Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 09 mai 2016

Denis Tillinac : Pour la droite, l’individu est le maillon d’une chaîne

Denis Tillinac : Pour la droite, l’individu est le maillon d’une chaîne

Denis Tillinac vient de sortir « L’Âme française ». Il a écrit ce livre pour redonner à la droite son honneur, sa raison d’être, sa fierté, son identité.

samedi, 07 mai 2016

Vincent Coussedière : “Le populisme, c’est l’instinct de conservation du peuple”

vincent_coussediere_editions_du_cerf.jpg

Vincent Coussedière: “Le populisme, c’est l’instinct de conservation du peuple”

Ex: http://www.valeursactuelles.com

Vincent Coussedière. Le philosophe réhabilite le nationaliste républicain, seul capable de relever les défis qui nous menacent. Photo © Editions du Cerf

L’entretien : Vincent Coussedière. En deux livres pénétrants, le philosophe s’est imposé comme l’un des penseurs incontournables de notre époque. Rencontre avec un républicain rafraîchissant.

À rebours du discours dominant, vous estimez que, dans la crise que l’on traverse, le populisme peut être une chance pour l’avenir…

coussediere.jpgExactement. Je vois dans le populisme, du moins dans celui qui est exprimé par le peuple, une réaction face à sa propre décomposition sociale. Nous courons aujourd’hui vers l’abîme et le peuple, en bon animal politique, rue dans les brancards. C’est cet instinct de conservation désespéré que l’on nomme “populisme”. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’un peuple n’est pas uniquement un être politique ou un être social, c’est aussi une relation vivante entre les individus qui le composent. C’est une sociabilité qui naît de la similitude. Cette importance de la similitude comme condition de la sociabilité est aujourd’hui l’objet d’un refoulement collectif. On ne cherche plus à être semblable et à imiter, on veut être différent et inimitable.

Or un peuple n’est vivant que si les individus qui le composent ont le désir d’assimiler toute une série de manières de vivre, de penser, de sentir, ce qui n’exclut pas que certaines innovations puissent s’ajouter aux anciennes manières à condition qu’elles veuillent s’ajouter et non se substituer à elles. Car le problème est là : toutes les innovations ne sont pas cumulables ! Certaines suscitent des désirs et des croyances contradictoires avec les anciens modes de vie. L’unité du peuple est alors menacée par la perte du commun. Le populisme exprime cette volonté de pouvoir continuer à se référer aux anciennes manières, à la tradition si l’on veut. C’est le parti des conservateurs qui n’ont pas de parti.

Cette perte du commun est donc liée à l’immigration ?

Bien sûr, mais pas seulement. Il y a évidemment un problème lié à l’immigration qu’il serait totalement absurde de nier. Mais la question, plus généralement, est celle de l’assimilation, qui dépasse à vrai dire la question de l’immigration. Ce n’est pas seulement l’immigration qui décompose le commun, parce que si le commun était fort il ne se décomposerait pas. C’est donc qu’il y a autre chose. Toute communauté politique repose sur le partage et l’imitation d’un certain nombre de modèles. La nation républicaine ne nous détermine pas par les voies du sang et de la naissance comme le pensent les partisans du nationalisme identitaire. Mais elle n’est pas non plus le pur produit de la liberté des citoyens associés par le contrat selon les tenants du nationalisme civique. La nation nous propose des modèles à imiter que nous assimilons, et elle nous les propose par le biais de différents cercles : l’école, la famille, le travail, l’opinion publique, etc.

La crise de l’assimilation est liée à la destruction de ces cercles sous l’effet de la mondialisation et de sa justification idéologique par le multiculturalisme. En bref, les modes de vie ont été totalement décomposés par la dynamique de la consommation et par l’édification de l’individu roi. Le multiculturalisme veut permettre à l’individu de faire l’économie de l’assimilation à la nation républicaine, mais il ne peut en réalité supprimer la nature sociale et donc assimilatrice de l’homme. Son refus de l’assimilation républicaine n’aboutit donc qu’à abandonner l’individu à un autre type d’assimilation : l’assimilation communautariste. Or la spécificité de l’assimilation républicaine, c’est qu’elle est orientée vers l’exercice de la liberté politique, tandis que l’assimilation communautariste n’est qu’un repli identitaire…

Pourquoi le modèle assimilationniste a-t-il échoué ?

Il est un échec précisément parce que l’on a totalement sous-estimé l’importance de la formation des moeurs par des processus intersubjectifs qui échappent en partie à l’école et à l’État. Le discours néorépublicain d’assimilation par l’école prend les choses à l’envers. Ce n’est pas seulement l’école qui crée l’assimilation, mais c’est l’assimilation préalable à l’école d’un minimum de moeurs communes qui crée la possibilité de l’école !

La question de la souveraineté a été très souvent développée par ces penseurs néorépublicains qui ont pointé son importance, laquelle réside dans la capacité d’un peuple de décider librement de son destin. Mais ils ont oublié qu’il n’y a pas que la souveraineté. La République, c’est la souveraineté mais c’est aussi la légitimité de cette souveraineté. Or, pour qu’une décision soit légitime, il faut un peuple qui partage au préalable des mêmes moeurs et une expérience commune, ce qui lui permet d’adhérer à des décisions souveraines qui vont dans le sens de son intérêt. Contrairement à ce que l’on croit, Rousseau ne pense pas la volonté générale seulement sur le plan juridique, il pense qu’elle s’édifie aussi sur le plan des moeurs.

Concernant l’assimilation, ajoutons que, pour qu’elle fonctionne, il faut que le modèle à imiter soit désirable. C’est là que l’on saisit le désastre de la repentance et de l’absence de fierté par rapport à notre histoire et à nos moeurs… Si on a honte de nous- mêmes, on ne risque pas de donner envie aux autres de nous imiter.

Revenons au multiculturalisme. Selon vous, il offre un boulevard à l’islamisme…

Le multiculturalisme pose l’individu comme un absolu et comme une identité qu’il faut reconnaître. Sa grande supercherie est de faire comme si toutes les identités et tous les modèles étaient compatibles. Or, ce qui différencie les peuples est qu’ils imitent des modèles qui sont incompatibles entre eux, qui ne peuvent pas se fondre. Un exemple très simple : le modèle d’un certain statut de la femme dans la société, de visibilité publique, d’égalité, etc., est incompatible avec le modèle de la femme dans le monde musulman.

Aujourd’hui quand la plupart des hommes politiques disent “République”, ils pensent en fait “identité” et “respect de l’autre”. Ils ont renoncé. Le problème, c’est qu’avec ce renoncement ils ouvrent en effet un boulevard à l’islamisme. Car l’islamisme est une idéologie dont la capacité de mobilisation dépasse de très loin le multiculturalisme. Son contenu idéologique et organisationnel dépasse de beaucoup celui des différents communautarismes de type Femen, motards ou supporters de foot, ou de celui des bandes de délinquants. Il puise du reste dans le vivier de ces bandes communautarisées et désocialisées, exactement comme le nazisme et le communisme en leur temps.

L’islamisme parle ainsi le langage du multi-culturalisme et du droit à la différence pour se faire accepter mais il n’adhère pas du tout à ce projet puisque son but est de créer un empire à visée totalitaire. Il s’en sert comme d’un cheval de Troie. Sa force, c’est qu’il a compris la logique de l’imitation et qu’il sait transmettre des opinions et des moeurs. Il faut donc le combattre sur ce plan de l’opinion et des moeurs, ce que seule une renaissance du nationalisme républicain pourra accomplir.

Le tableau est sombre et pourtant vous gardez espoir…

Mon pari, c’est que notre nation républicaine a des ressources, lesquelles se trouvent précisément dans cette résistance et dans ce conservatisme populistes. L’ampleur de la crise actuelle présente des similitudes avec l’effondrement de 1940. Dans les deux cas on assiste à une faillite des élites avec pour résultat un pays qui perd sa souveraineté. Mais 1940 a vu l’émergence de De Gaulle et des élites qui l’ont accompagné pour reconstruire la France. Nous devons méditer sur ce “précédent” et nous demander ce qui a porté ces hommes : un espoir plongeant dans les ressources les plus profondes de tout un peuple.

À lire

De Vincent Coussedière : Éloge du populisme, Elya Éditions, 162 pages, 16 € ; le Retour du peuple, an I, Éditions du Cerf, 262 pages, 19 €.

vendredi, 06 mai 2016

Le cinéma et les mondes païens

Les-Nibelungen-1.jpg

Le cinéma et les mondes païens

Ex: http://www.breizh-info.com & http://francephi.com

Paganisme-cinema-e.jpgEnfin un livre sur le paganisme au cinéma : les héros, les mythes, les épopées, le voyage initiatique, l’âge d’or, la femme fatale, l’enlèvement saisonnier, tout vient en fait du paganisme !

Le conte a souvent mauvaise presse, étant confondu avec la sorcellerie ou la spiritualité New Age. Pourtant cette sensibilité cosmique et féerique continue toujours d’inspirer notre quotidien, malgré le rationalisme et la médiocrité moderne.

Ce livre tente de recenser les nobles inspirations du paganisme dans le septième art. Il évoque bien sûr le cinéma français, soulève l’importance excessive du cinéma américain et notre inspiration anglo-saxonne. Puis il évoque d’une manière plus originale la source païenne dans le cinéma soviétique ou japonais de la grande époque, sans oublier celles du cinéma allemand, surtout celui de l’ère muette. L’ouvrage célèbre les contes de fées, les épopées, les adaptations des mythes fondateurs de la tradition nippone ou européenne. Il ignorera certaines cinématographies, quand il insiste sur d’autres. Mais le sujet est bien vaste…

Si l’on devait donner quelques noms prestigieux pour illustrer notre livre, nous donnerions ceux de Walsh, Lang, Kurosawa, celui de son compatriote Inagaki, génie païen oublié (lion d’or et oscar en son temps) du cinéma. Et bien sûr ceux des soviétiques négligés comme Alexandre Rou – officiellement « folkloriste » – et le grand maître ukrainien Ptushko. Mais la France mystérieuse, celle de Cocteau, Rohmer et Duvivier, a aussi son mot à dire…

Nous espérons que notre ouvrage redonnera à ce cinéma populaire et cosmologique quelques-unes de ses plus belles lettres de noblesse.

ptushkohqdefault.jpg

Entretien avec Nicolas Bonnal sur le paganisme au cinéma

Les éditions Dualpha publient « Le paganisme au cinéma » rédigé par Nicolas Bonnal , écrivain auteur notamment d’ouvrages sur Tolkien.

Mondes païens, épopées, contes de fées… Enfin un livre sur le paganisme au cinéma : les héros, les mythes, les épopées, le voyage initiatique, l’Age d’or, la femme fatale, l’enlèvement saisonnier, tout vient en fait du paganisme !

Rédigé par un cinéphile passionné et érudit, ce livre trouvera une place de premier choix dans votre bibliothèque non conforme.

Nous avons interrogé Nicolas Bonnal, qui a accepté de nous parler de son livre.

Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter ?

Nicolas Bonnal : Je suis historien de formation, ancien IEP Paris. J’ai beaucoup voyagé et je vis depuis quinze ans à l’étranger. Mes voyages m’auront sauvé. Je collabore avec la presse russe et avec des sites rebelles. Mes livres sont liés à des commandes et à des passions personnelles : étude ésotérique de Mitterrand (Albin Michel puis Dualpha) ou de Tolkien (les Univers d’un Magicien) ; livres sur le cinéma ou la culture rock (Damnation des arts, chez Filipacchi). Les sujets liés à l’initiation m’ont toujours plu : mon guide du voyage initiatique, publié jadis aux Belles Lettres.

Mais mes pépites sont mes recueils de contes (Les mirages de Huaraz, oubliés en 2007) ou mes romans, notamment Les maîtres carrés, téléchargeable en ligne. Plus jeune, je rêvais de changer le monde, aujourd’hui de vivre agréablement en Espagne et ailleurs. J’ai un gros penchant pour la Galice, terre extrême et bien préservée. Sinon je suis très polémiste de tempérament, mais cela apparaît peu dans mes livres.

Breizh-info.com : Loin des clichés et des mythes, qu’est ce que le paganisme ?

Nicolas Bonnal : Pour moi c’est la Tradition primordiale hyperboréenne. C’est la seule relation de vérité et de beauté avec le monde. Tout est bien lisible dans Yourcenar ou dans Nerval.

Le paganisme, c’est la beauté, la blondeur, l’élévation sentimentale, la danse céleste, le voyage initiatique ou la guerre héroïque, le lien avec le cosmos et avec les dieux. Le reste est laid et inutile.

Breizh-info.com : Votre ouvrage se focalise presque intégralement sur un cinéma « que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre » comme dirait la chanson. Le cinéma des années 90 et 2000 serait donc vide de tout paganisme ?

Nicolas Bonnal : Non. Vous avez un chapitre sur le cinéma contemporain. J’explique des films récents que j’ai bien aimé, Twilight, Point Break, le treizième guerrier, le Seigneur des Anneaux, Apocalypse Now (le colonel Kurtz est lié au rameau d’or ou à Jamie Weston, donc au Graal).

Pour le reste il faut redécouvrir le monde recouvert par la merde médiatique contemporaine et par une ignorance crasse dans tous les domaines. Donc je parle des grands films soviétiques et japonais ou du cinéma muet. Je suis obligé de le faire. Je permets aussi au jeune Français de redécouvrir son patrimoine : Pagnol, Renoir, Cocteau.

Et si c’est mieux que Luc Besson ou les films cannois, je n’y peux rien. Ressentir le paganisme est une grande aventure spirituelle et intellectuelle, un effort intelligemment et sensiblement élitiste.

Donc pas de feuilletons américains interdit au moins de dix-huit ans ! Il faut le dire sans arrogance mais il faut le dire. Il faut oublier Avatar, et découvrir Ptouchko, Inagaki. Dans sa cabane de rondins, l’américain Thoreau tentait d’ignorer son affreux pays, philosophait et lisait en grec l’odyssée. C’est cela être païen.

Je vous invite à découvrir Taramundi par exemple en Galice pour y aller philosopher ou travailler le fer.

twilia2594d6a13db6_large.jpeg

Breizh-info.com : Que diriez vous à des cinéphiles qui – comme moi et je pense qu’ils sont nombreux – ont un mal fou bien que férus de légendes, de mythologies et d’histoire, à regarder un film en noir et blanc ou les premiers films couleurs ? Comment les inciteriez vous à changer de regard sur ce cinéma, techniquement moins abouti qu’aujourd’hui et difficile à suivre pour l’œil ?

Nicolas Bonnal : Oui, TNT avait colorisé les films pour contourner la paresse du spectateur moyen ! Mais c’est céder à l’ennemi. La facilité nous tuera tous. C’est le triomphe de la pornographie sur l’amour fou.

J’adore le cinéma populaire. Je cite beaucoup de films en couleur, bien plus beaux qu’aujourd’hui car ils étaient en cinémascope. C’est pourquoi je défends même certains beaux « classiques » américains (les comédies musicales, surtout Brigadoon) ! Les films soviétiques ou japonais sont superbes, le Fleuve de Renoir aussi. Le noir et blanc expressionniste de Fritz Lang inspire toujours les bons cinéastes, et Metropolis comme les Nibelungen sont une date dans l’histoire.

Donc je le répète, il faut découvrir, il faut chercher, faire un effort. Il y a bien des gens qui vont dans les Himalayas escalader des pics, alors pour le cinéma ou la littérature on peut faire de même et devenir un athlète de la cinéphilie ! Il faut aussi redonner un sens pratique et initiatique au mot solidarité, créer des ciné-clubs communautaires et sensibles, échanger grâce aux réseaux sociaux autre chose que sa détestation pour Gaga ou Obama.

Et puis il faut s’ouvrir au vrai orient. Actuellement le cinéma chinois est à la pointe sur le plan technique, initiatique, héroïque. Voyez les films de Donnie Yen ou Jet Li (ses films chinois !). Ils sont à un centime sur amazon.co.uk, souvent extraordinaires.

Je recommanderai surtout les films historiques de Zang Yimou et le cinéma de Donnie Yen, extraordinaire athlète et acteur. Ici il n’y a plus aucune excuse pour refuser cette leçon. Mais quel plaisir noble que de découvrir Orphée de Cocteau ou de retrouver Naissance d’une Nation, sa célébration de la féodalité sudiste…

le-testament-d-orphee.jpg

 

Breizh-info.com Quels sont les films qui vous ont le plus marqué concernant la thématique que vous abordez dans le livre, et pour quelles raisons ?

Nicolas Bonnal : Les deux Fritz Lang cités plus haut. J’aime beaucoup la Belle et la Bête de Cocteau, Perceval de Rohmer, bien enracinés dans notre vieille France initiée. Je célèbre Inagaki pour son culte du Japon solaire, cyclique, héroïque, mythologique. C’est lui aussi qui a réalisé la plus grande adaptation des 47 rônins remis au goût du jour récemment. Il faut voir Rickshaw man (voyez un génial extrait sur Youtube, Toshiro Mifune battant le tambour)) et les Trois trésors.

Tout cela est disponible via Amazon (essayez plutôt pour économiser et trouver plus amazon.co.uk ou amazon.es) et Youtube. Il y a un site russe Mosfilm. J’ai adoré donc les films de Ptouchko (Ilya Murometz, phénoménal, ou les Voyages de Sadko) et de Rou, un irlando-grec né en Russie et maître du cinéma folklorique soviétique. Voyez ses films sur Babayaga, Kochtchei, Vassilissa.

Breizh-info.com : Comment expliquez-vous qu’à l’heure actuelle, les Européens (Russie exceptée) semblent dans l’incapacité de tourner des films à la gloire d’un passé, d’une mythologie, d’une civilisation ? Pourquoi ont-ils laissé Hollywood massacrer nos mythes ?

Nicolas Bonnal : Il y a eu un bon Hollywood avec Griffith, Walsh, Hathaway : Peter Ibbetson est un sommet du cinéma érotique, lyrique et onirique. Même les films d’Elvis sont très bons, voyez ceux sur Hawaï, ils vous surprennent. Le King était une belle figure. Pour répondre à votre question, Guénon a rappelé que le peuple contient à l’état latent les possibilités initiatiques. Le paganisme est d’essence populaire et l’on détruit simplement les peuples à notre époque.

Jusqu’aux années cinquante et soixante, ce paganisme de masse avec touche éducative s’est maintenu au cinéma. Il y avait encore une civilisation paysanne en France, au Japon, en Russie, en Ukraine. Les films mexicains étaient très bons par exemple. Puis la mondialisation sauce néo-Hollywood et la société de consommation sont arrivées : on supprime tout enracinement (celui visible encore chez Renoir, Pagnol ou même Eric Rohmer), et on le remplace par un Fast-food visuel pour société liquide. Ensuite il y a une autre raison plus grave, si l’on veut. Le kali-yuga, l’âge de fer d’Ovide. On n’est pas païen si l’on est n’est pas lucide ou pessimiste. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas résister.

Mais je répète que toutes nos traditions ont été convenablement défendues jusqu’aux années 70, et j’ai souligné le rôle païen, libertaire et positif (cinéma allemand façon Schroeder ou Herzog) de cette décennie. Ensuite on est entrés dans le trou noir absolu. De temps en temps une petite lueur. Je répète ce que j’ai dit : il faut découvrir le cinéma chinois avec ses épopées, son féminisme magique, des arts martiaux à touche taoïste (fabuleux duel du début de Hero !), son moyen âge héroïque. Là je vous garantis qu’on est loin des tortues ninjas de Marvel.

(Propos recueillis par Yann Vallerie)

Pourquoi un livre sur le paganisme au cinéma?

Propos recueillis par Fabrice Dutilleul

Pourquoi ce livre ? Par goût du paganisme ou du cinéma ?

Par cinéphilie ! J’étais un jour dans un bus au Pérou, à 4600 mètres, tout près d’Ayacucho. On projetait un film à la télé à bord, et les jeunes indiens se sont comme arrêtés de vivre. Ils ont fusionné avec le film. C’était L’Odyssée. Je me suis dit alors : il y a quelque chose de toujours vrai et de fort ici, puisque les descendants des incas adorent cette épopée et les voyages d’Ulysse.

Et vos références ?

Je suis un vieux cinéphile et j’ai toujours aimé les films à forte résonnance tellurique ou folklorique. Jeune, j’adorais Excalibur ou Apocalypse now. On se souvient que le colonel Kurtz lit Jamie Weston et Le Rameau d’or. Ensuite, j’ai découvert dans un ciné-club à Grenade (merci Paco !) le cinéma japonais, dont le contenu païen est très fort, avec Inagaki et, bien sûr, Kurosawa. Puis, je me suis plongé grâce à ma belle-famille dans le cinéma populaire soviétique qui s’inspire des contes de fées (skaska) et des récits de chevaliers (bogatyr) ; les grands maîtres sont Rou et Ptouchko. Dans ce cinéma d’ailleurs, des femmes inspirées ont joué aussi un très beau rôle tardif. Voyez la Fleur pourpre (Belle et Bête revisitées) de mon amie Irina Povolotskaya.

Il y a une tonalité nostalgique dans tout le livre.

C’est une des clés du paganisme. Il était lié à une civilisation agricole qui a disparu. Relisez Ovide ou Hésiode. Il est aussi lié à une perception aigüe de la jeunesse du monde. Dans ce livre, on regrette le cinéma muet, expressionniste, le cinémascope, les grands westerns, le cinéma enraciné des Japonais, à l’époque où il y a encore une agriculture avec ses rites. Tout cela est parti maintenant, et on regrette les âges d’or et même la nostalgie évanouie. C’est évident pour le cinéma français des années 30 à 50. On pleure en pensant Pagnol, Renoir, Duvivier. Regain, le Fleuve et Marianne sont des hymnes au monde, quand la France était encore de ce monde.

Il y a aussi une tonalité mondialiste !

Pas mondialiste, mais mondiale. C’est beau d’aimer le monde. On ne peut se limiter à connaître le cinéma américain parce qu’on est colonisé culturellement, ou notre seul cinéma français. Donc vive le Japon, l’Allemagne de Weimar, la Russie enracinée de la Grande Guerre patriotique ! En se basant sur des données traditionnelles, on voit les troncs communs de la spiritualité païenne, qu’on a tant oubliée depuis.

Et le paganisme proprement dit ? Comment le considérez-vous ?

C’est ici une affaire de sensibilité et de culture, pas de pratique religieuse… les héros, l’aventure, les mythes, le crépuscule, l’âge d’or : tout cela donne ses lettres de noblesse au cinéma, avec les couleurs du cinémascope et les cheveux blonds des héros russes. Le paganisme est la source de toute la littérature populaire d’aventure et donc du cinéma. On ne peut pas comprendre Jules Verne ou Conan Doyle si l’on n’est pas au fait de ces croyances, de cette vision poétique du monde.

Vous avez partagé votre livre en cinématographies ?

Pas tout à fait. J’étudie bien sûr les grands moments du cinéma russe ou japonais, ceux du cinéma allemand muet ou moderne (de Fritz Lang à Herzog), les beaux moments du cinéma français (Renoir, Rohmer, Duvivier…). Puis je reviens au cinéma américain, via les grands classiques du western et de la comédie musicale (Brigadoon) et le beau cinéma orangé des années 70. Et je commence mon livre par un aperçu de notre culture païenne expliquée par les spécialistes et réintégrée dans la culture populaire depuis le romantisme !

Si le sujet de ce livre est le paganisme, quel en est l’objet ?

Connaître des cinématographies, les comprendre et les aimer. Le cinéma est venu quand le monde moderne a commencé à tout détruire, les contes et légendes, les paysages, les danses folkloriques, les cadres de vie, tout !

ptushtDA4xyL.jpgCette industrie artistique a aidé à comprendre (même si elle a parfois caricaturé ou recyclé) la beauté du monde ancien, tellurique et agricole qui allait disparaître. Le cinéma japonais est magnifique dans ce sens jusqu’au début des années soixante. Et donc l’objet de ce livre est de pousser la jeunesse à redécouvrir l’esprit de la Genèse, la nature, les animaux, les cycles, les hauts faits, les voyages et les grandes aventures initiatiques. Les romains, dit déjà Juvénal dans ses Satires, connurent le même problème, les enfants ne croyant même plus aux enfers ! C’est un livre sur la poésie de la vie et des images qui nous aident à l’affronter aux temps de l’existence zombie et postmoderne.

Quelques films pour commencer ?

Ilya Murometz de Ptouchko. Kochtchei de Rou. Les Trois Trésors d’Inagaki. Les Nibelungen de Fritz Lang. Le Fleuve de Renoir.

Pourquoi toujours ce Fleuve ?

Parce que c’est l’eau, c’est Héraclite et son fleuve où l’on ne se baigne pas deux fois.  C’est le chant des bateliers aussi. C’est le Gange, avec vie et mort. C’est l’éternité du monde avant l’industrie. C’est la famille aussi. Et c’est la nostalgie.

Le paganisme au cinéma de Nicolas Bonnal – 354 pages –  31 euros – éditions Dualpha, collection « Patrimoine du spectacle », dirigée par Philippe Randa.

jeudi, 05 mai 2016

Interview with Gerard Russell on Heirs to Forgotten Kingdoms

gerardcontent_library_7.jpg

Interview with Gerard Russell on Heirs to Forgotten Kingdoms 

Ex: http://www.onreligion.co.uk

GerardRussell.jpgFormer British diplomat, Gerard Russell, has published a work looking at the minority religions in the Middle-East.

Abdul-Azim Ahmed speaks to him.

AA: Thank you Gerard for speaking to us about your book. Could you begin by telling us a bit about yourself?

GR: Sure. I’m a former British diplomat. I’ve been in the Middle East for many years and I learned Arabic. I’ve lived in Cairo, Jerusalem, Baghdad, Jeddah, and Kabul. In each of these places I had encountered these little religions, little communities, which when I looked at them, seemed to have preserved remarkably intact elements of much earlier trends and traditions of human thought. You see these communities, you think ‘this is amazing, this is history alive in the present day!’

AA: Can you tell me more about the religions you looked at, and where they come from geographically?

GR: I looked mainly at the places where I had lived and where I could say something that others perhaps couldn’t. So in Egypt I looked at the Copts, likewise Palestine for the Samaritans – Palestine-Israel I should say particularly as they are the original Israelites. I looked at Lebanon for the Druze, Iraq for the Yazidis and Mandaeans, Iran for the Zoroastrians and also I looked at Pakistan for an outlier group which is very different from the others, which is the Kalasha who live in Chitral in Pakistan.

AA: There was a very gruesome and unfortunate way in which the topic you look at gripped the headlines. In the summer of 2014, the self-styled Islamic State besieged a community of Yazidis in Iraq, and many were asking the question ‘who are the Yazidis?’ Naturally you were well placed to answer.

GR: That’s right. It’s not the first time that the Yazidis have been exposed to this kind of horror. In 2007 there was a massive terrorist attack which killed over 700 of them in Sinjar. So there is something of a history of this. Although it is important to remember that between the Ottomans (who as late as 1880s were behaving abominably to the Yazidis) and the al-Qaida attack in 2007, there was actually a prolonged period of mutual coexistence and inclusion. Egypt 1860 to 1920 is also a good example. There is a very clear trend in those times in which people of all religions in the Middle-East behaved to each other more decently than was sometimes the case in Europe during that era. That is important to remember because the narrative says ‘Muslims are uniquely intolerant’ which simply isn’t true; the reality is that the Middle-East was ahead of Europe in including its Christian and Jewish minorities for many years. The fact that it appears so negative now by comparison, is a product of particular circumstances – it is not inevitable at all!

AA: From that contemporary context, it is interesting to look at the roots as you mentioned. For myself, I find the Mandaeans and Yazidis especially intriguing, because they seem to echo a familiar theology of the three Abrahamic faiths, but have stark differences also. How was your experience of this?

GR: One thing that is interesting about the Mandaeans is that they recognise certain Jewish prophets such as Noah, but not Abraham. So you might think that is peculiar, because Abraham is the patriarch, but in fact they have this in common with many religions of two millennia ago. To the ascetics of the Middle-East, those who wanted a strict morality, they read about Abraham and they weren’t very impressed. The Mandaean rejection of Abraham is interesting because it connects us to that historic era, which is when the Mandaean religion was conceived.

The Mandaeans have an almost impenetrable demonology and cosmology written in their language, which is Babylonian Aramaic. Some of their rituals are thought provoking, such as the tradition of the priest staying awake for seven days and seven nights without eating to become ordained. Likewise, to become a bishop, you have an amazing ceremony where a message is sent to ‘other side’ through a dying person, to gain permission for this particular person’s appointment. Fascinating ideas. Sometimes when I read about these, it really makes me reflect and not just as ‘wow, this is really old’ but ‘wow, this is an interesting concept’. The Yazidis’ belief in Melek Taus is one such thing.

AA: Well maybe that is a point to pick up on. There is a certain familiarity, certainly for Muslims, with the cosmology of the creation of Adam and Eve, of the angels, of the role of Satan. But of course the Yazidis have a much more idiosyncratic understanding of Melek Taus who is associated with the fallen Archangel Iblis. Could you elaborate a bit more on that? It is an almost subversive take on traditional Quranic readings.

GR: Yes, it really is, when you look at certain aspects of Yazidi belief. For example, Melek Taus – he appears to be the Archangel Azazel, or Lucifer, or Iblis as he is called in Islam. The Yazidis use the term Iblis, but not Shaitaan which they see as insulting and in fact it is a taboo.

The Yazidis, like Muslims, believe Iblis rebelled against God, but unlike Muslims, Yazidis believe he was forgiven. That said, if you look back to the ninth century, there were a lot of Sufi movements that explored the idea of Satan in a way that wasn’t entirely hostile. The Islamic saint Rabia al-Basra said she wanted to quench hell, to extinguish the fires of hell, so that none would be good out of fear of punishment. The Yazidis actually say that the fires of hell have been quenched by the tears of Melek Taus’. It is in one sense a radical departure from the Islamic tradition, but in another sense, it is not a million miles away from what some Muslims have sometimes believed.

AA: That similarity, outwardly at least, is comparable to the Samaritans and the Jewish religion. Many people will be familiar with the story of the Good Samaritan, but unaware of the history of the people and their religion.

GR: The Samaritans have a great advocate who travels the world called Benny Tsedaka. They are interesting as they are both Palestinian and Israeli by nationality and politically – this is unique. Although to the outside world they look simply Jewish, it is much complex than that. The word Jewish comes from Judea and the tribe of Judah. The Samaritans are the descendants of a different people from the Northern Kingdom of Israel, supposedly wiped out by the Assyrians in the seventh century BCE. So they see themselves as being a separate people. They are not accepted by traditional Jewish Rabbis who do not regard them as ‘kosher’, as being part of the people of Israel.

The thing that really distinguishes them from Judaism is that whereas the Jews were scattered by the Romans, the Samaritans were largely left alone. It seemed like a blessing to them at the time. Interestingly though, the consequence is that now they almost don’t exist. They never really adjusted to living in diaspora. They have kept the old traditions exactly as they were. They still have a priestly caste, they still have sacrifices, and they keep The Law incredibly strictly. They almost became extinct as there were fewer than 30 of them at one point whereas there are now 771. So they have shown an amazing resilience.

One thing to remember about these religions is that people have predicted their extinction many times before, but they have been proven wrong, they have remarkable resilience. People in the 1840s saying the Druze will no longer have Chiefdoms in Lebanon, well they do. They said in the 1880s the Samaritans won’t last much longer, well they did. Politics changes – the mood can be hostile one year and then ten years later it may not be.

yesi.jpg

AA: That is a sobering thought, but positive too. That these religions may be more permanent than the transient politics of the region, and may outlive these contemporary catastrophes we see. Moving away from the Levant and Iraq to the Kalasha in Pakistan – could you tell us some more about them? They seem like another tradition that has survived despite the odds.

GR: These groups of course survived for many reasons, among them that there is a willingness in Islam for coexistence, or toleration at least, of other religions. But there were often geographical reasons – such them living in marshes or mountains. Often a conquering force would simply resign themselves to not enter a particular piece of land because it was simply too difficult.

In the case of the Kalasha, they lived in the great mountains of the Hindu Kush. There used to be a whole collection of tribes in that region who practiced what we could describe as an antique form of paganism. It really does involve many gods and sacrifices, ceremonies and dance, wine drinking too! They survived for a long time because of the mountains, and even Tamerlane, who was one of the few who did want to go around and convert people by force, couldn’t subdue them.

A few remaining Kalasha live in Chitral on what are now good terms with the local authorities. It has been a mixed history however. You can read some incredibly passionate books in defence of the Kalasha by Pakistani intellectuals. There were some individuals, particularly a local cleric who wanted to convert them in the 1950s, but they have survived.

AA: Taking a step back, there is a question I have which I wonder if you can shed some light on – is there a particular reason why the Middle East has a larger amount of religious diversity than Europe?

GR: That is a great question. There are a few reasons. One is that it has a very deep past. When Christianity and Islam arrived, the Middle East already had other deeply embedded religions which had philosophies which were very sophisticated and therefore more resistant to conversion than the equivalent in Europe.

The second reason is that historically the Arab Muslims who conquered those areas, they had to establish their own authority while having their own distinct religion. So they didn’t put emphasis on conversion, but they wanted acent for their rule. When Christianity came into Europe, it came via the Romans who had already ruled Europe for 300 years, they didn’t need to be as tolerant.

The third thing, which is partly related to that, is that Islam was quite accepting of other religions (I don’t mean to exaggerate – in actual behaviour, it was very similar to the Christianity in Western Europe) but what was unusual about Islam was that it had this greater level of acceptance of other faiths because of the Quran making it explicit these religions were respected, and this respect extended to religions that you might not immediately think about, such as the Mandaeans, also called the Sabians. And so I think it does prove something very important which is that the history of Islam, in particular the history of Islam when it was at its height in terms of culture and technology, when Baghdad was the capital of the world and the leading civilisation, was a history of religious diversity.

AA: Thank you very much for your time Gerard.

Heirs to Forgotten Kingdoms by Gerard Russell is available for purchase online and in bookstores.

Enjoyed this article? Then please subscribe. It helps us to keep producing quality British religious journalism.

lundi, 02 mai 2016

Robert Redeker: «Le progrès est un échec politique, écologique et anthropologique»

robert-redeker-jpg_2899033.jpg

Robert Redeker: «Le progrès est un échec politique, écologique et anthropologique»

Ex: https://comptoir.org

Philosophe agrégé, Robert Redeker est principalement connu pour une polémique créé par l’une de ses tribunes sur l’islam parue en 2006 sur “Le Figaro”. Si nous jugeons très contestables – mais pas condamnables – ses propos, nous déplorons qu’ils occultent la pensée du philosophe. Depuis une quinzaine d’années, Redeker mène en effet une critique radicale de l’idéologie du progrès, dominante depuis le XVIIIe siècle. C’est sur ce sujet que nous avons souhaité l’interroger, quelques mois après la sortie d’un ouvrage intitulé “Le Progrès ? Point final” (Éditions Ovadia).

Le Comptoir : Vous avez écrit plusieurs livres sur le Progrès (Le Progrès ou l’Opium de l’histoire  ; Le Progrès  ? Point final), et vous semblez voir dans l’idéologie du Progrès un nouvel opium, à l’instar de la religion chez Marx. Le Progrès serait-il une religion à critiquer elle-aussi  ?

RR-prog.jpgRobert Redeker : Pourquoi ces livres ? D’abord, il y a l’urgence d’établir le droit d’inventaire philosophique de la période historique que nous venons de vivre depuis le XVIIIe siècle et qui paraît se clore – c’est la période que l’on appelle “la Modernité”, qui a été marquée par une religion inédite, celle du progrès. Ce livre pourrait se découper ainsi : le progrès, sa naissance, sa vie, son déclin, sa mort. Il s’agit du progrès entendu comme idéologie, c’est-à-dire comme grille métaphysique de lecture du monde, et comme valeur identifiée au Bien. Ensuite, j’ai voulu continuer à penser les mutations de l’homme et du monde dans une lignée que je trace depuis mes premiers livres (Le déshumain ; Nouvelles Figures de l’Homme ; L’emprise sportive) et d’autres plus récents (Egobody). Enfin, le monde en charpie dans lequel nous vivons, et la “montée de l’insignifiance” qu’un philosophe comme Castoriadis diagnostiquait déjà il y a trois décennies, sont des phénomènes qui invitent à penser. Le livre sur la vieillesse s’articule autour de la réflexion sur ces mutations. L’homme est avant tout un être qui a horreur de la vérité, qui ne la supporte que difficilement, qui a besoin de l’occulter derrière un voile d’illusion. L’idéologie du progrès est un voile de cette sorte. Les promesses du progrès – rassemblées dans le vocable progressiste – ne se sont pas réalisées. Le progrès est un triple échec : politique, ou politico-historique, écologique, ou économico-écologique, et anthropologique (l’homme étant devenu, pour parler comme Marcuse, « l’homme unidimensionnel »). La religion du progrès promettait, dès ses origines avec les Lumières, un homme toujours meilleur dans une société toujours meilleure qui finirait par aboutir à une paix aussi universelle que définitive. Le paradoxe pointé par le mythe de Prométhée tel que Platon le narre est toujours vrai : si les techniques évoluent, s’améliorent, l’homme de son côté n’acquiert pas la sagesse qu’elles requièrent, il reste le même. Dans cette identité de l’homme à travers le temps réside le message de la forte idée qu’est celle du péché originel. Les peuples et les gouvernants n’ont, comme l’a fort bien dit Hegel, jamais rien appris de l’histoire et n’en apprendront jamais rien [i]. L’homme réinvente sans cesse le cadre de son existence, c’est l’histoire, mais il ne se réinvente pas lui-même. L’illusion consiste à s’imaginer que cette réinvention perpétuelle a un sens. Le mythe du progrès est cette illusion même.

« Je ne développe pas une technophobie encore moins un irrationalisme. On peut plutôt comprendre ma démarche aussi comme une critique de l’idolâtrie. »

Je n’appelle pas progrès les améliorations qui adoucissent l’existence des hommes, sans d’ailleurs en changer la réalité métaphysique. Ce que j’appelle progrès est autre chose : une valorisation idéologique de ces améliorations, une métaphysique de l’histoire (ce qu’on appelle le progressisme). Mieux : un substitut athée à Dieu, survenant après la mort de Dieu, un directeur de l’histoire. La croyance qu’il en va de l’histoire, de la politique et de la morale comme de la nature chez Descartes – dont nous pouvons devenir « comme maîtres et possesseurs ». Cette conception de la nature traduit le prométhéisme des modernes. Le progrès désigne tantôt la métaphysique de l’histoire, tantôt l’extension du prométhéisme technique au domaine moral. Tantôt et souvent à la fois.

Quant à sa critique, tout dépend de ce que l’on appelle critique. Il y a un sens haut et un sens bas de critique. Le sens haut se retrouve chez Kant, où critique veut dire crible qui établit les usages légitimes et récuse les usages abusifs des concepts. Kant déjà faisait sans le savoir un droit d’inventaire concernant les concepts de la métaphysique. En ce sens- là, kantien, mon travail est une critique de la religion du progrès.

Pouvez-vous nous retracer brièvement les moments fondateurs de cette idéologie?

On pourrait remonter à Joachim de Flore et son immanentisation de l’eschaton chrétien. C’est lui qui met en place les conditions de possibilité d’une pareille idéologie, une parareligion. Mais il faudra quelques siècles pour qu’elles deviennent effectives. C’est le concept de sécularisation qui est ici éclairant. Le progressisme est une sécularisation du christianisme. Le protestantisme a joué le rôle de sas permettant l’extériorisation du christianisme en progressisme. Sans la Réforme, il n’y aurait jamais eu de progressisme.

« Le Progrès prend la place de Dieu comme directeur de l’histoire. »

RR-nfh.gifLa majuscule au “P” de “Progrès” dit tout. Le Progrès ainsi saisi a le statut d’une entité métaphysique planant sur l’histoire et dirigeant sa marche. Il prend la place de Dieu comme directeur de l’histoire – un Dieu dépersonnalisé, désindividualisé, n’existant pas, réduit à un concept exsangue. Cette conception du progrès fut beaucoup plus qu’une idée philosophique (celle de Kant, Condorcet, Hegel, Comte, Marx), ce fut une opinion populaire, répandue dans les masses, en ce sens-là elle fit l’objet d’une croyance collective. Elle fut distribuée comme l’hostie des curés par des milliers de hussards noirs de la République tout au long de la IIIe République. On – surtout à gauche – croyait au progrès comme on avait cru en Dieu. Tous – Kant aussi bien que, quoique confusément, les masses – attribuaient une valeur métaphysique aux évolutions de la technique, de l’industrie, du droit, de la politique. Ma critique n’est pas celle du progrès des connaissances, de l’évolution des techniques et des améliorations de l’existence humaine, ce qui serait aussi absurde que grotesque, mais du sens abusivement conféré à ces évolutions, de leur transformation en fétiche et idole. Je ne développe pas une technophobie encore moins un irrationalisme. On peut plutôt comprendre ma démarche comme une critique de l’idolâtrie.

D’une part, le progrès a été, après le christianisme, et dans la foulée de celui-ci, le second Occident, le second chemin par lequel l’Occident s’est universalisé, planétarisé. On ne peut plus voir l’histoire comme une totalité en mouvement – ainsi que la voyaient Hegel, Marx ou bien encore Sartre – doté d’un pas, d’une marche, c’est-à-dire d’un sens (le sens est à la fois la direction, la signification et la valeur). L’idée de progrès permettait encore une telle représentation, illusoire, de l’histoire. L’Occident se représentait volontiers comme l’avant-garde de cette marche. Mais d’autre part, paradoxalement, cette mort de la métaphysique progressiste de l’histoire et du leadership occidental qu’elle présuppose est en même temps le moment où les exigences typiquement occidentales, nées en Occident, liées au progressisme occidental, de démocratie, de souveraineté populaire, d’émancipation des femmes, de justice sociale, se planétarisent. Elles se déploient à la façon de métastases du progrès après sa mort, déconnectées de la religion du progrès qui les a vu naître, sans qu’on puisse être assuré, puisque les conditions dans lesquelles elles sont nées ont disparu, qu’elles perdureront, ni bien entendu qu’elles triompheront, ne serait-ce qu’un temps.

Comment faire une critique du progressisme en évitant de tomber dans les écueils réactionnaires (du type contre-révolutionnaire ou décadentiste) ou postmodernes (relativiste, antirationnel, antiscientifique, etc.) ?

