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jeudi, 02 décembre 2021

Reghini et Cornelius Agrippa

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Reghini et Cornelius Agrippa

Giovanni Sessa

Le De Occulta philosophia commenté par l'ésotériste néo-pythagoricien

Arturo Reghini était une référence dans la tradition ésotérique du début du vingtième siècle. On sait qu'il a dirigé et collaboré à de nombreux périodiques connus de l'époque et qu'il a été en contact avec des représentants du traditionalisme romain, notamment Julius Evola, avec lequel, après une période de collaboration, il a rompu définitivement. Un moment important dans l'élaboration de son système spéculatif-opératif a été la comparaison avec le travail de Cornelius Agrippa de Nettesheim (1486-1535). Notre affirmation est confirmée par un volume récemment publié, Agrippa e la sua magia secondo Arturo Reghini, qui figure dans le catalogue des Edizioni Aurora Boreale, édité par Nicola Bizzi, Lorenzo di Chiara et Luca Valentini (pour les commandes : edizioniauroraboreale@gmail.com, pp. 327, euro 20,00). Le livre contient trois essais de mise en contexte rédigés par les éditeurs, l'article de Reghini sur l'œuvre d'Agrippa, la biographie du néo-pythagoricien par son disciple Giulio Parise, ainsi qu'une vaste bibliographie.

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Nicola Bizzi signe un essai reconstructif qui met en évidence le rôle joué par l'ésotériste italien dans le contexte historique dans lequel il a agi. Son action est centrée sur une pars destruens, la critique du "modèle post-illuministe de la franc-maçonnerie" (p. 55, soit un modèle ultérieur à l'imposition de la philosophie des Lumières, ndt), et sur une pars construens, la réactualisation de la franc-maçonnerie initiatique et de ses rites. Bizzi reconstruit de manière organique le processus de développement intellectuelle de Reghini, en alternant les données biographiques et la discussion des plexus théorico-opérationnels les plus pertinents de la vision du monde du mathématicien-penseur. L'importance du travail d'Agrippa pour la pensée de Reghini ressort de ces analyses. Le magicien de Nettesheim a corrigé, comme le rappelle opportunément Di Chiara dans son article, dans un sens praxiste, la grandiose vision néo-platonicienne du monde de Marsile Ficin et de Pic de la Mirandole. L'œuvre majeure d'Agrippa, le De occulta philosophia, ne peut être réduite à un exemple d'encyclopédisme érudit de la Renaissance. Dans la dernière édition de 1533, résultat d'une soigneuse et vaste révision textuelle: "la nécessité [...] de procéder à un travail radical de purification et de restauration du corps des enseignements magiques liés à l'ancienne sagesse théurgique devient plus forte" (p. 9). En fait, ils couraient le risque de tomber dans l'oubli, obscurcis par les couvertures intellectualistes/séculières que la vision moderne leur imposait.

La tâche qu'Agrippa s'était fixée est la même que celle que Reghini se fixera au vingtième siècle: vivifier les anciennes connaissances magiques-hermétiques. Dans ce but, la fréquentation de Trithemius (alias Jean Trithème, Johannes Trithemius, Johann von Tittheim ou Johann von Trittenheim), qui le stimule à étudier la tradition ésotérique, lui est très utile. Trithemius, comme s'accordent à le dire les biographes les plus célèbres d'Agrippa, était le Maître d'Agrippa, l'ayant rencontré à une époque où il sortait d'expériences dans des cercles initiatiques, qui ne s'étaient pas révélées entièrement positives. Entre 1510 et 1533, Agrippa consolide son patrimoine idéal, ses expériences sur la voie transmutative. Ainsi, avec l'édition de 1533, il réalise "une véritable systématisation des enseignements magiques et ésotériques disponibles à l'époque" (p. 10). Le savant a pu y parvenir grâce à la protection de l'archevêque de Cologne, Hermann von Wied. Dans le De Occulta, on peut voir diverses influences, déduites des traductions par Marsile Ficin de textes hermétiques, mystérieux, théurgiques et pythagoriciens, mais aussi des références à Pic de la Mirandole. Il y a des références claires au De Verbo Mirifico de Reuchlin ou à des savants comme Paolo Ricci et le franciscain Francesco Giorgio Veneto: "Enfin, la grande tradition de la magie naturelle médiévale, qui de Maître Albertus Magnus (Albert le Grand) passait par [...] Roger Bacon, était largement créditée" (p. 15).

L'œuvre d'Agrippa est organisée en trois livres. La première concerne le niveau le plus bas de la magie, lié à la dimension naturelle. La seconde traite de la magie dite astrale, c'est-à-dire du traitement des sphères intermédiaires et célestes. Enfin, le troisième livre traite du type de magie qui "étudie le plan supra-céleste et purement intellectuel [...] relié au domaine des essences éternelles" (p. 16). L'univers agrippien est régi par une série de correspondances internes ; le niveau inférieur entretient une relation sympathique et analogique avec le niveau supérieur, et vice versa. Le cosmos est animé, vivant. Pour cette raison, chaque entité ne peut être connue à travers ses aspects de surface, en s'arrêtant au mode extérieur, apparent "puisqu'il y a plusieurs niveaux de connaissance d'un même être" (p. 17). En revanche, si l'inférieur est né du processus émanationniste, qui conduit de l'Un au multiple, rien n'empêche de penser à une possible conversion épistrophique, à une "ascension" des entités vers l'Un: " C'est le principe de l'anima mundi qui fonde chez Agrippa à la fois la vue spéculative et l'application magico-opérationnelle de la doctrine" (p. 17). Le cosmos est donc l'imago Dei, tandis que l'homme est considéré par Agrippa, comme microcosme, "image d'une image", imago mundi.

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Le magicien est l'homme qui sait attirer les forces d'en haut, les utiliser pour "écraser la pierre" et la transmuer en sa véritable nature divine: "À la base de cet idéal, il y a la persuasion intime [...] du caractère intégral ou de la dignité [...] congénitale de l'homme " (p. 25). Le magicien réunit les trois niveaux de réalité dans une puissante opération de réintégration. Valentini fait mouche en identifiant dans la déesse Hécate qui, dans le monde gréco-romain, avait des fonctions de psychopompe, la symbolisation d'une fonction essentielle: unir les trois mondes du Cosmos. La déesse était représentée avec un visage infernal, un chien, indiquant la réalité chthonique, un visage terrestre, représenté par un cheval, l'animal vital par excellence. Enfin, un visage céleste, celui d'un serpent, force du primordial, qui a sublimé alchimiquement le caractère éphémère et transitoire des deux premiers mondes, indiquant "la régénération finale d'Hécate triforme [...] qui change de peau, qui de rampant dans la boue devient le Djed égyptien [...] le cobra dressé" (p. 32). Valentini fait remarquer que cette tripartition se retrouve également dans l'hermétisme.

Dans cette tradition, le monde élémentaire, le champ d'action du philosophe naturel, est donné par le Sel, dont la réalisation est obtenue avec la Séparation lunaire, qui induit une première autonomie par rapport à la physicalité. Le monde sidéral est alchimiquement assimilé à Mercure, dont le Travail sur le Blanc jette les bases du dépassement du tellurique. Au bout du chemin, l'assimilation au monde intellectuel, associé au Soufre et au Travail Rouge, témoigne de la transmutation en Or. Cela dit, on comprend que le commentaire de Reghini sur Agrippa est en réalité un traité théorico-réaliste sur l'Opus Magicum.

mardi, 23 novembre 2021

"Discipline du chaos" : les illusions brisées du libéralisme

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"Discipline du chaos": les illusions brisées du libéralisme

Par Alessio Mannino

Ex: http://osservatorioglobalizzazione.it/osservatorio/disciplina-del-caos-le-illusioni-infrante-del-liberalismo/

Parmi les différents courants qui ont animé la modernité, le libéralisme est devenu le dogme de base qui soutient aujourd'hui la domination des seigneurs de l'argent, grâce à la sournoise escroquerie idéologique séculaire selon laquelle il n'y aurait pas de liberté en dehors d'une quête individualiste du succès économique, la politique étant réduite à un esclavage auxiliaire d'un "bien-être" non seulement injuste et inégal, mais en fait de plus en plus renversé en malaise social et existentiel. Actuellement, la morale libérale est une anti-éthique de masse au service de ceux qui contrôlent le cycle mondial de l'argent par le biais du pouvoir des États. La généalogie de la morale libérale montre, d'une part, comment la morale libérale a bouleversé le sens premier de la libéralité et, d'autre part, comment il est possible de s'extraire du piège mental de la fausse liberté.

indexamdc.jpgDans l'essai Disciplina del caos publié par "La Vela" et récemment édité, dont nous présentons aujourd'hui un extrait, Alessio Mannino trace un itinéraire qui va de la démystification des grands théoriciens pour descendre dans les bas-fonds du quotidien aliéné, jusqu'à l'hypothèse d'une discipline fondamentale pour lutter dans le chaos de la triste époque. L'essai est complété par des entretiens avec Franco Cardini, Paolo Ercolani, Fabio Falchi, Thomas Fazi, Carlo Freccero et Marco Gervasoni.

L'auteur - Alessio Mannino (1980), journaliste indépendant. Professionnellement né à Voce del Ribelle fondé par Massimo Fini, il a édité les journaux en ligne La Nuova Vicenza et Veneto Vox. Il écrit pour Il Fatto Quotidiano, L'Intellettuale Dissidente (où il tient une chronique, "Sott'odio"), The Post Internazionale, Kritika Economica et Mondoserie.it. Il collabore avec la chaîne youtube Vaso di Pandora et est l'auteur de Contro. Considerazioni di un antipolitico (Maxangelo, 2011), Mare monstrum. Immigrazione : bugie e tabù (Arianna Editrice, 2014), Contro la Constituzione. Attacco ai filistei della Carta '48 (= Contre la Constitution. Attaque contre les philistins de la Charte de 48) (Edizioni Circoli Proudhon, 2016). Son dernier ouvrage Disciplina del caos. Come uscire dal labirinto del pensiero unico liberale (= Comment sortir du labyrinthe de la pensée unique libérale) (La Vela), est sorti le 11 octobre 2021.

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Quand la liberté se dévore elle-même

Extrait de "Discipline du Chaos" - pages 385-389.

L'individualisme, l'âme du libéralisme, peut être défini comme le principe de la solitude. Après avoir démoli la stabilité en tant que valeur, "nous nous sommes tous retrouvés terriblement seuls". C'est là qu'il faut repartir : de la plénitude des liens qui réconcilient les individus avec eux-mêmes.

Le libéralisme a été bien plus que la coquille de légitimation du capitalisme. Elle a représenté une césure anthropologique : pour la première fois dans l'histoire, la dimension économique est devenue le centre de la vie humaine. Alors que dans l'Antiquité, et dans une certaine mesure encore au Moyen Âge, l'économie, du moins dans l'idéal, restait une partie de l'ensemble, et de surcroît pas la plus noble (le marchand était digne d'être honoré, non pas en tant que marchand ni en tant que prêteur d'argent), avec l'époque moderne, la sphère productive et commerciale se détache du cadre communautaire et, devenant autonome dans la société civile, l'emporte sur toutes les autres.  Le projet moderne répudie la nature législative et l'historia magistra vitae et les remplace par la calculabilité, selon laquelle tout phénomène est mesurable, quantifiable et programmable (l'entreprise capitaliste moderne, écrit Weber, "est entièrement basée sur le calcul"). Ce qui intéresse la modernité libérale, c'est la sécurité du commerce privé. Par conséquent, il n'y a plus besoin d'une théorie de l'État, car l'État n'est pas un sujet primaire, mais un dérivé, un instrument dangereux contre lequel il faut se défendre. Il n'y a donc plus de sens à parler de gouvernement : il vaut mieux parler de gouvernance, d'administration bureaucratique en pilotage automatique.

12543b4.jpgLa liberté comme domination sur l'excès est abandonnée pour faire place à l'excès comme vertu, la soif de pouvoir tournant entièrement autour du nervus rerum de l'argent ("la technique qui unit toutes les techniques"). Le véritable objectif du capitalisme libéral, cependant, n'est pas l'argent lui-même : c'est l'appropriation du futur par l'argent ("il n'y a pas de passé et il n'y a pas de présent, seulement le futur"). Spéculation et exploitation : patient de l'accumulation, le capitaliste livré à lui-même, quelles que soient ses intentions, est un criminel éthique. La monétisation de la réalité a agi comme un acide solvant dans le comportement humain, le dévorant comme dans "une fièvre qui augmente d'abord le métabolisme et accélère la croissance d'un organisme, pour ensuite affecter sa forme et miner son existence même".

Partant du principe que la rationalité utilitaire est un critère plus rationnel que l'imprévisibilité de la raison politique, l'intérêt privé et économique a colonisé l'imaginaire, affaiblissant le concept même de public. Et finir, aujourd'hui, par considérer la méfiance envers les autres comme un fait tout à fait normal ("75,5% des Italiens ne font pas confiance aux autres, convaincus que nous ne sommes jamais assez prudents pour entrer en relation avec les gens", comme le note le Censis dans son rapport 2019).

Les armes de la distorsion libérale ont été la science technique et l'économie néoclassique. Il serait plus correct de la qualifier de marginaliste, puisqu'elle est née contre celle, classique, de David Ricardo (contrairement au laissez-faire), idéalisant la marge, c'est-à-dire la contribution que chaque sujet apporte à la production du revenu. Les marginalistes prétendent démontrer non seulement une lecture simpliste de la loi de Say - selon laquelle l'offre non régulée générerait magiquement la demande - mais aussi que le plein emploi est possible grâce à une flexibilité contractuelle massive.  Loin d'être scientifique, cette école doit être considérée comme "une théorie politique en quête d'hégémonie" qui passe sous silence la surproduction structurelle qui conduit le capitalisme à des crises cycliques de la demande (ce qui signifie que l'on produit plus que l'on ne consomme).

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La liberté en tant qu'exemption d'impositions, et donc d'impôts, a d'abord légitimé la relève de la garde entre l'aristocratie du sang et l'aristocratie des affaires. Dans un deuxième temps, toujours en cours, elle a éradiqué le concept même de hiérarchie de l'effort et du mérite. Historiquement justifiée par le déclin de la noblesse et l'inefficacité de l'absolutisme, l'émancipation des 18ème et 19ème siècles des chaînes de la tradition (ancien régime) est réitérée aujourd'hui comme s'il existait encore une sainteté résiduelle, qui a depuis longtemps été rasée. Les libéraux du dernier mètre, ceux que l'on appelle les néo-libéraux, raisonnent comme si Adam Smith était parmi nous. David Boaz, vice-président du Cato Institute à Washington, a déclaré que "le libéralisme a d'abord conduit à la révolution industrielle et, dans une évolution naturelle, à la nouvelle économie [...]. D'une certaine manière, nous avons repris le chemin tracé au début du 18ème siècle, à la naissance du libéralisme et de la révolution industrielle [...]. L'idéal libéral n'a pas changé depuis deux siècles. Nous voulons un monde dans lequel les hommes et les femmes peuvent agir dans leur propre intérêt [...] parce que c'est ainsi qu'ils contribueront au bien-être du reste de la société. Plus clair que ça...

    "Les institutions libérales cessent d'être libérales dès qu'il est impossible de les obtenir : il n'y a rien ensuite qui nuise plus terriblement et plus radicalement à la liberté que les institutions libres".
    Friedrich Nietzsche

Le libéralisme a déclaré inacceptable le besoin de pierres angulaires communes autres que les règles de procédure. Il est ainsi devenu l'ennemi public numéro un de la liberté dont il prétend avoir l'exclusivité. C'est là une fraude intellectuelle. L'individu, au lieu de se penser comme un nœud de relations, flotte dans l'isolement (ce qui est techniquement l'affaire des manuels psychiatriques). En conséquence, les valeurs sont considérées comme relevant uniquement de la sphère individuelle, "où il n'y aurait plus le problème de s'accorder éthiquement sur quoi que ce soit". Un point commun éthique devient alors irrationnel. Pire: un fardeau.  "Nous ne savons plus comment aimer, croire ou vouloir. Chacun de nous doute de la vérité de ce qu'il dit, sourit de la vérité de ce qu'il affirme et présage de la fin de ce qu'il proclame". Constant a écrit ceci au début du 19ème siècle. C'était vrai alors comme c'est vrai aujourd'hui.

Pour mieux servir le veau d'or, on nourrit un hédonisme de mendiant, qui paie pour profiter du peu de vie accordé par le retour d'impôt. Brocardé et stigmatisé déjà lors de l'essor de la raison libérale, l'homo oeconomicus appartient désormais au passé. Mais cela ne peut pas durer éternellement. La normalité sociale (comprise comme la norme dominante) et la naturalité psychobiologique (l'ensemble des caractéristiques propres à l'espèce humaine) réclament la restauration de leurs canons. Et ils le feront, que ça leur plaise ou non, par la manière forte ou la manière faible. Redevenir humain, et non rester humain, sera la gaie science d'un monde post-libéral.

dimanche, 21 novembre 2021

Préface du Professeur Charles Zorgbibe  au livre d'Irnerio Seminatore, en cours d'édition, La Multipolarité au XXIème siècle

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Préface du Professeur Charles Zorgbibe  au livre d'Irnerio Seminatore, en cours d'édition, La Multipolarité au XXIème siècle

C’est dans le cadre de l’alliance atlantique et sous l’aiguillon de notre intérêt commun pour la géopolitique que j’ai rencontré Irnerio Seminatore… en juin 1983.

La géopolitique –l’étude de la politique internationale dans sa relation avec la géographie- avait connu une évidente désaffection depuis 1945. Pour des raisons morales : la géopolitique était identifiée à son rameau allemand, expression de la recherche d’un « espace vital » et identifiée avec elle. Pour des raisons techniques : le missile balistique semblait avoir aboli les distances et les considérations d’utilisation de l’espace. La dissuasion nucléaire semblait figer les deux principales puissances dans leur face à face et mettre un terme à la conception de la lutte armée comme poursuite de la politique.

9782296546295b.jpgCette double désaffection était-elle justifiée ? Techniquement, si l’armement nucléaire ignore les conditions atmosphériques et réduit les facteurs géographiques à l’attraction de la pesanteur ou aux conditions de rentrée dans l’atmosphère, il n’en reste pas moins qu’à l’abri du feu nucléaire, les principales puissances peuvent recourir à l’armement conventionnel, classique. La dissuasion nucléaire avait pour contrepartie la multiplication des conflits locaux ; la « sanctuarisation » du territoire des membres du « club » nucléaire n’excluait pas l’affrontement des Grands, par acteurs locaux interposés.

Moralement, les excès de la « Geopolitik » allemande ne devaient pas occulter l’actualité de l’autre géopolitique, anglo-saxonne et « démocratique » : les relations Est-Ouest s’inscrivaient alors dans la perspective, chère à McKinder, du conflit inévitable, à long terme, de la puissance du « Heartland », « le cœur de l’île mondiale », l’Union soviétique, et de la puissance maritime, les Etats-Unis. Expulser la puissance continentale de la périphérie du système international, ou concurrencer la puissance maritime dans le contrôle de la frange d’archipels qui entoure l’île mondiale : n’était-ce pas une lecture possible de l’affrontement physique des deux Grands, à l’ère de la guerre froide ?

C’est dans cet esprit que le secrétariat de l’alliance atlantique me demanda de constituer, en partenariat avec mon collègue Ciro Zoppo, de l’université de Californie, un réseau d’universitaires et d’officiers stratèges à même de revoir les thèses de la géopolitique classique et de jauger l’adéquation de l’analyse géopolitique au monde de la guerre froide, avec ses idéologies diplomatiques et sa technologie militaire.

Ce réseau connut son apogée avec un séminaire international à Bruxelles, les 22-24 juin 1983 –qui réunit de brillantes participations, au sein de quatorze délégations nationales. Citons, au hasard : pour les Pays-Bas, Frans Alting von Geusau, qui dirigeait l’Institut Kennedy d’Oisterwijk, et le député démocrate-chrétien van Iersel ; pour la Belgique, Luc Reychler de Louvain, Jacques Jonet de l’Institut européen de sécurité et les responsables de l’Institut royal des relations internationales ; pour le Portugal, issus de la « Révolution des œillets », les généraux Altino Magalhaes, président de l’Instituto da Defensa Nacional, et Cabral Couto, qui commandait la base des Açores, ainsi que Jorge Campinos, professeur de droit international et ministre dans les premiers gouvernements qui suivirent la mutation constitutionnelle de 1974 –Campinos allait disparaître, dix ans plus tard, dans un accident de la route au Mozambique ; pour la France, l’historien Jean-Pierre Cointet, l’amiral Hubert Moineville, auteur d’un manuel de « stratégie de la mer » dans la collection « Perspectives internationales » que je dirigeais alors, mon collègue Jean Klein, de Paris 1-Panthéon Sorbonne. D’outre-atlantique étaient venus, Albert Legault, de l’université Laval de Québec, l’un des animateurs les plus dynamiques du séminaire, William Fox, le politologue à la grande notoriété de l’université Columbia de New York, David Wilkinson, de l’université de Californie et le Lt. Colonel George Thompson.

9782841913299-475x500-1.jpgC’est dans les coulisses de la délégation italienne que je rencontrai Irnerio Seminatore, alors assistant à l’université Paris VIII de Vincennes-Saint Denis, siège mythologique du gauchisme de l’Après-1968. Seminatore avait un double parcours, italien et français : il était né à Turin, capitale du Piémont-Sardaigne, première capitale de l’Italie unifiée, capitale de l’automobile et de l’Italie industrielle, capitale du marxisme et du libéralisme italiens et de toutes les grandes innovations scientifiques et technologiques de la péninsule –Turin à laquelle il a consacré un livre « La rude Gioventu del dopo-guerra ». J’ai partagé l’infinie curiosité de Seminatore pour Turin et sa très complexe sédimentation sociale… à travers les romans policiers de Carlo Fruttero et Franco Lucentini, les auteurs de la « Donna della Domenica » (« La femme du dimanche »), puis lors d’un cycle de conférences à l’université, encore éprouvée par l’activisme des « brigades rouges ». Le président de l’université, auteur d’une thèse sur le terrorisme, était devenue une cible et changeait, chaque jour, d’itinéraire –ce qui ne l’empêcha pas de m’inviter au « Whist », le somptueux club privé, créé par Cavour, l’artisan de l’unification italienne. Après des études universitaires à Turin, Seminatore avait été à Paris l’élève du général Lucien Poirier, l’un des grands théoriciens contemporains de la stratégie. Il était proche de Michel Sudarskis, un jeune et très érudit haut-fonctionnaire français à l’Otan, qui se considérait comme un « hussard » de la guerre froide –un engagement et un militantisme qui causèrent hélas ! la fin prématurée de sa carrière bruxelloise –et des chefs de file de la délégation italienne : Sergio Rossi, brillant éditorialiste de « La Stampa » et chargé de cours à l’université de Turin, et Edgardo Sogno del Vallino.    

Sogno_divisa.jpgDoyen d’âge de notre séminaire atlantique pour les études géopolitiques, Sogno del Vallino (photo) fut le mentor de Seminatore, qu’il associa à toutes les réunions multilatérales tenues en France ou en Italie. Sogno del Vallino, diplomate et homme politique, était une personnalité charismatique, admirée et contestée dans la péninsule. Grand résistant, il avait été l’interlocuteur, auprès des Anglais et Américains, des réseaux monarchistes, les «Badogliani» ; dans l’Après-guerre, il avait été «Golpiste», partisan de la création en Italie d’un régime présidentiel, sur le modèle de la Cinquième République ; il avait également été impliqué dans la constitution du « Gladio », ces réseaux « en attente » de l’Otan dont la mise en lumière provoqua un séisme politique dans les années 1980.

Comment Irnerio Seminatore a-t-il pu enseigner, pendant 29 années, à Paris-VIII, citadelle du gauchisme, alors qu’il portait, dans son adn, l’idée de fédération européenne? Il fut fédéraliste européen, « furieusement » fédéraliste, disciple d’Alexandre Marc, le maître penseur de l’aile fédéraliste la plus radicale, et collaborateur de Claude Nigoul et de son Institut d’études fédéralistes à Nice et Aoste. C’était l’époque de la « théologie » fédéraliste qui mua, avec le temps, en une sorte de positivisme juridique, institutionnel de l’Union européenne.              

En 1996, Seminatore s’établit à Bruxelles où il crée l’Institut européen de relations internationales. L’Institut est installé dans un bel hôtel du boulevard Charlemagne, en plein quartier de l’Union européenne, à deux cents mètres de la Commission et du Conseil de l’Union, un hôtel tellement romain avec son sol de marbre et ses bustes antiques –un hôtel abandonné et tombé en ruines, complètement restauré par Seminatore. De nombreux colloques se succèdent alors, dans ces locaux, réunissant experts du droit, de l’économie, de la politique européennes. Seminatore reçoit eurocrates ou parlementaires en compagnie de son épouse et égérie, Ioana Nicolaie, pneumologue et conseillère scientifique du ministère de la santé du Luxembourg –un produit des séismes du second conflit mondial puisque née roumaine, d’un père juif hongrois, économiste et géologue, et d’une mère russe, ingénieur… « le seul multiculturalisme acceptable », selon lui.

Mais la marche du monde et des institutions européennes déçoit nombre d’observateurs. Seminatore, fédéraliste passionné, s’était transformé en un théoricien réaliste des relations internationales. Désormais, le commentateur lucide des actes de l’Union accomplit sa révolution intellectuelle et devient un contestataire, toujours attentif et exigeant, de « l’establishment » européen et de l’appareil de l’Union. En 2017, il revient sur la souveraineté et l’ordre du monde, il estime l’identité et la civilisation européenne menacées, il appelle à la « révolution des patriotes européens ». L’année précédente, il avait publié un récit de politique fiction, « Waterloo 2015 », qui donnait un visage plausible au processus de décomposition des institutions européennes, à la déconnexion de ses élites du réel, au déclin du continent.

