la Russie en sera le leader.

mercredi, 21 décembre 2022

Heidegger et le début de la philosophie: l'interprétation d'Anaximandre et de Parménide

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Heidegger et le début de la philosophie: l'interprétation d'Anaximandre et de Parménide

Giovanni Sessa

Source: https://www.paginefilosofali.it/heidegger-e-linizio-della...

Texte crucial pour la compréhension du parcours philosophique de Martin Heidegger, L'inizio della filosofia occidentale. Interprétation d'Anaximandre et de Parménide, désormais en librairie grâce aux éditions Adelphi et édité sous la direction de Giovanni Gurisatti (pp. 313, euro 42,00). Ce texte heideggerien rassemble le cours que le philosophe a donné sur le sujet à Freiburg en 1932. Les thèses les plus pertinentes s'inscrivent aussi bien dans la lignée de celles exprimées dans Dell'essenza della verità (1930) que dans les positions théoriques de l'article de 1940, La dottrina platonica della verità. Le volume qui nous occupe ici se situe pleinement dans l'ambiance théorique que le penseur a connue au début des années 1930, la Kehre, le tournant qui l'a amené à laisser derrière lui l'exclusivité de la perspective aristotélicienne sur laquelle le monde de L'Être et leTemps avait été construit en 1927. Dans ce contexte, Heidegger a récupéré l'idée grecque de vérité, aletheia, c'est-à-dire la révélation, dans sa pensée, car le "vrai" avait été compris par la métaphysique classique comme la conformité de l'intellect et de la réalité.

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De plus, Heidegger, dès ses débuts universitaires, avait manifesté son intérêt pour la pensée aurorale. Cette propension sera consolidée dans la période d'après-guerre, lorsque le thème de l'Autre commencement de la pensée européenne sera au centre des spéculations du philosophe de Fribourg. Le début de la pensée occidentale est divisé en trois parties : 1) Les Dires d'Anaximandre ; 2) Considération intermédiaire ; 3) Le Poème didactique de Parménide.

Pour Heidegger, Anaximandre est un penseur qui a abordé l'être dans une perspective pré-métaphysique. La première locution de la pensée européenne, en effet, saisit l'entité dans son être. Plus précisément, les entités sont expérimentées "en étant simultanément un avec l'autre (accord) et un contre l'autre (désaccord)" (p. 41). Cela signifie que, pour Anaximandre, l'être de l'entité est le temps : "sa tâche et son essence consistent à faire apparaître et disparaître l'entité" (pp. 50-51).  Le temps indique les rythmes de l'être, auxquels les entités sont soumises. Mais l'être et les entités ne disent pas la même chose, Heidegger reste dualiste dans ces pages, comme dans L'Être et le temps: "L'être et les entités sont différents - et cette différence est la plus originale qui [...] puisse être donnée" (p. 64).

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Dans la vaste exégèse consacrée à Parménide, le philosophe déploie sa perspicacité philologique et sa ponctualité habituelles dans son exégèse du poème d'Éléonore. Dans ses vers, outre la voie de l'être et la voie impropre du non-être, il est question de la voie de la doxa, qui, selon Heidegger, doit être connue du sage, puisque, comme le souligne l'éditeur: "seul celui qui a expérimenté à fond l'essence errante de la voie-doxa peut décider de [...] prendre la voie-aléthéia" (p. 22). Ceci ouvre la quatrième voie parménidienne, celle de la conversion du sage à la première voie, à l'être. Dans cette première expérience herméneutique avec l'éléatisme, ainsi que dans les suivantes, le penseur embrasse la thèse selon laquelle "percevoir et être co-égaux" (p. 223). Seinfrage, la question fondamentale de la pensée, est rendue possible par une telle appartenance de l'homme et de l'être. Par conséquent, si l'être se donne comme présence à l'homme, ce dernier "peut à son tour lui tendre la main pour l'accueillir" (p. 23). Il existe une réciprocité dynamique entre les deux pôles, même si la primauté est attribuée à l'être.  L'homme ne peut que se projeter ex-statiquement dans le jet-don de l'être. C'est pourquoi, selon l'auteur, en vertu du dualisme qui traverse tout le système de pensée de l'Allemand (être-étant, authentique-inauthentique, etc.), il est resté toute sa vie un théologien plutôt qu'un ontologue.

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Il n'en reste pas moins que, dans ce volume, la réflexion heideggerienne s'ouvre, dépassant la conception linéaire de l'histoire, à l'actualité du questionnement du "premier commencement" de la pensée. Cette auroralité, aussi voilée soit-elle, reste en vigueur dans l'histoire et dans le présent et fait pression sur nous: "elle nous demande d'expérimenter cette proximité et d'en prendre soin" (p. 24). C'est pourquoi, note Heidegger, le Seinfrage est une question destinale, dans laquelle est donné le salut possible de l'essence de l'homme. Dans la Considération intermédiaire, le penseur accorde des traits éthiques à ses réflexions. Se livrer à l'aletheia implique, de la part du sage, de se transformer en profondeur, d'opérer un véritable changement de cœur, de se libérer des contraintes de l'apparence. Inévitablement, une partie de cette attitude de recherche est un retour au questionnement de la "question non posée de l'être" (p. 131).

Ce n'est que dans une telle réflexion que l'on comprendra que le commencement ne se trouve pas derrière nous, qu'on ne le récupère pas simplement en regardant en arrière, car il se trouve "devant nous comme la tâche essentielle de notre propre essence" (p. 136). Cette affirmation explique le sens de la récupération heideggerienne d'Anaximandre et de Parménide. La philosophie de Heidegger est, sans crainte d'être contredite, l'une des tentatives les plus originales (dans le sens d'un regard sur l'origine), les plus organiques et les plus complexes produites par la pensée du 20ème siècle. Elle est essentiellement centrée sur la tentative de retrouver la physis grecque.

Peut-être, comme l'a reconnu Franco Volpi dans Contributions à la philosophie, le projet heideggerien se replie-t-il paradoxalement sur lui-même et a-t-il été réalisé par l'élève "hérétique" du philosophe, Karl Löwith. Ce dernier pose, comme seule transcendance pour l'homme, la physis et ses cycles. Comme on peut le constater dans les pages que nous avons brièvement présentées, la question résonne chez Heidegger : "Pourquoi l'être et non le néant ?". La question est mal posée puisque, comme l'ont montré les philosophies de Julius Evola et d'Andrea Emo, soucieuses de la tradition dionysiaque hellénique, au début du 20ème siècle, l'être est le néant. Coïncidence hermétique des opposés, et non dualisme ontologique.

Giovanni Sessa

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mercredi, 14 décembre 2022

Une brève histoire du chaos : de la Grèce antique au postmoderne - Partie 1

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Une brève histoire du chaos : de la Grèce antique au postmoderne

Partie 1

Alexandre Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/kratkaya-istoriya-haosa-ot-drevney-grecii-k-postmodernu-chast-1

Le facteur chaos dans l'Opération militaire spéciale en Ukraine

Les participants les plus réfléchis au front ukrainien notent le caractère particulier de cette guerre: le facteur chaos s'y est incroyablement développé. Elle s'applique à tous les aspects de l'OMS (Opération militaire spéciale), tant aux actions et stratégies de l'ennemi qu'à notre commandement, tant au rôle fortement accru de la technologie (drones et engins sans pilote de toutes sortes) qu'au soutien intensif de l'information en ligne, où il est presque impossible de distinguer le fictif du réel. C'est une guerre du chaos. Il est temps de revoir ce concept fondamental.

Le chaos chez les Grecs

Si le mot χάος est grec, son sens doit être originellement grec, lié à la sémantique et au mythe, et donc à la philosophie.

La racine même du mot "chaos" est "béance", "bâillement", c'est-à-dire un endroit vide situé entre deux pôles - le plus souvent entre le Ciel et la Terre. Parfois (chez Hésiode) entre la Terre et le Tartare, c'est-à-dire la zone située sous l'Enfer (Hades).

Entre le Ciel et la Terre se trouve l'air, aussi, dans certains systèmes ultérieurs de philosophie naturelle, le chaos est-il identifié à l'air.

En ce sens, le chaos représente le territoire encore non structuré de la relation entre les polarités ontologiques et les autres polarités cosmogoniques. C'est à la place du chaos qu'apparaît l'ordre (le sens originel du mot κόσμος est beauté, harmonie, ordre). L'ordre est une relation structurée entre les polarités.

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Le cosmos érotico-psychique

Dans le mythe, Eros et/ou Psyché apparaît (devient, surgit) dans le territoire précédemment occupé par le chaos. Eros est le fils de la plénitude (Porus, le Ciel) et de la pauvreté (Phenia, la Terre) dans le Pyrrhus de Platon. Eros relie les opposés et les sépare. De même, Psyché, l'âme, se situe entre le mental, l'esprit, d'une part, et le corps, la matière, d'autre part. Ils arrivent à l'endroit où le chaos régnait auparavant, et celui-ci disparaît, recule, s'efface, percé par les rayons de la nouvelle structure. C'est la structure d'un complexe érotique-psychique ! - qui commande.

Ainsi, le chaos est l'antithèse de l'amour et de l'âme. Le chaos règne là où il n'y a pas d'amour. Mais en même temps, c'est précisément à l'endroit du chaos - dans la même zone d'être - que naît le cosmos. Il existe donc une contradiction sémantique ainsi qu'une affinité topologique entre le chaos et ses antipodes - l'ordre, Eros, l'âme. Ils occupent le même endroit - l'endroit entre. Ma fille Daria avait appelé ce domaine la "frontière métaphysique" et l'avait thématisé sous différents horizons dans ses récents écrits et discours. Entre l'un et l'autre, il existe une "zone grise" dans laquelle il faut chercher les racines de toute structure. C'est ce que Nietzsche voulait dire, quand il nous disait que "seul le porteur du chaos dans l'âme est capable de donner naissance à une étoile dansante". L'étoile chez Platon, et plus tard chez beaucoup d'autres, est le symbole le plus contrasté de l'âme humaine.

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Le chaos chez Ovide

La deuxième signification, que l'on peut déjà deviner chez les Grecs, mais qu'ils ne décrivent pas trop strictement, se trouve chez Ovide. Dans les Métamorphoses, il définit le chaos par les termes suivants: une masse grossière et indivise (rudis indigestaque moles) composée de semences de choses mal combinées et en guerre (non bene iunctarum discordia semina rerum), n'ayant d'autre propriété que la gravité inerte (nec quicquam nisi pondus iners). Une telle définition est beaucoup plus proche de la χόρα de Platon, "le réceptacle du devenir", que du chaos originel, et entre en résonance avec la notion de matière. C'est le mélange des éléments qui est mis en avant dans une matière aussi chaotique. Cela aussi -- l'antithèse de l'ordre et de l'harmonie, d'où la discordia d'Ovide -- l'inimitié, qui renvoie à Empédocle et à ses cycles d'amour (φιλότης)/guerre, inimitié (νεῖκος). Le Chaos, comme l'inimitié, est à nouveau opposé à l'amour, φιλία. Mais ici, l'accent n'est pas mis sur le vide, mais plutôt sur une plénitude ultime mais dénuée de sens, non organisée - d'où la "gravité inerte" d'Ovide.

Les sens grec et gréco-romain opposent le chaos à l'ordre dans la même mesure, mais ils le font différemment. Au départ (chez les premiers Grecs), il s'agit plutôt d'un vide aussi léger que l'air, dont le caractère sinistre se révèle dans la gueule béante d'un lion qui attaque ou dans la contemplation d'un abîme sans fond. Dans l'hellénisme romain, la propriété de lourdeur et de mélange est mise en avant. Plutôt que de l'air, c'est de l'eau, ou même de la lave volcanique noire et rouge en ébullition.

Le chaos aux origines de la cosmogonie

La cosmogonie et parfois la théogonie de la religion gréco-romaine commence par cette instance - par le chaos. Dieu crée l'ordre à partir du chaos. Le chaos est primordial. Mais Dieu est plus primitif. Et il construit l'univers entre lui-même et ce qui n'est pas du tout lui-même. Après tout, si Dieu est une affirmation éternelle, vous pouvez avoir une négation éternelle. Il peut y avoir deux types de relations entre les deux - soit le chaos, soit l'ordre. La séquence peut être l'une ou l'autre - si c'est le chaos maintenant, il y aura de l'ordre dans le futur. S'il y a de l'ordre maintenant - il se détériorera probablement à l'avenir et le monde sombrera dans le chaos. Et alors Dieu rétablira l'ordre. Et cela dans une période donnée. D'où la théorie des cycles cosmiques, clairement énoncée dans la "Politique"(l "République") de Platon, mais plus développée dans l'hindouisme et le bouddhisme. D'où l'alternance continuelle des époques de guerre et d'amour d'Empédocle.

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Chez Hésiode, la cosmogonie commence par le chaos. A Therakides avec ordre (Zas, Zeus). Le temps peut être décompté à partir du matin comme les Iraniens, ou à partir du soir comme les Sémites. Le chaos ne s'oppose pas au dieu. Il est opposé au monde de Dieu.

Tant qu'il n'y a pas d'ordre, la Terre ne sait pas qu'elle est la Terre. Car il n'y a pas de distance établie. Et c'est ainsi qu'elle fusionne avec le chaos. La Terre devient Terre lorsque le Ciel la demande en mariage et lui offre un voile de mariée. C'est le cosmos, le décor derrière lequel se cache le chaos. Il en va de même pour Ferekid - dans son mythe philosophique patriarcal charmant.

La disparition du chaos dans le christianisme - mais rappel de la notion juive de "tohu va bohu"

Dans le christianisme, le chaos disparaît. Le christianisme ne connaît qu'un seul Dieu et sa création, c'est-à-dire l'ordre, la paix. Autrefois, "la terre était sans vue et vide, et les ténèbres régnaient sur l'abîme" [1] (תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ וְחֹ֖שֶׁךְ עַל-פְּנֵ֣י תְהֹ֑ום ). Le terme hébreu tohu signifie précisément vide, absence, et s'accorde bien avec le concept grec de chaos. Déjà dans cette phrase, avec laquelle commence la première section de l'Ancien Testament, tohu est mentionné deux fois, ce qui s'est complètement perdu dans la traduction - la première fois, il est rendu par "sans vue", et la deuxième fois au pluriel (עַל-פְּנֵ֣י תְהֹ֑ום) dans la combinaison "sur le gouffre", littéralement "sur la face de tohu"). Le mot bohu (בֹ֔הוּ) dans la combinaison tohu va bohu (תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ) n'est plus utilisé dans la Bible (sauf Isaïe 34:11), qui cite simplement l'expression du début de la Genèse. Ainsi, littéralement, "la terre n'était que chaos et ?, et les ténèbres (hsd) sur la face du chaos (ou dans la face du chaos)". Au sens grec, on pourrait dire que "la terre était cachée par le chaos", ce qui l'empêchait de voir (le ciel, créé dans la première ligne de la Genèse) que la terre était la terre.

Ici, Dieu crée clairement non pas à partir du chaos, mais à partir du néant. Et il crée à la fois un esprit léger (le Ciel) et une chair sombre (la Terre). Le chaos est ce qui se trouve entre eux, ce qui cache leur véritable relation.

L'homme est à la place du cosmos. Ne glissez pas dans l'abîme.

Le reste du processus de création transforme déjà le chaos en cosmos. L'Esprit de Dieu, planant au-dessus des eaux, construit l'ordre à la place du désordre. C'est ainsi qu'apparaissent les lumières, les plantes, les animaux, les personnes et les poissons. Mais cet acte cosmogonique ne présentait pas un grand intérêt pour les Juifs (contrairement aux Grecs). Leur religion traitait d'un monde déjà créé (le cosmos), qui avait besoin de construire une relation juste avec Dieu le Créateur à travers l'homme. L'homme se tenait à la place du chaos. Il pourrait se glisser dans l'abîme d'Abbadon [2] ou s'élever vers les cieux - comme Elijah. Dans le livre de Job (28:22), Abaddon - comme la terre, Chthonia, dans Herekid - est mentionné dans le contexte du voile. Le voile est le cosmos. L'homme est le monde, mais il est basé sur le chaos. C'est vrai, mais la théologie juive et plus tard chrétienne ne fait presque jamais référence au chaos. Ici, tout est personnifié - et même l'ennemi humain, le diable, n'est pas un élément pré-existant, mais la personnalité bien distincte d'un ange déchu. À l'ère chrétienne, le chaos recule à la périphérie, suivant en de nombreux points le judaïsme - surtout le dernier.

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Le gaz : le chaos des alchimistes néerlandais

On constate un certain intérêt pour le chaos à la Renaissance, et notamment chez les alchimistes. Ainsi, le mot "gaz" vient de l'alchimiste néerlandais Van Helmont, qui le comprenait comme un "état gazeux de la matière" et, en néerlandais, comme "chaos". À ce titre plus prosaïque, le chaos-gaz trouve sa place dans la chimie et la physique modernes. Mais il n'a pas grand-chose en commun avec le concept cosmogonique et même ontologique grandiose de la métaphysique antique.

Le chaos : l'essence inavouée du matérialisme

Une nouvelle vague de fascination pour le chaos se manifeste déjà au vingtième siècle. Avec l'attention croissante portée à la culture pré-chrétienne - principalement gréco-romaine - de nombreuses théories et concepts anciens ont été redécouverts. Parmi eux, la notion complexe de chaos, qui offrait un mouvement de pensée cosmogonique très différent du récit créationniste du christianisme, sur le renversement duquel repose la science matérialiste moderne. Nous avons vu combien l'interprétation primitive du chaos était proche de la matière. Et il est même étrange que les matérialistes aient si longtemps refusé de le voir, malgré le fait que les parallèles entre les idées sur la matière et sur le chaos soient étonnamment consonants et similaires. Mais malgré la fascination pour le chaos, aucune conclusion à part entière n'a été tirée de cette interprétation du matérialisme, et l'étude du chaos s'est déroulée à la périphérie de la philosophie.

Imprévisibilité

En physique, la théorie du chaos a commencé à prendre forme dans la seconde moitié du vingtième siècle parmi les scientifiques qui s'intéressaient principalement aux états de non-équilibre, aux processus non linéaires, aux équations non intégrables et aux séries divergentes. À cette époque, la science physique et mathématique distinguait un vaste domaine qui ne se prêtait pas aux modèles de calcul classiques. D'une manière générale, on pourrait appeler cela "l'imprévisibilité". Un exemple de cette imprévisibilité est une bifurcation - un état d'un certain processus (par exemple le mouvement d'une particule) qui, avec exactement le même degré de probabilité à un moment donné, peut s'écouler à la fois dans une direction ou dans une direction entièrement différente. Si la science classique expliquait une telle situation par une compréhension insuffisante du processus ou une connaissance insuffisante de l'ensemble des paramètres du fonctionnement du système, le concept de bifurcation suggérait de considérer une telle situation comme une donnée scientifique et de passer à de nouvelles formalisations et méthodes de calcul, qui permettraient dans un premier temps de telles situations et en général s'en inspireraient exactement. Cela a été résolu à la fois par la référence au calcul probabiliste, à la logique modale, à la construction d'un modèle à 10 dimensions du World-Sheet (dans la théorie des supercordes), à l'inclusion d'un vecteur de temps irréversible à l'intérieur d'un processus physique (plutôt que comme temps absolu newtonien ou même comme temps de compréhension dans le système quadridimensionnel d'Einstein). Toute cette zone est ce que l'on peut appeler le "chaos" en physique moderne. Dans ce cas, le "chaos" ne fait pas référence aux systèmes qui ne peuvent pas du tout être calculés et dans lesquels il n'y a pas de modèle. Le chaos peut être calculé, influencé, expliqué et modélisé - comme tous les autres processus physiques - mais seulement avec des constructions mathématiques plus sophistiquées, des opérations et des méthodes spéciales.

