Cette idée admise, il restait à déterminer les limites de la journée de travail. La presque unanimité des statuts en fixe le commencement au lever du soleil ou à l’heure qui suit ce lever. Pour beaucoup de métiers, le signal précis de la reprise du travail était donné par le son de la corne annonçant la fin du guet de nuit. En revanche, le travail ne finissait pas à la même heure pour tous les métiers. Parfois, il ne se terminait qu’à la tombée de la nuit, c’est-à-dire à une heure variable selon les saisons. Parfois, au contraire, le signal de la cessation du travail était donné par la cloche de l’église voisine sonnant complies, ou par le premier crieur du soir comme pour les batteurs d’archal ou les faiseurs de clous. D’autres métiers quittaient l’ouvrage plus tôt encore, à vêpres sonnées : ainsi des boîtiers et des patenôtriers d’os et de corne.
Le motif le plus souvent donné pour justifier cette limitation de la durée du travail est la crainte que la fatigue de l’ouvrier et l’insuffisance de la lumière n’exercent une influence fâcheuse sur la qualité de la fabrication. « La clarté de la nuit, dit le statut des potiers d’étain, n’est mie si souffisanz qu’ils puissent faire bone œuvre et loïal ». Mais l’intérêt de l’artisan lui même n’est évidemment pas étranger à l’adoption de cette mesure. D’après le statut des baudroiers, la limitation de la journée de travail a été instituée « pour eux reposer ; car les jours sont loncs et le métier trop pénible » (Livre des Métiers).
Par exception, quelques rares corporations autorisent le travail de nuit (ouvriers de menues œuvres d’étain et de plomb, teinturiers, tailleurs d’images, huiliers, boursiers). Chez les foulons, le travail finissait au premier coup de vêpres (en carême, à complies), ce que les statuts expriment en disant que les valets ont leurs vesprées (leurs soirées). Mais si le maître avait métier (besoin d’eux), il pouvait les allouer par contrat spécial pour la durée de la vêprée, après s’être entendu avec eux sur le prix. Toutefois cette vêprée ne pouvait se prolonger au delà du coucher du soleil, ce qui signifie sans doute ici : jusqu’à la disparition complète du soleil. La journée ouvrable était ainsi, moyennant un salaire supplémentaire, allongée de deux ou trois heures.
Les règles qui précèdent permettent de déterminer assez exactement la durée de la journée normale de travail dans les corps de métier. La journée, commençant presque uniformément avec le jour (ou tout au moins dans l’heure qui suivait le lever du jour) et se terminant le plus souvent au soleil couchant, sa durée était évidemment variable selon les saisons.
Théoriquement, cette durée de la journée de travail eût dû varier d’un minimum de 8 heures 1/2 en hiver à un maximum de 16 heures en été. Mais ce maximum de 16 heures n’était jamais atteint, et le travail effectif ne devait dépasser en aucune saison 14 heures à 14 heures 1/2. En effet, les règlements ou la coutume accordaient à l’ouvrier deux repos d’une durée totale d’environ 1 heure 1/2 pour prendre son repas (chez les ouvriers tondeurs de drap, au XIVe siècle, il était accordé une demi-heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner) ; en outre et comme il vient d’être dit, dans un grand nombre de métiers, le travail se terminait en toute saison à complies (7 heures), ou même à vêpres (4 heures du soir).
Quelques statuts renferment des dispositions spéciales. Ainsi, les statuts des foulons du 24 juin 1467 paraissant constater un ancien usage, fixent la durée du travail en hiver à 11 heures (de 6 heures du matin à 5 heures du soir) ; et en été à 14 heures (de 5 heures du matin à 7 heures du soir) ; mais il y a lieu de déduire de cette durée au moins 1 heure 1/2 pour les repas, ce qui suppose une journée de travail effectif de 9 heures 1/2 en hiver, à 12 heures 1/2 en été. Chez les ouvriers tondeurs de drap, la journée d’abord fixée en hiver à 13 heures 1/2 avec travail de nuit fut réduite en 1284 à 9 heures 1/2 par suite de la suppression du travail de nuit ; en été, ces ouvriers commençaient et finissaient le travail avec le jour.