En premier lieu, la réaction n’est qu’une posture. Elle possède une valeur littéraire, mais aucune valeur philosophique ou politique. La valeur des réactionnaires tient, comme l’a bien montré Antoine Compagnon (Les Antimodernes, 2005), dans leur “charme” [ii]. Les écrivains réactionnaires sont charmants, intéressants, troublants ; les philosophes réactionnaires contemporains – il y en a quelques-uns – ne sont que nuls. Par contre les philosophes du passé étiquetés comme “réactionnaires” donnent à penser – tels Gustave Thibon ou Pierre Boutang. La qualification de “réactionnaire”est extensive, elle peut s’étendre jusqu’à très loin : Badiou, qui se croit progressiste, en certaines de ses opinions est un philosophe réactionnaire au sens où ses propos sont traversés par la nostalgie d’un état du monde dépassé, par des espoirs qui étaient présents dans cet état du monde dépassé. De ce point de vue, Alain Badiou ressemble tout à fait à Joseph de Maistre, le charme intellectuel, la puissance de penser et le talent littéraire en moins. Joseph de Maistre mythifie sur un mode nostalgique l’Ancien Régime tout comme Alain Badiou mythifie sur le même mode l’espoir défunt dans le communisme.

En second lieu, l’échec des postmodernes est patent. De Derrida à Feyerabend, bref des déconstructionnistes (« Jacques Derrida, sophiste moderne s’il en est » dit excellemment Baptiste Rappin dans Heidegger et la question du management publié en 2015) aux relativistes absolus (car c’est bien à cet incroyable paradoxe qu’aboutit l’antirationalisme de Feyerabend), la pensée postmoderne relève de deux jugements : elle n’a aucune prise sur le réel, ni l’histoire (qu’elle nie en la rejetant dans le passé) ni le présent, et elle ne laisse que des ruines derrière elle. De cette galaxie postmoderne seul Gilles Deleuze doit être sauvé. Leur échec est celui des sophistes de l’antiquité grecque. Dans ma critique du progressisme je me garde autant de la posture réactionnaire que des facilités passées de saison du postmodernisme (j’y récuse la notion de fin de l’histoire par exemple).

« Les utopies politiques ont conduit au crime, le capitalisme à la dévastation. Ce dernier est une révolution permanente sans plan ni projet, sans métaphysique structurante »

Le Progrès a défini la téléologie dominante de la modernité, avec une vision allant toujours vers un meilleur, voire un Éden ultime – le marché auto-régulé ou la réalisation des droits de l’homme chez les libéraux, la société sans classe et transparente à elle-même chez les marxistes – mais nous avons dépassé cette période, pour entrer en postmodernité (ou modernité tardive, liquide, etc. selon les auteurs). Le Progrès a subi les déconvenues du XXe siècle avec notamment la barbarie technicienne des deux guerres. Cette critique n’en est-elle pas devenue caduque ?

RR-ego.jpgCette croyance au progrès nous a rendu criminels et aveugles, criminels par aveuglement (le progrès est alors l’opium et l’ivresse de l’histoire) et dévastateurs pour la nature. Par sa faute nous avons confondu le ménagement du monde – le monde que l’on tient comme on fait le ménage, avec amour et précaution, “ménager” – et l’exploitation du monde, sa dévastation. Les utopies politiques ont conduit au crime, le capitalisme à la dévastation. Or, le capitalisme n’a pas besoin de la croyance métaphysique dans le progrès pour aller de l’avant. Il se peut se contenter d’ériger l’innovation, le mouvement, “le bougisme”, comme dit Taguieff en impératifs incontestables. Il est une révolution permanente sans plan ni projet, sans métaphysique structurante (à l’inverse des révolutions politiques d’obédience progressistes), une révolution pour la révolution.

On constatera cependant qu’alors même que la croyance au progrès est morte, que l’idéologie progressiste n’a plus cours, l’emprise de la technique, ce que Heidegger appelait le Gestell, l’arraisonnement de l’existence par la technique, son engloutissement par elle, s’accroît. Le progrès a disparu, mais l’instrument du progrès, la technique, triomphe.

Pierre-André Taguieff, qui a lui aussi beaucoup écrit sur la question – et vous a par ailleurs inspiré – propose de « penser une conception mélioriste du progrès comme exigence morale et raison d’agir ». Peut-on ré-envisager la notion de progrès à l’aune des désastres du XXe siècle (Hiroshima, la crise écologique, etc.) ?

Je me situe dans la lignée des travaux de Pierre-André Taguieff à qui je voue une très grande admiration. Sans son inspiration plusieurs de mes livres n’existeraient pas.

La mort du progrès signifie de fait la fin des finalités que nous appellerons “transcendantes”, qui transcendent l’existence hic et nunc de chacun. Bien entendu cela inclut la fin de la finalité politique, c’est-à-dire fin de la politique, car le capitalisme a finalement réalisé le slogan peint sur les murs en mai 68 et qui se voulait révolutionnaire, à savoir la « fin de la politique ».

Pourquoi la croyance au progrès s’est-elle perdue ? Il y a d’abord la banalisation des améliorations de l’existence, devant lesquelles nous ne savons plus nous émerveiller. Au milieu du siècle dernier, 65 ans était un bel âge pour mourir ; aujourd’hui, on tient sans s’en étonner, blasés, un décès à cet âge-là pour une injustice, un trépas de jeunesse. Cette banalisation (qui est un appauvrissement pour l’esprit) barre désormais la route à la généralisation métaphysique du progrès, à l’idée de progrès avec un “P” majuscule. Il y a ensuite les doutes sur la compatibilité entre les progrès techniques et la nature, autrement dit la fin du paradigme cartésien – pour Descartes, dans le Discours de la méthode de 1637, la science et la philosophie devaient nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais je crois que ce sont là des causes secondes. La cause première de la décroyance au Progrès est ailleurs. Elle est métaphysique et politique. Les régimes politiques promettant un avenir radieux, autrement dit le progressisme dans son expression politique, se sont révélés être totalitaires et sanguinaires, sans parvenir même à améliorer la vie matérielle aussi bien que le réussirent les régimes capitalistes. La connexion entre progrès techniques et accomplissement politique de l’humanité dans une cité prospère dénuée d’inégalités et d’injustices ne s’est pas faite. De même ne s’est pas faite la connexion entre progrès techniques et progrès moraux, qui était pourtant annoncée par les Lumières. L’époque de la « domination planétaire de la technique » (pour parler comme Heidegger) a aussi été celle des grands génocides, comme la Shoah, de la liquidation industrielle de millions de personnes. Mais surtout, l’histoire du progrès est l’histoire des promesses non tenues, qui étaient intenables. Cependant il y a aussi des aspects désastreux à la fin de la croyance dans le progrès. En particulier politiques.

Fin du progrès ne signifie pas que le progrès ne continue pas. Dieu continue bien de vivre après la mort de Dieu, mais sur un autre régime d’existence. Le progrès continue après la mort du progrès – mais il ne convainc plus, il n’enthousiasme plus, on ne croit plus en lui. Au contraire : il inquiète et terrifie.

« Le transhumanisme est un scientisme et un technicisme de la plus consternante naïveté. »

Vous avez écrit un livre sur le sport et ses impacts sur le corps humain ainsi que la vision de l’humain de manière générale. Vous parlez de créer un “homme nouveau”. Dans quelle mesure l’idéologie du Progrès peut-elle être reliée au transhumanisme et autres tentatives de dépasser notre condition humaine par la techno-science ?

RR-viv.jpgComme programme, le transhumanisme est une utopie post-progressiste qui ne conserve de ce progressisme que le fétichisme de la science et de la technique. La dimension morale, historique et métaphysique du progressisme est jetée par-dessus bord. De fait, le transhumanisme est un scientisme et un technicisme de la plus consternante naïveté. Il n’est que l’un des produits de la décomposition du cadavre du progrès, une sorte de jus de cadavre du progrès. Mais il est aussi une réalité sociale sous la forme d’un fantasme qui hante la médecine, le show-business, le sport. Peu à peu l’homme “naturel” est remplacé par un homme d’un type nouveau, indéfiniment réparable, dont les organes sont des pièces détachées remplaçables, dont le corps est entièrement composé de prothèses. Une figure du sport comme Oscar Pistorius peut être prise pour l’emblème de cette transformation anthropologique. Nommons egobody [ii] (l’être pour qui le moi, égo, est le corps technologiquement fabriqué, le body) cet homme nouveau. Nous sommes tous à des degrés divers en train de devenir des egobodys. Bien entendu l’immortalité est l’horizon d’un tel anthropoïde. Le sport en est l’atelier de fabrication le plus visible. Il s’agit bien plus que de dépasser la condition humaine ; il s’agit de changer la nature humaine elle-même. Ce processus est à l’œuvre sous nos yeux.

Nos Desserts :

Notes :

[i] Hegel, La Raison dans l’Histoire (1822-1830), Paris, 10/18, 1979, p.35.

[ii] Robert Redeker, Egobody, Paris, Fayard, 2010.

RR-protrr.jpg

lundi, 25 avril 2016

Grand entretien avec Gérard Chaliand

Gerard_Chaliand.jpg

Gérard Chaliand: «Nous ne sommes pas en guerre»

 pour Ballast

Ex: http://arretsurinfo.ch

Un petit appartement de la capitale. Aux murs : une carte du monde, des poignards et des objets rapportés de ses nombreux séjours à l’étranger. Gérard Chaliand a quatre-vingts ans mais ne les fait guère : il a déjà dix vies derrière lui. Géostratège spécialiste des conflits armés et poète, « aventureux » et enseignant, il milita clandestinement pour l’indépendance de l’Algérie, combattit en Guinée-Bissau aux côtés du leader révolutionnaire Amílcar Cabral, se rendit au Viêt Nam, dans les rangs communistes, tandis que le pays était sous les bombes nord-américaines, et participa aux écoles de cadres et à l’entraînement de certains mouvements de la résistance palestinienne. Une vie de terrain et d’écriture. Il revient tout juste d’Irak lorsque nous le rencontrons. Les Kurdes tentent de résister à Daech. Le géostratège ne mâche jamais ses mots : le verbe est coupant, cru, sans ornements. La violence n’est pas affaire de concepts mais d’armes et de sang : notre homme préfère parler de ce qu’il connaît. Quitte à heurter.


Entretien inédit pour le site de Ballast

L’expression « 
lames de fond » vous est chère. Vous revenez d’Irak et cela fait une quinzaine d’années que vous suivez la cause kurde : d’où vient cet intérêt spécifique ?

Il y a des dossiers que j’ai suivis davantage que d’autres. J’avais aussi été en Afghanistan de 1980 à 1982 puis de 2004 à 2011, chaque année. Au démarrage, c’est un peu le hasard : je me suis retrouvé à rencontrer l’émir Bedir Khan, le représentant des Kurdes en Europe, dans les années 1950. Je me suis ensuite intéressé à la révolte de Moustapha Barzani, en 1961, mais j’étais déjà engagé dans l’indépendance algérienne et les maquis de Guinée-Bissau. En 1975, lorsque les Kurdes ont commencé à être déportés par le pouvoir irakien, je suis revenu à cette cause et j’ai rencontré Abdul Rahman Ghassemlou, alors leader du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran : en 1980, il m’a invité et j’ai passé deux mois auprès de lui – il sera, plus tard, assassiné. En 1991, la question kurde est revenue à la une, lors de la tentative de renversement du régime de Saddam Hussein. Huit ans plus tard, on m’a demandé d’aller voir ce qu’il en était de cette zone autonome kurde : je suis rentré clandestinement par la Syrie, en passant par Palmyre. J’y suis retourné en 2000, 2001 et 2002, puis la guerre d’Irak est arrivée. Les Kurdes sont un peuple infortuné : ils n’avaient pas de tradition étatique, contrairement aux Turcs et aux Iraniens, et ils le paient toujours. En 1991, quand ils étaient mitraillés par Saddam Hussein, ils ont cependant eu la chance que les caméras occidentales soient sur place – les chiites du sud de l’Irak, qui s’étaient soulevés aussi, n’avaient pas de caméras : on les a écrasés. En 2003, les Américains ont commis l’erreur de déclarer la guerre à l’Irak : une erreur absurde, qu’ils continuent de payer, une erreur idéologique des néoconservateurs qui pensaient qu’ils allaient remodeler à leur guise le Moyen-Orient. Ils se sont trompés. Ils pensaient changer le régime en Iran, ça n’a pas marché ; ils pensaient forcer la main de Bachar el-Assad pour qu’il cesse d’aider le Hezbollah libanais, ça na pas marché ; ils ont essayé d’installer, soi-disant, « la démocratie » en Irak, ça n’a pas marché.

« Les Américains ont commis l’erreur de déclarer la guerre à l’Irak : une erreur absurde, qu’ils continuent de payer, une erreur idéologique des néoconservateurs. »

chaliand1xx.jpgJusqu’en 2007, la situation n’était pas fameuse pour les Kurdes d’Irak, d’un point de vue économique, mais ils ont eu l’idée d’exploiter le pétrole sous leur sol, n’en déplaise à Bagdad. Ils l’ont vendu aux Turcs – c’était le seul débouché géographique possible –, qui se montraient hostiles, au départ, avant de conclure qu’il s’agissait d’une bonne affaire car ils pouvaient effectuer de sérieuses économies en achetant le pétrole kurde à bon marché. Chaque camp y a trouvé son compte. Les Kurdes, au nord, ont cru qu’ils se trouvaient dans les Émirats ! Ils ont investi, construit – la corruption est venue avec, bien sûr. Ils se sont laissé aller ; ils ont oublié qu’ils étaient entourés d’États hostiles. Ils n’ont pas pris la mesure de la montée de Daech. Leurs combattants peshmergas avaient pris du gras : même pour fuir, ce n’est pas bon d’avoir du ventre ! Ils étaient mal entraînés, mal armés : ils avaient dépensé leur argent à bâtir des malls et des hôtels. Grave erreur ! Même les Suisses, qui sont dans un environnement plutôt sympathique, continuent d’avoir une arme à la maison et, jusqu’à 45 ans, font chacun quinze jours de service militaire. Quand Adolf Hitler s’est dit qu’il allait s’emparer de la partie germanique de la Suisse, ses généraux lui ont fait savoir que ce serait très coûteux de prendre la Suisse et qu’il serait mieux d’aller voir plus à l’est… Quand Daech, après Mosul, est monté jusqu’au Sinjar, les troupes kurdes ont pris la fuite. Ils ont reculé partout. Massoud Barzani a alors demandé aux Américains de les aider, sans quoi les Kurdes allaient tomber – il faut reconnaître ça aux Américains : ils ont la logistique et l’organisation, ils sont venus le jour même et ils ont stoppé l’État islamique. Les Kurdes d’Irak s’entraînent, à présent. Ils ont repris le Sinjar avec l’aide du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des Unités de protection du peuple (YPG). Les YPG – des Kurdes de Syrie – sont les meilleurs combattants de la zone : ce sont des laïcs idéologisés. Ils sont donc prêts à mourir.

Vous avez déclaré que vous êtes favorable à la coordination internationale des frappes contre Daech. Que répondez-vous à ceux qui tiennent cela pour de l’ingérence et qui estiment que ça ne fera que renforcer les jihadistes, puisqu’ils n’attendent que ça pour légitimer leurs attaques ?

L’ingérence, on y est déjà ; je ne vois pas ce que ça change. Par contre, la question de savoir si l’ingérence, à la base, était une bonne idée, oui, elle se pose. Qu’est-ce qu’on est allés faire en Libye ? D’autant qu’on a violé le cadre fixé par le Conseil de sécurité des Nations unies. On a liquidé le dictateur. Si les Russes ou les Chinois l’avaient fait, qu’aurait dit l’Occident ? Que c’est dégueulasse et intolérable. Nous sommes des hypocrites, il faut le reconnaître. Il y en a marre du discours uni-dimensionnel, comme si tout ce que nous faisions était bien et que l’autre, qu’il s’appelle Poutine ou non, était un méchant. Nous sommes sur les listes de Daech et d’Al-Qaeda depuis des années – ils l’ont dit. Je suis donc favorable à une coordination (qui, soit dit en passant, existe déjà) et, même, pour du combat au sol en raids. Pas pour l’occupation de terrain. Daech n’est pas un mouvement terroriste ni un mouvement de guérilla : ils utilisent aussi le choc frontal, la bataille, c’est-à-dire la guerre classique. Quand l’adversaire est en face, prêt à mourir, avec 1 500 ou 2 000 hommes, je suis pour l’intervention de troupes spéciales – et qu’on en tue le plus possible.

Mais vous disiez en 2014, sur Europe 1, que vous étiez partisan d’une intervention au sol si, et seulement si, le régime d’el-Assad était menacé…

… Tout le monde a constaté que le pouvoir syrien était essoufflé. Et c’est bien pour cela que les Russes sont arrivés. Que fait-on avec Daech ? Ils sont très difficiles à contrôler ; il faut donc les affaiblir. Pourquoi ? Car les frapper et les affaiblir diminue leur aura et le nombre de jeunes hommes qui ont, chez nous et ailleurs, envie de s’enrôler. L’an passé, lorsque Daech a remporté des victoires sur le terrain, ça a été un appel d’air – qui se compte par milliers. Je n’ai pas dit que les frappes allaient tout résoudre, car on ne bombarde pas une idéologie. C’est une guerre d’usure, qui prendra du temps, puisqu’il n’y a rien à négocier : Daech ne met rien sur la table.

Le Dalaï-Lama vient pourtant de dire qu’il faut dialoguer avec eux.

(Il rit.) Ils veulent la victoire ou la mort. Donnons-leur la mort. Mais personne n’ose plus dire les choses clairement, de crainte d’être traité de je-ne-sais-quoi. Je me suis battu durant des décennies pour les luttes d’indépendance et de décolonisation : je ne vais pas me laisser terroriser par des petits cons qui n’ont jamais reçu la moindre gifle et qui ont peur de leur ombre.

Nos gouvernements, avez-vous dit, ont laissé la peur s’installer dans les têtes en diffusant jusqu’à plus soif les communiqués et les vidéos de Daech. Qu’aurait-il fallu faire ?

«Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech ; ils font leur propagande: si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service.»

On ne montre pas en boucle, à la télévision, les images des cadavres et les familles, cousin après cousin, pour dire que les victimes étaient formidables. On dit qu’un bus a sauté et qu’il y a quinze morts ; point final. L’autre jour, je suis passé à la pharmacie et la pharmacienne me disait que les clients défilent, depuis le 13 novembre, pour prendre des calmants. Les gens se demandent ce qui va se passer ; ils ont peur. Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech ; ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service. C’est la société du spectacle. C’est minable. Mais, non, contrairement à ce que raconte Hollande, nous ne sommes pas en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours ; on est dans une situation conflictuelle. Le vieux Aron avait trouvé la seule formule intelligente qui soit, à propos du terrorisme : « Peut être considéré comme terroriste toute action dont l’impact psychologique dépasse de très loin les effets proprement physiques. ». Le tam-tam autour des 3 000 morts du 11 septembre ! Pendant des semaines ! J’enseignais à Singapour l’an passé et j’ai demandé à mes élèves quel était l’évènement le plus important de ces quinze dernières années : « Nine eleven ! » Ça ne va pas la tête ? C’est la Chine, partie de presque rien et devenue numéro 2 mondial !

Vous citez Aron, sur le terrorisme. Alain Gresh, du Monde diplomatique, avance que c’est une notion inopérante car elle recouvre absolument tout et son contraire. Comment pourriez-vous le définir ?

chaliand2xx.jpgAron a tout dit, mais je n’oublie pas que le terme « terreur » rentre dans l’Histoire comme terreur d’État. C’est 1793 et Robespierre. Le nazisme a été une terreur d’État, tout comme le stalinisme. La Turquie la pratique et, en face, le PKK mène une guérilla qui a recours à des méthodes à caractère terroriste. Daech, dit-on, est un mouvement « terroriste » ou « nihiliste» : c’est faux. Ce sont des révolutionnaires. Je parle ici en observateur froid, sans jugement de valeurs. Comment s’emparer du pouvoir ? Mao répond : il faut mobiliser les masses. Il faut des cadres qui se rendent dans les villages et expliquent les raisons et les détails de la lutte. Pourquoi, comment, qui est l’ennemi ? À travers un processus de persuasion/coercition, ils vont l’emporter. Ce n’est pas le contrôle du territoire qui compte : voilà des années que les talibans rendent la justice dans les villages afghans. C’est eux, l’État. En cas de différend avec un voisin, à cause d’une terre, on va voir le taliban, et il tranche. Daech n’est pas que le tas d’imbéciles que nous pensons : il y a des gens qui pensent. En Irak, ils dispensent de l’électricité, des soins sociaux, gèrent des écoles. Ils bourrent le crâne des plus jeunes, qui les voient puissants, armés, bien habillés, prestigieux. Même si on écrase Daech, tout ceci restera dans la tête de ces enfants. C’est un mouvement révolutionnaire qu’il ne faut pas sous-estimer. En Afrique noire, nous aurons, dans l’avenir proche, à faire face à d’autres situations de ce type : la population africaine est en train de doubler. Qui va leur trouver du travail et les instruire, alors que tout ça fait déjà défaut à l’heure qu’il est ? Il y aura une population très jeune, composée de beaucoup d’hommes, totalement désœuvrée et dans l’incapacité de franchir les frontières européennes par millions. L’islamisme sera la solution. Une arme et la possibilité de tuer de « l’autre ».

Dans votre Histoire du terrorisme, vous expliquez que le terrorisme islamiste n’aura, avec le recul, pas plus d’incidence sur l’Histoire que les attentats anarchistes du XIXe siècle. Pourquoi tant de gens redoutent-ils une guerre mondiale ou voient-ils dans tout ceci une catastrophe inédite ?

Parce qu’on est dans l’inflation verbale. Il faut en finir avec notre époque de l’adjectif. Je n’ai pas besoin de dire que c’est « ignoble », ce qu’ils font. Trouvez-vous normal que le président de la République se déplace et déclare que la France est en deuil suite à l’accident d’un autobus, qui a fait 43 victimes ? Où est-on ? Et le Bataclan, c’est Verdun ? On est devenus d’un mou… On est dans la victimisation permanente. Nous n’avons plus aucun sens commun.

L’idée que des opérations de guerre puissent avoir lieu sur notre sol a traumatisé plus d’une personne de notre génération. Comme si « la guerre » était quelque chose de lointain, qui ne nous concernait pas…

« Même si on écrase Daech, tout ceci restera dans la tête de ces enfants. C’est un mouvement révolutionnaire qu’il ne faut pas sous-estimer. »

En 1961, durant la guerre d’Algérie, nous étions dans une situation qui frisait la guerre civile. C’était une partie à trois : l’OAS, qui voulait assassiner de Gaulle (ils l’ont raté deux fois), les barbouzes gaullistes et le FLN. Il y avait des parpaings élevés à hauteur d’homme devant les commissariats. Ça n’a pas empêché les gens d’aller en boîtes de nuit et de s’amuser. Trente ans plus tard, durant la guerre du Golfe, il n’y avait personne dans les rues. Des gens achetaient de l’huile et du riz pour faire des réserves. En France ! En l’espace de trente ans, les gens se sont ramollis. Ils ont peur. Mes compatriotes, dans l’ensemble, ont peur de tout. La tragédie ne se passe pas qu’à la télévision, chez les autres.

Et que pensez-vous du fameux « choc des civilisations » ?

Il a déjà eu lieu. Au XIXe siècle, lors de l’irruption brutale de l’Europe dans le monde afro-asiatique.

Vous avez fait savoir que vous aviez la plupart du temps éprouvé de l’empathie pour les minoritaires et les maquisards que vous suiviez, mais jamais pour les combattants islamistes. Pourquoi ?

Je les ai connus en Afghanistan : ça n’a pas accroché, d’un côté comme de l’autre. Les hommes de Gulbuddin Hekmatyar étaient odieux. Un mouvement qui aspire à l’émancipation et à la liberté, bien sûr ; mais un mouvement qui veut imposer sa loi à tous les autres, je ne vois pas au nom de quoi j’irais leur prêter main forte.

Le socialisme révolutionnaire armé n’était pas tendre non plus, et vous y avez cru.

«Je n’ai pas le goût des appareils. J’aime bien penser librement, et j’aime le terrain.»

chaliand3xxx.jpgOn y a cru. On pensait que c’était une avancée. Que la dictature d’une majorité sur une minorité serait un progrès. Il y a eu du monde, en effet, pour mourir au nom du marxisme-léninisme. Il faut des temps d’apprentissage, et je ne prétends pas toujours avoir eu raison. Il faut se déniaiser. Prenez le Rojava, en Syrie. Je viens de passer une dizaine de jours avec eux. Ils expliquent qu’ils fonctionnent de façon totalement démocratique, que les hommes et les femmes sont égaux et que les minorités sont protégées. Si c’était la première fois que je l’entendais, bien sûr que je serais très enthousiaste. Mais j’ai déjà entendu ça aux côtés du Front populaire de libération de l’Érythrée, avec les Tigres Tamoul et dans leSentier lumineux, au Pérou. Je sais par expérience que ce type de discipline conduit, en général, à un État de type totalitaire. Oui, les hommes et les femmes sont égaux au Rojava, mais sous la forme d’un couvent militarisé. Il en va de même pour les « fronts » : en Algérie comme au Viêt Nam, c’est très bien au début, puis toutes les petites franges qui le constituent sont écrasées, une fois le Front parvenu au pouvoir. C’est comme ça. En attendant, les Kurdes du YPG se battent bien, et ce sont nos alliés.

D’où votre volonté de marginalité, présente dans vos écrits, de « cavalier seul », de « franc-tireur ». D’où votre refus d’être au Parti communiste, dans votre jeunesse.

Oui. Je n’ai pas le goût des appareils. J’aime bien penser librement et j’aime le terrain.

Vous portez un regard très critique sur Mai 68. Sur quels points, notamment ?

C’était un mouvement multiforme, avec des agendas totalement contraires. Politiquement, on militait pour ce que Prague rejetait à la même époque. On rêvait d’un « socialisme à visage humain » quand les autres avaient déjà donné ! Les trotskystes, c’était « radio nostalgie » ; les maoïstes, c’était « raconte-moi une histoire formidable : jusqu’à quel point va-t-on bâtir l’utopie ? ». Au-delà de ce qu’il y a eu de sympathique (la libération sexuelle, notamment), j’ai beaucoup de mal avec ce qui a accompagné ce moment : en faire le moins possible, « s’éclater »… Se saouler à la bière et prendre quelques « tafs », c’est ça, la vie ? Le monde est vaste… Cherche, comprends. C’était un mouvement décevant – Castoriadis, Edgar Morin et Claude Lefort en ont bien parlé. Rien de grand n’a été fait depuis ; rien de grand n’est sorti de cette « génération 68 ». J’aime assez l’esprit protestant : on manque de rigueur éthique. Qu’un type comme Sarkozy puisse oser se représenter, c’est effarant – dans n’importe quel pays protestant, on le sortirait. Tout juste si on ne continue pas d’admirer Bernard Tapie ! Nous sommes des enfants gâtés. Il y aura des émeutes dans les prochaines années. La peur va dominer ; les déchirements communautaires vont s’accentuer au quotidien – à partir d’un incident, avec quelques morts qui seront instrumentalisés par ceux qui souhaitent activement creuser un fossé social et religieux.

Vous dénoncez souvent l’idéologie dans vos livres, mais l’idéologie ne permet-elle pas, dans une certaine mesure, de structurer une pensée et de tenir tête au cynisme, au à-quoi-bon ?

« Qu’un type comme Sarkozy puisse oser se représenter, c’est effarant – dans n’importe quel pays protestant, on le sortirait. »

Si, c’est indispensable. Je vois très bien ce que l’idéologie transporte comme mythologies mais j’admets qu’on ne peut pas faire sans. Qui, autrement, peut tenir pour un principe, une idée ? Qui peut décréter qu’il ne cédera jamais, sans ce moteur, sans y croire ?

Vous êtes nostalgique de cette époque, celle du socialisme international ?

C’est fini ; c’est une page tournée. C’est comme l’amour qu’on a porté à une femme : on continue d’avoir de la tendresse pour elle mais on sait que cette passion-là est finie.

Vous pointez une sorte de paradoxe : nous sommes saturés d’informations tout en manquant cruellement d’analyses. Il y a, dites-vous, deux éléments clés pour tout comprendre : la mémoire collective et le passé. Comment résister au zapping, au tout-présent ?

C’est difficile… Parmi mes élèves, je vois ceux qui avalent et ceux qui pensent avec esprit critique. J’essaie de développer cette pensée chez eux. Avec des choses simples, a priori : un État démocratique est-il démocratique à l’extérieur de ses frontières ? Est-ce que ce ne sont pas ses intérêts qui priment davantage que ses principes ? Pourquoi parlent-ils de « morale » ? Les États sont des monstres froids. Nous n’avons que le plaisir amer de n’être pas dupes. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : l’esprit critique sera toujours le fait d’une minorité. Il faut travailler, lire, connaître les traditions. Quand les Américains débarquent en Irak ou en Afghanistan, ça se solde toujours par des échecs politiques ; pourquoi ? On ne peut pas prétendre se battre pour la liberté d’un peuple dont on ne connaît ni les traditions, ni la culture, et dont on soutient un gouvernement corrompu et impopulaire. C’est simple, non ? Robert McNamara, l’un des architectes de la guerre du Viêt Nam, a déclaré en 1995 qu’il ne savait rien de ce pays, avant d’ajouter qu’il a sans doute eu tort de n’en connaitre ni la culture, ni les traditions. Il lui aurait fallu lire Bernard B. Fall, qui est mort en marchant sur une mine tandis qu’il enquêtait sur place – c’est-à-dire en faisant son travail. Fall avait compris que les combattants vietnamiens n’étaient pas des « bandits », mais des communistes et des nationalistes qui se battaient, avec le soutien des populations rurales, contre un gouvernement impopulaire corrompu et tenu à bout de bras par des étrangers. Si on ne sait pas ça, on perd son temps.

Vous lisez la presse ?

« On se paie notre tête ! Ce dont je me méfie le plus, au fond, c’est la propagande de notre camp. »

chaliand4xx.jpgPeu. Je la lis surtout en anglais. Nous nous sommes provincialisés : la France ne couvre presque plus, par exemple, ce qui se passe entre l’Inde et le Japon. La presse française est européo-africaine – notre limite extrême, c’est l’Iran. Je regarde parfois Le Monde et je suis abonné à The Economist – c’est un journal de droite, mais il est bien ficelé : ils n’ont pas perdu le sens des rapports de force, qu’on soit d’accord ou non. Même s’ils se fichent de nous en décrivant Jabhat al-Nosra comme une « opposition force » selon la presse anglo-saxonne : ce groupe serait devenu halal, après avoir été haram, depuis que Daech est arrivé ! On se paie notre tête ! Ce dont je me méfie le plus, au fond, c’est la propagande de notre camp. Je préfère les livres. Et quelques revues – comme Conflits : c’est une très bonne revue de stratégie ; c’est froid, factuel.

Les livres, justement. Vous décrivez, dans Le Regard du singe, le livre comme un objet « sacré ». Quelle évolution avez-vous pu noter, au fil de votre vie, quant à sa place dans la société ?

Contrairement à une idée répandue, il n’y a jamais eu beaucoup de lecteurs. J’avais connu André Bay, qui dirigeait une collection chez Stock et avait été à la revue NRF dans les années 1930. Il m’avait dit qu’ils la vendaient à 2 000 exemplaires ! La revue la plus prestigieuse de l’époque ! Avec Gide, Malraux, Claudel… On a toujours ces 2 000 lecteurs pointus. Ce que je vais dire n’est pas original, mais l’apparition, chez les jeunes, des smartphones et des tablettes a fait chuter la lecture. J’ai demandé à un jeune les raisons pour lesquelles il ne lisait pas ; sa réponse : « Ça prend trop de temps. » Sans commentaire. Je lis quatre à six livres par semaine. Je m’ennuie, sans. J’étais coincé à l’aéroport d’Istanbul il n’y a pas très longtemps : douze heures d’attente. J’ai acheté deux livres et j’ai écrit un poème. Le temps mort est vivant, ainsi. Pendant que je donne des cours, des élèves sortent subrepticement leur téléphone ! Je leur demande s’ils sont amoureux : « Non ? C’était pourtant ta seule excuse ! » (rires) Il faudrait les confisquer. À un autre, j’ai demandé : « C’est qui, le maître, ton téléphone ou toi ? » Il ne savait pas… (rires) On a baissé, côté esprit critique : on est dans une époque où on ne juge pas du propos mais de l’opinion politique de celui qui le porte : ce n’est pas juste ou faux, c’est bien ou mal en fonction de l’idéologie. À part sur quelques sujets fondamentaux, je ne m’occupe plus de ces clivages pour penser. Entre démocrates et républicains, c’est blanc bonnet et bonnet blanc. Un professeur d’histoire formidable m’avait dit, élève, une chose qui m’avait marqué: « Rappelez-vous, Chaliand, que la proportion des médiocres dans les élites est la même qu’ailleurs. »

Vous vous présentez volontiers comme un « aventureux ». Un jour, un journaliste a demandé à Régis Debray s’il se définissait ainsi, s’il était parti en Bolivie et à Cuba par goût de l’aventure : il a reçu le mot comme une offense. Il opposait le révolutionnaire à l’aventurier.

« Il faut savoir ce qu’est la tragédie pour en parler : ce qu’elle contient de sang, de chair, de souffrances, de capacité à endurer… »

chaliand5xxx.jpgL’aventurier, dans les milieux bourgeois, signifie que la personne n’est pas très recommandable. Un peu filou, pas fiable. L’aventurier, c’est celui qui accepte l’aventure et ses risques – le contraire de l’esprit de sécurité. J’aime mettre ma vie en jeu (mais pas bêtement) ; je n’aime pas les gens pour qui « la violence » n’est qu’un concept. Il faut savoir ce qu’est la tragédie pour en parler : ce qu’elle contient de sang, de chair, de souffrances, de capacité à endurer…

… Ce que vous appelez « le savoir de la peau ».

C’est ça. C’est irremplaçable.

Vous parlez des milieux bourgeois ; mais l’aventurier est mal vu, aussi, dans les milieux politiques radicaux : on peut le considérer comme un mercenaire sans foi ni loi.

Il fait électron libre. Pas tenu par « la cause ». Pas assez « militant ». Eh bien, tant pis ! Les militants sont toujours déçus, alors que l’aventure ne déçoit jamais. Voyez George Orwell : il a été militant et aventureux dans sa vie ; il est rentré déçu d’Espagne, puis son plaisir, comme écrivain, fut d’être lucide. Dire la réalité. J’aime beaucoup ses écrits politiques.

Vous avez lu Nietzsche et vous évoquez souvent le caractère « tragique » de l’existence. À quel moment la lucidité tragique devient-elle un fatalisme ? À quel moment le « réalisme » bascule-t-il dans l’acceptation du cours des choses ?

Le fatalisme, c’est n’être responsable de rien. Tout serait tracé d’avance. C’est arrivé car « ça » devait arriver – au Moyen-Orient, je le vois souvent, et Dieu expliquerait tout. Le tragique n’empêche pas le libre arbitre. On doit pouvoir diriger sa vie comme faire se peut – même si nous n’avons pas prise sur tout.

Vous êtes ami avec l’écrivain et marin Patrice Franceschi – vous avez même écrit plusieurs livres ensemble. Arrêtez-nous si nous nous trompons : tout en maintenant l’impératif de lucidité, Franceschi paraît moins sombre que vous, plus idéaliste…

«On ne fait que patauger dans les caillots de l’Histoire. Tout n’est que bain de sang. Notre monde est atroce.»

Ça doit être les vingt ans qui nous séparent ! La vie est tragique, c’est net. Vous le savez peut-être : à la fin, elle finit mal. (rires) On ne veut plus le voir. L’Occident ne veut plus mourir. Voilà – on y revient – pourquoi tout le monde a peur de tout dans notre société ! Un jihadiste, c’est quoi ? Un gars entre 18 et 35 ans. Un jihadiste de 50 ans, ça n’existe pas : il est patron. Ce sont les enfants-soldats les pires : ils se croient immortels et tirent sur tout ce qui bouge. Les plus âgés se demandent s’ils ne pourront pas se servir des prisonniers ou en tirer de l’argent. La jeunesse compte beaucoup pour comprendre Daech… On ne fait que patauger dans les caillots de l’Histoire. Tout n’est que bain de sang. Notre monde est atroce. Je ne retiens qu’une seule chose, au fond : il ne faut jamais être vaincus. Tout le reste, c’est de la littérature – et nous l’oublions, en France. Le vainqueur, si tu es marié, va violer ta femme devant toi, et si tu protestes, il va égorger ton enfant. Le vainqueur, qui n’était rien et répétait « oui, chef » il y a peu, devient Dieu avec une arme dans les mains. La seule chose qui limite la torture, c’est l’imagination des hommes. Sans cela, tout est possible, la pire des cruautés. J’ai connu des officiers qui ont vu des Croates énucléer des Serbes à la cuillère. Voilà, c’est comme ça. Disons que je suis un optimiste physiologique mais un pessimiste historique. C’est ma santé qui me sauve.

La poésie occupe une place importante dans votre vie. Ce qui peut surprendre certains, peut-être, avec l’image terre-à-terre et rugueuse que vous pouvez renvoyer et celle, plus intimiste et sensible, qu’incarne souvent la poésie.

J’ai écrit trois ou quatre livres importants, politiquement. L’Atlas stratégique était une grande nouveauté, en 1983 : aujourd’hui, tout le monde en fait. Personne n’a fait mieux, depuis, que l’Anthologie mondiale de la stratégie que j’avais publiée. En 1976, avec Mythes révolutionnaires du tiers monde, j’ai été un des premiers à dire de l’intérieur que le « tiers-mondisme » ne marcherait pas comme prévu et qu’il ne suffit pas de mener une guerre juste pour la gagner. J’ai écrit Mémoire de ma mémoire, en prose poétique, sur ma famille et le génocide des Arméniens – mais sans esprit victimaire ! Je ne le supporte pas. Ça a été lancé après ce qui est arrivé d’atroce à la communauté juive et, ensuite, tout le monde s’est précipité pour réclamer son dû victimaire. C’est à qui sera le plus une victime, maintenant ! Tu te présentes comme une victime (il mime une poignée de main) et on te répond : « Ah oui ? C’est très bien ! » Il n’y a rien de pire. Mais la poésie, c’est ce qu’il y a de plus formidable. Je peux vous en lire un bout. (Il se lève et cherche les derniers poèmes qu’il a écrits : il en lit deux, l’un sur la condition des femmes dans les sociétés traditionnelles, l’autre sur l’esprit de vengeance… « Chaque aurore ramène le même labeur sans joie : puiser l’eau, chercher du bois, cuire, tisser, élever les enfants qui survivent, travailler la terre / Dans un temps immémorial et comme arrêté que les jours et les nuits ne peuvent mesurer »… « On tue et on se tue pour elles à cause de leurs ventres et de leurs yeux »… « Elles enfantaient jusqu’à l’usure et la mort, mais on les voulait à jamais prisonnières »…) En dehors de quelques livres – Guerre du Péloponnèse de Thucydide, La Muqaddima d’Ibn Khaldounou De la démocratie en Amérique de Toqueville –, la seule chose qui reste, c’est la littérature. Homère, Madame Bovary, Anna Karénine ou Richard II de Shakespeare, ça dépasse toutes les analyses politiques. L’œuvre d’art dépasse tout – sauf le génie, comme Aristote ou Kautilya

Quand on se penchera sur votre œuvre, plus tard, il faudra donc considérer vos analyses géostratégiques et vos poèmes comme un tout ?

Oui.

Finissons sur une dernière question qui en comprend trois : nous vous donnons deux noms et vous nous dites lequel vous tient le plus à cœur…

… Je vous coupe. Dans un journal américain, on avait proposé deux portraits anonymes : un dirigeant qui ne fume pas, qui aime les animaux et est monogame ; un autre, connu pour être coureur, qui fume beaucoup et se saoule comme jamais. Avec comme question : « Lequel préférez-vous ? » Les gens ont répondu le premier, l’écolo… Donc Hitler plutôt que Churchill ! (rires)

Vous allez voir, ça fait sens avec votre parcours. Yasser Arafat ou Georges Habache ?

« Pourquoi le capitalisme fonctionne ? Car il dit aux gens de s’enrichir et de consommer le plus possible : ça plaît à l’espèce humaine. »

Habache. C’était un homme qui ne maniait pas la duplicité du politicien. J’ai rencontré Arafat à trois reprises et je n’ai jamais eu la moindre sympathie pour lui. Habache était authentique et courageux. Arafat était un tacticien malin ; Habache un honnête homme, sans génie mais au service d’une cause – même s’il s’est trompé : il a contribué à couper la résistance palestinienne de sa base, qui était la Jordanie.

Amílcar Cabral ou Ernesto Guevara ?

Cabral, de loin. Guevara était une belle figure mais un homme particulièrement autoritaire. À Alger, j’avais demandé à son entourage, lorsqu’il était de passage, comment ils le trouvaient. Réponse : « Implacable. » À Cuba, comme ministre de l’Économie, il estimait que la morale révolutionnaire suffisait. Non. Pourquoi le capitalisme fonctionne ? Car il dit aux gens de s’enrichir et de consommer le plus possible : ça plaît à l’espèce humaine. Guevara était un idéologue et un mauvais stratège : sa théorie du foco, que j’avais critiquée à l’époque, conduisait nécessairement au fiasco. Mais il avait pour lui un grand courage et le fait d’être prêt à mourir – il a transformé son échec en victoire, c’est-à-dire en mythe. Cabral n’était pas un homme aux gestes spectaculaires, même s’il était parvenu à faire reconnaître l’indépendance de son pays avant de l’avoir arrachée. Dommage qu’il ait été assassiné… Il avait le sens des rapports de force, l’intelligence, l’ouverture ; il était poète. Il avait beaucoup de qualités.

Blaise Cendrars ou Vladimir Maïakovski ?

(Il sourit puis marque un long silence.) J’ai connu le grand amour de Maïakovski, Lili Brik, en 1976. Nous étions dans une datcha. Elle avait une grâce d’oiseau. Elle ne l’avait pas oublié. Un homme qu’on n’oublie pas près de cinquante ans après sa mort, ce n’est pas rien : ça compte. Les histoires d’amour inoubliablement vôtres… J’aime certains des poèmes de Maïakovski, même s’il utilise un peu trop de cuivres à mon goût – un peu comme Saint-John Perse. Il a cru à la révolution, sincèrement, mais il a compris qu’il y avait maldonne. Il a écrit dans son ultime poème : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. » Voilà un homme qui avait du savoir-vivre… et du savoir-mourir. La belle mort est un art perdu, dans nos sociétés. On ne sait plus se suicider lorsque l’affaire est close. En ça, Maïakovski me plaît. Cendrars, c’était un type formidable pour l’adolescent que j’ai été. Plein d’énergie. Ce n’est pas un grand écrivain mais il a écrit un très grand poème, « La Prose du Transsibérien ». « En ce temps-là, j’étais en mon adolescence / J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance / J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance / J’étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares / Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours » C’est très beau. Je lui garde toute ma tendresse. Et même s’il a un peu fabulé, il donne le goût du large.

