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samedi, 08 octobre 2016

Olivier Zajec ou la géopolitique au présent

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Olivier Zajec ou la géopolitique au présent

Comprendre le monde actuel au prisme de la géopolitique avec Olivier Zajec

Présenté comme une modeste introduction à la géopolitique, le livre d’Olivier Zajec est beaucoup plus que cela. Si ce n’est pas une encyclopédie de la géopolitique qui nécessiterait plusieurs volumes, c’est une très solide introduction à toutes les questions essentielles de ce domaine de la pensée.

Introduction-à-lanalyse-géopoltique-Olivier-Zajec.jpgQu’est-ce que la géopolitique ? Commençons par éliminer ce qu’elle n’est pas. Ce n’est pas une théorie des relations internationales parmi d’autres. Ce n’est pas non plus ce qui prend la place de la théorie des relations internationales. Disons le brutalement : la géopolitique ne dispense pas de lire Pierre Renouvin. La géopolitique est bien plutôt ce qui vient en amont. C’est la prise en compte des dimensions spatiales des relations internationales, et donc des politiques internationales. Par dimension spatiale, on entend non seulement les dimensions géométriques, mais les caractères de cet espace : habitable, hostile, fertile, aride, contrôlant ou pas les accès à l’eau, montagneux, symbolique, sacré, etc. En d’autres termes, on pourrait dire que la géopolitique est « la question cardinale de la structure spatiale du droit des gens ». (Carl Schmitt).

L’espace n’est pas neutre, c’est une agglomération historico-géographique  de lieux. Exemple : qu’est-ce que le Kosovo ? Un territoire guère plus grand (11 000 km2) que le département de la Dordogne (9 000 km2), et sans accès à la mer. Mais c’est à divers égards une patrie originelle de la Serbie. Il y a un fort enjeu symbolique pour les Serbes.

La géopolitique n’est pas une science, note Olivier Zajec. Elle n’est pas pour autant une idéologie. Elle est une série ordonnée de connaissances objectives. L’analyse géopolitique s’appuie sur des outils et des méthodes. Mais plusieurs types d’objectivité existent en parallèle. C’est pourquoi aucune analyse géopolitique ne peut aboutir à des préconisations de politiques internationales incontestables. L’analyse géopolitique reste par nature ouverte. Elle ne dispense pas les politiques de choisir. Elle indique des tendances, elle indique des fourchettes de risque. C’est beaucoup. Mais cela ne supplée pas à la décision.  En d’autres termes, la guerre peut être une fuite en avant, mais l’inaction peut aussi être une fuite en avant dans l’abdication de toute souveraineté. Il peut y avoir une surenchère dans l’agressivité, mais il peut y avoir une surenchère dans le renoncement. Cela peut concerner la géopolitique comme la géodémographie, qui en est une des branches.

Si la géopolitique s’appuie sur des arguments objectifs et rationnels, elle est traversée par des rivalités de rationalités. La nation-ethnie ou la nation-Etat, la logique des grands espaces ou la logique capétienne ont toute leur rationalité. Mais elles sont différentes. C’est pourquoi il y a non seulement une géopolitique par grands pays (Allemagne, France, Etats-Unis, Chine…) mais une pluralité de la géopolitique dans chacun même de ces grands pays. Chacun sait qu’aux Etats-Unis, il y a à la fois une tendance isolationniste, privilégiant le continent américain, et une tendance à un interventionnisme mondial, incarnée en ce moment par une Hillary Clinton. De même, chaque observateur sérieux sait que la géopolitique de Carl Schmitt dans les années trente et quarante n’était pas du tout la même que celle du NSDAP.

Pearl Harbour et la mappemonde de F-D Roosevelt

« Je vous demande d’étaler devant vous une mappemonde » disait le président Franklin D. Roosevelt quelques semaines après Pearl Harbour.  Effectivement, il faut toujours commencer par cela. Masses continentales, espaces maritimes, lignes de communication, sources de matières premières, masses démographiques, c’est le ba-ba de la géopolitique.

Non seulement la géopolitique n’est pas une idéologie mais elle prime sur celles-ci. « Ce sont les intérêts, et non les idées, qui déterminent directement les actions des hommes » écrivait Max Weber. Hitler était furieusement anticommuniste mais il n’aurait sans doute pas déclaré la guerre à une Argentine communiste. Il cherchait la domination à l’est, et donc l’asservissement de la Russie, quel que soit son régime.

Sans être idéologique, la géopolitique comporte d’évidents enjeux en termes de reconnaissance de soi par soi et par les autres. Ce sont des enjeux narcissiques toujours liés aux enjeux de puissance, qu’elle soit militaire ou économique.  C’est le cas de la Bolivie ayant perdu sa façade maritime depuis la guerre de 1879, de la Serbie depuis l’indépendance du Monténégro en 2006, de l’Ethiopie depuis l’indépendance de l’Erythrée en 1993 et donc la perte de l’accès à la mer pour Addis-Abeba.

Quant à l’Irak, lui accorder les iles de Warbah et Boubiyan pour élargir ainsi son accès à la mer n’aurait-il pas été une solution pour éviter l’invasion du Koweït, même s’il n’est pas douteux qu’il y avait aussi pour les Irakiens un enjeu symbolique, le Koweït étant ce qu’ils appellent la 19e province de l’Irak ?

***

Etats, empires, fédérations : les acteurs de la géopolitique sont pluriels. Mais il faut aussi compter avec les peuples, qu’ils soient sans Etats (Kurdistan, de moins en moins sans Etat du reste), ou sans vrai territoire (la Palestine dont les bouts épars de terrain ne forment pas un territoire défendable), voire à cheval entre deux Etats (Cachemire). Sans oublier les peuples mal à l’aise dans leur Etat (Québec dans le Canada, Corse dans la France ?).

L’analyse géopolitique peut-elle s’appliquer aux civilisations ? Peut-on raisonner en termes d’alliances – ou de choc – de civilisations ? Samuel Huntington a avancé une théorie, du reste beaucoup moins sommaire que la façon dont elle a été présentée. Le problème est que le degré d’unité et de réalité des notions de civilisations, par exemple d’Occident et d’Islam, reste à penser. Quelle unité entre l’Islam chiite iranien pro-russe et pro-eurasien et l’Islam sunnite jordanien pro-anglo-saxon ?  Il est clair qu’il n’y a pas de parenté d’orientation géopolitique mais bien plutôt une divergence de fond. On observera d’un autre côté qu’un musulman reste culturellement un musulman. On remarquera aussi que, malgré la fine opposition due à la Nouvelle droite entre l’Occident comme déclin et l’Europe comme projet de puissance, un Européen, quitte à être amener à s’éloigner de l’Europe, préfère généralement aller vivre aux Etats-Unis plutôt qu’au Yémen. Cela n’est pas douteux et c’est un fait de culture. Mais cela ne fait pas un projet géopolitique commun.

On observera aussi que la communauté de foi n’a pas empêché la scission entre Pakistan oriental et Pakistan occidental en 1971. Dans la géopolitique, de nombreux facteurs interfèrent et se hiérarchisent différemment selon les pays et les époques. D’où la différence des préconisations d’orientation géopolitique qui, répétons-le, ne constituent jamais une science. D’autant que les représentations du monde ne sont jamais loin de la géopolitique.

« Plutôt mourir en Européen que pourrir en Américain », a écrit Karl Haushofer. Les flux de biens, d’argent, de population mais aussi d’idées font partie de la géopolitique. « Nous avons l’intention d’être aimable envers tous […] Mais, tout aussi important, nous aspirons à rester nous-même ». disait récemment le premier ministre de Singapour.

article paru dans Polemia.com

Olivier Zajec, Introduction à l’analyse géopolitique. Histoire, outils, méthodes, éditions du Rocher, 248 pages, 17,90 €

vendredi, 07 octobre 2016

EUROPA - Robert Steuckers

 

EUROPA - Robert Steuckers

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mercredi, 05 octobre 2016

De moderniteit als mislukt experiment

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De moderniteit als mislukt experiment

door Jonathan Van Tongeren

Ex: http://www.novini.nl

De moderne mens leeft in een hiaat, zo oordeelt de Duitse filosoof Peter Sloterdijk. In zijn briljante en tegelijk verontrustende boek ‘De verschrikkelijke kinderen van de nieuwe tijd’ zet hij zich aan het uitmeten van dit hiaat.

Voor Sloterdijk is de moderniteit het gevolg van het hiaat. Als Sloterdijk van hiaat spreekt, dan bedoelt hij het proces van het opbreken van tradities en het afbreken van verwantschappen. Waarlijk modern is derhalve naar zijn overtuiging “dat vanuit het niets het tot dan toe overtuigde leven, dat in de experimenterende omgang met zichzelf het besluit verwerkelijkt, de verschoten traditie door intensieve hypothesen te vervangen.”

slotkinder42435.jpgSloterdijk verbindt dit hiaat ook concrete historische gebeurtenissen vast. Zo heeft in de Franse Revolutie, met haar voorlopige hoogtepunt in de executie van koning Lodewijk XVI op 21 januari 1793, de breuk met alles wat geweest is zijn definitieve manifestatie gevonden.

Sloterdijk trekt vervolgens de lijn van deze breuk en zijn gevolgen door, via Napoleon tot aan de Russische Oktoberrevolutie en de moord op de Romanovs. Zijn oordeel met betrekking tot deze gebeurtenissen kon nauwelijks harder uitvallen: Zonder het hiaat, dus zonder 1789 en 1793, hadden Napoleon noch Stalin een kans gehad.

Het tijdperk van de reparaties

Tegen deze achtergrond mag het niet verwonderen dat Sloterdijk ook geen goed woord over heeft voor de politici van tegenwoordig, die logischerwijze eveneens producten van het hiaat van 1789 zijn. “Waar de moderniteit het tijdperk van de projecten was, bewijst zich de postmoderniteit als het tijdperk van de reparaties. [..] Waar vooruitgang en reactie de leidende begrippen van de 19e eeuw waren, zijn lapwerk en reparatie die van de 21e eeuw. Grotere politiek lijkt nog slechts in de vorm van uitgebreide pechservice mogelijk.”

Maar waarom is dat zo? Waarom kan politiek tegenwoordig niets meer tot stand brengen, maar nog slechts repareren en zodoende noodzakelijkerwijs mank gaan? Het antwoord levert Sloterdijk in de vorm van wat hij ‘de beschavingsdynamische hoofdregel’ noemt: “In het wereldproces na het hiaat worden voortdurend meer energieën los gemaakt dan onder vormen van tot overlevering in staat zijnde beschaving gebonden kunnen worden.”

Deze zin barst van het Sloterdijkiaanse taalgebaar, waarvan we toe moeten geven dat ze niet altijd meteen eenvoudig te begrijpen is. De filosoof slaagt er zo echter in het hele drama van de moderne mens in één zin te condenseren. Het gaat er om dat de moderne mens steeds met meer te maken krijgt dan hij verwerken kan. De moderne mens laat het zodoende vrijwillig afweten.

De breuk met het verleden was immers een vrije keuze van de mens, die hem vandaag de dag steeds vaker op de knieën dwingt: “Alleen de ontkrachting van het verleden [..] bewerkt dat mensen zichzelf vrij moeten ‘uitkiezen’ of ‘uitvinden’. De vrijen zijn niet alleen diegenen die zich van een heer ontdaan hebben. Ze zijn ook diegenen die men zonder verklaring op straat heeft gezet.”

Diegenen die op straat zijn achtergelaten zijn voor Sloterdijk de ‘verschrikkelijke kinderen van de nieuwe tijd’. Falende opvoeding en vrijwillige zelfontaarding van vaders en moeders zijn hiervan voor Sloterdijk overigens niet meer dan een symptoom. Hij bedoelt met de verschrikkelijke kinderen al diegenen die kinderen van hun tijd moeten worden omdat ze zo graag met tradities breken of het zonder klagen accepteren wanneer anderen dat voor hen doen. Wie geen bindingen heeft en geen bindingen erkennen wil, is verloren en moet toegeven aan wat de tijd waarin hij leeft hem opdringt als schema voor denken en handelen.

Als men Sloterdijk volgt in zijn analyse van wat hij in de ondertitel van zijn boek het ‘antigenealogische experiment van de moderniteit’ noemt, dan is dat experiment in ieder opzicht mislukt. Zelfs links, dat in zijn ambities voor experimenteren met de mens het meest gedurfd was, wist volgens Sloterdijk geen enkel succes te boeken. Wel integendeel, links is naar zijn mening de politieke manifestatie van de mislukking om de grootheden ‘partij’ en ‘klasse’ op elkaar af te stemmen.

De vraag die overblijft, is die naar redding; of uitredding uit het experiment van de moderniteit mogelijk is en zo ja hoe. Sloterdijks antwoord kon niet eenduidiger zijn. Wie zich ervoor behoeden wil een kind van zijn tijd te worden, die mag niet toegeven aan hen die de breuk met de traditie tot een onomstotelijk dictum willen verheffen. Want voor het in-de-wereld-zijn is er ook wat Sloterdijk betreft geen alternatief. Ieder mens en dus ook de mens in de nieuwste tijd heeft het echter in de eerste plaats zelf in de hand hoe hij zich in dit bestaan inricht. Deze autonomie zou hij nooit op moeten geven.

N.a.v. Die schrecklichen Kinder der Neuzeit. Über das anti-genealogische Experiment der Moderne (Suhrkamp Verlag, 2014), hardcover, 489 pagina’s. In het Nederlands verschenen als: De verschrikkelijke kinderen van de nieuwe tijd (Uitgeverij Boom, 2015), paperback, 352 pagina’s.

 
 

lundi, 03 octobre 2016

Laurent Obertone, Guerilla

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Laurent Obertone, Guerilla

(Ring, 2016)

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

Obertone connait la France. Ses rouages, ses ressorts secrets. Il sait que tout cela est potentiellement déjà mort, que la structure est branchée sur respirateur artificiel et que « l’incident » qui tranchera les câbles peut survenir à tout instant.

Obertone imagine et montre.

Il imagine le scénario du pire et le pousse à son paroxysme. Ainsi, l’effondrement de la structure France qu’il dépeint se fait en trois jours. Trois jours entre notre situation actuelle et l’univers de Mad Max. Et oui, Laurent Obertone n’y va pas avec le dos de la cuillère!

Certains verront là une forme d’outrance et une dimension « irréaliste ». Mais là n’est pas le fond de l’ouvrage. Ce livre est le récit du « collapse » du système, de sa faillite à tous niveaux. Certes. Mais là n’est pas l’essentiel.

Car Guerilla, plus que l’histoire de l’effondrement, est plutôt le récit de la dépression occidentale, de la xénophilie à outrance, de l’ethnomasochisme total. Guerilla est un constat froid et résolument implacable sur l’état de notre société. Et surtout sur l’état de la psyché de « l’homme blanc » contemporain. De ses manies, de ses tares.

Obertone, par ce texte fort et acéré, prononce une accusation. Une accusation lourde et remuante. Pour formuler son réquisitoire, l’auteur se contente de montrer. Le livre bien qu’œuvre de fiction, et offrant au lecteur des revirements parfois surprenants, parle surtout du réel… Et le constat qu’il en tire est terrifiant.

Dans ce livre vous ne trouverez pas de héros, ou peut-être quelques rares figures attachantes mais résolument désenchantées, lucides. Trop lucides... Les personnages que l’auteur décrit avec une grande acuité sont, pour la plupart, atteints d’une forme de peste intérieure. Cette peste est incurable et nombre des protagonistes que vous rencontrerez à travers les quelques 400 pages du texte en crèveront… Et de manières peu réjouissantes.

obertoneguerilla.jpgDépressifs s’abstenir… Ce texte vous collera au cerveau pendant plusieurs semaines. Et les lueurs d’espérance n'y sont guère nombreuses.

Guerilla est aussi le récit de l’ultra-violence, du déchaînement absolu. Du ré-ensauvagement brutal des villes et des campagnes de l’Hexagone. De la livraison des cités de France aux barbares. D’ailleurs, l’auteur brille par ses descriptions. Il dévoile la violence totale. Pas de fard ni d’entourloupe. Toutefois, à aucun moment nous ne tombons dans le gore et l’outrance. Cela est un beau tour de force.

Vous trouverez aussi quelques passages truculents, car le chaos absolu que décrit ce livre peut être le prétexte à une forme d’humour. Un humour sombre : le meilleur.

Le récit est aisé à lire. Le style est clair, net. Les paragraphes sont courts et accompagnent les respirations du lecteur. Les amateurs de « punchlines » seront satisfaits.

Guerilla est à mettre dans toutes les mains. Certains se diront mal à l’aise en le lisant. D’autres y verront une prophétie. Parfois on vous hurlera dessus, on vous accusera de faire de la sinistrose et d’être un fasciste primaire. Il s’agit incontestablement de très bonnes raisons de l’acquérir et de le lire. Et surtout de l’offrir sur un ton narquois en affirmant : « Tiens, voici la France qui vient. Tu ne pourras pas dire que tu ne savais pas ».

Jacques Thomas / C.N.C.

Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.

Bruno Colson: «Clausewitz a toujours été noté comme un officier modèle»

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Bruno Colson: «Clausewitz a toujours été noté comme un officier modèle»

Ex: http://www.breizh-info.com

(Breizh-info.com) – Bruno Colson vient de publier une biographie très attendue de Clausewitz, aux éditions Perrin. Belge et francophone, Professeur à l’université de Namur, Bruno Colson, spécialiste d’histoire militaire, a publié notamment La Culture stratégique américaine. L’influence de Jomini, L’Art de la guerre, de Machiavel à Clausewitz et, chez Perrin, a présenté leDe la guerre de Napoléon

clausewitz-192x300.jpgCarl von Clausewitz (1780-1831) appartient à la catégorie des illustres inconnus dont l’oeuvre a masqué la vie. C’est en effet grâce à Vom Kriege (De la guerre), publié quelques années après sa mort, qu’il acquiert une célébrité qui va défier le temps. Cet immense traité reste considéré comme le plus important jamais consacré aux questions militaires et stratégiques, inspirant les plus grands généraux, mais également des intellectuels comme Guy Debord, Raymond Aron ou René Girard.

Or, Clausewitz a été aussi un officier supérieur de premier ordre et un acteur influent des guerres napoléoniennes. Témoin de la « grande catastrophe » de 1806, il devient l’un des artisans de la réforme de l’armée prussienne des années 1808-1811, puis participe à la campagne de Russie dans l’armée du tsar, la Prusse étant alors alliée de Napoléon, ce qui lui vaut une disgrâce durable à sa cour. On le retrouve dans les états-majors et sur les principaux champs de bataille jusqu’à Ligny et Waterloo où ses décisions prirent une portée considérable. Général, penseur, conseiller à l’occasion frondeur, mari aimant et ami exemplaire, il consacra les dernières années de sa vie à rédiger les récits de ses principales campagnes et à écrire son chef-d’oeuvre. Avec l’exigence et le talent qui le caractérisent, Bruno Colson est parti pendant plusieurs années à sa découverte, exhumant notamment de nombreuses archives inédites pour restituer l’homme dans ses multiples facettes.

Nous nous sommes entretenus avec l’auteur (ci-dessous) d’un ouvrage majeur, en Français, pour qui veut comprendre et découvrir la vie d’un homme dont les écrits sont fondamentaux en terme de stratégie militaire.

Bruno Colson – Clausewitz – Perrin – 27 € (cliquez-sur l’image ci-dessous pour le commander)

Entretien avec Bruno Colson

Breizh-info.com : Tout d’abord, qu’est-ce qui vous a amené à vous passionner pour l’histoire ? Pour l’histoire militaire ensuite ?

Bruno Colson : C’est une passion qui remonte à l’enfance et que j’ai « intellectualisée » ensuite. Comme le dit Jean Tulard, le déclic est souvent provoqué soit par les livres d’histoire illustrés, soit par les soldats de plomb. Dans mon cas, ce fut les deux. Ensuite, j’ai bien réalisé que la guerre avait toujours entraîné des souffrances et des malheurs indicibles. C’est un phénomène provoqué par les hommes et il mérite d’être étudié sérieusement.

Breizh-info.com : Si vous deviez résumer la vie de Clausewitz en quelques lignes, que diriez-vous ?

Bruno Colson : Issu d’une famille modeste mais désireuse de monter dans l’échelle sociale, Carl von Clausewitz a grandi dans le culte de l’armée prussienne et du métier d’officier, tout en étant doué d’une intelligence peu commune, d’une sensibilité de poète et d’une grande ouverture d’esprit. Témoin de l’humiliation subie par son pays face à Napoléon, il a redoublé d’efforts pour réformer l’armée prussienne et aussi comprendre ce qu’est fondamentalement la guerre. De là sont issus ses nombreux écrits, dont le plus important est Vom Kriege (De la guerre),toujours considéré comme l’ouvrage de réflexion le plus approfondi sur ce thème.

Breizh-info.com :  En quoi Clausewitz fut-il un grand officier avant d’être le théoricien que l’on connait ? 

Bruno Colson : Il a toujours été noté comme un officier modèle, très appliqué et connaissant parfaitement son métier. Il a d’abord réussi à traduire en textes les idées du général Scharnhorst, le grand réformateur de l’armée prussienne. En 1812, son choix de servir la Russie lui a permis de jouer un rôle capital dans le changement de camp de la Prusse, ce qui a préludé à la dernière grande coalition contre Napoléon. Comme chef d’état-major d’un corps d’armée prussien en 1815, il a contribué à la victoire alliée de Waterloo en résistant aux forces du maréchal Grouchy à Wavre.

Breizh-info.com : Clausewitz n’a-t-il pas finalement été « l’anti » Napoléon ?

Bruno Colson : Même s’il était déjà un officier intellectuel avant d’affronter Napoléon en 1806, la défaite infligée par celui-ci à la Prusse l’a effectivement marqué pour la vie. Clausewitz a vu Napoléon comme celui qui avait ouvert la porte d’une forme de guerre plus intense et plus violente. Il fallait donc, pour lui résister, s’inspirer de ses méthodes et faire appel à l’énergie du peuple, comme les Français le faisaient depuis leur Révolution.

Breizh-info.com : Votre ouvrage permet de se familiariser avec un travailleur acharné, et avec un penseur hors pair, en quête permanente de défi (pour lui-même, pour son armée …). Finalement, on dirait que Clausewitz a tellement pensé et agi qu’il n’a pas eu le temps de synthétiser son œuvre. Qu’en dites-vous ?

Bruno Colson : Son De la guerre est en effet inachevé, mais les spécialistes discutent du degré d’inachèvement et on découvre encore des manuscrits inédits. Clausewitz est mort à 51 ans, du choléra. Il n’a pas eu le temps de mettre la dernière main à son œuvre, qui était néanmoins presque terminée. Cela contribue paradoxalement à la richesse de celle-ci, car elle laisse la porte ouverte à des réflexions ultérieures, au fur et à mesure de l’évolution du monde. Clausewitz considérait d’ailleurs que son ouvrage ne devait pas servir de manuel sur le champ de bataille mais former l’esprit de son lecteur en aidant ce dernier à développer son propre jugement.

Breizh-info.com : Pourquoi ses écrits, presque deux siècles après sa mort, restent-ils toujours profondément d’actualité, lus, et assimilés, notamment au sein des armées modernes ? 

Bruno Colson : C’est dû à la profondeur de la réflexion clausewitzienne, qui ne s’enferme pas dans une époque mais cherche à comprendre « la guerre en soi ». Celle-ci se révèle en « une étonnante trinité », écrit Clausewitz, où interagissent les dirigeants politiques, les chefs militaires et les peuples. Ces trois groupes sont animés par des calculs rationnels, d’autres fondés sur des probabilités où il faut faire la part du hasard, et enfin des passions hostiles. L’ordre d’énumération de ces attitudes correspond plutôt à celui des trois groupes, mais pas toujours, ce qui engendre beaucoup plus de possibilités et permet de rendre compte de situations très diverses.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui différencie un Clausewitz d’un Sun Tzu dans l’analyse de la guerre ?

Bruno Colson : La réflexion de Sun Tzu est beaucoup plus laconique, ce qui la rend plus accessible dans notre monde de gens pressés. Elle est subtile et peut avoir plus directement des implications pratiques, mais elle n’atteint pas selon moi la profondeur de celle de Clausewitz.

Breizh-info.com : Quelles lectures conseilleriez-vous à nos lecteurs férus de cette époque, et de stratégie militaire ? Quels sont les livres qui vous ont marqué récemment ?

Bruno Colson : Les publications en anglais sont aujourd’hui, dans ce domaine comme dans d’autres, les plus nombreuses et les plus variées. Pour me limiter à des productions en français, je citerais d’abord le Relire De la guerre de Clausewitz, par Benoît Durieux. C’est une excellente introduction, qui peut être suivie du Clausewitz en France, où le même auteur retrace la façon dont les Français ont pris connaissance des idées du général prussien et les ont commentées et assimilées.

Jean-Jacques Langendorf offre un panorama plus large avec La Pensée militaire prussienne, une synthèse capitale qui part de Frédéric II pour s’arrêter en 1914. Jean-Yves Guiomar a bien alimenté le débat avec L’Invention de la guerre totale, XVIIIe-XIXe siècle, où il pointe la responsabilité des dirigeants révolutionnaires français, dont les buts de guerre avaient le grave défaut d’être trop vagues. Enfin, je citerais la version publiée de la thèse de doctorat de Gilles Candela, L’Armée d’Italie. Des missionnaires armés à la naissance de la guerre napoléonienne.

C’est une étude novatrice qui pourrait en susciter d’autres sur les différentes armées conduites par Napoléon.

Propos recueillis par Yann Vallerie

Photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2016 dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine

dimanche, 02 octobre 2016

Alexandre Mendel, La France Djihadiste

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Alexandre Mendel, La France Djihadiste

(Editions RING, 2016)

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com 

Impossible d'échapper à l'actualité, ou plus exactement à la réalité, en ce qui fut la période estivale de 2016. Après l'attentat du 14 juillet, il n'y eut quasiment pas un seul jour en Europe sans une attaque ou un attentat... L'Allemagne et la France commençaient à payer lourdement le prix d'une immigration-invasion de masse qui, en plus de nous remplacer, apporte avec elle l'islamisation de notre continent (des rayons halals dans les supermarchés aux terroristes islamiques en passant par le « fameux » burkini). Tout ceci n'est cependant qu'un début, et ce n'est pas La France Djihadiste d'Alexandre Mendel qui nous contredira…

Alexandre Mendel est journaliste, sa plume, il l'a notamment exercée dans Valeurs Actuelles. Sa spécialité est le travail de terrain, ce qu'on a coutume d'appeler le journalisme d'investigation. Etant donné le sujet abordé ici c'est un réel plus, bien que l’entreprise soit risquée. Ce dernier s'est d'abord intéressé aux départs pour la Syrie et son vivier français, la ville de Lunel dans l’Hérault. Sans doute, ses attaches régionales et familiales y sont pour quelque chose.... Au fur et à mesure de ses recherches se dessine un portrait sans concessions, mais réaliste, d'une France que certains ne veulent tout simplement pas voir (ou n'en soupçonnent qu'à peine l'existence).

alexandre-mendel-la-france-djihadiste1.jpgAlors, quelle est-elle cette France djihadiste ? A première vue, et sans minimiser la dangerosité des célèbres « déséquilibrés », elle ne se compose pas de moudjahidines féroces, n’en déplaise aux « néo-croisés ». En effet, il ne faut pas regarder du côté du prophète – dans tout ce qu’il a de belliqueux – mais plutôt du côté de la CAF et du CCAS du coin. Cas-sociaux, petits trafiquants ré-islamisés et paumés constituent le gros des départs pour la Syrie. Leur point commun ? Etre, pour la grande majorité, des enfants d’immigrés. Profils de déracinés nourris à l’occidentalisme plus qu’avec les versets du Coran, ces joyeux drilles rendent désormais la monnaie de leur pièce à tous ces bisounours droit-de-l’hommiste qui les ont traités en victimes pendant tant d’années… Ce n’est donc pas tant le coran qui est à l’origine des nombreuses conversions à l’islam radical -et aux départs pour la Syrie- mais plutôt le monde moderne. Déracinement identitaire, manque de verticalité et crise du sens ont fait beaucoup de mal. Sur ce dernier sujet, ce sont souvent des imams autoproclamés ou des organismes politico-religieux comme les Frères Musulmans qui l’exploitent, voire parfois des services de renseignements…

La France Djihadiste mérite d’être lu et médité. C’est une enquête très bien ficelée qui, au final, dresse un bilan plutôt inquiétant du rapport entre la France et l’islam radical. Car ce n’est pas tellement le message des prêches ou même les attentats qui, en soi, sont préoccupants ; c'est avant tout l’ampleur du phénomène, le nombre de candidats au Djihad, de terroristes, de loups solitaires etc. Mais est-ce si surprenant quand on sait que les gouvernements successifs ont laissé s’installer des enclaves ethnico-religieuses, ces fameuses No go-zones, si bien que l’on peut dorénavant parler d’un maillage territorial conséquent ? Et puis qu’en est-il de tous les musulmans qui ne se reconnaissent ni dans l’islam radical, ni dans les « valeurs de la République » ? Où étaient-ils lors des manifestations pour Charlie Hebdo ? Sont-ils descendus dans la rue après le 13 novembre ? Poser la question c’est déjà y répondre et, dans la perspective d’une « guerre civile » ethnico-religieuse, un tel silence est pesant. Mais dans un pays (de) soumis, est-ce si surprenant ?

Donatien / C.N.C.

Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.

jeudi, 29 septembre 2016

Mathieu Slama: «Le grand drame de la modernité»

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Mathieu Slama: «Le grand drame de la modernité»

 

Vous parlez d’une croisade de Moscou contre l’Occident, mais l’offensive n’est-elle pas plutôt menée par les États-Unis, Poutine se bornant à défendre les traditions ?

Il y a sans doute une part de provocation dans le choix du mot « croisade », mais aussi deux raisons essentielles : d’abord, Poutine lui-même a décidé, depuis quelques années, de s’attaquer frontalement au modèle libéral des sociétés occidentales. Non seulement il défend les valeurs traditionnelles de la Russie, mais il s’en prend explicitement aux pays euro-atlantiques, et à l’Europe tout particulièrement, qu’il accuse de rejeter ses racines et de tomber dans le « primitivisme », au mépris des « valeurs spirituelles de l’humanité ». Ensuite, le mot « croisade » contient une dimension éminemment religieuse, et il se trouve que c’est aussi sur ce terrain que Poutine s’en prend à l’Occident. Défendant « les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus », il s’est attaqué à plusieurs reprises à la conception européenne de la laïcité. On connaît aussi sa proximité affichée avec l’Église orthodoxe, qu’il lie étroitement, dans ses discours, au destin national de la Russie. 

Voici l’intuition de mon livre : ce qui se joue dans le conflit entre Poutine et les pays occidentaux est bien plus fondamental qu’un simple conflit d’intérêts sur les dossiers syrien ou ukrainien. Il y a, en arrière-plan de tout cela, le retour d’un vieil affrontement entre deux grandes visions du monde concurrentes : le monde libéral d’un côté, exaltant l’individu et son émancipation ; et le monde de la tradition, exaltant la communauté et l’enracinement.

Vous présentez Poutine comme une personnalité attachée à l’égalité entre les nations. Mais est-il vraiment cet apôtre du droit international et de la non-ingérence ? Nous pensons à la Géorgie, à l’Ukraine. Stratégie rhétorique ?

Un des mots les plus souvent utilisés par Poutine est « diversité du monde ». Dans son discours, l’Occident se rend coupable de vouloir modeler le monde à son image. Il y a là un argument essentiel qu’il faut entendre (stratégie rhétorique ou non) : l’Occident est persuadé que son modèle libéral est applicable au monde entier. Il suffit de feuilleter les reportages dans les médias français sur l’Iran, par exemple : on célèbre ce pays parce qu’il s’occidentalise ! Mais on crie à l’obscurantisme dès qu’il s’agit d’évoquer ses composantes traditionnelles. C’est tout le paradoxe de nos sociétés libérales : nous exaltons l’Autre mais ce n’est que pour annihiler son altérité. Il y a, dans cet universalisme occidental, un mélange d’incompréhension et de mépris. Cet universalisme est aussi dangereux quand il se transforme en action extérieure (cf. les ingérences occidentales catastrophiques au Moyen-Orient).

En revanche, il est exact que Poutine ne s’applique pas forcément cette règle de non-ingérence. Poutine n’est pas un saint : il y a, chez lui, une ambition impériale, liée à une volonté de protéger les intérêts stratégiques de la Russie face à une Amérique agressive et intrusive. Comme le disait Soljenitsyne, qui s’inquiétait du renouveau impérialiste russe, plutôt que de chercher à s’étendre, la Russie devrait plutôt s’attacher à conserver l’âme du territoire qu’il lui reste. 

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Faisant l’éloge de l’enracinement, vous prenez l’exemple de Bilbo, un Hobbit frileux à l’idée de quitter sa terre natale pour partir à l’aventure. Attachement que vous qualifiez de « noble ». Or, il me semble plutôt que les Hobbits incarnent cette prudence petite-bourgeoise, aux antipodes de la vraie noblesse qui est lutte pour la vie, mépris du confort matériel et passion pour les équipées lointaines.

Pour illustrer les limites du modèle libéral occidental, j’évoque, en effet, la belle parabole de Tolkien sur le combat de plusieurs communautés fictives qui luttent pour leur survie face à un ennemi technicien et guerrier. Les Hobbits sont des personnages intéressants car ils vivent en vase clos, selon des rites traditionnels immémoriaux. Ils partent à l’aventure à contrecœur, ayant sans cesse la nostalgie de leur terre durant leur voyage. C’est cette nostalgie que je trouve formidable, parce qu’elle représente tout ce que nous avons perdu en Occident. Le rapport à la terre, au lieu, comme disait Levinas, le sens de la mesure, la perpétuation de vieilles traditions qui donnent un sens à notre existence : tout cela ne veut plus rien dire pour nous autres Occidentaux. Les Européens ne comprennent plus qu’un seul langage, celui des libertés individuelles. C’est cela, le grand drame de la modernité.

Entretien réalisé par Romain d’Aspremont 

Essayiste

lundi, 26 septembre 2016

Le journaliste l’ignore, mais les mots ont un sens

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Le journaliste l’ignore, mais les mots ont un sens

Dans un essai consacré à la «langue des médias», Ingrid Riocreux s’attaque au langage tel que le pratiquent quotidiennement les journalistes. En analysant les propos tenus et les commentaires, elle parvient à une triste conclusion: faute de maîtriser le langage, les journalistes s’intéressent peu aux faits, ils préfèrent promouvoir des idées.

La Langue des médias est un essai stimulant qui s’attaque résolument au quatrième pouvoir en analysant ce qui fait sa force et sa faiblesse: le verbe. Le langage des journalistes  y est disséqué avec précision. Chercheuse associée à la Sorbonne, son auteure, Ingrid Riocreux, s’intéresse d’abord aux mots, à leur contextualisation ainsi qu’à l’énoncé, à la prononciation et aux fautes. Le correcteur qui sommeille chez tout auditeur lui saura gré d’avoir relevé (sa cible préférée est France Info) des «gouvernomon», «Ôrope» et «cor d’heure», sans oublier le «pople palestinien» et le délicieux «rrocourr rrochté». Certaines fois, cette prononciation hasardeuse induit d’admirables lapsus: ainsi, après le référendum sur l’Indépendance de l’Ecosse, on entend que «David Cameron s’est adressé aux cons du oui» (camp).

Elle pointe le mimétisme des journalistes, leurs tics de langage, ce «parler spécifique (vocabulaire, phraséologie, oui, mais aussi prononciation)» étant qualifié de «sociolecte». Certains de ces tics ne nous surprennent même plus:

«On se dirige vers un forfait de Mamadou Sakho.»

«Les frondeurs semblent se diriger vers une abstention.»

riocreux.jpgDésormais, une manif ne se disperse plus mais se disloque. Le verbe générer a remplacé susciter, tandis qu’impacter (avoir un impact sur) s’est imposé. On parle de déroulé (et non de déroulement) ou de ressenti (sentiment). Or, regrette-t-elle, cet appauvrissement du vocabulaire conduit parfois à des erreurs. Ainsi des violences qui se font désormais «en marge» des manifestations, alors qu’elles les accompagnent. «En marge» également, les agressions sexuelles de la place Tahrir en Égypte? Pourtant, les violeurs étaient aussi des manifestants.