En résumé, dans les métiers où le travail commençait et finissait avec le jour, la journée variait, déduction faite du temps des repas, de sept à huit heures en hiver à environ quatorze heures en été. Pour d’autres métiers en assez grand nombre, la journée de travail effectif évoluait entre huit à neuf heures en hiver et dix à douze heures en été.
La journée de travail de l’artisan du Moyen Age telle qu’elle vient d’être évaluée paraît au premier examen plus longue que celle de l’artisan moderne : elle était surtout plus irrégulière. Mais pour se faire une idée de la somme de travail fournie annuellement par l’ouvrier, il ne suffit pas d’apprécier la durée de la journée de travail, mais il faut tenir compte du nombre de jours de chômage consacrés au repos ou à la célébration des fêtes. Si l’on prend en considération cet élément d’appréciation, il devient évident que l’on n’exigeait pas de l’ouvrier du Moyen Age un travail sensiblement supérieur à celui de l’ouvrier du XIXe siècle : l’artisan du XIIIe siècle paraît même avoir été sous ce rapport plus favorisé que celui du XIXe siècle. L’énumération suivante des chômages obligatoires démontrera cette proposition. Le chômage est partiel ou complet selon les circonstances.
Chômage complet
Le travail est entièrement suspendu à certains jours consacrés au repos et à la célébration de cérémonies religieuses. Il en est ainsi :
1° Tous les dimanches de l’année. L’interdiction du travail se retrouve dans tous les registres des métiers et est sanctionnée par de sévères pénalités. On lit notamment dans les Registres du Châtelet, à la date du 17 mars 1401 : « Condémpnons Jehan le Mareschal esguilletier en 10 sols tournois d’amende pour ce que dimanche passé il exposa esguillettes en vente ».
2° Les jours de fêtes religieuses. Ces fêtes étaient alors très nombreuses, et le statut des talemeliers les énumère. La liste en est longue :
Les fêtes de l’Ascension et des Apôtres, le lundi de Pâques et la Pentecôte, Noël et les deux jours qui suivent Noël…
1° Janvier. – Sainte Geneviève et l’Epiphanie
2° Février. – La Purification de la Sainte Vierge
3° Mars. – L’Annonciation
4° Mai. – Saint Jacques le Mineur et saint Philippe ; l’Invention de la Sainte Croix
5° Juin. – La Nativité de Saint Baptiste
6° Juillet. – Sainte Marie Madeleine ; Saint Jacques le Majeur et Saint Christophe
7° Août. – Saint Pierre ès-Liens ; Saint Laurent ; l’Assomption ; Saint Barthélemy
8° Septembre. – La Nativité de la Sainte Vierge ; l’Exaltation de la Sainte Croix
9° Octobre. – Saint Denis
10° Novembre. – La Toussaint et les Morts ; la Saint Martin
11° Décembre. – Saint Nicolas
Au total 27 fêtes auxquelles il faut en ajouter sans doute encore, si l’on veut tenir compte des chômages collectifs ou individuels, une demi-douzaine d’autres : la fête du saint patron de la confrérie, celle des saints patrons de la paroisse, de chaque maître en particulier, de sa femme, etc. En somme le travail était complètement suspendu chaque année pendant environ 80 à 85 jours.
Chômage partiel
L’ouvrier bénéficie d’une réduction de la journée de travail :
1° Tous les samedis, soit 52 jours par an.
2° Les veilles ou vigiles de fêtes religieuses communément chômées « que commun de ville foire ». Ces veilles de fêtes représentent un nombre de jours sensiblement moindre que les fêtes elles-mêmes, car on ne compte qu’une vigile pour Noël contre trois jours fériés (Noël et les deux jours suivants) ; qu’une vigile contre les deux fêtes consécutives de la Toussaint et des Morts, etc. Les vigiles de certaines fêtes comme celles du patron de la confrérie, du patron de l’église paroissiale, etc., n’étaient pas chômées. Il n’en reste pas moins une vingtaine de vigiles de fêtes pendant lesquelles on chômait une partie de la journée. Il s’ensuit que pendant 70 autres journées environ le travail quotidien était sensiblement diminué.