Par Stéphane Burlot, pour Ballast

jeudi, 21 avril 2016

Rémi Soulié: Nietzsche et la sagesse dionysiaque

INTERVIEW RÉMI SOULIÉ: NIETZSCHE ET LA SAGESSE DIONYSIAQUE

Avec Rémi Soulié nous abordons tout l'aspect dionysiaque de la philosophie de Friedrich Nietzsche, son actualité, ainsi que les concepts d'éternel retour, de volonté de puissance, de sagesse tragique, une improvisation libre sur cet esprit libre, sa vie et son oeuvre - en tant que disciple de Dionysos.

Blog de Pierre Kerroc'h : http://www.vivezentransemutants.com

Page facebook : Pierre Kerroc'h

RS-Ndio82757829134.jpg

00:05 Publié dans Entretiens, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rémi soulié, nietzsche, entretien, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 18 avril 2016

Renaud Camus : « Il faut créer et préserver des sites de l'exigence »

renaud_camusyyyyyy.jpg

Renaud Camus: «Il faut créer et préserver des sites de l'exigence»

Renaud Camus ─ Extrait tiré d'un entretien de la revue Réfléchir & Agir (n°52 - Hiver 2016)

Ex: http://frontdelacontre-subversion.hautetfort.com

R&A : Au-delà du raz-de-marée des clandestins, l'effondrement de notre civilisation n'est-il pas total et perceptible autant dans la destruction très avancée de la langue française que dans le triomphe des écrans ?

R. C. : Je suis tout à fait d'accord avec vous quant à l'état de délabrement avancé de la langue française, qui touche toutes les classes sociales mais aussi toutes les classes culturelles. Jadis parlaient mal les gens qui parlaient mal, aujourd'hui c'est à peu près tout le monde, à commencer par ceux, professeurs, intellectuels, que leur profession ou leur vocation devraient inciter à apporter un soin particulier à leur langage. La clavier de la langue ne cesse de perdre des touches. Ce n'est pas seulement le vocabulaire, qui se réduit, c'est la syntaxe qui se contracte en même temps qu'elle se délabre. A peine a-t-on eu le temps de faire son deuil du subjonctif imparfait ou du passé simple, c'est le futur qui bat de l'aile (« Tu viens la semaine prochaine et on prend un verre ? »), l'impératif (« Corinne, tu sors de l'eau ! ») et même maintenant le subjonctif présent, si du moins l'on s'en remet à Karim Benzema dans ses démêlés récents avec Valbuena (« Alors j'lui dis : " Faut qu'tu vas voir le mec " »). Or la réduction du clavier de la langue n'a pas seulement des conséquences sur la communication, elle en a aussi sur l'intellection et même la perception. L'homme ne peut rien appréhender de ce que son vocabulaire ne sait pas nommer ; il ne peut rien concevoir de ce que sa syntaxe ne sait pas ordonner. L'effondrement syntaxique est une des composantes essentielles de l'hébétude qui gagne, et cette hébétude est elle-même la condition sine qua non du Grand Remplacement. Qu'il s'agisse d'éducation, de culture, de territoire ou de beauté du monde, je fonde de grandes espérances sur les sanctuaires, comme au Haut Moyen-Âge. Il faut créer et préserver des sites de l'exigence, de l'étude, de la rigueur, de la splendeur : des lieux de conservation et de rayonnement, et bien sûr de reconquête. »

 

00:05 Publié dans Actualité, Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, renaud camus, entretien | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 14 avril 2016

Jean-Yves Pranchère: «La tension entre droits de l’homme et droits des peuples est irréductible»

pran24139.jpg

Jean-Yves Pranchère: «La tension entre droits de l’homme et droits des peuples est irréductible»

Jean-Yves Pranchère est professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles. Spécialiste de la pensée contre-révolutionnaire, il a notamment publié L’Autorité contre les Lumières : la philosophie de Joseph de Maistre (Droz, 2004) et Louis de Bonald, Réflexions sur l’accord des dogmes de la religion avec la raison (Éditions du Cerf, 2012). Son dernier livre Le Procès des droits de l’homme (Seuil, 2016), écrit avec Justine Lacroix, se propose d’analyser les différentes critiques formulées à l’égard de l’idéal des Lumières.

pran2021181005.jpgPHILITT : L’une des critiques récurrentes formulées à l’égard des droits de l’homme soutient que ces derniers sont avant tout des droits individuels et que, en cela, ils participent au démantèlement des sociétés. Quelle est la validité et la limite de cette critique ?

Jean-Yves Pranchère : L’un des motifs du livre que Justine Lacroix et moi avons écrit à quatre mains (il est permis de parler ainsi quand on use de claviers) tient justement à notre perplexité devant le succès contemporain de cette critique. On la réfère parfois à Tocqueville, en oubliant que celui-ci tenait la pratique des droits pour le cœur du lien social démocratique et disait que « l’idée de droits n’est pas autre chose que la vertu introduite dans le monde politique ». Le thème des « droits contre la société » remonte plutôt à Louis de Bonald, à Joseph de Maistre et à Auguste Comte, qui ont répété la critique contre-révolutionnaire de l’individualisme en lui donnant un fondement sociologique et non plus théologique. Auteurs auxquels on peut ajouter ceux qui, au XXe siècle, ont donné à cette critique des formes inattendues, néo-païennes (Maurras, Heidegger) ou catholiques-hérétiques, marcionites (Carl Schmitt1). Tous ont en commun d’avoir été des penseurs conséquents, qui ne reculaient pas devant les implications de leurs propres positions.

Par exemple, lorsque Maistre dénonçait les droits de l’homme comme une « insurrection contre Dieu », il était autorisé à voir en eux une pièce d’un vaste démantèlement social, puisqu’il apercevait dans la Déclaration, « symbole » du processus révolutionnaire (au sens où on parle du « symbole de la foi »), un événement métaphysique qui appelait une élucidation métaphysique.

Bonald, qui opposait de même aux droits de l’homme les « droits de Dieu » ou de la société, en concluait, avec une logique implacable, à la priorité absolue de la lutte contre la légalisation du divorce — il fit d’ailleurs voter en 1816 la loi supprimant celui-ci. Car le divorce était pour lui, par excellence, le droit qui exerce comme tel un effet de décomposition sociale en attaquant la cellule sociale primitive et essentielle. Presque aussi fondamentale était à ses yeux la question du droit d’aînesse : comme le répétera son disciple Balzac, accorder aux enfants une égalité de droit à l’héritage revient à détruire la société en remplaçant les positions et les « personnes sociales » par de purs individus indifférents à leurs rôles sociaux.

Ceux qui reprennent aujourd’hui la critique des effets antisociaux des droits de l’homme ne sont pas prêts à assumer la charge traditionaliste ou métaphysique que cette critique avait chez Bonald et Maistre. Personne ne veut interdire le divorce et rétablir le droit d’aînesse. Personne ne prend au sérieux la religion positive de Comte — dont on ne voit que la loufoquerie et dont on oublie qu’elle est très logiquement déduite par Comte de la thèse du primat absolu des devoirs sociaux (et de l’unité spirituelle de la société) sur les droits des individus.

D’où ce paradoxe : le thème de la contradiction entre droits individuels et unité sociale se diffuse, mais il reste un thème flottant — un thème « diffus », justement, sans contenu précis. D’une position métaphysique ou sociologique forte, celle des traditionalistes et du positivisme comtien, on est passé à une sorte de critique chagrine de l’air du temps et de la « psychologie contemporaine ».

Mais cette critique n’a-t-elle pas sa pertinence ?

Le délitement des droits sociaux la rend de plus en plus irréelle. Nous n’assistons pas tant à une « prolifération des droits » qu’à une précarisation généralisée, qui dégrade les droits subsistants en biens négociables et résiliables dans des échanges2. Et des années 1970 à aujourd’hui, le fait saillant est surtout le passage d’un état d’insurrection larvée, qui suscitait alors le diagnostic angoissé d’une « crise de la gouvernabilité », à une dépolitisation qui assure l’efficacité de la gouvernance par la passivité des populations.

On pourrait évoquer ici un symptôme d’autant plus parlant qu’il fait l’objet d’un gigantesque refoulement dans la conscience collective : la disparition de ce qui a été la revendication de tous les mouvements socialistes du XIXe siècle, à commencer par le saint-simonisme, à savoir l’abolition de l’héritage. Le socialisme a tenu pour évidente l’idée que l’égalité effective des droits exigeait la suppression de l’héritage : c’était là le principe de l’identité entre socialisme et individualisme authentique, si fortement affirmée par Jaurès dans son article « Socialisme et liberté » de 1898. Inversement, le centre de la critique traditionaliste, comme on le voit chez Burke, a été la thèse que les droits de l’homme mettent en danger l’héritage. Bizarrement, le fait que le programme d’une abolition de l’héritage ait disparu de la scène politique ne calme pas les craintes conservatrices quant à la destruction individualiste des sociétés qui serait en cours.

Aujourd’hui, les droits de l’homme semblent avoir pris le pas sur les droits du citoyen. Quel risque encourons-nous à les dissocier ?

Le risque de les falsifier et de les annuler en les vidant de leur sens. Les droits de l’homme se sont toujours définis comme indissolublement liés à des droits du citoyen. La nature de ce lien est assurément problématique, ce pourquoi les droits de l’homme font l’objet d’un conflit permanent des interprétations. Mais il leur est essentiel que l’homme ne soit pas dissocié du citoyen, soit que les droits du citoyen soient perçus comme le prolongement des droits de l’homme (libéralisme démocratique), soit que les droits de l’homme soient pensés comme les conditions que doit se donner la citoyenneté pour être effective (démocratie égalitaire).

La séparation des deux correspond à leur interprétation libérale étroite : cette interprétation, qui est la véritable cible de Marx dans Sur la question juive — puisqu’il s’agissait pour Marx de refuser que le « droit de l’homme de la propriété » ne prive les droits politiques du citoyen de toute « force sociale » —, est celle que défendait Burke contre les révolutionnaires français. Car Burke, défenseur de la singularité des « droits des Anglais », ne récusait pas l’idée des « droits de l’humanité », dont il se faisait au même moment le défenseur dans ses plaidoyers contre le gouverneur des Indes Hastings. Il s’en prenait aux « droits de l’homme français », c’est-à-dire à une idée des droits de l’homme exigeant partout l’égalité des droits et la démocratie politique.

Edmund-Burke-portrait-006.jpg

Burke, qui se disait en accord parfait avec Montesquieu et Adam Smith, refusait que les droits de l’homme puissent désigner davantage qu’une limite morale des gouvernements. Leur contenu légitime était selon lui l’idée d’une libre dignité humaine que toute société décente doit respecter — aux côtés d’autres valeurs de rang égal telles que les bonnes mœurs, les croyances religieuses, la prospérité du commerce, la majesté du parlement et du roi, etc. Mais cette dignité excluait l’égalité des droits et la souveraineté du peuple. L’ordre social, soulignait Burke, ne naît pas des volontés individuelles mais du jeu spontané de ces facteurs multiples que sont l’inégalité des héritages et des statuts, les fictions nationales, la main invisible du marché, la tradition souple de la jurisprudence. Cet ordre social, qui a pour effet d’assurer le respect des droits généraux de l’humanité, ne se construit pas sur eux à la façon dont on déduit le particulier de l’universel.

Mais cela vaut-il encore aujourd’hui ?

Friedrich Hayek, très pur représentant du néolibéralisme, a salué en Burke un parfait libéral. De fait, Burke fournit le modèle d’une articulation entre libéralisme du marché et conservatisme politique : les droits ne sont qu’une fonction de l’ordre économique et social, qui suppose que les libertés marchandes soient liées par leur adhésion aux fictions d’autorité d’une morale partagée.

Le paradoxe est que certaines critiques contemporaines des droits de l’homme, qui se présentent comme des critiques du néolibéralisme, réactivent des thèmes qui sont au fond burkéens. C’est ainsi que Régis Debray, dans Que vive la République, entend défendre l’héritage jacobin au nom de la nécessité des filiations, des « mythes collectifs » et d’une sacralité nationale. Ou que Marcel Gauchet, dans son récent Comprendre le malheur français, identifie les droits de l’homme à l’idéal d’une pure société de marché, alors même que le soutien accordé à Pinochet par les Chicago boys et par Hayek n’a pas vraiment témoigné d’un « droit-de-l’hommisme » acharné.

Il est assez étrange de voir se développer ainsi une « critique du néolibéralisme » qui mobilise en fait, contre l’ainsi nommé « droit-de-l’hommisme », les mêmes thèmes burkéens qui font florès dans la littérature néolibérale et néoconservatrice, en particulier l’idée que la « puissance de se gouverner » suppose une identité commune et un sens du dévouement que le narcissisme des droits mettrait en danger.

Le droit naturel, sur lequel s’appuie la Déclaration des droits de l’homme, postule que certains droits sont susceptibles de convenir à l’homme en général. À cela, Maistre répond, dans une formule célèbre, qu’il a vu des Français, des Italiens et des Russes mais jamais d’homme abstrait. Dans quelle mesure peut-il y avoir tension entre les droits de l’homme et le droit des peuples ?

La notion (polysémique) de « droit naturel » doit être utilisée avec prudence. Claude Lefort a soutenu au début des années 19803 que la Déclaration de 1789 ne relevait pas du droit naturel, malgré la présence dans le texte de « droits naturels » inaliénables — mais qui ne sont « naturels » que d’être inaliénables et n’impliquent aucune référence à un état de nature, à un contrat social ou à une nature humaine. La belle étude que Marcel Gauchet a consacré à La Révolution des droits de l’homme a confirmé cette intuition en montrant que les rédacteurs de la Déclaration avaient été constamment travaillés par l’idée que les droits qu’ils déclaraient étaient les « droits de l’homme en société ». L’opposition entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires ne recoupe donc pas une opposition simple entre « droit naturel » et « droit historique ». C’est d’ailleurs au nom d’une idée du droit naturel, c’est-à-dire de l’ordre éternel et universel de toutes les sociétés, que Bonald s’oppose à la démocratie révolutionnaire.

Quant à la tension entre droits de l’homme et droits des peuples, elle est en un sens irréductible. C’est la tension de l’universel et de son inscription particulière : tension constitutive de ce que Hannah Arendt nomme la condition politique de la pluralité. La tension ne doit pas être réduite (il n’y a pas à céder au fantasme de l’État mondial ou de la fin de l’histoire) mais « tenue » dans sa fécondité. C’est, nous a-t-il semblé, le sens de la formule avancée par Arendt proposant de penser les droits de l’homme à partir du « droit d’avoir des droits » : formule qui lie l’universalité des droits à la pluralité des formes de leur inscription politique — et qui souligne le caractère cardinal du droit à faire partie d’une collectivité politique.

Cela étant, la phrase de Maistre pourrait nous conduire vers une tension plus spécifique : celle qui concerne les droits individuels et les droits culturels. On sait que les politiques multiculturalistes consistent à assurer certains droits des cultures au détriment de certains droits individuels : par exemple, au Québec, le droit des individus en matière scolaire est limité par l’obligation faite aux francophones de scolariser leurs enfants dans des écoles francophones.

Mais, là encore, la tension doit pouvoir être « tenue » par une conception politique des droits de l’homme qui inscrit ceux-ci dans le geste collectif par lequel les citoyens se reconnaissent des droits les uns aux autres. On peut noter ici que Claude Lévi-Strauss, qui est allé très loin dans la défense du droit des identités culturelles (dans un livre tardif4, il n’hésite pas à se réclamer de Gobineau pour exprimer sa peur des effets entropiques du métissage des cultures), n’a pas pour autant récusé l’idée des droits de l’homme : il a proposé de les penser comme un cas du « droit des espèces à la vie », en faisant valoir l’argument que, dans le cas des hommes, chaque individu était à lui seul une espèce et une culture5. Mais notre livre tendrait plutôt à penser les droits culturels dans leur statut et leur limite de conditions de l’exercice de l’autonomie.

maistre-kiosque.jpg

Maistre s’inquiétait des velléités impérialistes liées à l’idéologie des droits de l’homme. L’histoire ne lui donne-t-elle pas raison ? Les droits de l’homme ont servi d’arme idéologique ces dernières décennies pour mener des guerres d’intervention avec les conséquences que l’on connaît…

La critique de l’impérialisme révolutionnaire est un des moments les plus forts de l’œuvre de Maistre — ainsi que de Burke, dont les Lettres sur une paix régicide ont été décrites par un républicain aussi convaincu que Pocock comme une critique prémonitoire du totalitarisme. On ne voit pas comment donner tort à Maistre lorsque celui-ci s’indigne de la façon dont la Convention a appliqué le statut d’émigrés aux habitants des pays annexés par la France qui avaient fui pour ne pas devenir Français. Il était aberrant de procéder à des sortes de naturalisations rétroactives, contre la volonté des individus concernés, de manière à les traiter non en étrangers mais en traîtres à une patrie qui n’avait jamais été la leur !

Mais la thèse de Burke et de Maistre est beaucoup plus forte : elle est que la Déclaration de 1789, parce qu’elle ne reconnaît le droit d’exister qu’aux seuls États conformes à l’idée des droits de l’homme, devait déboucher sur la « guerre civile du genre humain » (Maistre). Comme le dira Péguy dans L’Argent, mais en éloge plutôt qu’en réprobation : « Il y a dans la Déclaration des droits de l’homme de quoi faire la guerre à tout le monde, pendant la durée de tout le monde. »

Cela autorise-t-il à conclure à un lien d’essence entre droits de l’homme et impérialisme ? Il se trouve que la thèse de Maistre et de Burke a été reprise par Carl Schmitt, dans les années 20, afin d’absoudre les violations du droit international par l’Allemagne en 1914, puis, à partir de 1933, afin de justifier… l’impérialisme nazi. Force est donc de constater que l’impérialisme, qui est une possibilité de tout régime politique, est susceptible d’investir aussi bien l’universalisme (via le thème de la mission civilisatrice, de la croisade religieuse ou de l’exportation de la démocratie) que le particularisme (via les thèmes de l’espace vital, de l’affirmation nationale ou de la guerre des races).

On peut assurément soutenir qu’une version des droits de l’homme, celle qui les lie à l’utopie d’un État mondial, est particulièrement exposée au risque de la dérive impérialiste. Mais cette version ne peut pas passer pour la vérité de l’idée elle-même. Et il est douteux que les droits de l’homme soient l’alibi le plus approprié pour les menées impériales : dans les dernières années, ils ont été un discours adopté de manière forcée plutôt qu’un véritable moteur. Pour preuve, l’invocation des droits de l’homme par George W. Bush pour justifier l’invasion de l’Irak a eu les traits grotesques et sinistres d’un mensonge patent. Une politique de prédation, qui a pour hauts faits Guantánamo et Abou Ghraib, et qui débouche sur un chaos sanglant où les libertés élémentaires sont bafouées, n’a aucun titre à se prévaloir des droits de l’homme.

Les droits de l’homme ont subi des attaques de tous les bords politiques : libéral, réactionnaire, marxiste… Peut-on distinguer un élément commun à ces critiques qui ont des objectifs différents ?

Un des étonnements qu’on rencontre quand on étudie les critiques des droits de l’homme, c’est le recoupement, parfois à la limite de l’indiscernabilité, entre les argumentaires d’auteurs que tout oppose politiquement. Il n’y a presque pas un argument de Burke contre les droits de l’homme qui ne se retrouve chez Bentham, lequel est pourtant un démocrate convaincu.

Bien sûr, tout est dans le « presque » : alors que Burke critique la « métaphysique des droits » au nom d’une idée de l’utilité collective établie par l’histoire et la tradition, Bentham critique la « métaphysique des droits » au nom d’une idée de l’utilité collective établie par la raison… et récusant la tradition comme un simple résidu de la stupidité des ancêtres. Du point de vue de la « quantité textuelle », la différence est infime : elle n’occupe que quelques lignes. Mais elle signale que la quasi-identité des arguments s’insère dans des dispositifs théoriques incompatibles.

Dès lors, il est plus intéressant de se pencher sur les dispositifs théoriques sous-jacents que sur les « éléments communs » qui risquent de faire illusion. Par exemple, l’apparence d’une proximité entre Burke et Marx (auxquels on attribue parfois un même souci de la « communauté » menacée par les droits) se défait dès lors qu’est posée la question du statut du droit de propriété chez les deux penseurs : la crainte de Burke est que les droits de l’homme ne conduisent qu’à la déstabilisation du droit de propriété qui est selon lui la pierre angulaire de tout ordre social ; la critique de Marx vise au contraire le fait que la Déclaration de 1789, en sacralisant le droit de propriété, conduit à éterniser la division des classes qui rend impossible l’égalité des droits.

Plutôt qu’un « élément commun », il faut sans doute chercher à dégager les lignes du champ où s’inscrivent les positions en présence. C’est cette cartographie que Justine Lacroix et moi avons tenté de faire, tout en prenant position afin de nous situer dans notre carte — et de situer ainsi cette carte elle-même, pour la soumettre à la discussion critique. Refaire cette carte dans le cadre de cet entretien est impossible ; mais disons qu’un des ressorts de la configuration du champ des critiques des droits de l’homme tient dans la nature de la relation qui est faite entre l’homme et le citoyen, et dans le type d’universalité et de particularité qui est attribué à l’un et à l’autre.

weilpmfr83-emmanuelpolancopm-weil.jpg

Dans votre livre, vous n’évoquez pas le cas de Simone Weil qui, dans L’Enracinement, se propose de substituer aux droits de l’homme des devoirs envers les êtres humains. Dans quelle tradition s’inscrit-elle ?

Il y a d’autres d’auteurs encore que nous n’évoquons pas ! Par exemple Claude Lévi-Strauss, évoqué plus haut, qui est pourtant une des sources de certaines critiques « culturalistes » de « l’ethnocentrisme » des droits de l’homme. C’est que notre but n’était pas de proposer un panorama exhaustif, qui aurait demandé des milliers de pages (et il a déjà été assez difficile de faire tenir la matière que nous avions à traiter dans un nombre de pages raisonnable), mais d’établir les types des critiques qui nous semblaient les plus cohérentes et systématiques — ou, pour ainsi dire, de fixer les couleurs fondamentales à partir desquelles se compose le riche et vaste spectre historique des nuances et des couleurs intermédiaires. La généalogie vise alors à dresser des arrière-plans conceptuels qui ont leurs contraintes structurelles, mais non à reconduire les penseurs et leurs lecteurs à des traditions auxquelles ils seraient pour ainsi dire assignés : cartographier doit servir à faciliter l’invention de trajets, voire à projeter des recompositions de paysages.

Et donc, je ne sais pas s’il faut inscrire Simone Weil dans une tradition, ou bien étudier la façon dont elle déjoue peut-être les traditions où elle s’inscrit : il faudrait la relire de près. Mais le thème de la substitution, aux droits de l’homme, des devoirs envers les êtres humains se présente d’emblée comme la reprise d’un thème commun aux socialistes d’origine saint-simonienne et aux progressistes d’ascendance traditionaliste tels que Comte. Je formulerais l’hypothèse, si vous me passez l’expression, qu’on pourrait voir dans les thèses de Simone Weil quelque chose comme la formulation d’un « socialisme bonaldien ».

De fait, il y avait une paradoxale virtualité « socialiste » dans le catholicisme traditionaliste ; à preuve l’évolution de Lamennais, conduit par son propre traditionalisme à rompre avec le catholicisme pour rejoindre la démocratie sociale. Et Proudhon a commencé par être bonaldien ! Simone Weil, qui est restée jusqu’au bout une chrétienne sans Église, se situe sans doute dans cet espace-là. À vérifier — ou à infirmer.

Finalement, critiquer les droits de l’homme n’est-il pas le signe d’une bonne santé intellectuelle ?

La critique est toujours un signe de bonne santé. Et c’est justement le signe de la vitalité des droits de l’homme que leur capacité à constamment susciter la critique en vue de leur redéfinition. Comme l’avait montré Marcel Gauchet dans La Révolution des droits de l’homme, la plupart des critiques des droits de l’homme ont été formulées, dès les débats de l’été 1789, par les mêmes révolutionnaires qui ont rédigé la Déclaration dans la conscience des tensions qui la traversaient. Les droits de l’homme engagent dès leur proclamation leur propre critique ; il faut s’en réjouir et faire en sorte qu’ils soient, plutôt que la formule de notre bonne conscience, l’écharde démocratique dans la chair libérale de nos sociétés.

Notes de bas de page

1 Voir Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, Paris, Cerf, 2008.

2 Voir Antoine Garapon, « Michel Foucault visionnaire du droit contemporain », Raisons politiques 52/2013.

3 Voir ses articles rassemblés dans L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, et dans Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986.

4 Claude Lévi-Strauss, De près et de loin, entretiens avec Didier Eribon, Paris, Odile Jacon, 1988.

5 Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983.

mardi, 12 avril 2016

Pirinçci: Böhmermann ist kein Held

pirinw=559,c=0.bild.jpg

Pirinçci: Böhmermann ist kein Held

von Felix Krautkrämer

Ex: http://jungefreiheit.de

Deutschland streitet über die Schmähkritik Jan Böhmermanns an Erdogan. Ist das noch Satire oder bloß plumpe Beleidigung? Die JUNGE FREIHEIT hat mit einem Experten für Fäkalsprache über den Fall geredet und den Publizisten Akif Pirinçci nach seiner Meinung zu Böhmermanns Gedicht befragt.

Herr Pirinçci, ganz Deutschland redet über Jan Böhmermann, weil er den türkischen Premier Erdogan in einem Schmähgedicht beleidigt hat. Können Sie die Aufregung nachvollziehen?

Pirinçci: Ach, der Böhmermann, das ist einer, der immer frech tut, aber in Wahrheit stets auf der richtigen Seite steht. Jetzt ist er halt mal ausgerutscht und hingefallen. Das wird aber keine negativen Konsequenzen für ihn haben, weil er sich den „richtigen“ Feind ausgesucht hat. Dafür wird er jetzt als Held gefeiert. Für etwas, wofür es keinen Mut brauchte.

Wie ein Besoffener, der durch die Straßen rennt und grölt

Wie finden Sie sein Gedicht?

Pirinçci: Lustig. Es ist auch keine Beleidigung an sich. Das Ganze ist doch sinnfrei. Bis auf den Punkt mit der Unterdrückung der Kurden enthält es auch keine politischen Inhalte. Der Rest ist auf jeden anwendbar, um ihn zu schmähen. Es ist, wie wenn ein Besoffener nachts durch die Straßen rennt und grölt. Und die Fäkalität in seinem Gedicht finde ich witzig.

Die Ausdrucksweise ist Ihnen ja auch nicht fremd …

Pirinçci: Wissen Sie, das linke Lustigsein war in den vergangenen Jahren ziemlich eingeschlafen. Es hatte keinen Biß mehr, keine Schärfe, alles war berechenbar, und da bin ich gekommen und habe das mal etwas aufgewirbelt, mit meiner Sprache. Ich habe diese Art der Schmähkritik hier ja quasi erst eingeführt. Satire muß nicht immer eine politische Botschaft haben, sondern darf manchmal auch einfach nur die Sau rauslassen. Als eigentliches Mittel zum Zweck.

In Ihrem Fall ist das aber nicht auf solche Begeisterung gestoßen.

pirin9783944872223.jpgPirincçi: Ich bin als Künstler aus dem deutschen Kulturleben ausgelöscht und ausradiert worden. Meine Bücher werden nicht mehr verkauft und sogar aus Bibliotheken verbannt, selbst meine Katzenkrimis. Da hat sich kaum einer daran gestört. Im Gegenteil: Die meisten haben das auch noch beklatscht. Böhmermann dagegen wird glimpflich davonkommen. Er wird ein paar tausend Euro Strafe wegen Beleidigung zahlen müssen, aber dann als heldenhafter Künstler in die Geschichte eingehen. Mir hat man dagegen die Existenz zerstört. Aber ich bin ja auch kein Linker. Da ist das dann ok.

Deutsche Debattenkultur könnte in Obszönitäten ertrinken

Noch ist nicht entschieden, ob es ein Verfahren im Fall Böhmermann geben wird.

Pirinçci: Egal, wie die ganze Angelegenheit ausgeht, die Kulturlandschaft kann nur verlieren. Entweder wird ein Richter entscheiden, was ein Künstler in Deutschland sagen darf und was nicht. Oder aber der Richter sagt, das ist alles von der Kunst- und Meinungsfreiheit gedeckt. Und dann wird die deutsche Debattenkultur, insbesondere im Netz, in Obszönitäten ertrinken und darin ersticken.

Wieso?

Pirinçci: Weil dann jeder reimen kann, was er will. Zum Beispiel über den Geruch gewisser Körperteile der Bundeskanzlerin, um bei Böhmermanns Beispiel zu bleiben. Und wenn es dann Ärger gibt, braucht er nur zu sagen: Das ist Satire, der Böhmermann durfte das ja auch.

Türken haben andere Beleidigungskultur

Sie stammen selbst aus der Türkei, hätte Böhmermann nicht wissen müssen, daß jemand wie Erdogan einen anderen Ehrbegriff hat als jemand, der nach 1968 in Deutschland sozialisiert wurde?

Pirinçci: Das glaube ich gar nicht. Wir haben in der Türkei eine viel hochentwickeltere Fluch- und Beleidigungskultur als die Deutschen. Das geht weit über das hinaus, was in Deutschland gebräuchlich ist. Ein „Ich fick deine Mutter“ ist da noch harmlos. Insofern müßte Erdogan das eigentlich abkönnen.

Warum reagiert er dann so empfindlich?

Pirinçci: Weil er weiß, daß er Deutschland in der Hand hat. Er sitzt am Flüchtlingshahn und wenn ihm ein Verhalten Deutschlands nicht paßt, dann dreht er diesen Hahn einfach etwas auf und läßt zehntausende Flüchtlinge nach Europa und Deutschland strömen. Andererseits: Vielleicht ist er auch einfach nur größenwahnsinnig geworden. Er hat gesehen, daß er in der Türkei unbequeme Journalisten ins Gefängnis stecken kann und hat sich möglicherweise gedacht: Mal gucken, ob das auch in Deutschland klappt. Nur daß er sich mit Böhmermann dabei eigentlich gar keinen unbequemen Komiker rausgesucht hat.

samedi, 09 avril 2016

Entretien avec Guy Mettan

guy-mettan_63_16x9.jpg

Entretien avec Guy Mettan: «On assiste à la faillite de la puissance intellectuelle de la France»

 
Ex: http://arretsurinfo.ch

Guy Mettan est un journaliste et une personnalité politique suisse. Il a été rédacteur en chef de le Tribune de Genève et président de la Croix Rouge Genevoise. Aujourd’hui, il est député PDC (centriste) au Grand Conseil du canton de Genève et directeur du Club suisse de la presse. En 2015, il a publié Russie-Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne aux Éditions des Syrtes.

Guy Mettan, bonjour. Commençons par votre livre. Vous pensez que la russophobie que l’on observe depuis la Deuxième guerre mondiale sert à structurer le patchwork des sociétés occidentales « contre un ennemi commun ». Est-ce là sa seule fonction?

Non, le « contre un ennemi commun » n’est que l’une de ses fonctions. La russophobie, comme je l’explique dans ce livre, est un phénomène qui remonte très loin et qui concerne un large espace géographique. J’ai effectivement voulu en montrer les racines profondes et les manifestations. Elle trouve des formes nouvelles à chaque génération, mais découle d’un substrat qui est, lui, très ancien.

Concrètement, depuis une dizaine d’années, plus la crise de l’Union européenne s’intensifie, plus la russophobie s’accroît. C’est comme si l’UE avait elle aussi besoin de se créer un ennemi pour exister : c’est le sens de cette expression. Cependant, la russophobie n’est absolument pas limitée à l’UE, bien au contraire : elle est encore plus virulente aux États-Unis.

Pensez-vous qu’il y ait réellement une russophobie chez les Européens ou s’agit-il d’une fabrication de la propagande américaine ?

Historiquement, la russophobie n’est pas venue des USA. En France, elle était déjà présente de la fin du XVIIIe siècle au XIXe siècle ; c’est suite à sa défaite face à l’Allemagne en 1870 que la France a renoué avec la Russie pour faire face à la menace de l’Empire allemand.

La russophobie a dès lors émigré en Grande Bretagne. Après les guerres napoléoniennes, elle a servi à justifier le conflit géopolitique entre l’Empire britannique et la Russie en Asie centrale. Elle a ensuite émigré en Allemagne à la fin du XIXème siècle : les Allemands cherchaient en effet à agrandir leur empire à peine unifié et se sont tournés vers les territoires d’Europe de l’Est. C’était la fameuse théorie du Lebensraum, l’espace vital, d’abord mise en place par le IIe Reich et ensuite reprise avec une violence extrême par Hitler. La russophobie est donc avant tout un phénomène européen qui a ensuite  migré aux États-Unis. Une fois la Deuxième Guerre mondiale gagnée grâce à l’apport soviétique – 26 millions de morts dont 13 millions de Russes – les Américains se sont emparés de cette russophobie pour en faire le fondement idéologique de la Guerre froide et justifier leur propre expansionnisme. Les États-Unis, au fond, sont les derniers héritiers de cette longue tradition russophobe.

On constate donc qu’il n’existe pas de russophobie intrinsèquement européenne. Il existe effectivement un conflit, qui remonte selon moi à Charlemagne et au schisme religieux de 1054. Cette vieille division a fait naître une profonde rivalité entre ces deux mondes, qui resurgit aujourd’hui à la faveur de circonstances politiques. Elle relève plus de facteurs politiques que d’une haine inextinguible. Il existe d’ailleurs aussi une forme de russophilie : avant, elle  se situait dans les partis communistes occidentaux. Elle existe encore à gauche, mais de façon plutôt marginale. De nos jours, la russophilie est surtout dans le camp conservateur.

La Russie a toujours généré en Europe des sentiments de forte sympathie et/ou de forte haine. Simplement, ces haines, ces phobies dominent au niveau officiel, celui des chancelleries et des médias, parce qu’elles servent des intérêts politiques. En l’occurrence, elles servent à légitimer l’expansionnisme occidental. Sous prétexte de s’opposer à un supposé expansionnisme russe, on légitime son propre expansionnisme. C’est le rôle de la propagande russophobe. On le voit à propos de la Syrie et plus largement à chaque fois que la Russie s’exprime ou agit : les propos russophobes s’exacerbent, deviennent même violents.

guymettan9782940523184.jpgSelon certains analystes américains, la Guerre froide a été la « colle sociale » qui a servi à structurer les USA. Pensez-vous que l’UE réussisse aussi à se forger une identité avec cet ennemi ?

Oui, je crois que la russophobie a deux fonctions. D’une part, elle permet de structurer l’espace géopolitique. C’est l’argument avancé pour justifier les incursions, les agressions, pour ne pas dire les invasions effectuées par l’Occident (appelons-le l’Occident puisque, que ce soit l’UE ou les États-Unis, ce sont deux composantes d’une même réalité géopolitique).

D’autre part, la russophobie permet de façonner politiquement et sociologiquement l’opinion. Elle permet, via une forme de propagande, d’obtenir l’adhésion des opinions populaires à ce programme d’expansion, qui est, osons le dire, un programme impérialiste. Voilà pourquoi la russophobie est si utile et si souvent exploitée par les médias, par les chancelleries et par les Think Tanks qui structurent l’opinion publique en Occident.

Nous allons en venir à la façon dont votre livre a été accueilli. En Suisse dont vous êtes originaire et où vous résidez, il a reçu un bon accueil. Est-ce que cela a été le cas en France ?

En Suisse, cela fait 35 ans que je connais le milieu du journalisme et cela s’est plutôt bien passé. Ajoutons que la Suisse est un pays particulier : nous avons quatre langues, deux religions et quatre cultures. Nous sommes donc habitués à prendre en considération des opinions qui ne sont pas forcément les nôtres. Et, contrairement à la France, nous n’avons pas l’habitude de stigmatiser quelqu’un parce qu’il serait de gauche ou de droite. Pendant les campagnes politiques, tout le monde débat autour d’une même table. En France, si vous êtes estampillé de gauche, il est impossible de débattre avec quelqu’un de droite, et inversement. Nous avons donc une tradition un peu différente. Enfin, en raison de notre neutralité, nous sommes plus habitués à écouter des points de vue qui ne sont pas ceux de la majorité.

En France, mon livre a été bien reçu par le public. Il se vend bien mais son succès repose sur le bouche-à-oreille. Les médias français m’ont tous boycotté.

Pensez-vous que la censure dont vous avez fait l’objet était orchestrée ? 

Non, je ne pense pas que ce soit orchestré. Cela relève de la tendance générale : les médias de gauche ou de droite, en tous cas sur la Russie, disent tous à peu près la même chose. On ignore donc simplement une opinion divergente parce qu’elle ne rentre pas dans le cadre. Fait curieux, même le Monde Diplomatique, qui est pourtant beaucoup plus ouvert à d’autres points de vue, notamment de pays émergents ou de pays du Sud, et qui est le moins russophobe des médias français, n’a pas publié de critique. J’ai pu faire paraître une opinion dans Libération, grâce à un ami. Aucun autre passage dans les médias, qu’ils soient écrits ou audiovisuels.

En revanche, et c’est un point intéressant, plus on s’éloigne de la France et des États-Unis, meilleur est l’accueil. Les Italiens, les Chinois vont traduire et éditer le livre d’ici la fin de l’année. La Russie aussi, cela va de soi.

Ce n’est pas surprenant puisque la russophobie est un phénomène exclusivement européen et américain. En Amérique latine, en Afrique, en Asie, même au Japon malgré les deux guerres qui ont opposé Russie et Japon, les réactions russophobes sont absentes.

Pensez-vous que la censure de l’UE, et des médias mainstream occidentaux en général, soit la marque d’une faiblesse ? Quand on n’accepte pas d’écouter un dissident, est-ce parce qu’on a une position fragile et qu’on est mal à l’aise ?

Certainement. La Russie met le doigt sur nos propres insuffisances en matière de politique étrangère. Elle les dévoile aux opinions politiques occidentales qui ont été largement endormies par la propagande, qui parlait d’ « expansion de démocratie », de « lutte pour les droits de l’homme », etc. Mais ces raisons d’intervenir ne servaient en réalité qu’à masquer des intérêts purement économiques et géopolitiques. La Russie révèle cette vérité dérangeante aux franges les plus lucides de l’opinion occidentale.

C’est exactement ce qui se passe aussi avec la Syrie. Pendant des années, on nous a vendu les rebelles syriens comme des « combattants de la liberté ». C’est ainsi qu’on les nommait en 2011. Ensuite, on les appelait « djihadistes », « combattants de la foi », ce qui est encore une dénomination politique. Jusqu’à ce qu’enfin, on se rende compte que ces gens étaient des purs terroristes. Il a fallu deux attaques à Paris, celle de Charlie Hebdo et celle du 13 novembre pour que les Français se rendent compte qu’on avait affaire à des terroristes purs et durs, et aucunement à des « combattants de la liberté » comme on nous l’avait seriné pendant des années. Les Russes l’avaient dit bien avant et leur intervention l’a démontré.

Pensez-vous que dans l’UE, c’est l’amplification de ce malaise qui engendre une surenchère dans la russophobie allant jusqu’à des insultes régulières envers Vladimir Poutine ?

Le malaise, aujourd’hui amplifié, a commencé en 2003, c’est-à-dire au moment où la Russie a voulu récupérer sa souveraineté nationale sur ses ressources, et qui parallèlement s’est opposée à l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Entre 2001 et 2003, après les attentats du 11 Septembre, la Russie et les États-Unis s’entendaient très bien. Poutine avait même offert ses bons services à Bush dans sa lutte contre l’islamisme.

Début 2003, vint l’affaire Khodorkovski : le président russe s’est opposé à la mainmise des Américains sur le pétrole russe. Kodorkovski a été mis en prison parce qu’il cédait tous les actifs russes de Ioukos aux Américains pour une bouchée de pain, et qu’il voulait se présenter aux élections afin d’être élu président et devenir le relais de la politique américaine en Russie. Ensuite, à l’automne 2003, la Russie s’est opposée à l’invasion de l’Irak. Ces deux événements ont suscité une recrudescence de la propagande anti-russe dans les médias occidentaux.

Puis vint l’affaire de la Géorgie, en 2008. Alors même que c’était le président Saakachvili qui avait attaqué les forces russes en Ossétie, on a vu la propagande occidentale affirmer le contraire. Encore aujourd’hui, bien qu’un rapport accessible à tous sur le site du Conseil de l’Europe démontre que c’est bien la Géorgie qui avait attaqué, les journaux continuent à diffuser la fausse version.

Les propos hostiles à la politique de la Russie ont ensuite été alimentés par l’Ukraine. On sait maintenant que la révolution du Maïdan a été largement fomentée, comme l’a dit Victoria Nuland, Secrétaire d’État américaine adjointe, par l’investissement dans des ONG de 5 milliards de dollars destinés à renverser le gouvernement Ianoukovitch. Bien sûr, le peuple ukrainien était excédé par la corruption ambiante, mais nous avons attisé ce mouvement et nous avons profité de cette frustration populaire pour mener à bien un coup d’État qui n’était pas du tout le changement voulu par le peuple. Et deux ans plus tard, le gouvernement mis en place avec Iatseniouk apparaît tout aussi corrompu que le précédent.

Mais par le biais de cette révolution vampirisée par des oligarques pro-occidentaux, l’Ukraine a basculé dans le camp occidental, réalisant un rêve américain vieux de 50 ans. Brzezinski écrivait noir sur blanc : « l’Amérique doit absolument s’emparer de l’Ukraine, parce que l’Ukraine est le pivot de la puissance russe en Europe. Une fois l’Ukraine séparée de la Russie, la Russie n’est plus une menace ». C’est ce programme qui a été réalisé en 2014. On s’en apercevra avec éclat, mais dans dix ou quinze ans, quand la vérité commencera à sortir peu à peu. Comme pour le début de la guerre du Vietnam et l’incident du golfe du Tonkin, la vérité finira par émerger, mais seulement quand elle sera devenue indolore et surtout, irréversible.

