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jeudi, 06 janvier 2022

Brèves notes sur la solennité de l'Épiphanie

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Brèves notes sur la solennité de l'Épiphanie

La figure des Rois Mages dans une tradition millénaire qui unit l'Europe et l'Asie

par Brunello Natale De Cusatis

Ex: https://www.barbadillo.it/102405-annotazioni-brevi-sulla-solennita-dellepifania/

Comme chacun le sait, le 6 janvier, c'est l'Épiphanie du Seigneur, fête de précepte pour l'Église catholique, ainsi que l'une des plus hautes solennités de l'année liturgique, avec celles de Pâques, de Pentecôte, d'Ascension et de Noël.

Le mot vient du grec ancien Épiphanie (ἐπιφάνεια), un substantif féminin signifiant "manifestation", "apparition", "présence divine". Cela explique pourquoi, en termes chrétiens, il est fait référence à la première manifestation de la divinité et de l'humanité de Jésus-Christ aux Rois Mages, porteurs de trois cadeaux d'une profonde signification symbolique - comme leurs propres figures - l'or, l'encens et la myrrhe. Nous lisons dans l'Évangile selon Matthieu - le seul des Évangiles canoniques qui les mentionne, sans toutefois aucune indication quant à leur nombre ou leur lignée royale - que ces

 "[...] mages vinrent d'Orient à Jérusalem et demandèrent : / "Où est le Roi des Juifs qui est né ? Nous avons vu son étoile monter, et nous sommes venus le vénérer". / [...] Et voici que l'étoile, qu'ils avaient vue se lever, les précédait, jusqu'à ce qu'elle vienne se placer au-dessus du lieu où était l'enfant. / En voyant l'étoile, ils furent saisis de joie. / En entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et se prosternant, ils l'adorèrent. Puis ils ouvrirent leurs coffres et lui offrirent des cadeaux d'or, d'encens et de myrrhe". (Mt 2, 1-2, 9-11)

Il ne fait aucun doute que l'Épiphanie, en plus d'être l'un des "piliers" du christianisme, est peut-être la plus "fascinante" des fêtes d'obligation (ce n'est pas pour rien qu'elle a la capacité d'attirer fortement l'attention et la curiosité de nos enfants, surtout si l'on considère qu'elle coïncide, en Italie, avec la célébration de la fête du Seigneur. En Italie, en effet, elle coïncide aussi avec la fête de la Befana, une figure folklorique qui distribue des cadeaux). Elle est également une fête "mystérieuse" (non seulement au sens commun du terme "mystère", mais aussi au sens théologique de vérité surnaturelle, c'est-à-dire non connaissable par les forces naturelles de l'intelligence). A y regarder de plus près, cela est dû principalement à sa profonde charge symbolique, en référence à la fois aux personnages et aux éléments qui la caractérisent : les Mages, les cadeaux et l'étoile comète.

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Il est difficile de s'extraire, surtout dans l'espace offert par un court article, de l'exégèse historico-critique riche et complexe liée aux figures des Mages, translittération du terme grec magos (μαγος, pluriel μαγοι), un titre qui n'identifiait pas des rois, mais les prêtres gardiens de la doctrine du prophète et mystique Zoroastre ou Zarathoustra, fondée avant le sixième siècle av. J.-C. dans l'ancienne Perse.

Partant des maigres informations fournies par l'Évangile selon Matthieu, la tradition chrétienne a, au fil du temps, enrichi l'histoire des Mages de divers détails. L'une des évolutions les plus importantes est certainement la transformation de leur statut initial de prêtres et d'astrologues en celui de rois. En ce sens, la thèse la plus accréditée est qu'il s'agit d'une référence à certaines prophéties de l'Ancien Testament qui évoquent l'adoration du Messie par certains rois. C'est le cas du célèbre psaume "royal", Le Roi promis, attribué à Salomon: "Le roi de Tarse et des îles apportera des offrandes, / Les rois des Arabes et de Saba offriront un tribut" (Ps 72 (71) : 10). Ainsi, les premiers exégètes chrétiens auraient réinterprété le récit de Matthieu - un récit, d'ailleurs, du moins selon divers biblistes contemporains, qui semblerait être une composition didactique plutôt qu'une chronique, ou plutôt une "(re)construction" à la fois historique et littéraire, destinée à fournir un enseignement - à la lumière de ces prophéties en élevant les Mages au rang de rois. Quant au nombre de trois, il a probablement été suggéré par le nombre de cadeaux qu'ils ont apportés.

Dans le même temps, il faut toutefois rappeler que les Évangiles apocryphes ont largement contribué à l'enrichissement des images liées aux Mages, qui ont fini par faire partie intégrante de la culture chrétienne canonique. En ce sens, la description la plus détaillée se trouve dans l'Évangile de l'enfance arménien, dont je cite ce seul passage important, extrapolé du chapitre V, paragraphe 9 :

    "Aussitôt, un ange du Seigneur se rendit au pays des Perses, pour avertir les mages d'aller adorer le nouveau-né. Et eux, guidés par une étoile pendant neuf mois, sont arrivés à destination au moment où la Vierge est devenue mère. En ce temps-là, le royaume des Perses régnait par sa puissance et ses conquêtes sur tous les rois qui existaient dans les pays d'Orient, et ceux qui étaient les Mages étaient trois frères : le premier, Melkon, régnait sur les Perses, le second, Balthasar, régnait sur les Indiens, et le troisième, Gaspar, possédait le pays des Arabes. Unis par l'ordre de Dieu, ils sont arrivés au moment où la Vierge est devenue mère".

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Quant aux dons, leur interprétation est bien connue - on en trouve déjà trace dès la fin du IVe siècle dans certains hymnes religieux et, un peu plus tard, également dans divers chants populaires - comme emblèmes prophétiques de l'identité de Jésus: l'or indique sa royauté ; l'encens est la représentation de son sacerdoce divin ; la myrrhe, une plante dont on extrait une résine caoutchouteuse et qui, mélangée à des huiles, était utilisée pour fabriquer des onguents à des fins médicinales et cosmétiques ainsi que religieuses, anticipe sa future souffrance rédemptrice - après tout, le terme "Christ" signifie précisément "oint", c'est-à-dire une personne consacrée par l'onction d'un onguent symbolique, un chrême, en tant que roi, guérisseur et Messie d'origine divine.

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Il est également important de rappeler que le culte des Trois Rois est toujours vivant aujourd'hui, car la légende veut que leurs dépouilles mortelles aient été récupérées en Inde par Sainte Hélène, mère de Constantin Ier, puis transportées à Constantinople et placées dans la basilique de Sainte Sophie. De là, au IVe siècle, elles furent transportées à Milan, où l'évêque de l'époque, Eustorgio, fit construire une basilique afin de préserver le monumental sarcophage romain en pierre brute qui les abritait et qui, selon la tradition, avait été donné par l'empereur Constantin Ier lui-même. Des siècles plus tard, après le siège de Milan (1161-1162) par Frédéric Ier Barberousse, les célèbres et précieuses reliques ont été volées et déplacées à Cologne en Allemagne. Ce n'est qu'au début du XIXe siècle que les conditions ont été créées pour que certains de ces restes reviennent dans la basilique de Sant'Eustorgio, désormais placés dans une châsse au-dessus de l'autel de la chapelle des Mages, qui abrite également leur sarcophage, naturellement vide. Toujours pour préserver leur mémoire, le clocher de la basilique est surmonté non pas de la traditionnelle croix au sommet, mais de l'étoile à huit branches qui les a guidés vers Bethléem. Cette richesse du symbolisme lié aux trois Rois Mages fait que la basilique milanaise de Sant'Eustorgio est encore aujourd'hui un lieu de pèlerinage.

Brunello Natale De Cusatis.

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mercredi, 05 janvier 2022

Ukraine, un deuxième Sarajevo?

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Ukraine, un deuxième Sarajevo?

Un tournant dans la grande stratégie de l'hegemon

par Irnerio Seminatore

Si, du point de vue du Concert européen et de la géopolitique mondiale de l'époque, Sarajevo a représenté un défi pour l’Empire Austro-Hongrois, puissance en déclin, le poussant vers une accélération de la première guerre mondiale, la crise ukrainienne actuelle au Donbass et indirectement en Crimée, marque un moment de remise en cause majeure des équilibres européens et mondiaux, successifs à la dislocation de l’Union Soviétique. Est-elle un test de la volonté russo-américaine de rompre la confiance entre les acteurs engagés de l’Est et de l’Ouest et de se montrer indifférents aux répercussions, incalculables, d’ordre planétaire? Aujourd’hui comme alors, le premier concept a volé en éclat a été celui des alliances et de réassurances qui avait suivi la guerre franco-prussienne et la proclamation de l’Empire Allemand à Versailles. Dans la conjoncture actuelle, une série d’accords et de traités qui ont porté règlement en Europe centrale et orientale des futures relations d’amitié et de coopération entre l’Est et l’Ouest, après la dislocation de l’Union Soviétique, sont restés lettre morte.

Or, ce qui est en cause, pour l’exercice de l’indépendance et de la souveraineté de l’Ukraine, ex Etat-membre de l’URSS depuis le Traité de Brest-Litovsk de juillet 1918, historiquement faible, divisée et soumise à des pressions déstabilisatrices diverses, est sa sécurité et son unité territoriale et politique est sa capacité de résister aux jeux d’influence des deux camps. Le prix à payer pour ne se soumettre à l’ordre imposé est une épreuve décisive – la guerre civile ou le conflit ouvert, a impliqué une sous-estimation de l’histoire et des intérêts vitaux d’un Etat-frère – la Russie. Cette sous-estimation, sous pression occidentale, constitue un mauvais calcul, car tout un système de relations politiques et géostratégiques s’est mis en mouvement à l’échelle européenne et euro-atlantique, accélérant les réactions d’autodéfense de chaque camp et motivant les appétits et les ambitions politiques et territoriales des Grands et des puissances moyennes - Chine, Turquie, Israël, Iran.

Ainsi l’analyse conjoncturelle doit tenir compte de la confrontation engagée par cette tension à tous les niveaux et théâtres de conflits, réels ou virtuels, et de la difficulté, aujourd’hui, de déclencher et de maitriser un conflit régional limité. Or, si l’enjeu de la crise ukrainienne, vue de la Russie, repose principalement sur l’exigence de contrer l'adhésion de l’Ukraine à l’Otan et le péril direct et rapproché de cette dernière, la remise en cause, par personne interposée, du status-quo sécuritaire de la part de l'Hégémon, se convertit en une opportunité pour la Russie, qui ne peut lui accorder le contrôle de l’espace maritime de la Mer Noire. En revanche, elle peut réaliser une jonction stratégique majeure entre la mer Baltique (Lituanie, Lettonie, Estonie, Pologne) et la Grande Méditerranée (Méditerranée depuis Gibraltar, plus la Mer Noire jusqu’à la mer Caspienne). 

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Cette jonction, appuyée sur le pivot de la Crimée, réaliserait, simultanément une immense tenaille géopolitique, vers le Sud, car elle permettrait le contrôle du Levant et des pays du Golfe (Arabie Saoudite, Irak et Emirats Arabes Unis), via la Syrie et le port de Tartous, à mi-chemin entre le Bosphore et le Canal de Suez. Serait concernée aussi par ce jeu la Mer Rouge, ancienne voie impériale du Royaume-Uni vers l’Inde et l’Océan Indien. Une vaste zone de conflit, périphérique à l’époque de la guerre froide, deviendrait centrale dans la perspective d’un conflit mondial, car située entre les Balkans, l’Est européen, l’Asie Mineure, le Caucase et l’Asie centrale. Il s’agit d’une zone, qui est partie intégrante de la Grande Méditerranée, verrouillée par la Turquie au Bosphore et donnant l’accès a plusieurs foyers de conflits et de guerres gelées. Après l’écroulement de l’Union soviétique, l’Union Européenne et l’Otan, ont voulu inclure les pays de l’est européen, malgré l’hostilité de la Russie, dans un schème d’élargissement ayant pour but la stabilité politique et la diversification des approvisionnements énergétiques.

Suivant une conception qui remplaça la compétition politique par un compétition économique, encadrée par des règles et par le droit, l’Union Européenne ne fit que remettre à plus tard l’opposition entre libre détermination de la souveraineté et soumission à la règle de prudence de la Realpolitik, en matière d’adhésion à l’Otan de la part de l’Ukraine et de la Géorgie. La poudrière allait se remplir encore davantage de matériel explosif par la montée des tensions, après le coup d’Etat de Maidan et la réintégration de la Crimée dans la Russie. Ce retour interdit à la flotte atlantique de s’installer à Sébastopol et de menacer au cœur Moscou.

L’importance de la Mer Noire, qui n’avait pas échappé dans le passé à Winston Churchill, dans le fiasco militaire de Gallipoli, n’a pas satisfait les appétits d’Erdogan, qui a proposé un partenariat turco-russe sur cet espace maritime, par opposition au projet d’une flotte de l’Otan.

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La contre manœuvre occidentale vis-à-vis de la géopolitique audacieuse de la Russie en Ukraine a été de prendre des mesures de réassurance au Sommet de l’Otan de Newport en 2014, puis au Sommet de Varsovie de 2016, prévoyant l’installation d’états-majors et la rotation des troupes dans le pourtour de la Baltique. Ces mesures pourraient-elles repousser une invasion de la part de la Russie, antagoniste multipolaire du bloc atlantique ? Par ailleurs, sur le front Asie- Pacifique il semble impensable que d’autres foyers de crise, Taiwan ou les deux Corées ou encore la zone de l’Indo-Pacifique, restent intangibles au tsunami du système dans son versant occidental, car les alliances de l’ANZUS (Australie, Nouvelle Zélande, Etats-Unis - 1951), et de l’AUKUS (Australie, Grande-Bretagne, Etats-Unis - 2021) ont été conçues de manière délibérée pour contenir la puissance chinoise. Du coup un grand tournant se dessine dans la stratégie de l’Hégémon, dont, aujourd’hui, on ne peut que spéculer sur les ambitions et sur les issues

L’espérance de gains politico-stratégiques de la part de l’Hégémon, comptant sur un affaiblissement progressif de la Russie et de l’Union européenne et en vue d’un affrontement de grande intensité et de portée systémique contre la Chine, donnerait les mains libres à Israël et à l’Arabie Saoudite pour frapper l’Iran, susceptible de se joindre à la Russie et à la Syrie, via le Liban.

La signification géostratégique de cette frappe consisterait à briser l’axe Moscou-Bagdad- Téhéran, coupant en deux l’Asie centrale et la rendant a nouveaux accessible à l’influence et aux forces occidentales. Parallèlement, la jonction des forces chinoises et russes, déjà présentes en Libye, Ethiopie et Afrique subsaharienne compléteraient une manœuvre d’enveloppement globale, pour se partager les ressources du continent, qui serait ainsi soustrait à l’Europe

Les enjeux stratégiques du XXème siècle dans une ère de non -paix

Pour intimider ou contraindre l’Ukraine, la Russie doit composer avec le Chine sur l’arrière asiatique et avec les Etats-Unis sur le front Occidental.

Après le basculement de l’Amérique vers l’Indopacifique, visant a reconstruire son Leadership dans le monde, ce changement stratégique ne pourra se faire sans le consensus et l’aide de ses alliés européens et asiatiques

Dans la Global Posture Review commandée par J. Biden a son Secrétaire d’Etat, en février 2021, la diplomatie américaine devenait une option par rapport aux conflits rampants dans le monde et perdait la souplesse propre à la complémentarité de sa relation avec la défense.

Il en résultait une obligation d’aligner les forces américaines avec la politique étrangère du pays, en respectant ses priorités dans un contexte international marqué par le retrait progressif du Moyen Orient et par la menace russe. L’échec du conflit afghan, le recadrage de la stratégie de sécurité nationale, justifient-ils la Russie à prendre des risques en Europe de l’Est. Ainsi, dans un contexte géostratégique de compétition accrue avec le Russie et la Chine, la ligne directrice de la Global Posture Review comporte une approche opposée aux précédentes.

Puisque toute forme de pivot vers l’Asie représente un éloignement de l’Europe, qui demeure une porte d’entrée vers les régions cruciales du Proche et Moyen Orient, de l’Asie centrale et de l’Eurasie, comment l’Otan et la présence des troupes américaines peuvent-elles assurer la poursuite du bras de fer avec la Russie.

En particulier la Grande Méditerranée et l’Europe du Sud, demeurent une zone stratégique vitale dans la compétition triangulaire avec la Russie et La Chine. De nombreuses inquiétudes naissent de la fragilité des pays européens, de l’espace cyber et de la refonte des enjeux stratégiques des Etats-Unis à l’échelle mondiale. Tout en n’excluant pas des formes de déséquilibrage régionales de la puissance globale des Etats-Unis, les ambitions américaines en Asie et en Europe traduisent la continuité d’un état d’esprit de l’Administration de Joe Biden avec celle de D. Trump.