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Subjuguer le chaos sans construire l'ordre

Nous pouvons définir tout ce domaine de recherche sur les processus chaotiques (tels qu'ils sont compris par les physiciens contemporains) comme la quête de la maîtrise du chaos. Il est important de noter qu'il ne s'agit pas de construire un cosmos à partir du chaos. C'est plutôt le contraire - la construction du chaos à partir des restes, des ruines de l'espace. Le chaos n'était pas censé être déraciné, mais être saisi et partiellement approfondi. Pour contrôler et modérer, pas pour vaincre. Et puisque le niveau du chaos était loin d'être avancé partout, il fallait aussi induire artificiellement le chaos, en poussant vers lui, un ordre rationaliste en décomposition. Ainsi, l'étude du chaos a acquis une sorte de dimension morale : le passage à des systèmes chaotiques et l'art de les gérer étaient perçus comme un signe de progrès - scientifique, technique et, par la suite, social, culturel et politique.

La nouvelle démocratie comme chaos social

De la physique fondamentale et de la philosophie du mythe, les théories du chaos se déplacent maintenant progressivement vers le niveau sociopolitique. Alors que la démocratie classique supposait un système hiérarchique basé uniquement sur les décisions de la majorité, la nouvelle démocratie a cherché à déléguer le plus de pouvoir possible aux individus. Cela conduit inévitablement à une société chaotique et modifie les critères de progrès politique. Au lieu de l'ordonner, les progressistes cherchent de nouvelles formes de contrôle - et ces nouvelles formes s'éloignent de plus en plus des hiérarchies et taxonomies classiques et convergent progressivement vers les paradigmes de la nouvelle physique avec sa priorité donnée à l'étude de la sphère du chaos.

Postmodernité : le chaos attaque

Dans la culture, les représentants du réalisme postmoderne et critique ont embrassé cette idée et ont commencé avec enthousiasme à appliquer les théories physiques à la société. Dans ce cas, il y a eu une transition du modèle quantique, qui n'a pas été projeté sur la société, à la synergétique et à la théorie du chaos. La société n'a désormais plus besoin de créer le moindre système hiérarchique normatif, passant à un principe de réseau - au concept de rhizome (Deleuze/Guattari). Le modèle était des situations dans lesquelles les malades mentaux prenaient le pouvoir contre les médecins de la clinique et construisaient leurs propres systèmes libérés. En cela, les progressistes voient l'idéal d'une "société ouverte" - généralement libre de règles et de lois strictes, et changeant d'attitude sur des impulsions purement aléatoires. La bifurcation deviendrait une situation typique, et l'imprévisibilité générale des masses schizomiques serait placée dans des théories non linéaires complexes. De telles masses pourraient être contrôlées, non pas directement, mais indirectement - en modérant leurs pensées, leurs désirs, leurs impulsions et leurs reptations apparemment spontanés, mais en fait strictement prédéterminés. La démocratie était désormais synonyme de chaos. Les masses ne choisissaient pas simplement l'ordre, elles le subvertissaient, menant la matière au désordre total.

Le pacifisme et l'intériorisation du chaos

Nous en arrivons ainsi au lien entre le chaos et la guerre. Les progressistes ont traditionnellement rejeté la guerre, insistant sur la thèse historiquement assez douteuse selon laquelle "les démocraties ne se combattent pas". Si la démocratie consiste intrinsèquement à saper la normativité et l'ordre, la hiérarchie et l'organisation cosmique de la société, alors tôt ou tard, l'histoire conduira la démocratie au chaos pur (c'est exactement ce que Platon et Aristote croyaient, démontrant de manière convaincante que c'est logiquement inévitable). Ainsi, l'abolition des États, suivant la notion pacifiste selon laquelle la guerre est une partie inhérente de l'État, devrait conduire à la paix universelle, puisque de facto et de jure les instances légitimes de la guerre disparaîtraient. Cependant, les États ont pour fonction d'harmoniser le chaos et, à cette fin, ils déchargent parfois leurs énergies destructrices vers l'extérieur, en direction de l'ennemi. Ainsi, la guerre à l'extérieur contribue à maintenir la paix à l'intérieur. Mais tout cela est dans la démocratie classique - et surtout dans les théories réalistes.

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La nouvelle démocratie rejette la pratique consistant à extérioriser le côté sombre de l'homme dans le cadre d'une mobilisation nationale. Au contraire, les philosophes les plus responsables (comme Ulrich Beck, par exemple) proposent d'intérioriser l'ennemi, de mettre l'Autre à l'intérieur du soi. Il s'agit en fait d'un appel à la schizophrénie sociale (tout à fait dans l'esprit de Deleuze et Guattari), à un schisme de la conscience. Si la démocratie devient le chaos, le citoyen normatif de cette démocratie devient un individu chaotique. Il ne va pas vers un nouveau cosmos ; au contraire, il expulse les vestiges du cosmos, des taxonomies et de l'ordre - y compris le genre, la famille, la rationalité, les espèces, etc. -- hors de lui-même de manière définitive. Il devient un porteur de chaos, mais -- contrairement à la formule de Nietzsche -- les progressistes interdisent l'acte de donner naissance à une "étoile dansante" -- à moins que nous ne parlions d'un bar à strip-tease, d'Hollywood ou de Broadway. Le citoyen schizo ne devrait pas construire un nouveau cosmos sous n'importe quel prétexte - ce n'est pas pour cela que l'ancien a été si durement gagné. La démocratie du chaos est un post-ordre, un post-cosmos. En détruisant l'ancien, on se propose non pas de construire quelque chose de nouveau, mais de sombrer dans le plaisir de la déchéance, de succomber à l'attrait des ruines, des débris, des fragments et encore des fragments. Ici, aux niveaux inférieurs de la dégénérescence et de la dégradation, s'ouvrent de nouveaux horizons de métamorphose et de transformation. Puisqu'il n'y a plus de hiérarchie entre la bassesse et l'héroïsme, le plaisir et la douleur, l'intelligence et l'idiotie, ce qui compte c'est le flux lui-même, le fait d'être dedans, l'état d'être connecté au réseau, au rhizome. Ici, tout est proche et en même temps infiniment éloigné.

Schizoïdes

En même temps, la guerre ne disparaît pas, mais est placée à l'intérieur de l'individu. L'individu chaotique est en guerre contre lui-même, il exacerbe le fossé. Étymologiquement, schizophrénie signifie "dissection", "coupe", "démembrement" de la conscience. Le schizophrène - même apparemment pacifique - vit dans un état de rupture violent. Il laisse entrer la guerre en lui. C'est ainsi que l'hypothèse de Thomas Hobbes sur "l'état naturel" de l'humanité, décrit par cet auteur comme le chaos et la guerre de tous contre tous, est justifiée dans un nouveau tournant. Seulement, il ne s'agit pas d'un état "naturel" précoce, mais d'un état ultérieur, qui ne précède pas la construction de types hiérarchiques de sociétés et d'États, mais qui suit leur effondrement. Nous avons vu que le chaos est le contraire du cosmos, tout comme l'inimitié est le contraire de l'amour chez Empédocle. Nous avons également vu qu'Eros et le chaos sont des états alternatifs au topos du grand entre-deux. Donc : le chaos est la guerre. Mais pas toutes les guerres. Car la création de l'ordre est aussi une guerre, la violence et le fait de dompter les éléments et de les mettre en ordre. Le chaos est une guerre spéciale, une guerre totale, qui pénètre profondément à l'intérieur. C'est une guerre schizoïde, qui capture la personne entière dans son filet rhizomatique.

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La guerre totale en tant que guerre du chaos

Cette guerre schizophrénique totale n'a pas de territoire strictement défini. Un tournoi de chevalerie n'était possible qu'après avoir délimité l'espace. Les guerres classiques avaient des théâtres de guerre et des champs de bataille. Au-delà de ces limites, il y avait l'espace. Le chaos s'était vu attribuer des zones de paix strictement désignées. La guerre moderne de la démocratie chaotique ne connaît pas de frontières. Elle se déroule partout à travers les réseaux d'information, les drones, les autres engins sans pilote, et à travers les états d'esprit des blogueurs qui laissent transparaître le clivage sous-jacent.

La guerre moderne est une guerre du chaos par définition. C'est maintenant que s'ouvre le concept de discordia, d'"inimitié", que nous trouvons chez Ovide et qui est inhérent à certaines interprétations - plutôt anciennes - du chaos. Le chaos se fonde précisément sur l'inimitié - et non sur l'inimitié de certains contre d'autres, mais de tous contre tous. Et le but de la guerre du chaos n'est pas la paix ou un nouvel ordre, mais d'approfondir l'inimitié jusqu'aux dernières couches de la personnalité humaine. Une telle guerre veut priver l'homme de son lien avec le cosmos, et ce faisant, le priver du pouvoir créatif de créer un nouveau cosmos, la naissance d'une nouvelle étoile.

C'est la nature démocratique de la guerre. Elle est menée non pas tant par des États que par des individus hystériquement divisés. Tout y est déformé: la stratégie, la tactique, le rapport entre la technique et l'humain, la vitesse, le geste, l'action, l'ordre, la discipline, etc. Tout cela a déjà été systématisé dans la théorie de la guerre réseau-centrée. Depuis le début des années 90, les dirigeants de l'armée américaine visent à mettre en œuvre la théorie du chaos dans l'art de la guerre. En 30 ans, ce processus est déjà passé par de nombreuses étapes.

La guerre en Ukraine a précisément apporté avec elle cette expérience - l'expérience directe de la confrontation avec le chaos.

Notes:

[1] Livre de la Genèse 1:2.

[2] Le lien entre l'abîme Avaddon, qui se situe sous l'enfer, le sheol (comme l'analogue du Tartare chez les Grecs), et le glissement, est parfaitement démontré dans ses travaux par E.A. Avdeenko. Voir Avdeyenko E. A. Psaumes : une vision du monde biblique. Moscou : Classis, 2016.

 

 

[1] Книга Бытия 1:2.

[2] Связь между бездной Аваддон, расположенной ниже ада, шеола (как аналог Тартара у греков) и скольжением прекрасно показывает в своих работах Е.А.Авдеенко. См. Авдеенко Е.А. Псалмы: библейское мировоззрение. М.: Классис, 2016.

 

Heidegger et le grand refus de l'agriculture motorisée

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Heidegger et le grand refus de l'agriculture motorisée

Nicolas Bonnal

Dans la pensée allemande des temps dits modernes, avant l'élimination totale de l'Allemagne tellurique et philosophique, on note une belle réflexion nostalgique sur un passé grec alcyonien ou bien une vision pessimiste par rapport au progrès. Au début du vingtième siècle, le poète philosophe Rilke évoque dans son admirable huitième élégie cet animal qui voit dans l’ouvert à plein regard, ce que ne peut plus faire l’homme, homme qui se tient devant le monde. Tout cela est lié à l’involution anthropologique, conséquence de l’avènement d’une société hyper-technique dont l’Allemagne, de Bismarck à Merkel via l’autre, fut et reste la caricature (Metropolis…). On a vu que Goethe, Schiller et Kleist pressentent ce désastre pendant les années napoléoniennes (Eckermann, Lettres esthétiques, Scènes des marionnettes).

Le dernier héritier de cette belle, parfois sulfureuse, école de pensée est bien sûr Heidegger. Avant de lui donner la parole (il ne jargonne pas toujours !), on rappellera l’interview de l'ami Lucien Cerise sur le devenir-machin de l’homme postmoderne :

« Si l’on poursuit la réflexion de Foucault ou Agamben, on arrive au brevetage du vivant, c’est-à-dire à sa privatisation, aux Organismes Génétiquement Modifiés, à l’eugénisme et au transhumanisme. Malheureusement, tout cela est d’actualité. En effet, il existe des volontés affirmées au sein d’organisations supranationales sans légitimité comme l’Union européenne ou l’Organisation Mondiale de la Santé d’en finir avec la biodiversité au moyen de textes à prétentions légales tels que le Catalogue des semences autorisées, le Certificat d’obtention végétale ou le Codex Alimentarius. Toutes ces prospectives sont résumées par le concept de Gestell, formulé par Heidegger, que l’on pourrait traduire par le « disposé ». Ou encore, au prix d’un néologisme, « l’ingénieré ». C’est vraiment l’esprit de l’époque, la société liquide, rien ne doit être « en dur » et rien ne doit durer, il faut pouvoir tout réécrire, tout modifier, tout recomposer à chaque instant car tout doit être mis à disposition, tous les aspects de la vie, y compris les plus intimes, en l’occurrence le code génétique des êtres vivants, de tous les êtres vivants, de la plante à l’humain. »

Si j’avais à traduire le Gestell je dirais "l’étagère". Et on met ce qu’on veut sur une étagère, en attendant de la remplacer. L’esprit humain est ainsi reprogrammé à dessein, et continuellement. Voyez les mésaventures de l’esprit allemand depuis Goethe et Humboldt pour comprendre ce que cela veut dire.

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Cerise ajoutait dans son livre :

« Le Gestell, ou la rationalisation scientifique du vivant, est l'outil définitif du pouvoir politique. Dès lors que le vivant peut être intégralement quantifié, numérisé, explicité, chosifié, il peut devenir objet d'une gestion sérielle, production industrielle intrinsèquement docile au pouvoir car programmable et conditionnable dès l'origine. L'ingénierie sociale culmine ainsi dans le génie génétique (le piratage de l'ADN), l'eugénisme, le clonage, les chimères (croisements hybrides de matériel génétique humain et animal, autorisés au Royaume-Uni depuis mai 2007), et ultimement le transfert de la conscience dans le cyberespace. »

On en revient donc à Heidegger et à un de ses textes les plus populaires, celui sur la technique. Ecoutons l’oracle, l’Héraclite du siècle dernier :

« Qu'est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne  se montre à nous. »

Ce serait la fin de la nature (comme on sait Herbert Marcuse traite aussi du problème dans son Homme unidimensionnel, évoquant ce lac de montagne qui ne sera plus un lac mais un bassin ludique pour vacanciers motorisés) :

« Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Heraus Fordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefordert) et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent? Non: ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler. »

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La distinction de Heidegger entre moulin et centrale nous fait ici penser au trop oublié Lewis Mumford, dont nous gagnerions à relire Technique et civilisation. Ah, ce chapitre sur la pendule… Mais passons.

La nature est donc là pour être extraite, pour produire, reliée au système, à la croissance…

« Une région, au contraire, est provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais… »

On se souvient que Goethe espérait beaucoup du paysan. « Cet heureux temps n’est plus », dirait Hippolyte, car, rappelle Heidegger :

« Le paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture (Bestellen) d'un autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique ».

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Industrie d'alimentation motorisée : voilà qui sonne dur à l’oreille. Et Heidegger écrivait avant qu’on ne détruise l’Amazonie ou ce qui restait d’Europe, le reste  étant transformé en parc national pour visiteur, motorisé toujours !

Puis viennent les belles, les légendaires phrases sur le Rhin, Rhin motorisé et condamné (Tolkien disait que la station-service c’était le Mordor, alors…) :

« La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission… »

Heidegger poursuit sur le Rhin, jadis fleuve du poète Hölderlin :

« …Le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre les deux intitulés: « Le Rhin », muré dans l'usine d'énergie, et « Le Rhin », titre de cette œuvre d'art qu'est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure, de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie des vacances. »

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Car l’agence de voyage industrialise le Rhin qu’elle vend comme eau non polluée, bouffée d’air pur, voyage dans le rêve, etc.

On termine par cette froide dénonciation:

« Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d'une interpellation (Stellen) au sens d'une provocation. »

Il est amusant de conclure en soulignant que la course actuelle à la désindustrialisation (qui est compréhensible d'un point de vue intellectuel) trouve entre autres sa source chez Heidegger. Le cauchemar numérique qui nous attend a lui d'autres origines.

Sources :

Heidegger – la question de la technique

Rilke – Huitième élégie de Duino

Lucien Cerise – Gouverner par le chaos

Nicolas Bonnal – Guénon, Bernanos et les gilets jaunes (annexe sur les écrits antimodernes des Allemands).

mercredi, 30 novembre 2022

La métaphysique du crâne et le sujet radical

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La métaphysique du crâne et le sujet radical

par René-Henri Manusardi

Source: https://www.ideeazione.com/metafisica-del-teschio-e-del-soggetto-radicale/

Une vision existentielle

Le crâne, sous forme synthétique, est la représentation de la mort. La mort comme événement existentiel final de notre Dasein, de notre Être dans le monde des vivants. La mort comme présence d'un être angélique, dans la contradiction sémantique de se manifester comme extrêmement vivant et omniprésent dans certaines expériences mystiques. La mort comme pensée, réflexion, méditation discursive sur ce qui nous attend après la fin de la vie et qui alimente le désir d'immortalité, dans le doute hamlétique de savoir si cette immortalité est réelle, une réalité post-mortem, ou juste un désir, le désir de ceux qui refusent de disparaître dans le néant. La mort comme état de souffrance psychique qui peut conduire au suicide ou qui nous fait vivre une vie morne, sans stimuli, dans la grisaille d'un coucher de soleil continu, dans l'anesthésie de toute relation humaine et en traînant son existence comme un zombie. Tout ceci et bien d'autres significations sont contenues dans l'image du crâne.

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Le crâne, dans l'itinéraire existentiel du sujet radical, représente le symbole effectif de sa vision du monde, une Weltanschauung qui ne se termine pas avec la mort obscure mais avec le retour solaire de la Tradition. Et qui, dans le symbole du crâne, justifie à la fois l'adhésion usque ad mortem du Sujet radical à la cause sainte de la victoire future de la civilisation multipolaire contre le mondialisme, et le message de mort que le Sujet radical veut communiquer explicitement aux ennemis de la Tradition, en déclarant par l'affichage du crâne que la fin de leur Anti-Civilisation est désormais proche et arrive à son terme.

Le crâne, donc, pour le Sujet Radical est un vecteur de mort pour la Vie, tant dans son destin humain que dans sa mission métapolitique et dans la radicalité de ses combats quotidiens pour l'affirmation d'un nouveau retour à la Tradition, pour la reconstitution de l'Ordre Divin dans le monde après les tempêtes séculaires de l'anthropocentrisme qui, partant du narcissisme de la Renaissance, se termine dans le cloaca maxima de l'anti-civilisation du Postmodernisme.

Contempler le crâne pour le Sujet radical n'a aucun sens, puisque lui-même, après sa descente aux enfers, est la véritable image incarnée du crâne. Il traverse sa propre existence et celle des autres en plaçant et en confrontant les autres à la terrible vérité du choix ultime de la vérité contre l'erreur, du bien contre le mal, du courage contre la terreur. Puis en utilisant cette même terreur que le Pouvoir mondialiste exerce sur les consciences pour les dominer, en les inoculant pour les détourner de l'hédonisme bourgeois et du consumérisme effréné à travers l'image du Héros primordial et des derniers temps, qui comme un prophète de malheur remue, agite, secoue les consciences en les obligeant à choisir et à prendre position.

C'est le sens qu'Alexandre Douguine donne au Sujet radical en tant que meurtrier froid et assoiffé de sang, qui utilise ce meurtre verbal provocateur comme accusateur du Pouvoir en temps de paix et comme auteur d'un malicide en temps de guerre. C'est pourquoi Douguine affirme que le substantif guerrier est insuffisant et plébéien pour identifier le Sujet radical, qu'il définit plutôt comme l'Ange destructeur et terrifiant. Ainsi, alors que la tradition chrétienne définit les moines comme des anges et - ajoutons-le - des anges de paix, nous pouvons définir les Sujets radicaux non pas tant comme des anges de guerre, mais plutôt comme des anges du dernier kali yuga, des anges de l'Apocalypse, des anges du Ragnarök, des anges du retour du Roi immortel qui : "Et habet in vestimentum et in femore suo scriptum : Rex regum et Dominus dominantium" (Ap 19:16).

Une question anthropologique

La valeur totémique du crâne se perd dans la nuit des temps dans notre ADN. Exorciser la mort en exposant des crânes, l'attirer à soi comme défense collective en tant que totem du village, instiller la peur et la terreur en portant les crânes des ennemis déjà tués au combat, boire dans les crânes de ses ennemis. Les civilisations tribales, avec ces comportements et d'autres, enseignent que le problème de la mort ne doit pas être éludé mais plutôt contemplé à travers le crâne et les ossements humains et animaux, comme un archétype de l'impermanence de la vie et comme une porte étroite vers une vie plus vraie, où les membres de la tribu pourront coexister avec les entités spirituelles et les dieux, au-delà du seuil et sans les contraintes et les obstacles que ces esprits posent dans leur courte vie terrestre. Dans l'organisation tribale, la figure du chaman dans sa tripartition traditionnelle d'homme en contact avec le divin, de conseiller du chef et d'homme de médecine, qualifie son importance de médiateur et d'ordonnateur d'un culte de la mort et des dieux qui, préfigurant les religions historiques, se pose en médiateur et intercesseur de toute la tribu avec l'ange de la mort qui devient singulièrement une présence vivante et conditionnante.