On aborde ici l’enjeu politique du langage: «De l’adoption du mot à celle de l’idée, il n’y a qu’un pas.» Ingrid Riocreux note que les journalistes s’approprient aisément des mots et expressions d’origine militante, comme le terme de «sans-papiers», forgé par la «gauche radicale altermondialiste pour en finir avec la force péjorative du mot clandestins». Terme, s’amuse-t-elle, utilisé sans sourciller par… Valeurs actuelles, tout comme ceux de «migrants» ou d’«islamo-fascisme». Le journaliste n’analyse pas les mots mais les reprend à son compte. Il court alors le risque de se tromper:

«On ne parle presque plus de romanichels, de gens du voyage, de bohémiens, de tziganes, de nomades ou de gitans, mais de Roms (même quand ce ne sont pas des Roms).»

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Sans doute de manière inconsciente, le journaliste recourt aisément à des qualificatifs qui discréditent celui qu’ils désignent. Invariablement, les médias opposent climatologues et climato-sceptiques. Or, ce dernier terme renvoie à une forme d’incompétence donc d’illégitimité –comme s’il était inconcevable qu’il y ait des climatologues sceptiques.

Des convictions en forme d’évidence

Si l’«eurosceptique» est admis, il en va tout autrement pour l’europhobe. On signifie à la fois qu’un «parti est europhobe (et) qu’il a tort», estime Ingrid Riocreux, pour qui les journalistes distinguent ici «un anti-européisme toléré (Nicolas Dupont-Aignan par exemple) et un anti-européisme nauséabond, qu’on se doit de détester (le Front national)».

Après tout, cette nuance pourrait être légitime si elle était à l’œuvre pour désigner également les partisans de l’Europe. Mais les journalistes se contentent des «europhiles» et ignorent les «eurobéats», considérant que cette dernière tournure est «née dans la bouche des anti-Européens». En fait, les journalistes sont eux-mêmes europhiles (que l’on se souvienne des débats de 2005) car il s’agit pour eux de «la seule posture moralement acceptable.» C’est une «conviction en forme d’évidence» (Alain Minc parlait ainsi du passage à l’euro).

Inconscients ou non, les choix partisans sont multiples. Tandis que le terme «islamophobe» est entré dans le langage courant, celui de «christianophobe» reste marginal. Ou alors fortement nuancé: «Les catholiques espèrent une forte mobilisation contre ce qu’ils appellent un acte christianophobe.» «Madiba», surnom affectueux donné par ses partisans à Nelson Mandela, est utilisé sans la moindre précaution de langage alors qu’il ne viendrait l’idée à personne de parler de Kadhafi comme du «frère guide.»

Des précautions oratoires qui induisent le soupçon

Les précautions de langage s’observent dans tout ce qui touche à l’islam. Evoquant deux faits divers, Ingrid Riocreux analyse les étranges choix rédactionnels qui conduisirent à oblitérer les noms des meurtriers, mais pas ceux de leurs victimes.

En janvier 2010, Hakim est poignardé dans un lycée. Pour désigner le meurtrier, les journalistes recourent à la périphrase: un camarade, l’agresseur, un jeune homme, le suspect… Son prénom, Islam, est révélé par la réinfosphère ou fachosphère –selon le camp dans lequel on se situe. «Le journaliste, en s’évertuant à dissimuler le nom de l’agresseur, n’est ni méchant ni mauvais: il croit bien faire.» En fait, poursuit-elle, il anticipe «constamment la réception de son discours et, partant, l’interprétation qu’en fera l’auditeur».

webjournaliste.jpgDeux ans après, un assassinat similaire survient (le meurtre du jeune Kilian, en juin 2012). Le Monde choisit de désigner le suspect comme un… Vladimir avant de préciser que «le prénom a été changé». S’ensuit un courrier des lecteurs auquel répond le médiateur: il s’agissait de respecter l’anonymat du suspect «conformément à la loi» – argument fallacieux tant cette précaution est rarement respectée par ailleurs.

Pour Ingrid Riocreux, ces scrupules sont contreproductifs: «En se refusant à donner une information qu’il estime dangereuse, le journaliste pousse son auditeur à chercher par lui-même et à trouver, non seulement l’information en question, mais un faisceau d’éléments supplémentaires qui vont dans le sens opposé à la position défendue par les médias de masse». D’où la perte de confiance et le discrédit de la profession, régulièrement mesurés dans les sondages.

Le camp du bien

Le langage résulte donc d’un choix politique qui est en général celui que le journaliste estime être le camp du progrès ou du bien. Ingrid Riocreux se refuse à établir une opposition droite-gauche, préférant parler d’une adhésion au sens de l’histoire. «Le journaliste est un croyant (et) sa raison lui dit qu’on ne peut pas aller contre l’histoire.» En témoignent l’utilisation fréquente d’adverbes temporels: déjà, encore, pas encore. Ainsi, le «mariage homosexuel est déjà autorisé dans dix pays» tandis que la peine de mort «est encore légale dans une centaine de pays.» Ce faisant, le journaliste n’informe pas le lecteur ou l’auditeur mais lui dit plutôt «ce qu’il doit comprendre.»

Ni droite ni gauche? Interrogée par Slate.fr, Ingrid Riocreux préfère parler d’un «bain lexical et idéologique: nous sommes tous amenés à prendre position en utilisant tel ou tel mot». Il s’agit de dénoncer «le mythe de la neutralité. Le choix des mots n’est jamais innocent. C’est très bien d’être engagé politiquement mais il faut l’assumer. Ce qui m’embête beaucoup, c’est quand le journaliste prétend ne pas l’être, comme lorsqu’il défend le mythe de la neutralité de la radio du service public».

Employant le terme «manipulation» avec précaution, elle estime que le journaliste est davantage manipulé que manipulateur et lui préfère celui d’«orientation». Le journaliste n’a pas les outils pour décrypter les discours et la rhétorique. L’aisance avec laquelle des personnages politiques se jouent d’interviews mal préparées ou trop révérencieuses le montre aisément.

Le choix d’accompagner ce qu’il est convenu d’appeler le «politiquement correct», dans des domaines aussi différents que l’écologie, l’art contemporain, la politique vaccinale ou éducative, montre également la difficulté d’appréhender ces sujets, voire de les maîtriser suffisamment pour pouvoir bien informer. Pour réhabiliter la méthode syllabique, «trop idéologiquement marquée», il suffit de lui donner son autre nom, moins connu, de méthode explicite. Les journalistes s’en satisferont.

Enfin, le journaliste «n’enquête que sur les gens à qui il veut nuire»: un groupe d’opposants à l’IVG est un sujet à traiter, mais on ne fera jamais d’«infiltration dans un centre du Planning familial». Tout comme on évitera de montrer certaines images trop violentes afin d’en protéger le spectateur: l’IVG, relève-t-elle, est invisible et, comme le foie gras, les «détracteurs seuls (en) montrent les images.» Paresse sélective de l’enquêteur? Certains sujets sont soumis à un «silence médiatique obligatoire», qui irrigue jusqu’au «monde universitaire où il est pourtant de bon ton de critiquer les médias».

«Il ne s’agit pas ici de prétendre qu’enquêter sur les réseaux islamistes ou les groupuscules néonazis soit sans intérêt. La question n’est pas là; ce qu’il faut regretter, c’est le panel restreint et répétitif des sujets traités.»

Les médias en font-ils trop ou pas assez?

A la question, récurrente sur beaucoup de sujets, sorte de marronnier nombriliste, «les médias en font-ils trop?», elle oppose cette assertion: «le journaliste ne se demande jamais s’il n’en fait pas assez».

Décodant un article des Décodeurs consacré à la photo du petit Aylan («Mensonges, manipulations et vérités»), elle montre comment, faute d’une contre-enquête, il en vient à donner du crédit aux rumeurs qu’il entend démonter. Les enfants avaient-ils des gilets de sauvetage? La rumeur prétend que non. Réponse du Monde: «On ne sait pas si les enfants portaient les gilets.» 

«Autre argument des complotistes», poursuit le quotidien du soir : «la famille d’Aylan n’était pas une famille de réfugiés politiques mais de réfugiés économiques car ils ne vivaient plus dans une zone de guerre (en Syrie) mais dans un pays en paix (la Turquie). C’est oublier un peu vite que la famille a vécu pendant une longue période en Syrie (native de Kobané, dans le nord de la Syrie, elle vivait depuis quelques années à Damas, avant de fuir les combats)…» Cette réponse, observe Ingrid Riocreux, ne fait que confirmer ce que disent les complotistes, en reformulant leur argumentation de manière positive.

Etablissant un parallèle (osé, pour le moins) avec les enfants noyés dans les piscines où nul cadavre n’est jamais montré, elle affirme que «la photo d’un enfant mort n’est pas informative, elle est injonctive». En fait, la contre-enquête n’en est pas une. Pour les médias, la photo en soi devrait suffire.

La perte de crédit de la profession est sans doute là, dans cet exercice insatisfaisant du métier de journaliste. L’émergence des réseaux sociaux et, surtout, de sources d’information alternatives est pourtant un signal alarmant.

«Faute d’avoir les moyens d’analyser les techniques du discours, nous ne croyons plus rien ni personne. Ni le journaliste ni celui qu’il interroge. […]. Nous accordons une vertu excessive aux sources d’information alternatives. Elles ne racontent pas forcément autre chose mais elles le racontent autrementOr, met-elle en garde, «la réinfosphère recourt […] volontiers aux méthodes des désinformateurs qu’elle prétend dénoncer.»

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Analyse et polémique

En lisant cet ouvrage, je m’attendais à le voir analysé, critiqué, encensé ou démoli. Il a été étrangement peu commenté. «Je critique les grands médias; il est normal qu’ils ne se précipitent pas pour parler du livre», explique l’auteur à Slate, se disant «plutôt agréablement surprise» de sa réception. A l’exception d’un article à charge de L’Obs (ici, avec réponse d’Ingrid Riocreux ici), d'une critique, intelligente et honnête, dans Vice, c’est plutôt la droite qui s’en empare (Atlantico, Éric Zemmour…). Tenant désormais un blog sur Causeur, Ingrid Riocreux n’écarte pas le risque d’une politisation facile de ses écrits.

À tort. D’abord, la compétence universitaire est indiscutable (agrégation et doctorat), tout autant que la capacité à aligner, donc à décrypter, des phrases incompréhensibles (qu’on lise le résumé de sa thèse), sans négliger un plaisir évident à la joute intellectuelle.

La Langue des médias laisse pourtant une étrange impression. Elle y pose d’excellentes questions, apporte de bonnes réponses mais s’appuie sur des exemples pour le moins polémiques. IVG, climato-scepticisme, mariage homosexuel, l’affaire Méric, islam, migrants…: les sujets qu’elle choisit sont sensibles, ce qu’elle ne peut ignorer. Montrant quel camp choisissent les journalistes (en faveur de l’IVG par exemple), elle décrypte leur discours et observe qu’il tient à déprécier ceux qui s’y opposent.

Est-ce pour Ingrid Riocreux une manière de se protéger en choisissant un angle d’attaque qui, de facto, l’expose à des réactions indignées des journalistes? Lesquels s’exonéreraient alors d’une lecture attentive  de son livre? Elle confie à Slate avoir écarté des sujets qu’elle connaît mal (l’économie, par exemple[1]), pour privilégier des «thèmes que tout le monde maîtrise à peu près, ceux dont il est question dans les dîners en famille et qui créent des frictions».

Soutenir une manière d’équité dans le traitement des informations appelle d’importantes réserves. On se souvient de la phrase de Jean-Luc Godard: «L’objectivité, ce n’est pas cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les juifs». Cet apparent équilibre de l’information n’en est pas un. N’est-il pas normal que les médias accordent plus d’intérêt ou de bienveillance à des sujets qui sont devenus la norme, notamment sous une forme législative, même si le débat resurgit parfois?

C’est prendre le risque que le journaliste du «camp du bien» ignore cet ouvrage, alors qu’il devrait le lire, ne serait-ce que pour interroger sa manière de restituer des informations (qu’Arrêt sur images ne l’ait pas même évoqué me laisse pantois). Et ne plus jamais dire à un interviewé cette phrase péremptoire, «Je ne peux pas vous laisser dire cela», alors que, justement, son rôle est de lui faire dire cela.

1 — Et c’est dommage, car il y a aussi matière à étude. Exemple: chaque été, à quelques jours d'intervalle, sont publiées deux études similaires dans leur approche. L'une conclut à un jour de «libération fiscale», l'autre calcule le jour où la planète commence à «vivre à crédit». Dans Le Monde, la première étude est jugée «non sérieuse», avec une longue analyse des Décodeurs, rubrique censée en revenir aux faits. Suffisamment «non sérieuse» pour que le journal y consacre deux articles (en 2014 et 2016), un tweet en 2015 renvoyant à l'article de l'année précédente. En parallèle, l'étude consacrée à la planète trouve un écho favorable, avec un article chaque année (20142015, 2016) qui en retrace les conclusions, avec force schémas. Dans un cas, le calcul n'est pas pris au sérieux; dans l'autre il l'est. Sans autre explication possible qu'un choix éditorial, ou moral. Retourner à l'article

Logique des révolutions

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Logique des révolutions

À propos de : Hamit Bozarslan et Gaëlle Demelemestre, Qu’est-ce qu’une révolution ? Amérique, France, Monde Arabe, 1763-2015, Éditions du Cerf.


Ex: http://www.laviedesidees.fr
 

Avec les « Printemps arabes », la question du fait révolutionnaire s’est vue posée à nouveaux frais. Suivant une démarche comparatiste, H. Bozarslan et G. Delemestre analysent le lien entre révolution et processus démocratiques, et reviennent sur le rôle des intellectuels dans la dynamique révolutionnaire.

revolutionslivre.jpgRecensé : Hamit Bozarslan et Gaëlle Demelemestre, Qu’est-ce qu’une révolution ? Amérique, France, Monde Arabe, 1763-2015, Paris, Éditions du Cerf, 2016, 400 p., 29€.

Depuis l’hiver 2010-2011, les soulèvements de populations dans différents pays arabes ont fait couler beaucoup d’encre. Les innombrables travaux sur le sujet ont cherché à comprendre les causes et les circonstances locales des révoltes arabes. Mais ces soulèvements ont surtout montré le besoin de repenser le fait révolutionnaire. Car, en faisant revenir « l’âge des révolutions » sur le devant de l’Histoire, « le Printemps arabe » a remis en cause les anciennes grilles d’analyse. Redéfinir le fait révolutionnaire et créer de nouveaux outils d’analyse à l’aune des soulèvements arabes est justement l’ambition de Qu’est ce qu’une révolution ? de Hamit Bozarslan et Gaëlle Demelemestre.

Dans cet ouvrage, les auteurs poursuivent la réflexion sur les révolutions arabes dans la démarche comparatiste initiée en 2011 par H. Bozarslan et al. dans Passions révolutionnaires [1]. Rédigé pendant le « Printemps » tunisien, ce livre comparait les crises révolutionnaires ayant éclaté au Moyen-Orient au cours du XXe siècle avec d’autres révolutions non occidentales. Pour sa part, Qu’est-ce qu’une révolution ? met les récentes révolutions arabes en parallèle avec les deux références historiques classiques en matière de contestation que sont les révolutions américaine et française. Ce faisant, l’ouvrage explore le rapport entre l’attente d’un changement révolutionnaire et l’idée de démocratie. Cette approche novatrice redonne toute leur place aux revendications démocratiques exprimées au commencement des soulèvements arabes, rappelant les dilemmes qu’ont dû affronter, en leur temps, les révolutionnaires américains et français.

Le concept de « révolution », entre slogan et catégorie scientifique

La première chose que les révoltes arabes ont remise en cause, c’est le terme de « révolution » même. A la fois rigide et polysémique, il ne permettait pas de rendre compte des différentes évolutions des « Printemps arabes ». Le retour des régimes liberticides, l’éclatement de guerres civiles et l’abandon des revendications démocratiques par une grande partie des populations qui ont suivi les contestations étaient loin de correspondre à l’image normative des révolutions [2]. Les nombreuses controverses qui ont accompagné l’usage du terme de « révolution » pour parler des soulèvements arabes illustrent bien la difficulté d’utiliser ce concept, qui fonctionne à la fois comme un slogan, destiné à agir sur la réalité pour la changer, et un terme théorique servant à décrire cette réalité en changement.

La première partie de l’ouvrage d’H. Bozarslan et G. Demelemestre vise à répondre à ces questions afin d’analyser les révolutions au-delà de telles controverses. Ils constatent que les chercheurs sont confrontés à une double exigence. D’une part, ils ont besoin d’« objectiver » la révolution, c’est-à-dire d’essayer de sortir du discours axiologique qui se tient sur elle, afin de la comparer à d’autres mouvements du même type. D’autre part, il leur faut comprendre que cette objectivation peut contredire les dénominations utilisées par les acteurs pour définir leurs expériences. Car, « désigner une expérience (…) comme une révolution, n’est pas un acte neutre : c’est monopoliser le droit de classer et de déclasser ». En effet, « la prétention même d’être une révolution produit des effets de nature révolutionnaire sur une société que le chercheur ne peut négliger » (p. 45-46).

La difficulté d’appréhender une révolution tient également à l’emprise de discours qu’elle engendre sur elle-même, sa propre « philosophie de l’histoire » faisant de la révolution une nécessité historique qui ne pouvait qu’advenir. Vécue comme une lutte eschatologique entre le Bien et le Mal, elle exige du chercheur qu’il se positionne pour ou contre elle. Si cette philosophie de l’histoire empêche d’aborder une révolution d’une manière historique et sociologique, il est également contre-productif de l’écarter de l’analyse. Car, vécue dans la chair de ses acteurs, elle exerce des effets transformateurs sur la société. Dès lors, le chercheur « est obligé de se dédoubler », en adoptant une posture sans « fétichisme, ni rejet » vis-à-vis de la révolution (p. 24-25). De multiples lectures du fait révolutionnaire sont donc proposées : il est analysé à la fois comme une attente, un principe de changement, une rupture historique, un événement universel ancré dans le particulier, et le processus d’institutionnalisation d’un nouvel ordre politique. Ce choix d’une pluralité de lectures est permis par la variation des échelles de temporalité dans lesquelles s’inscrit un fait révolutionnaire. Il est à la fois l’événement, souvent court et dense, qui aboutit au renversement de l’ancien régime ; le processus, souvent laborieux, de négociation d’un nouvel ordre institutionnel ; et une construction historiographique permettant d’insérer une révolution dans une histoire longue (p. 29). Chaque partie de l’ouvrage est, par conséquent, consacrée à une révolution différente traitée sous un aspect particulier.

revolution(1).jpgDeux « passions », révolution et démocratie

Le fil conducteur de l’ouvrage est l’exploration du rapport entre faits révolutionnaires et attentes démocratiques. Sans établir un lien de causalité entre ces deux « passions » – un lien démenti par nombre de révolutions ayant débouché sur des régimes autoritaires comme en Russie, Chine ou Iran – le livre explore les conditions historiques dans lesquelles ces deux éléments se sont juxtaposés. Très riches et informatives, les parties 2 et 3, rédigées par la philosophe Gaëlle Demelemestre, suivent les débats qui ont accompagné la construction d’un ordre démocratique en Amérique et en France. À travers une comparaison entre les deux mouvements révolutionnaires, l’auteure explique pourquoi ils ont débouché sur différentes façons de concilier pouvoir et libertés individuelles. Les conditions politiques dans lesquelles surviennent les deux révolutions jouent un rôle crucial dans cette différence. Aux États-Unis, la constitution d’une strate sociale active a précédé la création de l’État, permettant d’élever la liberté d’entreprendre au-dessus de tout. En revanche, en France, le legs de la société hiérarchisée était trop important pour permettre à une frange importante de la population d’influer sur les décisions politiques. En suivant une lecture tocquevillienne de la Révolution française, attentive aux continuités entre le nouvel ordre et l’Ancien Régime, l’auteure suggère que cette conjoncture initiale a amené les révolutionnaires français à reprendre la forme unitaire de la souveraineté conçue sous la monarchie. La force de cette analyse est de montrer que c’est par la confrontation à des dilemmes concrets que les révolutionnaires sont parvenus à des solutions politiques. Les idées ne flottent pas dans l’air : elles sont ancrées dans les luttes politiques concrètes que connurent ces deux révolutions.

Ces luttes, toutefois, n’empruntent pas toujours le langage démocratique. Dans le monde arabe, discuté par H. Bozarslan dans la partie 4, l’association entre idée du changement révolutionnaire et attente démocratique a longtemps été l’exception plutôt que la règle. Au cours de l’histoire du Moyen-Orient, pourtant riche en contestations, les révolutions passées justifiaient souvent l’autoritarisme comme formule politique, car il était impensable qu’une société pluraliste et conflictuelle puisse servir de base à l’accomplissement des grands desseins d’indépendance et de développement. De nombreux coups d’État militaires ont secoué les pays arabes, notamment l’Égypte, l’Irak, la Syrie ou la Lybie entre 1952 et 1969. Ils étaient généralement présentés ou vécus comme de véritables révolutions, même après avoir accouché de régimes autoritaires et liberticides. La nature plurielle et conflictuelle des sociétés était perçue comme une menace contre l’unité de la nation, unité indispensable dans la lutte contre les « ennemis » extérieurs aussi bien qu’intérieurs. Ce n’est qu’au tournant des années 2010 que les attentes démocratiques se sont mêlées à l’idée de changement radical, grâce notamment aux nouveaux médias et à l’émergence des sociétés civiles (p. 306). Toutefois, la tension entre deux conceptions antagonistes de la société n’a pas disparu. D’une part, il y a l’idée d’une société organique, vue comme un seul corps allant dans la même direction. D’autre part, la société est perçue comme un magma d’intérêts divers et divergents rendant le compromis et la négociation indispensables. C’est la première conception qui domine aujourd’hui en Égypte où la police, l’armée et d’autres institutions répressives ont pu légitimer leur pouvoir par la demande de sécurité formulée par une grande partie de la société. Cette lecture sociologique fine des processus post-révolutionnaires dans les pays arabes permet de comprendre les facteurs qui ont empêché la démocratisation de l’ordre politique, tels que l’étouffement des protestations publiques et la résilience institutionnelle de l’ancien régime.

Le rôle des idées et des intellectuels

En s’interrogeant sur le rapport entre révolution et démocratie, cet ouvrage s’inscrit dans une réflexion sur le rôle des idées dans une contestation révolutionnaire. Il fait écho, sans s’y référer explicitement, au fameux débat qui a opposé dans les années 1980 T. Skocpol et W. Sewell sur le rôle des Lumières dans le déclenchement de la Révolution française [3]. H. Bozarslan suggère, pour sa part, que « les idées ne font pas la révolution », mais qu’elles sont intériorisées par les acteurs et deviennent alors « attente », « conviction partagée que l’ordre établi n’est pas juste » (p. 58-59).

Ce rôle des idées justifie l’attention portée, dans l’ouvrage, aux intellectuels arabes, qui seraient, selon l’auteur, en partie responsables de l’échec de la démocratisation des sociétés arabes. Contrairement aux intellectuels nord-américains et français, les penseurs arabes n’ont pas élaboré de notions novatrices de citoyenneté permettant à leurs sociétés d’adopter des modèles institutionnels inédits (p. 307). Ni les sciences sociales, qui se sont désintéressées des questions de pouvoir, de citoyenneté et de représentation politique, ni les intellectuels « essayistes », repliés sur la problématique de « la condition arabo-musulmane », n’ont pu remplir une fonction politique semblable à celle des théoriciens révolutionnaires du XVIIIe siècle. Cette carence théorique est selon H. Bozarslan la raison de la différence de fond entre les révolutions arabes et les révolutions américaine et française. Quand ces dernières visaient à transformer la cité, à travers la reconfiguration des rapports entre l’individu, la collectivité et le pouvoir, les révolutions arabes se sont elles limitées à la volonté d’intégrer « la cité bourgeoise » dont le modèle existait déjà ailleurs. Les contraintes idéologiques pesant sur les intellectuels, telles la culture politique arabe, imprégnée de l’idée néo-platonicienne du « roi-philosophe », ou l’emprise de la Raison théologique et de l’imaginaire de la Nation, interdisaient d’accepter le principe d’une société divisée et conflictuelle.

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Le rôle des intellectuels dans les révolutions arabes ayant très peu été exploré jusqu’ici, cette analyse offre une contribution particulièrement bienvenue. Toutefois, en n’abordant les intellectuels que sous l’angle des idées qu’ils produisent, elle empêche de saisir les logiques sociales susceptibles d’expliquer l’ambivalence de leurs positionnements face aux insurrections. Étudier ces positionnements dans leur contexte aurait aidé à mieux comprendre pourquoi les intellectuels arabes n’ont pu élaborer qu’une vision restreinte du changement politique, et sont rapidement retombés dans la logique moubarakienne de la polarisation autour de la question islamiste. On observe, en outre, un certain décalage dans le traitement du rôle des idées dans les parties du livre respectivement consacrées aux révolutions américaine et française, et aux soulèvements arabes. Alors que les passages portant sur les premières montrent comment les conceptions théoriques s’élaborent au cours de luttes concrètes, la partie qui analyse les seconds se concentre sur le contexte intellectuel détaché des affrontements politiques, adoptant une approche quelque peu désincarnée des idées. Or, le rapprochement entre les trois cas de révolutions aurait pu être plus poussé, si l’ouvrage avait intégré les débats très intenses qui ont accompagné le processus révolutionnaire en Égypte, par exemple sur le sens de la démocratie (« la démocratie des urnes » vs. « la démocratie de la rue »), ou sur la signification de « la citoyenneté » et de « l’état civil » [4].

En dépit de ces quelques réserves, Qu’est-ce qu’une révolution ? offre une réflexion novatrice et nuancée sur les processus de démocratisation en contextes révolutionnaires. Cet ouvrage donne une vision globale des mouvements révolutionnaires et permet de mieux comprendre leur ancrage dans la philosophie politique.

Pour citer cet article :

Giedre Sabaseviciute, « Logique des révolutions », La Vie des idées , 9 septembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Logique-des-revolutions.html

dimanche, 25 septembre 2016

Le Manuel d'Épictète

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Le Manuel d'Épictète

Ex: http://lesocle.hautetfort.com 

EPI-0.gifParmi les philosophies antiques, le stoïcisme tient une grande place. Traversant l'antiquité grecque et l'antiquité romaine sur près de six siècles, symbole du sérieux et de l'abnégation de tout un peuple, l'école du Portique apprend à ses disciples à vivre en harmonie avec l'univers et ses lois. Maîtrise de soi, courage, tenue, éthique, ce sont là quelques mots clés pour comprendre le stoïcisme. Le Manuel 1 d'Epictète, condensé de cette sagesse, permet à chaque Européen de renouer avec les plus rigoureuses racines de notre civilisation. Brillant exemple de ce que pouvait produire l'univers mental propre au paganisme européen, le stoïcisme continuera d'irriguer la pensée européenne sur la longue durée (avec notamment le mouvement du néo-stoïcisme de la Renaissance). Et au delà de la longue durée, il est important de souligner l'actualité de la philosophie stoïcienne. Philosophie de temps de crise comme le souligne son histoire, le stoïcisme redirige l'homme vers l'action.

Structure de l’œuvre: Le Manuel est volontairement court. Il s'agit d'un condensé des leçons données par Epictète. Si court qu'il soit, on pourrait s'attendre à une idée différente à chaque aphorisme. Et pourtant les idées centrales ne sont que quelques-unes. Le lecteur ne doit donc pas s'étonner de voir répétées sous des formes différentes, à partir d'observations différentes, les mêmes idées. Ce manuel est un précis de gymnastique, une gymnastique de l'âme. Quelques mouvements y sont codifiés. Ce qui importe n'est pas le nombre mais bien la perfection dans l'exécution. Que chacun puisse donc y voir une porte d'entrée vers une métaphysique de l'absolu, celle de nos origines et qui s'oppose à la métaphysique de l'illimité dans laquelle nous nous perdons aujourd'hui.

Gwendal Crom, pour le SOCLE

La critique positive du Manuel d’Épictète au format .pdf

Le Manuel est l’œuvre attribué à Epictète la plus célèbre. Attribué car tout comme Socrate, il n'écrit rien de son vivant. C'est le disciple d'Epictète, Arrien qui consigna les pensées du maître dans huit à douze œuvres (les Entretiens) dont seuls quatre nous sont parvenus. Le Manuel consiste en un condensé de ces entretiens. Disciple de l'école stoïcienne fondée par Zénon en 301 avant notre ère, Epictète fut par la suite abondamment cité par l'empereur Marc-Aurèle. Epictète forme avec Sénèque (qui le précéda) et Marc-Aurèle la triade du stoïcisme impérial (ou latin). Esclave affranchi né aux alentours de l'an 50 de notre ère, il put suivre durant sa servitude les leçons de Musonius Rufus, grande figure du stoïcisme romain. Une fois libre, il devint un philosophe porté en haute estime par ses contemporains. Epictète vécut dans la pauvreté toute sa vie en ayant pour principale préoccupation de répondre à la question « Comment doit-on vivre sa vie ? ». Il mourut selon toutes vraisemblances aux alentours de l'an 130.

EPI-2.pngLa pensée stoïcienne dégage à ses origines trois grands axes d'étude: la physique (l'étude du monde environnant), la logique et l'éthique (qui concerne l'action). La pensée d'Epictète a ceci de particulier qu'elle ne s'intéresse pas à l'étude de la physique et ne s'attarde que peu sur celle de la logique, même si Epictète rappelle la prééminence de cette dernière dans l'un de ses aphorismes: Le Manuel, LII, 1-2. Car en effet, toute éthique doit être démontrable.

Et si la pensée d'Epictète peut être considérée comme une pensée de l'action alors son Manuel est un manuel de survie, comme le considérait selon la légende Alexandre le Grand. Le Manuel est dénommé en Grec : Enkheiridion qui signifie également « que l'on garde sous la main » et désigne communément le poignard du soldat. Voilà pourquoi Alexandre le Grand gardait sous son oreiller nous dit-on, un poignard et Le Manuel d'Epictète.

Le stoïcisme a pour tâche de nous faire accéder au divin. Il n'est pas une illumination une révélation. C'est une voie d'accès au bonheur par l'exercice et la maitrise rigoureuse de la (froide) raison. C'est une constante gymnastique de l'esprit, une méditation à laquelle on doit se livrer en permanence pour redresser son esprit, redresser toute son âme vers un seul but : être en harmonie avec les lois de l'univers et accepter la marche de celui-ci sans s'en émouvoir. Ainsi, dans ses Pensées pour moi-même 2 (Livre I, VII), l'Empereur Marc-Aurèle remercie son maitre Julius Rusticus (qui fut vraisemblablement un élève d'Epictète) en ces termes: « De Rusticus : avoir pris conscience que j'avais besoin de redresser et surveiller mon caractère... [et] avoir pu connaître les écrits conservant les leçons d'Epictète, écrits qu'il me communiqua de sa bibliothèque ».

On ne saurait de fait évoquer la pensée d'Epictète sans évoquer la notion de tenue. Car la tenue est une manière d'être, un exemple pour soi et pour les autres comme le souligne Epictète. Ainsi pour le philosophe, il ne faut point attendre pour mettre en pratique ce qui a été appris. La perfection théorique n'a aucune valeur si elle n'est pas suivie d'effets. De plus, le stoïcisme croit aux effets retours du comportement sur l'âme humaine. C'est en effet en s'astreignant chaque jour à la discipline, à la méditation, au maintien d'une tenue que l'âme peut tendre vers la perfection. Simplement théoriser cette perfection ou pire, l'attendre, est vain et puéril. Il faut chaque jour trouver de nouvelles confirmations des enseignements du stoïcisme. Il faut chaque jour méditer cet enseignement comme on pratiquerait un art martial, pour que chaque mouvement appris se fasse naturellement, instinctivement.

Mais avant de pénétrer plus avant la pensée stoïcienne, il convient d'emblée de préciser qu'il ne faut pas confondre la philosophie stoïcienne avec le caractère « stoïque » qui désigne quelqu'un de résigné, faisant preuve d'abnégation et affrontant les coups du sort sans broncher. La philosophie stoïcienne est avant tout une recette du bonheur visant à se libérer totalement de l'emprise des émotions pour atteindre un état dit d'ataraxie, calme absolu de l'âme. Néanmoins, ce bonheur ne sera accessible qu'en étant « stoïque » : l'abnégation étant la base nécessaire pour accéder à la philosophie stoïcienne. De fait, cette recherche du calme absolu, de la maîtrise de soi intégrale ne put que plaire aux Romains comme le souligne Dominique Venner dans Histoire et Tradition des Européens 3. Peuple droit et rigoureux, cette philosophie enseignait entre autres à bien mourir, c'est-à-dire à affronter la mort en face, et au besoin, de se l'administrer soi-même lorsque l'honneur le commandait. Il sera d'ailleurs tentant de remarquer que la philosophie stoïcienne, par son rapport aux émotions, rappelle le bouddhisme là où le sérieux des Romains n'hésitant pas à se donner la mort rappelle étrangement celui des Samouraïs s'infligeant le seppuku. Que serait devenu une Europe où le stoïcisme aurait remplacé la morale chrétienne ? Qu'en serait-il également d'une noblesse européenne qui telle la noblesse japonaise aurait répondu de son honneur sur sa vie ? Ce sont là des pistes que l'historien méditatif saura explorer à bon escient. Mais avant d'entreprendre tel voyage, examinons comme dirait Epictète ses antécédents et ses conséquents.

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Le philosophe Epictète représenté avec une canne. Durant sa servitude, son maître lui mit la jambe dans un instrument de torture. Selon la légende, Epictète le prévint en ces mots: «Attention. Cela va casser ». Lorsque la jambe céda, Epictète dit alors « Ne t'avais-je point prévenu que cela allait casser ». Boiteux toute sa vie, il montra que l'on pouvait nuire à son corps mais pas à son âme.

Car le stoïcisme est une voie dure et qui n'est pas sans risques. Le rejet des émotions et donc de la subjectivité de l'existence expose celui qui s'y livre à une vie terne (car sans émotions) et tourmentée (tourmentée car on ne souffre jamais plus que de ce que l'on cherche à fuir, à nier ou à absolument contrôler). Celui qui recherche le bonheur et la suprême sagesse à travers la philosophie stoïcienne se devra de s'y livrer totalement. Il serrera alors conte lui ses enfants comme des êtres mortels, que l'univers peut à tout moment lui prendre sans que cela ne l'émeuve. Le Manuel, III: « Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi que c'est un être humain que tu embrasses ; car s'il meurt, tu n'en seras pas troublé ». Mais celui qui ne peut ou ne veut s'engager sur la voie de la philosophie mais recherche un exemple de tenue, une manière de redresser son âme tel l'empereur Marc-Aurèle aura alors à sa disposition les outils d'une puissante et européenne méditation. Tel Marc-Aurèle, il sera en moyen de faire le bien et de s'acquitter de sa tâche en ne cédant pas aux fastes et distractions que la vie pourrait lui offrir. Car c'est également cela la force de la pensée stoïcienne : elle offre deux voies. Une pour le philosophe et une autre pour le citoyen. C'est également en cela qu'elle est une pensée de l'action car elle n'est pas uniquement destinée à un corpus d'intellectuel mais constitue une manière de vivre que chaque Européen, que chaque citoyen peut faire sien. Philosophe et citoyen, tous deux seront en mesure de vivre selon ce qui est élevé. Qu'est ce qui est élevé ? La Sagesse. Que fait l'homme sage ? Le Bien. Comment se reconnaît-il ? Il vit dans l'Honneur.

Epi-1.jpgEt c'est cet Honneur au-dessus de tout, au-dessus de la vie elle-même qui est invoqué par la pensée d'Epictète. Car rappelons-le, la tenue est la base de la pensée stoïcienne. Sans Honneur, point de tenue. Sans tenue, point de voie d'accès à la Sagesse. Et sans Sagesse, on ne saurait faire le Bien. Il faut d'abord et avant tout vivre dans l'honneur et savoir quitter la scène le jour où notre honneur nous le commandera. C'est ce que ce grand Européen que fut Friedrich Nietzsche rappelle dans Le Crépuscule des Idoles 4 (Erreur de la confusion entre la cause et l'effet, 36): Il faut « Mourir fièrement lorsqu'il n'est plus possible de vivre fièrement ». Et s'exercer à contempler la mort jusqu'à ne plus la craindre, jusqu'à lui être supérieur est une des principales méditations stoïciennes : Le Manuel, XXI: « Que la mort, l'exil et tout ce qui paraît effrayant soient sous tes yeux chaque jour ; mais plus que tout, la mort. Jamais plus tu ne diras rien de vil, et tu ne désireras rien outre mesure ». Celui qui se délivrera de l'emprise de la mort sur son existence pourra alors vivre dans l'Honneur jusqu'à sa dernière heure.

