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vendredi, 21 août 2015

La décennie d’« Europe Maxima »

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La décennie d’« Europe Maxima »

Entretien avec Georges Feltin-Tracol

 

Bastien Valorgues : En ce 6 août 2015, le site Europe Maxima dont tu es l’un des fondateurs et le rédacteur en chef, fête ses dix ans d’existence. Peux-tu revenir sur les raisons de sa création  ?

 

Georges Feltin-Tracol : Le lancement du site Europe Maxima, le 6 août 2005, est la conséquence directe de l’arrêt définitif, six mois plus tôt, de la revue L’Esprit européen animée par Jacques Marlaud et moi-même sous les pseudonymes respectifs d’Yves Argoaz et de Maximilien Malirois.

 

Après avoir animé l’antenne locale du « Collectif Non à la Guerre », collé des autocollants du C.N.G. sur les affiches électorales régimistes et manifesté à Lyon contre les bombardements de l’ignoble O.T.A.N. sur Belgrade en 1999 et  Jacques Marlaud eut l’idée de relancer notre idée charnelle européenne qui est d’ailleurs la seule qui vaille. Au départ, son intention, très ambitieuse, visait à créer une fondation, nommée « Fondation Europe ». Mais, renseignements pris, la somme d’argent exigée et la complexité des démarches firent nous rabattre sur une association loi 1901, « Refondation Europe », éditrice de L’Esprit européen.

 

Le premier numéro sortit en hiver 1999 – 2000. D’abord trimestriel, il fut vite contraint de prendre un rythme semestriel du fait des coûts toujours plus élevés de l’impression et, surtout, des envois postaux. Cahin-caha et sans aucune aide officielle, L’Esprit européen dura cinq ans, réalisa treize numéros et publia de nombreux entretiens avec le Prix Nobel d’économie Maurice Allais, les princes Charles-Edmond de Bourbon et Charles Napoléon, l’agro-écologiste Pierre Rabhi, le régionaliste normand Didier Patte, l’écologiste indépendant Antoine Waechter, le corporatiste social-catholique Benjamin Guillemaind, les écrivains Gabriel Matzneff et Jean-Claude Albert-Weil…

 

C’est avec regret qu’on décida d’arrêter la parution de L’Esprit européen au treizième numéro consacré à l’Europe et aux Napoléon. Outre la lassitude, le nombre d’abonnés stagnait tandis que les hausses postales devenaient insupportables. Les abonnés furent toutefois surpris d’être remboursés pour les numéros qu’ils auraient dû recevoir. Fait rare à souligner !

 

La fin de L’Esprit européen ne brisait cependant pas la volonté de Jacques Marlaud, celle de Rodolphe Badinand et la mienne de promouvoir un point de vue euro-réfractaire au consensus ambiant. Un parent, spécialisé dans la conception de sites, m’évoqua Internet, sa souplesse d’utilisation et son prix modique. Rodolphe Badinand et moi-même acceptèrent de lancer le projet baptisé Europe Maxima (et non Europæ Maxima, faute latine voulue) afin de se distinguer de la défunte revue, L’Esprit européen, dont la version internautique conduite par Jacques Marlaud lui-même allait bientôt paraître.

 

Bien que méfiant, voire réticent envers le Web (je fus longtemps hostile à l’ordinateur et à la connexion Internet et je ne me soumets ni à Facebook, ni à Twitter, ni à d’autres « réseaux sociaux »), je dois admettre qu’Internet facilite la large diffusion des pensées hétérodoxes.

 

B.V. : Une décennie plus tard, le site connaît-il un succès franc et massif ?

 

G.F.-T. : Europe Maxima a connu trois physionomies successives. L’actuelle remonte à septembre 2009. On constate que cette année-là, le site reçut reçoit 4 001 visiteurs différents (sur les quatre derniers mois), puis en 2010, 26 77, en 2011, 26 555, en 2012, 30 674, en 2013, 41 905, en 2014, 38 140, et en 2015, à la date de la présente mise en ligne, 23 241. Le succès n’est ni franc ni massif : c’est surtout un succès d’estime.

 

Il faut néanmoins remarquer que depuis 2005, diverses contributions parues sur Europe Maxima ont été reprises par des sites amis tels Polémia, Vox N.-R., Euro-Synergies, Au cœur du nationalisme, Alternative Europe, Novopress, L’info nationaliste, etc., ainsi que par des blogues personnels (Yann Redekker, Jean-Marie Lebraud, etc.). Ces reprises, possibles et souhaitables du fait du caractère viral d’Internet, ont accru la réputation d’Europe Maxima même si le quidam l’ignore complètement.

 

Et n’oublions pas nos détracteurs ! Quelques années après son apparition, Europe Maxima fut cité en heureuse compagnie par les habituelles ligues de petite vertu. Ainsi, en novembre 2009, le M.R.A.P. sortit son rapport sur Internet, enjeu de la lutte contre le racisme. Rapport annuel, dans lequel notre site préféré était ainsi décrit : « Se veut d’un haut niveau intellectuel, parfois néo-païen, plutôt pro-israélien, admire Éric Zemmour, atypique par rapport à d’autres sites identitaires ». Plus loin, le rapport le range dans la « droite extrême ».  Le 27 janvier 2012, le blogue du Monde, « Droite(s) Extrêmes(s) », mentionnait Europe Maxima et Francis Cousin parce que ce dernier fût cité par Marine Le Pen dans son Pour que vive la France. La gloire ! La réclame gratuite est toujours bonne à prendre.

 

Je tiens à revenir sur certains commentaires précédents. Néo-païen ? Oui, mais pas seulement ! Pro-israélien ? En 2009, une polémique opposa deux rédacteurs : André Waroch, plutôt favorable à cet État, et Claude Bourrinet, pro-palestinien. Mais Europe Maxima ne peut se résumer à ces deux personnalités. Sur ce sujet bien précis et à titre personnel, je récuse à la fois la cohabitation territoriale (l’imbrication même !) de deux États israélien et palestinien et un État unique binational. Je soutiens au contraire un ensemble étatique grand-syrien envisagé par le Libanais Antoun Saadé (1904 – 1949) et son Parti social nationaliste syrien.

 

B.V. : Longtemps, j’attendais chaque dimanche soir avec impatience la lettre informant la mise en ligne de deux nouveaux articles. Or, depuis février 2013, plus rien ! Pourquoi ?

 

G.F.-T. : Les premiers temps, les mises en ligne furent aléatoires et assez chaotiques. Mais, très vite, notre secrétaire de rédaction, Rodolphe Badinand, conscient qu’Europe Maxima se devait d’être un site de réflexions et d’analyses et non pas un diffuseur d’informations en flot continu comme le sont Fdesouche ou Le Salon beige. Après les tâtonnements initiaux, il fut décidé de mettre en ligne une fois par semaine (le dimanche, jour de repos) deux articles, plus ou moins longs.

 

spartiate.jpgAfin d’élargir l’audience d’Europe Maxima et aidés par des amis qui nous fournirent les premières adresses électroniques de personnes susceptibles d’être intéressées par le contenu, Badinand réalisa la fameuse lettre hebdomadaire qui fonctionna jusqu’au début de l’année 2013. Là, le nombre de retour en courriers indésirables (ou spams) devint considérable. Agacée par ces rejets, l’équipe arrêta le courriel hebdomadaire, pariant que les lecteurs intéressés auront mis Europe Maxima dans leurs favoris. N’étant pas un site marchand, refusant toute publicité et défendant la gratuité, Europe Maxima peut se permettre cette liberté qui n’a pas de prix.

 

B.V. : Quand on parcourt l’ensemble du site Europe Maxima, ses douze rubriques, quarante-trois sous-rubriques et leurs quelque huit cents articles, on reste surpris par la grande diversité des points de vue exposés et des sujets traités. Est-ce voulu ?

 

G.F.-T. : Oui ! Je soutiens l’éclectisme des références intellectuelles. Ce n’est pas sans raison que le site se place sous une citation de Dominique de Roux. Quand on consulte les deux textes fondateurs du site, ses manifestes « Pour l’Europe ! » et « Refonder l’Europe avec un esprit européen », on y relève l’apport intellectuel dela Révolution conservatrice allemande, des non-conformistes français des années 1930 (en particulier la Jeune Droite et le groupe L’Ordre nouveau), de l’Internationale situationniste, de la « Nouvelle Droite », de la Tradition pérenne (René Guénon, Julius Evola, Alain Daniélou), de l’écologie radicale, de l’ergonisme de Jacob Sher et des diverses « troisièmes voies » solidaristes et subsidiaristes. Cette variété se retrouve dans les thèmes abordés quand bien même on écarte un peu les sujets scientifiques. La diversité correspond aux contributeurs dont le parcours et l’engagement différent : quoi de commun en effet entre le traditionaliste radical païen Rodolphe Badinand, le traditionaliste évolo-guénonien Daniel Cologne, l’identitaire « de gauche » André Waroch, l’inter-collectif informel post-situationniste Gustave Lefrançais, le fin lettré classique Claude Bourrinet, le républicain grand-européen Pierre Le Vigan, l’euro-libéral néo-protectionniste Jacques Georges ou le Grand Européen dissident Tomislav Sunic, sinon la participation à un même site ? Les débats y sont parfois vifs, mais toujours souhaitables et indispensables. Aborder un problème sous des angles singuliers constitue notre marque de fabrique.

 

B.V. : Est-ce aussi une volonté de ta part de présenter autant de liens avec d’autres sites dont certains sont parfois rivaux avec d’autres ?

 

G.F.-T. : La discussion, la polémique, la disputatio – fut-ce par écran et clavier interposés – font partie de cet esprit européen qu’Europe Maxima entend promouvoir depuis une décennie. Certes, il ne s’agit pas de débattre avec nos ennemis : les discussions concernent principalement nos « milieux » qui manquent singulièrement de tonicité intellectuelle ! Europe Maxima leur donne volontiers du tonus ! C’est une école de formation permanente en ligne. Prenons toutefois garde de ne pas devenir des « Soldats 2.0 » ou des « geeks nationalistes », vecteurs plus ou moins conscients du nombrilisme et du truisme.

 

rom8g5pZqpC0.jpgB.V. : Jusqu’en 2011, quelques rédacteurs du site étaient qualifiés de « Uhlans ». Pourquoi ?

 

G.F.-T. : Sous ce terme de « Uhlans », je désignais de façon humoristique les premiers rédacteurs d’Europe Maxima : André Waroch, Daniel Cologne, Jacques Georges, Claude Bourrinet, Tomislav Sunic. Ces amis acceptèrent rapidement que le site reprenne leurs textes parus ailleurs avant qu’ils en offrent des inédits. Pourquoi « Uhlans » ? Ce sont des clins d’œil aux fameux « Hussards » qui ne formèrent jamais un groupe littéraire homogène, et aux « chevau-légers », les députés légitimistes de l’Assemblée nationale au début de la IIIe République.

 

Les « Uhlans » chargeaient avec leurs lances. Leurs successeurs numériques, aux premiers temps d’Europe Maxima, contre le politiquement correct au risque parfois de s’affronter en duel… Leur qualificatif s’est estompé avec l’arrêt de la lettre dominicale. Cependant, la sensibilité uhlan perdure !

 

B.V. : L’existence d’Europe Maxima a-t-elle eu des retombées, positives ou négatives, pour ses contributeurs réguliers ? Pour être plus clair, le site a-t-il favorisé leurs démarches auprès des   éditeurs ?

 

G.F.-T. : J’étais plus que sceptique devant les avantages supposés d’Internet. Je dois reconnaître mon erreur. L’existence d’Europe Maxima a vraiment facilité les contacts auprès des éditeurs amis. Le premier à en bénéficier fut Rodolphe Badinand qui publia, en 2008, chez Alexipharmaque d’Arnaud Bordes, son célébrissime Requiem pour la Contre-Révolution et autres essais impérieux. Sans la moindre publicité – Rodolphe refuse toute intervention médiatique, y compris radiophonique ! -, cet ouvrage remarquable dont je fus le premier lecteur et le premier metteur en page, est aujourd’hui épuisé et seulement disponible en format numérique.

 

Fort de cette bonne expérience, Rodolphe m’incita vivement à publier un premier ouvrage. En 2009, grâce aux bons soins des Éditions d’Héligoland de Gilles Arnaud parurent donc Orientations rebelles. S’enchaînèrent ensuite L’Esprit européen entre mémoires locales et volonté continentale (2011), Réflexions à l’Est (2012), Bardèche et l’Europe (2013), En liberté surveillée et Thierry Maulnier. Un itinéraire singulier (2014). Parallèlement, divers éditeurs me sollicitèrent pour participer à des recueils collectifs. En 2009, à l’initiative de Jacques Marlaud et de Pierre Le Vigan sortit La patrie, l’Europe et le monde. Éléments pour un débat sur l’identité des Européens chez Dualpha de Philippe Randa. Quatre années après la fin de L’Esprit européen, cet ouvrage se concevait comme le feu d’artifice final de l’aventure ! On y trouvait à la fois des articles d’abord publiés dans la revue et d’autres, inédits, dont mon « Patries, État et post-modernité dans le nouvel ordre de la Terre», repris plus tard dans le n° 31 (épuisé) de Krisis intitulé « Droite/Gauche » (mai 2009).

 

Collaborer à des ouvrages collectifs permet d’étendre notre carnet d’adresses. Ainsi l’ami Roland Hélie. Nous discutâmes un après-midi en 2012 devant la librairie Primatice de Philippe Randa. Lors de la table ronde annuelle de Terre & Peuple à Rungis quelques mois après, je revis Roland Hélie à son comptoir. Il me proposa tout de go si j’acceptais de répondre à un questionnaire sur l’Europe, ce qui donna ensuite Face à la crise : une autre Europe ! 30 points de vue iconoclastes. Enhardi, je le recontactais début 2013 pour lui soumettre l’ébauche bien avancée de Bardèche et l’Europe. Il l’accepta volontiers, l’édita rapidement et m’invita même à collaborer à la revue Synthèse nationale qui avait déjà repris quelques-unes de mes mises en ligne, d’où maintenant ma chronique « Livres au crible ». Grâce à la notoriété du site, je devins aussi l’une des plumes de Réfléchir & Agir et de Salut public.

 

Au delà de mon cas personnel, Europe Maxima a permis à d’autres contributeurs de se faire éditer. En 2010, André Waroch publia chez Le Polémarque Les Larmes d’Europe avec une préface de ma part. Un an plus tard, Claude Bourrinet écrivait chez Ars Magna, L’Empire au cœur que j’ai eu aussi l’honneur de préfacer, avant de donner à Pardès, trois ans plus tard, son superbe Stendhal. D’abord réticent à l’idée de rééditer son merveilleux Julius Evola, René Guénon et le christianisme (1978), Daniel Cologne accepta finalement de le ressortir en 2011, assorti d’une nouvelle préface relativisant certaines propositions initiales.

 

Oui, Internet nous a pour la circonstance grandement facilité le contact avec des éditeurs courageux. Il ne faut pas se contenter du seul Internet, mais soutenir l’indispensable complémentarité entre la Toile et l’édition imprimée comme le fait avec brio Synthèse nationale qui est à la fois un site régulièrement mis à jour et une revue bimestrielle. Il est évident qu’Internet comporte de grands avantages tactiques pour la guerre des idées. Mais il présente aussi de gigantesques défauts parmi lesquels sa vulnérabilité à la censure.

 

Le régime M.O.A. (mondialiste occidentaliste atlantiste) va de plus en plus le contrôler et, au nom du fallacieux « vivre ensemble » et de la lutte contre l’« extrémisme », proscrire non pas les sites islamistes, mais les sites mal pensants. Détenir à côté d’un site une revue, éponyme ou non, deviendra vite un atout considérable, nonobstant le coût élevé d’une formule papier à cause de l’imprimerie, de la mise en page et des tarifs postaux. Si le régime peut bloquer un site, il lui est plus difficile d’arrêter une revue surtout si elle opère de manière clandestine. Avec les techniques actuelles d’impression, il est désormais aisé d’imprimer chez soi : les faux-monnayeurs le font bien. Pourquoi pas les futurs concepteurs de samizdat de l’Occident globalitaire ? Cette éventualité n’est pas à négliger alors que s’accentue la répression étatique et para-étatique. Soyons conscients qu’il sera bientôt plus grave d’écrire ce que nous pensons que d’agresser une retraitée ou fumer un joint !

 

B.V. : Plus personnellement, dans Au-delà des vents du Nord, Stéphane François s’offusque de « la publication, dans ses revues [celles d’Alain de Benoist], d’articles d’auteurs très marqués à l’extrême droite, dénués de toute reconnaissance universitaire ou intellectuelle » et de te citer en compagnie d’Alexandre Douguine, de Jure Vujic et de Michel Drac. Ta réaction ?

 

scythian.jpgG.F.-T. : D’abord, je suis flatté, honoré même, d’être en si bonnes compagnies (rires). Je pourrai ensuite te répondre « Me ne frego (je m’en fous !) ». Sur le site Fragments sur les temps présents, Stéphane François réagit de façon assez plaisante aux féroces et justes critiques de Michel Onfray sur les universitaires. Il signe la pétition qui condamne cette attaque en se qualifiant de « Petit homme gris ». Je souscris à son point de vue : ce sont des universitaires, c’est-à-dire des fonctionnaires du savoir convenu, du sophisme et du psittacisme. Ils représentent bien cette caste qui « rapplique quand on la siffle » (dixit le défunt « empereur de Septimanie » Georges Frêche).

 

Je me moque de n’avoir aucune « reconnaissance universitaire ». Faut-il vraiment être reconnu par une baraque en ruine prête à  flamber ? Certes, mes travaux présentent une tournure universitaire avec un appareil de notes plus ou moins développé et des références étayées. Mais, contrairement à tout ce petit monde frelaté, je ne m’interdis rien. Si j’ai envie, un jour, de traiter de l’Amérique latine, puis le lendemain de la situation politique intérieure en Irak ou de l’histoire de tel ou tel peuple, je le ferai volontiers. J’œuvre en généraliste. Aucun champ des connaissances ne m’est a priori fermé. Je vais à rebours de la démarche universitaire qui prône l’hyper-spécialisation au point qu’on peut facilement devenir LE spécialiste planétaire des mouches en vol ultimement outragées au XXe siècle par les résistants de la vingt-cinquième heure. Je partage la conception de Rodolphe Badinand qui veut faire du site une « Encyclopédie du côté obscur », voire une somme contre-encyclopédique.

 

Quant à ne pas avoir de « reconnaissance intellectuelle », je rigole. Alexandre Douguine est en Russie un théoricien du néo-eurasisme qui paie chèrement ses critiques envers Vladimir Poutine puisqu’il n’enseigne plus à l’université d’État de Moscou. Jure George Vujic a publié en français trois essais dont le dernier, Nous n’attendrons plus les barbares (Kontre Kulture, 2015) est brillant. En peu de temps, Michel Drac est devenu l’un de nos penseurs les plus incisifs et des plus visionnaires. N’oublions pas qu’il a théorisé le concept salutaire de B.A.D. (bases autonomes durables).

 

Pour ma part, je ne cherche pas à obtenir de Stéphane François ou d’un autre universitaire du Système M.O.A. décati une quelconque reconnaissance intellectuelle. Cette reconnaissance intellectuelle, je l’ai déjà, n’en déplaise aux petits grisâtres de l’Alma Mater dégénérée. Sinon aurai-je pu collaborer dans Éléments, Krisis, Culture Normande, Le Magazine national des Seniors, L’Unité Normande, et, aujourd’hui, dans Synthèse nationale, Réfléchir & Agir et Salut public, être convié à une trentaine de conférences, participer à une quarantaine d’émissions radiophoniques sur Radio Courtoisie et à « Méridien Zéro » ? Stéphane François confond certainement notoriété médiatique qui est proche du zéro pour moi (je m’en réjouis !) et la reconnaissance effective de la part des militants et des lecteurs. C’est cette dernière qui m’importe.

 

B.V. : Pour revenir à Europe Maxima et à l’aune d’une actualité brûlante, n’était-ce pas outrecuidant, voire orgueilleux de nommer ainsi un site alors que l’Union européenne est encalminée dans des crises répétitives ?

 

G.F.-T. : Europe Maxima signifie « la Plus Grande Europe ». Cet idéal d’une Europe unie de Reykjavik à Vladivostok demeure le mien quand bien même je reconnais sa difficile faisabilité. La date du 6 août n’est pas anodine. C’est le jour de la Transfiguration. Europe Maxima peut s’appréhender comme une « Transfiguration de l’Europe » pour paraphraser un célèbre ouvrage du jeune Cioran. Cette « Plus Grande Europe » constitue surtout un mythe dans son acception sorélienne : il doit mettre sous tension tous les esprits préoccupés par les périls du premier quart du XXIe siècle. Son sous-titre, « Spiritualités – Puissance – Identités », est explicite. Le premier se réfère à notre héritage spirituel commun, ses traditions tant païennes que chrétiennes. La Puissance, au singulier, est inévitable quand le M.O.A. étatsunien, le métissage, l’immigration de peuplement, les religiosités secondaires et les défis économiques nous assaillent de toutes parts. Les identités témoignent de la naturelle variété des cultures, des peuples et des nations d’Europe qui, tous, procèdent de la même substance anthropologique, génétique et généalogique. Sans spiritualités et identités concrètes, la puissance ne saurait exister et la communauté géopolitique de destin qu’est l’œcumène européen n’aurait aucune colonne vertébrale. Spiritualités et identités sont complémentaires, ce qui suppose de clore au préalable les contentieux intra-européens comme le conflit frontalier du Donbass, la querelle de Gibraltar ou les minorités hongroises hors de Hongrie. Toutes ces divisions nous affaiblissent. Pourrons-nous relever ces enjeux exaltants quoique mortifères ? L’avenir tranchera…

 

B.V. : Hormis le maintien et le développement d’Europe Maxima pour les dix années qui viennent, as-tu d’autres projets ?

 

G.F.-T. : Outre la tenue d’Europe Maxima et la lecture quotidienne d’ouvrages et de périodiques afin d’alimenter des articles à venir, je poursuis bien sûr mes collaborations à Synthèse nationale, à Réfléchir & Agir et à Salut public. Les auditeurs de Radio Courtoisie et de « Méridien Zéro » le savent : je prépare le pendant biographique intellectuel de mon Thierry Maulnier. Un itinéraire singulier. Si je possède la plupart de ses ouvrages, je n’ai qu’une infime partie des articles parus, ce qui nécessite du temps et de nombreuses recherches. Pour la fin de cette année, je prévois de publier le troisième volume d’Orientations rebelles et L’Esprit européen entre mémoires locales et volonté continentale. Et j’ai aussi en tête des projets d’écriture sur ma conception identitaire de l’écologie radicale, les problématiques mitteleuropéenne et balkanique, l’avenir de l’Amérique latine ainsi qu’une enquête sur la Hongrie de Viktor Orban.

 

Est-ce s’éparpiller ? Je n’en sais rien ! En attendant qu’un oligarque me finance ou que j’épouse une vieille riche afin de capter son héritage (rires), le travail ne manque pas. Avec les orages qui s’amoncellent à l’horizon, il faut se préparer au pire. Pour l’heure, je ne suis qu’un guerrier des idées, un combattant des bibliothèques, un penseur pittbull, un factieux métapolitique. Si l’histoire s’accélère tragiquement, notre vision entrera probablement en résonance avec le public. Alors viendra le Kairos. N’oublions jamais que notre objectif fondamental est de construire une alternative totale, cohérente et radicale à cette société sordide et pourrie.

 

• Propos recueillis par Bastien Valorgues.

 


 

Article printed from Europe Maxima: http://www.europemaxima.com

 

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00:05 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : entretien, georges feltin-tracol, france | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 18 août 2015

Guy Mettan: Russie-Occident, une guerre de mille ans

Interview à Guy Mettan

Russie-Occident, une guerre de mille ans

Visitez le site du Cercle de l’Aréopage :
http://cercleareopage.org

Interview du Cercle de l'Aréopage:
Interview à Guy Mettan, Russie-Occident, une guerre de mille ans

Retrouvez les évènements du Cercle :
http://cercleareopage.org/conf%C3%A9r...

dimanche, 16 août 2015

« Le salafo-jihadisme est entretenu dans plusieurs pays… »

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« Le salafo-jihadisme est entretenu dans plusieurs pays… »

Entretien avec
Richard Labévière
Journaliste, Rédacteur en chef  du magazine en ligne : prochetmoyen-orient.ch
 

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Nous reproduisons l’entretien accordé par Richard Labévière au quotidien algérien El-Watan durant la conférence d’Alger sur « la dé-radicalisation », les 22 et 23 juillet derniers. Propos recueillis par Salima Tlemçani. Nous nous sommes permis de reprendre quelques erreurs de transcription qui altéraient la compréhension générale.

Spécialiste du financement du terrorisme islamiste,  Richard Labévière, rédacteur en chef du magazine en ligne prochetmoyen-orient.ch, dénonce « la naïveté, le machiavélisme ou l’hypocrisie » de certains Etats comme la Suisse ou la France, qui recyclent d’anciens membres du GIA (Groupes islamiques armés). Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il espère casser les faux-fuyants  du politiquement correct des Nations unies et parler carrément de « takfirisme », de déviation de l’Islam, d’Islam radical salafo-jihadiste, entretenus par certains pays qui doivent être interpellés pour faire le ménage chez eux.

- El-Watan : Pourquoi, après tant de victimes, on continue à parler d’extrémisme violent au lieu de terrorisme ? A-t-on peur d’identifier le mal et ses causes ?

Richard Labévière : Nous sommes face aux faux-fuyants sémantiques du politiquement correct, liés au fonctionnement et aux contraintes formelles de ce genre de rencontres organisées sous l’égide du Conseil de sécurité de l’ONU, où l’on évite de citer nommément les pays et les responsabilités impliquées dans le phénomène terroriste. Cela débouche sur une langue de bois qui évite de « nommer un chat un chat ». Pourtant, la conférence d’Alger sur la dé-radicalisation concerne bien le terrorisme salafo-jihadiste et ses idéologies. Celles-ci nous ramènent à deux filiations principales : à la doctrine des Frères musulmans de Hassan al-Bana et Sayed Qotb, ainsi qu’à l’idéologie wahhabite, telle qu’elle est véhiculée par les médersas et les conseils d’oulémas d’Arabie Saoudite, du Qatar et l’ensemble de leurs relais internationaux… Lorsqu’on travaille sérieusement sur ces dossiers, on ne peut pas éviter d’identifier les vraies responsabilités sans nommer les Etats impliqués donc responsables de l’extension de la menace terroriste.

Les bailleurs de fonds, sur lesquels j’ai beaucoup travaillé depuis 25 ans, sont en majorité des donneurs d’ordres saoudiens, koweïtis, Emiratis, etc… Ce rappel évident ne veut pas dire qu’il faille criminaliser en bloc ces Etats. Mais, je pense qu’il faut parler vrai et nommer les idéologies et les mécanismes en cause ; remonter aux sources de financement, déconstruire leurs filiations à l’étranger, afin d’établir les chaînes de responsabilité, quitte à heurter quelques sensibilités. Le terrorisme est une technique, un mode opératoire. On ne lutte pas contre une technique et un mode opératoire, mais contre des objectifs précis et des ennemis clairement identifiés. Ce travail de traçage permet de situer les opérateurs et les organisations malfaisantes qui financent, appuient et entretiennent l’expansion du phénomène terroriste.

Il faut donc casser ce politiquement correct des Nations unies et parler plus précisément du « takfirisme », des déviations de l’Islam, d’Islam radical salafo-jihadiste entretenus par certains pays qu’il faut maintenant interpeller afin qu’ils fassent le ménage chez eux… La tenue de cette conférence, à Alger, est très importante, non pas parce que l’Algérie constitue un modèle de l’antiterrorisme, mais certainement pour sa grande expérience en la matière.

Elle s’est démenée durant les années 1985/1998, toute seule, sans appuis internationaux. Ses forces de sécurité ont combattu les précurseurs de ce que nous appelons aujourd’hui Dae’ch, puisque les GIA pratiquaient les mêmes horreurs et avaient proclamé le califat, sauf qu’à l’époque il n’y avait pas de téléphone portable, ni d’internet ; et qu’on était bien avant les attentats du 11 Septembre 2001. L’Algérie d’aujourd’hui se trouve dans un contexte géostratégique très déstabilisé depuis la guerre franco-britannique relayée par l’OTAN en Libye. Ce pays a véritablement implosé. Il est actuellement aux mains de groupes « takfiristes ». Ces derniers se sont vite redéployés en Tunisie, dans les pays de la bande sahélo-saharienne, des côtes de la Mauritanie jusqu’à la Corne de l’Afrique, avec des jonctions opérationnelless entre AQMI, Ansar Eddine, Boko Haram et les Shebab somaliens, grâce à l’argent des narcotrafiquants d’Amérique latine, qui disposent de têtes de pont aéroportuaires en Guinée Conakry, au Maroc et en Mauritanie.

El-Watan : Du Maroc jusqu’en Asie, la « politique du chaos » organisé vise la destruction d’Etats comme l’Irak, la Syrie, la Libye ou le Yémen avec l’expansion de groupes comme Dae’ch, ayant pris la succession d’Al-Qaïda et de ses héritiers Taliban en Afghanistan. Ne sommes-nous pas en présence de prestations de services négociés entre les puissants de ce monde et les groupes islamistes armés, qui apparaissent aussi bien équipés que des Etats, pour semer mort et dévastation ?

RL : Vous avez raison. Souvenez-vous, de la guerre d’Afghanistan (1979 – 1989), on estimait à 35 ou 40 000 le nombre des activistes étrangers passés dans les factions les plus extrémistes, dont la nébuleuse d’Oussama Ben Laden, le fils illégitime de la monarchie saoudienne, des Services américains et pakistanais. Dans le contexte de la Guerre froide, les Américains ont toujours utilisé l’extrémisme radical sunnite, et ce, dès l’instant où le président égyptien Nasser s’était tourné vers Moscou. Les différentes administrations américaines (républicaines et démocrates) n’ont cessé d’utiliser les Frères musulmans pour lutter contre le nationalisme arabe en Egypte, au Yémen, en Palestine, en Asie centrale et même dans le Sin-Kiang chinois....

Cette politique a culminé en Afghanistan, où les Américains ont fabriqué Ben Laden et ses émules. Après le retrait des troupes soviétiques en 1989, ils n’ont pas assuré le service après-vente et les effets induits leur sont revenus en pleine figure. L’élève s’est retourné contre ses maîtres. Le deuxième élément clef concerne l’Arabie Saoudite, partenaire stratégique des Etats-Unis depuis la signature du Pacte du Quincy (février 1945) entre Ibn Séoud (le fondateur du royaume d’Arabie saoudite) et le président Roosevelt : les Etats-Unis gèrent les premières réserves d’hydrocarbures du monde, tandis que Riyad exporte le wahhabisme jusqu’en Indonésie, en Afrique, voire en Amérique latine et en Europe.

Ce qui nous amène à cette situation d’aujourd’hui où la France, par exemple, est partie en guerre contre Bachar al-Assad pour faire plaisir au nouveau roi Salman. Les marchés d’armement avec l’Arabie Saoudite représentent quelques 35 milliards d’euros. Mieux, après les attentats du 11 Septembre 2011, les Américains ont pointé du doigt les Saoudiens, mais ils ont attendu mai 2011 pour aller tuer Ben Laden alors qu’ils connaissaient parfaitement sa villégiature pakistanaise depuis plus de cinq ans… Ils ont décidé de le tuer en mai 2011 parce qu’ils ne voulaient empêcher une jonction entre Al-Qaïda et les révoltes arabes déclenchées en janvier 2011.

Le calcul américain consistait à mettre les Frères musulmans au pouvoir partout dans les pays arabes, en Tunisie, en Egypte, etc., mais, malheureusement pour eux, cela n’a pas marché. En tout cas, l’administration Obama a décidé a ce moment de tourner la page al-Qaïda et d’utiliser le chaos en recourant à de petits groupes en Irak et ailleurs, permettant à Dae’ch de se développer et de conquérir des territoires importants en Irak et en Syrie. Lorsque les fêlés de Dae’ch ont proclamé le califat, tout le monde s’est inquiété, à commencer par les pays du Golfe. Les Saoudiens ont eu peur qu’ils ne revendiquent la gestion des Lieux saints (La Mecque et Médine).

Dae’ch est né d’une scission interne d’al-Qaïda en Syrie et en Irak. Au départ, son expansion s’est faite avec la bienveillance, sinon sous le contrôle des services américains, turcs et saoudiens. Nous sommes dans une logique d’échecs en série, mais d’échecs et de désastres prémédités. D’abord en Afghanistan avec le retour des Talibans, puis surtout avec les conséquences désastreuses de la deuxième guerre d’Irak et la chute de Bagdad du printemps 2003. Quand le proconsul américain Paul Bremer démantèle l’armée irakienne et le parti baath, il sait très bien qu’il va favoriser les divisions ethniques et contribuer à re-tribaliser, sinon détruire le grand Etat-nation arabe qu’était l’Irak. Ce faisant, il met en œuvre la prophétie d’Oded Yinon - un conseiller du ministère israélien des Affaires étrangères - qui écrivait en 1982, qu’il était dans l’intérêt stratégique d’Israël de casser les Etats-nations arabes en autant d’ethnies et de tribus qui se combattraient entre-elles. Par extension, la « fitna », jetant les Sunnites contre les minorités chi’ites constitue une véritable aubaines pour les stratèges de Washington et de Tel-Aviv : diviser pour régner…

Les attentats commis par Dae’ch, ciblant des mosquées chi’ites en Irak, en Syrie, au Pakistan ou au Koweït, illustrent parfaitement cette théorie des néoconservateurs américains, dite de l’« instabilité constructive », permettant aux Etats-Unis et à leurs alliés d’exploiter le pétrole et les richesses de ces Etats fragilisés, sinon « faillis » en toute tranquillité.

El-Watan : Pourquoi à chaque fois, comme vous le dites, l’élève dépasse le maître et les Occidentaux, notamment les Américains, n’en tirent pas les leçons ?

RL : J’ai eu l’occasion, à maintes reprises, de dire que si Dae’ch n’existait pas, il aurait fallu l’inventer. Les puissances occidentales auraient dû l’inventer… Comment expliquez-vous qu’une coalition internationale anti-Da’ech aussi importante, avec des moyens aussi colossaux, n’arrive pas à neutraliser quelque 40 000 hommes disposant de quelques blindés ? Sur le plan militaire, cela est strictement inconcevable. Pour éradiquer Dae’ch, la plupart des experts militaires savent très bien qu’il suffirait de déployer au sol un contingent d’une dizaine de milliers de forces spéciales pour engager deux ou trois confrontations définitives.

On ne le fait pas parce qu’on veut canaliser le phénomène et l’utiliser pour déstabiliser la région, pour faire fonctionner les industries militaires et maintenir un niveau de violence nécessaire aux jeux d’alliances stratégiques, afin de contenir les pays dits « méchants » comme l’Iran, la Syrie qu’on veut démanteler et le Hezbollah libanais qui, pourtant défend aujourd’hui, en première ligne, l’intégrité et la souveraineté du Liban. Nous sommes dans une logique où, d’un côté, on assiste à la démultiplication de groupes armés qui profitent des revenus des trafics de drogue, d’armes d’êtres humains, d’ivoire d’éléphants…. et, de l’autre, des réponses tactiques d’une coalition internationale hétéroclite dont les Etats membres cherchent d’abord à défendre et promouvoir leurs propres intérêts économiques et stratégiques ; le plus bel exemple étant la Turquie. Sous prétexte de lutter contre Dae’ch, ce qu’elle ne fait pas, elle en profite pour décimer les Kurdes, qui constituent pourtant les premières forces engagées au sol contre les terroristes de l’ « Etat islamique ». 