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Dans le Sujet radical, la question anthropologique se pose de son association habituelle avec la mort comme une seconde peau, comme une présence et presque comme le guide silencieux de son âme. En réalité, la descente existentielle dans le Chàos primordial que le Sujet radical entreprend non pas de sa propre volonté mais à travers les événements de la vie (contrairement à la descente aux enfers qui reste un choix ultérieur d'adhésion et de confirmation volontaire), l'amène à vivre confusément et en contact étroit avec une série de forces élémentaires et primaires appartenant au Chàos lui-même, dont la mort elle-même est un des éléments principaux en tant qu'instinct de destruction préfigurant sa future anthropomorphisation en tant que Thanatos, avec l'instinct de conservation préfigurant sa future anthropomorphisation en tant que Vénus, et l'instinct de survie préfigurant sa future anthropomorphisation en tant que Mars.

La question anthropologique se résout dans la nécessité biologique et mentale d'une relation interpersonnelle de la part du sujet radical avec une entité existentielle, qui si elle ne se révèle pas toujours comme un être spirituel angélique, le conditionne néanmoins à s'y référer constamment, à un moment où tant les êtres humains que le Divin semblent l'avoir abandonné à son sort. A partir de ce moment, le crâne en tant qu'omniprésence invoquée et en tant que symbole d'appartenance devient pour le sujet radical également un mode d'action métapolitique et un style de vie personnel. Un style de vie basé sur le détachement affectif et sentimental qui n'est plus conditionné par les événements de la vie. Un mode d'action métapolitique qui, dans cette phase chàotique, affine les motivations intellectuelles de la lutte multipolaire, se perfectionnant avec la descente aux enfers ultérieure à une perception ontologique de la Tradition qui pousse le Sujet radical vers un choix métaphysique et spirituel de domination de la "réalité morte" sur sa propre vie, domination qui crée la fécondité de l'action pour le bien de la cause, en faveur de la guerre sainte pour la civilisation multipolaire.

Un problème sociologique

Le symbolisme du crâne a traversé l'histoire de l'humanité et, avec des accents différents, l'histoire du continent européen. D'une ostentation tribale principalement celtique et nordique à un culte de la mort gréco-romain païen; de la contemplation chrétienne sur le crâne et le sens de la mort à la méditation maçonnique sur le cercueil ; d'un symbole d'arditisme et de corps spécial à l'échouage actuel dans les tatouages du nihilisme postmoderne comme une déclaration consumériste, pseudo-tribale et destructrice.

Aujourd'hui, le crâne est exhibé comme un culte satanique, comme un culte gothique d'un autre monde ou comme un glamour de designer, mais il est toujours lié au sens nihiliste et auto-implosif de la société liquide contemporaine. Il semble certain que l'omniprésence des médias sociaux a pu créer des tribus pseudo-idéologiques virtuelles dont le credo repose sur des aspects imaginatifs ou aberrants du culte de la mort lié au crâne, de la mutilation des membres à la pédophilie homicide en passant par les selfies dans des situations architecturales limites à haut risque pour la sécurité personnelle.

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Dans ce magma postmoderne, se pose donc le problème sociologique de la communication de la réalité ancestrale et symbolique du crâne par le sujet radical, qui court en fait le grave risque d'être englouti par les paramètres cultuels de la mort présents dans la liquidité sociale contemporaine, l'empêchant de proclamer et de témoigner des vérités de la Tradition, y compris la vérité sur la mort. Ce problème sociologique peut cependant être facilement contourné, car la réalité du sujet radical est tellement antinomique de la vie sociale actuelle que sa seule présence est un choc qui provoque l'éveil des consciences endormies ou assoupies sous le consumérisme. Son témoignage et sa parole féroce marquent d'ailleurs une condamnation et un avertissement à la vie post-moderne, capable d'invoquer le vrai sens de la mort dans le sentiment commun, provoquant finalement une réification, c'est-à-dire une concrétisation du symbolisme du crâne qui conduit à la perception du souffle glacé de la mort, capable de révéler l'insignifiance de vivre le mirage du consumérisme, qui conduit précisément à la mort de l'âme et de la société.

Concernant le choc social donné par la présence de sujets radicaux dans la société, Alexandre Douguine nous enseigne ce qui suit : "... le sujet radical cherche à affirmer quelque chose d'absolu et de radical en lui-même, qui n'est pas entièrement lié aux conditions paradisiaques dans lesquelles sa nature royale était évidente. En d'autres termes, il entend afficher sa nature supérieure non pas sur le trône royal mais sous les traits d'un paysan, d'un ramoneur, d'un mendiant, d'un monstre".

En effet, le Sujet radical est Homme de l'abîme et Homme ancestral, il est Homme du sommet et Homme liminal, il est prédicateur du Chàos qui précède le Kosmos, c'est-à-dire du retour de l'Ordre divin dans le monde, il annonce à ce monde la mort même de ce monde, il agite le symbole du crâne contre l'horizontalité de la vie post-moderne et en faveur de la verticalité, fruit de ce Chàos ordonnateur qui descend du Divin et remplit l'humain. En effet, comme l'enseigne Douguine : "Nous ne voulons pas restaurer quoi que ce soit, mais revenir à l'Éternel, qui est toujours frais, toujours nouveau: ce retour doit donc être compris comme une démarche en avant, et non en arrière". D'où l'émergence d'une urgence sociologique et d'un état d'urgence décrété par la fureur et l'intensité de la lutte, c'est-à-dire l'absolue nécessité pour les Sujets Radicaux de créer, vivre et graviter autour de Communautés Organiques de Destinée qui donnent une orientation sûre dans la lutte contre le globalisme unipolaire et mettent en commun ces ressources humaines des ressources spirituelles, intellectuelles et émotionnelles capables de construire la civilisation multipolaire, comme de petites abbayes territoriales travaillant activement au retour du Saint Empire romain d'Europe.

Une question psychologique et une solution spirituelle

Au-delà du problème de la mort psychique, traité en profondeur par les psychothérapies et succinctement exposé dans notre précédent article Thanatos et Odysséus, il n'en demeure pas moins que l'évanescence des relations interpersonnelles et sociales dans la société contemporaine - liée comme un fil au scintillement virtuel des médias sociaux -... la désintégration de la famille et des corps intermédiaires, ainsi que la transformation de cet être humain post-moderne désormais seul et atomisé en un "individu consommateur", nous font prendre conscience de l'état d'agonie sociale et, dans de nombreux cas, de mort sociale et individuelle que vivent les gens en cette période historique presque finale du kali yuga. Par exemple, le nombre de meurtres familiaux tels que les infanticides, les féminicides, les masculinocides, les gérontocides, les parricides, les matricides, les enfanticides, a atteint des sommets impressionnants. Cela dénote que l'esprit postmoderne de la transformation de la société de personnes sociales en individus isolés atteint son but en tant que rejet ontologique/satanique de la bonté de la nature humaine, de sa structure et de son équilibre. Et il est évident que le contenu thanatologique lié au symbolisme du crâne si souvent exhibé par la société liquide du postmodernisme, est précisément une annonce claire de ces intentions d'annihilation diabolique de la nature de l'être humain et, avec l'affirmation du melting-pot, également de ses spécificités génomiques, raciales et culturelles.

La question psychologique qui peut se poser quant à la présence du sujet radical dans la société postmoderne liquide en tant que dévot de la mort pour la mort, est donnée par sa nature de dévot de la mort pour la Vie. Et nous désignons ici le choc inévitable qui a lieu au niveau humain et social, entre la virtualité hédoniste et anti-traditionnelle à la mode de l'individu postmoderne et la dure réalité du Sujet radical, en tant que personne qui affirme la cohérence métaphysique de la lutte pour la Tradition. La question est précisément de savoir si la violence de cet affrontement, à la fois verbal et relevant d'habitudes antithétiques dans une anti-société essentiellement babélienne, peut affecter l'équilibre humain et la stabilité émotionnelle et rationnelle du Sujet radical. Ce questionnement est légitime et place le Sujet radical en souffrance entre deux pôles psychologiques existentiels d'un genre extrême, celui d'abandonner la lutte et de disparaître englouti dans le liquide postmoderne avec ses vices, ou celui de passer de l'intransigeance verbale à la violence purement physique et à la cruauté psychologique dans les relations sociales.

La question psychologique d'un tel nœud gordien ne peut être dénouée qu'à condition que le sujet radical, à partir de sa permanence initiale dans le Chàos primordial, se résolve à faire confiance au Divin qui l'appelle à faire le grand saut de la purification dans la descente des enfers de la matérialité liquide postmoderne, par une lutte généreuse contre les vices mortels. Ces vices, issus de la chute primordiale et semés par le poison satanique, des vices qui saisissent toute la structure de sa nature humaine, c'est-à-dire l'âme, l'esprit, le corps. Des vices qui, s'ils sont généreusement combattus, permettent à l'esprit - lieu de la rencontre avec le Divin au centre de l'âme - d'écouter le Divin lui-même et de recevoir la force d'en Haut, dans cette grande guerre sainte intérieure qui ne peut être gagnée que par les violents avec eux-mêmes car : "...le Royaume des Cieux souffre de la violence et les violents en prennent possession". (Mt 11:12). Dans cette dimension de lutte spirituelle, de violence envers soi-même pour éradiquer les vices mortels combinée à la pratique quotidienne de la prière profonde et/ou de la méditation apophatique trans-subjective, c'est-à-dire la méditation silencieuse, le symbole du crâne trouve donc, pour le Sujet radical, sa compréhension la plus claire et son accomplissement le plus profond.

jeudi, 24 novembre 2022

La théorie du "nomos" chez Carl Schmitt : la géopolitique comme rempart contre le nihilisme ?

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La théorie du "nomos" chez Carl Schmitt : la géopolitique comme rempart contre le nihilisme ?

par Ugo Gaudino

La production complexe de Carl Schmitt, aussi fascinante que labyrinthique, a apporté une contribution fondamentale à la compréhension du nihilisme et des processus de sécularisation et de neutralisation qui l'ont provoqué. Poussé par une volonté inexorable d'exorciser la crise et la négativité dans lesquelles plongeait l'Europe décadente du début du 20ème siècle, le juriste allemand affronte sans crainte la "puissance du Néant" - une expérience cruciale pour comprendre cette époque et pour rester dans la philosophie, comme Jünger et Heidegger l'avaient prévenu dans Au-delà de la ligne, en tentant d'opposer à l'horror vacui des solutions de plus en plus solides, concrètes et élémentaires, au cours d'un itinéraire intellectuel long, tortueux et à certains égards contradictoire.

1.

Intellectuel éclectique à la plume subtile et aux intérêts multiples, figure de proue des témoins mélancoliques de la crise d'une époque (celle de l'Europe des États souverains et de sa meilleure création, le fameux ius publicum europaeum), l'ambiguïté d'un personnage qu'on ne définit pas à tort comme "le sphinx de la science juridique allemande moderne" n'entame pas la grandeur de sa performance, fruit d'une vision du monde désenchantée qui tente d'apprivoiser le chaos sans prétendre le neutraliser complètement.

La force motrice de la production de Schmitt réside dans le fait qu'elle se situe dans le contexte de la crise de l'Europe du début du 20ème siècle, qui était autant historico-politique que logico-théorique. Nous tenterons ici d'éclairer le second aspect, en analysant les tentatives de l'auteur de traiter la crise du rationalisme moderne et la médiation entre Idée et Réalité. Face aux avancées menaçantes ouvertes par le nihilisme, Schmitt ne réagit pas en s'appuyant sur des procédures antithétiques et en construisant des édifices métaphysiques désormais obsolètes à l'ère de la technologie, ni en se vautrant dans le spleen comme de nombreux intellectuels séduits par le "Néant" : au contraire, le juriste de Plettenberg tente de forcer la crise, de la radicaliser en remontant à ses origines, en la déconstruisant et en essayant de saisir le moment génétique d'un nouvel ordre possible pour l'Occident décadent.

D'où la première phase de son parcours, celle du "décisionnisme", première tentative d'opposition au nihilisme. Partant de la conscience de l'origine contradictoire de la politique, fondée sur le co-partenariat originel de la violence et de la forme, Schmitt affirme l'indéniabilité de ses aspects entropiques et destructeurs. Une fois renversée toute prétention de médiation définitive entre l'idéal et le contingent de la part de la raison, la politique reste à la merci de cette fracture généalogique, dans une dialectique où la transcendance de l'Idée n'est jamais ontologiquement pleine mais imprégnée d'une absence originelle, immergée dans les sables mouvants de ce qu'on appelle "l'état d'exception" qui, par rapport à l'ordre, se présente comme une ombre et une éventualité pouvant le renverser à tout moment.

L'issue pour s'imposer à l'exception est identifiée dans la "décision", qui découle de Rien et tente de construire un édifice politico-juridique malgré ses fondations extrêmement fragiles: l'exception, aussi dangereuse soit-elle, est considérée de manière réaliste comme nécessaire pour donner naissance à l'ordre et le maintenir. Il s'agit d'une perspective aux antipodes des utopies des normativistes, qui négligent la possibilité que l'ordre puisse s'autodétruire et s'accrochent aveuglément à la règle, ignorant qu'elle ne vit "que dans l'exception", comme l'affirme la théologie politique. Celui qui décide de l'"état d'exception" est pour Schmitt le "souverain", entendu comme celui qui est capable de faire le saut de l'Idée à la Réalité et qui a le dernier mot sur ces situations liminaires dans lesquelles l'ordre est menacé par des crises graves qui peuvent bouleverser ses fondements.

Aussi suggestive soit-elle, la phase du décisionnisme semble excessivement liée à la catégorie de l'État moderne, dont le juriste semble profondément nostalgique (bien qu'il ne soit pas un "statolâtre" tout court comme certains voudraient le faire croire: l'État n'est qu'un "beau mal" produit par la culture européenne pour éviter la dissolution entr^aînée par les guerres civiles). Par conséquent, étant donné la crise du "Léviathan", dont Schmitt a été le témoin direct dans l'angoissante République de Weimar, les voies à emprunter pour neutraliser le "Rien" sont celles qui mènent à des instances pré-étatiques, qui ont survécu à la crise de la rationalité moderne - dont l'État était un produit - et dans lesquelles il faut chercher l'essence du "politique" après l'effondrement de l'État.

2.

Ainsi s'ouvre la deuxième phase de la pensée schmittienne, centrée sur la théorie des "ordres concrets": celle-ci, ancrée dans l'historicité et la spatialité concrètes, représente un pas en avant par rapport à la fluidité de l'"état d'exception" et un pont vers les réflexions ultérieures sur le nomos. Après avoir vaincu l'illusion étatique, Schmitt dirige sa loupe vers les Ortungen (lieux, ancrages locaux) des peuples, des sujets capables de décider de leur propre existence politique - et donc de la dichotomie "ami/ennemi" - même en allant "au-delà" de l'État.

De même que l'essence du politique est recherchée au-delà de l'État, de même le droit est désormais délié de l'État, qui a définitivement perdu le monopole de la politique que Weber lui reconnaissait : reprenant donc l'institutionnalisme de Maurice Hauriou et de Santi Romano, Schmitt en arrive à affirmer que les normes ne coïncident ni avec des universaux abstraits ni avec des décisions souveraines, mais constituent le produit de certaines situations et contextes socio-historiques dans lesquels s'articule le corps d'une nation. Cette évolution ordinamentaliste est une étape nécessaire dans la construction d'un édifice juridique détaché de l'État et fondé sur la concrétude d'une normalité qui ne dépend plus du prius de la décision - dans la mesure où elle est créée par le souverain - mais qui préexiste à la pratique d'un "moi social" sédimenté au fil du temps autour des coutumes et du ius involontarium. La décision finit par être complètement absorbée par des "ordres concrets" aux traits communautaristes, émotionnels et irrationnels qui semblent se rapprocher de la conception du Volk prônée par le national-socialisme, avec lequel Schmitt a entretenu une relation controversée durant ces années.

Dans les dernières années de Weimar, en effet, le juriste s'était fermement opposé aux mouvements extrémistes qui auraient pu mettre en danger la vie publique du Reich, au point de dénoncer l'inconstitutionnalité du parti nazi en 1930. Dans la vision schmittienne, le "gardien" de la Constitution n'était que le président du Reich, dont le rôle a été vigoureusement défendu jusqu'à l'avènement d'Hitler. Puis, principalement pour des raisons d'opportunisme de carrière plutôt que de prétendues affinités idéologiques, il devient membre du parti, dont il est cependant exclu en 1936, accusé de proximité avec les milieux réactionnaires, conservateurs et non aryens par Alfred Rosenberg.

Malgré l'hétérodoxie flagrante d'un catholique romain qui rejetait à la fois le racisme biologique et l'impérialisme forcené d'Hitler (dont son concept de Grossraum diverge), il est indéniable que Schmitt, dans ces années-là, a tenté, en vain, de rendre ses idées compatibles avec la doctrine nationale-socialiste. D'où l'intention ambitieuse, contenue dans l'essai de 1934 État, mouvement, peuple, d'esquisser un modèle constitutionnel pour le Troisième Reich, vu comme la réalisation possible de "l'ordre concret" dans lequel l'unité est assurée par la combinaison de ces trois éléments - probablement aussi dans le but de freiner les excès du Führer. Toutefois, ces analogies ne font pas de Schmitt un Kronjurist, mais démontrent seulement la volonté de l'auteur de s'affranchir de l'appareil théorique encore lié à la dimension étatique et la nécessité d'élaborer un novus ordo capable de servir de rempart contre le nihilisme.

La valorisation des coordonnées spatio-temporelles, l'exaltation du peuple et de l'élément terrigène, ainsi que les essais sur le droit international qui ont mûri au cours des années 1920 et 1930 ne sont donc pas à considérer comme des traits apologétiques du régime, mais plutôt comme un prélude à la théorie du nomos et à une nouvelle idée du droit dépourvue de caractéristiques abstraites et liée à la concrétude des événements historiques, dans laquelle elle se situe pour devenir un ordre et s'oriente pour façonner un environnement, ne fuyant pas l'historicité et la temporalité mais représentant plutôt un facteur qui les codétermine.

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Une réflexion aux traits fortement géopolitiques qui semble neutraliser le "pouvoir du Rien" en valorisant l'élément spatial dans lequel placer l'idée politique, désormais loin de l'abîme de "l'état d'exception".

3.

Le terme nomos est employé dans son sens premier et remonte à la première occupation de la terre et à ces activités pratiques et sociales d'appropriation, de division et d'exploitation de celle-ci. Le droit est donc une unité d'ordonnancement et de localisation (Ordnung und Ortung) qui ne trouve pas son origine dans des instruments rationnels, mais pas davantage dans la décision que dans la conquête du territoire: le lien ontologique reliant la justice et le droit est situé dans la terre.

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D'où la nécessité ressentie par le juriste expert du monde classique de retrouver l'étymologie authentique du terme νεμειν, qui s'articule en trois sens: "prendre, conquérir" (d'où les concepts de Landnahme et Seenahme, développés dans Terre et Mer en 1942) ; "diviser, partager", indiquant la subdivision de la terre et la naissance conséquente d'un ordre propriétaire sur celle-ci; "paître", donc utiliser, valoriser, consommer. En s'attardant sur la genèse du mot nomos, Schmitt veut lui rendre sa "force et sa grandeur primitives", en le sauvant de la mauvaise interprétation que lui ont donnée les contemporains, qui l'ont "réduit à désigner, de manière générique et sans substance, tout type de règlement ou de disposition normative", comme il le dit de manière polémique dans Le Nomos de la terre, publié en 1950 et qui constitue la somme de sa pensée juridique et politique. L'utilisation linguistique de "une époque décadente qui ne sait plus se rattacher à ses origines" fonctionnalise le nomos au droit, ne faisant aucune distinction entre la loi fondamentale et les actes de position, et faisant disparaître le lien avec l'acte constitutif de l'ordre spatial.