Du point de vue planétaire, les enchainements intercontinentaux rendraient extrêmement couteuse une guerre mondiale et totale pour la puissance extérieure maritime, l'Hégémon, la poussant, dans la spiralisation de la violence à faire recours au tabou de la dissuasion, par l’usage de la coercition nucléaire de théâtre dans le but de vaincre militairement sur le terrain des combats et, dans un deuxième temps, à vouloir vaincre politiquement par l’anéantissement nucléaire des acteurs rivaux. En s’interrogeant sur les choix doctrinaux de la politique étrangère des Etats-Unis, après quatre décennies de guerre froide, pendant lesquelles l’Amérique a pratiqué une politique d’endiguement de l’Union Soviétique, Joseph Nye, politologue de la Harvard University, souligne que, depuis 2017, les Etats-Unis sont revenus à la logique de compétition entre grandes puissances. La reconnaissance de l’ambition de construire leur futur autour de la rivalité avec la Chine, n’exclut nullement l’hypothèse d’une compétition régulée avec celle-ci.

A l’heure actuelle, et à propos d’un enjeu régional aux répercussions mondiales, la crise Ukrainienne se dessine comme un tournant décisif, non seulement pour les acteurs majeurs de la scène régionale, mais pour des raisons, en apparence peu évidentes, du système international et de son alternance hégémonique et civilisationnelle.

 Avec la crise ukrainienne, Sarajevo sera au rendez- vous par deux fois dans le courant d’un siècle, mais de manière autrement plus tragique.

Bucarest, 31 Décembre 2021

 

Luc-Olivier d'Algange: entretien avec André Murcie 

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Luc-Olivier d'Algange: entretien avec André Murcie 

Entretien réalisé pour Littera-incitatus

Vous avez, cher Luc-Olivier d'Algange, publié naguère aux éditions Arma Artis, trois ouvrages, qui attendent actuellement (après le décès de Jean Marc Tapié de Céleyran, admirable éditeur, fondateur d'Arma Artis, dont il présidait, presque seul, aux destinées hautement philosophales) une réédition dont j'espère qu'elle sera aussi prochaine que possible. L'avis aux éditeurs audacieux est lancé ! Il s'agit de Fin Mars. Les hirondelles, qui est un recueil d’hommages à des auteurs et des lieux qui vous tiennent particulièrement à cœur, Terre lucide, écrit en collaboration avec Philippe Barthelet, sous-titré « entretiens sur les météores », et enfin, Le Chant de l’Ame du monde, qui s’achève par une Ode au Cinquième Empire, en hommage à Dominique de Roux. Il me semble que ces ouvrages, aussi distincts qu’ils soient par la forme, témoignent entre eux d’affinités et de résonances qui les inscrivent dans un même dessein. Pouvez-vous nous parler de ce dessein, autrement dit de ce qui, antérieur à votre écriture elle-même, suscite votre écriture, ou bien est-ce là s’aventurer dans une zone inviolable, radicalement inconnue, ou d’avance récuséthéoriquement ?

Luc-Olivier d’Algange : - J’aime ce mot : dessein, que vous utilisez. Il me semble que notre temps, si planificateur, est aussi riche en « plans de carrière » qu’il est pauvre en desseins créateurs… Le dessein n’est pas un calcul sur l’avenir, et s’accorde fort bien avec ce que l’on peut nommer le hasard, la fortune, la chance ou la grâce. En écrivant, si l’on se tient à la disposition de ce qui advient on va littéralement Dieu sait où. Une grande part est laissée à l’aventure, « à la venvole » pour reprendre la formule de Philippe Barthelet.

Si l’écriture n’est pas seulement expression d’une pensée antérieure, si le langage est partie constituante et non seulement partie constitutive de la pensée, il s’en faut de beaucoup que l’œuvre ne soit qu’un « travail du texte ». En amont de notre langue, le Logos, qui se tient dans son royaume de silence, œuvre, à notre insu parfois, à notre délivrance et à notre souveraineté. En écrivant, nous sommes ses Servants. Une trame secrète se révèle peu à peu. Je ne puis me défendre de l’idée, peut-être étrange à la plupart des intellectuels modernes, que le livre que nous écrivons est déjà écrit dans quelque « registre de lumière », pour reprendre la formule des théosophes persans, dans un « suprasensible concret », que nos phrases tracées sur le papier (j’appartiens à ces archaïques qui s’offrent encore le luxe d’écrire avec de l’encre sur du papier) se révèlent par gradations, comme dans une lumière croissante. J’en veux pour preuve cette impression d’aurore fraîche, presque dure, qui environne le moment où nous allons commencer à écrire… Une phrase survient, et nous savons si peu où elle va nous conduire qu’il faut bien se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus dans une activité susceptible d’être planifiée … Un ordre préside à ce chaos d’intuitions, une cohérence née de l’improvisation elle-même, et qui ne pouvait naître autrement. La notion d’inconscient, en l’occurrence, ne me paraît que partiellement opérante, et s’il s’agit bien d’un inconscient, je serais plutôt enclin à penser à l’inconscient de la langue française elle-même, sa part immergée, songeuse, étymologique, nervalienne, sa vérité héraldique, tisserande, qui, se servant de nous pour se révéler, nous tient littéralement à sa merci.

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Tout cela pour vous dire que ni l’objectivité du travail stylistique, ni la subjectivité expressive ne me paraissent pouvoir rendre compte de ce qui est à l’œuvre. Ce qui se dit à travers nous nous appartient parce que nous lui appartenons, et cette appartenance, et là seulement intervient notre entendement singulier, nous libère, nous élargit, nous restitue à cette latitude humaine et divine que presque tout, dans le monde affairé où nous vivons, contribue à restreindre à l’extrême. Le Logos, en hauteur, en largeur et profondeur, dès lors que nous consentons à le servir avant de servir ce que nous croyons être nos compétences et notre subjectivité, nous ouvre à des vastitudes insoupçonnées. Ces vastitudes, plus encore que celles que l’espace visible, sont les espaces du temps.

Dans Fin Mars. Les hirondelles, dont le titre est un hommage à celui que Philippe Barthelet nomme « l’altissime Joseph Joubert », mon dessein fut de rendre le temps visible : temps des œuvres, des civilisations, et encore le temps comme attention, comme attente paraclétique, incandescente, telle qu’elle brûle dans les œuvres d’André Suarès ou de Dominique de Roux, ou, bien avant, dans celles de Ruzbehân de Shîraz, de Sohravardî, ou encore, d’une façon différente, chez Hölderlin ou Hermann Melville… Certaine oeuvres font date, elles participent des rythmes du temps, du renouveau du temps, et à partir d’elles si magnifiquement fidèles aux clartés antérieures, d’une certaine façon, tout recommence…. Et ce recommencement qui témoigne d’un au-delà du temps n’est lui-même qu’un retour à la vérité de l’être, c’est-à-dire à l’éclaircie de la toute-possibilité. Tout soudain, à relire ces auteurs, redevient possible ! Nous voici, les lisant, dans un usage sapientiel de la lecture, qui nous restitue à ce dont nous étions séparés par des illusions funestes… Voici l’inépuisable richesse du réel qui va de la substance la plus opaque à l’essence la plus lumineuse, en gradations infinies, dans ce chromatisme prodigieux dont surent si bien parler Ibn’Arabî et Jacob Böhme, mais aussi, d’une autre manière, ces écrivains, tels que Henri Bosco ou Henry Montaigu, qui, sourciers à l’écoute des ressources profondes de notre langue, en laissent circuler les vertus jusqu’aux plus hautes branches, aux plus fines, aux plus impondérables, les mieux accordées aux rumeurs célestes et aux puissances telluriques.

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Nous voici précisément, il me semble, au cœur de votre ouvrage commun avec Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores. Il s’y dessine aussi un autre recours, celui de l’amitié, de la conversation, contre tous les systèmes et toutes les idéologies, ou plutôt, en dehors d’elles.

Luc-Olivier d’Algange : - Il y aurait peut-être une sorte de redondance à s’entretenir à propos d’un ouvrage qui est déjà un entretien, sinon à rappeler (comme hommage à ce qui me fut une chance rare) que Philippe Barthelet est, par ailleurs, l’auteur d’un vaste « roman de la langue française », qui s’ouvre, à chaque phrase, sur la plus exacte et la plus profonde méditation métaphysique. Le propre de notre ouvrage étant de ne pouvoir se résumer, de même que l’on ne peut résumer une promenade au bord d’un fleuve (et l’on sait aussi, par Héraclite, que « l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), je laisse le lecteur, si le cœur lui en dit, à découverte de ce livre quelque peu maistrien et dont il pourra lui-même, dès lors notre invité, être à la guise le Comte, le Chevalier ou le Sénateur ! Disons seulement qu’en ces temps monomaniaques, idéologiques et puritains rien ne semble plus rare que les bonnes conversations, et je ne suis pas loin de penser que presque toutes les œuvres dignes d’êtres lues participent ou invitent à une conversation ; qu’elle soit, bien sûr, avec le lecteur, ou avec des prédécesseurs, voire avec les êtres et les choses les moins saisissables : nuées, nuances, météores, signes du ciel… En réalité, il n’y a pas de monologue, sauf chez les fous ou les Modernes. Toute œuvre est, par nature, dialogique

Le Chant de l’Ame du monde est-il, en suivant votre idée, un dialogue avec l’Ame du monde ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’Ame du monde est ce qui rend possible les conversations. Elle est la lucidité de notre terre. C’est dire qu’elle n’a rien d’abstrait ; elle n’est pas davantage, s’il faut le préciser, une sorte de « world music » adaptée aux besoins euphorisants du village planétaire, quand bien même lui revient une prérogative irrécusable d’universalité : celle du cosmos, tel qu’il se figure sur le bouclier de Vulcain dont parle Virgile. L’Ame du monde est la Sophia… Entre le sensible et l’intelligible, elle recueille les éclats de l’un et de l’autre, dans leurs mouvements, leur ressacs, leurs réminiscences qui irisent la présence pure. L’Ame du monde ne se conceptualise pas. Elle affleure, elle transparaît, dansante comme à travers le feuillage bruissant, comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, vérité insaisissable et lustrale, réfractée et diffractée, en splendeur, là où adviennent les Anges et les dieux, ces réalités à la fois intérieures et extérieures. Mais les poèmes, je le crains, ne se résument pas davantage que les conversations…

L’impression nous vient que, les ayant écrit, vous n’avez pas particulièrement de commentaires à ajouter à vos livres, soit par humilité, soit que vous les considériez comme derrière vous, soit que vous en laissiez le propos à vos lecteurs… S’il ne vous déplaît pas, nous aimerions cependant poursuivre cet entretien par des considérations plus générales, politiques, poétiques, et métaphysiques, qui nous reconduiraient à ce qui a donné naissance à ces ouvrages… Et pour commencer, quels sont vos Maîtres ?

Luc-Olivier d’Algange : - Nos écrits ne sont pas toujours « derrière nous », ils sont peut-être lancés en avant, ce vers quoi nous cheminons ; ce qui rendrait d’autant plus difficile d’y revenir, d’en faire le commentaire, sans compter le ridicule à être son propre glossateur ! Et puis, le « monde culturel » me semble avoir tourné de telle façon que l’on cherche bien souvent à se faire une idée des ouvrages d’un auteur sans les lire. Alors autant ne pas abonder dans le sens de cette mauvaise paresse et s’attarder indûment sur ce qui a déjà été écrit, et qui le fut précisément, pour échapper à ces quelques opinions, abstractions ou généralités où les gens « informés » voudront les ensevelir ! En revanche, et j’en suis bien d’accord avec vous, parler de ses Maîtres est un devoir de gratitude, et surtout une joie qui renouvelle celle que nous avions à les lire.

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Je considère comme des Maîtres tous les auteurs qui m’ont appris quelque chose, et ils sont nombreux. Mais pour en distinguer quelques uns, outre ceux dont je parle dans Fin Mars. Les hirondelles, peut-être convient-il d’en revenir aux premiers en date, à ces lectures de l’adolescence, qui nous donnent des raisons d’être, nous confirment dans nos audaces, affermissent notre courage et notre intelligence. Au monde souvent mesquin et étriqué qui s’apprête à nous dévorer dans la tendreté de notre âge, ils opposent un contre-monde, qui n’est pas un refuge mais une exigence plus haute. Ceux-là sont des amis ; ils nous donnent des armes et nous montrent le monde plus grand, plus intense, plus aventureux. Car enfin, l’inanité est là, depuis notre adolescence : le monde devient un monde-machine, toutes les souverainetés sont corrodées, arasées. L’infantilisme et la bestialité triomphent sur tous les fronts, et après deux ou trois vagues de totalitarisme, depuis la Terreur de 1793, les hommes se sont si bien habitués à n’être que des « agents » et des « rouages », leur servitude volontaire est si bien intégrée à leur complexion, à leur physiologie même, que la survie de l’esprit humain, dans ses pouvoirs de discrimination et ses puissances poétiques, est devenue des plus aléatoires, alors même que la Machine, autrement dit, la société de contrôle (qui succède, pour tout arranger, aux sociétés de souveraineté et aux sociétés disciplinaires) travaille sans relâche à éliminer précisément toute chance d’être, toute chance, selon le mot d’Hölderlin « d’habiter en poète ». Deux maîtres donc : Villiers de L’Isle-Adam et Hölderlin.

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Villiers de L’Isle-Adam fut l’auteur qui m’arracha à ce qui me semblait devoir être une triste singularité. Il me vint à cet âge inquiet où il s’en faut de peu que nous ne concevions, non sans quelque effroi, être fort esseulés dans notre pensée. Certaines œuvres sont, pour ainsi dire, en forte teneur d’amitié spirituelle. Il semble qu’une main nous soit tendue, mais avec une arme, fraternellement, à nous qui étions désarmés. Une contradiction se trouvait résolue. Nous pouvions donc, en même temps, récuser la société et consentir à être les héritiers de la civilisation, porter un songe de splendeur et exercer nos sarcasmes à l’égard d’un monde qui s’acharnait en médiocrités despotiques à nous rendre la vie apeurée, misérable et banale. Refuser d’un même geste l’avilissement et le nihilisme, ne pas vivre en bête traquée, tout cela tient dans la dédicace de L’Eve future : « Aux railleurs, aux rêveurs ». Le rêve devenait ainsi, non plus une fuite, mais un Songe plus haut, fondateur, celui-là même dont naissent les civilisations. Les Contes Cruels anticipent, en tout point, et parfois à partir d’infimes indices, ce monde ridicule, malfaisant et sinistre que décrira plus tard, mais en l’ayant sous les yeux, Philippe Muray… Villiers de L’Isle-Adam, lui, nous donne l’alexipharmaque avant même que le poison ne ruisselât dans nos veines ! Magistrale leçon d’ironie guerroyante, ouverte à chaque phrase sur des hauteurs et des profondeurs métaphysiques ; humour cruel et fidélité pure, c’est-à-dire brûlante, à l’égard de ce qui, dans notre bref séjour ici-bas, nous tient dans la proximité ardente de la voix du cœur et de la beauté ; pessimisme alerte et joyeux ; ethos héroïque qui répond, avec la désinvolture aristocratique qui lui est propre à la mise-en-demeure d’Hölderlin : «  A quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » A quoi bon ? A rien du tout… Mais à l’entendre ainsi, dans la définition que Pessoa donne du Mythe, «  ce rien qui est le tout », sceau invisible de cette visible empreinte qu’est le monde.

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Nul, de façon plus radicale qu’Hölderlin, n’eut l’audace de se tenir en cet espace intermédiaire, à la fois éblouissant et ténébreux, mais aussi parfois clair d’une douce clarté et comme à l’ombre de feuillages orphiques, où le Mythe vient à la rencontre du réel pour en révéler la nature véritable. Hölderlin n’écrit pas à propos du Mythe, ses poèmes ne sont pas des poèmes mythologiques, au sens néo-classique ou romantique, mais des épiphanies survenues, de façon imprévisible, à l’intérieur de la langue allemande. Hölderlin parle de l’intérieur : il est le feu qui éclaire et consume. Le sacré, le Mythe sont, chez Hölderlin, des advenues, l’apparaître de l’apparition elle-même, qui naît au moment où nous naissons avec elle. C’est ainsi qu’il peut laisser transparaître l’une dans l’autre la figure du Christ et celle d’Apollon, c’est ainsi que sa poésie nous dit, du sacré, une profondeur en attente, qui, jusqu’à présent, fut à peine entrevue, c’est ainsi que le plus lointain, le plus antérieur, s’irise dans ses écrits comme une promesse encore insoupçonnée.

La plupart des œuvres, quand bien même s’amoncellent à leur sujet des thèses universitaires, n’ont pas encore été lues. Je veux dire que réduites au statut d’objets, un interdit à les lire n’a pas encore été levé. Etudiant les œuvres, les tenant à distance par des méthodes critiques, on s’épargne la chance et le risque d’en être ravi, c’est-à-dire dépossédé du rôle d’analyste auquel se complaisent nos arrogances intellectuelles. Au-delà même de l’expérience sensible et intelligible que nous pouvons avoir d’une œuvre, qui est déjà elle-même supérieure à la simple étude universitaire, une autre possibilité demeure « en réserve », selon la formule de Heidegger, qui est celle de la relation avec l’œuvre. C’est du passage de l’expérience à la relation, c’est à dire à la survenue d’une conversation dont témoignent à leur mesure Fin Mars. Les hirondelles, et, d’une façon plus directe encore, Terre Lucide. En son hiver, il me semble que notre civilisation est en attente d’un printemps herméneutique, d’une terre lucide annoncée par ces météores, ces « signes du ciel » que sont les œuvres des poètes.