En fait, les deux sont des ennemis complémentaires. Le terrorisme est un mal nécessaire qui rapporte beaucoup d’argent. On évite soigneusement de remonter aux causes, notamment financières du terrorisme parce qu’on identifierait alors ses véritables bénéficiaires. Prenons un seul exemple très actuel : naïveté ou machiavélisme de certains Etats comme la France ou la Suisse qui recyclent d’anciens terroristes des GIA dans des ONGs, spécialisées dans la défense des droits humains et de la démocratie. A défaut d’en pleurer, c’est à mourir de rire, sinon d’indignation. En mourir, c’est souvent le cas…

El-Watan : Dans cette confrontation géostratégique d’intérêts, l’Algérie est-elle la cible ou l’alliée ?

RL : Le peuple algérien a fait face au colonialisme, à la Guerre de libération, à la décennie noire (1988/1998). Quelle histoire ! Et maintenant, elle est confrontée, presque encerclée de menaces terroristes de toutes parts. Elle n’est pas forcément un « modèle », mais sa riche expérience en la matière peut être partagée. Quand les militaires parlent de « retex » (retour d’expérience), on voit très bien que les institutions algériennes fonctionnent, l’armée fait son boulot comme elle l’a fait auparavant, non seulement pour l’intégrité et la stabilité de l’Algérie, mais pour l’ensemble des autres pays de la Méditerranée, confrontés aux flux migratoires qu’ils n’arrivent pas à juguler. Sans l’Algérie, ce sont des millions et non pas des milliers d’immigrés qui se déverseraient dans les ports européens.

Mais il est clair que l’Algérie garde l’image du front du refus et qu’elle joue le rôle d’empêcheur de tourner en rond au sein de l’OPEP et d’autres institutions internationales, notamment l’Union africaine. Dans la mesure où elle a toujours revendiqué farouchement son indépendance et sa souveraineté sur les plans régional et international, elle devient un pays gênant comme l’ont été  l’Irak, la Libye et la Syrie aujourd’hui ainsi que les autres Etats-nations du Proche-Orient n’acceptant pas le nouvel ordre géostratégique américano-israélo-saoudien. Il y a des pays arabes qualifiés - comme l’avait proclamé en son temps la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice - de « modérés », cautionnant l’agenda des néoconservateurs américains et ceux qui refusent cet alignement. L’Algérie refuse l’alignement. Elle reste perçue comme un obstacle à la mondialisation économique libérale, sauvage et mafieuse, qui, faut-il le souligner, est toujours allergique aux Etats-nations forts, indépendants et souverains.

C’est pour cela qu’on veut démanteler la Syrie, qu’on a cassé l’Irak, qu’on a coupé le Soudan en deux Etats, comme on veut scinder le Yémen ainsi qu’on l’a fait au Kosovo, devenu aujourd’hui  un micro-Etat mafieux spécialisé dans les trafics d’organes humains, d’armes et de prostituées. On veut faire des Etats confettis qui acceptent le nouvel ordre des Américains. Lors de cette conférence d’Alger, le représentant de la Russie a déclaré que la Syrie est une ligne rouge, parce que si demain Dae’ch prend le pouvoir, l’ « Etat islamique » menacera le Caucase, à nouveau la Tchétchénie, voire directement Moscou. Heureusement que face aux pays du Golfe, qui financent et sous-traitent ces politiques destructrices, il y a des Etats comme l’Algérie et la Russie qui demeurent dans des logiques stato-nationales et régaliennes.

El-Watan : Justement, ne voyez-vous pas qu’à travers cette façon d’éviter de nommer les idéologies à l’origine de cette altération de l’Islam, il y a une volonté de protéger le Qatar et l’Arabie Saoudite ?

RL : Certainement ! Mais ces pays ne sont pas uniquement responsables de la diffusion des idéologies radicales, mais aussi, comme nous le disions, du financement de l’islamisme politique et militaire. Je travaille depuis 20 ans sur les financements des groupes islamistes terroristes, mais également sur les systèmes de medersa qui, à coups de pétrodollars, ont détruit les confréries soufies pluralistes dans toute l’Afrique subsaharienne, au Niger, au Sénégal et ailleurs afin de les remplacer par le dogme wahhabite totalement étrangers aux pratiques religieuses de ces pays.

C’est là que les choses doivent être clairement dites. Cela ne se fait peut-être pas d’une manière publique, mais dans les travaux à huis clos, les représentants du Niger, de la Fédération de Russie, du Sénégal, de l’Egypte ont exprimé des inquiétudes très claires. Il y a une prise de conscience de plus en plus générale, débouchant sur non pas la recherche de modèles « clés en main » de dé-radicalisation mais sur des « retex », des retours d’expérience propices à l’échange et à des coopérations régionales et internationales. La dé-radicalisation commence par l’école et l’éducation. Il faut être tout à fait rigoureux dans la formation des différentes instances de diffusion religieuses afin d’arriver à des pratiques modérées et respectueuses de la croyance des « autres ». Cette posture se fonde sur la connaissance de l’Autre, donc sur son acceptation. Les causes de tous ces extrémismes sont, très souvent d’abord liées à l’ignorance de l’Autre…

En Afrique subsaharienne, et même en Europe, il y a un débat sur la nécessité d’une réflexion approfondie sur l’Islam. Je ne suis pas islamologue, mais je me réfère à des spécialistes, comme le grand juriste égyptien (malheureussement disparu) Al-Ashmawi qui a lutté toute sa vie contre toutes les formes d’islamismes politiques et militaires ayant pris l’Islam en otage. Il plaidait, déjà au début des années 1980, pour un profond mouvement de réforme de l’Islam à travers des outils pédagogiques et institutionnels ad hoc, prônant notamment l’apprentissage du fait religieux dans les écoles, avec des accords et des conventions de partenariat de réciprocité entre les pays, parce que, à quoi sert-il que l’Algérie, la Tunisie, la France ou d’autres pays fassent des efforts sur l’apprentissage du fait religieux, si dans le même temps, les oulémas saoudiens continuent à affirmer que la terre est plate ?

El-Watan : Ne voyez-vous pas que l’Algérie reste victime d’une incompréhension, qui date des années 1990, et qui ressurgit aujourd’hui à travers certaines réactions internationales après les attaques terroristes de Tiguentourine et plus récemment de Aïn Defla, rappellant ainsi la logique des partisans du « qui tue qui ? » ?

RL : Je crois qu’il y a quand même une certaine évolution. Les anthropologues et les experts les plus sérieux ont tordu le cou à cette monstrueuse propagande, aux impostures intellectuelles et politiques du « qui tue qui ? ». Il y a quand même eu, rétrospectivement, une condamnation unanime de cette propagande, notamment en France, en Allemagne, en Suisse et même certains pays du Golfe, même si - nous le disions à propos des ONGs -, ces pays n’en n’ont pas tirer toutes les conséquences !

El-Watan : La Jordanie et le Bahreïn…

RL : Oui, les deux ont condamné les derniers attentats. Il est décevant de constater, néanmoins, que les pays arabes, surtout la Ligue arabe, n’assurent que le service minimum quand il s’agit de réagir aux attentats commis en Algérie. Mais quand le président du Sénat suisse tresse les louanges de la lutte antiterroriste, que le président Hollande loue les relations franco-algériennes en matière de lutte antiterroriste, que les Allemands voire les Britanniques, reconnaissent le rôle important joué par l’Algérie dans le même domaine, je pense que votre pays a fait un progrès considérable.

C’est vrai qu’il y a toujours cette réticence à son égard à cause de ses positions qui l’honorent face aux crises du Yémen, d’Irak, de Libye et de Syrie. Mais ses efforts diplomatiques dans le règlement pacifique des crises, comme celles du Mali, de Libye, du conflit entre l’Erythrée et l’Ethiopie, forcent le respect et une certaine reconnaissance internationale.

L’Algérie n’est pas sur la ligne américano-saoudo-israélienne. Elle gêne par sa tradition de la défense des indépendances nationales, notamment sur la Palestine, la Syrie et les autres crises proche-orientales. Ce qui la rend suspecte aux yeux de tous les pays qui ont décidé de s’aligner sur cet agenda américano-saoudo-israélien. Cet alignement a pour centralité le conflit israélo-palestinien et le règlement de la guerre en Irak et la Syrie. Nous sommes dans une logique de confrontation de deux camps, occidentalo-saoudo-israélien, et celui d’un front du refus représenté par l’Iran, la Syrie et le Hezbollah libanais ainsi que les nationalistes qui soutiennent la cause palestinienne.

El-Watan : Comment expliquer que les Algériens soient peu nombreux dans les rangs de Dae’ch, alors qu’ils constituaient le contingent le plus important au sein d’al-Qaïda  ?

RL : On peut identifier trois facteurs qui expliquent ce fait. Le premier est que chaque famille algérienne garde en mémoire l’histoire extrêmement douloureuse des années 1990. Le peuple algérien a eu cette maturité du malheur qui fait qu’aujourd’hui, ses enfants ne rêvent plus du jihad en Irak ou en Syrie, parce qu’ils en connaissent les impostures spirituelles et idéologiques. Le deuxième facteur est lié au fonctionnement des institutions de l’Etat algérien. Que l’on soit d’accord ou non avec la situation politique interne, il y a une réalité que personne ne peut nier. Les institutions fonctionnent.

L’Algérie a tenu le coup seule durant dix ans, sans l’appui de la communauté internationale, et aujourd’hui elle continue à le faire en déployant ses moyens militaires et diplomatiques et cela force, on l’a dit, une certaine reconnaissance, voire une admiration certaine. Le troisième facteur nous ramène aux fondamentaux à l’héritage de la Révolution nationale de l’indépendance de l’Algérie. En Syrie par exemple, la communauté algérienne est suspectée d’être l’alliée de l’Etat syrien et du baathisme mais aussi pour avoir une conception nationale qui est contradictoire avec la oumma. Pour moi, ce sont les trois raisons qui font que les Algériens soient peu présents dans les rangs de Dae’ch. On ne sort pas indemne de ce que vous aviez subi durant les années 1990 sans un minimum de mémoire et de maturité politique.

El Watan : L’armée algérienne a fait son travail, même si ce travail doit être mieux relayé par les médias, les mosquées, les écoles, etc. De nombreux spécialistes disent que l’intégrisme, qui constitue la matrice de l’extrémisme violent, est là et n’a pas été vaincu comme l’a été le terrorisme. N’y a-t-il pas de risque de retour vers les années de violence ?

RL : Je reste très confiant par rapport aux capacités institutionnelles algériennes, même s’il y a des difficultés à gérer l’avenir et à trouver des solutions aux nouveaux défis. L’Algérie est aujourd’hui fragilisée économiquement à cause de la politique de bas prix du baril de pétrole, imposée par l’Arabie Saoudite pour mettre en difficulté ses ennemis géopolitiques membres de l’Opep, à savoir le Venezuela, la Russie et l’Algérie.

El Watan : Voulez-vous dire que la baisse des prix du pétrole est une politique de sanction?

RL : C’est une manière de sanctionner les pays qui ne sont pas sur la ligne de la mondialisation économique vue par les Etats-Unis, les pays du Golfe et Israël. On crée un contexte économique qui défavorise l’Algérie, on attise certaines revendications sociales comme celles liées au gaz de schiste par exemple, ou encore on pousse à la confrontation communautaire, comme cela s’est passé à Ghardaïa, on aide à faire remonter des groupes islamistes du sud du pays, etc. En fait, on fait tout pour que plusieurs problèmes entrent en convergence et fragilisent l’Algérie. Cependant, je reste très confiant quant à la solidité des institutions du pays et de son armée pour faire face à ces situations construites.

El-Watan : Le fait que nous soyons entourés par des pays pourvoyeurs d’éléments de Dae’ch ne suscite-t-il pas le risque d’implantation de cette nébuleuse terroriste ?

Le trio Sarkozy-Cameron-Obama n’a pas pris conscience des conséquences de la guerre qu’il a menée en Libye, suscitant une implosion politique de ce pays immense. Rappelez-vous, l’Union africaine était en discussion avec les Libyens. Elle était sur le point d’arriver à une sortie de crise en faisant évoluer les positions d’El Gueddafi. Mais la France et la Grande-Bretagne ont décidé d’intervenir et d’outrepasser la résolution 1973 de l’ONU. A ce jour, ces pays n’ont pas encore fait leur mea culpa à propos du chaos qu’ils ont créé dans ce pays.

La grande force de l’Algérie, c’est sa stabilité. Si elle sombre, ce ne sont pas des milliers mais des millions de migrants qui vont se déverser en Europe. Cela est un atout essentiel. Il ne s’agit pas de culpabiliser seulement les pays européens qui n’accueillent pas suffisamment le flux migratoire, mais aussi les politiques au Nord, qui n’ont pas eu le courage de dire ou de provoquer une réunion internationale tripartite : Union européenne-Union africaine-Ligue arabe et de faire en sorte que les millions de dollars versés par l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe, aux medersas du Niger jusqu’au Sénégal, servent au développement local de ces régions afin de fixer les population locales et de lutter contre l’émigration clandestine. L’Algérie se trouve dans cette intersection-clé du dispositif.

El-Watan : Ces préoccupations ont-elles été soulignées lors de cette conférence d’Alger ?

RL : Oui, il y a eu des interventions très pertinentes, y compris de la part de l’UE, et cela a suscité des réactions du Niger, du Sénégal et de la Russie qui ont exprimé des inquiétudes locales, mais aussi la nécessité d’échange des expériences et une réponse globale à une lutte réelle contre Dae’ch et les nouvelles formes de violence terroriste. La finalité du terrorisme, on ne le dit pas souvent, est de faire de l’argent. S’il s’étend et reconduit ses canaux, c’est parce que nous n’étudions pas suffisamment les connexions du crime organisé, des grands cartels de cocaïne et des trafiquants d’ivoire d’éléphant qui évoluent en Afrique subsaharienne. Leur principal objectif est de faire de l’argent sous couvert de défense de l’Islam… Il s’agit de déconstruire cette imposture !

Propos recueillis Salima Tlemçani, journaliste, El-Watan

vendredi, 14 août 2015

Hervé Juvin : «L'union européenne, une entreprise à décerveler les peuples»

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Hervé Juvin : «L'union européenne, une entreprise à décerveler les peuples»
 
Ex: http://www.lefigaro.fr
Propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - D'après les révélations de Wikileaks, les trois derniers présidents auraient été mis sur écoute par la NSA. Hervé Juvin voit dans ce scandale le symbole de l'hégémonie américaine et de la naïveté des Européens.


Hervé Juvin est un écrivain et essayiste français. Il poursuit un travail de réflexion sur la transformation violente de notre condition humaine qui, selon lui, caractérise ce début de XXIè siècle. Il est par ailleurs associé d'Eurogroup Consulting. Il est l'auteur de Pour une écologie des civilisations (Gallimard) et vient de publier aux éditions Pierre-Guillaume de Roux Le Mur de l'ouest n'est pas tombé.


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Votre livre s'intitule Le mur de l'ouest n'est pas tombé. Comment analysez-vous l'affaire Franceleaks?

Ne nous faites pas rire! L'affaire des écoutes américaines des Présidents français, dont il est promis juré qu'elles se sont arrêtées en 2012, en dit plus sur l'état de la France que sur la réalité des écoutes. Partons du principe que tout le monde écoute tout le monde, suggérons avec le sourire que les Français ne sont pas les derniers à le faire, ajoutons que l'explosion de l'espionnage de données par les systèmes américains ne leur assure pas des triomphes stratégiques bien marquants, et regardons-nous!

«L'affaire des écoutes américaines des Présidents français, dont il est promis juré qu'elles se sont arrêtées en 2012, en dit plus sur l'état de la France que sur la réalité des écoutes.»

Les Français veulent croire que nous vivons dans un monde de bisounours. L'Europe est une entreprise à décerveler les peuples européens, ceux du moins qui croiraient que les mots de puissance, de force, d'intérêt national, ont encore un sens. C'est l'étonnement général qui devrait nous étonner; oui, l'intérêt national américain n'est pas l'intérêt français! Oui, entre prétendus alliés, tous les coups sont permis, et les entreprises françaises le savent bien! Oui, les Américains ne manquent pas de complices européens qu'ils savent diviser pour mieux régner! Oui encore, l'exceptionnalisme américain leur permet d'utiliser tous les moyens pour dominer, pour diriger ou pour vaincre, et la question n'est pas de protester, c'est de combattre!

Édouard Snowden est en Russie et ces révélations servent objectivement les adversaires des États-Unis. N'est-ce pas tout simplement de la géopolitique?

Le premier fait marquant de l'histoire Snowden, c'est que des pays qui se disent attachés à la liberté d'expression et indépendants n'ont pas souhaité l'accueillir, voire se sont alignés sur l'ordre américain visant à le déférer à la justice américaine. Il n'y a pas de quoi être fiers, quand on est Français, et qu'on a été l'un des champions des non-alignés! Nous sommes rentrés dans le rang ; triste résultat de deux présidences d'intérim, avant de retrouver un Président capable de dire «non!».

Le second fait, c'est que Snowden a révélé un système de pouvoir réellement impérial, qui tend à assurer de fait un empire mondial américain. Nous sommes face au premier nationalisme global. Le point crucial est l'association manifeste d'une surpuissance militaire, d'une surpuissance d'entreprise, et d'un universalisme provincial - une province du monde se prend pour le monde et veut imposer partout son droit, ses normes, ses règles, ses principes, en recrutant partout des complices. Ajoutons que l'affaire des écoutes, celle de la livraison des frégates «Mistral», comme celle des sanctions contre la Russie, éclairent la subordination absolue de ceux que les États-Unis nomment alliés, alors qu'ils les traitent comme des pions ; est-ce la manifestation de la stratégie du «leading from behind» annoncée par Barack Obama dans un célèbre discours à West Point?

«Le second fait, c'est que Snowden a révélé un système de pouvoir réellement impérial, qui tend à assurer de fait un empire mondial américain. Nous sommes face au premier nationalisme global.»

juvcJRL._SX310_BO1,204,203,200_.jpgLe troisième fait est au cœur de mon livre, Le Mur de l'Ouest n'est pas tombé. Les États-Unis attendent la guerre, ils ont besoin de la guerre extérieure qui seule, va les faire sortir de la crise sans fin où l'hyperfinance les a plongé. Seul, un conflit extérieur les fera sortir du conflit intérieur qui monte. D'où la rhétorique de la menace, du terrorisme, de la Nation en danger, qui manipule l'opinion intérieure et qui assure seule l'injustifiable pouvoir de l'hyperfinance sur une Amérique en voie de sous-développement.

Quel est, selon vous, le jeu américain vis-à-vis de la Russie?

La Russie est l'un des pôles de la résistance à l'ordre américain. Et c'est, à ce jour, la seule puissance militaire réellement capable de faire échec à une agression américaine. Cantonner, encercler, affaiblir la Russie, vient donc en tête de l'agenda effectif des États-Unis. Le général Wesley Clark l'a dit sans ambages ; «il faut en finir avec les États-Nations en Europe!» Voilà pourquoi, entre autres, l'idéologie américaine nous interdit toute mesure pour lutter contre l'invasion démographique qui nous menace, promeut un individualisme destructeur de nos démocraties et de notre République, veut nous contraindre à une ouverture accrue des frontières, notamment par le traité de libre-échange transatlantique, et nous interdit de réagir contre les atteintes à notre souveraineté que représente l'extraterritorialité montante de son droit des affaires.

«C'est, à ce jour, la seule puissance militaire réellement capable de faire échec à une agression américaine. Cantonner, encercler, affaiblir la Russie, vient donc en tête de l'agenda effectif des États-Unis.»

Les États-Unis réveillent le fantôme de la guerre froide pour couper le continent eurasiatique en deux. C'est le grand jeu géopolitique des puissances de la mer qui est reparti ; tout, contre l'union continentale eurasiatique! Bill Clinton a trahi les assurances données à Gorbatchev par George Bush ; l'Otan ne s'étendra jamais aux frontières de la Russie. Les États-Unis accroissent leur présence militaire dans l'est de l'Europe, dans ce qui s'apparente à une nouvelle occupation. Que font des tanks américains en Pologne et dans les pays baltes? Le jeu géopolitique est clair ; l'Eurasie unie serait la première puissance mondiale. Les États-Unis, on les comprend, n'en veulent pas. On comprend moins leurs complices européens. Et moins encore ceux qui répètent que la puissance, la force et les armes ne comptent pas!

Poutine ne cède-t-il pas au défaut (autocratie, volonté expansionniste) que l'Occident lui prête?

Critiquer la volonté impériale des États-Unis n'est pas encenser Monsieur Poutine! Quand je critique la confusion stratégique américaine, je n'écris rien que des élus américains, comme Elizabeth Warren, comme Rand Paul, comme Jeb Bush lui-même, qui vient de déclarer qu'il n'aurait jamais envahi l'Irak, ont déclaré!

Je constate simplement que les États-Unis ont eu peur du rapprochement entre l'Union européenne et la Russie, qui aurait menacé le privilège exorbitant du dollar, et qu'ils se sont employés à la faire échouer, comme ils s'étaient employés à affaiblir l'euro. Je constate ensuite que le Président Poutine a tourné la page du communisme pour renouer avec la tradition des tsars ; il a un confesseur, il favorise l'orthodoxie et redonne prestige et autorité à la troisième Rome, il discute avec le Pape François, etc. tout ceci dans un contexte où les États-Unis utilisent les droits de l'individu, sans origine, sans sexe, sans race, sans quoi que ce soit qui le distingue, sauf l'argent, pour dissoudre les sociétés constituées et en finir avec la diversité des cultures et des civilisations, qui n'est rien si elle n'est pas collective. Je salue le fait que la Russie soit un pôle de résistance à l'individualisme absolu, comme l'Inde, comme la Chine, comme l'Islam à sa manière, et qu'elle garde le sens de la diplomatie, qui est celui de reconnaître des intérêts contraires, pas d'écraser ses opposants. La France ne l'est plus. On n'est pas obligé d'être d'accord avec eux sur leur manière singulière d'écrire l'histoire de leur civilisation, pour être d'accord sur le fait que leur singularité est légitime, puisqu'ils l'ont choisie, et mérite d'être préservée!

«Le Président Poutine a tourné la page du communisme pour renouer avec la tradition des tsars ; il a un confesseur, il favorise l'orthodoxie et redonne prestige et autorité à la troisième Rome, il discute avec le Pape François.»

La chute de la diversité des sociétés humaines est aussi, elle est plus grave encore que la chute de la biodiversité animale et végétale. Car c'est la survie de l'espèce humaine qui est en danger. Il n'y aura plus de civilisation, s'il n'y a pas des civilisations. Et la Russie orthodoxe, comme l'Islam chiite, comme l'hindutva de Narendra Modi, sont des incarnations de cette merveille ; la diversité des formes que l'homme donne à son destin.

Les Russes savent aussi écouter leurs partenaires et leurs adversaires?

Un peu d'histoire. L'invention, l'entraînement, le financement d'Al Qaeda, des talibans, a enfoncé une épine dans le pied de l'URSS, dont elle ne s'est pas relevée. Brzezinski l'a dit avec une rare franchise ; «Al Quaeda a produit des dégâts collatéraux ( side effeects) sans importance dans la lutte que nous avons gagnée contre l'URSS». Partout, y compris pour justifier l'intervention armée en Europe et pour défendre l'islamisation de l'Europe, les États-Unis derrière leur allié saoudien, se sont servis de l'Islam. Ils s'en servent en Inde, en Chine, ils s'en sont servis en Tchetchénie. Et ils se préparent à renouveler l'opération au sud de la Russie, en déstabilisant les États d'Asie centrale et l'extrême-est de la Chine.

«La diplomatie française, sidérée par les néo-cons qui l'ont envahie, ne semble plus savoir lire une carte de géographie.»

Parmi les preuves multiples, regardons la prise de Palmyre par l'État islamique. Admettons qu'un vent de sable ait effectivement empêché toute intervention aérienne pour la prise de Ramadi, quelques jours plus tôt. Mais Palmyre! Dans une zone désertique, sans grand relief, Palmyre qui ne peut être atteinte que par des pistes ou des routes droites sur des kilomètres, en terrain découvert ; une armée qui dispose de l'exclusivité aérienne, comme celle de la coalition, peut empêcher toute entrée ou sortie d'un seul véhicule de Palmyre! L'inaction de la coalition est inexplicable. La diplomatie française, sidérée par les néo-cons qui l'ont envahie, ne semble plus savoir lire une carte de géographie. Mais une France devenue pauvre en monde, livrée à la confusion des valeurs et des intérêts, une France qui n'incarne plus la résistance à l'intérêt mondial dominant qu'est l'intérêt national américain, qui sera peut-être demain l'intérêt chinois, est-elle encore la France?

La rédaction vous conseille :

jeudi, 13 août 2015

De la notion de « verticalité »

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De la notion de « verticalité »

Entretien avec Robert Steuckers

Propos recueillis par Xavier Deltenre

XD : Suite à votre bref article paru naguère sur « novopress.info » (

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2015/06/11/reflexions-generales-sur-les-reformes-du-college-en-france.html ) et suite aussi à la parution du numéro de juin du « Causeur » d’Elizabeth Lévy et de l’entretien que celle-ci accorde à « Figaro-Vox », votre défense des héritages classiques et renaissancistes induit-elle une défense de l’école verticale ?

RS : Cette nouvelle notion de « verticalité », posée d’emblée comme péjorative dans le cadre actuel de l’école, dérive sans nul doute du jargon « pédagogiste » qui, comme le souligne très justement Elizabeth Lévy, veut faire l’égalité tout en brouillant pistes et repères, tant et si bien qu’on débouche sur une soupe immangeable qui ne favorise certainement pas les plus démunis intellectuellement ni même les plus doués car les dons ne peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes que s’ils sont encadrés par des balises qui orientent les esprits précoces et apaisent les inquiétudes juvéniles. Revenons à la notion (bancale) de « verticalité ». La pédagogie des fondamentaux en langues (langue maternelle comprise) ou en mathématiques exige un degré de verticalité (autorité du maître d’école + nécessité de mémoriser des règles par cœur). L’approfondissement ou l’approche de textes ou de problèmes réels postulent plutôt une pédagogie horizontale, celle du séminaire (à l’allemande, dérivée de la pédagogie de Pestalozzi), comme le décrit avec tout le brio voulu Georges Gusdorf dans son livre fondamental sur l’herméneutique : autour d’une table, ou de bancs disposés en « U », le maître et les élèves (à partir de seize ans) entrent de conserve dans tous les méandres des textes (à l’instar de Heidegger en Allemagne, cf. les mémoires de Hans Jonas, ou de Léo Strauss aux Etats-Unis). Ou travaillent ensemble sur un problème physique ou mathématique. Ou, à un échelon non encore universitaire, commentent en langue maternelle ou en langue étrangère, un film documentaire ou un chef d’œuvre du 7ème art. Dans ce sens, « verticalité » et « horizontalité » se complètent. La rigueur verticale, nous disait déjà Erasme, est très nécessaire pour les jeunes enfants qui, de surcroit, aiment à participer à de petits concours qui révèlent leurs capacités à mémoriser des noms d’animaux ou de plantes, des capitales d’Etat, des dates historiques, etc. Cette rigueur verticale et ce tropisme vers le « par cœur » deviennent moins nécessaires à partir d’un certain degré de formation où l’éveil (adulte) commence à se faire. A ce niveau, s’imposent toute naturellement les techniques plus horizontales du séminaire et les méthodes plus libertaires, héritées de Pestalozzi (disciple de Rousseau), et des pédagogies alternatives, pensée dans le sillage de Nietzsche et des mouvements de jeunesse à l’époque où ceux-ci se rebellaient justement contre les rigidités mentales des « établissements d’enseignement » fustigés par le « Solitaire de Sils-Maria ».

Le problème est là : il faut de la rigueur mais non de la rigidité, non de la répétition ad nauseam, ou comme le disait si bien Montaigne : « Des têtes bien faites et non des têtes bien pleines ». Les slogans sans profondeur n’ont aucune valeur pédagogique ni civique, fussent-ils ânonnés sur le mode « soft » ou « festiviste », pour reprendre ici un terme-culte, important, très critique à l’égard des travers de notre époque et qui nous a été légué par le regretté Philippe Muray dont Elizabeth Lévy est justement une excellente disciple.

Le festivisme est purement « horizontaliste » dans ses stratégies sociales. Il entend abattre des verticalités qu’il confond allègrement avec des hiérarchies politiques mutilantes qui freinent les élans émotionnels, passionnels, sexuels, etc. Marcuse, soupçonné d’avoir été un agent de l’OSS américain, ancêtre de la CIA, voulait, dans les années 60, préludes de notre festivisme ambiant, libérer l’« Eros » des corsets soi-disant imposés par la « civilisation », donc dissoudre les balises pour laisser libre cours aux pulsions, par exemple celles d’un Cohn-Bendit, qui les avait revendiquées devant le ministre gaulliste Alain Peyrefitte, qui, lui, avait eu cette extraordinaire répartie : « Allez vous tremper le cul dans une piscine ! ». Cependant, comme le prouvent les littératures d’inspiration vitaliste entre 1880 et 1914 (ainsi que leur postérité après 1918), l’expression de ces élans, chez David Herbert Lawrence, Victor Segalen, Richard Dehmel, Oskar Panizza, etc., n’accède à la classicité littéraire que s’ils ont d’abord été disciplinés par une certaine « verticalité » pédagogique. Ces élans sont protestataires, s’opposent à des rigidités et des répétitions. Aujourd’hui, où le festivisme est dissolvant à l’extrême, le recours à certaines verticalités s’avère nécessaire. Foucault voulait un pôle de rétivité pour dissoudre  les avatars de l’Etat absolu, né au 17ème siècle suite à la Fronde et à la révolte des Nus-Pieds en Normandie. Il a formulé ce vœu et tenté de générer sa propre pratique de la dissolution festiviste, à l’ère où l’Etat gaullien était déjà battu en brèche par l’ambiance consumériste des « Trente Glorieuses ». Foucault, au fond, est arrivé trop tard. Il aurait dû vivre avant 1914 où il se serait fait le compagnon de route des nietzschéens joyeux du Wandervogel allemand et des animateurs des cabarets polissons de Berlin et de Munich.

Aujourd’hui toute rétivité utile, salvatrice des acquis de notre civilisation, ne peut tabler que sur le « common sense », sur la « décence commune » d’Orwell et de Michéa. Et non plus sur les marginaux, appuyés par un pouvoir banquier et économiciste. Les festivistes stipendiés n’ont ni l’audace ni le courage ni la férocité d’un Panizza. D’où exiger le retour à une certaine verticalité pragmatique et non absoluiséeà l’école cassée est un acte de rétivité dans un monde où le pouvoir impose le spectacle festiviste. Dont acte. Face à ce pouvoir, nous devons être des « rétifs verticaux ».

Robert Steuckers,

Woluwé-Saint-Lambert & Madrid, juin-juillet 2015.

dimanche, 09 août 2015

Free discussion in Madrid, July 18th, 2015

Free discussion in Madrid, July 18th, 2015 (English)

Charla distendida en el Hogar Social Madrid con el periodista y escritor belga Robert Steuckers, que accedió a contestar nuestras preguntas sobre temas de muy distinta índole, el sábado 18 de julio de 2015.

vendredi, 26 juin 2015

« Si Daech n’existait pas, il aurait fallu l’inventer »

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« Si Daech n’existait pas, il aurait fallu l’inventer »

Richard Labévière
Journaliste, Rédacteur en chef  du magazine en ligne : prochetmoyen-orient.ch
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Avec l'aimable autorisation de Richard Labévière

Richard Labévière, expert des questions internationales et stratégiques, écrivain et rédacteur en chef de Proche et Moyen-Orient.ch/Observatoire géostratégique, analyse le changement de posture des États-Unis dans le traitement des questions liées au terrorisme.

Dans un contexte international volatile et fragmenté, marqué par la disparition progressive du leadership américain, la multiplication des acteurs et la fin des alliances stables, la configuration de la menace terroriste est de plus en plus complexe. Comment a évolué le traitement du phénomène terroriste par les puissances occidentales et leurs alliés ? Comment expliquer les contradictions entre la déclaration d'une guerre totale contre le terrorisme incarné par des organisations comme le groupe État islamique (EI ou Daech), et dans la pratique, un conflit de moyenne et basse intensité contre l'EI ? Pourquoi l'approche politique de résolution des crises a été supplantée par la logique sécuritaire du maintien, de l'entretien et de la gestion de ces situations ? Richard Labévière, expert des questions internationales et stratégiques, rédacteur en chef de Proche et Moyen-Orient.ch/Observatoire géostratégique, répond à L'Orient-Le Jour.

Q : Le 27 mai 2015, à Genève, vous avez organisé un colloque sur le terrorisme dans lequel vous parlez d'« anciennes menaces » mais de « nouveaux enjeux ». Qu'entendez-vous par là?
R : Le premier point sur les anciennes menaces était de montrer la vraie filiation historique de Daech. Souvent les observateurs pressés ont l'habitude de dire que Daech est né en Irak. Mais avant l'Irak, ce groupe s'est inspiré des méthodes et de l'idéologie des islamistes armés algériens, le Groupe islamique armé (GIA), qui entre 88 et 98 ont été les terroristes de la décennie sanglante (tortures et massacres collectifs au nom de la restauration du califat). Dans les méthodes d'assassinat et dans l'idéologie, ces islamistes ont donc été les précurseurs de Daech. Maintenant en ce qui concerne les nouveaux enjeux face à la menace terroriste et ses transformations, nous sommes passés par plusieurs stades. L'isolement international de pays comme l'Algérie qui a fait face seul au terrorisme à l'époque, puis après le 11 septembre et à partir du moment où les États-Unis sont touchés sur leur sol, la guerre contre le terrorisme qui devient l'affaire du monde entier. Après les révoltes arabes et jusqu'à ce jour, la grande nouveauté que l'on peut observer est la gestion de crises. On gère la menace terroriste sans chercher à la résoudre ou à l'éradiquer. La gestion de crise est devenue un mode de gouvernance. On canalise, on oriente, on instrumentalise.

Pourquoi estimez-vous que c'est après les révoltes arabes que le changement a été initié ?
Rappelons-nous pourquoi les Américains ont décidé d'éliminer Oussama Ben Laden (chef d'el-Qaëda) en mai 2011 alors qu'ils savaient depuis 4 ans qu'il était au Pakistan et ne bougeaient pas ? Parce que les révoltes arabes de janvier 2011 avaient commencé et que l'administration américaine ne voulait surtout pas qu'el-Qaëda récupère et instrumentalise la contestation, quand la réponse thermidorienne à ces révoltes à l'époque était les Frères musulmans. En mai 2011, on mise donc sur les Frères, et cela va s'avérer une catastrophe. À partir du moment où la dernière approche des États-Unis au Moyen-Orient a échoué, il n'y a pas eu d'approche politique régionale précise face à la crise syrienne, à l'implosion de l'Irak, aux conséquences de la guerre en Libye qui a touché tous les pays voisins de la zone sahelo-saharienne des côtes marocaine à la Corne de l'Afrique.