La cible de Schmitt est le langage positiviste du 19ème siècle, qui en Allemagne avait rendu nomos par Gesetz, c'est-à-dire loi, une erreur d'interprétation remontant à l'abus du concept de légalité typique de l'État législatif centraliste. Le Nomos, en revanche, indique la pleine immédiateté d'une force juridique non médiatisée par les lois, d'un acte constitutif de légitimité qui donne un sens à leur légalité, d'une violence qui n'est ni indiscriminée ni indéterminée mais ontologiquement ordonnatrice. La référence au célèbre fragment 169 de Pindare sur le nomos basileus et au nomos souverain chez Aristote ne fait que renforcer la thèse selon laquelle la doctrine positiviste, malgré les remontrances des représentants de l'école "historique" comme Savigny, est restée enfermée dans le cadre nihiliste de son époque, dont Schmitt tente de s'échapper en renouant avec ces éléments primordiaux qui représentent une ressource symbolique fondamentale, dont l'homme est issu et à laquelle il s'accroche pour organiser sa vie. En assumant la pleine conscience d'être des "animaux terrestres", on tente d'éviter la désintégration de l'ère contemporaine.

4.

Partant de la terre, qu'il sauve de l'oubli philosophique, aidé par Heidegger et Jünger, le Schmitt de Terre et Mer et du Nomos de la Terre revient à la dimension chthonique et tellurique de l'individu, retraçant l'histoire du monde et s'armant contre deux menaces qui représentent les faces d'une même pièce : d'un point de vue métaphysique, le nihilisme de la technologie, qui a produit la séparation drastique entre l'ordre et le lieu, éliminant les différences et transformant le nomos en loi, se reflète géopolitiquement dans l'universalisme anglo-américain qui, avec sa Weltanschauung utopique, a provoqué la dissolution du ius publicum europaeum, pierre angulaire de l'ordre politique de l'Europe moderne.

Il convient de souligner que cette théorie ne repose pas sur des fondements radicalement antithétiques par rapport aux élaborations précédentes : l'idée de justice manifestée dans le nomos est un ordre qui est rendu visible par le désordre, la prise de possession, la clôture et en même temps l'exclusion, l'enracinement dans le déracinement. Le Schmitt tardif, en d'autres termes, traduit en termes spatiaux les concepts clés développés dans les années 1920. La souveraineté, auparavant située dans le temps concret de la modernité en tant qu'âge d'exception mais toujours dans un espace abstrait, est désormais intensément ancrée dans la concrétude spatiale et plus précisément dans le vieux continent. Après la première révolution spatiale moderne, avec l'irruption de la mer (espace lisse, vide, anomique) sur la scène historique et avec la découverte et l'occupation de l'Amérique, l'ordre européen des États prend forme : le nouveau nomos est une réorganisation de l'espace, une révolution.

De même que l'État moderne n'expulse pas vraiment le chaos de lui-même, mais est plutôt traversé et continuellement blessé par lui, le nouvel ordre moderne prend forme en confinant ce désordre à l'extérieur de lui-même, dans l'espace extra-européen, mais jamais en tentant de le neutraliser définitivement.

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L'irrationalité de la guerre est ainsi confinée aux lignes d'amitié de la mer tandis que sur le sol continental, comme rationalisation effective du sacrifice, il reste la guerre en forme entre des Etats qui se reconnaissent mutuellement comme souverains et ne visent pas l'anéantissement ou la criminalisation de l'ennemi. En effet, l'une des plus grandes réalisations du droit public européen a été la limitation de la guerre (Hegung des Krieges) et la transformation du bellum iustum des guerres civiles religieuses en conflits "justes" entre égaux, entre hostes aequaliter iusti. Cet acte de retenue n'est pas le résultat d'idéologies rationalistes, mais plutôt de la condition particulière d'équilibre dont l'Europe moderne a bénéficié jusqu'en 1914. Un équilibre fondé non seulement sur la dialectique ancien/nouveau monde - instrumentalisée par Schmitt, selon certains, pour défendre l'impérialisme et le colonialisme européens - mais aussi sur le rapport entre terre et liberté de la mer, qui a fait la fortune de l'Angleterre en premier lieu, qui a choisi de devenir sa "fille" en transformant sa propre essence historico-politique et en venant dominer un espace lisse et uniforme.

Mais c'est dans le même humus culturel anglo-saxon que prolifèrent les logiques de neutralisation passive : le culte du rationalisme, oublieux de l'exception et de la localisation et qui unifie tout avec ses mécanismes stériles, qui impose la suppression des éléments irrationnels tout en ignorant que le Ça, pour citer un célèbre terme de Freud, réexplosera tôt ou tard sous des formes encore plus brutales. En fait, les iusta bella reviennent, visant l'annihilation totale de l'ennemi, représenté cette fois par les sujets qui ne se soumettent pas à un globalisme informe et à une condition "utopique" qui est en réalité une guerre civile mondiale : l'éradication de l'u-topos conduit à la déterritorialisation, qui est la perte du nomos comme orientation et une rechute dans le tourbillon nihiliste que l'optimisme positiviste a cherché à exorciser avec l'utilisation abstraite de la raison.

Ce que Schmitt cherche à affirmer, par conséquent, c'est que ce n'est qu'en assumant consciemment sa propre origine abyssale, sa négativité fondamentale et la possibilité de la fin inscrite en soi qu'un ordre peut espérer échapper au nihilisme : le ius publicum europaeum a perdu son caractère concret en transformant le nomos en un droit mondial abstrait et en embrassant des idéologies internationalistes et pacifistes qui n'ont fait que plonger le continent dans des conflits dramatiques et dévastateurs. En lui faisant perdre sa spécificité, d'ailleurs, et en l'englobant dans cette notion d'Occident aussi indéterminée qu'adaptée à une époque où l'ordre politique semble avoir été mis en cage par les ganglions du Rien.

Bibliographie essentielle :

AMENDOLA A., Carl Schmitt tra decisione e ordinamento concreto, Edizioni Scientifiche Italiane, Naples, 1999

CASTRUCCI E., Nomos et guerre. Glosse al "Nomos della terra" di Carl Schmitt, La scuola di Pitagora, Napoli, 2011

CHIANTERA-STUTTE P., Il pensiero geopolitico. Spazio, potere e imperialismo tra Otto e Novecento, Carocci Editore, Rome, 2014

GALLI C., Généalogie de la politique. Carl Schmitt e la crisi del pensiero politico moderno, Il Mulino, Bologna, 2010

PIETROPAOLI S., Schmitt, Carocci, Rome, 2012

SCHMITT C., Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre der Souveränität, Duncker & Humblot, Munich-Leipzig 1922, trad it. Théologie politique. Quattro capitoli sulla dottrina della sovranità, in Le categorie del 'politico' (sous la direction de P. SCHIERA et G. MIGLIO), Il Mulino, Bologne, 1972.

ID., Verfassungslehre, Duncker & Humblot, Munich-Leipzig 1928, trad. it. Dottrina della costituzione, Giuffrè, Milan, 1984

ID., Der Begriff des Politischen, dans C. SCHMITT et al., Probleme der Demokratie, Walther Rothschild, Berlin-Grunewald, 1928, pp. 1-34, trad. it. Il concetto di 'politico'. Texte de 1932 avec une prémisse et trois corollaires, in Le categorie del 'politico', Il Mulino, Bologna, 1972

ID., Land und Meer. Eine weltgeschichtliche Betrachtung, Reclam, Leipzig 1942, trad. it. Terre et mer. Una considerazione sulla storia del mondo raccontata a mia figlia Anima, Adelphi, 2011

ID., Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum europaeum, Greven, Cologne 1950, trad. it. Il Nomos della terra nel diritto internazionale del "ius publicum europaeum", Adelphi, Milan, 1991

VOLPI F., Il nichilismo, GLF editori Laterza, Rome, 2009

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mercredi, 23 novembre 2022

L'Ecole de Sagesse du Comte Keyserling - Une leçon d'influence culturelle

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L'Ecole de Sagesse du Comte Keyserling

Une leçon d'influence culturelle

Par Manuel Fernández Espinosa

Ex : http://movimientoraigambre.blogspot.com

Les généalogistes disent qu'il avait Genghis Khan comme ancêtre par l'intermédiaire d'une grand-mère et on sait qu'il était marié à la petite-fille d'Otto von Bismarck. Hermann Alexander Comte Keyserling (1880-1946) était un philosophe plutôt populaire selon les normes de sa profession ; aujourd'hui, on se souvient à peine de lui. Avec la révolution bolchevique, il a été contraint d'émigrer en Allemagne, abandonnant ses domaines dans la Livonie balte dont il était originaire. Sa curiosité philosophique l'a conduit à entreprendre une série de voyages, faisant de lui un véritable homme du monde. Son intérêt pour les philosophies et les religions d'Extrême-Orient et la connaissance qu'il a acquise de ces traditions au cours de ses voyages et de ses études lui ont valu le rôle d'interlocuteur européen en Asie, à tel point qu'Antonio Machado a pu écrire à son sujet : "il porte l'Orient dans son sac de voyage, prêt à ce que le soleil se lève là où on l'attend le moins" ("Juan de Mairena", Antonio Machado).

En 1920, le comte Keyserling fonde son "École de la sagesse" (Schule der Weisheit) à Darmstadt, sous le patronage du grand-duc Ernst Ludwig de Hesse. Avec la Schule der Weisheit, un centre de haute culture a été créé, qui avait deux dimensions : une dimension publique, en tant que centre d'éducation indépendant des églises et de l'université, organisant des conférences, et une autre dimension, moins connue, de nature occulte. Nous ne devrions pas être choqués par le fait de son "occultisme", puisque l'Allemagne de l'entre-deux-guerres (comme Thomas Mann et Ernst Jünger nous le relatent dans leurs romans...) était un terrain favorable aux sociétés secrètes et à leurs prétendues doctrines de salut.

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Les intellectuels les plus remarquables de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres sont passés par l'École de la Sagesse dans leurs activités publiques: le philosophe Max Scheler, le père de la psychologie des profondeurs Carl Gustav Jung, le sinologue Richard Wilhelm, le philosophe Leopold Ziegler, etc. Des scientifiques et des industriels allemands ont également été invités à donner des cours ou à assister à des conférences. L'École de la Sagesse a imprimé deux périodiques qui sont devenus ses organes de presse : Der Weg zur Vollendung. Mitteilungen der Schule der Weisheit ("Le chemin de la perfection. Communications de l'école de la sagesse") et Der Leuchter. Weltanschauung und Lebensgestaltung. Jahrbuch der Schule der Weisheit ("Le luminaire. Vision du monde et formation à la vie. Annuaire de l'école de la sagesse"). En 1920, la Keyserling-Gesellschaft für freie Philosophie (Société de Keyserling pour la philosophie libre) a également été fondée, qui a été relancée à Wiesbaden en 1948.

Les intellectuels les plus engagés dans le projet du comte Keyserling étaient tenus à une stricte observance de la philosophie keyserlingienne particulière et étaient sous la direction du comte ou de ses disciples de confiance. Parmi eux, le comte Kuno von Hardenberg (1871-1938), orientaliste et critique d'art, spécialiste de la franc-maçonnerie. Le scientifique qui, comme le comte von Keyserling lui-même, était d'origine balte : Karl Julius Richard Happich (1863-1923) (photo), l'un des pionniers du contrôle hygiénique, bactériologiste et vétérinaire, également oncologue.

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Kuno von Hardenberg et Karl Happich écriront, avec Hermann von Keyserling, un livre au titre éloquent Das Okkulte (L'occulte) ; ce n'est pas pour rien que Federico Sciacca affirme que Keyserling "s'est donné à la magie et à l'occultisme dans une conception du génie comme véhicule de Dieu sur terre". Le psychologue Georg Groddeck (1866-1934), considéré comme l'un des pionniers de la médecine psychosomatique, a également joué un rôle dans l'École de la sagesse.

Mais quelle était la philosophie de Keyserling ? La philosophie de Keyserling est une cristallisation supplémentaire du pessimisme qui a suivi la Première Guerre mondiale, à l'instar du relativisme de Simmel, de la philosophie de l'histoire d'Oswald Spengler et d'autres courants contemporains : rien moins que les fondements de la civilisation occidentale étaient en jeu. Keyserling revendique le "Sens" et fait une critique grossière du rationalisme et de la civilisation technique dans lesquels l'Occident a sombré. "L'Occidental est un fanatique de l'exactitude. D'autre part, il ignore presque tout de la signification. Si jamais il pouvait la saisir, il l'aiderait à trouver son expression parfaite et à établir une harmonie complète entre l'essence des choses et les phénomènes" - nous dit le comte Keyserling dans Journal de voyage d'un philosophe (1919).

Pour Keyserling, il s'avère que le "sens", qui est - précisément - ce que l'Occidental ignore, est ce que l'Oriental n'a pas perdu. Le sens ne peut être découvert que par une intuition particulière et par l'interprétation des symboles et des mythes. C'est en tenant compte de cet élément que l'on peut comprendre que Keyserling tourne son regard vers l'Est, où le comte balte croit avoir trouvé la clé qui, convenablement greffée à l'Ouest, peut permettre à l'homme de découvrir sa véritable personnalité, falsifiée par la civilisation de la mesure et des machines. L'école de la sagesse n'était pas un centre conventionnel de philosophie académique, mais un chemin de connaissance dans un but précis : la plénitude. La rencontre avec le Sens - pour Keyserling - n'est pas seulement la rencontre avec la réalité qu'il y a, mais plutôt l'ouverture à la réalité qu'il peut y avoir. La philosophie de Keyserling était une autre expression de l'irrationalisme romantique allemand et son École de la Sagesse un retour aux approches anciennes d'une philosophie qui prétendait offrir une doctrine de salut, comme le pythagorisme et l'Académie de Platon.

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Keyserling était très populaire en Espagne. L'intelligentsia espagnole et les classes sociales supérieures de l'époque étaient ravies de le recevoir et l'entretenaient avec des banquets, et attendaient la prédication du comte mystagogue avec intérêt et scepticisme. Indépendamment de leurs tendances, qui à l'époque ne s'étaient pas radicalisées jusqu'à la confrontation civile, José Ortega y Gasset, Eugenio d'Ors, les Machados, les Barojas, Ernesto Giménez Caballero, Rafael Alberti, Ramiro Ledesma Ramos, Ramón Menéndez Pidal, Américo Castro... ont partagé d'agréables soirées en Espagne avec le sage balte. Mais il y avait d'autres motivations pour les voyages du comte Keyserling en Espagne, en plus de son harmonie avec le monde hispanique. Keyserling avait envisagé la possibilité de créer une branche de son École de la Sagesse dans les Îles Baléares. Les journaux de l'époque ont rapporté que cette entreprise culturelle voulait créer un centre de formation pour les élites castillanes et catalanes avec l'intention de propager le pangermanisme.

Mais l'hebdomadaire La Conquista del Estado de Ledesma Ramos réagit à ces prétentions germaniques, comprenant les allées et venues du comte Keyserling comme une ingérence étrangère dans les affaires hispaniques. Il est plus que probable que La Conquista del Estado avait raison : Keyserling exerçait son influence sur l'Espagne, mais avec l'idée de l'exercer ensuite sur l'Amérique latine : c'est ce que lui reproche l'hebdomadaire de Ledesma Ramos : "D'une part, il recherche l'amitié espagnole pour donner à la pauvre petite France matière à réflexion. Et d'autre part, il veut s'assurer le marché hispano-américain en cultivant les agents les plus autorisés de la métropole hispanique" ("Keyserling en España o el comercio alemán de ideas", LA CONQUISTA DEL ESTADO, 14 mars 1931).

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L'Espagne était alors, comme elle l'est aujourd'hui, une terre où le poids des puissances en présence se décidait dans les rencontres de la société et de la culture.

Nous pouvons en conclure que l'École de la Sagesse de Keyserling a pu être, en même temps qu'un centre de philosophie, un laboratoire d'idées d'un certain pangermanisme de l'entre-deux-guerres qui expérimentait des stratagèmes pour réaliser des alliances avec de grands blocs géopolitiques, comme celui constitué par l'Hispanidad. Le triomphe du national-socialisme hitlérien a conduit à la persécution et à l'extinction de nombreuses organisations similaires à celle de Keyserling (rappelez-vous le harcèlement auquel le hiérophante Rudolf Steiner et son anthroposophie ont également été soumis par les nazis). En Espagne, après la guerre civile espagnole, la philosophie de Keyserling a décliné et son étoile a pâli..... Elle est restée un souvenir fané des temps d'avant le massacre dans lequel nous étions impliqués.

La leçon du cas de Keyserling se résume peut-être à l'intérêt que toutes les puissances mondiales ont manifesté pour exercer leur influence culturelle sur l'Espagne, avec l'intention de l'exercer à leur tour sur les pays frères d'Amérique latine : Français, Anglais, Allemands, Russes se sont partagé les sympathies des Espagnols. Certains Espagnols, comme Valle-Inclán, ont travaillé pour les Alliés pendant la Première Guerre mondiale, d'autres Espagnols ont professé une évidente germanophilie, et même au milieu des fusillades de la guerre civile, on pouvait entendre des acclamations pour la Russie. D'une manière très différente, les pays qui se sont disputés l'hégémonie mondiale ont réussi à nous rallier à leur cause.

N'est-il pas temps de créer nos propres centres culturels dans le but précis de mener à bien une grande politique hispanique ? Oui, je pense que c'est le cas. Et pour de simples raisons de survie. J'espère pouvoir répondre à cette question très bientôt.

BIBLIOGRAPHIE :

Plusieurs livres de Hermann Comte de Keyserling.

Plusieurs livres d'Eugenio d'Ors.

Federico Sciacca, "La philosophie aujourd'hui".

Emile Bréhier, "Histoire de la philosophie", vol. 2.

Antonio Machado, "Juan de Mairena".

mercredi, 16 novembre 2022

L'ère des dystopies

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L'ère des dystopies

par Andrea Zhok

Source : https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-era-delle-distopie

1. Voie de la collision

L'époque contemporaine présente une reconstitution renforcée du système de contradictions qui caractérise le système capitaliste depuis sa création. Le problème structurel associé au mode de production capitaliste est son caractère "exponentiel croissant monotone", c'est-à-dire sa tendance intrinsèque à alimenter des processus de "rétroaction positive", d'"intérêts composés" et de croissance illimitée. Dit autrement : le mécanisme du capital, vivant de sa propre augmentation, tend à pousser tous les facteurs de production constamment dans la même direction, créant ainsi un déséquilibre systématique. Le système pousse donc au sommet la croissance indéfinie de la production, la croissance indéfinie de l'accumulation du capital, la croissance indéfinie de l'exploitation des personnes, la croissance indéfinie de l'exploitation de la nature.

C'est ce que l'ancien langage marxien appelait les "contradictions du capitalisme". Chacune de ces tendances entre systématiquement en conflit avec les ordres socialement, humainement, écologiquement équilibrés : le fossé entre le haut et le bas de la pyramide sociale se creuse, la consommation et le gaspillage des ressources s'accroissent, la liquéfaction des organismes collectifs (familles, communautés, états, etc.) et des identités personnelles se développe. Alors que le monde et la vie peuvent être conçus sur le modèle organique des systèmes de "rétroaction négative", qui restaurent et corrigent les ruptures d'équilibre, le capitalisme fonctionne comme une prolifération illimitée et incontrôlée, littéralement comme un cancer ontologique.

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Historiquement, puisque le premier à comprendre la nature du problème fut Marx, on associe cette prise de conscience à la recherche de solutions "anticapitalistes", socialistes, communistes ou similaires. L'idée est alors souvent que le "peuple" devrait être le premier sujet pertinent de ces analyses. Ce point de vue néglige un fait réel : ceux qui prennent les analyses marxiennes et post-marxiennes le plus au sérieux sont depuis longtemps les détenteurs du pouvoir au sein du système, qui sont les plus préoccupés par ce qui peut saper leur position : ce sont les capitalistes, les "maîtres de la vapeur", qui sont les premiers concernés par les problèmes du capitalisme aujourd'hui.