9782296069282-475x500-1.jpgL’évolution intellectuelle et politique d’Irnerio Seminatore peut surprendre : elle est révélatrice des impasses actuelles de la construction européenne. L’Union renonce à créer un pôle de puissance, elle est prête à sortir de l’Histoire selon les schémas néo-hégéliens, une Europe au « pouvoir doux ». L’approche « fonctionnaliste », chère à Jean Monnet et à Robert Schuman, permettait de contourner les souverainetés nationales. Du contournement, la tentation a été forte de passer à la dissolution desdites souverainetés. Surtout, le « millénarisme des droits de l’Homme » a pris le relais du « millénarisme communiste » de l’ère de la guerre froide, avec pour horizon le déracinement des peuples européens. Il s’agit de faire rentrer les peuples européens dans un moule préétabli. Face à ces injonctions, un nouveau « Samizdat » (l’ensemble des moyens à même de permettre la diffusion des œuvres interdites ou réorientées critiquement à l’Est et à l’Ouest) prend forme : les travaux d’Irnerio Seminatore en sont l’une des facettes.

Charles Zorgbibe

Professeur honoraire à la Sorbonne

Ancien recteur de l’académie d’Aix-Marseille

Ancien doyen de la faculté de droit Jean Monnet de Paris-Sud     

vendredi, 19 novembre 2021

Jünger et la Grande Mère - Méditations méditerranéennes

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Jünger et la Grande Mère

Méditations méditerranéennes

Giovanni Sessa

https://www.centrostudilaruna.it/junger-e-la-grande-madre-meditazioni-mediterranee.html

Ernst Jünger, éminent représentant de la révolution conservatrice allemande, était un écrivain exceptionnel, diagnosticien de la modernité, interprète éclairé de la technologie et prophète d'un nouveau départ. Dans sa vaste production littéraire, ses journaux de voyage jouent un rôle important. Les réussites stylistiques de l'auteur dans ces journaux sont évidentes dans sa prose élégante et sa capacité peu commune à engager le lecteur. Ceci est confirmé par le volume, Ernst Jünger, La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, édité par Mario Bosincu et publié dans le catalogue de l'éditeur Le Lettere (pp. 209, euro 15.00). Le texte rassemble les journaux intimes des voyages de l'écrivain en Méditerranée entre 1955 et 1975, qui l'ont conduit en Sardaigne, en Espagne, en Turquie, en Crète, en Égypte, à Samos et même dans le Sinaï.

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Il est bon de prendre connaissance de ce que Marguerite Yourcenaur a écrit sur le sens du voyage. Elle disait que, de même qu'un prisonnier en attente d'exécution est amené à voyager autour de la prison dans laquelle il est enfermé, de même les humains, animaux véritablement mortels en ce qu'ils ont conscience de la fin qui les attend, sont amenés à voyager par cette tragique certitude. Dans cette perspective, les humains feraient, sic et simpliciter, le tour de la "cellule" dans laquelle ils sont enfermés. L'affirmation de Yourcenar est forte, elle a un trait gnostique. Jünger, en revanche, est mû par une vision totalement divergente. Il est animé par une inspiration néo-platonicienne, convaincu que l'homo symbolicus peut interpréter la nature en termes hiérophaniques. Dans la multiplicité kaléidoscopique de la réalité, Jünger identifie les différents visages de l'Un. Dans ses pages, le voyage devient un outil cathartique : à travers le mouvement dans l'espace (qui est toujours aussi un mouvement dans le temps), devant les trouvailles et les merveilles archéologiques ou le terrifiant qui habite la physis, nous nous libérons de l'accessoire que la raison moderne a construit. En revenant à l'essentiel qui nous constitue, nous nous découvrons nouveaux, toujours en progrès, ouverts aux potestats du cosmos.

Les carnets de voyage en Méditerranée sont, en particulier, le récit de la rencontre de Jünger avec l'énergie antéïque, avec la Terre comme point de référence essentiel pour les civilisations qui ont surgi sur les rives de Mare Nostrum. Ce pouvoir revient faire entendre sa voix dans les journaux intimes et, pour sa récupération, l'intellectuel allemand, avec Eliade, fonde la revue Antaios, dans laquelle Evola écrivit. Dans le paysage dionysiaque de la Méditerranée, dans le midi panique, admirablement présenté par Jünger, le lecteur redécouvre le lien indissoluble de l'homme avec la Grande Mère, et revenant à Elle, dans l'"immense moment" de la contemplation, fait l'expérience de l'éternel. Ce n'est pas un hasard si Angelo Silesius est cité à ce sujet : "Celui pour qui le temps est comme l'éternité/ et l'éternité comme le temps/ est libéré de toute souffrance" (p. 101). Cette libération est possible car : "ce qui est intemporel ne nous est pas étranger. Nous venons d'elle et allons vers elle : elle nous accompagne dans le voyage comme le seul bagage qui ne peut être perdu" (p. 199).

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Dans La Grande Madre, Jünger, parmi les nombreuses dettes culturelles contractées au cours de son intense vie d'érudit, règle celle qu'il a envers Bachofen. Cela est évident dès les premières lignes du journal sarde de 1955. Décrivant l'extase qu'il a ressentie lors d'une baignade rafraîchissante à Capo Carbonara, près de Villasimius, où les eaux douces du Rio Campus se jettent dans les eaux saumâtres de la mer, il s'exclame : "J'ai ressenti un immense plaisir et j'ai remercié ma deuxième Grande Mère, la Méditerranée" (p. 72). (Pour l'écrivain, les eaux primordiales et la Terre, le ventre originel, deviennent des symboles de vie, de mort et de renaissance. Ce cycle cosmique est bien symbolisé par cette notation, transcrite en marge d'une visite au cimetière de Carloforte, d'où l'on peut voir le rapport entre la tombe et la fleur, celui entre la mort et l'incipit vita nova : "La paradisea liliastratum s'était déjà en grande partie fanée, tandis que sa parente plus grande de couleur rose était encore visible sur certaines tombes" (p. 81). Il a compris la futilité du progrès dans son errance sur le Sinaï. Dans son journal, il note: "Le progrès linéaire [...] se réduit [...] au progrès de la technique et n'a aucune influence sur le comportement civil, l'art, la morale" (p. 180). Il est inessentiel par rapport à ce qui est important, dans un sens éminent, pour l'humanité.

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De cette déclaration, on peut comprendre le trait de "zélateur" de la vision du monde de Jünger, terme utilisé par le préfacier dans l'introduction bien documentée et organique. Il s'agit d'une conception anti-moderne, contraire au moralisme bourgeois, ancrée dans la Kultur qui, au début du siècle dernier, palpitait dans de nombreuses expressions de la production intellectuelle. L'opposition de Jünger à la Zivilisation, évidente dans ses carnets de voyage, est empruntée à Nietzsche et, surtout, à Spengler. De l'auteur du Déclin de l'Occident, il a tiré l'appréciation du sacré qui vit dans la nature. Comme le souligne à juste titre Bosincu, Schleiermacher et Rudolf Otto, dont Jünger appréciait l'exégèse du numineux, ont contribué à l'élaboration de sa vision post-romantique de la réalité. Grâce à leurs intuitions, pendant la Première Guerre mondiale, l'écrivain allemand a vu dans le combat la possibilité, pour ceux qui l'interprétaient activement, de réaliser une rupture de niveau capable d'ouvrir de nouvelles perspectives ontologiques. Les forces chthoniennes auraient dû avoir le champ libre, à l'image de ce que l'Arbeiter aurait dû réaliser dans la société civile.

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Jünger s'est ensuite converti au christianisme. Dès lors, il estime que le tellurisme doit être, non pas réprimé, certes, mais refroidi par la référence à l'Esprit. Si, au départ, le rôle de l'écrivain devait être mytho-poétique, visant à façonner, sur la base de la référence de Spengler au césarisme, l'homo totalitarius, dans les journaux intimes, l'écrivain pour Jünger assume la fonction de mystagogue, qui doit inciter le lecteur à passer par les mêmes degrés "initiatiques" qu'il a expérimentés pendant le voyage de la "connaissance".

Les errances méditerranéennes, dans des lieux non subjugués par les feux fatals de la mobilisation totale, se résolvent: "en actes de résistance visant à cultiver "l'autre côté de l'homme" [...] la région psychique [...] en contact avec les ressorts de l'inconscient et ouverte à la transcendance" (p. 65). Pour l'auteur de ces lignes, la référence à la transcendance représente une diminutio des positions jüngeriennes. La rencontre avec la physis est libératrice, à notre avis, pour le fait qu'elle est, stoïquement, la seule transcendance au-dessus de nous. Malgré cette divergence, La Grande Madre reste un livre éclairant que nous recommandons vivement.

mardi, 16 novembre 2021

Pourquoi l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski est notre frère

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Pourquoi l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski est notre frère

Le nouvel essai sur le géant de la littérature mondiale signé par Armando Torno pour l'éditeur Ares, recensé par Luca Gallesi

par Luca Gallesi

Ex: https://www.barbadillo.it/101663-perche-lo-scrittore-russo-fedor-dostoevskij-e-nostro-fratello/

dostoarm.jpgRecension: Fëdor Dostoevskij - Nostro fratello par Armando Torno (Edizioni Ares, pp. 142, €14)

Après le délicat hommage à la Mère Russie contenu dans les pages des Rose di Stalin (Marietti 1920, pp. 164, €14,50), Armando Torno reprend ses incursions hors des tribunaux avec le fascinant Fëdor Dostoevskij nostro fratello (Edizioni Ares), qui rassemble ses écrits dédiés à l'auteur des Frères Karamazov. L'auteur lui-même explique dans l'introduction pourquoi il est judicieux de parler d'un classique de la littérature russe à l'ère des médias sociaux: "Dostoïevski est un auteur qui explique mieux que beaucoup d'autres les problèmes qui assaillent la société contemporaine", et étant donné que, malgré l'utilisation généralisée d'Internet et la défense acharnée des droits des minorités réprimées, notre société est étouffée par les problèmes, les aborder avec l'aide d'un penseur profond est certainement plus efficace que de s'en remettre à un influenceur de la télé. En effet, pour ceux qui ne se satisfont pas des solutions toutes faites, le sens de notre existence, qui a été, est et sera toujours le véritable problème à affronter, ne peut être réduit à l'exaltation d'un consumérisme éphémère.  

Torno pense, à la suite d'Eckermann, que toute l'œuvre de Dostoïevski a été écrite en suivant la règle selon laquelle "l'homme n'est pas né pour résoudre les problèmes du monde, mais pour chercher où commence le problème, afin de rester dans les limites de l'intelligibilité". Alors, oublions les solutions faciles et retroussons nos manches pour affronter l'écrivain-philosophe avec le sérieux et l'engagement qu'il mérite. Tout d'abord, nous devons considérer le problème de la foi, qui imprègne à la fois son œuvre et sa vie, étant donné que: "sa foi n'est pas quelque chose de définitif, quelque chose de sûr auquel on peut s'accrocher. C'est le doute, une recherche exaspérée, qui se transforme parfois en tourment. (...) Il n'est pas un orthodoxe pratiquant, mais il redécouvre sa religiosité lorsqu'il purge sa peine en Sibérie ; en tout cas, il vaut mieux ne pas le considérer à l'égal d'un croyant pratiquant, au sens que l'on peut donner à ce terme". Oui, car, comme nous le savons tous, avoir la foi signifie avoir des doutes, parfois des doutes brûlants, qui nous poussent à une recherche exaspérée, frémissante, douloureuse, comme l'a confirmé Dostoïevski tout au long de sa vie. Peut-on dès lors considérer qu'il est davantage un philosophe qu'un romancier ? Pour Nietzsche, la réponse est certainement affirmative, puisque, bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, ils partageaient l'idée que le centre de la pensée était Dieu, qu'il soit accepté ou rejeté. Pour le Russe, Dieu s'est incarné dans un acte d'amour extrême, tandis que pour l'Allemand, Dieu est mort, mais malgré leur distance apparente, les deux sont très proches et liés par une estime mutuelle.

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Mais les réflexions religieuses ne sont pas les seules à rendre l'écrivain russe d'actualité: dans les pages du Journal d'un écrivain, il se plonge dans les affaires politiques et l'actualité, confirmant son extrême acuité de pensée. Dostoïevski, par exemple, est convaincu que la Russie est supérieure à l'Europe, ou du moins qu'elle fait partie intégrante d'un même destin, un destin qui ne peut être ni individuel ni indistinctement mondial, mais exclusivement national, car "qui perd son peuple et sa nationalité, perd aussi sa foi en sa patrie et en Dieu", et cela, tant au milieu du 19ème siècle qu'au début du troisième millénaire, est une véritable catastrophe.

Un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques - DROITS D'HAUTEUR

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Un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques

DROITS D'HAUTEUR

Frédéric Andreu-Véricel

Il serait exagéré de dire que notre époque aide à nous accomplir en notre légende personnelle et collective. En revanche, elle nous met face à des i-phones et autres écrans d’ordinateur qui, nous propulsant dans d’artificiels lointains, nous écartent, pour une part essentielle, de notre proche et de notre prochain. Tout se passe comme si nos vies, pourtant augmentées, nous échappaient de plus en plus. Quand les Anciens disposaient, eux, de leurs dieux et de leurs rêves pour en remonter le cours, nous disposons, nous, d’écrans hypnotiques et d’idéologies captatives qui sont autant de cercueils de verre où sommeille Blanche Neige. Nous oublions non seulement la vie véritable, mais aussi l’oubli même de cet oubli.

Des princes charmeurs - faute d’être charmants - la modernité n’en manque pourtant pas ! Course à l’argent, idéologie du progrès, théories du genre, etc, mais aucun ne parvient à réveiller la princesse endormie en nous...

Du coup, nos âmes cherchent à donner le change en se cachant derrière de belles opinions, des «moi-je-pense-que» et tout un attirail de formules toutes faites qui sont autant de rideaux de couleurs que l’on accroche à nos fenêtres. Tout cela, rend-il vraiment heureux ? 

Le bonheur, ce n’est pas une citation, une hypothèse, un rideau, c’est le soleil qui entre par la fenêtre ! C’est respirer à plein poumon, c’est un «oui» franc à la vie, le bonheur !

Un jour ou l’autre, pourtant, nous avons tous été touchés par ce bonheur, non point en preuves tangibles et permanentes, mais en frôlement d’ailes. Et puis à force d’être univoque, l’amour s‘en va, faute d’être légendaire… Le «bonheur», nous dit Edith Piaf, «ne nous appartient pas plus que le soleil».

Avec une pincée de souveraineté dans la vie, alors tout redevient possible ! «Les hommes se saluent à nouveau de loin en loin, et parfois cheminent ensemble, non en touristes mais en fils de roi», ces mots de Luc-OIivier d’Algange semblent nous dire que la guerre de chiffre qui cherche à te réduire en variable d’ajustement d’un vaste projet économique n’est peut être pas une fatalité. Ils peuvent essayer de réduire ta vie en une équation à trois inconnues - 1, lieu de travail ; 2, lieu à habiter et 3, temps de transport - tu résous l’inconnue 1, mais c’est la 2 qui refait parler d’elle, vient encore le tour de la 3, et ainsi de suite… mais un jour, tu te lasses de ce jeu de bancales chaises musicales !

Tu prends des rides aux yeux sans que jamais, jamais tu n’aies entendu parler des octaves au-dessus, non pas des degrés d’ajustements syndicaux, mais des octaves au-dessus.

Un « légendaire poétique », cela sert justement à cela : changer d’octave, hisser ta vie à hauteur de légende. Cela ne sert pas à rêver ta vie mais – tout au contraire de la croyance commune - à vivre ton rêve. Tenir le sceptre de ta vie, cela consiste aussi en risques assumés, en paroles tenues, et pas seulement en citations latines placées entre deux toasts dans les salons bourgeois... La littérature, c’est assumer l’acoustique de ta vie, comme ce jour où, sans les chercher, tu retrouves une à une les paroles de cette chanson que tu fredonnais depuis l’enfance. Cela permet de passer du «compte de faits» au «conte de fée». La littérature, c’est la Fée Bleue de la légende qui transforme la marionnette de bois en vrai petit enfant, ton enfant intérieur, rendu à l’air libre.

Bref, les services à croyances, les catéchismes citoyens, les grandes militances, aujourd’hui périmés ! Ils peuvent imposer leurs masques, planter leurs panneaux jaunes qui t’obligent à passer par ici, à passer par là... quelque chose en nous préférera toujours les chemins et les vieilles ruelles que l’on n’atteint qu’à pieds. On les connaît trop bien leur itinéraire de délestage à ronron et à rond-points.

Ta «légende», c’est ce refrain d’enfance dont tu peines, parfois, à retrouver les paroles… des rencontres qui laissent comme une impression de «déjà vue» dans l’âme. Un refrain qu’on chantonne dans la salle d’attente des paroles et du sens… c’est cela la légende que tu cherches  !

Dans cet ouvrage, pas d’exposés savants ! que des broderies de souvenirs, aérées ça et là de poèmes et de contes mi-rêvés mi-réels !

Juste pour te dire qu'au fond, une vie réussie, c’est pas si difficile que cela. Une vie réussie, c'est une existence dont on a extirpé les ressorts du ressentiment. C’est une vie éloignée le plus possible des gens toxiques, une vie entourée d'amis, d’animaux et de plantes. C’est une maison ornée de fleurs aux fenêtres. Ce sont des voyages dans le coeur, des rêves dévoilés, et des paroles stéréophoniques qui te parlent à la fois de là-bas et d'ici...

Frédéric Andreu, 2021.

 

mercredi, 10 novembre 2021

Gustav Meyrink, Thomas Mann et une réunion éditoriale ennuyeuse

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Gustav Meyrink, Thomas Mann et une réunion éditoriale ennuyeuse

Andrea Scarabelli

Ex: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2021/10/29/gustav-meyrink-thomas-mann-e-una-noiosa-riunione-di-redazione/

La nouvelle édition de La Mort Pourpre (Der violette Tod) vient de sortir, publiée par Il Palindromo dans la série "I Tre Sedili Deserti", dirigée par Giuseppe Aguanno. Les vingt-huit nouvelles de cette anthologie de Gustav Meyrink, datant des années 1901-1908, sont fondamentales pour comprendre la personnalité littéraire d'un auteur qui, avant de s'essayer à la nouvelle, a fréquenté des cercles ésotériques, en a fondé plusieurs, a étudié et pratiqué les disciplines traditionnelles de l'Orient et de l'Occident, ne dédaignant pas les crises existentielles profondes et les brusques revirements du destin. Nombre d'entre eux sont présents dans le "no man's land" de ces contes, qui précèdent les romans qui permettront à Meyrink d'accéder au panthéon de la grande littérature des 19èmee et 20ème siècles, avec des chefs-d'œuvre tels que Le Golem (1915), Le Visage vert (1916), La Nuit de Walpurgis (1917), Le Dominicain blanc (1921) et L'Ange à la fenêtre d'Occident (1927).

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Des romans paraissent dans divers périodiques, dont Der liebe Augustin, dont Meyrink devient rédacteur en mai 1904: dans ses colonnes, il publie August Strindberg, Verhaeren traduit par Stefan Zweig, Maurice Maeterlinck, Dante Gabriel Rossetti, Edgar Poe... Sans oublier les récits publiés dans le légendaire Simplicissimus. Ceux qui veulent réduire l'œuvre de Meyrink à une "fiction de second ordre" devraient jeter un coup d'œil aux autres noms qui figurent dans le Simplicissimus : Hermann Hesse, Knut Hamsun, Alfred Kubin, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke. Parmi les collaborateurs figure aussi Thomas Mann, qui, dans son Tonio Kröger, offre un portrait très curieux du futur auteur du Golem: "Je connais un banquier, un homme d'affaires grisonnant, qui a le don d'écrire des romans. Il utilise ce don dans son temps libre, et ses œuvres sont excellentes". Et pourtant, "malgré, je dis bien 'malgré', cette sublime disposition, l'homme n'est pas tout à fait courroucé; au contraire, il a déjà eu à purger une grave peine de prison". C'est dans la captivité d'une cellule de prison que Meyrink "a réalisé son talent", poursuit Mann, "et ses expériences de prisonnier sont le thème fondamental de ses œuvres littéraires". [...] Un banquier qui écrit des romans est une rareté, vous ne trouvez pas ?". Il ne s'en cache pas.

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Publiées dans des revues, ces histoires ont été rassemblées dans diverses anthologies au cours de la première décennie du siècle dernier et, en 1913, elles ont été réunies dans les trois volumes de Des deutschen Spiessers Wunderhorn, qui sont et restent la principale référence de sa nouvelle, à laquelle il faut ajouter l'anthologie Fledermäuse, publiée en 1916, qui contient sept histoires. Bien que des romans antérieurs aient été identifiés (c'est le cas de Tiefseefische, datant de 1897), le véritable "baptême de l'édition" de Meyrink a lieu au début du siècle: il s'agit du récit Der heisse Soldat (premier récit de La Mort pourpre), publié dans les colonnes du Simplicissimus le 29 octobre 1901.

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Meyrink nous a raconté à plusieurs reprises comment il en est venu à l'écrire et à le publier, en le reliant à un écrivain et à un été. Nous sommes en été 1901, et l'écrivain est Oskar A. H. Schmitz, qu'il a rencontré au sanatorium Lahmann de Dresde. Poète et ami d'Alfred Kubin (dont il a épousé la sœur Hedwig), Schmitz écoute avec ravissement le futur écrivain, qui lui raconte quelques-unes de ses "aventures occultes" (médiums, saints hommes et sociétés secrètes). L'écrivain l'interrompt alors en lui demandant simplement: "Pourquoi n'écrivez-vous pas sur eux ?

"Et comment faites-vous cela ?" rétorque Meyrink.

"Écris tout comme ça, simplement comme tu parles."

S'ensuit l'écriture de Der heisse Soldat, envoyé au Simplicissimus (Schmitz lui-même lui donnera l'adresse). Une série de coïncidences ? Peut-être. Mais pas selon Meyrink: ces faits représentent pour lui le rallumage d'un feu beaucoup plus ancien, le couronnement d'un chemin déjà parcouru. L'objectif ? Penser en images, comme il le note dans son long essai autobiographique La metamorfosi del sangue (La métamorphose du sang), datant des dernières années de sa vie sur terre et qui vient d'être publié en italien par Bietti : "Incidemment, la faculté de vision intérieure [...] a été le premier tournant de mon destin, qui a transformé d'un coup, pour ainsi dire, un commerçant en écrivain: mon imagination est devenue concrète. Si j'avais auparavant pensé en mots, j'étais maintenant capable de penser en images. Et ces images étaient tangibles, cent fois plus tangibles et réelles que n'importe quel objet corporel".

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Pour mémoire, les "coïncidences" qui l'ont amené à publier ne se sont pas arrêtées à sa rencontre avec Schmitz. Alfred Schmid Noerr, un ami de l'écrivain autrichien, raconte ce qui s'est passé lorsque le manuscrit est arrivé à la rédaction de Simplicissimus dans une enveloppe portant le nom de l'expéditeur "Gustav Meyrink" - le véritable nom de famille de l'auteur, Meyer, n'apparaissait pas.

Une réunion de rédaction était prévue ce jour-là, qui n'était pas particulièrement stimulante - comme le sont toutes les réunions de rédaction, après tout.

Cependant, c'est Geheeb, l'un des assistants de l'éditeur, qui a ouvert l'enveloppe. Il a jeté un rapide coup d'œil aux pages et a soufflé: "Ce truc a été écrit par un fou". Dommage, une partie d'entre eux acquièsce. Mais voilà. Et il a jeté le tout à la poubelle.

C'était la première histoire que Meyrink avait envoyée; si elle n'avait pas été acceptée, il n'en aurait probablement pas écrit d'autres. Qui sait ce qui se serait passé si le rédacteur en chef, Ludwig Thoma, n'était pas arrivé entre-temps. "Taciturne, enveloppé dans la fumée de sa pipe, se souvient Noerr, il s'est assis sur sa chaise et, plutôt ennuyé par le ton de la réunion, a tâtonné avec le bout de sa canne dans la corbeille à papier.

"Qu'avons-nous là ?" a-t-il demandé, intrigué, dès qu'il a trouvé le tapuscrit.

"Le témoignage d'un fou", a été la réponse de Geheeb.

"Un fou ? Peut-être. Mais brillant", répondit Thoma, après un rapide coup d'œil. "Oui, oui, Geheeb, le génie et la folie. Gardez ce nom en tête: Meyrink. Et écrivez-lui tout de suite pour lui demander s'il a d'autres trucs comme ça. Nous la publierons immédiatement."

Comme nous l'avons dit, les débuts littéraires d'un auteur sont souvent le fruit d'un concours de circonstances. C'est encore plus vrai pour quelqu'un comme Meyrink, qui attribuait à tout événement de sa vie une autre signification, inscrite dans les règles régissant la relation entre l'homme et le cosmos.

Gustav Meyrink (1868-1932).jpgPlus d'un siècle après ces événements, c'est précisément Der heisse Soldat qui ouvre La Mort pourpre, à nouveau disponible pour les lecteurs italiens. Que pouvons-nous dire ? Peut-être devons-nous la publication de cette histoire et d'autres récits de Meyrink à l'ennui d'une salle de rédaction à l'aube du siècle dernier. C'est peut-être la façon dont le destin a choisi de conclure la métamorphose littéraire et existentielle de l'un des plus grands maîtres du fantastique.

 

Le dernier Jünger révèle l'harmonie et l'ordre entre la Terre et le Cosmos

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Le dernier Jünger révèle l'harmonie et l'ordre entre la Terre et le Cosmos

Par Francesco Marotta    

Ex: https://www.grece-it.com/2021/11/10/lultimo-junger-disvela-larmonia-e-lordine-tra-la-terra-ed-il-cosmo/

Mario Bosincu est chercheur en littérature allemande à l'université de Sassari. Profond connaisseur et chercheur infatigable des œuvres d'Ernst Jünger - une grande passion commune, le feu qui ne s'éteint pas et qui dégage lumière et chaleur - il associe depuis longtemps les études sur Jünger à la critique de la civilisation et de la société, dans un contexte phénoménal qui n'exclut pas l'anthropologie et l'histoire des religions. Dans l'une de ses principales publications, Sulle posizioni perdute, forme della soggettività moderna dell’anticapitalismo romantico a Ernst Jünger, nous voyons un intellect à l'aise dans la lecture de toutes les ondulations d'un futur dystopique, se déplaçant avec perspicacité et efficacité dans le monde complexe des transformations de la planète : notamment celles concernant l'axiomatique de l'intérêt, l'individualisme méthodologique, l'idéologie de la croissance infinie, la doctrine du progrès, les "droits de l'homme" et l'expansion de la valeur marchande dans tous les domaines.