Pour bien comprendre Le Manuel, il convient de rappeler les trois disciplines du stoïcisme selon Epictète. Selon lui, toute philosophie se répartie entre ces trois disciplines que sont : la discipline du discernement (le jugement que l'on porte sur soi et le monde environnant), la discipline du désir et des passions (celle qui régit l'être) et la discipline de l'éthique (c'est-à-dire celle qui régit l'action). Et par l'usage de la raison, on part de la première pour arriver à la troisième. Ce qui importe, c'est de pouvoir porter un jugement sûr permettant de régler tout notre être de la meilleure manière qui soit pour pouvoir enfin agir avec sagesse et donc ainsi faire le Bien. La première tâche qui nous incombe est donc de focaliser notre attention (et donc notre jugement) sur les choses qui importent.

Toute la démarche de celui qui s'engage sur la voie du stoïcisme consiste donc d'abord à pouvoir déterminer la nature de l'univers et à pouvoir se situer par rapport à lui. Et le stoïcisme nous enseigne que la première caractéristique de l'univers est qu'il est indifférent à notre sort. Tout est éphémère et n'est que changement. Nous ne pouvons rien contre cela. La marche de l'univers est inéluctable et nous ne sommes qu'une partie d'un grand Tout. Si les Dieux existent, ont prise sur notre existence et doivent être honorés, ils ne sont eux aussi qu'une partie d'un grand Tout et soumis au fatum. Il devient dès lors inutile de pester contre les coups du sort, de maudire les hommes et les Dieux face au malheur. La véritable Sagesse consiste à accepter tout ce qui peut nous arriver et à aller à la rencontre de notre destin le cœur serein. Voilà entre autres pourquoi on ne saurait craindre la mort qui forcément un jour viendra à nous. Prenant l'exemple des bains publiques pour illustrer les torts que notre environnement ou nos contemporains peuvent nous causer, Epictète nous dit (Le Manuel, IV) : « Ainsi, tu seras plus sûr de toi en allant te baigner si tu te dis aussitôt : « Je veux me baigner, mais je veux encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature ». Et qu'il en soit ainsi pour toutes tes actions. Ainsi s'il te survient au bain quelque traverse, tu auras aussitôt présent à l'esprit : « Mais je ne voulais pas me baigner seulement, je voulais encore maintenir ma volonté dans un état conforme à la nature. Je ne la maintiendrais pas, si je m'irritais de ce qui arrive » ». C'est l'un des pivots de la pensée stoïcienne. Tout comme l'univers est indifférent à notre sort, nous devons être indifférents à sa marche. Mieux encore, épouser la marche du monde, accueillir le destin d'un cœur résolu, c'est faire acte de piété car c'est avoir fait sien le principe directeur qui guide l'univers lui-même. Et l'univers est par définition parfait donc divin. Ce sont ces considérations métaphysiques qui nous amènent à la raison. Et c'est par la raison que nous accéderons en retour au divin.

EPI-4.jpgNous devons donc ne nous préoccuper que de ce qui ne dépend que de nous car selon Epictète, l'une des plus grandes dichotomies à réaliser c'est celle existante entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas. Parmi les choses qui dépendent de nous, le jugement que l'on se fait de soi et de l'univers qui nous entoure. Ce qui dépend de nous, c'est tout ce qui a trait à notre âme et à notre libre-arbitre. Et parmi les choses qui ne dépendent pas de nous : la mort, la maladie, la gloire, les honneurs et les richesses, les coups du sort tout comme les actions et pensées de nos contemporains. L'homme sage ne s'attachera donc qu'à ce qui dépend de lui et ne souciera point de ce qui n'en dépend point. C'est là la seule manière d'être libéré de toute forme de servilité. Car l'on peut courir après richesses et gloires mais elles sont par définition éphémères. Elles ne trouvent pas leur origine dans notre être profond et lorsque la mort viendra nous trouver, à quoi nous serviront-elles ? Pour être libre, il convient donc de d'abord s'attacher à découvrir ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. C'est bel et bien la première discipline du stoïcisme : celle du discernement. En se plongeant dans Le Manuel d'Epictète, on apprendra vite qu'il faut d'abord et avant tout s'attacher à ce que l'on peut et au rôle dont le destin nous a gratifié. Le rôle qui nous est donné l'a été par l'univers (que ce soit par l'entremise des Dieux ou par la voie des causes et des conséquences) et c'est donc avec ferveur que nous devons le remplir. C'est en faisant ainsi, cheminant aux côtés de ses semblables, modeste et loyal, que l'on sera le plus utile aux siens et à sa patrie. C'est bel et bien une vision fataliste de l'existence, un amor fati très européen. Rappelons-nous qu'aller à l'encontre du destin, c'est défier les Dieux et l'univers. Et pourtant... cela nous est bel et bien permis à nous Européens. La Sagesse consiste à savoir que cela ne peut se faire que lorsque tel acte est commandé par l'absolue nécessité et en étant prêt à en payer le prix. On se replongera dans l'Iliade pour se le remémorer. Mais comme il est donné à bien peu d'entre nous de connaître ce que le destin leur réserve, notre existence reste toujours ouverte. Il n'y a pas de fatalité, seulement un appel à ne jamais se dérober lorsque l'histoire nous appelle. Voici une autre raison de s'exercer chaque jour à contempler la mort. Car si nous ne nous livrons pas quotidiennement à cette méditation, comment réagirons-nous le jour où il nous faudra prendre de véritables risques, voir mettre notre peau au bout de nos idées ? Lorsque le Destin frappera à notre porte, qu'il n'y aura d'autre choix possible qu'entre l'affrontement et la soumission, le stoïcien n'hésitera pas. Que seul le premier choix nous soit accessible, voici le présent que nous fait le stoïcisme. Le Manuel, XXXII, 3: « Ainsi donc, lorsqu'il faut s'exposer au danger pour un ami ou pour sa patrie, ne va pas demander au devin s'il faut s'exposer au danger. Car si le devin te déclare que les augures sont mauvais, il est évident qu'il t'annonce, ou la mort, ou la mutilation de quelque membre du corps, ou l'exil. Mais la raison prescrit, même avec de telles perspectives, de secourir un ami et de s'exposer au danger pour sa patrie. Prends garde donc au plus grand des devins, à Apollon Pythien, qui chassa de son temple celui qui n'avait point porté secours à l'ami que l'on assassinait ».

Qu'en est-il à présent des trois disciplines du stoïcisme. Comme il a été dit précédemment, être et action découlent du discernement et l'on peut ainsi affiner la définition des trois disciplines du stoïcisme:

  • Discernement: On s'attachera à déterminer les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas.
  •  Être: On se bornera à ne point désirer ce qui ne dépend pas de nous et inversement à désirer ce qui en dépend.
  • Action: On pourra alors agir selon ce que notre être nous commande et ne pas aller vers ce qui nous en détournerait.

EPI-3.jpgIl convient de s'attarder maintenant sur ces définitions de l'être et de l'action. Comme nous le voyons, non seulement nous devons aller dans la bonne direction mais qui plus est nous interdire tout ce qui pourrait nous en détourner. Vivre en stoïque, c'est vivre de manière radicale. Que l'on vive le stoïcisme en philosophe ou en citoyen ne change rien à cela. Il n'y a pas de place pour la demi-mesure. Une droite parfaitement rectiligne, c'est ce qui doit symboliser le chemin parcouru par l'homme antique, l'homme stoïque. Il a été dit plus haut que tout était éphémère, que tout n'était que changement. A partir de cette constatation, sachant que nous ne devons point désirer et accorder d'importance à ce qui ne dépend point de nous, il devient dès lors impossible de s'attacher à ses possessions, à ses amis, à sa famille. Ceux-ci ne nous appartiennent pas et rien de ces choses et de ces personnes ne sont une extension de nous-même. Hommes ou objets, nous n'en jouissons que temporairement. Et cela ne doit pas être vu comme un appel à l'indifférence et à l'égoïsme. L'enseignement qui doit en être retiré est que la vérité et l'exigence de tenue ne doivent pas tenir compte de ces que nos contemporains, si proches soient-ils de nous, peuvent en penser. De même, l'argent et les biens matériels ne sont que des outils. Des outils au service du bien, de la cité, de la patrie. Celui qui se laisse posséder par ce qui est extérieur à lui-même ne mérite pas le titre de stoïcien, le qualificatif de stoïque. Et à ceux qui verront le stoïcisme comme trop dur, Epictète répond que la Sagesse a un prix. Nous ne pouvons désirer la paix de l'âme et les fruits d'une vie de servitude. A vrai dire, à vouloir les deux à la fois, on n'obtient bien souvent ni l'un ni l'autre. Et à ceux qui se décourageront en chemin, Epictète rappelle que nous pouvons trouver en nous tous les outils pour persévérer. Face à l'abattement, invoquons la ferveur, face à la fatigue, invoquons l'endurance, face aux insultes et aux coups, invoquons le courage.

Quelles sont alors les valeurs qui doivent être invoquées en toutes circonstances par l'Européen sur la voie du stoïcisme ? Puisque tout n'est qu'éthique, puisque tout n'est que tenue, que doit-on se dire inlassablement pour être prêt le jour où le destin nous appellera ?

  • Méprise mort, maladie, honneurs, richesses
  • Ne te lamente de rien qui puisse t'arriver
  • Maîtrise-toi car tu es le seul responsable de tes actes
  • Joue à fond le rôle qui t'es donné
  • Agis ou lieu de décréter
  • Respecte les liens du sang, de hiérarchie et les serments
  • Ne te détourne jamais de ton devoir
  • Ne te justifie jamais, ris des éloges que tu reçois
  • Ne parle que lorsque cela est nécessaire
  • Ne commet rien d'indigne
  • Par ta conduite, amène les autres à la dignité
  • Ne fréquente pas ceux qui sont souillés
  • Modération en tout. Accepte les bonnes choses de la vie sans les rechercher. Enfin, ne les désire plus
  • Les Dieux gouvernent avec sagesse et justice :

« Sache que le plus important de la piété envers les Dieux est d'avoir sur eux de justes conceptions, qu'ils existent et qu'ils gouvernent toutes choses avec sagesse et justice, et par conséquent, d'être disposé à leur obéir, à leur céder en tout ce qui arrive, et à les suivre de bon gré avec la pensée qu'ils ont tout accompli pour le mieux. Ainsi, tu ne t'en prendras jamais aux Dieux et tu ne les accuseras point de te négliger »

Epictète, Le Manuel, XXXI

epi-6.jpgAller au-devant du monde le cœur serein. Rester droit face aux pires menaces et affronter la mort sans faillir, voilà la grande ambition du stoïcisme. En des temps troublés, l'Européen, quel que soit son rang, trouvera dans le Manuel tous les outils pour y arriver. Par la méditation, la raison et la maîtrise de soi il pourra se forger jour après jour une antique et véritable tenue. Le stoïcisme est également l'une des traditions par laquelle on peut se rapprocher du divin puis enfin mériter soi-même ce qualificatif. Devenir « pareil au Dieux » fut l'une des grandes inspirations de nos plus lointains ancêtres au sein de toute l'Europe. Germains et Celtes aux ancêtres divins ou Latins et Hellènes rêvant de prendre place à la table des Dieux, tous étaient habités par cette métaphysique de l'absolu qui guide nos âmes depuis nos origines. Une métaphysique de l'absolu qui les poussait à rechercher la perfection, l'harmonie, la beauté. Avec la raison menant au divin et le divin menant à la raison, le stoïcisme réussit un syncrétisme que beaucoup ont cherché à réaliser en vain pendant des siècles. Et cette sagesse n'est nullement incompatible avec les fois chrétiennes comme avec nos antiques fois européennes. Le libre penseur, l'incroyant lui-même n'en est pas exclu. Voilà pourquoi celui qui ouvre Le Manuel aura alors pour horizon l'Europe toute entière et ce, à travers toutes ses époques. Que celui qui contemple alors notre histoire se rappelle ces paroles d'Hector dans L'Iliade 5 (XII, 243) : « Il n'est qu'un bon présage, celui de combattre pour sa patrie ».

Pour le SOCLE :

De la critique positive du Manuel, les enseignements suivants peuvent être tirés :

                    - Le Manuel dicte la tenue idéale à tenir pour un certain type d'Européen.

                    - C'est un devoir sacré pour chacun d'être utile là où il est.

                    - Il ne saurait y avoir de réflexion sans action.

                    - L'honneur est au-dessus de la vie.

                    - L'hubris doit être condamné.

                    - On doit être guidé par une métaphysique de l'absolu.

                    - Le divin mène à la raison. La raison mène au divin.

Bibliographie

  1. Le Manuel. Epictète. GF-Flammarion.
  2. Pensées pour moi-même. Marc-Aurèle. GF-Flammarion.
  3. Histoire et tradition des Européens. 30 000 ans d'identité. Dominique Venner. Editions du Rocher.
  4. Le crépuscule des idoles. Friedrich Nietzsche. Folio Essais.
  5. L'Iliade. Homère. Traduit du grec par Fréréric Mugler. Babel.

mercredi, 21 septembre 2016

Die Flüchtigkeit des Hier und Jetzt

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Die Flüchtigkeit des Hier und Jetzt

von Gereon Breuer
Ex: http://www.blauenarzisse.de

mogMM.jpgBücher über die Finanzkrise hat es viele gegeben. Keines warnt so eindringlich vor der Flüchtigkeit des Hier und Jetzt wie Martin Mosebachs „Mogador“. Eine Rezension.

Die Penetranz, in der Martin Mosebach Form und Stil mit der ihm eigenen Detailverliebtheit verbindet, polarisiert seit Jahrzehnten. Seine Kritiker werfen ihm beständig vor, weitgehend handlungslose Romane zu schreiben, deren Lesen oder gar Wiederlesen sich nicht lohne. Wer sich aber einmal in Mosebachs Stil verliebt hat, der kommt von seinem Prosawerk noch viel weniger los als von seinen essayistischen Beiträgen.

Der jetzt erschienene Roman Mogador macht da keine Ausnahme. Die Erzählung beginnt mit der Schilderung eines Hamam-​Besuchs des Protagonisten Patrick Elff. Dieser musste, so stellt sich im Verlauf des Buches heraus, nach Marokko in die einst prachtvolle Hafenstadt Mogador fliehen. Zwielichtige Finanzgeschäfte und die drohende Entdeckung seiner Mitwisserschaft waren der Hauptgrund für die Flucht. So jedenfalls stellt es sich auf den ersten Blick dar. Denn so wie die Erzählung die Flucht und das abenteuerliche Leben von Patrick Elff im Rückblick schildert, so sind die Flucht selbst und ihr Grund auch nur im Rückblick zu verstehen.

Geld muss man sich leisten können

Die Erzählperspektive ist deshalb ein eindrückliches Stilmittel, weil sie ganz und gar nicht zum Protagonisten des Romans passen will. Patrick Elff ist ein Mann in den besten Jahren, für den der Blick zurück mit Stillstand gleichzusetzen ist. Nach einer wirtschaftswissenschaftlichen Promotion hat er dem Berufsbeamtentum der universitären Welt den Rücken gekehrt. In einer Beratungsfirma mit einem Schwerpunkt im Beteiligungsrecht begann seine Karriere in der Finanzwelt. Von dort wechselte er zu einer Bank, wo er recht schnell in der Hierarchie aufstieg und dabei auch deutlich ältere Konkurrenten hinter sich gelassen hat.

Er erscheint als Karrieremensch durch und durch, der vor allem von der Vorstellung getrieben ist, seiner als äußerst attraktiv beschriebenen Frau Pilar mit einem ererbten Millionenvermögen ebenbürtig erscheinen zu müssen. Geld, so wird schnell klar, wird für Patrick Elff wichtig, weil es für seine Frau nicht wichtig ist. Diese arbeitet nämlich nur zum Zeitvertreib als Immobilienmaklerin und lässt ihren Mann immer wieder spüren, dass sie finanziell am längeren Hebel sitzt. Aus Sicht ihres Ehemannes genießt sie diese Stellung und schöpft daraus einen großen Teil ihres Selbstwertgefühls.

Geld als Basis des Selbstwertgefühls

Der daraus resultierende Konflikt der Männlichkeit beginnt sich für Patrick Elff erst dann scheinbar zu lösen, als er in der Bank illegale Geschäfte entdeckt. Ein gewisser Dr. Filter nutzt die relativ lange Bearbeitungsdauer der Überweisungen von großen Geldbeträgen, um das Geld in einem Geflecht von Beteiligungsgesellschaften verschwinden und wieder auftauchen zu lassen, ohne dass die Kunden etwas davon merken. Die dabei entstehenden Zinsgewinne streicht er selbst ein und eröffnet Patrick Elff eine Beteiligungsmöglichkeit für sein Schweigen.

Mit der Aussicht, seiner Frau endlich auch finanziell ebenbürtig werden zu können, ist er zu diesem Schweigen gerne bereit. Dabei übersieht er, dass es Dr. Filter gar nicht um das Geld an sich geht, sondern nur um das Spiel damit. Ein Spiel, dessen Regelbeherrschung nach Dr. Filters Meinung von der Intelligenz eines Menschen abhängig ist, die er bei Patrick Elff und auch bei den meisten seiner Vorgesetzten nicht erkennen kann. Auch diese Intelligenz kann aber Dr. Filter nicht vor dem Selbstmord bewahren, der Patrick Elffs Welt des finanziellen Wohlbefindens in Schutt und Asche legt. Im Polizeipräsidium entschließt sich Elff nach einem peinlichen Verhör zur Flucht durch ein Toilettenfenster.

Ohne Geld nach Marokko

Warum aber ausgerechnet nach Marokko und noch dazu in eine heruntergekommene Hafenstadt? Der Grund dafür hat ein letztes Mal im Leben des Patrick Elff mit Geld zu tun. Mogador ist nämlich die Heimatstadt eines halbseidenen marokkanischen Geschäftsmannes, dem Elff bei einem seiner obskuren Geschäfte mit inoffizieller Rückendeckung des Vorstandes der Bank helfen muss. Dabei muss der Marokkaner gar keinen direkten Zwang ausüben.

Um Elff gefügig zu machen, reicht es aus, ihm in einem sehr teuren Restaurant den Lebensstil zu zeigen, den er mit viel Geld haben könnte. Auch kurz nach seiner Ankunft in Mogador will Elff zu diesem Lebensstil unbedingt zurück, weshalb er auch immer wieder versucht, den marokkanischen Geschäftsmann aufzusuchen. Ein Treffen kommt aber nie zustande, weil der Marokkaner nicht in der Stadt ist oder sich verleugnen lässt. Je unwahrscheinlicher ein Treffen wird, umso mehr beginnt auch das Geld als Symbol des Äußeren für Elff an Bedeutung zu verlieren. Dieser Bedeutungsverlust wird maßgeblich durch die Umstände befördert, unter denen er in Mogador leben muss.

Geld ist existenzgefährdend

Weil er sich ein Hotel nicht leisten kann, nimmt Elff gerne das Angebot an, im Haus einer gewissen Khadija unterzukommen. Was ihm erst als Notlösung erscheint, wird ihm mehr und mehr zu einer vertrauten Welt, in der er seine Bodenhaftung wiedergewinnen kann. Khadija ist ihm dabei eine gute Wegweiserin. Im Gegensatz zu ihm ist ihre Existenz rein innerlich ausgerichtet. Aus ärmlichen Verhältnissen stammend, hatte Geld für sie nie eine Bedeutung. Durch Konzentration auf ihr Inneres konnte sie sich dagegen immunisieren, dass Geld jemals Bedeutung für sie haben könnte. Das hat ihr eine innere Unabhängigkeit verliehen, die Patrick Elff vom ersten Moment an beeindruckt. Dass er diese Unabhängigkeit, über die auch der suizidale Dr. Filter verfügte, für einen monetären Machtkampf mit seiner Frau aufgegeben hat, stürzt ihn in eine tiefe Verzweiflung. Aus dieser erwacht er mit der Erkenntnis, dass die Flüchtigkeit des Hier und Jetzt, wie sie sich im Mammon materialisiert, existenzgefährdend sein kann.

Martin Mosebach (2016): Mogador, Rowohlt, 368 Seiten, 22,95 Euro.

mercredi, 14 septembre 2016

Ce régionalisme peu connu

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Ce régionalisme peu connu

par Georges FELTIN-TRACOL

Au cours des quarante dernières années, la République française fut souvent confrontée aux revendications, parfois violentes, de mouvements régionalistes, autonomistes, voire indépendantistes, en Corse, au Pays Basque, en Bretagne sans oublier des contrées d’Outre-mer. La Catalogne du Nord, l’Occitanie, le Pays Nissart, la Savoie, l’Alsace connurent, eux aussi à un degré moindre, des réclamations similaires. On ignore en revanche qu’il existe en Normandie un mouvement régionaliste.

C’est l’histoire de ce régionalisme peu connu qu’étudie Franck Buleux. Son travail sort au moment où les régions basse- et haute-normandes s’unissent pour former une seule entité régionale : la Normandie. Cette unification constituait la raison d’être majeure du Mouvement Normand (MN). Fondé le 29 septembre 1969 à Lisieux par le député gaulliste Pierre Godefroy, l’universitaire Didier Patte et l’écrivain Jean Mabire, il se nomme avant 1971, Mouvement de la Jeunesse de Normandie (MJN) et rassemble, d’une part, les militants anti-communistes de la Fédération des étudiants rouennais (FER), et, d’autre part, les notables pro-gouvernementaux de l’URN (Union pour la région normande). « Le MJN se veut, non pas l’interlocuteur des masses, mais celui des élus. Il ne se fixe pas des objectifs électoraux, mais son rôle est de convaincre les élus normands de la nécessité, historique comme économique, d’unifier la Normandie (p. 103). »

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La Normandie une et diverse

Son dynamisme en fait vite le promoteur d’une identité normande enchâssée dans plusieurs cercles d’appartenance culturelle et politique spécifiques. « La Normandie, observe Franck Buleux, composée de fortes distinctions géographiques naturelles (notamment par la différence des sols) estimées au nombre de vingt-sept pays (le pays d’Ouche, le pays de Caux, le pays d’Auge, le pays de Bray, la Hague, le Val de Saire, le Cotentin, l’Avranchin, le Mortanais, le Passais, le Bessin, le Bocage, le Houlme, la campagne ou plaine de Caen, la campagne ou plaine d’Alençon, le Lieuvin, le Hiémois, le Thimerais, le Roumois, la Campagne du Neufbourg, la plaine de Saint-André, la Madrie, le Vexin, le Talou, l’Aliermont, le Petit Caux et le Perche) connaît aussi une distinction linguistique (p. 10). » S’ouvrant sur la Manche, la Normandie entre en résonance certaine avec le monde anglo-saxon (qu’il serait plus juste de dire « anglo-normand » !) et la Scandinavie.

buleux.jpgFranck Buleux s’intéresse longuement à la revue d’inspiration nordiciste Viking de Jean Mabire. « Fondée en mars 1949 et diffusée à partir de cette même date, y compris en kiosques dans l’ensemble des départements normands et dans la Capitale, [elle] se qualifia comme “ la revue des Pays Normands ” ou les “ Cahiers de la jeunesse des pays normands ”. Elle va illustrer, tout au long de sa pagination et de son existence, cette identification de la terre normande à son passé scandinave. Cette revue […] produisit un ensemble de 27 numéros entre mars 1949 et le printemps 1958 (p. 44). »

Contrairement à quelques groupuscules indépendantistes loufoques brièvement mentionnés, le Mouvement Normand « rejettera, dès son origine, toute volonté séparatiste vis-à-vis de la France qui entraînerait l’indépendance normande (p. 117) ». Il préfère se définir régionaliste et français. Il réclame par conséquent une véritable et profonde décentralisation. En effet, « au-delà de la réunification, l’objectif concomitant du MN est la reconnaissance d’un réel “ pouvoir régional ”, ce qui le distingue d’autres mouvements de droite, souvent considérés comme proches. Ainsi, Didier Patte reprochera généralement à la droite, ainsi qu’à l’extrême droite nationale, d’être certes, toutes deux, favorables à la réunification, mais d’être beaucoup plus réticentes à la mise en place d’un pouvoir régional, avec la dévolution de certaines prérogatives au profit d’une assemblée normande (p. 116) ».

Des actions plus culturelles que politiques

N’hésitant pas, le cas échéant, à présenter des candidats aux élections, le Mouvement Normand investit en priorité la métapolitique et l’influence auprès des élus locaux. Sa défense acharnée des intérêts normands du Cotentin à la vallée de la Seine, du littoral de la Manche à la Suisse normande, contrarie régulièrement les initiatives strictement localistes et presque égoïstes des maires, des conseils généraux et des conseils régionaux.

Afin de faire avancer ses idées qui ne se limitent pas à la seule unification normande puisqu’il aborde en permanence les questions économiques et d’aménagement du territoire, le Mouvement Normand dispose de deux périodiques : L’Unité Normande à tonalité politique et Culture Normande consacrée aux problèmes culturels. Franck Buleux n’évoque en revanche pas le médiat sur Internet, TVNormanChannel (TVNC), lancé en 2010. Son étude démontre finalement qu’en dépit du centralisme parisien multiséculaire et malgré l’unicité uniformisatrice propre à l’idéologie égalitariste républicaine, un régionalisme enraciné et conséquent aide au maintien du caractère pluraliste des nombreux terroirs qui façonnent cette « Europe en miniature », la France.

Georges Feltin-Tracol

• Franck Buleux, L’unité normande. Réalité historique et incertitude politique, Paris, L’Harmattan, coll. « Connaissance des Régions », 2015, 261 p., 26,50 €.

• D’abord mis en ligne sur Euro-Libertés, le 19 juillet 2016.

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mardi, 13 septembre 2016

«Défense de la race» et «Solidarité anti-impérialiste», un dilemme pour la de pensée?

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«Défense de la race» et «Solidarité anti-impérialiste», un dilemme pour la de pensée?

par Daniel COLOGNE

Le concept de « tiers-mondisme » est forgé en 1952 par l’économiste et démographe français Alfred Sauvy. Étymologiquement, il évoque la recherche d’une « troisième voie » entre les deux impérialismes (étatsunien et soviétique) sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Il trouve son expression politique dans la conférence des pays non-alignés réunis en 1955 à Bandoeng en Indonésie. Il finit par désigner le soutien à tous les « damnés de la Terre » et, de Frantz Fanon à Jean Ziegler, revêt une teinte progressiste.

lautre-tiers-monde-1.pngMais il existe aussi un « tiers-mondisme de droite » que son origine antérieure à 1952 autorise à qualifier de « paléo-tiers-mondisme » ou « tiers-mondisme » ante litteram. C’est ce courant de pensée qu’aborde le remarquable ouvrage de Philippe Baillet (1), sur une durée d’environ un siècle, avec un retour en arrière (p. 391) sur l’époque de la Révolution française.

Le livre de Philippe Baillet excelle par l’ampleur documentaire, le courage de l’engagement politique et une grande honnêteté intellectuelle. Hormis certains passages franchement polémiques, Baillet porte des jugements toujours nuancés sur des auteurs importants comme Renaud Camus, Alain de Benoist, Pierre-André Taguieff ou Guillaume Faye. Il conserve constamment une parfaite symétrie entre les points d’accord ou de désaccord qui le rapprochent ou le séparent desdits auteurs. Il manifeste un total respect pour les qualités humaines ou la hauteur de pensée d’un Maurice Bardèche ou d’un René Guénon, tout en développant par ailleurs une sévère critique de leurs idées.

Une remise en cause salutaire ?

L’autre tiers-mondisme interpelle tous ceux qui, comme moi, se sont beaucoup promenés en Guénonie et en ont fait longtemps leur province intellectuelle de prédilection. Après avoir lu le réquisitoire anti-guénonien centré sur les pages 17 – 19 et 233 – 271, on referme le livre de Baillet avec le sentiment que Guénon n’a pas sa place parmi les références de notre famille de pensée, c’est-à-dire la « droite radicale », que j’aurais tendance à nommer plutôt la « droite principielle », en raison même de l’influence de Guénon tout au long de mon parcours.

Baillet est très clair. La droite radicale doit recueillir l’héritage du « fascisme comme phénomène européen », dont le national-socialisme allemand lui semble la forme la plus aboutie. Le fascisme et le national-socialisme sont traversés par des courants alter-tiers-mondistes. Les adeptes de ces courants sont parfois regroupés sous l’expression d’Otto-Ernst Schüddekopf : « Gens de gauche de la droite (Die linke Leute von rechts) (cité p. 12). » C’est pourquoi Baillet opte finalement pour l’appellation « autre tiers-mondisme », de préférence à « tiers-mondisme de droite », qu’il utilise encore dans un article paru en 2013. Il est en effet difficile de classer « à droite » un homme comme mon compatriote (2) Jean Thiriart, qui se présente volontiers « comme un grand admirateur de Lénine (p. 165) ».

Redevenu nietzschéen après être passé par le traditionalisme intégral (Coomaraswamy, Guénon, Evola, dans l’ordre de leur année de naissance), Baillet estime le « sémitisme », dans ses trois déclinaisons judaïque, chrétienne et musulmane, totalement incompatible avec la vision albo-européenne du monde. Par conséquent, l’ouverture de notre famille de pensée à l’« autre tiers-mondisme » peut générer un véritable dilemme. D’un côté, il semble légitime que nous autres identitaires tendions à « reconnaître aux autres peuples ce que nous réclamons pour nous, l’accomplissement de notre particularisme racial (p. 48) », comme l’écrit Gregor Strasser dès 1932. Mais d’un autre côté, les peuples du tiers-monde, en lutte contre l’impérialisme devenu unicéphale (l’Occident américanocentré), donc théoriquement alliés de notre projet de régénération de l’Europe, épousent une trajectoire qui, via l’immigration de peuplement et le terrorisme islamiste, peut in fine mettre en péril, non seulement notre identité culturelle profonde, mais aussi notre substrat anthropologique.

Vers le milieu des années 1970, certains d’entre nous s’inquiètent déjà de la paradoxale solidarité qui lie des mouvements nationalistes-révolutionnaires à des « courants politiques hostiles au monde blanc (p. 220) ». À l’époque, Philippe Baillet est encore « alter-tiers-mondiste », mais aujourd’hui il considère cette position insoutenable. Elle lui semble d’ailleurs vouée à connaître, dans les milieux de la droite radicale européenne, un certain reflux, à cause des craintes légitimes engendrées par l’immigration de peuplement, l’installation durable de l’islam dans le paysage ouest-européen, le développement de l’islamisme radical, les crimes du terrorisme islamiste (p. 424) ».

fiumegda.jpgAux yeux de Baillet, l’immigration non européenne et non blanche et l’islamisation constituent deux périls conjoints. C’est une hydre à deux têtes qu’il faut mettre hors d’état de nuire en tranchant sans équivoque le dilemme susdit : non à la « solidarité anti-impérialiste », oui à la « défense de la race », qui postule le combat contre l’islam et l’immigration. Cette conclusion dénuée de toute ambiguïté est adossée à une pénétrante analyse historique des idées alter-tiers-mondistes déjà présentes, en 1919 – 1922, dans la Ligue de Fiume fondée par le poète-soldat italien Gabriele d’Annunzio.

Fascisme, national-socialisme et monde colonisé

En abordant le fascisme italien, Baillet souligne « les nombreuses rencontres entre Mussolini et Chandra Bose, le leader indépendantiste indien (p. 45) ». Mais il épingle aussi, de la part de l’Italie fasciste, « une politique incohérente envers le monde arabo- musulman (p. 41) ». Avant même la prise du pouvoir par le Duce, l’Italie relance ses prétentions en Afrique du Nord, qui ne sont à vrai dire que es velléités de fin de cycle colonialiste, quelque peu comparables aux rêves mégalomanes de la Belgique (autre pays de fondation récente).

L’Allemagne elle-même avait mené une politique coloniale contre-nature en Afrique. Après la perte de ses possessions africaines et de ses protectorats sur le Togo et le Cameroun, consécutivement à sa défaite de 1918, l’Allemagne revient à la claire conscience de n’avoir « jamais eu réellement la vocation coloniale (3) ». Le « principe de la continuité territoriale, de la continuité du sol (p. 74) » explique ce qui différencie l’Allemagne des puissances congénitalement poussées aux conquêtes d’outre-mer : le Portugal, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas (4). À ce principe géopolitique de la « continuité du sol » correspond la tendance philosophique allemande à exalter la « persévérance dans l’Être (Heidegger) », dont la « volonté de puissance » est l’expression nietzschéenne.

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Revenons à l’immédiat après-guerre 14 – 18 pour constater avec Baillet qu’un des leviers du revanchisme allemand est l’humiliation infligée à l’Allemagne par la France républicaine, « qui n’a pas reculé devant l’intégration de Sénégalais et de Maghrébins à ses armées », amenant ainsi « des Nègres jusque sur les rives du Rhin (p. 83) ». Il est clair que l’enrôlement de colonisés dans les armées des puissances coloniales est une forme d’immigration, mais en remontant plus loin dans le temps, on peut considérer du même point de vue la « traite des Noirs », flux migratoire massif de travail et de peuplement, trafic de chair humaine dont un grand port atlantique français fut un moment la plaque tournante. Des premières ébauches de contre-colonisation et de « remplacisme » sont audibles dès les années 1950 dans les milieux anarchistes (5). D’une manière générale, la colonisation est elle-même un grand flux migratoire dans le cadre d’une « première mondialisation » diagnostiquée, dès le XVIIe siècle, par un historien universitaire bruxellois (6).

En ce centenaire du scandaleux accord Sykes – Picot (1916) conclu par la France et la Grande-Bretagne au détriment des provinces non turques de l’Empire ottoman (Baillet en parle en note p. 157), il est bon de rappeler que « le régime fasciste et le régime national-socialiste affirmèrent très volontiers leur hostilité radicale aux empires coloniaux français et britannique, regardés comme des paravents de la démo-ploutocratie et de la finance internationale (p. 12) ». Mais certaines personnalités proches du NSDAP poussent la solidarité anticolonialiste jusqu’à l’adhésion à l’identité spirituelle des peuples colonisés. Tel est le cas de Johann von Leers, sur lequel je ne m’attarderai pas, car j’ignorais jusqu’à son existence. À l’opposé, et à l’intérieur même de la mouvance nationale-socialiste, Alfred Rosenberg prophétise « le flot montant des peuples de couleur (p. 82) » et la possibilité de voir l’islam devenir la religion fédératrice de ces peuples.

Un des grands mérites du livre de Baillet est de mettre au jour le foisonnement intellectuel d’une Allemagne hitlérienne animée par d’incessantes controverses. Son ouvrage est ainsi totalement non-conformiste. Il se situe à rebours du « bourrage de crânes (p. 448) » qui vise à faire passer depuis sept décennies, le national-socialisme pour une « dictature » matraquant la population allemande avec des slogans haineux et simplistes.

Un autre tiers-mondisme désormais politique

thiriart.jpgAprès 1945, l’autre tiers-mondisme « accède à une claire conscience de lui-même qui donne lieu à une formulation théorique cohérente (p. 161) ». Telle est l’œuvre de Jean Thiriart, fondateur de Jeune Europe et partisan d’une « Quadricontinentale », c’est-à-dire d’une coordination des luttes de libération nationale en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud (la « Tricontinentale » fondée à La Havane en 1966), mais aussi en Europe. L’histoire des idées est redevable à Thiriart de la désignation de l’« ennemi américain » au sein d’un courant de pensée pour lequel cette prise de position n’était pas évidente. Elle est consolidée, au sein de la « Nouvelle Droite », par Alain de Benoist, Giorgio Locchi et Guillaume Faye, en un temps où les États-Unis partagent encore avec l’Union Soviétique l’hégémonie duopole hérité de Yalta. Baillet montre très bien que la russophilie est un des traits récurrents et distinctifs de l’« autre tiers-mondisme », même avant la décomposition du communisme. Nous verrons d’ailleurs plus loin que lui-même invite aujourd’hui les identitaires albo-européens à se tourner vers la Russie de Poutine comme vers le salutaire « poumon extérieur » souhaité par Thiriart.