Mais ici se pose une question très délicate. Dans la majorité des métiers le travail doit cesser le samedi au premier coup de vêpres ; dans certains autres à none ou à complies ou à tel signal donné par les cloches d’une église voisine. Parfois la cessation du travail à lieu : en charnage après vêpres ; en carême à complies. A quelles heures correspondaient ces offices et quel temps désignent ces dénominations charnage et carême. On est d’accord pour admettre que none correspondait à trois heures de l’après-midi. Mais en ce qui touche l’heure réelle de la célébration des vêpres et des complies au Moyen Age, de sérieuses divergences se rencontrent entre les érudits.
D’après de Lespinasse, l’heure de vêpres était au Moyen Age six heures du soir environ et celle de complies neuf heures du soir. La même opinion est adoptée par Eberstadt et par Alfred Franklin (Dictionnaire des corporations des arts et métiers, 1906). En revanche, Fagniez (Etudes sur l’Industrie à Paris au XIIIe siècle) émet cette opinion que vêpres se chantaient à quatre heures et complies à sept heures. Sans prétendre apporter ici une affirmation qui ne pourrait s’appuyer sur des preuves catégoriques, la fixation proposée par. Fagniez semble la plus conforme à la vérité, et nous pourrions même dire que vêpres se chantaient entre 3 et 4 heures (peut-être avec un changement d’horaire selon la saison).
En faveur de ce système milite tout d’abord un argument de bon sens. La disposition des statuts qui ordonne de cesser le travail le samedi à vêpres ou à complies a évidemment pour but, en abrégeant la durée du travail quotidien la veille du dimanche, de permettre à l’artisan d’assister ce soir là aux offices religieux ; c’est une mesure de faveur. Où serait la faveur si le travail ne devait cesser l’hiver pendant les jours les plus courts qu’à 6 heures du soir et l’été pendant les jours longs qu’à 9 heures ? Cette disposition serait alors non plus une réduction, mais plutôt une prolongation de la durée habituelle du travail quotidien qui doit finir normalement avec le jour. Car le jour finit en hiver bien avant six heures et même en juin et juillet, pendant la saison des jours les plus longs, avant neuf heures !
Par exemple, le statut des garnisseurs de gaines et des faiseurs de viroles (titre LXVI) renferme cet article 4 : « Nus du mestier ne doit ouvrer en jour de feste que commun de vile foire ne au samedi en charnage (de) puis vespres, ne en samedi en quaresme (de) puis complies, ne par nuit en nul tans ». Il est clair que cette prohibition de travailler la nuit en nul temps eût été violée chaque samedi en plein hiver si les ateliers étaient demeurés ouverts jusqu’à six heures et chaque samedi d’été où la nuit tombe avant neuf. Si au contraire on fixe vêpres à 4 heures environ et complies à 6 ou 7, il en résulte une abréviation notable de la durée du travail chaque samedi, surtout l’été en ce qui touche ceux des métiers où ce travail du samedi finit en toutes saisons à vêpres.
La tradition ecclésiastique est du reste favorable à cette interprétation. Selon l’abbé Martigny dans son Dictionnaire des Antiquités chrétiennes, « tous les témoignages prouvent que la psalmodie de vêpres – vespertina – avait lieu (dans la primitive église) après le coucher du soleil. Aussi soit en Orient soit en Occident, l’heure de vêpres fut-elle appelée lucernarium parce qu’on allumait les flambeaux pour cet office. On continua à chanter vêpres après le coucher du soleil chez les Grecs comme chez les Latins jusqu’au VIIIe et au IXe siècle. Ce n’est qu’à partir de cette époque que s’introduisit en Occident l’usage de l’Eglise de Rome qui récitait vêpres immédiatement après nones, avant le coucher du soleil ». Nones est fixé d’un avis unanime à trois heures du soir. Il n’est donc pas téméraire de conclure que vêpres devaient être chantées vers 4 heures, peut-être même plus tôt en hiver vers 3 heures ou 3 heures 1/2. La même cloche aurait alors sonné none et vêpres qui suivaient immédiatement none.