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Après la publication en 2020 d'Autunno in Sardegna, un volume qui réunit trois des écrits de Jünger, San Pietro, Serpentara et Autunno in Sardegna, à partir du 1er juillet 2021, il sera possible de lire les autres entrées du journal de ses voyages en Méditerranée ; le grand calibre spirituel, intellectuel, philosophique, esthétique et dialogique du sublime génie de Heidelberg est tel qu'il fait honte à Hérodote d'Halicarnasse et à ses Histoires. Un autre excellent ouvrage, également du professeur Bosincu, intitulé La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, suscite l'intérêt du lecteur pour les "étoiles de feu", les Pléiades : l'introduction est si pleine de sagacité, de sagesse et de bon sens, qu'elle suggère des hymnes en l'honneur d'Agni, la divinité védique qui les préside.

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Elle nous rapproche inéluctablement de l'insolite, de la triple essence et, par conséquent, de l'archétype de la Quaternité, que l'on retrouve dans l'esprit et la personnalité de Jünger. En un homme qui portait en lui l'ensemble cosmogonique bien décrit par Empédocle, les quatre éléments qui composent toutes choses, les "racines" : feu, terre, air et eau -ριζώματα, rhizòmata -. Le Jünger, un formidable messager, parfaitement capable de médiatiser et de comprendre pleinement l'ordre humain et divin, en tant que participant et attentif à la multiplicité intrinsèque de chaque dimension.

Le "contemplateur solitaire" si cher au germaniste et traducteur Quirino Principe, qui dans les écrits de La Grande Madre. Meditazioni mediterranee, observe et contemple les mêmes forces telluriques du cœur palpitant de la Terre: l'Omphalos, le nombril du monde le plus ancien, la Sardaigne, ne fait qu'un avec les vagues fluctuantes d'une mer fermée comme la Méditerranée, avec les pouvoirs contradictoires de la Titanomachie et avec les forces qui rayonnent du Cosmos. Mais l'avertissement de Jünger est clair, il nous met en garde contre toute erreur d'interprétation possible : les Titans "vaincus par Zeus et bannis au Tartare font un retour", l'exemple de Prométhée libéré de ses chaînes en est la preuve. Dans les terres baignées par le Mare nostrum, "les Titans opèrent et donnent vie à leurs inventions dans le temps" et non hors du temps.

Cela signifie que tout ce qui n'est pas soumis au calcul, au tintement des aiguilles, à la fixité d'un temps mécaniquement marqué, réside ailleurs et est intemporel. Après tout, le "titanisme prométhéen", les anciens et les nouveaux titans, "sont davantage liés à la technologie qu'aux arts". Et comme le conseille sagement Hölderlin, il est préférable pour le poète de "se consoler avec le dieu Dionysos", en s'appuyant sur ces rêves qui génèrent créativité et inspiration "pendant le règne de la race de l'âge du fer". Bientôt les dieux reviendront, rétablissant l'harmonie perdue, les mêmes dieux qui ne sont jamais partis mais que nous avons oubliés, mettront fin à cette domination.

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L'interrègne de la technologie libérée de la domination humaine et de "la science qui touche ses limites et commence à les dépasser" est la représentation, ou plus exactement l'une des visions de Jünger, d'un monde devenu un théâtre de l'absurde, un Grand Guignol dirigé par des géants et des chimères, mis en scène par des formes prométhéennes qui dansent extatiquement dans la phase aiguë de l'intérim : le nivellement absolu d'une civilisation mourante, où "leur pouvoir est confirmé par l'éternel retour". Et comme l'écrit justement Jünger, prouvant une fois de plus qu'il est un voyant, à comprendre comme celui qui est doté de la faculté de voir, "cette forme d'éternité ne représente pas la fin du temps et des temps, mais leur extension à l'infini".

Ce désir tenace d'atteindre une impossible immortalité est clairement visible dans les temps difficiles que nous traversons ; là, où tout est dépassé, en premier lieu les dieux et le concept du sacré, les énergies libérées par l'éclat de "l'homme augmenté" se perdent dans un savoir qui n'est plus contemplatif mais productif. Du geste, emblème à la prérogative du seul exécutant technique, pensant réaliser les conditions humaines de survie et s'éloigner définitivement des stimuli de l'habitat et de l'environnement qui l'entourent. L'expression la plus élevée d'un homme qui se suffit à lui-même, pour la raison qu'il a déjà renoncé a priori à tout finalisme de la pensée et de l'action tant qu'elle est individuelle.

Le "sismographe" Jünger, comme on l'a souvent défini, a compris à l'avance ce que déplace l'idée d'artifice et/ou l'illusion de vouloir dépasser l'espace et une dimension définie par d'autres possibles, en donnant libre cours aux désirs de l'individu, au dogme des besoins abstraits qui en génèrent toujours de nouveaux. Redécouvrir une liberté instrumentale capable d'inverser les pôles : l'homme au service de la technologie et non la technologie au service de l'homme. En même temps, il abolit les frontières et les horizons, les projetant dans un futur post-humain où la physicalité, l'esprit, le toucher, la vue, l'ouïe, les expériences sensorielles et cérébrales, les émotions et les identités passent par d'autres corps, présumés ou réels, n'attribuant plus à l'homme le rôle de créateur mais celui d'élément performant.

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Dans le pire des cas, un "automate", l'équation animal-machine de Descartes alternait avec l'équation homme-machine, plus malheureuse encore : l'élévation au pouvoir de l'artificiel, dans l'exactitude de l'artifice, identique à tout ce qui n'est pas, y compris l'homme, qui peut être étudié de la même manière qu'une machine. Une vision des choses qui contraste fortement avec celle du conservateur de La Grande Madre. Meditazioni mediterranee et avec une grande partie de la bibliographie de Jünger.

Au terme de cette lecture, on se souvient de la discorde de pensée manifestée par Heidegger à Jünger, à propos de la situation en général et du fameux " point zéro ", décrit dans Über die Linie, (Au-delà de la ligne) : " La ligne est aussi appelée méridien zéro. Vous parlez du point zéro. Le zéro fait allusion au rien, et précisément au rien vide. Là où tout mène au néant, le nihilisme domine. Au méridien zéro, le nihilisme approche de son accomplissement. Jamais comme dans la publication éditée par Bosincu, les deux grands de la pensée européenne n'ont convergé par moments, avec toute la prudence requise.

Laissant de côté la querelle du sens et de la dénomination, du point ou du méridien zéro - ici Heidegger avait raison -, le dernier Jünger fait un clin d'œil à ce que voulait dire le "petit magicien" du Bade-Wurtemberg, surnom amical que lui donnaient les étudiants de Heidegger. La source de bons conseils de Jünger était sa "deuxième grande mère, la Méditerranée". La Terre et le Cosmos, les profondeurs telluriques, les puissances "chthoniques", les cycles célestes et l'érudition du Cosmos, n'ont jamais été aussi proches.

Ernst Jünger, La Grande Madre. Meditazioni mediterranee - volume édité par Mario Bosincu, Editoriale Le Lettere, Série Vita Nova, 214 pages, 15,50 euros.

mardi, 09 novembre 2021

Le voyage atlantique de l'impubliable Jünger

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Le voyage atlantique de l'impubliable Jünger

Andrea Scarabelli

Ex: https://blog.ilgiornale.it/scarabelli/2017/08/07/il-viaggio-atlantico-dellimpubblicabile-junger/

Ernst Jünger, Voyage atlantique, Londres, 1947. Deux ans après la fin de la guerre mondiale, un petit livre inhabituel a été publié dans une série destinée aux prisonniers de guerre allemands en Angleterre. Ernst Jünger est donc l'auteur de Atlantische Fahrt, récemment publié en italien chez Guanda sous le titre Traversata atlantica, dans une traduction d'Alessandra Iadicicco et avec un éditeur enfin digne de ce nom. En plus du texte, le volume contient un riche appareil de correspondance, des annexes bio-bibliographiques, un grand nombre de notes et une critique d'Erhart Kästner de 1948. Reconstituée à travers ces riches apports, l'histoire éditoriale de Atlantische Fahrt est comique dans un certain sens. Le premier livre d'après-guerre de Jünger n'a pas été publié en Allemagne, en raison de la répression "démocratique" qui l'a interdit de publication et de parole, en même temps que d'autres dieux de la philosophie du 20ème siècle, dont Martin Heidegger et Carl Schmitt. L'épuration culturelle et anthropologique de la nouvelle Allemagne finit par le toucher lui aussi, abandonné à lui-même, incapable d'écrire et de publier et pourtant imprimé et réimprimé à l'étranger (surtout en Suisse, dans ces années-là), alors qu'une longue lignée d'intellectuels était intervenue en sa faveur. Le veto des autorités alliées durera jusqu'en 1949. Jusque-là, rien ne pouvait être fait. "Faut-il être un prisonnier allemand pour pouvoir lire un certain auteur interdit en Allemagne?" a amèrement remarqué l'écrivain Stefan Andres en critiquant Jünger en 1949.

À la fin des années 1940, le futur lauréat du prix Goethe est donc enchaîné : mais Jünger, le paria, s'est métamorphosé, a changé de peau, assumant la tâche de "phare aristocratique de la douleur", comme il le dira quelques années plus tard. C'est la chair des vaincus qui réclame l'attention dans ces pages lumineuses, que la sagesse européenne ne pourra pas ignorer longtemps. Un cri qui sera certainement malvenu pour certaines belles âmes, mais qui fait de ses paroles l'un des chants les plus intenses du 20ème siècle.

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En tout cas, le livre a été publié en 1947, mais il s'agit du récit d'un voyage au Brésil onze ans plus tôt : de Hambourg à Belém, Recife, São Paulo, Rio de Janeiro et Bahia. Avec une escale préliminaire aux Açores, occasion idéale pour faire le point sur la situation de l'Allemagne qu'il vient de quitter: "Leur archipel me semblait un symbole de notre situation: comme une chaîne de volcans qui, à l'extrême frontière de l'Europe, s'élève au milieu de solitudes infinies". Il décide de faire une pause dans une civilisation dont il commence à entrevoir les ombres, changeant d'hémisphère, sous un soleil et des constellations différents. Ce voyage allait marquer un profond changement dans sa vision du monde, en déplaçant l'accent de la situation en Allemagne vers celle du monde dans son ensemble, comme le note Detlev Schöttker dans son essai à la fin du livre. Mais Jünger ne le sait pas encore, et dans le Nouveau Monde, dans sa surabondance protéiforme, il cherche les images, les phénomènes originaux dont parlait Goethe dans ses écrits sur la métamorphose des plantes. Chacune de ces images réveille des réminiscences anciennes, faisant de chaque homme un artiste et un artifice. L'Atlantique comme un miroir, dans lequel le poète d'Orages d'acier se reconnaît et se retrouve. Ici, chaque découverte est une (auto)révélation, un retour à la maison. Il s'en rend compte lorsqu'il aperçoit un poisson de forme bizarre, inconnu des classifications occidentales. Quelque chose de dormant se réveille en lui :

"A la vue de ces créatures fabuleuses, ce qui nous frappe, c'est avant tout l'accord entre l'apparition et l'imagination. Nous ne les percevons pas comme si nous les découvrions, mais comme si nous les inventions. Elles nous surprennent et en même temps nous nous sentons intimement familiers avec elles, comme si elles étaient des parties de nous-mêmes réalisées en images. Parfois, dans certains rêves et, très probablement, à l'heure de la mort, cette imagination acquiert en nous une force extraordinaire. Les mythes naissent là où les réalités supérieures et suprêmes s'accordent avec le pouvoir de l'imagination".

Mais l'Amérique du Sud n'est pas seulement une nature non contaminée. Au milieu des dédales de végétation et des humbles rives de rivières sans fin se dressent d'imposantes mégalopoles, encore inconnues des Européens de l'époque. C'est en présence de ces agglomérations vertigineuses que s'opère la révolution copernicienne de l'écrivain : la technologie, vue à l'œuvre dans la Première Guerre mondiale puis dans l'industrie, est devenue un phénomène mondial. Les acolytes du Travailleur ont envahi le globe, le transfigurant et redessinant ses frontières. Rio de Janeiro le consterne: "La ville a une forte impression sur moi. C'est une résidence pour l'esprit du monde". Et c'est précisément dans ces pages qu'apparaît le nom d'Oswald Spengler, qui dans Le Déclin de l'Occident avait indiqué dans les métropoles inorganiques et amorphes l'un des symptômes des phases terminales d'une civilisation. Des prophéties aussi amères que d'actualité, même un siècle après la publication de son monumental traité sur la morphologie des civilisations.

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Et pourtant, comme l'écrivait Hölderlin, là où le danger grandit, surgit aussi ce qui sauve, et au cours de ce voyage au bout de l'Occident, une fois encore, la nature sauvage et intacte agit comme un buen retiro, comme un contrepoids à la technicisation planétaire effrénée. Une lettre à son frère Friedrich Georg, écrite le 20 novembre 1936 à Santos, en témoigne: "Dans ces contrées, il y a un proverbe que j'aime beaucoup ; il dit: la forêt est grande, et cela signifie que quiconque se trouve en difficulté ou est victime de persécutions peut toujours espérer trouver refuge et accueil dans cet élément". Il est probable que certains de ses compagnons de voyage pensent la même chose, et lorsqu'ils arrivent au Brésil, ils décident de quitter le navire et de ne pas retourner en Allemagne. Au contraire, il l'a fait, vivant la tragédie européenne jusqu'à son dernier acte, mais emportant avec lui cette image de la forêt, développée quelques années plus tard dans Le traité du rebelle. Dans la forêt, il verra l'authentique patrie spirituelle de l'homme, par opposition au navire, domaine de la vitesse et du progrès, et le rebelle sera celui qui se tournera vers la forêt, en se donnant à la brousse - en quittant le navire, en fait.

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Mais il n'y a aucune trace de cela dans sa biographie. Pour l'instant, il n'y a que la haute mer et les îles, l'immensité de l'Atlantique et l'abri des atolls et des archipels, pour réitérer l'irréductible dualité qui constitue la quintessence littéraire - mais pas seulement - d'Ernst Jünger. L'océan, sous le charme duquel "notre être s'écoule et se dissout ; tout ce qui est rythmique en nous s'anime, résonances, battements, mélodies, le chant originel de la vie qui berce les âges". Son charme nous fait revenir vides, mais heureux comme après une nuit passée à danser". Les îles, en revanche, contiennent la promesse d'une joie "plus profonde que le calme, que la paix dans cet élément orageux déplacé des profondeurs". Même les étoiles sont des îles dans la mer de lumière de l'éther".

Les îles, la mer... Il est tard. Notre voyageur note ces mots en retournant dans son Europe, martelée par l'urgence de l'histoire, secouée par des vents qui vont bientôt révéler leur forme monstrueuse et titanesque. Les derniers mots du journal brésilien sont datés du 15 décembre 1936 :

"Je suis satisfait de ce voyage. Éole et tous les autres dieux ont été propices. Plus intense encore est le plaisir que j'y ai ressenti par rapport aux temps menaçants qui s'annoncent de plus en plus clairement, dont les flammes vacillent déjà à l'horizon".

Ces flammes qui finiront par embraser une civilisation entière, une civilisation dont Jünger choisira d'être le témoin, payant à la première personne, comme beaucoup d'autres, sa propre inactualité.

Evola et le mystère hyperboréen

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Evola et le mystère hyperboréen

par Giovanni Sessa

Ex : https://www.centrostudilaruna.it/evola-e-il-mistero-iperboreo.html

Recueil des écrits du philosophe 1934-1970

Julius Evola était un écrivain prolifique. Outre un nombre considérable de livres, consacrés à des domaines de connaissance très différents, du dadaïsme à la philosophie, de l'hermétisme à la critique de la modernité, il a également écrit un nombre inhabituel d'essais et d'articles, publiés dans des revues et des journaux. Depuis des années, la Fondation Evola rassemble en volumes les différentes contributions du traditionaliste romain. Le livre du penseur Il mistero dell'Occidente. Scritti su archeologia, preistoria e Indoeuropei 1934-1970, édité par Alberto Lombardo, à qui nous devons également l'intéressante introduction, letout publié par la Fondazione Evola/Pagine, Quaderno n. 53 di testi evoliani (pour les commandes : 06/45468600, pp. 243, euro 18.00). Le livre est enrichi par l'ample postface de Giovanni Monastra, biologiste spécialisé en anthropologie physique, qui offre, comme le rappelle Gianfranco de Turris dans la Note: "un aperçu des études génétiques les plus récentes [...] qui ont en partie confirmé, en partie modifié, le tableau de la préhistoire indo-européenne offert par Evola" (p. 7).

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Le recueil contient vingt écrits consacrés par le philosophe à l'exploration du thème de l'origine. Ce Cahier est donc résolument plus substantiel que le précédent, publié en 2002, qui contenait une dizaine d'écrits, et permet au lecteur de comprendre ce qu'Evola pensait réellement des origines et de la préhistoire indo-européennes, c'est-à-dire de ce qui est défini à plusieurs reprises dans ces pages comme le mystère hyperboréen ou occidental. Comme le rappelle Lombardo, ce volume est d'autant plus important si l'on tient compte de l'influence exercée par les essais qu'il contient sur les auteurs et les courants de pensée de l'après-guerre. Adriano Romualdi, en effet, dans son étude éclairée sur les Indo-Européens, se réfère explicitement aux recherches d'Evola et tente de les combiner avec les découvertes de Giacomo Devoto. Les numéros spéciaux des revues Nouvelle Ecole et Futuro Presente, consacrés aux origines des peuples européens, témoignent de la pertinence des intuitions d'Evola, tout comme les travaux de Jean Haudry, Felice Vinci ou Jean Mabire.

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A partir de ces articles, il est possible d'identifier les auteurs qu'Evola a utilisés pour disséquer le mystère hyperboréen. Tout d'abord, apparaît le nom de Fabre d'Olivet (illustration, ci-dessus), qui fut le premier à soutenir "la lointaine origine nordique-arctique, boréale ou hyperboréenne" de la race blanche (p. 13). Les références à Guénon ne manquent pas, même si, contrairement à l'ésotériste français, Evola utilise aussi des données scientifiques, tout en les subordonnant à la méthode traditionnelle. Dans les années 30, le savant vers lequel le traditionaliste se tournait avec le plus d'intérêt était Herman Wirth, auquel il faut reconnaître une capacité peu commune de lecture synthétique d'une énorme masse de données, prouvant l'origine arctique des Indo-Aryens.  

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Depuis l'Arctique, ces peuples, après la dernière grande période glaciaire, se sont déplacés "vers le sud-est, donnant naissance à de nombreuses civilisations préhistoriques" (p. 14), dont les valeurs religieuses étaient centrées sur le monothéisme solaire. Dans ses écrits des années 1950, Evola modère son jugement positif sur Wirth, bien qu'il continue à le considérer comme un auteur de grande profondeur. Pour le Romain, la spiritualité solaire de l'origine était le fruit de civilisations patriarcales et non de civilisations telluriques-matriarcales. Wirth ne pouvait pas partager ce point de vue car, selon le philosophe, il lui manquait une véritable vision traditionnelle de la préhistoire. Le même jugement, note Lombardo, réapparaît également dans les pages de Il mito del sangue. Au contraire, dans Il cammino del cinnabro (Le chemin du cinabre), un jugement global positif de l'œuvre de Wirth se dégage, car il a identifié le point zéro de l'histoire dans la "Tradition primordiale".

Dans le livre Urgeschichte der Menschheit Wirth est rejoint par Tilak, partisan de l'origine arctique des Vedas. Evola estime que la proto-patrie arctique pourrait également être argumenté en termes biologiques. Dans L'hypothèse hyperboréenne, le traditionaliste soutient que les groupes sanguins 0 et A: "ont une relation étroite [...] avec les races aryennes et, en général, indo-germaniques" (p. 17). Les données génétiques sont cependant lues par Evola comme faisant partie d'un ensemble plus vaste d'éléments, dont les traditions mythologiques des différents peuples européens. Pour le savant italien, le cadre ethnique de l'Europe serait composé de trois éléments: un substrat non aryen et autochtone, et deux autres éléments aryens, correspondant à deux mouvements migratoires différents. De plus, un entretien avec l'archéologue Frobenius à Vienne montre que le penseur traditionaliste croyait que le style figuratif qu'il avait observé en Afrique du Nord, en Espagne et en Sardaigne indiquait une même origine nord-atlantique ou arctique-occidentale. Pour Evola, les mythes hyperboréens et atlantes étaient "deux représentations distinctes de migrations, la première étant cependant beaucoup plus éloignée dans le temps que la seconde" (p. 19).

Le document, intitulé La migrazione dorica in Italia, témoigne d'une dette explicite envers le monde idéal de Franz Altheim, qui avait bien compris la proximité spirituelle de Sparte et de Rome. C'est dans ce contexte qu'émerge la lecture particulière qu'Evola fait du matriarcat, en partie déduite de Bachofen, comme une civilisation tellurique, lunaire, qui au niveau juridico-politique aurait été caractérisée par des tendances universalistes de promiscuité sociale. Par opposition, bien sûr, au patriarcat, expression masculine, héroïque, aristocratique et solaire. La lecture des pages de Günther par Evola va également dans le même sens théorique, l'amenant à considérer le matriarcat et le patriarcat comme des "psychologies immuables". Le recueil montre également que, dès 1934, le philosophe ne pense pas la race en termes de "nature" mais de "culture", se démarquant ainsi de la vision biologico-zoologique qui s'affirme tragiquement en Allemagne dans ces années-là.

Parmi les autres thèmes qui se dégagent du volume, il convient certainement de mentionner l'intérêt d'Evola pour l'idéologie "tripartite" de Dumézil. Evola souligne que celle-ci, en particulier en Inde, a connu une variation "quadripartite", ne pouvant invalider l'intuition de l'historien français des religions, puisque "seules les trois premières castes représentent l'héritage des envahisseurs aryens de l'Inde" (p. 27). En outre, les exégèses des deux chercheurs sur la figure du guerrier sont synonymes. L'intérêt du penseur romain pour Dumézil a peut-être été stimulé par Eliade, comme en témoignent certaines lettres d'Evola.

Un texte vraiment central, Le Mystère de l'Occident, pour ceux qui se soucient de l'exégèse de la production d'Evola.

lundi, 08 novembre 2021

Crépuscule et aurore

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Crépuscule et aurore

par Giovanni Sessa

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/tramonto-e-aurora.html

Pensée de tradition et nouveau départ

Zygmunt Bauman a affirmé que, depuis 1970, nous avons laissé derrière nous les scories idéologiques et les fausses certitudes de la modernité "solide", centrée sur la logique des Lumières, le système de l'usine et l'idée de progrès. Depuis lors, le monde occidental est entré dans la post-modernité : l'idée même de temps a perdu sa profondeur et toute référence de valeur a été soumise à une liquéfaction imparable. Nous vivons une époque de crépuscule éternel, où l'on n'entrevoit pas, même de loin, l'aube. Tout stagne, les hommes semblent résignés au simple destin de consommateurs "consommés", dont l'"ici et maintenant" est marqué par la dimension vide, éphémère, se référant toujours au futur et au nouveau, typique des marchandises.

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L'antidote à cet "état de choses" est représenté par la pensée de la Tradition. C'est ce que démontre, avec une argumentation convaincante, un récent volume, Il ritorno oltre il Tramonto (= Le retour au-delà du crépuscule) publié par Arco e la Corte (pour les commandes : ordini@arcoelacorte.it, pp. 227, €17.00). L'auteur, probablement fidèle à la recherche d'impersonnalité typique d'un certain traditionalisme, a choisi de rester anonyme et signe son nom Il Solitario. Le livre présente un examen approfondi de l'époque contemporaine, dont les conséquences dévastatrices, d'un point de vue existentiel et spirituel, sont décrites en termes "forts". Le style utilisé peut parfois sembler redondant et rhétorique : en réalité, la "prose poétique" est un expédient utilisé à dessein pour impliquer le lecteur, à travers une suggestion imaginative, dans un processus dont Il Solitario est le protagoniste, à la première personne. L'auteur veut provoquer le "choc de la torpille", la "morsure du serpent", dont il est clair qu'il a été saisi, chez le lecteur, pour le réveiller, pour lui faire prendre conscience que le coucher du soleil n'est pas le destin ultime qui nous attend.

La prétention du livre, par aveu explicite, est de vouloir être original : ces pages se penchent sur l'origine, le début, en faisant l'hypothèse d'un retour possible. Au moment du coucher du soleil, du crépuscule, les masques tombent : "Le masque est là, occupant l'horizon. Il montre à tout le monde le même aspect lugubre et décadent. Celui qui, depuis des siècles, continue de présager la "crise absolue". Au-delà du masque larvaire de la société liquide, apparaît le nouveau sujet de l'histoire. L'auteur l'appelle, avec une réminiscence nietzschéenne, le nouvel Enfant. Il ne peut pas "vivre dans un monde sans passé [...] il va vers le coucher du soleil", il affronte ses pouvoirs perturbateurs et s'efforce de construire "un pont solide pour permettre la traversée et, ensuite, un véritable dépassement". En cours de route, il cherche des affinités électives avec des compagnons qui ont la force de le suivre, tout en sachant qu'il convient de toute façon, compte tenu des circonstances, de prendre ses distances par rapport à l'essaim humain qui l'entoure. La tâche est ardue : "C'est un retour primordial, absolu", bien différent du mysticisme apocalyptique. En effet, "c'est précisément le début de l'homme nouveau qui suscite une peur profonde et subtile". Cette affirmation conduit à la pensée d'un possible Nouveau Départ, non pas en termes purement déterministes, mais de manière tragique : dans le " retour " se joue le destin de l'homme européen.

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L'auteur souligne que le renversement de la perspective existentielle contemporaine est essentiel à cette fin. Sur elle, les pouvoirs dominants de la contingence actuelle, ont sciemment agi, à travers "une "omnipotence" anodine et métallique qui tue la mémoire de l'appartenance de l'homme à la physis, à la dimension stellaire du cosmos. Cette harmonie primordiale doit être redécouverte, reconquise, malgré les circonstances défavorables. Il est nécessaire de dépasser les poisons du présent, notamment "la matière sans nomos, le temps et le mouvement sans accomplissement". L'homme "simple", qui est resté à l'écart des foules imprégnées de "bon sens", loin des lueurs du sensualisme catagogique matérialiste, pourra agir mieux et plus tôt que les autres, parce qu'il aura gardé vivante en lui la lumière intérieure. Il n'a pas, comme ses contemporains, mis à mort le Père, celui qui, en fait, réalise la trahison. Son existence recluse et humble est ardente, elle peut devenir une flamme et illuminer la "dispute impie entre larves" de l'âge du fer.  Mais, attention, sur cet aspect, l'auteur est péremptoire, au-delà du crépuscule : "il ne peut y avoir d'autre credo", car une fois les masques tombés, le visage réel de la réalité reviendra se révéler.