2. Les "maîtres de la vapeur"

Lorsque nous parlons de manière générique de "capitalistes", d'"oligarchies", d'"élites", etc., il est inévitable d'éveiller les soupçons d'une imprécision excessive des référents. De qui s'agit-il ? On aimerait pouvoir nommer le sujet du pouvoir, comme on pouvait le faire dans le monde pré-moderne en nommant le roi, le pape, l'empereur, tel seigneur féodal, tel courtisan, etc. Aujourd'hui, cependant, citer des noms revient à falsifier la réalité. Autant les personnes comptent, autant le système a une grande capacité à remplacer ses membres à tous les niveaux, y compris au sommet. Savoir qui est le PDG de BlackRock ou de Vanguard ne nous rapproche pas de la compréhension de qui exerce le pouvoir, car il ne s'agit pas de savoir comment des individus spécifiques exercent leurs fonctions.

Une autre erreur à ne pas commettre est celle - alimentée par l'idéologie du pouvoir elle-même - qui consiste à supposer que l'existence d'une pluralité de "maîtres de la vapeur" et non d'un seul "empereur" garantit en quelque sorte une diversification des intérêts et des projets, et donc une certaine "démocratisation" du système (par exemple : "l'existence de différents capitalistes implique différents maîtres des journaux et donc une pluralité de l'information"). C'est une grave naïveté. Le jour où le PDG de BlackRock redécouvrira, par exemple, l'esprit révolutionnaire zapatiste et éprouvera l'envie de soutenir la libération du Chiapas, il cessera d'être PDG et sera remplacé (avec une indemnité de départ, bien sûr). Les lignes de fond ne peuvent pas changer et elles n'ont qu'un seul objectif indéfectible : la perpétuation du pouvoir de ceux qui le détiennent. Il ne faut pas non plus se fixer sur une orthodoxie "capitaliste" spécifique. Les oligarchies financières ne sont pas "capitalistes" par amour idéal du capitalisme : ce n'est pas une religion alternative. C'est simplement la forme sous laquelle ils détiennent le pouvoir. Si l'abandon de tel ou tel aspect idéologique favorise la préservation et la consolidation du pouvoir, rien ne s'y oppose.

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Mais en fin de compte, qui sont ces "maîtres de la vapeur"? La concentration contemporaine du pouvoir est sans précédent dans l'histoire: quelques centaines de personnes tiennent les rênes des plus grands groupes financiers (anglo-américains) du monde et de ce qu'Eisenhower appelait le "complexe militaro-industriel" américain. Ces groupes disposent de tous les leviers fondamentaux du pouvoir, ils sont en mesure d'orienter les décisions politiques dans leurs États d'accueil (les États-Unis en premier lieu) et se répercutent en cascade dans tous les États qui leur sont subordonnés ou qui leur sont redevables. Il n'existe pas exactement de tels contre-pouvoirs en dehors du monde occidental, dans la mesure où ils parviennent à échapper à l'influence du premier, puisqu'ailleurs le pouvoir, même le plus inflexible, est de toute façon dominé par des instances à motivation politique (nationalisme in primis).

Ces élites occidentales de temps de l'apogée sont compactées par la motivation de maintenir un pouvoir économiquement fondé et disposent de capacités de coordination immensément supérieures à tout autre groupe d'intérêt : elles disposent de lieux et de modes de rencontre institutionnels et non institutionnels, elles ont des ressources qui permettent une pluralité d'accords et de communications par des moyens multiples, non officiels ou clandestins.

Ceux qui s'attendent à trouver une liste des souverains et des héritiers du trône afin de planifier un assaut contre le "Palais d'hiver", et qui, en l'absence de cette liste, préfèrent rejeter le problème sur des conjectures ou des théories de conspiration, sont malheureusement des complices involontaires du pouvoir.

Rares sont les sujets des élites supérieures qui cherchent à se mettre en avant, et ceux qui le font sont ces quelques personnes, victimes de leurs propres idéologies, qui se sont convaincues qu'elles effectuent des opérations de "rédemption paternelle" (les noms habituels qui circulent de Schwab, Soros, Gates, etc.). Les plus intelligents d'entre eux savent très bien que leur pouvoir ne passe pas par un consensus public, et donc que le fait de se manifester ne les renforce pas, mais les expose et les affaiblit.

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Nous sommes donc confrontés à l'image suivante : un petit groupe de sujets, ayant obtenu une position éminente au sein du capitalisme contemporain, détient le pouvoir avec des niveaux de concentration qui n'ont jamais existé auparavant, et se déplace et se coordonne (en tenant compte des particularités personnelles) dans le but de maintenir et de consolider ce pouvoir. En même temps, ce groupe faîtier et étroit a une parfaite conscience des tendances critiques implicites du système dont il est le sommet. Nous devons cesser d'imaginer le capitaliste comme un viveur qui s'adonne aux sex toys, aux yachts et aux vins prestigieux. Les personnes qui se déplacent sur cet horizon hédoniste appartiennent généralement à la classe moyenne et aux nouveaux riches. Le capital consolidé ("old money") forge différents types humains, qui ont soit une éducation adéquate pour comprendre les problèmes du système, soit l'habitude de payer des groupes de réflexion pour faire ce travail à leur place.

3. Les perspectives des élites supérieures

Ce que nous devons donc mettre en évidence, c'est l'hypothèse selon laquelle les lignes de contradiction au sein du système du capital sont parfaitement connues des "maîtres de la vapeur". Ce ne sont que leurs vendeurs libéraux qui continuent à créer des écrans de fumée avec leur "marché parfait", leur "équilibre général à long terme" et autres balivernes. Cette main-d'œuvre intellectuelle richement financée occupe souvent des postes universitaires prestigieux, et sa fonction est de fournir un épais brouillard idéologique, qui est déjà vieux d'au moins cent ans, sur lequel disperser les énergies des critiques. Il s'agit d'une défense de fantassins de première ligne qui se démènent pour empêcher leurs adversaires de voir le vrai front. La plupart sont trop stupides pour savoir qu'ils servent simplement de cibles factices.

Que le remplacement accéléré des travailleurs par des machines crée un déséquilibre structurel dans le système de production, avec un surplus de produit potentiel par rapport à la consommation, et un excès de demande impuissante (consommateurs sans pouvoir d'achat) par rapport à une offre débordante, est tout à fait évident et pacifique.

Que cela configure l'existence d'une vaste population superflue, exagérée pour être utile comme "armée de réserve du capital", une multitude de bouches à nourrir et de mécontents en ébullition est tout aussi évident.

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Il est tout aussi clair qu'un système de croissance infinie finit par miner l'ensemble du système, environnemental et social, dans lequel nous vivons.

Les principales lignes de fracture qui retiennent l'attention des élites sont donc : 1) la fracture sociale (risque de révoltes) ; 2) la fracture écologique (risque de déstabilisation des équilibres environnementaux) ; 3) la fracture financière (effondrement terminal des anticipations de croissance et avec cela des hypothèses du système).

L'erreur des héritiers de la première ligne d'analyse critique, la marxiste, est de penser que la reconnaissance de ces tendances implique en soi l'adhésion à une perspective de "dépassement du capitalisme", avec la recherche de formes sociales qui évitent la déshumanisation, l'aliénation, qui restaurent un système en équilibre ("de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins").

C'est une autre grave naïveté. Les élites au sommet du système contemporain connaissent les contradictions du système mais cela ne signifie pas du tout qu'elles ont l'intention de l'abandonner. Il n'y a rien d'étrange à cela, aucun bloc de pouvoir dans l'histoire n'a jamais quitté le pouvoir spontanément. Il s'agit ici de bien comprendre quelles perspectives ce pouvoir ouvre car cela peut nous montrer le spectre des risques souterrains à l'époque contemporaine (ces risques qui finissent souvent par être exprimés confusément, et donc discrédités, sous la forme de "théories du complot").

3.1. Prendre du temps avec les solutions de marché

La première perspective est la moins radicale et la plus faible, mais c'est aussi celle qui peut être énoncée apertis verbis sans scrupules. Il s'agit de faire passer l'idée que pour chaque problème, il existe potentiellement une réponse que les solutions technologiques sur le marché seront en mesure d'apporter. Cette idée est proposée par les coin-coins médiatiques comme s'il s'agissait d'une option réaliste, alors qu'en fait elle ne sert qu'à retarder certains processus, tout en permettant une nouvelle accumulation de capital. Ainsi, la perspective salvatrice des voitures électriques, ou de l'énergie nucléaire, ou d'Euro 7, etc., pour répondre à un problème environnemental unique et soigneusement sélectionné (le réchauffement de la planète?) est brandie de temps à autre dans les médias usuels. Cette focalisation sélective donne l'impression qu'il s'agit toujours de résoudre un problème prééminent, ce qui rend plausible la recherche de solutions techniques ; cela permet de gagner du temps dans un secteur, de détourner l'attention du public en lui donnant de l'espoir, et d'orienter la politique publique avec profit.

Bien entendu, ces opérations sectorielles, partageant la volonté structurelle d'innovation pérenne et d'augmentation de la production, continuent d'alimenter le processus de déstabilisation systémique. Au mieux, des solutions technologiques ad hoc peuvent combler temporairement une faille, alors que dans le même temps dix autres sont ouvertes sous la forme d'externalités systémiques.

3.2. La guerre comme hygiène du monde

La deuxième perspective est une ligne de solution classique, plus radicale, qui permet de contenir temporairement les dommages le long de plusieurs lignes de faille. Lorsqu'une guerre peut être fomentée, elle est, du moins en ce qui concerne les pays concernés, une solution efficace, car elle permet à la fois : de contenir les populations, en bloquant la contestation sociale ; de créer une zone de consommation effrénée (et donc de rente du capital) sans qu'il soit nécessaire de conférer du pouvoir d'achat à la population ; de ralentir les autres processus sociaux, en réduisant l'"empreinte écologique" humaine, et au mieux de réduire la population. Cette solution fonctionne idéalement d'autant mieux que le nombre de pays impliqués est élevé. Si un conflit est circonscrit militairement, il n'aura pas d'impact sur les chiffres de la population, mais il sera toujours efficace à d'autres égards (enrégimentement et discipline sociale + ponction économique dans un "potlatch" postmoderne, où de vastes ressources sont brûlées pour faire tourner la machine à consommer).

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Une guerre mondiale durable et à basse intensité serait en fait une solution parfaite : elle permettrait idéalement : 1) de briser toute résistance ou révolte sociale au nom de l'opposition sacrée à opposer à l'ennemi extérieur ; 2) de concentrer les énergies dans une production infinie visant une consommation infinie, qui ignore toute saturation du marché ; 3) de réduire progressivement la population.

Cependant, cette perspective est très instable et n'est pas facile à manipuler, même pour les élites au sommet, aussi puissantes soient-elles. Il est relativement facile de provoquer un certain nombre de conflits dans des régions déjà instables et politiquement faibles, mais une guerre mondiale durable et de faible intensité n'est pas directement orchestrée, et risque continuellement soit de s'éteindre, soit de créer une escalade nucléaire, dans laquelle même les élites les plus élevées finiraient par être impliquées dans une certaine mesure.

3.3. Société de contrôle

La troisième perspective est manifeste depuis longtemps et consiste à transformer le modèle idéologique libéral en un modèle autoritaire, sans en changer l'apparence d'un iota. La société occidentale contemporaine (mais pas seulement) est plus réglementée, légaliste et policée que toute autre société dans l'histoire. Non seulement il y a plus de lois que par le passé, et elles sont plus détaillées, sur des domaines de comportement qui, dans le monde pré-moderne, ne faisaient pas l'objet d'une attention du législateur, mais la capacité technologique accrue permet des niveaux sans précédent de mise en œuvre et de contrôle de ces normes.

Étant donné que tout pouvoir a une incitation intrinsèque à accroître sa capacité de contrôle, dans le monde libéral, cela se produit de manière paradoxale, sur la base de la prétention à travailler pour une "promotion de la liberté". Afin de transformer une idéologie de la liberté en une idéologie du contrôle, le néolibéralisme exploite systématiquement l'idée de la "victimisation" ou de la "vulnérabilité" d'un groupe. Une fois qu'un certain groupe a été désigné comme potentiellement offensé, violé dans ses droits naturels ou humains, des actes coercitifs peuvent être réalisés au nom des "victimes", peut-être pour empêcher leur victimisation potentielle. Ce mécanisme peut fonctionner aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur d'un pays. On peut intervenir de manière coercitive sur la liberté d'expression sous prétexte de "protéger les sensibilités" de tel ou tel groupe, on peut intervenir avec la médicalisation forcée (ou les pass sanitaires) pour "protéger les fragiles", tout comme on peut intervenir en tant que "police internationale" pour "défendre les droits de l'homme" dans telle ou telle région du monde. La même logique permet la diffusion de caméras de surveillance dans tout lieu accessible au public ou la violation de toute communication privée au nom de la "protection de la sécurité", etc.

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Il est important d'être conscient du fait que les technologies de contrôle disponibles aujourd'hui sont extraordinairement sophistiquées et qu'une fois la barrière de la justification légale franchie, la capacité de surveillance (et de sanction) est presque illimitée.

L'intérêt des élites du sommet dans un système total de surveillance, de contrôle et de sanction est évident. Elle est et sera toujours présentée comme une opération de "défense des personnes vulnérables", alors qu'il s'agit en fait d'un moyen de bloquer à la racine la possibilité que ceux qui n'ont pas de pouvoir deviennent une menace pour ceux qui en ont.

3.4. Dépeuplement

Si la surveillance et le contrôle peuvent désamorcer le danger posé par le mécontentement des masses (mécontentement qui, tant qu'il est à un niveau bas, peut être contenu par de simples systèmes de distraction et de divertissement), le problème posé par le surplus de population qui est économiquement "inutile et nuisible" invoque une autre tentation, qui ne doit pas être sous-estimée simplement parce qu'elle semble "scandaleuse". Les pays qui ne disposent pas d'un cadre idéologique libéral, comme la Chine, peuvent se permettre de traiter les questions de contrôle démographique de manière explicite, comme ce fut le cas avec la "politique de l'enfant unique". Dans l'Occident libéral, cette possibilité de discussion ouverte est exclue car elle nécessiterait de mettre au premier plan des questions embarrassantes (à commencer par la "consommation ostentatoire") pour les élites. Mais cela ne signifie pas que la tentation d'intervenir d'en haut n'est pas présente.

Sur cette question, il est impossible d'aller au-delà des conjectures et des déductions, mais on aurait tort de sous-estimer la tentation d'un recours clandestin à des solutions technologiques pour limiter la fécondité ou augmenter la mortalité (de préférence pour ceux qui ne sont plus en âge de travailler).

3.5. Néo-féodalisme ou dystopie totalitaire ?

Toutes les "solutions" précédentes restent dans le cadre capitaliste, avec ses mécanismes internes et ses contradictions. Cela signifie que, par essence, ils poussent toujours pour gagner du temps en ralentissant certains processus, ou en faisant reculer les aiguilles de l'horloge historique. Une sortie radicale du modèle capitaliste par le pouvoir capitaliste n'est concevable qu'avec la promesse de cristalliser les relations de pouvoir actuelles (une sortie en direction d'une démocratie socialiste n'est donc pas particulièrement populaire).

Dans un cadre de capitalisme financier tel que celui d'aujourd'hui, les concrétisations du pouvoir peuvent être ténues, car une certaine capitalisation dépend avant tout des attentes en matière de consommation. Ceux qui détiennent de grandes quantités d'actifs liquides possèdent un pouvoir d'achat potentiel qui dépend entièrement des perspectives de disponibilité des actifs et de la confiance du public dans les titres de crédit. Ce pouvoir est le même que celui exercé par un billet de banque, un objet virtuel qui peut devenir un déchet de papier au moment où il n'est plus jugé capable de servir de médiateur à la fourniture de biens. C'est pourquoi, en raison de la nécessité de soigner les apparences, les attentes, le capitalisme financier doit accorder une attention particulière à la gouvernance de l'appareil médiatique. Mais dans tous les cas, il y a des limites à la gouvernance des attentes, car les mécanismes mêmes de la concurrence économique génèrent constamment des bouleversements déstabilisants.

Dans le monde capitaliste, le pouvoir "liquide" est bien plus puissant (en raison de sa mobilité et de sa transformabilité maximales) que tout pouvoir "solide" (la propriété de biens réels). Cependant, les actifs réels confèrent une stabilité à long terme que les capitaux liquides ne permettent pas. Par conséquent, la perspective d'une éventuelle sortie "post-apocalyptique" du modèle capitaliste avec ses contradictions n'est concevable, pour les élites du sommet, qu'en termes de transition vers une sorte de "néo-féodalisme", dans lequel le pouvoir liquide est retransformé en propriété matérielle (terre, immobilier, armement, technologie, etc.).

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Cependant, un problème émerge ici qui change complètement la donne. Le féodalisme historique fonctionnait sur la base d'un système de légitimation (y compris la légitimation à la propriété) dépendant de la tradition et de la religion. Le monde d'aujourd'hui a balayé ces deux facteurs conférant la légitimité. La question est donc la suivante : comment un système de légitimation du pouvoir et de la propriété peut-il fonctionner dans un "néo-féodalisme" dépourvu de tradition et de religion ?

Dans l'histoire de l'humanité, le pouvoir a toujours été, même dans les cultures les plus autoritaires, déterminé par la reconnaissance moyenne de la légitimité du pouvoir. Tant que la plupart reconnaissaient ou du moins ne contestaient pas la légitimité d'un pouvoir, celui-ci restait fonctionnel. Ce pouvoir fonctionne en se transmettant avec continuité, par des passages intermédiaires, du sommet à la base (du roi aux vassaux, des seigneurs féodaux aux chevaliers, des paysans aux serfs). Cette forme de pouvoir a donc toujours un lien humain, dans la sphère de la reconnaissance. Mais si la matrice même de la légitimation est perdue, comment le pouvoir peut-il être exercé de manière capillaire, du haut vers le bas ? Dans un système capitaliste, la richesse est un pouvoir sans besoin de reconnaissance car le pouvoir est reconnu comme un pouvoir d'achat, garanti par le système économique. Si le système s'effondre, cette forme de reconnaissance du pouvoir impersonnel s'effondre. Comment un nouveau pouvoir pourrait-il fonctionner sans reconnaissance de sa légitimité ?

Techniquement, la réponse est simple : il faudrait remplacer le pouvoir du "moyen" représenté par l'argent par un autre moyen externe adapté au but recherché. Concrètement, la perspective la plus plausible est que cela se ferait par la manipulation de moyens visant à instiller la peur, une peur que le petit nombre doit être capable d'instiller directement dans le grand nombre.

Une telle perspective était inaccessible par le passé, mais le progrès technologique n'a cessé de nourrir cette possibilité depuis un certain temps déjà, à savoir la possibilité, par le renforcement des effets, d'un centre circonscrit s'imposant à la multitude. Une épée pouvait s'imposer à cinq personnes désarmées, un fusil à dix, une bombe à mille ; et avec l'augmentation technique de la puissance, la difficulté d'utilisation a également diminué : il est plus facile aujourd'hui de faire exploser une bombe que de brandir une épée autrefois. Mais nous ne devons pas imaginer le pouvoir technologique comme étant simplement l'exercice de la force brute. Pensons plutôt à une situation actuelle telle que l'existence de semences génétiquement modifiées qui ne permettent pas de replanter leurs graines pour la prochaine récolte, les contraignant à être achetées auprès d'un fournisseur central. Le fond de ce mécanisme de pouvoir est simple : il s'agit de rendre un groupe structurellement dépendant, pour son existence même, de l'accès à une technologie qui n'est pas reproductible de manière autonome, mais administrée de manière centralisée. De nombreux mécanismes de ce type peuvent être inventés, il suffit de rendre les gens dépendants d'une marchandise technologiquement rare et non reproductible de manière autonome (une thérapie ?). Un tel mécanisme peut en principe permettre au pouvoir d'être exercé sous une forme directe, "néo-féodale", sans avoir besoin de mécanismes d'intermédiation et de légitimation.