Maurice Bardèche est un autre exemple d’alter-tiers-mondisme. « C’est à l’enseigne d’une nébuleuse mystique fasciste, dont on chercherait en vain un commencement de définition, que Bardèche réconcilie régime nassérien et islam, sans jamais songer à distinguer l’islam comme religion et l’Islam comme civilisation, mais en les mélangeant allègrement (p. 149) ». À l’époque, la droite nationaliste cherche des « fascismes imaginaires » dans l’Égypte de Nasser ou la Libye de Kadhafi, un peu comme l’extrême gauche projette son idéal politique sur le Tiers-Monde sud-américain (Allende, Castro). Guevara lui-même a inspiré un des compagnons de route de la « Nouvelle Droite », un « lettré en quête d’une figure héroïque et romanesque (p. 32) » : Baillet veut parler de Jean Cau, auteur d’une « lecture romantique et naïve de la geste du Che (p. 31) ». Rendons cependant justice à l’auteur de La Grande prostituée qui, avant de succomber en 1979 au charme d’Ernesto l’Argentin, avait osé crier White is beautiful et nous avait donné vers 1975 l’un ou l’autre essai roboratif.

Revenant sur la Révolution française « nourrie par la passion de l’égalité, par définition insatisfaite (François Furet cité p. 393) », Baillet lui oppose « les couleurs inimitables du conservatisme anglo-américain (p. 397) ». Son intérêt pour la pensée contre-révolutionnaire d’Edmund Burke, dont un long extrait figure en tête du livre, ne s’insère pas dans son message « racialiste » comme une parenthèse inattendue. C’est notamment à l’idée de « race », totalement décriée de nos jours, que Baillet pense quand il évoque « le rôle socialement protecteur des préjugés (p. 402) ». Le préjugé racial « fondé en raison » ne postule nullement le dressage d’une hiérarchie rigide entre les ethnies. Il revient simplement à admettre le rôle de la race en tant qu’élément moteur de l’histoire et l’incompatibilité réciproque des « tropismes » de certaines populations que la « panmixisme utopique (p. 411) » condamnent le « vivre-ensemble ».

Par ailleurs s’esquisse sous la plume de Baillet un arc géopolitique albo-nordique qui, contournant une Europe de l’Ouest fatiguée et une France démissionnaire, « s’étendrait de Dublin à Vladivostok et qui, par le détroit de Behring, serait tout proche du Pacific Northwest cher aux nationalistes blancs des États-Unis (p. 453) ». Dans cette optique, la Russie est amenée à devenir le foyer d’irradiation d’une race blanche régénérée. Elle est aujourd’hui « le plus grand réservoir au monde d’hommes et de femmes de race blanche qui n’ont pas honte d’être ce qu’ils sont (p. 451) ». Elle est imperméable à l’ethnomasochisme comme l’est sa religion orthodoxe aux aberrantes dérives du christianisme occidental.

Que faire de l’islam (et de Guénon) ?

Mais replongeons-nous vers la fin des années 1970 où se produit un événement capital : la révolution iranienne de 1979. Certes, il s’agit de l’islam chiite, avec lequel Baillet croit une entente possible pour tous ceux qui aspirent à la régénération spirituelle de l’Europe. Cette entente n’est pas envisageable, selon lui, avec les diverses formes du sunnisme. Il semble néanmoins que le bouleversement de Téhéran donne, pour la droite radicale, le coup d’envoi d’un intérêt de plus en plus marqué envers l’islam dans son ensemble.

tot.jpgFondée deux ans plus tôt, la revue Totalité consacre un numéro spécial à la révolution iranienne et, dans les livraisons ultérieures, il est question d’une « croisade » (Antonio Medrano), qui « n’aura donc absolument pas lieu contre l’Islam, mais à ses côtés (p. 212) ». Éric Houllefort écrit que son camp est celui « du fanatisme des martyrs qui combattent et meurent dans la voie de Dieu (p. 210) ». Désormais, l’ennemi à désigner est la modernité. Le nationalisme-révolutionnaire se mue en un traditionalisme-révolutionnaire. Le monde de la Tradition auquel il est fait référence est celui décrit par Julius Evola et René Guénon. Sur la revue Totalité s’exerce l’influence de l’universitaire italien Claudio Mutti. Membre du groupe fondateur de Totalité, Baillet se livre aujourd’hui à une intransigeante critique de Mutti et de Guénon.

Claudio Mutti est un des militants de Jeune Europe de Thiriart dont le Denkweg va évoluer, selon Baillet, d’une manière très problématique. Lorsque Baillet fait sa connaissance en 1975, il a en face de lui quelqu’un qui « parlait déjà de l’islam, mais d’une façon qui n’allait guère au-delà de la volonté, classique chez les nationaux-révolutionnaires européens, de trouver des alliés politiques dans le monde musulman (p. 198) ». Mais dès 1978, Mutti se convertit à l’islam et se met à accumuler des choix que Baillet estime aujourd’hui, par delà la fascination exercée sur le « jeune militant » par l’« intellectuel fanatique et polyglotte », « erronés, aveugles et dangereux (p. 201) ».

Baillet fait à Mutti les griefs de brouiller « la vieille question monothéisme – polythéisme – paganisme (p. 213) », d’épingler quelques dérisoires aphorismes où Nietzsche se montre bienveillant envers l’islam, alors que la Grèce pré-platonicienne est la référence principale du penseur allemand (p. 228), et, last but not least, d’isoler un verset du Coran (XXX, 22) de manière à présenter l’islam comme favorable aux humanités plurielles, alors qu’il est, selon Baillet, universaliste et « a-racial (p. 225) ». L’auteur développe une sévère critique de Guénon et de ses continuateurs Frithjof Schuon, Michel Vâlsan et Charles-André Gilis. Je suis plus indulgent avec Schuon. Castes et races me semble un bon livre. La caste est bien analysée comme « tendance foncière » susceptible de « cristallisation sociale », comme principe de verticalité dans l’édification de la cité (alors que le racialisme relève d’un point de vue horizontal) et comme identité transversale somme toute assez proche de la « race de l’esprit » de Julius Evola. En revanche, là où je rejoins totalement Baillet, c’est quand il affirme la nécessité de soumettre les idées de Guénon à une analyse génétique de type nietzschéen, c’est-à-dire de les envisager au moins partiellement comme les produits d’une psychologie particulière, et notamment d’une « sensibilité exacerbée (p. 247) ». Je vais même plus loin en reliant le départ de Guénon vers l’Égypte en 1930 à la succession de déboires familiaux, sentimentaux et éditoriaux qu’il endure à la fin des années 1920.

Guénon-Planéte.jpgMais il faut fidèlement rendre compte des arguments de Baillet, pour qui Guénon n’est pas un penseur infaillible « missionné » par on ne sait quel Centre Suprême. Il reproche à l’œuvre de Guénon son caractère totalement impolitique (c’est lui qui souligne). À ses yeux, Guénon ne cesse de « penser hors sol ». Son indifférence à la dimension raciale est proportionnelle au « simplisme effarant » avec lequel il définit la notion de peuple qui, comme toutes les catégories intermédiaires entre l’individuel et l’universel, l’intéresse très peu. Il « sort de l’histoire » au point que son testament intellectuel de 1946 (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps) ne contient pas une ligne sur le conflit mondial qui vient de se dénouer. À charge de Guénon, Baillet ajoute « sa méconnaissance presque totale du fait indo-européen », son approche de la mentalité moderne comme un « gigantesque envoûtement général », « son mépris affiché pour la coutume » et son ignorance des « réactions saines » de « régulation vitale » et de « défense immunitaire » garantissant la cohésion sociale.

Cela dit, il me semble abusif d’assimiler le Coran à un « invraisemblable fatras textuel (p. 225) ». Ce n’est pas faire allégeance au « parti islamophile », dangereux parce que « polymorphe », que rappeler la valeur numérique des lettres de l’alphabet arabe et ipso facto l’arithmosophie liée aux langues sacrées (hébreu, sanscrit, grec, latin). Une cohérence supérieure ne peut-elle être tirée d’une lecture coranique, biblique ou védique qui ne soit pas étroitement littérale ? Les récits des mythologies païennes sont-ils limpides ? Ne faut-il pas aussi un fil d’Ariane ésotérique pour cheminer dans leur labyrinthe, comme dans tous les dédales des légendes (legenda, choses devant être lues) ?

Il n’en reste pas moins que nous assistons de plus en plus à un « phénomène de remplacement » des Français de souche, sur leur territoire national ancestral, par des populations allogènes d’origine maghrébine et subsaharienne, pour l’essentiel (p. 372) ». Ce « grand remplacement » auquel Renaud Camus a consacré un livre majeur, s’accompagne d’un péril d’islamisation. Il est aussi observable, échelle réduite, dans quelques quartiers de ma commune natale de Molenbeek, en Belgique, où les premiers travailleurs marocains sont arrivés en 1964. Mais dans les faubourgs du Bruxelles comme dans les banlieues de Paris, le « chaos social » découle d’un discours officiel mensonger autour de notions comme la « multiculturalité » et l’« intégration ».

Le danger laïciste

Le Système prétend édifier une société « multiculturelle ». En réalité, il encourage la construction d’une société pluriraciale fonctionnant selon un seul critère d’intégration : l’adhésion au « modèle consumériste (p. 358) ». L’immigré qui ne s’assimile pas demeure fasciné par ce modèle et veut y « accéder tout de suite, ici et maintenant, sans effort et sans réciprocité sociale (Guillaume Faye cité p. 358) ». Il en résulte la délinquance des banlieues et lorsque le jeune allochtone arrive au point de rupture, il part s’engager pour Daech et peut revenir ensuite chez nous avec un projet d’attentat terroriste.

Mais à qui profite finalement le crime ? L’État islamique est une aubaine pour le Nouvel Ordre mondial américanocentré qui a retrouvé un ennemi à désigner, après la décomposition du communisme. Sa lutte contre l’« islamisme radical » peut de surcroît se présenter avantageusement comme un combat de la « civilisation » contre la « barbarie ». De même, à l’intérieur des sociétés européennes, et notamment de la société française, les « racailles » des périphéries urbaines sont un cadeau pour la nouvelle caste dominante où se côtoient des immigrés occidentalisés, qui renient leur tradition spirituelle, et des membres de « la gauche laïcarde (p. 387) », à laquelle Renaud Camus a tort de se rallier. Point n’est besoin d’employer le suffixe péjoratif -ard pour mesurer la potentialité négative d’une laïcité qui dérive en laïcisme.

moralelaique.jpgLa grande offensive laïciste de ces quarante dernières années est strictement contemporaine de l’immigrationnisme intensif, du relâchement des mœurs, du naufrage de l’enseignement, de la fièvre des questions sociétales et de l’émergence d’un type humain libéral-libertaire-libertin uniquement soucieux de sa « croissance personnelle ». Cette dernière expression est propre au mouvement New Age, que Baillet ne tient pas en grande estime, ce en quoi je suis totalement d’accord avec lui.

Globalement, je trouve d’ailleurs son livre très convaincant. Dans le sillage de Renaud Camus, Philippe Baillet lance un vigoureux appel à la lutte contre « l’éradication monstrueuse du sentiment identitaire, culturel, racial, civilisationnel (p. 450) ». Sans tomber dans le piège du conspirationnisme, il nous convie à nous interroger, non seulement sur les ennemis que nous devons désigner, mais aussi sur la ou les forces qui nous désignent comme ennemis. Pour reprendre l’heureuse formule d’un collaborateur de Réfléchir et Agir (7), il ne s’agit pas seulement de « savoir quelle est la nature du poison qui nous est inoculé 7, mais aussi d’identifier « qui tient la seringue ». pour ma part, je crois que la piqûre est administrée par le laïcisme davantage que par un « parti islamophile » sur lequel Baillet n’a toutefois pas tort d’attirer notre méfiante attention en raison de son caractère « protéiforme ».

Retour sur des années militantes

Puisque Baillet me cite à trois reprises, je ferai état de quelques souvenirs personnels et lorsqu’il s’agira d’auteurs mentionnés dans le copieux index de onze pages et vingt-deux colonnes, j’indiquerai la ou les pages de référence. En Suisse romande, où j’ai vécu et travaillé de 1970 à 1977, un groupuscule de droite radicale publiait la revue Renaissance, bientôt rebaptisé Le Huron. Un des membres défendait des idées relevant de « l’autre tiers-mondisme ». Gaspard Grass écrivait notamment sur la « troisième voie libyenne ». Il connaissait aussi très bien l’histoire des idées nationales-socialistes. Il leur avait consacré son mémoire de fin d’études. Petit-fils d’un militant de l’Union nationale, parti fasciste suisse d’avant-guerre, il m’a fait découvrir le fondateur de ce parti, Georges Oltramare, dont Baillet retrace avec exactitude le parcours tumultueux (pp. 67 et 93).

duprat.jpgAvec François Duprat, je n’ai eu que des relations épistolaires. Je ne puis donc ni confirmer ni infirmer le « dégoût physique (p. 24) » qu’il inspirait à Baillet et à d’autres. Il m’a accueilli dans sa Revue d’histoire du fascisme et m’a encouragé dans mon essai de transformer à Genève, le NOS (Nouvel ordre social) en un GNR (Groupe nationaliste-révolutionnaire). Le Genevois Georges Néri et moi-même avons crée le CCL (Cercle Culture et Liberté), à la tribune duquel ont pris la parole Jean-Gilles Malliarakis (p. 391) et Yves Bataille (pp. 178 – 179). Ma rencontre à Lausanne avec Gaston-Armand Amaudruz (pp. 159 – 160), qui reprochait à Evola de « débiologiser » la race, atteste que j’ai été aussi attentif que possible au discours identitaire de base, bien que ma préférence pour le traditionalisme intégral impliquât la revendication d’une identité tendancielle : la « race de l’esprit » transversale et trans-ethnique, la caste comme « tendance foncière (Schuon) ». Aux côtés de l’excellent germaniste Robert Steuckers (p. 99) militait le regretté Alain Derriks, dont je n’ai pas oublié cette remarque : la lecture d’Evola et de Guénon n’incite-t-elle pas à un alter-universalisme susceptible de détourner les identitaires des priorités de leur combat pour leur particularisme culturel et racial ?

Enfin, il va de soi qu’en même temps que Philippe Baillet (rencontré en 1977), Georges Gondinet est la personnalité qui m’a le plus marqué à l’époque. Notre collaboration comporte deux phases : 1975 – 1978 (Totalité, mais aussi, peu avant, Horizons européens, revue proche des idées de Thiriart, hormis son credo régionaliste) et 1982 – 1983 (fondation des éditions Pardès et de la revue L’Âge d’Or). J’assume l’entière responsabilité des torts dans notre rupture de 1984. En 1974, à la taverne genevoise du « Pied-de-Cochon », notre GNR de Suisse romande se réunit pour fonder sa revue Le Huron. Son rédacteur en chef Georges Néri a dû jeter l’éponge à la suite d’un chantage de son employeur. Mais ce soir-là, en milieu de jeunes collaborateurs (dont le signataire de ces lignes) surtout préoccupés par le terrorisme intellectuel des « Rouges », Néri fait sensation en lâchant : « Le communisme, cela passera, mais quand nous serons tous négrifiés, alors il sera trop tard. »

C’est pourtant un illustre Noir que je vais citer en conclusion. Si nous n’identifions pas clairement les « mécanismes de destruction » qui nous ciblent, nous courons au devant de défaites susceptibles de nous démobiliser. Méditons donc la devise de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais. Je gagne ou j’apprends. »

Daniel Cologne

Notes

1 : Philippe Baillet, L’autre tiers-mondisme. Des origines à l’islamisme radical, Akribeia, Saint-Genis-Laval, 2016, 475 p., 25 €. L’intitulé de ma recension s’inspire d’un autre sous-titre qui apparaît, non sur la page de couverture, mais plus discrètement sur la page de garde.

2 : Je ne suis pas « Français d’origine wallonne (p. 199) », mais Belge de souche partiellement flamande par ma grand-mère paternelle.

3 : Remarque d’Adolf Hitler faisant partie des Bormann Vermerke (recueillies par martin Bormann) éditées par Bernard Plouvier sous le titre Derniers libres-propos, Déterna, Paris, 2010. Le propos ici concerné date du 7 février 1945.

4 : Tous ces pays ont une façade atlantique (directe pour quatre d’entre eux, indirecte pour les Pays-Bas, via la Mer du Nord, sous-espace maritime de l’Océan).

5 : Voir la chanson (très belle au demeurant) de Léo Ferré :
« Un jour, je m’en irai très loin en Amérique
Donner des tonnes d’or aux nègres du coton.
Je serai le bateau pensant et prophétique
Et Bordeaux croulera sous mes vastes pontons. »

Le Bateau espagnol

Le navire revient d’Espagne, toujours avec une Madone attachée :
« En poupe, par le col, mais d’une autre couleur. »

6 : Philippe Moureaux a aussi été pendant 20 ans bourgmestre socialiste de Molenbeek, dont les quartiers centraux donnent l’exemple, à échelle réduite, d’un « grand remplacement ». Il déclare ne pas avoir vu venir la radicalisation musulmane, si ce n’est sur le tard, le jour où une femme voilée a refusé de lui serrer la main. Il faut aussi rappeler la désastreuse politique urbanistique qui a frappé tout l’Ouest bruxellois en prévision de l’Expo 58 et lors du creusement du métro (début des années 1970).

7 : Cf. Réfléchir et Agir, n° 53, été 2016, p. 26.

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lundi, 12 septembre 2016

Ellen Kositza und "Der Weg der Männer" von Jack Donovan

jack-donovan_der-weg-der-m-nner.jpgEllen Kositza und "Der Weg der Männer" von Jack Donovan

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Zum elften Mal stellt die »Sezession«-Literaturredakteurin Ellen Kositza bemerkenswerte Literatur vor. Diesmal geht es um »Der Weg der Männer« des US-Autoren und Maskulisten Jack Donovan, übersetzt von Martin Lichtmesz. Donovans Weg der Männer ist der Weg zurück zu selbstbewußter, starker Männlichkeit – eine klare Absage an Gender-Schwachsinn und den Babysitter-Staat!

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vendredi, 09 septembre 2016

Frédéric II, nouveau regard biographique de Gouguenheim

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Frédéric II, nouveau regard biographique de Gouguenheim

Ex: http://www.toutelaculture.com

Le médiéviste qui créa la polémique il y a quelques années livre en cette rentrée une biographie érudite de l’empereur Frédéric II de (Hohen)Staufen qui régna sur une grande partie de l’Europe de la première moitié du XIIIe siècle mais qui connut de douloureuses dernières années. Alors qu’il collectionnait les fiefs, les honneurs et les couronnes, il finit isolé à la suite de son affrontement avec une papauté. Celle-ci ne pouvait accepter une prééminence temporelle sur la Chrétienté. La défaite de Frédéric II détermine l’abaissement du rêve de restauration de l’Empire romain qui dominait jusque-là. Le portrait dressé, d’une très bonne tenue, néglige cependant quelques pistes.

Frédéric, acteur clé du Moyen Age européen

fede-2.JPGL’empereur Frédéric II est, comme le rappelle à plusieurs reprises l’auteur, l’un des derniers, dans la lignée de Charlemagne, à tenter une restauration (Restitutio) de l’Empire romain. Héritier au deuxième de degré de Frédéric Ier Barberousse, empereur germanique, il est surtout un enfant quand son père Henri VI meurt. En ces premières années du XIIIe siècle, il est donc un enfant placé sous la tutelle de sa mère Constance, qui occupe la régence du royaume de Sicile (incluant alors tout le Sud de l’Italie en plus de la grande île), mais aussi sous celle du pape. Ce dernier souhaite maintenir une suzeraineté sur le royaume de Sicile. En effet, Frédéric est par ses héritages roi de Sicile mais aussi prétendant à la dignité impériale : il peut de jure encercler les villes d’Italie du Nord (logiquement comprise dans un royaume de Pavie devenu fictif depuis le XIIe siècle) et la papauté (appuyant son indépendance sur le fameux faux intitulé « Donation de Constantin »). Voilà donc dès son enfance les forces profondes qui vont s’opposer à son autorité : les bourgeoisies urbaines en plein essor (que ce soit dans les royaumes et fiefs constitutifs de l’Empire, en Germanie notamment, ou en Italie), les grands princes d’Empire (qui ne veulent pas se laisser dicter une centralisation, voire même une hérédité à la dignité impériale) et surtout Rome.

Quels sont les grands mouvements du règne qui s’étend donc jusqu’à sa mort en 1250 ? Le jeune roi s’impose d’abord face à la guerre féodale permanente (les faides) qui domine pendant la régence de sa mère (années 1200). Les années 1210 sont consacrées à la prise en main du Saint-Empire romain germanique : en s’appuyant sur les clans princiers, les réseaux ecclésiastiques et les oppositions royales, il fait destituer Otton IV, il est élu roi de Germanie avant de devenir empereur. Pour cela il sait bénéficier de la défaite que la France inflige à Otton IV à Bouvines et d’un apaisement de ses relations avec la papauté. Sans elle, il ne peut être sacré. Il ne cesse donc de donner des gages à Rome : il laisse le pape nommer des évêques, il lâche des libertés ou feint de les lâcher à l’égard des villes d’Italie du Nord, il promet surtout de partir en croisade pour reprendre Jérusalem récemment intégrée au royaume de Saladin. Les années 1220 sont celles d’une prise en main toute relative de l’Empire. Si l’héritier Staufen restaure les châteaux et l’autorité dynastique sur ses fiefs, s’il sait s’allier de nouveaux domaines en donnant des libertés à tel prince ecclésiastique, tel prince laïc ou telle ville, il ne peut jamais centraliser un Empire s’étendant du royaume d’Arles jusqu’à la Baltique et le duché d’Autriche. Que retenir de cette décennie passée dans l’Empire et de son retour à la fin des années 1230, période à laquelle il réduit la révolte de son premier fils Henri VII qu’il avait fait nommer successeur ? Au fond, Gouguenheim le rappelle, Frédéric II gouverne en dispensant des bienfaits avec contreparties, il ne peut jamais imposer une centralisation dans un ensemble fédéral traversé par des intérêts bien trop nombreux et divergents. Même l’élection d’un autre de ses fils Conrad IV comme « roi des Romains et futur empereur » en 1237 par les princes électeurs ne peut faire croire à une réelle instauration d’hérédité. Il innove donc peu dans sa gestion de l’Empire et doit se contenter de réprimer les révoltes (villes, fils rebelle…), disposant de trop peu de ressources pour dominer complètement. Il faut dire que toute sa vie, une part de ces mêmes ressources, essentiellement tirées de son royaume de Sicile, servent tantôt à ménager, tantôt à affronter une papauté irrémédiablement opposée à lui. Cette dernière ira jusqu’à l’excommunier une première fois puis surtout le déposer en 1245, déterminant de sombres dernières années pour son règne, même si elle ne l’a jamais vaincu militairement.

Entre temps, et l’auteur insiste sur ce point, Frédéric II passe de nombreuses années en son royaume du Sud de l’Europe où il peut bénéficier d’une centralisation ancienne. En cela il est héritier des Normands et des Byzantins. Sa « méthode de gouvernement » s’en inspire nettement : dignité royale – impériale reprenant la pompe byzantine (il est basileus dans les tenues comme dans le monnayage), nomination et contrôle régulier des gouverneurs de districts rigoureusement découpés, extension d’un système de mise en valeur rationnel de la campagne et de ses richesses (la massarie)… Surtout, il participe de la remise en ordre et de la rationalisation d’un système juridique jusqu’alors encore féodal. Cette remise en ordre incarnée par le Liber Augustalis du début des années 1230 est un effort de mise en cohérence des droits existants (avec des traces normandes) avec la renaissance du droit romain, notamment développé par le Studium de Naples, véritable « université royale » destinée à former les fonctionnaires du pouvoir. Cependant, ces efforts ne pourront être pleinement aboutis, la fin des années 1230 et surtout les années 1240 voyant les affrontements se multiplier entre l’Empereur proclamant clairement une recherche de souveraineté universelle et la papauté, aidée pour l’occasion par tout ce qui pouvait l’abattre. Rappelons qu’entre temps, à la fin des années 1220, après avoir ajourné longtemps celle-ci, Frédéric II partit en croisade car il était devenu roi de Jérusalem par mariage, ville et lambeau de royaume qu’il obtient non par l’affrontement mais par la négociation avec les arabes, summum de l’opprobre pour un croisé !

Au final Gouguenheim insiste très clairement sur le fait que l’empereur a bénéficié des forces de son royaume du Sud mais ne pouvait que les épuiser pour tenter de gouverner le Nord et contenir le Centre (Italie du Nord, papauté). Son empire si vaste, depuis Gand jusqu’à la Baltique et Jérusalem qu’il n’a au final jamais commandée, ne pouvait se maintenir après sa mort. Effectivement, la désagrégation intervient rapidement : les papes et leurs alliés éliminent ses héritiers, les Anjous venus de France prennent le royaume de Naples et la Sicile et l’Empire échoit, après un « grand interrègne » causé par ce vide dynastique, à des nouveaux venus, les Habsbourg.

Le choix d’une biographie « impressionniste »

La biographie n’est pas pleinement classique en ce qu’elle n’est pas entièrement chronologique. Divisée en quatre parties, la première est une sorte de résumé politique de l’œuvre de Frédéric II. Ensuite, on s’attache à ce qui serait une « pensée politique » que l’auteur a du mal à résumer clairement. Plus évident est le regard porté sur les constructions durables que l’empereur a suscitées. La dernière partie revient, à tous les moments de son existence, sur les représentations du personnage et sur son écho dans les siècles suivants.

L’avantage de cette construction est assez évident. On peut, comme dans le cadre d’articles précis, voire une question bien détaillée. L’auteur insiste beaucoup, en se positionnant notamment par rapport aux écrits de Kantorowicz, sur la politique de l’image développée : elle passe par des représentations idéalisées sur les documents impériaux et royaux, elle s’affiche sur les bulles mais aussi jusque dans le paysage urbain et rural avec de nombreuses forteresses qui viennent ponctuer les routes du royaume de Sicile. L’exemple le plus éclatant en est le Castel del Monte, château octogonal incongru entièrement voulu par le roi et dans lequel il ne séjourna pas réellement. Ce château est un peu à Frédéric II ce que Chambord fut à François Ier, un rêve de sa personne et de sa monarchie. Autre exemple, la Porte de Capoue, détruite par le vandalisme révolutionnaire des Français en 1799. Cet édifice reprenait les modèles de l’Empire constantinien et affirmaient d’une part la place de l’Empereur comme souverain à prétention universelle, d’autre part la place incontournable de la justice dans le royaume et enfin la Chrétienté de l’ensemble. Une forme de trinité… Si on appuie ceci sur le système de l’Aquinate, on peut penser que cette porte était un véritable manifeste politique, d’ailleurs un pendant à opposer à celui des libertés municipales mis en images un peu plus tard par la Commune de Sienne (Patrick Boucheron y consacra récemment l’ouvrage Conjurer la peur).

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Mais cette démarche par touches pour permettre de saisir le personnage pose parfois problème. Plusieurs événements sont abordés à plusieurs reprises sans qu’on en saisisse vraiment la portée parce qu’ils ne sont qu’un contexte pour la démonstration du passage. Ainsi la bataille de Cortenuova et la place de Milan, le rapport aux voisins (la France de Louis IX et la Hongrie surtout)… ne sont jamais pleinement convoqués alors qu’ils sont des aspects importants pour comprendre l’évolution du règne. En même temps et sur d’autres points, cette démarche force à des répétitions, particulièrement sur l’affrontement avec la papauté (il est difficile pour celui qui connaît mal la période de remettre en perspective celui-ci et de comprendre son évolution). La querelle des investitures (des ecclésiastiques) peut donc être mal comprise de même que le plus important au fond, la bataille pour la prééminence sur la Chrétienté entre Frédéric (Hohen)Staufen et le pape Grégoire notamment. Plusieurs aspects ont donc rendus difficiles d’approche par cette démarche non chronologique.

Un dernier regret peut être formulé et découle sans doute de cette construction. La remise en perspective n’est pas toujours évidente. L’auteur discute des aspects importants de la figure de Frédéric II : c’est un roi qui cherche une première modernisation par rationalisation du droit, il fixe des règles sur les représentations du pouvoir, il dispose d’un premier corps de fonctionnaires dévoués et non ecclésiastiques, il affronte la papauté mais en même temps ne cesse de s’attribuer une dimension religieuse. Sur tous ces plans on pourrait le comparer aux autres souverains du temps, particulièrement à la France capétienne de Saint-Louis ou de Philippe Auguste et Philippe Le Bel : les mêmes traits sont attribuables à leur règne. Un simple exemple : Pierre de la Vigne, logothète de Frédéric II est bien comparable aux légistes de France (dont Guillaume de Nogaret)… Pourquoi ne pas avoir cherché à montrer, parmi ces traits communs aux souverains d’Occident, ce qui distinguait (ou pas) Frédéric II ?

La fin des polémiques

Frederick_II_and_eagle.jpgParadoxalement, enfin, la biographie de ce personnage plus que controversé du Moyen Age est assez détachée des polémiques qui ont ponctué les publications de Sylvain Gouguenheim. En effet l’universitaire avait suscité des clivages particulièrement violents à l’occasion de son Aristote au mont Saint-Michel il y a quelques années. Sur les rapports de Frédéric II au monde arabe, l’auteur semble avancer à pas de loup. Il faut dire qu’il avait fait débat comme l’objet de son livre… Frédéric fut en effet voué aux gémonies par ses contemporains pour avoir obtenu par la négociation et non par le combat la souveraineté sur quelques parcelles des Etats latins perdus quelques années auparavant. Il a en effet obtenu par le traité de Jaffa quelques places, mais rien de bien viable pour maintenir durablement la présence croisée au Levant. Effectivement, les Etats latins ne durèrent pas. Sur les rapports savants, intellectuels qui étaient au cœur de ses précédentes réflexions sur la Renaissance des idées en Occident, l’auteur conclue en s’appuyant sur la faiblesse des sources sur le fait qu’il a pu y avoir influence, mais que celle-ci est difficilement quantifiable. On se reportera au récent ouvrage qui pourra renseigner précisément sur quelques aspects de la Sicile comme plaque tournante des échanges culturels entre Nord et Sud de la Méditerranée (Héritages arabo-islamiques dans l’Europe méditerranéenne), l’auteur se concentrant uniquement sur la ville de Lucera, cas inédit d’une population musulmane concentrée en une ville pouvant demeurer musulmane au cœur même de l’Italie chrétienne.

Enfin, pour comprendre cette biographie de Frédéric II, il nous semble utile de noter le rapport ambigu de l’auteur à Ernst Kantorowicz qui écrivit une des plus impressionnantes biographies de l’empereur en 1927 (un deuxième tome fut publié, mentionnant les sources, en 1932). A de très nombreuses reprises l’auteur s’y réfère, se positionne dans sa lignée (le plus souvent), mais il ne consacre plusieurs pages à Kantorowicz et à son rapport au personnage et à la biographie expliquée dans son contexte qu’en fin d’ouvrage. Gouguenheim aurait pu faire apparaître ces pages en début d’ouvrage tant l’ombre du grand penseur s’impose au fil des pages… On peut cependant concevoir le choix définitif de l’étudier avec les échos historiographiques de Frédéric II. Ce dernier fut en effet convoqué pendant des siècles comme épouvantail (pour les néo-guelfes, nationalistes italiens ou allemands…) ou modèle (autres nationalistes allemands partisans d’un fédéralisme dans un GrossDeutschland, opposants au pouvoir pontifical…). Il n’en reste pas moins que domine longtemps une image négative, celle du renégat qui tenta de se faire plus puissant que le pape.

L’ouvrage, s’il souffre parfois de redites et d’absence de contextualisation, reste une biographie qui fera date d’un spécialiste des sources du Moyen Age, qui les utilise abondamment et à bon escient. Frédéric II y apparaît comme celui qui chercha avec pragmatisme mais détermination à mettre en place une relative centralisation sur un espace trop vaste pour ses ressources. Il se heurte à une papauté encore centrale dans le jeu européen mais préfigure déjà l’Europe des Etats et des frontières.

 Sylvain Gouguenheim, Frédéric II, un empereur de légendes ,   Perrin ,  Août 2015,  428 p.   24 euros

jeudi, 08 septembre 2016

Le clivage droite/gauche est-il mort?

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Le clivage droite/gauche est-il mort?

Entretien avec Arnaud Imatz

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

(Figaro Vox, 4 septembre 2016)

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

AIm-1.jpgEmmanuel Macron a présenté sa démission à François Hollande, qui l'a acceptée. L'ancien ministre de l'économie va se consacrer à son mouvement «En marche» et préparer une éventuelle candidature à la présidentielle. Il entend dépasser le clivage droite/gauche. Est-ce le début de la fin de ce que vous appelez une «mystification antidémocratique»?

À l'évidence Monsieur Macron a des atouts dans son jeu. Il est jeune, intelligent, il apprend vite et il n'est pas dépourvu de charisme et de charme. Il a en outre eu la bonne idée de créer une petite structure, En Marche ce que n'avait pas pu, su, ou voulu faire en son temps Dominique de Villepin. Mais si un «mouvement» ou -pour être plus exact - une simple association de notables peut jouer un rôle de parti charnière, et in fine obtenir un ou deux portefeuilles ministériels, je ne crois pas qu'elle puisse suffire pour positionner sérieusement un leader comme candidat crédible à la présidentielle de 2017. Sous la Ve République, seuls les chefs de grands partis, ceux qui en contrôlent les rouages, ont des chances de succès. On voit mal comment dans un parti socialiste aux mains de vieux éléphants un consensus pourrait se dégager spontanément autour de quelqu'un dont le style et les idées ne sont appréciés ni des barons, ni de la majorité des militants. Mais en politique il ne faut exclure aucune hypothèse. Macron est un politicien, sinon chevronné, du moins déjà expérimenté. Il connaît très bien la magie des mots. Il a dit et laisser dire qu'il souhaitait dépasser le clivage droite/gauche et qu'il n'était pas socialiste (après tout il semble qu'il ne l'ait été, comme membre du Parti socialiste, que de 2006 à 2009… à l'époque où il était encore banquier d'affaires). Il s'est réclamé récemment de Jeanne d'Arc flattant à peu de frais un certain électorat de droite toujours sensible aux envolées lyriques devant un des symboles de la nation. Le jour de sa démission, il a précisé qu'il n'avait jamais dit qu'il était «ni de droite, ni de gauche», ce qui d'ailleurs ne lui a rien coûté car cette double négation ne veut pas dire grand-chose. Sans doute eût-il été plus honnête et plus correct d'affirmer devant les français: «je ne suis pas simultanément de droite et de gauche». Cela dit, il s'est aussi déclaré dans le camp des progressistes contre celui des conservateurs. J'imagine sans peine que forcé de nous expliquer ce que sont pour lui les progressistes et les conservateurs, il ne manquerait pas de nous asséner quelques lieux-communs sur les prétendus partisans du progrès, de la raison, de la science, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité face aux immobilistes, aux réactionnaires et aux populistes. Je dirai que Macron est un énième remake de Tony Blair, Bill Clinton et Gerhard Schröder. N'oublions pas que ces vedettes politiques de l'époque cherchaient à s'approprier, par-delà les clivages de droite et de gauche, la capacité de mobilisation de la «troisième voie».

Le système des primaires est-il un moyen de faire perdurer cette «mystification»?

Oui! bien évidemment. Il y a en fait une double mystification antidémocratique. Il y a d'abord celle de la division droite / gauche, à laquelle je me réfère dans mon livre. C'est celle que José Ortega y Gasset qualifiait de «formes d'hémiplégie morale» dans La révolte des masses déjà en 1929. C'est aussi celle dont Raymond Aron disait qu'elle reposait sur des «concepts équivoques» dans L'opium des intellectuels en 1955 (Je fais d'ailleurs un clin d'œil admiratif à son œuvre dans l'intitulé de mon livre). Cette dichotomie a été également dénoncée ou critiquée par de nombreuses figures intellectuelles aussi différentes que Simone Weil, Castoriadis, Lasch, Baudrillard ou Gauchet et, elle l'a été plus récemment par une kyrielle d'auteurs. Mais il y a aussi une seconde mystification antidémocratique qui affecte directement les partis politiques. Ce sont les leaders et non les militants qui se disputent le pouvoir. À l'intérieur des partis la démocratie est résiduelle, elle exclut la violence physique mais pas la violence morale, la compétition déloyale, frauduleuse ou restreinte. Il y a bien sûr des partis plus ou moins démocratiques qui parviennent à mitiger et à contrôler les effets de leur oligarchie mais s'ils existaient en France, en ce début du XXIe siècle, je crois que ça se saurait.

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L'opposition droite/gauche peut-elle vraiment se résumer à un «mythe incapacitant»? Comme le souligne Denis Tillinac, ces deux courants ne sont-ils pas, malgré tout, irrigués par un imaginaire puissant dans lequel les électeurs se reconnaissent?