En cours de route, d'éventuelles erreurs peuvent être justifiées et comprises, mais jamais l'inversion de la trahison en trahison. Pour éviter cela, il faut se référer au "Connais-toi toi-même" delphique, une pratique qui ouvre l'hegemonikon, le cristal de roche intérieur incassable, le Soi. Cela garantit la fidélité à l'origine qui, en fait, est en vigueur en nous, au-delà de toute métamorphose, tout comme dans le ciel le mouvement des étoiles de la Grande Ourse est toujours dirigé vers le Pôle. L'Enfant, en phase avec le jeu cosmique, réalise le retour à la fois en lui-même et à l'extérieur de lui-même. Selon l'auteur, il s'agit d'une danse, d'un voyage épistrophique, jalonné de plusieurs moments. La première phase, Per Occidentem lux, est fondée sur le rejet de tout contemplativisme stérile et la certitude que : "Il est temps de surmonter à la fois la "sagesse fossile" [...] et la procédure aveugle du titanesque fabricant d'autels consacrés à la technique". Il s'agit de revenir à l'essence de la haute action, que l'Europe connaît depuis ses débuts. La seconde, la lumière du coucher du soleil, doit permettre de tracer la nouvelle lumière, ici et maintenant : "parmi les mille nuances de noir des ombres" et cela peut se faire, comme le suppose la troisième phase, en vertu d'une décision.

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Ce chemin labyrinthique exige que l'Enfant ait les outils pour décoder les éclairs révélateurs qui s'y montrent : ce sont les symboles, les poteaux indicateurs, comme aurait dit Heidegger, de la Tradition, qui permettent la poussée anagogique du daimon, la conquête de la perspective élevée, d'où l'on peut scruter l'horizon avec les éclairs de l'aube, du Nouveau Départ. Nous ne devons pas négliger la pietas envers les gens de la plaine moderne : le sage se tient devant eux comme une torche dans la nuit, leur montrant le chemin. En cours de route, on se retrouve devant le carrefour d'où partent deux chemins : le chemin contemplatif de la main droite, et le chemin actif et risqué de la main gauche. Pour l'écrivain, dans l'état actuel des choses, cette dernière, extrêmement sélective, est la seule praticable : elle conduit au dépassement des croyances et des foi et à la réalisation du Je suis.

Comme nous l'avons souligné à plus d'une reprise dans nos écrits, la pensée de la Tradition doit se libérer du nécessitarisme et embrasser une vision ouverte, active et tragique de l'historicité. Dans celui-ci, l'origine n'est pas rétrofléchie, c'est un objectif au-delà du crépuscule. Le livre que nous avons présenté, au moins dans certains plexus, présente une telle conception.

11:41 Publié dans Livre, Livre, Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, tradition, traditionalisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

dimanche, 07 novembre 2021

Diego Fusaro : "Plus que Gramsci, nous vivons aujourd'hui dans une hégémonie subculturelle"

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Diego Fusaro : "Plus que Gramsci, nous vivons aujourd'hui dans une hégémonie subculturelle"

Propos recueillis par Francesco Subiaco

Ex: https://culturaidentita.it/diego-fusaro-altro-che-gramsci-oggi-viviamo-unegemonia-subculturale/

Révolutionnaire, humaniste, national-populaire. Il s'agit d'Antonio Gramsci, l'un des plus grands penseurs du vingtième siècle qui, dans ses Cahiers de prison, a réalisé une réforme humaniste du marxisme, rompant avec tout déterminisme et tout mécanisme. Il a affirmé que l'histoire sans les hommes ne progresse pas. Retour à la culture humaniste, à la vision révolutionnaire de la culture et de l'école dans la formation d'un nouveau Léonard de Vinci, capable de dépasser l'atomisme et la spécialisation entomologique de l'homme contemporain. Une philosophie de la praxis qui poursuit le projet d'une hégémonie fondée sur le lien sentimental entre le peuple et l'élite, le national et le populaire, qui est bien représenté dans le nouveau livre de Diego Fusaro (Bentornato Gramsci, La nave di Teseo, pp. 362, 18 euros). Une grande exégèse du penseur sarde qui devient la clé de voûte pour interpréter notre société et décoder les relations de pouvoir inhérentes aux fictions de la société de consommation.

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Qu'est-ce qui rend la pensée de Gramsci si actuelle à notre époque ?

À mon avis, il est particulièrement actuel pour diverses raisons, mais surtout sur le plan ontologique, car il déconstruit la mystique néolibérale de la nécessité, cette vision selon laquelle le monde est dépourvu d'alternatives, mais d'une positivité morte, qu'il faut accepter comme un rapport de force donné et indiscutable. Alors que pour Gramsci, toute vision est le produit d'un processus, d'une praxis, d'une histoire en cours. Défataliser l'existant et lui redonner la dimension du possible et de la volonté transformatrice.

Quelle est la principale différence entre la vision du monde libérale-progressiste, qui se développe à travers le politiquement correct, et la vision gramscienne ?

Gramsci a théorisé le concept d'hégémonie parmi de nombreux autres concepts fondamentaux dans les Cahiers de prison. L'hégémonie est la domination plus le consentement. C'est-à-dire une domination qui s'exerce par le biais du consentement et de la culture. Aujourd'hui, cependant, nous vivons dans une hégémonie subculturelle, qui n'utilise pas l'hégémonie culturelle comme celle de l'idéologie bourgeoise et libérale du début du vingtième siècle, mais une subculture faite de spectacle médiatique et d'annulation de la culture. Qui s'exerce en niant l'idée même de culture par le politiquement correct, ce qui se traduit par une culture éthiquement corrompue et annulée.

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Le politiquement correct est-il la superstructure du monde néo-capitaliste global ?

Il se présente certainement comme la superstructure du monde global. Il procède à la sanctification idéologique des relations installées par le capitalisme financier. Il doit lutter contre toute souveraineté nationale, en la dénigrant jusqu'à la définir comme fascisme et ce, à ses propres fins, il doit ensuite détruire la famille en brisant tout lien social pour ne créer que des consommateurs, en délégitimisant la famille comme étant d'emblée homophobe, paternaliste et sexiste, tout cela se fait par le biais du politiquement correct. Qui devient ainsi le sanctificateur de l'immigration massive, ou de la déportation massive, qui par humanitarisme légitime le trafic de nouveaux esclaves qui deviennent des travailleurs très bon marché exploités par le capital.

Quelle est la relation entre Gramsci et Marx et quelle partie du marxisme le philosophe des Cahiers de prison examine-t-il ?

La grandeur de Gramsci dans sa lecture de Marx est de le libérer des scories du naturalisme, du fatalisme. Le montrant comme une ligne de faille sismique entre l'idéalisme allemand et le positivisme anglo-saxon. Gramsci développe chez Marx la composante de la praxis, celle des thèses de Feuerbach, de l'idéalisme. Qui abandonne le déterminisme au nom d'une vision de l'histoire faite par les hommes. Montrer la Révolution d'Octobre comme une révolution contre le capital, à la fois dans le sens d'une révolution anticapitaliste, et comme une révolution volontariste contre la vision capitaliste de Marx dans Das Kapital.

Gramsci a réformé Hegel, s'éloignant de l'actualisme pour se rapprocher d'une philosophie de la praxis. Qu'est-ce que Gramsci entend par une philosophie de la praxis et dans quelle mesure est-elle éloignée de la vision de Gentile ?

La thèse que j'ai développée dans mon livre est que le marxisme de Gramsci est un marxisme d'actualité. L'idée de l'essentiel comme praxis a un lien profond avec la philosophie de Gentile, car l'acte de penser est proprement réel. Il met en avant une philosophie de l'acte impur, par opposition à l'acte pur de la pensée du Gentile. Une vision qui ramène la philosophie dans le concret et le réel. Car, comme je le dis dans le livre, Gramsci est à Gentile ce que Marx est à Hegel.

mercredi, 03 novembre 2021

L'histoire de "Révolte contre le monde moderne", le livre-culte de Julius Evola

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L'histoire de "Révolte contre le monde moderne", le livre-culte de Julius Evola

Karel Veliký

Ex: https://deliandiver.org/2020/04/pribeh-vzpoury-proti-modernimu-svetu.html

Lorsque Révolte contre le monde moderne (Rivolta contro il mondo moderno) a été publiée pour la première fois en Italie en 1934, le livre est passé presque inaperçu. Non pas qu'il n'ait pas trouvé ses lecteurs, car son auteur, le baron Julius Evola (1898-1974), alors âgé de trente-cinq ans, était déjà suffisamment célèbre dans certains cercles (artistiques, hermétiques, philosophiques et politiques), mais il a été écarté par les autorités locales. Six ans plus tôt, en 1928, au moment même du rapprochement de l'État italien avec l'Église catholique, qui aboutira bien vite à la conclusion des accords du Latran, le baron doit faire face à des attaques indiscriminées tant du côté catholique que du côté du régime - fasciste -, après avoir publié un recueil de ses essais sous le titre Imperialismo pagano (Impérialisme païen). Cela n'a cependant fait que contribuer à la notoriété du titre et de l'auteur. Cette fois, donc, les adversaires d'Evola ont décidé de passer son œuvre plutôt sous silence...

En Allemagne, la situation était différente. Là, Impérialisme païen (Heidnischer Imperialismus. Armanen, Leipzig 1933) avait déjà reçu un accueil favorable de la part de nombreux milieux, que nous résumons aujourd'hui, par souci de concision, sous le terme de "révolution conservatrice". Pour l'édition allemande de la "révolte" (Erhebung wider die moderne Welt. Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart 1935), le baron a donc remanié le texte, a ajouté unnouvel appareil d'annotation, alors que celui-ci était déjà très complet, et a demandé au poète Gottfried Benn, qu'il pouvait compter parmi ses lecteurs les plus assidus depuis le "paganisme", de veiller à la langue dans la traduction.

Benn, qui partageait une maison d'édition avec Evola, a ensuite également écrit une longue critique enthousiaste, dans laquelle on peut lire, entre autres choses :

"Il s'agit d'un livre dont l'idée repense presque tous les problèmes des Européens, y compris la justification de leurs horizons, et les amène dans quelque chose d'inconnu et inédit jusqu'ici ; ceux qui ont lu le livre verront l'Europe différemment. C'est, en outre, le premier exposé très complet de la force motrice spirituelle fondamentale à l'œuvre dans l'Europe d'aujourd'hui, et 'à l'œuvre' signifie: une force définissant les époques, détruisant le monde dans son ensemble, renversant et orientant, c'est la force motrice fondamentale contre l'histoire. Pour cette seule raison, ce livre est éminemment important pour l'Allemagne, car l'histoire est un problème spécifiquement allemand, l'histoire de la philosophie explique le mode germanique d'autoréflexion".

Le livre a fait l'objet de critiques enthousiastes dans Die Literarische Welt, Deutsches Adelsblatt (le journal de la noblesse allemande), ainsi que dans Völkische Kultur et Der Hammer de Fritsch. Un certain nombre d'autres critiques ont émis des commentaires positifs, bien qu'avec des réserves. En privé, cependant, comme en témoigne la correspondance privée qui subsiste, des voix s'élèvent pour lancer des avertissements et des critiques. Le nom qui a le plus de poids aujourd'hui est celui de Hermann Hesse, qui, dans une lettre d'avril 1935 adressée à l'éditeur Peter Suhrkamp, décrit Evola comme un auteur "éblouissant, intéressant, mais dangereux" :

"Je partage en grande partie sa conception ésotérique de base: depuis près de vingt ans, je vois l'histoire du monde non pas comme une sorte de "progrès" mais, précisément avec les anciens Chinois, comme le déclin graduel d'un ancien ordre divin. Mais la façon dont Evola s'y prend, ici avec la "vraie" histoire, là avec l'occultisme fanfaron, est tout simplement dangereuse. En Italie, presque personne ne s'y est laissé prendre, en Allemagne, c'est différent (voir G. Benn, etc.)".

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L'influent penseur que fut le Comte Keyserling, auteur de Das Reisetagebuch eines Philosophen (Le voyage d'un philosophe, 1919), s'attendait au succès de Révolte, car "la glorification par Evola du monde sacré de l'homme solaire ...". et son affirmation que seule la renaissance de ce monde peut sauver l'humanité de l'extinction, représente le meilleur, voire le seul point de départ possible pour la tendance païenne des nationaux-socialistes à spiritualiser leur vision du monde".

Mais cela n'est jamais arrivé. La lecture de la Révolte contre le monde moderne restait une affaire très privée, même dans le Reich, même si les auteurs du Matin des magiciens caractérisaient rétrospectivement le régime par le raccourci "Guénon + Panzerdivisionen". Il faut également souligner que l'année 1935 appartient encore à la "période de transition" post-révolutionnaire. Alors que le régime commence à orienter (Gleichschaltung) sa politique culturelle, visant à attirer ou à rejeter tous les courants centrifuges, il n'y a pas de place dans le lit du fleuve de la pensée nationale-socialiste pour les piliers de la Tradition, dépouillés des couches de l'histoire par Evola. Ainsi, les éditions ultérieures du texte de la conférence romaine d'Evola La doctrine aryenne de la lutte et de la victoire à Vienne (1941) et la traduction du Grundriß der faschistischen Rassenlehre (Berlin 1943) ne sont encore une fois que le résultat d'une initiative individuelle ou la manifestation d'un échange culturel avec l'Italie.

56e048e75551f5c4ac1e7c4a02444a32.jpgEn effet, dans l'environnement diffus de ces premières années, Evola est devenu proche non seulement par sa position mais aussi par sa personne de plusieurs autres "parias" ultérieurs (volontaires et involontaires), tels que, outre Benn, Edgar Julius Jung, auteur du farouchement antidémocratique Die Herrschaft der Minderwertigen1930, visant la désintégration du monde politique des hommes sans valeur et son remplacement par un "nouveau Reich"), qui fut abattu pendant la nuit des longs couteaux ; Raphael Spann, fils d'Othmar Spann, le théoricien du "véritable Etat" (Der wahre Staat), dont la doctrine est qualifiée par Alfred Rosenberg dans Mythos de "nouvelle scolastique" ; Walter Heinrich, l'un des principaux disciples de Spann et organisateur du "Kameradschaftbund" sudète, déshumanisé par les partisans de Henlein : "ils voudraient diriger le peuple national depuis la table verte comme les francs-maçons" ; Karl Anton Rohan, fondateur de l'influente Europäische Revue, alors fustigée par Goebbels ; et Heinrich von Gleichen, figure de proue du Deutschen Herrenklub, dont le visionnaire du "Troisième Reich" Arthur Moeller van den Bruck était initialement proche. C'est-à-dire exclusivement avec les personnalités classées par Armin Mohler dans la nébuleuse de la "révolution conservatrice" (Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, première édition 1950), avec des personnes qui incarnaient précisément ces forces centrifuges (de droite), alternatives, désirant et ayant l'intention de dévier la dynamique de la Nouvelle Allemagne dans un sens ou dans l'autre. Toutefois, comme l'affirme avec justesse Giorgio Locchi, "Si nous supprimions Hitler et le national-socialisme, le camp de la révolution conservatrice, tel que nous le présente Armin Mohler, aurait certes des ailes, mais il lui manquerait un centre... (voir L'essence du fascisme, 2e édition, p. 56).

Le lecteur attentif le plus influent de Erhebung wider die moderne Welt était donc sans aucun doute Heinrich Himmler, dont les fonds privés ont permis à l'auteur de continuer à opérer occasionnellement dans le Reich dans un domaine étroitement défini et étroitement contrôlé. Plus révélateurs que la propre biographie d'Evola (où il mentionne, entre autres, d'autres "révolutionnaires conservateurs" tels que Hans Blüher, Ernst von Salomon et Ernst Jünger) et ses Notes sur le Troisième Reich sont les documents survivants réimprimés par Hans Werner Neulen et Nicola Cospito dans Julius Evola nei documenti segreti del Terzo Reich (1986 ; sur ce point, voir au moins E. Gugenberger, Hitler's Visionaries, Gateway 2002). On raconte que le baron n'hésitait pas à discuter bruyamment avec le Reichsführer de la SS de ses connaissances acquises non seulement par l'étude mais aussi par la méthode de la perspicacité intérieure (in-tu-eri). Le fait que Himmler lui confie la rédaction de son article, qu'Evola publie dans le supplément culturel ("Diorama") de Il Regime fascista du 15 juin 1939, témoigne peut-être du respect du second pour le premier. Ou à une époque où le non-conformiste Hermann Wirth avait depuis longtemps été remplacé à la direction de l'Ahnenerbe par Walter Wüst, doyen de la faculté de philosophie de Munich. La réticence avec laquelle la "vision polaire" de Wirth (voir Der Aufgang der Menschheit, 1928), bien que projetée sur le fond de divers "faits prouvables" partiels, a été traitée par des chercheurs plus académiques, a déjà été constatée par Evola, lui aussi non-conformiste, en tant qu'invité à la deuxième Nordische Thing, organisée par L. Roselli à Brême en 1934.  En effet, parmi les invités italiens, la réponse la plus chaleureuse, au grand dam d'Evola, a été donnée à Giulio Cogni, qui a établi un lien entre l'actualisme de Gentile, élevé au rang de philosophie fasciste officielle, et la doctrine raciale scientifique populaire de Günther, avec laquelle les cadets de la NS ont grandi dans les années 1920...

Julius Evola est resté inconnu en Tchécoslovaquie et dans le Protectorat de Bohème et Moravie. La première et, pendant longtemps, la dernière mention de lui se trouve dans le livre Fascism. A la page 346, seul un extrait de l'article d'Evola pour la Critica Fascista de Bottai d'octobre 1926 est cité en rapport avec le "fascisme aristocratique" ou "superfascisme" (superfascismo).

A propos de la réception d'après-guerre du livre, je reviendrai à vous "une autre fois"...

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lundi, 01 novembre 2021

Au bord de l'histoire: redécouvrir le regard de William Irwin Thompson

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Au bord de l'histoire: redécouvrir le regard de William Irwin Thompson

Giovanni Sessa

Ex: https://www.centrostudilaruna.it/allorlo-della-storia.html

Le débat théorique sur l'histoire, en ce début de XXIe siècle, est toujours d'actualité. Cela s'explique si l'on tient compte du fait que nous sommes tous, à des titres divers, les enfants des philosophies de l'histoire et des drames qu'elles ont déterminés au cours du siècle dernier. Certes, dans la phase actuelle, plusieurs chercheurs, plutôt que de remettre en question le sens et la finalité de l'histoire, ont commencé à se demander s'il est possible d'aller au-delà de l'histoire. Parmi eux, l'Américain W. I. Thompson, dont la nouvelle édition de All'orlo della storia. Per una critica della tecnocrazia, avec une préface de Luca Siniscalco (pour les commandes : associazione.iduna@gmail.com, pp. 332, €24.00).

Cop.-THOMPSON-def.jpgD'un point de vue général, il convient de rappeler qu'à la fin des années 1990, la thèse de la "fin de l'histoire" de Fukuyama a dicté le paradigme des recherches sur le sujet. Heureusement, il est aujourd'hui possible de soutenir qu'il aurait été bien plus judicieux de faire référence à la fin de l'histoire, comme nous le rappelle à juste titre Siniscalco. L'exégèse de Thompson part précisément de cette hypothèse. Il semble, en effet, suivre la position qu'Ernst Jünger a présentée dans au Mur du temps, afin de reconnaître ce qui pourrait être donné au-delà de l'âge historique proprement dit. L'Américain, avec une instrumentation culturelle archéo-futuriste, tente de détecter: "dans le présent, les constantes du passé et les germes du futur [...] il identifie ainsi certaines conjonctures dont il fait l'hypothèse qu'elles pourraient devenir vraies dans le futur post-industriel et post-nihiliste" (p. V). L'expérience proposée nous oblige à rester sur la ligne du nihilisme, en attendant des rayons de lumière dans les ombres sombres du temps présent, afin d'identifier le profil d'un possible nouveau départ. Il ne s'agit donc pas d'une des nombreuses plaintes des passatistes concernant l'état actuel des choses, bien au contraire ! Un regard sur l'histoire trouve sa raison d'être dans le constat de l'inanité du présent, mais il ne nous pousse pas en arrière, vers le passé, mais suggère le projet d'une autre modernité. Une modernité qui ne se construit plus sur le paradigme du rapport de calcul.

51AG1XC56CL._SY291_BO1,204,203,200_QL40_ML2_.jpgAt the Edge of History a été publié pour la première fois aux États-Unis en 1971. Thompson a reçu une éducation polyvalente et une carrière universitaire immédiate, bien qu'elle se soit terminée trop tôt. Formé aux textes de philosophie des sciences d'A. N. Whitehead, il ne dédaigne pas la pratique du yoga, l'étude de l'ésotérisme et s'intéresse profondément à la biologie et à l'écologie, ce qui l'amène à remettre en question le "canon" moderne. Il a été influencé par Sri Aurobindo et a fréquenté David Spangler, une figure importante du monde du New Age. Son anti-modernisme se manifeste par son observation du déclin du libéralisme, non seulement en tant que doctrine politique, mais aussi en tant que noyau de l'imagination de l'homme occidental. Il estime que le libéralisme ne pourra plus servir d'image directrice aux nouvelles générations. Il note également comment le progressisme a été "le mythe le plus faux de tous les mythes réels de notre histoire" (p. 126). En outre, la "fin" de l'histoire, comme l'a souligné Massimo Cacciari, n'est rien d'autre que le progrès infini de notre époque, qui a perdu la mémoire de toute substance. Un temps privé de profondeur, rempli par la consommation et la mercurialité des technologies de l'information. À cet égard, nous ne devons pas espérer le retour idyllique du bon sauvage, mais viser à "surmonter l'aveuglement scientifique dans un nouveau paradigme capable de concilier la satisfaction de la nature verticale [...] de l'homme avec le développement technologique" (p. X).

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Les certitudes néopositivistes doivent être relativisées par un sain scepticisme gnoséologique. Pour ces raisons, Thompson, après avoir fréquenté l'Institut Esalen Big Sur, d'abord hippie puis centre New Age, en a été désabusé, ayant saisi le trait typique caractérisant les phénomènes de seconde religiosité. Dans la post-modernité, rappelle Siniscalco, le choc déjà prévu par Jünger est clairement visible : le contraste entre la potestas historique du processus de civilisation et les potestates archétypales et titanesques qui émergent dans l'animus contemporain. Le retour des dieux est précédé par la réapparition, fallacieuse et sous des formes différentes de celles qui l'ont caractérisé dans le passé, du mythe. C'est le fondement des liens, les liens invisibles qui maintiennent le monde ensemble.

Dans ce contexte, notre auteur s'intéresse à la pensée de l'anthroposophe Rudolf Steiner qui, selon lui, propose une "vision non dualiste, percevant l'être humain comme [...] co-impliqué dans un univers d'essence psychophysique" (p. XVIII). Dans ces déclarations émerge, à notre avis, son ambiguïté théorique. Il suffisait d'une recension de Giovanni Gentile pour montrer combien la pensée de Steiner n'était pas du tout moniste, mais encore dualiste (cf. G. Gentile, Ritrovare Dio, Mediterranee, pp. 191-196), sans parler de la critique de l'anthroposophie d'Evola ! Quoi qu'il en soit, la réémergence du mythe dans le monde contemporain s'observe également dans la littérature fantastique, lue par l'écrivain comme une "nouvelle mythologie".

Les suggestions mythico-fantastiques pourraient également déterminer un tournant dans la science apodictique, qui pourrait retrouver ses lointaines racines hermétiques dans cette nouvelle rencontre. Heisenberg, le père de la physique quantique, était l'exemple typique d'un scientifique ouvert à Sophia, capable d'avoir une vision holistique de la réalité. Le projet de l'autre modernité a, selon Thompson, un besoin urgent de développer une logique qui n'est pas impliquée dans l'identarisme éléatique mais, si quelque chose, une hyper-logique. Il a même pensé à une nouvelle spiritualité, en accord avec la science "réformée", dont le modèle expressif se manifesterait dans une récupération de la beauté, dans un art au service de la nouvelle mythologie. La nouvelle science pourrait aussi donner naissance à une technique "différente", qui devrait renoncer à la dimension appréhensive du Gestell, du système de la techno-science positive.

Au-delà de certains traits utopiques qui ressortent des positions de Thompson, ce livre nous confronte au problème séculaire de la synthèse entre innovation et tradition. C'est un thème incontournable pour ceux qui souhaitent agir politiquement et culturellement dans la réalité contemporaine, afin d'en faire un nouveau départ. At the Edge of History est, pour cette raison, un livre à lire et à méditer.

dimanche, 31 octobre 2021

Nathalie Heinich: l'impact du militantisme sur la recherche scientifique

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Nathalie Heinich: l'impact du militantisme sur la recherche scientifique

Bernard Lindekens

Ex: Nieuwsbrief/Deltapers, n°162, octobre 2021

"Les sociologues ont toujours été la risée de tous : ils disent ce que tout le monde sait déjà d'une manière si compliquée que plus personne ne les comprend. C'est un mot d'esprit de l'inégalable et inimitable "Kaiman" dans De Tijd (1) mais, comme toujours, il contient une part de vérité.

Pourtant, il y a des exceptions. Prenez la Française Nathalie Heinich. Fille de journaliste, elle a fait ses études au lycée Périer de Marseille. Après une maîtrise de philosophie à la faculté des lettres d'Aix-en-Provence et un doctorat en sociologie à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) après avoir soutenu une thèse en 1981, avec Pierre Bourdieu comme directeur, elle devient directrice de recherche au CNRS. Ses principales recherches portent sur la sociologie de l'art, l'identité, l'histoire et l'épistémologie des sciences sociales, ainsi que sur la sociologie des valeurs.