Nous retrouvons dans ce printemps herméneutique, votre méditation sur les saisons, sur le retour, sur le temps qu’il fait et celui qui passe. Quel serait le « temps » de l’herméneutique ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’herméneutique nous initie à une autre temporalité. Ni le cercle, ni la ligne droite mais une sorte de spirale qui, repassant par les mêmes points, nous porte plus haut. L’herméneutique, et que l’on entende bien sous ce vocable austère, un voyage odysséen et non un travail d’expert, fait apparaître dans une œuvre plus qu’à première vue. Ressaisissons notre bien : ne le laissons pas au seul usage des spécialistes. Les œuvres sont des signes d’intelligence que nous adresse l’aléthéia, la vérité qui n’est pas objet d’évaluation mais l’instant de sa propre révélation. Les abysses lumineuses des poèmes d’Hölderlin disposent nos entendements aux abysses lumineuses de l’instant qui est l’éternité même. Celle qui oscille dans les fleurs de cerisiers !

A chacun d’entre nous une œuvre reste à accomplir qui est de se réapproprier ce dont le monde-machine nous a exproprié : les paysages, les heures, les noces d’Eros et de Logos, la qualité et la dignité des êtres et des choses. Mais cette recouvrance si elle exige une décision résolue, n’implique nulle âpreté. Il ne s’agit pas d’être crispé sur son dû, mais de s’abandonner à ce qui nous appartient : ce temps qualifié, ces événements de l’âme. Nous reprenons possession du monde comme d’un texte sacré en refusant de le planifier, en lui laissant la chance de nous faire signe, en aiguisant notre entendement à percevoir ces subtiles invitations par-delà « le vacarme silencieux comme la mort » dont parlait Nietzsche.

Voyez comme les prétendants littéralistes préjugent dans les textes sacrés de la « vérité » qu’ils y veulent trouver pour ensuite l’administrer, et comme ils laissent peu de place à la surprise, et comme ils trahissent en réalité la lettre à laquelle la véritable herméneutique retourne, comme Ulysse après son périple. Toute opinion est fondamentaliste, hostile par ses prémisses et ses usages à l’aventure de l’esprit. S’il importe de ne jamais oublier que nous vivons sous le règne de l’Opinion, il importe encore davantage de ne pas se laisser subjuguer ou obnubiler par la terreur qu’il prétend nous inspirer. Ce qui n’est pas, fût-ce en néant dévorant, ne peut en aucune façon triompher de qui est, ni empêcher ce qui fut d’avoir été et de demeurer présent dans la présence, dans la délicieuse anamnésis dont l’essor se confond avec le pressentiment lui-même, avec ce qui crée et ce qui fonde.

La didactique coutumière, scolaire, oppose le platonisme et l’hédonisme, comme elle suppose que la philosophie platonicienne oppose le sensible et l’intelligible pour déprécier l’un au détriment de l’autre, alors qu’elle les hiérarchise, ce qui est tout différent ! Cette mésinterprétation banale de la pensée platonicienne procède de la difficulté que nous avons, nous autres modernes, à sortir d’une pensée de l’antagonisme. Hiérarchique, graduée, la pensée platonicienne récuse par avance l’antagonisme que les exégètes futurs y voudront introduire. Le sensible ni l’intelligible ne sont, en soi, préférables l’un à l’autre, ce ne sont pas des camps, des partis, mais des modes opératoires de notre compréhension du monde et dont les œuvres sont les noces ardentes.

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Si l’on me dit qu’un hédonisme néoplatonicien est impossible, que la louange du sensible, la relation extatique avec le monde sensible est impensable par la célébration de l’Idée, de la Forme, eh bien soit : je l’invente, je la rend possible, je l’instaure, j’en fais la prémisse d’une philosophie nouvelle ! Mais, à dire vrai, je ne crois pas être si novateur, mais seulement l’héritier d’un courant philosophique moins connu, moins balisé, d’une façon de philosopher, d’un poien qui, à l’exemple de Plotin, de Sohravardî, de Ruzbehân de Shîraz, de Pic de la Mirandole, ou de Marsile Ficin, hiérarchise pour ne pas opposer, ce qui appartient au visible et ce qui appartient à l’invisible, l’un et l’autre n’étant que des moments différents de l’apparaître.

Cette tradition héliaque, métaphysique et patricienne, tenue à l’écart par une idéologie dominante, lunatique et matérialiste (celle précisément des « hallucinés de l’arrière-monde » dont parle Nietzsche) me semble non seulement devoir être défendue et illustrée, par l’exemple, par la beauté du geste, mais aussi en tant qu’art poétique et romanesque, si lassés de l’expression de la subjectivité, nos contemporains désirent à nouveau tenter la grande aventure des états multiples de l’être et de la conscience. De même que le printemps herméneutique éveille et discerne dans les textes les « états » et les « stations », les degrés et les plans d’interprétation différents, on peut espérer et imaginer un printemps poétique et romanesque où, à l’hiver du durcissement des certitudes, à l’aridité et aux froidures conceptuelles, formalistes ou vengeresses succéderait un ressaisissement du chant et de la vision.

« Ne servir que sa vision » écrivait Dominique de Roux, qui recommandait aussi de ne pas oublier notre exil fondamental, et que « nous sommes partout et toujours en territoire ennemi » : observation qu’il importe, il me semble, de ne pas prendre dans un sens pathétique, mais plutôt pragmatique, à la façon de Marc Aurèle. Chaque heure que nous sauvons de la confusion, de l’agitation, des promiscuités débilitantes, chaque heure sauvée de l’endormissement hypnotique du travail et des distractions, chacune de ces heures est une victoire : nous y retrouvons, sauvegardées et d’une fraîcheur castalienne la puissance, la beauté et bonté. Les mots ont le pouvoir de recréer ce qu’ils détruisent.

Que pouvez-vous nous dire à propos de cette tension entre le pouvoir créateur et le pouvoir destructeur du langage ?

Luc-Olivier d’Algange : - Les mots tuent, au propre et au figuré, et parfois d’ennui. Les totalitarismes nomment pour tuer en renversant la « logique » de la divine création qui nomme pour faire advenir à l’être. Le totalitarisme dédit ; son jargon est la mesure de sa perversion : ce qu’ont démontré, de façon magistrale, Orwell ou George Steiner. La définition du mal échappe aux moralisateurs pour autant qu’ils méconnaissent cette atteinte au Logos ou au Verbe. S’il est bien souvent question, dans Terre lucide, des ressources de la langue française, c’est qu’en elles s’avivent nos pensées. Par cette langue nous appartenons à une tradition qui nous libère de nos subjectivités outrancières et nous donne la latitude de penser, c’est-à-dire de peser le juste et l’injuste… Il n’est pire conformisme que celui du « non-conformisme » où chacun croit pouvoir penser par lui-même dans le déni de toute tradition et de tout héritage, et s’en trouve ainsi penser comme tout le monde, exactement selon le vœu des « prescripteurs » de la publicité. Les dogmes, les doctrines, laissaient encore la part à la critique, alors que le conformisme de l’informe est une glue, un totalitarisme sans issue, car il enferme chacun en lui-même… Bienvenue dans le monde du « chacun pour soi » où règne le grégarisme au suprême, où la bétaillisation de l’être humain se fonde non plus sur un despotisme discernable mais sur une servitude volontaire, oublieuse de sa volonté, relayée par la technique et devenue presque physiologique, au point qu’il n’est pas absurde parler d’une post-humanité, mais régressive, à la fois hyper-technologique, numérisée, clonée, et psychologiquement réduite à l’infantilisme. Le conformisme de l’informe devient ainsi le principal recours des faiblesses coalisées contre la singularité et la force, en meutes d’autant plus impitoyables qu’elles travaillent, comme l’écrivait Philippe Muray, pour « l’empire du Bien ».

Que reste-t-il alors des sentiments humains, une fois débarrassés des intempestives grandeurs ? La langue s’y étiole, l’entendement s’y rabougrit, la privation sensorielle s’instaure disposant la conscience à ne percevoir que des représentations secondes, au détriment de la présence réelle des êtres et des choses, présence réelle qui contient en elle les abysses et les hauteurs, une verticalité qui sacre l’Instant, notre seul bien… Le printemps herméneutique est à la pointe de chaque phrase lue ou écrite amoureusement ! Le printemps herméneutique est la floraison du Logos qui, à partir de ses racines, de ses étymologies, délivre la puissance du silence, de son cœur de feu, de sa vérité paraclétique.

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Dans Fin Mars, les hirondelles, vous évoquez le Paraclet, à propos d’André Suarès, d’Henry Corbin et de Dominique de Roux. Pouvez-vous nous préciser ce qu’est le Paraclet, et son « règne » dont certaines œuvres vous semblent l’attente ardente ?

Luc-Olivier d’Algange: - Le Paraclet est l’Esprit-Saint, et le règne du Paraclet qui succède au règne du Fils, comme celui-ci succède au règne du Père, serait l’accomplissement de l’Alliance, l’accomplissement d’une liberté souveraine, d’une terre céleste, lucide… Cependant, je suis loin de prétendre à théoriser en ce domaine, et plus loin encore de comprendre comment s’inscrirait dans « l’histoire », cette succession de règnes qui, d’une certaine façon, m’apparaissent pour ainsi contemporains les uns des autres ; de même que dans l’écriture, qui se situe entre le silence et la parole, le silence de « ce qui n’est pas encore dit » et la parole dont on se souvient, le temps est bien davantage qu’une ligne droite, qu’une historicité déterminable et déterminante…. Entre le Logos rayonnant du silence de la toute-possibilité et la parole filiale, la parole en filiation spirituelle, le Paraclet gradue ses révélations dans notre conscience. Il est cet « entre-deux » entre ce qui est dit et celui qui reçoit la parole, cet espace intermédiaire et impondérable comme le sens lui-même qui s’offre à être traduit du silence.

Le temps a été créé avec le monde pour peupler de réminiscences les commencements sans fins. Chaque phrase que nous écrivons ne vaut d’être écrite que si, d’autorité, elle recommence le monde. Le Logos et le Verbe disent une même réalité cosmogonique. La poésie, à cet égard, consiste moins à ré-enchanter le monde qu’à lui ôter le voile qui nous le désenchante, qu’à l’arracher aux fictions misérables et sinistres qui font que la réalité, comme l’écrivait Rémy de Gourmont, finit par copier les mauvais romans : monde plat, sans syntaxe ni grammaire, mots réduits à leurs écorces mortes, sentiments et vertus réduits à l’apparence qu’ils donnent selon les normes du kitch, dérisoire ou titanesque… Le nouveau règne, celui dont parlait Stefan George, débute sitôt que l’on s’éveille de ce mauvais songe, de cette pensée stéréotypée, binaire, qui nous réduit à l’alternative ou au compromis. Et comme l’écrivait Rimbaud : « là tu te dégages, et voles selon. »

(Entretien réalisé par André Murcie pour Littera-incitatus)

Guillaume Durocher : "Les Grecs de l'antiquité avaient un sens très fort de l'importance de leur ascendance et de leur identité ethno-civilisationnelle"

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Guillaume Durocher : "Les Grecs de l'antiquité avaient un sens très fort de l'importance de leur ascendance et de leur identité ethno-civilisationnelle"

Propos recueillis par Andrej Sekulovic

Ex: https://tradicijaprotitiraniji.org/2021/12/16/guillaume-durocher-ancient-greeks-had-a-very-strong-sense-of-the-importance-of-their-ancestry-and-ethno-civilizational-identity/

Guillaume Durocher est un auteur, essayiste et traducteur qui s'intéresse, entre autres, à l'histoire et à la politique. Il écrit pour plusieurs sites de médias alternatifs tels que Occidental Observer, The Unz Review, Counter Currents et d'autres. Il a également publié récemment son premier livre, The Ancient Ethnostate : Biopolitical Thought in Classical Greece. Nous avons discuté avec lui de son nouveau livre et des questions sociopolitiques actuelles en Europe et aux États-Unis.

En tant qu'auteur et traducteur, vous avez écrit et traduit pour divers sites Internet de médias alternatifs. Pour commencer, parlez-nous un peu des principaux sujets de votre travail.

J'écris au carrefour de l'histoire et de la politique. Pour cette dernière, cela signifie principalement la politique de la France et de l'Union européenne. En ce qui concerne l'histoire, j'ai beaucoup voyagé, ayant écrit sur l'histoire de France, le fascisme et, plus récemment, les Grecs anciens. Je suis de ceux qui croient que l'histoire est une base nécessaire et excellente pour étoffer la pensée morale et l'action politique. Grâce à l'histoire, nous apprenons de l'expérience humaine dans son ensemble, nous commençons à comprendre notre trajectoire collective et nous apprenons des luttes et des expériences passées qui peuvent nous préparer et nous fortifier dans nos propres efforts.

Quels sont vos auteurs et écrivains préférés ?

Je dois beaucoup à de nombreux auteurs. Lorsqu'un écrivain me frappe, lorsque je sens qu'il a une réelle perspicacité qui fait défaut au discours commun, je le dévore. J'exploite ce filon jusqu'à l'épuisement. Il y en a trop pour les citer tous. Mais pour les contemporains, je dois surtout à Kevin MacDonald et à Dominique Venner, pour les anciens, à Marc Aurèle et à Aristote. J'ajoute que nous devrions tous apprendre attentivement tout ce que nous pouvons du "livre de la vie", notre propre expérience subjective.

Vous avez récemment publié votre premier livre, intitulé The Ancient Ethnostate : Biopolitical Thought in Classical Greece. Pouvez-vous nous donner un bref résumé de ce livre ?

Ce livre est le fruit d'une confrontation : entre mon propre statut d'hérétique à l'ère du libéralisme-égalitarisme et mes lectures des classiques de la Grèce antique, d'Homère à Aristote. J'ai découvert que les Grecs étaient résolument biopolitiques et ne s'en cachaient pas. Ils étaient immensément fiers et conscients de leur identité ethno-civilisationnelle grecque, considéraient l'engendrement et l'éducation des enfants comme un devoir familial et social, et promouvaient des valeurs de vertu martiale et de solidarité afin de triompher dans les conflits avec d'autres groupes.

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En bref, il s'agit d'une analyse de l'hellénisme par les lumières du darwinisme. Il s'agit d'une lecture non forcée. Il ne fait aucun doute que les traditions occidentales ultérieures - romaines, chrétiennes, libérales - ont été beaucoup moins biopolitiques dans ce sens.

Plus généralement, ce livre est une introduction aux valeurs et à la pensée politique de la Grèce antique, ainsi qu'à l'état d'esprit remarquable qui leur a permis de se développer, de survivre et de prospérer dans le monde violent de la Méditerranée antique. Nous avons tous besoin de nous détacher spirituellement des hypothèses libérales modernes, qui jugent les sociétés et les cultures à l'aune du choix individuel et de l'égalité fictive, l'esprit du "tout m'est dû". Rafraîchissez-vous en conversant avec les anciens Grecs : leur esprit était celui de l'excellence, de l'épanouissement et du bien commun bien compris !

De nombreux historiens "grand public" affirment que la "race" est un concept relativement "moderne", inconnu dans la Grèce ou la Rome antiques. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet, quelle était l'attitude des Grecs anciens à l'égard de leur identité raciale ou ethnique ?

Les Grecs avaient un sens très fort de l'importance de leur ascendance et de leur identité ethno-civilisationnelle. C'est tout simplement omniprésent, d'Homère à Aristote. Ces identités étaient multicouches et concentriques : un Grec était membre de sa famille patrilinéaire, de sa cité, de sa tribu (dorienne, ionienne...), et enfin un Hellène. L'identité la plus saillante différait selon le contexte, mais dans chaque cas, l'identité était essentiellement définie par le partage du sang et de la culture. En cas de conflit avec des étrangers, tels que les Perses et les Carthaginois, les Grecs étaient convaincus qu'ils devaient s'unir pour défendre leur race et leur civilisation contre les menaces communes.

Les Grecs étaient donc tout à fait conscients des différences raciales et de leur propre identité dans ce sens ?

Les Grecs avaient également des idées raciales précoces. Ils pensaient que la géographie pouvait modifier le caractère d'une race et provoquer l'apparition de traits héréditaires. Par exemple, on pensait que les Éthiopiens étaient noirs à cause de la chaleur du soleil. Les Grecs n'ont pas développé de théories raciales systématiques comme l'ont fait les Européens modernes, mais cela n'est pas surprenant, étant donné que le colonialisme signifiait que les Européens modernes étaient constamment confrontés à des êtres humains radicalement différents. En revanche, dans la Méditerranée antique, les différences raciales et ethniques avaient tendance à être graduelles et moins frappantes.