Il ne s'agit pas d'essences inaltérables. Je ne crois pas qu'il y ait «des valeurs permanentes de droite» et des «principes immortels de gauche». Il n'y a pas d'opposition intangible entre deux types de tempéraments, de caractères ou de sensibilités. Il n'y a pas de définitions intemporelles de la droite et de la gauche. Denis Tillinac nous parle de deux courants qui seraient «irrigués par un imaginaire puissant». Mais un imaginaire forgé par qui? Par les Hussards noirs de la République et les Congrégations religieuses? Et depuis quand? Depuis 1870, depuis1900 voire depuis 1930 nous répondent les historiens.

Je n'ignore pas bien sûr le point de vue des traditionalistes. Je sais que pour les traditionalistes être de droite ce n'est pas une attitude politique mais une attitude métaphysique. Je sais qu'ils considèrent que la gauche s'acharne à réduire l'homme à sa mesure sociale et économique. Que pour eux la droite et la gauche sont caractérisées par deux positions métaphysiques opposées: la transcendance et l'immanence. Ils sont les défenseurs d'une droite idéale, sublime, transcendantale ou apothéotique, celle que les partisans de la religion républicaine, d'essence totalitaire, Robespierre et Peillon, vouent perpétuellement aux gémonies.

Pour ma part, en me situant sur les plans politique, sociologique et historique, je constate que les chassés croisés idéologiques ont été multiples et permanents. Je peux citer ici le nationalisme, le patriotisme, le colonialisme, l'impérialisme, le racisme, l'antisémitisme, l'antichristianisme, l'antiparlementarisme, l'anticapitalisme, le centralisme, le régionalisme, l'autonomisme, le séparatisme, l'écologisme, l'américanophilie/américanophobie, l'europhilie/europhobie, la critique du modèle occidental, l'alliance avec le tiers-monde et avec la Russie, et bien d'autres exemples marquants, qui tous échappent à l'obsédant débat droite/gauche. Il suffit de s'intéresser un minimum à l'histoire des idées pour se rendre compte très vite que les droites et les gauches ont été tour à tour universalistes ou particularistes, mondialistes ou patriotiques, libre-échangistes ou protectionnistes, capitalistes ou anticapitalistes, centralistes ou fédéralistes, individualistes ou organicistes, positivistes, agnostiques et athées ou théistes et chrétiennes. Un imaginaire puissant dans lequel les électeurs se reconnaissent? Non! je dirais plutôt, avec le marxologue Costanzo Preve, que ce clivage est «une prothèse artificielle».

Selon vous, un nouveau clivage politique oppose désormais le local au mondial, les enracinés aux mondialisés…

J'avoue que la lecture de la philosophe Simone Weil m'a profondément marqué dans ma jeunesse. Elle a su brillamment démontrer que la dyade vecteur du déracinement / soutien de l'enracinement, explique la rencontre durable ou éphémère entre, d'une part, des révolutionnaires, des réformistes et des conservateurs, qui veulent transformer la société de manière que tous ouvriers, agriculteurs, chômeurs et bourgeois puissent y avoir des racines et, d'autre part, des révolutionnaires, des réformistes et des conservateurs qui contribuent à accélérer le processus de désintégration du tissu social. Elle est incontestablement une «précurseuse». Depuis le tournant du XXIe siècle nous assistons en effet à une véritable lutte sans merci entre deux traditions culturelles occidentales: l'une, est celle de l'humanisme civique ou de la République vertueuse ; l'autre, est celle du droit naturel sécularisé de la liberté strictement négative entendue comme le domaine dans lequel l'homme peut agir sans être gêné par les autres. L'une revendique le bien commun, l'enracinement, la cohérence identitaire, la souveraineté populaire, l'émancipation des peuples et la création d'un monde multipolaire ; l'autre célèbre l'humanisme individualiste, l'hédonisme matérialiste, le «bougisme», le changement perpétuel, l'homogénéisation consumériste et mercantiliste, l'État managérial et la gouvernance mondiale sous la bannière du multiculturalisme et du productivisme néocapitaliste.

Le général De Gaulle savait qu'on ne peut pas défendre réellement le bien commun la liberté et l'intérêt du peuple, sans défendre simultanément la souveraineté, l'identité et l'indépendance politique, économique et culturelle. Passion pour la grandeur de la nation, résistance à l'hégémonie américaine, éloge de l'héritage européen, revendication de l'Europe des nations (l'axe Paris-Berlin-Moscou), préoccupation pour la justice sociale, aspiration à l'unité nationale, démocratie directe, antiparlementarisme, national-populisme, ordo-libéralisme, planification indicative, aide au Tiers-monde, telle est l'essence du meilleur gaullisme. Où voyez-vous les gaullistes aujourd'hui? Henri Guaino? qui est peut être l'héritier le plus honnête? Mais combien de couleuvres a déjà avalé l'auteur des principaux discours du quinquennat de «Sarko l'Américain»?

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La chute du mur de Berlin a-t-elle mis fin à ce clivage?

Souvenez-vous de ce que disait le philosophe Augusto del Noce peu de temps avant la chute du mur de Berlin: «le marxisme est mort à l'Est parce que d'une certaine façon il s'est réalisé à l'Ouest». Il relevait de troublantes similitudes entre le socialisme marxiste et le néo-libéralisme sous sa double forme sociale-libérale et libérale-sociale, et citait comme traits communs: le matérialisme et l'athéisme radical, qui ne se pose même plus le problème de Dieu, la non-appartenance universelle, le déracinement et l'érosion des identités collectives, le primat de la praxis et la mort de la philosophie, la domination de la production, l'économisme, la manipulation universelle de la nature, l'égalitarisme et la réduction de l'homme au rang de moyen. Pour Del Noce l'Occident avait tout réalisé du marxisme, sauf l'espérance messianique. Il concluait à la fin des années 1990 en disant que ce cycle historique est en voie d'épuisement, que le processus est enfin devenu réversible et qu'il est désormais possible de le combattre efficacement. Je me refuse à croire que la décomposition actuelle nous conduit seulement à la violence nihiliste. Je crois et j'espère qu'elle est le signe avant-coureur du terrible passage qu'il nous faudra traverser avant de sortir de notre dormition.

Arnaud Imatz, propos recueillis par Alexandre Devecchio (Figaro Vox, 4 septembre 2016)

mercredi, 07 septembre 2016

L’école défigurée, généalogie d’un désastre et d’un crime

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L’école défigurée, généalogie d’un désastre et d’un crime

« Le professeur – au sens de l’intellectuel – n’a plus de place dans le lycée d’aujourd’hui ». Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que l’école aujourd’hui, et que devrait-elle être ? La question n’est donc pas « pourquoi l’école fonctionne mal ». Elle est bien plus profonde. La question est : pourquoi l’école a-t-elle cessé d’être ? Ce qui rend la problématique de Robert Redeker non seulement philosophique, mais historique.

En effet, ce que l’école devrait être, elle l’a été, en tout cas pour l’essentiel, et jusqu’il y a à peine 50 ans. Etait-ce mieux avant ? Bien sûr. C’était mieux quand l’école était vraiment l’école.

Le propre de l’être humain, c’est qu’il parle. Aristote avait déjà insisté sur cette évidence. De ce fait, l’école, si elle est éducation de l’homme à devenir homme, devrait être respect de la langue et recherche du langage le plus noble. Nous en sommes loin. « Nous, on veut… », « Les Français, ils (prononcez : y) sont pas d’accord pour penser que… », « la France, elle est à l’initiative… », « c’est quoi, cette note pourrie que vous avez mis à mon fils… ». La redondance, la référence à un soi dilué dans un « on », l’approximation ont tué la langue française. Mais c’est aussi la communication qui a tué la langue/ La « pensée power point » a remplacé la dissertation. Tandis que le respect des « cultures » a remplacé la culture générale. Les « cultures d’origine » c’est-à-dire la culture comme cocon ont remplacé la culture générale, qui est la capacité d’interroger le monde, de se projeter dans le monde. Les cultures d’origine ne sont du reste respectées et admirées que dans la mesure où elles ne sont pas européennes. Dans ce dernier cas, elles sont marquées par la culpabilité et mises entre parenthèses. L’enseignement des cultures devient ainsi l’enseignement de l’existence de la diversité des origines (bien sûr que les origines sont diverses, mais la belle affaire !).

L’école passe sous silence l’essentiel. Elle est un enseignement de l’ignorance de la culture. C’est-à-dire qu’elle cesse d’enseigner la culture comme recherche de ses propres fondements dans le monde. Les Français ne seraient donc héritiers de rien. Ils devraient se construire à partir de rien. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent tout simplement pas se construire. De leur côté, dans l’école telle qu’elle est, les enfants d’immigrés ne sauraient devenir héritiers de la France, nation littéraire par excellence. Du moins ces enfants d’immigrés ont-ils le droit d’être héritiers de leur culture d’origine, ce qui est contesté aux Européens.

Nous sommes ainsi des « inhéritiers » comme écrit Renaud Camus. Au nom de l’ouverture de l’école « sur la vie », l’école s’ouvre aux aspects les plus triviaux de la vie, que chacun aura bien le loisir de connaître, et dont l’école nous mettait, au moins un temps, à l’abri. L’école avait pour mission de montrer qu’il n’y a pas que le tiercé et les chansons de Claude François dans la vie. Elle prend maintenant pour référence les faits sociétaux les plus triviaux. Etonnant ? Pas tant que cela quand on constate que des pédagogistes expliquent que l’école n’est plus là pour transmettre et pour élever vers la culture mais a pour objet désormais de permettre le « vivre ensemble » et d’ « empêcher la guerre civile ». C’est pourquoi le contenu des matières tend à être évacué de l’école, ce qui aurait ulcéré Hegel, pour qui on réfléchit toujours à partir d’un contenu. Mais Hegel est loin. L’essentiel, désormais, n’est pas d’apprendre, c’est de « faire des choses ensemble » : un atelier radio, un dessin collectif, une pièce de théâtre sur la tolérance, etc. L’idéal de l’école contemporaine est la suppression des matières, c’est un enseignement sans contenu, ou avec un contenu le plus éclaté possible : un peu de texte, beaucoup d’images. Et des discussions, des « débats » qui précèdent l’acquisition des contenus. L’école est ainsi horizontalisée. L’instituteur s’appelle désormais « professeur des écoles ». Cela se produit justement au moment où il n’y a plus de professeur. Il n’y a plus que des « enseignants ». Ils n’existent plus d’ailleurs qu’en groupe. C’est le fameux « corps enseignant ». Les professeurs étaient d’ailleurs de grands instituteurs, au sens où ils instituaient, c’est-à-dire qu’ils mettaient debout la culture. Il s’agit au contraire désormais de mettre couché – horizontal – tout ce qui était debout. Il s’agit de faire en sorte que rien ne dépasse. Ronsard au même niveau que Claude François. L’enseignant devient un super éducateur, « proche des gosses ».

Le problème est que la fin des instituteurs, c’est aussi la fin des institutions, et c’est la fin de toute société. Kant avait souligné que l’éducation nécessite une prise de distance radicale avec le milieu familial. Aujourd’hui, au contraire, on parle de « communauté éducative » associant enseignants, parents d’élèves, et les élèves eux-mêmes. Loin de tenir à distance les trivialités de la vie quotidienne, l’école s’y englue. On « débat » de la violence, du racisme, de l’égalité entre les sexes, de la lutte contre les discriminations ou l’extrême droite (ce qui est du reste à peu près la même chose), etc.

Dans ses fondements, l’École a la charge d’initier au loisir dans le sens le plus élevé du terme : la disponibilité à être soi, à se trouver en s’éduquant par la fréquentation des œuvres de l’esprit et par la pratique de disciplines exigeantes. L’école actuelle tend au contraire à devenir un vaste centre de loisirs. Les loisirs contre le loisir. De même que le culte de la diversité a tué les vraies différences, les loisirs ont tué le loisir. Les controverses d’idées se sont abaissées au niveau des pseudos débats télévisés dans lesquels excelle la « caste palabrante ». Un amuseur généralement pas drôle du tout et d’un alignement total sur le politiquement correct plutôt que Régis Debray ou Alain de Benoist : c’est certain que c’est moins « prise de tête ».

Il suffirait, nous dit-on, de « se parler » pour conforter le « vivre ensemble », qui commence dés l’école, et même, croit-on, repose sur elle. Mais que veut dire ce « vivre ensemble » ? C’est tout simplement le contraire de la fraternité. C’est un « côte à côte » sans lien, sans regarder ensemble dans la même direction. C’est un simple « respect ». Dans une copropriété il faut du « vivre ensemble ». Mais dans une nation, il faut beaucoup plus que cela. Il faut de la fraternité.

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Le « vivre ensemble » est une valeur libérale. Il n’est que cela. Pas étonnant qu’elle soit le totem de « socialistes » ralliés, depuis 1983, au libéralisme aussi bien économique que sociétal (le second fournissant du carburant au premier). « Autant la fraternité se pensait sur le registre de l’affirmation, autant le vivre ensemble, qui pourrait en devenir le tombeau, se conçoit sur le registre du renoncement » écrit Robert Redeker. Le vivre ensemble est le renoncement à toute assimilation des immigrès à notre nation. Il va avec l’ « archipellisation » (ou balkanisation) de l’enseignement, à son adaptation aux situations locales, aux féodalités municipales, au patronat des entreprises locales, au marché local de l’emploi. Comme si l’école devait servir à « trouver du boulot ». Comme si sa mission n’était pas autre : former des hommes et donc des citoyens d’un pays. Comme si l’école ne devait pas tout simplement servir à vivre.

L’École doit servir à vivre, c’est-à-dire qu’elle doit enraciner dans une culture et dans le même temps arracher à la tyrannie du présent, à la tyrannie de l’horizontal. L’École arrache à la paroi de la caverne de Platon et nous met à l’épreuve du soleil des grandes œuvres. L’École nous fait entrer dans ce que Hannah Arendt appelle le « pays de la pensée ».

Mais l’école actuelle fait le contraire. Elle ancre dans le seul présent, un présent liquide, « un présent existentiellement flottant » (Jean-Pierre Le Goff) et feint de s’étonner du manque de repères des élèves (pardon, des apprenants).

Pour jouer le rôle qu’elle devrait jouer et qu’elle jouait – preuve que nous ne parlons pas d’une utopie – l’École n’est pas seulement gratuite, elle est la gratuité même. Le sens profond de la gratuité scolaire n’est pas seulement la gratuité financière. La gratuité, c’est aussi la non utilité immédiate de ce que l’on apprend. L’École ne doit avoir aucun lien avec le « marché du travail ». La formation professionnelle a son rôle et sa place, qui ne sont pas ceux de l’École. L’École ne doit servir qu’à nous rendre autonome, à faire du petit homme de France un jeune Français.

L’École est avant tout loisir (skholé). Non pas loisir comme divertissement mais comme temps libéré des contraintes d’utilité. Walter Benjamin avait écrit : « l’esprit de métier n’est pas l’esprit des études ». L’École, c’est tout ce que les politiques de l’école depuis 40 ans veulent nous faire oublier. Droite et gauche cumulent leurs tares pour détruire l’école. Pour la droite, l’école couterait trop cher et ne serait pas assez adaptée aux besoins des entreprises (la fameuse « employabilité »). Pour la gauche, il faut changer l’école parce qu’elle n’est pas assez égalitaire. Pour mettre tout le monde au même niveau, elle doit être évidée de tout contenu culturel. Il faut en finir avec la « violence symbolique » exercée par les grands auteurs (Molière, Racine…) et les grandes œuvres.

Droite et gauche veulent faire des élèves de simples disciples de notre époque, des « branchés » des otages de la société numérique, des suradaptés au présent, c’est-à-dire des suradaptés à l’éphémère. Et donc des inadaptés au temps long. Droite et gauche ont supprimé toute distance entre l’école et la société.

L’école n’a pourtant pas à se plier aux lubies du jour. Elle n’a pas pour objet d’assurer l’employabilité définie par les entreprises à tel ou tel moment, elle n’a pas pour objet d’acquérir des gestes éco-citoyens ou éco-responsables, ni de s’ouvrir à la « diversité » (réduite à la couleur de peau dans notre société sans imagination). L’école doit nous apprendre ce que l’on appelait les « humanités », c’est à dire qu’elle doit s’occuper de la formation de l’homme.

Soumises à la « culture du résultat » – forme moderne de l’inculture – l’école se veut performante. Alors que « éduquer, ce n’est pas rendre performant » (Robert Redeker). Elle veut faire du chiffre, et obtient des scores record d’admis au baccalauréat (88,5% en 2016). Un bac qui ne vaut plus le certificat d’étude de 1935. Au-delà même que les chiffres sont manipulés, le registre de l’école ne devrait pas être celui de la performance. Il devrait être celui de l’éducation Mais l’école est mentalement colonisée par la « culture de l’entreprise » – de même que les fils d’immigrés continuent d’être colonisés à l’envers par la « culture de l’excuse » qui les infantilisent. Il n’y a pas, il n’y a plus de séparation entre l’école et l’économie. La laïcité de l’école par rapport au monde de l’économie n’est plus respectée. C’est pourquoi le numérique envahit l’école. La « culture de l’entreprise » ne relève en effet pas de la culture mais des techniques de la communication. Le numérique est fait pour la communication, pas pour la pensée.

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L’école évide la pensée, on y apprenait des contenus, on communique maintenant des « données ». Plus personne n’a le droit d’ignorer le numérique, qui abolit la frontière entre le monde de l’école et le monde extra-scolaire. L’école oscille entre centre de loisirs et enseignement d’un catéchisme « droitsdel’hommiste », excluant tout « dérapage » et instaurant une nouvelle bien-pensance (« Les bien-pensants ne dérapent jamais, ils sont de la glace », remarquait Philippe Muray). Dans ce climat de néo-totalitarisme spongieux, le loisir – la skholé – l’école comme apprentissage d’une culture générale est oubliée. Alors que le loisir ainsi entendu est le cœur de ce que devrait être l’école.

De même que les loisirs ont remplacé le loisir, le culturel a remplacé la culture. Le culturel est l’ensemble des pratiques et signes familiers de soi. Choisir telle voiture est un acte culturel. S’alimenter bio est un acte culturel. La culture est bien autre chose. C’est une inquiétude, c’est une quête, c’est une faim jamais rassasiée. C’est un manque. Etre cultivé, c’est comprendre l’incomplétude de l’homme. Etre cultivé, c’est comprendre que nous ne comprendrons jamais tout. C’est ressentir cette incomplétude. Quand on commence à aimer les œuvres de culture, les débats d’idées, on est toujours en manque d’approfondissement, d’enrichissements, d’arguments nouveaux, de contre-arguments. Parce qu’elle est manque, la culture nous demande un décentrement, elle nous demande de ne pas penser qu’à nous. Elle nous demande d’aller du moi au soi. Elle nous demande aussi un élan. Il nous faut toujours sauter par-dessus un gouffre. Parce qu’elle est inconfort, la culture nous sort du confort du quotidien.

Dans le même temps qu’elle est manque, la culture vise à un idéal. C’est celui de l’équilibre entre le corps et l’esprit. Entre le matériel et l’âme. La culture vise à l’acquisition des humanités, et le mot d’ordre des humanités est « rien de trop » ainsi que « mieux vaut une tête bien faite que bien pleine » (Montaigne). L’idéal qui doit être celui de l’école est tout à l’opposé de l’illimitation de la société de marché et de l’idéologie publicitaire. L’école telle qu’elle doit être éduque un peuple. A l’inverse, l’école actuelle voit dans les élèves un public ou des « usagers ». Il n’y a plus de peuple.

Pour savoir ce que doit être l’école il faut savoir ce qu’est l’homme. Les pensées de la déconstruction ont démonté l’homme comme sujet. Il ne reste plus que des déterminations et des processus. Affolé par de multiples déterminations (sociologiques, culturelles, symboliques, éducatives…), noyé dans le flux du vivant (la biologie), l’homme a été déclaré mort. Cela s’est produit peu de temps après la disparition (ou la dormition) de Dieu et des dieux – ce qui n’est certainement pas un hasard. La preuve de l’homme, c’était en effet qu’il se créait des dieux. Il est bien sûr exact que l’homme connait des déterminations, des cadres de sa liberté, des limites, des héritages. Il est vrai qu’il connait, voire subi, des tendances, des pesanteurs, et, par ailleurs, il est vrai qu’il est un animal, un vivant parmi d’autres vivants. Mais l’homme n’est pas qu’un animal. Ce n’est pas un animal comme les autres (voir deux livres essentiels : Yves Christen, L’animal est-il une personne ? et Alain de Benoist, Des animaux et des hommes. La place de l’homme dans la nature). Reste que les idéologies déconstructivistes (la French theory) de la « mort de l’homme », la mort comme sujet, la mort comme porteur d’un propre de l’homme, ont abouti à une ère du vide, analysé notamment avec justesse par Karel Kosik et Gilles Lipovetsky. C’est aussi l’ère du « présent liquide » (Zigmunt Bauman), un présent qui ne donne aucune prise pour s’arrimer.

Aussi nous faut-il revenir à la question ultime de Kant. Après ses trois questions : que puis-je connaître ?, que dois-je faire ?, que puis-je espérer ?, Kant estimait que la dernière question, résumant toutes les autres, était « qu’est-ce que l’homme ? ».

Or, l’homme se peut se penser comme on regarde une photographie. « L’homme n’est pas ce qu’on voit de lui » (Robert Redeker). L’homme n’est pas que cela. L’homme est un mouvement et il est un écart. Il est toujours dans cet écart entre ce qu’il est et ce qu’il doit être. Il n’y a pas de société ni d’homme sans « idéal régulateur » (Kant). La question « qu’est-ce que l’homme » se ramène ainsi à « qu’est-ce que l’homme doit être pour rester homme ».

Croit-on que cette vision normative nous fait oublier l’observation de la réalité anthropologique ? Elle permet au contraire de la comprendre sous une autre forme. Ce que l’homme fait (ou pas) s’analyse comme un approfondissement du propre de l’homme ou un éloignement de ce propre. Car, justement, parmi ce qui est spécifique à l’homme, il y a le besoin de se donner à lui-même ses normes (auto nomos).

C’est la question de la loi morale, et c’est, au-delà même de Kant, la question du style que l’homme doit se donner. L’homme doit se mettre en forme. Son comportement doit obéir à un style – même si on le juge sans style ou si on le qualifie d’anti style. Le style, c’est l’alliance d’un fond et d’une forme. Le fond est une loi morale, la forme est une esthétique, c’est-à-dire une certaine idée de la beauté. Les deux sont liés : privilégier le Bien sur le Beau, c’est encore croire que le Bien est ce qu’il y a de plus Beau. On ne peut sortir de là : le Bien, le Beau et le Vrai ont partie liée. Ce qui est Vrai, c’est que le Bien ne peut être que le Beau.

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C’est le propre des sociétés libérales que de vouloir dissocier l’idée du beau dans un relativisme tel qu’il faut paradoxalement le qualifier de relativisme absolu. « A chacun son idée du beau ». Voilà le mot d’ordre des sociétés libérales depuis Jack Lang et ses continuateurs. De manière logique, la disparition de l’idée du beau, la disparition de l’idée d’une beauté qui pourrait s’enseigner, que l’on pourrait apprendre à aimer, cette disparition est concomitante de la disparition de l’idée de bien commun. Si on peut dire « A chacun son beau » alors on peut dire « à chacun son bien ». L’inconvénient est alors qu’il n’y a plus de société. Le commun disparait. L’idée de bien commun est remplacée par celle de « société du respect » (Najat Vallaud-Belkacem reprend bien sûr le terme).

La société du respect est le stade ultime de la déconstruction d’un peuple et de son atomisation. C’est le contraire de la fraternité. Libéraux-libertaires (de « gauche »), et productivistes croissancistes forcenés (de « droite ») se retrouvent, ici comme ailleurs, sur l’essentiel : la destruction des racines, de la transmission, de l’idée de bien commun. Il se produit alors ce que Robert Redeker appelle une « définalisation de l’existence collective ». Sans bien commun, il n’y a plus (ou pas) de culture commune.

C’est pourquoi la culture générale est progressivement vidée de son contenu et balayée des concours. Condamnée pour son « élitisme », la culture générale est remplacée par des capacités d’ « expertise » (des compétences micro sectorielles) sans vision d’ensemble. « Compétences », « talents », « aptitudes » et savoir-faire remplacent les savoirs (tout court) et le niveau général de culture.

Puisque tout est culture (la façon de se moucher ou de tenir sa cigarette) rien ne relève d’une culture qui pourrait s’apprendre et être notre horizon partagé – ce que l’on appelait les humanités. Le culturel a tué le cultivé, comme l’a remarqué Alain Finkielkraut.   Il n’y a plus de culture, il n’y a plus que des « champs » culturels. Dans ces « champs » culturels, tout égale tout. Et le meilleur égale le moins que rien (c’est « question de goût »).

La « société du respect » – qui est en fait une « dyssociété » – oblige à respecter autant le beau travail, patient et exigeant, que la « production culturelle » d’un quelconque imposteur sponsorisé par une mairie ou une DRAC. La nouvelle cléricature « bobo » (bourgeois-bohème) a fait de l’antinormativisme la nouvelle norme.

Ce qui caractérise l’antinormativisme de rigueur – la nouvelle norme – c’est qu’il se meut dans la stricte horizontalité. Toutes les transgressions sont à louer – à applaudir, car nous sommes dans une époque applaudissante – sauf celles qui nous élèveraient. Sauf les transgressions qui nous rappelleraient l’existence d’une autre dimension, la verticalité.

Nous vivons une « définalisation de l’existence collective dans laquelle il convient de repérer une suite inévitable de la liberté des Modernes », note Robert Redeker. L’horizontalité qui domine n’est pas la culture générale, qui élève, mais ce n’est pas non plus la culture populaire, qui relie. C’en est la perversion, le détournement. La culture de masse n’est pas l’habitus du peuple, de la classe laborieuse. C’est bien autre chose. C’est une culture qui vise à l’égalisation des intériorités. A leur abaissement même. Une égalisation par le bas, un affaissement, une réduction à la rigolade, à la dérision, ou à la petite compassion. C’est l’homo festivus tempéré par un peu de sentimentalité niaise. Au moment où les écarts matériels s’accroissent, un riche n’est plus qu’un pauvre avec de la thune.

La communication a tué le professorat, les élèves ont cédé la place aux apprenants. L’école n’est plus une institution. « Ses missions, transmettre l’héritage du passé, autrement dit fabriquer des héritiers, amalgamer à la Nation, instituer l’âme et conduire au pays de la pensée – ont sombré dans l’oubli ». Il reste un fantôme – celui d’une école nationale et républicaine, celle qui donnait un héritage culturel, même et surtout aux plus pauvres, aux plus modestes des enfants de notre patrie. C’est un fantôme qui appelle à une renaissance.

Robert Redeker, L’école fantôme, Desclée de Brouwer, 204 pages, 18 €

Kerry Bolton: “The European Enterprise: Geopolitical Essays”

Review: The European Enterprise: Geopolitical Essays by Robert Steuckers. Selected and translated by Dr Alexander Jacob (Manticore Press, 2016).

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The Anglophone Right is light-years behind the Occident and Russia intellectually, lacking a depth of philosophical grounding on which to base action. Fortunately in recent years there have been several major projects that have provided the Anglophone monolinguist such as this writer, with translations of works by major European thinkers; the most relevant being those around and emerging from the Nouvelle Droite and from the Russian neo-Eurasianists around Dr Dugin. A significant advance for the Anglophone reader was the creation of Arktos Media Ltd., translating the works of seminal European thinkers such as Guillaume Faye and Alain de Benoist. Now from the Antipodes (Australasia; albeit run by expatriate New Zealander Gwendolyn Toynton) Manticore Press has emerged as a quality publisher of traditionalist and philosophical books. The latest is a selection of nine essays, of over 300 pages, derived from lectures translated by Indian scholar Dr Alexander Jacob. These essays cover a decade up to 2015, from the thinking of Belgian geopolitical theorist and European actionist Robert Steuckers, a founder of the European Nouvelle Droite, who went on to establish the think tank Synergies Européenes in 1994.

The essays are important, providing a wide-ranging background on the vital issue of Europe’s place in the world, from the position of geopolitics as a science. Ironically, given that again there is a dirge of depth analyses among Anglophone Rightists, geopolitics owes as much to the 19th century British theorist Mackinder as it does to the German theorist Karl Haushofer, both postulating how the control of land-masses equates to world-rule, areas moreover which are today hotly disputed, and the targets of US machinations on numerous fronts. This tradition of geopolitical science developed a theory on a perpetual conflict between two inherently rival aspects of geopolitical power: sea-power and land-power. Thalassocracy (sea-power) was, fairly obviously, epitomised by Britain; land-power by Russia, France, Austro-Hungary and Germany. Britain sought to contain and divide the European land-powers, including Russia, with various diplomatic manoeuvres, including the backing of Japan and of the Ottomans against Russia. Britain ran interference against European unity, including the unity promoted by Russia through its avid support of the Holy Alliance. Countering the thalassocratic efforts to contain Europe, Haushofer promoted an alliance between Germany, Russia and Japan. Today geopolitical theorists and advocates of Europe’s unity advocate a “Paris-Berlin-Moscow axis”.

Britain sought to impede Europe right up its own suicidal devastation in wars against Europe during 1914-1918 and 1939–1945. It was these intra-European wars that made European states debtors to the USA, whereas hitherto the USA had been a debtor state. Consequently the traditional European empires were scuttled, a key US war-aim that was flagrantly stated in both Wilson’s Fourteen Points after World War I and Roosevelt’s Atlantic Charter during World War II. In these we read that the mainstay of the post-war world, would be free trade, and this meant the death of the empires (See Bolton, “The Geopolitics of White Dispossession”, Radix, Vol. 1, 2012). Today it is called globalisation, and as Steuckers states, doctrines such as liberalism and multiculturalism are used to facture organic societies.

The USA assumed the mantle of the thalassocratic world power from Britain. Thalassocracy is based around the mercantile spirit. The Zeitgeist that was epitomised by Britain was that of the shop-keeper empowered with a war-fleet. The capitalist ethos was under British auspices, and provided the economic doctrine of the Manchester School, under which much the world now endures. Contra this thalassocratic economics is the German School of Friedrich List, whose doctrine is that of the autarchy of continents and great land-masses. The world wars were fought around these contending world-views. It was a pyrrhic victory for Britain however; indebted, its empire soon crumbled.

While Britain’s tradition was that of the Indo-European ethos, the ethos that dominated the founding of the American colonies and the later USA was predominantly Puritan/Calvinist. The USA was the legacy of a Civilisation that had already entered its Late epoch of decay to use the Spenglerian analogy (although Steuckers does not refer to Spengler other than in a single allusion). The USA was the end of something old, not the beginning of something new. Money was its religion from the start, and according to the Puritan ethos culture is regarded as nothing other than a frivolous distraction from work. In this regard Steuckers makes this important point that the USA was founded upon Calvinist/Puritan messianism. Max Weber wrote of capitalism and the Puritan ethic, and although not mentioned by Steuckers in these essays, Weber could be advantageously consulted on the character of the USA and the character of capitalism as a messianic creed. What it means, and what is well appreciated by the Russian Eurasianists, is that the fight between world creeds has a metaphysical dimension.

It is a moot point to argue whether the dominant messianism that motivates US world policy, is one of Jewish origin and purpose, and about the Jewish character of Puritanism. What the Russian Eurasianists (and Steuckers) refer to as “Atlanticist” geopolitics based around Anglo-American thalassocratcy has been willing to sacrifice the interests of Israel and Zionism, and those “Court Jews” such as Kissinger, assumed by certain elements of the Far Right to be nothing more nor less than elders of Zion, have also been willing to sacrifice Israeli interests. In this regard Steuckers refers to Israel as a pawn of US geopolitics, rather than the common assumption among the US Far Right and others, that the USA is a pawn of Israel. One might recall that it was also the position of the USSR, which published some excellent books on Zionism for world-wide consumption, such as Caution: Zionism!, that Zionism was always a pawn of oligarchic geopolitics.

This collection of essays does not include extensive discussions on defining “Europe”, although there are plenty of allusions to historical figures, politicians and academics, each briefly identified with nearly 500 footnotes provided by Dr Jacob. It does however include a brief consideration of what a “reich” is. Steuckers finds the Hitler reich falls short of the traditional concept that is defined by a transcendent Idea that is capable of being inclusive to sundry ethnies while being antithetical to the liberal multiculturalism fostered by US-led capitalism whose artificial character, otherwise called “globalism” is bereft of any sense of permanence, place and identity that gives what it is to be human its very essence of being. Indeed, it can be said that a reich as an imperial concept is organic, and what the banal Left has been calling “neo-imperialism” is inorganic and indeed antithetical to what is genuinely imperial. For definitions and history of the regal Idea and what constitutes an imperium in a traditional sense, one might refer to the works of Julius Evola, whose primary books have in recent years bene translated into English, probably for the most part due to the revival of interest in esotericism which happens to be the predicate of his political ideas. In reaching back to the origins of the reich Idea, Steuckers goes beyond Europe to the “proto-Persians” whose knightly and regal ethos of duty and obedience was wide-ranging and provided the social basis for the pre-capitalist organic communities for millennia.

What the Steuckers’ collection does focus on is certain practicalities of European unity that are not so frequently discussed, such as the importance of telecommunications, a European space programme, satellite communications, Continent-spanning roads and other communications systems. Europe’s sovereignty requires the elimination of US corporate dominance in such areas. It is here that Russia would provide an important role, among others. Here also the “Eurasian” vision enters, as it does with revival of Russian influence that would, in conjunction with a European geopolitical strategy, confound US “Atlanticist” thalassocratic strategy, the aim of which is to keep Europe and Russia confined. Steuckers calls such a geopolitical break-out “de-enclaving”, of breaking out to US imposed strictures, which have been most evident in the “colour revolutions” in the former Soviet states and Central Asia, and in the turmoil created in Libya, Syria, Iraq and Afghanistan. Beyond this Steuckers factors in the importance of a European policy of alliances with Iberian America, with the natural focus being Bolivarian Venezuela. Indeed this is the vision officially held by Venezuela of a united Bolivarian bloc; the vision, it can be added, of Juan Peron, whose geopolitical diplomacy included Gadaffi’s Libya as an important player (See Bolton, Peron and Peronism, 2014).

It is of passing interest in this regard, that Peron while exiled in Spain, was a follower of the Belgian geopolitical theorist Jean Thiriart, in whose legacy Steuckers works. A further convergence is the cross-pollination of thinking that has taken place between the Nouvelle Droite, Steuckers, de Benoist, and Thiriart, and the Russian neo-Eurasianists headed by Dugin. Common factors include the referencing of the geopolitics of Mackinder and Haushofer, with the important concepts of the “Heartland and Rimland” in defining geopolitical spheres, sea-power and land-power in defining inherently conflicting world-views; and the legal philosophy of Carl Schmitt in defining identity and opposition. Both Steuckers and Dugin place importance on cultivating allies in Asia. BRICS is a manifestation of the influence that Dugin and the Eurasianists have on the Putin regime, and partly why Putin is regarded as inherently evil by the “Atlanticists”. Steuckers and Dugin both place importance on China as an ally in “de-enclaving” Eurasia. Steuckers states that China, like Japan, does not have a proselytizing religion, nor does it interfere in internal politics when dealing with a state, in contrast to the USA, which has long used moral slogans as a primary strategy. China (like Japan) retains its traditions while adapting to technology, although Steuckers does state that China has adopted “western” and “social Darwinist” models of development. For whatever it is worth, this is the one major point about which I am hesitant, perhaps because of unconscious Antipodean parochialism, and my resistance to the infatuation New Zealand political and business circles have had with China since Mao’s time. While Steuckers addresses the matter of oil and other resources, one of this reviewer’s preoccupations has been with approaching “water wars” as a major factor particularly in Eurasia, with China having pursued a policy of controlling the head-waters of much of Asia in Tibet, and certain major problems even now between Russia and China on the issue. (See Bolton, Geopolitics of the Indo-Pacific, 2013).

A further interesting and contentious (among the Right) aspect of Steucker’s thinking will be his rejection of separatist and “identitarian” politics among the numerous European ethnies. He sees this phenomenon as a regression of European unity and the premises of these identities as superficial. Considering what Steuckers calls the “Eurocracy” of the European Union, the emergence of such identities in reaction to the levelling materialism and hedonism of the EU, derived from the USA, with a Jacobin-Freemasonic ideological impetus, is understandable. However, Steuckers does not seem to consider these national and ethnic movements as offering anything of cultural depth. Steuckers’ concern is that the separatist reaction is a further step away from a true European reich, and that Europe will become more fractured. Certainly one sees in many such movements of the “Far Right” a policy foundation based on neo-liberalism and Islamophobia, to the point of serving as a hurrah chorus for Israel, in a manner similar to the way sections of the “Right” during the Cold War parroted the anti-Soviet and anti-Russian slogans concocted by embittered Trotskyites.