Comment se traduit aujourd'hui la gestion du terrorisme au Moyen-Orient ?
Prenons un exemple parlant, le sommet anti-Daech organisé par François Hollande en juin à Paris. Premièrement, il n'invite pas l'Iran qui est un pays majeur pour combattre Daech. Deuxièmement, la France fait partie de la coalition qui comprend une cinquantaine de pays ; or face aux participants à la conférence, M. Hollande explique que la lutte contre Daech sera longue sur le plan opérationnel (d'où l'idée de gestion), estimant en outre qu'il ne faut pas changer de stratégie parce que celle de la coalition est la plus adaptée. Or n'importe quel militaire sait parfaitement que l'on n'éradique pas une formation comme Daech simplement avec des bombardements aériens. C'est un principe de stratégie militaire. Dans ce genre de conflit, si l'on ne déploie pas de troupes au sol pour entrer dans une confrontation directe (ce que la France a fait au Mali, combats de corps à corps entre forces spéciales et jihadistes) cela ne donnera rien. Dans le cas de Daech, nous sommes dans cette fameuse équation : on ne résout pas le problème par des décisions militaires frontales, on gère sur le long terme et d'une certaine façon on en tire profit. Sur ce point précis, un expert du Pentagone avait affirmé que si l'on voulait véritablement venir à bout de l'EI, il faut 10 mille militaires au sol, une bataille frontale décisive et l'affaire est réglée. Or aujourd'hui, près de la moitié des avions de la coalition rentrent à leur base avec leurs bombes qu'ils n'ont pas larguées.
Nous pouvons prendre également l'exemple d'el-Qaëda que l'on aide dans un pays et que l'on combat ailleurs. On les soutient en Syrie, mais on tue leur chef au Yémen à 2-3 jours d'intervalle. Tout cela révèle qu'il n'y a plus de politique proche et moyen-orientale construite parce que ce n'est plus central aujourd'hui pour les États-Unis. Il faut replacer le logiciel géopolitique à son bon niveau. Nous avons oublié qu'au début de son second mandat, Barack Obama avait rappelé la chose suivante : l'avenir des intérêts américains se situe en Asie-Pacifique et en Asie centrale. Cela ne passe plus par le contrôle du Moyen-Orient, mais par ce que Zbigniew Brzeziński appelait Eurasie, c'est-à-dire les routes de Marco Polo, de Venise à Vladivostok. C'est pour cela que la priorité, avant de résoudre au cas par cas les crises au Moyen-Orient, reste la normalisation avec l'Iran et la recherche d'un accord sur le nucléaire. L'obsession américaine est aujourd'hui de contenir la Chine et le retour de la Russie comme puissance régionale dans son accord stratégique avec Pékin. De cette priorité-là découle des postures au Moyen-Orient qui vont être différentes en fonction des situations.

En l'absence d'une approche régionale globale, y a-t-il néanmoins des lignes rouges à ne pas franchir dans la région?
Oui, il y a 4 lignes rouges qui ne bougent pas. La défense de Bagdad, parce que symboliquement après 2003 les Américains ne peuvent pas permettre que Daech prenne Bagdad. La défense et la protection de la Jordanie qui est un protectorat américano-israélien. Le Kurdistan qui reste une des dimensions essentielles de l'évolution de l'arc de crise et de la transformation à venir parce que du Kurdistan dépend la façon dont les acteurs tentent d'instrumentaliser la question kurde. Le Liban également parce que dans leur absence de vision globale encore une fois, les États-Unis et la France ne peuvent se permettre que l'on revive une instabilité générale telle que l'on a pu la vivre entre 1975 et les accords de Taëf de 1990. Même s'il y a encore des situations grises, des incursions dans la Békaa, et les conséquences que l'on connaît de la bataille du Qalamoun syrien. Aujourd'hui, il est certain que les États-Unis gèrent les crises au coup par coup. Mais surtout de la manière dont ils gèrent la criminalité chez eux. Dans les différents États les plus problématiques avec les gangs et les mafias, il y a un modus vivendi, on ne démantèle pas le crime organisé, on le canalise et on le gère. On protège les zones riches avec des sociétés militaires privées, et on laisse les criminels raqueter les parties les plus pauvres de la société américaine. Donc on instaure des sociétés à plusieurs vitesses avec des ghettos, des zones protégées, des zones abandonnées. La politique étrangère étant une extension de la politique intérieure.

Vous considérez que le « terrorisme » est devenu le stade suprême de la mondialisation, cette évolution dans le traitement du phénomène serait selon vous liée à la transformation du système capitaliste ?
Oui, le terrorisme rapporte et s'inscrit dans la logique de la mondialisation économique parce que la lutte contre le terrorisme génère des millions d'emplois dans les industries d'armement, de communication, etc. Le terrorisme est nécessaire à l'évolution du système capitaliste lui-même en crise, mais qui se reconfigure en permanence en gérant la crise. Cette idée de gestion sans résolution est consubstantielle au redéploiement du capital. Dans un brillant essai, La part maudite, Georges Bataille avait expliqué à l'époque en 1949 que toute reconfiguration du capital nécessite une part de gaspillage qu'il appelle la consumation et aujourd'hui on peut dire que le terrorisme est cette part de « consumation » organiquement liée à l'évolution du capitalisme mondialisé. Si Daech n'existait pas, il faudrait l'inventer. Ça permet de maintenir une croissance du budget militaire, des millions d'emplois de sous-traitance dans le complexe militaro-industriel américain, dans la communication, dans l'évolution des contractors, etc. La sécurité et son maintien est devenue un secteur économique à part entière. C'est la gestion du chaos constructif. Aujourd'hui des grandes boîtes, comme Google par exemple, supplantent l'État et les grandes entreprises en termes de moyens financiers pour l'investissement et la recherche dans le secteur militaire américain en finançant des projets de robots et de drones maritimes et aériens. Tout cela transforme le complexe militaro-industriel classique et rapporte beaucoup d'argent. Pour cette transformation le terrorisme est une absolue nécessité, Daech n'est donc pas éradiqué mais entretenu parce que cela sert l'ensemble de ces intérêts. Et là nous ne tombons pas dans la théorie du complot, c'est une réalité quand on examine l'évolution de l'économie.

Quelles sont les conséquences de cette logique ?
C'est surtout qu'on encourage les causes et les raisons sociales de l'émergence du terrorisme. On ne dit pas suffisamment que ceux qui aujourd'hui s'engagent dans les rangs de Daech et reçoivent un salaire proviennent des lumpen prolétariat de Tripoli ou autres zones où les gens vivent dans une extrême pauvreté parce que l'évolution du capitalisme affaiblit les États, les politiques sociales, et les classes les plus défavorisées sont dans une situation de survie de plus en plus complexe. Sans réduire le phénomène à une seule cause, le mauvais développement et la déglingue économique constituent tout de même une raison importante de l'expansion de Daech. Face à cela, les États-Unis ont entretenu la situation de faillite des États de la région sahelo-saharienne et favorisé la création de micro-États mafieux. Cette logique de traitement sécuritaire montre que l'argent est devenu le facteur principal des relations internationales aujourd'hui. La raison pour laquelle l'Arabie saoudite, le Qatar sont devenus des partenaires tellement importants pour les pays occidentaux c'est parce qu'ils ont de l'argent et dans leur logique de Bédouins, les Saoudiens pensent que l'on peut tout acheter. L'argent a supplanté l'approche politique des relations internationales, c'est la donnée principale et la direction de la gestion des crises. D'où ce poids totalement démesuré de l'Arabie saoudite, du Qatar, des Émirats, du Koweït, dans la gestion des crises du Proche et Moyen-Orient. Quand on voit que les Saoudiens arrosent d'argent le Sénégal, et que ce dernier envoie 200 soldats au Yémen on sent le poids de l'argent. On voit aussi comment cette course à l'argent explique la nouvelle diplomatie française.

C'est- à-dire ?
Du temps du général de Gaulle et de François Mitterrand, on parlait d'une politique arabe de la France, aujourd'hui on parle d'une politique sunnite de la France. La diplomatie française colle aujourd'hui aux intérêts saoudiens, parce que la France vend de l'armement, des Airbus à Riyad, aux Émirats, au Koweït... Ça représente 35 milliards de dollars lourds pour le Cac 40. C'est une diplomatie de boutiquier où la vision stratégique de l'intérêt national et de la sécurité nationale est supplantée par la course à l'argent. Les élites administratives et politiques ne parlent plus de la défense de l'intérêt national mais de la défense de leurs intérêts personnels. L'argent explique leur démission et leur trahison des élites. Dans ce contexte-là, la liberté d'expression s'est réduite à une simple alternative être ou ne pas être Charlie. S'exerce aujourd'hui une « soft » censure qui fait que dans les médias mainstream on peut difficilement faire des enquêtes ou critiquer l'Arabie saoudite ou le Qatar. La diplomatie est gérée par une école néoconservatrice française qui a substitué à la politique et l'approche internationale, une morale des droits de l'homme qui est un habillage à la course à leurs intérêts financiers.

Richard Labévière

Source   

   l'orient-le-jour

samedi, 20 juin 2015

L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

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L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

par Robert Redeker

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Robert Redeker, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la question du progrès. Robert Redeker vient de publier un essai intitulé Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015).

FIGAROVOX. - L'idée de progrès, expliquez-vous, n'est plus le moteur des sociétés occidentales. Partagez-vous le constat de Jacques Julliard qui explique que le progrès qui devait aider au bonheur des peuples est devenu une menace pour les plus humbles?

Robert REDEKER. - Le progrès a changé de sens. De promesse de bonheur et d'émancipation collectifs, il est devenu menace de déstabilisation, d'irrémédiable déclassement pour beaucoup. Désormais, on met sur son compte tout le négatif subi par l'humanité tout en supposant que nous ne sommes qu'au début des dégâts (humains, économiques, écologiques) qu'il occasionne. Le progrès a été, après le christianisme, le second Occident, sa seconde universalisation. L'Occident s'est planétarisé au moyen du progrès, qui a été sa foi comme le fut auparavant le christianisme. Il fut l'autre nom de l'Occident.

Aujourd'hui plus personne ne croit dans le progrès. Plus personne ne croit que du seul fait des années qui passent demain sera forcément meilleur qu'aujourd'hui. Le marxisme était l'idéal-type de cette croyance en la fusion de l'histoire et du progrès. Mais le libéralisme la partageait souvent aussi. Bien entendu, les avancées techniques et scientifiques continuent et continueront. Mais ces conquêtes ne seront plus jamais tenues pour des progrès en soi.

Cette rupture ne remonte-t-elle pas à la seconde guerre mondiale et de la découverte des possibilités meurtrières de la technique (Auschwitz, Hiroshima)?

Ce n'est qu'une partie de la vérité. L'échec des régimes politiques explicitement centrés sur l'idéologie du progrès, autrement dit les communismes, en est une autre. L'idée de progrès amalgame trois dimensions qui entrent en fusion: technique, anthropologique, politique. Le progrès technique a montré à travers ses possibilités meurtrières sa face sombre. Mais le progrès politique -ce qui était tenu pour tel- a montré à travers l'histoire des communismes sa face absolument catastrophique. Dans le discrédit général de l'idée de progrès l'échec des communismes, leur propension nécessaire à se muer en totalitarismes, a été l'élément moteur. L'idée de progrès était depuis Kant une idée politique. L'élément politique fédérait et fondait les deux autres, l'anthropologique (les progrès humains) et le technique.

Les géants d'Internet Google, Facebook, promettent des lendemains heureux, une médecine performante et quasiment l'immortalité, n'est-ce pas ça la nouvelle idée du progrès?

Il s'agit du programme de l'utopie immortaliste. Dans le chef d'œuvre de saint Augustin, La Cité de Dieu, un paradis qui ne connaît ni la mort ni les infirmités est pensé comme transcendant à l'espace et au temps, postérieur à la fin du monde. Si ces promesses venaient à se réaliser, elles signeraient la fin de l'humanité. Rien n'est plus déshumanisant que la médecine parfaite et que l'immortalité qui la couronne. Pas seulement parce que l'homme est, comme le dit Heidegger, «l'être-pour-la-mort», mais aussi pour deux autres raisons.

D'une part, parce qu'un tel être n'aurait besoin de personne, serait autosuffisant. D'autre part parce que si la mort n'existe plus, il devient impossible d'avoir des enfants. C'est une promesse diabolique. Loin de dessiner les contours d'un paradis heureux, cette utopie portée par les géants de l'internet trace la carte d'un enfer signant la disparition de l'humanité en l'homme. Cet infernal paradis surgirait non pas après la fin du monde, comme chez saint Augustin, mais après la fin de l'homme. Une fois de plus, comme dans le cas du communisme, l'utopie progressiste garante d'un paradis déboucherait sur l'enfer.

La fin du progrès risque-t-elle de réveiller les vieilles religions ou d'en créer de nouvelles?

Le temps historique des religions comme forces de structuration générale de la société est passé. Cette caducité est ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu. La foi dans le progrès -qui voyait dans le progrès l'alpha et l'oméga de l'existence humaine- a été quelques décennies durant une religion de substitution accompagnant le déclin politique et social du christianisme. Du christianisme, elle ne gardait que les valeurs et la promesse d'un bonheur collectif qu'elle rapatriait du ciel sur la terre. Bref, elle a été une sorte de christianisme affaibli et affadi, vidé de toute substance, le mime athée du christianisme. Les conditions actuelles -triomphe de l'individualisme libéral, règne des considérations économiques, course à la consommation, mondialisation technomarchande-, qui sont celles d'un temps où l'économie joue le rôle directeur que jouaient en d'autres temps la théologie ou bien la politique, sont plutôt favorables à la naissance et au développement non de religions mais de fétichismes et de fanatismes de toutes sortes. L'avenir n'est pas aux grandes religions dogmatiquement et institutionnellement centralisées mais au morcellement, à l'émiettement, au tribalisme du sentiment religieux, source de fanatismes et de violences.

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Peut-on dire que vous exprimez en philosophie ce que Houellebecq montre dans Soumission: la fin des Lumières?

Il doit y avoir du vrai dans ce rapprochement puisque ce n'est pas la première fois qu' l'on me compare à Houellebecq, le talent en moins je le concède. Ceci dit dans ma réflexion sur le progrès je m'appuie surtout sur les travaux décisifs de Pierre-André Taguieff auquel je rends hommage. Ce dernier a décrit le déclin du progrès comme «l'effacement de l'avenir». Peu à peu les Lumières nous apparaissent comme des astres morts, dont le rayonnement s'épuise. Rien n'indique qu'il s'agisse d'une bonne nouvelle. Cependant, cet achèvement n'est non plus la revanche des idées et de l'univers vaincus par les Lumières. Elle n'annonce pas le retour des émigrés! Cette fin des Lumières n'est pas la revanche de Joseph de Maistre sur Voltaire!

Le conservatisme, vu comme «soin du monde» va-t-il remplacer le progressisme?

Les intellectuels ont le devoir d'éviter de se prendre pour Madame Soleil en décrivant l'avenir. Cette tentation trouvait son origine dans une vision nécessitariste de l'histoire (présente chez Hegel et Marx) que justement l'épuisement des Lumières renvoie à son inconsistance. Pourtant nous pouvons dresser un constat. Ce conservatisme est une double réponse: au capitalisme déchaîné, cet univers de la déstabilisante innovation destructrice décrite par Luc Ferry (L'Innovation destructrice, Plon, 2014), et à l'illusion progressiste. Paradoxalement, il s'agit d'un conservatisme tourné vers l'avenir, appuyé sur une autre manière d'envisager l'avenir: le défunt progressisme voulait construire l'avenir en faisant table rase du passé quand le conservatisme que vous évoquez pense préserver l'avenir en ayant soin du passé. La question de l'enseignement de l'histoire est à la croisée de ces deux tendances: progressiste, l'enseignement de l'histoire promu par la réforme du collège est un enseignement qui déracine, qui détruit le passé, qui en fait table rase, qui le noie sous la moraline sécrétée par la repentance, alors que l'on peut envisager un enseignement de l'histoire qui assurerait le «soin de l'avenir» en étant animé par le «soin du passé».

Robert Redeker, propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers (Figarovox, 12 juin 2015)

jeudi, 18 juin 2015

Entretien d'actualité avec Pierre Jovanovic (juin 2015)

Entretien d'actualité avec Pierre Jovanovic (juin 2015)

L'Agence Info Libre a profité du passage de Pierre Jovanovic à Lyon, pour la dédicace de son dernier livre "666", afin de s'entretenir des questions d'actualité économique.

lundi, 15 juin 2015

The Italian reception of Cioran

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Interview with Renzo Rubinelli: the Italian reception of Cioran

My aim is to carry out an exegesis of Cioran’s thought so as to evince how the issue of time is the basis of all his meditations.  To Cioran, time is destiny. The curse of existence is that of being “incarcerated” in the linearity of time, which stems from a paradisiacal, pre-temporal past, toward a destiny of death and decay. It is a tragic worldview of Greek origin embedded  in a Judeo-Christian conception of time, though deprived of éscathon. But can we be sure that Cioran dismisses each and every form of salvation?

Renzo Rubinelli

In this interview, Italian philosopher Renzo Rubinelli shares with us some of his intuitions on the works and life of Emil Cioran. Profound connaisseur of Cioran’s thought (to which he dedicated his bachelor’s degree in Philosophy), having moreover met the Romanian-French author in person, Rubinelli talks about fundamental themes such as Cioran’s view of Time as Destiny, his philosophical passions and obsessions, besides his own wanderings and encounters with that who would be defined, by Time magazine, as the “king of pessimists”.

Renzo Rubinelli was born in Verona and graduated from the Ca’ Foscari University in Venice, in 1988, with a degree in Philosophy.  His undergraduate thesis, Tempo e destino nel pensiero di E. M. Cioran (“Time and destiny in E. M. Cioran’s thought”) was directed by Italian philosopher Emanuele Severino and was published by Italian publishing house Aracne, in 2014. Rubinelli has contributed to Nuova Italia Editrice, participated in several conferences on Cioran and published countless articles in academic and nonacademic reviews such as Il Sole 24 Ore, L’Arena di Verona, Il Giornale di Vicenza, Bresciaoggi, Il Gazzettino, Verona Fedele and the Romanian philosophical review Alkemie. Rubinelli also works as a manager for Retail e Profumeria and runs the Azienda agricola Rubinelli Vajol, specialized in the production of Amarone (a typical dry wine from the region of Valpolicella). He lives in Valpolicella, near Verona.

EMCioranBR: Mr. Rubinelli, first and foremost I would like to thank you for granting us this interview. It is a privilege for us to read about your rapports with Cioran his thought and works, the man himself… Our first question: how did you discover Cioran?

R.R.: First of all, I would like to thank you for this interview, Rodrigo. We have not personally met, but I must say I appreciate the effort you make out of pure passion, in favor of the promotion of Cioran’s thought in Brazil and worldwide. It is not a big deal, but since you ask I feel pressed to exhume some old memories. The first time I laid my eyes on a book by Cioran, thus getting to know of his existence, was at university, in San Sebastiano, Venice, in the great hall of the Institute of Philosophical Studies. It was 1986, I believe. A researcher, whose name was Moro, as far as I can remember, was coming down the stairs (he was giving a course on McLuhan), and he held a copy of Il demiurgo cattivo (The new gods, as translated by Richard Howard), which had recently been published by Adelphi. The title did not not actually appeal to me, and I must say that I found it strange for a McLuhan specialist to be interested in a book with such an old-fashioned title. Months later I asked Professor Severino about the possibility of undertaking, under his direction, a thesis about the subject of Destiny. He promptly accepted it and provided me with a list of authors: Rensi, Untersteiner, Spengler, Nietzsche. Then I came to read in a magazine an article on Squartamento (Drawn and quartered) written by Severino himself, and which contained the following quote from Mahabharata: “The knot of destiny cannot be untied. Nothing in this world is the result of our own acts”, claimed Cioran. “Here is my author”, I thought to myself. I thus suggested to dedicate my research to Cioran and the subject of Destiny, which Severino enthusiastically approved of. Thus began a journey of study and of life, which ended up leading me to meet the author himself, his Parisian and Romanian family, his homeland.

EMCioranBR: Could you tell us a little about the Italian reception of Cioran’s works? It is known that Cioran has many well-known readers in Italy, where his books are published, as you have mentioned, by Roberto Calasso’s Adelphi. Franco Volpi, for instance, was one of his readers. There is a comment in his book Il nichilismo (“Nihilism”) in which Volpi regards Cioran as the representative of a “gnostic fashion of nihilism”. Can it be said that there has been established in Italy a tradition of Cioran studies even though a recent one, since we are dealing with a rather up-to-date author? Who are the main Italian commentators of Cioran? What are the main works dedicated to his life and works ?

emil_cioran_sulla_francia.jpgR.R.: Cioran’s first book to be published in Italy was Squartamento (Drawn and quartered) launched by Adelphi in 1981, even though some other titles had already been published in the previous decade by right-wing publishing houses, even if they had not had much repercussion. It was precisely thanks to Adelphi, and to Ceronetti’s wonderful introduction, that the name of Cioran became well-known to the Italian readers. Roberto Calasso is a great cultural player, but he is a rather arrogant person and, I must say, ungallant as well. My encounters with Cioran and Severino, two giants of thought, allowed me to understand how the true greatness is always accompanied by genuine humbleness a gentleness. Virtues which Calasso, in my opinion, lacks and I say so based on the personal experience I have had with him in more than one occasion. Unfortunately, Volpi left us too early due to a banal accident while riding his bicycle on the Venetian hills (northeast of Italy), not far away from where I live. His intelligence illuminated us for a long a time. In 2002, he wrote a piece on Friedgard Thoma‘s book, Per nulla al mondo, releasing himself once and for all from the choir of censors, who had soon made their apparition. I enjoy recalling this marvellous passage: “Under the influence of passion, Cioran reveals himself. He jeopardizes everything in order to win the game, reveals innermost dimensions of his psyche, surprising features of his character… Attracted by the challenge of the eternal feminine, he allows secret depths of his thought to come to surface: a denuded thought before the feminine look which penetrates him…”
“Gnostic nihilism” is without a doubt an appropriate definition for Cioran. But what is “nihilism”, after all? The term suits Cioran first and foremost from a theoretical standpoint, as I shall explain later on. The emphasis should lie on the adjective “gnostic” more than anything else. The gnostic idea of Caduta nel tempo (The fall into time) feeds all of Cioran’s works from beginning to end, without exception.
There are in Italy many brave young minds who dedicate themselves to Cioran’s thought: Rotiroti, Carloni, Pozzi, Bulboaca, Vanini, Di Gennaro, Cicortas, Scapolo, Chelariu. Their works are all extremely valuable, but if you want to know my preferences, I would mention the works of Carloni, Rotiroti and Bulboaca.

EMCioranBR: You are the author of a book about Cioran: Tempo e destino nel pensiero di E. M. Cioran (Aracne Editrice, 2004). According to Mihaela-Genţiana Stănişor, it moves between Emanuele Severino’s eternity and Cioran’s nihilism. It holds a beautiful title which, by the way, seems to synthesize the essence of Cioran’s thought, besides echoing the title to one of Cioran’s own books, the collection of essays of his youth period published as Solitude et destin. What does existence mean to Cioran? What is Man according to him, and Man’s rapport with time? Would you say his is a tragic thought or rather a metaphysical nihilism?

cioran.jpgR.R.: My book undertakes a theoretical exegesis of Cioran’s thought so as to evince how the problem of Time is the basis for all his meditation. The connective “and” of the title becomes the supporting verb for the thesis I intend to sustain: Time is Destiny. The curse of existence is that of being “incarcerated” in the linearity of time, which stems from a paradisiacal, pre-temporal past, toward a destiny of death and decay. It is, to sum up, a tragic worldview of Greek origin embedded in a Judeo-Christian conception, though deprived of all éscathon. But can we be sure that Cioran dismisses each and every form of salvation? There are two polarities which communicate in my book: Severino’s absolute eternity and Cioran’s explicit nihilism. From Severino’s point of view, one might as well define Cioran’s thought as the becoming aware of nihilism inherent to the Western conception of Time. And in Cioran’s mystical temptation, on the other hand, one may find a sentimental perception of Being which seems to point to the need, the urge, the hope, so to speak, for an overcoming of Western hermeneutics of Becoming and for an ulterior word that is not Negation. The book starts with an account of my three encounters with Aurel, Cioran’s brother, in the years of 1987, 1991 and 1995, and of my two encounters with Emil, in 1988 and 1989. The book also includes all the letters which Cioran wrote to me, plus countless photographs. After the first part, there comes a bio-bibliographical inquiry on his Romanian years, a pioneer work of exhumation at a time when there were no reliable sources on the matter.

EMCioranBR: Cioran made friends with people from different nationalities. Could it be said that he was no less fascinated with Italy than he was with Spain? Leopardi, for example, is one of the poets he cherished most. What are your views on the elective affinities between Cioran and Italy?

R.R.: I would not go as far as to say that Cioran’s fascination with Italy equaled that which he held with Spain. Cioran loved Spain in a visceral way, while Italy did not interest him so much. Except for Leopardi, obviously, of whom he had framed and hung, on a wall in his apartment, the manuscript of the poem “L’infinito”. And he loved Venice as well…

EMCioranBr: You have personally met Cioran. Could you share your impressions on him? There seems to exist a certain myth Cioran: the depressive man, the suicidal, the enraged misanthropist, the solitary madman and God only knows what else… What was your impression of the actual man of flesh and blood? What could you say about the relation between the author and his works?

R.R.: I have always refuted the common-places, the clichés ascribed to the character of Cioran. None of that is true: misanthropist, madman, depressive, suicidal, furious, funambulist– all of which are intolerable words, tipically empty labels of badly written newspapers, which have been employed to the present day to describe Cioran. Reading his books, I have had the unmistakable feeling of an authentic gentleman, a man like you and me, who happened to have an exceptional gift, that is to say, the extraordinary ability to drive toward the Essential with a crystal-clear style. Thus, I wanted to meet him in person, with the feeling that he would be available and willing to receive me. And thus it happened. He was quite an easy-going man, comitted, someone who partook in other people’s miseries, great or small.
It all started in the summer of ’87. I wanted to visit the countries in Eastern Europe, those which were indeed oltrecortina. Almost no one would dare to go there. Before setting off to Romania I talked to Professor [Mario Andrea] Rigoni, Cioran’s translator and friend, asking him to tell Cioran about my travel plans and to ask whether he had any wishes concerning his family in Romania. I promptly received my mission assignment from Paris: to send his brother two kilos of coffee. Well, I spent three memorable days with Aurel, who introduced me to all the sights of their childhood and shared so many things with me. I also got to meet Constantin Noica, who even wrote me his own suggestions regarding my thesis on Cioran (one can find the two manuscript pages in my book). Then, months later, I showed Cioran the photographs of all those places from his childhood, and we looked at them together in his mansard on Rue de l’Odéon. Simone Boué and Friedgard Thoma were also there. Cioran’s reactions before the images were explosive: he became euphoric, thrilled as a child, even ecstatic, I must say. That was a delightful afternoon. But he seemed different in the next meeting. It was summer, Simone was in Dieppe and Cioran was in Paris all by himself. I wanted to introduce them to a friend of mine who had recently sustained a thesis on his thought, it was a historical-political approach: I meccanismi dell’utopia in E. M. Cioran (“The mechanisms of utopia in E. M. Cioran”). Evidently, he became interested, otherwise he would not have invited my friend. Cioran even wrote him a beautiful letter, which proved that he was indeed interested. He then received us and served us some delicious sandwiches which he had provided especially for us. He seemed more fatigued and aged than in the previous encounter. The heat of July and the absence of his companion made the atmosphere less lively than in the first time. This time the conversation was held in German and my girlfriend would translate everything.

EMCioranBR: In Brazil, Cioran is not studied at universities so much. The Philosophy departments seem rather aloof when it comes to the inclusion of his thought as an object of study, probably due to the non-traditional, hybrid, marginal character of his works (halfway between philosophical and literary discourses). As if his works held no philosophical relevance, no value at all in terms of philosophical reflection. Would you say the same goes in Italy?

R.R.: “Cioran is a philosopher who refutes philosophy”, that’s what I affirm energetically in my book, in harmony with that which Constantin Noica (whom I met in Paltiniş, in 1987) had wrote in a letter to me. Indeed, it is impossible to understand Cioran not having in mind the problem of Time, and that is a philosophical concept par excellence. All these aspects that I only mention here are explained thouroughly in my book.

EMCioranBR: Do you have a favorite book by Cioran, or more than one? Any favorite aphorisms as well, or maybe any that comes to mind?

R. R.: My favorite book is without a doubt the Quaderni 1957-1972 (Notebooks). Secondly, I would say it’s  L’inconveniente di essere nati (The temptation to exist), and, thirdly, La caduta nel tempo (The fall into time). But I also find the others just as beautiful, in such a way that it is impossible to get sick with reading them. My favorite aphorism remains the one with which, it has been 27 years, I finished my thesis, and which is contained in Drawn and quartered. This is the one:

Abruptly, a need to testify to the recognition not only of beings but of objects, to a stone because it is a stone… How alive everything becomes! As if for eternity. Suddenly, nonexistence seems inconceivable. That such impulses appear, can appear, shows that the last word may not reside in Negation.

EMCioranBR: Why read Cioran?

R.R.: Cioran is a school of synthesis, of limpidity, of sobriety, of autheticity, of essentiality. But also to feel the proximity of a friend, of someone like us, sincere and endowed with the great gift of irony. With Cioran one can laugh tastefully, especially while reading his Notebooks.

EMCioranBR: Mr. Rubinelli, I once again thank you for granting us such an enriching interview. I hope and wish that the exchanges between Italy and Brazil may be deeepened in the future. Any closing words?

R.R.: To finish, I would like to quote two aphorisms which are close to one another in Cioran’s Notebooks:

25 [December 1965]. Christmas. Happiness as I conceive it: to stroll in the fields, to do nothing but admire, to consume myself in pure perception.

And a little before:

“To lose oneself in God” – I do not know of any expression more beautiful than that.

dimanche, 14 juin 2015

Todd, Zemmour, Onfray, Houellebecq, peut-on vraiment tout dire en France?

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Todd, Zemmour, Onfray, Houellebecq, peut-on vraiment tout dire en France?

 
Entretien avec François-Bernard Huyghe
 
Ex: http://francais.rt.com 

Alors que plusieurs spectacles de l'humoriste controversé Dieudonné ont fait l'objet de menaces d'annulation, se pose la question de la liberté d'expression. Le chercheur François-Bernard Huyghe interroge la portée de cette liberté en France.

Outre la question des spectacles de Dieudonné, la France, peu après les attentats contre Charlie Hebdo, avait été traversée de débats très vifs sur la portée réelle de la liberté d'expression. François-Bernard Huyghe, médiologue, spécialiste de l'information et de la stratégie et chercheur à l'IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques) souligne les contradictions d'une société française qui semble perdue dans le «poliquement correct»

RT France: Quelles sont les limites légales à la liberté d'expression en France?

François-Bernard Huyghe: De façon très schématique, certaines tiennent à l'incitation à la violence, à la consommation de drogue. Il y a aussi les limitations liées à l'injure et au respect de la vie privée. D'autres sont politiques, qu'elles soient liées au négationnisme ou à l'incitation à la haine raciale. Ces interdictions ne se font pas a priori mais a postériori, une fois que les propos ont été tenus, où l'on risque alors des procès. Il y a aussi un projet de la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, qui souhaite sortir les injures et diffamations du droit de la presse et donc de la loi du 29 juillet 1881 pour les introduire dans le code pénal lorsqu’elles sont aggravées par une circonstance liée au racisme, à l’antisémitisme, à l’homophobie. 

RT France: Quelles sont les limites non dites à cette liberté d'expression?

François-Bernard Huyghe: Il y a le droit et ses sanctions d'un côté et la pression culturelle et sociale et les règles non dites qu'elles supposent de l'autre. Cette pression peut prendre la forme de la menace d'un procès, même si cela n'aboutit pas. Ainsi l'écrivain Michel Houellebecq a été menacé de plusieurs procès pour ses propos sur l'Islam. On peut aussi penser à Charlie Hebdo qui a eu plusieurs menaces de procès pour racisme. Médiatiquement, on parle beaucoup du fait que vous allez être traînés devant les tribunaux, mais évidemment s'il y a un non lieu, on n'en parle plus mais le mal est fait. Il y a aussi des censures de fait comme celle qu'a subies Eric Zemmour sur la foi d'un mot dans une interview à la presse italienne. Or ce mot de «déportation» des populations musulmanes n'avait pas été prononcé, j'avais à l'époque vérifié. Mais la pire censure est la censure par le conformisme ambiant, le politiquement correct qui règne énormément dans les médias français. En France, la pire censure est le politiquement correct.

RT France: Que dit ce politiquement correct de la société française?

François-Bernard Huyghe: Cela dit deux choses. Il y a d'abord une restriction idéologique du domaine des débats car on va préférer qualifier une idée d'extrême-droite ou de quelque chose en «phobe», comme islamophobe, homophobe ou antisémite plutôt que de la discuter. L'autre élément intéressant est que cela montre une rupture entre les élites et la société. Par élites, il faut entendre les politiques mais aussi les médias, les gens qui sont socialement autorisés à publier, partager leur opinion, dans un journal ou sur un plateau de télévision. Ceux-là sont sur un consensus idéologique libéral, socialiste, européen, atlantiste, individualiste. Ils sont les gardiens vigilants du Temple, et sont souvent en désaccord avec la population. Les Français pensent de plus en plus qu'on ne peut pas tout dire, qu'il y a une espèce de «lutte des classes culturelle» entre des Français qui veulent que les choses soient dites et les élites qui sont dans la déni de la réalité. Il est très clair qu'il y a des sujets qu'on évite, qu'on n'ose même pas évoquer médiatiquement.

RT France: Peu après les attentats de Charlie Hebdo, Dieudonné avait été condamné pour avoir dit "Je me sens Charlie Coulibaly", du nom du terroriste de l'Hyper casher. Glenn Greenwald, le journaliste qui avait révélé l'affaire Snowden, a dénoncé dans une tribune, «l'hypocrisie» de la France quant à la liberté d'expression. Et même l'humoriste Jon Stewart avait ironisé avec un  «Je suis confus». Qu'en pensez-vous?

François-Bernard Huyghe: Ils ont parfaitement raison. Après le 11 janvier, on avait parlé d'un droit au blasphème, une liberté d'expression absolue et le résultat est qu'on a déprogrammé des films, on a amené à la police des enfants de 8 ans qui n'avaient pas respecté la minute de silence. Dieudonné est certes dans une escalade extrême, pour être le plus maudit des maudits. Mais il y a une contradiction évidente, flagrante, entre les appels à Voltaire, les grandes proclamations libertaires qui ont été faites le 11 janvier et le fait qu'on évite de plus en plus certains sujets. Plus efficace que la censure, il y a l'autocensure. J'ai l'impression que cela s'étend de plus en plus.

RT France: Que pensez également des critiques très vives contre l'intellectuel Emmanuel Todd qui, dans son livre «Qui est Charlie», a parlé pour le 11 janvier de «flash totalitaire»?

François-Bernard Huyghe: On peut évidemment critiquer son livre mais sur le fond, intellectuellement. Or Emmanuel Todd a été injurié, y compris par le Premier ministre Manuel Valls. D'ailleurs c'est étonnant mais Manuel Valls passe son temps à dire ce qu'il ne faut pas lire, Todd, Houellebecq, Zemmour, Onfray. C'est la première fois qu'on voit un Premier ministre qui fait une liste de lectures non autorisées. La violence des attaques contre Emmanuel Todd ont été indignes, on l'a quasiment traité de nazi, on a parlé d'indignité nationale. Au final, ce qui a choqué dans son livre est qu'il a mis le doigt sur cette hypocrisie française. Il a rappelé que la manifestation du 11 janvier était celle des bourgeois blancs, aisés, qui venaient faire un grand exorcisme et se donner bonne consciente.

RT France: La notion de liberté d'expression qui date d'une loi de 1881, au moment de la presse écrite seulement, est-elle encore en phase avec un monde connecté, une mondialisation et une démocratisation des moyens publics d'expression comme les réseaux sociaux? Twitter par exemple rechigne à se plier à la loi française sur certains hashtags?