Pourtant, les Grecs étaient frappés par les différences physiques des Africains noirs qu'ils rencontraient occasionnellement. Les Greco-Romains racontaient parfois des blagues sur les Noirs, dont certaines ont été attribuées à Diogène le Cynique. Il est frappant de constater à quel point les idées raciales remontent loin dans le temps, bien avant le colonialisme européen. Les penseurs arabes et perses médiévaux, par exemple, ont longtemps eu des opinions très similaires à celles des Européens sur les Noirs.

Alors que la société américaine semble de plus en plus polarisée, certains auteurs de droite suggèrent que la dissolution de l'empire américain en différents ethnostates serait la meilleure solution. Êtes-vous d'accord avec ce point de vue et, surtout, pensez-vous que cela pourrait devenir une possibilité réelle à l'avenir ?

Je n'ai aucune prétention à la perspicacité ici. Il semble clair que le gouvernement fédéral américain ne peut pas être récupéré par les forces patriotiques. En tant que telle, la partition semble être l'option la plus souhaitable et, en fait, une option de plus en plus plausible étant donné le degré hystérique de polarisation. Il est certain que pour l'Europe, l'effondrement des États-Unis éliminerait un vecteur majeur du mondialisme libéral sur le Vieux Continent et mettrait une pression énorme sur les hommes d'État européens pour qu'ils améliorent leur jeu sur le plan géopolitique.

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L'Amérique rouge (c'est-à-dire l'Amérique républicaine) et le "Flyover Country", tenu en si grand mépris par les libéraux de la côte, semble affirmer de plus en plus son autonomie. Si une sécession devait se produire, il est crucial que les nouveaux dirigeants soient ethniquement conscients, politiquement vigoureux et conscients des conditions particulières, étranges et fluctuantes, de notre siècle. Les dirigeants américains pourraient consulter les mémoires de Lee Kuan Yew, le défunt premier ministre de Singapour, qui a eu de grandes idées sur la façon de construire et de préserver une nation dans une ère de transformation.

Les migrations de masse sont un gros problème pour l'Europe depuis des décennies. Outre les migrations en cours à travers la Méditerranée, nous assistons également à une nouvelle "crise migratoire" aux frontières polonaises, provoquée par le président biélorusse Loukachenko, que les Polonais accusent de "guerre hybride". Quelle est votre opinion sur cette crise actuelle aux frontières entre la Pologne et la Biélorussie ?

L'UE s'est offusquée des élections frauduleuses en Biélorussie et a, je crois, imposé des sanctions, notamment à la demande de la Pologne et de la Lituanie. Le gouvernement biélorusse a riposté en inondant la région de migrants du Moyen-Orient. Il s'agit d'un énième exemple d'instabilité causée par une politique étrangère wilsonienne qui ne peut tolérer des formes alternatives de gouvernement. Nous devrions oublier les obsessions démo-libérales - dont les conséquences sont souvent très néfastes - et œuvrer pour la stabilité et la coopération entre tous les Européens.

Au sein de l'Union européenne, il existe un conflit permanent entre Bruxelles et le V4 et certains autres pays d'Europe centrale. La Hongrie en particulier, et récemment aussi la Slovénie, sont critiquées par Bruxelles et la presse internationale. La plupart du temps, ils prétendent qu'il y a un manque de liberté des médias dans ces pays. Comment voyez-vous ces attaques ou accusations, et ce fossé qui se creuse entre l'Europe de l'Est et du Milieu d'un côté, et l'Europe de l'Ouest de l'autre ?

Il y a clairement un énorme fossé culturel entre l'Europe occidentale et l'Europe centrale et orientale aujourd'hui. Cela tient essentiellement au fait que les Occidentaux se sont radicalisés, adoptant des interprétations extrêmes des droits de l'homme qui nient le sexe biologique, l'hétéronormativité et les fondements ethniques de l'État-nation. Beaucoup nient la légitimité des frontières légales en général. Les gouvernements doivent être jugés en fonction de la mesure dans laquelle ils servent les intérêts de leur peuple. Dans cette mesure, il est évident que les régimes d'Europe occidentale ont fait la preuve de leur faillite et ne sont pas en mesure de juger leurs voisins d'Europe centrale et orientale.

Vous avez également beaucoup écrit sur la politique française, alors peut-être pourriez-vous nous dire comment vous percevez la récente annonce d'Éric Zemmour de se porter candidat aux élections présidentielles de l'année prochaine en France ?

C'est un moment passionnant. Le discours d'Éric Zemmour est tout simplement remarquable dans la politique de la France et de l'Occident dans son ensemble. Il est pro-français, accessoirement pro-blanc et, bien que juif lui-même, il est complètement libéré des tabous de la communauté organisée sur la Shoah, le régime de Vichy et le lobbying ethnique lui-même. Son principal axe de campagne est l'opposition explicite au Grand Remplacement. Il y a toutefois des défauts dans la rhétorique de Zemmour. Il continue à promouvoir l'assimilation - impossible et indésirable à ce stade - et fait une distinction intenable entre les musulmans et l'islam. Mais, dans l'ensemble, il s'agit d'un développement extraordinaire.

Pensez-vous que Zemmour puisse gagner ?

Zemmour a une chance de gagner. Nous ne pouvons évidemment pas dire comment il gouvernerait - il n'a aucune expérience dans ce domaine et beaucoup dépendra de la dynamique imprévisible du pouvoir. Nous pouvons être sûrs que la majeure partie des médias et de l'industrie "culturelle" seront constamment en guerre contre lui. Pourtant, nous pouvons légitimement espérer qu'un président Zemmour préférerait prospérer comme Orbán ou Salvini (jusqu'au coup d'État parlementaire contre lui), plutôt que de patauger comme Trump. Bien sûr, il y a les risques d'échec et de déception, mais qui ne tente rien n'a rien ! C'est la vie !

Quand on parle du grand remplacement, généralement le nom de Richard Coudenhove von Kalergi revient....

L'eau est trouble ici pour deux raisons : Premièrement, Kalergi (photo) est un personnage complexe. Et deuxièmement, il était le croque-mitaine du mouvement national-socialiste. Il a dirigé la principale organisation de la "société civile" appelant à l'unité européenne dans l'entre-deux-guerres et a été reconnu comme un ancêtre spirituel de l'UE en étant le premier lauréat du prix Charlemagne décerné par la ville d'Aix-la-Chapelle en 1950.

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De nombreux groupes et sites web identitaires, dont le nôtre, mentionnent le plan Kalergi et sa "vision" d'un nouvel homme métissé dirigé par la nouvelle "aristocratie juive" européenne. Mais vous avez écrit un article très intéressant sur le sujet, dans lequel vous affirmez que, même si Kalergi était "pacifiste" et "cosmopolite", ses idées comportaient des aspects positifs, et que la vérité est un peu plus complexe. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Kalergi prédisait l'émergence d'une humanité métisse cosmopolite et était extrêmement philosémite (il voyait dans les Juifs un peuple supérieur apte à diriger spirituellement l'Europe). En même temps, dans les années 1920, il a écrit contre l'importation de Noirs africains en Europe. Kalergi avait également une sensibilité aristocratique et pas particulièrement démocratique. Il a donc flirté avec l'Italie de Mussolini pendant un certain temps. Il a donné une interview remarquable, à Julius Evola entre tous, en 1933, dans laquelle il appelait à étendre le fascisme à l'Europe "car il exprime un sage mélange du principe aristocratique autoritaire avec ce qui peut être sain dans le principe démocratique." Nous voyons donc que l'histoire est compliquée !

Mon impression est que Kalergi était opportuniste, ou peut-être ouvert d'esprit. Je ne pense pas qu'il avait un plan très précis pour l'Europe, bien qu'il ait souvent mentionné la Suisse comme modèle. Ces mouvements de la société civile cosmopolites et "paneuropéens" ont tendance à être insipides. Quoi qu'il en soit, bien que Kalergi ait remporté le prix Charlemagne, l'UE a essentiellement suivi sa propre trajectoire - indépendamment de ce que Kalergi préconisait - sous l'impulsion de l'économie et des idéaux libéraux, avec des avancées occasionnelles dues à la politique franco-allemande et à l'éternel plus petit dénominateur commun.

Merci pour cet entretien. Pour finir, dites-nous, en tant que personne qui suit et écrit régulièrement sur les affaires européennes, dans quelle mesure vous connaissez notre pays, la Slovénie, et avez-vous un dernier message pour les lecteurs slovènes et nos militants ?

Je ne suis jamais allé en Slovénie mais je connais quelques Slovènes et je suis frappé de voir à quel point ils ressemblent à leurs voisins autrichiens plutôt qu'aux peuples des Balkans. J'ai goûté de nombreux bons vins slovènes. J'exhorte les patriotes slovènes à ne pas se laisser intimider par la richesse, le prestige et l'empiètement culturel des libéraux occidentaux : restez fidèles à vos instincts et à votre pays ! Aucune folie n'est éternelle.

Dr Tomislav Sunić : "Multiculturalisme et démocratie ne vont pas ensemble".

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Dr Tomislav Sunić: "Multiculturalisme et démocratie ne vont pas ensemble"

Interview réalisée par Andrej Sekulović

Ex: https://demokracija.eu/focus/dr-tomislav-sunic-multiculturalism-and-democracy-do-not-belong-together/

Nous avons parlé avec l'essayiste et ancien diplomate croate, le professeur Tomislav Sunić, du conservatisme, des tabous sur les questions de race et de racisme, des racines communes du libéralisme et du communisme, et d'autres sujets intéressants.

DEMOKRACIJA : M. Sunić, la traduction slovène de votre livre Post-mortem Report, qui constitue une recherche culturelle sur l'ère postmoderne, a été récemment publiée par Nova obzorja. Que pouvez-vous nous dire sur le livre lui-même ?

Sunić : Tout d'abord, je voudrais remercier M. Primož Kuštrin pour la traduction de mon livre et la maison d'édition Nova obzorja, qui a publié le livre. Le livre lui-même n'a pas d'ensemble thématique, sauf, bien sûr, qu'il s'agit d'un livre d'obédience conservatrice, révolutionnaire et nationale. Il est divisé en cinq parties. Il s'agit d'un recueil de mes essais dans lesquels je me concentre davantage sur les points de vue et les idées d'autres auteurs que sur l'expression de ma propre opinion, auteurs qui ne sont malheureusement pas très connus aujourd'hui dans les cercles universitaires occidentaux ou en Slovénie et en Croatie. La raison en est qu'ils sont souvent classés comme des auteurs pro-fascistes et pro-national-socialistes, alors qu'ils n'appartiennent pas nécessairement à cette catégorie.

DEMOKRACIJA : Le livre est divisé en cinq parties. Quels sont les sujets que vous y abordez ?

Sunić : Dans la première partie, je me concentre sur la religion et les différences entre monothéisme et polythéisme, ainsi que sur la façon dont celle-ci, sous sa forme séculaire, affecte la conscience politique contemporaine. Dans la deuxième partie, je me concentre sur le pessimisme culturel. Le livre comprend un essai détaillé sur Spengler et un essai sur Emil Cioran. Dans la troisième partie, je parle de la race, ainsi que du Troisième Reich. Dans la quatrième partie, je me concentre sur le libéralisme et la démocratie. Ma thèse principale est que le libéralisme et la démocratie ne vont pas toujours de pair, mais que le libéralisme peut être l'opposé de la démocratie. Dans la cinquième et dernière partie, je parle principalement du multiculturalisme. En général, je soutiens que le multiculturalisme et la démocratie ne vont pas de pair. Dans un pays multiculturel, chaque nationalité ou minorité aura sa propre définition de la démocratie. Après tout, nous l'avons constaté en Yougoslavie également.

Photo de Tomislav Sunić, ci-dessus, par Polona Avanzo

DEMOKRACIJA : Pouvez-vous nous expliquer votre déclaration dans le cas de la Yougoslavie ?

Sunić : L'idée d'une Yougoslavie démocratique, de la création d'une société mixte dans laquelle tout le monde serait égal, a pu sembler sympathique. Cependant, lorsque les gens sont confrontés à des crises économiques ou autres, ils cherchent des solutions et la protection de leur tribu. Nous en avons été témoins en Slovénie lorsque de nombreux communistes, dont Kučan, ont adopté l'option nationale. Il en a été de même dans les milieux de Tudjman en Croatie. En tant qu'ancien diplomate, je peux vous dire que les communistes et les Yougoslaves se sont rassemblés autour de lui et sont devenus des Croates convaincus du jour au lendemain. Aujourd'hui, ils peuvent servir d'exemples spécifiques aux militants en faveur du multiculturalisme américain au sein même du processus de balkanisation des Etats-Unis. Bien que les gauchistes s'obstinent à nier ce fait, on ne peut tout simplement pas dissuader les gens de recourir à leur tribu, leur nation ou leur secte en quête de protection et d'identité. Ce phénomène est particulièrement marqué aujourd'hui aux États-Unis, où la société est fortement polarisée, notamment en termes de divisions démographiques, raciales et ethniques. Un Américain d'origine japonaise comprendra que l'origine japonaise passe avant tout.

DEMOKRACIJA : Vous mentionnez la balkanisation des États-Unis, où vous avez vous-même vécu pendant de nombreuses années. Quelle a été votre expérience dans les États-Unis libéraux et multiculturels ?

Sunić : L'une des raisons pour lesquelles je suis retourné en Croatie, que j'ai quitté la Californie en 1993, était que les États-Unis connaissaient déjà une balkanisation et une montée de l'intolérance raciale, qui est encore plus prononcée aujourd'hui qu'hier. Ce faisant, je rejette les affirmations selon lesquelles les racistes sont exclusivement blancs et que toutes les autres races sont tolérantes. Aujourd'hui, il y a environ 55 % d'Américains blancs aux États-Unis et 45 % de la population est d'origine non-européenne. Même si des changements démographiques spectaculaires font des Blancs une minorité ou même s'ils disparaissent progressivement, vous pouvez être sûr qu'il y aura des conflits raciaux majeurs entre les Afro-Américains et les Latinos. Aujourd'hui déjà, il y a surtout des affrontements entre les gangs latino-américains et les gangs noirs, et non entre les Blancs et les Noirs. Les statistiques du FBI que l'on peut trouver en ligne montrent que plus de 50 % des meurtres et des crimes violents se produisent entre Noirs eux-mêmes, et dans le cas des statistiques interraciales, ce sont surtout les Noirs qui en sont les auteurs et les Blancs les victimes. En outre, je tiens à souligner que j'ai eu une expérience très agréable aux États-Unis avec mes étudiants d'origine afro-américaine ou asiatique, mais qu'en revanche, j'ai eu la pire expérience de ma carrière avec des Croates conservateurs et "bornés". Je ne porte donc pas de jugement de valeur, je ne fais qu'énoncer certains faits.

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DEMOKRACIJA : Aujourd'hui, la question de la race, sur laquelle vous écrivez vous-même, est devenue un grand tabou parmi les Européens.

Sunić : Parfois, le mot "race" n'avait pas de signification négative ou péjorative. Jusque dans les années 1970, ce mot était utilisé dans un sens neutre, même dans l'Europe de l'Est communiste. Cependant, le mot "race" doit être distingué du terme "racisme", qui a une connotation négative, car il signifie l'exclusion raciale ou la croyance qu'une autre race est inférieure. Aujourd'hui, cependant, le mot "race" est dans certains endroits même aboli par la constitution. Ainsi, il y a quelques années, une décision a été prise en France d'abolir purement et simplement ce mot. De même, les gauchistes et les libéraux soutiennent que la race n'est qu'une "construction" et que nous sommes tous pareils. En agissant ainsi, nous revenons en fait aux idéologies du libéralisme et du communisme. Indépendamment de leurs différences, il convient de noter que les libéraux et les communistes partent tous deux de la conviction que l'homme est une "tabula rasa", que nous sommes tous une feuille de papier vierge sur laquelle nous pouvons écrire ce que nous voulons. Cette croyance est observée chez Locke et surtout chez Rousseau, qui a dit que l'homme est complètement libre quand il naît, et que nous pouvons en faire un génie et un nouvel Einstein ou un travailleur ordinaire. Or, ce n'est pas vrai. La recherche scientifique de ces cent dernières années, de Darwin à la sociobiologie et à la génétique modernes, confirme le fait parfaitement sensé que chaque être humain hérite de certains traits. Cependant, lorsque les sociobiologistes en parlent aujourd'hui, ils doivent utiliser des termes vagues tels que génotype ou haplotype afin de ne pas être qualifiés de racistes.

DEMOKRACIJA : Veuillez nous en dire plus sur les résultats concernant les différences raciales.