Steuckers aptly identifies today’s misnamed “neo-conservative” movement with this Trotskyism, that maintains much influence over US foreign policy, and which has resurrected its Cold War rhetoric in combatting the new enemies: “Islamofascism”, as the neo-con Trots coined it, and Russia, the perennial enemy. As Steuckers states, the “permanent war” promoted by the USA is a derivative of the “permanent revolution” that the Trotskyites made an essential part of US foreign policy. Actually what the neo-con geopolitical strategists specifically call this perpetual state of instability promoted by the USA is “constant conflict”. In coining the term as the heading of a seminal paper on foreign policy, American geopolitical strategist Ralph Peters wrote that the primary element in what he overly called the destructive policy, is cultural degeneracy using MTV, Hollywood and the like to eliminate every vestige of tradition, and to fracture a targeted society. We see how this operates through the US State Department’s promotion of “Hip Hop” and the like among the young in Europe and elsewhere, reminiscent of the CIA-founded, Trotskyite-led Congress for Cultural Freedom using jazz and abstract expressionism during the Cold War, but now on a much broader and more debased scale. (See Bolton, Babel Inc., 2013).

Above all, for this reviewer, Steuckers identifies the enemy of Europe and of Russia as the USA, and the rift to be one of metaphyseal dimensions; a conflict of differing world-missions. The USA constitutes the “outer enemy”, if I might utilise a Yockeyan term, the enemy which in Carl Schmitt’s concept of the other, can help unify and form the European ethnos, revitalised by a symbiosis with Russia. Interestingly also, Steuckers draws not from Spengler, but from Arnold Toynbee. He sees in Toynbee’s theory of civilisation as emerging through “challenge and response” a creative dialectic that can revive what Spengler would consider a Civilisation in its Winter epoch heading towards senility and death. Europe’s response to challenges might provide that impetus for renewal. Certainly Russia has set that course, and with its own consciousness of mission could also provide Europe with a new sense of destiny.

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mardi, 06 septembre 2016

L’insécurité culturelle de Laurent Bouvet

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L’insécurité culturelle de Laurent Bouvet

par Gregory Mion

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«Il en est beaucoup qui prétendent que des canons sont braqués sur eux, quand il ne sont la cible, en réalité, que de lunettes d’opéra.»
Bertolt Brecht.


C’est le 7 janvier 2015 que L’insécurité culturelle (1) de Laurent Bouvet est sorti en librairie, soit le même jour que Soumission de Michel Houellebecq. C’est aussi ce jour-là que la rédaction de Charlie Hebdo a subi l’attaque terroriste des frères Kouachi. Quarante-huit heures plus tard, l’attentat contre un magasin Hyper Casher dans le 20e arrondissement de Paris donne du grain à moudre à un sentiment qui prend de plus en plus d’ampleur dans le pays et les deux livres susmentionnés se proposent d’en évaluer quelques constantes, l’un en procédant à une analyse rigoureuse, l’autre en ayant recours aux expédients de la fiction (2). Ce sentiment est à peu près le suivant : les valeurs tutélaires de la France sont menacées par un mode de vie multiculturel qui semble résulter d’une pure construction des élites et non du désir profond de sa population autochtone. En d’autres termes, la France ne serait plus tout à fait celle que l’on se plaît à défendre dans les repas de famille traditionnels. Ce serait plutôt un pays mutilé par les injonctions de la classe dirigeante, qui paraît soutenir des enjeux internationaux à défaut de se préoccuper des situations locales. En effet, ce que l’on entend souvent de la part de nos dirigeants modernes, c’est que pour être compétitive sur la scène mondiale, la France ne peut pas se contenter de ses valeurs sûres; elle doit les adapter de sorte à pouvoir rester efficace économiquement et culturellement sur le marché à grande échelle. Cette mise au pli internationale de la France, plus ou moins vérifiable dans les faits, crée une rupture assez nette entre un peuple qui ne soutient pas les arguments parfois confus de la mondialisation et une société d’aristocrates qui plaide pour la neutralisation des frontières afin de faciliter les différents flux qui sont censés renforcer la santé de la nation. De la naît une tension entre les partisans d’une culture française classique, nourrie de repères structurants et de références historiques triomphantes, et les avocats entêtés du multiculturalisme, fréquemment érigé en «religion politique» pour reprendre les mots d’un récent livre du sociologue québécois Mathieu Bock-Côté (3). Cette divergence constitue la base de la notion d’insécurité culturelle, que l’on pourrait définir par le fait de se sentir non seulement négligé par la politique, mais aussi inquiet par rapport aux normes culturelles particulières que nous estimons fondatrices et fédératrices, autant de jalons qui seraient à présent fragilisés par la nouvelle donne des discours officiels à prétentions universelles. Bien que cette impression d’insécurité culturelle soit largement tributaire d’un ressenti, elle n’en est pas moins justifiée par toute une série de faits, et c’est la raison pour laquelle Laurent Bouvet diagnostique un continuum tangible entre les données imprécises du sentiment et les phénomènes concrets de la réalité (cf. p. 46).

Historiquement, l’insécurité culturelle peut se comprendre à partir du «tournant identitaire» des années 1960-70 (cf. pp. 49-54), lorsque la culture commence étroitement à être définie par le biais de critères d’identité fortement revendiqués. L’individu ne se perçoit plus en fonction d’une culture dynamique où l’esprit humain ne cesse de se former et de s’informer auprès d’une vaste gamme de créations humaines, il se réclame au contraire d’une culture statique qui s’appuie sur une définition figée de la civilisation française, avec un certain nombre de subdivisions exclusives qui tendent à prolonger et fortifier des identités spécifiques comme on l’observe par exemple dans les mouvements régionalistes véhéments. On perd ainsi le caractère supposément inclusif de toute société, lui préférant une stratégie du repli identitaire qui ruine la possibilité du dialogue ou des échanges interculturels. Sous couvert de promouvoir des cultures propres dont l’addition des éléments nous fournirait une image authentique de la culture française, cette volonté de se replier, farouchement cocardière en partie, ne fait qu’aboutir à une étrange abstinence culturelle tant la dialectique de l’identité s’avère insuffisante pour fonder un peuple homogène et vigoureux dans son instruction continue et ses référents vénérables. Mais le problème qui nous intéresse n’est pas d’établir les principes d’une bonne culture ou d’une mauvaise culture, ni de revenir sur les dérives d’un patriotisme abusif, il est plutôt d’essayer de concevoir comment cet ensemble de doléances identitaires n’a pas pu trouver de réponse politique adéquate et comment il s’est inexorablement acheminé vers une recrudescence des populismes à notre époque (cf. pp. 7-13).

Ce virage identitaire, en plus d’avoir exacerbé plusieurs aspects du nationalisme, a surtout mis en évidence des minorités sociales jusqu’alors marginalisées à tous les niveaux (cf. pp. 50-1). Or dans la mesure où toute minorité sociale ne possède pas des représentants charismatiques de la carrure d’un Martin Luther King ou d’un Gandhi, on assiste quelquefois à des harangues maladroites qui se résument à une simple apologie des intérêts personnels, quand ce ne sont pas de pitoyables calculs politiques qui les motivent. Par ricochet, les desiderata formulés par les minorités entraînent des «stratégies politiques à géométrie variable» (p. 53) parce que ces minorités frénétiques envisagent moins leur intégration dans la société que leur ardent besoin d’être reconnues pour une identité distincte (cf. p. 51). À l’évidence, en répondant positivement aux vœux des minorités lorsque le contexte social nous en procure l’occasion, on peut profiter du double avantage d’être distingué moralement tout en agrandissant subrepticement notre électorat. S’ensuit un traitement politique en général déséquilibré puisque les luttes sociales menées par les minorités sont légitimées tandis que les préoccupations des classes populaires sont négligées (cf. pp. 68-74), déterminant ainsi une puissante ligne de démarcation à deux entrées : horizontalement d’abord, avec la coupure «eux/nous» qui oppose les étrangers minoritaires aux autochtones réputés hégémoniques, verticalement ensuite, avec la séparation irréductible «haut/bas» qui traduit une antinomie tenace entre les élites dominantes et le peuple dominé (cf. pp. 11-2). Cette lecture dualiste, par ailleurs tout à fait recevable, nous montre que l’insécurité culturelle est vécue plus durement par les classes populaires et que plus on évolue dans la hiérarchie sociale, moins l’on est sensible aux questions identitaires, lesquelles s’agrègent in fine à la question globale des valeurs (cf. pp. 67-8 et 82-6).

Il est courant, de ce point de vue, d’accuser les classes populaires de racisme et de xénophobie intrinsèques, reprenant de la sorte les vieilles mythologies d’une France qui n’en aurait pas encore terminé avec son passé colonial. Cette réponse standardisée d’une certaine frange politique moralisatrice ne peut clairement pas convenir et elle explique partiellement les succès croissants du Front National, qui bénéficie désormais de la politisation accrue de l’insécurité culturelle (cf. pp. 108-9). Par conséquent, toute manifestation verbale des classes populaires à l’encontre des minorités, fût-elle argumentée, tombe souvent sous l’accusation de discours réactionnaire (4). On oublie en outre que ces classes populaires subissent aussi une domination et une discrimination, sans doute parce que les facteurs coercitifs qu’elles endurent sont devenus beaucoup plus dispersés et souterrains que ne le sont ceux qui touchent les minorités (5). Ce lancinant processus de forclusion des classes populaires est aujourd’hui accentué par l’idée anglo-saxonne d’une «intersectionnalité des luttes» (cf. pp. 74-82), idée selon laquelle on fait se recouper un grand nombre de revendications issues des minorités en les incluant dans un combat générique pour l’égalité. Ce mécanisme de légitimation des voix marginales s’achève lorsque les demandes en provenance des classes populaires sont considérées comme étant nuisibles à la recherche de l’égalité sociale (cf. p. 76).

Dans cette perspective, le rôle des élites consisterait à se situer dans une espèce de commentaire permanent, rapportant systématiquement les récriminations des minorités, les disant jusqu’à la satiété, et dédisant avec régularité les sollicitations de la classe populaire. Nous sommes alors témoins d’un story-telling qui nie dangereusement le réel au profit d’une narration confortable et arrangeante du point de vue électoral. En cela, l’objectif n’est pas tant d’être politiquement performant que de maintenir un statu quo qui évite au pouvoir de réfléchir en profondeur aux façons qu’il devrait avoir de s’exercer. Reste que par un habile exercice du pouvoir, l’élite gouvernante feint de privilégier aussi bien le droit (ce qui devrait être) que le fait (ce qui est), sachant qu’une observation plus engagée nous fait voir que la morale de l’élite est inconsistante et que son évaluation des faits n’est pas exempte d’un dramatique déni de réalité. Mais faut-il à tout prix exhiber ces manutentions du pouvoir ? Notre intérêt, dirait Pascal, est de bien comprendre que l’ordre établi vaut mieux que la guerre civile, ne serait-ce déjà que parce que les hommes ne sont pas capables de s’accorder sur les principes de justice qui doivent réguler leur existence, la démocratie ne faisant pas défaut à cette carence de fraternité juridique. C’est pourquoi il est utile pour les seuls gouvernants de savoir que l’ordre établi n’est pas juste, que les grands ne le sont d’ordinaire que fortuitement, que l’être et l’apparence ne coïncident que rarement, mais que nous pouvons opportunément apprêter cet ordre afin qu’il paraisse juste et que nous puissions ainsi en tirer des avantages substantiels dans notre position de gestionnaires de l’État. À cet égard, si nos gouvernants avaient une quelconque «pensée de derrière» (6), ils estimeraient davantage les opinions de la classe populaire en même temps qu’ils loueraient celles des minorités, et ils s’exprimeraient en faisant peuple tout en étant toujours en avance dans leur discours intérieur. Ceci étant, la distance invisible que l’on met entre soi-même comme intériorité et notre discours comme extériorité constitue une tactique probante dans la conquête du pouvoir, moins dans sa pratique effective. En effet, le soupçon s’abat plus férocement sur ceux qui sont au pouvoir que sur ceux qui s’échinent à l’obtenir, et la pensée de derrière caractérisée par Pascal, chez nos politiciens du moins, ne s’avère être habituellement qu’une vague poussée d’adresse rhétorique plutôt qu’une indéniable marque de génie de l’administration civile. Tout ceci pour affirmer que les discours séduisants du Front National ne font sûrement pas exception à la règle et que l’alternative politique est à localiser ailleurs.

Il n’en demeure pas moins que la crise actuelle de la représentation politique, qui révèle concomitamment une défiance regrettable et croissante envers les institutions, associée de surcroît à un niveau embarrassant d’incompétence selon les ministères, joue à plein régime en faveur des équipes de Marine Le Pen. Outre cela, le FN gagne en puissance au fur et à mesure que l’image de l’islam se détériore, profitant d’un contexte national de méfiance généralisée puisque les classes populaires ont un œil soupçonneux sur les musulmans, et, parallèlement, ces derniers s’exposent à un crescendo de conjectures hostiles à leur égard, justifiant de ce fait une posture de vigilance de leur côté. Que l’on se place en ce moment dans la sphère mondiale ou locale, l’islam souffre conjointement des métastases du terrorisme planétaire et de la plus grande «visibilité des pratiques culturelles musulmanes» dans les villes françaises d’importance (cf. p. 27). La question de la compatibilité de l’islam avec les lois de la République, et plus précisément avec les principes de la laïcité, ne cesse de revenir dans le débat public sous une forme de moins en moins neutre. Qu’il soit proche ou lointain, l’islam cristallise désormais les passions, et il renvoie invariablement au problème de l’étanchéité des frontières, sujet favori, parmi tant d’autres, du Front National. Se confirment alors deux aspects de l’insécurité culturelle, avec d’une part une «insécurité-réalité» qui s’abreuve au débit musclé d’une actualité irréfutable, et d’autre part une «insécurité-sentiment», qui s’entretient à travers les représentations collectives fantasmées, les constructions médiatiques spectaculaires et les discours politiques opportunistes qui savent exploiter les peurs (cf. pp. 41-3) (7).

Ainsi le Font National se constitue à présent comme le protecteur acharné des valeurs françaises (bien que cette notion soit floue) et il instrumentalise l’islam à dessein d’instaurer une critique retentissante du multiculturalisme. Le champ lexical lepéniste, en prenant acte de l’union des menaces lointaines et des turbulences de proximité (c’est-à-dire ici la globalisation des campagnes de guerre djihadistes et ses effets dévastateurs sur le territoire français), a peu à peu procédé à un significatif glissement sémantique, passant de «l’Arabe» jadis économiquement délétère pour la France au «musulman» culturellement nocif pour le monde entier, à commencer pour le pays de la langue de Molière (cf. pp. 106-7). De plus, le Front National revendique l’originalité de son discours au sens fort du terme, se targuant d’être l’agitateur initial de toutes ces interrogations cruciales depuis plusieurs décennies, ce qui tend à rendre le parti autonome et à pousser ses adversaires dans une situation scabreuse d’hétéronomie (cf. pp. 121-2). Illustrons d’emblée cela : dans son discours de Grenoble de l’été 2010, le président Nicolas Sarkozy a homologué le lien entre l’immigration, l’échec de l’intégration et l’insécurité (cf. pp. 39-40), s’ajustant de la sorte à une politisation des valeurs et poursuivant l’intention évidente d’affaiblir le clan des Le Pen, mais, en définitive, il n’a fait que reformuler quelques vieilles rengaines frontistes en même temps qu’il a officiellement entériné le refrain identitaire pour mieux évoquer la souveraineté française. Cette manœuvre politique a exhibé la position subalterne de la droite, au même titre que l’inauguration du débat sur l’identité nationale a découvert des dissensions internes à l’UMP, étant donné que Sarkozy et Juppé ne partageaient pas tout à fait les mêmes convictions à ce propos (cf. pp. 121-2). À l’inverse de ces conflits internes, le Front National et toutes les couches afférentes de l’extrême-droite s’entendent sur les questions identitaires et culturelles, en les combinant aux sujets économiques et culturels (cf. p. 116). Cette ratification des raisonnements identitaires ne peut en outre que nous encourager à défendre «une politique dégagée de ses oripeaux identitaires» tel que le suggère Laurent Bouvet (cf. p. 13).

Malheureusement, dans la perspective d’une compétition convulsive avec le Front National, la gauche n’a pas mieux fait que la droite car elle s’est enfermée dans une «double dérive idéologique» (p. 155) : d’abord en pariant exagérément sur les vertus de l’action économique, ensuite en s’abîmant dans un culturalisme sélectif (cf. p. 130) qui n’a fait qu’aggraver le scepticisme des classes populaires, tant à l’égard du pouvoir en place qu’à l’égard des minorités. Plus désespérant encore, la gauche du président François Hollande, contrairement aux gauches précédentes, ne sera pas parvenue à mener à bien une réforme emblématique tel que ce fut le cas pour le RMI en 1988 et pour les «35 heures» en 1997 (cf. p. 150). Depuis l’élection de Hollande en 2012, «l’absence d’une grande réforme sociale qui puisse rester comme un symbole incontestable et durable a laissé un vide» (p. 151). En fin de compte, la vive impression d’un abandon des classes populaires prédomine de nos jours, amplifiée par une intendance fiscale misérable.

Ces maladresses de gouvernance ont précarisé l’appareil de l’État, tant et si bien que le climat de défiance entre les individus s’est propagé au sein d’une proportion considérable de la société. Par-dessus le marché, les attentats de novembre 2015 et ceux du segment juin/juillet 2016 ont contribué à la fragilisation du pouvoir étatique, envenimant indirectement mais insidieusement les rapports de citoyenneté. Ainsi l’homme ne serait plus cet «animal politique» décrit par Aristote (8), naturellement disposé à faire société et à parachever son humanité par ce biais. La désagrégation des relations d’altérité, lisible dans les conséquences à la fois réelles et ressenties de l’insécurité culturelle, exige une politique qui se mette en position de réviser ses classiques, voire une politique qui bannisse définitivement l’expression inopérante de «vivre-ensemble» de son vocabulaire. Ce que nous observons en cette occurrence, c’est une société où les individus n’avaient déjà pas besoin des épreuves inhérentes à l’insécurité culturelle pour se méfier des uns et des autres, et désormais les inclinations à la crainte et au tremblement vis-à-vis d’autrui se sont accrues. Il semble ici que nous retrouvions ni plus ni moins la description du monde que propose Hobbes dans son De Cive, à savoir un monde où la présence d’un État n’est pas forcément la garantie d’une pacification des échanges humains, puisque la sécurité a priori certifiée par l’État n’empêche pas les citoyens de continuer à verrouiller leur maison. Or dans la mesure où l’État français est actuellement miné par ses idéologies et les attaques redondantes qu’il essuie sur de nombreux fronts, on peut aisément imaginer l’amplitude prise par la défiance interhumaine. Cette vision de l’humanité n’est pas un pessimisme que l’on doit reprocher à Hobbes, il s’agit plutôt d’une occasion de repenser la politique en acceptant que tout homme est certes doté d’une aptitude à se rassembler, à partager des émotions, mais qu’il en va tout autrement quant à son aptitude à s’organiser spontanément dans une société politique. Pour y arriver, Hobbes suppose qu’il est nécessaire d’en passer par l’éducation, ce qui revient à dire qu’une politique qui martèle automatiquement les slogans du multiculturalisme ne peut que s’égarer dans une impasse destructrice. Emmener les hommes à vouloir le pacte social, c’est une toute autre affaire que les ennuyer avec des ritournelles ineptes ou des réflexes de technocrate.

C’est la raison pour laquelle Laurent Bouvet insiste beaucoup sur le fait que le multiculturalisme ne saurait incarner une quelconque politique (cf. pp. 161-4). En tant que tel, le multiculturalisme n’est qu’un fait de société, «ni bon ni mauvais en soi» (aussi ne jouit-il d’aucun prestige moral), et il n’a pas à dépendre du savant ou du politique (cf. p. 161). Par conséquent l’usage extravagant du multiculturalisme, qui voudrait faire de celui-ci une valeur, ne repose que sur une perfide instrumentalisation des faits et cela engendre toujours plus de bavardage identitaire (cf. p. 162). Bien pire, l’apologie incontestée du multiculturalisme produit une essentialisation des individus, et cette prédominance de l’essence sur l’existence induit une confusion entre des faits négligemment examinés et des normes artificiellement décrétées. Dans un tel cas de figure, la société devient moins une république des personnes (ce que Kant espérait malgré «l’insociable sociabilité» (9) des hommes) qu’un réseau d’individualités qui n’aspirent à rien d’autre que la protection de leurs prés carrés respectifs. C’est ainsi que disparait la noblesse des luttes sociales au profit des luttes purement identitaires (cf. p. 168), avec des «petits Blancs» qui se contenteraient d’affronter des «minorités visibles» et vice versa.

De la même manière, la promotion instinctive de la diversité ne permet nullement d’obtenir un surcroît d’égalité, pas plus qu’elle n’en défendrait la cause (cf. pp. 170-5). Cette publicité outrancière de la diversité ne fait au fond que renforcer l’insécurité culturelle, parce que non seulement l’argument ressassé de la diversité finit par pulvériser l’idée même d’une égalité des individus, mais surtout cela perpétue les controverses identitaires tout en ignorant complètement ce qui pourrait être favorablement mis en commun. Dans cette configuration, le vote Front National progresse et les classes populaires continuent à vivre et à ressentir des injustices sociales (cf. p. 174).

À contre-courant de ces outils politiques inappropriés, Laurent Bouvet souhaite mettre en avant l’idée de « commun » afin d’exorciser le corps politique français de son démon identitaire (cf. pp. 175-183). S’il est vrai que cette notion de « commun » ne prend qu’une place modeste dans l’ouvrage, elle est cependant admirablement soutenue par toutes les analyses qui précèdent, comme un leitmotiv tacite qui parcourt la réflexion d’un bout à l’autre de son déploiement. Par ailleurs, ce n’est pas Laurent Bouvet qui est au gouvernement, aussi n’est-il pas tenu de refonder le programme de la gauche ou de toute politique qui voudra se présenter comme une école de la mise en commun, comme une philosophie de l’empowerment du public tel que le dirait John Dewey, en lieu et place d’une technocratie qui se complaît à décider en solitaire des orientations socio-économiques majeures. Ce vers quoi il faudrait aller, c’est une émancipation collective, une responsabilisation collective plutôt qu’une société où les échanges sont agonistiques et où les possibilités d’aliénation empirent. Pour nous extraire de cette caverne platonicienne où les ombres ont plus de consistance que la réalité, nous ne pouvons en passer que par des élites légitimes et par un travail collectif d’envergure où «nous [accepterions] que ce qui nous est «commun» a plus d’importance et de valeur que ce qui nous est propre, identitaire et immédiatement avantageux» (p. 183). C’est être réellement philosophe que d’adopter la certitude que le bonheur n’est peut-être pas ce qui est le plus immédiatement jubilatoire, et que ce que nous avons différé de plaisir personnel sera plus tard récompensé par des biens beaucoup plus grands. Reste à se demander si la France qui chemine vers ses élections présidentielles de 2017 est en capacité de se sortir de sa caverne et du ventre mou de ses monstres.

Notes

(1) Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle (Éditions Fayard, 2015).
(2) Bien entendu, nous ne considérerons ici que les examens méthodiques conduits par Laurent Bouvet.
(3) Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique (Éditions du Cerf, 2016).
(4) Réduits commodément à des groupes de conservateurs, les réactionnaires seraient donc hostiles à toute idée de progrès. Ils ne seraient pas en phase avec les enjeux dorénavant planétaires de la vie sociale.
(5) On peut réfléchir à cela, par exemple, en étudiant cette insécurité culturelle de classe en fonction d’une approche territoriale (cf. pp. 87-99). Le lieu de vie a une influence objective sur le vote des populations, d’où les écarts entre les quartiers qui sont passés par le crible de la gentrification et ceux qui accueillent les résidents qui n’ont plus ou qui n’ont pas les moyens de suivre la hausse des loyers en centre-ville. Néanmoins, en dépit de ces constatations statistiques, on note que les lieux de vie, quels qu’ils soient, n’entraînent jamais des attitudes électorales immuables (cf. p. 98). Au reste, plus les populations sont homogénéisées, plus le vote FN est important, et plus la population est mélangée, moins le vote FN a du succès. En utilisant une comparaison littéraire, on pourrait avancer que le jeune Charles Bovary n’aurait pas vécu une rentrée aussi traumatisante s’il avait été accueilli dans une salle de classe à l’effectif culturellement hétérogène.
(6) Cf. Pascal, Pensées (Brunschvicg, 336) : «Raison des effets – Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple».
(7) À propos de la peur en tant que vecteur de la politique, on consultera le livre incontournable de Corey Robin : La peur, histoire d’une idée politique (Éditions Armand Colin, 2006).
(8) Cf. Aristote, Les politiques.
(9) Cf. Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique.

Les Modérés d'Abel Bonnard

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Le drame du présent

Les Modérés d'Abel Bonnard

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Les Modérés du pestiféré Abel Bonnard est un livre remarquable, écrit dans «une forme que pas un autre écrivain n'égale à présent, ni dans le public ni dans les Académies», avait affirmé André Suarès à la princesse Murat, alors que Charles Maurras confiait à Xavier Vallat que Bonnard était un prosateur «extrêmement brillant». François Mitterrand qui, comme Jean Dutourd, avait été une des personnalités à qui Olivier Mathieu avait envoyé sa biographie sur Abel Bonnard, avait peut-être Les Modérés en tête lorsqu'il écrivit son Coup d’État permanent, qui lui est inférieur par toutes ses dimensions. C'est en tout cas le dernier livre que Henri de Régnier lut et aima, et, en 1962, les derniers 571 exemplaires que la maison Grasset avait gardés furent envoyés au pilon en grande totalité. On fit ainsi croire à Abel Bonnard, reparti dans un exil volontaire en Espagne, alors qu'il eût pu demander après son procès la restitution de son siège à l'Académie Française à Jules Romains, qu'ils avaient été sauvés, et il leur écrivit : «Je considère avec une émotion profonde, exempte de toute sensiblerie, ces hommes, pareils à des colonnes debout dans une nation en ruines. Quant à ce fond de Modérés, je ne m'en soucie en rien. Je vous demanderai seulement de m'en envoyer deux.»

Je n'ai aucune compétence pour présenter ce livre sous l'éclairage historico-politique qui pourrait en révéler les subtilités, ou montrer par exemple les indices laissant penser que cet ouvrage a été écrit contre Charles Maurras. À d'autres, l'inscription minutieuse de ce pamphlet impeccablement écrit, dont chaque phrase semble un diamant finement ciselé enchâssé dans une bague elle-même polie avec le plus grand soin, dans l'exégèse qui dévoilera son contexte historique et, bien sûr, sa pertinence pour notre époque. De la même manière, je ne m'attarderai pas sur la réalité de l'épithète infamante (Gestapette) que la Résistance eut vite fait d'accoler à Abel Bonnard. Arno Breker avait affirmé à Olivier Mathieu que Bonnard n'était pas homosexuel mais Patrick Buisson, penseur de troisième ordre que j'ai moi-même évoqué dans une note sur Renaud Camus, s'attache à la vue traditionnelle selon laquelle l'homosexualité d'Abel Bonnard était évidente, vue qui fut sans sans doute répandue par le sonnet de Jean Paulhan liant le nom de Bonnard à celui de l'autre Abel de l'Académie française et de la collaboration intellectuelle (lui véritablement homosexuel, et qui avait permis à son ancien giton Jacques de Lacretelle, qui vota son exclusion, d'entrer très jeune à l'Académie), Abel Hermant.

Ce qui m'intéresse, modestement, est de montrer de quelle façon Abel Bonnard établit la certitude de la permanence de la France au travers des époques, y compris celle, la nôtre sans doute, de la plus grande nullité politique et, partant, métaphysique.

AB-3.jpgLa France selon Abel Bonnard est une entité organique, y compris même (en fait : surtout) lorsqu'elle est démembrée : «La France ne se sera rendue vraiment apte à se donner une meilleure organisation que lorsqu'elle regardera le régime dont elle se plaint comme l'expression obscène des défauts qu'elle a accepté de garder sourdement en elle, et comme la place visible où s'avoue un mal profond» (1).

Ce mal profond, ce sont les mots, la grande passion française, qui vont le révéler, même s'il ne faut pas hésiter, comme Abel Bonnard le fait, à suspecter leur véracité et donc à procéder comme un écrivain véritable, en se réappropriant les mots usés, galvaudés, trahis : «L'éloquence des assemblées nous ment sur le drame où elle est mêlée. Elle compte beaucoup moins, en vérité, pour ce qu'elle exprime que pour ce qu'elle cache; elle étale l'emphatique sur l'inavouable et quand un discours ne sert pas à nous prouver que l'homme qui le prononce n'a rien pensé, il sert à nous cacher les arrière-pensées qu'il a eues» (p. 16).

Ainsi, si tous les grands mots ne sont présents que d'une façon spectrale, «comme des morts jetés sur une dalle; aucun n'avait sa vertu» (p. 17), le premier devoir de l'écrivain, Bonnard parlera du «premier réalisme», du moins en politique mais aussi en littérature, consiste donc à «connaître les démons qui sont cachés dans les mots» (p. 29).

Coupé des vieux mots rendus caducs, l'homme moderne n'est plus qu'une coquille vide, une outre remplie de vent et de mots devenus vieux, comme des acteurs sur le retour que l'on forcerait à se grimer pour indiquer des passions qu'ils n'éprouvent plus, s'ils les ont jamais éprouvées : «Ce qui caractérise une société ainsi faite, c'est qu'en isolant les hommes de la réalité, elle leur donne une juridiction verbale sur toutes les choses qu'ils ne touchent plus» (p. 109). Une outre remplie de vent, dans un monde qui n'est plus réel mais tout entier contaminé par un langage déprécié, vicié, tout juste bon à véhiculer quelques idées toutes faites et, puisque nous sommes en France, des causeries vaines, des jeux de mots et des traits d'esprit où se montre la vanité, le vide d'une époque sans racines : «Les conversations les plus brillantes sont des échanges où se glisse toujours un peu de fausse monnaie et le plaisir qu'elles causent ne serait pas si vif, si chacun ne s'y faisait pas illusion sur la valeur de ce qu'il dit. Au causeur souverain comme Rivarol, qui n'est qu'un penseur qui s'exerce, se joint aussitôt l'adroit manieur de mots pour qui avoir de l'esprit n'est que la plus brillante façon de ne pas comprendre; puis vient immédiatement le sot à facettes, que le sot sans facettes suit de très près» (p. 110). En somme, la France «est le pays où les défauts des salons sont descendus dans les rues», contribuant ainsi un peu plus à éloigner de la réalité le peuple, puisqu'il s'agit «pour chaque parleur de primer sur tous les autres» (p. 112), alors même que les «conversations mondaines n'ont que l'apparence d'un tournoi d'idées; ce sont des luttes de vanité», ce qui conduit Bonnard à poser cette évidence : «Parler, alors, devient un faux acte» puisque, quand «une opinion n'est pas tirée de l'expérience pour renvoyer à l'action, ce n'est plus qu'une aigrette que se met un individu» (p. 126).

Réfugiée dans la fausse parle analysée par Armand Robin, la France d'Abel Bonnard (et que dire de la nôtre !) est malade, peut-être même mourante bien que quelques indices, quelques lueurs, nous le verrons, nous laissent penser que son agonie, ô combien longue, n'est toutefois point totalement désespérée : «Ainsi des formes sociales aujourd'hui détruites nous encombrent encore des façons d'être qu'elles ont créées; ainsi quantité de Français nous paraissent tour à tour n'avoir pas l'âme assez forte pour agir dans le drame où ils sont jetés, et n'avoir pas l'esprit assez simple pour l'apercevoir. Cette impossibilité d'aller à l'important et au principal, cette curiosité volage pour toutes les idées qui n'est que l'incapacité d'en retenir fortement aucune, cette frivolité qui espère encore s'amuser des événements dont elle s'effraye, cette parodie de l'esprit de finesse qui donne une furieuse envie de retrouver l'esprit d'épaisseur, cette façon de faire la roue au bord de l'abîme, avant d'y tomber, cette rage de paraître jusqu'au moment où l'on disparaît, tous ces défauts, misérables parce qu'on y sent à la fois l'insuffisance de la personne et la suffisance de l'individu, ce sont, dans une nation que le destin somme de renaître, les dernières expressions d'une société qui meurt» (pp. 114-5).

Le Mal, selon Bonnard, pourrait bien porter le nom très antique de diable, d'obstacle, de division, de césure, celle qui, aux yeux de l'auteur, a constitué une véritable brèche dans l'histoire de la France, et a coupé, séparé, ce qui se tenait tant bien que mal : «C'est ainsi qu'Aristote et saint Thomas se répondent, que Cicéron pourrait converser avec Lavoisier, que les plus nobles des Croisés et des Musulmans se renvoient les mêmes rayons de chevalerie, qu'un jésuite français et un sage chinois, produits par deux mondes presque sans rapports, se trouvent néanmoins face à face sur le même plan. Ces fraternités involontaires, au bout d'efforts séparés, cette rencontre suprême de ceux qui ne se sont pas cherchés, voilà, sans doute, ce que notre espèce peut offrir de plus beau; si le mot d'humanité a un sens, c'est quand il tremble comme une lueur autour de cette réunion de quelques hommes» (p. 34).

AB-1.jpgC'est la continuité de «la civilisation humaine» (p. 40) que la Révolution a brisée, alors que la royauté se faisait un devoir de la respecter : «Tels étaient les sentiments auxquels un Roi de France eût été obligé par sa fonction, alors même qu'il n'y aurait pas été porté par son caractère, dans une organisation où le pouvoir politique, bien loin de prétendre fixer lui-même les valeurs morales, se piquait au contraire d'honorer plus que personne celles qu'il n'avait pas établies» (pp. 38-9). Et Abel Bonnard d'illustrer par un long passage la vertu de l'Ancien Régime, chaîne ininterrompue de mérites, de bassesses et de médiocrités sans doute, mais surtout d'une vision verticale, capable de transcender les petites misères si bassement politiques qui forment la glu pourrie de notre époque : «Quand Harel, bonapartiste déclaré et qui, comme tel, avait âprement combattu la Restauration, brigua en 1829 la direction de l'Odéon, théâtre royal, on ne trouva pas de meilleur moyen de le recommander à Charles X que de faire valoir le dévouement qu'il avait montré pour l'Empereur tombé et Harel, en effet, eut son privilège. Quand Hyde de Neuville, en 1829, ministre du même roi, désire le faire revenir d'un choix qu'il a déjà fait, pour nommer à une place vacante l'officier de marine Bisson, il raconte au souverain la résolution et le courage que Bisson a montrés à Rochefort, en 1815, en offrant à Napoléon de lui faire percer la croisière anglaise, et cela décide Charles X. Tels étaient les sentiments, conclut Abel Bonnard, auxquels un Roi de France eût été obligé par sa fonction, alors même qu'il n'y aurait pas été porté par son caractère, dans une organisation où le pouvoir politique, bien loin de prétendre fixer lui-même les valeurs morales, se piquait au contraire d'honorer plus que personne celles qu'il n'avait pas établies» (pp. 38-9).

En somme, le Roi accepte de supporter le fardeau d'une charge qui ne devrait même pas lui incomber, puisque sa personne est le symbole et le garant d'une histoire dont il ne saurait désavouer la moindre seconde, alors que la Révolution, elle, ne peut rien assumer, puisqu'elle a prétendu tout refonder. De sorte que sa haine du passé ne peut jamais s'estimer rassasiée car, privée de légitimité, se sustentant seulement du sang de ses ennemis, il lui faut sans cesse en réinventer de nouveaux : «Ainsi cette Révolution n'est pas une chose faite une fois pour toutes, qui assure des droits égaux à tous les Français; c'est un drame qui se continue, l'effort d'un monde qui en veut remplacer un autre, et le misérable rallié, qui se croyait quitte, s'aperçoit qu'il ne se sera jamais suffisamment renié, tant qu'il ne se sera pas tout à fait détruit» (p. 57). Abel Bonnard condense sa pensée en une phrase ayant valeur de maxime, que n'eût sans doute point désavouée Joseph de Maistre : «À l'origine d'un régime d'égalité, il y a des droits établis; à l'origine d'un régime égalitaire, il y a des têtes coupées» (p. 61).