Si elle avait déjà joué le rabat-joie lors de l'euphorie du "mariage pour tous", en faisant entendre sa voix dissidente , elle en a récemment rajouté avec son traité: Ce que le militantisme fait à la recherche (2). S'appuyant sur un article de Jacques Julliard, elle soutient que nous sommes actuellement confrontés à la troisième "ère glaciaire" du monde académique, celle de l'islamo-gauchisme (après avoir subi le marxisme soviétique des années 1950 et le maoïsme des années 1970). Cet islamo-gauchisme n'est en fait qu'un activisme qui sent l'endoctrinement et dont le sociologue voit les racines dans le mouvement de la "sociologie critique", lancé jadis par Bourdieu, qui met l'accent sur l'"engagement" avant tout. La plupart d'entre nous connaissent la formule de Pierre Bourdieu selon laquelle "la sociologie est un sport de combat".

Cet activisme a énormément bénéficié de l'essor du mouvement postmoderniste, c'est-à-dire de la fameuse "French Theory" revisitée par les campus américains de littérature comparée. Pour cette "théorie", l'objectivité de la connaissance est en fait un mythe, qui a été démontré à plusieurs reprises. 

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Cette bouillie idéologique s'est répandue dans le monde universitaire à tel point "qu'elle est devenue la foi de la nouvelle génération d'étudiants - et parfois, malheureusement, des enseignants-chercheurs ou même des responsables d'appels à projets - dans l'idée que l'université n'a plus d'autre mission que de réveiller toutes les formes d'oppression ou de discrimination". "C'est en fait le terreau de tout le bazar "woke". Heinich ne porte cependant aucun jugement de valeur sur la légitimité politique de cette lutte, mais évoque la "confusion des arènes" néfaste lorsqu'il s'agit de l'importer dans les sciences sociales.

Le "militantisme académique" est et doit rester, selon elle, une contradiction dans les termes. Eh bien, essayez de dire cela à Lieven De Cauter, Ico Maly, Nadia Fadil et tutti quanti en Flandre..... La déconstruction de cet activisme académique est, dans un certain sens, le but de ce petit traité - par ailleurs habilement écrit. Appliquer ce langage du "pouvoir" - que cet activisme voit partout - à leurs propres méthodes, tel est le but, déclare-t-elle sans équivoque. Pour "ceux qui sont payés par l'État pour produire et transmettre des connaissances et qui utilisent ce privilège pour endoctriner les étudiants et diffuser des slogans et des platitudes, n'abusent-ils pas du pouvoir?", affirme-t-elle sans hésiter. "Abuser de ce privilège pour d'autres activités, n'est-ce pas en fait un détournement de fonds publics?". Des questions très pertinentes.

De l'autre côté de la barricade, on entend déjà les réponses qui fusent: la recherche n'est-elle pas forcément politique? Les chercheurs sont-ils moins subjectifs que vous et moi? Non, la réponse de Nathalie Heinich est sans ambiguïté. Mais il existe bel et bien une autonomie de la science, vaincue dans une lutte acharnée sur le terrain religieux, politique ou moral. Dans "La science comme profession et comme vocation", Max Weber, l'un des fondateurs de la sociologie, développe spécifiquement la nécessité de la "neutralité axiologique" qui doit régir le travail du chercheur. Pour Nathalie Heinich, cela ne fait que marquer une distinction stricte entre le laboratoire et la rue, entre la recherche d'un savoir dépouillé et l'engagement idéologique personnel.

C'est ainsi qu'apparaissent des thèses dont le but n'est plus de décrire, d'expliquer ou de comprendre un phénomène, mais de confirmer une opinion fondée sur un sentiment personnel. Il suffit de penser aux hideuses "études culturelles" américaines dans ce cas. La pire chose que j'ai jamais lue est un livre de Roshanak Kheshti sur Wendy Carlos, compositeur, entre autres, de la bande sonore du chef-d'œuvre de Stanley Kubrick, A Clockwork Orange. 

Le plus dramatique dans tout cela est que cette recherche militante ne prétend pas renoncer au scientisme, mais se considère au contraire comme parfaitement scientifique alors qu'elle ignore toutes les règles de la méthodologie. Comment cela fonctionne-t-il, demandez-vous ? Eh bien, nous partons d'un concept ("domination", "discrimination", "inclusion"), nous illustrons ensuite le phénomène avec quelques données ad hoc, et à la sortie nous trouvons le concept, sans aucune valeur ajoutée heuristique. "Où est la méthode hypothético-déductive pour confirmer ou éclairer une hypothèse ?", s'interroge la sociologue Heinich.

L'authenticité est revendiquée comme un accès privilégié à la vérité. Mais la connaissance scientifique - qu'il s'agisse des sciences humaines ou des sciences plus "dures" - se forme en se distanciant de l'expérience directe ou personnelle. La science n'est pas le prolongement subjectiviste de la réaction de X ou Y sur tel ou tel sujet. Ce malentendu dramatique est aussi le malentendu qui, aujourd'hui, dans le domaine culturel, suggère que seul un Noir peut traduire un poète noir et que seule une lesbienne peut interpréter une lesbienne au théâtre.

Nathalie Heinich livre des réflexions très intéressantes sur un activisme rageur qui traverse aujourd'hui la recherche universitaire. L'essence de son argument réside en fait dans la question de savoir si c'est à l'universitaire de montrer comment le monde devrait être au lieu d'essayer d'expliquer comment le monde est. Le premier est le travail du public, dit-elle. Le second, la tâche du chercheur.

Achetez ce petit livre !
 
Bernard Lindekens
 
(1) Kaiman, Van Zwanst, De Tijd, 27/03/2020.
(2) Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, 2021, Gallimard, Paris, 48 p. ISBN 978-2072955907. N° 29 de la série "Tracts".

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jeudi, 28 octobre 2021

La Guerre de Succession d'Espagne: une guerre mondiale avant l’heure

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La Guerre de Succession d'Espagne: une guerre mondiale avant l’heure

par Georges FELTIN-TRACOL

Deux guerres d’ampleur mondiale ont marqué l’histoire du XXe siècle quand bien même l’épicentre se trouvait en Europe. Cette « guerre civile européenne de trente ans » se manifestait aussi par des fronts en Afrique (Tanganyika avec Paul Emil von Lettow–Vorbeck entre 1914 et 1918, Afrika Korps en Afrique du Nord de 1941 à 1943), en Asie, en Océanie (Guerre du Pacifique de 1941 à 1945 ou les occupations japonaises, australiennes, britanniques et étatsuniennes des possessions allemandes du Pacifique dès 1914…) et sur toutes les mers de la planète.

Or, ce n’est pas la première fois que les puissances européennes se combattent partout sur terre et en haute-mer. La Guerre de Succession d’Espagne se déroule au début du XVIIIe siècle sur plusieurs fronts et suscite des batailles navales. « C’est l’ensemble du continent qui devient un champ de bataille entre deux grands blocs, la “ Grande Alliance de La Haye ” et les Bourbons. On se bat en Italie, dans les Pays-Bas, sur le Rhin, on se bat bientôt en Hongrie, en Bavière et dans la Péninsule ibérique; on se bat aussi sur les mers, de la côte du Brésil jusqu’au Spitzberg; on se bat dans les Caraïbes, en Floride et au Québec, dans un conflit qui tend à s’élargir à l’espace du globe », écrit Clément Oury dans un livre qui fait date.

51tKGqwjmxL.jpgDiplômé de l’École des Chartes et docteur en histoire de l’université Paris – Sorbonne, l’auteur réalise avec La Guerre de Succession d’Espagne. La fin tragique du Grand Siècle la première synthèse en français de ce conflit continental majeur. Avec un réel talent d’écriture, il intègre dans son travail aussi bien l’« histoire – bataille » que l’approche méthodologique de l’« école des Annales », des considérations géo-stratégiques que l’étude de l’équipement, du matériel et de l’état d’esprit des combattants. Il se penche même sur l’opinion publique et sur ce qu’on appellera plus tard la        « propagande ». Il en profite pour réviser le concept de « stratégie de       cabinet ». Il s’intéresse, à la suite d’André Corvisier, à l’agencement des armées et des marines de guerre. Il se penche sur le moral des soldats et démontre le grand rôle de l’intendance militaire. Il distingue enfin les fantassins des « vieux corps » des « régiments de nouvelle levée ».

Incertitudes dynastiques 

« La monarchie espagnole est le géant des cent cinquante premières années de l’époque moderne. » Charles II de Habsbourg règne sur un ensemble disparate (Pays-Bas « belgiques », Milan et Naples, possessions d’Amérique, Philippines, comptoirs africains) dont il est le seul élément d’unité. Or, le 1er novembre 1700 s’éteint le roi d’Espagne, le dernier représentant de la branche madrilène des Habsbourg. Frappé par la consanguinité de ses ascendants, son père étant l’oncle-cousin de sa mère… et malgré deux mariages consécutifs, le monarque reste stérile, ce qui inquiète toutes les cours d’Europe d’autant que depuis les abdications de Charles Quint en 1555, Habsbourg d’Espagne et Habsbourg d’Autriche s’épaulent mutuellement contre les menaces anglaise, réformée, française et ottomane. La complexité des règles successorales des Espagnes attise la revendication de quelques candidats soutenus à Madrid où se forment des coteries. L’ambassadeur de France, le marquis d’Harcourt, anime le «parti français». La reine Marie-Anne de Neubourg dirige le « parti allemand » favorable au fils de l’Électeur de Bavière. Le « parti autrichien » considère le second garçon de l’empereur Léopold, l’archiduc Charles, comme l’unique vrai successeur de son oncle. Ces trois tendances recherchent l’appui du « parti castillan » du cardinal Portocarrero.

DFM3-2ED.jpgL’ouverture du testament de Charles II d’Espagne surprend tout le monde.          « Charles désigna le candidat Bourbon, Philippe d’Anjou, comme son héritier légitime et universel. La France avait beau avoir été l’ennemi qui, depuis des décennies, s’emparait régulièrement de quelques joyaux de la Couronne, elle était en 1700, aux yeux des Espagnols, la seule puissance suffisamment forte pour protéger leur empire. » Convoquant en urgence le Conseil d’en-haut qui se tient dans les appartements de Madame de Maintenon et après deux journées de vives discussions au cours desquelles le Grand Dauphin d’habitude effacé intervient en faveur de son deuxième fils, Louis XIV accepte la succession. Il rend publique sa décision, le 16 novembre 1700, devant des courtisans stupéfaits. Philippe d’Anjou devient Philippe V d’Espagne. Le « Roi-Soleil » se doute que son choix risque de déclencher une guerre. Nul ne sait pas encore que « la Guerre de Succession d’Espagne est le plus long conflit du règne de Louis XIV, le plus long également du XVIIIe siècle ».

Louis XIV « n’est plus un conquérant orgueilleux et implacable : c’est un vieillard inquiet, soucieux de conserver ses frontières et sensible à l’accablement de son peuple. La guerre ne vise plus à des conquêtes destinées à consolider le “ pré carré ”, mais s’attache à défendre le territoire d’un autre pays, l’Espagne ». Ce conflit sera, « pour le royaume de France, une épreuve terrible, la pire sans doute de l’Ancien Régime ». En effet, « le testament de Charles II représente, au sein de l’ordre européen qui s’est installé à l’issue de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, un bouleversement politique majeur. Pourtant, un rééquilibrage s’opère à une vitesse surprenante. Face à la France et à l’Espagne, un bloc disparate mais soudé d’États européens se constitue en dix-huit mois ».

L’affrontement de deux blocs

Contre le nouveau bloc dynastique de la France et de l’Espagne dont les peuples accueillent avec joie leur nouveau souverain, ce qu’on appelle bientôt les « Deux-Couronnes » bourboniennes auxquelles se rallient les Électeurs de Bavière et de Cologne, Clément Oury mentionne la « Grande Alliance » (Maison d’Autriche, Provinces-Unies, Angleterre). Ces trois États parviennent « à regrouper autour d’eux la majorité des puissances moyennes ou mineures de l’Europe du Nord et de l’Empire » dont le Brandebourg – Prusse, le Hanovre, la Savoie et le Portugal. Les États alliés sont en périphérie par rapport au nouvel ensemble franco-espagnol. « De même que la position centrale de la France par rapport aux possessions espagnoles offre un avantage indéniable en matière de répartition et de coordination des forces, la concentration du pouvoir à Versailles permet des prises de décision rapides et  cohérentes. » L’auteur montre bien par ailleurs que « Louis XIV comme ses conseillers appartenaient à l’école “réaliste” en matière de relations internationales, celle qui cherchait à identifier les “intérêts des États”. Selon cette approche, les monarchies ou les républiques d’Europe devaient poursuivre des objectifs rationnels, c’est-à-dire ceux de leur survie et de leur agrandissement. Les décisions des souverains, comme les déclarations de guerre ou les alliances entre États, étaient le fruit de calculs froids. Elles devaient s’entendre en termes de sécurité des frontières et d’accroissement territorial ».

989d24897f0adff3e1aae94a1f310070.jpgDu côté de la « Grande Alliance de La Haye » apparaît vite un incontestable triumvirat : le duc anglais de Marlborough, ancêtre du criminel de guerre Winston Churchill, le prince Eugène de Savoie pour les Habsbourg, et le Grand Pensionnaire des Provinces-Unies Heinsius. Quand ils n’arrivent pas à se rencontrer, ils s’échangent une intense correspondance épistolaire. Une cohérence dans le commandement s’établit, car « il s’agissait en fait de la conjonction de leurs poids politique, diplomatique et (pour les deux premiers) militaires ». Chacun doit toutefois garder à l’esprit les intérêts spécifiques de leur État respectif. Heinsius négocie sans cesse avec les États-Généraux bataves. À Vienne, face à la « Vieille Cour » dont la priorité est la défense de l’Italie et une faction rivale dite « allemande » qui, pacifiste, cherche à défendre les rives du Rhin, le prince Eugène et les jeunes archiducs Joseph et Charles appartiennent au parti de la « Jeune Cour » qui, « lui-même traversé par des tensions internes, était réformateur et belliqueux. Il prônait une lutte résolue contre la France pour obtenir l’intégralité de la monarchie espagnole au profit des Habsbourg ». Proche des whigs bellicistes, Marlborough fait face à l’hostilité des tories proto-jacobites assez méfiants par ailleurs envers l’éventuelle accession sur le trône anglais de la Maison de Hanovre. Publiciste tory, Jonathan Swift publie de nombreux pamphlets contre la majorité whig à la Chambre des Communes. Ces rivalités intestines se répercutent avec plus de violence ailleurs en Europe. Territoire espagnol, le royaume de Naples voit se déchirer les « Blancs », partisans de Philippe V, et les « Noirs », soutiens de l’archiduc Charles. « Dans les Pays-Bas s’affrontent le parti des “ carabiniers ”, pro-Bourbon, et celui des “ cuirassiers ” pro-Habsbourg. »

Clément Oury va jusqu’à se demander si la Guerre de Succession d’Espagne ne favorise pas « une conscience nationale en germe » tant sont nombreux les libelles et les pamphlets. En raison de la profusion des gazettes qui n’hésitent pas à déformer les nouvelles, l’auteur y observe la formation d’« une société d’information ». Les guerres incessantes de Louis XIV, les ravages du Palatinat en 1674 et en 1689, l’annexion de territoires au mépris des coutumes et la révocation en 1685 de l’édit de Nantes rendent les peuples européens gallophobes. Le royaume de France connaît lui aussi en proie à des « cabales ». « Les cabales sont […] des réseaux d’influence peu structurés, aux limites floues, et qui regroupent des personnages d’importance se soutenant mutuellement pour s’assurer de conquérir les meilleures places au sommet de l’État, en écartant leurs adversaires. » Les trois principales qui polarisent les rapports de force sont la « cabale des Seigneurs », conservatrice, aristocratique et militaire, autour de Madame de Maintenon, la « cabale de Meudon » autour du Grand Dauphin et de son demi-frère, le duc légitimé de Maine, et la « cabale des Ministres », réformatrice et dévote, avec le duc de Berry et, de façon indirecte, le duc d’Orléans.

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Pourquoi donc les Espagnols, ennemis des Français depuis le début du XVIe siècle, acceptent-ils un monarque français ? Clément Oury ne l’évoque pas, mais l’abrogation de l’édit de Nantes a satisfait l’Espagne. En outre, « en appelant le petit-fils de Louis XIV, les élites ibériques reconnaissaient la puissance du modèle administratif et militaire français, dont la solidité semblait seule à même de garantir l’intégrité de la monarchie ». Or s’affrontent dans les Espagnes et leur outre-mer deux visions contradictoires de l’État. « Le modèle de l’absolutisme Bourbon, centralisateur et unificateur, s’oppose au gouvernement par conseil, plus fédéraliste, prôné par l’opposant Habsbourg. » Il faut en effet savoir que « la Castille était sous la dépendance du roi et de son administration, mais ce n’était pas le cas de la couronne d’Aragon, elle-même constituée du royaume d’Aragon (autour de Saragosse), de la Catalogne et de la région de Valence. Dans ces trois provinces, des libertés constitutionnelles, les fueros, restreignaient les compétences administratives et fiscales du Roi Catholique ».

Dualité espagnole intrinsèque

Élevé à Versailles dans une étiquette absolutiste, Philippe V cherche à centraliser ou pour le moins à uniformiser cette entité politique hétérogène si bien que la Catalogne et ses « miquelets » se rallient à l’archiduc autrichien qui assume ouvertement ses prétentions. « Le 12 septembre 1703, à Vienne, l’archiduc Charles, le fils de Léopold, se fit couronner roi d’Espagne sous le nom de Charles III. » En revanche, dès 1706, la Castille démontre son entière loyauté à Philippe V.

Le prétendant Habsbourg défend pour sa part la polysynodie en vigueur à Madrid. Ce système institutionnel se comprend à l’aune de conseils techniques comme le Conseil d’État ou le Conseil de guerre, ou géographiques tels le Conseil de Castille, le Conseil d’Aragon, le Conseil d’Italie et le Conseil des Indes. Les Castillans se méfient beaucoup de cet archiduc ambitieux qui semble « s’appuyer sur les forces centrifuges de la monarchie ou sur ses ennemis traditionnels : Catalans et Portugais. Enfin, comment croire qu’un Roi Catholique puisse être soutenu avec autant d’ardeur par tous les États protestants d’Europe, Angleterre et Hollande en tête ? » Toutefois agissent dans toutes les terres hispaniques, ses partisans. Ce sont les tout premiers « carlistes » qu’on appelle aussi les « austrophiles » ou les « austriacistes ». « Ce mouvement de soutien à l’archiduc [...] s’appuyait moins sur la personne du souverain que sur la tradition de délibération et de fédéralisme qu’il incarnait. » Il est patent qu’« en Catalogne même, le parti austraciste s’appuyait sur trois piliers : les vigatans, sa branche militaire, une milice encadrée par de petits nobles locaux qui avaient mené la résistance contre la France durant le conflit précédent; la bourgeoisie commerciale de Barcelone, qui rêvait de faire de la Catalogne la “ Hollande de la Méditerranée ”; et le bas clergé, surtout les ordres mendiants ».

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Il est intéressant de noter que cent cinquante ans plus tard, le carlisme fera de ces bastions historiques austrophiles des places fortes au nom de « Dieu, du Roi et des fueros ». Le carlisme bourbonien qui surgit au XIXe siècle reprend maints arguments austracistes du début du XVIIIe siècle. En raison des contentieux dynastiques en son sein à partir de la seconde moitié du XXe siècle où la faction majoritaire carliste se proclame révolutionnaire, socialiste et autogestionnaire au mépris du traditionalisme se relance un courant carloctaviste favorable à l’archiduc Dominique de Habsbourg - Toscane, surtout quand l’actuel prétendant traditionaliste, le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme, disparaîtra sans héritier direct.

Hors d’Espagne, le conflit soulève d’autres révoltes. Ainsi les « Malcontents » de Hongrie sont-ils dirigés par un magnat protestant, descendant des princes de Transylvanie, François II Rákóczi. Mais, dès 1704, les Franco-Espagnols s’en désintéressent ! « Louis XIV, qui n’a pas oublié les troubles de la Fronde, se défie des mouvements de rébellion. » Versailles joue tardivement et avec une réticence certaine la carte jacobite. Les Anglais et les Écossais fidèles aux Stuart exilés forment une « diaspora, que l’on estime à 40.000 personnes environ, s’était réfugiée en France, mais aussi en Italie et en Espagne. Ses membres étaient avant tout des militaires, officiers et soldats ». Louis XIV héberge le prétendant jacobite, Jacques III, fils de Jacques II d’Angleterre et d’Écosse, à Saint-Germain-en-Laye. La « Grande Alliance » anti-Bourbon investit peu de son côté dans la «Guerre des Camisards». Ce  « mouvement prophétique protestant, actif dans les Cévennes et le Vivarais » conduit par « un jeune garçon boulanger de vingt et un an, Jean Cavalier, prédicant et prophète » sert surtout de diversion militaire. La « petite guerre » (ou guérilla) correspond aux théâtres d’opération hongrois et cévenole. Il faut souligner que « les partisans étaient des troupes régulières, détachées de l’armée, et à qui était confiée une mission précise : reconnaissance, fourrage ou réquisitions ».

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Batailles et négociations parallèles

« La Guerre de Succession d’Espagne marque l’aboutissement d’un “ Grand Siècle ” militaire caractérisé par l’augmentation constante de la taille des armées et par l’amélioration de l’organisation du ravitaillement. L’augmentation des moyens des différents États belligérants permettait d’enrôler et d’équiper un nombre supérieur de soldats; les impératifs de l’approvisionnement des hommes et de l’alimentation des chevaux avaient tendance à prendre une part croissante dans le choix des théâtres d’opérations et dans la direction de la guerre. » Clément Oury insiste, d’une part, sur le rôle déterminant de l’intendance et, d’autre part, sur l’importance de la guerre des places avec l’application de la poliorcétique « ou l’art de la conduite d’un siège » Cela implique pendant l’encerclement d’une place forte de maintenir des lignes de communication continues ainsi que des sources variées d’approvisionnement. Cependant, « dans les relations internationales de l’Europe d’Ancien Régime, la négociation et l’action militaire ne sont pas des séquences séparées : elles se déroulent de concert durant toute la durée du conflit ».

La variété des fronts en Europe et au-delà nécessite une concertation permanente entre les responsables des forces anti-Bourbon. Le prétendant Charles III d’Espagne se rend à Windsor saluer la reine Anne d’Angleterre et s’entretient avec les généraux anglais de la campagne à venir de 1704. « Jamais on n’avait vu une telle coopération – et une telle interdépendance – entre les adversaires de la France. » Une autre visite modifie le sort de l’Europe septentrionale. En avril 1707, Marlborough rencontre le roi de Suède Charles XII en pleine « Guerre du Nord ». Le capitaine général anglais « de facto […] diplomate en chef de la Grande Alliance » le persuade de ne pas envahir la Silésie autrichienne « et d’attaquer plutôt Pierre le Grand pour installer un tsar à sa dévotion en Russie – c’est donc sur les bons conseils de Marlborough que le roi de Suède se lança dans la campagne qui allait mener à son épouvantable défaite de Poltava, deux ans plus tard ». À l’été 1702, 14.000 Anglais ont débarqué près de Cadix. C’est « la première fois que les Britanniques réalisaient une opération aussi ambitieuse, si loin de leurs bases et sans le moindre soutien local ».

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L’auteur ne cache pas travers et défauts français. Rivalités, divergences d’appréciations et querelles d’ego incessantes ruinent toute coordination effective entre les troupes. Le Royaume de France pâtit d’un mal chronique: le manque d’argent. Mais, « malgré son coût prohibitif, le système financier tint bon. Même accablé par les défaites, le roi de France garde tout au long de la guerre une image suffisamment bonne pour trouver encore des investisseurs. La dette s’était internationalisée », y compris auprès des contempteurs habituels de la monarchie absolue de droit divin. « De nombreux jansénistes exilés en Hollande, comme Pasquier Quesnel, souhaitaient la victoire du parti Bourbon, alors même que le pays qui les accueillait était engagé dans l’autre camp. »

Imprévus militaires et inattendus politiques

Au cours de cette longue et terrible guerre, « les territoires extra-européens deviennent des enjeux stratégiques majeurs, justifiant un effort naval soutenu ». La stratégie prend en compte le domaine naval. Il paraît désormais évident que « pour la marine davantage encore pour l’armée, le rôle de l’argent était essentiel. Les Français, aussi bien que les Anglais et les Hollandais, savaient que de la solidité financière dépendait la puissance navale, qui conditionnait à son tour le commerce, source d’enrichissement pour les particuliers et pour l’État ». Clément Oury avertit que « la guerre dans les Antilles n’était pas moins impitoyable que celle qui se menait dans les plaines de Flandre ». La supériorité navale anglo-hollandaise oblige les navires des Deux-Couronnes à repenser leur tactique. « Les Français pratiquent la course sur toutes les latitudes, des Caraïbes et de l’Amérique du Sud jusqu’à Arkhangelsk. On a calculé que sur l’ensemble du conflit, le butin se monte à  6587 prises, dont 3126 faites à Dunkerque et 886 par Saint-Malo, pour des montants respectifs évalués, au bas mot, à 30 et 15 millions de livres. » « En mai 1712, [le corsaire Cassard] ravagea les îles portugaises du Cap-Vert, avant de décharger son butin à la Martinique. […] En juin, il soumit les îles anglaises de Montserrat et Antigua; en octobre ce fut au tour de la colonie hollandaise de Surinam d’être contrainte à une contribution de 800.000 florins. En janvier 1713, il ravagea l’île hollandaise de Saint-Eustache, puis il tomba sur la colonie hollandaise de Paramaribo le 18 février, et la pilla ainsi que celle de Curaçao. » Quant à la Royale, on lui assigne « une tâche d’escorte pour convoyer l’or des Indes; elle est également incitée à prêter ses vaisseaux pour les opérations de course ».