Une dernière remarque : parler ici de "néo-féodalisme" est une expression trompeuse. Nous avons affaire à un système dans lequel, oui, nous aurions affaire à une société hiérarchique fermée, comme le féodalisme, basée sur des pouvoirs et des propriétés réels, et non liquides, mais tous les autres aspects sont profondément différents et certainement pas dans un sens améliorateur. Ce serait un monde dans lequel une caste supérieure exerce son pouvoir par la peur, ayant remplacé, comme source ultime d'autorité, ce qui dans le féodalisme était Dieu, par la Technologie. Ce serait une société de commandement direct, non médiatisée par une quelconque adhésion idéologique, une société qui vénère l'efficacité technique et conçoit la sous-humanité en dehors de la caste supérieure comme une matière première dont on peut disposer à volonté.

Cette image ne rappelle en fait pas le féodalisme, mais une expérience beaucoup plus proche de nous, à savoir le nazisme. Le nazisme, en effet, au-delà de ses relents ésotériques et paganisants, était essentiellement une vénération de la force directe, attribuée à une caste supérieure, et exercée avec une rigoureuse efficacité productiviste, concevant l'homme lui-même comme un moyen manipulable (eugénisme) ou une ressource asservie (KZ).

Nous pourrions ainsi découvrir un beau jour que la douzaine d'années durant lesquelles le nazisme a fait sa brève et peu glorieuse apparition dans l'histoire n'était que la première expérimentation d'instances et de tendances destinées à acquérir une toute autre solidité un siècle plus tard.  

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jeudi, 10 novembre 2022

L'invention du progrès

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L'invention du progrès

Roberto Pecchioli

Source: https://www.ereticamente.net/2022/10/linvenzione-del-progresso-roberto-pecchioli.html

Bien creusé, vieille taupe ! s'exclame Hamlet à la vue du fantôme de son père, apparaissant au prince du Danemark si loin de son lieu de sépulture. Bien creusé, vieille taupe, Karl Marx réitérera dans Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon, confiant dans l'esprit de la révolution prolétarienne.

La taupe qui a creusé le plus profondément est l'idée de progrès, née au 18ème siècle et devenue le totem et le tabou de la modernité occidentale. Elle est apparue lorsque le besoin s'est fait sentir d'attribuer à l'homme, vidé de tout contenu religieux, un destin ayant une signification matérielle. L'invention du progrès est devenue une idéologie, à tel point que des partis et des forces culturelles se disent progressistes et que ceux qui ne sont pas de leur acabit éprouvent le besoin de se justifier, de circonscrire ou de nier leur opposition.

Comment échapper à l'idée de progrès, à son avancée inexorable, à opposer ce qui signifie opposer au progrès de l'humanité, au mouvement positif vers des degrés ou des stades supérieurs, le concept implicite de perfection, d'évolution, de transformation continue vers le mieux.

L'optimisme du 19ème siècle faisait écrire à Giuseppe Mazzini : "Nous savons aujourd'hui que la loi de la vie est le progrès, avec un abus de majuscules. Le progrès, c'est le sens de l'Histoire (encore une capitalisation ; mais le sens de l'Histoire existe-t-il ?), la voie définie, l'Évangile du Bien et du Juste. Quiconque se met en travers du chemin ne peut être qu'un fou, un perturbateur insensé dont la parole doit être retirée. L'écouter reviendrait à marcher à reculons, à se reléguer en deuxième division : régresser. Le progrès est la lumière, toute objection est l'obscurité. En bref, être progressiste est un devoir, une évidence, une foi matérielle séculaire. Comme la phrase sur l'amour gravée sur les bagues des fiancés : plus qu'hier, moins que demain.

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Le destin de l'humanité est "magnifique et progressif". Celui qui ne le croit pas est un maudit réactionnaire, une épave du passé qui ne mérite pas d'être réfutée : le sens et la direction positive du progrès sont indiscutables, semblables à certains postulats mathématiques non prouvés dont la validité est admise a priori, ou à des axiomes, principes supposés vrais parce qu'ils sont considérés comme évidents ou parce qu'ils constituent le point central d'un cadre de référence théorique.

Pas du tout. Et la réfutation ne vient pas d'un louangeur invétéré des temps anciens ou de l'Unabomber, mais de l'un des intellectuels de "gauche" les plus lucides, Christopher Lasch, l'auteur de La culture du narcissisme et de La rébellion des élites. Appliquons à l'historien et sociologue américain (1932-1994), pour des raisons de commodité, la catégorisation droite-gauche qu'il a toujours rejetée. Lasch était plutôt un populiste amoureux des cultures populaires, un socialiste sui generis et avant tout un intellectuel libre. Dans Le paradis sur terre - un titre très polémique - il déclare que le point de départ de sa réflexion est la question suivante : "comment se fait-il que tant de personnes sérieuses continuent à croire au progrès, alors que la masse des preuves aurait dû les amener à abandonner cette idée une fois pour toutes" ?

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Les idées reçues et adoptées ont la vie dure, et le progrès est l'idée maîtresse de la culture de masse. Un remarquable malentendu, voire un clignotant pour ceux qui ont grandi dans les idées marxistes, qui ne parlent pas du tout de progrès, mais de libération des chaînes du capitalisme, dont l'idée directrice est la nécessité de révolutionner continuellement la société. Même Proudhon a mis en garde contre l'optimisme insensé de ceux qui confondent le progrès matériel et économique avec le progrès moral.

C'est ce qu'ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. "Là où elle est parvenue à dominer, la bourgeoisie a détruit toutes les conditions de vie féodales, patriarcales et idylliques. Elle a impitoyablement déchiré tous les liens féodaux colorés qui liaient l'homme à son supérieur naturel, et n'a laissé entre l'homme et l'homme aucun autre lien que l'intérêt nu, le froid "paiement en espèces". Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d'échange, et à la place des innombrables libertés brevetées et honnêtement gagnées, elle a placé, seule, la liberté sans scrupule du commerce. (...). La bourgeoisie a dépouillé de leur halo toutes les activités qui étaient jusqu'alors vénérées et considérées avec une pieuse crainte. Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, en salariés à son salaire. La bourgeoisie a déchiré le voile sentimental de la relation familiale et l'a réduite à une pure "relation d'argent".

L'invention du progrès est la réussite la plus extraordinaire du capitalisme, dont le but est d'abattre toute barrière, toute idée et tout principe afin de tout ramener à l'échange mesurable en argent. Il doit déraciner chaque racine afin de construire l'homo consumens à taille unique - unidimensionnel, selon Herbert Marcuse - un vide à remplir avec l'imagerie des marchandises et la rhétorique inassouvie des désirs ; une machine à désirer sans boussole qui tourne sans relâche à la recherche du nouveau, programmatiquement meilleur que le passé, "plus" que le "moins" d'hier, discrédité, moqué, supprimé. Pourtant, Marx, encore lui, a exprimé dans les Manuscrits un concept décisif, qui semble à l'opposé du progressisme : la racine est l'homme.

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Privé de ses racines, l'homme se dépouille de lui-même au nom du progrès, accueillant avec une joie suffisante toute nouveauté, synonyme d'avancement. Avec l'invention du progrès et son introduction dans la culture de masse, la partie est jouée : elle devient une auto-illusion, un faux bonheur qui arbore le drapeau de la soumission à l'ordre capitaliste. Les progressistes d'ascendance socialiste et communiste, ayant rafraîchi leurs angoisses révolutionnaires, ne saisissent pas la défaite, mais perçoivent comme une victoire le présent dominé par la course illimitée (la dromocratie, pour Paul Virilio, le marathon sans fin pris pour le progrès) : un hallucinant jeu de miroirs. Les francfortologues l'ont compris, soulignant que la culture de masse et l'idée de progrès n'avaient pas libéré les hommes, mais les avaient transformés en victimes consentantes de la publicité et de la propagande. Forme de la marchandise et société du spectacle : aliénation au pouvoir.

Un irrégulier du socialisme qui ne se résigne pas à se noyer dans la soupe progressiste, Jean-Claude Michéa, en est conscient. Pour lui, l'idée de progrès, déclinée comme une course folle sans ligne d'arrivée, révèle les deux postulats cachés de la sensibilité libérale-libertaire, la matrice du progressisme.

La première est l'adhésion à l'idée que l'homme n'est qu'une machine désirante contrainte par sa nature à maximiser sa propre utilité. Cette réduction, une fois introduite comme un corollaire obligatoire du progrès, rend toute objection impossible. Le progrès s'incline devant la mystique des droits, qui deviennent une sorte de revendication de tous sur tous. Cela finit par tout justifier, de l'exploitation la plus impitoyable aux nouveaux droits liés à la sphère sexuelle et pulsionnelle.

Le progrès est l'idéologie de l'homo oeconomicus, parallèle à l'homme-machine et à l'individu qui s'émancipe de toutes les croyances ou structures traditionnelles. Un processus sans fin - comme est sans fin le fil du progrès - qui produit un revers retentissant, une hétérogénéité des fins : la soumission à de nouvelles formes de domination et d'autorité : "l'État moderne et ses juristes, le marché autorégulé et ses économistes, et bien sûr, l'idéal de la science comme fondement imaginaire et symbolique de ce nouveau tout historique".

Incroyable est la mutation, ou la transvaluation des valeurs que le progressisme libéral-libertaire a imposé à ses ennemis d'hier. Marcuse a d'abord dénoncé la "tolérance répressive" du pouvoir dans les sociétés politiques occidentales, la tendance à assimiler le progrès technologique à l'émancipation humaine. Il a affirmé l'imposture des sociétés démocratiques qui rendent impossible toute forme d'opposition. L'incipit de l'Homme unidimensionnel est "une non-liberté confortable, polie, raisonnable et démocratique prévaut dans la civilisation industrielle avancée, un signe de progrès technique". Cependant, la solution fait partie du mal : la libération par Eros, la négation du principe d'autorité, les paradis artificiels et la fermeture dans la dimension subjective. Exactement ce dont le néo-capitalisme mondialiste a besoin pour perpétuer sa domination.

L'autre élément qui légitime l'idéologie du progrès, en la rendant transversale, est l'erreur capitale de la gauche "moderne", qui reste bloquée dans la croyance que le libéralisme est une force conservatrice, voire réactionnaire. Ils sont nombreux, soupire Michéa, à "s'insurger encore contre la famille autoritaire, le moralisme sexiste, la censure littéraire, l'éthique du travail et autres piliers de l'ordre bourgeois, alors que ces derniers sont désormais détruits ou sapés par le capitalisme avancé." Rien de plus insensé que l'affirmation - ou le malentendu - progressiste selon lequel il représente la justice et le bien : depuis le 18ème siècle et les Lumières, la raison, le changement et le progrès sont les étendards et les conséquences de l'ordre économique libéral, dont l'étoile polaire est le marché, pourvoyeur d'harmonie entre des individus rationnels mus par le seul intérêt, privés de filiation et de liens, obstacles intolérables au progrès.

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Le fait que le progrès ne mène pas au bonheur, malgré les améliorations indéniables de nombreuses conditions matérielles, ne dissuade pas ses partisans : il suffit de déplacer l'objet du désir, de brandir de nouvelles avancées, et le tour est joué.

Un autre effet de la superstition progressiste est le curieux suprémacisme de l'époque actuelle, au nom duquel ceux qui ont vécu avant nous nous sont inférieurs ; ils ont bénéficié de moins de moyens et de moins de droits, leur humanité est donc également inférieure à la nôtre. Le "présentisme" progressiste cherche à repousser l'avenir en l'écrasant sur le présent, car sinon il perdrait beaucoup de son efficacité et de son attrait. En effet, le progrès de demain sera supérieur au nôtre, avec la perte d'estime de soi et la relativisation d'aujourd'hui qui en découlent. Les maîtres du progrès le savent et agissent en conséquence. Ils provoquent une anxiété constante, consubstantielle au progrès - le processus qui ne peut s'arrêter - une agitation intérieure qui nous rend dépendants du nouveau, de la consommation, des désirs.

Le progrès, au lieu d'accroître nos possibilités et d'ouvrir nos esprits, comme le pensaient les positivistes et les pragmatiques, génère des tensions, de la compétitivité, de la peur, de l'envie sociale, auxquelles il n'y a pas d'autre remède que d'administrer des doses croissantes du médicament qui a provoqué la maladie. De plus, méprisant tout passé, elle renonce à la confrontation, se contentant de la supériorité des moyens du présent. C'est là que réside l'une des contradictions progressives : l'excès de moyens obscurcit les fins au point de les nier.

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Le progrès, dans la forme sous laquelle il est vécu dans la culture de masse, ressemble de plus en plus à la vaine course circulaire du hamster dans la roue et dans la cage. L'invention du progrès, la foi aveuglante qu'elle génère, sont les murs de la prison sans barreaux qui rend la vie contemporaine frénétique et jamais rassasiée.

Tôt ou tard, le progrès aussi s'essoufflera et les hommes reviendront sur leurs pas, acceptant une vie plus naturelle, humaine au sens noble du terme. La taupe se lassera de creuser et regardera les détritus de son long travail. Peut-être que ce que la géniale légèreté d'Ennio Flaiano a imaginé se produira : même le progrès, devenu vieux et sage, votera contre.

Roberto Pecchioli

19:47 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, progrès, progressisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

dimanche, 30 octobre 2022

Alexandre Douguine: La nécessité d'une langue souveraine

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La nécessité d'une langue souveraine

par Aleksandr Douguine

Source: https://www.ideeazione.com/il-bisogno-di-una-lingua-sovrana/

Quand on parle de narration, c'est une catégorie philosophique qu'il faut connaître, parce que la notion de narration est un élément de la philosophie postmoderne qui se base sur la linguistique structurale, sur le structuralisme, sur Ferdinand de Saussure, le linguiste structural qui a séparé le discours et la langue. Cet aspect est très important.

Qu'est-ce que la langue ? Le langage est fait de règles. Nous ne parlons pas, nous utilisons le langage, mais le langage ne parle jamais de lui-même, il est dans les dictionnaires, dans la syntaxe - c'est ce qu'on appelle le niveau paradigmatique, et un récit, ou un discours, est ce qui est construit à partir du langage, de son vocabulaire, de sa syntaxe, de ses lois.

Les récits sont infinis. La langue est une.

Lorsque nous parlons de souveraineté spirituelle, culturelle et civilisationnelle - ce dont parle le président Vladimir Poutine dans ses discours - elle devient chaque jour plus pertinente. Nous ne parlons pas de récits souverains, mais d'une langue souveraine dans laquelle des milliards de récits souverains peuvent être exprimés.

Si la langue est souveraine, alors le discours sera souverain. En utilisant la langue libérale et mondialiste de l'Europe occidentale, on peut certes formuler un discours souverain russe dans cette langue, ou deux, ou trois, ou dix. Mais c'est pour résoudre des tâches immédiates, pour la substitution des importations dans le récit à très court terme. Et ce qui compte, c'est de savoir si et pour combien de temps nous allons dire adieu à l'Occident collectif. Ou voulons-nous revenir à ce langage global, en laissant l'écran de fumée des récits souverainistes se lever un peu.

Je pense que c'est ce que l'élite russe veut faire: parler pendant un certain temps, puis faire marche arrière et dire: "OK, nous acceptons votre langue et votre mondialisation, mais pas comme ça, donnez-nous une place dans tout ça". Elle est condamnée non pas parce que nous sommes prêts et qu'ils ne le sont pas.

Nous avons été coupés, sevrés brutalement de cet Occident, et nous serons ramenés dans cet Occident pour parler la même langue après être tombés en dessous des dernières limites et avoir dit : nous nous rendons. Notre défaite sera la condition pour nous ramener à cette langue occidentale car, que nous le voulions ou non, que nous le comprenions ou non, nous devrions impérativement nous destiner à développer une langue souveraine russe. La Russie est une civilisation indépendante, qui ne fait pas partie de la civilisation occidentale ; elle ne coïncide avec aucune civilisation, ni orientale, ni chinoise, ni islamique, mais elle est égale à la civilisation occidentale ou chinoise. Cela décrit dans les grandes lignes la structure de notre langage souverain, mais pas notre récit souverain.

Quand nous parlerons cette langue russe, tout ce que nous dirons sera souverain et ce que signifiera "narratif" dans ce sens ne sera pas seulement le discours du narrateur à la télévision, ce ne sera pas seulement la structure que nous donnerons à notre système d'éducation, ce ne sera pas seulement la communauté des experts qui sera forcée de parler cette langue souveraine, ce sera aussi notre science, ce sera notre science humaniste aujourd'hui et notre science naturelle demain. Car la science naturelle, comme le savent les plus grands scientifiques tels que Schrödinger et Heisenberg, est aussi un langage dans la vision de la science naturelle.

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Nous avons donc besoin d'une langue civile, mais d'une langue civile qui nous est propre. Nous ne la parlons pas, nous ne le connaissons pas, nous parlons un anglais pidgin, qui est la base de notre terminologie, de nos experts, de nos iPhones, de nos technologies dans nos fusées - tout cela relève d'un anglais pidgin. Je veux dire que, même si ces technologies sont présentes en Russie, la structure de ces processeurs et codes est, hélas, issue d'un paradigme différent.

C'est un énorme défi que nous devons relever et, enfin, la tâche commence à être prise en compte par nos autorités.

Aussi étrange que cela puisse paraître, le peuple est bien mieux préparé que l'élite. Les gens ne saisissent tout simplement pas les impulsions venant d'en haut de manière très profonde: on leur a dit "communisme" - ils ont pensé quelque chose de leur côté, on leur a dit "libéralisme" - ils ont pensé quelque chose de leur côté, on leur a dit "patriotisme" - ils ont pensé quelque chose de leur côté, ce qui signifie qu'ils ne s'habituent pas à ces jeux narratifs aussi profondément que l'élite, alors que l'élite - si elle dit "allez à l'ouest", alors allez-y.

Il appartient donc à l'élite de changer la langue.

Pour créer un système de récits souverains, il est nécessaire d'établir les paramètres de cette langue souveraine. Quels sont ces paramètres ? Nous avons une conception très différente de l'homme. Dans chaque culture, dans chaque langue, il y a l'homme. Il y a l'homme islamique, il y a l'homme chinois, il y a l'homme d'Europe occidentale, qui est un homme post-genre, un homme qui se transforme en intelligence artificielle, en mutant, en cyborg. Un batteur de transformation et de libération. Il se libère de toute forme d'identité collective - c'est son but, sa tâche - pour ne plus avoir de religion, de nation, de communauté, puis de sexe et, demain, d'appartenance au genre humain, et c'est aujourd'hui le programme de l'Européen occidental.

Les Chinois ont une manière différente de faire les choses en général. Même dans la tradition islamique, les choses se font différemment, parce qu'il s'agit fondamentalement de la relation de l'individu avec Allah, et que tout le reste ne l'inclut ni en tant que liberté ni en tant qu'être humain - c'est une anthropologie complètement différente dans tout ce monde islamique d'un milliard d'hommes. Ils peuvent être formellement d'accord avec certains modèles occidentaux, mais en réalité, soit ils ne les comprennent pas, soit ils les réinterprètent, ils ont leur propre langage, profondément enraciné. Dans la région de la Volga et dans le Caucase du Nord, ils continuent à la promouvoir. C'est pourquoi ils sont immunisés contre l'Occident. L'Inde, l'Afrique et l'Amérique latine ont également leur propre homme.

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Nous avons besoin d'une conception de l'homme russe, nous avons besoin d'une justification de l'homme russe, et c'est Dostoïevski, c'est notre philosophie, c'est Florensky, c'est le slavophile, c'est Soloviev, c'est aussi Berdiaev, mais l'homme russe est, avant tout, l'homme conciliaire - c'est la chose la plus importante. Pas un individu. Pour nous, l'homme est une famille, un clan, une nation, une relation avec Dieu, une personnalité. Pas un individu, mais une personnalité.

C'est là que s'arrête notre présence à la Cour européenne des droits de l'homme, car il y a une divergence sur le concept fondamental de l'être humain. Pour la Cour européenne des droits de l'homme et l'idéologie libérale occidentale, le droit de l'homme est individuel, pour nous il ne l'est pas, en termes de langage souverain.

Pouvez-vous imaginer comment la science humaine, c'est-à-dire les sciences humaines, change après que nous ayons modifié l'élément de base? Considérer tout différemment, réécrire tous les manuels de sociologie, d'anthropologie, de sciences politiques, de psychologie à la manière russe.