Car, s'il est vrai que la démocratie, consécration du régime égalitaire par opposition au régime d'égalité, «partout où elle est établie», finit par amener «l'abaissement de la personne humaine», alors que le régime égalitaire, lui, y tend «expressément dès l'abord» (p. 60), l'homme représentatif du présent, c'est-à-dire, aux yeux d'Abel Bonnard, le modéré qui est le sujet de son très beau livre, est en fin de compte «un homme rattrapé par le drame qu'il cherchait à fuir» (p. 54), un drame qui exige, nous l'avons vu, son anéantissement, mais aussi l'anéantissement de l'ensemble de ses représentations mentales et des mots qui sont chargés de les conceptualiser. La Révolution, si elle est un régicide, si elle représente le Régicide comme interruption brutale d'une Histoire de France plusieurs fois séculaire, est aussi, est d'abord peut-être un crime contre le langage de l'homme commun, au sens non péjoratif de l'adjectif : «Sans doute, dans ce régime dénaturé [qui est le nôtre], il arrive parfois que des hommes en place parlent sagement; ils s'émancipent jusqu'à citer un proverbe, ils osent rappeler une de ces vérités banales qui ont cessé de l'être dans un régime séparé du vrai : mais, contraires à l'esprit du système où elles sont prononcées, leurs paroles n'y résonnent pas, elles tombent à terre sans que nul les ait entendues, tandis que le moindre appel de démagogie retentit comme s'il passait par le clairon de l'archange» (pp. 62-3).

En somme, comme le savait Carlo Michelstaedter, les mots que toute démocratie utilise n'ont aucun poids, ils tournent à vide puisque le monde où ils ont grandi a cessé d'exister, et qu'ils ne sont plus capables, par leur fragilité et leur porosité, d'en faire jaillir un nouveau. Je ne sais si Renaud Camus a lu le livre d'Abel Bonnard, entre deux séances d'auto-contemplation repue, mais il est bien évident que le passage qui suit convient merveilleusement pour décrire le sens de son pitoyable combat pseudo-politique, puisque notre Narcisse devenu vieux se contrefiche du bien commun mais ne prétend servir, comme toujours, qu'une seule cause, la sienne, celle de son petit confort de châtelain jouant les seigneurs médiévaux : «La seule guerre à laquelle les jacobins ne puissent renoncer, c'est celle qu'ils font aux Français. La politique est essentiellement pour eux la guerre à l'intérieur. Il n'est pour s'en assurer que de lire les affiches électorales. Tout y respire la bataille : on n'y parle que d'armées, de camps, de drapeaux, d'assauts, de traîtres, de transfuges. Elles imposent à ceux qui les lisent l'obligation de la haine, et les ennemis qu'on désigne ainsi à chaque Français, c'est le Français d'à côté, ce sont des hommes enveloppés dans la communauté dont nous faisons partie, et pour lesquels nous ne devrions nous sentir qu'une présomption de bienveillance» (p. 64). Chacun de ces mots ou presque, enterre ou, hélas, devrait enterrer, les petites expectorations haineuses du Châtelain solipsiste, qui confond la res publica avec le diamètre, certes immense, de son nombril. Je ne m'attarderai pas davantage sur le cas, après tout banal, de notre Souchien dont l'irrédentisme catholique, opportunément apparu à une date récente, ne concerne toutefois que la seule dimension esthétique, la plus commode comme le savait Kierkegaard, du christianisme, sans avoir décoché une dernière flèche, encore empruntée au carquois d'Abel Bonnard, sur le bathmologue transi prenant la pose du nouveau saint Sébastien de la bien-pensance : «[...] on ne voit que trop de gens en qui la prostitution de l'âme a laissé intacte la virginité de l'intelligence» (p. 131). Notons que je n'ai aucun doute sur la qualité de l'âme de Renaud Camus, mes interrogations concernant plutôt son intelligence.

Quoi qu'il en soit, le régime républicain, essentiellement corrompu (2), selon Abel Bonnard, portera à tout jamais les marques de sa naissance : «Le malheur de la République est d'être née dans la haine : elle date du moment où la France s'est divisée. Elle ne pourra jamais devenir sincèrement un régime d'amitié; elle ne pourra jamais faire ce qui était si naturel à la monarchie, de prendre la France entière dans ses bras» (pp. 64-5).

Superbe expression, qui à mes yeux constitue sans aucun doute, avec celle de Georges Bernanos (de mémoire : un jeune homme à cheval qui n'a pas peur), la plus magnifique définition du génie de la royauté.
Que faire, face à un présent corrompu, duquel «l'honnête ouvrier du réel» (p. 87) est exclu, alors qu'un passé plus ou moins vivace continue, çà et là, comme des nappes résurgentes (3), à irriguer le désert du politico-théologique (une expression que Bonnard n'emploie jamais) ? La tentation conservatrice peut être une réponse. Voici de quelle belle façon Abel Bonnard définit les conservateurs : «Les conservateurs authentiques ne répugnent point par principe à tout changement, mais ils veulent maintenir dans le corps social une certaine âme, et ils sont par là les vrais poètes de la politique, au sens où le sentiment poétique achève et approfondit le sentiment du réel» (p. 79).

La réaction n'est pas loin, non plus, elle sera même évoquée quelques pages plus loin, tant le conservateur est aussi celui qui doit agir, comme l'indique cette magnifique flèche décochée dans le ventre mou du modéré: «Je rentrerai dans le passé par le raccourci que vous prenez pour le fuir» (p. 92).

Le réactionnaire se distingue essentiellement du modéré parce qu'il «nous est le reste et le témoin d'un temps antérieur au nôtre, où l'homme, au lieu de s'exprimer seulement dans des paroles et des opinions, s'imprimait dans des actes où il marquait toute sa nature» (p. 119). Et, dans un passage qu'il convient une fois de plus de citer intégralement, Abel Bonnard affirme du réactionnaire qu'il est «au bout d'un monde. Ce passé dont la plupart des Français sont si séparés qu'ils n'en conservent même plus l'idée, il y revient aisément, et par des sentiers à lui : une lecture l'y ramène, un objet, une rêverie; il rentre dans son pays par des cimetières. peut-être saisit-il mieux l'âme du monde auquel sa foi le garde attaché qu'au moment où, incorporée au réel, elle y contractait les imperfections de tout ce qui existe matériellement; à mesure qu'il perd les derniers avantages sociaux de sa condition, il est plus sûr qu'il n'y a rien d'égoïste dans ses convictions et les crevasses de son toit ne lui servent qu'à apercevoir ses étoiles. Pour les pensées et les sentiments, le réactionnaire vit dans une ruine, mais elle est à lui. Le modéré loge à l'auberge : il emprunte à n'importe qui des idées qu'il n'aura que pour un moment et il est plaisant d'observer que ces gens qui, jusqu'à ces derniers temps, ont été des hommes nantis, possédant hôtel, château ou villa, sont intellectuellement des vagabonds sans feu ni lieu» (p. 121).

AB-4.jpgToutefois, le salut réside peut-être, nous dit Bonnard, dans la présence, au sein d'une société devenue tout entière modérée, c'est-à-dire composée d'individus (belle défini comme étant «l'homme réduit par l'exigence de la vanité à l'indigence du Moi, aussi séparé de la modestie que de la grandeur», p. 248), de quelques réactionnaires, puisque certaines «âmes sont comme ces grains de blé toujours féconds que les archéologues trouvent dans les tombes de l'Égypte antique : elles se conservent dans le passé pour être semées dans l'avenir» (p. 122).

Mais ces graines, à condition de parier sur leur existence même, doivent pousser, et nous devons nous demander quel pourrait bien être l'engrais qui, dans le sol asséché de notre époque, pourrait les faire germer, puis grandir, car il n'y a rien, semble nous dire Abel Bonnard, depuis que les modérés ont modestement triomphé ou plutôt, c'est le rien qui a pris la place de quelque chose : «Une certaine faiblesse ne cesse de nous donner la nausée que pour nous donner le vertige, et au moment où nous croyons avoir le droit de la mépriser pour le peu qu'elle est, elle se défend de notre dédain par le prestige du néant» (p. 135). Bonnard va ainsi jusqu'à affirmer que les modérés sont «les femmes de la politique; ils souhaitent qu'on leur fasse une agréable violence» (p. 154)

Le langage, une fois de plus, est au cœur de la réflexion de Bonnard, puisqu'il ne cesse de fustiger celles et ceux qui ont prononcé «de grands mots qui n'avaient plus d'âme» (p. 138) ou encore qu'il note «l'inanité de certains discours, si vides qu'on n'y trouve même plus des erreurs» (p. 141), la France étant «le pays de l'émiettement» (p. 144) mais aussi celui où prospèrent les «conférences du brouillard et de la fumée», les «conciliabules du paon et du lièvre», les «dialogues des trembleurs et des importants» (pp. 144-5), le mal étant donc, selon toute apparence, sans recours, «lorsque les mots mêmes qui désignent les sentiments nobles par où l'on pourrait réagir contre ce système sont sans cesse souillés par une éloquence sans vergogne» (pp. 169-70). La consomption du langage est illustrée par cette image saisissante : «Cette interminable banderole de discours qui sort de la bouche des anciens libéraux se raccourcit à mesure qu'on approche des modérés d'aujourd'hui, et ceux-ci sont à présent si incertains et si déconfits que, nés pour être bavards, ils finissent par être muets» (p. 202).

Les esprits ou ce qu'il en reste sont donc prêts, semble nous dire l'auteur, pour être embrigadés et, sous la force, point le drame : «De ces intrigues, de ces menées, de ces turpitudes qui se protègent de notre examen par le dégoût même qu'elles nous inspirent, sortira l'événement qui ira frapper les familles heureuses autour de leur lampe et un poète solitaire auprès de la sienne», car, comme l'explique Abel Bonnard : «Lorsque l'élément dramatique qui n'est jamais absent de la politique cesse d'être inclus dans l'effort que des hommes supérieurs, ou au moins honnêtes, font pour maîtriser des difficultés toujours renouvelées, il ne se retire de l'agitation des individus que pour reparaître dans les circonstances qui les entourent et dans les menaces qui les surplombent. Plus la comédie politique s'avilit, plus le ciel noircit au-dessus d'elle, et quand elle est réduite à une farce qui ne fait rire que les étourdis, c'est alors que, sur cette bouffonnerie, on entend le grondement paresseux, langoureux, rêveur, le murmure presque pareil à un roucoulement du premier tonnerre» (pp. 150-1). Nous sommes en 1936 et, à vrai dire, ce n'est pas exactement le premier coup de tonner que les hommes de cette époque ont pu entendre : «Il n'est que trop aisé de mener des hommes à l'assaut de tout ce que l'homme a conquis sur la brutalité de sa propre nature; il suffit de mêler les idées folles aux passions sombres; il suffit de distribuer aux instincts le drapeau des grands mots : il suffit d'enrôler pêle-mêle les hommes de la haine et les hommes de la chimère, ceux qui ne se trompent pas sur ce qu'ils veulent détruire et ceux qui s'abusent sur ce qu'ils peuvent créer» (pp. 135-6).
Il nous reste peut-être quelque chance de nous sauver du naufrage. Tout d'abord, bien qu'il la comprenne, Abel Bonnard condamne la tentation de l'action révolutionnaire, qu'il peint ainsi : «Quand une société qui ne vit plus que par survivance se désagrège en hommes épars, qui ne sont sauvés de leur pauvreté intérieure par aucun rapport avec un fonds commun à tous, sans terroir, sans religion, sans disciplines, fonctionnaires ennuyés de leur emploi, artisans dépris de leur métier, ouvriers qui n'aiment plus leur besogne et qui ont, trop souvent, une besogne qu'ils ne peuvent pas aimer, comment ces individus désintégrés pourraient-ils essayer de revivre autrement que par des opinions révolutionnaires ? Comment le grain de poussière rentrerait-il dans le drame universel, sinon par la turbulence des vents ? (p. 175).

Abel_Bonnard_1933.jpgToutefois, la Révolution, selon l'auteur, «est par essence incapable de procurer à ses partisans ni les plus hautes, ni les plus profondes des joies qu'on trouve dans l'amour de l'ordre, mais on s'expliquerait mal sa puissance, si l'on n'avait pas compris que, dans le monde décomposé d'aujourd'hui, elle dispense à ceux qu'elle asservit le rudiment informe et honteux des jouissances que l'ordre assure à ceux qui le servent. Les révolutionnaires appartiennent encore au désordre par la volupté de détruire, mais ils rentrent malgré eux dans l'ordre par le bonheur d'obéir» (pp. 177-8). Ainsi, les «révolutions sont les temps de l'humiliation de l'homme et les moments les plus matériels de l'histoire. Elles marquent moins la revanche des malheureux que celle des inférieurs. Ce sont des drames énormes dont les acteurs sont très petits» (p. 181), ce constat étant suivi de quelques portraits sans la moindre complaisance des révolutionnaires français les plus connus.
Pourrait-on confier la destinée de la France à certains de ces hommes qui, «dans de grands postes et parfois avec des talents supérieurs, avaient, en servant la République, essayé malgré elle de servir l'État.» Suit alors une superbe évocation, que l'on dirait bernanosienne dans son rythme et sa cruauté assoupie, de ces personnages : «Certains de leurs propos me prouvaient qu'ils avaient fait la somme de leurs observations, et qu'ils jugeaient la démocratie pour ce qu'elle vaut. Mais ils ne parlaient ainsi devant moi que parce qu'ils étaient sûrs de ma discrétion, ou peut-être même, par moments, parce qu'ils oubliaient ma présence; j'écoutais alors, non sans une émotion singulière, ce murmure de toute une vie, pareil à la rumeur d'une ville, et où, dans le bourdonnement confus des réminiscences, sonnait parfois une vérité plus nette, comme, dans la vapeur sonore qui monte des toits, tinte le marteau d'un forgeron» (pp. 197-8).

Un autre secours, qu'il ne faut pas négliger même s'il s'agit d'en indiquer les limites et les dangers, est celui d'un recours à la dictature. Je ne sais si Abel Bonnard a lu Donoso Cortès, mais il est évident qu'il a lu Joseph de Maistre : «Je manquerais à la haute idée que je me fais de l'Ordre, si je chantais ici la louange des dictatures. Elles ne peuvent être regardées que comme le remède très pénible d'un mal très profond, l'expression rudimentaire de l'ordre lorsqu'il s'oppose au chaos; elles se justifient surtout par ce qu'elles ont empêché et c'est précisément un des griefs les plus graves qu'on puisse faire à la démocratie, que de rendre nécessaire ce régime où elle se continue encore, quoiqu'il ait l'air de la démentir» (p. 280). Abel Bonnard évoque le personnage des dictateurs de la façon suivante : «S'il est très douteux qu'ils soient des grands hommes, il est très certains qu'ils sont éminemment des hommes; tout leur effort en fait foi, et cette valeur virile suffit à les mettre de mille coudées au-dessus des politiciens; ils n'ont pas fait leur carrière par des tricheries et des bassesses, mais par la lutte et par la prison, et ayant engagé toute leur personne dès leurs premiers actes, jamais ils ne l'ont exposée davantage que dans le poste suprême où ils sont des chefs pour être des cibles» (p. 281).

Pourrait-on espérer un secours de la part du langage, à condition qu'il ne soit pas utilisé frauduleusement et que l'on n'appelle pas ainsi le «cynisme de la fin» sagesse, la «fureur du milieu» énergie, et «l'étourderie du commencement générosité» (p. 207), à condition qu'il ne soit pas seulement l'apanage du seul «orateur politique, baryton des beaux sentiments, qui ne les exprime jamais avec plus de faste que lorsqu'il les éprouve à peine» (p. 223), et que, enfin, il ne s'écarte point de la réalité jusqu'à constituer une espèce de bulle malodorante et spécieuse sans le moindre rapport avec elle (cf. p. 211) ? Il n'y aura en tout cas «pas de postérité, Abel Bonnard nous l'assure, pour ceux qui ont laissé s'abîmer un monde, car ce que nous appelons de ce nom, ce n'est que notre civilisation qui dure après nous» (p. 212).

A contrario, le grand homme, lui, qu'il s'agisse de Napoléon ou du comte de Chambord, laisse une postérité bien lisible, indubitable, et jamais nous ne pourrions le considérer comme l'auteur de la phrase de Ledru-Rolin, involontairement comique : «Je suis leur chef, il faut que je les suive» (p. 217). Le grand homme, lui, comme «Napoléon passe au-dessus d'une époque dont il ne porte rien en soi comme la comète d'un Moi monstrueux qui entraîne dans sa queue tous les Moi minuscules d'une société désagrégée : il sort du gouffre des siècles, sans qu'on sache exactement duquel il revient, et entouré de signes fascinants qu'on a peine à lire et où l'on croit voir des cimeterres, des diadèmes, des sceptres qui sont encore des bâtons, il flamboie au-dessus de tous les parleurs, qu'il excite autant qu'il les a méprisés» (pp. 215-6). On croirait lire Léon Bloy lorsqu'il évoque le mystérieux et torve serviteur de Dieu que fut l'Empereur !

Les «grands hommes d'action sont des dons imprévus que le génie de l'humanité fait à son histoire», et Abel Bonnard d'affirmer que les grands hommes forment une espèce de communauté totalement à l'écart du reste des hommes : «leur âme ne nous renseigne pas mieux sur les sociétés d'où elle s'élève, que la cime des plus hautes montagnes sur les pays d'où elles se dégagent, et, au faîte du génie de Jules César, on ne se sent pas plus dans l'histoire romaine, qu'en parvenant au haut du Mont Blanc, on ne se souvient qu'on est en France; les sommets de l'homme, comme ceux de la Terre, échappent à leur enracinement local, et, d'où qu'ils surgissent, les mêmes qualités suprêmes miroitent doucement sur eux, comme sur les monts les plus hauts de l'Europe ou de l'Asie brillent les mêmes glaciers et les mêmes neiges» (pp. 213-4).

Les dernières pages des Modérés sont aussi remarquables et bien écrites (4) que le reste de l'ouvrage, qui évoquent aussi brillamment que méchamment la figure d'Adolphe Thiers comme contrepoint grotesque de celle de l'Empereur (cf. p. 254), moquent les prétentions de Hugo (cf. p. 230 et sq.) et plus généralement celles du romantisme (5), professent une nouvelle fois, devant l'évidence que «la République telle qu'elle est ne peut plus suffire aux circonstances où la France est placée» (p. 273), un amour et une admiration immodérés pour la royauté, ce modèle politico-social de cohérence maximale, «les deux extrémités d'une hiérarchie où tout se tenait» (p. 265) dont le faîte se trouvait dans la gloire et la base dans l'honneur, cette forme de poésie après tout, qui permet à cette dernière de s'implanter dans «l'ordre pratique», pouvant ainsi mettre «au-dessus d'un peuple un signe où il peut toujours rassembler son âme» (p. 261), les peuples ne se rattachant point par raison à la sagesse, «mais par un ensemble de traditions saintes, d'usages, de mœurs, où des sentiments plus hauts ou plus profonds que la raison voisinent avec un bon sens plus sûr qu'elle» (p. 257).

L'ennemie est la démocratie qui a tout avilit, et d'abord le rapport au réel des Français, les hommes, ce «printemps d'hommes» (p. 299) comme le dit magnifiquement l'auteur, étant «de ce régime où tout ment, et qui trompe autant qu'il se trompe, où tout est obscène sans que rien soit franc, où le mot de progrès désigne une décadence, où le mot de laïcité est l'étiquette d'une religion, et qui n'est jamais moins humain que lorsqu'il se targue de philanthropie; ils sentent que, s'il est inévitable que nous soyons sujets à l'erreur, il ne l'est pas que nous soyons ses sujets» (p. 300).

Il faut donc «marier de nouveau la France au réel; nous ne devons échapper à notre présent récent que pour nous retremper dans un passé antérieur, plus profond et plus nourricier, où nous redevenons des hommes complets en nous rattachant à des Français qui le furent. Une France est finie, il ne faut pas que la France le soit» (p. 296).

C'est par là, sans doute, cette rupture entre le monde réel et les politiciens, puis un peuple tout entier, que l'analyse d'Abel Bonnard est profonde, et rejoint du reste celle d'un Bernanos dans La Grande peur des bien-pensants, séparation jamais mieux instaurée, nous l'avons vu, que par la Révolution française, puisque la «fausse monnaie de l'esprit a précédé l'autre, et avant que le Français de la Révolution eût les poches bourrées de billets qui ne valaient rien, le Français du XVIIIe siècle a déjà pensé en assignats» (p. 293), la «France d'à présent [étant] au terme d'une phase de son histoire, qui a ses commencements visibles au XVIIIe siècle» (p. 292).

AB-6.jpgNous en sommes là, et force est d'admettre que la situation présente, dans ses grandes lignes du moins, n'a pas beaucoup changé, a même, sans doute, empiré, depuis l'époque où Abel Bonnard a écrit son pamphlet aussi juste et beau qu'implacable, droite et gauche confondues dans une même critique dont la hauteur et la puissance impressionnent : «Les circonstances où nous sommes auront paru vainement, si elles ne donnent pas lieu à une rentrée de l'homme. Les crises ne font jamais que nous sommer d'être nous-mêmes; les choses aboient autour de nous pour provoquer quelqu'un qui les dompte, et cette même clameur qui donne aux âmes lâches l'envie de s'enfuir donne aux âmes fortes celle de se montrer» (p. 290, je souligne).

Abel Bonnard se montre en tout cas confiant pour la suite des événements, car il «est fini, cet âge intermédiaire où chacun des Français pouvait encore jouir égoïstement d'un ordre qu'aucun d'eux ne travaillait plus à soutenir, où les démolisseurs eux-mêmes étaient logés dans le palais dont ils faisaient une ruine, où la Démocratie, héritière ingrate du Passé, vivait, en l'insultant tous les jours, des ressources qu'il lui avait laissées» (p. 289), alors même que «le régime parlementaire ne se perfectionne que pour s'isoler de toutes les questions qu'il devrait résoudre», et que le «politicien devient le parasite d'une société et d'une nation qu'il détruit ou laisse détruire; il vit de nous sans vivre pour nous et la démocratie à son comble offre ce contraste singulier, que tout le monde semble s'inquiéter du sort de l'État, et que personne ne s'en occupe : il y a de la politique partout, et il n'y a des politiques nulle part» (p. 285, je souligne).

Notre société, coupée du réel selon Abel Bonnard, ne donne plus que l'apparence de la force ou, tout simplement, de la vie, alors qu'elle n'est pas morte sans doute (selon l'auteur) mais mourante, comme il l'évoque dans ce passage qui se conclut par une image saisissante : «Nous n'aurons vraiment rien pu sur les lecteurs de ce livre, si nous ne les laissons pas persuadés que la violence des opinions n'est aujourd'hui, chez nous, dans l'immense pluralité des cas, que le dernier degré de l'abandonnement, et le dévergondage de l'impuissance. Il suffirait, pour s'en convaincre, de regarder ces manifestations révolutionnaires où des foules à la fois molles et haineuses portent sur leurs flots un député d'extrême-gauche, resté malgré lui petit bourgeois, comme les inondations charrient un fauteur Voltaire» (pp. 282-3).

Il faut agir car, pendant que «les esprits reviennent au vrai en charrette, les événements arrivent sur nous en rapide, et si nous ne sommes pas prêts avant qu'ils soient là, et qu'ils ne trouvent pas des hommes capables de les dominer, il importera assez eu que le soleil de l'irréparable se lève sur des cerveaux qui étaient paresseusement en train de guérir» (p. 305).

Il faut agir, en fondant l'action sur des opinions fortes qui, nous dit l'auteur, ne sont pas des opinions violentes, celles-ci s'en prenant à des hommes, celles-là remontant à des causes (cf. p. 310), il faut agir, en remettant à l'honneur la «recherche de la vérité [qui] est une fête par elle-même, de quelque peine que les résultats où elle nous mène puissent affliger notre cœur» car, «toutes les fois que l'incandescence de la pensée se ternit d'une couleur, c'est qu'un des sentiments de l'individu s'est insinué indûment dans une activité qui ne s'accomplit que si elle les ignore» (p. 317).

Il faut agir, car la «crise est si tragique et si décisive que les tombeaux eux-mêmes s'intéressent pour son issue, le fantôme de César erre par toute l'Europe, comme celui de Gengis-Khan passe dans les horizons de l'Asie, et sans doute les morts obscurs reviennent aussi, si bien que tel Français ordinaire qui, hier, pérorait selon la rhétorique inepte d'un parti, sent tout à coup la pression humble et puissante de tous ceux dont il est sorti, qui lui demandent d'avoir plus de raison qu'il n'y a de confusion dans les choses, et plus d'âme qu'il n'y a de matière en elles» (pp. 322-3).

Il faut agir et, pour agir, l'homme doit se tourner ou plutôt se retourner vers l'esprit, «car l'action ne peut se chercher de sources qu'au-dessus d'elle» (p. 323).

Il faut agir, en retrouvant le sens d'une action qui serait incarnée dans et par un homme, et non un individu qui «partout ne s'abîme que pour transmettre l'âpreté de son Moi minuscule au Moi énorme des nations» (p. 324).

Je conclurai cette note trop longue et pourtant si imparfaite par les dernières lignes d'Abel Bonnard, en souhaitant que ses Immodérés soient réédités par une véritable maison d'édition (Grasset, par exemple ?) plutôt que par le plaisantin Alain Soral : «On peut dire que c'est là le monde de la force et cependant c'est surtout celui de la faiblesse, car toutes les forces qu'on y voit titubent à la recherche d'une âme; on peut dire que c'est le monde des passions, et c'est d'abord celui de la peur, présente dans le cœur même de ceux qui prétendent l'inspirer, tant les chefs et les nations s'effrayent de ne pas savoir où ils vont et d'être forcés d'aller. Ces machines contre lesquelles l'homme doit lutter, à la fin d'une époque immense, comme Hercule, au commencement, dut lutter contre les monstres, ces usines aussi funestes à l'homme dans leur prospérité que dans leur détresse, dragons qui noircissent le ciel de leur fumée, quand ils sont vivants, et qui, lorsqu'ils sont morts, empoisonnent la terre de leur corruption, ces villes qui ne sont devenues énormes que pour être des cibles qu'aucun projectile ne pourra manquer, ces capitales qui tentent l'incendie avec leurs musées trop pleins et qui ne semblent avoir rassemblé le trésor de l'homme que pour l'offrir à la destruction, ces peuples qui se tournent insensiblement en armées, ces foules effilochées de France, ces foules plus denses d'Italie, ces foules carrées d'Allemagne, durcies en bataillons, pareilles à des pièces d'échecs prêtes à êtres poussées sur un échiquier, ce ciel noir aux trouées livides, au fond duquel s'enfuient comme des ramiers nos derniers plaisirs, et d'où les astres eux-mêmes épanchent leurs influences sur l'agitation des hommes, tout cela nous présente le spectacle d'un jour dont nous ne savons pas la saison, car rien ne ressemble aux troubles où naît le printemps comme les tumultes où meurt l'automne. Cependant ce monde informe, limoneux, diluvien, ce n'est que le terrain de chasse de l'Esprit» (pp. 325-6).

Notes

(1) Abel Bonnard, Le drame du présent. Les Modérés (Grasset, 1936), p. 12.
(2) «En un mot, lorsque la meilleure partie de la nation a laissé se faire des régimes qu'elle n'a pas faits, ou elle s'étiole en refusant de les servir, ou elle se dégrade si elle les sert» (p. 77).
(3) Je cite in extenso ce magnifique passage : «Il n'est que trop aisé de montrer par quels sentiments la France n'a plus voulu être royaliste; mais il faudrait une touche plus fluide et plus délicate pour marquer par combien d'endroits elle est demeurée royale : il lui est arrivé le plus triste malheur dont une grande nation puisse être frappée : en l'excitant à se méconnaître, on a fait d'elle un pays interrompu, un peuple acharné contre soi; mais ce passé dont on l'a séparée par un énorme barrage, s'il ne coule plus dans le présent avec opulence, y suinte et s'y insinue cependant par mille infiltrations secrètes; ce domestique qui ne croit pas nécessaire d'opposer son âme aux maîtres qu'il sert, cet artisan qui ose encore s'appliquer à sa besogne, ce cuisinier qui fait commencer son art dans l'excellence des denrées, pour l'achever dans la succulence des plats, ce libraire qui ne s'interdit pas de glisser un regard curieux dans les vieux livres qu'il vend, ces deux lettrés qui se promènent à l'automne sur le mail, en foulant des feuilles mortes précieuses et vaines comme les sages pensées qu'ils échangent, participent encore d'un autre monde, même à leur insu : il y a parmi eu des aristocrates obscurs, et jusqu'à des princes cachés» (p. 98).
(4) La simplicité des moyens dont use Bonnard, parfois abuse il est vrai, est confondante, puisqu'il se contente d'insuffler à ses phrases un balancement binaire, dont l'effet de contraste est souvent réussi tel que : «Il ne peut nous éloigner de lui par ce qu'il affecte, qu'il ne nous ramène à lui par ce qu'il est» (p. 230) ou «Dès qu'il ne s'agissait plus d'être fort dans la mesure où l'on se commande, il ne resta qu'à le paraître dans la mesure où l'on s'abandonne» (p. 180).
(5) «Mais l'ampleur du spectacle ne doit pas nous tromper sur sa nature. Rien ne fait tableau comme la chute et la ruine éblouissante d'un grand fleuve, et ce grondement de discours, ces arcs-en-ciel de poèmes, ces feux des idées trempés dans les gouttelettes des mots, ce n'est pourtant que l'Homme qui tombe» (p. 240).

samedi, 03 septembre 2016

Pierre-Antoine, l'autre Cousteau

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Chronique de livre : Jean-Pierre Cousteau « Pierre-Antoine, l'autre Cousteau »

Jean-Pierre Cousteau, Pierre-Antoine, l'autre Cousteau

(Via Romana, 2016)

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

Figure souvent oubliée ou négligée du combat de plume mené sous l'Occupation, Pierre-Antoine Cousteau -ou PAC- (1906-1958), le frère aîné du célèbre commandant Cousteau (d'où le titre : l'autre Cousteau) méritait d'être remis à l'honneur. Si plusieurs publications récentes (son Proust digest ou le recueil d'articles de Je Suis Partout que j'avais chroniqué en ces pages) ont permis de redonner une certaine actualité à ce talentueux et louable combattant qui fut « le plus grand polémiste de sa génération » selon certains, il nous manquait à son sujet une biographie en bonne et due forme venant compléter l'étude de Benoît Loeuillet consacrée au parcours journalistique de PAC entre 1932 et 1944 et qui avait paru il y a une bonne dizaine d'années maintenant.

PAC-641298.jpgEcrite par son fils, Jean-Pierre Cousteau, la présente biographie se base sur un corpus de documents souvent inédits, à savoir la correspondance de PAC (avec sa femme lorsqu'il était détenu mais pas seulement) et son journal de prison (Intra muros, qui devrait être publié prochainement pour la première fois). Si l'auteur s'efforce de rester objectif quant au parcours et aux choix de son père, son témoignage est évidemment emprunt d'amour filial mais aussi d'une certaine fierté exprimée très élégamment. Et il peut être fier : PAC n'était pas n'importe qui !

Esprit vif et alerte dès son plus jeune âge, cultivant la liberté de pensée, PAC ne faisait pas partie des tièdes. C'était un homme d'engagement, ne pouvant se résoudre à rester silencieux en une période qu'il savait fondamentale pour l'avenir de l'Europe. Pacifiste depuis toujours mais abusivement présenté comme un horrible « nazi français », PAC l'inclassable (« anarchiste de droite et de gauche » selon son fils) paya comme tant d'autres le prix fort pour avoir été un ennemi implacable de la démocratie parlementaire et du communisme...

Rien ne le prédisposait pourtant à un tel destin... Ni sa famille, ni son parcours scolaire, ni même ses premières idées politiques très à gauche. Devenu journaliste au début des années 1930, il se fait vite remarquer par la qualité de ses écrits et embrasse la cause fasciste auprès de Pierre Gaxotte qui le fait rejoindre le fameux journal Je Suis Partout. PAC y vécut une véritable aventure de presse marquée par des amitiés qui le suivront toute sa vie (Brasillach, Soupault... mais surtout Rebatet) et un engagement sans faille pour une France régénérée au sein d'une nouvelle Europe. Très critique envers Vichy, Laval, Luchaire et même Abetz, PAC fait figure de dur au sein du petit monde de la collaboration jusqu'à ce que les événements de 1944 le poussent à fuir en Allemagne puis en Autriche. Arrêté fin 1945 par la police française, il est condamné à mort. Comme on le sait, PAC ne connaîtra pas le sort qui fut réservé à Brasillach. Il passera 8 ans en prison, ayant finalement été gracié -au même titre que Rebatet et d'autres- par Vincent Auriol. Dernier journaliste « collaborateur » à être libéré en France, il sortira affaibli de cette longue épreuve et sera terrassé par la maladie en 1958, à seulement 52 ans.

La particularité du livre de Jean-Pierre Cousteau est qu'il fait la part belle aux huit années de prison que subit son père. Ce dernier, dans les écrits mentionnés plus haut, fait état de son quotidien de prisonnier, de ses occupations (le sport mais surtout la lecture et l'écriture) mais aussi de ses pensées les plus profondes sur son parcours, la vie, son époque etc. Je me suis délecté de ces nombreuses pages de réflexion d'un homme libre (par l'esprit) ne se plaignant jamais de son sort et qui regarde de haut la comédie humaine et sa petitesse. Voici par exemple ce que PAC écrivit le 9 juin 1953, peu avant sa sortie de prison :

« Ce n'est pas parce que je refuse toute valeur à la loi du nombre érigée en système de gouvernement qu'il faut méconnaître les indications du suffrage universel. Le système est déplorable pour l'administration de la chose publique. Mais il est précieux (…) dans la mesure où il permet de savoir ce que veut une nation. Elle se juge à son choix. Les peuples « asservis » ont le bénéfice du doute. Pas les peuples démocratiques. Les Français ont trop montré qu'ils préféraient à quiconque Herriot, Blum, Auriol, Bidault, Moch et Teitgen pour qu'il soit possible de s'obstiner à les estimer. »

Servies par un style d'écriture savoureux, une grande intelligence et souvent même par un humour très fin, ces pages permettent de mieux comprendre ce personnage perdu dans une période si vile de l'histoire contemporaine (la « libération » et tout ce qui a suivi). Bien évidemment, les événements liés à l'épuration sauvage de notre pays sont souvent évoqués alors que lui croupit derrière les barreaux. PAC constate à quel point les vainqueurs et leur simulacre de justice salissent ceux qui ont cru dans un autre modèle pour l'Europe :

« Le sadisme des « épurateurs » consiste justement à créer cette confusion en mélangeant sous l'étiquette « collaborateurs » les adversaires politiques et les simples fripouilles dont il aurait fallu de toute façon se débarrasser même si la guerre avait tourné autrement. »

Feignant de s'étonner des horreurs de l'épuration, « effroyable explosion de bestialité », il ironise sur le silence des « belles âmes » de son temps :

« Elles n'ont rien su, rien vu, rien entendu. Elles ont ignoré que dans les villes de France on promenait sur les places publiques des femmes tondues, nues, marquées au fer rouge. Elles ont ignoré que dans toutes les prisons de France, on suppliciait des détenus ramassés au petit bonheur, avec des raffinements de férocité qui font paraître dérisoire la science des bourreaux chinois. (…) pour rien, pour le plaisir. »

cousteau_pierre-antoine.jpgVomissant la faiblesse et la tiédeur (Mais pourquoi avoir choisi Franz-Olivier Giesbert pour préfacer le livre ? PAC en aurait été horrifié!), PAC était de cette race d'hommes faisant passer l'honneur avant tout. Il se tint toute sa vie la tête haute et paya fort cher (que ce soit à un niveau personnel ou familial) cette vertu. Vouloir combattre pour ses idées, ne pas se taire face à la décadence de son temps, il en avait fait sa raison de vivre. « Je n'ai à me justifier devant personne. Une seule chose était inconcevablement déshonorante, c'était de ne pas prendre parti. » disait-il... Oui, PAC a souhaité la victoire de l'Allemagne nationale-socialiste, « la dernière chance de l'homme blanc ». C'était logique pour lui et il s'en expliqua longuement lors de son procès, en 1946. « Epouvanté par la décadence de la France » ayant mené à la débâcle de 1940, persuadé que le libéralisme économique avait fait son temps et que seule l'option du socialisme national était désormais possible, PAC considérait qu'il n'y avait que cette solution qui aurait permis à la France de rester elle-même et d'aller de l'avant. Pacifiste, son antisémitisme se voulait avant tout une réaction à la déclaration de guerre des communautés juives du monde entier envers le IIIe Reich dès 1933.