Vient enfin le « tournant » des années 1710 – 1711 marqué un an auparavant par un vibrant appel de Louis XIV à ses sujets. Lu un dimanche de juin 1709 dans toutes les églises du royaume, le message royal explique les raisons de la poursuite de la guerre et les exigences extravagantes de la Grande Alliance. En 1710, les tories remportent les deux tiers des sièges aux Communes. Ils entament des discussions secrètes avec Versailles. Les pourparlers s’accélèrent après le coup de tonnerre dynastique du 17 avril 1711. Ce jour-là meurt sans héritier l’empereur Joseph. Son frère Charles III d’Espagne obtiendra sous peu la couronne impériale. Il est hors de question pour l’Angleterre et les Provinces-Unies que cette guerre menée contre le bloc dynastique bourbonien entérine la reconstitution de l’Empire de Charles Quint. Il est piquant de rappeler qu’élu empereur, Charles VI n’aura, lui aussi, aucun héritier mâle. Il prendra en 1713 la Pragmatique Sanction qui fera de sa fille aînée Marie-Thérèse son héritière, ce qui entraînera la Guerre de Succession d’Autriche (1740 – 1748). Quel aurait été le sort des territoires hispaniques si l’archiduc était resté Charles III d’Espagne ?

Vers l’ère atlantique… 

Finalement, « la Guerre de Succession d’Espagne s’est dénouée sur les champs de bataille du nord de la France, dans les salons d’Utrecht et au palais de Rastatt ». Au mépris des lois fondamentales du royaume de France qui établissent une monarchie successorale (et non héréditaire), ce que proclame dans le vide le Parlement de Paris, Philippe V renonce pour lui et ses descendants tout droit sur la couronne de ses aïeux. Son frère cadet, le duc de Berry, et le duc Philippe d’Orléans abandonnent pour leur part toute revendication sur le trône d’Espagne. Plus d’un siècle plus tard, cela n’empêchera pas le roi des Français Louis-Philippe de convoiter ce trône pour son dernier fils Antoine d’Orléans, duc de Montpensier et époux de Louise-Fernande de Bourbon, sœur cadette d’Isabelle II. Ces renonciations simultanées témoignent de l’avènement thalassocratique anglo-saxon. Entre « deux conceptions de la monarchie : l’une, française, strictement dynastique et de droit divin; l’autre, britannique, inspirée par les principes de la Glorieuse Révolution, dominée par la rationalité politique et les traités internationaux, et garantie par les autres souverains européens », c’est la conception anglaise qui l’emporte à l’aube du « siècle des Lumières ». Il n’est d’ailleurs pas anodin si Paul Hazard situe « la crise de la conscience européenne » entre 1685 et 1715…

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Les traités d’Utrecht de 1713 et la Paix de Rastatt du 6 mars 1713 modèlent donc une Europe qui s’affranchit du « Grand Siècle » ludovicien. « Les traités d’Utrecht offrent à la Grande-Bretagne les moyens de la domination maritime et commerciale à laquelle elle aspire. […] Elle se voit récompensée pour ses bons offices par la cession de Gibraltar, de Minorque, du détroit et de la baie d’Hudson, de Terre-Neuve (même si les Français y conservent un droit de pêche), de l’île de Saint-Christophe. » Le bilan pour les Habsbourg demeure mitigé. « Les États héréditaires de la Maison d’Autriche confirmaient leur statut de grande puissance européenne. Dans une perspective téléologique, ces gains jetaient les bases d’un futur “ empire d’Autriche ”. Mais dans la logique dynastique, c’était un désastre. L’idéal de la Maison de Habsbourg, celui d’un empire catholique partagé en deux branches distinctes mais indissociablement liées, avait vécu.»

La victoire des puissances maritimes anglo-hollandaises participe à l’émergence de la Modernité. Ainsi peut-on retenir que « de ce conflit éreintant naît un nouvel agencement des pouvoirs en Europe et, par le biais des empires coloniaux, sur l’ensemble de la planète. Le temps où une famille (Habsbourg au XVIe siècle, Bourbon au XVIIe) jouissait d’une prééminence diplomatique et militaire est désormais révolu. Le siècle des Lumières s’ouvre sur le triomphe de la notion d’équilibre entre les États. La Guerre de Succession d’Espagne marque ainsi un tournant. L’Empire espagnol est démembré; la Maison d’Autriche se recentre sur Italie et sur les Balkans; l’Angleterre affirme sa prééminence sur les mers et sa présence sur le continent, au détriment de la Hollande; les ambitions royales de la Prusse et de la Savoie se confirment; la puissance française demeure redoutable, mais elle revient à des bornes acceptables par ses homologues européens. Si on ajoute que, au même moment, la Russie triomphe de la Suède pendant la Grande Guerre du Nord (1700 – 1721), on constate qu’au début du XVIIIe siècle se dessine une carte de l’Europe où dominent les États qui s’affronteront encore lors de la Première Guerre mondiale ». La Guerre de Sept Ans (1756 – 1763), puis les Guerres de la Révolution et de l’Empire (1792 – 1815) accentueront la mainmise anglo-saxonne pour au moins les deux siècles suivants. Maîtresse du Canada, l’Angleterre commencera un long et patient ethnocide des peuples américains d’ethnie française. Gibraltar et les Malouines resteront des territoires sous occupation britannique. Le récent fiasco de la vente des sous-marins français à l’Australie n’est au fond qu’une très lointaine conséquence de la défaite commune de l’Hispanité et de la Francité sur les champs de bataille de Blenheim (1704) et de Malplaquet (1709).

  • Clément Oury, La Guerre de Succession d’Espagne. La fin tragique du Grand Siècle, Tallandier, 2020, 520 p., 25,90 €.

mardi, 26 octobre 2021

Le retour de Daniel Cologne par un détour au Pays Basque...

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Le retour de Daniel Cologne par un détour au Pays Basque...

Ex: https://voxnr.com/52871/le-belge-daniel/

Militant actif au mitan des années 1970 en Suisse au nom du Cercle Culture et Liberté, le Belge Daniel Cologne rédige diverses brochures remarquées. Outre Julius Evola, René Guénon et le christianisme (réédité en 2011 aux éditions Avatar), il rédige en 1977 avec Georges Gondinet un fascicule au titre provocateur : Pour en finir avec le fascisme. Essai de critique traditionaliste-révolutionnaire. Il collabore à la revue de Maurice Bardèche Défense de l’Occident et publie la même année Éléments pour un nouveau nationalisme, un appel concis et vibrant en faveur d’une Droite européenne intégrale.

Introuvable chez la plupart des bouquinistes, ce court essai métapolitique vient d’être traduit en espagnol avec l’accord de l’auteur qui avait appris quelques mois plus tôt l’existence d’une édition parue dans la langue de Cervantes de Julius Evola, René Guénon et le christianisme et de Pour en finir avec le fascisme.

Pour la circonstance, l’essai, intitulé Elementos para un nuevo nacionalismo y La ilusión marxista, s’accompagne d’une préface inédite de l’auteur qui replace son point de vue dans le contexte de la Guerre froide. Il y a ajouté le verbatim d’une conférence prononcée, toujours en 1977, à Lausanne, ensuite paru en mars 1978 dans le n° 156 de Défense de l’Occident et qui traite de « L’illusion marxiste ».

Quand Daniel Cologne écrit son essai sur un nouveau nationalisme qu’il ne peut qu’envisager européen, il s’inscrit déjà aux périphéries de la « Nouvelle Droite » issue du GRECE dont il désapprouve l’orientation biohumaniste, nominaliste et empirique scientiste. Les différents revirements postérieurs de la Nouvelle Droite parisienne ont rendu caduques ses critiques souvent prémonitoires. Usant d’une belle plume didactique, l’auteur revient sur « le mythe de la troisième voie », tente de définir une authentique Droite radicale organique et dresse des perspectives d’avenir sur la nouvelle idée nationaliste. Ainsi avance-t-il que « si, sur le plan économique, le nationalisme révolutionnaire peut se situer à gauche, pour ce qui est des valeurs essentielles, politiques, éthiques et culturelles, il doit être une idéologie de droite et ne pas avoir peur de revendiquer cette étiquette après l’avoir redéfinie comme il convient. Contrairement à ce que croient la plupart des nationalistes révolutionnaires, c’est en refusant l’étiquette qu’ils font le jeu du terrorisme intellectuel, sont accusés de noyer le poisson et passent pour des complices de l’establishment bourgeois. Le meilleur moyen d’éviter ce malentendu n’est ni de reprendre l’étiquette stupidement à son compte, ni de vouloir la fuir à tout prix, mais de la redéfinir dans l’optique traditionaliste susdite, ce qui autorise sa revendication pour les composantes essentielles de l’idéologie nationaliste révolutionnaire ».

Il conçoit cet idéal nationaliste européen sur les traces de Max Scheler, le fondateur de l’anthropologie philosophique et maître à penser d’Arnold Gehlen, et de son compère Georges Gondinet. Ce dernier a peu de temps auparavant théorisé un nationalisme ternaire fondé sur la complémentarité de la patrie charnelle (les régions ou/et les ethnies), de la patrie historique (la nation politique) et de la patrie idéale (l’Europe). Daniel Cologne estime que « le seul moyen de résoudre l’épineuse question des ethnies, dont le réveil menace les nations d’éclatement, est d’ouvrir les nationalismes sur l’Europe. D’une part, le nationalisme doit emprunter à la grande tradition politique de notre continent la notion d’État organique qui concilie l’unité nécessaire à toute société évoluée avec le respect, voire l’encouragement de sa diversité naturelle. Conçu de façon organique, le nationalisme s’accommode d’une certaine autonomie des régions. D’autre part, si la nation, loin de s’ériger en un absolu, se considère seulement comme une composante autonome du grand ensemble organique européen, les régions et les ethnies n’auront aucune peine à se considérer comme les incarnations nécessaires du principe de diversité au sein de la grande unité nationale. Dans une Europe organique des nations organiques, être breton ou français, basque ou espagnol, flamand ou belge, jurassien ou suisse ne sont que des manières parmi d’autres d’être européen ».

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En langue espagnole, et également auprès des éditions Letras Inquietas, le long entretien que Daniel Cologne avait accordé à Robert Steuckers en 2001.

S’il s’interroge avec inquiétude sur la « catamorphose de l’esprit héroïque », l’auteur s’attache aussi à mettre en valeur l’« étymon spirituel européen » afin de permettre aux peuples natifs du Vieux Continent d’effectuer le grand saut salutaire vers l’affirmation grande-européenne complète. Il n’hésite pas par conséquent à insister que « l’antimatérialisme et l’élitisme ne sont pas les éléments constitutifs d’une “ troisième voie ” idéologique parmi d’autres, mais les composantes d’un courant authentiquement révolutionnaire opposé à la collusion capitalo-communiste et à l’hydre à deux têtes de la démocratie ». Il prévient plus loin que « la concrétisation politique de l’étymon spirituel héroïque de l’Europe est la conception organique et aristocratique de l’État chère à notre continent ».

Agrémentée de notes qui expliquent les clins d’œil à l’actualité de cette époque, la conférence sur la pensée marxiste conserve une singulière actualité quatre décennies plus tard. En effet, dans cette dissection méticuleuse du marxisme alors dominant dans le champ culturel occidental, Daniel Cologne annonce sans le savoir lui-même la machine infernale intellectuelle wokiste – féministe – LGBTiste qui corrompt aujourd’hui les universités rongées par le fléau libéral ! « L’action dissolutive du marxisme idéologique sur la mentalité occidentale, note-t-il bien avant l’émergence du communisme de marché, a été grandement facilité par le préalable travail de sape du libéralisme bourgeois. »

Il prévient enfin l’auditoire que le cœur nucléaire de la théorie marxiste, la lutte des classes, va tôt ou tard être substitué par d’autres affrontements tout aussi segmentés, partiels et parcellaires : les femmes contre les hommes, les jeunes contre les adultes, les véganes contre les carnivores, les immigrés contre les autochtones. Même s’il ignore le vocabulaire victimaire, inclusif, décolonial, non racisé et peut-être post-genré désormais en vogue, l’auteur signale les prémices une future « intersectionnalité » qui doit mettre à bas toutes les structures patriarcales hétérosexuelles genrées blanches non validistes…
Bientôt auteur de nombreuses monographies sur des écrivains étrangers francophones, dont maints Belges, ce grand connaisseur des Lettres françaises accuse le « Nouveau Roman » de « déconstruire » l’œuvre littéraire en elle-même. Il ne se doute pas qu’à ce moment-là, les têtes pensantes de l’« École de Francfort » exilées aux États-Unis dès la fin des années 1930 élaborent la « psychologisation » du marxisme et la « psychiatrisation » du fascisme…

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Grâce aux éditions Letras Inquietas, le public hispanophone peut dorénavant s’approprier deux textes de haute volée, véritables munitions intellectuelles dans la guerre culturelle en cours, d’autant que « face à la pensée totalitaire marxiste, doit se dresser une pensée totale, ou, si l’on préfère, organique ». Et la France ? Il est souhaitable que cet essai paraisse de nouveau par les bonnes grâces d’un valeureux éditeur hexagonal. Il serait temps, car entre les zélotes loufoques du Frexit et les tenants insupportables de l’euro-mondialisme cosmopolite, la vision européenne, enracinée et exigeante de Daniel Cologne s’impose plus que jamais comme une évidence incontestable.

• Daniel Cologne, Elementos para un nuevo nacionalismo y La ilusión marxista, Letras Inquietas, colección Identidades, 2021, 78 p., 11,90 €.

 

 

lundi, 25 octobre 2021

Intellectuel et gentilhomme : l'activité littéraire de Gianfranco de Turris

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Intellectuel et gentilhomme: l'activité littéraire de Gianfranco de Turris

Giovanni Sessa

Ex: https://www.paginefilosofali.it/

L'hégémonie culturelle de l'"intellectuellement correct" a placé les penseurs qui sont fonctionnels au système, à la vision moderne et matérialiste du monde, au centre de l'actualité culturelle de notre pays. Les intellectuels qui ont tenté de réagir à cette situation par des initiatives éditoriales substantielles se comptent sur le bout des doigts. Ils ont alors souffert d'une marginalisation culturelle et professionnelle. Gianfranco de Turris, érudit du fantastique et auteur de nouvelles, mais aussi critique et interprète raffiné de ce genre narratif, est sans aucun doute l'un d'entre eux. Son activité journalistique et non-fictionnelle a débuté en 1961. Ceux qui veulent se rendre compte de l'intensité, de la profondeur et de la clairvoyance exégétique de de Turris n'ont qu'à feuilleter les pages d'un récent volume destiné à rappeler ses soixante ans de vie littéraire. Nous nous référons à, Il viaggiatore immobile. Saggi per Gianfranco de Turris in occasione dei 60 anni di attività (1961-2021) édité par Andrea Gualchierotti et publié par Solfanelli (pour les commandes : 335/6499393, edizionisolfanelli@yahoo.it, pp. 227, euro 13,00).

imagesgfdt.jpgLe livre est un recueil de contributions d'amis, de collaborateurs et de collègues, enrichi d'une célèbre contribution critique de Gianfranco de Turris lui-même, Dal Mito alla Fantasy (Du mythe à la littérature fantastique), et d'une bibliographie de ses œuvres de fiction. Il ne s'agit pas d'une célébration sans critique, d'un ouvrage simplement hagiographique et panégyrique dans un sens dissuasif, mais, comme le souligne l'éditeur, "d'un hommage bien mérité qui a d'autant plus de valeur que celui qui le reçoit se bat encore sur le terrain" (p. 8). Le livre rassemble différentes contributions, certaines basées sur des souvenirs, d'autres visant à présenter un portrait psychologique, humain et existentiel de de Turris. On y trouve aussi, bien sûr, des analyses importantes de ses contributions sur l'œuvre de Tolkien, Lovecraft, Meyrink, Machen et la littérature de science-fiction. Sebastiano Fusco, qui, en tant que jumeau littéraire, a accompagné presque entièrement notre activité éditoriale, se souvient que tout est né à Rome, au début des mémorables années soixante, une période de grands changements sociaux, caractérisée par une nouvelle ferveur intellectuelle. Roberto Scaramuzza, qui deviendra plus tard le rédacteur en chef du légendaire magazine Abstracta, met de Turris et Fusco en contact. Tous trois vivaient dans le même quartier et c'est là qu'ils ont également rencontré Luigi de Pascalis. Une fraternité est née et s'est poursuivie au fil des ans.

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Les "garçons de Piazza Bologna" partageaient les mêmes intérêts culturels: "ils étaient fans de science-fiction, ce qui, à l'époque, nous distinguait comme des personnes particulières", explique Fusco (p. 204). De Turris a collaboré à la revue Oltre il Cielo (Au-delà du ciel), dans laquelle est paru le premier article écrit en collaboration avec Sebastiano. Le texte aborde un thème essentiel pour la littérature de science-fiction: la nécessité d'introduire des traductions italiennes complètes et correctes. Il s'agissait d'un véritable projet éditorial, qui a pris forme avec la naissance de la maison d'édition Fanucci. Avec la contribution du duo de Turris-Fusco, Fanucci publie au moins une centaine de volumes, avec "une présentation exhaustive des auteurs, un appareil de notes pour faciliter la lecture, [...] des textes avec des introductions conçues comme de petits essais destinés à explorer le sens mythico-littéraire de la fiction fantastique" (p. 205). C'était un tournant. Dès lors, les littératures de l'imaginaire, considérées comme de second ordre par les critiques à la page, ont acquis une dignité culturelle et le "miracle de l'impossible" est devenu un code de lecture avec lequel regarder le monde, au-delà des frontières asphyxiées marquées par le réalisme dominant.

De Turris, dans ce domaine d'investigation particulier, a joué un rôle de promotion de premier plan, tant à l'égard des grands noms de la littérature fantastique que des auteurs moins connus. Il a certainement été le plus grand représentant de l'exégèse néo-symboliste de la Fantasy. En ce qui concerne Tolkien, cela est rappelé de manière appropriée dans le bel essai de Chiara Nejrotti, où l'on souligne à juste titre que Novalis et Eliade ont tous deux pensé le fini comme une manifestation de l'infini: la vie de l'Éternel clignote dans les entités de la nature: "Au début, l'humanité a perçu le monde comme une totalité, et elle-même comme une partie de celui-ci" (p. 113). Le processus d'individuation a progressivement conduit l'homme à se percevoir comme autre que le cosmos. Ainsi : " C'est [...] pour rendre possible la réunification originelle que l'esprit humain a créé les symboles " (p. 113). Le Seigneur des Anneaux a réintroduit, dans le monde désacralisé de la modernité, le mythe et l'épopée, dont les hommes contemporains, notamment les jeunes des années 1970, ressentaient un besoin urgent. Tolkien, au lieu de créer une "mythologie pour l'Angleterre", comme il le disait, a en fait produit une "mythologie pour l'Europe". L'intérêt de De Turris pour Tolkien l'amène, toujours en association avec Fusco, à écrire une pièce de théâtre sur le sujet, Ricordi di un Hobbit, dont les intrigues sont traitées dans un essai de Stefano Giuliano, avec des arguments pertinents.

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L'apogée de la critique fantastique de de Turris est représentée par sa lecture de Lovecraft. Pietro Guariello le montre avec des preuves lapidaires. Pour de Turris, l'écrivain de Providence n'est pas un simple scribe du chaos, puisque: "Il y a en nous une écharde qui résiste, un noyau de matière têtue qui ne se dissout pas dans l'eau corrosive du chaos: il faut la chercher, l'augmenter, par une conduite de vie cohérente [...] qui nous mette en paix avec nous-mêmes" (p. 75). Lovecraft devient, en quelque sorte, l'image de de Turris réfractée dans le miroir : tous deux en quête d'ordre dans le chaos rampant, tous deux animés d'un esprit anti-moderne. Le fantastique lovecraftien nous permet d'observer, avec un œil curieux, l'abîme qui se cache derrière une réalité apparemment rassurante. L'écrivain déplace l'attention des lecteurs de la terreur intérieure de l'homme vers la dimension cosmique. Ce thème est également présent dans l'exégèse de Machen par de Turris, dont les personnages "apparaissent comme la proie de forces dont ils n'ont pas une réelle compréhension" (p. 98), rappelle Marco Maculotti.

Cela nous semble d'ailleurs être la même exigence que celle à laquelle de Turris a adhéré dans sa production narrative. Il y réactualise, comme le souligne Andrea Scarabelli de manière convaincante, un fantasme panique et méditerranéen, le "monde à l'envers" décrit par Giambattista Basile dans Lo cunto de li cunti, ou, comme le soutient Max Gobbo, il recherche un fantasme "ontologique", notamment dans le récit Il silenzio dell'universo. Tout cela montre que de Turris joue un rôle de premier plan dans la littérature contemporaine, tant en termes de narration que de promotion culturelle et d'exégèse critique. Ses écrits nous montrent comment il a compris, dès sa collaboration aux pages de Linus, réalisé par Oreste del Buono, la nécessité d'agir à la fois au niveau de la "haute" culture (pensez à son édition de l'Opera omnia de Julius Evola pour Mediterranee) et de la culture populaire (son intérêt pour les bandes dessinées). Cette conviction s'est maintenue même après son arrivée à la RAI, comme en témoignent les enregistrements de son émission radiophonique L'Argonauta. Gianfranco de Turris est sans aucun doute un intellectuel hors pair, mais il est avant tout un gentleman. Ce terme, explique Fusco, "indique [...] ceux qui [...] se tiennent plus haut et [...] voient plus loin, comprennent plus tôt, saisissent des choses que les autres ne voient pas" (p. 203) et, pour nous, ce sont ceux qui vivent en cohérence avec leurs propres idées.

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Des écrits du syllogue émerge l'action pédagogique qu'il exerce, parfois comme un perfectionniste ou comme un "bienfaiteur bourru", envers les jeunes et les moins jeunes qui collaborent avec lui, les stimulant à une révision et une amélioration constantes des textes produits. Nous recommandons vivement la lecture de The Motionless Traveller. Dans ses pages, ceux qui souhaitent approcher de Turris pourront puiser une série d'informations utiles sur ses "défauts" (et qui n'en a pas), ses goûts, comme sa passion immodérée pour les sucreries, racontée de façon hilarante par Marco Cimmino mais, surtout, sur sa générosité intellectuelle. En fait, il s'est toujours efforcé d'introduire ceux qui lui étaient proches (y compris l'écrivain) dans le monde de l'édition, mais n'a pas toujours été récompensé en retour... Un livre de témoignages qui lui rend justice. À une époque comme la nôtre, ce n'est pas rien...

Giovanni Sessa

dimanche, 24 octobre 2021

Georges Sorel, notre maître. Le livre de Pierre Andreu

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Georges Sorel, notre maître. Le livre de Pierre Andreu

par Gennaro Malgieri

Ex: https://www.destra.it/home/georges-sorel-il-nostro-maestro-il-libro-di-pierre-andreu/

Pierre Andreu est l'une des grandes figures oubliées de la culture politique du vingtième siècle. On lui doit pourtant d'importantes études sur Max Jacob, Drieu La Rochelle et surtout Georges Sorel. Ce manque de mémoire est dû aux préjugés dont il a fait l'objet, animés principalement par les intellectuels de la gauche française de l'après-guerre qui ne lui pardonnaient pas son amitié avec le philosophe catholique Emmanuel Mounier et l'ancien ministre de Vichy Paul Marion. Mais c'est surtout sa "révision" de la pensée de Sorel, qu'il appelait "Notre maître" dans l'essai que nous recensons ici, qui a alimenté le ressentiment de la gauche à son égard.

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Sorel était sans aucun doute un grand maître à penser : en témoigne le travail qu'il a mené avec passion pour démonter la théorie marxiste, fournissant ainsi au syndicalisme révolutionnaire naissant les armes pour s'opposer à l'exploitation du prolétariat dans le cadre plus large de la crise de civilisation dans laquelle il était inévitablement impliqué, comme la bourgeoisie d'ailleurs. Des classes sociales victimes du progrès, responsables de la décadence morale et sociale que Sorel a dénoncée dans un ouvrage aussi mince qu'efficace et passionnant : Les Illusions du progrès.

Journaliste, essayiste, biographe et poète, Pierre Andreu est né le 12 juillet 1909 à Carcassonne, dans le département de l'Aude en Occitanie. En tant qu'étudiant, il est fasciné par les œuvres de Charles Péguy, Pierre-Joseph Proudhon et Georges Sorel, avec lesquels il se lie d'amitié, malgré l'énorme différence d'âge. Et ce n'est pas par hasard, mais par véritable gratitude, que ce livre, dédié à son ami et maître, s'ouvre sur ces mots: "J'ai rencontré Sorel dans l'atelier de Péguy. À cinquante ans, avec sa barbe blanche, il avait l'air d'un vieillard dans cet endroit qui mesurait à peine douze mètres carrés et où personne ne touchait aux trente ans". Une intense entente s'établit entre le vieil homme et le jeune homme, qui se traduira par les livres que l'élève consacrera des années plus tard au penseur, ainsi que par les choix intellectuels et politiques ultérieurs qui le conduiront, de manière apparemment contradictoire, près de Mounier et de sa revue catholique Esprit et de l'anarcho-fasciste Drieu La Rochelle. À la fin des années 1930, Andreu se définit comme un fasciste. Et malgré ce choix difficile, il reste proche de Max Jacob, dont il admire la poésie et la peinture, ainsi que la rectitude morale: anti-nazi, il est mort dans un camp.

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Andreu connaît un meilleur sort à la fin de la guerre: il est fait prisonnier et, après avoir purgé sa peine, il met en place de nombreuses activités culturelles et éditoriales, dont l'Accent grave (revue de l'Occident), lancé en 1963 avec Paul Sérant, Michel Déon, Roland Laudenbach et Philippe Héduy, quelques-uns des meilleurs représentants de la pensée conservatrice française de l'époque. Le magazine s'inspire des idées de Charles Maurras et se concentre sur la crise de la civilisation occidentale. Andreu est ensuite directeur du bureau de l'ORTF à Beyrouth de 1966 à 1970, où il entre en contact avec des intellectuels arabes et palestiniens et devient ensuite directeur de la chaîne de radio France Culture.

En 1982, il a reçu le prix de l'essai de l'Académie française pour son ouvrage Vie et mort de Max Jacob. Dans les dernières années de sa vie, Andreu a soutenu François Mitterrand, sans oublier son ancien maître, au point de reprendre la rédaction des Cahiers Georges Sorel.

Pierre Andreu est mort le 25 mars 1987 à l'âge de 77 ans, écologiste et pacifiste, témoignant jusqu'au bout de son étonnante irrégularité intellectuelle malgré la cohérence d'une pensée inspirée par la lutte contre la décadence.