François-Bernard Huyghe: La France est le pays qui, derrière la Turquie, demande le plus de retraits à Twitter et les autorités françaises en obtiennent beaucoup. Mais Twitter dit respecter les législations nationales. C'est une guerre symbolique car on obtient de retrait, parfois même des condamnations. C'est une démonstration théâtrale par lequel le gouvernement veut montrer son ardeur à combattre le terrorisme. Mais Twitter a une mémoire qui résiste à la censure, on peut retrouver facilement des tweets supprimés. Certes, la législation a augmenté le droit d'intervenir directement auprès des réseaux sociaux sans passer par les juges et là encore ce sont des mesures qui vont dans le sens de la restriction d'expression. Tout cela provoque du coup des effets de compensation car on voit dans les commentaires d'articles des propos très tranchés, violents parfois. C'est parce que les médias sont aseptisés et vivent dans la crainte d'avoir manifesté une opinion politiquement incorrecte.

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

vendredi, 29 mai 2015

Jean-Pierre Le Goff : "Comment être à la fois conservateur, moderne et social" ...

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Jean-Pierre Le Goff : "Comment être à la fois conservateur, moderne et social" ...

Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Pierre Le Goff, cueilli sur son site Politique autrement et consacré à la question du conservatisme. Sociologue, Jean-Pierre Le Goff a publié de nombreux essais, comme La gauche à l'épreuve 1968-2011 (Perrin, 2011) ou La fin du village (Gallimard, 2012).

Q : Que signifie pour vous le terme de conservatisme ou de conservateur ?

Jean-Pierre Le Goff : Aujourd’hui, les mots se dissolvent dans le flux continuel de la communication et jouent de plus en plus le rôle de marqueurs symboliques. Le « conservatisme » n’y échappe pas. Il fait partie de ces mots-valises qui jouent le rôle de repoussoir permettant de se situer a contrario dans le bon camp. La gauche l’assimile facilement à la « réaction », à l’« extrême droite ». Pour une partie de la droite, le mot est synonyme d’immobilisme, de repli frileux, d’opposition à toute réforme. Contre cette confusion, il faut revenir sur ses origines, son évolution et la signification nouvelle qu’il peut prendre aujourd’hui.
À l’origine, le conservatisme correspond à un courant de pensée qui s’est constitué en réaction à la Révolution française et à la modernité. Cela ne m’empêche pas pour autant de le prendre en compte librement, en faisant la part des choses entre les aspects réactionnaires au sens propre du terme – à savoir la condamnation globale, voire la diabolisation de la Révolution française et de la modernité, avec l’illusion d’un possible retour en arrière –, et l’éclairage critique qu’il apporte sur la condition de l’homme moderne et la vie en société. À sa façon, ce courant de pensée rappelle que l’histoire ne commence pas à la Révolution française ; il souligne les limites et les ambiguïtés du projet moderne d’émancipation dans sa prétention à ériger la raison et l’individu en références ultimes, faisant fi des héritages culturels passés ; il remet en question la croyance en un progrès nécessairement positif de l’humanité et une conception de l’homme « naturellement bon », le mal n’étant que l’effet du conditionnement d’une mauvaise société et d’un pouvoir oppresseur.


Dans le courant du XIXe et du XXe siècle, le courant conservateur s’est développé et renouvelé en menant une critique de la révolution industrielle, de l’urbanisation et de la massification qui, là aussi, met en lumière des aspects bien réels de la modernité, sans qu’on soit obligé pour autant d’épouser les problématiques globales dans lesquelles cette critique s’insère et les engagements politiques qui ont pu l’accompagner. Le conservatisme n’en a pas moins mis en question l’idée même de « révolution » en tant qu’elle implique une rupture radicale et la construction d’un monde et d’un homme nouveau en faisant table rase du passé. Les totalitarismes ont poussé jusqu’au bout ces idées avec les ravages que l’on connaît.


Que nous le voulions ou non, ce courant de pensée conservateur fait partie de notre héritage et nous pouvons en tirer profit, pour autant que nous opérions un discernement entre ce qui peut apparaître comme ses « branches mortes » et son apport de vérité dans son interprétation des évolutions de la société et du monde. Telle est du moins ma façon d’envisager mon rapport au conservatisme. Elle s’inscrit dans la problématique de la modernité et des Lumières en considérant que la rupture avec la tradition, loin d’être une tare, est au contraire être une condition favorable à l’enrichissement de la réflexion. Comme Hannah Arendt l’a souligné, c’est précisément parce que nous vivons dans un monde qui n’est plus structuré par une autorité et une tradition qui s’imposeraient d’elles-mêmes, qu’il nous est possible d’entretenir un rapport plus libre, plus lucide à cette tradition. Dans les conditions de la modernité et face aux évolutions problématiques de la démocratie, le conservatisme peut être considéré comme une des manifestations de l’esprit de liberté pour qui l’autonomie de jugement demeure une exigence et qui trouve dans le passé des ressources qui nous aident à mieux comprendre et affronter les défis du présent.

Q : Le conservatisme développe une vision pessimiste, il est associé à un discours de déploration qui n’offre guère d’alternative… N’est-ce pas là l’une des principales raisons pour laquelle l’appellation de « conservateur » est si peu revendiquée en France ?

Jean-Pierre Le Goff : Le pessimisme est un des traits du conservatisme qui s’oppose à un optimisme naïf qui considère que l’histoire marche toujours dans le sens du progrès, en amalgamant en un tout progrès des sciences, des techniques et progrès culturel et moral. Le totalitarisme et les barbaries du siècle passé et présent ont, pour le moins, mis à mal un tel optimisme. L’histoire nous apprend que les civilisations naissent, se développent, passent par des périodes de crise et sont mortelles. On est ainsi en droit de s’interroger sur l’état de la dynamique de la modernité au sein même de l’Europe et considérer que nous vivons une période particulièrement critique de notre histoire. La démocratie a ses propres ambivalences et son développement n’a rien d’une marche inéluctable, quand bien même ce développement passerait par des crises conçues comme inhérentes à l’idée même de démocratie, ou comme des phases transitoires d’une expansion historique continue. Nous ne sommes pas maîtres de l’histoire et nous n’en détenons pas les clés d’interprétation. S’il y a bien de l’irréversible et des tendances lourdes, tout n’est pas joué d’avance ; l’histoire est ambivalente et tragique, elle demeure ouverte sur des possibles dans des conditions données, et il importe de savoir dans quel monde nous voulons vivre. Ce pessimisme n’est donc pas synonyme de retrait et d’inaction, il est au contraire « actif », un stimulant de la réflexion et de l’action pour qui se soucie des désordres du monde.


Ce pessimisme concerne également une conception de l’être humain qui reconnaît en lui une part sauvage, irréductible, d’agressivité et de destruction. Pour reprendre, les propos de Freud dans Malaise dans la civilisation qui retrouve, à sa façon, une conception qui est bien antérieure à la psychanalyse : « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. […] Cette tendance à l’agression que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts [1]. » Cette tendance n’a pas disparu, malgré les efforts d’un nouveau moralisme pour la dénier ou l’éradiquer. Le conservatisme me paraît faire preuve de lucidité salutaire face au règne des bons sentiments et à une vision angélique de l’être humain et des droits de l’homme.


Mais, il faut aussi le reconnaître, le conservatisme a ses penchants négatifs lorsqu’il méconnaît l’ambivalence de la démocratie et ses acquis, lorsqu’il flirte avec l’idée d’un âge d’or et d’un retour en arrière. Replié sur lui-même, il tend à idéaliser le passé et verse dans l’amertume et la déploration sans fin. Il peut devenir une posture morale et esthétique qui juge d’en haut le monde moderne, souvent du reste avec talent et des constats critiques judicieux. Plus sommairement, il peut se nourrir des traits négatifs de la modernité qu’il dénonce, s’enfermer dans un face à face délétère avec le progressisme bien pensant où les postures comptent plus que l’échange des arguments. Le conservatisme devient alors incohérent et flirte avec le nouvel air du temps. On peut dénoncer la société du spectacle et les médias tout en rêvant d’en être, en faisant jouer sa posture comme élément de distinction. Il devient alors le vis-à-vis obligé de ses adversaires qui s’en servent comme un repoussoir caricatural pour mieux éviter toute confrontation sur le fond. En fait, les conservateurs d’aujourd’hui sont proches des « antimodernes » qu’a bien caractérisés Antoine Compagnon, lorsqu’il parle de « modernes à contrecœur », « déchirés [2] » et « déçus [3] ».

Q : Si la critique du progressisme n’est pas nouvelle, elle semble trouver aujourd’hui en France une vigueur nouvelle – critique des contradictions de la démocratie, du libéralisme sociétal, du « droit-de-l’hommisme », de l’égalitarisme – ce que certains associent de façon négative à l’émergence d’une pensée « réactionnaire ». N’est-ce pas là plutôt le signe d’une certaine crise du progressisme ?

Jean-Pierre Le Goff : Il faut d’abord prendre la mesure des bouleversements qui se sont opérés dans le dernier siècle, face à un optimisme de façade qui tend à dénier la décomposition historique que nous connaissons. Le développement économique, scientifique et technique s’est accompagné de changements sociétaux qui ont mis en question tout une culture humaniste. La Grande Guerre, qui marque l’entrée dans le XXe siècle, et les totalitarismes qui l’ont suivie n’ont pas seulement mis à mal l’idée d’une marche inéluctable de l’histoire vers toujours plus de progrès – dans laquelle communisme et socialisme s’inscrivaient, chacun à leur manière –, ils ont fait peser un doute profond sur les capacités émancipatrices de notre propre culture, comme si les guerres et les totalitarismes du XXe siècle avaient tout dévasté sur leur passage et empêchaient désormais toute réappropriation. Le christianisme, les conceptions des Lumières, l’idée de progrès issue de la Révolution française et du XIXe siècle… sont entrés en crise. C’est tout un creuset anthropologique et culturel, une façon d’être, de se situer par rapport au monde, aux autres, à la collectivité qui se sont érodés et ont été mis en cause. Portée au départ par des « avant-gardes » révolutionnaires et artistiques minoritaires, la rupture avec cet héritage culturel s’est progressivement répandue dans la société.


fin-du-village_3595.jpegDans la seconde moitié du XXe siècle, les sociétés démocratiques ont franchi une nouvelle étape de leur histoire, marquée à la fois par le développement de la production, de la consommation et, dans le dernier quart du siècle, par les « désillusions du progrès [4] » et les préoccupations écologiques. Ce tournant s’est accompagné d’une relecture particulièrement critique de notre propre histoire et une érosion de la dynamique des sociétés démocratiques européennes. Une partie des démocraties européennes s’est ainsi déconnectée de l’histoire, le passé étant considéré sans ressources, obsolète, et l’avenir chaotique et indiscernable. Notre héritage culturel et politique passé n’a pas seulement donné lieu à une relecture réflexive et critique dans un souci de vérité, mais il a été l’objet d’un règlement de compte historique qui l’a rendu responsable de tous les maux de l’humanité. Il s’est ainsi opéré un grand retournement. La remise en cause salutaire de l’ethnocentrisme a basculé vers la perte de confiance en ses propres ressources et la mésestime de soi. Au sein de certains pays européens, particulièrement en France, s’est développé une mauvaise conscience liée à une focalisation sur les pages sombres de notre histoire qui a abouti à une vision pénitentielle qui n’en finit pas.


Le paradoxe de la construction de l’Union européenne est qu’elle s’est développée dans un moment où son héritage premier qui la spécifie comme civilisation s’est trouvé mis à mal. Le défunt traité établissant une Constitution pour l’Europe élaboré en 2004 faisait non seulement peu de cas des nations qui se sont construites suite aux empires, il se référait de façon éthérée dans son préambule à des références certes louables (« dignité humaine », « liberté », « égalité », « solidarité », « démocratie », « État de droit »…) mais sans ancrage historique. Les principales sources et les grands moments qui ont façonné l’Europe et la distinguent des autres civilisations n’étaient même pas mentionnées : culture grecque et romaine, juive et chrétienne, sécularisation et importance des Lumières qui ont fait de l’Europe le « continent de la vie interrogée »... Cette difficulté à assumer sa spécificité historique est allée de pair avec l’importance accordée à l’économie, et plus précisément à une politique économique particulière, néo-libérale, qui acquérait de fait un statut constitutionnel dans le défunt Traité. Cette politique économique se trouvait ainsi promue comme l’une des normes fondamentales de la démocratie, au même titre que les libertés publiques fondamentales et les règles juridiques qui encadrent l’organisation et le fonctionnement des institutions. L’économisme est devenu la grille de lecture dominante de pays européens déboussolés qui ne parviennent plus à réinsérer l’économie dans un creuset historique et culturel qui puissent faire sens pour les peuples.

Q : Dans vos écrits, vous êtes particulièrement critique sur la modernisation et le management tels qu’ils se sont développés depuis les années 1980. N’est-ce pas là la manifestation d’un certain conservatisme qui peut rejoindre la défense des intérêts corporatistes et refuse les réformes ?

Jean-Pierre Le Goff : Il s’agit avant tout de comprendre que le « néolibéralisme », la « modernisation » ou encore les « réformes » se sont développés depuis un quart de siècle dans le cadre global de cette déculturation historique. Celle-ci constitue une situation nouvelle, en rupture avec le libéralisme traditionnel et les modernisations antérieures. À l’origine, le libéralisme est inséparable de la lutte pour la liberté politique et, sur le plan économique, il s’est accompagné de l’idée selon laquelle le marché libre, le libre jeu des intérêts et de la concurrence, entrainaient la prospérité des nations. Quoiqu’on puisse penser de cette conception économique dont je ne partage pas l’optimisme et le caractère utopique, ce libéralisme est né dans une situation historique particulière et il était lié à une visée éducative des individus dans le cadre d’une collectivité historique [5]. Qu’en est-il aujourd’hui de ce libéralisme des origines, avec une mondialisation marquée par la spéculation et une logique de court terme, qui étend considérablement le champ de la concurrence avec des pays hétérogènes, passant outre aux différences du coût du travail, à l’histoire économique et sociale propre à chaque pays ?


Répondre à cette question suppose de sortir de l’économisme et d’une optique technocratique et gestionnaire, pour prendre en compte les bouleversements culturels – en termes d’idées, de valeurs, de représentations et de comportements qui imprègnent la société – qui se sont opérés dans les années 1970 et 1980. Et plutôt que de dénoncer le « capitalisme » ou la « dictature des marchés », il faut poser la question autrement : que s’est-il passé dans le dernier quart du XXe siècle pour que le marché, et avec lui l’entreprise, soient érigés en nouveaux pôles de légitimité sociale et en modèles pour l’ensemble des activités ? Ce qui amène à s’interroger sur les raisons d’un aveuglement qui ont conduit une partie des élites à adhérer si facilement à une conception angélique de la libre concurrence et de la mondialisation. Autrement dit, qu’en est il de nos ressources politiques et morales, intellectuelles et culturelles qui ont constitué autant de garde fous contre le libre jeu de la concurrence et l’hégémonie du modèle marchand ?


Ce nouveau libéralisme et l’économisme qu’il implique dans l’abord des questions de société ont été accompagnés d’une modernisation d’un nouveau genre qui a pratiqué la « fuite en avant » dans tous les domaines, rompant ainsi avec les modernisations antérieures. Après la défaite de juin 1940, la passion modernisatrice de l’après-guerre entendait tirer un trait sur la France de l’avant-guerre, repliée sur elle-même, par une vision d’avenir marquée du sceau du développement économique, scientifique et technique. Cette vision modernisatrice n’en impliquait pas pour autant une dépréciation de l’histoire de France et de sa culture, bien au contraire. L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958 s’est inscrite dans cette modernisation entamée par la IVe République en lui redonnant un nouveau souffle. En fait, le général de Gaulle incarnait une « alliance singulière entre vision classique et moderne » : la modernisation était l’instrument par lequel la France, identité historique séculaire, pouvait rester égale à elle-même en jouant de nouveau un rôle historique dans le monde [6].


Ce « roman national » qui maintenait le lien entre le passé, le présent et l’avenir du pays, se trouve aujourd’hui en morceaux. Dans une situation où ce continuum historique est rompu, où le passé est déprécié, réduit au « devoir de mémoire » et à la dimension patrimoniale, où l’avenir paraît indiscernable, ouvert sur de possibles régressions, le présent est existentiellement flottant, il devient autoréférentiel et le vide qui le sous-tend est alors comblé par un activisme dans tous les domaines de la vie individuelle et collective. Le slogan « le changement, c’est maintenant » exprime bien cette absolutisation du présent en état de sollicitation perpétuelle. Dans cette temporalité devenue folle, individus et collectivités sont constamment sommés de rattraper un retard qui paraît sans fin. Les grands médias audio-visuels fonctionnant en boucle, les nouvelles techniques d’information et de communication renforcent et démultiplient ce phénomène mais ils ne l’ont pas créé.


Désarticulée de l’histoire, la politique a elle-même versé dans l’activisme managérial et « communicationnel », faute de projet plus structurant. Cette façon de faire est particulièrement manifeste dans la succession des réformes menées par les différents gouvernements. Celles-ci s’inscrivent dans ce moment de déculturation où la politique est dominée par une optique étroitement gestionnaire et comptable qui, étant dépourvue de creuset humaniste et de vision historique, apparaît non pas comme un moyen mais comme un fin. Cette déculturation et cette fuite en avant concernent l’école qui s’est trouvée de plus en plus soumise à une logique d’adaptation de courte vue, aux pressions des idéologies et des modes dans les domaines de la pédagogie et des mœurs, comme dans celui des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui exercent une véritable fascination. Pour le modernisme ambiant, la finalité conservatrice de l’école apparaît désormais comme une survivance d’un autre âge, alors qu’elle est un élément essentiel de la transmission, du maintien et du renouvellement d’un monde commun. Ses missions ne se réduisent pas à l’apprentissage de compétences de base, pour importantes qu’elles soient, elles relèvent en même temps de la transmission d’une culture à travers un corpus structuré de connaissances qui ne sont pas seulement scientifiques et techniques, mais aussi historiques, avec une importance particulière accordée à la littérature, aux arts et à la philosophie qui sont indispensables à la compréhension du monde et à l’autonomie de jugement. Pour ces raisons, l’école ne se confond pas avec l’espace public ; elle doit se protéger des communautarismes et des groupes de pression qui font valoir leurs idéologies et leurs intérêts. Dans ce cadre, la défense de la laïcité issue de notre tradition républicaine trouve son bien fondé.


goffR320025988.jpgLa fuite en avant moderniste s’étend également aux mentalités et aux modes de vie emportés dans un changement perpétuel, sans finalité autre que celles de la survie et de la concurrence dans un monde chaotique. Si le monde et notre héritage culturel ne sont pas immuables, on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent, indéfini, et un multiculturalisme invertébré, à moins de considérer que notre faculté de penser et de juger est désormais hors de propos. C’est précisément ces idées que diffusent les rhéteurs de la postmodernité qui commentent indéfiniment les évolutions et veulent à tout prix apparaître dans le camp d’un « progrès » devenu synonyme de « changement » sans but ni sens. Pour une partie des élites, l’important c’est d’« en être », en faisant du surf sur les évolutions et en essayant de tirer parti d’une telle situation. Face à cette insignifiance, les questions fondamentales : « Qu’est-ce qui est vrai ? », « Qu’est-ce qui est juste ? », « Qu’est-ce que je peux en penser ? » sont devenues des exigence à la fois conservatrices et très actuelles, à l’heure d’une « réactivité » et d’un zapping permanent qui ne permettent plus la distance et brouillent le discernement.


Une partie du pays en a assez, non pas de la modernité, mais de la fuite en avant moderniste dans une logique de remise en cause et d’accélération permanentes. Telles me paraissent être les points aveugles d’un nouveau management et d’un pouvoir informe qui n’ont cessé de déstabiliser les individus et les collectifs, de générer l’angoisse au sein de la société, rendant ainsi plus difficile une reconstruction qui est tout autant économique et sociale que politique et culturelle.

Q : Pourquoi la gauche a-t-elle tendance à tout réduire à la lutte contre les inégalités et à la nécessité d’adapter sans cesse l’homme et la société aux évolutions considérées comme naturellement porteuses de progrès ?

Jean-Pierre Le Goff : Dans sa décomposition actuelle, la gauche bricole un curieux mélange de fuite en avant et de restes morcelés de son ancienne doctrine ; la lutte contre les inégalités est un marqueur d’identité auquel elle se raccroche. Outre le fait qu’il s’agit de prendre en compte de façon pragmatique les effets réels des politiques de lutte contre le chômage de masse et la précarité, l’« égalité » est devenue un mot fourre-tout qui joue de plus en plus un rôle symbolique de démarcation avec la droite. Là aussi, il faut opérer un retour aux sources pour mieux comprendre le glissement qui s’est opéré.


La liberté est la première des valeurs inscrites dans la devise républicaine et l’égalité est d’abord juridique et politique : elle implique l’égalité des citoyens devant la loi et l’élection de leurs représentants par le suffrage universel. La conception de la citoyenneté républicaine met en avant une exigence, celle du dépassement des intérêts particuliers et des appartenances particulières pour se penser membre de la cité. Cette conception a un caractère d’idéalité qui ne peut complètement coïncider avec les faits, mais elle n’en constitue pas moins un « idéal régulateur » face au repli sur les particularismes individuels, sociaux ou religieux. La lutte contre les inégalités économiques s’inscrit dans le cadre d’une « justice sociale » et vise à créer les conditions favorables à cette citoyenneté. C’est en s’inscrivant dans cette perspective que la lutte contre les inégalités prend son sens et ne verse pas dans l’égalitarisme et le ressentiment. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation, particulièrement en direction des catégories les plus défavorisées, afin d’accroître cette liberté et de former des élites issues du peuple. Les paroles de Carlo Rosselli, socialiste, antifasciste italien, assassiné en 1937, constituent le meilleur de la tradition de la gauche et du mouvement ouvrier : « Le socialisme, disait-il, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres [7]. » La dynamique historique qu’ont pu représenter le mouvement ouvrier et le socialisme n’est plus, mais cette idée d’une liberté concernant les couches populaires est une exigence à laquelle je demeure attaché. Celle-ci n’a rien à voir avec les revendications du « droit à la réussite pour tous » et des « droits à » de la part des individus ou des groupes communautaires, revendications qui ont été promues de façon démagogique par une gauche en crise d’identité.


Plus globalement, la gauche reste encore largement prisonnière d’une lecture réductrice de la société : le domaine économique et social demeure le fondement de la réalité, le point focal à partir duquel elle interprète les phénomènes. Les questions anthropologiques n’échappent pas à cette problématique. Elles sont encore envisagées le plus souvent comme des phénomènes superstructurels ou des « constructions sociales de la réalité » marqués du sceau des inégalités et de la domination, qu’il faut adapter aux évolutions considérées comme naturellement porteuses de progrès, avec ce même point aveugle de certitude : la gauche est nécessairement dans le camp du progrès et du Bien. Dans l’ensemble, la gauche manque de liberté d’esprit pour aborder ces questions : peu ou prou, il faut relier ces phénomènes à la sphère marchande, aux inégalités, à la domination… pour qu’ils acquièrent une légitimité suffisante et que la gauche puisse s’y retrouver avec des repères sécurisants face la droite, alors que ces questions engagent une conception de la condition humaine dont on ne peut faire abstraction et qui ne recoupe pas les clivages partisans. Les difficultés théoriques de la gauche dans l’abord de ces questions se conjuguent avec la crainte d’être catalogué dans le mauvais camp. On vit dans un « entre-soi » où l’on tient à conserver à tout prix à une image progressiste, de gauche, en ayant peur d’avoir « mauvaise réputation », d’être catalogué comme un « nouveau réactionnaire » ou un suppôt de l’extrême droite. La confusion intellectuelle et le relativisme de bon ton se conjuguent avec une forme de lâcheté face à la pression et aux anathèmes d’un milieu restreint mais influent qui occupe des positions de pouvoir dans les médias et la communication. Dans ces conditions, il s’agit de faire valoir la liberté de pensée et l’autonomie de jugement face à une gauche repliée sur elle-même et sectaire, incapable de comprendre ce qui lui arrive, pratiquant l’invective et se servant de l’extrême droite pour masquer sa propre inconsistance et dénier la réalité. Resituée dans un temps long, cette dégradation me paraît typique de la fin d’un cycle historique, celui du mouvement ouvrier issu du XIXe siècle et du pôle qu’il pu représenter dans la société.

Q : Peut-on dire que le concept de « gauchisme culturel » que vous avez développé et critiqué, s’oppose à la conception d’une gauche positivement conservatrice ?

Jean-Pierre Le Goff : En effet, le gauchisme culturel s’oppose au conservatisme qu’il assimile à la réaction et à l’extrême droite de façon des plus caricaturales. Ce gauchisme culturel paraît pacifique et non violent, dans la mesure où il entend « changer les mentalités » par les moyens de l’éducation, de la communication moderne et par la loi. Mais il n’en véhicule pas moins l’idée de rupture avec le « vieux monde » et de « révolution culturelle », en étant persuadé qu’il est porteur de valeurs et de comportements correspondant à la fois au nouvel état de la société et à une certaine idée du Bien. Plus fondamentalement, il s’inscrit dans un courant déstructurant présent au sein des sociétés démocratiques qui met à mal toute une conception de la condition humaine et un sens commun qui lui était attaché.


goff344_BO1,204,203,200_.jpgLes origines, le contenu et la genèse de ce gauchisme sont inséparables du basculement opéré par le mouvement de mai 68. En France, cet événement multiforme marque un moment de pause et de catharsis dans une société qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’est trouvée transformée en peu de temps par la modernisation des Trente glorieuses [8]. Mai 68 a fait apparaître au grand jour la jeunesse adolescente comme nouvel acteur social, il a mis en question les finalités du progrès, mis en cause le moralisme et le paternalisme, les bureaucraties en place, les pouvoirs et les institutions sclérosés… En ce sens, il n’appartient à personne et l’on ne reviendra pas en arrière. Ce qui m’apparaît avant tout en question est ce que j’ai appelé son « héritage impossible » qui comporte une remise en cause radicale des symboles de l’autorité, une conception de l’autonomie érigée en absolu, une vision noire de notre histoire… Cet héritage impossible a été transmis de génération à génération, passant par une dynamique contestataire et transgressive pour aboutir à un nouveau conformisme et à une forme de nihilisme d’affaissement [9].


Les années qui ont suivi mai 68 ont d’abord été marquées par un règlement de compte d’une génération contestataire, celle des « baby boomers », contre l’héritage culturel et politique qui lui avait été transmis, tant bien que mal, dans une société marquée par le développement sans précédent de la production, de la consommation et des loisirs. Les gauchistes de l’époque qui prétendaient faire table rase du passé n’en étaient pas moins des héritiers, des héritiers rebelles mais des héritiers « quand même ». Ils se sont révoltés contre les cultures juive et chrétienne, humaniste et républicaine, mais ils avaient été éduqués dans leur creuset. Toute rupture se voulant radicale est marquée par une référence (fût-elle en négatif) à ce qui est légué par les générations antérieures. N’oublions pas, au demeurant, que Rimbaud, élevé au rang d’icône de la révolte et de l’artiste maudit, n’en a pas moins été d’abord un lycéen brillant qui a obtenu des premiers prix des concours académiques de vers et de discours en latin.


Les générations post-soixante-huitardes ont grandi et ont été formées dans une période critique où les éducateurs et les enseignants assumaient mal leur rôle de transmission d’un héritage avec lequel ils étaient eux-mêmes en rupture. À cette rupture dans la transmission est venu s’ajouter un retournement de la situation avec la fin des Trente glorieuses, le développement du chômage de masse et les préoccupations écologiques. Le premier « fossé des générations » des années 1960-1970 a été suivi d’un second pour qui mai 68 est devenu un sorte de mythe fondateur dans un contexte bien différent. Une culture post soixante-huitarde abâtardie dont le gauchisme culturel est l’héritier, s’est progressivement distillée et installée dans la jeunesse.


Aujourd’hui, les figures du « révolté » et du « rebelle », de l’« artiste maudit » et du « génie méconnu » sont devenues des modèles de référence dans la société du spectacle, aboutissant à un résultat paradoxal : celui d’un nouveau conformisme de la révolte et de la transgression banalisées qui s’étalent dans les milieux médiatiques et branchés. Dans le même temps, les thèmes de la souffrance et de la victime ayant des droits ont pris le dessus.


Au fil de plusieurs générations, tout un public adolescent et post-adolescent a baigné dans une sous-culture historique et idéologique pour qui l’absolutisme, l’esclavagisme, le colonialisme, Pétain et la collaboration, la Shoah… constituent le résumé de l’histoire de la France, de l’Europe et de l’Occident. En contrepoint, les autres cultures du monde exercent leur fascination sous un angle des plus angéliques. Cette sous-culture gauchiste est entretenue et diffusée par des politiques et des journalistes militants, des groupes de pression minoritaires qui font valoir leur statut de victimes pour s’ériger en justiciers du passé, faire prévaloir leur idéologie et leurs intérêts particuliers. Ils encouragent le ressentiment et pratiquent la délation, le lynchage médiatique et les plaintes en justice. De cette façon, ils ont réussi à paralyser une partie de la gauche et l’empêchent de penser librement, en même temps qu’ils laissent le champ libre à l’exploitation populiste des problèmes qu’ils dénient, en faisant de l’extrême droite leur adversaire attitré. Aujourd’hui, ce gauchisme culturel me paraît être parvenu à un point limite. Son agitation et son influence dans certains milieux intellectuels et médiatiques peuvent laisser croire qu’il occupe toujours une place prépondérante alors qu’une bonne partie de la population le rejette ou l’ignore. Au sein de la société, après l’hégémonie culturelle de l’héritage impossible de mai 68, nous assistons à un mouvement de balancier avec des aspects traditionalistes et réactionnaires bien réels, sans qu’on puisse réduire ce mouvement à ces aspects.


Ce qui me frappe le plus, c’est la légèreté et la précipitation avec lesquelles la gauche convertie au gauchisme culturel aborde les questions sociétales au nom de l’égalité sans se rendre compte que cette dernière a changé de registre. La « passion de l’égalité » propre à la démocratie a franchi une nouvelle étape en s’appliquant désormais à des domaines qui relèvent de l’anthropologie. Une donnée de base de la condition humaine reconnue comme telle depuis des millénaires a été mise en question : la division sexuelle et la façon dont les êtres humains conçoivent la transmission de la vie et de la filiation. On s’excusera du peu… En se voulant à l’avant-garde d’une évolution des mœurs problématique, la gauche a ouvert en toute irresponsabilité une boîte de Pandore. Désormais, avec la nouvelle conception de la lutte contre les inégalités, les différences liées à la condition humaine et les aléas de la vie peuvent être considérés comme des signes insupportables d’inégalité et de discrimination. Cette revendication bien particulière de l’égalité a partie liée avec un fantasme de toute puissance qui considère que les problèmes anthropologiques sont une sorte de matière qu’on pourrait modeler à loisir et sans dommage, en fonction des désirs de chacun et des minorités qui font valoir leur statut de victimes ayant des droits. À l’inverse, parce qu’elles mettent en jeu ce qui fait l’humain, ces questions anthropologiques me paraissent devoir être considérées avec prudence et le plus grand soin, pour empêcher que le monde humain se défasse. Le « principe de précaution » – qui est devenu un leitmotiv concernant des espèces en voie de disparition ou de certaines recherches et expérimentations scientifiques et techniques – est mis hors champ concernant l’humain, au nom d’une passion de l’égalité sans limite. Dans ces domaines, le conservatisme est une forme de sagesse, de prudence et de résistance face à un nouvel hubris qui se veut décomplexé dans un climat de confusion intellectuelle et éthique.

- Q : Le conservatisme peut-il être de droite autant que de gauche ?

Jean-Pierre Le Goff : Aujourd’hui, dans les conditions historiques et idéologiques que je viens de décrire, c’est un courant de pensée pluriel qui n’est pas réductible à un camp ; il me paraît transversal à la droite et à la gauche, même si la droite a pu être son représentant pendant longtemps et si la gauche s’est toujours présentée comme le camp du progrès contre la réaction assimilée au conservatisme. L’écologie qui s’interroge sur l’avenir de la planète et n’appartient pas à un camp politique, est à sa façon conservatrice. Bien plus, tout un courant écologique fondamentaliste est réactionnaire, voire nihiliste, dans sa façon de remettre en cause la prééminence de l’homme sur la nature et ce qui fait précisément la spécificité de l’humain qui n’est pas, contrairement à ce qui est asséné, une « espèce comme les autres ». Il est également un domaine sur lequel une partie de la gauche peut apparaître « conservatrice », c’est celui de la défense d’un modèle social lié à l’État providence qui s’est constitué dans la période dite des Trente glorieuses et qui connaît de sérieuses difficultés aujourd’hui. S’il n’est pas intangible, le modèle social français est le fruit d’une histoire et de conquêtes sociales dont on ne peut faire abstraction en prônant ouvertement une « révolution culturelle » qui le mettrait à bas, comme le fait une partie de la droite libérale. Là aussi, il s’agit de faire la part des choses, de façon pragmatique et non idéologique, à gauche comme à droite, entre ce qui relève des idéologies et des dogmes et d’une adaptation nécessaire d’un modèle auquel je demeure attaché.


goffggghhhgghg.jpgL’économie de marché a ses lois propres, mais elle s’insère aussi dans un creuset anthropologique et historique. L’économisme dominant passe outre cette dimension essentielle à la vie en société et à la politique. Un pays n’est pas une entreprise et la culture n’est pas une sorte de « pâte à modeler » ou de « supplément d’âme » à une société conçue comme une mécanique gérable et adaptable à volonté ; elle est précisément ce qui donne sens à la vie en société.


Cette approche conservatrice qui s’inscrit dans la modernité trouve plus globalement sa pertinence face à un nouvel individualisme désaffilié et autocentré, à une déculturation politique et culturelle. Il s’agit très directement de savoir si nous avons encore des motifs pour croire que nos repères culturels et politiques, transmis tant bien que mal à travers les générations, peuvent encore nous inspirer et nous guider, si notre pays peut encore apporter quelque chose de spécifique à l’Europe et au monde. C’est précisément sur ce point que les choses sont devenues floues pour beaucoup, non seulement parce qu’elles seraient plus « complexes » qu’auparavant, mais, plus simplement et plus fondamentalement, parce que beaucoup ne savent plus trop quoi penser et transmettre.


C’est dans ce cadre, qu’être conservateur peut trouver une signification nouvelle en mettant en question l’insignifiance, en faisant valoir l’importance d’un recul réflexif et critique, inséparable d’une relecture et d’une réappropriation éclairée de notre passé. Il s’agit de sortir du faux choix, sous forme de chantage, dans lequel tout un courant de la gauche, mais aussi de la droite moderniste, enferme l’alternative et le débat entre un passé, un héritage culturel figé et dépassé qui n’auraient plus rien de substantiel à nous apporter, et un présent et un avenir perpétuellement mobiles et fluides auxquels nous n’aurions plus qu’à nous adapter.


Tout un courant intellectuel gauchiste et moderniste réduit bêtement les notions d’« identité » et de « culture » à une conception essentialiste qui nous ramènerait du côté du traditionalisme, de Maurras, de Pétain, de l’extrême droite… L’identité d’un peuple n’est pas une substance immuable qui ne changerait pas avec le temps, mais on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent et indéfini, sauf à considérer le monde commun comme un chaos et à abdiquer toute prétention à le rendre signifiant. L’idée d’« identité narrative » développée par Paul Ricœur ouvre d’autres perspectives en soulignant l’importance du récit qu’un pays se forge de sa propre histoire. Cette identité n’est pas celle d’une « structure fixe, mais bien celle mobile, révisable, d’une histoire racontée et mêlée à celle des autres cultures [10] ». Cette identité narrative ne signifie pas pour autant un multiculturalisme invertébré et soumis à une recomposition constante ; elle suppose une interprétation qui implique des choix, structure les événements, leur donne une signification et met en valeur des potentialités inexploitées du passé. La France et les pays de l’Union européens n’échappent pas aujourd’hui à cette nécessité.