Pierre-Antoine, l'autre Cousteau est complété de riches annexes où l'on trouvera plusieurs articles de PAC écrits dans les dernières années de sa vie pour Rivarol ou d'autres publications. C'est une excellente initiative ! Le livre se termine d'ailleurs par le superbe et émouvant « Testament et tombeau de PAC » publié par Lucien Rebatet peu après la mort de son ami. Je ne résiste pas à l'envie d'en reproduire les dernières lignes :

« Nous ne pouvons, hélas ! Ni remplacer PAC ni l'imiter. Il est irremplaçable et inimitable. Il ne nous reste qu'à poursuivre notre tâche de notre mieux. Quand bien même nous serions recrus de dégoût et de lassitude devant les bassesses et la monotonie de la lutte politique, la disparition de Cousteau nous fait un devoir de persévérer. Nous le lui avons tous promis. Je sais que ce fut une de ses dernières satisfactions. Peut-il exister promesse plus sacrée que celle faite à un tel combattant ? »

Rüdiger / C.N.C.

Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.

 

jeudi, 01 septembre 2016

Wij moeten Stijn Streuvels bevrijden!

Wij moeten Stijn Streuvels bevrijden!

Toon Breës zuivert het blazoen van de grote letterkundige

Wij moeten hem uit het literaire museum halen

Gaston Durnez

Ex: http://www.doorbraak.be

ststbrowse.jpgWij moeten Stijn Streuvels uit het literaire museum halen! Wij moeten hem definitief bevrijden van het imago van een gedateerde, landelijke, regionale, particularistische, West-Vlaamse heimatschrijver.

Dat betoogt Toon Breës in een van de opmerkelijkste studies die de jongste jaren aan een Vlaamse auteur zijn gewijd. Met een omvangrijk boek van bijna duizend pagina’s vernietigt Breës de clichés die in de loop der jaren over de grote taalkunstenaar en sterke romancier ontstonden. Zo zuivert hij definitief de reputatie die men Streuvels in en na de twee wereldoorlogen heeft toegedicht en die men hem lichtzinnig en soms bewust blijft opplakken. Een van de hoofdstukken van het boek draagt de titel : ‘Een opzettelijke nazificatie van Stijn Streuvels’.

Toon Breës (77), een Kempenaar, licentiaat Germaanse filologie, is een bekende naam in de Antwerpse onderwijswereld, waarin hij jarenlang bedrijvig was. Zijn oud-studenten huldigen hem als een leraar met grote taalkundige belangstelling. Auteurs als Ivo Michiels, Hugo Claus, Leo Pleysier stonden hoog op zijn programma. Maar Streuvels was en bleef de Meester, om meer dan één reden, niet het minst vanwege zijn eigen kunsttaal.

Als student schreef Breës een verhandeling over Streuvels en zond ze hem toe. Prompt kreeg hij een uitnodiging voor een bezoek aan het legendarische Lijsternest in Ingooigem. Een uitzonderlijke gunst ! Het was het begin van een jarenlang contact. Normaal had het tot een doctoraat moeten leiden, maar het werd door diverse omstandigheden verhinderd. De grote interesse en voorkeur bleven. En toen Breës zo’n vijftien jaar geleden met pensioen ging, nam hij zijn jeugdplan weer op. Tot vreugde van het Streuvels Genootschap, dat nu zijn studie uitgeeft als zijn éénentwintigste jaarboek.

Als het van uw verslaggever afhangt, moet hij daarvoor nu de gemiste doctorstitel krijgen. Of tenminste een ere-doctoraat.

 * * *

9789401433334.jpgBreës wilde geen klassieke biografie schrijven. In het Streuvelsonderzoek, zo zegt hij, ‘ontbrak nog een omvattende wetenschappelijke synthese van zowat alle beschikbare bronnen’. Die biedt hij ons nu aan in zijn boek. Hij onderzocht allereerst de wijze waarop Streuvels’ werk in de loop der jaren werd ontvangen, en keek ernaar in het licht van documenten en getuigenissen. Zijn bevindingen beschrijft hij in zestien hoofdstukken per thema. Privéleven, vrienden, tijdgenoten en tijdssfeer komen aan bod in zoverre ze raakpunten met het schrijverschap hebben.

Een der hardnekkigste gemeenplaatsen over Streuvels is, dat hij dialect schreef, en dan nog wel een West-Vlaams dialect. Dat lijkt tegenwoordig het toppunt van onverstaanbaarheid te zijn (vooral in Antwerpen, waar men, zoals wij weten, een Weireldtoal spreekt). Streuvelstaal? Er zijn zelfs goede hedendaagse Nederlandse en Vlaamse auteurs die er geen oren naar hebben.

Ach, zij hebben Streuvels niet (of niet goed) gelezen. Hij gebruikt geen folkloristische streektaal, maar ‘een autonoom artistiek idioom’. En dat is zijn volste recht als kunstenaar, zegt Breës. Zie maar naar grote geëerde buitenlandse auteurs die dat recht gebruiken, en die geloofd en geprezen worden. Streuvels ‘heeft zijn eigen taal gesmeed in functie van wat hij wilde uitdrukken of weergeven. Vanzelfsprekend heeft hij daarbij ook West-Vlaamse taalbronnen aangeboord, uit zijn actuele taal maar net zo goed uit het verleden of uit zijn eigen creativiteit.’ Breës haalt Hugo Claus aan om hem groot gelijk te geven. Claus wist waar hij de mosterd kon halen.

Zo autonoom als zijn taal, zo zelfstandig was Streuvels zelf. ‘Als bij mijn studie één zaak duidelijk is geworden, zegt Breës, dan gaat het om de vaststelling dat de Meester van het Lijsternest altijd zichzelf is gebleven, dit wil zeggen dat hij zich ideologisch noch politiek of filosofisch bij een maatschappelijke groep wilde aansluiten, noch door literair-artistieke modetrends liet inpalmen.’ Streuvels liep, zoals hijzelf het uitdrukt, onder geen enkel vaantje. In zijn lange leven heeft hij zich vrijwel uitsluitend gemanifesteerd als schrijver, in de beslotenheid van zijn Lijsternest.’

 * * *

Een van die vaantjes, die men ooit voor hem heeft gezwaaid, was de zwarte vlag van de bloed-en-bodemkunst. Wie Streuvels’ werk écht heeft gelezen, weet hoe dom en fout dat zwaaien was. Alleen al de sombere sfeer van zijn werk, het lot van mensen die leven alsof zij zijn ‘veroordeeld om te vergaan’, maakt ons duidelijk dat er van die Duitse Blubo geen sprake kan zijn. Lees bijvoorbeeld de roman Langs de wegen. Of de onvergetelijke proletarische verhalen over Werkmensen en de seizoenarbeiders op Franse velden en in fabrieken. Dat heeft geen andere auteur over de Vlaamse slaven van weleer ooit kunnen schrijven!

Toon Breës besteedt veel aandacht aan de wijze waarop Streuvels ‘systematisch genazificeerd’ werd, ‘op grond van kromme insinuaties of irrelevante associaties’. Onkunde, maar ook kwade wil, rancune en het cynisme van iemand die ooit grinnikend bekende, dat hij gewoon bepaalde mensen in zijn geschriften wilde ‘kloten’. Dit gebeurde lang nadat de Duitse propaganda tevergeefs gepoogd had, Streuvels in haar slogans te vangen.

De West-Vlaamse auteur Hedwig Speliers vergat zijn aanvankelijke sympathie voor Streuvels en maakte van hem een regelrechte oorlogscollaborateur. Zijn beschuldigingen werden snel en lichtzinnig door anderen overgenomen en verspreid, ook door gerenommeerde literatuurkenners. Goede reputaties onderuit halen, is een geliefde sport, nietwaar. Er volgden gelukkig polemieken en terechtwijzingen, onder meer van Breës. Maar verdachtmakingen zijn vaak als peengras, zij dringen diep in de grond. Breës trekt ze uit. En dat doet hij met ingehouden verontwaardiging, die des te sterker onder zijn woorden trilt.

 * * *

stre009inoo02ill01.gifIn het begin van zijn schrijversloopbaan, maar ook later kreeg Streuvels wel eens te maken met zedenmeesters en andere puriteinen. Dat was zeker het geval op het einde van de jaren twintig, toen De teleurgang van de Waterhoek verscheen, de roman die in de jaren zeventig de film Mira zou inspireren. Dat Eros een sterke rol speelde in die roman, hebben die cineasten graag in beeld gebracht. Toch constateert Toon Breës dat ‘men’ over het algemeen zo weinig aandacht geschonken heeft aan het belang van de erotiek in Streuvels’ werk. Verdoezelde men dat, om de goegemeente niet te storen en het imago van de katholieke auteur niet te schaden, of kon men gewoon niet goed lezen? Breës besteedt er veel aandacht aan, en hij kon ‘uitvoerig aantonen dat het erotische in de meeste romans en verhalen zelfs een structureel bepalende factor is’.

Een van de stellingen die Speliers destijds verkondigde, luidde dat er een tweespalt bestaat tussen de progressieve auteur Streuvels en zijn tweede (of zijn eerste) Ik, de conservatieve Frank Lateur. Ook dat gaf aanleiding tot sterke discussie. Breës verwerpt die dualiteit. Hij erkent natuurlijk dat de kunstenaar ‘moeilijk eenduidig te omschrijven’ valt. Ook in zijn houding tegenover het bovennatuurlijke. Bij zijn personages heeft het geloof ‘bijna uitsluitend formalistische kenmerken’. En Streuvels zelf, de trouwe kerkganger, ‘komt over als een agnost, die op een weemoedige manier troost en tederheid vindt in zijn geheugen’.

Misschien mag uw verslaggever hier, met ontroering, de herinnering oproepen aan Paula Lateur, de oudste dochter. In 1971 antwoordde zij op mijn vraag of haar vader ‘vroom’ was: ‘Gelovig, maar geen kwezelaar. Ook op gebied van godsdienst hield hij niet van uiterlijkheid: godsdienst is niet iets om mee op straat te komen. Ik heb hem, ter gelegenheid van de maanvluchten, eens horen zeggen: Als ik aan het heelal denk, word ik duizelig. Het Hiernamaals …niemand weet daar iets van.’

Beoordeling : * * * * *
Titel boek : Stijn Streuvels. Een kritische en biografische synthese.
Subtitel boek : Van zijn geboorte tot vandaag. Jaarboek 21 (2015) van het Stijn Streuvelsgenootschap
Auteur : Toon Breës
Uitgever : Lannoo Campus / Stijn Streuvels Genootschap
Aantal pagina's : 984
Prijs : 49.99 €
ISBN nummer : 9789401433334
Uitgavejaar : 2016

mercredi, 31 août 2016

HUGO CLAUS De jonge jaren

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HUGO CLAUS De jonge jaren

Het Duits heeft hier een woord voor: ein Werdegang

Guido Lauwaert

Ex: http://www.doorbraak.be

Een biografie die te weinig aandacht kreeg

hugo_claus_de_jonge_jaren_-_cover_-_web_efddd095afaa6922b0a3f42958fe059af5c79b06.jpgWie het Verdriet van België wil begrijpen, moet Hugo Claus – De jonge jaren van Georges Wildemeersch lezen. De professor emeritus zet de auteur schaamteloos bloot, en doet dat tegelijk met groot respect. Eind 2015 verscheen dit werk, en bij de reguliere pers was er weinig aandacht voor. Een schande, want hoe schaamteloos Wildemeersch ook uitpakt, hij hanteert de hoge literaire stijl en geeft een heldere historische context.

Georges Wildemeersch is niet de enige die Claus van een aantal maskers ontdeed. Bij de eersten was Paul Claes met De mot zit in de mythe [1984, De Bezige Bij], maar we mogen ook Hedwig Speliers niet over het hoofd zien. In zijn door De Galge [†] uitgegeven boekje Wij galspuwers gaf hij al een aanzet. Waar Claes zich op de Oudheid, de Grieken focust, concentreert Speliers zich ruwweg op de beginperiode van Claus, in het bijzonder op De verwondering en Suiker.
Dat zijn werken uit de periode waarover Wildemeersch het heeft, maar hij begint bij Claus’ eerste gedicht [1942] en eindigt met de roman De hondsdagen, die weliswaar pas in 1952 verscheen maar het verhaal speelt eind jaren veertig.
Een zaaitijd van zeven jaar dus, waarin WO II en de nadagen ervan de onderlaag vormen, dat is voor Wildemeersch ‘de jonge jaren’.

Pro-nazi

Om de puberjaren van Claus te ontkleden ging Wildemeersch niet chronologisch te werk. Trefpunten zijn voor hem belangrijker dan chronologie, al springt hij ook niet van de hak op de tak: die punten staan in een zeker verband, waardoor er een evolutie in dit analytische boek te vinden is. Al in het eerste van de zes hoofdstukken, Om de mensen aan te zetten gevaarlijk te leven, geeft hij aan dat Hugo Claus’ eerste schrijfsels en schetsen voortvloeien uit ‘de dominante literatuur en ideologie uit die tijd’. De tijd van oorlog, fascisme, collaboratie en verzet. Ter bevestiging van die bewering citeert Wildemeersch uit een interview met Hugo Claus, bij het verschijnen in 1983 van Het verdriet van België, waaruit ik een fragment pluk: ‘Ik was op een verschrikkelijke manier pro-nazi’. Een paar bladzijden verder knipt Wildemeersch een gezegde van Claus uit een ander interview in de jaren zestig om dat pro-nazisme toe te lichten: ‘Er is een klimaat geweest in mijn jeugd dat totaal tegen het rationele inging ... Redelijk kon ik die oorlog niet aan.’

Woordkunstenaar

Gedetailleerd schildert de professor vervolgens dit politieke en culturele klimaat waarin de knaap Hugo opgroeit, waarbij hij ook de homoseksuele ervaringen niet vergeet. Al op jonge leeftijd heeft Claus door dat elke mens een andere stap en klap heeft, en dat niemand te vertrouwen valt. Bij hem had dit als surplus dat zijn verbeelding en inkleuring erdoor beïnvloed werden, en wel zo sterk dat het haast logisch lijkt dat hij dichter werd. Zijn ouders begrepen dat meteen, en door de ordening van Wildemeersch vinden ook wij lezers dat niet meer dan normaal, een goede halve eeuw later.


Hugo Claus is een woordkunstenaar van zeer hoog niveau en zijn drift is zo hevig dat hij alle genres van de literatuur wel moet gebruiken om zijn innerlijke onrust te bemeesteren. Wat hem nooit zal lukken, zo blijkt uit de andere delen.


Mede omdat hij dit ook niet wenst. Openlijk wel, maar niet innerlijk. Het onbewuste van de mens is sterker dan het bewuste. Vanuit dat onbewuste gebruikt Claus iedereen en alles om zijn talent te laten bloeien. De vrouw als moeder of minnares voorop in zijn processie van vreugde en verdriet; de vrouw die hij liefheeft om te kunnen haten, en dat haten uitbuit ten bate van zijn eeuwige zoektocht naar het perfecte ‘heilig altaar’, zoals hij de vrouw noemt in de eerste regel van Ik schrijf je neer, uit de bundel Een huis dat tussen nacht en morgen staat [1953].

Naarstig speurwerk

Dat ‘gebruik’ dat sterk op misbruik lijkt, wordt bevestigd door een getuigenis. Wildemeersch is zo hndig om dat misbruik niet zelf te uiten; hij laat het door anderen zeggen. Eerste getuige ten laste is Etienne Thienpondt, net als Claus lid van de Nationaal-Socialistische Jeugd Vlaanderen: ‘Hugo was toen [1945] al een zelfverzekerde persoon. Scherpzinnig en kritisch ingesteld. Voortdurend op zoek naar waarden en waarheden. Gesloten van karakter maar vriendelijk voor wie hij in zijn denkwereld aanvaardde.’


Het uitbuiten van mensen en toestanden is als puber geen oneer, integendeel, het getuigt van naarstig speurwerk naar een eigen vorm en stijl. Ouder wordend, wordt het echter een uitdijend spel met soms nare resultaten. De cyclus Sonnetten is daar het mooiste voorbeeld van. Ze zijn geschreven als een bijlage van Knack [15 november 1986]. Om snel aan het afgesproken bedrag te geraken, haalde hij de gedichten van William Shakespeare uit zijn kast en zette er een vijftiental naar zijn hand. Uw dienaar was de eerste die ze las, want hij was de aanstoker en tussenpersoon. Toen ik Claus wees op de verwantschap met de Engelse bard, antwoordde hij: ‘So what? Elke schrijver kijkt over de muur. Shakespeare zelf was niet vies om in andermans vijver te vissen en de grootste letterdief van ons allen is Bertolt Brecht.’


Al voor de puber Claus was de vrouw de belangrijkste inspiratiebron. Hij zoog het merg uit het gebeente van elke verhouding ten bate van zijn artistieke scheppingen en zodra het gebeente leeg was en hij er dus geen inspiratie meer in vond, dumpte hij het. Wat al vermoed werd, wordt door Wildemeersch veelvuldig aangetoond. Met tijdsprongen om telkens terug te keren naar Hugo’s puberteit, want dat is de bron van het goede kwaad. Zo brengt hij een roman die meest creatieve periode afsluit als volgt ter sprake: ‘In de chronologie van Claus’ leven kan Een zachte vernieling [1988] gemakkelijk gelezen worden als een vervolg op Het verdriet van België.’ Dat klopt. De oorspronkelijke bedoeling van Claus was om uit te pakken met een roman ter waarde van Ulysses van James Joyce. Voor Claus stond Het verdriet op gelijke hoogte met – en was het geïnspireerd op – A portrait of the Artist as a Young Man. Dat Een zachte vernieling niet hét boek der boeken van Claus is geworden, ligt aan een zoveelste verhuis waarin een aantal dozen met notitieboekjes verloren gingen.

Claus’ oorlog

Claus’ vormingsperiode krijgt niet minder dan acht herhalingen, en die herhalingen worden telkens is voller en zwaarder. Tot Claus, figuurlijk zijn eigen gewicht niet meer kon dragen. En figuurlijk werd letterlijk door de geestelijke en lichamelijke aftakeling. Dit beseffend, koos hij voor euthanasie. De bron van dit besef vindt men in een citaat uit het interview waarmee Wildemeersch het tweede Deel van zijn boek afsluit: ‘Die onbewogenheid, die koele, schampere kijk, had ik aan de kostschool te danken […] Daar ben ik erachter gekomen dat ik maar beter niet tot de zwakkeren kon behoren […] Dat ik dus listig moest zijn. Nooit hysterisch zijn. Met die verworvenheden ben ik de oorlog ingegaan.’


Dat koele, schampere, listige, altijd berekende, heeft Claus getekend. Zijn oorlog heeft zijn verdere leven geduurd: hij zette hem om in een houding van verzet tegen elk gezag, tegen elke kritiek, ja ook tegen zichzelf. Hij wilde zichzelf heruitvinden in elk nieuw amoureus avontuur, met als vrucht een nieuwe dichtbundel, roman of toneelstuk. Toen hij besefte dat dit niet meer lukte, koos hij voor de dood. Want zonder kans op een nieuw passiespel en literaire schepping wist hij dat hij de oorlog, zijn oorlog verloren had.

claus_verdriet_210_332_s_c1_c_c_0_0_1.jpgGeen vrienden, op één na

Nu we stilaan de eindmeet naderen, moeten we nog wijzen op de vrienden van Claus. Georges Wildemeersch beschrijft deze verhoudingen grondig maar, nogmaals, met een zekere afstandelijkheid. Bijna als een onderzoeksrechter die een verhoor afneemt van een misdadiger. Het is niet aan hem om vonnis te vellen, dat doet de jury. Welnu, de jury is voor Wildemeersch de lezer, en als die nauwgezet leest, kan hij niet anders dan tot het besluit komen dat Hugo Claus in wezen geen vrienden had – op één na, waarover meteen meer.


Voor Claus waren vrienden gebruiksvoorwerpen. Wie niet meer bruikbaar was of kritiek had, werd gedumpt. Wildemeersch, Deel 4, eerste hoofdstuk, naar aanleiding van de nakende verschijning van Claus’ eerste roman, De eendenjacht: ‘Hij [Claus] besloot zelf een wervende bespreking van zijn boek te schrijven en die zo snel mogelijk te publiceren. Na overleg met Anatole Ghekiere verscheen in het studentenblad Ons Verbond, waarvan Ghekiere de facto hoofdredacteur was de recensie al in november 1948 onder de naam van zijn vriend. […] Het plan om in diverse periodieke publicaties onder eigen of andermans naam belangstelling te wekken, bleef onuitgevoerd omdat de roman dan twee jaar later en bij een nieuwe uitgever zou verschijnen.’ [Uitgeverij Manteau, De Metsiers]


Het tweede boek, een burleske, verscheen zelfs onder de naam van zijn vriend: Die waere ende Suevere Chronycke van sGraevensteene [1949]. Het verhaal was gebaseerd op een ware gebeurtenis, de bezetting door Gentse studenten van het Gravensteen wegens de verhoging, nee, niet van het inschrijvingsgeld, maar van de bierprijs.


De plaats van Ghekiere werd echter ingenomen toen Claus kennismaakte met de literaire journalist Jan Walravens, verbonden aan het landelijke Het Laatste Nieuws, toen een nog uitgesproken liberale krant. Na de kritische bespreking door Walravens van De hondsdagen [1952], was Claus razend en werd de vriendschap verbroken. Dit vanuit zijn lijfspreuk: Nemo me impune lacessit.* Zes jaar later nog liet hij zich schamper uit over de manier waarop Walravens zijn roman besproken had, zo lezen we bij Wildemeersch.
Ook Freddy de Vree was gedurende jaren bevriend met Claus, maar toen Veerle De Wit zich bij hem had genesteld, werd de toegang versperd – zonder protest van Claus.


chagrin-des-belges-21535.jpgMaar ook vrouwen werden harteloos gedumpt, met als voornaamsten Elly Overzier, Kitty Courbois en Marja Habraken. Zij verhing zich toen ze besefte dat aandringen nutteloos was. Het was de enige keer dat Claus enig teken van medeleven gaf, in de vorm van een mea culpa-gedicht, het voorlaatste van zijn Gedichten 1948-1993. De titel van het gedicht is niet lang, niet langer dan één letter: M.


In wezen heeft het Belgisch Verdriet, maar één vriend gehad, ook een dichter. Hij woonde in Antwerpen en was zeer belezen, wat Claus ten zeerste beviel, naast het feit dat hij een vrouwenverslinder was: Hugues C. Pernath. Het ultieme bewijs van de diepe vriendschap is, naast het kaftontwerp voor diens bundel Mijn tegenstem uit 1973, de magistrale cyclus die Claus schreef na het onverwachte overlijden van de voorzitter van de Pink Poets in juni 1975, Het graf van Pernath, met als openingsgebed…

Met geknakte broekspijpen? Uitgezakt
alsof je, zat, op een ijsvlak was geslipt?
Alsof je voor je laatste dans nog was geflipt?

Nog naknikkend met die verzwikte leden?
Nee. Als een steen wil ik je, intact wil ik je
voordat je ogen braken, wrak –

Die herhaalde val,
dit vermenigvuldigd sterven, die vertraagde scherven, –

daar lag dan met zijn allerlaatste lach,
met de lippen van een stervend lam
achter het weigerachtig en mat glas
wat in zijn tijd PERNATH was –

Nader bekeken

Hugo Claus, de jonge jaren leest heel vlot, en is een bekroning van het al vele verdienstelijke wetenschappelijke werk van Georges Wildemeersch.
In het zesde deel, Mijn jeugd is over, koelt Wildemeersch’ vurige pen wat af, en komen er enkele herhalingen, maar die vervelen niet omdat hij het onderwerp telkens vanuit een ander oogpunt bekijkt: geschiedenis, familieverbanden, geld, relatiekring, eigen karakter. De professor komt terug op de puberjaren van Claus, nog steeds met zijsprongen naar later werk, waarin hij een dalend sociaalpolitiek engagement ziet. Met die techniek toont hij aan dat elk gedicht, elke roman, elk toneelstuk sterk autobiografisch is. En wel bekeken kon dat al afgeleid worden uit de laatste alinea, met aparte slotzin, van Het Verdriet van België, waarin geen sprake meer is van Louis Seynaeve:

De neef liep met mij mee naar het rustiek station.
‘Het was een schoon gedicht. Bravo.’
‘Ik maak er zo drie per dag,’ zei hij.
‘Dat is rap!’
‘Het is mijn techniek. Ik zet alle omschrijvingen van een kruiswoordraadsel een beetje achter mekaar, schots en scheef.’
‘Van De Standaard!
‘Ook.’
Hij zei niets meer. Dus ook ik niet. Samen zongen wij “Tout va très bien, ma-da-me la marquise”, de fox comique van Ray Ventura et ses Collégiens. Wij hoorden de saxofoon en de paukeslag. Wij zagen een meeuw die hinkte.

We gaan zien. Wij gaan zien. Toch. 

­­­­­­­­­­­­­­­­­____________

* Niemand tergt mij ongestraft: Schotse wapenspreuk (nvdr).

Beoordeling : * * * * *
Titel boek : HUGO CLAUS
Subtitel boek : De jonge jaren
Auteur : Georges Wildemeersch
Uitgever : Uitgeverij Polis
Aantal pagina's :
Prijs : 34.95 €
ISBN nummer : 9 789463 100113
Uitgavejaar : 2015

vendredi, 26 août 2016

Robert Steuckers, The European Enterprise: Geopolitical Essays

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The European Enterprise: Geopolitical Essays  

Paperback – 2016

by Robert Steuckers (Author), Alexander Jacob (Translator)

See all formats and editions Paperback
$24.95 

To order:

https://www.amazon.com/European-Enterprise-Geopolitical-E...

In an age of rampant globalisation the study of geopolitics assumes a crucial, and urgent, significance. While geopolitical considerations have always ruled imperial structures in the past, the present state of international politics, where America postures on the world-stage as sole hegemon, demands a renewed attention to the historical, economic, cultural and spiritual bases of the major empires of the European mainland. After the last great war, the main counterpoise to the ambitious American international enterprise has been the Soviet Union and its successor, the Russian Federation. Western Europe, however, has been hampered in its natural development as the matrix of "western civilisation" - which includes the Russian and the American - by the severe calamities it suffered in the two world-wars.

Steuckers' essays, which complement the Russian Eurasianist works, are therefore of particular importance in emphasising the western European role in a new world-order that will be directed not by the self-aggrandisement of capitalistic states but by the historical maturity requisite for genuine cultural development within and outside Europe.

vendredi, 22 juillet 2016

Où va l’histoire (de l’homme)? La réponse de Rémi Brague

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Où va l’histoire (de l’homme)?

La réponse de Rémi Brague

par Pierre Le Vigan,

auteur , essayiste

Ex: http://metamag.fr

Pierre Le Vigan, est architecte, urbaniste, diplômé en psychopathologie et en histoire ; il est l’auteur de plusieurs livres et a participé à plusieurs ouvrages collectifs dont le Liber amicorum Alain de Benoist (2003 et 2014). Il a notamment publié «L’Effacement du politique / La philosophie politique et la genèse de l’impuissance de l’Europe».

bragueliv424a0de4ff102ff249de94.jpgIl n’y a qu’une chose qui ne soit pas très pertinente dans le livre d’entretien du professeur Rémi Brague avec Giulio Brotti, c’est le titre. Il ne s’agit pas de savoir « où va l’histoire ». Car l’histoire n’est pas un véhicule, c’est le réseau même des routes possibles. C’est la carte. Il s’agit de savoir, non où va l’histoire, mais où va l’homme.

Il s’agit de savoir où nous allons, juchés sur le véhicule que nous avons-nous même construit, et sur lequel nous avons décidé de nous arrimer, et qui est la modernité. Une modernité « tardive », comme disait Friedrich Schiller, mais qui tarde en tout cas à se terminer. Elle se retourne sur elle-même pour mieux reprendre de l’élan, et ne cesse de détruire ses propres fondements : la croyance en l’homme, au progrès, en l’universalisme. La modernité, tardive ou hyper, est une machine en apparence folle. Mais est-elle si folle ? Elle a sa logique. Elle est en fait autophage.

Dans les lignes qui suivent, nous serons moins dans la digestion, c’est-à- dire la paraphrase, que dans l’inclusion, c’est à dire le commentaire, que Rémi Brague qualifie comme « le modèle européen de l’appropriation culturelle ».

L’entretien avec Rémi Brague porte sur l’esprit de notre temps. Il déroule la question : pouvons-nous continuer l’homme si nous ne croyons plus en l’homme ? En d’autres termes, si nous ne savons plus quelle est la place que nous avons à tenir sur terre, si nous ne croyons plus à notre part de responsabilité, si notre présence au monde ne relève plus que du ludique, à quoi bon poursuivre l’homme ? On objectera que, justement, les hommes sont de plus en plus nombreux. Mais l’humanité est par là même de plus en plus fragile, et de plus en plus menacée de perdre son humanité.

Il y a de plus en plus d’hommes ? Mais ne seront-ils pas de moins en moins humains ? On peut appeler cela « oubli de l’être ». Il ne s’agit pas d’un énième « c’était mieux avant » ou de quelque chose comme « l’oubli de son parapluie », comme dit plaisamment R. Brague. Il s’agit de l’oubli de ce que l’être peut manifester. De ce qu’il peut dévoiler. D’abord lui-même. La question est : qu’est-ce que nous avons oublié ? Et nous pouvons déjà avancer quelques éléments de réponse. Que l’historicité de l’homme n’est pas seulement le « tout passe ». Qu’il y a des permanences, celles que les religions et les philosophies explorent, chacune à leur façon.

Pour comprendre la place de l’homme dans le monde, il faut tenter de comprendre le sens de l’histoire humaine. « Le sens de l’histoire » est le titre d’un livre de Nicolas Berdiaev. Cela ne veut pas dire que l’histoire n’a qu’une direction mais cela signifie qu’elle n’est pas absurde, insensée. Il nous arrive ce qui nous ressemble. Comprendre le sens de l’histoire nécessite de comprendre l’histoire de la pensée. Rémi Brague souligne que nous avons longtemps sous-estimé intellectuellement le Moyen Age. Nous sommes passés des Antiques aux Renaissants, directement. Or, comprendre la pensée nécessite de comprendre le moment central du Moyen Age. Au moins dix siècles. Car, comme le remarquait Etienne Gilson, la Renaissance est toute entière dans la continuité du Moyen Age. C’est « le Moyen Age sans Dieu », disait encore Gilson. Ce qui, à la manière de Hegel, doit, du reste, être compris non comme un manque mais comme l’intégration d’une négativité.

brague070408771.jpgJustement, sans Dieu, comment fonder la morale ? « Que dois-je faire ? » s’interroge Rémi Brague à la suite de Kant. L’idée du « bien faisable », idée d’Aristote, suffit pour cela. Mais comment hisser les hommes au niveau nécessaire pour que l’humanité ait un sens ? En d’autres termes, la morale n’est pas qu’une question de pratique. Il est besoin de ce que Kant appelait une raison pure pratique. Sa forme moderne pourrait sans doute être définie comme une esthétique de la morale, telle qu’on la trouva chez Nietzsche, ou encore, très récemment, avec Dominique Venner.

Pour cela, c’est l’idée platonicienne du Bien (difficile ici d’éviter la majuscule) qui est nécessaire. Cette idée du Bien rejoint celle du Vrai, du Beau et celle de l’Un : c’est la convertibilité des transcendances, expliquée par Philippe Le Chancelier et d’autres théologiens du Moyen Age. C’est leur équivalence, qui n’est pas leur identité mais est leur correspondance (l’analogie avec les correspondances de métro serait ici à la fois triviale et parfaitement adaptée). Le Bien, le Beau, le Vrai sont différentes formes d’une même hypostase, telle est l’idée néo-platonicienne que l’on trouve chez Flavius Saloustios, un des « intellectuels d’État » de Julien l’Apostat, le rénovateur du paganisme. N’ayant précisément pas eu lieu durablement, la restauration du paganisme laisse dissociés le beau, le vrai, le bien (ou encore le bon). D’où un malaise dans l’homme.

On rencontre parfois l’idée que la genèse de la modernité vient, avec Copernic, de la fin de la position centrale de l’homme. Ce n’est pourtant pas la même chose que la fin du géocentrisme et la fin de l’anthropocentrisme. Mais Brague soutient qu’il n’y a pas eu de fin de l’anthropocentrisme car il n’y avait pas d’anthropocentrisme. L’homme antique ne se voyait pas dans une position centrale, mais au sein d’un système du vivant. Voilà la thèse de Brague.

Est-ce si sûr ? « Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature en effet, selon nous, ne fait rien en vain, et l’homme de tous les animaux possède la parole. Or tandis que la voix sert à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible et, par suite aussi le juste et l’injuste. Car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité » (Politiques I, 2).

A partir d’Aristote, n’y a-t- il pas anthropocentrisme même si l’homme n’est pas en surplomb, même s’il ne lui est pas demandé d’agir « comme maître et possesseur de la nature », comme régisseur du vivant, mais bien plutôt de le ménager, d’en prendre soin ? (le christianisme de François d’Assise ne sera d’ailleurs pas loin de cette vision). L’anthropocentrisme n’est pas la dévoration du monde par l’homme, tant que la modernité ne se déchaîne pas. Tant qu’elle reste « modérément moderne ».

Le contraire de l’anthropocentrisme, c’est l’homme dans le flux du vivant. Nous sommes d’ailleurs revenus à cela avec Michel Foucault et la fin de la sacralisation de l’homme et de sa centralité. Le paradoxe est que nous sommes dans une société du contrat au moment où notre sociologie et le structuralisme tardif nous expliquent que le sujet n’en est pas vraiment un et que, somme toute, l’homme n’existe pas mais est « agi » par des forces et structures qui le dépassent. Dès lors, nous quittons la modernité classique pour autre chose. Ce que met à mal la culture post-moderne (ne faudrait-il pas plutôt parler d’idéologie, terme nullement dépréciateur dureste ?) c’est, nous dit Rémi Brague, trois choses : l’historicité, la subjectivité de l’homme, la vérité.

braguegrec081217867.jpgNous avons aboli le monde vrai et la distinction entre vrai et faux, nous avons aboli le sujet et nous avons aboli le propre de l’homme qui est d’être un être historique. En d’autres termes, « l’homme est mort » – et pas seulement « Dieu est mort » (ce que Nietzsche constatait avec déploration, craignant que nous ne soyons pas à la hauteur du défi)). Dieu est mort et l’homme est mort. Et l’un est peut-être la conséquence de l’autre, suggèreRémi Brague. La sociobiologie a pris la place de l’histoire, la sociologie a pris la place du sujet (« les sciences humaines naturalisent l’histoire » explique Brague), la sophistique postmoderne a pris la place de la vérité, ou tout du moins de sa recherche. Les Anciens (on est Anciens jusqu’à la Révolution française, hantée elle-même par l’Antiquité) voulaient améliorer l’homme. Nous voulons maintenant le changer. Nous oscillons entre le rêve transhumaniste, qui n’est autre qu’un posthumanisme, et une postmodernité liquide qui relève d’un pur vitalisme dont l’une des formes fut, disons-le sans tomber dans le point Godwin ou reductio ad hitlerum, le national-socialisme. ( comme le montre très bien la confrontation des textes de Werner Best, doctrinaire nazi du droit, et de Carl Schmitt, in Carl Schmitt, Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, éditions Krisis, 2011, préface de Danilo Zolo, notes et commentaires de Günter Maschke, traduction de François Poncet. On y voit que Best critique Schmitt au nom d’un vitalisme que Schmitt refuse d’adopter. Dont acte. Face à ce double risque de liquéfaction ou de fuite en avant transhumaniste, Rémi Brague rappelle le besoin de fondements qui nomme métaphysiques mais qui ne viennent pas forcément « après » la physique, dans la mesure où ils donnent sens àl’horizon même du monde physique. Rémi Brague appelle cela des « ancres dans le ciel » (titre d’un de ses précédents ouvrages).

L’image est belle. Elle contient par la même une vérité. Elle va au-delà de la révélation chrétienne, qui peut sans doute en être une des formes. Mais certainement pas la seule. Heidegger parlait de « marcher à l’étoile ». Une autre façon d’avoir une ancre dans le ciel.

Rémi Brague, Où va l’histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti, éditions Salvator, 184 pages, 20 €

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