Sunić : Richard Lynn a écrit sur les différences de QI entre les nations. Il a inclus les Croates et les Slovènes dans le groupe des nations d'Europe centrale, mais d'un autre côté, selon ses recherches, les Éthiopiens et les Africains ont un QI bien inférieur à celui des Européens. De telles affirmations ne sont en aucun cas racistes, car il s'agit de simples constatations sur les caractéristiques de certaines personnes. Prenez, par exemple, les lauréats du prix Nobel, qui sont pratiquement tous des Européens ou des Blancs, quelle que soit la catégorie dont on parle. Je ne porte donc pas de jugement de valeur et je ne prétends pas non plus que les Européens sont meilleurs que les Noirs, mais seulement que nous devons être conscients des différences qui existent entre nous et qu'au lieu d'être contraints par le marxisme et le consumérisme mondial, les gens devraient être autorisés à avoir leur propre identité façonnée par leurs vertus spécifiques et le climat dans lequel ils vivent. L'imposition même du monde global est le plus grand mal pour toutes les nations.

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DEMOKRACIJA : Vous avez mentionné les différences entre la question de la race et le racisme, mais il semble qu'aujourd'hui seuls les Européens blancs soient traités de "racistes".

Sunić : Le racisme et l'exclusion raciale doivent certainement être condamnés. Je dois cependant souligner qu'il est erroné et injuste d'attribuer de manière répétée le racisme uniquement aux Blancs et de prétendre que seuls les Blancs sont racistes. Ce n'est pas du tout vrai. J'ai vécu suffisamment longtemps en Afrique et en Asie, ainsi qu'aux États-Unis, pour pouvoir affirmer, sur la base de ma propre expérience et de mes observations, que ce n'est pas vrai. À San Francisco et à Seattle, où vivent de nombreux Américains d'origine chinoise, vous verrez très rarement une belle femme américaine d'origine asiatique marcher dans la rue avec un homme noir. Pour eux, c'est tout simplement inacceptable. Il s'agit simplement d'une certaine exclusion raciale, car ils ne veulent pas se mélanger.

DEMOKRACIJA : Vous écrivez dans votre livre que les Grecs et les Romains de l'Antiquité étaient déjà conscients de leur identité raciale. Comment ont-ils vécu la race ?

Sunić : Les anciens Grecs et Romains ne connaissaient pas Mendel, qui a été le premier à proposer la théorie de l'hérédité, mais ils n'étaient pas stupides. Ainsi, dans l'Antiquité, ils ne connaissaient pas certaines règles de la génétique, mais ils observaient les gens et leur physionomie. L'écrivain romain Juvénal et l'historien Salluste, par exemple, se sont vivement opposés à l'immigration de Chaldéens et d'Asiatiques de l'Est à Rome. Il n'est certainement pas nécessaire de s'occuper de sociobiologie et de connaître l'expression complexe de la génétique, mais il suffit d'observer un groupe de personnes ou d'enfants et leur comportement pour tracer certains liens entre eux et leurs ancêtres. Les anciens Grecs et Romains ne disposaient pas de méthodes scientifiques d'analyse des gènes, des chromosomes et des haplogroupes, mais ils avaient un simple bon sens. Ils savaient bien quel serait le produit en fonction de qui épousait qui.

DEMOKRACIJA : Vous mentionnez plusieurs auteurs "conservateurs" dans le livre. Cependant, le "conservatisme" est un concept assez large, alors peut-être pourriez-vous dire quelque chose sur cet "isme" lui-même.

Sunić : Dans certains pays, nous ne connaissons qu'une seule forme de conservatisme, mais il existe également un type de conservatisme auquel nous n'avons pas suffisamment prêté attention. Il s'agit de celui qui est inspiré par Nietzsche, Cioran, Spengler et d'autres. Ce sont des adversaires acharnés non seulement du libéralisme et du communisme, mais aussi du monothéisme et du judéo-christianisme. Dans le livre, je mentionne de nombreux auteurs conservateurs, notamment de la République de Weimar, qui ont très peu en commun avec ce que nous appelons aujourd'hui le conservatisme à Ljubljana ou à Zagreb. Lorsque nous parlons des différentes formes de conservatisme, j'ajouterais également que les conservateurs sont aujourd'hui considérés comme arriérés, mais ce n'est pas le cas. Vous seriez surpris de voir combien d'auteurs de la révolution conservatrice allemande étaient ultramodernes. Je suis très moderne à certains égards. J'aime écouter du rock et, dans mes jeunes années, j'ai vécu en Inde comme un hippie. Je ne rejette pas non plus les révolutions conservatrices catholiques et chrétiennes, je soutiens seulement que ce n'est pas la seule forme de conservatisme. Les conservateurs peuvent aussi être athées, nietzschéens, païens ou polythéistes. Comme le disait le roi de Prusse Frédéric II le Grand : "Que chacun honore son dieu à sa manière".

DEMOKRACIJA : Comment compareriez-vous le libéralisme moderne au communisme ?

Sunić : Aujourd'hui, nous ne pouvons pas lutter efficacement contre le communisme si nous ne sommes pas critiques à l'égard de sa base. Le communisme est né du libéralisme. Ce n'est pas mon opinion: Marx a écrit à ce sujet au 19e siècle. Le libéralisme et le communisme sont, en fait, les deux faces d'une même pièce. En 1991, nous avons vécu l'effondrement du communisme en Europe de l'Est précisément parce que les aspirations communistes, l'égalité, les flux de capitaux et la disparition de l'État étaient mieux réalisés en Europe occidentale et aux États-Unis. Bien sûr, pas au nom du communisme, mais au nom du multiculturalisme. En Europe de l'Est, il ne s'agissait donc pas tant d'une révolte contre l'oligarchie communiste que du constat que la vie à l'Ouest était plus "communiste", puisque les retraites et les prestations sociales étaient plus élevées et que les minorités avaient plus de droits.

DEMOKRACIJA : Alors, le libéralisme d'aujourd'hui, qui devient de plus en plus totalitaire, est-il une continuation de la mentalité communiste ?

Sunić : Si nous voulons combattre efficacement le communisme, nous devons critiquer le libéralisme. Le libéralisme a réussi ce que l'Union soviétique n'a pas réussi à faire. Par conséquent, les communistes ou les marxistes ont accepté l'option paléo-communiste occidentale. Par conséquent, nous assistons aujourd'hui à la disparition de l'État dans l'Union européenne, car l'UE est également fondée sur ces principes paléo-communistes de disparition de l'État. Toutefois, cette disparition ne concerne pas seulement les frontières, mais aussi la suppression des frontières. Je ne veux pas que la Slovénie ou la Croatie deviennent un simple centre touristique pour les riches touristes d'Europe et des États-Unis. Je voudrais qu'elles conservent leurs traditions, qui s'estompent de plus en plus aujourd'hui. Il est vrai que la répression libérale n'utilise pas de méthodes aussi radicales que l'effusion de sang, mais je n'exclus pas la possibilité que cela se produise à l'avenir.

Biographie

Le Dr Tomislav Sunić est un professeur d'université croate à la retraite, diplomate, essayiste et l'un des plus éminents représentants de l'école de pensée de la "nouvelle droite". Il est né en 1953 à Zagreb. De 1983 à 1992, il a vécu en tant que réfugié politique aux États-Unis, où il a obtenu un doctorat en sciences politiques et a ensuite enseigné à l'université de Santa Barbara en Californie. Il est l'auteur de plusieurs livres, essais et autres contributions en anglais, français, allemand et croate.

mardi, 04 janvier 2022

Parution du numéro 446 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 446 du Bulletin célinien

2021-12-BC-Cover.jpgSommaire :

Classement sans suite pour Thibaudat 

Fantasmes et travail éditorial 

L.-F. Céline : les derniers secrets 

Céline dans France-Soir (1944-1945) 

Catherine Rouayrenc nous a quittés 

Almansor, ou le secret de famille. Les origines de Lucette Destouches.

Les années noires

L’expression « les années noires » désigne généralement les années d’occupation allemande durant la dernière guerre mondiale. On songe, par exemple, au Journal des années noires, 1940-1944 de Jean Guéhenno. Pour Céline, les années noires correspondent à l’exil, d’abord en Allemagne, puis au Danemark. La fin du bonheur, comme dit l’un de ses biographes. La période la plus éprouvante étant naturellement son arrestation survenue en décembre 1945, suivie d’une détention qui se prolongea jusqu’en janvier 1947. Aussi est-ce bien opportunément que Christophe Malavoy titre son dernier opus, L.-F. Céline. Les Années noires. Superbement illustré par José Correa, cet album s’avère le cadeau idéal à offrir en cette période de fêtes. En tout cas à ceux qui aimeraient en savoir plus sur cette partie de la vie de l’écrivain. Célinien patenté, Malavoy nous avait déjà montré sa bonne connaissance de la biographie avec un livre paru l’année du cinquantenaire de la mort. Ce qui surprendra, voire heurtera, certains, c’est que le texte soit ici rédigé à la première personne, l’auteur empruntant la voix, sinon le style, de Céline.

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Cette initiative ne peut que susciter la perplexité puisque l’écrivain a lui-même narré cette partie de sa vie dans les derniers romans. Pourquoi dès lors paraphraser un écrivain de cette envergure en étant, nécessairement, en deçà de l’original ? Sur cette période, on aurait pu, tout aussi bien, choisir des extraits de l’œuvre qui eussent été en harmonie avec l’iconographie. Mais, après un temps d’adaptation, le lecteur se laisse prendre par le flux du récit, Malavoy réussissant, comme le comédien professionnel qu’il est, à endosser le rôle sans jamais verser dans la parodie. Ce qui est notable, c’est l’absence d’erreur factuelle. Lorsque c’est le cas, c’est à la suite de céliniens éminents. Ainsi, Céline n’a jamais songé à intituler l’une de ses œuvres Maudits soupirs pour une autre fois (p. 114).   Comme cela a été rappelé ici  – Nabe ayant récemment commis la même erreur –,  c’est suite à une faute de lecture que deux titres envisagés par Céline furent amalgamés : “Au vent des maudits” et “Soupirs pour une autre fois”. Et c’est sous ce titre fallacieux qu’une version primitive de Féerie parut en 1985. Les autres erreurs relèvent vraiment du détail¹.

Comme les lecteurs du Bulletin le savent, José Correa est actuellement le meilleur portraitiste de Céline. C’est aussi un aquarelliste de talent comme en attestent les illustrations en couleurs qui figurent dans cet ouvrage. Lequel n’apprendra rien aux célinistes. Mais cet ouvrage leur est-il destiné ? Il s’adresse plutôt au grand public s’intéressant à Céline et ignorant des conditions de l’exil et du procès. Ce livre offre surtout la particularité d’être en empathie avec son sujet, ce qui, dans le cas de Céline, est suffisamment rare pour être relevé.

• Christophe MALAVOY & José CORREA, L.-F. Céline. Les Années noires, Les Éditions de l’Observatoire, 2021, 245 p. (22 €). Un second tome, racontant les dix années ultérieures, Le Misanthrope de Meudon, est en préparation.

  1. (1) Ainsi (p. 232), Céline n’a pu converser avec Tixier-Vignancour depuis son lit puisqu’il n’y avait pas le téléphone ni à Skovly, ni à Fanehuset. L’écrivain téléphonait soit chez son avocat Mikkelsen, soit chez Petersen, le régisseur du domaine. Quant au livre de Milton Hindus, il est paru en 1950 (et non en 1949). En France, sa traduction parut l’année suivante et l’édition augmentée de la correspondance en 1969 (p. 199). Autre détail bibliographique : l’un des pamphlets (Bagatelles pour un massacre) a bien été réédité en 1942 mais aussi à l’automne 1943 (p. 245). Comme on le voit, il s’agit de vétilles…

Du Loup des steppes à Bardamu : Hesse et Céline contre le monde moderne

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Du Loup des steppes à Bardamu: Hesse et Céline contre le monde moderne

Nicolas Bonnal

C’est le hasard de mon livre sur Céline qui me fit retrouver Hermann Hesse, écrivain déjà bien oublié. Mais dans le Loup des steppes il nous semble, sans nous balancer dans la littérature comparée, qu’il aborde le problème de la modernité comme Céline. On est à l’époque de la guerre, de la massification, des abrutissements modernes et des années folles. Voyez la Foule de King Vidor pour évaluer le beuglant…

On commence par les hommes-masse de notre époque (traduction de Juliette Parry) » :

« Il ne s’agit pas ici de l’homme tel que le connaissent l’école, l’économie nationale, la statistique, de l’homme tel qu’il court les rues à des millions d’exemplaires et qu’on ne saurait considérer autrement que le sable du rivage ou l’écume des flots : quelques millions de plus ou de moins, qu’importe, ce sont des matériaux, pas autre chose. »

Hesse décrit aussi la vie ennuyée de cet homme-masse façonné par l’industrie et cet écœurement qui en sourd :

« …celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l’âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l’abomination dans notre propre moi pourri, celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd’hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu’aujourd’hui encore aucune guerre n’a éclaté, aucune nouvelle dictature n’a été proclamée, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires…»

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Comme Céline ou Ortega Y Gasset (et des dizaines d’autres), Hermann Hesse dénonce cette émergence cette civilisation de la masse satisfaite :

« Je ne comprends pas quelle est cette jouissance que les hommes cherchent dans les hôtels et les trains bondés, dans les cafés regorgeant de monde, aux sons d’une musique forcenée, dans les bars, les boîtes de nuit, les villes de luxe, les expositions universelles, les conférences destinées aux pauvres d’esprit avides de s’instruire, les corsos, les stades… »

Une brève allusion à notre américanisation – qui frappe aussi Chesterton ou Bernard Shaw à cette époque :

« En effet, si la foule a raison, si cette musique des cafés, ces plaisirs collectifs, ces hommes américanisés, contents de si peu, ont raison, c’est bien moi qui ai tort, qui suis fou, qui reste un loup des steppes, un animal égaré dans un monde étranger et incompréhensible, qui ne retrouve plus son cli mat, sa nourriture, sa patrie. »

Le personnage couche avec des danseuses lesbiennes découvre le fox-trot et la musique nègre. Mais voici ce que dit la danseuse:

« Crois-tu que je ne puisse comprendre ta peur du fox-trot, ton horreur des bars et des dancings, ta résistance au jazz-band et à toutes ces insanités ? Je ne les comprends que trop, et aussi ton dégoût de la politique, ton horreur des bavardages et des agissements irresponsables des partis et de la presse, ton désespoir en face de la guerre, celle qui fut et celle qui viendra, en face de la façon dont on pense aujourd’hui, dont on lit, dont on construit, dont on fait de la musique, dont on célèbre les cérémonies, dont on fabrique l’instruction publique ! Tu as raison, Loup des steppes, tu as mille fois raison, et pourtant tu dois périr. Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde moderne, simple, commode, content de si peu ; il te vomit, tu as pour lui une dimension de trop. »

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Après on donne une définition de loup des steppes (titre d’un groupe de pop au temps jadis) :

 « Celui qui veut vivre en notre temps et qui veut jouir de sa vie ne doit pas être une créature comme toi ou moi. Pour celui qui veut de la musique au lieu de bruit, de la joie au lieu de plaisir, de l’âme au lieu d’argent, du travail au lieu de fabrication, de la passion au lieu d’amusettes, ce joli petit monde-là n’est pas une patrie… »

Et si Céline a dit que la vérité de ce monde c’est la mort :

« Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ; la puissance et l’argent, le temps et le monde appartiennent aux petits, aux mesquins, et les autres, les êtres humains véritables, n’ont rien. Rien que la mort… »

Et si Céline a dit que la postérité c’est pour les asticots :

« La gloire, ça n’existe que pour l’enseignement, c’est un truc des maîtres d’école. »

Antisémitisme ; Hesse le voit pointer comme la prochaine guerre dès le début des années vingt, au moment où Céline vit le Voyage :

« Il n’a pas vécu la guerre, ni le bouleversement des bases de la pensée par Einstein (cela, pense-t-il, est du domaine des mathématiciens) ; il ne voit pas comment se prépare autour de lui la prochaine guerre ; il tient pour haïssables les Juifs et les communistes ; il est un brave gosse insouciant et gai qui se prend au sérieux, il est digne d’être envié. »

L’Allemagne est déjà prête pour la prochaine guerre comme le voit Bainville à la même époque. On a aussi fait ce qu’il fallait au traité de Versailles (lisez Guido Preparata à ce sujet) :

« C’est cela qu’ils ne me pardonnent pas, car, bien entendu, ils sont tous innocents : le Kaiser, les généraux, les grands industriels, les politiciens, les journaux, nul n’a rien à se reprocher, ce n’est la faute de personne. On croirait que tout va on ne peut mieux dans le monde ; seulement, voilà, il y a une douzaine de millions d’hommes assassinés. »

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Hesse aussi hait ces journaux qui rendront fou Céline :

« Deux tiers de mes compatriotes lisent cette espèce de journaux, entendent ces chansons matin et soir ; de jour en jour, on les travaille, on les serine, on les traque, on les rend furieux et mécontents ; et le but et la fin de tout est encore la guerre, une guerre prochaine, probablement encore plus hideuse que celle-ci. »

Hesse décrit dégoûté une absorption des journaux :

« C’est bizarre, tout ce qu’un homme est capable d’avaler ! Pendant près de dix minutes, je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens de la vue, l’esprit d’un homme irresponsable, qui remâche dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, mais non digérés. C’est cela que j’absorbai pendant un laps de temps assez considérable. »

Et si Céline parle de la musique judéo-saxo-nègre, Hesse aussi :

« Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche ».