Le passé n’est pas un patrimoine muséifié, il ne comporte pas seulement en lui du révolu, il contient des ressources et ce que Paul Ricœur appelle des « potentialités inaccomplies », pourvu que nous sachions les redécouvrir et nous approprier le meilleur de nos traditions. En ce sens, être conservateur ne signifie pas être « traditionaliste » ou « réactionnaire », contrairement à ce que voudraient nous faire croire une gauche bien pensante et une droite moderniste. Un pays qui rend insignifiant son passé se condamne à ne plus inventer un avenir discernable porteur des espérances d’émancipation ; un pays qui ne croit plus en lui-même est ouvert à toutes les servitudes. Dans ce cadre, conservatisme et progrès ne me paraissent pas contradictoires, ils constituent les deux pôles d’une modernité éclairée qui rejette le faux dilemme entre traditionalisme et fuite en avant. En fin de compte, il importe avant tout de savoir ce à quoi l’on tient et ce que l’on veut transmettre pour entreprendre un travail de reconstruction. Pour paraphraser la formulation de Kolakowski, je dirai qu’il est possible d’être à la fois conservateur, moderne et social, dans la mesure où aujourd’hui ces orientations ne me paraissent pas antinomiques.

Jean-Pierre Le Goff, propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart (décembre 2014)

Notes

 

[1Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, 1988, p. 64 et 65.

[2Antoine COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005, p. 7.

[3Ibid, p. 446.

[4Raymond ARON, Les désillusions du progrès, Gallimard, 1969.

[5Michel GUENAIRE, Les deux libéralismes, Perrin 2011, et Il faut terminer la révolution libérale, Flammarion 2009.

[6Edgard PISANI, « De Gaulle et la modernisation de la France », Cahier de Politique Autrement, octobre 1998.

[7Carlo ROSSELLI, cité par Monique CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, Plon, 2003, p. 13-14.

[8Cf. « Mai 68 : La France entre deux mondes », Le Débat, n° 149, mars-avril 2008.

[9Cf. Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998, 2002, 2006 et 2015.

[10Paul RICŒUR, « Identité narrative et communauté historique », Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.

mercredi, 27 mai 2015

Pierre-André Taguieff : « Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre »

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Pierre-André Taguieff : « Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre »

Pierre-André Taguieff est politologue. Il est directeur de recherche au CNRS et professeur à l’institut d’études politiques de Paris. En 2014, il a publié Du Diable en politique (CNRS éditions), ouvrage dans lequel il analyse le processus de diabolisation de l’adversaire dans le débat intellectuel français. En 2015, dans La Revanche du nationalisme (PUF), il s’intéresse à la résurgence de cette forme politique tout en dénonçant les analyses creuses de ceux qui s’inquiètent d’un « retour des années 30 ».

pattaguieff-fn-ps.jpgPHILITT : Comment éviter la diabolisation dès lors que, comme le dit Philippe Muray, « le champ de ce qui ne fait plus débat ne cesse de s’étendre » ?

Pierre-André Taguieff : On pourrait dire tout autant que le moindre écart par rapport à la doxa médiatique engendre mécaniquement des faux débats qui chassent les vrais. Dans mon livre paru en 2014, Du diable en politique, j’en donne de nombreux exemples, récents ou non. Dans la France contemporaine, la diabolisation de l’adversaire ou du simple contradicteur s’est banalisée. Il y a là un front inaperçu de l’intolérance, quelque chose comme une intolérance banale, qu’on pratique sur le mode d’un réflexe idéologiquement conditionné. Les pseudo-débats publics sont des tentatives de mises à mort de l’adversaire. Les gladiateurs médiatiques se doivent de divertir les téléspectateurs.

PHILITT : Peut-on renoncer à diaboliser ceux qui l’ont été un jour sans risquer d’être, à son tour, diabolisé ? N’est-ce pas ce qui vous est arrivé lorsque vous avez choisi de dialoguer avec la « Nouvelle Droite » ?

Pierre-André Taguieff : Dans l’espace idéologico-médiatique contemporain, le principe maccarthyste de l’association par contiguïté fonctionne comme mode de transmission d’une souillure. Tout contact est pris pour un indice de complicité. La diabolisation imprime au personnage diabolisé la marque d’une souillure durable. Discuter ou dialoguer avec l’ennemi absolu sans l’injurier, sans manifester ostensiblement et bruyamment à son égard de la haine et du mépris, c’est être souillé ou contaminé irrémédiablement par sa nature satanique. Tel est aussi le risque qu’on prend inévitablement lorsqu’on ose simplement étudier, sans le dénoncer avec virulence à chaque pas, le phénomène politique ou le personnage diabolisé. La magie conjuratoire, à condition de garder la bonne distance, semble être devenue le seul mode de traitement de l’adversaire politique. La diabolisation néo-antifasciste a fait de nombreuses victimes, et continue à en faire. Le pli est pris et je ne vois pas comment l’esprit inquisitorial pourrait être combattu efficacement. Qui s’y attaque est voué à la marginalisation et n’a guère à y gagner qu’une réputation d’infréquentabilité. Quel paradoxe tragique dans une France qui célèbre officiellement la liberté d’expression !

PHILITT : Au-delà de la stratégie politicienne qu’elle implique souvent, la diabolisation n’est-elle pas aussi l’aveu d’une faillite de la pensée, de l’incapacité à comprendre un certain nombre de phénomènes politiques nouveaux ?

Pierre-André Taguieff : La diabolisation est avant tout, sur le plan cognitif, une méthode de réduction de l’émergent au résurgent, de l’inconnu ou du mal connu au « bien connu » (supposé). En ce sens, elle est illusion de connaissance. Quant à sa fonction affectivo-imaginaire, elle réside dans la réduction au pire, c’est-à-dire à ce qui tient lieu de mal absolu dans une conjoncture donnée. Face à un phénomène qui les surprend ou les dérange, les gêne ou les choque, ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas le comprendre se lancent dans la réduction au pire. À la paresse de la pensée s’ajoute la peur de savoir. Mais l’ignorance n’est toujours pas un argument.

PHILITT : Le repli sur la morale peut-il être analysé comme le symptôme d’un nouvel ordre idéologique où l’impuissance de l’action cède à la posture pour laisser au politique l’illusion d’une volonté ?

Pierre-André Taguieff : L’hyper-moralisme contemporain est un avatar de la mystique des droits de l’Homme. Du même mouvement, l’humanisme s’est dégradé en humanitarisme, prêchi-prêcha dans lequel la rhétorique compassionnelle se marie à un paternalisme lacrymal à dominante victimaire et misérabiliste. Une vulgate issue d’un néo-christianisme dominant, que je considère comme un sous-christianisme, s’est installée dans tous les milieux politiques : elle consiste à prétendre qu’on est du côté (et aux côtés) des « plus faibles », des « plus pauvres », des « plus démunis », des « plus souffrants », des « plus exclus », « stigmatisés », etc. Quand les supposés « faibles » ou « exclus » se transforment en délinquants ou en terroristes, on trouve des belles âmes pour les plaindre ou les excuser.  Cette démophilie misérabiliste est une démagogie, écœurante et grotesque. Elle devrait provoquer rire ou dégoût, ou les deux. Or, aucun politique professionnel n’oserait reprendre aujourd’hui à son compte le mot de Jules Renard ; « J’ai le dégoût très sûr. » L’interdit du dégoût fait partie du conformisme idéologique.

PHILITT : Contre les formules journalistiques qui prédisent sans cesse un retour du « fascisme » ou des « années 30 », vous diagnostiquez un renouveau du nationalisme. Comment expliquer la perdurance de cette catégorie politique ?

Pierre-André Taguieff : Il s’agit d’un ensemble de faits observables mais mal définis, que l’application du mot « nationalisme » conceptualise plus ou moins bien. Faute de mieux, j’emploie le terme, comme la plupart des historiens et des théoriciens politiques. Mais il renvoie à des phénomènes très différents et, à bien des égards, hétérogènes. Je mets l’accent sur les métamorphoses de ce qu’on appelle « nationalisme », que je considère autant comme un fait anthropologique (ou « anthropolitique ») que comme une idéologie politique moderne accompagnant la formation des États-nations. Le phénomène est d’abord d’ordre anthropologique. L’accélération des changements, perçus comme immaîtrisables, provoque l’ébranlement du monde stable qui, en nous fournissant des cadres et des repères, nous permet de vivre sans devoir nous adapter sans cesse avec anxiété. On en connaît la traduction politique : nombre de citoyens européens sont tentés de voter pour ceux qui, recourant au style populiste de l’appel au peuple, promettent d’éliminer les causes supposées de l’anxiété identitaire (immigration, mondialisation, Union européenne, « islamisation », etc.), attribuées aux élites irresponsables.

Si le nationalisme paraît renaître régulièrement de ses cendres dans la vieille Europe, c’est d’abord parce que cette dernière est faite de vieilles nations satisfaites, du moins pour la plupart (il reste bien sûr les micro-nationalismes dont les revendications sont aiguisées par la construction européenne, avec son horizon supranational qui favorise les autonomismes régionaux et les indépendantismes). Construire en faisant table rase du passé y est impossible. Mais la vague nationaliste est observable aussi hors d’Europe. Le national-ethnique et l’ethnico-religieux sont en effet les deux principales ressources symboliques des nouveaux mouvements identitaires partout dans le monde. En Europe, le nouveau nationalisme peut se définir comme l’ensemble des réactions populaires contre l’antinationalisme des élites, que présuppose la grande utopie de notre époque, celle de la démocratie cosmopolite, érigeant le mélange des peuples et des cultures en idéal régulateur. C’est ce mélange forcé, idéalisé par les élites (converties au « multiculturalisme » normatif), que la majorité des citoyens des vieilles nations refusent, comme en témoigne la vague anti-immigrationniste. Les promesses du « doux commerce » et les invocations des droits de l’Homme ne sauraient faire disparaître les inquiétudes identitaires. C’est pourquoi le schème populiste de base, « le peuple contre les élites », conserve ici sa valeur descriptive. Mais la tentation est toujours aussi forte d’interpréter cette opposition de manière manichéenne, soit en prenant le parti du « bon » peuple contre les « mauvaises » élites, comme si le peuple avait toujours raison, soit en défendant les élites contre les accusations des démagogues, comme si les élites dirigeantes ne donnaient jamais dans la démagogie.

Dans les milieux intellectuels à la française, la reconnaissance de la réalité comme de l’importance politique de la question identitaire ou culturelle se heurte toujours à de fortes résistances, qui confinent à l’aveuglement. Certes, on observe des usages politiques xénophobes, voire racistes, des thèmes dits identitaires ou culturels, et j’ai moi-même, dans les années 1980 et 1990, élaboré le modèle du « racisme différentialiste et culturel », ce qui m’a valu à l’époque des critiques acerbes – et aujourd’hui d’innombrables plagiaires. Mais il ne faut pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Dans la préface du Regard éloigné (1983), Claude Lévi-Strauss nous avait mis en garde, nous invitant à ne pas confondre avec du racisme certaines attitudes ethnocentriques constituant des mécanismes de défense « normaux », voire « légitimes », de tout groupe culturel doté d’une identité collective : « On doit reconnaître, écrit Lévi-Strauss, que cette diversité [des “sociétés humaines”] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi. » Une forme de bêtise intellectualisée, très répandue dans les milieux universitaires et médiatiques, consiste à réduire le besoin d’identité, d’enracinement ou d’appartenance à ses formes pathologiques, à ses expressions perverses ou monstrueuses (qui existent). Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre. Ce réductionnisme diabolisateur revient à interdire l’étude froide et exigeante des phénomènes identitaires, qui sont loin de n’affecter que les militants des partis nationalistes. Et le terrorisme intellectuel n’est pas loin : des campagnes sont lancées contre ceux qui ne se contentent pas de la vulgate marxisante.  De la même manière, certains réduisent la nation aux formes qu’elle prend dans les nationalismes xénophobes, ou le sentiment d’appartenance communautaire au communautarisme exclusiviste, sociocentrique et auto-ségrégatif. À mon sens, il faut reconnaître le phénomène, quel que soit le nom qu’on lui donne, l’analyser et s’efforcer de l’expliquer, aussi dérangeant soit-il pour la piété de gauche et les convictions lourdes du gauchisme intellectuel, dont certains représentants, en praticiens dogmatiques de la « déconstruction », se sont spécialisés dans la négation des questions et des réalités qui les choquent. C’est la seule voie permettant de comprendre à la fois l’irruption et le dynamisme des mouvements dits « populistes » en Europe, qui sont aujourd’hui, pour la plupart, des mouvements nationalistes dont les revendications et les thèmes de propagande s’articulent autour d’aspirations inséparablement souverainistes et identitaires.

PHILITT : Dans votre avant-dernier ouvrage, La Revanche du nationalisme, vous posez la question suivante sur le ton de l’ironie : « De quoi les années 30 sont-elles le retour ? » Est-il possible de répondre sérieusement à cette question ?

Pierre-André Taguieff : Il s’agit d’une boutade visant à montrer l’absurdité même de ce type de question, symptôme parmi d’autres de la bêtise idéologisée qui règne dans les milieux néo-gauchistes. Rien n’est le retour de rien, sauf par miracle. Un miracle, c’est-à-dire un événement mathématiquement possible dans un temps infini, mais physiquement improbable dans ce bas monde défini par sa finitude. Je laisse les hallucinés de l’éternel retour dans l’Histoire à leurs fantasmes pauvres et stéréotypés.

PHILITT : Vous mettez en avant la possibilité d’un « nationalisme civique » que vous opposez au « nationalisme ethnique ». Quels sont les avantages du premier sur le second ? Est-il nécessaire de dédiaboliser le nationalisme ?

Pierre-André Taguieff :  Je relativise plutôt l’opposition entre « nationalisme ethnique » et « nationalisme civique », en les situant sur un continuum. Il ne faut pas faire d’une distinction analytique une opposition manichéenne. Il est de tradition de distinguer le nationalisme politique et civique du nationalisme culturel et ethnique, types idéaux qui ne s’incarnent l’un et l’autre que très imparfaitement dans l’histoire. Je trouve cette distinction commode, mais j’ai tendance à la relativiser, en soulignant les zones d’ambiguïté du premier nationalisme idéaltypique comme du second. De la nation civique ou élective à la nation culturelle et ethnique, on passe par des transitions insensibles. Une nation purement civique, authentique communauté de citoyens dénuée de tout héritage culturel et historique propre, est une chimère. Elle revient à prendre naïvement un concept ou un type idéal pour une réalité concrète. La position de Renan consiste précisément à tenir les deux bouts de la définition de la nation. Il en va de même chez le général de Gaulle. Le patriotisme réunit des engagements et des attachements, du volontaire et de l’assumé, des idéaux normatifs et des enracinements idéalisés. La rigidité de la distinction vient de ses usages scolaires ou « démopédiques » (pour parler comme Proudhon), impliquant, dans la tradition républicaine française, de valoriser la « bonne » nation civique, dite « républicaine », et de dévaloriser la « mauvaise » nation historico-culturelle ou ethnique, rejetée un peu vite vers le racisme (ou vers le « germanisme »). Mais les citoyens ne se nourrissent pas seulement d’abstractions et de principes, aussi nobles soient-ils.  Alors qu’il s’agit, sur la question des identités collectives, de faire preuve d’esprit de finesse et de sens des nuances,  les intellectuels français montrent une fois de plus qu’ils ont le goût des grosses catégories classificatoires entrant dans des oppositions manichéennes.

Ceci dit, dans ce domaine, je ne cache pas mes préférences. Elles vont à un nationalisme civique qui aurait retrouvé la mémoire et le sens de l’avenir par-delà l’enfermement « présentiste » et l’aveuglement par la soumission à « l’actualité ». Elles vont donc à un nationalisme civique qui imaginerait la nation à la fois comme héritage, destin commun et avenir voulu. On ne dédiabolise pas par décret le nationalisme. Mais on peut montrer que sa diabolisation empêche de le connaître dans la multiplicité de ses formes historiques et d’en comprendre le sens. Du nationalisme, on connaît les multiples figures historiques diversement valorisées (des mouvements de libération nationale aux dictatures nationalistes). Rien n’interdit de l’imaginer ou de le réinventer comme le principe d’une forme d’organisation politique acceptable, voire souhaitable, pour faire face, par exemple, aux forces uniformisantes ou aux effets destructeurs de la mondialisation, dès lors qu’il s’inscrit dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle et pluraliste.

PHILITT : Péguy serait-il un des représentants de ce « nationalisme civique » que vous décrivez tandis que Barrès et Maurras seraient les tenants d’un « nationalisme ethnique » ?

Pierre-André Taguieff :  Péguy a ouvert la voie à une forme de « nationalisme civique » qui ne prône pas la tabula rasa, la rupture avec le passé, l’oubli volontaire des héritages. En quoi il engage à penser un nationalisme à la fois civique et historico-culturel, qui n’est nullement incompatible avec une vision universaliste, à condition de ne pas se laisser éblouir par les fausses lumières de l’universalisme abstrait et d’un cosmopolitisme sans âme. L’utopie de la table rase et la quête fanatique de l’émancipation totale ont donné naissance à un rejeton imprévu : l’hyper-individualisme égalitaire contemporain, qu’on reconnaît aux revendications sans limites de ses adeptes. Le nationalisme de Barrès (celui des années 1890) est plus ethnique, celui de Maurras plus historique. Mais ils sont l’un et l’autre pervertis par l’antisémitisme, qui constitue à lui seul une religion politique. Bernanos s’en est rendu compte et a pris clairement ses distances avec les tenants du nationalisme antijuif.

samedi, 23 mai 2015

Archives de Julius Evola en français (1971)

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Archives de Julius Evola en français (1971)

Unique interview en intégralité de Julius Evola en français, vieilli, paralysé mais toujours alerte, quelque temps avant sa mort. Sorte de testament biographique, on y trouvera entre autres les thèmes de l'essence de ses ouvrages, sa période artistique dadaïste, ses rapports avec René Guénon, ainsi qu'avec les régimes politiques de l'époque, et bien d'autres explorations métaphysiques.

(Le bruit sourd s'estompera après les premières vingt minutes)

jeudi, 21 mai 2015

Entretien avec Pierre Jovanovic, au cœur de l’Europe !

A l’occasion de la Foire du Livre qui se tenait à Bruxelles du jeudi 26 février au dimanche 1er mars, Pierre Jovanovic était présent dans la capitale belge afin de dédicacer son dernier ouvrage « 666 »

Nous avons donc décidé de lui rendre visite à son hôtel afin de nous entretenir avec lui sur des questions d’actualité économique. Voici donc les sujets abordés avec M. Jovanovic :

- L’enjeu de l’or entres les différentes puissances mondiales
– Syriza et l’avenir du peuple grec
– Quantitative Easing : la planche à billets
– La privatisation de la France
– Chute du prix du baril de pétrole
– La situation économique actuelle chinoise
– Fraude bancaire
– Charlie Hebdo/Ukraine

Nous remercions à nouveau M. Jovanovic pour l’accueil et la disponibilité qu’il nous a accordés !

Entretien : William Perroquet & E.I.Anass

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mercredi, 20 mai 2015

Entretien avec la romancière anglaise Jill Dawson

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1915 MORT DU POETE RUPERT BROOKE, THE GREAT LOVER

Entretien avec la romancière anglaise Jill Dawson

Propos recueillis par Michel Lhomme
Ex: http://metamag.fr

jillgrlover.jpgJill Dawson est une romancière britannique qui a grandi à Durham, en Angleterre dans un milieu modeste et qui a commencé à publier ses poèmes dans des brochures et magazines. Puis elle s'est mise à écrire des romans régulièrement primés en Angleterre et qui apparaissent dans la liste du Goncourt anglais britannique (le British Academy Book Prize). En France, a été traduit aux Editions du Rocher, "L'enfant sauvage de l'Aveyron" sur le jeune garçon du Docteur Itard dont Truffaut avait tiré un film étudié dans toutes les classes de terminales, "L'enfant sauvage" et "Fred et Edie" (Editions Joëlle Losfeld) qui raconte l'histoire d'un long procès qui passionna l'Angleterre de 1922 celui d'Edith Thompson, une jeune Anglaise émancipée, mariée à un homme rustre et violent et de son amant de sept ans son cadet, Frederic Bywaters. Il assassina le mari et ils furent tous deux condamnés à la peine capitale. Comme toujours, Jill Dawson brode dans ce roman une fiction à partir d'éléments biographiques patiemment récoltés en choisissant à chaque fois de nous faire épouser un point de vue différent. Dans "The Great Lover", la vie du jeune poète anglais Rupert Brooke est décrite dans ses moindres détails et même ses turpitudes bisexuelles par la servante de la pension d'étudiant où il loge. A chaque fois, l'intérêt de l'œuvre de Jill Dawson tient à la description vivante de la société anglaise des années vingt ou des années 1900-1910 dans le cas de Brooke. C'est bien sûr le centenaire de la mort de Rupert Brooke qui nous a réunis très chaleureusement au buffet-bar d'un aéroport. Michel Lhomme. 

Métamag : Jill Dawson, vous venez de publier en Angleterre votre huitième roman, The Tell-Tale Heart, chez votre éditeur attitré Sceptre, pouvez-vous nous en dire quelques mots?

telltaleheart.jpgJill Dawson : The Tell-Tale Heart est l’histoire de trois hommes : Patrick, un universitaire de 50 ans à qui on transplante un cœur tout neuf ; le donneur, Drew, un adolescent des Fens amoureux de sa prof, et Willie Beamiss, l’un des émeutiers de Littleport au XIXe siècle, ancêtre de Drew. J’ai toujours voulu écrire l’histoire des émeutiers de Littleport, et j’avais le reste du roman dans la tête depuis longtemps. J’avais, il y a longtemps, vu un documentaire qui m’est resté à l’esprit, à propos de la mémoire cellulaire (l’idée que d’autres organes du corps autres que le cerveau puissent être porteurs de souvenirs et d’empreintes de la personnalité). Ce qui m’était resté en particulier, c’est la scène où le « transplanté » rencontre la mère de son donneur, laquelle lui demande d’écouter le battement du cœur de son fils dans sa poitrine. C’était une scène extraordinaire, très émouvante. Il est facile (en tant que mère) de comprendre cette demande lorsqu'on sait que le battement de son cœur est le premier signe du fait que vous portez un bébé en vous – c’est la prise de conscience de votre enfant, si vous voulez – et puis on met tellement l’accent sur le cœur durant la grossesse, le « travail » et la naissance.


Un des thèmes de ce livre est la folie mais aussi c'est particulièrement vrai pour ce roman, très physiologiquement, les histoires de cœur. N'est-ce pas aussi le thème de votre version de l'Enfant sauvage, traduit en français mais aussi de votre biographie romancée de Rupert Brooke, The Great Lover (traduction inédite) du grand poète de guerre britannique ?

Il est difficile pour un auteur de résumer ses thèmes mais il me semble que l’un de ceux qui reviennent dans mon travail est celui-ci : qu’est ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes ? Les gènes, la culture, l’histoire, tout cela nous affecte alors : nature ou culture ?... Lucky Bunny, The Tell-Tale Heart et Wild Boy (L'enfant sauvage de l'Aveyron) traitent plus spécifiquement de ce thème. Et aussi : qu’est-ce que cela signifie d’être pleinement vivant, pleinement humain, de tout risquer – c’est aussi un des thèmes profond de The Great Lover.


On commémore aujourd'hui un peu partout en Europe le centenaire de la guerre de 14-18. Les poètes anglais du front et des tranchées y sont en Angleterre tout particulièrement à l'honneur alors qu'en France, on trouve plutôt sur les présentoirs des libraires des témoignages ou des lettres de poilus. Quelle place occupe selon vous, Rupert Brooke aujourd'hui  dans la poésie anglaise ?

Parce qu'il est mort très tôt dans la guerre, en 1915. Sa réputation a été celle d’un patriote romantique et il ne possède pas la stature des poètes « anti-guerre » comme Owen et Sassoon. Pourtant, ses lettres et sa prose montrent un Brooke bien différent – bien plus complexe, drôle, acerbe et interrogateur que ne le suggère sa réputation de jeune poète romantique…


Contrairement au personnage de votre dernier roman, Rupert Brooke n'eut pas de seconde vie, mais vous en avez donné une à Lucky Bunny, par exemple, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

jillluckbunn.jpgCe concept d’une seconde chance dont on pourrait bénéficier dans la vie, je l’ai exploré en effet dans Lucky Bunny et aussi dans L'enfant sauvage. Queenie Dove naît dans une grande pauvreté, dans l’East End (les quartiers “prolétaires” de Londres) et elle grandit dans un monde de criminels. Il semble que sa vie sera assez comparable à celle de ses parents, mais elle utilise des moyens malicieux et peu orthodoxes pour en changer. Je n’ai jamais été une grande admiratrice des gens (ni des enfants) obéissants et Queenie met un point d’honneur à désobéir et à briser les règles. J’ai adoré Moll Flanders de Daniel Defoe, et Lucky Bunny est en dialogue avec ce roman-là.


Fred et Edie a été votre premier roman traduit en français, vous semblez à coup sûr aimer les histoires d'amour compliquées ou criminelles, seriez-vous alors comme Brooke, l'une de nos dernières romantiques anglaises ou une romancière néo-païenne ?

Je ne suis pas sûre. Il est vrai que je considère l’imagination comme la clé de tout, la clé de notre humanité et que, bien qu’on en fasse l’éloge chez les enfants, elle n’est pas souvent glorifiée en tant que talent – une vie riche de fantasmes et de fantaisie est souvent considérée comme marquée du signe de l’illusion ou de la folie plutôt que comme une réussite !

On relève dans vos œuvres le thème permanent du déclassement avec pour toile de fond le socialisme anglais. Dans The Great Lover, c'est le personnage de la bonne mais aussi l'engagement fabien de Rupert, dans Fred et Edie, c'est la lutte contre la peine de mort ou dans ce scénario inédit que vous avez écrit et que nous avons lu, sur le trio amoureux de l'artiste et écrivain William Morris et Dante Gabriel Rossetti avec Jane Burden, la lutte contre tous les préjugés moraux. Alors qu'en est-il du socialisme anglais ? Se trouve-t-il aujourd'hui autant en déshérence que le socialisme français ? Qu'est-ce qu'être ouvrier anglais en 2015 à la veille des élections générales anglaises du mois de mai et après le « There is no alternative » de Margaret Thatcher ? 

Oui, j’ai le sentiment qu’il y a pléthore de romans à propos des classes moyennes ou des classes dirigeantes ! Leurs personnages vivent habituellement dans de belles maisons, ils sont invités à des dîners et ont des aventures amoureuses dans les quartiers arborés du nord de Londres ; ils travaillent comme architectes, universitaires ou dans l’édition… Je laisse à d’autres d’écrire ces romans-là : il y en a suffisamment qui donnent le point de vue des Londoniens. J’aime donner une voix à ceux dont on n’entend pas si souvent parler – la vie de Drew, le garçon de The Tell Tale Heart, qui fréquente une école publique, dans la campagne autour de Cambridge, dont le père est ouvrier agricole, et qui rêve d’avoir une meilleure éducation que son père au XXIe siècle. Voilà le genre de personne à qui je veux donner une voix.


Pardonnez-moi, je vous vois écrire en ce moment, serais-je alors indiscret de vous demander le thème de votre prochain roman ?

Le titre en est The Crime Writer (l’Auteur de romans policiers). Cela se passe dans le Suffolk des années 1960, et comme je viens juste de le commencer, il vaut sans doute mieux que je n’en dise pas plus pour l’instant !


Jill Dawson en français :


Fred et Edie, Editions Joëlle Losfeld, Paris 2001, 20,80 euros. 

L'enfant sauvage de l'Aveyron, Editions du Rocher, Collection ''Anatolia'', Paris 2005, 20,30 euros.

dimanche, 17 mai 2015

Capire la Russia

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Capire la Russia

Intervista a Paolo Borgognone

L'autore di "Capire la Russia" (Zambon Editore, 2015) traccia un quadro delle dinamiche politiche e sociali nella Russia postsovietica degli ultimi 25 anni. [Alberto Melotto]

 

di Alberto Melotto

Ex: http://www.megachip.info

"Il puritanesimo è l'ossessionante paura che qualcuno, da qualche parte, possa essere felice". Questo aforisma di Henry Louis Mencken ci sembra appropriato ad introdurre il volume Capire la Russia di Paolo Borgognone (Zambon Editore, 2015) che non è soltanto una cronaca degli ultimi venticinque anni di tempestosi rapporti fra il ricco mondo consumista e il (non più) misero mondo comunista, ansioso di liberarsi degli umili stracci di Cenerentola. E' innanzitutto lo studio di un sentimento atavico, pressoché impossibile da estirpare, venato di bluastre striature di fanatismo, come tutte le pulsioni tristi: la russofobia. Come tanti alunni di scuola elementare, ingobbiti nella lettura di un abbecedàrio della paura, ripetiamo quel che ci è stato insegnato fin dalla più tenera età: meglio diffidare di tutto ciò che viene da est. In altre parole: viviamo in una perenne condizione di strabismo culturale e politico.

Molti vedono il fascismo dove non c'é, lo stesso Borgognone ha dovuto subire questa accusa per non aver descritto gli anni di Putin in maniera manichea e pregiudizievolmente ostile, e non lo sanno vedere dove, invece, è purtroppo assai presente, ovvero l'Ucraina e gli stati baltici ormai prede di movimenti neo-nazisti che non si nascondono più nei vicoli oscuri della storia, ma riemergono baldanzosi, per tornare a macchiarsi di crimini odiosi. E ancora: paventiamo la rinascita di un Impero russo, e non ci accorgiamo che un altro Impero, quello statunitense, ci obbliga a muoverci sullo scacchiere internazionale come marionette obbedienti, ad appoggiare regimi che sventolano il simbolo della svastica nel cuore dell'Europa.

Nel volume Capire la Russia si può trovare una dettagliata descrizione del golpe di EuroMaidan: qui si parla di influenti attori dell'establishment statunitense che incitano la folla (peraltro interessata: un tanto al giorno per farsi riprendere dalle tv, tre volte tanto per mettersi a picchiare i poliziotti) a liberarsi dal giogo del cosiddetto dittatore corrotto Viktor Janukovyc per legarsi mani e piedi ai voleri della tecnocrazia di Washington e Bruxelles. C'è il racconto di una Russia, offesa e calpestata negli anni novanta del secolo scorso che prova, faticosamente, a riprendere contatto con la propria identità, anche attraverso il ricorso alla fede ortodossa.

Milioni di persone, donne e uomini, che intravedono nel luccichìo del bazar d'occidente qualche sinistro bagliore, in grado di confondere per qualche istante ma non di accecare per sempre. Come dice Giulietto Chiesa nell'introduzione al libro di Borgognone, la Russia si è risvegliata. Diversamente dalla nostra opinione pubblica, che ancora è immersa in un sonno malsano, popolato di nemici immaginari. Come ulteriore invito alla lettura, proponiamo di seguito alcune domande all'autore di Capire la Russia.


***

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Nel tuo volume appare chiaro il giudizio negativo su Boris Eltsin e il suo decennio di privatizzazione selvaggia di un'intera nazione, vorrei che ci spiegassi meglio cosa pensi di Michail Gorbacev, a tuo avviso il suo ruolo è stato quello di un improvvido legislatore, inconsapevole di quel che sarebbe accaduto con il suo programma di riforme, oppure la sua opera si può focalizzare come una sostanziale complicità nei confronti del processo di occidentalizzazione forzata della Russia/Urss?

Il mio giudizio politico su Mikhail Gorbaciov è decisamente negativo. Tale giudizio è corroborato dalle parole stesse dell'ultimo segretario generale del PCUS, che lo scorso anno, ricordando l'epoca della perestrojka, ebbe a dire: «Sembrava che avessimo preso Dio per la barba». Da questa dichiarazione, di esplicita autocritica per «l'eccesso di sicurezza in se stessi» degli architetti "comunisti riformisti" del crollo dell'URSS, si deduce l'elevato tasso di pressapochismo, improvvisazione e impreparazione politica ed economica dei fautori della perestrojka, eurocentrici sostenitori della "ristrutturazione" semicapitalistica dell'URSS mediante l'inoculazione, nel sistema sovietico, di consistenti dosi di liberismo mutuate direttamente dal modello thatcheriano (gli economisti "riformisti" del PCUS infatti, da Abalkin ad Aganbegjan, passando per Petrakov, Javlinskij e Shatalin, non avevano una teoria e un programma economici propri).

La conversione dell'economia sovietica a forme protocapitalistiche ispirate al capitalismo di libero mercato favorì e consolidò l'ascesa politica di una "nuova classe" di imprenditori privati, nati e cresciuti tra i settori di classe media del Komsomol e tra i manager dell'industria statale, che dopo il 1991 assunse indirettamente il controllo politico del Paese (modello del "governo indiretto dei businessmen") e che, in Occidente, è conosciuta (e, ahimè, mediaticamente riverita) con il nome di "oligarchia". Fu sotto Gorbaciov che si svilupparono le forme embrionali della futura plutocrazia cleptocrate filoccidentale che, con la presidenza Eltsin, dominò e rapinò la Russia fino a distruggerne ogni residuo di Stato sociale assistenziale e nazionale sovrano. Il gorbaciovismo politico non fu meno improvvisato del gorbaciovismo economico. Gorbaciov favorì dunque quella che Costanzo Preve ha definito la «controrivoluzione dei ceti medi sovietici» che, tra il 1989 e il 1991, affossò l'URSS.

In questo ambito, infatti, il versante politico della perestrojka, la glasnost', attraverso l'allentamento dei meccanismi di controllo e repressione nei confronti del secessionismo e dello sciovinismo interno alle repubbliche sovietiche a struttura europea e assimilate per via militare all'area eurasiatica dopo il 1940-'45 (Paesi baltici, Volinia, Galizia, Bessarabia), "scoperchiò il Vaso di Pandora" dei nazionalismi radicali russofobici, tra i fattori determinanti, nel 1991, lo smantellamento dell'URSS come Stato unitario. In ambito internazionale infine, Gorbaciov favorì il processo di riduzione dell'URSS e della Russia a semi-colonia dell'Occidente (si veda a riguardo il vergognoso trattato sull'autolimitazione della dislocazione degli armamenti convenzionali sul territorio sovietico, firmato da Gorbaciov con la controparte occidentale nel 1990).

Di fatto, Gorbaciov e la sua cricca (Shevardnadze, Jakovlev, ecc.) di "riformisti" teorizzarono, propugnarono e favorirono la metamorfosi del sovietismo in liberalismo. E il liberalismo è un'ideologia e una prassi politica radicalmente incompatibile con l'inconscio collettivo (tradizionalista) russo. Per questo motivo, Gorbaciov non gode di particolari simpatie in patria (in "compenso" però è, comprensibilmente quanto interessatamente, molto amato dagli intellettuali e dalle classi dirigenti neoliberali occidentali).

Gennadij Zjuganov, leader del Partito Comunista Russo KPRF, nei primi anni '90 stabilì rapporti con alcuni ambienti della destra italiana, con i quali aveva in comune l'idea di salvaguardare la sovranità statuale dalla globalizzazione made in USA. Tu guardi con curiosità al cambiamento portato avanti da Marine Le Pen "l'ultima marxista di Francia" all'interno del suo Front National. Ci vuoi spiegare se e come è possibile un dialogo tra forze così diverse, sul tradizionale asse destra-sinistra, per ridare prospettiva politica e centralità al Vecchio Continente, l'Europa?