Revenons aux médias. Quand on observe le paysage médiatique américain, on y constate un pluralisme beaucoup plus marqué que chez nous. Là-bas, il va de la droite dure neocon de Fox News jusqu’à des publications de gauche grand public comme Salon.com et à des voix radicales, des journalistes très engagés contre le système qui ne sont absolument pas des marginaux, comme par exemple Glenn Greenwald. On a même eu récemment une tribune du neveu du président Kennedy contre la politique étrangère américaine. Pourquoi la France, et même l’Union Européenne, sont-elles plus royalistes que le roi anglo-saxon et pourquoi tente-t-on à ce point d’étouffer le débat d’idées ici ?

Pour moi qui suis francophone, qui ai passé mon bac en France, qui vis constamment aux coté de Français, c’est une immense déception et un grand mystère. Comme vous l’avez dit, si les médias dominants aux États-Unis sont totalement anti-russes, il existe aux États-Unis des médias marginaux ou des voix marginales qu’on peut entendre. Il y a beaucoup de recherches universitaires, même dans de petites universités, qui dénoncent ces manipulations, cette mainmise des médias mainstreams sur l’opinion générale.

Il existe même des publications d’universités aussi célèbres que Princeton contre le système américaniste…

Oui. Ces voix sont marginales, certes, au sein des publications générales des universités, mais elles existent toutes. Mon livre ne cite d’ailleurs que des sources américaines, anglaises ou européennes. En Allemagne aussi on peut trouver ces voix-là, même si elles sont périphériques. En revanche en France, c’est totalement exclu. Pour moi, c’est une immense déception, parce que cela marque l’abdication des grands intellectuels français.

La France, depuis le XVIIIe siècle, a toujours été un phare intellectuel pour le monde. Elle a un peu perdu de sa puissance politique mais elle était restée, jusqu’au début des années 90, disons une grande puissance intellectuelle ; maintenant on assiste à sa faillite.

Aujourd’hui, les intellectuels sont tous complètement alignés dans une sorte d’unanimisme. Ils expriment une vision du monde totalement sectaire qui prétend s’appuyer sur le culte des droits de l’homme, de la démocratie, de l’humanisme et qui, de fait, se révèle être une manière d’instrumentaliser l’esprit des Lumières et des droits de l’homme pour le mettre au service de causes et d’intérêts totalement médiocres. Pour vendre des armes à l’Arabie Saoudite, on est capables de diaboliser Poutine et de ne pas dire un mot sur ce qui se passe en Arabie saoudite, où c’est cent fois pire que tout ce que l’on peut voir et que l’on pourrait critiquer en Russie. C’est pareil pour la Turquie.

Pour l’observateur que je suis, cet aveuglement paraît absolument incompréhensible. Cette espèce de subjugation intellectuelle représente une démission intellectuelle face aux États-Unis et aux Anglo-saxons ou tout du moins, face à une partie de l’establishment intellectuel anglo-saxon.

Cet aveuglement des intellectuels fait écho à un aveuglement politique. Si en février 2014, la France  avait joué le rôle que l’on attendait d’elle dans la crise ukrainienne, elle se serait précipitée à Moscou pour exiger le respect de l’accord qui avait été signé le 21 février 2014 par Laurent Fabius, Steinmeyer et d’autres. Ianoukovitch aussi l’avait signé. Alors la guerre civile aurait été évitée. La Crimée, le Donbass seraient toujours ukrainiens. Poutine serait sorti de ce guêpier en sauvant la face, la tête haute, ce qui est toujours important en politique. Même chose en Syrie : s’obstiner à vouloir absolument faire du renversement d’Assad un préalable à toute négociation est politiquement suicidaire.

On assiste à un alignement total de la France sur les États-Unis, une démission, une capitulation. S’il s’agissait d’un rapport de force, on pourrait comprendre. Mais vu de l’extérieur, sur le plan intellectuel, qu’aucun journaliste français ne conteste cette position est incompréhensible.

Une dernière question : récemment, pour alimenter l’hystérie, les médias ont mis en avant des opposants à Poutine qui ne sont tout bonnement pas crédibles, comme Garry Kasparov. La montée dans l’hystérie est-elle une bonne stratégie de propagande ? Cela a-t-il un impact efficace sur les foules ?

J’ai reçu Kasparov. Dans la presse que je dirige, je donne la parole à Poutine, aux opposants, je donne la parole à tout le monde parce que justement, j’estime que c’est une règle de base du journalisme intellectuellement honnête. Ce qui ne veut pas dire que l’on doive adhérer à tout ce qui est dit, mais quand on fait ce travail, on est d’autant plus autorisé à émettre sa propre opinion que l’on donne aussi à l’opinion publique les moyens de juger.

Pour répondre à votre question, il est vrai que l’hystérisation peut être efficace. On l’a vu pendant les années 30, où l’on avait affaire à un hystérique qui a réussi à captiver les foules, à les drainer. L’hystérie peut être un moyen de communication redoutable. Quand la conscience collective est anesthésiée, elle finit par adhérer aux discours les plus extrémistes.

C’est un sujet de préoccupation grave pour les vrais démocrates. Un vrai démocrate ne peut pas accepter qu’un homme politique s’exprime de façon hystérique. Face à une société éveillée, lucide, critique, informée, le danger de l’hystérie est faible ; en revanche, quand l’opinion est en permanence bombardée par de la propagande, elle commence à y adhérer, et l’hystérie l’emporte. Ce point devrait mobiliser une attention toute particulière de la part des démocrates.

Interview réalisée par Corinne Roussel, publiée le 5 avril 2016 par Les-crises.fr 

Source: http://www.les-crises.fr/


vendredi, 18 mars 2016

Forest: «On s'attend à une vague d'attentats coordonnés»

b0fb0d9a-5fff-47c3-9978-897d130847b6_JDX-2x1_WEB.jpg

«On s'attend à une vague d'attentats coordonnés»

L'opération anti-terroriste de Forest vient confirmer les craintes des services de renseignement et des experts en contre-terrorisme. Interview.

Ex: http://www.20min.ch

Que s'est-il passé mardi dans la commune bruxelloise de Forest?

Claude Moniquet (expert en contre-terrorisme): Cette perquisition devait être un devoir d'enquête classique pour l'équipe d'enquêteurs franco-belge mise sur pied après les attentats de Paris, un acte extrêmement banal, dans un appartement qu'on croyait vide car il n'y avait pas d'abonnements à l'eau ni à l’électricité. Les policiers sont d'ailleurs arrivés avec un minimum de précautions. Mais, coup de chance, ils sont tombés sur ce qui constitue manifestement une cellule terroriste ou un embryon de cellule en train de préparer quelque chose. Des gens actifs, lourdement armés, comme l'atteste la présence de 11 chargeurs de kalachnikov dans l'appartement.

Que préparaient-ils?

«Depuis les attentats de Paris, on s'attend à une vague d'attentats coordonnés et concomitants dans plusieurs villes d'Europe. L'EI en parle dans sa propagande, le renseignement dispose d'éléments en ce sens, et c'est aussi une question de logique. Avec le printemps, les combats au sol et les raids aériens vont s'intensifier en Irak et en Syrie, ce qui va affaiblir l'EI. Pour eux, la seule possibilité de faire diversion, c'est des attentats à l'extérieur. Et on sait qu'entre l'été et l'automne 2015, 20 à 30 activistes relativement opérationnels, chevronnés, entraînés, similaires à ceux qui ont opéré à Paris, sont arrivés en Europe, c'est-à-dire de quoi faire beaucoup de dégâts.

Les clignotants étaient au rouge bien avant le 13 novembre, on savait depuis début 2015 que la menace d'un attentat était majeure. Mais aujourd'hui, on est à l'écarlate. On sait qu'ils en ont les moyens. Je ne serais d'ailleurs pas étonné d'avoir, dans les jours qui viennent, une vague d'opérations policières dans des pays comme la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Allemagne et l'Autriche.

a-FUSILLADE-BRUXELLES-640x468.jpg

Est-ce que l'opération de Forest peut y changer quelque chose?

«Ça dérange leurs plans, mais ça ne va pas les arrêter, car elle montre qu'ils (les jihadistes) sont extrêmement déterminés. On est en face de gens qui ne sont pas là pour rigoler, ils tirent avant de réfléchir ou de parler. Ils n'y a absolument rien à négocier, ils sont là pour tuer ou être tués. Mohamed Belkaïd, mort dans l'opération, s'est clairement sacrifié pour retarder la police et permettre à ses complices de fuir. Cela montre que sa vie est moins importante que celle de l'organisation, de ses complices.

Son profil est aussi un motif d'inquiétude: il était à peine connu de la police, pas fiché. En même temps, avec un peu de chance, les enquêteurs ont trouvé dans l'appartement non seulement des traces ADN, mais aussi de l'informatique et de la téléphonie. Cela peut leur permettre d'en savoir plus sur les liens en Europe entre les cellules, d'identifier des personnes, de confirmer ou connaître leur positionnement géographique. Mais c'est trop tôt pour le dire. Surtout que les deux suspects qui se sont enfuis ont probablement tout tenté pour emporter ordinateurs et téléphones. Et s'ils se font repérer pendant leur cavale, ils riposteront car ce qui est sûr c'est que ces gens là préparent toujours des caches et n'ont pas de problème pour se procurer des armes. On n'a que peu de chances de les attraper vivants.

(20 minutes/afp)

jeudi, 17 mars 2016

Du livre de Rémi Tremblay consacré aux Acadiens...

acadiens3.jpg

Du livre de Rémi Tremblay consacré aux Acadiens...

«Le premier génocide moderne, bien avant les Vendéens…»

Ex: http://synthesenationale.hautetfort.com

Entretien avec Rémi Tremblay, auteur du livre Les Acadiens: du Grand Dérangement au Grand Remplacement, éditions Dualpha, préface de Jean-Claude Rolinat.

Pourriez-vous revenir sur le Grand Dérangement, événement clé de l’histoire acadienne ?

Le Grand Dérangement est effectivement un moment crucial de l’histoire des Acadiens. Ce peuple, qui est français de langue, de foi, de culture et de race vit sur une terre passée sous contrôle britannique en 1713. Coincée entre les colonies américaines britanniques et la Nouvelle-France, elle représente un territoire géopolitique capital pour les deux puissances en conflit à l’époque. Les Acadiens, peuple n’ayant aucun objectif de puissance, se cantonnent dans une position de neutralité qui finalement ne fait ni l’affaire des Français, ni des Anglais. Ces derniers, jugeant la politique de neutralité acadienne suspecte et considérant ces Catholiques francophones comme une menace potentielle décident alors de se débarrasser des Acadiens en tant que peuple. Commence alors le Grand Dérangement, soit la déportation des Acadiens vers d’autres colonies ou vers l’Europe. En les dispersant aux quatre vents, la couronne britannique espère qu’ils s’assimileront aux colons anglais des autres colonies et disparaitront donc en tant que peuple. Cet épisode représente le premier génocide moderne, bien avant les Vendéens, et comme dans le cas de ces derniers, il est aujourd’hui peu connu, même chez les Canadiens français.

Acadiens-deportation.gif

 

Quelles sont aujourd’hui les perspectives d’avenir des Acadiens ?

Les Acadiens, malheureusement, risquent de disparaître s’ils ne changent pas leur fusil d’épaule. La disparition d’un peuple n’est pas que théorique en Amérique. Les Cajuns et les Canadiens français du Manitoba ont disparu au fil des dernières décennies, s’assimilant à la masse anglo-saxonne qui compose la grande majorité du continent. Un destin pareil attend les Acadiens si rien n’est fait.

Je m’explique. De un, les Acadiens comme la plupart des autres peuples occidentaux font face à une décroissance due à un taux de natalité excessivement bas, qui peut être mis en lien avec l’abandon de la religion. En parallèle, une immigration massive vient faire diminuer son importance relative. Ça, c’est vrai pour tous les peuples occidentaux, seulement, chez les Acadiens, ceux-ci sont déjà minoritaires sur leur propres terres ancestrales. Alors non seulement ils tendent à devenir une minorité parmi tant d’autres dans la grande mosaïque canadienne, mais leur statut de minorité est de plus en plus fragilisé par l’arrivée d’immigrants. Il faut aussi ajouter que l’assimilation des Acadiens aux Anglo-Saxons n’est pas un phénomène aussi marginal qu’on le pense. Bien qu’il s’effectue lentement, il est impossible de nier ce problème majeur pour la survivance acadienne.

acadiens2.jpg

Comment expliquez-vous la méconnaissance actuelle des Acadiens ?

L’Acadie représente un petit peuple numériquement parlant, surtout comparativement à son voisin le Québec, peuplé de millions de Canadiens français. Déjà, le Québec est peu connu en France, alors la petite Acadie l’est évidemment moins. Même au Québec, l’Acadie est peu connue et ce malgré le fait que nombre d’Acadiens vivent sur le territoire québécois. Est-ce du nombrilisme, du chauvinisme ? Dur à dire. Seulement, comme le disait Raoul Roy, chantre de la Francité, les peuples français (et non pas francophones), doivent resserrer les rangs et c’est dans cet esprit que j’ai voulu faire connaître le monde acadien à nos cousins français.

Les médias modernes ont tendance à vouloir susciter la sympathie pour des causes aussi lointaines de nous que possible et ce alors qu’une partie de notre peuple risque de s’éteindre lentement dans le silence assourdissant du reste de la Francité.

Les Acadiens : du Grand Dérangement au Grand Remplacement de Rémi Tremblay, Préface de Jean-Claude Rolinat, éditions Dualpha, collection « Vérités pour l’Histoire », dirigée par Philippe Randa, 158 pages, 23 euros, cliquez ici

acadiens1.jpg

mercredi, 16 mars 2016

Entretien avec Jean-Pierre Le Goff sur le nouvel individualisme

Sur le nouvel individualisme...

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Pierre Le Goff à l'hebdomadaire Marianne à l'occasion de la sortie de son dernier livre Malaise dans la démocratie (Stock, 2016). Philosophe et sociologue, Jean-Pierre Le Goff a récemment publié La gauche à l'épreuve : 1968 - 2011 (Tempus, 2011) et La fin du village (Gallimard, 2012).

Entretien avec Jean-Pierre Le Goff sur le nouvel individualisme

goffrrrrttt.pngMarianne : Dans votre dernier livre, Malaise dans la démocratie, vous décrivez – et déplorez – l’avènement d’un « individualisme moderne ». Comment le définiriez-vous ?

Jean-Pierre Le Goff : Rassurons tout de suite nos lecteurs, tout n’est pas à jeter, loin de là, dans la modernité et je ne confonds pas la modernité avec ses évolutions problématiques de la dernière partie du xxe siècle que j’ai traitées dans mon livre. Pour le dire de façon schématique, avec l’avènement de la démocratie, l’individu a été amené à se détacher des communautés premières d’appartenance. Les Lumières ont valorisé l’usage de la raison, le recul réflexif, l’autonomie de jugement : c’est le bon côté de l’individualisme moderne. Mais ce dernier est ambivalent : il existe aussi une tendance au repli sur la sphère individuelle et une désaffiliation historique. Tocqueville l’avait brillamment pressenti quand il a écrit De la Démocratie en Amérique : «  [Chaque homme] n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. » 

Pendant longtemps, ce phénomène de repli a été contrebalancé par la vitalité d’un tissu associatif qui amenait l’individu à s’intéresser aux affaires de la cité. En France, le mouvement syndical, les associations d’éducation populaire comme « Peuple et culture », ou encore celles liées au christianisme qui s’investissaient dans le domaine social ont joué ce rôle, sur fond d’un sentiment d’appartenance national qui demeurait bien présent. On pouvait se quereller sur l’histoire du pays et son interprétation mais cette histoire constituait un arrière fond de référence. Cet équilibre entre individualisme, engagement et appartenance collective a été rompu et a débouché sur un individualisme de type nouveau. 

Quand cet équilibre s’est il rompu ?

J-P LG : Dans mon livre, je parle du basculement qui s’est déroulé dans la seconde moitié du xxe siècle et il est possible de distinguer deux moments qui sont liés. D’abord, le tournant des années 1950-1960, après la phase de reconstruction de l’après-guerre, les sociétés démocratiques européennes ont inauguré une nouvelle phase de leur histoire, où la question du paupérisme – qui hantait la société depuis le xixe siècle et bien avant – a été globalement résolue. Avec le développement de la production, des sciences et des techniques, nous sommes entrés dans la « société de consommation, de loisirs et des mass-medias ». Les week-ends passés pour soi, les loisirs, la télé, la radio et la voiture... tout cela a érodé les rapports de sociabilité traditionnels. C’est dans ces nouvelles conditions sociales-historiques, que l’individualisme moderne s’est transformé. Cet individualisme ne correspond plus alors à la vision que la gauche, notamment, se faisait du citoyen-militant, à savoir quelqu’un qui serait constamment « impliqué » dans les affaires de la cité, avec un aspect dévoué et sacrificiel assez prononcé.

goff68.jpgLa deuxième étape renvoie à ce j’ai appelé « l’héritage impossible » de mai 68. Je parle bien de l’héritage impossible et non de l’événement historique lui-même. C’est ma différence avec Eric Zemmour et d’autres critiques qui ont un aspect « revanchard » : je ne  règle pas des comptes avec l’événement historique et les soixante-huitards ne sont pas responsables de tous les maux que nous connaissons aujourd’hui. En France, l’événement mai 68 a été un événement à multiples facettes où ont coexisté la « Commune étudiante », une grève générale qui rappelait les grandes heures du mouvement ouvrier et une prise de parole multiforme qui a été largement vécue comme une véritable libération dans le climat de l’époque. L’événement historique Mai 68 n’appartient à personne, c’est un événement important de l’Histoire de France, et plus globalement des sociétés développées de l’après-guerre qui sont entrées dans une nouvelle phase de leur histoire et ont vu surgir un nouvel acteur : la jeunesse étudiante. Ce que le regretté Paul Yonnet a appelé le « peuple adolescent ». En ce se sens, à l’époque, Edgar Morin est l’un de ceux qui a le mieux perçu la caractère inédit de l’événement en caractérisant la « Commune étudiante » comme un « 1789 socio-juvénile ».

Et en quoi, donc, les suites de Mai 68 ont-elles selon vous transformé notre société, et mené au nouvel individualisme qui vous préoccupe tant ?

J-P LG : Cet « héritage impossible » est présent dans l’événement lui-même, plus précisément au sein de la « Commune étudiante », et il va se développer dans les années de l’après mai. Cet héritage comporte des éléments qui, au terme de tout un parcours de transgression et de désillusion, vont déboucher sur l’avènement d’un  individualisme de déliaison et de désaffiliation. Je résumerai schématiquement ce legs en quatre points : l’autonomie érigée en absolu, le rejet de toute forme de pouvoir (forcément synonyme de domination et d’aliénation), la mémoire pénitentielle, et cette idée que l’homme est naturellement bon, que tout le mal vient du pouvoir, des institutions, de la morale… qui pervertissent cette bonté naturelle.

Des années post-soixante-huit à aujourd’hui, les pages sombres de l’histoire française, européenne et occidentale ont été exhumées et mises en exergue dans une logique de règlement de compte qui a conduit à une rupture dans la transmission. La responsabilité précise des « soixante-huitards », à qui l’on a fait porter bien d’autres chapeaux, est liée à cette rupture dans la transmission. Elle est importante et a notamment bouleversé notre rapport à l’enfant, à son éducation, à l’école… En 68, les slogans dénonçaient une société qui méprisait sa jeunesse  - « Sois jeune et tais toi ! ». Depuis, c’est « sois jeune et parle ! », car on considère que l’enfant a en lui-même un potentiel de créativité méconnu, et l’on n’est pas loin de penser que tout ce qu’il peut dire est nécessairement salutaire et  brillant…

Et s’il ne parle pas, c’est qu’il n’est pas « normal »… Alors, si c’est nécessaire, on pourra consulter les nombreux spécialistes de l’enfance qui ont les moyens psychologiques et pédagogiques de le faire parler… (il rit). C’est l’image inversée de l’enfant de l’ancien monde d’avant 68 qui a débouché sur une nouveau modèle éducatif dont les effets problématiques ont été longtemps masqués ou sous-estimés. À cette « révolution culturelle » va venir s’ajouter le développement du chômage de masse, la conjugaison des deux a produit des effets de déstructuration anthropologique

Selon vous, l’individualiste moderne qui peuple nos sociétés occidentales est un « faux gentil ». Pourtant, à première vue, il a l’air assez sympathique : pacifique, zen, ouverts aux autres cultures… Que lui reprochez-vous ?

J-P LG : J’essaie d’abord de comprendre comment fonctionne un individualisme de type nouveau. Pour le dire de façon schématique : il est très autocentré et sentimental, se vit comme le centre du tout, en ayant tendance à penser que le monde est la prolongation de lui-même. Contrairement aux apparences, il n’est pas si « ouvert » à l’autre qu’il y paraît, considérant celui-ci avant tout selon sa mesure et son bon plaisir, en ayant quelques difficultés à comprendre que le monde est plus compliqué que le schéma binaire des gentils et des méchants. Cet individualisme est gentil avec les gens qui lui ressemblent mais supporte difficilement les contraintes, les échecs, les contradictions et les conflits.

Cette structure de la personnalité est liée à une éducation historiquement inédite où les adultes ont placé les nouvelles générations dans des situations paradoxales. D’un côté, l’enfant a été extrêmement valorisé : depuis des décennies,  il est  « placé au centre »… Le bambin est considéré comme un génie méconnu à qui l’on offre enfin la possibilité d’épanouir toutes ses potentialités créatrices qui s’affirment comme on ne l’avait jamais vu auparavant ! Tous les enfants – c’est désormais comme une évidence –, sont des poètes qui s’ignorent ; on expose leur moindre gribouillis en les considérant sinon comme une œuvre d’art, du moins comme la preuve tangible de leur créativité… (il rit) D’ailleurs, globalement, les parents ne comprennent pas – de nombreux professeurs au bout du rouleau peuvent en témoigner – que l’aptitude brillante de leur bambin surinvesti par leurs attentes ne soit pas reconnue comme ils estiment qu’elle devrait l’être. En même temps: ces enfants sont  abandonnés…

Abandonnés ? Mais vous disiez à l’instant qu’ils étaient surinvestis et mis au centre de tout? 

J-P LG : C’est là tout le paradoxe : abandonnés, oui, par des parents qui bien souvent rechignent aux devoirs qu’implique le fait d’avoir un enfant et de l’éduquer, de l’aider et de l’accompagner dans le cheminement qui l’amènera vers l’âge adulte avec l’autorité et les contraintes qui en découlent. Du reste, ils n’ont pas trop le temps de s’en occuper. J’ai connu une féministe à la bonne époque qui disait à son enfant : « Tu ne m’empêcheras pas de vivre ma vie. » Quelle phrase terrible… D’un côté « l’enfant au centre », celui qui est l’objet de toutes les attentions et d’un amour quasi fusionnel, celui qui correspond à l’image fantasmée que s’en font les adultes, celui qu’on montre et qu’on affiche volontiers comme un petit roi, et de l’autre l’enfant contraignant (et agité) qui agace et vient contrarier le désir de vivre sa vie comme on l’entend en toute autonomie. Qu’on ne s’étonne pas alors de rencontrer de plus en plus en plus d’individus imbus d’eux-mêmes et prétentieux, en même temps que très anxieux et fragiles : c’est le résultat d’un profond bouleversement de ce que j’appelle dans mon livre le « nouveau terreau éducatif », lié notamment à la conjugaison de l’« enfant du désir » et de la « culture psy ».

Dans votre livre, vous reprenez et développez la notion que feu votre ami, le sociologue Paul Yonnet, appelait « l’enfant du désir d’enfant » – le fait que l’enfant n’est désormais plus une donnée de la nature, mais le fruit d’un désir (1). Le problème avec ces analyses qui décortiquent les conséquences de ces bouleversements sociologiques, tout comme ceux entrainés par le travail des femmes (qu’Eric Zemmour a quasi décrété catastrophe humanitaire), c’est qu’on ne voit pas toujours quelles conclusions en tirer… Prônez-vous de remettre les femmes aux fourneaux ?, d’interdire la contraception ?

J-P LG : Pas du tout ! Je pense que l’une des grandes luttes du xxe siècle a été celle de la libération des femmes. Je suis très critique vis-à-vis de l’idéologie féministe qui a versé dans le fantasme de la toute puissance dans l’après 68 et continue sous d’autres formes aujourd’hui, mais cela n’implique pas de nier le caractère émancipateur du combat des femmes qui a traversé le siècle et participe de l’individualisme démocratique au bon sens du terme : l’individu s’affirme comme un sujet autonome et responsable et ne se réduit pas au rôle social qu’on entend lui faire jouer. Comme je l’ai dit précédemment, cet individualisme a basculé à un moment donné vers de nouveaux horizons problématiques. Je ne veux pas pour autant revenir à la situation antérieure et je ne crois pas que cela soit possible. Je ne suis pas dans la nostalgie pavlovienne du « c’était mieux avant ». Si vous me permettez cette nuance paradoxale, je suis conservateur au sein même de la modernité et à partir des acquis de la modernité (2), ce qui permet d’examiner le passé en toute liberté en essayant d’en dégager un certain nombre de leçons.

Dans l’ancien type d’éducation, il y avait des violences, l’enfant était vu comme un petit animal à dresser, la famille s’ordonnait autour de la volonté du père, le statut du divorce était dur et l’on ne maîtrisait pas la contraception… Mais il ne suffit pas de dire cela pour être quitte en se donnant bonne conscience alors que les drames familiaux remplissent quotidiennement la rubrique des « faits divers ». Dans le domaine de l’éducation comme dans beaucoup d’autres, nous sommes dans un rapport dépréciatif au passé qui le considère comme ringard sinon barbare. On est dans le simplisme et la caricature. La réalité est beaucoup plus ambivalente : dans l’ancien monde, il y avait certes des aspects problématiques, cela pouvait être dur, injuste, mais les anciens n’étaient pas des « abrutis » ou des « beaufs » comme le gauchisme culturel l’a laissé entendre. Dans mon livre, j’ai voulu précisément mettre en lumière les conceptions différentes de la condition humaine qu’impliquent les anciennes et les nouvelles méthodes d’éducation. Cette mise en perspective de l’ancien et du nouveau monde permet de tirer des leçons. Il ne s’agit pas de croire que l’on pourrait appliquer pareillement les mêmes méthodes qu’auparavant, mais le passé peut être source d’inspiration et de rééquilibrage contre les impasses du nouvel individualisme et de ses méthodes d’éducation.

Quelles sont ces leçons ?

goffbarb.jpgJ-P LG : L’éducation était antérieurement liée à une conception pour qui les contraintes, la limite, le tragique étaient considérés comme inhérents à la condition humaine, tout autant que les plaisirs de la vie, la sociabilité et la solidarité. Devenir adulte c’était accepter cette situation au terme de tout un parcours qui distinguait clairement et respectait les différentes étapes de la vie marquées par des rituels qui inséraient progressivement l’enfant dans la collectivité. C’est précisément cette conception qui s’est trouvée mise à mal au profit nom d’une conception nouvelle de l’enfance et de l’adolescence qui a érigé ces étapes spécifiques de la vie en des sortes de modèles culturels de référence. Valoriser les enfants et les adolescents en les considérant d’emblée comme des adultes et des citoyens responsables, c’est non seulement ne pas respecter la singularité de ces étapes de la vie, mais c’est engendrer à terme des « adultes mal finis » et des citoyens irresponsables. Aujourd’hui, il y a un écrasement des différentes étapes au profit d’un enfant qui doit être autonome et quasiment citoyen dès son plus jeune âge. Et qui doit parler comme un adulte à propos de tout et de n’importe quoi. On en voit des traces à la télévision tous les jours, par exemple quand un enfant vante une émission de télévision en appelant les adultes à la regarder ou pire encore dans une publicité insupportable pour Renault où un enfant-singe-savant en costume co-présente les bienfaits d’une voiture électrique avec son homologue adulte… Cette instrumentalisation et cet étalage de l’enfant-singe sont obscènes et dégradants. Les adultes en sont responsables et les enfants victimes. Paul Yonnet a été le premier à mettre en lumière non seulement l’émergence de « l’enfant du désir » mais celui du « peuple adolescent ». Dans la société, la période de l’adolescence avec son intensité et ses comportements transgressifs a été mise en exergue comme le centre de la vie. Cette période transitoire de la vie semble durer de plus en plus longtemps, le chômage des jeunes n’arrange pas les choses et les « adultes mal finis » ont du mal à la quitter.

Tout ce qui va au delà peut apparaître comme une forme de déchéance, une insertion difficile dans une réalité contraignante et insupportable au regard de ses rêves et des ses désirs de jeunesse. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était et les « revivals », pas seulement musicaux, connaissent un succès sans précédent. Et voilà comment vous avez des gens à 70 printemps, qui gratouillent la guitare et qui jouent les Hell’s Angels avec leur couette et leurs boucles d’oreille sur des motos genre Harley Davidson… Je tiens à préciser que j’adore le jazz, le rock, la pop, la chanson française…, sans pour autant me limiter à ces genres musicaux, croire que tout se vaut et que n’existe pas une hiérarchie dans le domaine des œuvres culturelles, la musique classique demeurant pour moi une référence. Ma génération a saturé l’image de la toute puissance de la jeunesse et certains ex-soixante-huitards et quelques-uns de leurs descendants constituent des sortes « d’arrêts sur images » assez pathétiques. Mais l’âge et l’expérience aidant, on peut parvenir à une forme de réflexion et de sagesse qui allie la réflexion critique et la responsabilité. Je ne crois pas que tous les possibles de la vie soient ouverts jusqu’à 80 ans et plus... Le problème est que nombre de médias entretiennent l’illusion de l’éternelle jeunesse et jouent ce jeu à fond. Ils sont dans le jeunisme et dans la fête de la transgression socialement assistée à longueur de temps : le conformisme de l’anticonformisme où règnent les perpétuels adolescents et les nouveaux « m’as-tu-vu ». Nous arrivons au point limite de cette tendance qui s’épuise et finit par lasser les acteurs et les spectateurs de la transgression banalisée, de l’euphorie et de la dérision obligatoires.

Cet écrasement des différents stades ne se fait-il pas au détriment de l’adulte et de sa réflexion d’adulte ? On multiplie les micros-trottoirs de cour de récré sur l’actualité, Le Monde publie même une pleine page d’un dessinateur pour enfants afin d’expliquer la crise des réfugiés. L’arrière pensée étant : « la vérité sort de la bouche des enfants. » Est-ce que l’homme moderne ne se compromet pas dans une sorte de manichéisme enfantin ?

J-P LG : Oui, mais c’est largement un trompe l’œil. En vérité, c’est bien lui-même que l’adulte projette dans l’enfant. Sous prétexte de mettre en valeur le bambin, on nous refourgue l’image de l’enfant tel que nous voudrions qu’il soit. Les enfants sont devenus les miroirs dans lequel les adultes aiment percevoir non seulement une innocence première qu’ils ont perdue, mais une sorte d’adulte autonome en miniature, créateur et citoyen avant l’heure, l’image idéalisée d’eux-mêmes correspondant au modèle social du nouvel air du temps. Ce qui tend à nier le statut d’être infantile et dépendant et a l’avantage de croire que l’on n’aurait pas trop à s’en occuper. Du reste, on confie les enfants une bonne partie du temps à des spécialistes qui entretiennent et reproduisent cette même image de l’enfant autonome et citoyen. C’est en ce sens que, oui, il y a abandon par refus de reconnaître la fragilité de l’enfant et les devoirs que cela implique. Ce fantasme de l’enfant autonome, qui parle comme un adulte, qui a un point de vue sur tout et que l’on va solliciter pour qu’il corresponde à cette image, est une forme d’abandon. On peut résumer ce rapport paradoxal qui allie valorisation et rejet dans le phénomène de « l’enfant ours » courant dans certains milieux : dans les dîners, on va chercher le gamin pour le montrer à ses amis – « regardez comme il est beau et génial » – c’est tout juste si on ne le fait pas jouer du violon –, et puis au bout de quelques minutes : « Écoute maintenant c’est terminé, tu ne nous embêtes plus… » Le paradoxe sous-jacent reste le même : nous aimons intensément notre enfant que nous trouvons formidable et nous tenons à le faire savoir, mais il ne faudrait quand même pas qu’il nous empêche de vivre pleinement notre vie en toute autonomie. Cette situation paradoxale dans laquelle on place l’enfant est inséparable de la difficulté des adultes à devenir adultes, c’est-à-dire à quitter ce stade de la vie qu’est l’adolescence qui valorise l’intensité des sentiments dans le présent, entend passer outre les devoirs et les contraintes, pour qui la vie demeure éternellement ouverte sur tous les possibles. L’amour se doit d’être intense et fusionnel, autrement ce n’est pas vraiment de l’amour, d’où la grande difficulté à l’insérer dans la durée. Alors, à la première désillusion et engueulade, qui ne manquent pas de survenir au fil du temps, on se sépare ou on  divorce !

On n’a qu’à revenir au mariage de raison, tant que vous y êtes… 

J-P LG : (il rit). Bien sûr que non. L’alliance basée avant tout sur l’amour vaut mieux que les mariages arrangés de l’ancien monde, encore que, dans certains mariages arrangés, l’amour n’était pas toujours absent. Mais les sentiments sont devenus des critères essentiels de l’union, en dehors même de leur inscription dans un ordre généalogique et juridique qui les insère dans un temps long. Soumise à l’hégémonie des sentiments et à leur versatilité, l’union qui se veut authentique s’est en même temps fragilisée, passant facilement de l’amour fusionnel à la haine et au ressentiment, faute d’un décentrement et d’une référence à un ordre institutionnel pouvant permettre un recul salutaire face aux aléas et aux déconvenues d’un moment. Là aussi, le déni fonctionne à plein, tout particulièrement quand les séparations impliquent des enfants : on se rassure tant bien que mal en disant que les séparations et les divorces sont devenus banals et que cela pourrait se passer sans trop de dégâts, quitte à envoyer le ou les enfants chez un psy. Tous ces efforts pour effacer la responsabilité et la culpabilité des parents n’empêchent pas les enfants d’être les premières victimes de la désunion. On touche une différence essentielle entre l’ancien monde et le nouveau : comment l’on construit une famille dans la durée et comment l’institution que constitue le mariage permet de vous décentrer d’une relation duale de type fusionnel et simplement sentimentale, de vous inscrire dans une généalogie, dans un temps long qui tissent le fil des générations. 

Comme quelques autres, vous déplorez une « pensée dominante », notamment dans les grands médias. Mais, enfin : entre Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Régis Debray, Marcel Gauchet ou encore vous–même, on ne peut pas dire que le « gauchisme culturel » pour reprendre votre notion soit si bien représenté en une des magazines, ni dans les ventes en librairies ! 

J-P LG : On assiste, c’est vrai, à la fin d’un cycle historique, mais, si j’ose dire celui-ci « n’en finit pas de finir »… Ceux qui sont nés dans la marmite du gauchisme culturel, c’est à dire ceux qui étaient adolescents après mai 68 ont développé une posture d’anticonformiste et d’imprécateur, rejouant la énième version de l’antifascisme, donnant constamment des leçons au peuple qui a voté Front national, avec les résultats que l’on sait. Ce que j’ai appelé le  gauchisme culturel (3) a servi de substitut à la crise de la doctrine de la gauche dans les années 1980, à l’heure du mitterrandisme triomphant.

Son hégémonie est aujourd’hui battue en brèche (4) et ses représentants voient d’ailleurs que le vent tourne en leur défaveur, tout en continuant de se prétendre les représentants d’une certaine idée du Bien, d’une gauche pure, morale et authentique, contre toutes les « trahisons ». Ces gens-là vivent dans un monde de plus en plus coupé de la société et de ses évolutions qu’ils ne comprennent pas, les réduisant bêtement à la montée inexorable de la « réaction », du fascisme, de la xénophobie, du racisme et maintenant de « l’islamophobie » au moment même où la terreur islamique exerce ses ravages… Ils se sont créés un  monde  à part, angélique, où ils vivent dans l’entre-soi célébrant de grandes valeurs générales et généreuses : ouverture, multiculturalisme invertébré, gentillesse, pacifisme… Ce sont les gardiens des « villages Potemkine » de la post-modernité. Ils se tiennent chaud, y compris économiquement et socialement, dans un  milieu à l’écart de l’épreuve du réel et ils ne cessent de célébrer leur monde rêvé sous la forme de multiples fêtes.

Tout se passe comme dans La ville qui n’existait pas, bande dessinée d’Enki Bilal et de Pierre Christin (5), une « cité à l’abri des autres hommes et de leurs cris, des autres villes et de leur crasse », ville littéralement mise sous une cloche transparente, ville aux couleurs chatoyantes, avec ses fêtes et ses défilés de carnaval, avec ses manèges et ses multiples attractions. En dehors de cette ville sous cloche, « parfaite et hors du temps », c’est la désolation, le chômage dans un paysage industriel en ruine… Cette bande dessinée qui date de la fin des années 1970 et a un côté science-fiction n’est plus si éloignée de la réalité ! Paris et les grandes métropoles mondialisées ressemblent à cette « ville qui n’existait pas ». Prenez par exemple Lille, qui voudrait devenir une capitale de l’art contemporain et dont les manifestations s’exposent dans nombre d’anciennes usines. Il n’est pas besoin d’aller bien loin en dehors de cette bulle pour voir la misère et la déstructuration liée au chômage de masse. C’est une fracture à la fois sociale et culturelle, accentuée par certains grands médias qui entretiennent  à leur façon un monde fictif « où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». 

Quant aux succès de librairie, il ne faudrait quand même pas oublier les multiples best-sellers liés à l’écologie fondamentaliste – qui ne se confond pas avec les problèmes réels que posent l’écologie –, les succès des livres sur le bien-être, la réconciliation avec soi-même, avec les autres et avec la nature, les méditations et les exercices en tout genre qui développent, comme je le montre dans mon livre, un angélisme et un pacifisme qui tentent de mettre les individus à l’abri des désordres du monde et nous désarment face aux ennemis qui veulent nous détruire. Mais je vous l’accorde : on arrive peut-être à la fin de ce courant qui dure depuis des années. Les attentats terroristes, la vague de migrants qui arrivent en Europe, l’impuissance de l’Union européenne, les effets d’une mondialisation économique libérale, le chômage de masse… constituent autant d’épreuves auxquelles il est difficile d’échapper. Sauf à mener une sorte de « politique de l’autruche » qui me paraît encore être pratiquée par une partie de la classe médiatique, politique et intellectuelle française et européenne. Mais la coupure avec la réalité est telle qu’elle ne peut plus être dissimulée comme elle l’a été auparavant. A chaque fois, on « remet le couvercle », mais  cela devient de plus en plus difficile et ça déborde…

C’est ce que vous appelez « le point limite » ? Il y a quoi derrière ? 

goffdempotot.jpgJ-P LG : Ce n’est pas parce que cette période historique est en train de finir que ce qui va suivre est nécessairement réjouissant. Le monde fictif et angélique  qui s’est construit pendant des années – auquel du reste, à sa manière, l’Union européenne a participé en pratiquant la fuite en avant – craque de toutes parts, il se décompose et cela renforce le désarroi et le chaos. La confusion, les fondamentalismes, le communautarisme, l’extrême droite gagnent du terrain… Le tout  peut déboucher sur des formes de conflits ethniques et des formes larvées de guerre civile y compris au sein de l’Union européenne. On en aura vraiment fini avec cette situation que si une dynamique nouvelle émerge au sein des pays démocratiques, ce qui implique un travail de reconstruction, auquel les intellectuels ont leur part. Il importe tout particulièrement de mener un travail de reculturation au sein d’un pays et d’une Europe qui ne semblent plus savoir d’où ils viennent, qui il sont et où il vont. Tout n’est pas perdu : on voit bien, aujourd’hui, qu’existe une demande encore confuse, mais réelle de retour du collectif, d’institutions et d’un Etat cohérent qui puissent affronter les nouveaux désordres du monde. Ce sont des signes positifs.

L’écrivain et journaliste Kamel Daoud a récemment annoncé qu’il entendait se mettre en retrait du journalisme (6). Ses mises en garde contre les dangers de l’islamisme lui ont valu, il y a un an, une fatwa émise depuis son pays, l’Algérie. Mais c’est apparemment les invectives du camp des « bien-pensants », et notamment la tribune d’un collectif d’anthropologues et de sociologues parue dans Le Monde, l’accusant d’islamophobie, qui aura eu raison de son énergie. Etes vous d’accord avec Jacques Julliard quand il écrit que « l’intimidation, l’interdit et la peur dominent aujourd’hui le débat » ? 

J-P LG : Sur la question de l’islamisme, oui ! Avec un phénomène de prise en étau. Car vous avez d’un côté, l’islamisme radical qui exerce ses propres menaces, y compris sur la sécurité des personnes, et de l’autre côté, un phénomène de pression sourde, au sein même de la société. Certains pensent tout bas : « J’aurais des choses à dire mais je préfère les garder pour moi sinon cela risque de m’attirer des ennuis. » Quand on commence à raisonner de la sorte, on cède à une pression qui met en cause la libre réflexion et la liberté d’opinion. Ces dernières, oui, doivent faire face aux coups de boutoirs de la nouvelle police de la pensée et de la parole qui fait pression sur tout le monde en dégainant son accusation d’islamophobie à tout va et en n’hésitant pas à porter plainte à la moindre occasion.

Elisabeth Badinder dans les colonnes de Marianne, ou Chantal Delsol, dans celles du Figaro, évoquent les années 70, et les procès d’intention en fascisme à tout bout de champ…

J-P LG : Il peut y avoir de ça, mais la situation actuelle comporte une différence  essentielle : aujourd’hui, quand vous accusez un tel ou un tel d’« islamophobie », vous désignez des cibles à des gens qui ne sont pas simplement dans le débat et la polémique avec les outrances et les schémas des années 1970. Vous les désignez à l’ennemi. C’est grave. Ces sociologues et anthropologues patentés ont tout de même dénoncé un intellectuel algérien qui connaît bien l’islamisme et fait preuve de courage en mettant sa vie en jeu. Il faut appeler un chat un chat. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de débat et de confrontation possibles, qu’il faille restreindre la liberté d’expression et les controverses, mais il faut faire attention. Le pluralisme, la critique et la polémiques sont inhérents au débat démocratique, mais encore s’agit-il d’ajouter que celui-ci n’a de sens que s’il existe un ethos commun impliquant un sens de la responsabilité, faute de quoi la référence à la liberté d’expression peut servir à justifier les dénonciations en tout genre.