Céline et les nègres ? Hermann Hesse et les nègres, et la bonne musique nègre :

« Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un négroïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? »

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Toute la vieille culture est remise en cause comme chez Elie Faure à la même époque :

« Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce que nous qualifiions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut-être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ? »

Comme dit Debord l’ancienne culture elle est congelée.

Néanmoins Hesse ne fait pas preuve d’hypocrisie, et il nous donne sa deuxième définition du loup des steppes  c’est un bohême collaborateur de cette bourgeoisie.

« En effet, la puissance de vie du bourgeoisisme ne se base aucunement sur les facultés de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extrêmement nombreux, qu’il est capable de contenir par suite de l’indétermination et de l’extensibilité de ses idéals. Il demeure toujours dans le monde bourgeois une foule de natures puissantes et farouches. Notre Loup des steppes Harry en est un exemple caractéristique. Lui, qui a évolué vers l’individualisme bien au-delà des limites accessibles au bourgeois, lui qui connaît la félicité de la méditation, ainsi que les joies moroses de la haine et de l’horreur de soi, lui qui méprise la loi, la vertu et le sens commun, est pourtant un détenu du bourgeoisisme et ne saurait s’en évader. »

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On se vent âme et corps au monde moderne et à sa technique de divertissement. Si notre Céline a dit que les Américains font l’amour comme les oiseaux, Hermann Hesse montre que son époque est libérée et son Allemagne de Weimar aussi :

« La plupart étaient extraordinairement douées pour l’amour et assoiffées de ses joies ; la plupart le pratiquaient avec les deux sexes ; elles ne vivaient que pour l’amour, et à côté des amis officiels et payants elles cultivaient d’autres liaisons amoureuses. Actives et affairées, soucieuses et frivoles, sensées et pourtant étourdies, ces libellules vivaient leur vie aussi enfantine que raffinée, indépendantes, ne se vendant que selon leur bon plaisir, attendant tout d’un coup de dés et de leur bonne étoile, amoureuses de la vie et cependant bien moins attachées à elle que ne le sont les bourgeois, toujours prêtes à suivre un prince charmant dans son château de conte de fées, toujours demi-conscientes d’une fin triste et fatale. »

La fille lui reproche de ne pas savoir danser, d’avoir appris le grec et le latin. Vian dira qu’il vaut mieux apprendre à faire l’amour que s’abrutir sur un livre d’histoire. Mais Céline tape tout le temps sur notre éducation et veut nous rapprendre le rigodon.

Le cinéma cette petite mort (Céline) ; voici comment Hesse décrit le procès.

« En flânant je passai devant un cinéma, je vis des enseignes lumineuses et de gigantesques affiches coloriées ; je m’éloignai, je revins sur mes pas et finalement j’entrai. Je pourrais demeurer là bien tranquillement jusqu’à onze heures environ. Conduit par l’ouvreuse avec sa lanterne, je trébuchai dans la salle obscure, je me laissai tomber sur un siège et me trouvai tout à coup en plein dans l’Ancien Testament. Le film était un de ceux qu’on tourne à grands frais et avec force trucs soi-disant non pas pour gagner de l’argent, mais dans des buts sublimes et sacrés ; les maîtres de catéchisme y conduisent en matinée leurs élèves. »

Après il tape encore plus fort sur ce cinéma :

« Ensuite, je vis le Moïse monter sur le Sinaï, sombre héros sur une sombre cime, et Jéhovah lui communiquer les dix commandements, avec le concours de l’orage, de la tempête et des signaux lumineux, cependant que son peuple indigne, entre-temps, dressait au pied du mont, le veau d’or et s’abandonnait à des distractions plutôt bruyantes. Il me paraissait bizarre et incroyable de contempler ainsi les histoires saintes, leurs héros et leurs miracles, qui avaient fait planer sur notre enfance les premières divinations vagues d’un monde surhumain ; il me semblait étrange de les voir jouer ainsi devant un public reconnaissant, qui croquait en silence ses cacahuètes : charmante petite saynète de la vente en gros de notre époque, de nos gigantesques soldes de civilisation… »

Et il dit ce qu’il en pense de cette société de consommation et de divertissement :

« Seigneur mon Dieu ! pour éviter cette saleté, c’étaient non seulement les Égyptiens, mais les Juifs et tous les autres hommes qui eussent dû périr alors d’une mort violente et convenable, au lieu de cette petite mort sinistrement mesquine et bourgeoise dont nous mourons aujourd’hui. »

La petite mort du monde bourgeois est ici là dans le poste de T.S.F.

« Mais c’était, je le vis bientôt, un appareil de T.S.F. qu’il avait dressé et mis en marche ; installant le haut-parleur, il annonça : « Vous entendrez Munich, le Concerto grosso en F-Dur de Haendel. »

En effet, à ma surprise et à mon épouvante indicible, l’appareil diabolique se mit à vomir ce mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché que les possesseurs de phonographes et les abonnés de la T.S.F. sont convenus d’appeler musique… »

Sources :

Le loup des steppes

Céline, le pacifiste enragé

 

Les Hussards : la littérature contre l'existentialisme

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Les Hussards: la littérature contre l'existentialisme

Par Esperanza Ruiz Adsuar

Ex: https://revistacentinela.es/los-husares-literatura-contra-el-existencialismo/

Mario Crespo s'est récemment demandé si ceux d'entre nous qui avaient commencé à écrire au même moment, dans les mêmes médias et avec des intérêts relativement communs, ne constituaient pas une génération littéraire. Seuls le temps et les lecteurs le diront. Le diplomate et écrivain a proposé "Génération Whiskas" comme nom de guerre. C'est dans l'air du temps, c'est vrai, mais cela ne résume pas l'épopée à laquelle nous sommes appelés.

Nous avons des précédents. Parlons des "Hussards"

C'est le nom donné à un courant littéraire français qui est apparu entre 1950 et 1960 en opposition à l'existentialisme qui prévalait à l'époque et, en particulier, à la pensée de Jean Paul Sartre et à l'idéologie qui la sous-tendait. Le groupe d'écrivains qui l'a constitué s'est réuni au café Aux Assassins autour de la publication des Cahiers de la Table Ronde, un magazine qui a ensuite été rebaptisé La Table Ronde.

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Une réaction à l'existentialisme

Quelque chose comme les Inklings français ? Eh bien, les écrivains anglais, y compris Tolkien, qui dans les années 1930 avait été canalisé par C.S. Lewis, avaient aussi leurs réunions hebdomadaires au pub Eagle and Child (Oxford) et dans la chambre du Magdalen College de l'auteur des Quatre amours. Mais il s'agissait plutôt de camaraderie, de lecture à haute voix, de discussions sur la production de chaque membre du cercle littéraire. Chez les Hussards, cependant, il semble y avoir un autre type de dénominateur commun : la réaction.

En effet, certains parlent d'eux comme l'expression culturelle d'une droite représentée par le groupe politique Action française. Cependant, toute information en ce sens doit être prise avec précaution, puisque même certains auteurs qui ont formé le mouvement, comme Michel Déon ou Jacques Laurent, sont allés jusqu'à nier son existence. D'autres, en revanche, se sont battus pour faire partie du label, comme Félicien Marceau, Kléber Haedens ou Stephen Hecquet.

Des phrases comme des couteaux

Cependant, il semble clair que les Hussards avaient un chef, Roger Nimier.  Et que, paradoxalement, ce sont ses adversaires qui ont béni et promu le mouvement. En particulier, un tout jeune critique littéraire, Bernard Frank, secrétaire et bras droit de Sartre à la revue Les Temps Modernes, leur consacre l'article "Grognards et Hussards" dans lequel, se faisant passer pour un critique littéraire sévère, il leur accorde le statut de maîtres de la plume. Pour Frank, les adversaires du bloc de gauche sartrien "se délectent de la petite phrase dont ils se croient les inventeurs. Ils la manient comme un couteau. Dans chaque phrase, il y a la mort d'un homme".

Comme on le voit, une critique qui, loin de susciter le rejet, est stimulante pour les lecteurs lassés du Nouveau Roman, de l'expérimentalisme contemporain, et les amateurs de style court et incisif.

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Roger Nimier

Dans le même article, le critique littéraire utilise le roman Le Hussard bleu de l'écrivain et journaliste français Nimier (1925-1962) pour inventer le nom sous lequel le mouvement passera à la postérité. Le roman décrit la vie d'un régiment de hussards qui occupe l'Allemagne en 1945. Les écrivains, un groupe d'amis qui expriment le désespoir d'une génération après la Seconde Guerre mondiale, le font à la hussarde, selon Bernard Frank. D'une manière rapide et violente. Contre le conformisme militant de l'humanisme existentialiste, les Hussards emploient l'humour, l'insolence, et un certain dandysme esthétique qui peut se heurter à leur amour de l'absolu et de la pureté.

Cependant, l'ami Frank n'était pas favorable à ce courant littéraire et, malgré son ingéniosité à les baptiser, il manquait d'originalité dans ses déclarations ultérieures, parlant de "ce groupe de jeunes écrivains que, par commodité, j'appellerai fascistes...".

L'animosité est peut-être liée au fait que la revue des Hussards s'oppose à la domination culturelle des Temps Modernes. Peut-être cela a-t-il à voir avec leur signature du manifeste des intellectuels français en réponse au Manifeste des 121 soutenu par Sartre pour inviter la France à faire défection de l'Algérie. Politiquement, les Hussards défendent le contrôle français sur l'Algérie et expriment publiquement leur opposition à la politique de de Gaulle à cet égard.

La beauté de l'action

Littéralement, ils ont accusé Sartre et les existentialistes d'écrire des romans à thèse. En opposition, ils ont publié des romans d'action, dans un style classique basé sur la tradition.

Leurs modèles allaient de Stendhal à Morand et à Dumas, du cardinal de Retz à Bernanos pour Nimier ou à Joseph Conrad pour Déon.

Tout comme Henry de Montherlant, qui avait un milieu aristocratique et une enfance difficile. Admirateur quasi obsessionnel des canons de beauté grecs, il est renvoyé de l'école. Son éphébophilie lui a peut-être joué un tour. Sa cécité l'a conduit au suicide.

Les Hussards ont également été dirigés par Jacques Chardonne et Paul Morand, et l'auteur de Bonjour, tristesse, Françoise Sagan, figure souvent dans leurs rangs.

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Sauvé de l'oubli

Comme souvent, le mouvement est marginalisé pour ses positions non alignées sur la gauche existentialiste, et finit par s'éteindre avec les événements de 1968, la chute de De Gaulle et le tournant idéologique de Pompidou.

Cependant, dans les années 1980 et 1990, un groupe d'écrivains est né autour de la revue Rive Gauche, composé de Patrick Besson, Eric Neuhoff et Denis Tillinac, connu dans les milieux universitaires français sous le nom de Néo-Hussards.

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Fabrice Luchini, des années plus tard, s'est consacré à rendre hommage à ce mouvement littéraire. Acteur et promoteur des beaux-arts, il est ce que nous appellerions aujourd'hui un rojipardo (un "rouge-brun"). Vieille connaissance du Parti socialiste français, il est sans doute une voix particulière. Il a progressivement changé de position idéologique et a fait quelques apparitions à la télévision dans lesquelles il déplore le socialisme. Il ne semble pas avoir quelque chose contre Le Pen, mais nous ne serons pas ceux qui le catalogueront. Luchini mérite certainement un profil séparé. Son intérêt pour sauver de l'oubli le courant littéraire des Hussards, ainsi que ses déclarations dans les médias, nous mettent sur la piste d'un personnage ayant ses propres critères.

 

Trêve armée dans le Caucase, mais la volonté impériale d'Ankara ne s'arrête pas pour autant

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Trêve armée dans le Caucase, mais la volonté impériale d'Ankara ne s'arrête pas pour autant

par Clemente Ultimo

Ex: https://www.destra.it/home/tregua-armata-nel-caucaso-ma-la-spinta-imperiale-di-ankara-non-si-arresta/

Un an après la fin de la guerre qui a embrasé le Nagorno Karabakh, ce coin du Caucase est loin d'être apaisé. En fait, la situation est encore plus tendue et potentiellement plus dangereuse qu'elle ne l'était à minuit le 10 novembre 2021, lorsque le cessez-le-feu négocié par le Kremlin et signé par Erevan et Bakou est entré en vigueur.

Un cessez-le-feu qui n'a pas résolu les causes profondes du conflit, se limitant à figer - une fois de plus - les résultats de l'affrontement sur le champ de bataille : cette fois, la victoire est revenue aux Azerbaïdjanais, capables de récupérer non seulement les sept districts annexés par les Arméniens du Haut-Karabakh après la guerre victorieuse du début des années 90 du siècle dernier, mais aussi de larges portions - dont la ville de Chouchi - de la petite République d'Artsakh (non reconnue internationalement). Seule une intervention décisive de la communauté internationale sur le statut de la République d'Artsakh aurait pu avoir un impact réel sur l'avenir de la région, reléguant enfin la coexistence entre Azéris et Arméniens au tronc des rêves impossibles et reconnaissant - enfin ! -  de jure de l'indépendance de facto du Nagorno Karabakh. Mais ce ne fut pas le cas, et l'on préféra accepter les résultats de l'offensive azerbaïdjanaise victorieuse lancée le 27 septembre 2021.

Mais c'est précisément sur la vague de ce résultat incontesté - et incontestable, pour les résultats obtenus après trente ans de défaites - que Bakou a constamment fait monter les enchères dans la confrontation avec Erevan.

La chronique de ces treize derniers mois a été ponctuée d'incidents frontaliers répétés - dans certains cas de véritables batailles avec utilisation d'armes lourdes - qui, nouveauté non négligeable, ne se sont pas limités à la ligne de démarcation entre l'Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh, mais ont impliqué l'Arménie elle-même. En d'autres termes, pas les frontières d'un "État fantôme" comme la République d'Artsakh, mais celles d'une nation indépendante depuis trente ans et reconnue par toutes les instances internationales.

Prenant pour prétexte la délimitation incertaine des frontières entre ce qui était alors deux républiques "sœurs" de l'Union soviétique, l'Azerbaïdjan d'Aliyev a effectué une série de coups d'État dans des régions stratégiques (zones minières dans le nord), carrefours routiers et autres) qui n'ont presque toujours été résolus que grâce à l'intervention des unités russes présentes dans la région ou, toutefois, par la médiation du Kremlin, appelé à un difficile exercice d'équilibrage entre deux pays - l'Arménie et l'Azerbaïdjan - tous deux utiles à la politique caucasienne de Moscou. Mais l'objectif clair et déclaré de Bakou va bien au-delà de quelques ajustements de la ligne frontalière, le but à atteindre est le contrôle du "corridor de Zangezur", c'est-à-dire une ligne reliant l'exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, un territoire séparé du reste de l'Azerbaïdjan par la province arménienne de Syunik.

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En outre, le neuvième point du cessez-le-feu qui a mis fin à la deuxième guerre du Haut-Karabakh, consacré au rétablissement de la circulation dans les régions touchées par le conflit, contient une disposition expresse selon laquelle l'Arménie s'engage à garantir "la sécurité des liaisons de transport entre les régions occidentales de la République d'Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan" et "avec l'accord des parties, la construction de nouvelles infrastructures reliant la République autonome du Nakhitchevan aux régions d'Azerbaïdjan sera lancée".

Plus que la reconquête du Nagorno Karabakh interne, c'est donc l'objectif principal de Bakou. Et pas seulement ça. Les ambitions des Azerbaïdjanais sont soutenues par la Turquie : après tout, sans l'apport décisif d'hommes, de moyens (à commencer par les meurtriers drones TB2 Bayraktar qui ont littéralement anéanti les positions et les colonnes du Karabakh, ainsi que leurs équivalents fabriqués en Israël) et de technologies en provenance d'Ankara, la guerre de l'automne 2020 ne se serait guère terminée par une issue aussi favorable aux Azerbaïdjanais. Le soutien turc à l'Azerbaïdjan va toutefois bien au-delà d'un appel générique à la solidarité panturque ou à l'hostilité envers l'Arménie, il s'inscrit plutôt dans une vision stratégique à long terme. "Avec la victoire dans le Haut-Karabakh - écrit Daniele Santoro - la Turquie et l'Azerbaïdjan ont ainsi formalisé la promesse de mariage annoncée par Mustafa Kemal lors du dixième anniversaire de la fondation de la république, lorsque le Gazi a averti ses neveux de ne jamais oublier la communion de destin qui lie Turcs et Azerbaïdjanais pour l'éternité. En les incitant à adopter leur peuple frère dès que l'occasion se présente "*.