Bisognerebbe domandarlo al premier ellenico, Alexis Tsipras, leader di un partito di sinistra radicale (Syriza) che, nel gennaio 2015, ha costituito un'anticonformista maggioranza di governo non con i socialdemocratici filo-UE e filo-NATO de Il Fiume bensì con Greci Indipendenti, un partito nazional-conservatore di destra, ma rigorosamente anti-austerity e russofilo. Se Tsipras avesse ragionato attraverso gli anacronistici schemini ideologici novecenteschi della post-sinistra italiana (argine politico contro "la destra" genericamente intesa, persistenza del dogma ideologico dell'"antifascismo in totale assenza di fascismo", dialogo discontinuo ma sempre possibile e alleanze a corrente alternata con i "democratici" di centrosinistra, russofobi, pro-UE e pro-NATO), a quest'ora la Grecia non avrebbe un esecutivo timidamente sovranista e critico nei confronti della geopolitica atlantista, bensì sarebbe in balìa di un vuoto politico interno o, peggio, avrebbe un esecutivo di centrosinistra Syriza-To Potami, supinamente di complemento ai diktat neoliberali di Bruxelles e ai desiderata neocoloniali di Washington.

Personalmente, pur rimanendo un antifascista sostenitore della persistenza della dicotomia destra/sinistra (sebbene ridefinita su nuovi assi e trasformata dopo il 1989), sono al contempo un critico e un oppositore radicale della società liberale postmoderna centrata sull'egemonia ideologica del Politicamente Corretto e pertanto mi trovo dichiaratamente d'accordo con Giulietto Chiesa quando sostiene: «Io comincio a pensare che l'Italia si possa salvare soltanto attraverso una grande alleanza democratica e popolare» e non tramite la stantia e falsa di riproduzione "dialettica" tra un centrodestra neoliberale, pseudo-conservatore, perbenista e atlantista e un centrosinistra ultraliberale, libertario, pseudo-progressista e atlantista.

La dicotomia centrodestra/centrosinistra riproduce pedissequamente il modello di sfruttamento, alienazione e controllo tardocapitalistico. Occorre, nella fase attuale, connotata dalla radicalizzazione delle politiche di guerra neocoloniale verso l'esterno e di smantellamento dei residui di sovranità, socialità e democrazia dei singoli Stati all'interno, cominciare a pensare a qualcosa di nuovo. D'altronde, a fronte dell'emergenza della guerra di liberazione, tra il 1944 e il 1945, Togliatti non si era alleato, nel CLN, persino con i monarchici? In Russia invece, l'antitesi europea destra/sinistra non ha alcun valore, la storia del grande Paese eurasiatico lo dimostra e solo chi è male informato o in malafede può far finta di non vederlo.

Nel pensiero di Alexander Dugin, attratto dall'idea di "socialismo nazionale" ma anche da autori tabù come Julius Evola, si identifica la Russia come segnata da un destino assai particolare e scomodo, essere parte fondante di un impero, questa nozione non è contraddittoria rispetto all'idea di un nuovo polo geopolitico, area comune euroasiatica sottratta all'influenza statunitense? Perché gli europei dovrebbero fidarsi della Russia? Il tempo dell'autocrazia, di marca zarista o staliniana è davvero finito?

Occorre innanzitutto distinguere nettamente tra le definizioni di "impero" e di "imperialismo", che non sono sinonimi, contrariamente a quanto veicolato dalla vulgata mediatica russofobica corrente. L'"impero" è principalmente una categoria metafisica, un «servizio religioso», per citare le parole di Alain de Benoist. L'"impero" è, nel caso eurasiatico, l'epifania della "Terza Roma", bizantina, ortodossa, profondamente influenzata dalla tradizione dei "popoli della steppa" (unni, tataro-mongoli), un ancestrale e non sempre lineare crogiuolo di identità tradizionali, popoli, culture, lingue, religioni e vissuto storico, unificato dalla comune consapevolezza di appartenere e votarsi a una "missione universale".

La categoria di "impero" è ostile al particolarismo etnico dello Stato nazionale, al nazionalismo borghese, al razzismo, a ogni forma d'intolleranza religiosa. L'"impero" ha peculiarità geopolitiche tellurocratiche. Si configura, nell'ambito della geopolitica dei grandi spazi, o dei blocchi geopolitici continentali, in opposizione all'imperialismo, ossia alla strategia talassocratica anglosassone di compimento della teoria liberaldemocratica postmoderna della "fine capitalistica della Storia" e del trionfo illimitato della società tecno-mercantile dei consumi, dei desideri e dell'alienazione di massa. L'imperialismo utilizza i nazionalismi etnici e gli sciovinismi campanilistici per aprire delle fratture politiche all'interno delle singole unità statuali che vuole ricondurre al proprio dominio.

L'imperialismo è omologatore e tende allo scioglimento, nella postmoderna "società liquida", delle identità collettive, riconvertite in tribalizzati atomi di consumo e desiderio capitalistico. L'"impero" è invece custode geloso di identità e culture premoderne. Quella russa è una «nazione costitutiva di impero» (cit. Alain de Benoist), gli USA non sono che una «democrazia imperialista». Naturalmente, non vedo incomponibilità tra l'idea moderna di Stato-Nazione e l'idea premoderna di "impero", perché gli Stati possono sopravvivere, seppure ridimensionati rispetto ad alcune prerogative sovrane, come unità nazionali interne al summenzionato blocco continentale eurasiatico.

Il modello da seguire è, a mio avviso, quello della nascente Unione eurasiatica indicata da Putin. Per quel che riguarda i temuti "residui autocratici stalinisti" in Russia, credo che essi siano presenti più nella letteratura e nella pubblicistica scandalistica (infogossip politico) occidentali che non nella realtà delle cose. Oggi la Russia tende verso la concretizzazione di un sistema politico interno di «democrazia sovrana» nazionalmente orientata all'autonomia geopolitica ed economica, che ricorda più il gollismo francese o il neoperonismo argentino che non lo stalinismo. Il modello politico di «democrazia sovrana» dovrebbe essere guardato con particolare attenzione da chi, nei Paesi della UE, si oppone alla riduzione dell'Europa al rango di vassallo strategico degli USA per il tramite della NATO, del Trattato transatlantico di libero scambio e libero commercio (TTIP) e dell'invasività dei modelli consumistici, televisivi e mediatici più in generale, provenienti da Oltreoceano.

Negli anni '70 Pier Paolo Pasolini affermava non esservi più una vera distanza tra un giovane comunista e un giovane fascista, i due tipi erano antropologicamente affini, a suo dire: in questo senso, la Russia odierna è riuscita a preservare una propria diversità rispetto ad alcuni deleteri stili di vita occidentali, quali l'uso smodato di tecnologie, l'individualismo sfrenato, la chiusura nel particolare? Esiste ancora una comunità nazionale in Russia, e se la risposta è positiva, ciò si deve anche, paradossalmente, all'attacco mediatico e militare che viene dal blocco atlantico?

Dopo il 1991, la Russia è diventata un Paese capitalistico a regime neoliberale oligarchico. Ciò significa che l'allora cricca "democratica" di Eltsin e dei Chicago Boys (tutti economisti liberisti, thatcheriani, provenienti dalle cellule dipartimentali universitarie del PCUS, ossia tutti rampanti intellettuali di classe media forgiatisi all'interno delle strutture ideologiche del Partito comunista, una burocrazia che mirava esclusivamente alla perpetuazione e alla salvaguardia dei propri privilegi castali, anche al prezzo di convertire se stessa alla più ferrea fede politica neoliberale) brigò per mutare la "struttura nazionale russa" (tradizionalista, eurasiatista e socialista) in direzione liberale, atlantista e liberista.

Eltsin e i "democratici", dopo il 1991, posero in essere un vero e proprio tentativo di ingegneria sociale volto a eliminare gli ancestrali contenuti tradizionalisti, eurasiatisti e socialisti dell'inconscio collettivo russo mediante la promozione degli pseudo-valori liberaldemocratici occidentali all'interno del corpo sociale russo. Il tentativo eltsiniano di occidentalizzazione della società russa diede inizialmente i suoi frutti perché buona parte dei ceti medi autoctoni, all'inizio degli anni Novanta del XX secolo, aveva effettivamente rivestito se stessa di abiti mentali neoliberali. Importante citare, a riguardo, le seguenti parole del noto politologo neocon e pervicacemente atlantista Samuel P. Huntington: «Un sondaggio condotto nel 1992 su un campione di 2069 russi europei indicava che il 40 per cento degli intervistati era "favorevole all'Occidente", il 36 per cento "contrario all'Occidente e il 24 per cento "incerto"». (S. P. Huntington, Lo scontro delle civiltà e il Nuovo Ordine Mondiale, Garzanti, Milano, 1996, p. 206).

Nel febbraio 2015, vent'anni dopo e al culmine dell'offensiva atlantista contro la Russia, l'81 per cento dei russi intervistati da un sondaggio Levada Center esprimeva un'opinione «negativa» o «molto negativa» rispetto agli USA e il 71 per cento avversava allo stesso modo la UE. L'attacco mediatico, politico, economico e militare condotto dal blocco atlantico contro la Russia aveva suscitato la reazione patriottica e identitaria antioccidentale dei russi, che sembravano aver finalmente archiviato le alchimie ingegneristico-sociali dei mad doctors radunati attorno a Boris Eltsin tra il 1991 e il 1999. Tuttavia, la sensibilità nazionalpatriottica di ampia parte della società politica russa non deve essere ravvisata esclusivamente come elemento di istintiva risposta identitaria dinnanzi alla giusta percezione del pericolo atlantista, divenuto evidente con il processo di espansione a Est della NATO.

La maggior parte dei russi non è patriottica perché si sente accerchiata dall'Alleanza atlantica ma in quanto strutturalmente adattata a un inconscio collettivo che potrei definire "conservatore" e "rivoluzionario" al contempo. L'inconscio collettivo identitario ("conservatore-rivoluzionario" o "nazional-bolscevico") russo affonda le sue radici nella storia dell'immenso Continente-Impero eurasiatico e non è pertanto un fattore di mera contingenza difensiva. Tra l'altro la "struttura russa", tradizionalista e nazional-bolscevica, rifiuta l'esclusivismo etnonazionalista, la xenofobia e lo sciovinismo tipico degli Stati-Nazione borghesi e coloniali europei. Nel momento in cui, segnatamente sotto Pietro il Grande, la Russia ebbe tentazioni scioviniste e coloniali, ciò fu dovuto all'adozione, da parte dello "zar riformatore", degli «obiettivi diplomatici che le suggerivano gli stranieri» (A. de Benoist, A. G. Dugin, Eurasia. Vladimir Putin e la grande politica, Controcorrente, Napoli, 2014, p. 87).

Determinante, nel novero del complesso di valori culturali identitari alla radice della particolare e del tutto originale "struttura russa", il ruolo esercitato dalla spiritualità ortodossa come fattore di mobilitazione delle masse in chiave nazionalpatriottica (si veda l'alleanza antifascista tra "trono e altare" stabilita tra Stalin e la Chiesa Ortodossa Russa nel 1941, come motore ideologico della Grande Guerra Patriottica). In definitiva, sono perfettamente d'accordo con Giulietto Chiesa, nel momento in cui, in una recente intervista, ha affermato: «La Russia, indipendentemente da chi la comanda, è la Russia: ha una sua cultura a parte. Non potrà mai diventare un Paese consumistico stile Usa. Sarebbe bene che l'Occidente lo capisse una volta e per tutte» (A. De Alberti, Giulietto Chiesa: «Putin autocrate? Solo per USA e UE», intervista a Giulietto Chiesa, in «Lettera 43», 2 maggio 2015).

La tregua in Ucraina sembra ormai essere stata definitivamente spazzata via, quali scenari dovremo aspettarci nei prossimi mesi?

Non azzardo previsioni sul futuro, mi limito all'analisi del presente. E ritengo che l'unica chance che le forze europee d'opposizione alla guerra e all'imperialismo hanno per fermare la spedizione coloniale portata avanti dalle truppe e dalle milizie ultranazionaliste di Kiev nella Novorossija è quella di battersi per l'uscita dei Paesi che ne fanno parte dalla NATO. La sconfitta del fascismo oggi passa per la fuoriuscita dalla NATO. L'orologio nucleare, che alla mezzanotte segnerà l'ora della guerra atomica, attualmente indica le 23:57.

Rifuggo dall'agitare scenari apocalittici e catastrofisti ma rilevo come sia in corso una guerra (politica, economica, militare, mediatica e culturale) d'aggressione degli USA e dei loro lacchè della NATO contro la Russia. Chi in Italia si oppone a tale strategia bellica, alla «quarta generazione della guerra» (la guerra politica e psicologica), deve battersi per promuovere l'uscita del Paese dalla NATO. Una sfida titanica quanto essenziale per ritrovare la sovranità nazionale e, in prospettiva, la sovranità di un Continente europeo che non può non essere alleato della Russia in funzione anti-egemonica.<7p>

L'Europa non potrà essere sovrana, neanche culturalmente, fintantoché sarà militarmente presidiata da truppe nordamericane. Concludo riportando alla memoria una frase del compianto Costanzo Preve, che nel 2010 disse: «Sarebbe stata possibile la filosofia di Socrate con una guarnigione militare persiana a presidio dell'Acropoli di Atene?». La risposta è assai semplice: no. Allo stesso modo, non è possibile lo sviluppo di un pensiero filosofico europeo autonomo fino a quando l'Europa sarà, dal punto di vista geopolitico e militare, un vassallo degli USA.

(9 maggio 2015)

Entretien avec Pierre-Guillaume de Roux

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Entretien avec Pierre-Guillaume de Roux: «Il y a chez mon père une volonté de briser les idoles.»

Pierre-Guillaume de Roux a dirigé de nombreuses maisons d’édition (éditions de la Table Ronde, éditions du Rocher) avant de créer la sienne en 2010, qui porte son nom. Il est le fils de l’écrivain et éditeur Dominique de Roux, fondateur des Cahiers de l’Herne et défenseur d’une conception de la littérature en voie de disparition.

PHILITT : Pouvez-vous nous parler de la fondation des éditions et des Cahiers de L’Herne ?

Pierre-Guillaume de Roux : Les Cahiers de L’Herne ont été créés en 1961, avec un premier cahier René Guy Cadou. Mais l’histoire commence en 1956 avec une revue un peu potache tirée à 300 exemplaires qui s’appellait L’Herne, dans laquelle mon père et ses amis vont publier leurs premiers textes. Cette période va réunir autour de lui des gens aussi différents que Jean Ricardou, qui passera ensuite à Tel Quel, Jean Thibaudeau, Georges Londeix et quelques autres. C’est la première cellule.

L’Herne représente pour mon père une forme de littérature comparée : on coupe une tête, elle repousse toujours. À Lerne de la mythologie, il a ajouté sa lettre fétiche, le H, qu’on retrouve dans les Dossiers H ou dans la revue Exil(H). Cette lettre va l’accompagner toute sa vie. Cette première période va se terminer en 1958. Il va y avoir un moment de rupture, de réflexion. Entre 1958 et 1960 va mûrir l’idée de cahiers livrés deux fois par an dans le but de réévaluer la littérature, c’est-à-dire de changer la bibliothèque. Les surréalistes l’avaient fait quelques décennies plus tôt.

dominiquederoux1.jpgCadou était un coup d’essai, un pur fruit du hasard. C’est grâce au peintre Jean Jégoudez qu’on a pu accéder à des archives et constituer ce premier cahier. Cadou est un poète marginal qu’on ne lit pas à Paris : c’est l’une des raisons pour lesquelles mon père s’y est intéressé. Mais c’est Bernanos qui donnera le coup d’envoi effectif aux Cahiers. Mon père avait une forte passion pour Bernanos. Il l’avait découvert adolescent. Et par ma mère, nous avons des liens forts avec Bernanos car mon arrière-grand-père, Robert Vallery-Radot, qui fut l’un de ses intimes, est à l’origine de la publication de Sous le soleil de Satan chez Plon. Le livre lui est d’ailleurs dédié. C’est ainsi que mon père aura accès aux archives de l’écrivain et se liera d’amitié avec l’un de ses fils : Michel Bernanos. Ce cahier, plus volumineux que le précédent, constitue un titre emblématique de ce que va devenir L’Herne.

Ce qui impose L’Herne, ce sont les deux cahiers Céline en 1963 et 1965 — et, entre les deux, un cahier Borgès. Il y avait une volonté de casser les formes et une façon très neuve d’aborder un auteur : par le biais de l’œuvre et celui de sa vie. Une volonté non hagiographique. Il ne faut pas aborder l’auteur avec frilosité mais de manière transversale, éclatée et sans hésiter à être critique. L’Herne aujourd’hui a été rattrapée par l’académisme. L’Herne n’a plus rien à voir avec la conception qu’en avait mon père. La maison d’édition a été depuis longtemps trahie à tous les niveaux. On y débusque trop souvent de gros pavés qui ressemblent à d’insipides et assommantes thèses universitaires lancées à la poursuite de gloires établies.

PHILITT : Quelle était la conception de la littérature de Dominique de Roux ? Voulait-il réhabiliter les auteurs dits « maudits » ?

pound1.jpgPierre-Guillaume de Roux : Il suffit de voir les auteurs qui surgissent dans les années 60. Céline est encore un proscrit qu’on lit sous le manteau. Il n’est pas encore le classique qu’il est devenu aujourd’hui. Parler de Céline est plus que suspect. Ce qui explique que mon père sera traité de fasciste dès qu’il lancera des publications à propos de l’écrivain. C’est la preuve qu’il avait raison : qu’il y avait un vrai travail à accomplir autour de Céline pour lui donner une place à part entière dans la littérature. C’est de la même manière qu’il va s’intéresser à Pound. Pound, un des plus grands poètes du XXe siècle. Il a totalement révolutionné la poésie américaine mais, pour des raisons politiques, il est complètement marginalisé. Mon père va procéder à la réévaluation de son œuvre et à sa complète réhabilitation. Pound est avant tout un très grand écrivain qu’il faut reconnaître comme tel. Tous ces auteurs sont tenus dans une forme d’illégitimité politique mais pas seulement. Pour Gombrowicz c’est différent : c’est l’exil, c’est une œuvre difficile que l’on a pas su acclimater en France. Il va tout faire pour qu’elle le soit.

Il y a chez mon père une volonté de briser les idoles, de rompre avec une forme d’académisme qui était très prégnante dans cette France des années 60. D’où son intérêt pour Céline, pour Pound, pour Wyndham Lewis qui sont tous des révolutionnaires, en tout cas de prodigieux rénovateurs des formes existantes.

PHILITT : Quelle relation entretenait-il avec les Hussards ?

Roger-Nimier-et-lesprit-hussard-livre.jpgPierre-Guillaume de Roux : C’est compliqué. Dans un livre que j’ai publié il y a deux ans avec Philippe Barthelet, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit hussard, il y a un extrait du journal de mon père de l’année 1962 où il se montre très critique à leur égard. Il est injuste, n’oublions pas l’âge qu’il a à ce moment-là (26 ans).  Il rencontre néanmoins Nimier à propos du Cahier Céline. Malheureusement, la relation n’a pu s’épanouir avec Nimier puisqu’il est mort trop tôt. Pourtant, je pense qu’ils avaient beaucoup de choses en commun : ce goût impeccable en littérature, cette manière de reconnaître immédiatement un véritable écrivain, cette curiosité d’esprit panoramique, ce goût pour la littérature comparée…

PHILITT : Dominique de Roux dénonçait le conformisme et le règne de l’argent. Était-il animé par une esthétique antimoderne ?

Pierre-Guillaume de Roux : À cet égard, je pense que oui. N’oubliez pas que mon père est nourri de Léon Bloy et de sa critique de l’usure. Mais aussi de Pound qui s’est penché sur toutes ces questions économiques. C’est à la fois quelqu’un qui a su sentir la modernité littéraire – d’où son adoration pour Burroughs, Ginsberg, Kerouac – et qui a une approche antimoderne vis-à-vis de la société. Il était aussi lecteur de Péguy. Le Cahier dirigé par Jean Bastaire a beaucoup compté pour mon père.

PHILITT : Quelles sont les rencontres qui l’ont le plus marqué ?

Pierre-Guillaume de Roux : Pound, Gombrowicz, Abellio, Pierre Jean Jouve font partie des rencontres les plus importantes de sa vie. Avec Abellio, il y a eu une amitié très forte. Abellio m’a écrit un jour que mon père était son meilleur ami. Ils se rencontrent en 1962 et ils vont se voir jusqu’à la mort de mon père en 1977 sans discontinuité. Il lui a évidemment consacré un Cahier de L’Herne.

PHILITT : Pound et Borgés, ce sont plutôt des rencontres…

Pierre-Guillaume de Roux : Oui, Pound est déjà un homme très âgé mais il va quand même beaucoup le voir. Entre 1962 et sa mort, il le voit très régulièrement. La rencontre avec Gombrowicz se fait entre 1967 et 1969 et pendant cette courte période ils se voient très souvent. Mon père passe son temps à Vence où vit aussi le grand traducteur Maurice-Edgar Coindreau qu’il fréquente beaucoup à cette époque. Je détiens d’ailleurs leur superbe correspondance.

PHILITT : Il n’a jamais rencontré Céline ?

Pierre-Guillaume de Roux : Ils n’ont fait que se croiser. Au moment où mon père initie les Cahiers Céline en 1960, tout va très vite et Céline meurt en juillet 1961. Il n’a pas eu le temps de le rencontrer.

hallier_all_ws1.jpgPHILITT : Quelle est sa relation avec Jean-Edern Hallier ?

Pierre-Guillaume de Roux : Très compliquée. Ils ont été très amis. Ils se sont beaucoup vus au début des années 1960. C’est une relation passionnelle avec beaucoup de brouilles plus ou moins longues jusqu’à une rupture décisive après mai 68. Jean-Edern le traîne dans la boue, le calomnie, en fait un agent de la CIA. On retrouve là toutes les affabulations habituelles de Jean-Edern qui était tout sauf un être fiable, tout sauf un ami fidèle. C’est un personnage qui ne pensait qu’à lui, une espèce d’ogre qui voulait tout ramener à sa personne. Rien ne pouvait être durable avec un être comme ça.

PHILITT : Pouvez-nous parler de ses engagements politiques, de son rôle lors de la révolution des Œillets au Portugal et de son soutien à Jonas Savimbi en Angola ? La philosophie de Dominique de Roux était-elle une philosophie de l’action ? Peut-on le rapprocher des écrivains aventuriers que furent Conrad ou Rimbaud ?

Pierre-Guillaume de Roux : Pour ce qui est de son engagement au Portugal, il se fait un peu par le fruit du hasard, sous le coup d’une double rupture dans sa vie. Il y a d’abord son éviction des Presses de la Cité. Il dirigeait avec Christian Bourgois la maison d’édition éponyme ainsi que la collection de poche 10/18. En 1972, mon père publie Immédiatement, un livre qui tient à la fois du recueil d’aphorismes et du journal. L’ouvrage provoque un énorme scandale puisque Barthes, Pompidou et Genevoix sont mis en cause. La page 186-187 du livre est censurée. On voit débarquer en librairie des représentants du groupe des Presses de la Cité pour couper la page en question. Mon père a perdu du jour au lendemain toutes ses fonctions éditoriales. Un an et demi plus tard, il est dépossédé de sa propre maison d’édition à la suite de basses manœuvres d’actionnaires qui le trahissent. C’est un moment très difficile dans sa vie. Il se trouve qu’il connaît bien Pierre-André Boutang – grand homme de télévision, fils du philosophe Pierre Boutang – et le producteur et journaliste Jean-François Chauvel qui anime Magazine 52, une émission pour la troisième chaîne. Fort de ces appuis, il part tourner un reportage au Portugal. Il se passe alors quelque chose.

dominique de Roux 2.jpgCette découverte du Portugal est un coup de foudre. Il est ensuite amené à poursuivre son travail de journaliste en se rendant dans l’empire colonial portugais (Mozambique, Guinée, Angola). Il va y rencontrer les principaux protagonistes de ce qui va devenir bientôt la révolution des Œillets avec des figures comme le général Spinola ou Othello de Carvalho. Lors de ses voyages, il entend parler de Jonas Savimbi. Il est très intrigué par cet homme. Il atterrit à Luanda et n’a de cesse de vouloir le rencontrer. Cela finit par se faire. Se noue ensuite une amitié qui va décider d’un engagement capital, puisqu’il sera jusqu’à sa mort le proche conseiller de Savimbi et aussi, en quelque sorte, son ambassadeur. Savimbi me dira plus tard que grâce à ces informations très sûres et à ses nombreux appuis, mon père a littéralement sauvé son mouvement l’Unita au moins sur le plan politique quand a éclaté la révolution du 25 avril 1974 à Lisbonne. Mon père consacre la plus grande partie de son temps à ses nouvelles fonctions. Elles le dévorent. N’oubliez pas que nous sommes en pleine Guerre Froide. L’Union Soviétique est extrêmement puissante et l’Afrique est un enjeu important, l’Angola tout particulièrement. Les enjeux géopolitiques sont considérables. Mon père est un anticommuniste de toujours et il y a pour lui un combat essentiel à mener. Cela va nourrir sa vie d’écrivain, son œuvre. Son roman Le Cinquième empire est là pour en témoigner. Il avait une trilogie africaine en tête. Concernant son côté aventurier, je rappelle qu’il était fasciné par Malraux même s’il pouvait se montrer également très critique à son égard. Il rêvait de le faire venir à Lisbonne pour en faire le « Borodine de la révolution portugaise ». Il a été le voir plusieurs fois à Verrières. Il dresse un beau portrait de lui dans son ouvrage posthume Le Livre nègre. L’engagement littéraire de Malraux est quelque chose qui l’a profondément marqué.

PHILITT : Vous éditez vous aussi des écrivains controversés (Richard Millet, Alain de Benoist…). Quel regard jetez-vous sur le milieu de l’édition d’aujourd’hui ? Êtes-vous plus ou moins sévère que ne l’était votre père vis-à-vis des éditeurs de son temps ?

rm3783784_450_49.jpgPierre-Guillaume de Roux : Pas moins. Si j’ai décidé d’ouvrir cette maison d’édition, c’est parce que je pense que pour faire des choix significatifs, il faut être complètement indépendant. Un certain travail n’est plus envisageable dans les grandes maisons où règne un conformisme qui déteint sur tout. En faisant peser sur nous comme une chape de plomb idéologique. Cependant, nous sommes parvenus à un tournant… Il se passe quelque chose. Ceux qui détiennent le pouvoir médiatique – pour aller vite la gauche idéologique – sentent qu’ils sont en train de le perdre. Ils s’accrochent à la rampe de manière d’autant plus agressive. C’est un virage extrêmement délicat et dangereux à négocier. L’édition aujourd’hui se caractérise par une forme de conformisme où, au fond, tout le monde pense la même chose, tout le monde publie la même chose. Il y a bien sûr quelques exceptions : L’Âge d’homme, Le Bruit du temps par exemple font un travail formidable. Tout se joue dans les petites maisons parfaitement indépendantes. Ailleurs, il y a une absence de risque qui me frappe. L’argent a déteint sur tout, on est dans une approche purement quantitative. On parle de tirage, de best-seller mais plus de texte. C’est tout de même un paradoxe quand on fait ce métier. Le cœur du métier d’éditeur consiste à aller à la découverte et à imposer de nouveaux auteurs avec une exigence qu’il faut maintenir à tout prix.

PHILITT : Pensez-vous que Houellebecq fasse exception ?

Pierre-Guillaume de Roux : Oui, Je pense que c’est un écrivain important. Je l’avais repéré à la sortie de L’Extension du domaine de la lutte. J’avais été frappé par ce ton neuf. On le tolère parce qu’il est devenu un best-seller international et qu’il rapporte beaucoup d’argent. Ce qui n’est pas le cas de Richard Millet. S’il avait été un best-seller, on ne l’aurait certainement pas ostracisé comme on l’a fait honteusement.

PHILITT : La prestigieuse maison d’édition Gallimard a manqué les deux grands écrivains français du XXe siècle (Proust et Céline). Qu’est-ce que cela nous dit du milieu de l’édition ?

Pierre-Guillaume de Roux : Gallimard est, comme le dit Philippe Sollers, le laboratoire central. Quand on voit ce que cette maison a publié en cent ans, il y a de quoi être admiratif. Il y a eu en effet le raté de Proust mais ils se sont rattrapés d’une certaine manière. Gide a raté Proust mais Jacques Rivière et Gaston Gallimard finissent par le récupérer. Pour Céline, c’est un peu le même topo. Mais à côté de ça… que de sommets ! Gide, Claudel, Malraux… Gaston Gallimard a été un éditeur prodigieux parce qu’il a su s’entourer, parce qu’il avait une curiosité extraordinaire et parce qu’il a su aussi être un chef d’entreprise. Il a toujours joué de cet équilibre entre les écrivains dont il savait qu’ils n’allaient pas rencontrer un grand succès mais qu’il soutenait à tout prix et des livres plus faciles. Ce que je regrette aujourd’hui, c’est que cette pratique ait quasiment disparu. On se fout de l’écrivain, on ne pense qu’à la rentabilité. On finit par promouvoir des auteurs qui n’ont pas grand intérêt. Et contrairement à ce que disent les pessimistes, il y a de grands écrivains en France. Mais encore faut-il les lire et les reconnaître. Et la critique littéraire ne joue plus son rôle. Les journaux font de moins en moins de place aux suppléments littéraires. Tout ce qui relève véritablement de la littérature est nié.

Crédit photo : www.lerideau.fr

mardi, 12 mai 2015

Entretien avec Alexandre del Valle et David Engels

Pourquoi l'Occident gagnerait à cesser de vouloir exporter son modèle

Ex: http://www.atlantico.fr

Entretien avec Alexandre del Valle et David Engels

L'idéal occidental consistant à vouloir exporter -parfois par la force- ses valeurs démocratiques et morales, considérées comme supérieures, est remis en question depuis plusieurs décennies.

Atlantico : Alors que la crise ukrainienne continue et ce malgré les échecs de l'Union européenne, l'idéal occidental consistant à exporter les valeurs démocratiques est remis en question. D'où sont partis les premiers foyers de résistance, et aujourd'hui qui sont les plus grands opposants au modèle occidental ?

Alexandre del Valle : Les premiers foyers de résistance sont partis des expériences anti-coloniales et même, avant, de l’ex-Union soviétique qui portait un projet global de lutte contre "l’impérialisme" occidental et les sociétés libéral-démocratiques. Mais les anti-colonialistes anti-occidentaux - qui ont combattu le modèle occidental et la domination des coloniale européenne – et les marxistes soviétiques s’inspiraient encore de références occidentalo-européennes (marxisme-léniniste ; nationalisme, socialisme, etc).

Après la chute de l’ex-URSS, on a assisté à une mutation dans l’anti-impérialisme et dans le tiersmondisme, car la lutte contre la domination occidentale ne s’est plus faite au nom d’idées européennes, mais au nom d’une exigence de "seconde décolonisation". Je m’explique : si jadis les anti-colonisateurs luttaient physiquement contre les dominateurs européens au nom de valeurs et idéologies progressistes ou subversives d’origine européenne, à partir de la fin de la Guerre froide, l’idéologie marxiste-léniniste et le vieil anti-impérialisme de gauche ont perdu leur "sponsor" russe post-soviétique et ont dû chercher d’autres sources idéologiques dans leur lutte contre l’Occident. C’est alors que dans le monde arabe et même musulman, le nationalisme kémaliste et progressiste ou le nationalisme arabe anti-impérialiste ont été détrônés par l’islamisme. Celui-ci s’est présenté comme la seule formule réellement susceptible de se débarrasser de la domination occidentale d’un point de vue politique, idéologique et spirituel.

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Le nationalisme laïc a donc peu a peu été remplacé par une formule "national-islamiste" supposée plus "indigène". Dans nos banlieues, on a observé aussi les conséquences de cette véritable lame de fond identitaire et géopolitique mondiale : l’identité nationale des pays d’accueil européens et même l’identité nationale d’origine des parents d’immigrés musulmans ont été détrônées par une nouvelle identité transnationale islamique, "muslim", à la fois capable de répondre à un besoin d’indigénisme, à un rejet (à la mode) de tout ce qui ressemble à l’Occident-blanc-judéo-chrétien, et d’être en phase avec la mondialisation, elle-aussi transnationale. Cela ne veut pas dire que la mondialisation a supprimé l’identité, mais que le double phénomène de mondialisation marchande et de fin du monde bipolaire ont fait ressurgir les appartenances identitaires de type civilisationnelles.

Dans ce contexte, et durant ces années 1990 marquées par des embargos et guerres "humanitaires" livrés au nom du "droit d’ingérence" et des droits de l’homme contre des pays souverains jugés "non occidentaux" ou "ennemis de l’Occident" (Serbie-Yougoslavie ; Irak de Saddam, Syrie, Iran, Cuba, Libye, Afghanistan, etc), nos valeurs universelles comme l’humanisme, les droits de l’Homme, la laïcité et la démocratie ont été grandement discréditées car associées à des entreprises "impérialistes". La demande d’islamisme, d’indigénisme, d’identité "locale", de "désoccidentalisation" est depuis observée partout, de l’Amérique latine avec les mouvements amérindiens indigénistes anti-occidentaux (Bolivie, Equador, Perou, Vénézuela, Chiapas, etc), à l’Asie (Singapour, Malaisie, Indonésie, Chine, etc), sans oublier les sociétés islamiques. Cette "seconde décolonisation" ne concerne pas seulement des dictatures "anti-impérialistes" tiersmondistes socialistes, comme Cuba et le Vénézuéla "bolivariste", ou staliniennes, comme la Corée du Nord, mais aussi des pays en phase avec la mondialisation marchande et la modernité technologique, comme Singapour, qui prône un modèle "confucéen" autoritaire, la Malaisie, marquée par "l’asiatisme islamique" du vieux leader Mahatir, sans oublier la Chine post-maoiste qui allie le capitalisme mercantiliste, le nationalisme, le néo-confucianisme et le marxisme dans le cadre d’une stratégie globale de lutte asymétrique contre l’Occident et ses valeurs au nom d’un ordre multipolaire.

David Engels : Tout d’abord, insistons sur le fait que ces valeurs "universalistes" ne sont pas le propre de la culture occidentale, mais un phénomène typique pour la phase terminale de toute civilisation historique. Marquées par la lassitude, le multiculturalisme, la remise en question de soi et une certaine désillusion, toutes les civilisations développent graduellement un cadre de vie basé sur des valeurs essentiellement cosmopolites, rationalistes, individualistes et désincarnées. Pensez à la société multiculturelle de la Rome impériale, au Caire des Fatimides ou au Xi’an des Han : vous trouverez partout le même type de valeurs, peut-être pas dans les mots, mais dans les faits. Ainsi, la "démocratie" à l’occidentale n’a de véritablement démocratique que le nom, et désigne désormais un croisement entre oligarchie et technocratie. Le respect des droits de l’homme, au lieu de se fonder sur une véritable définition humaniste de l’homme et de sa dignité spirituelle, a engendré une notion de droit entièrement chosifiée exaltant l’individu au détriment de la communauté. La "liberté", finalement, s’est muée en libéralisme et a mené au capitalisme ultralibéral dont le continent paie les frais en ce moment même.

La résistance à cette situation a des racines très diverses, venant à l’origine tantôt de gauche (par l’opposition à l’exploitation du travailleur), tantôt de droite (par l’opposition à la destruction de nos valeurs culturelles), et tantôt de la part des peuples non-européens (par l’opposition à l’impérialisme économique ou politique). Cette dispersion idéologique ne facilite pas la tâche à ceux qui s’opposent au système, d’autant plus que le décalage entre l’idéal abstrait des valeurs universalistes et leur réalisation concrète dans la vie quotidienne est habilement exploité par ses défenseurs. Ainsi, qui s’oppose aux dérives technocratiques est décrié comme "anti-démocratique", celui qui critique l’individualisme outrancier est fustigé de "réactionnaire", et celui qui se lève contre l’ultra-libéralisme est libellé "nationaliste", etc. À l’extérieur, parmi les opposants les plus importants au modèle "universaliste" occidental, on notera évidemment tout d’abord l’islam fondamentaliste, dont toute la genèse et la diffusion sont beaucoup moins des phénomènes inhérents à la dynamique du monde musulman qu’à celle du monde occidental lui-même ; le modèle dictatorial chinois, essentiellement basé sur la volonté acharnée de retrouver le statut perdu de puissance mondiale d’abord par la voie économique, puis politique ; et finalement l’État russe, rejetant les dérives idéologiques et économiques de l’Occident afin de légitimer son propre régime autoritaire.