Parmi ses ouvrages les plus importants, citons Drieu, témoin et visionnaire, préfacé par Daniel Halévy ; Histoire des prêtres ouvriers ; l'essai sur Max Jacob déjà cité ; Les Réfugiés arabes de Palestine ; Le Rouge et le Blanc : 1928-1944 (mémoires) ; avec Frédéric Grover (1979), Drieu La Rochelle ; Georges Sorel entre le noir et le rouge ; Poèmes ; Révoltes de l'esprit : les revues des années 30.

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Sorel, notre maître, est déterminant dans l'interprétation des idées de l'idéologue français. Il est si décisif qu'Andreu en fait une sorte de "prophète" du déclin en reconstruisant sa critique profonde des conséquences des Lumières, des résultats de la Révolution française et donc du produit plus mûr des deux événements, intellectuel et politique, qui ont changé l'histoire de la pensée européenne : le marxisme. C'est entre 1897 et 1898 que Sorel prend conscience de l'inanité du socialisme marxiste pour changer le destin des classes populaires et forger en même temps une nouvelle société.

Lorsque la crise du parti socialiste éclate, grâce aux critiques impitoyables de Bernstein et Lagardelle, Sorel se range sans hésiter du côté des réformateurs et attaque le marxisme en affirmant qu'il n'est "pas une religion révélée". Andreu ajoute qu'à la même époque, le Maître a fait la grande découverte de sa vie : le syndicalisme dans lequel il voyait l'avenir du socialisme. Le syndicalisme consiste, essentiellement, en une action autonome des travailleurs. Ainsi, ce ne sont plus les partis, les associations affiliées aux cliques politiques, le parlementarisme comme élément d'acquisition de pouvoirs indus qui auraient pu faire bouger un monde embaumé par la Grande Révolution. Rien de tout ça. Ce sont les travailleurs qui doivent, peut-être violemment, prendre possession de leur destin, qui coïncide avec celui de la nation.

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Sorel, tout en restant paradoxalement marxiste, estime, écrit Andreu, que la remise en cause du marxisme exigée par les révisionnistes au début du XXe siècle pour sauver tout ce que le marxisme avait apporté en philosophie et en recherche économique, a été réalisée par les syndicalistes révolutionnaires dans la pratique de l'action ouvrière.

C'est à Benedetto Croce que nous devons l'introduction de la pensée et de l'œuvre de Sorel en Italie. Bien qu'éloigné de l'idéologue français en termes de théorie et de pratique politique, le philosophe italien a saisi sa "proximité" tant au niveau de sa critique du marxisme que de sa rectitude morale illustrée par une vie concentrée sur l'étude et la compréhension de la modernité - nous dirions aujourd'hui - sans se laisser emporter par les modes et les utopies en vogue à l'époque. C'est ainsi que l'œuvre majeure de Sorel, Réflexions sur la violence (1906), a pu paraître en Italie grâce à Croce et influencer de manière décisive les intolérants au marxisme scolastique, à commencer par les syndicalistes révolutionnaires dont elle est devenue le "mythe" absolu, tandis que Lénine et Mussolini s'abreuvaient également à sa doctrine.

Sorel a reconnu que si pour Marx le socialisme était "une philosophie de l'histoire des institutions contemporaines", il lui apparaissait comme "une philosophie morale" et "une métaphysique des mœurs", mais aussi "une œuvre grave, redoutable, héroïque, le plus haut idéal moral que l'homme ait jamais conçu, une cause qui s'identifie à la régénération du monde". Les socialistes n'auraient donc pas à formuler des théories, à construire des utopies plus ou moins séduisantes, puisque "leur seule fonction consiste à s'occuper du prolétariat pour lui expliquer la grandeur de l'action révolutionnaire qui lui est due".

"Le socialisme est devenu une préparation pour les masses employées dans la grande industrie, qui veulent supprimer l'État et la propriété; on ne cherche plus comment les hommes s'adapteront au bonheur nouveau et futur: tout se réduit à l'école révolutionnaire du prolétariat, tempérée par ses expériences douloureuses et caustiques". Le marxisme n'est donc pour Marx qu'une "philosophie des armes", tandis que son destin "tend de plus en plus à prendre la forme d'une théorie du syndicalisme révolutionnaire - ou plutôt d'une philosophie de l'histoire moderne dans la mesure où celle-ci est fascinée par le syndicalisme. Il ressort de ces données indiscutables que, pour raisonner sérieusement sur le socialisme, il faut d'abord se préoccuper de définir l'action qui relève de la violence dans les rapports sociaux actuels".

Ici: c'est la suggestion d'un théoricien de l'histoire moderne qui rapproche Croce de Sorel, à qui il reconnaît qu'"à cause du flou de la pensée de Marx sur l'organisation du prolétariat, les idées de gouvernement et d'opportunité se sont glissées dans le marxisme, et ces dernières années, une véritable trahison de l'esprit lui-même a eu lieu, remplaçant ses principes authentiques par "un mélange d'idées lassalliennes et d'appétits démocratiques...". Les conseils de Sorel aux travailleurs sont résumés en trois chapitres, à savoir: en ce qui concerne la démocratie, ne pas courir après l'acquisition de nombreux sièges législatifs, qui peuvent être obtenus en faisant cause commune avec les mécontents de toutes sortes; ne jamais se présenter comme le parti des pauvres, mais comme celui des travailleurs; ne pas mélanger le prolétariat ouvrier avec les employés des administrations publiques, et ne pas viser à étendre la propriété de l'État; - en ce qui concerne le capitalisme, rejeter toute mesure qui semble favorable aux travailleurs, si elle conduit à un affaiblissement de l'activité sociale; en ce qui concerne le conciliarisme et la philanthropie, rejeter toute institution qui tend à réduire la lutte des classes à une rivalité d'intérêts matériels; rejeter la participation des délégués ouvriers aux institutions créées par l'Etat et la bourgeoisie; s'enfermer dans les syndicats, ou plutôt dans les Chambres de Travail, et rassembler autour d'eux toute la vie ouvrière".

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La morale révolutionnaire - qui allait au-delà du marxisme - était toute là, comme le résume Croce dans Conversations critiques. Sorel a nourri et manifesté de grandes ambitions qu'il aurait transfusées dans son enseignement doctrinaire : combattre l'indifférence en matière de morale et de droit, lutter contre l'utilitarisme, initier le peuple à la vie héroïque. Nous serions heureux, écrit-il en 1907 dans les Procés de Socrate, si nous pouvions parvenir à allumer dans quelques âmes le feu sacré des études philosophiques et à convaincre certains des dangers que court notre civilisation par l'indifférence en matière de morale et de droit.

En bref, seul un mouvement ouvrier héroïque et pur, selon Sorel, pourrait empêcher le monde de glisser vers la décadence, comme l'a observé Andreu, "en bannissant toute influence démocratique et bourgeoise (parlementaires, fonctionnaires, avocats, journalistes, riches bienveillants), en rejetant toute idée de compromis avec les patrons et en assurant une autonomie d'action complète".

Sorel était devenu un conservateur. Le spectacle français et européen l'a déprimé. Il ne voyait plus personne. Il y avait peu d'amis avec qui il échangeait des lettres et à qui il confiait son amertume. Les nouveaux révolutionnaires n'étaient pas dignes de sa leçon, même si, du moins en Italie, ils continuaient à le vénérer. Il a écrit à quelques personnes: Benedetto Croce et Mario Missiroli qui a accompagné "le dernier Sorel" vers la fin. Missiroli (photo, ci-dessous) avait l'habitude de publier ses articles dans le Resto del Carlino (il les a ensuite réunis en deux volumes: L'Europa sotto la tormenta et Da Proudhon a Lenin). Seul, malade et pauvre, il meurt le 27 août 1922. Sa chambre funéraire, raconte Daniel Halévy, était nue, le cercueil recouvert d'un tissu noir, sans croix, reposant sur un simple trépied, personne ne veillait sur lui, une flamme s'éteignait lentement.

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L'homme qui avait mis le feu à l'Europe n'avait même pas les condoléances de ceux qui lui devaient tout. Et il a laissé derrière lui l'une de ses œuvres les plus impressionnantes, des Réflexions sur la violence aux Illusions du progrès et aux Ruines du monde antique : un héritage dans lequel nous ne cesserons jamais de puiser à la recherche des raisons de la décadence d'un monde et des déceptions de révolutions qui ont produit des monstruosités infinies.

Pierre Andreu, Sorel il nostro maestro, éditions Oaks, 2021, pp. 295, € 25,00.

vendredi, 22 octobre 2021

Le mysticisme de Nietzsche

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Le mysticisme de Nietzsche

Un classique du philosophe Gustave Thibon ("Nietzsche ou le déclin de l'esprit") sur le philosophe allemand a été republié chez Iduna.

par Giovanni Sessa

Ex: https://www.barbadillo.it/101348-la-mistica-di-nietzsche/

Gustave Thibon, Nietzsche ou le déclin de l'esprit

50733274._SX318_SY475_.jpgCertains livres, ceux qui éclairent des problèmes théoriques et des besoins existentiels déjà présents en nous, peuvent être lus d'une traite. Nous sortons, nous, d'une telle lecture, qui ne nous a pas peu fascinés. Nous faisons référence à un texte capital du philosophe français Gustave Thibon, Nietzsche ou le déclin de l'esprit, qui est paru dans le catalogue d'Iduna editrice (pour les commandes : associazione.iduna@gmail.com, pp. 299, €25.00). Le texte est accompagné d'une préface de Massimo Maraviglia, visant à contextualiser la figure de l'auteur dans le panorama culturel du vingtième siècle et à clarifier le rapport paradoxal qui liait ce dernier au penseur de l'Au-delà de l'homme. En premier lieu, il nous semble que le volume montre comment les choix intellectuels divergents des uns et des autres n'ont pas du tout pesé sur l'exégèse faite par le penseur français. Le catholique Thibon trouve chez le philosophe allemand un trait mystique, totalement négligé par les interprètes proches des perspectives nietzschéennes.

Naturellement, comme on le verra, nous faisons référence à une sorte de mysticisme négatif qui aurait agi comme un pôle d'attraction sur le théoricien de l'éternel retour. Pour entrer dans le cœur vital du nietzschéisme, Thibon présente le drame intime vécu par l'homme Nietzsche, dans la mesure où, à la manière fichtienne, il est conscient que derrière toute philosophie il y a un homme, avec ses propres idiosyncrasies, ses passions et un trait de caractère donné. En effet, il avoue explicitement "Nous pensons [...] que chez Nietzsche la doctrine est toujours déterminée par les passions et les réactions de l'homme" (p. 9). Et si Nietzsche n'avait pas soutenu que: "il n'y a pas de vérités, sauf les vérités individuelles"? (p. 9). En raison de l'accent mis sur l'homme, sur son esprit convulsivement tendu vers l'infini, le volume que nous présentons ici va au-delà de la "lettre" du penseur de Röcken, mais en retrace la substance. Cette méthode herméneutique est une conséquence des choix existentiels faits par Thibon. Fils de paysans, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il est contraint de prendre la place de son père parti au front et de travailler dans les champs.

Schermata-2021-10-20-alle-15.53.47-323x500.pngLa nature est devenue son premier professeur de sagesse. Il a observé et apprécié sa dimension cyclique, montrant à l'homme le chemin de l'éternité. De la vie rurale qu'il a menée dans son manoir ancestral de Saint-Marcel-d'Ardèche, à laquelle il s'est consacré définitivement après une période d'errance et de voyages, il a tiré l'idée que la limite est le caractère distinctif et insurmontable de la vie. L'étude et la lecture occupaient ses journées, ainsi que les travaux des champs. D'où l'épithète, qui l'a accompagné jusqu'à ses derniers jours, de paysan-philosophe. Ami du premier Maritain, il a accueilli en 1941 Simone Weil, de qui il a appris, comme le rappelle la préface, que: "L'homme désire toujours quelque chose au-delà de l'existence" (p. III). Autodidacte exceptionnel, il est profondément influencé par l'enseignement de Léon Bloy, qui fait de lui un "chrétien extrême": "Je suis un extrémiste à cause de mon attirance pour la théologie négative, la mystique de la nuit, le "Dieu sans base ni appui" qui était celui de saint Jean de la Croix et qui est le mien aujourd'hui" (p. II). Cette tendance spirituelle le met également en contact avec Gabriel Marcel: ce dernier avait compris le caractère énigmatique de l'existence, car il était conscient de "la différence fondamentale entre la pensée scientifique objectivante [...] et une ontologie consciente qui voit (dans la vie) essentiellement le mystère " (p. III).

La critique de la modernité par Thibon s'appuie sur un constat qui, à ses yeux, semblait aller de soi. A l'époque actuelle, "le ciel est fermé et l'égout est grand ouvert" (p. III). La société contemporaine a un trait catagogique, dans la mesure où en elle la vie a été privée de son essence, de sa raison d'être. Thibon, tout comme Nietzsche, voulait redonner un sens au monde. Les deux ont suivi des chemins différents: le chemin chrétien pour le premier, le chemin du retour à Hellas pour le second. Pourtant, ils partageaient tous deux une donnée existentielle commune: le désir de dépasser la simple existence, sensible à l'appel de l'infini et de l'éternel.

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Le Français est, en effet, fasciné par la soif d'absolu qui se dégage des pages de l'Allemand. En eux, il semble percevoir un "pressentiment" du divin, qui disparaîtra bientôt chez Nietzsche, en raison de la montée orgueilleuse de l'ego. Pour Thibon, le "oui à la Terre" du penseur de l'Au-delà de l'homme finit par rencontrer le Néant, il ne s'ouvre pas à la Fondation: "Le monde du devenir, totalement imprégné de Néant, Nietzsche ne le veut plus comme un pont jeté vers la rive divine, mais comme le but fascinant de toute destinée" (p. 277).

En tout cas, pour Thibon, l'antichristianisme de Nietzsche est compensé par sa fascination pour Dieu. De manière appropriée, Maraviglia rappelle le jugement de Karl Löwith sur Nietzsche. Le disciple de Heidegger interprète la "volonté de puissance" comme la volonté d'avenir, la dernière manifestation de la théologie de l'histoire chrétienne, désormais définitivement immanentisée. Au contraire, la civilisation antique, notamment hellénique, avait en son centre la physis, la nature, avec ses cycles éternels, la montée et la chute des entités, d'où le primat de la volonté était totalement absent. La critique acerbe du moralisme, c'est-à-dire la pédagogie de l'anti-morale de Nietzsche, la tabula rasa des pseudo-valeurs du monde bourgeois, aurait pu induire chez le penseur allemand cette dénudation de l'ego, opérée par les mystiques chrétiens, en particulier par saint Jean de la Croix, auquel Thibon dédie la troisième partie du volume. Nietzsche et Jean de la Croix "avaient l'âme de l'adorateur ardent" (p. 225), et s'efforçaient de chasser d'eux-mêmes toute impureté "humaine, trop humaine".

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De Nietzsche jaillit "un torrent furieux de négation" (p. 228) des faux idéaux de la modernité. Thibon relie la négation des nouvelles idoles à Dieu, à l'immuable. Le philosophe français attribue la catastrophe existentielle de l'Allemand au fait qu'il soit resté fidèle au devenir. En réalité, à notre avis, si l'on doit parler d'échec nietzschéen, il faut l'attribuer au résidu chrétien qui a fait de l'éternel retour une énième philosophie de l'histoire, incapable, pour cette raison, de rencontrer réellement la physis grecque. Ce n'est que face à cela que l'homme se dépense stoïquement, comme le répétait Löwith: "Il n'espère pas, il ne désespère pas", pour une vie persuadée.

L'option de la foi nous sépare de Thibon. Néanmoins, nous considérons que ce livre est d'une grande pertinence exégétique. Il saisit ce qui est "caché" chez Nietzsche et le transmet au lecteur d'une manière passionnée et engageante.

jeudi, 21 octobre 2021

"Explorateurs du continent" par Claudio Mutti: l'Eurasie et le sens de l'unité

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"Explorateurs du continent" par Claudio Mutti: l'Eurasie et le sens de l'unité

par Riccardo Rosati

Ex: https://www.barbadillo.it/79739-cultura-esploratori-del-continente-di-claudio-mutti-eurasia-e-il-senso-dellunita/?fbclid=IwAR2XY0hh1OQi0QZgCHkNXKZrhjUqwKdUlH5AGNymaV1eb-O2HhiW2_v_O6Q

La géopolitique et les outils d'interprétation nécessaires

claudio-mutti-esploratori-del-continente-L-NV-6RL.jpegDe nos jours, on parle beaucoup de géopolitique, malheureusement souvent sans posséder les instruments d'interprétation nécessaires, faute de lectures essentielles. Cela signifie que cette discipline très complexe est le plus souvent confondue avec le concept de "globalisme", qui analyse tout de manière simpliste comme une série de rapports de force économiques et militaires. La "victime" choisie de cette perspective erronée est le mot Eurasie. Il suffirait honnêtement de peu de choses pour ne pas confondre géopolitique et mondialisation, il suffirait de se référer aux lectures évoquées plus haut, soit les livres de Halford John Mackinder à ceux de Karl Haushofer, sans oublier Jean Thiriart; pour ne citer que l'école européenne, car la géopolitique a des bases très solides chez de nombreux chercheurs russes. Un outil utile pour commencer à mieux comprendre les fondements du raisonnement géopolitique se trouve dans le livre de Claudio Mutti: Esploratori del Continente. L'unité de l'Eurasie au miroir de la philosophie, de l'orientalisme et de l'histoire des religions.

Bien qu'il ait été publié il y a quelques années, il traite dans un langage simple de questions qui sont toujours d'une brûlante actualité. En effet, il ne faut pas se laisser abuser par le caractère essentiel des écrits de ce volume, dû à la volonté de clarifier et non d'embrouiller les idées du lecteur sur un sujet d'une énorme complexité. Ce n'est pas pour rien que chaque chapitre est accompagné d'un certain nombre de notes qui donnent une bonne idée de la grande qualité de cet ouvrage. Cela ne devrait pas surprendre, si l'on considère que l'auteur est également le fondateur de la revue Eurasia, qui tente depuis des années de proposer une interprétation différente de cette discipline, en s'opposant courageusement à l'occidentalo-centrisme des publications les plus populaires et qui sont, malheureusement, accréditées dans les cercles de l'élite comme possédant des compétences spécifiques que, bien au contraire, elles n'ont pas, déclinant continuellement la géopolitique à travers la lentille déformée de l'économie et d'un Droit International qui loue obstinément le Global Power.

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L'élément géographique et le facteur continental

Dans son introduction à l'ouvrage, Tiberio Graziani souligne combien le raisonnement de ce livre, bien qu'il porte sur des figures d'un passé plus ou moins récent, reste le raisonnement essentiel du débat géopolitique actuel: "La dimension continentale, ou largement régionale, semble constituer, en fait, l'entité géopolitique la plus sensible aux besoins historiques actuels de la population mondiale" (7). Il s'agit de préciser d'emblée comment l'approche "continentaliste", précisément parce qu'elle se fonde sur cet élément géographique si cher à Haushofer en particulier, reconnaît et valorise non seulement l'articulation géographique, mais aussi l'aspect géoculturel, donc l'identité, tant d'un point de vue ethnique que spirituel, relevant pleinement de la sphère des études dites traditionnelles. En ce qui concerne le continent eurasien, qui représente la portion la plus riche de la planète en termes de civilisation, il n'existe actuellement aucun texte en italien qui analyse pleinement son organicité géoculturelle. Le recueil d'essais de Claudio Mutti présenté ici contribue à combler cette lacune.

En examinant les travaux d'importants philosophes, orientalistes et historiens des religions des XIXe et XXe siècles, l'auteur nous permet de prendre conscience d'une convergence entre les nombreuses entités culturelles de l'Eurasie, qui ne doivent pas être comprises, comme on l'a dit, comme de simples facteurs économico-géographiques, mais plutôt comme de multiples éléments culturels, apparemment très différents, mais qui, si on les examine avec une approche traditionnelle - et c'est ce que fait Mutti - se révèlent unis par un lien profond. Certains des noms mentionnés dans ce livre sont connus, au moins par ouï-dire, du public qui lit (Friedrich Nietzsche, Giuseppe Tucci, Mircea Eliade, Martin Heidegger), d'autres moins (Italo Pizzi, Ananda K. Coomaraswamy, Franz Altheim, Henry Corbin), et c'est précisément en retraçant le rapport de ces derniers avec l'Asie que Mutti ouvre des perspectives en partie nouvelles. En effet, ces derniers temps, dans des milieux qui se présentent comme "dissidents" et aux attitudes abusivement juvéniles, on a régulièrement tendance à dire ce qui a déjà été dit, en s'attardant sur les auteurs habituels: Evola, Jünger, Spengler, pour se retrouver à colporter des raisonnements palustres comme s'ils étaient novateurs ou, pire encore, à pousser le désir d'être original jusqu'à l'inexactitude. Tout cela n'appartient pas du tout à la manière de faire de la recherche de Mutti, comme le démontre également ce travail, puisqu'il vient d'une formation "ancienne", et donc sérieuse, qui ne considère pas le présentisme culturel comme synonyme de compétence.   

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Pendant longtemps, les analystes désemparés qui circulent tant à droite qu'à gauche n'ont pas été en mesure de nous fournir les outils appropriés pour comprendre pleinement la valeur cruciale de la dimension continentale. Néanmoins, la reconstruction d'entités géopolitiques plus conformes aux besoins historiques actuels de la population mondiale est le seul remède pour arrêter la dégénérescence de la politique internationale. 

Quand on fait ne serait-ce qu'une allusion au fameux plan Kalergi, on est immédiatement accusé de conspiration. Cependant, les objectifs fixés au début des années 1920 par Richard Coudenhove-Kalergi (1894 - 1972) ont presque tous été atteints. Et c'est précisément en examinant l'état actuel du continent européen, mais vu sous l'angle de quelques éminents savants et penseurs du passé, que Mutti met indirectement à nu la crise d'identité des peuples occidentaux, et ce en citant des sources faisant autorité, des personnes qui se sont penchées avec une sophistication intellectuelle sur ce problème.

Par exemple, dans les toutes premières pages du livre, on rappelle les paroles de Nietzsche qui, réitérant sa haine tenace du nationalisme, réussit à résumer parfaitement la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, ayant également anticipé cette société apatride tant encouragée par le Global Power: "[...] ces circonstances amènent nécessairement avec elles un affaiblissement et à la fin une destruction des nations, au moins de celles qui sont européennes ; de sorte que d'elles toutes, par suite d'un métissage constant, devra naître une race mixte, celle de l'homme européen" (13). En ce qui concerne Nietzsche, il semble clair que son intérêt pour la spiritualité indienne était violemment anti-chrétien. Cela nous permet de mettre en évidence deux éléments qui caractérisent l'écriture de Mutti. C'est-à-dire que les personnalités qu'il considère se répartissent en deux catégories: les spécialistes de l'Orient, souvent aussi explorateurs de ces terres lointaines d'une part; les grands intellectuels fascinés par les cultures asiatiques d'autre part. Dans le cas de Nietzsche, et nous le disons avec le plus grand respect pour ce philosophe nodal, il est clair pour l'orientaliste qu'il jugeait plutôt qu'il ne voyageait ! C'est un Orient "exploité" pour parler, et mal, de l'Occident. A notre avis, cela affaiblit partiellement sa réflexion sur la relation entre ces deux continents. 

Des érudits à redécouvrir

À l'ère des livres qui ne servent pas ou peu à enrichir sa culture, découvrir quelque chose de nouveau est une grande source de réconfort; n'est-ce pas à cela que sert la non-fiction? S'il s'agit d'un autre savant italien oublié par la modernité, la joie est double. Mutti nous parle d'Italo Pizzi (1849-1920) (photo, ci-dessous), un iraniste et un homme de grande culture.

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En 1969, l'éminent arabisant Francesco Gabrieli dénonçait comme suit l'effacement de la mémoire de Pizzi dans notre Académie, coupable d'être toujours distraite: "l'oubli presque total dans lequel est tombé aujourd'hui ce laborieux vulgarisateur de la culture exotique" (29); des mots qui, il y a quelques années déjà, révélaient les maux de l'orientalisme italien, c'est-à-dire l'occultation, même dans les bibliographies, de tous ces noms qui, dans le passé, ont fait la grandeur des études italiennes sur l'Asie, en leur préférant ponctuellement des spécialistes anglo-saxons, ou des chercheurs contemporains qui, dans nos universités, se sont révélés peu à la hauteur de cette somptueuse tradition intellectuelle. Quant aux réflexions de Pizzi sur l'Orient, il souligne la grande pertinence de la littérature persane pour la littérature occidentale: "Or, ce qu'un poète persan a pu faire, on voit mal pourquoi un poète grec, dans des conditions peut-être pas si différentes, ne pourrait pas le faire" (33). Bien que Mutti souligne certaines analyses peut-être trop simplistes de la part de cet important orientaliste, il loue néanmoins sa capacité à avoir identifié dans le monde proto-musulman moyen-oriental, et dans le monde islamique en général, une ressource qui peut et doit encore être une source d'intérêt pour nous. L'histoire de la recherche italienne dans ce secteur est également glorieuse, grâce à de nombreux islamistes (pensons à Carlo Alfonso Nallino, auquel un prestigieux centre d'études est dédié à Rome, et qui fut un étudiant de Pizzi) et iranistes de grande importance, dont Pizzi est un digne membre. S'il y avait plus de livres, comme celui-ci, qui nous fassent redécouvrir de nombreux noms oubliés de la connaissance, l'orientalisme italien vivrait une saison différente de la présente.   

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Ananda K. Coomaraswamy (1877 - 1947) est l'un des plus grands représentants de la Pensée traditionnelle, même s'il est connu presque exclusivement par ceux qui s'occupent de ce courant philosophique particulier. L'érudit d'origine cinghalaise est souvent présent dans les écrits que Mutti a adressés au fil des ans à une vision traditionnelle de l'art, compris comme une expression de la spiritualité humaine et non, comme c'est le cas depuis des décennies, comme un simple fait historico-technique. Dans le chapitre qui lui est consacré, il est expliqué comment Coomaraswamy voyait une convergence entre l'Occident et l'Orient dans l'art, mais uniquement dans l'art traditionnel, tout en critiquant la décadence intrinsèque de l'art moderne: "qui n'a pas d'autre fin que lui-même" (46). 