Ici, cependant, il ne s'agit pas seulement d'"adopter" les Azéris, mais de créer un continuum territorial - grâce au "corridor de Zangezur" - qui unit physiquement la Turquie et l'Azerbaïdjan, c'est-à-dire capable de projeter Ankara au cœur de l'Asie centrale. Lui redonner cette profondeur impériale que, du côté occidental, la Turquie est en train de construire en renforçant son emprise sur la partie nord de Chypre - cette République turque de Chypre du Nord qui n'est pas reconnue internationalement - et sur la Tripolitaine. Dans cette Libye coupable, abandonnée par l'Italie.

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Compte tenu de cette dynamique, il est évident que le Caucase restera une région chaude dans un avenir proche. Malgré les signes de détente observés ces derniers jours, caractérisés par un échange de prisonniers entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan qui a suivi la réunion trilatérale à Bruxelles le 14 décembre. Le "corridor de Zangezur" restera un point de friction entre le bloc turco-azerbaïdjanais et l'Arménie, avec le risque réel que si Erevan ne cède pas à la pression azérie, le conflit pourrait déborder du Haut-Karabakh vers la région de Syunik, déclenchant des réactions imprévisibles parmi les pays de la région, à commencer par l'Iran.

Un scénario aussi complexe devrait pousser les chancelleries européennes à ne pas sous-estimer la position de l'Arménie, qui a actuellement à Moscou le seul soutien réel, reléguant les affaires du Karabakh et du Syunik dans l'univers vague des effets à long - peut-être très long - terme de la dissolution de l'Union soviétique. La poussée impériale turque ne concerne pas seulement le Caucase et l'Asie centrale - des régions déjà stratégiques en soi - mais aussi le Levant et la Méditerranée tout proches. Jusqu'à présent, seuls Paris et Athènes semblent l'avoir compris : il est grand temps que l'Europe - avant même le fantôme appelé Union européenne - en prenne acte.

* Pourquoi la Turquie doit redevenir un empire d'ici 2053 dans Limes "La redécouverte du futur" Octobre 2021

lundi, 03 janvier 2022

Logique capitaliste et logique géopolitique, leur compatibilité et leur incompatibilité

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Logique capitaliste et logique géopolitique, leur compatibilité et leur incompatibilité

par Roberto Buffagni 

Source : Roberto Buffagni & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/logica-capitalistica-e-logica-geopolitica-loro-compatibilita-e-incompatibilita

Pistes de réflexion : logique capitaliste et logique géopolitique, leur compatibilité et leur incompatibilité.

À mon avis : a) après la défaite du socialisme réel, personne, je dis bien personne, n'a aujourd'hui une idée globale, cohérente et praticable de la manière de sortir de la logique capitaliste systémique par un changement de paradigme.

b) par conséquent, la logique capitaliste systémique s'identifie aujourd'hui à la société industrielle avancée (ou, si vous voulez, à la "cage d'acier" wébérienne, ou à la technique selon Heidegger). Aucun pouvoir étatique ne peut se soustraire à cette logique, pour la simple raison qu'il développe une puissance technologique et scientifique incomparable, sans laquelle on est balayé par ceux qui la possèdent.

c) La logique systémique capitaliste, cependant, est à certains égards conflictuelle et incompatible avec d'autres logiques, non moins impérieuses, comme, en premier lieu, la logique géopolitique, qui guide le conflit entre les puissances.

d) La logique géopolitique, en effet, a pour critères principaux des éléments comme la position géographique, la démographie, la culture, la cohésion sociale, etc. qui existaient avant la logique systémique, qui existait avant la logique systémique capitaliste et qui existera aussi après sa fin (rien n'est éternel). En revanche, la logique capitaliste systémique, après l'implosion de l'URSS et la mondialisation économique qui en découle, qui n'est qu'un aspect de l'hégémonie mondiale des États-Unis, se mondialise également, tend à être globale et à faire fi des différences entre les États, les cultures, les peuples, etc. : sa conclusion logique serait un gouvernement mondial, qui n'advient cependant jamais parce que les différences continuent d'exister, et le conflit est la caractéristique permanente de la dimension politique, qui à son tour est inhérente à la constitution anthropologique de l'homme (la concorde universelle ne sera jamais atteinte, c'est un objectif eschatologique, pas historique.

e) Le conflit entre la logique systémique capitaliste et la logique géopolitique, et leur incompatibilité partielle mutuelle, est très clair dans le fait historique macroscopique de la délocalisation massive de l'industrie manufacturière américaine vers la Chine après l'implosion de l'URSS. Du point de vue de la logique capitaliste, il s'agit d'une démarche rationnelle (théorie des coûts comparatifs de Ricardo), du point de vue de la logique géopolitique, c'est une folie, car les États-Unis ont ainsi fourni à la Chine, une puissance de leur taille, les facteurs de puissance économique, scientifique et technologique qui lui manquaient : des facteurs nécessaires pour qu'elle devienne leur principal ennemi et menace leur hégémonie mondiale.

f) Que doivent donc faire les puissances anti-hégémoniques, la Chine et la Russie, pour résister à l'hégémonie américaine et la contrer ? D'une part, ils doivent obéir à la logique capitaliste systémique, c'est-à-dire développer le pouvoir économique, accepter le marché, etc. ; d'autre part, ils doivent obéir à la logique géopolitique, c'est-à-dire donner au Politique la suprématie sur l'Économique. C'est pourquoi ils sont tous deux, sous des formes différentes, des États autoritaires (au sens de non libéraux ou "illibéraux") et c'est pourquoi et comment ils limitent la logique capitaliste systémique. Pour conclure : ni la Chine ni la Russie ne dépassent le capitalisme en implantant un système social qualitativement différent ; mais toutes deux lui imposent des limites politiques et culturelles, parce qu'elles veulent et doivent suivre une logique géopolitique afin de se défendre contre les États-Unis et, à long terme, de les supplanter.

 

Le nouvel Afghanistan: les minorités

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Le nouvel Afghanistan: les minorités

Par Vincenzo D'Esposito

Ex: https://www.eurasia-rivista.com/il-nuovo-afghanistan-le-minoranze/

La crise afghane de cet été a bouleversé le système fragile qui régissait le pays jusque-là et qui, selon les plans de Washington, aurait dû marquer une rupture nette avec le passé. Le retour rapide et, somme toute, simple au pouvoir des milices talibanes a cependant complètement détruit une structure gouvernementale que les États-Unis avaient mis vingt ans à créer, sans réelle correspondance avec les souhaits du peuple afghan. La nécessité de clarifier la composition de la réalité définie comme le peuple afghan se fait sentir. Avec le nouveau gouvernement taliban, en fait, la division entre les groupes ethniques qui détiennent le pouvoir et ceux qui en sont systématiquement exclus est plus évidente que jamais. La stabilité de l'architecture de l'État dans les années à venir sera également affectée par cet arrangement particulier.

Une image ethniquement diversifiée

L'Afghanistan est un État sans nation de référence claire. Le concept de Volk, le peuple autour duquel la machine étatique est construite et qui partage un bagage commun de coutumes, d'habitudes et de langue, est totalement absent ici. Le terrain extrêmement accidenté a caractérisé le pays de manière à assurer, d'une part, une capacité prolongée de défense contre les attaques extérieures, comme cela a été le cas lors des invasions soviétique et américaine, mais, d'autre part, à le priver de la capacité de s'autogérer pleinement de l'intérieur. Les montagnes et les déserts divisent la population afghane en divers groupes autonomes qui, n'entrant pas vraiment en contact sauf dans certaines régions, n'ont pas connu l'amalgame nécessaire pour fournir un minimum de dénominateur commun de valeurs partagées entre les différents groupes ethniques. En fait, dans la plupart des cas, ils représentent un continuum avec les groupes présents dans d'autres États voisins, l'État afghan n'étant guère plus qu'une simple expression bureaucratique.

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La morphologie particulière du territoire afghan a favorisé une répartition pulvérisée des habitants, regroupés autour de structures claniques, souvent en contraste amer les unes avec les autres. Cette structure est rendue possible par le très petit nombre de grandes villes, qui existent et représentent le point le plus avancé de la société afghane. Si avancée, en fait, qu'elle a conduit à une coupure substantielle entre leurs habitants, moins attachés à une vision fondamentaliste de la société, et le reste du pays, strictement conservateur. Dans ce contexte, cependant, il existe un autre problème lié à la difficile recomposition nationale, due à la coexistence de nombreux groupes ethniques différents.

Le groupe ethnique dominant, bien que non majoritaire en termes absolus, est le groupe pachtoune. Répandu dans les régions du centre-sud et de l'est, près de la frontière avec le Pakistan, il représente 42% de la population afghane totale. Les Pachtounes ont toujours joué un rôle central dans la vie politique afghane, sauf pendant de brèves périodes.

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Guerrier pachtoune, peinture d'Alain Marrast

Les Pachtounes sont reconnaissables au fait qu'ils parlent une langue perse, pratiquent la religion musulmane sunnite et ont un mode de vie essentiellement sédentaire. Ils représentent environ 27% de la population totale et sont situés dans la partie centrale et orientale de l'Hindu Kush. Les Tadjiks sont également l'un des groupes ethniques qui ont le plus contribué à façonner la politique afghane.

Le troisième groupe ethnique en Afghanistan est celui des Hazara, une population turco-mongole de religion musulmane chiite. Les Hazaras représentent 9% de la population afghane et sont installés dans la partie occidentale de l'Hindu Kush. Ils constituent un groupe ethnique marginalisé et exclu de la gestion du pouvoir, souvent victime d'attaques violentes en raison de leurs croyances religieuses différentes.

L'autre groupe important en termes de nombre est celui des Ouzbeks, qui représentent également 9 % de la population. Répartis dans le nord du pays, ils ont réussi à naviguer à travers les différentes phases politiques de l'Afghanistan, en restant presque toujours sur la crête de la vague.

Près de la frontière avec le Turkménistan, on trouve une minorité visible d'Afghans d'origine turkmène, qui représentent 3 % de la population totale, tandis qu'au sud, dans les territoires désertiques de l'Afghanistan, sont installés les Béloutches, qui représentent 2 % des habitants du pays. Les autres groupes ethniques se partagent les 8% restants.

Les Talibans et le retour de l'hégémonie pachtoune

Un tableau ethnique aussi fragmenté est particulièrement exposé aux tensions qui éclatent entre les différents groupes. Un exemple est la compétition entre les groupes ethniques hazara et pachtoune pour la possession et l'utilisation des terres dans les régions où ils coexistent, comme dans le centre de l'Afghanistan. La position de force historique dont jouissent les clans pachtounes a fait pencher la balance en faveur de ces derniers, même si, tant pendant l'invasion soviétique que lors de la récente invasion occidentale, leur rôle prédominant a été réduit au profit des autres groupes ethniques. Le retour au pouvoir des talibans a toutefois entraîné une situation de déséquilibre interne, en recentrant le pouvoir entre les mains des Pachtounes.

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Les milices talibanes sont majoritairement issues de cette communauté. Il entretient des liens étroits avec le Pakistan et partage une vision politisée de la foi islamique, qui a montré toute son influence au cours des derniers mois. Cela était particulièrement évident à Kaboul et dans les grandes villes afghanes, où la vie sociale était plus sécularisée que dans les campagnes et les villages isolés. En raison de l'extrême fragmentation de l'État, le retour au pouvoir des talibans et l'éviction du gouvernement de Ghani ont toutefois été facilités par l'incapacité à ancrer bon nombre des coutumes répandues au sein de la petite population urbaine et opposées à la morale islamique la plus stricte. L'impopularité de l'ancien président et la corruption qui règne dans le pays ont fait le reste et ont ramené l'horloge vingt ans en arrière.

L'affirmation de l'ethnie pachtoune s'est progressivement imposée malgré les annonces conciliantes répétées des talibans. Le gouvernement qu'ils ont formé est à forte majorité pachtoune, au détriment des autres minorités, notamment les Tadjiks et les Hazaras. Les Hazaras, en particulier, ont été témoins de nombreuses attaques et de véritables attentats qui ont laissé des milliers de personnes sur le carreau. La haine religieuse anti-chiite a attiré l'attention de l'Iran, la principale puissance chiite, qui a entamé des contacts avec l'autre État directement intéressé par la dégradation de la situation des minorités en Afghanistan : le Tadjikistan.

La minorité tadjike s'est montrée la plus hostile à un retour des milices talibanes au pouvoir, comme en témoigne la résistance anti-talibane des communautés de la vallée du Panjshir. Le président du Tadjikistan, Emomali Rahmon, a pris une position orientée vers la défense des droits de la minorité tadjike en Afghanistan, plus pour reconfigurer son consensus interne que pour avoir une réelle capacité à influencer la politique afghane. Cela l'a toutefois amené à se rapprocher de l'Iran pour tenter de faire pression sur les talibans afin qu'ils fassent des concessions sur la participation et les droits des minorités.

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Milices tadjiks en Afghanistan.

L'Ouzbékistan et le Turkménistan, qui ont également des minorités d'Ouzbeks et de Turkmènes de l'autre côté de la frontière, ont adopté une attitude beaucoup plus orientée vers le dialogue, à la fois parce qu'historiquement ils ont une relation beaucoup plus détachée avec les minorités en Afghanistan que le Tadjikistan, et parce qu'ils ont d'importants intérêts économiques et commerciaux dans la région. Le Turkménistan, en particulier, souhaite protéger le projet de gazoduc TAPI qui devra traverser l'Afghanistan et qui ne peut se permettre d'être mis en danger par les talibans, tandis que l'Ouzbékistan a adopté une approche pragmatique et fondée sur le dialogue avec Kaboul afin d'éviter tout retour du terrorisme en Asie centrale, notamment dans la vallée de la Fergana.

L'ingouvernable "Tombeau des empires"

Avec le retour des talibans, l'Afghanistan est entré dans une nouvelle phase, marquée par le retour du fondamentalisme dans la vie publique et la prise de pouvoir par la majorité relative pachtoune. L'histoire d'amour entre les talibans et les Pachtounes est sans précédent dans le pays, étant donné que les premiers sont en grande partie issus des rangs des seconds et représentent dans de nombreux cas leurs revendications. Dans un système clanique et fragmenté comme celui de l'Afghanistan, cela signifie essentiellement la mise à l'écart des autres minorités, ce qui suscite l'inquiétude de certains États ayant des intérêts majeurs dans la région, notamment l'Iran et le Tadjikistan.

Bien que les nouveaux Talibans veuillent se présenter comme plus ouverts et dialoguant tant envers les minorités ethniques qu'envers les autres grands exclus du processus de construction du nouvel Etat, les femmes, dans la pratique leurs déclarations n'ont pas été suivies d'actions concrètes. La vision fortement conservatrice de la majorité relative du pays, qui chez les talibans est une majorité absolue, a commencé à se manifester de plus en plus au fil des semaines et des mois qui ont suivi la prise de Kaboul.

Le climat constant de confrontation entre les factions opposées, typique de l'Afghanistan, ne fait cependant que maintenir le pays dans des sables mouvants, sans réel progrès économique et social. L'absence de recomposition nationale, qui aurait dû conduire à un renforcement de l'architecture de l'État, est la cause d'une oscillation constante du pouvoir entre les différents groupes ethniques, sans qu'aucun terrain commun de coopération ne soit trouvé. Ce n'est qu'en surmontant progressivement les mécanismes claniques qui gangrènent le pays qu'il sera possible de parvenir à une pacification interne et de stabiliser la politique afghane. Sinon, il faut s'attendre à de futurs renversements de pouvoir, comme ceux auxquels nous avons assisté jusqu'à présent.

Le concept de counter economics chez Samuel Konkin et son application stratégique possible

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Le concept de counter economics chez Samuel Konkin et son application stratégique possible

Michael Kumpmann

Ex: https://www.geopolitica.ru/de/article/samuel-konkins-konzept-der-counter-economics-und-seine-moegliche-strategische-anwendung

Les membres des mouvements anti-mondialistes de droite et de gauche, ainsi que de la quatrième théorie politique, tentent souvent de stopper les mondialistes par des mesures politiques. Cela a souvent conduit à un succès plutôt mitigé. Les systèmes politiques occidentaux sont aux mains des mondialistes, c'est pourquoi chaque parti qui veut être reconnu dans un tel système est obligé de faire des compromis avec "l'ennemi". C'est pourquoi, sur le plan politique, il ne reste généralement à la résistance qu'à tenter quelques petites réformes sans pouvoir changer quoi que ce soit de fondamental.

La politique, au sens usuel du terme, peut donc être oubliée pour le long terme en tant que force et instrument de réforme. La nouvelle droite recommande le domaine de la culture (généralement pour la jeunesse) comme "champ stratégique de la métapolitique", mais celui-ci se résume toujours à être un soutien quelconque à la politique (politicienne) et en particulier à l'une ou l'autre campagne électorale. C'est pourquoi il devrait y avoir des possibilités de compléter le schéma politique/métapolitique de la Nouvelle Droite par des moyens qui ne visent pas directement un changement formel de pouvoir, mais qui contournent l'Etat et son pouvoir. L'une des variantes anarchistes de la première théorie politique pourrait y contribuer. Il s'agit de l'agorisme imaginé par Samuel Konkin III. (Dérivé d'agora = marché en grec.) Également appelé contre-économie.