Les populations migrantes qui cherchent aujourd'hui à atteindre les côtes européennes sont-elles toujours attirées par les valeurs occidentales d'égalité et d'accueil ou sont-elles poussées par d'autres motivations ?

Alexandre del Valle : Une minorité de ces migrants, légaux ou illégaux (notamment les militants laïques des droits de l’homme, les chrétiens persécutés fuyant la christianophobie, et les libéraux persécutés en pays musulman ou dans les dictatures africaines ou asiatiques), est réellement attirée par nos valeurs qui représentent pour eux une voie de salut et un idéal. Il faudrait d’ailleurs selon moi enfin définir une stratégie globale "d’immigration choisie" visant à privilégier le plus possible l’accueil des personnes qui viendraient chez nous par amour de nos valeurs. Il est d’ailleurs regrettable qu’à l’époque des sondages, de l’intelligence artificielle et du neuromarketing, nos politiques n’ont rien d’autre à répondre qu’il est impossible de "trier" donc de choisir qui peut venir chez nous. Aux termes d’une funeste confusion, l’idée même de sélection est assimilée aujourd’hui une forme de "discrimination" et de "racisme". Ce "démographiquement correct", fondée sur une vision immigrationniste de principe et sur l’idée que l’accueil sans limites des migrants illégaux ou légaux a conduit nos élites terrifiées par la bienpensance médiatique à subir une immigration incontrôlée puis à abdiquer toute politique d’assimilation, elle aussi jugée "discriminatoire"…

 

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En revanche, on ne peut nier qu’une grande part des migrants, légaux ou clandestins, issue d’Afrique noire, des pays arabes, de Turquie ou d’Asie, ne vient pas chez nous parce par amour de nos valeurs, mais simplement par esprit de survie ou par opportunisme économique (appel d’air des aides sociales et rêve d’Eldorado européen). Cette lapalissade n’en est pas moins impossible à énoncer aujourd’hui sans être stigmatisé, tant le lobby immigrationniste radical a réussi à criminaliser les termes réalistes de ce débat pourtant vital pour notre avenir collectif. En fait, c’est toute la conception européenne et française du droit d’asile, de la gestion des frontières, puis nos politiques d’intégration et d’immigration qui doivent être repensées de façon à la fois réaliste et à l’aune des intérêts bien compris de nos concitoyens puis de nos capacités d’intégration sociales et économiques.

David Engels : C’est une question complexe dont la réponse définitive ne pourrait être donnée que par les statistiques ; et malheureusement, vu la nature de plus en plus délicate de la discussion sur l’immigration, les chiffres s’y rapportant sont de plus en plus difficilement accessibles ou ne sont même plus prélevés. Néanmoins, je crois que les raisons qui poussent la majorité des populations migrantes à se déplacer en Europe sont essentiellement d’ordre matériel : il ne s’agit que rarement d’une population cultivée et prospère qui est simplement à la recherche de plus de démocratie et de liberté, mais plutôt d’une population vivant dans la misère économique et l’oppression politique et prête à se rendre n’importe où pour autant que cela leur assure à la fois la survie et la sécurité. Évidemment, il va de soi que la misère et l’oppression dont souffraient ces immigrés chez eux sont souvent causées (ou accompagnées) par une situation politique marquée par la corruption, la persécution, l’autoritarisme et l’incompétence, de manière à ce que motivation humanitaire et motivation politique deviennent inséparables.

Toutefois, si l’on examine le comportement de beaucoup de migrants après leur arrivée dans leur société d’accueil, il semble que la volonté de s’assimiler et d’adopter les valeurs occidentales disparaisse de plus en plus. Au contraire, l’oppression de la femme, la soumission à l’autorité religieuse, le choix d’activités économiques opérant souvent en dehors de la légalité et une attitude très revendicatrice face à l’État et à la société d’accueil en général suggèrent que l’enthousiasme pour les valeurs de la société d’accueil n’a dû être que bien rarement la motivation principale de l’immigration. Et notre société actuelle, au lieu de faciliter l’intégration, exalte une "tolérance" sans restriction face à l’"autre" et, tout en se vautrant littéralement dans le rejet de sa propre identité culturelle en raison de ses nombreux "crimes", en appelle à la "compréhension" des "spécificités culturelles" des étrangers ...

Quel prix l'Occident paie-t-il pour cette résistance à ses valeurs ? Le terrorisme ?

Alexandre del Valle : Le terrorisme islamiste de type salafiste-djihadiste que nous connaissons depuis des décennies - et qui a de plus en plus tendance à se "démocratiser" à travers les cas de "loups soi-disant solitaires" à la Merah ou à la Ghlam – n’est selon moi que la partie immergée la plus tragique de ce vaste phénomène qu’est la "seconde décolonisation" antioccidentale. Celui-ci passe en effet aussi par le rejet des valeurs universelles des droits de l’homme, perçues comme une "arrogance néo-impériale". On retrouve ce phénomène aussi en Turquie, à travers la voie apparemment "douce" - mais non moins anti-occidentale (sur le plan philosophique) - du nationalisme islamiste du président-néo-sultan Erdogan, qui démantèle progressivement la laïcité kémaliste, issue de l’idéologie occidentale, donc "apostate".

Pour les islamistes turcs qui votent en faveur d’Erdogan, lutter contre les idées laïques d’Atatürk, père de la Turquie moderne face aux envahisseurs européens vainqueurs de la première guerre mondiale, est la nouvelle façon de lutter pour l’indépendance de la Nation turque. Face à l’apostat Mustapha Kémal Atatürk, qui a aboli le Califat et supprimé la Charià’, l’AKP au pouvoir prépare le rétablissement informel du Califat sunnite pendant que Da’ech le rétablit concrètement…

Le rejet de l’influence des idées occidentales se traduit aussi par une nouvelle façon de concevoir la démocratie elle-même : l’Iran khomeinyste et les Frères musulmans portent un modèle de "démocratie islamique" différent du modèle individualiste et matérialiste-laïque occidental ; de même, la Russie, l’Egypte d’Al-Sissi ou le Venézuéla proposent un modèle de "démocratie contrôlée" ou "souveraine". Quant à la Chine, elle explique sans complexe que la démocratie n’est pas le meilleur modèle puisqu’il conduit à l’anarchie et au chaos… La Chine maoïste-capitaliste montre qu’un pays dictatorial peut briguer le statut de première puissance tout en rejetant la démocratie libérale. Pour les nations du nouveau monde multipolaire, l’universalité des droits de l’homme n’est qu’un cache-sexe de "l’arrogance occidentale". A ce titre, la globalisation, pas toujours si "heureuse" que ne l’estiment les mondialistes, n’est en fait qu’un champ de déploiement de puissances, d’échanges et de concurrences au sein d’un monde de plus en plus multipolaire et de moins en moins occidental.

David Engels : Certes, le terrorisme est l’une des voies les plus spectaculaires par lesquelles s’exprime l’opposition à l’universalisme ultra-libéral. Mais ce n’est que le pic de l’iceberg, car il y a bien pire.

D’un côté, pensons à la transformation de plus en plus accélérée de notre propre société par l’immigration de masse et par la redistribution de la fortune. Ces deux phénomènes risquent non seulement de cliver de plus en plus nos sociétés de manière politique, mais aussi de provoquer, à la longue, la disparition pure et simple du modèle de vie occidental. Déjà maintenant, la ville de taille moyenne, peuplée dans sa large majorité d’Européens de souche, animée essentiellement par l’activité de la classe moyenne et ayant comme principaux constituants sociaux des familles nucléaires, a pour ainsi dire disparu suite à l’immigration, la paupérisation, la désindustrialisation et la destruction de la famille traditionnelle. Il ne s’agit que d’une question de temps avant que n’éclatent de violentes luttes motivées à la fois par la haine communautaire et le ressentiment économique.

Et d’un autre côté, notre mécompréhension totale du monde non-européen et notre volonté missionnaire d’exporter ces mêmes valeurs universalistes ainsi que le modèle politique et économique qui les sous-tend a profondément déstabilisé nos États voisins, déjà largement animés par des ressentiments post-coloniaux. Ainsi, parce que les médias nous montraient nuit et jour des foules promenant des bannières où figuraient des mots comme "liberté", "démocratie" ou "égalité", nous avons accueilli avec empressement la déstabilisation du Maghreb, du Moyen Orient, de grandes parties de l’Afrique et de l’Ukraine ; puis, une fois ces pays sombrés dans l’anarchie et un grand nombre de ces prétendus combattants pour la "liberté" identifiés comme fondamentalistes et radicaux, nous avons simplement fermé les yeux et attendu que quelqu’un intervienne, idéalement les États-Unis, que nous aurions pu, du même coup, critiquer pour leur interventionnisme. Le résultat : de la Tunisie en passant par la Libye, l’Égypte, le Soudan, la Palestine, la Syrie, l’Iraq, l’Iran, le Caucase, l’Ukraine et la Russie (et j’en passe), nous sommes entourés d’États qui non seulement ont un piètre avis de notre crédibilité politique et morale, mais qui, de manière largement justifiée, attribuent leurs malheurs actuels au dilettantisme, à la lâcheté et à l’hypocrisie de notre politique extérieure.

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Que perdrait l'Occident à renoncer à étendre ses valeurs au monde ? Que pourrait-il y gagner?

Alexandre del Valle : Les pays d’Occident ne pourront relever ces défis du monde en voie de multipolarisation et de désoccidentalisation idéologique qu’en renouant avec la realpolitik et en effectuant un recentrage autour de leurs intérêts géocivilisationnels bien compris. Cela ne signifie aucunement un "repli" sur soi, comme l’insinuent les partisans de l’utopie du Village Global et de "Mc World", mais qu’au lieu de tenter sans succès aucun d’exporter nos valeurs chez les autres à coups d’embargos et de "bombardements humanitaires", nous ferions mieux de défendre chez nous ces mêmes valeurs universelles qui ne sont pas forcément celles d’autres nations.

Avant de vouloir démocratiser l’Egypte, la Syrie, la Tunisie, le Yémen ou la Libye, lors des révolutions arabes, ou jadis l’Irak lors des deux guerres de 1990 et 2003, sans oublier l’Ukraine et la Géorgie depuis les années 2000 avec les "révolutions  de couleur" appuyées par l’Occident pour affaiblir la Russie dans son ‘étranger proche’, les dirigeants occidentaux seraient bien inspirés de défendre chez eux la démocratie affaiblie par l’incurie des politiques irresponsables, la laïcité menacée par le communautarisme et l’islamisme, et bien sûr leurs frontières, mises en danger non pas par la République islamique iranienne, Da’ech, la Chine, l’Irak de Saddam, Kadhafi, ou la Russie de Poutine, mais par des politiques de court terme de renonciation au principe de souveraineté. Mais les partisans d’une conception assimilationniste de l’intégration ont été habilement discrédités et soumis à la reductio ad hitlerum par les nouveaux inquisiteurs du "cosmopolitiquement correct". Je décrits les armes rhétoriques et procédés de manipulation-désinformation de ces derniers dans mon ouvrage Le Complexe occidental, petit traité de déculpabilisation (Toucan).  

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Il y a tout de même une bonne nouvelle dans le constat apparemment pessimiste de l’émergence d’un monde multipolaire de moins en moins d’accord avec l’universalisme arrogant de l’Occident ex-colonial: si l’avenir est au retour de la Realpolitik et à l’apparition de pôles géopolitiques autonomes défendant leurs intérêts de façon décomplexée (monde sino-confucéen, Inde ; Russie OCS-CEI ; Occident ; monde arabo-musulman sunnite et pôle chiite pro-iranien ; Amérique latine néo-indigéniste, Sud est asiatique, etc), alors les nations occidentales confrontées à une adversité déclarée et multiforme se sentiront elles-aussi de plus en plus autorisées à défendre leurs propres intérêts de façon décomplexées. Ainsi, de même que la christianophobie planétaire (qui menace les chrétiens, de la Chine au Nigéria en passant par l’Irak, la Syrie, la Libye ou l’Inde et tout récemment jusque dans nos banlieues) va pousser les Européens désenchantés à redevenir fiers de leur identité, de même, la montée d’une haine anti-occidentale planétaire va conduire de nombreux Occidentaux à se décomplexer.

Immanquablement, nombre d’Occidentaux qui constatent le rejet de notre modèle partout où nous l’avons imposé par les "guerres humanitaires" à la BHL-Kouchner et qui déplorent les conséquences de l’échec de l’intégration dans nombre de nos banlieues vont exiger de plus en plus dans l’avenir que nos politiques défendent nos intérêts chez nous au lieu de l’exporter sans succès aucun ailleurs. Le recentrage civilisationnel et géopolitique que je prône dans le "complexe occidental" va se faire naturellement et logiquement.

David Engels : Je ne peux parler ici que de l’Europe, non pas des États-Unis. Le problème réside dans l’ambiguïté propre à notre "universalisme", car les valeurs qui le caractérisent se manifestent essentiellement, dans la réalité, par la création d’une structure économique basée sur le modèle de la croissance et de la spéculation et qui a donc besoin d’expansion pour perdurer. Ainsi, l’ultra-libéralisme doit impérativement tenter de transformer l’ensemble de la terre habitée en zone de libre-échange afin d’assurer un maximum de mobilité et donc un maximum de rentabilité pour la production, la vente et, surtout, la spéculation. Cela implique aussi l’exportation d’un modèle politique encourageant et protégeant ce système économique et remplaçant donc obligatoirement toute expression immédiate de la volonté populaire par un régime oligarchique et technocratique, empêchant tout phénomène d’opposition par l’exaltation de l’individualisme et de l’égoïsme, et déconstruisant tous les réseaux de solidarité comme les régions, nations, religions et civilisations par l’affaiblissement des États et la promotion de grands mouvements de population par l’immigration. Dès lors, il est impossible de changer de politique extérieure sans changer de système intérieur, et il est logique qu’un tel changement de système s’accompagnerait tout d’abord par l’ostracisation économique et politique d’une telle Europe par les autres puissances "universalistes".

Quelles seraient les conséquences de cette nouvelle donne sur l'équilibre des puissances ?

Alexandre del Valle : Les pays européens et les Etats-Unis vont devoir tirer les leçons du passé. Ils seront tôt ou tard obligés d’accepter un nouvel ordre international multipolaire fondé sur l’équilibre des puissances et donc le respect de la souveraineté et de la différence de chaque pôle géo-civilisationnel composant ce nouvel échiquier planétaire. Cela devra inciter tôt ou tard à rééquilibrer la répartition des pouvoirs au niveau global en fonction des nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques : l’Inde, l’Afrique du Sud, le Nigeria et le Brésil devront intégrer le club décideur privilégié qu’est le Conseil de Sécurité permanent des Nations Unies.

Les Etats Unis devront accepter que le dollar soit concurrencé par les puissances européennes et asiatiques. Le FMI et d’autres instances mondiales conçues par les Occidentaux seront réformées et adaptées. L’Otan devra être adaptée à la réalité qu’est la disparition de la menace soviétique marxiste planétaire. Elle devra prendre acte et traduire dans les décisions stratégiques le fait que la Russie poutinienne n’est plus un empire soviétique à prétention mondiale mais une nation souveraine décidée à ne pas être affaiblie ennuyée dans son étranger proche".

Je pense que l’acceptation de cet ordre multipolaire sera la seule façon d’empêcher le spectre d’un "choc multipolaire global". Comme l’a bien montré Vilfredo Pareto, face à une évolution des rapports de force, soit on accepte et l’on accompagne une nécessaire "circulation des élites", donc on partage un peu le gâteau avec les autres, ne serait-ce que pour conjurer une révolte convulsive, soit on s’y refuse et la réalité des nouveaux rapports de force fera accéder ces nouvelles élites au pouvoir plus tard mais de façon plus violente…

David Engels : Je ne crois pas que l’Europe, en refusant de continuer dans sa voie actuelle consistant à jouer à la fois l’apôtre de la démocratie tout en accélérant systématiquement la libéralisation et donc la paupérisation de la population mondiale, doive abandonner toute prétention à faire de la politique extérieure ; tout au contraire. Mais cette politique extérieure future devrait tout d’abord être basée sur le sain respect du bien-être de notre continent : il est tout simplement absurde que l’Europe continue à payer de l’aide au développement à la Chine, comme c’est toujours le cas maintenant, et finance donc la mise en place d’industries qui supplantent systématiquement les nôtres !

De plus, si l’Europe veut être prise au sérieux par le reste du monde, elle devrait enfin se déclarer loyale à son propre modèle culturel et le protéger partout où il est en danger au lieu de se comporter comme un genre d’avatar des Nations Unies. Un exemple : les États arabes financent massivement la construction de nouvelles mosquées et d’instituts de recherche partout dans le monde européen, mais les Européens eux-mêmes, insistant sur leur laïcité, regardent sans ciller l’éradication du christianisme partout dans le Proche-Orient !

Et finalement, l’Europe devrait penser enfin à ses nécessités stratégiques et donc, au lieu de s’isoler de partout juste pour conserver l’appui des lointains États-Unis, se souvenir des liens culturels et économiques qui l’unissent à la Russie, tenter de créer une zone de sécurité de l’autre côté de la Méditerranée et développer une position amicale claire face aux tentatives de la Chine de s’approprier de plus en plus l’espace de l’Asie Centrale.

 

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Ceci est d’autant plus urgent que le résultat de l’actuel mélange entre lâcheté et hypocrisie est l’émergence de régimes de plus en plus totalitaires et ethniquement et culturellement de plus en plus homogènes partout à nos frontières, alors que l’Europe elle-même devient un ensemble multiculturel de plus en plus rapiécé et sans aucune cohérence ou solidarité interne. Avec cette politique, il est inévitable que nous devenions, tôt ou tard, le champ de bataille des conflits entre les grands groupements culturels et idéologiques qui s’affermissent de jour en jour et que nous soyons donc déchirés de l’intérieur, tout comme le fut l’Allemagne de l’époque de la Guerre des Trente Ans. Cessons enfin de vouloir européaniser le monde afin d’au moins empêcher la mondialisation et donc la dissolution de l’Europe !

Un tel scénario est-il seulement possible ? Quand bien même l'Occident voudrait se désengager, le pourrait-il ?

Alexandre del Valle : Oui. L’Occident peut se désengager. Je vous donne trois exemples de cette faisabilité qui ne signifierait pas une perte d’intérêts: 1/ la Libye : les 3 puissances occidentales bélligérantes qui ont attaqué la Libye en 2011, détruit l’Etat et fait tuer Kadhafi ont-elles remporté et gagné quelque chose ? NON. Kadhafi était bien plus enclin à composer avec les grandes compagnies et les gouvernements de ces pays avant sa chute que ne le font les clans qui se partagent le nouveau pouvoir révolutionnaire depuis la chute du Guide libyen. 2/: la Russie : Moscou est-il plus ouvert qu’avant  aux investissements des compagnies pétrolières occidentales et aux biens et services américains et européens depuis que nous avons soutenu ses ennemis géorgiens et ukrainiens puis fait entrer dans l’OTAN ou dans l’UE la Pologne, les Pays baltes foncièrement revanchards-anti-russes? La réponse est également non. L’Occident voit maintenant la Russie humiliée et revancharde se jeter dans les bras de la Chine qui rêve de bouter les Américains hors de la Mer de Chine, de Corée du Sud, du Japon, des Philippines et de Taïwan... 3/ L’Irak est il plus "pro-occidental" depuis 2003 (renversement du régime nationaliste laïque de Saddam Hussein) qu’avant ? Trois fois non, car la République islamique iranienne chiite et l’islamisme radical sunnite de Da’ech sont les grands vainqueurs. Tous deux combattent l’Occident dans ses intérêts et ses valeurs profondes. Et le pétrole n’est pas plus facilement exploité par les compagnies occidentales qu’avant.

L’Occident pourrait donc écouter Pareto : organiser la circulation des élites mondiales avant qu’elles ne se rebellent toutes contre lui ; composer avec des modèles alternatifs ou opposés du point de vue idéologique, mais capables de trouver des terrains d’ententes économiques et géopolitiques. L’Inde demeure par exemple un pays Non-Aligné, mais nous avons trouvé maints point d’ententes avec ce pays, tout comme nous le faisons déjà avec des pays comme la Turquie ou l’Indonésie ou la Malaisie. On peut avoir des modèles fort différents et s’entendre si chacun accepte que l’autre soit différent. L’Occident a tout à gagner à accepter le monde multipolaire tel qu’il est, sauf à se préparer à faire la guerre à tous de façon continuelle, ce qui a déjà montré ses limites, puisque les Occidentaux ne peuvent plus assurer le services après vente de leurs guerres aériennes contre-pruductives (Kosovo, Afghanistan, Irak, Libye, et même Mali).

En revanche, il est clair que si l’Occident cesse de donner des leçons de morale au reste du monde, s’il cesse de discréditer ses valeurs en intervenant dans les affaires des autres, personne ne lui reprochera de défendre ses intérêts idéologiques, économiques, sécuritaires et identitaires chez lui. Finalement, lorsque des nations non-démocratiques qui persécutent leurs minorités ou la liberté d’expression chez elles nous donnent des leçons de morale en termes de lutte contre l’"islamophobie" ou le "racisme", ces pays bien plus intolérants que nous à la christianophobie et la judéophobie décomplexées ne font que retourner contre nous et nos valeurs universalistes notre propre discours moralisateur. Si nous cessons de nous mêler de leurs affaires et si nous cessons de professer un droitsdelhommisme ambivalent, souvent cache-sexe d’un néo-colonialisme idéologique, alors ils n’auront plus de prises sur nous. Et chacun pourra respecter la différence de l’autre. Bref, des nations occidentales décomplexées, plus souverainistes et moins universalistes seront plus respectées par les nouveaux acteurs du monde multipolaire dont ils partageront en fait le souci de la défense de l’intérêt national. Car l’Etat-nation est en pleine renaissance et la mondialisation marchande, qui ne l’a pas tué et que les Occidentaux ont confondue avec leur utopie universaliste, n’est qu’un champ d’action, de concurrence et de mise en relation des Nations.

David Engels : Possible, oui. Mais non sans une réforme fondamentale, peut-être même un écroulement préalable du système actuel. Les Européens seront-ils prêts à payer un tel prix afin de rétablir une véritable solidarité entre citoyens et à transformer l’Europe en un bloc politique fier de sa culture et prêt à renoncer en partie au luxe importé à grands frais afin de devenir économiquement autarcique ? Pas encore, je crois. Mais, dans un certain sens, je suis "optimiste" : tous les indicateurs nous montrent que le système actuel va, du moins en Europe, vers sa perte, et que le prochain crash n’est plus très loin. C’est peut-être à ce moment que les citoyens se réveilleront et se solidariseront afin de construire une nouvelle Europe construite à la fois autour du respect de notre propre passé et de la lutte intransigeante contre l’exploitation sociale.

*A lire aussi : Alexandre del Valle, "Le complexe occidental, petit traité de déculpabilisation", 2015, Editions du Toucan.

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http://www.atlantico.fr/decryptage/pourquoi-occident-gagnerait-cesser-vouloir-exporter-modele-david-engels-alexandre-del-valle-2133335.html#7V1fcsO5KSROEWcE.99

lundi, 11 mai 2015

Identités nationales contre uniformisation des marchés

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Identités nationales contre uniformisation des marchés : la révolte grandissante des peuples contre les élites dans la mondialisation

Entretien avec Michel Guénaire

Ex: http://www.atlantico.fr

L'émergence de nouvelles puissances conduit à repenser la mondialisation. La Chine, l'Inde ou la Russie veulent défendre tant leur identité que leurs parts de marché.

Atlantico : Dans votre dernier livre, Le retour des Etats, vous défendez l'idée que la crise de la mondialisation oblige à repenser un monde où les Etats sont au centre du jeu. Peut-on aller jusqu'à parler de fin de la mondialisation ou "démondialisation "?

Michel Guénaire : Je ne crois pas que l'on puisse parler d'une fin de la mondialisation, mais plutôt d'une transition. La mondialisation se poursuit, mais les acteurs changent. Ce ne sont plus les entreprises et les banques souveraines par leur richesse et leur liberté, aux côtés de nations contraintes de se plier à l'ordre néo-libéral, qui règlent la marche du monde. Ce sont des Etats qui expriment les intérêts de leur population contre la logique des marchés, et ce sont surtout des Etats de l'est du monde qui viennent défier les Etats de l'ouest du monde. La mondialisation n'est plus synonyme de l'adoption par tous les pays du monde du même régime politique, économique et social qu'ont promu les Occidentaux depuis trente ans.

Elle se durcit. Elle est un jeu disputé. Elle obéit à la nouvelle loi d'un monde multipolaire réaliste, où des puissances comme la Chine, l'Inde et la Turquie, la Russie, l'Iran ou encore le Brésil, s'organisent avec une volonté propre et des initiatives diplomatiques déliées des préjugés des vieilles chancelleries européennes.

Comment le retour des Etats se manifeste-t-il ?

Le retour des Etats correspond à une défense des intérêts des peuples. Il se manifeste donc par des positions affranchies et volontaires au nom de ces intérêts. Derrière la défense de ses intérêts, il y a la prise de conscience que chaque nation doit retrouver le chemin de son développement et sa propre identité. La nouvelle géopolitique du monde est déterminée par un retour des Etats qui lui-même entraîne ou porte un retour des cultures. Le village planétaire redécouvre qu'il a des quartiers.

Si face aux désordres engendrés par la crise, l'attachement des individus pour les Etats et leur besoin de protection se sont clairement manifestés, les chefs d’État, après avoir été longtemps complices du système financier se sont montrés relativement impuissants à le réguler. Le désir d’État des peuples est-il vraiment partagé par les élites politiques et économiques ?

C'est la question. Les peuples ou les sociétés civiles aspirent à un rôle fort et recentré de leurs Etats, mais les élites nationales continuent de se satisfaire du monde émollient du libre-échange. Par intérêt à leur tour, ou par inconscience ? Disons que, dans le meilleur des cas, elles ne réfléchissent pas. Il est frappant de voir à quel point, particulièrement en Occident, et pour ne pas le citer, dans un pays comme la France, les responsables politiques restent aveuglément attachés au monde d'avant la crise de la mondialisation. Ils y voient toujours le seul horizon de leur politique. Voici pourquoi aussi je crois que le projet politique de demain naîtra de la société civile, et non d'un énième programme d'une classe politique déphasée ou dépassée.

Alors que vous indiquez que le levier des monnaies, de la diplomatie et des ressources naturelles, sont la clef du destin des Etats, l'Union européenne ne semble pas avoir rompu avec l'angélisme de la mondialisation. L'Europe est-elle en train de sortir de l'Histoire ?

Si l'expression politique des grandes régions du monde repose sur l'instrument de l'Etat, l'Europe est effectivement en train de sortir de l'Histoire. L'Europe n'a pas le pouvoir décisionnel propre d'un Etat. Dans mon livre, je fais une proposition pour revenir à une Europe décidant par un nombre limité d’acteurs. En s’inspirant du Conseil de sécurité des Nations unies, je propose la constitution d’un Conseil européen de six membres : l’Allemagne et la France en seraient les deux membres permanents, quatre autres membres représenteraient quatre groupes d’Etats déterminées par zones géographiques. Cette nouvelle Europe des Six permettrait à l’Europe toute entière de franchir un pas. Celui d’une cohésion décisionnelle. Elle permettrait à la belle idée de la construction européenne d’atteindre son but. Celui d’une puissance active à côté des autres grandes puissances dans le monde.

Selon vous, la voie de l'avenir ne ressemble pas à l'esquisse du traité de Rome. Dans le nouvel équilibre du monde qui se dessine quelle doit-être la place de l'Europe ?

L'Europe doit prendre la place d'une région du monde organisée politiquement, ainsi que je viens de le dire. Ni plus, ni moins. L'Europe doit ainsi se réapproprier son modèle de développement, parce que ses peuples le lui demandent. L'Europe ne peut plus limiter ses interventions à la promotion des règles du libre-échange mondial. De ce point de vue, j'avance dans mon livre, comme corollaire de l'institution d'un Conseil européen de six membres, le retour de la Commission à un simple statut d'administration ou de secrétariat général du Conseil. L'un des égarements de la construction européenne aura été, durant ces trente dernières années, la bureaucratisation du fonctionnement des institutions européennes, dont la Commission aura été l'agent avec, il faut le souligner, la lâcheté complice des gouvernements nationaux.

Vous précisez que le retour des Etats ne signifie pas nécessairement le retour de l’État planificateur des Trente Glorieuses ou celui de l’État-nation qui s'était fait l'arbitre des relations internationales après la Seconde guerre mondiale. Quel sera, selon vous, le visage de l’État du XXIe siècle ?

Un Etat fort et recentré, disais-je tout à l'heure, mais d'abord et avant tout un Etat politique dans le meilleur sens du terme. Les responsables politiques européens ont dévergondé l'idée d'Etat depuis trente ans, en l'étendant dans des secteurs de la vie de la société où il n'avait rien à faire, mais surtout en le considérant ou en le faisant fonctionner comme un acteur marchand. L'Etat a des compétences et des moyens qui doivent lui rester propres. Il doit conduire une action qui doit lui être propre. L'Etat, ou les Etats de retour, ne sont pas des Etats providence mais des instruments de reconquête d'une volonté politique des nations.


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vendredi, 08 mai 2015

Le Cercle Proudhon: le sursaut de l'esprit français

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Entretien avec Pierre de Brague

Le Cercle Proudhon: le sursaut de l'esprit français

Ex: http://zentropa.info

brague.jpgJeune historien et membre d'Egalité et Réconciliation, Pierre de Brague oeuvre à la redécouverte d'une expérience politique les plus originale du XX siècle : Le Cercle Proudhon.

Rivarol/ Quelles sont les origines idéologiques du Cercle Proudhon ?

Le Cercle Proudhon est à mon sens l’incarnation française la plus aboutie qui soit (au niveau de la formulation intellectuelle) de la conjonction des deux non-dits de la matrice bourgeoise issue de 1789 à savoir cette escroquerie philosophique (les Lumières), politique (la démocratie) et économique (l’exploitation capitaliste) qui constitue notre actuelle mythologie officielle. Face à ce « système », certains ont plébiscité l’appui sur le « monde d’avant », l’Histoire et la Tradition, devenant alors d’affreux réactionnaires pour le libéralisme (dont la définition pourrait être : la dictature du présent), et d’autres ont voulu bâtir le « monde d’après », arc-boutant leurs aspirations Révolutionnaires sur la défense des intérêts du prolétariat, devenant alors l’alibi progressiste de toutes les compromissions socialistes… Lorsqu’elles furent intègres, radicales et authentiques, les mouvances monarchistes et syndicalistes ont représenté, chacune à leur manière, la quintessence des alternatives à cette « civilisation » bourgeoise. Ainsi de l’Action Française et du syndicalisme révolutionnaire. Le Cercle Proudhon est la réunion de certains militants - à mes yeux les meilleurs éléments - de ces organisations ; la crème de la crème de la radicalité patriote : une sorte d’union sacrée anti-démocratique, anti-capitaliste, anti-bourgeoise et anti-Lumières qui nous apparaît impensable au premier abord, mais qui se révèle conforme à ce que le véritable « esprit politique français » a produit (et doit produire) de manière plus ou moins explicite au fil des époques.

Rivarol / Pourquoi reprendre Proudhon comme figure tutélaire?

À première vue, rien de plus éloigné des monarchistes catholiques de l’AF et des syndicalistes révolutionnaires que le supposé anarchiste libertaire se revendiquant de 1789 que serait Pierre-Joseph Proudhon. Mais c’est se borner aux délimitations malhonnêtes du conditionnement intellectuel de ne pas faire l’exégèse profonde de l’homme et de son œuvre. Le Cercle ne tombe évidemment pas dans cet écueil et s’il peut arborer légitimement le sulfureux patronage du penseur franc-comtois c’est par une fidélité quasiment métapolitique à « l’esprit proudhonien », cet esprit parfaitement français, à la fois traditionnel et révolutionnaire, qui, par une vive et libre opposition des antagonismes, se transcende et trouve l’équilibre, cette notion fondamentale à la richesse insoupçonnée (et pour le coup quasiment métaphysique).

proudhon.0.jpgSi l’on s’en tient aux théories, Proudhon, par son fédéralisme, son mutualisme, sa critique acide de la démocratie et de la propriété capitaliste, ainsi que son caractère de farouche pourfendeur de la culture bourgeoise, a su permettre –malgré les tentatives de récupération des socialistes républicains- « à des Français, qui se croyaient ennemis jurés, de s’unir pour travailler de concert à l’organisation du pays français ». Nous touchons là un point essentiel : Proudhon était un homme d’ordre et non cet anti-étatiste anti-théiste et anti-propriétaire primaire que l’on veut nous faire accroire… C’est en tant que prophète de « l’ordre social français » que les membres du Cercle célèbrent ce « grand réaliste », ce « Maître de la contre-révolution », ce « Proudhon constructeur » à l’esprit et à la foi révolutionnaire. J’arrête ici, c’est certainement déjà trop de dialectique pour les quelques placides intellectuels de « gôche » qui prétendent s’accaparer la figure de ce rude fils de paysan, viril et guerrier, inaltérable et hardi défenseur du Travail, de la Famille et de la Terre (qui a dit Patrie ?) ; je ne voudrai pas être désigné responsable de l’ataraxie mentale dont ils souffrent, si peu nombreux soient-ils.

Rivarol / Cette alliance de royalistes et de syndicalistes révolutionnaires a-t-elle reçue le soutien de leurs « maîtres »  Charles Maurras et  Georges Sorel ?  Quelles furent les principaux animateurs du cercle ?

Allons immédiatement, si vous le voulez bien, au fond du sujet : Proudhon, Maurras et Sorel, incarnent pleinement et précisément, chacun à leur manière, avec des variations et des idiosyncrasies propres -que nous n’ôterons pour rien au monde à l’histoire et à la fortune de l’humanité- cet « esprit politique français » si précieux à mes yeux. Ils le personnifient par leurs « êtres », par leurs pensées, par leurs authenticités mêmes. Ils sont, ensemble et chacun de leur côté, cet esprit révolutionnaire conservateur français qui configure certainement le pire affrontement possible pour la pseudo-« civilisation » ploutocratique actuellement bourgeoise et soi-disant démocratique et libérale dans laquelle nous baignons depuis bien trop longtemps.