Oui, nous avons eu notre philosophie à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Mais nous devons nous refaire une idée de la personne russe qui est différente des autres - et immédiatement en tirer une langue différente.

La deuxième chose est l'idée du monde. C'est la chose la plus difficile. Nous pensons que les sciences naturelles sont universelles. Non, elles sont centrées sur l'Occident. Ce cosmos auquel nous avons affaire a été introduit et intégré dans notre conscience depuis l'Occident dans les Temps Modernes, en ignorant délibérément toutes les autres images du monde.

Le cosmos russe est semblable au cosmos européen médiéval - et complètement différent de celui de l'Occident moderne ; il est différent, même de Fyodorov ou de Tsiolkovsky, et nos recherches les plus intéressantes et les plus avant-gardistes dans les disciplines des sciences naturelles ont procédé d'intuitions fondamentalement différentes de la structure de la réalité.

Si, dans les sciences humaines, nous prenons essentiellement notre tradition philosophique, rejetons tout ce qui est libéral, tout le langage libéral, et mettons l'homme russe au centre, nous obtenons une nouvelle langue. Et dans les sciences physiques, cette tâche est bien plus compliquée : nous n'en sommes qu'au début et beaucoup de travail nous attend.

9782940523207.jpgEt, bien sûr, l'action est le verbe. Si nous parlons de la langue, nous avons une conception de l'action très différente de celle de la tradition d'Europe occidentale. Il s'agit davantage d'une praxis aristotélicienne que technologique. C'est la philosophie de la cause commune de Serge Boulgakov, car les Russes ne font pas les choses comme tout le monde. La notion aristotélicienne selon laquelle la praxis est le résultat de la libre créativité du maître et non l'exécution technique de la tâche d'un autre nous convient et telle est l'idée principale de la philosophie de l'économie, ce qui signifie que notre économie est différente. Nous avons donc une science différente et une pratique différente. Cela signifie que nous avons une dimension éthique de l'action, et non une simple dimension pragmatique/utilitaire et optimiste, ce qui signifie que nous faisons quelque chose dans un but éthique. C'est-à-dire que ce que nous faisons, nous le faisons, par exemple, parce que c'est bien, pour rendre ce quelque chose meilleur, beau, pour le rendre plus juste.

Changer le récit face aux défis fondamentaux auxquels notre pays est confronté sera impossible sans changer de langage.

Contre le libéralisme culturel

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Contre le libéralisme culturel

par Roberto Pecchioli

Source : EreticaMente & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/contro-il-liberalismo-culturale

Lors d'une discussion, un ami aux sentiments conservateurs a déploré le déclin de la moralité publique et privée et des liens communautaires, l'attribuant aux communistes, en particulier au soi-disant "marxisme culturel", l'orphelin vite consolé à l'ombre du mondialisme capitaliste. Autant le marxisme a d'innombrables défauts à nos yeux, autant nous n'avons pas envie de lui attribuer ceux qu'il n'a pas. Le courant politique brumeux que nous appelons habituellement le "marxisme culturel" n'est en fait rien d'autre qu'une brindille surgissant des flancs d'un monstre bien plus dangereux, le progressisme, un cocktail de libéralisme et de libertarisme culturel.

Ce n'est pas un hasard si elle est née, s'est développée et est devenue une tendance hégémonique aux États-Unis et en Grande-Bretagne, débordant des salles de classe et des campus universitaires pour devenir l'idéologie officielle de l'Occident en phase terminale. Même les "pères nobles" sont désormais surclassés, les universitaires adeptes de l'école de Francfort qui ont été placés dans des chaires aux États-Unis, dans les universités des classes dirigeantes, et y sont devenus des "maîtres vénérés". Les intellectuels allemands d'origine juive de l'Institut des sciences sociales de Francfort ont réussi, une fois débarqués en Amérique et après avoir changé de maître - dans la phase initiale en Allemagne, ils étaient liés organiquement à la jeune Union soviétique - ils ont lancé l'entreprise de séparer le marxisme du socialisme et du communisme. Ils ont mis l'accent sur sa composante la moins "populaire", réduisant tout à la libération des liens de la société "patriarcale" et de la personnalité dite autoritaire (Adorno), à atteindre par le déchaînement de l'éros (Marcuse). Ces idées étaient l'humus de la contre-culture des jeunes des années 60 et ont donc retraversé l'océan pour devenir les mots à la mode des soixante-huitards.

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Au fil du temps, la contre-culture est devenue la culture officielle, conquérant les arènes académiques, éditoriales et politiques jusqu'à devenir le sens commun de trois générations. Ceux qui connaissent l'histoire des partis communistes européens se souviennent du malaise, de l'agacement et de l'aversion mutuelle ouverte entre les communistes orthodoxes et les soixante-huitards imprégnés de Marcuse, du libertarisme extrême, de la sous-culture de la drogue et de certains genres musicaux et artistiques.

Devenu par hétérogénéité des fins - la ruse superlative de la superstructure libérale-capitaliste - une épreuve de force intra-bourgeoise puis post-bourgeoise, l'esprit soixante-huitard a évolué vers la vulgate du libéralisme en économie, du libertarisme en mœurs et valeurs, et du " droitisme ", avec l'étonnante substitution des droits sociaux - chers aux marxistes - par des droits dits civils, renvoyant à la sphère individuelle, pulsionnelle, intime et sexuelle.

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En ce sens, la culture de l'effacement des "éveillés" (woke), en plus d'être un autre produit des universités anglo-saxonnes, a opéré un singulier tripotage du marxisme. Au lieu des exploités du capitalisme - la classe prolétarienne comme moteur de la révolution communiste - toutes sortes de "damnés de la terre" (Frantz Fanon) ont été élevés au rang de héros de notre temps, considérés non pas comme une classe plus ou moins homogène à qui confier la palingénésie économique et sociale, mais comme des victimes à racheter.

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La nouvelle culture occidentale est indifférente à la question sociale mais très sensible à la dialectique victime-carnage. Le relativisme éthique et existentiel, le féminisme radical et l'idéologie du genre ne dérivent pas du tout du marxisme. Ils ont, le cas échéant, une dette envers l'école de Francfort, la première à avoir compris que les classes inférieures de la société ne sont pas révolutionnaires, mais paradoxalement conservatrices et réalistes, engagées dans l'amélioration de leurs conditions matérielles et sociales au sein du système existant.

D'où le choix de nouveaux sujets "révolutionnaires" : les femmes, les homosexuels, les minorités ethniques et raciales, à compenser par l'attribution de privilèges, de quotas réservés dans l'accès aux professions et aux fonctions supérieures (ce qu'on appelle la discrimination positive). De la lutte des classes marxiste, le libéralisme-libertarisme culturel est passé à la guerre des sexes, des orientations sexuelles et à la démolition méthodique de toute sphère de civilisation de référence. C'est l'oikophobie dénoncée par Roger Scruton et Alain Finkielkraut, la haine de soi qui pousse les gens à mépriser, jeter à la poubelle et condamner à la damnatio memoriae l'histoire commune.

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Plus concrètement, le marxisme interprétait l'histoire comme une lutte entre des classes aux intérêts opposés, exploiteurs contre exploités, la dialectique du maître et du serviteur héritée de Hegel. Karl Marx froncerait les sourcils et réprimerait à peine sa nausée si l'un de ses (prétendus) disciples chantait les louanges du complexe hétérogène de théories que l'intellectualisme paresseux regroupe sous le syntagme de "marxisme culturel". Dans son système déterministe, prétendument scientifique et dur comme du béton, il n'y avait pas de place pour le relativisme ni pour le féminisme bourgeois ; le prolétariat féminin était incorporé dans la révolution en tant qu'"armée de réserve" du capitalisme, qui incluait les femmes dans le monde du travail pour des raisons de concurrence entre les travailleurs et pour élargir la base de l'industrialisation naissante. Le marxisme pourrait encore moins accepter la théorie du genre et le principe selon lequel il n'existe pas de données naturelles-biologiques, mais seulement des rôles et des constructions culinaires.

Le terme même de "marxisme culturel" est équivoque : comment un ensemble confus de théories peut-il être considéré comme marxiste ? Ce serait contredire l'un de ses piliers : la superstructure dépend de la structure, donc le mode de production détermine la mécanique sociale. Un système économique est lié à un certain type de culture, et non l'inverse. Inversez les "relations de production" et tout le reste changera en conséquence, dit Marx. L'insolent progressiste "éveillé"/"woke" pense le contraire : il suffit de changer la culture. Le progressisme ne peut être marxiste car son horizon est interne au capitalisme, dont il partage la forme marchandise et la tension vers l'illimité.

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La liberté est confondue avec l'illimitation des choix des consommateurs. Le désir est l'étoile polaire, dans la même croyance que l'homme est une machine à désirer. Pourtant, le marxisme condamne le fétichisme de la marchandise ; le progressisme, le courant dominant du libéralisme culturel, considère tout, y compris l'homme, comme une marchandise. L'étiquette de prix le rassure, car elle certifie l'existence d'une offre qui correspond à une demande, même si elle est absurde ou immorale. Il existerait une sorte de droit de chacun sur tout qui finit par justifier le "droit d'exploiter librement son voisin, de s'accoupler avec son chien, et de s'efforcer allègrement de remplacer l'homme ancien par l'homme nouveau" (J.P. Michéa).

M02081260476-large.jpgEn outre, comment peut-on lier le marxisme à l'idéologie du genre ou au relativisme, alors que Lénine, dans Matérialisme et empiriocriticisme, a déclaré: "Chacun peut sans peine trouver des dizaines d'exemples de vérités éternelles et absolues, dont il n'est pas permis de douter, à moins d'être fou. Être matérialiste, c'est reconnaître la vérité objective, qui nous est révélée par les organes des sens. Reconnaître la vérité objective, c'est-à-dire indépendante de l'homme et de l'humanité, c'est admettre, d'une manière ou d'une autre, la vérité absolue".

Le libéralisme a mille visages, mais un principe unit toutes ses nuances infinies, la suspicion pour tout ce qui conditionne et qualifie la liberté, pour tout ce que nous n'avons pas choisi. Tous les libéralismes se définissent par la négative, c'est-à-dire par le concept de la liberté comme l'absence d'entraves extérieures. Le père le plus constant du libéralisme culturel est Benjamin Constant (portrait), le chantre de la liberté moderne, de la liberté libérale.

260px-Henri-Benjamin_Constant_de_Rebecque.png"C'est le droit de n'être soumis qu'à la loi, de ne pas être arrêté, condamné à mort ou maltraité de quelque manière que ce soit, par suite de la volonté arbitraire d'un ou plusieurs individus. Chacun a le droit d'exprimer son opinion, de choisir son activité et de l'exercer ; de disposer de ses biens et même d'en abuser ; d'aller et venir sans autorisation.  C'est le droit de rencontrer d'autres individus, que ce soit pour discuter de ses intérêts, ou pour professer le culte de son choix, ou simplement pour remplir ses jours et ses heures de la manière la plus conforme à ses inclinations et à ses fantasmes".

Nous comprenons l'attrait immédiat d'un tel programme; en réalité, il est destructeur de la société et est mis en œuvre au prix de la guerre de tous contre tous, c'est-à-dire, en définitive, de la loi du plus fort. L'individu libéral est le seul sujet agissant, une autre différence capitale avec le socialisme et tout penchant communautariste et identitaire. Il a le droit suprême de posséder et aussi d'abuser de ce qu'il possède ; il opine, il débat jusqu'à l'épuisement, il abuse de l'opinion, mais il n'a pas de convictions profondes ; la notion de bien et de juste lui est étrangère, sauf dans une clé subjective. Son but est d'agir sans autre limite que sa propre volonté et son propre plaisir. Comme Faust qui nie l'Évangile de Jean (au commencement était le verbe) et s'exclame : au commencement était l'action ! Et faustien est l'adjectif qu'utilise Oswald Splenger pour décrire la personnalité de l'homme occidental.

Il ne se soucie pas de la moralité ou de la justesse de ses actes : il suffit qu'ils soient "libres", c'est-à-dire non conditionnés par quoi que ce soit. Le seul juge, son Ego hypertrophié et souverain : le relatif absolu ! Pour lui, il ne s'agit pas d'orienter la liberté vers le bien, mais simplement de l'exercer. La fin n'est pas l'acte bon, mais l'acte libre. Les lois auxquelles il prétend se soumettre sont la volonté dominante et momentanée déclinée en normes écrites, le droit "positif", tel que dans la mesure où il est établi avec les procédures prévues par d'autres normes, également positives. C'est-à-dire provisoire, étranger à tout principe de droit naturel, qui pour lui n'existe pas, mais qui s'il existait devrait être aboli dans la mesure où il restreint la liberté. Logiquement, il finit par fuir les liens familiaux, les liens de la communauté d'origine, et toute autre idée ou modalité qui n'est pas choisie subjectivement avec une révocabilité illimitée.

augusto-del-noce-350x250.jpgLa post-modernité occidentale est un libéralisme/libertarisme accompli, tant dans les relations économiques et sociales que dans les choix existentiels. Aucun marxiste authentique ne pourrait être d'accord avec cela. Un autre élément du progressisme libéral contemporain est le manque de réalisme, le péché originel de l'idéalisme - commun à tous les épigones de Hegel - qu'Augusto Del Noce (photo) a surnommé "idéisme", ou la primauté de l'idée sur la réalité.

Descartes a commencé par "Je pense, donc j'existe", ce qui signifiait "Je pense, donc les choses existent". Dès lors, les hommes en sont venus à croire que c'est leur esprit qui crée les choses. Les réalités, en revanche, existent indépendamment de nous et le péché le plus caractéristique de la modernité est la croyance qu'elles n'existent pas en elles-mêmes, mais sont la projection de notre subjectivité.

Pour Chesterton, les hommes ont perdu le bon sens qui leur fait accepter la réalité. Il appelle à un retour à l'humble contemplation de la vérité : rien n'est plus éloigné de l'illimitation de l'homme faustien, oublieux de la leçon de concrétude de la grande philosophie, d'Aristote à Thomas d'Aquin. Cet oubli est le point de convergence entre les vestiges post-marxistes - détachés de leur ancrage avec la justice sociale - et le monde libéral.

Le marxisme est inter-nationaliste, c'est-à-dire qu'il accepte - tout en les transcendant dans le communisme - l'existence des nations, donc des racines. Le libéralisme l'a dépassé à gauche par le biais du progressisme, qui débouche sur le mondialisme, la citoyenneté universelle, l'anti-drapeau arc-en-ciel.  

Le socialisme et le communisme ont surgi du tronc libéral en réaction aux injustices intolérables, à l'exploitation de l'homme dans les premières révolutions industrielles. Le fruit ne tombe jamais trop loin de l'arbre. Et l'arbre est libéral, quelle que soit la fascination marxiste qui laissait croire à une incompatibilité totale.

L'inimitié était réelle, mais pas irrévocable. Cela a été démontré par la conversion rapide des marxistes occidentaux au libéralisme dans ses variantes libérales et libertaires. Ils ont hurlé contre le capitalisme, mais ont en fait scié l'arbre des identités, des peuples, de la famille, du bon sens. Tout à l'avantage des vainqueurs de 1989, qui ont pu se débarrasser d'un seul coup du concurrent et de tous les obstacles moraux, communautaires et spirituels qui ralentissaient sa course effrénée.

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Le vol de l'Icare libéral a effacé tous les héritages, mais les marxistes sans peuple et sans prolétariat ont été les aides de camp, les idiots utiles du libéralisme réel. Déconstruite, dénaturée, dénudée, l'humanité progressive est un fatras stérile de consommateurs. De biens, d'expériences, de droits, de soi. La liberté libérale a pris le pas sur la "libération" marxiste et consiste désormais en un choix hétéro-dirigé sur le seul rayon du supermarché entre des marchandises de couleurs différentes et de contenu identique.

Maudit soit nos enfants et nos frères, marxistes imaginaires, agents de l'ennemi libéral.  Et pauvres marxistes survivants et fiers de l'être qui croient encore à l'idéologie de Marx et Lénine ; pauvres de nous aussi, anciens conservateurs conscients qu'il n'y a rien à préserver, personnages à la recherche d'un auteur dont le drapeau est tombé. Divisés, ennemis en chef. Pauvres oints, nous ne serons pas ceux qui aplatiront Milan...

vendredi, 28 octobre 2022

La misère symbolique. Le philosophe Bernard Stiegler et l'ère hyperindustrielle

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La misère symbolique. Le philosophe Bernard Stiegler et l'ère hyperindustrielle

par Giovanni Sessa

Source: https://www.centrostudilaruna.it/la-miseria-simbolica-il-filosofo-bernard-stiegler-e-lepoca-iperindustriale.html

Nous avons longtemps soutenu qu'il serait nécessaire de se débarrasser de l'idée néfaste de la fin de l'histoire. La société contemporaine n'est pas le "meilleur des mondes possibles", elle est surmontable et amendable. Nous avons été confortés dans cette position par la lecture d'un récent ouvrage du philosophe français Bernard Stiegler, La misère symbolique. L'ère hyperindustrielle, publié en version italienne par Meltemi (pour les commandes : redazione@meltemieditore.it ; 02/22471892, pp. 164, euro 16.00). Le volume comprend une introduction de Rossella Corda, une postface de Giuseppe Allegri et un essai du groupe de recherche Ippolita, qui édite les œuvres de Stiegler en Italie.

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Que le lecteur sache que le penseur français ne se limite pas à élaborer un diagnostic des causes qui ont produit l'ère hyperindustrielle, mais propose une thérapie pour le malaise, tant individuel que communautaire, qui caractérise les relations humaines en son sein. En premier lieu, il se débarrasse du cliché de la post-modernité telle qu'elle a été théorisée par Lyotard et Baumann, cliché qui porte implicitement en lui la référence à un prétendu post-industrialisme, trompeur pour l'exégèse du présent. Il serait approprié d'utiliser l'expression d'âge hyper-industriel pour désigner notre époque : elle permet de comprendre l'incontournabilité de la tèchne et, surtout, le lien qui unit l'esthétique et le politique. Notre époque est celle du paupérisme du symbolique. Un tel paupérisme n'induit pas la définition : "du moi et du nous, à partir de la pauvreté d'un imaginaire colonisé ou surexploité par les technologies hyper-médiatiques [...] qui vicient la prolifération d'un narcissisme primaire physiologique" (p. 9). Conscient de la leçon Post-scriptum de Deleuze sur les sociétés de contrôle et, en ce qui concerne les processus d'individuation, de celle de Simondon, Stiegler présente un examen de la pensée symbolique comme pharmakon, poison et antidote à la fois: "dans le sillage de cette longue tradition qui commence avec Platon" (p. 10), conclut Corda.

Certes, ni les guerres conventionnelles ni les conflits sociaux n'ont disparu, mais le monde contemporain connaît une guerre plus envahissante, celle qui se déroule dans la sphère "esthétique", dont l'enjeu est la con-sistance symbolique. Pour Stiegler, le terme "esthétique" désigne le "sentiment" en général. Le politique vise la construction d'un pathos commun: "qui intègre notre partialité-singularité réciproque [...] en vue d'un devenir-un" (p. 11), par l'établissement de relations de sympathie, fondées aristotéliciennement sur la philia. On peut en déduire que la politique est un acte esthétique basé sur la "participation e-motive-créative" (p. 11), visant à la construction du corps social. Elle peut induire la réalisation du nous ou ouvrir des échappatoires dissolvantes. La seconde hypothèse se produit lorsque les "affects" sont pris dans le piège de l'exploitation réalisée par la Forme-Capital qui, colonisant l'imaginaire par le marketing, oriente la dimension désirante de l'homme et marchandise la vie.