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Coomaraswamy a servi de pont entre l'art occidental et l'art oriental, étant parfaitement versé dans les deux, parlant ainsi en vertu d'une compétence scientifique complète. En cela, il nous rappelle ce que le Japonais Kaiten Nukariya (1867-1934) a fait dans le domaine religieux, en essayant de raconter le bouddhisme zen aux Occidentaux d'une manière compréhensible pour nous, et avec des références également au christianisme, dans son livre, que nous avons introduit et édité : La religione dei samurai. Filosofia e disciplina zen in Cina e Giappone (Roma, Edizioni Mediterranee, 2016). En outre, le livre de Mutti a pour principal objectif de reconstruire un lien continental entre l'Orient et l'Occident, en retraçant les œuvres et les pensées des personnalités qui ont traité de cette question au fil du temps. Il va sans dire, compte tenu du thème du livre et de son auteur, qu'un chapitre sur Mircea Eliade ne pouvait manquer. Il y aurait trop de choses à dire sur ce que le chercheur roumain a fait pour l'histoire des religions, principalement sur la culture chamanique, qui est l'une des âmes profondes des peuples eurasiens. Néanmoins, il convient de s'attarder sur ce qui était le concept clé d'Eliade concernant l'Eurasie. C'est-à-dire un vaste espace géographique et spirituel qui, pour lui, trouve son centre en Roumanie, qu'il considère comme le "cœur" de l'Eurasie (66). 

La théorie de Mutti selon laquelle le continent eurasien nous concerne de près, puisqu'il s'étend jusqu'à l'Europe, est à notre avis convaincante et bien documentée. La seule remarque que nous pouvons faire est qu'il s'agit d'une perspective géopolitique purement européenne. En fait, pour les géopoliticiens russes, que l'on pourrait définir comme appartenant à un eurasisme intégral, l'Eurasie est une entité géographique qui n'est certainement pas en conflit avec l'entité européenne, mais encore autre, presque alternative. 

Inversez le cours !

Au terme de notre analyse, il est utile de rappeler les mots de la présentation de Graziani, qui expliquent parfaitement l'objectif du livre de Claudio Mutti, à savoir se proposer comme une invitation puissante et rigoureuse : "[...] redécouvrir l'unité intime des différentes manifestations culturelles de l'Eurasie" (8), afin d'inverser le cours indiqué par cette incapacité à comprendre l'Orient de la part de ceux que nous avons appelés pendant des années les bienfaiteurs du progrès. La position de Mutti est en ligne avec celle exprimée il y a des années par le plus grand orientaliste de l'ère moderne, Giuseppe Tucci (auquel un chapitre spécial est consacré), qui était clair sur l'importance de tracer d'abord et de reconstruire ensuite une unité spirituelle eurasienne. En effet, les intérêts de recherche variés et sophistiqués de Tucci comprennent également l'eurasisme ; d'ailleurs, son IsMEO (Institut italien pour le Moyen-Orient et l'Extrême-Orient) a été fondé précisément pour jouer un rôle d'acteur culturel et politique dans plusieurs des pays qui font partie de l'unité continentale susmentionnée. Cette dernière a été presque une obsession pour Tucci (photo, ci-dessous) jusqu'à la fin de sa vie, comme le rappelle Mutti, citant ce qui fut probablement le dernier discours public du grand savant italien, dans une interview accordée au quotidien La Stampa le 20 octobre 1983 : "Je ne parle jamais d'Europe et d'Asie, mais d'Eurasie. Il n'y a pas un événement qui se déroule en Chine ou en Inde qui ne nous influence pas, ou vice versa, et il en a toujours été ainsi" (55). 

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Dans son invitation à redécouvrir les réflexions sur l'Asie de quelques-uns des grands esprits de l'Occident, Mutti ne cache pas que l'"inquisition néo-lumières" qui a caractérisé le savoir en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale a sensiblement fait reculer la pensée, élisant la notion simple et stérile, disjointe du raisonnement, à une sorte de valeur de caste chez les professeurs et assimilés. Pour cette raison, nous ne pouvons qu'être d'accord avec Mutti lorsqu'il parle de "[...] l'insuffisance de l'érudition académique face aux doctrines spirituelles" (37). En effet, si l'on a l'illusion de pouvoir comprendre le Moyen-Orient et l'Extrême-Orient en apprenant des choses par cœur - quand cela se passe bien - en considérant le développement d'une perception de ce que ces peuples ressentent réellement comme superflu, alors il ne faut pas s'étonner du tout que ces personnes bavardent systématiquement sur la "civilisation".  

* Nous tenons à remercier Annarita Mavelli, spécialiste de l'eurasianisme intégral, qui nous a aidés à aborder les questions traitées dans ce volume.

*Explorateurs du Continent. L'unité de l'Eurasie dans le contexte de la filosofia, de l'orientalisme et de l'histoire des religions par Claudio Mutti (Genova, Effepi, 2011).

 

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samedi, 16 octobre 2021

Comprendre les philosophes, de Pierre LE VIGAN

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Comprendre les philosophes, de Pierre LE VIGAN

Préface de Michel MAFFESOLI

394 pages, 33 €.

Q : « Comprendre les philosophes », de quoi est fait ce livre ?

Plv : On trouvera une introduction, qui est aussi une présentation, à la pensée de 26 philosophes, parmi les plus importants. Un long avant-propos résume mes positions et ma démarche pédagogique, consistant à expliquer la logique interne de chaque système avant, éventuellement, de formuler des critiques externes. Il faut en quelque sorte donner sa chance à chaque auteur d’être compris, voire approuvé.

Q : Pourquoi « comprendre les philosophes » ?

Plv : Comprendre les philosophes, c’est apprendre à comprendre des pensées complexes, des pensées qui remontent en amont des problèmes, des pensées qui se positionnent non pas à la place des sciences, mais avant les sciences, mais qui puissent se nourrir aussi des sciences. Ce sont des pensées épistémologiques (la théorie de la connaissance), morales et politiques, et axiologiques (quel sens a notre vie ? A partir de quoi pouvons-nous formuler des jugements de valeur ?). Cela a bien sûr un rapport avec le sacré et le profane. Autant dire qu’il n’y a pas une philosophie mais des philosophies. Ces philosophies sont la forme savante de visions du monde (et de l’homme, qui fait partie du monde). Comprendre les philosophes aide tout simplement à mieux penser.

Q : Qu’est-ce qu’apporte votre livre de spécifique ?

Plv : Dans notre livre, chaque présentation de la pensée de philosophe revendique d’être tout à fait lisible par le lecteur de bonne volonté. Mais nous n’avons pas esquivé les difficultés, et n’avons pas simplifié outre mesure les pensées étudiées. Il s’agit de donner au lecteur des clés pour entrer dans un système et pour ensuite aller plus loin, s’il souhaite approfondir la pensée de tel ou tel philosophe.

Q : En quelques mots, qu’est-ce que la philosophie selon vous ?

Plv : Etymologiquement, c’est l’amour (philia) de la sagesse (sophia). A mon sens, c’est plutôt l’amour de la vérité. En effet, le vrai n’est pas toujours le sage. Et il est parfois sage de ne pas chercher le vrai. L’homme a toujours eu un rapport contradictoire à la vérité : il la cherche mais en a peur, et cherche à s’en protéger. Chercher à comprendre les motifs de cette recherche apeurée de la vérité, c’est l’essentiel de la philosophie.

Pour toute commande: https://www.lalibrairie.com/livres/comprendre-les-philosophes--une-introduction-a-la-pensee-de-26-philosophes_0-7864571_9782353745418.html?ctx=d08170374a55a6b1a6f42b082a131f3a

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mardi, 12 octobre 2021

Charles Henry Pearson, le gentleman australien qui prédisait l’entropie des blancs et la soumission sanitaire

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Charles Henry Pearson, le gentleman australien qui prédisait l’entropie des blancs et la soumission sanitaire

Nicolas Bonnal

«La vue poétique de l’histoire mérite maintenant d’être un peu reconsidérée et amoindrie»

La dictature sanitaire en Australie et ailleurs mérite une autre explication que le W.EF. et Bill Gates. Car qui nous a fabriqué des humains comme ça ? Le socialisme d’Etat et l’interventionnisme bureaucratique qui ONT créé ce « citoyen superflu » dont parle Nietzsche dans Zarathoustra.

Charles Henry Pearson est un intellectuel et recteur britannique établi en Australie à la fin du XIXème siècle. Il voit comme Kojève et Fukuyama une fin de l’histoire, comme Nietzsche et avant lui Tocqueville le triomphe des idées modernes, socialisme, démocratie, déclin religieux, accompagner le triomphe de la technique et du confort moderne.

L’intérêt de ses remarques réside dans leur modération (pour l’époque) et leur clarté prophétique. Pour ceux qui ne digèrent pas leur époque, comme moi, rien ne vaut ce bain de jouvence d’un gentleman anglo-saxon pragmatique, comme on dit : les dés étaient déjà jetés au XIXème siècle, comme le voyaient Tocqueville et Léon Bloy, et nous étions prêts pour affronter une fin des temps molle et lente. Le robinet d’eau chaude mettrait un point à la source d’inspiration.

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Je résume quelques traits de son excellent livre, National Life and Character, que j’ai découvert par Lothrop Stoddard, l’excellent penseur qui voit aussi, mais une génération plus tard, les nouvelles guerres du Péloponnèse, le déclin de la race blanche, la catastrophe bolchévique et la montée de l’islam et du tiers-monde, qui ont d’ailleurs été digérés comme le reste. S’il partage certains des horribles préjugés de son temps, Pearson n’en est pas moins un vrai penseur : il ne pense pas en couleur de peau, mais en médiocrité du caractère qui altère toutes les qualités de la race : contrairement à Gustave Le Bon, il voit que l’Anglais de 1890 fait route vers le socialisme et non pas vers la libre entreprise. Par ailleurs, il a compris que tout le monde sera capable de remplir un formulaire, de prendre le métro ou bien de retirer de l’argent à son distributeur automatique. Parce que c’est cela, la vie moderne.

Il parle de son compatriote, le seul homme qui veuille être heureux, disait Nietzsche en riant.

5654570-L.jpgJe laisse cette phrase écrite dans un anglais si limpide :

His tendency in Australia is to adopt a very extensive system of State Socialism. Railways, school, insurance, irrigation…

Eh oui, l’Australie est déjà socialiste au XIXème siècle. Notons que Pearson disait que déjà les Blancs étaient sur la défensive en matière migratoire ! L’immigration est alors ralentie partout et l’Amérique Wasp s’inquiète avec raison de ce qui va lui arriver, la pauvre !

Pearson ajoute que la pression des autres races sera très forte sur la race blanche, quand elles auront emprunté la science de l’Europe. Eh bien, c’est fait ! Pearson donne comme Marx le nom et l’adresse des grands pays futurs : la Chine et l’Inde…

Il précise que la religion de la famille sera remplacée par la religion de l’Etat qui la détruira cette famille. Toute l’actualité sur le mariage est dans Pearson. L’homme des villes devient « une petite partie d’une grande machine » ; son horizon est rétréci. Il en résulte la dépression, la solitude et la fin de la confiance en soi de la race blanche ! C’est la fin des mondes à conquérir, et Pearson écrit à l’époque de Kipling, sans doute payé pour répandre de l’optimisme un peu partout : l’optimisme est toujours mieux rétribué car – je l’ai compris trop tard – il fait consommer. La peur aussi : voyez la lutte contre le racisme ou l’effet de serre.

Pearson explique de même pourquoi, en 1890, Shakespeare et sa violence font démodé, pourquoi le public veut consommer du light culturel, aussi bien à Londres qu’à Paris. Othello c’est trop. La poésie aussi, la grande poésie romantique a disparu, remplacée par le roman à la Zola et par la presse. Le philosophe cède le pas au journaliste et à la pensée rapide (Pearson dit cela cent ans avant Bourdieu).

Tout cela est dû à la montée d’un état « stationnaire » ou immobile (on pourrait dire entropique) qui nous comble de ses bienfaits : en Angleterre, toujours d’avant-garde, on est passé du catholicisme au protestantisme, puis à la liberté de pensée. La monarchie, puis l’aristocratie ont été diminuées, les classes travailleuses associées au gouvernement et tout le monde maintenant se cherche sa petite place au soleil (tel quel). On croirait lire Nietzsche et son dernier homme, l’ironie grinçante en moins !

Plus polémique Pearson remarque aussi que la colonisation en Afrique a fait dégénérer les Blancs qui n’ont plus voulu travailler à la dure, laissant le noir ou le fellah le faire à leur place ; de la même manière, le refus des bas travaux dans nos pays a précipité la vague migratoire dans les années 60 et 70. On ne voulait en plus en Afrique du Sud que de nobles fonctions ! Et cela nous condamne dit Pearson, qui ajoute que les noirs demanderont leur part du pouvoir aussi en Afrique du sud !

Cela se terminera dans l’optimisme et le métissage généralisé : on perdra le sentiment (le complexe) de supériorité, et on se mariera avec tous, prédit le gentleman. On peut trouver cela bien sûr très bien.

Est-ce que j’ai dit que je ne trouvais pas cela très bien ?

Pearson voit où tout cela débouche : la fin de la volonté, du patriotisme, de la famille nombreuse, du génie et de la grandeur. Mais est-ce si grave ? Nous allons vers un monde sans substance (fibreless), faible et sans capacité de produire de grands changements, écrit-il. Ce monde toutefois bien discipliné et programmé aura eu le génie de créer la première guerre mondiale, puis le patriotisme industriel – dont Pearson ne voit pas la menace – produire des Maurras ou l’ineffable Hitler. C’est sans doute la réponse du berger surhomme à la bergère sociale et démocrate ! Heureusement depuis nous sommes tous rangés des affaires. Qui mourrait pour Dantzig ? Mais j’oubliais Damas…

Pearson voit le temps où les races ‘les plus hautes’ (je n’ose traduire supérieures) auront perdu leurs plus nobles éléments. C’est aussi fait depuis les tranchées. Comme disait Madison Grant, le grand triomphateur des guerres c’est toujours Little Dark man, le super-héros des temps très postmodernes ! C’est l’homme qui s’élève dans les ascenseurs !

La science n’enchante pas plus nos contemporains, cinquante après l’alunissage, qu’elle n’enchantait Pearson. Il écrit que ses résultats seront de plus en plus médiocres, à la science, et qu’elle parle finalement de mort comme la religion. L’objectif de l’individu sera de vivre plus longtemps sans trop être détérioré (il use ce même mot). Il sera accompagné par une appréhension de l’art réduite à l’état de bric-à-brac. Voyez les expos, les musées, le reste. Debord parle d’art congelé et décongelé suivant les besoins.

L’obsession des gens sera donc la santé publique, c’est-à-dire surtout personnelle.

« Nous ne demanderons au jour rien que de vivre, au futur rien que de ne pas nous détériorer ». Les Global Trends des services américains ne promettent pas autre chose : on pourra même changer de rétine pour voir la nuit, nous promettent-ils ! On vivra 130 ans a dit le Figaro ! Alors…

Evidemment, demande Pearson, qu’est-ce qu’une société qui n’a pas d’autre propos que de satisfaire les besoins du jour et d’en amuser la vacuité, et qui n’a rien à faire du terrible fardeau de la personnalité ?

Ce terrible fardeau remplace bien le fardeau de l’homme blanc ! On peut toujours aller voir un psychiatre et prendre des somnifères !

Ce ne seront pas les voyages qui nous consoleront ; le monde sera européanisé, écrit Pearson, avant un siècle, et tout aura disparu avec, coutumes, dialectes et surtout vêtements traditionnels (repensez aux Dupondt d’Hergé en Syldavie ou bien en Chine). Cela est déjà parfaitement compris dans l’un des chefs d’œuvre de Gautier, son Voyage en Espagne, publié dès 1845. Pearson dit d’ailleurs que pour voyager il faut lire des guides de voyage anciens. Je suis entièrement d’accord. Tout a été entre-temps démoli ou restauré, alors autant rêver un peu !

Avec la noblesse d’un patricien romain méditant le triste sort de l’humanité au crépuscule de l’empire (du dépensier, sanglant et rétréci empire), Pearson écrit qu’il nous faudra nous dresser devant le silence éternel (notre humaniste pense à Pascal, qu’il cite beaucoup comme Juvénal) et que cela sera un exercice plus noble que notre foi dans le progrès. Car – et c’est le charme de Pearson –, il reste un bon chrétien.

Mais je lui laisse le dernier mot, que je trouve excellent : le prophète et le leader sont en train de devenir des femmes de ménage.

Nicolas Bonnal

Source:

Charles H. Pearson, National Life and Character. Livre téléchargeable gratuitement (comme tous les bons livres) sur archive.org en format PDF.

 

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dimanche, 03 octobre 2021

L’Occident comme déclin (Guillaume Faye)

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L’Occident comme déclin (Guillaume Faye)

Dans cette vidéo, nous aborderons une œuvre capitale de Guillaume Faye, bien que moins connue des nouvelles générations: « l’Occident comme déclin ». Écrit durant la première partie de sa vie intellectuelle, il s’agit d’un texte aussi incisif que profond, opérant une distinction fondamentale entre l’Occident comme idéologie et mode de vie à part entière et la civilisation européenne. Si l’Occident est né de l’Europe, il s’est depuis longtemps constitué comme une force opposée à elle. La réflexion de Faye embrasse donc l’évolution historique de l’Occident, les caractéristiques fondamentales de « l’idéologie occidentale » ainsi que l’épineuse question du déclin, déjà abordée par Oswald Spengler. Bien que la pensée de Faye ait évolué par la suite et qu’il ait apporté certaines nuances à ses critiques de l’Occident, ce texte n’en demeure pas moins le cœur de sa pensée politique et philosophique, qui constitue la matrice de ses développements ultérieurs.
 
 
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Pour se procurer les livres de Guillaume Faye :
- L’Occident comme déclin (pdf) : https://www.revue-elements.com/produi...
- Contre l’économisme (pdf) : https://www.revue-elements.com/produi...
- La nouvelle société de consommation (pdf) : https://www.revue-elements.com/produi...
- Guerre civile raciale : https://danielconversano.com/product/...
- L’Archéofuturisme, Avant-Guerre et Pourquoi nous combattons : https://nouvelle-librairie.com/?s=gui...
 
Musique :
- Richard Wagner : Faust – Ouverture
- Franz Schubert : Der Müller und der Bach
- Franz Schubert : Impromptu 3 in G-flat major, D. 899 (Op. 90) no. 3
- Franz Schubert : Fantasy in F minor D. 940
- Antonio Vivaldi : Concerto for Strings in D minor, RV 128
- Richard Strauss : Also sprach Zarathustra

samedi, 25 septembre 2021

Première règle de la bataille culturelle: savoir lire l'ennemi

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Première règle de la bataille culturelle: savoir lire l'ennemi

Par Enrique García-Máiquez

Ex: https://revistacentinela.es/primera-regla-de-la-batalla-cultural-saber-leer-al-enemigo/

Lorsque l'on termine la lecture de cet essai, on se demande comment il est possible qu'il ne soit pas davantage salué. On peut peut-être arguer qu'il s'agit d'un livre rare, écrit par un auteur mystérieux et publié par une maison d'édition naissante en une année inhabituelle ; mais toutes ces choses ne devraient-elles pas être des raisons pour qu'il suscite davantage de curiosité ?

Commençons par le commencement: le titre a du punch. Il promet et, bien que nous soyons dans le domaine de la politique, il tient ses promesses. Pensar lo que más lo que les más duele (Penser à ce qui les blesse le plus) donne trois fois plus de résultats. Adriano Erriguel (né au Mexique à une date indéterminée - il y a plus de quarante ans -, avocat et politologue) pense avec une prose d'une grande vigueur, et frappe, en effet, là où cela fait le plus mal à trois idéologies. Il est également à la hauteur lorsqu'il déclare: "L'histoire des idées - l'exploration de leurs métamorphoses et de leurs contrecoups inattendus - peut être plus passionnante que le meilleur roman d'aventure".

Coup n° 1

Pour commencer, elle nuit au populisme de gauche, qu'elle démasque. Depuis mai 68, le courant qui a triomphé (le "68 libertaire", par opposition au "68 léniniste" et au "68 antisystème") est celui qui fait le travail du "néolibéralisme invisible". Ils se prennent pour des révolutionnaires, mais ils ne sont que les marionnettes efficaces de la ploutocratie. "La gauche postmoderne est "libertaire", mais le néolibéralisme aussi", comme le montrent les multiples confluences et l'enthousiasme généreux avec lequel les grandes banques subventionnent les mouvements politiques et les penseurs de gauche ainsi que la publicité des grandes entreprises. Adriano Erriguel l'explique avec une profusion de données historiques et d'autorités philosophiques et politiques qui la dénonçaient déjà à l'époque (Michel Clouscard, Pasolini, Régis Debray, Maxime Oullet...). Sa connaissance de la pensée française, trop souvent négligée à notre époque par le poids de l'anglosphère, est impressionnante. Erriguel fait preuve d'une extraordinaire capacité à résumer et à expliquer les essais pertinents. Ainsi, Pensar lo que más lo que les más duele devient en outre une bibliothèque portable de la pensée politique actuelle. En particulier, il utilise habilement la critique d'auteurs marxistes, parmi lesquels l'Espagnol Daniel Bernabé (photo, ci-dessous), pour décaper le prétendu marxisme de la gauche individualiste, narcissique et donc néolibérale de notre époque.

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Coup n° 2

Ce qui nous amène à la deuxième douleur infligée (en légitime défense) par la pensée d'Erriguel. Il déconstruit jusqu'au bout les critiques du populisme de gauche qui reposent sur l'hypothèse que nous avons affaire à un marxisme renaissant. La première règle de la guerre culturelle", prévient-il, "est de savoir lire l'ennemi". Le terme "marxisme culturel" lui semble être un coup de pub, de sorte que lorsque nous critiquons Podemos, nous le boostons, dans la mesure où cela ne les frappe pas là où ça leur fait le plus mal, à savoir leur collusion avec le capitalisme mondialiste. Le néo-marxisme est un attirail qu'ils se mettent sur le dos, avec tout le luxe des iconographies du Che et des drapeaux de la Seconde République, etc. La défense de la mixité, le nihilisme, l'immigration, etc., ne viennent pas remplacer dans la dialectique de la lutte des classes les travailleurs châtiés qui ont abandonné le marxisme, mais viennent surtout se conformer point par point aux commodités de l'argent, qui nous veut malléables et indéterminés, purs consuméristes, sans autre identité que le shopping compulsif. Le nihilisme n'est rien d'autre que "la philosophie spontanée du capitalisme", comme le prévient Constanzo Preve.

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Grève n° 3

Ce qui nous amène à la troisième douleur produite par les coups de la pensée d'Erriguel. Les visages de dégoût face au populisme montrent que le dégoûté exquis est à côté de la plaque. Erriguel cite Chantal Delsol: "Le populisme est le surnom par lequel les démocraties perverties déguisent vertueusement leur mépris du pluralisme". Car la véritable lutte politique (la détermination de l'ennemi à la Carl Schmitt) se situe aujourd'hui irrémédiablement entre une élite délocalisée et sans soutien populaire réel, sécurisée dans ses quartiers chics et utilisant les migrants avec leurs salaires de misère comme chair à canon, et les classes populaires ou les anciennes classes moyennes nationales, en voie de disparition ou, à tout le moins, d'exclusion politique.

Citant Phillipe Muray et Christophe Guilluy, parmi beaucoup d'autres, Erriguel montre que les partis qui ne veulent pas sortir, même légèrement, du système actuel trahissent la grande majorité de leurs électeurs. Il existe "une complémentarité structurelle entre le libéralisme socioculturel (la gauche) et le libéralisme économique (la droite)", comme l'a affirmé Jean-Claude Michéa. Le livre débouche donc sur une défense très réfléchie des histrions de Trump, qui n'est pas un caprice, mais la seule issue d'une dynamique politique qui joue avec toutes les cartes marquées. "Le populisme est le parti des conservateurs qui n'ont pas de parti", comme l'a expliqué le philosophe Vincent Coussedière. Après avoir pensé là où ça fait le plus mal, on peut continuer à critiquer - bien sûr - le président américain, Bolsonaro, Viktor Orban et Santiago Abascal, mais on le fera en toute connaissance de cause.

Mais il n'y a pas que des coups

Est-ce que tout est douleur et pensées sur le sentier de la guerre ? Non. Erriguel, bien que son sujet et ses positions puissent paraître extrémistes au lecteur pressé, est un écrivain réfléchi, aux registres très variés, qui peut sembler désordonné, mais ne s'effondre jamais. Il ne perd pas le contact avec la réalité; au contraire, il prévient que "le talon d'Achille des libertaires réside dans leur fuite de la réalité". Il fait preuve d'un humour inattendu et sait faire la différence, par exemple, entre le libéralisme dogmatique (les "libertariens", qu'il appelle en concurrence étroite avec les "liberalios" de Hughes) et le libéralisme économique à base conservatrice d'un Smith. Il détecte que la grande menace vient des jeux de langage et défend un usage de la langue qui ne perd pas la référence à la cible, rejoignant le conservateur François-Xavier Bellamy dans Demeure. Il prend même une défense plutôt empathique de la pensée la plus utilisable de Karl Marx.

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Enfin, le rôle qu'il accorde à l'Église catholique, à laquelle il consacre le dernier chapitre, est impressionnant. Malgré la crise provoquée par la démission de Benoît XVI, qu'il ne minimise pas du tout, la grande valeur du catholicisme ("Disons-le sans équivoque: au sein du christianisme, le catholicisme est l'aristocratie") est sa capacité à dire "non" au consensus pro-vert, s'il l'utilise. Erriguel fonde une grande partie de ses espoirs sur cette indépendance, qu'il veut encourager et soutenir. "Toute dissidence authentique consiste en une leçon sur la manière d'être dans le monde sans y appartenir", affirme-t-il, dans l'une des leçons les plus nécessaires de ses plus de cinq cents pages. Il termine ce volumineux essai par une image inoubliable d'espérance: une Église décomplexée prête à proclamer la vérité dans un monde indifférent ou hostile, comme le voyait Jean Varenne, le grand historien des religions: "Quand le lion rugit dans le désert, qui sait où et comment viendra l'écho? C'est un rugissement de victoire, et c'est ce qui compte".

Adriano Erriguel, Pensar lo que más lo que les más duele, HomoLegens, Madrid, 2020, 543 pages.