Les réseaux sociaux bruissent désormais d’odieuses insultes du type « collabeur » à chaque coin de la toile… C’est quand même un climat pourri, qui empêche la libre réflexion et le débat de fond, pourtant absolument indispensables sur ces questions. Je crains que les difficultés et les pressions pour empêcher d’aborder librement les questions relatives à l’islam se développent au fil des ans sous prétexte de ne pas heurter la sensibilité de nos compatriotes de religion musulmane. Ce serait un grave coup porté à liberté de pensée et à l’Europe qui est précisément le « continent de la vie interrogée ». Dans ce domaine, les intellectuels ont un rôle important à jouer en faisant valoir une liberté de pensée qui n’est pas négociable.

Jean-Pierre Le Goff, propos recueillis par Anne Rosencher (Marianne, 13 mars 2016)

Notes

(1) Cf. « Comment être à la fois conservateur, moderne et social ? », Le Débat, n° 188, janvier-février 2016.

(2) Malaise dans la démocratie, Ed. Stock

(3) « Du gauchisme culturel et de ses avatars », Le Débat, n° 176, avril-mai 2013.

(4) « L’entretien du camp du Bien battue en brèche », Revue des deux mondes, février-mars 2016.

(5) Enki Bilal, Pierre Christin, « La ville qui n’existait pas », in Légendes d’aujourd’hui 1975-1977, Casterman, 2007. 

(6) Kamel Daoud, Lettre à un ami étranger

mardi, 08 mars 2016

Entretien avec Georges Feltin-Tracol, auteur de Éléments pour une pensée extrême

chess-globe-e1450088060630.jpg

Entretien avec Georges Feltin-Tracol, auteur de Éléments pour une pensée extrême

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

1) Cercle Non Conforme : Georges Feltin-Tracol, on vous connaissait comme étant un stakhanoviste métapolitique via vos nombreuses publications (Europe Maxima, Réfléchir & Agir, Synthèse Nationale, Salut Public, vos ouvrages, etc.) mais on ne vous savait pas boxeur ! En effet, dès l’avant-propos de votre nouveau recueil, Éléments pour une pensée extrême, vous assenez des coups de poing ravageurs à la « Manif pour Tous » et à cette néo-coagulation libérale-conservatrice de tendance catholique. Et, pour ne rien arranger à votre cas, vous citez de manière positive, À nos amis, du Comité invisible… Cette entrée en matière n’est-elle pas en réalité le constat qu’il n’y a pas, ou plus, d’esprit révolutionnaire à droite et qu’il faut par conséquent chercher ce dernier à l’extrême gauche ?

Feltin-0.jpgGeorges Feltin-Tracol : Apparenter le Comité invisible à l’extrême gauche me paraît maladroit, car cette équipe anonyme provient de l’ultra-gauche, bien plus intelligente que les derniers débris du gauchisme. Éléments pour une pensée extrême se place de manière implicite sous le patronage de Julius Evola et de Guy Debord. Une association explosive ! Il existe pourtant entre l’œuvre du Baron et celle du dernier Debord, en particulier après l’assassinat mystérieux et jamais résolu de son ami et éditeur Gérard Lebovici en 1984, des points de vue similaires…


Certes, l’ultra-gauche rêve du chaos tandis que la « droite révolutionnaire » propose l’Ordre par le renversement des valeurs surgi du désordre permanent cher aux libéraux. Si Éléments pour une pensée extrême se réfère et cite À nos amis ainsi que les études de L’Internationale, c’est parce qu’ils proposent des analyses intéressantes. La curiosité intellectuelle est toujours à l’affût. C’est une chasse bien singulière.

2) C.N.C. : Éléments pour une pensée extrême prolonge Orientations rebelles et L'Esprit européen entre mémoires locales et volonté continentale, ouvrages dans lesquelles vous avez pour « coutume » de dédier quelques pages, dans une partie intitulée « Figures », à certains esprits européens. Dans le présent recueil, le lecteur retrouvera notamment un portrait de Maurice Bardèche, auteur qui semble avoir une importance toute particulière à vos yeux sachant que vous lui avez déjà consacré un opuscule, ainsi qu’un article dans un récent numéro des « Cahier des Amis de Robert Brasillach ». Représenterait-il, en ce qui vous concerne, un « pont » entre, d’une part, une droite nationale nombriliste et essoufflée et, d’autre part, une droite « identitaire » tournée vers l’Europe ?

GF-T : Cet hommage à Maurice Bardèche est à l’origine une recension de la sympathique biographie de Francis Bergeron parue chez Pardès en 2012. Cet opuscule et une belle émission, n° 124, de « Méridien Zéro » consacrée à Bardèche (24 décembre 2012) m’incitèrent à reprendre et à achever Bardèche et l’Europe.


Oui, Maurice Bardèche est un passeur entre un certain nationalisme francocentré et une vision non-atlantiste, non-démocratique bourgeoise de la construction européenne. Ses fulgurances géopolitiques remontant aux années 1950 impressionnent encore aujourd’hui. Mieux que Jean Monnet pour qui l’« Europe » ne peut se bâtir qu’à partir de l’économie et de la technique et à la différence de Denis de Rougemont qui considérait que seules la culture et l’éducation réaliseraient l’unité continentale, Maurice Bardèche défend une construction européenne proprement politique en privilégiant la défense et la diplomatie. Cette orientation délaissée reste encore virtuelle. Toutefois, on y viendra tôt ou tard.

3) C.N.C. :  À vous lire, la France est morte et enterrée depuis fort longtemps. De sa dépouille serait née la République française, tyrannie laïciste, niveleuse, et multiculturelle/multiculturaliste, ayant l’idéologie des droits de l’homme comme catéchisme. Vous lui opposez une Europe « polyculturelle » dans laquelle la France pourrait renaître, non plus comme projet politique universel mais comme projet politique identitaire. En quoi le multiculturel est-il universel et le « polyculturel » identitaire ? Une France adepte de l’idéologie du « même » où les identités et particularismes s’effacent dans l’unité n’est-elle pas en définitive préférable à une France, certes, pleinement polyculturelle et identitaire mais fracturée ?

GF-T : Je ne partage pas l’idolâtrie républicaine. Le Monde du 30 janvier 2013 se réjouissait que trois jours plus tôt, des manifestants favorables à l’homoconjugalité défilassent avec des slogans tels « Nous avons tous deux mamans, la République et la laïcité ». Me vient alors une forte envie de double matricide…


Je suis plus nuancé à propos de la « mort de la France ». Je soutiens la thèse « gallovacantiste » ou « francovacantiste ». Contrairement à Jean-Pierre Chevènement pour qui « la République est l’identité moderne de la France (L’Express, 22 - 28 juin 2011) », j’estime que la République représente un corps étranger qui parasite et épuise la France, la défigure, la tue lentement.

feltintracol7378582.jpg


Les républicains la conçoivent comme une étape vers l’Universel. Si Régis Debray défend une res publica virile, ce qui est sympathique, les autres entérinent une conception multiculturaliste. Mot politiquement correct pour désigner le fait multiracial, « multiculturalisme » est par lui-même un terme ambigu puisque, en réalité, la République et sa misérable laïcité qui pourchasse de lourdes amendes les musulmanes voilées, ne favorisent pas la pluralité des cultures : elles imposent au contraire une pseudo-culture unitaire marchande genre rock coca. La République hexagonale veut fondre toutes les races (qui bien sûr n’existent pas) dans un vaste creuset métisseur afin de créer un non-être républicain sans la moindre attache charnelle. Maintenant, cet idéal pourri se combine avec l’idéologie gendériste si bien que le non-être républicain devrait être asexué, voire franchement androgyne.


Au « multiculturel », j’oppose le polyculturalisme, concept forgé par le sociologue Michel Maffesoli dans Le temps des tribus (1988). Emmanuel Todd a raison de relever, dans L’Express (du 27 mars 2013) que « la France est d’une telle hétérogénéité que cela justifierait l’intervention de l’État afin qu’il tienne compte des différences et des complémentarités entre les territoires. […] Si [la France] a une diversité de type impérial, sa taille reste tout à fait ordinaire. Elle est petite à l’extérieur et grande à l’intérieur ». Dans Pourquoi la France, Jean Cau disait la même chose en 1975. Coexistent dans le même cadre politique des peuples d’origine celte, basque, latin, germanique, nordique, grecque et même slave. Polyculturalisme signifie donc reconnaître et valoriser toutes ces cultures vernaculaires européennes. C’est un « cosmopolitisme » enraciné européen positif. C’est ici que se trouve l’authentique diversité : l’âme européenne se décline en une multitude de variantes qui proviennent du même fond anthropologique. La France historique incarne cette variété européenne que la République laïcarde et maçonnique entend effacer. L’ethnocide est, hélas ! bien avancé. Les actuelles « fractures françaises » résultent d’une part de la cohabitation forcée de populations autochtones avec des masses allogènes sans cesse croissantes, et, d’autre part, d’un hyper-individualisme démentiel, parfait combustible à l’ultra-libéralisme. Contre le « tout à l’égo » parcellaire, l’unification (in)culturelle obligatoire et la fragmentation identitaire-communautariste, prenons un autre chemin : celui de la subsidiarité et de la prise en compte des rapports agonaux (l’agon est le conflit encadré, limité et réglé).

4) C.N.C. : « La République gouverne mal mais se défend bien » disait Anatole France. Vous aviez déjà démontré la validité de cette maxime dans En liberté surveillée. Réquisitoire contre un système liberticide et vous poursuivez ce même travail dans Éléments pour une pensée extrême. Dans le domaine publique, le citoyen est encadré à divers niveaux par des lois liberticides (lois Pleven et Gayssot, abus dans le cadre de l’état d’urgence) et il en est de même dans la vie privée (interdiction de la fessé, intrusion et dérive législative au sein même du couple). En définitive, Jean Robin (sur Enquête et Débat) n’aurait-il pas raison quand il affirme, envers et contre tous, que nous vivons dans un pays communiste (cf. « Bistrot Libertés » n° 9 sur TV Libertés) ?

GF-T : Je me méfie quand on emploie certains termes pour qualifier notre époque. L’anticommunisme est révolu ! Le Mur de Berlin est tombé depuis un quart de siècle. La restriction considérable des libertés en Occident, en Europe et en France n’est pas une démarche communiste; c’est surtout une entreprise libérale. En effet, contrairement à ce que croient les libertariens et les anti-libéraux superficiels, le libéralisme a besoin d’un État très fort et directif afin d’écraser toutes les entraves à sa logique marchande. Mâtiné de féminisme extrême, d’idéologie métisseuse, de rejet des différences ethno-culturelles et des traditions, le libéralisme 2.0 entend s’occuper de l’homme de sa naissance jusqu’à son décès au nom d’un soi-disant bien-être… payant ! Hippolyte Taine affirme que la République rêve d’un homme « né orphelin et mort célibataire ». Nous y sommes ! Ce zombie consommateur - producteur doit fumer chez lui son cannabis quotidien et regarder une télé mortifère pour l’esprit. Demeurent toujours les 5 % de rebelles, de récalcitrants et de réfractaires, possible grain de sable.

feltinlibsurv.jpg

5) C.N.C. : Dans l’article « L’heure d’éteindre les Lumières », vous retracez l’histoire de ce courant de pensée et vous finissez sur une réflexion non-conforme de l’idée de démocratie appliquée. À une époque où les mots perdent de leurs sens et où le peuple se méfie du concept de démocratie, n’est-il pas plus judicieux de parler de « souveraineté populaire » ? Vous préconisez entre autre un vote qualitatif et un vote familial. Êtes-vous, à l’instar de Julien Langella, favorable à la votation dès 16 ans ?

GF-T : Qu’est-ce que la souveraineté ? Pour reprendre la célèbre phrase de Carl Schmitt, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » et peu importe que son pouvoir provienne de l’hérédité, de l’élection ou de la nomination. La souveraineté est populaire à la base avec la pratique du tirage au sort, la révocation permanente des mandats et le recours fréquent aux référendums locaux à partir de projets concrets (Voulez-vous que votre commune construise a - une bibliothèque, b - un centre aéré pour migrants, c - une maison de retraite, d - des places de stationnement ?). Au sommet de l’État, la souveraineté est aristocratique avec une élite - un Ordre politico-mystique cher à Julius Evola et à Dominique Venner - soucieuse de diplomatie, de défense et de macro-économie. Ces différentes souverainetés se complètent pleinement dans le cadre d’un État organique.


Julien Langella propose avec raison le droit de vote à 16 ans. Je vais plus loin que lui puisque je soutiens le suffrage familial naguère réclamé par le FN jusqu’en 2007. Jusqu’à leur majorité, le père ou la mère bénéficierait aussi du vote de leurs enfants. La citoyenneté se baserait sur la stricte application du droit du sang, après une révision totale des naturalisations sur cinquante ans et en interdisant toute binationalité (hormis pour les autres Européens). S’y ajouteraient un revenu de citoyenneté dont la perception rendrait le vote obligatoire, et un « revenu familial » (ou parental ou maternel) destiné aux seules familles nombreuses européennes. Il va enfin de soi que la politique familiale, et plus largement démographique, suivrait les excellents principes édictés par le Dr Alexis Carrel.

6) C.N.C. : À de nombreuses occasions vous faites référence à des penseurs, collectifs ou politiciens d’extrême gauche tel Mao Tsé-Toung ou l’inter-collectif d’ultra-gauche, L’Internationale; on vous connaît aussi un penchant certain pour les théories de Guy Debord ou les écrits du groupe de Tarnac, qui serait le fameux Comité invisible. Georges Feltin-Tracol serait-il « rouge-brun » ?

GF-T : Le terme « rouge - brun » apparaît en 1993 lors d’une campagne de presse déclenchée par L’Événement du Jeudi et Le Canard enchaîné scandalisés qu’Alain de Benoist soit invité à une conférence organisée par une revue proche du PCF. Venue de Russie où les nationalistes et les communistes constituent une alliance nationale-patriotique contre le calamiteux Eltsine, l’expression s’adapte à l’Hexagone et vise aussi L’Idiot International de Jean-Edern Hallier qui publie Édouard Limonov. Certains belles âmes se sont récemment offusqués que l’économiste souverainiste de gauche Jacques Sapir évoque contre l’euro un front de libération nationale qui s’étendrait jusqu’au FN. Cette proposition n’est pas nouvelle. En mai 1993, le journaliste à Libération et militant syndicaliste, Jean-Paul Cruse, signait dans L’Idiot International « Vers un front national » qui cherchait à réunir les souverainistes des deux rives. Parmi les rédacteurs figurait un certain Alain Soral…


Je relève que l’ultra-gauche annexe volontiers des penseurs honnis par les bien-pensants. Pour preuve irréfutable, les interprétations intéressantes de Carl Schmitt, le plus grand théoricien du droit du XXe siècle. Par ses emprunts, y compris critiques, l’ultra-gauche glisse vers nous. Bienvenue chez les réprouvés, les gars !
Plus je vieillis et plus je regarde avec intérêt la Corée du Nord qui tient tête à la supposée « Communauté internationale ». À tout prendre, je préfère être « rouge-brun » plutôt que « tricolore ».

7) C.N.C. : Toujours au sujet de l’extrême gauche, les critiques contre le système capitaliste-mondialiste exprimées par des figures issues de cette famille de pensée (Michéa, Clouscard, Debord, Costanzo Preve) rencontrent un succès certain parmi des penseurs, historiens des idées ou revues venant initialement de la fameuse Nouvelle Droite ou/et des mouvements alter-européens à tendance nationaliste-révolutionnaire. Hélas, on constate que cette ouverture à « gauche » s’accompagne la plupart du temps d’un abandon de l’aspect bio-ethnique de la question dite identitaire au profit de son pendant culturel. Défendre une conception ethnique des peuples serait-elle incompatible avec une critique radicale de la société marchande ?

feltinespeuro555344.jpgGF-T : Il est exact que certains récusent toute la part ethnique de leur combat dans l’espoir secret de se faire bien voir de leurs « nouveaux amis » (et d’être ensuite publié dans leurs périodiques). Contester de manière radicale la société marchande qui renie toute ethnicité tangible et défendre toutes les identités sont en fait indissociables. Certes, on peut se focaliser sur l’aspect bio-ethnique ou sur l’aspect culturel, mais n’oublions jamais que l’homme demeure un être bio-culturel (ou, pour faire moins simple, bio-ethno-culturel) qui dépend des interactions complexes de l’expérience personnelle, de l’inné héréditaire et de l’acquis obtenu par les nombreux champs morphiques (cf. Rupert Sheldrake, La Mémoire de l’Univers, Le Rocher, coll. « L’Esprit et la Matière », 1988).

8) C.N.C. : Le respect des identités des peuples nécessite a fortiori une réflexion quant à leurs environnements immédiats, leurs patries charnelles et la structure politique la plus adaptée à leurs particularismes et aux défis du XXIe siècle. En ce qui vous concerne vous plaidez pour une politique dite de « grands espaces civilisationnelles ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

GF-T : Par « grand espace civilisationnel », je me réfère au concept mis à l’honneur par Carl Schmitt. L’État-nation que je distingue de l’État - permanence du politique dans les relations humaines collectives - perd sa cohérence en raison de la funeste coexistence multiraciale. Les nationalistes considèrent la nation comme le point d’équilibre entre l’Universel et le particulier. Pour ma part, la meilleure médiation possible entre ces deux données demeure l’Empire au sens évolien du terme. Je n’en dis pas plus, car Éléments pour une pensée extrême revient sur ce sujet.

9) C.N.C. : L’État-nation n’est plus de taille face aux blocs continentaux que représentent ces « grands espaces civilisationnelles ». Pour ce qui est de l’Europe, on vous sait partisan d’un Empire européen. Où vous situez-vous entre les concepts de « grand espace civilisationnel », d’Eurosibérie défendu par Guillaume Faye et d’Europe-Nation proposé par Jean Thiriart ?

GF-T : Les concepts d’Eurosibérie et d’Eurasie font l’objet d’une conférence, « Eurosibérie ou Eurasie ? Ou comment penser l’organisation du “ Cœur de la Terre ” » mise en ligne sur Europe Maxima, le 22 juin 2014. L’Eurosibérie est à mes yeux un mythe mobilisateur. Mais la Russie a-t-elle un destin européen comme la France l’a ? Il y a vingt ans, je le pensais péremptoirement. Maintenant, je suis plus sceptique. Quant à l’Europe-Nation chère à Thiriart, ses limites spatiales ont sans cesse évolué, de l’Islande aux frontières de l’URSS, puis en intégrant l’Union Soviétique, la Turquie, voire, à la fin de sa vie, toute l’Afrique du Nord (je mentionne longuement ces fluctuations territoriales dans « La reconfiguration du monde en “ grands espaces ” » paru dans Orientations rebelles). L’Europe selon Thiriart serait pire que le mal. Suivons Maurice Bardèche et bâtissons sur les ruines fumantes de l’Union pseudo-européenne de Bruxelles une Confédération alter-européenne, compétente en matière de défense, de diplomatie et en macro-économie ! Cela suppose néanmoins que l’OTAN se dissolve au préalable. Brûlons donc des cierges pour un véritable isolationniste accède à la Maison Blanche en novembre prochain !

10) C.N.C. : Que cela soit à un niveau continental ou à un niveau local avec les BAD (Bases autonomes durables), l’autarcie semble être à vos yeux, si ce n’est une solution, au moins une ligne qui, dans le désordre global actuel, permettrait aux peuples de traverser un interregnum à l’allure de tempête de l’histoire. Le concept de « société ouverte » de Karl Popper, ce n’est pas trop votre truc…

GF-T : On trouvait déjà dans Orientations rebelles un texte intitulé « Pour la société fermée », d’où mon appréciation positive de la Corée du Nord d’autant qu’elle a renoncé depuis 1999 au communisme pour un souverainisme intégral. L’avenir appartient aux sociétés fermées. Mais, en s’inspirant de la figure traditionnelle du yin et du yang, il faut aussi veiller à maintenir une légère part d’hétérogénéité interne. La fermeture ne signifie pas claustration.

11) C.N.C. : Au-delà de la pensée, quels sont selon vous les éléments pour une action extrême ?

GF-T : Évacuons d’entrée l’action directe. L’échec retentissant de la « Manif pour Tous » démontre le caractère légaliste et donc moutonnier des participants. Saluons au contraire les actions énergiques des éleveurs, des Corses, des syndicalistes d’Air France, voire des gens de voyage à Roye et à Moirans. Une convergence des secteurs sociaux en lutte serait formidable, mais elle ne se produira pas, suite à l’obstruction des syndicats institutionnels et à la myopie politique des manifestants. Quant à notre camp, ce n’est pas le trahir que d’affirmer qu’il n’est pas prêt.


Il doit en priorité se former, acquérir « des munitions plein la tête » pour reprendre l’excellent titre de Bastien Valorgues qui a recensé dernièrement Éléments pour une pensée extrême sur Europe Maxima, c’est-à-dire consulter livres, revues et sites amis, suivre les formations et les conférences organisées, participer aux ballades et aux entraînements sportifs entre militants, rejoindre des associations de soutien scolaire, de défense d’écologie locale et de patrimoine, rencontrer les artisans et recueillir leurs savoir-faire. Obtenir dans le cadre familial un jardin potager et le cultiver. Toutes ces modestes actions passent sous les radars du Système. Profitons-en ! Sous le Second Empire, les républicains misaient sur un comportement exemplaire et la convivialité. Reprenons cette attitude et soyons patients !

• Propos recueillis par Donatien.

lundi, 07 mars 2016

An Interview with Edward Limonov

Edward Limonov – ghetto thug, vagabond, writer in Parisian salons, irresistible seducer, sniper, and founder of the party The Other Russia – on the war in Ukraine.

An Interview with Edward Limonov

The premier Italian daily, Il Corriere Della Serra, published a long interview with Edward Limonov by Paolo Valentino on two pages in its Sunday supplement, La Lettura, on 8 February 2015. The following was translated by Eugene Montsalvat from the French version.

In a year, Russian society has radically changed. We have lived with more than 20 years of humiliations, as a country and as a people. We have submitted to defeat after defeat. The country that Russia constructed, the Soviet Union, committed suicide. A suicide assisted by greedy foreigners. For 23 years we have remained in a full collective depression. The people of a great country constantly needs victories, not necessarily of a military nature, but it should see itself as a victor. The reunification of Crimea with Russia was seen by the Russians as the victory that we had lacked for so long. Finally! That was something comparable to the Spanish Reconquista.
– Edward Limonov

He has done everything and been everything in his life. Edouard Veniaminovitch Savenko, alias Edward Limonov. Ghetto thug, maybe KGB agent, beggar, vagabond, butler of a progressive American mogul, poet, writer in Parisian salons, irresistible seducer, sniper with Arkan’s Tigers at the time of the collapse of Yugoslavia, political leader, founder of the National Bolshevik Party before it dissolved, and he created the party The Other Russia.

But Limonov, sour as the citrus from which he takes his pseudonym, is above all an anti-hero, an aesthete, an outsider who has always chosen, voluntarily, the camp you shouldn’t choose, without ever being a loser for all that.

Basically, Edouard Limonov is a grand exhibitionist, who never feared the risks and paid the heavy price for all his adventures: for example, with two and a half years in prison, of which a dozen months were spent in Penal Colony Number 13, on the steppe near Saratov, in 2003.

It can seem paradoxical that for the first time in his life full of dangers, the personality made famous by the eponymous book by Emmanuel Carrère found himself more marginalized, in the catacombs of Russian national history, as a charismatic eccentric capable of leading a few dozen desperadoes. Fully on the contrary, he is today clearly in the mainstream, a champion of nationalist inspiration, which has spread in the collective spirit of the Russian nation due to the events in Ukraine and the reaction of the Western countries.

Limonov received us in his little apartment in the center of Moscow, near Mayakovsky Place. A large and robust young man picked us up a few streets from there, and led us to the building. Another beefy guy opened the armoured door. These are his militants, who serve as his bodyguards.

He will soon be 72, and, despite his silver hair, seems twenty years younger. Thin, narrow-faced with his famous goatee, and wearing a small earring, he is dressed all in black, with tight pants, a sleeveless vest, and a turtleneck sweater.

He spoke in a soft voice, slightly hoarse. He had a calm demeanour and a certain gentleness, in apparent contradiction with the furor that has marked his life.

‘You Westerners, you understand nothing of what happened’, he began, offering a glass of tea.

av-recruit.jpgWhat don’t we understand?

That Donbass is populated by Russians. And that there is no difference with the Russians who live in the neighbouring regions, in Russia, like Krasnodar or Stavropol: the same people, the same dialect, the same history. Putin is at fault for not saying it clearly to the USA and Europe. It is in our national interest.

So for you, Ukraine is Russia?

No, not entirely. Ukraine is a little empire, composed of territory taken from Russia, and others taken from Poland, Czechoslovakia, Romania, and Hungary. Its borders were the administrative frontiers of the Soviet Socialist Republic of Ukraine. Borders that never existed. It’s an imaginary territory, that, I repeat it, only exists due to administrative decrees.

Take Lviv, the city that is considered to be the the capital of Ukrainian nationalism: you know that Ukraine received it in 1939 with the signing of the Molotov-Ribbentrop Pact. At that time, 57% of the population was Polish, the rest principally Jewish, and there were practically no Ukrainians. The south of the country was then given to Ukraine after having been conquered by the Red Army. That’s history. But then, when Ukraine was separated from the Soviet Union, it did not return those territories, beginning with Crimea, which was given as a gift by Khrushchev in 1954. I do not understand why Putin has yet to say that Donbass and Russia, they’re the same thing.

Maybe because they are territories recognized at the international level.

When the territory of the Soviet Union was dismembered, in 1991, the international community mocked it. Did anyone say anything? No. That is what I reproach the West for: applying a double standard to international relations. There are certain rules for a country like Russia, and others for the West. There will not be peace in Ukraine so long as they won’t liberate their colonies, I mean Donbass. Putin is at fault for not saying it directly.

Maybe Putin does so because he doesn’t want to annex Donbass, as he did with Crimea, because that can only create problems?

Maybe you are right. Maybe he didn’t want to annex Crimea. That was his duty, whether it pleases him or not. He is the President of Russia. And he risked a lot.

A limited risk all the same, because his popularity remains above 80%.

He still benefits from the effects of the inertia created by Crimea. But if he abandons Donbass, by leaving it to the government of Kiev, with the thousands of Russian volunteers who risk being killed, his popularity will melt like snow in the Sun. For the moment, that doesn’t seem to be the case, but Putin is stuck.

What will he do, according to you?

He reacts well. He is in the process of radicalizing. He understood that the Minsk accords were a farce. They only aid the Ukrainian President, Poroshenko. Even if he doesn’t want to, he must act. A year ago, when the problem of Crimea arose, Putin was obsessed with the Olympic Games, which he considered as his great work. He was happy. He was obliged to put in practice the plans prepared by the Russian Army, that have evidently existed for a long time. Crimea was a victory for Putin, although despite himself. Donbass was not absolutely on the horizon. The Western countries accuse him of wanting to annex it, but in fact he is very hesitant.

After Ukraine, what will be the next territories that will be reconquered? The Baltic countries?

No, evidently not. To return to Ukraine, I believe that it should exist as a state, composed only of the Western provinces that can be considered as Ukrainian. It’s not that I want to deny their culture and their beautiful language. But I repeat it: on the condition that they liberate the Russian territories.

You have attacked Putin many times in the past. So is he the leader Russia needs, yes or no?

We have an authoritarian regime. And Putin is the leader that we have. There is no means to escape it. But there is a difference between the Putin of the first two elections and that of today. The first was catastrophic, given his inferiority complex of an old KGB petty officer. He liked the company of international leaders: Bush Jr., Schröder, Berlusconi. But he learned over time. He improved. He said goodbye to the glitter and began serious work. He is in a difficult time, and he does what is necessary. It is impossible today not to ask him to be authoritarian.

Can Russia be a non-authoritarian country?

If Obama continues to say that he must punish us, then this obliges us to have authoritarian leaders.

What does Russia represent for you?

The greatest European nation. We are twice as numerous as the Germans. Truly, we are Europe. The Western part is a little appendix, not only in terms of territory, but also in wealth.

In truth, the European Union is the number one commercial power in the world.

There are things more important than commerce and markets.

actualité,europe,affaires européennes,ukraine,russie,géopolitique,edward limonov,entretien,littérature,littérature russe,lettres,lettres russesIf you the the greatest European power, why are you also nationalists?

We are no more nationalists than are the French or Germans. We are a power more imperial than nationalist. I recall that more than 20 million Muslims live in Russia, but they are not immigrants, they have always been there. We are anti-separatist. Certainly, there is still an ethnic nationalism in Russia, luckily in the minority, and that creates problems. I am not a Russian nationalist and I have never been. I consider myself to be an imperialist. I want a country with all its diversity, but rallying to Russian civilisation, culture, and history. Russia can only exist as a mosaic.

But are you, or are you not, part of the Western world?

That is not important. It’s a dogmatic question, without real meaning. Is South Korea part of the Western world? No, and yet it is considered as such. Where is the border of the West? That is not important for Russians.

What distinguishes Russian identity?

Our history. We are not better than others, but not worse either. We do not accept being treated as inferiors, left to the side and humiliated. That enrages us. It’s our spiritual state today.

The West claims the values of the French Revolution: democracy, separation of powers, the rights of man. Is democracy part of your values?

For Russians, the most important and fundamental notion is that of spravedlivost. This means justice, in the senses of social justice, equity,and aversion to inequalities. I think that our spravedlivost is very close to what you call democracy.

The sanctions and the economic crisis, could they threaten Putin’s position?

I think that in the world today, economics is overvalued. It is the passions which are the motor of history. We can resist economic pressure, and we will resist. But will Putin do what he must do in Donbass? Look at our history: the Siege of Leningrad, the Battle of Stalingrad. We can do it. There were many throughout history who tried to beat us, from Napoleon to Hitler. But Russian national pride weighs more than political economy, and I think I know the character of my people well.

dimanche, 06 mars 2016

Tibetan Mysticism, Russian Monarchy, Holy War: von Ungern Sternberg — an Interview With Andrei Znamenski

Tibetan Mysticism, Russian Monarchy, Holy War: von Ungern Sternberg — an Interview With Andrei Znamenski

In People of Shambhala's latest podcast, Andrei Znamenski speaks about Roman von-Ungern-Sternberg, alittle-known but important character in late revolutionary and early-Bolshevik Russia. A fanatical monarchist, von-Ungern-Sternberg wanted to save Russia -- and by extension European and Asian nations -- from Bolshevism and the upheavals of revolution, and sought support for his worldview and militarism in Tibetan mysticism.

Von-Ungern-Sternberg took many wrong ideological turns, and his self-imposed mission ended in failure. Yet, this strange and enigmatic character represents some of the darker aspects of the convergence of the early twentieth century fascination with Tibetan legend, mysticism, and magic with geopolitical aims.

Links:

Andrei Znamenski's YouTube channel:
https://www.youtube.com/user/maguswest

Andrei Znamenski's Amazon profile:
http://www.amazon.com/Andrei-A.-Zname...

Music by Lino Rise (www.linorise.de)
Lino Rise — "Initiate Frame I".

Other links:

Andrei Znamenski’s Amazon profile
MagusWest, Andrei Znamenski’s Youtube channel.

The Beauty of the Primitive by Andrei Znamenski.
Red Shambhala by Andrei Znamenski.
The Bloody Baron by James Palmer.
The Baron’s Cloak by Willard Sunderland.
Buddhists, Occultists and Secret Societies in Early Bolshevik Russia: an interview with Andrei Znamenski

samedi, 05 mars 2016

Entretien avec Robert Steuckers sur Ernst Jünger, Armin Mohler et la « révolution conservatrice »

EJ2008-b5.jpg

Entretien avec Robert Steuckers sur Ernst Jünger, Armin Mohler et la «révolution conservatrice»


Propos recueillis par Valentin Fontan-Moret pour la revue Philitt (Paris)

I.
Vous distinguez plusieurs courants au sein de la Révolution conservatrice allemande. Auquel Ernst Jünger appartient-il ?


Ernst Jünger appartient, c’est sûr, au filon national-révolutionnaire de la « révolution conservatrice », quasiment dès le départ. C’est un courant forcément plus révolutionnaire que conservateur. Pour quelles raisons initiales Ernst Jünger a-t-il basculé dans ce nationalisme révolutionnaire plutôt que dans une autre catégorie de la RC ? Comme pour beaucoup de ses homologues, la lecture de Nietzsche, avant 1914, quand il était encore adolescent, a été déterminante. Il faut tout de même préciser que Nietzsche, à cette époque-là, est lu surtout par les franges les plus contestatrices des gauches allemandes et par la bohème littéraire. Il règne dans ces milieux un anarchisme joyeux et moqueur qui arrache les masques des bien-pensants, dénonce les hypocrisies et fustige le moralisme. Cet état d’esprit déborde dans le mouvement de jeunesse Wandervogel, auquel participe Ernst Jünger en 1911-1912. La découverte de Nietzsche a laissé peu de traces écrites dans l’œuvre de Jünger. Entre son retour de la Légion Etrangère et son engagement dans l’armée impériale allemande en 1914, nous disposons de peu de notes personnelles, de lettres adressées à ses parents ou ses amis. Son biographe Heimo Schwilk note simplement qu’Ernst Jünger a lu La Volonté de puissance et La Naissance de la tragédie. On peut en déduire que l’adolescent hérite de cette lecture une attitude de rebelle. Aucun ordre établi ne trouve grâce à ses yeux. Comme bon nombre de ses contemporains de la Belle Epoque, où l’on s’ennuie ferme, il rejette tout ce qui est figé. C’est donc essentiellement le Nietzsche que l’on a appelé « critique » et « démasquant » qui transforme Ernst Jünger à 18 ans. Il faut penser dangereusement, selon les injonctions du solitaire de Sils-Maria. Il faut aussi une rénovation totale, expérimenter un vécu incandescent dans des communautés d’extase dionysiaque. Ce vécu ardent, la guerre le lui offrira. Le cataclysme libère de l’ennui, des répétitions stériles, du ronron ânonné par les établissements d’enseignement. L’expérience de la guerre, avec la confrontation quotidienne à l’« élémentaire » (la boue, les rats, le feu, le froid, les blessures…) achève de ruiner tous les réflexes frileux qu’un enfant de bonne famille de la Belle Epoque pouvait encore receler en son fors intérieur.


ej_zvSHwlATT5aDQmG8.jpgMais ce qui fait de Jünger un « nationaliste » dans les années 1920, c’est la lecture de Maurice Barrès. Pourquoi ? Avant la Grande Guerre, on était conservateur (mais non révolutionnaire !). Désormais, avec le mythe du sang, chanté par Barrès, on devient un révolutionnaire nationaliste. Le vocable, plutôt nouveau aux débuts de la république de Weimar, indique une radicalisation politique et esthétique qui rompt avec les droites conventionnelles. L’Allemagne, entre 1918 et 1923, est dans la même situation désastreuse que la France après 1871. Le modèle revanchiste barrésien est donc transposable dans l’Allemagne vaincue et humiliée. Ensuite, peu enclin à accepter un travail politique conventionnel, Jünger est séduit, comme Barrès avant lui, par le Général Boulanger, l’homme qui, écrit-il, « ouvre énergiquement la fenêtre, jette dehors les bavards et laisse entrer l’air pur ». Chez Barrès, Ernst Jünger ne retrouve pas seulement les clefs d’une métapolitique de la revanche ou un idéal de purification violente de la vie politique, façon Boulanger. Il y a derrière cette réception de Barrès une dimension mystique, concentrée dans un ouvrage qu’Ernst Jünger avait déjà lu au Lycée : Du sang, de la volupté et de la mort. Il en retient la nécessité d’une ivresse orgiaque, qui ne craint pas le sang, dans toute démarche politique saine, c’est-à-dire dans le contexte de l’époque, de toute démarche politique non libérale, non bourgeoise.


Le camp national-révolutionnaire, au sein de la RC, est donc pour l’essentiel un camp de jeunes anciens combattants, directement ou indirectement influencés par Nietzsche et par Barrès (souvent via l’interprétation qu’en donnait Jünger). Camp qui souhaiterait bien, si l’occasion se présentait, faire un coup à la façon du Général Boulanger (cette fois avec le Corps Franc du Capitaine Ehrhardt).

II.
A partir de La Paix, essai publié en 1946, son oeuvre semble prendre un tournant individualiste, peut-être plus spirituel. Faut-il y voir une rupture avec la Révolution conservatrice ?

Je pense que le tournant « individualiste », comme vous le dites, et le tropisme spirituel/traditionaliste s’opère subrepticement dès que la période politique très effervescente, qui va de 1918 à 1926, cesse d’animer la scène politique allemande. Les traités de Locarno et de Berlin apportent un apaisement en Europe et l’Allemagne signe des traités plus ou moins satisfaisants avec ses voisins de l’Ouest et de l’Est. On ne peut plus parler d’une période révolutionnaire en Europe, où tout aurait été possible, comme une bolchévisation nationale de l’Atlantique au Pacifique. Les rêves des révolutionnaires barrésiens et futuristes ne sont plus possibles. L’effervescence bolchevique, elle aussi, s’estompe et l’URSS tente de se stabiliser. Jünger fait ses premiers voyages, quitte l’Allemagne, muni d’une bourse d’études, pour étudier la faune marine à Naples. La rencontre avec la Méditerranée est importante : ses paysages apaisent le soldat nordique revenu des enfers de Flandre et de Picardie.

Les traités et le séjour à Naples n’ont certes pas interrompu les activités éditoriales d’Ernst Jünger et de son frère Friedrich Georg. Ils participent tous deux aux revues les plus audacieuses de la petite sphère nationaliste, nationale-révolutionnaire ou nationale-bolchevique. Ils sont rétifs aux avances de Goebbels, Hitler ou Hess : surtout parce que les deux frères demeurent « boulangistes ». Ils ne veulent pas participer à des carnavals politiques, fussent-ils placés sous le signe d’un nationalisme né de la guerre et refusant les implications du Traité de Versailles. Dès l’avènement du national-socialisme au pouvoir en 1933, le retrait des frères Jünger s’accentue. Ernst Jünger renonce à toute position dans les académies littéraires mises au pas par le nouveau régime. Siéger dans ces académies contrôlées mènerait à un ronron stérile qu’un nietzschéen, même quiétiste, ne pourrait admettre. C’est aussi l’époque du premier repli en zone rurale, à Kirchhorst en Basse-Saxe, dans la région de Hanovre, berceau de sa famille paternelle. Puis quelques voyages en pays méditerranéens et, enfin, les séjours parisiens sous l’uniforme de l’armée d’occupation.


ej-ernstjunger.jpgL’abandon des positions tranchées des années 1918-1933 provient certes de l’âge : Ernst Jünger a 50 ans quand le III° Reich s’effondre dans l’horreur. Il vient aussi du choc terrible que fut la mort au combat de son fils Ernstl dans les carrières de marbre de Carrare en Italie. Au moment d’écrire La Paix, Ernst Jünger, amer comme la plupart de ses compatriotes au moment de la défaite, constate : « Après une défaite pareille, on ne se relève pas comme on a pu se relever après Iéna ou Sedan. Une défaite de cette ampleur signifie un tournant dans la vie de tout peuple qui la subit ; dans cette phase de transition non seulement d’innombrables êtres humains disparaissent mais aussi et surtout beaucoup de choses qui nous mouvaient au plus profond de nous-mêmes ». Contrairement aux guerres précédentes, la deuxième guerre mondiale a porté la puissance de destruction des belligérants à son paroxysme, à des dimensions qu’Ernst Jünger qualifie de « cosmiques », surtout après l’atomisation des villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki. Notre auteur prend conscience que cette démesure destructrice n’est plus appréhendable par les catégories politiques usuelles : de ce fait, nous entrons dans l’ère de la posthistoire. La défaite du III° Reich et la victoire des alliés (anglo-saxons et soviétiques) ont rendu impossible la poursuite des trajectoires historiques héritées du passé. Les moyens techniques de donner la mort en masse, de détruire des villes entières en quelques minutes sinon en quelques secondes prouvent que la civilisation moderne, écrit le biographe Schwilk, « tend irrémédiablement à détruire tout ce qui relève de l’autochtonité, des traditions, des faits de vie organiques ». C’est l’âge posthistorique des « polytechniciens de la puissance » qui commencent partout, et surtout dans l’Europe ravagée, à formater le monde selon leurs critères.


Le 22 septembre 1945, rappelle Schwilk, Ernst Jünger écrit dans son journal : « Ils ne connaissent ni les mythes grecs ni l’éthique chrétienne ni les moralistes français ni la métaphysique allemande ni la poésie de tous les poètes du monde. Devant la vraie vie, ils ne sont que des nains. Mais ce sont des Goliaths techniciens –donc des géants dans toute œuvre de destruction, où se dissimule finalement leur mission, qu’ils ignorent en tant que telle. Ils sont d’une clarté et d’une précision inhabituelles dans tout ce qui est mécanique. Ils sont déroutés, rabougris, noyés dans tout ce qui est beauté et amour. Ils sont titans et cyclopes, esprits de l’obscurité, négateurs et ennemis de toutes forces créatrices. Eux qui peuvent réduire à rien des millions d’années (de cristallisation organique, ndt) par quelques maigres efforts, sans laisser aucune œuvre derrière eux qui puisse égaler le moindre brin d’herbe, le moindre grain de blé, la plus modeste aile de moustique. Ils sont loin des poèmes, du vin, du rêve, des jeux, empêtrés sans espoir dans des doctrines fallacieuses, énoncées à la façon des instituteurs prétentieux. Néanmoins, ils ont leur mission à accomplir ».


Ce sont ces sentiments-là qu’Ernst Jünger veut communiquer à ses lecteurs immédiatement après 1945. Schwilk, de loin, à mes yeux, le meilleur biographe d’Ernst Jünger, explique le sens du glissement qui s’opère dans l’esprit de notre auteur : tous sont coupables dans cette deuxième guerre mondiale qui fut « la première œuvre collective de l’humanité » (et une œuvre de destruction !). Les projets politiques ne pourront plus être « nationaux », réduits aux seules nations de petites ou moyennes dimensions. Il faut, pense Jünger tout de suite après la guerre, faire une Europe, où tous les peuples prennent conscience que la guerre a été simultanément gagnée et perdue par tous. Cette Europe doit renouer avec les principes de quiétude du moyen âge ou de l’ancien régime : il renonce clairement là aux concepts qu’il avait forgés dans les années 1920-1930, ceux de « mobilisation totale » et de « Travailleur » qui avaient formé la quintessence de sa philosophie nationale-révolutionnaire juste avant l’accession de Hitler au pouvoir. Ces concepts, constate-t-il en 1946, ne peuvent plus déboucher sur du positif. Ils sont appelés à faire basculer l’humanité dans l’horreur.