Nous disposons à cet égard d’un témoignage fort intéressant. En ce qui touche au moins le XVIe siècle, l’heure de la célébration de vêpres à Paris est fixée par un texte précis. « Tous compagnons apprentys du-dit métier (portent des lettres patentes de Charles IX de juin 1571 confirmant les statuts des patenôtriers d’os et de corne) seront tenuz de laisser besognes les quatre festes annuelles… après le tiers coup de vêpres qui est à trois heures après midy » Le texte cette fois est formel ; il date, il est vrai du XVIe siècle et non du XIIIe ; mais dans cet intervalle la fixation de l’heure des vêpres avait-elle changé à Paris ? A priori non. En 1514 en effet, une sentence du prévôt de Paris rendue à la demande des cordonniers, vise une requête de ces derniers disant que par les anciennes ordonnances du dit métier « avait été ordonné que nuls cordouenniers de Paris ne pourront ouvrer le jour du samedi depuis que le dernier coup de vêpres serait sonné en la paroisse ». Ces anciennes ordonnances sont le titre LXXXIV du Livre des Métiers dont le texte est expressément visé dans la sentence de 1514.
Or si l’heure à laquelle vêpres étaient sonnées avait été avancée ou reculée de 1268 à 1514, il paraît presque certain que les cordonniers en requérant en 1514 toute liberté de travailler désormais de nuit comme de jour et le samedi même après vêpres eussent fait mention de ce changement d’horaire ; ils insistent en effet avec détail sur les modifications survenues dans la technique de leur métier (plus grande difficulté dans la façon des souliers), alors qu’ils présentent la réglementation du temps de travail comme demeurée invariable depuis deux cents ans. « Lorsque icelles ordonnances avaient été faites ne y avait à Paris grand nombre de cordouenniers-varlets ne serviteurs et que de présent audit métier l’on ne se réglait sur lesdites ordonnances parce que deux cents ans et plus avaient été faites… » Nous conclurons donc qu’au XIIIe siècle les vêpres devaient être chantées entre 3 et 4 heures. Quant à complies, l’heure de neuf heures paraît également beaucoup trop tardive ; les données précises d’une fixation manquent encore plus que pour vêpres ; mais 6 à 7 heures paraissent bien correspondre à l’esprit des statuts qui font finir le jour ouvrable à complies en charnage pendant les jours longs.
Que faut-il entendre maintenant par charnage et par carême, termes que les statuts de métiers opposent l’un à l’autre pour faire finir le travail du samedi et des vigiles à vêpres en charnage et à complies en carême ? « Le temps du charnage ou carnaval qui précède le carême a été, dit de Lespinasse, employé chez les gens de métier pour désigner les jours courts depuis la saint Rémi (9 octobre) jusqu’aux Brandons, premier dimanche de Carême, comme l’ont dit quelques-uns. Puis le carême et le dimanche des Brandons qui coïncident avec les premiers jours de printemps ont été le point de départ de la saison des jours longs ». L’explication est certes séduisante, certains textes établissant en effet la division de l’année en deux saison : de la Saint-Rémi aux Brandons ; des Brandons à la Saint-Rémi suivante.
Mais aucun de ces textes n’identifie clairement les deux termes de cette division avec le charnage et le carême. L’opinion qui considère le mot carême comme comprenant dans le langage des métiers environ six mois de l’année – avril à octobre – la saison des jours longs, cette opinion paraît néanmoins assez vraisemblable ; car il serait étrange que le carême fini, et pendant toute la belle saison (d’avril aux premiers jours d’octobre), on fût revenu à des règles qui ne conviennent qu’à la saison d’hiver. Toutefois on ne peut ici apporter aucune certitude.
En définitive et tout compte fait, il résulte de ce qui précède que l’ouvrier du Moyen Age : 1° commençait et finissait son travail avec le jour. La journée était donc parfois plus courte, parfois plus longue que la journée du XIXe siècle ; 2° l’ouvrier fournissait dans une année un nombre de journées et d’heures de travail plutôt inférieur à celui que l’on exige de l’artisan du XIXe siècle. La moindre activité de la production, l’absence de toute spéculation, la régularité de la demande permettaient au maître de prévoir la quantité et la nature des objets qu’il devait fabriquer sans être obligé d’imposer à l’ouvrier des efforts extraordinaires. L’ouvrier travaillait donc moins longtemps, mais aussi son travail mieux équilibré, moins nerveux, moins surmené était plus soutenu, plus appliqué, plus consciencieux.