9782081217843.jpgLe capitalisme cognitif et la société de contrôle, son corrélat historique, vivent d'un tel abus esthétique, si subtilement puissant qu'il détermine l'effacement de la honte prométhéenne qui, selon Anders, aurait accompagné, en tant que trait "affectif", l'âge de la technologie. Il est nécessaire, souligne passionnément le penseur, d'échapper à l'emprise de l'hétéro-direction socio-existentielle et: "remettre en mouvement les processus de désir actif" (p. 11). La guerre esthétique ne peut être gagnée qu'à condition de connaître les substrats complexes de rétentions sur lesquels se structure la production imaginale. Il ne suffit pas de s'arrêter aux rétentions primaires et secondaires analysées par Husserl. Les premières se constituent sur le présent de la perception (l'écoute d'une symphonie), les secondes sur les processus d'image (le souvenir de cette écoute), mais les plus pertinentes, dans la phase actuelle, sont les rétentions tertiaires, produites par la mémoire externalisée que nous fournit la technologie. Dans ce contexte, nous avons affaire à des "objets temporels industriels", qui donnent lieu à la répétition infinie d'expériences et de perceptions et qui influencent la définition du moi et du nous : "ils se déposent dans une sorte d'archive de base, aussi physique [...] qu'abstraite" (p. 13). De cette façon, nous atteignons le point d'écouter sans plus entendre, nous écoutons mécaniquement, comme des magnétophones humains.

Cette situation, et son possible renversement, est déduite, selon Stiegler, du film de Resnais, On connaît la chanson. La rétention tertiaire a ici le visage de la répétition du refrain des chansons, qui sont devenues la "mémoire collective", non pas d'un nous consolidé, mais du On social inauthentique, dont Heidegger a magistralement parlé. En même temps, les protagonistes de ce film visent à transvaloriser, à transformer leur "souffrance" symbolique en une action symbolique. C'est la possibilité esthético-politique dissimulée dans la misère imaginaire. Le penseur stimule le trait poïétique des hommes, de sorte qu'ils adhèrent : "à une autre capacité d'imaginer" (p. 15), qui ne peut se fonder sur un retour à un passé donné, non touché par l'implant technique, mais qui, de celui-ci, doit naître. Le Gestell est à considérer comme un lieu de décision : on peut y procéder au renvoi définitif du je et du nous (l'état actuel des choses) ou à leur re-constitution, au-delà de la marchandisation universelle en cours (cette position ne semble pas différente de celle de Jünger dans Le Travailleur).

Seule l'adhésion à une philosophie imaginaire, a-logique, comme l'idéalisme magique évolien, peut permettre aux poietes de se sentir perpétuellement exposés au novum, aux rythmes de la physis et au fondement qui la constitue : la liberté. Nous avons trouvé le livre stimulant à lire. Nous ne pouvons pas être d'accord avec l'auteur lorsqu'il affirme que la misère symbolique du présent a eu une manifestation claire dans le succès électoral des Lepenistes le 21 avril 2002. Peut-être faut-il lire, dans ce vote, une réponse "instinctive" à la misère symbolique, qui nous semble, au contraire, incarnée de façon paradigmatique, par la "mise en marche" de Macron, dans laquelle se sont dissoutes les certitudes "solides" de la gauche.

Une dernière considération : il est paradoxal que moi, votre serviteur, issu de mondes intellectuels très éloignés de Stiegler, partage certaines de ses analyses. Sur le sujet, nous attendons des contributions des représentants de la pensée de la Tradition, qui sont trop souvent occupés à répéter de vieilles leçons.

lundi, 24 octobre 2022

Le concept du sujet pauvre

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Le concept du sujet pauvre

par Darya Platonova Douguina

Source: https://www.ideeazione.com/il-concetto-di-soggetto-povero/

"Ne regardez pas ce que fait notre homme. Regardez ce qu'il s'efforce de faire".

F. M. Dostoïevski

Un trait caractéristique de la philosophie russe, selon certains historiens de la philosophie russe, est l'ontologisme de la pensée. La position de l'ontologisme en philosophie, contrairement à la position opposée du gnoséologisme, implique la considération primordiale non pas du processus de la pensée, mais de l'objet de la compréhension. Étant du côté de l'ontologique, nous cherchons avant tout à identifier et à répondre à la question : "QUOI est, QUOI est l'objet de notre connaissance, QUOI est le centre de notre intuition intellectuelle". Les adeptes du modèle ontologique cherchent avant tout à trouver, parmi tout ce qui "coule et change", un certain point fondamental, un point fixe, comme une grosse pierre dans une rivière de montagne au débit rapide. Et ce n'est qu'après avoir trouvé et saisi ce point d'appui, l'instance de l'être, que nous pouvons envisager notre processus de recherche intentionnelle de cette chose. Par conséquent, nous ne commençons pas à réfléchir à la pensée avant d'avoir défini ce qu'elle est et ce que nous pouvons comprendre. Les adeptes de cette méthode sont Parménide (idée de l'identité de l'être et de la pensée), Platon (recherche des idées en tant qu'instances réellement existantes) - qui ont tourné leur raisonnement vers la recherche d'une base immuable, porteuse d'être.

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Contrairement à l'ontologie, l'épistémologie cherche à comprendre le cours même de notre pensée depuis le tout début. Les adeptes de cette position (et la position elle-même a commencé à se développer activement après Immanuel Kant) portent leur attention sur la réflexion propre au processus de pensée. Dans ce modèle, la possibilité d'identifier un point de référence qui a son propre statut ontologique et devient une "chose en soi", incompréhensible pour la cognition, est remise en question. La seule chose qui reste à faire est d'étudier le processus de cognition lui-même. Dans cette méthode, le Sujet est extrêmement important, c'est lui qui devient le centre, son rôle est extrêmement grand.

Les philosophes russes sont loin de la position du gnoséologisme. Ceci est conditionné par le fait que l'idée même de Sujet et d'instance cognitive dans l'esprit russe est extrêmement vague et obscure. La culture russe, l'histoire russe et la religion russe n'acceptent pas le concept d'"individu", qui est un concept purement occidental, froid et détaché. Le collectivisme du peuple russe, visible même dans les plus petits détails du discours écrit (par exemple, dans le "I" minuscule par opposition au "I" majuscule en anglais), a une notion du sujet complètement différente. Et ce sujet est non-individuel, commun et unique à une multitude de personnes. C'est un esprit national, qui n'est jamais divisé en parties et qui pense, croit, comprend, écoute et comprend d'une manière tout à fait particulière.

Le sujet russe est absolument pauvre. Il est pratiquement inexistant, il est si grand qu'il commence à sembler trop petit. Il s'agit d'une pauvreté, non pas au sens classique de manque ou de besoin, mais d'une pauvreté qui surpasse les richesses et les émeraudes, comme la pauvreté d'un moine qui surpasse tous les trésors et les accumulations par son essence intérieure. Et le sujet est si pauvre qu'il est presque absent, que sa volonté, ses intentions pénètrent à peine à travers le brouillard de l'indistinction. Ce n'est pas seulement qu'il n'y a pas d'orientation vers quelque chose, mais qu'il n'y a pas de point d'origine initial, l'initiateur de cette orientation.

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Notre pauvre sujet russe est, en fait, la chose la plus secrète et la plus magique qui existe. C'est un être subtil. C'est l'être véritable. C'est un espoir qui n'est pas converti, mais qui est en train d'être.

Le peuple russe est pauvre. C'est une personne qui souffre, comme Job. Le peuple porte la bannière du Christ, la vérité fidèle, à laquelle il abandonne totalement son simulacre de réflexion, et il la porte héroïquement, à travers l'obscurité des âges et des menaces, de la douleur et de la souffrance... Sans trahir l'être authentique.

L'homme russe est trop large pour être un sujet. Et il a l'air pauvre. Mais cette pauvreté est la plus grande richesse - et cette ampleur - qui donne au monde son indéniable colonne vertébrale.

Et cette pauvreté, précisément cette pauvreté, douce, humble, non dirigée, parfois confuse et à peine comprise, est la véritable richesse russe. Celui qui est déjà, sans le savoir, au centre de l'être.

Au centre, où la richesse et la pauvreté ne sont que des catégories verbales. Au centre de la vérité absolue. Au centre de la lumière éternelle de la bonté, dans ce coin de l'âme où les mots sont trop épuisés pour exprimer l'infinité et les superlatifs de Dieu...

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Dromocratie. La vitesse comme puissance

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Dromocratie. La vitesse comme puissance

Alexander Douguine

Source: https://www.geopolitika.ru/article/dromokratiya-skorost-kak-vlast

Dans le monde d'aujourd'hui, la vitesse joue un rôle énorme. En tout. Dans l'opération militaire spéciale en Ukraine, nous, Russes, avons constaté que dans la guerre - dans la guerre moderne - c'est également l'un des facteurs clés. Beaucoup, beaucoup - presque tout - dépend de la rapidité avec laquelle on peut obtenir les renseignements, les communiquer au commandement de l'unité de tir et prendre la décision de frapper, ainsi que de changer rapidement et de quitter l'endroit d'où les moyens de tir viennent d'être localisés. D'où le rôle énorme des drones, des communications par satellite, du temps de transmission des coordonnées de l'ennemi, de la mobilité des unités de combat et de la rapidité de la communication des ordres à l'exécutant. De toute évidence, cet aspect a été sous-estimé lors des préparatifs de l'opération militaire spéciale, et nous devons maintenant le rattraper dans un environnement critique.

De même, nous avons sous-estimé notre dépendance vis-à-vis de l'Occident pour la technologie numérique, les puces et la fabrication de matériels de précision. Se préparer à une confrontation frontale avec l'OTAN et, dans le même temps, s'appuyer sur des éléments technologiques développés et produits soit dans les pays de l'OTAN, soit dans des États dépendants de l'Occident, n'est pas une preuve de grande intelligence.

Mais il ne s'agit pas de la dépendance occidentale dans le propos du présent article, mais du facteur vitesse. Le philosophe français Paul Virilio, qui a étudié l'importance de la vitesse pour la civilisation technique moderne, a proposé un terme spécial - la dromocratie. Du grec dromos (vitesse) et kratos (force, puissance). La théorie de Virilio repose sur l'affirmation que dans les nouvelles conditions de civilisation, le gagnant n'est pas celui qui est le plus fort, le plus intelligent ou le mieux équipé, mais celui qui est le plus rapide. La vitesse est ce qui décide de tout. D'où la volonté d'augmenter par tous les moyens la vitesse des processeurs et, par conséquent, de toutes les opérations numériques. C'est le point central de la plupart des réflexions sur l'innovation technique aujourd'hui. Tout le monde rivalise précisément en vitesse.

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Le monde d'aujourd'hui est une lutte pour la vitesse. Et celui qui s'avère être le plus rapide remporte le prix ultime - le pouvoir. Dans tous ses sens et dimensions - politique, militaire, technologique, économique, culturel.

Pendant ce temps, dans la structure de la dromocratie, la chose la plus précieuse est l'information. C'est la vitesse de transmission des informations qui est l'expression concrète de la puissance. Cela s'applique aussi bien au fonctionnement des bourses mondiales qu'à la conduite de la guerre. Celui qui est capable de faire quelque chose plus rapidement acquiert un pouvoir total sur celui qui hésite.

En même temps, la dromocratie, en tant que stratégie consciemment choisie, c'est-à-dire une tentative de dominer le temps en tant que tel, peut également conduire à des effets étranges. Le facteur de l'avenir entre en jeu. D'où le phénomène des transactions à terme et des fonds de couverture associés, ainsi que d'autres mécanismes financiers de nature similaire dans lesquels les principales transactions sont effectuées avec quelque chose qui n'existe pas encore.

L'idéal de la dromocratie médiatique serait d'être le premier à rendre compte d'un événement qui ne s'est pas encore produit, mais qui est très probablement sur le point de se produire. Ce n'est pas seulement du faux, c'est travailler avec le domaine du possible, du pro-bable. Si nous prenons un événement futur probable comme quelque chose qui s'est déjà produit, nous gagnons du temps et donc du pouvoir. Une autre chose est que cela peut ne pas se produire. Oui, et c'est possible, mais parfois l'échec de l'attente s'avère peu critique, et inversement, une prédiction confirmée, prise au préalable comme un fait accompli, offre d'énormes avantages.

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C'est l'essence de la dromocratie : l'élément temps n'est pas très simple et celui qui parvient à le soumettre obtient le pouvoir global total. Dans le développement des supers vitesses, la réalité elle-même est déformée et les lois de la physique non classique - préfigurées dans la théorie de la relativité d'Einstein et, dans une plus large mesure encore, dans la physique quantique - entrent en jeu. Les vitesses limites modifient les lois de la physique. Et c'est dans ce domaine que, selon Virilio, la lutte planétaire pour le pouvoir se joue aujourd'hui.

On retrouve des théories similaires dans le domaine plus appliqué et moins philosophique de la guerre réseau-centrée.  Et c'est précisément ce type de guerre réseau-centrée que nous avons rencontré au cours de l'Opération militaire spéciale en Ukraine. La principale caractéristique d'une telle guerre est le transfert rapide d'informations entre les unités individuelles et les centres de commandement. Pour ce faire, les soldats et autres unités de combat sont équipés de multiples caméras et autres capteurs, dont les informations convergent vers un point unique. S'y ajoutent les données provenant des hélicoptères, des drones et des satellites. Ils sont intégrés directement aux unités de combat et de tir. Et cette intégration complète du réseau fournit l'avantage le plus important - l'avantage de la vitesse. C'est ainsi que fonctionnent les HIMARS, les tactiques de groupe mobile et les DRG. Les communications par satellite Starlink ont également été utilisées à cette fin.

Les théories de la guerre réseau-centrée reconnaissent que la rapidité de la prise de décision se fait souvent au détriment de la justification. Il y a beaucoup d'erreurs de calcul. Mais si vous agissez rapidement, même si vous avez commis une erreur, il est toujours temps de la corriger. Le principe du piratage ou des attaques DoS est utilisé ici - l'essentiel est de pilonner l'ensemble de la position des troupes de l'ennemi, en recherchant les points faibles, la porte dérobée. Les pertes peuvent être assez élevées, mais les résultats, en cas de succès, sont très importants.

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En outre, la guerre réseau-centrée inclut, comme composante intégrale, les canaux d'information ouverts - en premier lieu, les réseaux sociaux. Ils ne se contentent pas d'accompagner la conduite des hostilités, en ne communiquant, bien sûr, que ce qui est bénéfique et ce qui ne l'est pas, en cachant ou en déformant au-delà de toute reconnaissance, mais ils opèrent également avec un avenir probabiliste. Encore le principe de la dromocratie. Ce que nous percevons comme des faux aujourd'hui n'est rien d'autre que le sondage et la stimulation artificielle d'un futur possible. De nombreuses contrefaçons s'avèrent vaines, tout comme les tentatives de percer les défenses de piratage sont souvent futiles, mais elles atteignent parfois leur but - et le système peut alors être détourné et subjugué.

La dromocratie dans la sphère politique permet de s'écarter des règles idéologiques rigides. En Occident même, par exemple, le racisme et le nazisme ne sont pas, c'est le moins qu'on puisse dire, ouvertement encouragés. Mais une exception est faite dans le cas de l'Ukraine et de quelques autres sociétés orientées vers la défense des intérêts géopolitiques de l'Occident. Le nazisme anti-russe et la russophobie sont florissants en Ukraine, mais l'Occident lui-même ne le remarque pas, l'évitant habilement. Le fait est que pour la construction rapide de la nation là où elle n'a jamais existé, et lorsqu'il y a en fait deux peuples sur un même territoire, on ne peut se passer du nationalisme, comme levier d'Archimède. Pour y parvenir le plus rapidement possible, des formes extrêmes sont nécessaires, y compris le nazisme et le racisme purs et simples. Et c'est à nouveau une question de dromocratie. Un simulacre de nation doit être créé rapidement. À cette fin, l'idéologie radicale, toutes les images et tous les mythes sur la propre exclusivité, même les plus ridicules, sont pris et tout cela est rapidement réalisé (avec un contrôle total de la sphère de l'information, en conséquence, les sociétés de l'Ouest ne le remarquent tout simplement pas).

L'étape suivante est la propagande tout aussi rapide de ces idées, qui n'ont rien à voir avec la démocratie libérale occidentale. Ce qui suit est la guerre, et les agresseurs sont dépeints comme des victimes et les sauveurs comme des bourreaux. L'essentiel est de contrôler l'information. Et si tout se déroule selon le plan des mondialistes, une résolution rapide suit, et après cela, les structures néo-nazies elles-mêmes sont tout aussi rapidement éliminées. C'est presque la même chose que ce que nous avons vu en Croatie lors de l'éclatement de la Yougoslavie. D'abord, l'Occident aide les ultra-nationalistes croates - les néo-Ustachistes - et les arme contre les Serbes, puis il les nettoie lui-même pour qu'il n'y ait plus aucune trace d'eux. L'important est de tout faire très, très vite. Rapidement, le néonazisme est apparu, a rapidement rempli son rôle, a rapidement disparu. Comme si cela n'était jamais arrivé.

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C'est exactement le secret de Zelensky. Ce comédien mercurial comme meneur n'a pas été choisi par hasard. Sa psyché est volatile et sujette à des changements rapides. Le politicien parfait pour une société fluide. Un moment, il dit et fait une chose, le moment suivant, il fait quelque chose de complètement différent. Et personne ne se souvient de ce qui s'est passé il y a une seconde, car la vitesse de circulation des informations ne cesse d'augmenter.

Et sur cette toile de fond, à quoi ressemblons-nous ? Dès que nous avons commencé à agir de manière rapide, décisive et presque spontanée (la première phase de l'opération militaire spéciale), un succès énorme a suivi. Près de la moitié de l'Ukraine est tombée sous notre contrôle.

Dès que nous avons commencé à ralentir l'opération, l'initiative a commencé à passer à l'ennemi. C'est là qu'il s'est avéré que la nature réseau-centrée de la guerre moderne et les lois de la dromocratie n'avaient pas été correctement prises en compte. Dès que nous avons adopté une position réactive, que nous sommes passés à la défensive et au retranchement, nous avons perdu le facteur vitesse. Oui, les victoires ukrainiennes sont pour la plupart virtuelles, mais dans un monde où la queue remue le chien, où presque tout est virtuel (y compris les finances, les services, l'information, etc.), cela ne suffit guère. L'anecdote des deux parachutistes russes sur les ruines de Washington se plaignant - "nous avons perdu la guerre de l'information" - est drôle, mais ambiguë. Après tout, il s'agit aussi de quelque chose de virtuel, d'une tentative de codage pro-babylistique de l'avenir. Cependant, lorsqu'il s'agit de vérifier la réalité, tout n'est pas aussi lisse. Ici, il faut soit abattre toute la dromocratie, la virtualité, toute la postmodernité centrée sur les réseaux, c'est-à-dire toute la modernité et tout le vecteur de l'Occident moderne (mais comment le faire en même temps ?), soit accepter - même si c'est en partie - les règles de l'ennemi, c'est-à-dire nous accélérer nous-mêmes. La question de savoir si nous, les Russes, serons capables d'entrer dans le royaume de la dromocratie et d'apprendre à gagner des guerres réseau-centrées (y compris l'information !) n'est pas une abstraction. Notre victoire en dépend directement.

Pour cela, nous devons tout d'abord comprendre - de manière russe et patriotique - la nature du temps. Combien nous sommes lents à tout comprendre, combien nous sommes arriérés, et combien nous sommes lents à mettre en pratique - cela semble même démentir le proverbe selon lequel "les Russes mettent longtemps à s'atteler, mais ils roulent vite". C'est maintenant le moment où, si nous n'allons pas très vite, la situation pourrait devenir très dangereuse.

Plus vite on le fait, plus vite on réparera les dégâts. Je ne parle même pas de doter nos soldats d'attributs de réseau, d'accélérer le processus de commandement et d'introduire des mesures efficaces de sécurité de l'information. Mais il est tout simplement nécessaire d'être à la hauteur d'un ennemi bien équipé.

Et encore : si la spéculation sur le prix des uniformes minimaux des mobilisés n'a pas été immédiatement suivie d'une vague rapide de représailles directes de la part des autorités, c'est un très mauvais signe. Quelqu'un au pouvoir s'imagine que nous sommes encore en train d'atteler, alors que nous nous précipitons déjà à pleine vitesse. Il est urgent d'y réfléchir. Sinon, nous risquons de nous précipiter, comment dire gentiment... Un peu dans la mauvaise direction.

La Dromocratie n'est pas une blague. Il ne s'agit pas de dépasser l'Occident. Il faut l'emporter sur son hubris vertigineux, mais pour ce faire, nous devons agir à la vitesse de l'éclair. Et de manière raisonnable. La Russie n'a plus le droit ni le temps de s'endormir et de se laisser aller à la léthargie.