Pour être concret tout en restant succinct : que l’on songe aux conjonctions profondes qui animent cette si belle triade. Que ce soit sur l’Action, sur l’Intelligence, sur l’Organisation ou même sur l’État, les concordances, les filiations, les accords, les rapprochements et les frottements sont finalement prégnants ! Et ce jusqu’à constituer une philosophie politique véritablement française, foncière et radicale, qui se définirait par la recherche de l’organisation sociale qui rendra le plus justice à la dignité des travailleurs français et à la défense de leurs libertés et de leurs intérêts spirituels et matériels. J’invite le lecteur à reprendre un par uns les mots de cette dernière phrase et à y déceler une quelconque résonance avec notre contemporanéité…

Il n’y avait donc aucun problème de fond à ce que Maurras et Sorel soutiennent l’initiative de leurs meilleurs (ou atypiques selon l’angle de vue) disciples, surtout lorsqu’elle se fit sous ce glorieux patronyme de Proudhon. Cessons ici tout essentialisme pour revenir aux réalités et aux contextes : il n’était pas question pour les « maîtres » de fusionner leurs mouvements ou de participer activement et personnellement à ce genre « d’expériences » conférant pratiquement à l’aventure. Les maîtres respectifs sont restés à l’écart, en retrait, accompagnant d’abord avec entrain et bienveillance, mais également avec méfiance, la « tentative » du Cercle Proudhon. Notons néanmoins que c’est Sorel qui a fait le premier pas « officiel » dès 1908 dans une revue syndicaliste italienne en dressant l’éloge pragmatique de l’AF, considérée alors comme une vraie force vivante pour l’avenir de la France. Remarquons aussi que Maurras prononça une allocution à la première réunion du Cercle, qui fut tenue à l’Institut d’Action Française, donc dans ses locaux, le 17 décembre 1911.

Dans la pure lignée de cet « esprit proudhonien », à l’instar, et peut-être plus encore que leurs aînés, Georges Valois et Édouard Berth furent les principaux protagonistes du Cercle, lui donnant une vie et une aura rares, représentant et formulant magnifiquement la Combativité et la Vitalité française, comme, ai-je l’impression, la France savait -malgré tout- encore en produire il y a quelques décennies… Citons les autres fondateurs et participants rédacteurs aux Cahiers du Cercle : Henri Lagrange, Gilbert Maire, René de Marans, Marius Riquier, André Pascalon et Albert Vincent.

Rivarol/ Le rejet de la Démocratie est-il commun aux deux mouvances ?

Et comment !

Qualifiée de « plus grande erreur du siècle passé »,  de « maladie mortelle » et de « plus sotte des rêveries », la démocratie est mise en cause par ces deux écoles pour des raisons propres qui sont finalement similaires. À droite, on rejette la république démocratique car c’est le régime et le système politique de l’avènement de la classe bourgeoise, soit ce gouvernement des intérêts étrangers et anti-traditionnels, et à gauche parce que c’est l’alibi majeur de l’exploitation capitaliste. Le Cercle va directement à l’essentiel en attestant de la consubstantialité des institutions démocratiques, des « valeurs » bourgeoises et de la domination socio-économique.

La démocratie libérale bourgeoise est explicitement vomie en tant que « totalité » pour des raisons politiques et économiques, et en dernière instance parce qu’elle n’est que le symbole d’une vision du monde hypocrite et mortifère. Si l’on accepte de l’utiliser comme un terme générique, cette Démocratie (qui est encore la nôtre aujourd’hui) n’est qu’une fable avilissante, abrutissante, précaire, anti-Production et anti-Culture.  « Ramenée parmi nous pour instaurer le règne de la vertu, elle tolère et encourage toutes les licences. Elle est théoriquement un régime de liberté ; pratiquement elle a horreur des libertés concrètes, réelles et elle nous a livrés à quelques grandes compagnies de pillards, politiciens associés à des financiers ou dominés par eux, qui vivent de l’exploitation des producteurs. » Voilà comment le Cercle Proudhon définissait la démocratie dans sa première Déclaration !

Rivarol / Les animateurs du cercle insistaient sur les vertus viriles, vitalistes et héroïques.  L'aspect guerrier était-il au coeur de la démarche de ce groupe ?

Proudhon restera l’immortel auteur de La Guerre et la Paix, ouvrage majeur par lequel il établit que toute construction humaine –et toute humanité- tient son origine dans la guerre. Il s’agit ici d’exalter le sentiment guerrier, mobilisateur, générateur « du sublime, de la gloire, de l’héroïsme, de l’idéal et de la poésie » et non de vanter la barbarie ou les va-t-en-guerre. Cet esprit combattant se retrouve transposé chez Sorel via ses Réflexions sur la Violence et le mythe de la « grève générale » où l’ouvrier devient le nouveau héros ; quant à Maurras et son Si le Coup de Force est possible, les vertus aristocratiques qu’il défend ne pouvaient que tomber en accord avec cette aspect. Tout ceci évidemment en opposition dialectique avec les pseudo « valeurs » bourgeoises bien-pensantes hypocrites et maniérées que seraient le pacifisme, l’humanitarisme et l’intellectualisme.

Rivarol / L'équipe de rédaction n'hésitait pas à attaquer la finance anonyme et vagabonde. En quoi l'anti-capitalisme était-il un élément fondamental de la démarche du cercle ?

Anonyme, anonyme… Pas tant anonyme que ça si l’on en croit certains textes ! L’anti-capitalisme est effectivement un élément fondamental de la démarche du Cercle, au même titre que l’anti-démocratisme, et pour cause : ils sont indissociables, et ce constat n’a pas échappé aux militants du Cercle, bien au contraire. Admettant l’alliance des démocrates et des financiers, comme aujourd’hui celle des socialistes bobos et des néo-libéraux bling-bling, le Cercle y oppose une alliance des royalistes et des syndicalistes révolutionnaires, et ce sans forcer sa cohésion car la mise à bas du « régime de l’Or » (par opposition au « Sang ») est une thématique forte chez les partisans de Maurras. Georges Valois lui-même, le principal initiateur du Cercle, la « recrue prolétarienne » de l’AF, fut toute sa vie durant l’homme d’un combat, celui de l’Humain contre l’Argent, et ce quoique l’on en dise.

Citons encore une fois la si concise prose du Cercle : « La démocratie enfin a permis, dans l’économie et dans la politique, le rétablissement du régime capitaliste qui détruit dans la cité ce que les idées démocratiques dissolvent dans l’esprit, c’est-à-dire la nation, la famille, les mœurs, en substituant la loi de l’or aux lois du sang. La démocratie vit de l’or et d’une perversion de l’intelligence. » Nous retrouvons ici le véritable moteur métapolitique du Cercle : c’est le combat de la Vie et de la Civilisation contre son placebo fantoche aliénant et destructeur.

Rivarol/ L'accusation d'antisémitisme lancée contre le Cercle Proudhon est-elle valable ?

Plus largement, comment analysez-vous l'antijudaisme présent dans le mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle ?

L’antijudaïsme du mouvement ouvrier, comme celui du Cercle Proudhon, de Proudhon lui-même ou de beaucoup d’autres, fut rarement racial ou théologique. La question juive s’y présente comme un problème essentiellement économique et social, perçu sous l’angle de la lutte des classes. Concernant le Cercle, si attester de la place prééminente de la bourgeoisie juive dans la société française suite à sa prise de pouvoir au sein même de cette classe bourgeoise (par l’instauration de la république démocratique) est un fait suffisant pour être taxé d’antisémitisme, alors oui le Cercle est antisémite !

Rivarol /  Pour vous, en quoi consiste le mélange de Réaction et de Révolution qui incarne l'esprit français ?

Il convient de manier les termes avec exactitude, comme dirait un certain Professeur. Il est question de Tradition et non de Réaction. Comme expliciter plus haut, toute la vérité de cet « esprit français » résulte de la libre opposition des antagonismes, que ce soit au point de vue politique ou individuel. Ce qui, à mon avis, définit le mieux l’esprit français tient en un mot : l’équilibre, auquel nous devons impérativement accoler une qualité chérie par Proudhon lui-même, je veux parler de l’ironie. Définition simple mais subtile, et qui se décline à une multiplicité de niveaux. En dehors de ses théorisations politiques, Proudhon devient ici le symbole de la France éternelle, celui qui mêle « esprit classique et christianisme fondamental », ce révolutionnaire patriote, ce gaulois frondeur et spirituel, ce mélange unique et réussi entre la rudesse et la légèreté. Un « miracle français » reconnu dans le monde entier et qui engendrait, il y a encore peu de temps, une vision du monde, une identité et une mentalité propres que les agressions répétées du libéralisme mondialisé anti-humain ont mis à mal, illustrant cette « mutation anthropologique » que Pasolini constatait dans son pays dès les années 1970.  Faire revivre l'esprit de la France, voilà ce qui importe !

Propos recueillis par Monika Berchvok.  (Rivarol)

A lire :

Les Cahiers du Cercle Proudhon, préface de Pierre De Brague, Editions Kontre Kulture (http://www.kontrekulture.com/) , 2014, 496 pages – 18 euros.

Le numéro 68 de la revue Rébellion avec un important dossier sur Sorel, le syndicalisme révolutionnaire  français et le Cercle Proudhon ( 5 euros – Rébellion c/o RSE BP 62124 31020 Toulouse cedex 02)

mercredi, 06 mai 2015

Immigration: Entretien de Alimuddin Usmani avec Petr Mach député européen tchèque

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Immigration: Entretien de Alimuddin Usmani avec Petr Mach député européen tchèque

Alimuddin Usmani
Journaliste indépendant, Genève
Ex: http://www.lesobservateurs.ch
Alimuddin Usmani : Le nombre de réfugiés en Méditerranée augmente à une vitesse phénoménale. Quelle en est selon-vous la principale raison?

Petr Mach : Les raisons principales sont évidemment les guerres civiles en Libye et en Syrie.

Alimuddin Usmani : Pensez-vous qu'il soit possible de stopper cet afflux de masse?

Petr Mach : Lorsque les guerres civiles et le chaos en Libye et en Syrie prendront fin alors cette vague de réfugiés s'arrêtera.

Alimuddin Usmani : De nombreux réfugiés possèdent un niveau d'instruction faible, ils ne s''intègrent pas facilement au marché du travail et dépendent des aides sociales. Ils préfèrent aller en Suède ou en Allemagne plutôt qu'en République tchèque qui a accueilli seulement 0,2% des réfugiés de l'UE. Comment expliquez-vous que la République tchèque parvienne pour l'instant à dissuader la plupart des demandeurs d'asile?

Petr Mach : Ils reçoivent une aide sociale généreuse en Suède. Certains réfugiés ont déjà de la famille installée sur place et il y a de larges communautés immigrées, notamment musulmanes en Suède. La République tchèque n'offre pas des aides sociales aussi élevées et sa minorité musulmane est quasiment inexistante, c'est pour cela qu'il y a peu de réfugiés qui cherchent à venir en République tchèque.

Alimuddin Usmani : Parmi les mesures annoncées par Bruxelles pour faire face à cet afflux de réfugiés figure un projet pilote qui stipule que 5000 personnes seront accueillies, réparties sur l’ensemble du territoire européen. Les demandes d'asile pour l'année 2014 en République tchèque se sont élevées à 1000 environ, essentiellement de la part de l'Ukraine, du Vietnam ou de la Syrie. La Suède, dont la population est moins élevée que la République tchèque, a recueilli environ 78000 demandes d'asile, surtout des Erythréens et des Syriens. Ne craignez-vous pas que l'UE contraigne la République tchèque à accueillir plus de réfugiés à l'avenir?

Petr Mach : En République tchèque vivent de nombreux ressortissants Ukrainiens, Vietnamiens, Moldaves et Russes. Il n'est pas nécessaire qu'ils demandent l'asile car ils peuvent recevoir un permis de séjour permanent. La République tchèque n'a pas de problème avec ces étrangers. Ils travaillent et leur intégration dans la société se passe bien. La société tchèque ne veut pas en revanche que l'Union européenne lui impose des quotas. Il ne serait également pas juste de réinstaller un réfugié en République tchèque alors qu'il cherchait à s'établir en Allemagne.

Alimuddin Usmani : L'Australie installe ses réfugiés dans des îles du Pacifique ou bien au Cambodge. Le Premier ministre Abott a conseillé l'Europe de suivre son exemple. Qu'en pensez-vous?

Petr Mach : L'Italie possède des camps de réfugiés à Lampedusa et en Sicile. Mais leur capacité d'accueil est insuffisante. L'Italie devrait avoir de la place pour les réfugiés clandestins en attendant qu'un pays membre puisse leur accorder l'asile. Un tel endroit pourrait être situé soit sur le territoire de l'UE, soit sur le territoire d'un pays avec lequel il serait conclu un accord.

Alimuddin Usmani : En 2011 vous avez exprimé votre opposition à l'égard de l'intervention militaire de l'OTAN en Libye. Les réfugiés partent essentiellement de la Libye car l'Etat ne fonctionne pas. Les dirigeants de l'UE étaient majoritairement favorable à cette intervention. Pensez-vous qu'ils s'attendaient à une telle situation?

Petr Mach : J'étais effectivement contre l'attaque en Libye. Il n'est pas possible de renverser un régime puis de laisser le pays s'installer dans le chaos. Je ne comprends pas à quoi s'attendaient des politiciens comme Sarkozy et Obama.

Alimuddin Usmani, le 23 avril 2015

mardi, 05 mai 2015

Sylvain Tesson fait la promotion de son livre "Berezina"

Sylvain Tesson fait la promotion de son livre "Berezina", aux éditions Guérin.

7 février 2015
Laurent Ruquier avec Léa Salamé & Aymeric Caron
France 2
#ONPC

Toutes les informations sur les invités et leur actualité
http://www.france2.fr/emissions/on-n-...

jeudi, 30 avril 2015

« LE PRINTEMPS ARABE EST UN CONCEPT OCCIDENTAL »

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« LE PRINTEMPS ARABE EST UN CONCEPT OCCIDENTAL »

Entretien avec Michel Raimbaud*

Ex: http://metamag.fr
Mondafrique
Ancien ambassadeur français en Mauritanie, au Soudan et au Zimbabwe, l’écrivain Michel Raimbaud, qui vient de publier "Tempête sur le Grand Moyen-Orient", revient dans un entretien passionnant sur le projet élaboré par les néoconservateurs américains et qui a déstabilisé le monde arabo-musulman... et l'Europe.

41LJf7j6I-L._SY344_BO1,204,203,200_.jpgAfrique Asie. Vous avez placé en épigraphe de votre livre cette citation de Voltaire : « Pour savoir qui vous dirige vraiment, il suffit de regarder ceux que vous ne pouvez pas critiquer. » De qui parlez-vous ?
Michel Raimbaud: Il suffit de voir autour de soi. La maxime s’applique à ce qu’on appelle le « pouvoir profond »… On ne peut pas critiquer certaines catégories de personnes et les sujets qui vont avec, dont ceux que je traite dans ce livre. Ce sont ces sujets sensibles.

Vous dites que l’expression « printemps arabe » n’est pas un concept arabe, mais occidental. Le nouveau président tunisien l’a confirmé. Est-ce cela qui explique ce qui s’est passé dans le monde arabe ?
La naissance de ce concept est le fait d’intellectuels et de journalistes français. Il se réfère aux printemps démocratiques, celui de 1848 qui a tenté de bousculer les vieilles monarchies européennes vermoulues, le printemps de Prague en 1968, Mai-68 en France… Cette assimilation historique est un peu hâtive. Sans compter qu’en Tunisie, le printemps du jasmin, c’était en hiver !

Vous n’avez pas de mots assez durs pour évoquer le printemps arabe : « Une appellation plutôt usurpée pour une saison sinistre n’ayant guère d’arabe, à part le nom, qu’une vague façade en carton-pâte derrière laquelle se tapissent un fanatisme islamiste de la pire espèce, des pompes à finances wahhabites inépuisables », etc.
Je le pense depuis le début. Tous les pays arabes ont été touchés sauf les monarchies. Le Bahreïn est une exception à cause de sa « minorité » chiite qui constitue plus de 70 % de la population. Au Yémen, on a découvert à l’occasion de la guerre civile qu’il existe une minorité chiite, les zaydites, représentant 40 % de la population. Il y a des chiites cachés en Turquie, il en existe aussi au Pakistan, entre 20 % et 25 % de la population.

Qu’entendez-vous par un Grand Moyen-Orient situé entre l’empire atlantique et l’Eurasie ? Peut-on encore parler, à propos de l’Otan, d’un empire ? Quant à l’Eurasie, elle est encore embryonnaire. N’est-ce pas une anticipation ?
Oui c’est une anticipation. L’expression du Grand Moyen-Orient elle-même est de George Bush. Ce n’est plus un Moyen-Orient dans la mesure où il va de la Méditerranée à la Chine centrale. L’Eurasie est en gestation, certes, mais le changement se produit sous nos yeux. Les Brics sont en formation, surtout son noyau euro-asiatique. Cet ensemble a de l’avenir.

Mais le Grand Moyen-Orient n’est-il pas une vue de l’esprit ? On a l’impression, plutôt, d’un monde éclaté…
C’est le monde arabo-musulman d’aujourd’hui qui est éclaté. L’expression Grand Moyen-Orient est concise et couvre une vaste région. L’empire Atlantique se place face au bloc euro-asiatique. Ces blocs existent déjà et le deuxième est en voie d’organisation. "Pour la Chine et la Russie, il n'y aura plus jamais de résolution de l'ONU du type de celle de la Libye en 2011"

Comment expliquer que le mal nommé « printemps » ait pu réveiller la guerre froide ? Et que la Russie et la Chine se soient liguées pour contrer ce projet ?
Cette opposition russo-chinoise est une grande première. Jusqu’en 1991, le monde est bipolaire avec, entre les deux blocs, une Chine qui trouble un peu le jeu. Au milieu se trouvent les pays non-alignés, terre de mission pour les deux camps. En 1991, à la chute de l’URSS, on a cru en l’avènement du monde multipolaire. Ce n’était pas vrai : ce que l’on a vu, c’est l’avènement du monde unipolaire, le monde américain. L’Occident va alors pouvoir gouverner au nom de la « communauté internationale », sans opposition, pendant vingt ans, jusqu’en 2011. Puis il va s’évanouir avec les crises de la Libye et de la Syrie. Tout capote avec ces pays, et nulle part ailleurs. Avant, les Russes et les Chinois étaient tétanisés, ils étaient dans une période d’attente, hésitaient entre coopération et confrontation. Les deux pays s’abstenaient sur le Darfour, ou sur d’autres résolutions de ce type. La Chine était surtout occupée à assurer son développement et à devenir la deuxième puissance mondiale. Puis, peu à peu, Poutine réalise qu’il n’y a pas de coopération possible. Le coup d’arrêt à ses hésitations, c’est la guerre de Géorgie. L’Occident va trop loin, surtout avec le bouclier antimissiles. La Chine va se joindre à la Russie lors de la guerre de Libye, le vrai point de rupture. Auparavant, les deux pays avaient été mis en condition pour accepter la résolution 1973, avec l’idée qu’il fallait protéger la population civile. C’est la mise en œuvre de cette résolution qui a fait déborder le vase. Ils se sont rendu compte qu’ils avaient été bernés, et qu’ils avaient fait une erreur en s’abstenant. Les bombardements commencent le lendemain de l’adoption de la résolution des Nations unies. L’Otan, qui n’y était mentionnée nulle part, entre en guerre, bombarde tout, démolit tout. En toute illégalité. Si on regarde le chapitre 7 de la charte des Nations unies, on constate que toutes les dispositions qui encadrent les interventions ont été violées. Y compris celles au prétexte humanitaire. Pour la Chine et la Russie, il n’y aura plus jamais de résolutions à la libyenne. Elles s’opposent six mois plus tard à la résolution sur la Syrie, apposant quatre fois leur veto. Je ne comprends pas que les Occidentaux n’aient pas compris que la Russie et la Chine ne rejoindraient plus jamais la fameuse communauté internationale pour ce genre d’aventures.

La Syrie est donc fondatrice de la nouvelle donne internationale…
C’est l’épicentre d’un conflit global qui dure depuis quatre ans. Si le gouvernement légal de la Syrie était tombé comme les autres auparavant, ou si le régime avait été renversé comme celui de Kadhafi, il y aurait eu d’autres printemps arabes. Mais la Syrie en a été le coup d’arrêt. Les Russes ne voulaient pas tant soutenir la Syrie, mais ils y ont trouvé un partenaire, un point d’ancrage solide. Avant l’Ukraine… Ils ont cultivé l’alliance et rameuté les Brics autour d’eux, à commencer par la Chine. Quatre vétos sur la Syrie : la Chine garde un profil discret, mais ferme. Impressionnant. Au summum de la crise sur les armes chimiques en Syrie, en 2013, il y avait certes les gesticulations russes et américaines, mais il y avait aussi des navires de guerre chinois au large des côtes syriennes. C’est une première et cela devrait faire réfléchir les Occidentaux. "Quand les Américains n'utilisent plus les mouvements terroristes, ils les bombardent".

Afrique, Asie, pourquoi l’Occident séculier soutient-il des mouvements islamistes qu’il combat chez lui ?
Par absence de logique. À ce propos, il faut distinguer les États-Unis et ses alliés au Conseil de sécurité, qui ont des traditions de grandes puissances, et les alliés privilégiés des États-Unis, mais qui n’ont pas les mêmes motivations. Globalement, les Américains sont ceux qui commandent et ont mis en œuvre une stratégie du chaos. Ils ont continué à soutenir les gens d’Al-Qaïda, dont ils sont les créateurs avec l’Arabie Saoudite et le Pakistan. Puis, quand ils n’en ont plus eu besoin, ils les ont laissé tomber en leur disant « débrouillez-vous ». Mais toute cette affaire s’est retournée contre eux avec les attentats du 11-Septembre. Les mouvements terroristes internationaux, comme ceux qui sévissent en Syrie et ailleurs dans le Moyen-Orient ou le monde musulman, sont des héritiers d’Al-Qaïda. Les États-Unis n’ont pas de raison de ne pas s’en servir, tout en sachant que ce n’est pas leur modèle social. Ils les utilisent puis, quand ils ne s’en servent plus, ils les bombardent. Je ne crois pas que les États-Unis aient une sympathie particulière pour les mouvements islamistes, ni pour les Arabes d’ailleurs – cela se saurait. Mais ils peuvent s’accommoder de tout. Leurs meilleurs alliés sont des gouvernements islamistes. Ils ont du mal à trouver des alliés progressistes : ils n’en ont jamais eu dans l’Histoire.
 
"Ce qui fait courir les occidentaux en Arabie: c'est le pétrole et ... les intérêts d'Israël".

Vous étiez en poste en Arabie Saoudite, où l’on vient d’assister à une scène de succession moyenâgeuse. Tous les chefs d’État occidentaux s’y sont rués pour prêter allégeance au nouveau roi d’Arabie. Qu’est-ce qui les fait vraiment courir, à part le brut ?
Le pétrole et les intérêts d’Israël. Dans tout le monde arabe, il existe un terreau favorable à la contestation, mais on n’a pas le droit d’y intervenir et de bombarder sous prétexte que les peuples sont menacés par des tyrans. D’autant qu’on se rend compte que ce type d’opération est menée pour changer le régime ou détruire le pays. Il est plus facile d’exploiter le pétrole avec des pays fragilisés. Le pétrole détourné d’Irak et de Syrie va notamment vers Israël, sans besoin d’oléoducs. Vendu en contrebande à 15 dollars le baril lorsque celui-ci était à 120 dollars, ce pétrole a rapporté des revenus conséquents : 5 milliards de dollars. Des sommes qu’on ne transporte pas dans des matelas ! Il faut des banques, des complices pour les mettre sur le marché. Les circuits parallèles fonctionnent.

Des documents secrets du Pentagone à propos de la Libye viennent de donner une autre explication à cette guerre. Hillary Clinton, conseillée par les Frères musulmans, aurait caché à Obama que Kadhafi était en négociation avec le Pentagone pour passer la main, et que l’histoire du génocide menaçant les habitants de Benghazi était inventée de toutes pièces. L’Occident joue-t-il contre son propre camp ? Il existe tellement de machinations qu’on finit par se prendre les pieds dans le tapis. Il y a toujours des histoires des services spéciaux, etc. Les renseignements sont pipés. Les services jouent un grand rôle là-dedans. Cela dit, Hillary Clinton n’est pas la finesse même sur la Libye, la façon dont elle rit à l’annonce de la mort de Kadhafi le prouve. Un ambassadeur américain a été tué de la même façon que lui pourtant.

Pourquoi la Syrie a-t-elle été jusqu’ici l’exception, et comment analyser l’émergence de l’État islamique ?
J’espère que la Syrie restera l’exception, du moins dans ce contexte-là. L’affaire est loin d’être terminée, mais il y a plusieurs raisons. Bachar al-Assad, quoi qu’on en dise, a une légitimité, il est populaire chez la majorité de ceux qui vivent en Syrie. Quels que soient les défauts de son régime, il est perçu dans le contexte actuel comme un rempart contre le démantèlement du pays. Il a des alliés chiites comme le Hezbollah, l’Iran, certainement une vieille alliance qui date du temps du shah. Il a un véritable partenariat avec la Russie : la Russie défend la Syrie, mais la Syrie défend aussi la Russie. Si la Syrie devait subir le sort des autres pays, la Russie le sentirait passer. Et son prestige international s’en ressentirait.

Quel est le jeu d’Israël?
Israël est derrière toutes les crises du monde arabe, toujours à l’affût. La sécession du Sud-Soudan est un triomphe de la diplomatie américaine et de la diplomatie israélienne. Il fallait transformer le Sud-Soudan en base israélienne, pour le complot contre ce qui reste du Soudan. Ils veulent affaiblissement de ce pays non pas parce qu’ils sont islamistes, mais parce qu’ils ont soutenu Saddam. Ils ne veulent pas la peau de Tourabi ou Al-Bachir, ils veulent couper le Soudan en morceaux. Ils ont réussi, et cela continue avec le Darfour. "Moubarak, puis les islamistes, puis Morsi, puis Sissi, ce n'est pas logique, c'est la logique du chaos".

Mais le nouvel État, le Soudan du Sud, n’est pas brillant…
Mais lequel des régimes nés des « printemps arabe » est-il brillant ? L’industrie de production de la démocratie américaine au nouveau Grand Moyen-Orient est un trompe-l’œil qui vient des années 1980-1990. Cela n’a rien à voir avec la démocratie et les droits de l’homme : cette stratégie sert à casser le monde arabo-musulman, comme cela est attesté dans de nombreux documents. Car les Américains font ce qu’ils disent, et disent ce qu’ils font.

Il y a un plan, ce n’est pas de la conspiration. Quels que soient les avatars pour soutenir tel ou tel camp, les options restent ouvertes. Au Bahreïn par exemple, ils soutiennent à la fois la rébellion, ce qui leur permet de dire qu’ils défendent les droits de l’homme et la démocratie, et la monarchie pro-saoudite sunnite. Et ils sont gagnants de toute façon. Ils ont fait la même chose au Yémen, et en Égypte, même chose : d’abord Moubarak, puis les islamistes, puis Morsi et maintenant Sissi. Ce n’est pas logique, c’est la logique du chaos. Et elle est bel et bien là.

Comment expliquer que le savoir-faire français sur le Moyen-Orient s’avère inopérant ? 
De Gaulle était un grand homme je pense. Il avait bien une politique arabe exemplaire, il a renversé le cours des relations franco-arabes après l’indépendance de l’Algérie et réussi à changer d’alliance après la guerre des Six-Jours. Après les néfastes conséquences de l’expédition de Suez, c’était un exploit. Une politique arabe a persisté dans une espèce de consensus politique en France. Puis, après le coup d’honneur sur l’Irak, en 2003, la France a commencé à rentrer dans le bercail occidental. Fini la récréation. Le bilan est désastreux. Elle a pourtant un savoir-faire et avait une grande tradition diplomatique. C’est un grand pays, pas dans le sens d’un pays braillard qui manigance à tout prix… Un grand pays au sens positif du terme. Son retrait peut peut-être changer, mais je ne vois pas venir le changement maintenant.

"La France soutient à la fois les terroristes modérés et les djihadistes démocratiques"
François Hollande continue de dire que l’État islamique et le régime de Bachar, c’est blanc bonnet et bonnet blanc, deux ennemis à combattre…Depuis quatre ans, on continue de dire le pire sur Bachar, qu’il va tomber d’une minute à l’autre… En réalité, ce sont les Américains qui peuvent changer d’avis et sont en train de le faire. Les alliés privilégiés de la France sont le Qatar, la Turquie et l’Arabie Saoudite. On a vu défiler les six monarques du Golfe à Paris, nos alliés. On soutient à la fois les terroristes modérés et les djihadistes démocratiques. C’est une position difficilement tenable, de la haute acrobatie. Les Américains, eux ne l’ont pas fait en même temps : d’abord alliés d’Al-Qaïda, puis leurs ennemis. Ils changent d’avis sans se gêner(...)

L’État islamique est-il une création indirecte de l’Occident ?
Il est le résultat de l’invasion américaine de l’Irak. On peut dire cela à tous les coups. Les Américains ont cassé toutes les institutions irakiennes (armée, police, gouvernement, parti baath, etc.) et facilité la prise de pouvoir par les chiites et des Kurdes au détriment des sunnites. Quand les officiers baathistes ont été mis en prison où séjournaient déjà les islamistes, les deux groupes ont fait connaissance. La prison a été le centre d’étude et de fusion entre des gens qui ne se seraient pas rencontrés autrement – comme cela arrive ailleurs (...)

L’Occident semble préférer le chaos aux États souverainistes…
C’est ce qui apparaît. Le chaos, c’est le but des néoconservateurs qui ont une vieille théorie : il fallait maîtriser toute la zone qui ceinturait le monde communiste soviétique et chinois, et d’autre part sécuriser les intérêts occidentaux. Les Américains se sont aperçus que cette zone était entièrement constituée de pays musulmans. C’est la ceinture verte musulmane, ce qui est devenu le Grand Moyen-Orient de Bush, gonflé au fil des pulsions américaines. Il y avait deux catégories de pays dans cette zone : les États forts, comme l’Iran du shah, ou la Turquie entrée dans l’Otan, peut être aussi l’Irak, des régimes amis de l’Occident. Et les autres qu’il fallait affaiblir, où il fallait provoquer des changements de régime, renverser les pouvoirs en place. Puis des États ont viré de bord, comme l’Iran avec la révolution islamique. Quand la configuration est défavorable, on essaie de changer le régime, et si on n’y arrive pas, on casse l’État – en particulier les armées du monde arabe –, on ruine le pays. Cette stratégie figure dans beaucoup de documents américains ou israéliens. Ça s’est produit avec les armées égyptienne, irakienne, syrienne et sans doute algérienne.

Mais le chaos est contagieux et peut toucher les monarchies du Golfe. Celles-ci seraient-elles les grandes perdantes face à l’axe chiite ?
Dans l’esprit de certains dirigeants américains, c’est ce qui va arriver. Un ancien directeur de la CIA a dit qu’il fallait s’occuper des pays comme la Syrie et l’Égypte, déstabiliser huit pays… L’idée, c’est de leur « préparer » un islam qui leur convienne et d’aider les musulmans à accéder au pouvoir. Quand ces pays auront bien été déstabilisés, alors on pourra s’occuper de l’Arabie Saoudite. Le pacte de Quincy signé en 1945 a été renouvelé en 2005 pour soixante ans, mais il ne durera pas. Les États-Unis n’ont pas aidé le shah à se maintenir au pouvoir. Il n’était plus fréquentable, il a été renversé. Résultat, l’ayatollah Khomeiny a aussitôt pris le pouvoir, et l’Iran est devenu un des ennemis publics numéro un de l’Amérique. Jusqu’en 1979, ce pays était pourtant l’allié stratégique, y compris l’allié nucléaire. Il existait une vraie coopération entre l’Iran et les États-Unis dans ce domaine, avec un traité, des laboratoires, etc.

La question nucléaire a été mise à l’ordre du jour en 2002. Après que l’Iran eut le temps de s’occuper de l’Irak… Avant on n’en parlait pas. Puis les Européens, avec des Américains qui en arrière-plan soutenaient la démarche, se sont benoîtement rappelé du traité de non-prolifération… "En France, on a tendance à saucissonner. Or le rapport entre la crise syrienne et la crise ukrainienne est évident".

On est au cœur d’une nouvelle guerre froide avec l’Ukraine. Jusqu’où ce conflit va-t-il reconfigurer le nouvel ordre mondial en gestation ? Quels sont les effets sur le Grand Moyen-Orient ?
En France, on fait rarement un lien entre les différents problèmes, on a tendance à les saucissonner. Cela empêche une compréhension de la situation. J’ai peu entendu les gens établir un rapport entre la crise syrienne et la crise ukrainienne. Pourtant, il est évident. Il n’y aurait pas eu de relance de la crise ukrainienne s’il n’y avait pas eu la crise syrienne. Autrement dit, si la Russie avait laissé tomber Bachar, il n’y aurait pas eu une crise ukrainienne à ce niveau de gravité. On s’en serait accommodés. On a fait la surenchère surtout pour enquiquiner la Russie.

Sans la crise ukrainienne, les Brics auraient-ils pris la même importance sur la scène internationale ?
Sans la crise syrienne il faut dire. Car la crise ukrainienne est un développement de la guerre en Syrie. La guerre d’Ukraine s’inscrit dans le grand mouvement qui a déclenché les printemps arabes. En même temps qu’on essaie de contrôler des pays arabes musulmans et d’étendre petit à petit la zone de crise, on tente de casser ce qu’était l’URSS, réduite à la Russie. On veut contrôler la zone d’influence russe et la réduire au strict minimum. La Yougoslavie, en tant que pays communiste indépendant, était la partie la plus exposée; elle sera dépecée. Pour permettre l’intégration de toute l’Allemagne réunifiée dans l’Otan, le chancelier Kohl et Bush avaient promis à Gorbatchev que l’élargissement de l’Otan s’arrêtait là. Gorbatchev a reconnu avoir été berné. Cela a sonné la fin de la stabilité internationale. Le pacte de Varsovie a vécu, d’anciens États adhèrent à l’Union européenne et passent à l’Otan. Avec l’entrée des pays baltes dans cette organisation, la Russie est encerclée. Mais c’est la Géorgie qui a été la ligne rouge, puis l’Ukraine. La Géorgie a été le symbole du tournant de Poutine, qui avait au début décidé de collaborer avec les Occidentaux.

Quel est l’avenir du projet du Grand Moyen-Orient ?
Le projet démocratique certainement, même si, à mon avis, il n’y aura pas de démocratie, ni de printemps arabes. Le projet de domination reste, même s’il ne va pas forcément se réaliser. L’enjeu est toujours là pour les Américains. La ceinture verte est toujours utile pour encercler le postcommunisme. Même si la Chine est un régime aménagé, il est prudent de le « contenir » en quelque sorte. Les Occidentaux parlent toujours d’une opposition modérée en Syrie, je ne sais pas où ils la voient, mais c’est leur discours. Ils arment une opposition qui est en fait celle des djihadistes… L’alliance qui s’est forgée progressivement entre la Turquie, l’Arabie Saoudite et les Occidentaux, notamment États-Unis, France, Angleterre, alliance de circonstance s’il en est, résiste encore.

La Syrie peut-elle reprendre son autorité sur l’ensemble du territoire ?
Si on la laisse faire, je pense que oui. Le discours sur la démocratie est de moins en moins crédible. On n’a pas à intervenir dans les pays, même pas en Arabie Saoudite qui doit évoluer toute seule.

Pourquoi l’Arabie Saoudite exporte-t-elle son idéologie?
Elle exporte son idéologie pour éviter d’être attaquée à son tour. Mais celui qui a une vision universaliste, c’est le leader turc Erdogan. Les projets qu’il concoctait avant le printemps arabe étaient différents. Il était proche de la Syrie et de la Libye. Maintenant, il est le soutien des Frères musulmans. Il reçoit les visiteurs étrangers dans le palais du Sultan avec une garde d’honneur de de vingt-huit soldats qui représentent vingt-huit provinces ottomanes. Ce gouvernement islamiste turc est nostalgique de l'Empire perdu.

* Michel Raimbaud est l'auteur de "Tempête sur le Grand Moyen-Orient", Éditions Ellipses, 576 p., 24 euros.
 

TVL : Michel Raimbaud démonte le mythe des printemps arabes

 

mercredi, 29 avril 2015

TVL : Bernard Lugan, toute la vérité sur l'Afrique

TVL : Bernard Lugan, toute la vérité sur l'Afrique