C’est ainsi que Jünger devient prophète de la « décélération » (die Entschleunigung), après avoir été dans les années 20, un prophète de l’accélération paroxystique (die Beschleunigung), comme le furent aussi les futuristes italiens, regroupés autour de Marinetti. Jan Robert Weber a sorti en 2011 une biographie d’Ernst Jünger centrée sur la notion de « décélération » : il y explique que la démarche spirituelle et « individualiste » (je dirais la démarche de l’anarque) se déploie en deux phases principales : le recours à l’écriture, hautement revendiquée comme refuge pour échapper au travail des titans et des cyclopes ou aux affres déliquescentes de la posthistoire, puis les voyages dans les refuges méditerranéens qui, très bientôt, seront, eux aussi, victimes de la modernité dévorante et de ses stratégies d’accélération. Jan Robert Weber : « C’est le moi apaisé d’un homme qui voyage à travers le monde dans la posthistoire ».

AM_nxolmQb1P9E.jpg


III.
Armin Mohler a été le secrétaire d’Ernst Jünger et a oeuvré à faire connaître la Révolution conservatrice allemande. Pouvez-vous nous en dire plus sur son rôle, notamment auprès des courants assimilés à la “Nouvelle Droite” ?


ej_a1tr5dy_Dacs.jpgC’est évidemment une rupture non pas tant avec la RC (qui connait trop de facettes pour pouvoir être rejetée entièrement) mais avec ses propres postures nationales-révolutionnaires. Armin Mohler avait écrit le premier article louangeur sur Ernst Jünger dans Weltwoche en 1946. En septembre 1949, il devient le secrétaire d’Ernst Jünger avec pour première tâche de publier en Suisse une partie des journaux de guerre. Armin Mohler avait déjà achevé sa fameuse thèse sur la Révolution conservatrice, sous la supervision du philosophe existentialiste (modéré) et protestant Karl Jaspers, dont il avait retenu une idée cardinale : celle de « période axiale » de l’histoire. Une période axiale fonde les valeurs pérennes d’une civilisation ou d’un grand espace géoreligieux. Pour Armin Mohler, très idéaliste, la RC, en rejetant les idées de 1789, du manchestérisme anglais et de toutes les autres idées libérales, posait les bases, à la suite de l’idée d’amor fati formulée par Nietzsche, d’une nouvelle batterie de valeurs appelées, moyennant les efforts d’élites audacieuses, à régénérer le monde, à lui donner de nouvelles assises solides. Les idées exprimées par Ernst Jünger dans les revues nationales-révolutionnaires des années 20 et dans le Travailleur de 1932 étant les plus « pures », les plus épurées de tout ballast passéiste et de toutes compromissions avec l’un ou l’autre aspect du panlibéralisme du « stupide XIX° siècle » (Daudet !), il fallait qu’elles triomphent dans la posthistoire et qu’elles ramènent les peuples européens dans les dynamismes ressuscités de leur histoire. La pérennité de ces idées fondatrices de nouvelles tables de valeurs balaierait les idées boiteuses des vainqueurs soviétiques et anglo-saxons et dépasserait les idées trop caricaturales des nationaux-socialistes.

ej-mt-5x320.jpgArmin Mohler veut convaincre le maître de reprendre la lutte. Mais Jünger vient de publier Le Mur du Temps, dont la thèse centrale est que l’ère de l’humanité historique, plongée dans l’histoire et agissant en son sein, est définitivement révolue. Dans La Paix, Ernst Jünger évoquait encore une Europe réunifiée dans la douleur et la réconciliation. Au seuil d’une nouvelle décennie, en 1960, les « empires nationaux » et l’idée d’une Europe unie ne l’enthousiasment plus. Il n’y a plus d’autres perspectives que celle d’un « Etat universel », titre d’un nouvel ouvrage. L’humanité moderne est livrée aux forces matérielles, à l’accélération sans frein de processus qui visent à se saisir de la Terre entière. Cette fluidité planétaire, critiquée aussi par Carl Schmitt, dissout toutes les catégories historiques, toutes les stabilités apaisantes. Les réactiver n’a donc aucune chance d’aboutir à un résultat quelconque. Pour parfaire un programme national-révolutionnaire, comme les frères Jünger en avaient imaginé, il faut que les volontés citoyennes et soldatiques soient libres. Or cette liberté s’est évanouie dans tous les régimes du globe. Elle est remplacée par des instincts obtus, lourds, pareils à ceux qui animent les colonies d’insectes.


Devant l’ampleur de cette catastrophe anthropologique, l’anarque doit tenter d’échapper au Léviathan. Sa volonté d’indépendance, calme et non plus tapageuse, doit épouser la « volonté de la Terre », que cherchent à étouffer les goliaths et les titans. Pour Armin Mohler, Ernst Jünger renonce aux idéaux héroïques de sa jeunesse. Il ne l’accepte pas. Correspondant de journaux de langue allemande à Paris, il adresse régulièrement des reproches mordants et ironiques à Ernst Jünger. C’est la rupture. Les critiques et les récriminations fusent : Mohler écrit que Jünger s’est aligné sur la « démocratie des occupants ». Pire : il accuse la seconde épouse de Jünger, Liselotte Lohrer, d’être responsable de ce revirement ; elle ferait en sorte que son mari « ôte à ses propres disciples les idéaux qui ont forgé leur destin ».


AM_mohler-j-nger-briefe52a2b554d7f4d_720x600[1]_600x600.jpgLa ND française émerge sur la scène politico-culturelle parisienne à la fin des années 60. Ernst Jünger y apparait d’abord sous la forme d’une plaquette du GRECE due à la plume de Marcel Decombis. La RC, plus précisément la thèse de Mohler, est évoquée par Giorgio Locchi dans le n°23 de Nouvelle école. A partir de ces textes éclot une réception diverse et hétéroclite : les textes de guerre pour les amateurs de militaria ; les textes nationaux-révolutionnaires par bribes et morceaux (peu connus et peu traduits !) chez les plus jeunes et les plus nietzschéens ; les journaux chez les anarques silencieux, etc. De Mohler, la ND hérite l’idée d’une alliance planétaire entre l’Europe et les ennemis du duopole de Yalta d’abord, de l’unipolarité américaine ensuite. C’est là un héritage direct des politiques et alliances alternatives suggérées sous la République de Weimar, notamment avec le monde arabo-musulman, la Chine et l’Inde. Par ailleurs, Armin Mohler réhabilite Georges Sorel de manière beaucoup plus explicite et profonde que la ND française. En Allemagne, Mohler reçoit un tiers de la surface de la revue Criticon, dirigée à Munich par le très sage et très regretté Baron Caspar von Schrenck-Notzing. Aujourd’hui, cet héritage mohlerien est assumé par la maison d’édition Antaios et la revue Sezession, dirigées par Götz Kubitschek et son épouse Ellen Kositza.

IV.
Armin Mohler a travaillé en France, et s’est montré relativement francophile. Pourtant sa position a tranché avec celle des tenants de la “Nouvelle Droite” sur la question de l’Algérie française. Quel enseignement tirer de cette controverse sur le rapport de la pensée révolutionnaire conservatrice au monde ?


Armin Mohler a effectivement été le correspondant de divers journaux allemands et suisses à Paris dès le milieu des années 50. Il apprend à connaître les ressorts de la politique française : un texte magistral atteste de cette réception enthousiaste (qui renoue un peu avec le culte jüngerien de Barrès…). Ce texte s’intitule Der französische Nationaljakobinismus et n’a jamais été traduit ! Mohler est fasciné par la figure de Charles de Gaulle, qu’il qualifie d’« animal politique ». De Gaulle est pour Armin Mohler un disciple de Péguy, Barrès et Bergson, trois auteurs que l’on pourrait interpréter puis mobiliser pour re-propulser les valeurs de la RC. Pour ce qui concerne l’affaire algérienne, méconnue et totalement oubliée en dehors de l’Hexagone, Armin Mohler raisonne dans son texte sur les gaullismes (au pluriel !), Charles de Gaulle und die Gaullismen, en termes tirés de l’œuvre de Carl Schmitt (qui, à l’époque, critiquait le « vedettariat » de Jünger, son art de se faire de la publicité comme une « diva » ; les critiques de Mohler peuvent être comparées à celles formulées par Schmitt…). Pour le juriste, théoricien des « grands espaces », et pour Mohler, Jünger avait commis le péché de « se dépolitiser ».


Face au phénomène « de Gaulle », Mohler ne tarit pas d’éloges : le général a réussi à décoloniser sans provoquer une grande explosion politique, une guerre civile généralisée. Il félicite aussi le fondateur de la Ve République d’avoir amorcé un grand chambardement institutionnel après les soubresauts provoqués par l’indépendance algérienne. Là encore, c’est davantage le lecteur de Schmitt plutôt que de Jünger qui parle : la Constitution de 1958 est finalement l’œuvre d’un schmittien, René Capitan ; elle revalorise le politique bien davantage que les autres constitutions en vigueur en Occident. A cela s’ajoute que Mohler approuve l’introduction de l’élection directe du Président, suite au plébiscite du 28 octobre 1962. Enfin, Schmitt, disciple de Charles Maurras, Maurice Hauriou et Charles Benoist, a horreur des « intermédiaires » entre le monarque (ou le président) et le peuple. Mohler, inspiré par Schmitt, se félicite de la mise au pas présidentialiste des « intermédiaires », conséquence logique des nouveaux principes constitutionnels de 1958 et du pouvoir accru de la personne du Président, à partir de 1962. Le « quatrième gaullisme », selon Mohler, est celui de la « Grande Politique », d’une géopolitique mondiale alternative, où la France tente de se dégager de l’étau américain, en n’hésitant pas à pactiser avec des Etats jugés « voyous » (la Chine, par exemple) et d’assumer une politique indépendante dans le monde entier. Cette « Grande Politique » se brise en mai 68, quand la « chienlit » se manifeste et entame sa « longue marche à travers les institutions », qui a mené la France tout droit à la grosse farce festiviste d’aujourd’hui.

Mohler, non pas en tant que lecteur de Jünger mais en tant que lecteur de Schmitt, est gaulliste, au nom même des principes de sa RC. Il ne comprend pas comment on peut ne pas juger de Gaulle seulement sur des critères schmittiens. Il commente l’aventure des ultras de l’OAS en deux lignes. Mohler appartenait donc à un autre vivier politique que les futurs animateurs de la ND. Les nouvelles droites allemandes possèdent d’autres idiosyncrasies : la convergence entre Mohler et la ND française (avec le jüngerien Venner) viendra ultérieurement quand les clivages de la guerre d’Algérie n’auront plus de pertinence politique directe.


Mohler voulait transposer l’indépendantisme gaullien en Allemagne. En février 1968, il va défendre à Chicago le point de vue de la « Grande Politique » gaullienne à la tribune d’un « Colloque euro-américain ». Ce texte, rédigé en anglais et non traduit en français ( !) a le mérite d’une clarté programmatique : il veut, sous les couleurs d’un nouveau gaullisme européen, dégager l’Europe du carcan de Yalta.


S’il y a un enseignement à tirer, non pas de cette controverse mais de cette posture euro-gaullienne intransigeante, c’est qu’effectivement une lecture schmittienne des déchéances politiques européennes (à l’ère d’une posthistoire décadente) s’avère bien nécessaire. Et qu’un programme de sortie hors de toutes les tutelles incapacitantes est impératif, faute de quoi nous sombrerons dans un déclin définitif. Tous les ingrédients de notre disparition proche sont là.

V.
L’ influence que Jünger a exercé sur Mohler se ressent-elle dans la réception de la Révolution conservatrice allemande par nos contemporains ?


Pour une bonne part, oui. Malgré la grande diversité des aspects et perspectives que prend et adopte la RC, le Jünger national-révolutionnaire, le nationaliste soldatique, fascine sans doute davantage que l’anarque ou le voyageur qui observe des mondes sauvages encore plus ou moins intacts ou l’entomologiste qui se livre à ses « chasses subtiles ». Cependant, il est exact aussi que l’idée centrale du « Mur du Temps » n’est pas dépourvue de pertinence. Nous marinons bel et bien dans la posthistoire ; quant au gaullisme ou à un européisme similaire, on n’en voit plus vraiment la trace : Sarkozy et Hollande ont liquidé les derniers vestiges de l’indépendantisme gaullien. La posture antiaméricaine de Chirac en 2003, au moment de la seconde guerre du Golfe contre Saddam Hussein, est un souvenir déjà lointain : rare sont ceux qui évoquent encore l’Axe Paris-Berlin-Moscou, défini par Henri de Grossouvre. Par ailleurs, la longue liste d’auteurs suggérée par Mohler dans sa thèse de doctorat patronnée par Jaspers, suscite des vocations intellectuelles innombrables. On ne compte plus les thèses sur ces auteurs, même s’ils ont longtemps été ostracisés, au nom d’une « rectitude politique » avant la lettre. Toutes ces études ne participent pas de la même approche. Mais hors l’histoire, dans les tumultes désordonnés de la posthistoire chaotique, ce monde longtemps enfoui dans des souvenirs de plus en plus estompés, se reconstruira. Pour constituer un musée ? Ou pour constituer les prémisses d’un « grand retour » ?

ej--Ernst-Jünger---Vorbedingung-für-die-Suche.jpg

VI.
Les figures du Rebelle et de l’Anarque sont marquées par une vive aspiration à la liberté, qui n’est pas sans lien avec une notion de l’aventure qui fonde la dignité de la condition humaine chez Mohler. L’individu, libre et aventurier, est-il l’archétype de l’homme qu’idéalise la Révolution conservatrice ?


Oui, la liberté de l’écrivain, de l’homme authentique, l’autonomie de la personne, sont des qualités incontournables du rebelle et de l’anarque. Mieux : ils sont là, seuls, pour les incarner. Mohler, dans une querelle philosophique et théologique avec Thomas Molnar dans la revue Criticon, avait baptisé ce « réalisme héroïque » (appellation pertinente !) du nom de « nominalisme ». La ND, en traduisant uniquement sa contribution au débat avec Molnar, a, un moment, repris à son compte le terme de « nominalisme » pour exprimer son existentialisme héroïque, pour affirmer en quelque sorte un primat de l’existence sur les essences, mais en maniant des récits et des dispositifs différents de ceux de Sartre. Le « nominalisme », ainsi défini par Mohler, n’avait finalement que bien peu de choses à voir avec le nominalisme du moyen-âge. Non seulement le héros aventurier, le nietzschéen absolu, incarne l’aventure, mais aussi l’anarque quiet, le voyageur qui se transpose dans des mondes encore intacts, l’explorateur qui défie les pièges de la nature vierge, le vulcanologue comme Haroun Tazieff, le Commandant Cousteau ou l’observateur des grands mammifères terrestres ou marins ou encore l’entomologiste, sont également des figures qui refusent les conformismes des millions de consommateurs, troupeau bêlant des agglomérations posthistoriques.

Dans les rangs de la ND, nul mieux que Jean Mabire n’a défini l’aventurier dans un entretien qu’il a accordé à Laurent Schang, aujourd’hui collaborateur d’Eléments. Cet entretien était paru dans Nouvelles de Synergies Européennes, n°41/1999 et peut encore se lire ici : http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2007/10/21/j-mabire-entretien-sur-la-figure-de-l-aventurier.html . Mabire exprimait là, tout comme dans ses chroniques littéraires rassemblées dans la collection « Que lire ? », un existentialisme authentique : celui qui veut des hommes enracinés (dans leur patrie charnelle) mais désinstallés et qui fustige les hommes déracinés et installés. Dans cette formule claire, dans cette distinction qui a le mérite de la limpidité (merci à l’ami Bernard Garcet !), nous avons résumé le programme vital qu’il nous faudra nous appliquer à nous-mêmes pour devenir et rester de véritables rebelles et anarques.

robert-steuckers.jpg
 
Toujours disponible aux Editions du Lore!
Pour commander la deuxième édition:

vendredi, 04 mars 2016

The Adventure of Saving Europe

Prior to his talk in Antwerp, Belgium to be held on Friday, ReAct interviews Daniel Friberg about his activities and about the future of pro-European activism more generally.

This Friday, NSV! Antwerp is organising a lecture with author Daniel Friberg, who just published the Dutch translation of his book, The Real Right Returns. As an appetizer, ReAct had a short interview with Mr. Friberg. Daniel Friberg, MBA, was a founding member of the Swedish metapolitical think tank, Motpol. He has a long history in the Swedish opposition, and was one of the founders of Arktos.

Can you tell us more about Arktos/Motpol (what are their missions) and why you began your activities with them?

The New Right think-tank Motpol (which means ‘the opposite pole’ in Swedish) began in 2006 – and is now celebrating its ten-year anniversary – to fill a void in the Swedish intellectual debate, where no genuine Rightist or traditionalist views were previously represented. Over the years, we have infused public discourse with the ideas and concepts of the French ‘New Right’, the traditionalist ideas of Evola, Schuon, and Guénon, as well as many others from across the entire political and intellectual spectrum – primarily the ‘alternative Right’, and even in some cases the ‘alternative Left’.

The publishing house Arktos Media was launched in 2010 for largely the same reasons, but with a more international focus. Our mission is simply to make the most important thinkers and artists of our time as widely available as possible through the labors of an efficient and profitable publishing operation which consists of a vast network of translators, proofreaders, editors, designers, and distributors, making their works available as widely and in as many languages as possible, and in as many types of media as possible – not just paperbacks and hardcovers, but also e-books and, perhaps one day soon, audio books. We have also made some forays into the world of music production with the band Winglord, and who knows, perhaps one day we will even become involved in video or film production. To date we have become the home of the European ‘New Right’ in English, issuing many works by Alain de Benoist, Guillaume Faye, Dominique Venner, Alexander Dugin, and Julius Evola, although we have published books from many other schools of thought as well.

I should also mention our new site, Right On, which we launched in September, and which is a corollary to our Motpol project, although it consists of different personnel. With it, we are attempting to present the perspective of the Real Right on culture and politics to an English-speaking audience, but hopefully with a somewhat more European perspective than what is already being offered by most of the other English-language Right-wing sites. We update Right On every day with new articles and we have just launched a weekly podcast.

What is your book, The Real Right Returns, about?

My book is trying to accomplish three things: first, to provide an overview of the radical political changes that have taken place in the West over the last 50-60 years, and how these changes were made possible by the Left’s skillful use of metapolitics; second, to provide a common set of principles and concepts for the modern New Right of Europe and the West more generally; and lastly, to provide a thorough introduction to our world of ideas, by inspiring and educating the growing number of supporters which, as we are currently seeing, is quickly rising all over Europe.

In your book you settle accounts with the false Right. What do you mean by the ‘false’ Right, and what does the ‘true’ Right mean to you?

The false Right is simply the liberal Right, that ‘Right’ which is Right-oriented in name only, having capitulated entirely to the Leftist worldview and the plague of Cultural Marxism. This is not a real Right, and it is definitely not the kind of political movement Europe deserves and direly needs in these dark times. It is time we toss it into the scrapheap of history.

You come from Sweden, a country that is being suffocated and destroyed by political correctness. How did things come so far in Sweden, and in Europe more generally, and what can we do against it?

Sweden is largely suffering from the same disease as the rest of the Western world – Cultural Marxism and its components, which includes feminism, multiculturalism, ‘anti-racism’ (which is really just a different form of racism, in this case against Whites), and oikophobia (a fear and loathing of our own culture and heritage). What makes Sweden stand out is that the disease has progressed further in my country than in most others. There are several reasons for this. First, we have not been to war in more than 200 years, which has made us weak in the sense of our national identity and impacted the masculine ideals of our society. Second, we have had a much more successful cabal of Leftist intellectuals, many of whom came to Sweden from Poland during the wave of anti-Semitism which flared up there during the 1960s, and who have been impressively successful at pushing the agenda of Cultural Marxism and making their ideology practically into our state religion.

The solution to this is the same as in any other European country. We have to become more successful at the metapolitical level and engage in metapolitical war with the Left. For that purpose, it is particularly important to gain a stronger foothold in the media and cultural institutions, where we can influence people’s opinions more efficiently and also guide the growing dissent and dissatisfaction with immigration policy and Leftist ideology in a constructive direction. We also need to realise that this is a war fought on many levels, and that we – apart from the metapolitical struggle – naturally need political parties that will push for and legitimise our ideas, and that we also need to focus strongly on building financial power, and so forth. I don’t believe in monolithic organisations, but rather in an integrated, multi-layered network of various organisations, companies, parties, media platforms, student unions, and so on, that will help to pull political developments in the same direction through a joint effort – a direction which will make it possible for our civilisation to survive.

Europe is living through some of its darkest hours. Some people even claim that the fall of Europe is at hand. Do you also believe this to be the case, and what is your message to the people who believe this?

We are indeed living in dark times when our entire civilisation and its biological foundations are being threatened in a way we have never experienced before. But we are also, for that very reason, living in exciting times, and times for heroic deeds. So don’t despair, but instead view this as an opportunity to rise to the occasion and do something truly important with your life. Few people have had the privilege to live in such a defining moment in history. View this as an opportunity for a great adventure, where your contributions can affect the direction of history itself.

Do you have a final message for those people who will be coming to your lecture in Antwerp or who want to buy your book?

I am honored to have been given the opportunity for this interview and for the invitation to speak. I hope to see all of you there, and if you are curious about my book or my previous writings, you can read some of it at Right On, which is a site I’m sure you’ll find interesting in many ways.

vendredi, 26 février 2016

« A Bagdad, il y a un régime de pompiers pyromanes… »

1020607608.jpg

« A Bagdad, il y a un régime de pompiers pyromanes… »

Entretien avec Gilles Munier, par Cherif Abdedaïm (La Nouvelle République – Algérie – 25/2/16)

Ex: http://www.leblancetlenoir.com

28_photo_31195_61969.jpgRécemment, le ministre Jaafari a estimé que le soutien international et régional n’est pas à la hauteur des défis auxquels fait face l’Irak. D’une part, quels seraient ces défis dont par le ministre irakien ; et d’autre part, quelles seraient les attentes du gouvernement irakien en matière de soutien international ?

Gilles Munier : En Irak, quand un dirigeant prend position, il faut commencer par se demander qui il est. Ibrahim al-Jaafari, actuel ministre des Affaires étrangères - de son vrai nom al-Eshaiker, une famille originaire d’Arabie - représentait le parti Al-Dawa à Londres du temps de Saddam Hussein. Il a été choisi par les Américains et les Britanniques – donc aussi par la CIA et le MI6 - pour présider le Conseil de gouvernement mis en place dès la chute de Bagdad en 2003. La coalition l’a ensuite nommé vice-président du Gouvernement intérimaire, puis Premier ministre. Un homme de confiance donc, jusqu’à ce que George W. Bush qui ne supportait pas ses timides récriminations le remplace en 2007 par Nouri al-Maliki, jugé – à tort - plus arrangeant. Afin de se rester dans la course au pouvoir, Jaafari a alors créé un parti concurrençant Al-Dawa. Pour lui, le principal défi de l’Irak est – cela va de soi - le maintien de son intégrité territoriale. Mais, y croit-il vraiment ? Est-ce bien son but ? Il est bien placé pour savoir ce que son ami Joe Biden attend de lui. Le vice-président des Etats-Unis, ordonnateur de sa carrière, est un des artisans du projet de démembrement de l’Irak.

Autre défi – cela va aussi de soi - la stabilité du pays. Mais Jaafari est aussi bien placé pour savoir que le confessionnalisme a totalement déstabilisé l’Irak… puisqu’il y contribue depuis 2003 !

L’Irak, par la faute de Jaafari et consort, est à feu et à sang. Ce sont des pompiers-pyromanes. Le mur de sécurité qu’ils construisent autour de Bagdad symbolise leur échec, d’où leurs « attentes »: un accroissement du soutien étranger - occidental, russe et iranien – à leur régime toujours plus d’armes, la formation de miliciens chiites camouflés en militaires ; le bombardement des zones sous contrôle de l’Etat islamique.

L’éclatement de l’Irak a été le plus grand bouleversement stratégique au Moyen-Orient, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il a déstructuré la politique régionale et internationale au Moyen-Orient. D’un Etat que les Américains considéraient comme Etat-voyou, nous nous trouvons maintenant avec un Etat défaillant. Ce que souhaitent nombre de puissances régionales et notamment la Turquie et même une partie des leaders politiques américains, le dépeçage de l’Irak et sa division en trois entités chiites, sunnites et Kurdes. D’après-vous, y -aurait-il une possibilité pour les Irakiens de déjouer ce plan ?

Je crains que la situation soit irrattrapable. Le régime de Bagdad n’a rien fait pour déjouer le plan de partition du pays. Il en fait partie. Les Américains - et les Britanniques qui ont une grande expérience en matière de manipulation des ethnies et des communautés religieuses - savaient ce qu’ils faisaient en portant au pouvoir des individus connus pour leur sectarisme. Nouri al-Maliki a fait le lit de l’Etat islamique en refusant de partager le pouvoir avec les sunnites de la région d’Al-Anbar, en les réprimant sauvagement et en ordonnant la retraite de l’armée gouvernementale stationnée à Mossoul. Son successeur Haïdar al –Abadi, qui vient de Manchester, n’arrive pas à ses faire obéir dans son propre camp. En janvier dernier, il a dû envoyer des troupes et des chars à Bassora pour rétablir un semblant d’ordre. Il parle de reconquérir Mossoul d’ici l’été. On verra. Mais cela signifie détruire la ville – comme cela a été le cas pour Tikrit et Ramadi – et peupler les camps du Kurdistan et de Turquie de centaines de milliers de nouveaux réfugiés.

Pendant ce temps, Massoud Barzani annonce d’ici la présidentielle américaine un referendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, un projet soutenu officiellement par Israël. S’y opposer déclencherait une nouvelle guerre arabo-kurde…

Pour déjouer les manœuvres visant à partitionner l’Irak, il faudra d’abord que les chiites parlent d’une seule voix, celle d’un homme à poigne. Je ne vois que Hadi al-Amiri, chef de la Brigade Badr, qui puisse remplir ce rôle.

Entre ceux qui instrumentalisaient un chaos contrôlé et ceux qui prêchaient les vertus d’un chaos constructif, on se trouve actuellement devant un chaos chronique en Irak dont les répercussions dangereuses dépassaient les frontières de ce qui était un Etat fort. Si jamais le plan de partition préconisé par certains réussissait, quelles seraient ses répercussions sur le plan régional, et notamment la Syrie ?

Sans les interventions militaires russe et iranienne, Damas serait tombée. Il n’est pas dit que Bachar al-Assad arrive à reconquérir le nord de son pays. Mais s’il y parvient : qui reconstruira les villes, villages et infrastructures détruits ? Avec quels moyens ? Quelle sera l’attitude des millions de réfugiés à l’égard du régime ? Trop de questions demeurent en suspens. Rien n’est joué car la Turquie – et donc l’Otan – ne laisseront pas l’influence russe se développer aux portes de l’Europe.

Qui sait si le projet de reconfiguration du Proche et Moyen-Orient ne comprend pas aussi la « dé-saoudisation » de l’Arabie, la partition de la Turquie et de l’Iran ? L’ayatollah Khamenei a raison de dire que les Gardiens de la Révolution combattent en Irak et en Syrie pour ne pas avoir à le faire un jour en Iran.

En l’absence d’acteurs politiques transcommunautaires éliminés ou affaiblis par la politique américaine, le champ est resté entièrement libre aux partis et aux mouvements communautaires de tous genres. Pensez-vous que ces forces politiques arriveraient un jour à un consensus qui pourrait « replâtrer » l’Irak ? Dans ce cas précis, quelles sont les options pour l’Irak pour sortir de cette logique de l’unilatéralisme américain ?

Un consensus permettant de « replâtrer » l’Irak ? Un jour, peut-être, dans deux ou trois générations. Il n’y a rien espérer des hommes politiques irakiens actuels.

Pour sortir de la logique de l’unilatéralisme américain, les peuples de la région n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers Moscou. L’Europe est un nain politique et la Chine prudente. Mais, attention danger ! Si la confrontation USA-Russie dérape en Syrie ou en Irak, il faut s’attendre au pire, y compris une guerre mondiale. Ce n’est pas moi qui le dit, mais Dimitri Medvedev, Premier ministre russe, il y a quelques jours…

La guerre froide à laquelle nous assistons entre Ryad et Téhéran ne risque-t-elle pas de se répercuter sur la scène irakienne avec notamment un regain de violence entre chiite et sunnites ?

Elle se répercute sur la scène irakienne depuis 2003. Des centaines de milliers d’Irakiens sont morts ou ont été déplacés parce qu’ils étaient sunnites ou chiites. La violence sectaire a débordée en Syrie, au Liban, au Yémen, et même au Pakistan et au Nigéria. A qui la faute ? Aux Etats-Unis qui ont envahi l’Irak.

Les Saoudiens obsédés par le « croissant chiite » et la « menace chiite safavide » jettent de l’huile sur le feu en permanence, tandis que l’Iran temporise. Le Proche et le Moyen-Orient semblent entraînés - contre le gré de ses peuples - dans une guerre sunnite/chiite. Si elle éclate – comme cela a été le cas de la guerre Iran-Irak - personne n’en sortira vraiment vainqueur.

iraqfc.jpg

Quelle nouvelle configuration pour l’Irak pourrait-on envisager dans la période de l’après- Daech ?

En juin 2014, le parti Baas clandestin envisageait de déclarer à Mossoul la formation d’un « Gouvernement provisoire de la République irakienne » auquel auraient participé des représentants des organisations de la résistance anti-américaine, des tribus et des minorités religieuses et ethnies du pays. Daech l’en a empêché. Depuis, l’Etat islamique s’est structuré et fonctionne comme un véritable Etat.

L’après- Daech n’est donc pas pour demain. Certes, les armées locales et étrangères stationnées dans la région et leurs aviations ont les moyens de raser la province d’Al Anbar, d’éliminer Abou Bakr Al-Baghdadi, mais pas celui de « reconquérir les cœurs et les esprits », faute de projet alternatif viable. C’est pourtant ce qui risque de se passer. Mais, l’occupation de la région de Ninive - comme elle l’était par l’armée gouvernementale avant la prise de Mossoul par Daech - déboucherait sur un Daech II, avec la réactivation de toutes les organisations islamiques lui ayant prêté allégeance. Au Proche-Orient et dans le monde par voie de conséquence, le terrorisme a malheureusement encore de « beaux jours » devant lui. Pauvre Irak…

http://www.france-irak-actualite.com/2016/02/a-bagdad-il-...

jeudi, 18 février 2016

Entrevue avec le professeur Heinz-Joachim Klatt sur la rectitude politique

American-liberals_726e5d_4983289-385x400.jpg

Entrevue avec le professeur Heinz-Joachim Klatt sur la rectitude politique

Ex: http://quebecoisdesouche.info

Nous abordons souvent dans nos pages la rectitude politique, mais tout comme le multiculturalisme que nous avons défini avec le professeur Richardo Duchesne, elle est très mal comprise. Aujourd’hui, des humoristes se disent politiquement incorrects alors qu’ils font des blagues sur les chrétiens, sur les blondes ou sur les gros, alors que finalement, ils sont en plein dans la ligne de la rectitude politique. Pour mieux comprendre ce qu’est réellement cette rectitude politique, ses origines et ses aboutissements, nous vous présentons une entrevue avec le professeur Heinz Klatt qui donnait un cours sur ce sujet à l’Université de Western Ontario.

Heinz-klatt.jpgComment définierez-vous la rectitude politique?

Dans les dernières années de mon enseignement au King’s University College de l’Université de Western Ontario à London (2000-2004), j’ai enseigné un cours intitulé « Psychology and Ideology: The Study of Political Correctness ». Ce cours, à ma connaissance et d’après les études de la National Association of Scholars, était le premier cours universitaire au Canada qui traitait explicitement du phénomène de la rectitude politique. Ce cours était limité aux étudiants de psychologie des troisième et quatrième années, ce qui explique le choix des sujets analysés.

Dans le cadre de ce cours, j’ai défini la rectitude politique, en termes généraux, comme un canon d’orthodoxies et de prohibitions. D’après moi, elle est composée d’un ensemble d’affirmations que la société occidentale d’aujourd’hui ne permet pas de mettre en question. Elle a les caractéristiques d’une religion séculière. Nourrie par des ressentiments et des rancœurs, son but est de promouvoir une société radicalement égalitaire.

La rectitude politique insiste sur la reconnaissance de son credo par tous. Elle fait respecter ses vaches sacrées par la censure. Elle contrôle le langage et, en particulier, elle emploie à foison des épithètes (comme « raciste », « sexiste », « homophobe », « fasciste ») qui sont utilisées principalement pour terminer des controverses et des débats afin de défaire et soumettre ses adversaires « incorrects ».

Les lois et politiques sur le « harcèlement sexuel », qui sont en fait des codes de parole, ont la fonction de censurer. Elles servent de véhicule de choix pour faire valoir la rectitude politique et cela même dans les conflits qui n’ont rien à faire avec un harcèlement sexuel. Les nombreuses politiques que je connais, toutes interdisent qu’on dise quelque chose qui pourrait mettre quelqu’un « mal à l’aise » ou qui pourrait créer un « environnement hostile ou empoisonné ». Imaginons la signification de ces verdicts en milieu universitaire! L’autocensure qui en résulte est tellement efficace que le besoin de censurer ouvertement et brutalement n’est plus que rarement senti. Dans le milieu universitaire, cela entraîne que beaucoup de professeurs, préoccupés par leur enseignement et recherche, se soumettent « volontairement » et, sans grande résistance, se musellent avec verve. Ainsi, au nom de la diversité, paradoxalement, on renforce une uniformité de pensée et d’expression. L’objectif de la rectitude politique est la diversité raciale et l’uniformité de pensée.

Les champions de la rectitude politique se considèrent et s’appellent « libéraux » et « progressistes », bien qu’il soit difficile de justifier une telle nomenclature. Comment peut-on se targuer d’être libéral et progressiste si on insiste sur la reconnaissance forcée de la rectitude de ses vues et qu’on est prêt, en vue de cette acceptation, d’exercer la censure et d’utiliser tous les moyens de contrainte disponibles?

Comme dans toute religion et toute idéologie absolutiste, la rectitude politique a ses hérétiques, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas « corrects » et qui, par conséquent, peuvent être vilipendés, harcelés, proscrits, éliminés des comités universitaires et barrés dans leur carrière.

La pensée unique a son propre code d’éthique qui est basé sur les deux notions d’équité et de diversité. L’équité exige que chaque organisation ou institution, privée ainsi que publique, reflète la composition sexuelle de la société, à l’exception de ces institutions, ironiquement, qui emploient majoritairement des femmes (infirmières, enseignantes et autres). La notion de diversité exige que chaque institution reflète la composition raciale de la société. D’une manière paradoxale, par fait autoritaire, on revendique que toutes les races sont égales et également douées à contribuer à la société, et ergo que chaque institution a besoin des membres de chaque race, parce que « la diversité est notre force ». Le gouvernement supervise et finance cette ingénierie sociale et escroquerie. Il récompense l’acquiescement et punit la désobéissance. Les soit-disantes Commissions des droits de la personne, finalement, excommunient les hérétiques et réfractaires, parfois avec des amendes importantes, et vont même jusqu’à détruire leurs carrières.

En quoi la rectitude politique est-elle une forme de censure et en quoi cette censure diffère-t-elle de la censure appliquée dans les pays totalitaires?

En principe, il n’y a pas de différence. Dans les deux cas, la liberté d’expression est garantie par leurs constitutions, et dans les deux cas, il y a une censure efficace et souvent sans merci. Dans le cas particulier du Canada, la Charte des droits et libertés de la personne garantit la liberté d’expression et les Commissions et Tribunaux des droits de l’homme la limitent et punissent souvent sévèrement les récalcitrants.

Ce que je trouve particulièrement choquant est le fait que nous, les professeurs universitaires, en dépit de la protection particulière que nous avons par la Charte et les conditions de notre emploi, nous sommes, comme groupe, probablement les plus serviles et obséquieux de tous. Tandis que nous reconnaissons facilement la censure dans les pays totalitaires, nous avons du mal à la reconnaître dans nos pays démocratiques à travers nos politiques qui prohibent des paroles qui peuvent mettre quelqu’un « mal à l’aise », qui peuvent propager « la haine » ou qui peuvent créer un « environnement hostile ».

Quels sont les domaines ou sujets où la rectitude politique est le plus dommageable?

Évidemment, les arts et les sciences humaines sont beaucoup plus affectées par la rectitude que les sciences naturelles, parce que les sciences humaines étudient les comportements des gens tandis que les sciences naturelles examinent les lois de la nature. Par conséquent, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie et l’éducation souffrent le plus sous la lourde chape des menaces des tribunaux. Déjà toute une génération d’étudiants ne peut plus examiner honnêtement des sujets importants qui ébranlent la société: l’homosexualité, les différences sexuelles et raciales, l’immigration, les minorités, les handicapés et autres. Dans chaque sujet, une seule conclusion est licite: celle qui est politiquement correcte. Avec toute autre conclusion, on devient très vulnérable.

Quel universitaire, par exemple, aurait le courage aujourd’hui d’examiner les différences biologiques, intellectuelles et sociales des races! Rappelons-nous le cas du président de Harvard University, Lawrence Summers, ancien ministre de commerce, qui en 2005 dans une adresse publique a osé dire que peut-être il y a aussi, parmi d’autres, un facteur génétique à la base du fait qu’il y a une prépondérance d’hommes dans les facultés des sciences naturelles dans les universités d’élite. Nous savons la conséquence: il a été forcé de démissionner et de chercher un nouvel emploi. Ce que ce cas et plein d’autres nous montrent est le fait que la rectitude politique avec ses contraintes qu’elle impose n’est pas un fléau limité au deuxième échelon des universités (UWO).

Naturellement, les religions et leurs enseignements sont particulièrement tarabustés. J’ai introduit dans mes cours la notion de la rectitude politique islamique, un terme qui comprend toutes les bêtises et contre-vérités qui aujourd’hui sont monnaie courante comme « l’islam est une religion de paix, l’islam est compatible avec la démocratie, les femmes en islam ont un statut égal avec les hommes, le jihad est avant tout un  »perfectionnement de soi-même dans la voie de Dieu » et n’a rien à faire avec une guerre sainte contre les infidèles, Mahomet, le vertueux, a épousé une dizaine de femmes surtout pour aider les pauvres veuves ou pour établir des alliances politiques, etc. »

Pourriez-vous nous donner un exemple extrême de la rectitude politique?
Je crois que l’université où vous enseigniez a connu son lot de controverses, pourriez-vous nous en parler?

Le lecteur probablement est avide qu’on lui donne un exemple concret de ce qui s’est passé dans nos parages canadiens. En 1991, j’enseignais un cours sur la psychologie d’enfant pour la deuxième année et comme c’était mon habitude, j’ai demandé à mes étudiants de s’identifier à l’aide d’un carton posé sur la table devant eux avec leur nom en grandes lettres. Un jour en octobre, une étudiante, nommée Lucrecia, voulait poser une question mais avait oublié de mettre son étiquette. Je voulais lui donner la parole mais je ne me souvenais que d’une partie de son nom et balbutiai Lu… La… Lu… C’est alors qu’elle m’aida, avec le résultat que je l’appelai Lucky Lucy, parce qu’elle préférait le diminutif. Tout le monde s’amusa un peu et je continuai mon cours.

Après les examens finaux en juin suivant, j’ai reçu une lettre formelle du principal du collège qui m’accusait d’avoir « sérieusement harcelé mes étudiantes » dans mon cours. Les plaignantes étaient deux étudiantes qui avaient obtenu un D dans le cours et qui prétendaient avoir été tellement bouleversées par le fait que j’avais appelé une étudiante Lucky Lucy qu’elles ne pouvaient plus étudier. La première correspondance, en fait, ne fut pas seulement une inculpation mais incluait un jugement de culpabilité selon lequel j’avais harcelé ces deux étudiantes. Un adjudicateur externe fut nommé pour déterminer la punition que je méritais. Les procédures kafkaesques et très éprouvantes qui suivirent durèrent presque deux ans et se conclurent par un jugement d’innocence. Après cela, c’était à moi d’exposer la farce politiquement correcte à laquelle j’avais été soumis (ce que je fis amplement dans tous les médias qui montraient un intérêt) et à soumettre mes demandes de compensation. Finalement, j »ai réussi à obtenir une année de congé payé, le remboursement de tous mes frais et la satisfaction de plusieurs autres demandes.

A une époque plus saine de notre histoire, la plainte de deux étudiantes (très faibles) disant qu’elles ne pouvaient plus se concentrer sur leurs études parce que leur professeur avait appelé une autre étudiante Lucky Lucy, sans aucune allusion à la sexualité, aurait été réglée en dix minutes et aurait été accompagnée d’une réprimande des plaintives. Les deux collègues qui m’avaient jugé coupable sans même m’avoir informé sur la plainte auraient également été sanctionnés. Dans notre société actuelle de pensée unique, toutefois, les valeurs sont tout autres.

political.jpgMon expérience avec le monde destructeur, absurde et risible de la rectitude politique n’est pas vraiment compréhensible sans que soient mentionnés deux antécédents aux événements: en 1990, j’avais exposé dans la presse et dans un article scientifique que l’Université de Western Ontario, malgré tout ce qu’elle publie sur son excellence dans l’enseignement, accepte des étudiants mentalement arriérés, en langage politiquement correct, des étudiants avec un déficit mental. Comme nous savons tous, les Commissions des droits de l’homme exigent que tous les candidats « qui posent un déficit » doivent être accommodés, ce qui veut dire que les candidats « sous-doués » ont également un droit à une éducation universitaire. C’est aux professeurs à gérer les affaires quand les étudiants ne savent pas écrire à un niveau supérieur de celui de l’école élémentaire. Et cela se passe dans une université à l’admission compétitive (taux d’admission 58%), au niveau très respectable de l’Université de Western Ontario!

Le deuxième événement qui précédait mon harcèlement par l’institution était mon grief contre le doyen, un grief qui exposait l’administration peu soignée et incompétente de ce doyen et que j’avais gagné. Il y a un prix à payer quand on se mesure avec ses supérieurs – une ancienne sagesse. Les institutions modernes pourtant disposent d’un arsénal de mesures beaucoup plus important dont l’outil suprême sont les politiques de harcèlement perversement invoqué pour harceler les insoumis.

De façon plus générale, en quoi la rectitude politique est-elle liée au relativisme moral?

Les notions de se sentir « mal à l’aise », de « l’environnement hostile et empoisonné » et de la « haine » sont des concepts très subjectifs et exigent une interprétation chaque fois qu’elles sont invoquées. Cette contingence ne pose pas de problème aux apôtres de la rectitude politique. La notion salvatrice est la « tolérance zéro ». En décrétant que déjà la moindre nano-infraction mérite une sanction, on raccourcit les délibérations et débats. Ainsi un garçon de quatre ans qui a fait la bise à une fille de trois ans dans un jardin d’enfants (un cas réel) mérite-t-il une suspension pour harcèlement sexuel. Après tout, il faut éradiquer le vice le plus tôt possible, au moment de sa naissance, et il ne faut pas faire de compromis. De la même manière, deux étudiantes, qui se sentent « mal à l’aise » dans un cours dans lequel le professeur appelle une autre Lucky Lucy, doivent être prises au sérieux, parce qu’elles ont souffert (une évidence pour le fanatique et l’imbécile) et que ce n’est à personne de juger l’intensité de la douleur. Ici nous nous trouvons dans le domaine de l’absurde et du fanatisme et au Canada contemporain.

Dans la jurisprudence traditionnelle, c’était le juge qui avait la responsabilité de considérer et peser les contingences, les conflits des gens en question, leur psychologie et motivation ainsi que plein d’autres facteurs pour déterminer leur culpabilité. La notion de tolérance zéro soulage les cadis de la rectitude politique de cette encombrante obligation, toute micro-plainte est prise au sérieux et chaque inculpé est poursuivi et harcelé qu’il soit innocent ou coupable. Ainsi montre-t-on sa sincérité et sa dévotion à protéger les femmes (faibles) et les minorités. En plus, on se donne aussi une attitude de supériorité morale.

Ce radicalisme idéologique a pourtant encore un autre bénéfice, i. e., économique. Les institutions peuvent employer les étudiant(e)s avec des diplômes en « études féministe s», « études de diversité et du multiculturalisme », « études d’équité », « études des déficiences », « études noires », etc.. Ce sont des gradués qui ne seraient susceptibles d’être employés dans aucune position bénéfique à la société.

Dans le sens que toutes les valeurs se valent et que toutes les sensibilités sont justifiables et méritent audience et soin, notre société multiculturelle ne reconnaît pas de hiérarchies. Alité au lit du relativisme moral, si confortant aux esprits médiocres, chacun a sa vérité, ses valeurs, ses sensibilités et convictions, et personne n’a le droit de juger les autres. Si quelqu’un prétend se sentir harcelé, c’est parce qu’il est harcelé. Les apôtres de la rectitude politique apparaissent incapables de comprendre que ce principe implique une abdication de la raison, de la logique et du bon sens.

L’axiome qu’il ne faut surtout pas juger les autres, leurs valeurs, leurs points de vue et leur morale, ne devrait-il pas être considéré sujet au même principe? Si toute assertion est relative, cette proposition ne doit-elle pas être relative aussi? Les contradictions dans le relativisme cognitif et moral, cependant, ne posent pas de problèmes aux adeptes de la rectitude politique, parce qu’ils ne comprennent pas et pour cela ne sont pas gênés. Comme l’ouroboros, le serpent de l’occultisme qui avale sa propre queue, ils doivent avaler leurs propres non-sens indigestibles sans vomir.

Quels furent les apôtres de la rectitude politique et plus généralement, comment s’est-elle implantée en Occident?

Le terme « politiquement correct » ou « rectitude politique » a son origine dans les débats des communistes et socialistes du début du dernier siècle. Les camarades dans leur parti critiquaient la doctrine que Moscou était toujours « politiquement correcte », et que le Politbureau soviétique était ultérieurement le seul interprète des textes sacrés. Avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique, les menaces militaires et nucléaires étant réduites, l’idéologie marxiste-léniniste cependant continua à respirer et surtout parmi les intellectuels et universitaires de gauche.

political-correctness_puppet.jpg

On reconnaît facilement les origines communistes du politiquement correct:

• dans l’ingénierie sociale (les quotas);

• dans le contrôle du langage et la transformation de la société par l’intermédiaire d’une novlangue à la « 1984 » (équité, diversité, inclusivité, homophobie, survivant, victime, « glass ceiling », l’usage du mot genre à la place de sexe comme si ces deux termes étaient des synonymes, etc.); plusieurs de ces mots sont conventionnels toutefois doués des sens nouveaux;

• dans la participation forcée des « coupables » à des séminaires et ateliers de rééducation pour rendre ceux-ci « plus sensibles », c’est-à dire plus conformes à la pensée unique;

• dans la calomnie acharnée du patriarcat comme jadis la diffamation systématique du capitalisme;

• et en dernier, mais non par ordre d’importance, ce que les anglophones appellent si justement les « kangaroo courts » ou « star chambers », i. e., les cours idéologiques et arbitraires.

Naturellement, on ne peut pas inculper une seule doctrine comme la mère de la rectitude politique, parce qu’il y a une convergence de multiples influences. Le féminisme est devenu de plus en plus agressif. L’immigration massive des gens de couleur a changé le visage du pays. Le multiculturalisme, en général, a sollicité la compassion pour les autres autant qu’il a entraîné la dénigration de notre propre culture et de nos coutumes. Les revendications téméraires et souvent impudentes des immigrants musulmans ont ébranlé certaines coutumes et traditions de notre pays. Somme toute, toute une toile d’influences a abouti dans le développement, largement par des méthodes démocratiques, à ce phénomène qui a fait tant de dégâts. Les apôtres du mouvement étaient et sont toujours les gens qui valorisent la pluralité des races dans la société plus que la pluralité des idées et valeurs, et ironiquement, cette attitude est la plus répandue dans les universités.

En écrivant ces lignes, je lis dans l’éditorial de la National Post du 14 juin que le Conseil scolaire de Vancouver a adopté la politique de nouveaux pronoms pour les enfants qui se sentent mal à l’aise avec leur genre (le mot sexe, apparemment, est destiné à devenir un mot périmé). Ces enfants et leurs enseignants sont encouragés à utiliser «xe, xem and xyr» à la place de «he/she» et «him/her». N’ignorons pas le fait que les différentiations, nécessaires pour un usage propre de ces mots (s’il y’en a), doivent être faites même par des enfants qui ne savent pas encore utiliser les toilettes! Bien sûr, pour protéger la sphère intime de ces enfants-xe-xem (un autre grand souci), ils peuvent choisir entre les toilettes de filles, de garçons et celles, à créer encore, qui sont une « alternative raisonnable » («a reasonable alternative washroom»).

Ici encore une fois, nous nous trouvons dans un monde absurde, abracadabrant et même burlesque invitant la satire. L’actualité de cette farce (exécutée sans consultation des parents) nous montre la vitalité interminable de la rectitude politique et le fait qu’il y a sûrement trop de personnels embauchés dans les administrations d’éducation qui n’ont rien à faire.

Les apôtres sont tous ceux, et surtout celles, qui sont des idéologues d’une égalité radicale ou des profiteurs de cette ingénierie sociale. Et naturellement il y a toujours plein de compagnons de route, sans conviction, des idiots utiles, qui nagent avec le flot pour ne pas se compliquer la vie. Les universités sont les pépinières par excellence. Elles fournissent des emplois pour des professeurs qui procurent les théories et pour des bureaucrates qui sont mis en charge d’administrer les élucubrations « correctes ». Finalement, il y a de nombreux étudiants qui profitent en décrochant des diplômes et certificats qui leur permettent après leurs études d’être employés comme conseillers ou consultants pour les conseils scolaires et autres.

Il y a au Québec de nombreuses demandes d’accommodements raisonnables provenant de différentes minorités ethniques et religieuses. Quelle est votre lecture de ces demandes et de la réaction des Québécois qui, pour endiguer ce problème, souhaitèrent se doter d’une Charte de la laïcité?

Je trouve difficile d’argumenter contre des propos ou des demandes raisonnables. A mon avis, tout le monde devrait toujours être raisonnable. Par conséquent, des accommodements raisonnables, en général, devraient être accordés. Les problèmes surgissent quand des demandes soi-disant raisonnables ne sont pas reconnues comme telles par les autres.

Personnellement, j’ai une aversion envers les immigrants qui bénéficient déjà d’une pléthore de droits, de services et de protections au Canada, avantages qu’ils n’ont pas eu dans leurs propres pays, et qui attendent que le pays hôte change ses lois, ses traditions et ses institutions pour les accommoder. Pour moi, en tant qu’immigrant, il est indécent d’attendre que le pays de choix s’adapte à moi, à mes préférences et mes traditions. Il incombe toujours à l’immigrant de respecter les institutions du pays hôte et de s’y conformer ou de ne pas venir.

Dans ce sens, la demande d’une femme de témoigner à la cour derrière un voile ou un écran contre un homme accusé d’un crime comme le viol est tout sauf raisonnable. La demande de pouvoir faire des prières aux grands gestes dans les écoles publiques avec les filles séparées derrière les garçons, et les filles qui ont leurs règles encore derrière les autres filles, n’est pas seulement déraisonnable mais un affront total à nos valeurs. La demande des garçons de porter un kirpan dans des zones sécurisées ou dans les écoles n’est pas raisonnable non plus, mais expose, encore une fois, l’exploitation de la générosité et de l’hospitalité excessive du pays d’accueil.

Auparavant vous m’avez demandé quels sont les apôtres de la rectitude politique. C’est peut-être le moment d’ajouter un autre aspect à ma réponse. C’est fortement mon impression que les accommodements requis sont accordés surtout par des gens qui n’attribuent pas une grande valeur à notre culture, à nos traditions et à notre identité nationale telle qu’elle est ancrée dans notre histoire unique. Ce qui ne vaut pas grand chose naturellement peut être démantelé, réduit ou même aboli sans qu’on perçoive une perte.

Indépendemment des convictions religieuses qu’on a, il incombe de constater que notre société contemporaine a fait ses grands progrès largement grâce à la séparation de l’Église et de l’État. Cette séparation, au fond très chrétienne («Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu», Mt 22:21), a été cruciale et a manifestement contribué à l’état actuel qui est l’aimant et le paradis convoité par des millions de gens du globe entier. Par ailleurs, c’est seulement dans les pays autrefois chrétiens ou colonisés ou inspirés par eux que les sciences modernes et la démocratie se sont développées. Apparemment, les origines chrétiennes avec la séparation de l’Église et de l’’tat à une époque plus tardive, ont été la formule du succès de notre société.

Ce statut avancé de notre société moderne, qui a fourni tant de bénéfices à d’innombrables personnes, est mis en doute par les immigrants musulmans. L’islam ne reconnaît pas une séparation de la mosquée et de l’État – en fait, l’unité de la mosquée et de l’État est un dogme central de la religion. Nous nous trouvons aujourd’hui dans la situation, créée par nous-mêmes, que nous avons de plus en plus de citoyens musulmans qui n’ont aucune notion d’un État moderne et qui, de la part des multiculturalistes dominants, n’ont jamais entendu le mot « intégration ». C’est une situation aussi incongrue que celle des vierges qui envahissent le bordel avec l’intention de le réformer en demandant des « accommodements raisonnables ». Après tout, les vierges viennent avec leurs traditions, convictions et leur style de vie qui demandent du respect.

political_correctness_by_chazlene-d4d45jh.png

Les optimistes insistent sur leur pronostic que la deuxième génération fera l’intégration, bien que, avec leur dévotion quasi-religieuse pour le multiculturalisme et la diversité auréolée, ils fassent tout pour empêcher cette intégration. Je ne partage pas cet optimisme et observe plutôt que l’intégration est modeste est très tardive.

Une Charte de laïcité, à mon avis, n’est pas seulement désirable mais une exigence. Une telle charte aurait plusieurs bénéfices, le plus important étant une correction de la politique du multiculturalisme. Ce dernier met trop en valeur la diversité des groupements ethniques et religieux aboutissant à la baliverne que « la diversité est notre force ». N’est-elle pas plutôt notre faiblesse dans un pays de plus en plus balkanisé? Je suis convaincu qu’un pays, pour son bon fonctionnement, nécessite un pivot identitaire fort qui donne au pays un visage, un caractère unique, et pour construire une telle identité, la diversité doit être contrebalancée par l’intégration. Une Charte de laïcité servirait de véhicule pour créer cette intégration, dans laquelle nous nous reconnaissons tous.

Le Canada peut-il se sortir de la rectitude politique et du multiculturalisme?

Je vais discuter brièvement de cinq moyens qui pourrait aider au moins à réduire les dégâts: une édentation au lieu d’une défenestration.

1. Le changement de la Charte

La rectitude politique étant si fermement établie au Canada, dans notre législation, dans nos institutions, nos moeurs et manières de penser, que nous respirons cette toxine avec chaque souffle sans même en être conscients. De purifier cet air toxique qui nous asphyxie n’est pas une petite affaire. Tout d’abord, il faudrait commencer par la Charte canadienne des droits et libertés qui, d’après moi, donne une importance excessive au multiculturalisme et une importance quasi nulle à l’intégration. Qui pourrait entamer une réforme qui vise un changement de notre constitution? Un seul essai de changer des éléments de ce qui est « une caractéristique intégrante de toute politique » au Canada pourrait même faire tomber des gouvernements! Je laisse les juristes et politiciens réfléchir sur cette première approche théorique qui n’est pas de mon domaine.

2. La révision des régulations et lois pertinentes

Après avoir passé toute mon enfance sous deux régimes totalitaires, je connaissais sûrement déjà les méthodes totalitaires quand, en 1991, je fus victime d’une attaque frontale par la rectitude politique au Canada. Je fus jugé coupable par un comité universitaire de « sérieux harcèlement » envers mes étudiantes par certaines paroles (« Lucky Lucy ») avant même d’être informé sur l’accusation. Il me fallut presque deux ans de ma vie et ma carrière pour être reconnu innocent et récupérer ma bonne réputation. Comment même expliquer un tel égarement des administrateurs de nos institutions?

A l’époque, je me voyais confronté à une panique morale où tout le monde panique à faire du bien, c’est-à-dire à protéger les gens prétendument abusés, ignorés, handicapés, somme toute, les « gens sans voix ». Les politiques du harcèlement sexuel sont le produit du féminisme qui revendique une protection contre les fantaisistes « abus omniprésents » du patriarcat. On pouvait lire presque quotidiennement des statistiques frauduleuses alléguant que la grande majorité des femmes seraient harcelées, agressées et violées dans leur vie. Qui pouvait tolérer cela? D’où les lois sur le harcèlement sexuel. Encore une fois, par panique morale, les politiques et les lois de harcèlement furent formulées d’une manière à les utiliser perversement pour harceler, même dans les situations sans rapport avec la sexualité. Comment maîtriser un tel aveuglement et une telle ferveur?

Tout le monde, même les affidés de la rectitude politique, devraient comprendre que c’est absurde de mettre le viol et une parole non appréciée ou un regard particulier dans le même sac. N’oublions pas que le professeur Richard Hummel, chimiste à l’Université de Toronto avec plus de trente ans de service, a été jugé coupable d’avoir « lorgné » («ogled») une étudiante dans la piscine. Aussitôt l’université, pour montrer sa dévotion à la protection des femmes, a banni le professeur de la piscine dans laquelle il avait nagé ses longueurs pendant des décennies. C’est évident qu’une régulation doit différencier entre agression physique, parole et regard. Aucune cour de justice ne soutiendrait des jugements aussi scandaleux, qui sont promus par les forces féministes et prononcés par des tribunaux arbitraires des universités. Ces régulations doivent être édentées.

Dans mes expériences personnelles, j’ai appris qu’il fallait exposer et documenter la réalité de l’application de ces politiques. A cet effet, nous avons créé en 1992 à l’Université de Western Ontario la Society for Academic Freedom and Scholarship, dont je devins l’archiviste. Dans mon centre de documentation, j’ai ramassé des documents jusqu’à environ deux cents cas que j’ai rendus accessibles aux collègues et journalistes. Le but était d’aider la défense de nouveaux accusés injustement persécutés. S’il m’est permis de tirer une conclusion générale de mon activité, c’est que les politiques en question sont beaucoup plus souvent utilisées à harceler les hommes qu’à protéger les femmes du harcèlement par le patriarcat.

3. L’utilisation des médias

En plus, j’ai engagé au maximum les médias. J’ai parlé à la télé (CBC). J’ai donné plein d’entrevues à la radio. J’ai écrit dans la presse et la presse a écrit sur mes exposés, et cette activité a changé la donne pour moi. Après tout, personne, identifié par son nom, n’aimait lire dans la presse qu’il avait jugé un professeur coupable d’une infraction après avoir appelé une étudiante « Lucky Lucy . Le ridicule et l’hypocrisie étaient trop évidents pour tous à l’exception des idéologues.

Je devrais ajouter pourtant que j’ai choisi à qui j’ai accordé des entrevues. Par exemple, je n’ai pas accepté l’invitation de Queen Latifa de paraître à son émission à la télé à New York City, à ses frais, pour ne pas contribuer à un cirque. Le sujet était trop important pour moi pour être amoindri par une exploitation du sensationnel. Mes étudiants, par ailleurs, ont regretté ma décision parce qu’ils auraient préféré me voir sur l’écran que dans l’auditorium. Les médias ont un rôle important à jouer dans l’émasculation de la rectitude politique.

4. La moquerie comme instrument

D’après moi, il faudrait aussi se moquer et exposer le ridicule et le comique de ces régulations et procédures, ainsi que couvrir de honte les auteurs de ces farces au grand public. Le comique et le rire, peut-être, peuvent effectuer des changements d’attitude là où le raisonnement s’est montré inefficace. Maintes histoires sont prêtes à fournir l’intrigue pour un cabaret.

5. L’élimination des postes de soutien

Finalement, c’est impératif de couper beaucoup de postes bien rémunérés que les institutions ont créés sous pression des «intérêts particuliers», comme la vice-présidente pour l’équité et la diversité, la vice-présidente pour les affaires des femmes, le vice-président (ou directeur) pour les minorités, les commissaires politiques (toujours deux, un homme et une femme) pour le harcèlement sexuel et d’autres. Les gens qui occupent ces postes sont sous pression permanente de créer des cas factices pour justifier leur emploi, parce qu’autrement ils n’auraient rien à faire. La CBC, s’appuyant sur mes expériences et d’autres, a calculé les coûts de ces postes et a conclu que les frais s’élèvent à des millions de dollars par an.

Le lecteur jugera si le Canada sera capable de se libérer de cette idéologie contraignante que sont la rectitude politique et le multiculturalisme.


Conclusion

Je tiens à remercier l’éditeur d’avoir posé de questions pertinentes et très appropriées au sujet de la rectitude politique. Je me suis concentré dans mes réponses sur les politiques du harcèlement sexuel parce qu’elles étaient centrales dans la transformation de nos institutions. En fait, elles servaient et servent toujours comme un « panchreston », un instrument à tout but bien au-delà du propos déclaré. De plus, je me suis concentré sur les universités parce que c’est le milieu que je connais le mieux.

Je n’ai pas parlé, ou dit très peu, sur « l’action affirmative », sur les quotas, sur la « discrimination », sur le multiculturalisme, sur les tribunaux des droits de la personne, sur les troubles d’apprentissage (« learning disabilities »), sur le culte de la victime, sur la « politique des identités » et d’autres sujets pour respecter les contraintes d’un magazine comme le Harfang. Le lecteur me le pardonnera.

Maints lecteurs peut-être regretteront le manque d’une appréciation du bien que la rectitude politique a apporté à la société. Pour moi, il est difficile de détecter des bénéfices parce que je vois la rectitude politique comme une force et une attitude autoritaire et manipulatrice de contrainte et de restriction de liberté. En ce qui concerne l’argument que la rectitude a aidé telle ou telle personne, je reste sans parti pris, prêt à reconnaître les bénéfices après démonstration.

« La désinformation » - Trois questions à François-Bernard Huyghe

« La désinformation »

Trois questions à François-Bernard Huyghe

Ex: http://www.iris-france.org

HUYGHE-François-Bernard.jpgDocteur d’État en sciences politiques, François-Bernard HUYGHE est directeur de recherche à l’IRIS. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « La désinformation : les armes du faux » paru aux éditions Armand Colin, dans la collection Comprendre le monde.

La désinformation n’est pas un phénomène nouveau. Prend-elle plus d’importance et de nouvelles formes aujourd’hui ?

On pratique la diffamation, la ruse, l'intoxication, la manipulation, etc. depuis au moins l'Antiquité (en tout cas, on écrit là-dessus depuis vingt-cinq siècles). En revanche, la désinformation apparaît dans les dictionnaires soviétiques et pas avant les années 50. En tant que stratégie visant à "fabriquer" de faux événements - généralement des crimes ou complots attribués à l'autre camp comme fabriquer le virus du sida dans un laboratoire secret - et comme façon de répandre la fausse nouvelle par les mass-médias, comme si cela venait de source neutre, elle est une arme de guerre froide typique et souvent un travail de services secrets.

Mais après la chute du Mur de Berlin, et à l'ère des télévisions par satellite, les États-Unis ou le camp occidental, utilisant parfois des sociétés privées d'influence, ont montré leur capacité à diaboliser les Saddam Hussein, les Ceausescu, les Milosevic et autres avec de véritables mises en scène de « Grand Guignol ». S'ajoute, depuis les années 90, voire avant, une désinformation à but économique avec de fausses révélations sur les dangers d'un produit, de faux mouvements de protestation "sociétale" (astroturfing), de faux messages, etc. pour déstabiliser des concurrents.

Internet et surtout les réseaux sociaux "démocratisent" la désinformation. Chacun peut fabriquer de pseudo messages ou de pseudo images et les injecter sur la Toile. Surtout, les réseaux sociaux permettent de rassembler des communautés de conviction (ou de préjugés) qui partagent, argumentent et embellissent le faux. Du coup dès qu'un sujet devient très sensible (guerre, débat "de société", thème clivant) vous êtes certains de trouver en ligne des versions alternatives de la réalité, avec "preuves", souvent en images, démontrant des mensonges des médias classiques ou des autorités. Puis décryptage des falsifications ou erreurs des précédents et ainsi de suite en "mille-feuilles".

Sous couvert de dénonciation du « complotisme », vous estimez qu'on essaie parfois d’empêcher une lecture critique du pouvoir. Pouvez-vous développer ?

J'ai écrit depuis des années sur les mécanismes des théories du complot : découvrir partout des coïncidences troublantes, tout expliquer par les intérêts d'un groupe tout-puissant, hyper--rationnaliser ce qui ressort du hasard, tout ramener à un pouvoir conscient et diabolique, etc. Donc pas question de défendre les illuminés qui croient que les extra-terrestres ou les Illuminati nous dirigent, ou ceux qui réduisent l'Histoire du monde à l'action occulte d'un petit peuple ou d'un gros service secret. Mais à force de galvauder la dénonciation du « complotisme » et à utiliser le terme pour imposer le silence à un contradicteur, on court deux risques :

‒ L'anti-intellectualisme d'amalgame qui aboutit à qualifier Bourdieu, Chomsky ou d'autres de complotistes : réduire toute théorie portant sur les effets de la structure à une paranoïa, ce qui dispense d'une vraie critique de la critique.

‒ L'effet boomerang : à trop dénoncer les « complotistes » comme des comploteurs qui tromperaient les naïfs, surtout les jeunes, par des mensonges et des techniques, bref, à les juger sur des intentions supposées, on finit par donner l'impression qu'il y a une vérité officielle des dominants. Si nous devions être obligés de choisir entre "Ça n'a rien à voir ; qu'allez-vous imaginer ? Il n'y a pas d'alternative à la vision réaliste et pragmatique des élites" et "On vous ment, c'est de la faute de ....", ce serait déprimant. Par ailleurs, il faudrait quand même s'interroger sur les causes de ce scepticisme de masse qui fait que des millions de gens sont prêts à tout croire sauf ce que leur disent les médias "classiques", la classe politique et les experts.

huyghe00601362FS.gifIl ne s'agit pas d'être "centriste" en disant quelque chose comme "il faut croire généralement le gouvernement et les médias mais regarder de temps en temps les idées alternatives" ; il faut maintenir une nette séparation entre le droit à la contestation ou à la lecture critique et, d'autre part, l'attitude des complotistes ; ils réduisent tous les faits, décrétés suspects ou symptomatiques, à un autre fait, carrément impossible celui-là : une intelligence supérieure qui planifie tout et trompe tout le monde (sauf le complotiste qui a relevé les indices surabondants). C'est donner trop de signification au chaos du réel. Leur croyance en ce fait « explique-tout » est stupide. La confrontation des théories sur l'interprétation du réel est indispensable.

Face à la désinformation, le citoyen est-il mieux armé aujourd’hui qu’auparavant ?

Si un citoyen exemplaire veut faire l'effort d'apprendre une méthodologie pour remonter aux sources primaires d'une information, évaluer les réseaux par lesquels elle passe, comprendre quelle intention notamment idéologique guide ses propagateurs... Si ce citoyen apprend à maîtriser des outils techniques, comme des logiciels qui aident à trouver l'origine ou la date d'une image, s'il compare à d'autres sources dans d'autres langues ou d'autres pays... S'il est assez honnête pour admettre qu'il y a des faits qui contredisent ses préjugés ou qu'il peut y avoir mensonge des deux côtés. S'il est assez malin pour profiter des sites de décryptage et d'analyse, mais en même temps pour comprendre qu'il existe de la "métapropagande" (le fait de dire que tout ce que dit l'autre est propagande et désinformation) et que renvoyer à un chiffre ou à une source "officiel" n'est pas prouver. Si...

Nous pourrons lui dire, comme dans le poème de Kipling, "tu seras un homme mon fils". Dans tous les cas, ce citoyen vertueux aura eu du temps et du courage. D'où un paradoxe : plus l'information est surabondante et gratuite (notamment en ligne où l'on peut recueillir tous les points de vue et toutes les versions), plus il en coûte de s'informer, sinon en argent, au moins en termes d'efforts et d'autodiscipline.

lundi, 15 février 2016

Comment le désir d'émancipation libérale est porteur d'un système post-totalitaire

delsol-chantal-assouline.jpg

Comment le désir d'émancipation libérale est porteur d'un système post-totalitaire

Entretien avec Chantal Delsol

Ex: http://www.atlantico.fr

Dans son dernier livre, la Haine du monde, Chantal Delsol explique comment l'Occident postmoderne mène une croisade contre la réalité du monde au nom de l'émancipation totale.

Chantal Delsol, philosophe, membre de l'Institut, poursuit une oeuvre majeure à la croisée de la métaphysique et du politique. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages aux éditions du Cerf dont "Le Nouvel âge des pères" (2015), "Les pierres d'angles" (2014) et "L'âge de renoncement" (2011).

Atlantico : Selon vous, la volonté d'émancipation par le communisme, ou celle de la période de la Terreur, venait d'en haut. Elle était imposée par l'Etat, alors qu'aujourd'hui elle est individualisée. Cette nouvelle forme de l'émancipation est-elle meilleure ou pire ? Pour quelles raisons ?

Chantal Delsol : Meilleure ou pire tout dépend selon quels critères. La terreur est ce qu’il y a de pire, et quand on pense à ce qu’ont subi les sujets des totalitarismes on aurait honte de comparer à quoi que ce soit. Cependant il faut préciser une chose : la terreur détruit les vies et les existences, mais en semant des martyrs elle sème aussi la résistance et la ferveur : les militants des droits de l’homme écrivent en cachette, les prêtres disent la messe dans les caves. Mais la dérision détruit beaucoup plus surement, ce peut être une sorte d’acide sur lequel l’herbe ne repousse plus.

Pour lutter contre la terreur il faut être courageux, pour lutter contre la dérision il faut être intelligent et profond : il faut carrément retourner aux racines – c’est plus difficile et cela confère à la dérision une plus grande force de frappe.

Cette recherche d'une émancipation plus personnelle n'est-elle pas due au fait que les "simples" citoyens ne croient plus au politique et aux élites, dont ils se sentent déconnectés?

C’est dû à l’individualisme en général. Et au dégoût de l’oppression étatique et idéologique après ce qui s’est passé au XX° siècle. Personne n’acceptera plus de devenir le pion d’un système. Mais les mêmes finalités doivent être obtenues individuellement. L’un des exemples les plus intéressants est l’ « eugénisme libéral », qui nous montre que finalement ce que l’on reprochait à Hitler ce n’était pas l’eugénisme, mais le fait que cet eugénisme venait de l’Etat – puisque nous le justifions aujourd'hui quand il est individuel. Ce raisonnement date d’ailleurs de la période révolutionnaire. Par exemple, on le trouve chez Sade (dans Français encore un effort…) quand il délégitime la peine de mort parce qu’elle vient de l’Etat, et la justifie quand elle est le fruit du désir individuel…

Notre volonté d'émancipation est-elle finalement plus destructrice que créatrice ? Dans certains cas, n'exprime-t-elle pas une forme de négation coupable, ou en tout cas dangereuse, de la réalité ? Lesquels ?

L’émancipation est évidemment constructrice : comment peut-on nier par exemple que l’abolition de l’esclavage par les sociétés occidentales était constructrice de civilisation ? Mais l’émancipation commence à engager des destructions quand elle récuse la notion même de limite, quand elle se déploie sans réfléchir. Je pense qu’il y a là une négation de la réalité parce qu’une réalité résiste : une réalité anthropologique et morale que nous ne pouvons pas évincer. L’être humain ne peut pas devenir n’importe quoi, la différenciation du bien et du mal, non plus (sinon nous ne serions pas si horrifiés devant les destructions totalitaires). Tout n’est pas possible !

Sans pointer bêtement du doigt une catégorie de la population en particulier, qui est à l'origine de cette négation de la réalité ?

D'une manière générale, les courants qui récusent l’existence d’une anthropologie et d’une morale qui nous précèdent et nous dépassent. C’est à dire les pensées de la déconstruction en philosophie, en littérature, en art, et en politique une grande partie des courants de gauche. C’est extraordinaire de détester la réalité à ce point. Nous avons vu tout le long du XXe siècle les désastres humains qui se produisent quand on dit « tout est possible », et il y a des courants qui continuent à croire que tout est possible.

C’est le sujet de mon livre.

Pourtant nous souffrons d'une vacuité du symbolique. Alors comment ré-enchanter le monde sans tomber dans l'écueil du progressisme aveugle que vous dénoncez ? 

Il ne faut pas croire que la vacuité du symbolique dont vous parlez peut trouver une réponse dans je ne sais quelle nouvelle construction. On ne ré-enchante pas le monde parce qu’on le décide ! D'ailleurs je ne vois pas en quoi « ré-enchanter le monde » nous ferait tomber dans le progressisme aveugle… Le phénomène de refus de la réalité que je décris, est à la fois vide de symbolique (dans son matérialisme par exemple), et aussi créateur de certains ré-enchantements (par le retour aux mythes, dans j’ai parlé dans L’âge du renoncement)…

Peut-on parler d'une nouvelle génération plus "rebelle" et défiante, ou d'un contexte qui rend cette demande de rupture plus forte ?

Les générations qui viennent sont capables de répondre à ces destructions dont je parle. Elles ont compris qu’il fallait retourner aux fondements pour lutter contre la dérision. Je suis frappée par leur courage et leur détermination. Ma génération, qui est celle de Mai 68, n’est pas aussi sympathique ! Elle est tombée tout entière dans les idéologies les plus violentes et n’a jamais assumé ses convictions meurtrières. Nous avons des enfants qui ne nous ressemblent pas et c’est une bonne chose.
Les générations qui viennent sont capables de répondre à ces destructions dont je parle. Elles ont compris qu’il fallait retourner aux fondements pour lutter contre la dérision. Je suis frappée par leur courage et leur détermination. Ma génération, qui est celle de Mai 68, n’est pas aussi sympathique ! Elle est tombée tout entière dans les idéologies les plus violentes et n’a jamais assumé ses convictions meurtrières. Nous avons des enfants qui ne nous ressemblent pas et c’est une bonne chose.

samedi, 06 février 2016

Indiens Botschafter bestätigt: Krieg in Syrien wurde von aussen angezettelt

Photographer-Goran-Tomase-006.jpg

Indiens Botschafter bestätigt: Krieg in Syrien wurde von aussen angezettelt

Interview mit dem ehemaligen indischen Botschafter in Syrien, V. P. Haran

Ex: http://www.zeit-fragen.ch

Ein aufschlussreicher Bericht des früheren Botschafters Indiens in Damaskus macht klar: Die Darstellung des Westens, der syrische Präsident Assad sollte durch einen Volksaufstand gestürzt werden, ist nicht haltbar. Der Krieg wurde von aussen angezettelt, unter anderem von den Golf-Staaten und der al-Kaida. Mit ihr arbeiteten die USA über den al-Nusra-Flügel zusammen. Assad hat die Gefahr unterschätzt – weil er wusste, dass sein Volk hinter ihm steht.


V.  P. Haran diente von 2009 bis 2012 als Indiens Botschafter in Syrien. Er hat mit dem mehrfach preisgekrönten indischen Magazin Fountain Ink darüber gesprochen, wie Teile der Medien den Aufstand aufgebauscht haben, und darüber, dass es schon in den ersten Tagen des Konfliktes Anzeichen gab, dass al-Kaida mit im Spiel war. Die Einschätzung des Botschafters bestätigt die Erkenntnisse des US-Journalisten Seymor Hersh, dass Assad im eigenen Volk keine militante Opposition zu fürchten hatte.

Deutsche Wirtschafts-Nachrichten: Wie war Syrien, als Sie im Januar 2009 dort ankamen?

V. P. Haran: Syrien war ein friedvolles Land, und es bestanden keine unterschwelligen Spannungen. Der syrischen Wirtschaft ging es gut, und die durchschnittliche Wachstumsrate lag bei mehr als 5 Prozent. Die Arbeitslosigkeit lag bei etwa 8 Prozent, doch arbeitslose Syrer konnten Arbeit in den Golf-Staaten finden. Es gab jedoch eine hohe Quote an gebildeten Arbeitslosen. Auch Syriens Auslandsschulden lagen bei komfortablen 12,5 Prozent des BIP. Ein Grossteil davon wurde Russland geschuldet, welches aber viele der Schulden abschrieb. Das echte Problem war die Dürre im Nordosten, die zu einer massiven Umsiedlung in den Süden und den Südwesten geführt hatte.

Wie war das Leben in Damaskus?

Als Diplomat neigt man dazu, ein zurückgezogenes Leben zu führen, doch manchmal fuhr ich in die Innenstadt, manchmal mit dem Taxi, trank einen Tee im Café und sprach mit den Menschen. Das waren wundervolle Momente und wundervolle Tage. Die öffentliche Ordnung war nie ein Problem. Meine weiblichen Kollegen erzählten mir, sie könnten Schmuck tragen, morgens um zwei Uhr alleine nach Hause gehen und sich dabei sicher fühlen. In einigen Stadtteilen hatten Restaurants bis um fünf Uhr morgens geöffnet. Man hatte nie das Gefühl, dass es Ärger auf den Strassen geben würde. Manche sagen, das sei wegen des Muchabarat (des Militärgeheimdienstes), doch ich spürte, dass die Menschen sich für ihre kollektive Sicherheit verantwortlich fühlten.


Als ich Damaskus erreichte, wurde mir gesagt, jeder Zweite gehöre zum Muchabarat. Das ist massiv zu hoch eingeschätzt. Es gibt eine Geheimdienstabteilung, die intern sehr effizient funktioniert, aber ich hatte nie eine direkte Begegnung. In meinen vier Dienstjahren folgte man mir einmal in der Idlib-Provinz. Ein Jeep hat sich an uns angehängt, aber sie verhielten sich nicht einschüchternd.

Haben Sie den «arabischen Frühling» in Syrien vorhergesehen?

Als sich die Situation in Tunesien und Ägypten anspannte, trat Präsident Bashar al-Assad im Fernsehen auf und erklärte, dass die ­politischen und wirtschaftlichen Bedingungen in Syrien anders seien. Er sagte, er sei zuversichtlich, dass Syrien nicht den gleichen Weg einschlagen werde. Das war auch die generelle Einschätzung der diplomatischen Gemeinschaft.


Bashar al-Assad war ein beliebter Staatschef, und das ist auch mit ein Grund, dass er noch immer an der Macht ist. Es gibt keine hinreichende interne Opposition, und viele der Probleme in Syrien sind ausländischer Herkunft, aus Quellen, die versuchen, sich eines unbequemen Regimes zu entledigen. 67 Prozent der gesamten arabischen Welt hatten ihn in einer Umfrage 2009 zur beliebtesten arabischen Person gewählt. Sogar die diplomatische Gemeinschaft war sich darüber einig, dass er die Unterstützung von etwa 80 Prozent der Einwohner Syriens hatte. Auch westliche Diplomaten bestätigten das. Er hatte im Jahr 2000 Reformen begonnen, die er aber wegen der Opposition durch die Baath-Partei nicht zu Ende führte.


Auch ist das nicht einfach ein Kampf zwischen Sunniten und Schiiten. Schauen Sie sich die Zahlen an. Es sind mehr als 50 Prozent sunnitische Muslime in Syrien. Die übrigen sind Kurden, Drusen, Maroniten, Assyrer, Alawiten und andere. Bashar al-Assad hat die volle Unterstützung dieser Minderheiten und sogar ein grosser Anteil der sunnitischen Muslime unterstützt ihn. Doch bis zu dem Zeitpunkt, als ich das Land 2012 verliess, hatte sich Syrien sehr verändert. Während die ersten paar Jahre wie im Himmel waren, begannen sich die Dinge Anfang 2011 zu verschlechtern.

Können Sie sich an die ersten Proteste 2011 erinnern?

Ab Februar, als Bahrain Proteste erlebte, versuchten einige NGOs, Proteste in Damaskus zu organisieren. Zwei wurden über zwei Wochenenden organisiert, doch kaum 20 oder 30 Leute nahmen teil. Die Zahl der Journalisten und Mitglieder der diplomatischen Gemeinschaft war weitaus grösser als die der Demonstranten. Dann kamen die Ereignisse des 18. März 2011, als Kinder an die Wände der Schule schrieben und es dann einen grossen Protest gab. In der darauffolgenden Woche kam es zu einem weiteren Protest in Latakia, und so etwas geschah dann an jedem weiteren Freitag.


Schon bald war es in Teilen von Latakia, Homs und Hama chaotisch, doch Aleppo blieb ruhig, was die Opposition sehr störte. Die Opposition konnte die Menschen von Aleppo nicht dazu bringen, gegen das Regime aufzustehen, also sandten sie Busladungen voller Leute nach Aleppo. Diese Leute verbrannten dann etwas auf den Strassen und gingen wieder. Journalisten berichteten dann davon und sagten, Aleppo habe sich aufgelehnt.
Dazu müssen ein paar Dinge gesagt werden: Ein Teil der Medien hat mit seinen negativen Darstellungen Syriens übertrieben. Manchmal wurde über Dinge berichtet, die nicht passiert sind. Beispielsweise sprach ich mit einem prominenten Scheich, als meine Kollegen mich völlig gestresst anriefen und sagten, der Scheich würde eine Rolle in den für den Nachmittag geplanten Protesten spielen. Aber das passierte überhaupt nicht. Denn tatsächlich sass ich in dem Moment ja mit ihm beim Mittagessen. Es gab eine Menge Übertreibungen durch die Medien.


Es gibt einen Vorgang, der heraussticht. In Idlib gab es zum harten Kern gehörende Sunniten, die nach Aleppo gegangen waren und Leute überredet hatten, der Opposition beizutreten. Menschen in Aleppo fingen an, sie zu schlagen und schickten sie fort. Die Masse war renitent geworden, und die Polizei musste kommen und sie unter Kontrolle bringen. Die Sunniten aus Idlib wurden von der ­Polizei in ein Haus gebracht und erhielten ihre Uniformen, damit sie entkommen konnten, ohne gelyncht zu werden.

syrcomb33651_2d5f3bda6e_b.jpg

Veränderte sich Damaskus sehr in dieser Zeit?

Ich kann mich an einen Vorfall am 14. April 2011 entsinnen, als ich meinen täglichen Spaziergang zum Stadion unternahm, das etwa zwei Kilometer entfernt lag. Auf dem Weg kam ich an der Bäckerei vorbei, an der ich immer vorbeikam, doch es gab eine lange Schlange vor der sonst wenig frequentierten Bäckerei. Auf dem Weg zurück war die Schlange noch immer da, und ich fragte nach. Die Leute deckten sich mit Brot ein, da sie gehört hatten, dass etwas passieren würde. Am nächsten Tag passierte nichts, obwohl es ein Freitag war.


Als die Situation sich in der zweiten Hälfte 2012 verschlimmerte, ersetzte ich meinen Spaziergang zum Stadion durch einen anderen rund um den Park im Mezzeh-Bezirk. Eines Tages kam ein Motorradfahrer mit hoher Geschwindigkeit und bog an einer Ecke ab, wo er den Motor auf Touren brachte. Kurze Zeit später folgte ein Jeep mit Sicherheitsleuten, doch er verpasste die Abzweigung, die das Motorrad genommen hatte. Nachdem sie das Motorrad nicht finden konnten, kamen sie in den Park und fragten die Menschen, ob sie gesehen hätten, was passiert war. Dann wurde uns gesagt, dass die Leute auf dem Motorrad Angriffe planen würden.


In Mezzeh, unweit des Bezirks, in dem die Diplomaten leben, gibt es ein Kaktusfeld, und Rebellen waren durch einen Tunnel hineingelangt. Sie hatten dort ein Lager aufgebaut, von dem aus sie Brandraketen auf das Büro des Premierministers schossen. Danach kamen die Sicherheitskräfte herein und zerstörten das Lager. Das war eine gezielte Operation. Ich sprach mit jemandem, der eine Wohnung mit freier Sicht hatte, und er sagte mir, dass sie ein Gebäude ins Visier genommen und komplett zerstört hatten. Ein riesiges Geheimlager mit Waffen und Munition wurde aus dem Gebäude geborgen.

Doch Teile des Landes blieben ruhig?

Die externen Hintermänner der Opposition konnten das nicht verdauen. Sie schickten eine Gruppe Leute an die syrisch-jordanische Grenze, wo sie zwei Sicherheitsposten überrannten. Sie brachten alle Leute dort um. Manche von ihnen wurden auf grausamste al-Kaida-Weise getötet. Die Regierung meldete das nicht unverzüglich, doch ein Mitglied der diplomatischen Gemeinschaft bestätigte, dass es al-Kaida aus dem Irak gewesen war. Es war offenkundig, dass al-Kaida aus dem Irak seit April 2011 in Syrien war.


Al-Kaida war dort von der ersten Woche an, und wenn nicht seit der ersten Woche, dann seit Ende 2011, als al-Kaida-Fahnen auftauchten. Es waren diese Gruppen, die die Opposition über die Grenzen weg unterstützten. In Raqqa kamen die Kämpfer aus dem Norden, und es war klar, dass es al-Kaida war.

Assad sagte, dass es von Anfang an Terroristen waren. Warum hat ihm keiner geglaubt?

Die Köpfe der Menschen waren nicht offen. Was für ein Interesse sollte al-Kaida im Irak daran haben, Chaos in Syrien zu schaffen? Vieles davon wurde von aussen gelenkt, nämlich den Golf-Staaten. Al-Jazira spielte auch eine Rolle. Im April hatte ich einen Gast zum Amphitheater in Bosra geführt und danach nach Sweida, wozu ich die Autobahn zur jordanischen Grenze nehmen musste. Wir waren von 9.30–10.30 Uhr unterwegs. An diesem Tag wurde ein al-Jazira-Korrespondent gebeten, Syrien zu verlassen, und er reiste auf derselben Strasse. Der Korrespondent berichtete alle paar Sekunden von Checkpoints. Meine Botschaft rief mich in Panik an, weil sie dies im Fernsehen gesehen hatten. Ich sagte ihnen, ich hätte nur einen Checkpoint angetroffen.

Warum präsentierte die syrische Regierung keine besseren Beweise für die Anwesenheit von Terroristen?

Wir fragten sie, warum sie nicht aktiver in den Medien Stellung nahmen, und sie sagten, keiner glaube ihnen. Ihre PR und ihr Einsatz der Medien waren sehr schlecht. Andererseits gab es auch Ausschreitungen durch die Regierung. Syrien hat sehr ungenügende Polizeikräfte. Als nun die Probleme begannen, war die Regierung gezwungen, Sicherheitskräfte einzustellen, um mit den Problemen fertig zu werden, die sonst von der Polizei bewältigt werden. Einige aus der Armee begingen auch Übergriffe, und die Regierung stellte einige von ihnen unter Hausarrest oder sperrte sie ins Gefängnis, doch sie machten das nicht publik.


Bashar al-Assad war nicht nur langsam darin, Reformen zu erlassen, sondern auch langsam darin, Veränderungen, die gemacht wurden, bekanntzugeben. Als er zum Beispiel die Reform erliess, die die Vorrangstellung der Baath-Partei einschränkte, erfuhr man davon erst nach drei Monaten. Ihre PR war nicht weise. Sie haben die Krise nicht gut bewältigt.    •

Quelle: Deutsche Wirtschafts-Nachrichten vom 16.1.2016

(Übersetzung Deutsche Wirtschafts-Nachrichten und Zeit-Fragen)

dimanche, 31 janvier 2016

Entretien avec Robert Steuckers sur la « révolution conservatrice » allemande

pli14312.jpg

Entretien avec Robert Steuckers sur la « révolution conservatrice » allemande

Propos recueillis par Rémi Tremblay pour le magazine canadien "Le Harfang" (Québec)

Vous placez la genèse de la Révolution conservatrice allemande au
XIXème siècle. Qui en furent les précurseurs et à quelles idées se
ralliaient-ils ?


KR-1.jpgEn effet, il me paraît très important de replacer la révolution conservatrice allemande dans un contexte temporel plus vaste et plus profond, comme d’ailleurs Armin Mohler lui-même l’avait envisagé, suite à la publication des travaux de Zeev Sternhell sur la droite révolutionnaire française d’après 1870, qui représente une réaction musclée, une volonté de redresser la nation vaincue : après la défaite de 1918 et le Traité de Versailles de juin 1919, c’est ce modèle français qu’évoquait explicitement l’Alsacien Eduard Stadtler, un ultra-nationaliste allemand, bilingue, issu du Zentrum démocrate-chrétien, fondateur du Stahlhelm paramilitaire et compagnon de Moeller van den Bruck dans son combat métapolitique de 1918 à 1925. L’Allemagne devait susciter en son sein l’émergence d’un réseau de cercles intellectuels et politiques, d’associations diverses, de sociétés de pensée et de groupes paramilitaires pour redonner au Reich vaincu un statut de pleine souveraineté sur la scène européenne et internationale.


Mohler étudie la révolution conservatrice pour la seule période qui va de la défaite allemande de 1918 à l’année 1932, celle qui précède l’accession d’Hitler au pouvoir. Cette révolution conservatrice n’est pourtant pas envisageable intellectuellement si l’on fait abstraction du 19ème siècle allemand, de la postérité des « autres Lumières » de Herder, de l’inflexion vers le religieux et l’organique qu’impulse la philosophie de Schelling, des démarches philologiques explorant lettres et passés nationaux des peuples, perçus comme entités vivantes, auxquelles il serait navrant et criminel d’imposer des abstractions, a fortiori si elles sont étrangères. Nul mieux que le Britannique Peter Watson, dans son épais volume consacré au « German Genius », n’a su démontrer, récemment, que les démarches philosophiques, scientifiques, musicales, artistiques allemandes ont constitué une « troisième renaissance » européenne, après les renaissances carolingienne et italienne. Avant lui, le professeur strasbourgeois Georges Gusdorf, dans ses volumes sur la pensée romantique, expliquait, sans jargon, quel avait été l’apport des pensées allemandes avant 1850 : cet apport était organique, était l’avènement d’une pensée organique hostile aux mécanicismes et aux constructivismes simplistes, dont ceux des vulgates édulcorées et répétitives, issues des idéologèmes de la révolution française. Dilthey va systématiser ultérieurement, sur les plans philosophique et sociologique, l’herméneutique du Verstehen, mode d’appréhension du réel non matériel, propre aux forces et instances vivantes qui animent les communautés humaines. La lecture des volumes de Gusdorf sur le romantisme allemand est un must pour tout francophone qui veut entrer dans le vif du sujet.

germangeniusfull.jpg


shr2_b10.jpgA la fin du siècle, l’Europe, par le truchement de ces « sciences allemandes », dispose d’une masse de connaissances en tous domaines qui dépassent les petits mondes étriqués des politiques politiciennes, des rabâchages de la caste des juristes, des calculs mesquins du monde économique. Rien n’a changé sur ce plan. Quant à la révolution conservatrice proprement dite, qui veut débarrasser les sociétés européennes de toutes ces scories accumulées par avocats et financiers, politicards et spéculateurs, prêtres sans mystique et bourgeois égoïstes, elle démarre essentiellement par l’initiative que prend en 1896 l’éditeur Eugen Diederichs. Il cultivait l’ambition de proposer à la lecture et à la réflexion une formidable batterie d’idées innovantes capables, à terme, de modeler une société nouvelle, enclenchant de la sorte une révolution véritable qui ne suggère aucune table rase mais au contraire entend ré-enchanter les racines, étouffées sous les scories des conformismes. La même année, le jeune romantique Karl Fischer fonde le mouvement des Wandervögel, dont l’objectif est d’arracher la jeunesse à tous les conformismes et aussi de la sortir des sinistres quartiers surpeuplés des villes devenues tentaculaires suite à la révolution industrielle. Eugen Diederichs veut un socialisme non matérialiste, une religion nouvelle puisant dans la mémoire du peuple et renouant avec les mystiques médiévales (Maître Eckhart, Ruusbroec, Nicolas de Cues, etc.), une libéralisation sexuelle, un néo-romantisme inspiré par des sources allemandes, russes, flamandes ou scandinaves.


Ces idées sont propulsées dans le paysage intellectuel allemand par une politique éditoriale moderne et dynamique qui propose à la réflexion du plus grand nombre possible, sur un mode équilibré, serein et doux, toutes ces idées jusqu’en 1914. La première guerre mondiale va ruiner ces projets de rénovation tout à la fois révolutionnaire et conservatrice des sociétés européennes. C’est bel et bien la fin de la « Belle Epoque ». Socialistes, anarchisants, lecteurs des productions de Diederichs, Wandervögel, néoromantiques germanisants, « médiévisants » mystiques, nietzschéens de toutes moutures, artistes avant-gardistes avaient rêvé calmement de transformer nos sociétés en un monde plus juste, plus enraciné dans son passé idéalisé, plus religieux, plus esthétique. La guerre ruine la possibilité d’accéder à ce monde nouveau par le biais d’une transition douce, laquelle, il faut l’avouer, par manque de rudesse, risquait de bien vite s’enliser en un magma sans levain ou en des parodies parfois bouffonnes. Un grand nombre d’idéalistes mystiques, germanisants, nietzschéens vont alors penser, entre autres avec les futuristes italiens, que la guerre constituera une hygiène, favorisera une sorte de grande lessive qui, après des carnages que l’on imaginait héroïques et chevaleresques, permettrait enfin l’avènement de ce « règne de l’esprit » (envisagé par Merejkovski et Moeller van den Bruck).


Au lendemain de la défaite, les Allemands se rendent compte qu’ils ne sont plus considérés dans le monde comme les porteurs de cette « troisième renaissance européenne », dont les composantes, pourtant sublimes, ont été décrites comme les expressions d’une barbarie intrinsèque par les propagandes alliées. Balayé par les horreurs de la guerre, l’idéalisme d’avant 1914 subit une transformation après la défaite : plus tragique, plus âpre aussi, il accentuera son nietzschéisme, non plus en se référant au nietzschéisme des artistes (moqué par les droites et adulé par les sociaux-démocrates avant la Grande Guerre) mais à un Nietzsche plus « démasqueur », plus incisif et offensif. Le communisme bolchevique est désormais un facteur avec lequel il faut compter ; la radicalité communiste n’est plus marginale et intérieure, elle a désormais pour instrument une grande puissance politique aux dimensions impériales. Les mécontents, qui n’admettent pas la défaite ni les capitulations qu’elle implique, prennent des positions ambivalentes : ils posent le communisme comme inacceptable à l’intérieur du Reich mais la nouvelle Union Soviétique de Lénine comme un allié potentiel contre un Occident qui impose des réparations impossibles à satisfaire.

EFGJ.jpg


Les penseurs les plus audacieux, en l’occurrence Ernst et Friedrich-Georg Jünger, élaborent un « nationalisme révolutionnaire », soit un radicalisme forcené à connotations communisantes et collectivistes, doublé de l’affirmation d’un nationalisme porté par une phalange inébranlable de combattants politiques soudés, par des liens de camaraderie extrêmement forts, comme l’étaient les Stosstruppen, les troupes d’assaut, lors de la Grande Guerre. Les frères Jünger, leurs homologues au sein du « nationalisme soldatique » comme Franz Schauwecker ou Werner Beumelburg, le penseur Friedrich Hielscher, etc. caresseront l’espoir de voir se déclencher un putsch militaire (par Corps Francs interposés, comme la phalange orchestrée par le Capitaine Ehrhardt) qui porterait au pouvoir une élite de combattants issus des Stosstruppen. Cette élite aurait eu pour tâche historique de créer un système politique radicalement différent des héritages politiciens du 19ème , de l’époque de Guillaume II et de la nouvelle République de Weimar, de la démocratie occidentale et de ses dérives rationalistes ou ploutocratiques (France, Angleterre), tout en dépassant la radicalité bolchevique russe et en renouant avec la fougue iconoclaste d’un Marinetti ou avec les projets audacieux et grandioses des architectes futuristes, avec les fureurs d’un Léon Bloy fustigeant les dévots au nom d’une foi incandescente, non pas au nom d’un voltairisme réactualisé mais d’un feu intérieur mystique qui n’accepte pas que le religieux s’enlise dans un conformisme quelconque, dans un pharisaïsme sec et ridicule.
Les traités de Locarno et de Berlin ramènent un espoir de paix en Europe qui isole les partisans de cette révolution incandescente des combattants, des futuristes, des bolcheviques non matérialistes et des mystiques enflammés. Locarno et Berlin sonnent le glas des idéalismes révolutionnaires : à ceux-ci, que l’ouvrage Le Travailleur d’Ernst Jünger illustre pleinement, succèdera un néonationalisme plus apte à s’inscrire dans les luttes politiques balisées par les institutions de la République de Weimar.

rath.jpg

Les projets politiques audacieux le resteront mais s’exprimeront par un langage plus « scientifique » : les idées de Rathenau d’un tandem politico-économique germano-soviétique -un Rathenau pourtant assassiné par des anciens des « Corps Francs »- et celles d’une revue pionnière comme Die Tat, flanquées des théories géopolitiques exprimées dans la revue du Général Haushofer (Zeitschrift für Geopolitik) vont créer un corpus qui stabilisera d’abord Weimar sur la scène internationale, innervera les politiques de grands travaux infrastructurels du Troisième Reich puis celle de la CEE et de l’UE (jusqu’à ce que celle-ci soit totalement neutralisée par les élucubrations néolibérales) mais sans donner à l’Allemagne une géopolitique cohérente, en dépit de la qualité des travaux de Haushofer et de ses équipes de géopolitologues chevronnés.


Dans cette optique d’une politique de développement national et/ou européen autarcique, la référence reste l’économiste Friedrich List, inspirateur au 19ème du développement ferroviaire de l’Allemagne, de la politique de colonisation intérieure en France et aux Etats-Unis et, surtout, des politiques chinoises de développement autocentré et eurasiatique actuelle, du Kuo Mintang à nos jours, en passant par le réformateur Deng Xiaoping qui a réussi à dépasser la phase de la stagnation maoïste. List, à l’origine des idées hétérodoxes de l’école historique allemande du 19ème siècle, est plus actuel et plus efficace que jamais, quand on observe les formidables projets ferroviaires eurasiens ébauchés par la Chine d’aujourd’hui. Preuve que réfléchir aux idées considérées à tort ou à raison comme « révolutionnaires-conservatrices » n’est pas un anachronisme de penseur en chambre mais une option politique et impériale valable éternellement, prouvant, par là-même, qu’une entité continentale comme l’UE ou comme tout autre grand-espace civilisationnel, qui ne s’inscrit pas dans la dynamique inaugurée par List est condamné à la stagnation et à l’implosion. L’Europe implosée d’aujourd’hui en est la preuve emblématique.

Le terme Révolution conservatrice englobe de nombreux penseurs et
écrivains qui s’unissent notamment par un rejet de la démocratie
libérale. Quel genre de modèles ou de sociétés prônait-on ? Quelle
ligne directrice unissait tous les courants de la Révolution
conservatrice ?


Political_Parties_by_Robert_Michels.jpgIl faut se rappeler que le rejet le mieux charpenté de la démocratie libérale et surtout de ses dérives partitocratiques ne provient pas d’un mouvement ou cénacle émanant d’une droite posée comme « conservatrice-révolutionnaire » mais d’une haute figure de la social-démocratie allemande et européenne, Roberto Michels, actif en Belgique, en Allemagne et en Italie avant 1914. Ici aussi, je ne fais pas d’anachronisme : à l’université en 1974, on nous conseillait la lecture de sa critique des oligarchies politiciennes (sociaux-démocrates compris) ; après une éclipse navrante de quelques décennies, je constate avec bonheur qu’une grande maison française, Gallimard-Folio, vient de rééditer sa Sociologie du parti dans la démocratie moderne (Zur Soziologie des Parteiwesens), qui démontre avec une clarté inégalée les dérives dangereuses d’une démocratie partitocratique : coupure avec la base, oligarchisation, règne des « bonzes », compromis contraires aux promesses électorales et aux programmes, bref, les maux que tous sont bien contraints de constater aujourd’hui en Europe et ailleurs, en plus amplifiés ! Michels suggère des correctifs : référendum (démocratie directe), renonciation (aux modes de vie matérialistes et bourgeois, ascétisme de l’élite politique se voulant alternative), etc. Dans cet ouvrage fondamental des sciences politiques, Michels vise à dépasser tout ce qui fait le ronron d’un parti (et, partant, d’une vie politique nationale orchestrée autour du jeu répétitif des élections récurrentes d’un certain nombre de partis établis) et suggère des pistes pour échapper à ces enlisements ; elles annoncent les aspirations ultérieures des conservateurs-révolutionnaires (ou assimilés) d’après 1918 et surtout d’après Locarno, sans oublier les futurs non-conformistes français des années 30 et ceux qui, aujourd’hui, cherchent à sortir des impasses où nous ont fourvoyés les établis. Ces pistes insistent sur la nécessité d’avoir des élites politiques ascétiques, sur une virulence correctrice que Michels croyait déceler dans le syndicalisme révolutionnaire (et ses versions italiennes comme celles activées par Filippo Corridoni avant 1914 – Corridoni tombera au front en 1915), dans les idées activistes de Georges Sorel et dans certaines formes d’anarchisme hostiles aux hiérarchies figées. L’idée-clef est de traquer partout, dans les formes de représentation politique, les éléments négatifs qui figent, qui induisent des répétitions lesquelles annulent l’effervescence révolutionnaire ou la dynamique douce/naturelle du peuple, oblitèrent la spontanéité des masses (on y reviendra en mai 68 !). En ce sens, les idées de Michels, Corridoni et Sorel entendent conserver les potentialités vivantes du peuple qui, le cas échéant et quand nécessité fait loi, sont capables de faire éclore un mouvement révolutionnaire correcteur et éradicateur des fixismes répétitifs.


La social-démocratie, en laquelle s’inscrivait Michels (avant de suivre son camarade socialiste italien Mussolini), ne se réclamait pas tant de Marx et des marxistes (c’est-à-dire de ceux qui se sont ingéniés à figer Marx, ce qui les distingue des « marxiens » comme un Werner Sombart, par exemple, ou des marxo-listiens à la Deng Xiaoping, auquel je pourrais personnellement m’identifier…). Elle était surtout inspirée par Schopenhauer et par Nietzsche comme l’ont démontré plusieurs chercheurs britanniques ou américains. Or l’essence du nietzschéisme, c’est d’induire une rétivité permanente à l’endroit de ce qui se rigidifie, se pétrifie. Il faut créer, façonner du nouveau sur base de matériaux immémoriaux, toujours prêts à accepter de nouvelles jouvences mais ne jamais conserver ce qui a perdu tout souffle et toute vitalité. On détruit le vermoulu à coups de marteau pour remettre en place des créations vivantes ou raviver des sources pérennes. On conserve donc les sources pérennes mais on détruit révolutionnairement ce qu’elles n’irriguent plus. Avant 1914, les sociaux-démocrates, non encore « marxistes » (au sens polémique du terme), veulent une société rajeunie par les idées de Nietzsche et prônant la justice sociale, assortie d’un élargissement maximal de la citoyenneté pleine et entière (suffrage universel pour clore l’ère bourgeoise et injecter du neuf dans la Cité, ce qui sera, bien entendu, une amère illusion…).


La première guerre mondiale balaie cette vision idéaliste et un peu naïve du fonctionnement d’une société en phase de mutation politique et/ou révolutionnaire. La guerre européenne restaure des hiérarchies de type militaire. Et soude les hommes au-delà des classes sociales d’avant-guerre, efface bon nombre de distinctions divisantes. Ce qui, à la fin des hostilités, a pour corollaire un rejet du monde civil jugé inessentiel, fade, désuet, comme l’attestent les écrits des Jünger, Schauwecker ou autre Hugo Fischer. Le modèle est toujours agonal, bien évidemment, mais la communauté populaire, la vraie, n’est plus unie autour de paisibles revendications politiques ou socio-économiques, c’est-à-dire matérielles voire matérialistes, mais elle est soudée par le combat révolutionnaire, poursuite du combat pur livré sous les « orages d’acier », expurgé de toutes les naïvetés propres aux belles âmes d’avant-guerre. Ceux qui ont porté le combat pur sont aussi ceux qui donneront le coup fatal à l’édifice weimarien posé comme vermoulu ou incapable de transmettre un feu mystique et révolutionnaire, selon l’adage nietzschéen : « Was fällt, soll man nog stossen » (Ce qui est ébranlé, il faut le jeter bas !).

stossKR.jpg


L’alternative à la démocratie libérale de Weimar, chez les maximalistes du nationalisme soldatique, est donc une « milice » politique et futuriste qui se passe des mécanismes électoraux conventionnels et s’inspire, en fin de compte, de l’expérience de Gabriele d’Annunzio à Fiume en 1919-1921, sans pour autant retenir les dimensions franchement anarchistes de cette expérience italienne. Sorel, les bolcheviques et Fiume représentent des alternatives dont on peut combiner les éléments à l’infini. Chez les Allemands, contrairement aux Italiens qui se posent depuis l’interventionnisme de 1915 comme germanophobes pour qui tous les archaïsmes sont germaniques, les scories inutiles sont celles de l’Occident français et britanniques, surtout quand il s’exprime en des termes rationalistes caricaturaux tels ceux prisés par le personnage Settembrini dans le roman La Montagne magique de Thomas Mann (anti-occidentaliste entre 1914 et la fin des années 20).


arditi.jpgReste aussi un autre problème que l’époque et ses avant-gardes politiques et littéraires ont tenté de résoudre dans la pétulance et l’intempérance : celui de la vitesse. Chez les futuristes, c’est clair, surtout dans certaines de leurs plus belles œuvres picturales, la vitesse est l’ivresse du monde, le mode exaltant qui, maîtrisé ou chevauché, permet d’échapper justement aux fixismes, au « passatismo ». A gauche aussi, la révolution a pour but de réaliser vite les aspirations populaires. Le prolétariat révolutionnaire des bolcheviques, une fois au pouvoir, maîtrise les machines et les rapidités qu’elles procurent. Le conseillisme bavarois, quant à lui, ne souhaitait pas effacer les spontanéités vitales de la population. Le fascisme de Mussolini, venu du socialisme et du syndicalisme sorélien et corrodinien, ne l’oublions jamais, entend réaliser en six heures ce que la démocratie parlementaire et palabrante (et donc lente, hyper-lente) fait en six ans. Les réactionnaires, que les futuristes ou les bolcheviques jugeront « passéistes », rappelaient que la prise de décision du monarque ou du petit nombre dans les anciens régimes était plus rapide que celle des parlements (d’où la présence récurrente de figures de la contre-révolution française dans les démarches intellectuelles d’Ernst Jünger, fussent-elles les plus maximalistes avant 1925). Un système politique cohérent, pour les avant-gardes des années 20, doit donc pouvoir décider rapidement, à la vitesse des nouvelles machines, des bolides Bugatti ou Mercedes, des avions des pionniers de l’air, des vedettes rapides des nouvelles forces navales (d’Annunzio). Une force politique nouvelle, démocratique ou non (Fiume est une démocratie avant-gardiste !), doit être décisionnaire et rapide, donc jeune. Si elle est parlementaire et palabrante, elle est lente donc vieille et cette sénilité pétrifiée mérite d’être jetée bas. La double idée de décision et de rapidité d’exécution est évidemment présente dans le nationalisme soldatique et explique pourquoi le coup de force est considéré comme plus efficace et plus propre que les palabres parlementaires. Elle apparait ensuite dans la théorie politique plus élaborée et plus juridique de Carl Schmitt, qui rejette le normativisme (comme étant un système de règles figées finalement incapacitantes quand le danger guette la Cité, où la « lex », par sa lourde présence, sape l’action du « rex ») et le positivisme juridique, trop technique et inattentif aux valeurs pérennes. Schmitt, décisionniste, prône évidemment le décisionnisme, dont il est le représentant le plus emblématique, et insiste sur la nécessité permanente d’agir au sein d’ordres concrets, réellement existants, hérités, légués par l’histoire et les traditions politiques de la Cité (ce qui implique le rejet de toute volonté de créer un « Etat mondial »).

Malgré le terme « conservateur », ce courant de pensée fut également
proche de l’extrême-gauche, notamment d’Ernst Niekisch. Quel fut
l’apport de Niekisch à la Révolution conservatrice et en quoi s’en
inspira-t-il ?


pr_10.jpgErnst Niekisch est un révolutionnaire de gauche pur jus. Il a participé à un gouvernement des Conseils en Bavière, lesquels seront balayés par les Corps Francs de von Epp. Dans ce gouvernement, figurait également Gustav Landauer, penseur anarchiste éminemment fécond, puisant à des sources intéressantes du 19ème siècle et développant une anthropologie compénétrée de mystique. Ce premier gouvernement des Conseils, non explicitement communiste, sera renversé par les bolcheviques du KPD, provoquant chez Landauer une immense déception. Pour lui, la politique révolutionnaire bavaroise sombrait, par ce coup de force, dans les rigidités léninistes et perdait son originalité unique. Niekisch était sans nul doute plus marqué par le marxisme de la social-démocratie d’avant 1914 mais sous l’influence d’un camarade aussi subtil que Landauer, il a dû ajouter à sa formation initiale des éléments moins conventionnels, notamment plus communautaires-anarchisants (héritage de Bakounine et Kropotkine). Cet anarchisme, hostile à toute rigidité et répétition, Niekisch le couple à des idéaux paysans/ruralistes présents dans les « sources du communisme russe » (explorées par Berdiaev) ou chez Tolstoï (édité par Diederichs) et, bien entendu, chez les folcistes (Völkischen) allemands, lesquels étaient plutôt classés « à droite ». Cette mythologie nouvelle devient alors chez Niekisch un mixte de prolétarisme socialiste et de ruralisme germano-russe, saupoudré de quelques oripeaux libertaires légués par Landauer, le tout pour favoriser une révolution allemande philo-soviétique, destinée à libérer les ouvriers et les paysans d’Allemagne d’une bourgeoisie pro-occidentale qui acceptait les réparations imposées par l’Ouest lors du Traité de Versailles, au détriment de son propre peuple, et les crédits américains des Plans Young et Dawes, limitant la souveraineté nationale.


L’apport majeur de Niekisch réside dans l’édition de revues « national-bolcheviques », telles Widerstand et Entscheidung. Leurs titres sont révélateurs : Niekisch privilégie le cadre national pour organiser et installer la révolution et le régime révolutionnaire. Il nie l’internationalisme comme impraticable. Il veut une démocratie prolétarienne spontanée donc sans médiation inutile, sans la médiation de « bonzes » qui s’encroûtent et finissent par nier leur idéalisme initial, comme le voulait aussi Landauer. Mais cette démocratie prolétarienne doit produire, pour le bien de la nation, des équipes ascétiques capables de poser les bonnes décisions. Ces revues donneront aux frères Jünger l’occasion d’exprimer leurs idées politiques extrêmes et raffinées. Elles sont donc essentielles pour comprendre la genèse de leurs œuvres, toujours lues et de plus en plus abondamment commentées de nos jours. Même si les frères Jünger ont abandonné toute politique radicale pour se pencher sur les problèmes écologiques (Friedrich-Georg avec, après 1945, le revue Scheidewege, qui annonce les problématiques actuelles de la déconnexion et de la « dé-célération » ou Entschleunigung) ou, chez Ernst, sur un esthétisme très personnel, celui de l’homme détaché des manies de ses contemporains, les tentatives politiques extrêmes sont, d’une certaine façon, la première phase de leur rejet complet d’un monde bourgeois hypertechnicisé ou désenchanté, qu’ils mépriseront tous deux jusqu’à leur dernier souffle. Ernst Jünger, dans les années 50, n’a pas souhaité qu’Armin Mohler réactive le corpus national-révolutionnaire, dont il avait tiré la substantifique moëlle pour écrire les pages les plus offensives de son Von rechts gesehen (« Vu de droite ») et ses meilleurs articles de la revue Criticon dans les années 70 et 80..


Pour moi, les deux livres de Niekisch qui me paraissent les plus intéressants à lire et relire sont ses souvenirs de prison (à partir de 1937, quand il est condamné à la perpétuité pour complot), intitulés Das Reich der niederen Dämonen et l’ouvrage Das dritte imperiale Figur (« La troisième figure impériale ») qui révèle son anthropologie et son idéal révolutionnaire et que l’on place généralement en parallèle avec le Travailleur de Jünger.

Grâce à Dominique Venner, von Salomon et Ernst Jünger sont connus d’une
grande partie de la mouvance identitaire. Leur renommée est-elle
proportionnelle à leur influence dans la Révolution conservatrice et
en quoi les Corps Francs influencèrent cette école ?


Reprouves_7720.jpegPour ma génération qui a exactement vingt ans en 1976, c’est effectivement le livre Baltikum de Dominique Venner qui fait découvrir la geste des Corps Francs allemands d’après 1918. Par la suite, nous avons découvert assez rapidement Ernst von Salomon, dont Les Réprouvés étaient édités en « livre de poche » et que nous trimbalions dans nos cartables de collégiens.

Ernst von Salomon est bien entendu davantage un activiste, un aventurier, qu’un théoricien, bien que sa voie existentielle soit riche d’enseignements, plus riche, bien évidemment, que les cogitations oiseuses d’un professeur en chambre. Il fut notamment impliqué dans les préparatifs de l’assassinat du ministre Walther Rathenau, artisan du pacte germano-soviétique de Rapallo en 1922. La vision politique de Rathenau était pourtant planiste, soucieuse de la santé économique de la nation, toujours apte à mon sens d’inspirer notre présent, et son intention, en signant le traité de Rapallo, était de donner à l’Allemagne, pressurée par les réparations exigées par la France, une solide marge de manœuvre en s’ouvrant à l’Est, source de matières premières, dont le pétrole du Caucase. Ernst von Salomon avouera que les fauteurs de l’attentat avaient été manipulés par les services britanniques, soucieux de maintenir le cœur géographique de l’Europe dans une dépendance énergétique occidentale. Ce dossier reste ouvert, cette vue reste à débattre, mais les thèses énoncées aujourd’hui par le spécialiste de la géopolitique énergétique, William F. Engdahl, ont démontré que les assassinats politiques en Allemagne ont toujours visé des hommes d’Etat, des banquiers ou des industriels qui cherchaient à diversifier les relations économiques de l’Allemagne pour réduire les dépendances du pays en matières premières et en débouchés extérieurs : en ce sens, Rathenau précède les victimes de la Rote Armee Fraktion ; sous Obama quand on pratique systématiquement les guerres de quatrième génération, nous avons, pour ruiner le dynamisme allemand, les récentes attaques contre Volkswagen ou l’actuelle submersion ethnique, assortie de l’effondrement parfaitement prévisible du système social allemand. Parce que l’industrie allemande prospère grâce aux commandes et au gaz russes et au commerce avec la Chine. Deux époques bien différentes, certes, mais même scénario de guerre indirecte, avec ou sans assassinats spectaculaires.


Ernst von Salomon se tiendra tranquille sous le nouveau régime national-socialiste, du moins extérieurement : l’exclusion le guettait en permanence car sa femme était d’origine juive. Son « immigration intérieure » consistera à créer des scénarios pour films. Il finira la guerre comme officier du Volkssturm dans une petite ville du sud de la Bavière. Arrêté par les Américains comme sympathisant du régime et aussi pour son passé « terroriste », il devient célèbre en répondant ironiquement au questionnaire des commissions de dénazification auxquelles il fut livré, alors qu’il n’avait jamais été ni adhérent formel ni sympathisant affiché de la NSDAP; il noircit alors des centaines de pages qui deviendront un best-seller (Der Fragebogen ou Le Questionnaire), aussi en France, dès les années 50. L’écrivain, l’ancien Cadet, le réprouvé qui a lutté dans les rangs des Corps Francs, doit, à ses yeux, traiter les établissements, quels qu’ils soient, par le sarcasme. Les qualités éthiques de ces figures héroïques ne peuvent se laisser enfermer dans des formes étriquées, qu’elles soient morales ou politiques. Avant l’accession des nationaux-socialistes au pouvoir en 1933, von Salomon, à peine sorti de prison, avait gardé l’idéal des Corps Francs, manière plus propre, pensait-il, comme Jünger, de faire de la politique que les compromissions politiciennes et partisanes. Il s’était placé dans le sillage du Capitaine Ehrhardt, ultérieurement poursuivi par la Gestapo. Il s’était désintéressé du combat légaliste du mouvement hitlérien, tout en étant déçu, comme beaucoup d’hommes jeunes et ardents, par les communistes, dirigés par une vieille dame respectable, féministe avant la lettre, menue et à la voix chevrotante, Clara Zetkin, qui, malgré son incontestable sincérité, ne parvenait pas à captiver les jeunes chevaux fougueux de l’époque, pressés de sortir de la terrible crise de 1929.


S’il faut trouver, dans les mouvances non-conformistes actuelles, une influence de l’existentialisme, du vrai, qu’ont incarné von Salomon et ses compagnons, on le cherchera dans un certain désintérêt pour tout combat politique inscrit dans l’électoralisme, même si d’aucuns, et non des moindres, trouveront cette posture vaine et improductive.

Si ce fut un phénomène essentiellement allemand, ce mouvement eut-il
des sympathies à l’extérieur de Weimar ?


Il est évident que la périphérie du Reich, où l’on parle des langues germaniques et où la langue de Goethe est correctement enseignée, comme la Suisse, la Scandinavie, les Pays-Bas ou la Flandre, a subi l’influence de la pensée allemande plus facilement que les pays de parlers romans ou slaves, exceptés sans soute ceux qui, comme la Hongrie, firent partie de la monarchie austro-hongroise. Certes, la Suisse, les pays scandinaves et la Hollande ont conservé une culture plus a-politique que les Allemands vaincus, comme le déplorait amèrement une figure peu connue, mais importante, de la « révolution conservatrice », Christoph Steding, auteur qui fustigeait la « culture neutre », purement esthétisante, de cette périphérie germanique, dégagée des obligations impériales, apanage de la nation allemande depuis Othon I, vainqueur des Magyars à Lechfeld en 955. Armin Mohler, originaire de la ville suisse de Bâle, a été sensible à cette critique, de même que certains « révolutionnaires conservateurs » de confession catholique en Hollande, influencé par Carl Schmitt. La protestation de Mohler -et aussi ses différends avec le Jünger des années 50 et 60 qui ne voulait plus entendre parler d’activisme politique- vient tout droit de sa posture personnelle initiale, d’adolescent et de jeune homme en révolte contre les milieux protestants et marchands bâlois : il rejetait toute la culture apolitique de sa ville natale, engoncée dans ses conventions sans relief.


andlerN.PNGEn France, la veine nietzschéenne et les progrès des études germaniques, sous l’impulsion de Charles Andler, introduisaient des ferments similaires à ceux qui agitaient la scène culturelle wilhelminienne en Allemagne avant 1914. Le filtre de la Grande Guerre fait que partout en Europe les postures politiques acquièrent une dimension plus « quiritaire ». En Angleterre, certains avant-gardistes optent pour des sympathies profascistes. David Herbert Lawrence rejette le puritanisme victorien, comme les Allemands avant 1914 avaient rejeté d’autres formes de rigorisme, en injectant dans la littérature anglaise des ferments d’organicisme à connotations sexuelles (« L’amant de Lady Chatterley »), en insistant sur la puissance tellurique inépuisable des religions primitives (du Mexique notamment), en démontrant dans Apocalypse que toute civilisation doit reposer sur un cycle liturgique naturel intangible ; il induit ainsi des ferments révolutionnaires conservateurs (il faut balayer les puritanismes, les rationalismes étriqués, etc. et maintenir les cycles liturgiques naturels, au moins comme le fait le catholicisme) dans la pensée anglo-saxonne, qui, liés aux filons celtisants et catholiques du nationalisme culturel irlandais, partiellement dérivés de Herder, s’insinuent, aujourd’hui encore, dans une quantité de démarches culturelles fécondes, observables dans les sociétés anglophones. Même si ces démarches ont parfois l’agaçant aspect du « New Age » ou du post-hippysme.


Les mondes de la pensée sont poreux : rien n’arrête les idées, qui se diffusent avec la subtilité d’un gaz, en empruntant le moindre interstice, la moindre lézarde. Il n’y avait pas de barrières étanches avant 1914, ni après 1918 ou 1945 ni aujourd’hui. Les filons exploités par la « révolution conservatrice », pour forger une société alternative, pour donner une épine dorsale aux Etats qu’elle entendait forger ou transformer, peuvent tous se retrouver dans le programme éditorial d’Eugen Diederichs, amorcé dès 1896. Socialisme organique, enraciné, pétri d’éthique religieuse, religiosité dégagée de toutes les cangues confessionnelles, mélange de Tolstoï, de Bergson, de thèses de la Fabian Society anglaise, plongée dans l’héritage mystique de l’Europe médiévale, sont autant d’éléments, toujours activables, pour se débarrasser de régimes politiques devenus répétitifs, ennuyeux voire insupportables à cause des mille et une balises qu’ils placent pour juguler les élans de l’âme humaine, prolixe, féconde, « in-encadrable ».

Notre époque meurt des répétitions ad nauseam du même corpus libéral arrosé de moraline hypocrite : le retour aux sources de la « révolution conservatrice » s’impose donc, à condition, bien sûr, que l’on remonte au programme du brave et bon éditeur Diederichs. Mieux : Diederichs ne s’est jamais cantonné dans un germanisme pacifique, mystique, néoromantique, activable en Allemagne seule voire peut-être en Scandinavie. Son programme annexe des éléments irlandais/celtiques, romantiques anglais, slaves et orthodoxes, flamands (les auteurs flamands seront privilégiés dans sa maison d’édition). L’Europe entière peut y retourner sans que les uns ou les autres n’aient à craindre d’y trouver des nationalismes tiers hostiles et vexants, pour sa propre identité ethno-nationale. La trajectoire politique et artistique du peintre et homme politique belgo-flamand War Van Overstraeten est emblématique d’un itinéraire à imiter pour tous : ce fondateur du parti communiste belge retrouve, dès le début des années 30, grâce à un engouement pour la mystique espagnole, les racines religieuses et personnalistes que Diederichs avait voulu généraliser en Europe avant 1914. L’itinéraire de Van Overstraeten mérite une étude approfondie en dehors de Flandre (où sa trajectoire a été minutieusement étudiée) pour montrer que même un engagement de gauche virulent doit nécessairement ramener aux idées que Diederichs avait voulu répandre dans notre continent tout entier et aussi en Amérique du Nord car il s’intéressait, entre autres œuvres, aux dimensions mystiques et naturalistes de Walt Whitman et aux idées de Ralph Waldo Emerson.

La Révolution conservatrice s’éteint-elle avec l’accession des nazis
au pouvoir ?


Le national-socialisme a procédé à une « mise au pas », que l’on nommait en allemand la Gleichschaltung. Celle-ci touche surtout la frange national-révolutionnaire et les plus turbulents activistes regroupés autour du Capitaine Ehrhardt. Niekisch est emprisonné en 1937. Ceux qui rejoignent les complots anti-hitlériens, comme celui qui a débouché sur l’attentat de Stauffenberg le 20 juillet 1944, seront impitoyablement éliminés. Les mouvements de jeunesse sont contraints d’adhérer aux organisations du parti. D’autres, c’est bien connu, se replient sur une « immigration intérieure », après avoir flirté brièvement avec le régime ou non. On pense au poète Gottfried Benn. Jünger cesse toute activité politique et entreprend sa longue série de voyages vers des terres vierges, non encore violentées par la modernité. Il devient aussi le mémorialiste inégalé qu’il demeurera pour les siècles des siècles. Mais dire que ces filons cessent d’être féconds parce qu’un régime, quel qu’il soit, prend le pouvoir par les urnes ou par un coup de force, est aberrant. Tous les idéologèmes de la « révolution conservatrice » sont restés vivants dans la pensée, même s’ils ne peuvent plus s’exprimer que partiellement, pour illustrer l’une ou l’autre facette éphémère du système libéral, beaucoup plus totalitaire que les régimes qui se voient attribuer cet adjectif désormais infâmant. Il y a un exemple tout récent : en Belgique, l’économiste et historien des idées économiques Paul Jorion vient de valser hors de son université parce qu’il travaillait sur des filons non orthodoxes de la pensée économique, filons hétérodoxes parce que tenant compte des facteurs sociaux et historiques dans la nécessaire démarche de l’économiste politique. Une économie, pense Jorion, surtout à la suite du Marx sociologue et de Keynes, est nécessairement imbriquée dans une société qui, elle, a une histoire dont tout praticien dans la sphère publique est obligé de tenir compte. Une économie ne peut se résumer à un fatras de théories mathématiques ou de statistiques toujours éphémères par définition. Les travaux de Jorion peuvent être lus en parallèle avec ceux de l’école canadienne dite de l’« écosociété », qui dénonce avec brio et minutie la « tyrannie de la valeur ». La recherche d’une telle hétérodoxie non oblitérante se retrouvait déjà dans le programme socialiste de Diederichs, dans les grands noms de l’école historique allemande, dans l’œuvre de François Perroux aux temps bien révolus (hélas !) de la France gaullienne d’après l’aventure algérienne. Aujourd’hui, ce que les historiens français de l’économie Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem ont appelé justement les théories hétérodoxes, dans un manuel très répandu mais trop peu écouté et mis en pratique, sont le réservoir des idées rénovatrices que le monde attend. Preuve, une fois de plus, que les idées de la « révolution conservatrice », qui prônaient des pratiques hétérodoxes de l’économie, sont bel et bien immortelles.

Les auteurs de la Révolution conservatrice sont toujours cités par de
nombreux penseurs actuels, en quoi les idées qu’elle mettait de
l’avant sont elles encore actuelles ?


En fait, je viens de répondre à votre question mais, forcément, de manière partielle car le corpus assimilable à la « révolution conservatrice » et à la renaissance allemande du 19ème siècle englobe l’ensemble des sciences humaines que je ne peux aborder de façon exhaustive dans le cadre d’un modeste entretien. La pertinence actuelle de cet ensemble très vaste vient qu’il table sur des pensées organiques, celles mises en exergue par Gusdorf (cf. supra), alors que le système se pétrifie sous nos yeux à cause de son mécanicisme méthodologique initial et de son économisme statistique qui ne résout aucun problème. Pour camoufler cet échec, le système peinturlure ses discours incantatoires d’une forte couche de moraline insipide à laquelle plus aucune personne intelligente ne peut encore croire. En politique internationale, le refus de prendre en compte les linéaments des autres civilisations, dont celles de Chine et d’Inde qui sortent d’une longue léthargie, dont les filons chiites et alaouites du Levant et d’Iran, conduit à l’impasse. Il y a d’autres valeurs que celles énoncées à Washington ou dans le Paris de BHL. Armin Mohler, suite à Karl Jaspers qui patronnait sa thèse, disait que la « révolution conservatrice » (et nous ajouterions le romantisme décrit par Gusdorf et la renaissance allemande explicitée par Watson) inaugurait une nouvelle « période axiale » de l’histoire. Or, Max Weber et Julien Freund nous ont appris que les valeurs, générées par les périodes axiales, sont immortelles. Elles peuvent connaître des périodes de dormition, disait aussi Venner, mais, inévitablement, irrémédiablement, elles reviendront à l’avant-scène, en dépit et au grand dam des forces du non-être (Parvulesco) qui ont cherché à les étouffer.


(Forest-Flotzenberg, octobre 2015).

KR-2.jpg

robert-steuckers.jpg

Toujours disponible aux Editions du Lore!

Pour commander la deuxième édition:

Steuckers/Révolution conservatrice