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L'agorisme (qui se situait entre le libéralisme, l'anarchisme de gauche et la nouvelle gauche) est en gros une forme d'anarchisme et a un principe simple : les acteurs du marché qui collaborent avec l'État doivent être rejetés et plus un acteur entre en conflit avec l'État, plus il est "sympathique". Il s'agit donc d'une distinction classique entre amis et ennemis.  Cela pourrait être adapté à la quatrième théorie politique (de Douguine) de la manière suivante : "Les acteurs du marché et les structures qui collaborent avec les mondialistes (par ex. les entreprises de censure comme Facebook et Google) sont à rejeter. Mais les acteurs qui sont en conflit avec les mondialistes sont bons. On peut y compter aussi bien les marchés noirs que, par exemple, les paysans africains qui ne veulent pas acheter des semences transgéniques coûteuses brevetées par Monsanto).

La stratégie des agoristes peut être résumée par le fait qu'il ne faut pas soutenir des structures parallèles étatiques ou contre-étatiques afin de priver l'État de son énergie. Les agoristes aiment généralement parler de "marchés noirs". Mais cela est dû à la faiblesse de la première théorie politique, qui considère toute interaction sociale comme une forme de marché. Les structures religieuses et autres, qui ne visent pas à acheter et à vendre, peuvent également être agoristes, pour autant qu'elles s'opposent d'une manière ou d'une autre à l'État. L'objectif est d'avoir une structure qui n'est pas contrôlée par l'État, mais qui a plus d'influence que ce même État. Cela revient donc à l'ironie suivante : des marchés totalement libres comme moyen d'affaiblir le pouvoir politique des États libéraux.

imask3ges.pngOn peut peut-être décrire la stratégie des agoristes comme l'équivalent économique de ce que représente le partisan dans la lutte armée. En même temps, il s'agit également d'une variante économique de l'idée de gauche consistant à utiliser des éléments plus ou moins indésirables par l'idéologie de l'Etat comme moyen de pouvoir (voir par exemple Herbert Marcuse.)

Un exemple montrant que des structures parallèles agoristes peuvent apporter un succès politique est clairement la nouvelle gauche. En commençant par le hippie avec un penchant pour les substances interdites, jusqu'aux Verts et certaines minorités sexuelles (On n'est pas obligé d'approuver cela, mais cela montre qu'il y a un potentiel de pouvoir politique derrière ce genre de choses).  On sait aussi très bien que Limonov aimait fréquenter des cercles sociaux "marginaux" et y nouer des alliances. Ces deux exemples montrent que l'agorisme recèle un potentiel de pouvoir politique (On peut également voir certaines stratégies de migrants islamiques européens et leurs "sociétés parallèles" comme autre exemple).

La Corée du Nord tolère même aujourd'hui plus ou moins de nombreux marchés noirs (appelés "jangmadang"), et leur donne des places officielles [1] [2]. Cela permet également au pays de contourner les sanctions occidentales (L'Etat libre de Fiume de Gabriele d'Annunzio n'a pu survivre que grâce aux marchés noirs. Sinon il aurait été détruit bien plus tôt).

Quels seraient les avantages d'un agorisme ? Premièrement, on aurait un lien métapolitique direct.  Les choses qui sont soit illégales, soit sur le point d'être légalisées, soit sous le feu de la légalité, ont souvent une certaine sous-culture autour d'elles. Par exemple, à gauche, les scènes enthéogènes/de la drogue, et à droite, tout le complexe du Second Amendment militia aux Etats-Unis. En menant une stratégie d'agorisme, on peut également influencer ces sous-cultures et établir des liens (Des gens comme le philosophe hippie Terence McKenna, ou Ernst Jünger montrent aussi qu'il y a un potentiel étonnamment grand pour une synthèse des "scènes enthéogènes" et de la pensée traditionaliste).

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Ensuite, il se trouve que, par l'agorisme, on ne construit pas seulement une structure politique, mais une infrastructure économique qui peut diriger de l'argent vers des acteurs politiques ou des ONG. Le "libéralisme 2.0" actuel n'est pas une primauté de l'économie, mais une synthèse dangereuse de la politique, de l'économie et de la sociologie technocratique. C'est pourquoi le "marché blanc" peut très vite être utilisé pour nuire à des acteurs politiques. On le voit bien avec la menace d'Antifa et consorts de faire perdre leur emploi aux dissidents. Mais aussi dans des cas comme le fait que des personnes comme Martin Sellner voient leurs comptes bloqués en permanence. Si les partisans d'une quatrième théorie politique mettent en place leurs propres structures parallèles, on pourrait mettre un terme à ce genre de dérapages (L'exemple le plus réussi d'une telle stratégie est sans aucun doute le bitcoin, ainsi que d'autres crypto-monnaies. Mais des alternatives comme Telegram et d'autres moyens de communication sont également de telles structures parallèles. [3])

Et dans le cas d'une éventuelle méga-catastrophe qui verrait le système occidental s'effondrer d'un seul coup (ce dont certains à droite et à gauche, par exemple Terence McKenna et Guillaume Faye, discutent sous des termes tels que "convergence des catastrophes" ou "onde de temps zéro"), un agorisme réussi aurait directement une structure parallèle qui pourrait rapidement prendre le relais. Cela constituerait un facteur de puissance stratégique, tout en apportant des points positifs au sein du peuple (Le Japon est un exemple de ce genre de choses : après une catastrophe naturelle, les yakuzas sont souvent les premiers à intervenir pour reconstruire. Cela donne aux yakuzas beaucoup d'influence politique, de sympathie dans la population, et rend difficile pour l'Etat d'éliminer les yakuzas. Un autre exemple est Casa Pound en Italie et son aide aux pauvres et aux sans-abri) [4].

imabooksk3ges.pngEn même temps, un agorisme est aussi en dessous de la politique. Les trafiquants noirs ne s'intéressent pas au fascisme, au communisme ou au libéralisme.  C'est pourquoi un agoriste ne doit pas choisir son camp. Personne ne peut vous rejeter en tant que "salaud de communiste" ou "méchant nazi", puisque la politique ne joue aucun rôle.

De plus, comme il n'y a pas de politique, les résultats sont plus rapides. Il faudrait probablement des siècles, voire des millénaires, pour que l'AFD ou le FPÖ puissent exiger la réintroduction d'un État corporatiste traditionnel décrit par Evola.  Une révolution armée est plutôt une entreprise dangereuse et nécessite le soutien du peuple, qui n'existe pas sous la forme d'une armée révolutionnaire potentielle . Et une action militaire de la Russie signifierait une guerre nucléaire potentielle avec les États-Unis. Mais si quelques personnes veulent fonder une colonie de type "Amish" ou autre, elles mettent l'Etat devant le fait accompli et les Verts et consorts pourrent d'abord se plaindre, mais rien ne changera (De nombreuses minorités comme les vieux croyants ou les juifs européens ont pu défendre leur tradition contre une résistance extrême grâce à des structures parallèles non étatiques.  C'est pourquoi l'agorisme est aussi stratégiquement important dans le sens de la préservation de la tradition). Si l'on pouvait un jour retrouver un "no man's land sans État" à la Kowloon à Hong Kong, on aurait même exclu le pouvoir de l'État.

Et bien sûr. Tout marché blanc est soumis à l'impôt. On peut détester autant qu'on veut le genderisme, le Great Reset, les guerres pour la promotion de la démocratie au Proche-Orient, etc. Dès que l'on vit en Occident, on doit financer ces conneries avec l'argent de ses impôts. L'agorisme crée des marchés sans (ou avec beaucoup moins) d'impôts. Il prive donc l'adversaire d'énergie. Et la lutte contre les structures parallèles consomme des matières premières étatiques.

Le principal danger de cette stratégie est que l'on crée quelque chose de potentiellement incontrôlable, ce qui peut importer des choses positives ou négatives dans le système. Par exemple, dans le débat sur les drogues. Ernst Jünger a pris du LSD. Le cannabis, l'ayahuasca, les champignons et autres ont été utilisés lors de nombreuses cérémonies religieuses légitimes dans le monde. Mais d'un autre côté, on ne veut pas créer une infrastructure qui permette un apport incontrôlable d'héroïne ou de crystal meth.
Et bien sûr, devenir criminel place les gens sur le radar des autorités (et de toute façon, on ne devrait pas commettre de délits). Pour l'activisme politique, il est important de rester suffisamment sous le radar des pouvoirs publics. C'est pourquoi il est nettement préférable de se concentrer sur des choses légales, des zones grises juridiques ou sur des choses qui sont sur le point d'être légalisées. Ou, à la manière de "Silk Road", de ne rien faire soi-même, mais seulement de construire des infrastructures pour les autres. Selon le principe "Ici, tu as une plate-forme. Ce que tu en fais est de ta responsabilité".

Notes:

[1] Au sujet de la Corée du Nord, il convient également de noter son implication dans les cryptomonnaies. Voir à ce sujet : https://www.bbc.com/news/technology-58719884 et https://thewalrus.ca/north-korea-cryptocurrency/ L'Iran semble également adopter une stratégie similaire à celle de la Corée du Nord : https://cvj.ch/fokus/hintergrund/bitcoin-als-bedeutender-wirtschaftszweig-im-iran/

[2] Ce document décrit en détail le système de marché noir de la Corée du Nord : https://www.scirp.org/journal/paperinformation.aspx?paperid=93739 

[3] Les structures de communication parallèles sont extrêmement importantes, car les Big Tech et l'État agissent à la fois contre la gauche et contre la droite en essayant de priver ces groupes de moyens de communication.  L'interdiction de Linksunten Indymedia (https://www.sueddeutsche.de/medien/indymedia-verbot-bundesverwaltungsgericht-1.4773367 ), les tentatives de destruction du site américain "Counter Currents" (https://counter-currents.com/2017/08/counter-currents-under-attack-2/), l'action du Verfassungsschutz contre Compact Magazin ( https://www.tagesschau.de/inland/innenpolitik/compact-magazin-101.html ) ainsi que les blocages de personnes comme Alex Jones, Martin Sellner, Oliver Janich et d'autres sur Youtube en sont des exemples. Beaucoup de ces groupes et individus ont pu s'en sortir en utilisant VK.com, Telegram ou le Darknet. D'un point de vue stratégique, on constate malheureusement souvent un esprit de clocher. Par exemple, la droite se plaint lorsque Compact est attaqué, mais se réjouit en même temps de l'interdiction d'Indymedia. Cela devrait être évité. D'un point de vue stratégique, il serait plus judicieux de se positionner publiquement contre de telles stratégies de censure. Car cette guerre de la communication concerne tout le monde, que ce soit à gauche ou à droite.  Et en fait, le libéralisme était autrefois "ce que tu dis me déplaît, mais je me bats pour ton droit à le dire", avant que les valeurs de Monsieur Popper ne changent cela au nom de la société ouverte.

[4] Il existe dans le libéralisme 2.0 une tactique selon laquelle des activistes poussent les membres de groupes minoritaires vulnérables à la dépendance de l'État par le biais de sous-groupes tels que Neurodiversity ou une partie de Black Lives Matter via des pseudo-programmes d'aide et utilisent ensuite ces groupes comme actifs pour des objectifs politiques (parfois appelé "bioléninisme".) D'autres personnes pourraient facilement torpiller ce genre de choses par des mouvements de base.

 

2021: Douze mois de politique

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2021: Douze mois de politique

Daniel Tarasov

Ex: https://www.geopolitica.ru/article/dvenadcat-mesyacev-politiki

L'année de la pandémie, de la guerre froide, de l'Afghanistan et de la crise migratoire

L'année 2021, malgré les restrictions persistantes qui ont défini une faible mobilité mondiale et un désagrément particulier au sein de chaque État, a été riche en événements géopolitiques qui, d'une manière ou d'une autre, modifient l'avenir de la politique mondiale. Une nouvelle souche de coronavirus, l'élection de chefs dans de grands pays étrangers, la sortie progressive de la Grande-Bretagne de l'Union européenne et les crises migratoires ne sont qu'une petite partie des raisons qui ont marqué les douze mois de cette année 2021 et marqueront la suivante. Et le fait de faire le point et d'identifier les grands courants de l'histoire en marche permettra de prévoir ce qui pourrait nous attendre dans les mois de 2022 à venir.

Le premier drapeau rouge sur la ligne de temps a été l'élection de Joe Biden, 78 ans, du parti démocrate, comme 46ème président des États-Unis. Tout le monde n'était pas sûr du bon départ du nouveau dirigeant, mais ses activités à l'intérieur et à l'extérieur du pays ont réussi à faire changer d'avis les sceptiques: dès les premiers jours de son "règne", il a annulé certains des ordres controversés de son prédécesseur (notamment la construction d'un mur à la frontière avec le Mexique et la volonté de quitter l'OMS) et a entrepris de modifier la position géopolitique des États-Unis. La vieille habitude du président est évidente : bien qu'il vive au XXIe siècle, une époque qui a enchaîné les pays du monde entier par le truchement d'internet et des satellites qu'il implique, des voyages aériens abordables et des armes nucléaires, M. Biden pense selon les principes du XXe siècle, définissant un "axe du mal", des "ennemis de la démocratie" et polarisant le monde comme il l'entend. Sa première déclaration au sujet du président russe en exercice (une interview sensationnelle au cours de laquelle Joe Biden a répondu par l'affirmative à la question "Vladimir Poutine est-il un meurtrier ?") a semblé nous ramener aux années 1960, aux paroles fortes et expressives des dirigeants occidentaux au sujet de l'Union soviétique. À l'époque, la "menace rouge" semait la panique dans l'électorat, ce qui leur permettait de rester au pouvoir en s'appuyant sur la crainte des citoyens d'une éventuelle invasion de l'Est.

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Le "Sommet des démocraties" a été le signe le plus clair de la nouvelle politique étrangère américaine. La délimitation rigide du monde selon les principes "les nôtres et les autres", "le bien et le mal", "les loyaux et les infidèles", caractéristique du siècle dernier, renaît sous la direction de M. Biden et sous la forme d'une nouvelle conférence de rythme annuel. "Le sommet semble être une version des Nations unies où les États-Unis auront toujours le dessus, sans avoir à affronter le veto d'adversaires géopolitiques tels que la Chine et la Russie, qui ne seront jamais invités. En déterminant les participants, les intervenants et l'ordre du jour général, Washington déclare la formation d'une éventuelle coalition amicale, qui, outre le désir de démocratie, influencera implicitement les décisions des géants "non démocratiques" (ce n'est pas pour rien que Taïwan et l'Arménie ont participé à la conférence). En 2021, la polarisation finale du monde commence - une nouvelle guerre froide s'annonce.

Outre la nécessité de déclarer le vecteur de sa nouvelle politique à l'égard de la Chine et de la Russie, le Sommet des démocraties résulte de la perte des forces armées américaines au Moyen-Orient, de la fuite des Américains après la prise définitive du pouvoir à Kaboul par des groupes terroristes. La grave crise des démocraties armées américaines a affecté le classement général du pays en matière de soft power. Afin de se réhabiliter en tant que "grand combattant de la démocratie mondiale", le pays doit affirmer sa primauté dans la définition des "démocraties proprement dites". Le sommet s'est avéré être l'exercice de relations publiques le plus simple et le plus efficace, ce qui lui a permis de le faire de la manière la plus rentable et la plus efficace.

Le contrôle continu de l'Amérique latine par Washington démontre la forte dépendance de la région aux injections financières de son voisin. En agissant comme régulateur de la politique intérieure de chacun des États de l'hémisphère occidental, l'Amérique dépasse ses limites, s'immisce trop profondément dans les affaires intérieures de pays tiers et montre sa domination évidente par le biais de sanctions politiques et économiques. Cette approche reflète le droit prédominant des États-Unis de décider des affaires intérieures des États, de leur intérêt et de leur dépendance, qui contraste avec la liberté revendiquée de chaque pays de déterminer sa propre vectorialité. En 2021, cela s'est surtout manifesté à l'égard des deux pays soutenus par le gouvernement russe, le Nicaragua et le Venezuela. Une autre élection à Managua, qui a laissé le dirigeant sortant Daniel Ortega au pouvoir, a fait l'objet d'un bilan peu flatteur de la part de Washington, et a montré un nouvel ennemi des États-Unis dans la région de l'Amérique latine. On peut dire deux mots de la politique américaine actuelle en général : elle est dure et sans limites.

Il n'y a pas que dans l'hémisphère occidental qu'il y a eu des changements notables dans les cercles dirigeants. L'un des principaux événements survenus dans l'Ancien Monde a été le départ de la chancelière allemande Angela Merkel, en poste depuis le 22 novembre 2005. C'est sous elle que la république fédérale allemande est devenue l'une des principales économies d'Europe et a acquis le statut d'arbitre dans les conflits eurasiens. Malgré la participation active de Berlin à l'imposition de sanctions anti-russes après les événements de 2014, la possibilité de leur levée progressive avait été envisagée sous l'ancienne dirigeante. Olaf Scholz, le nouveau leader de la politique allemande et chef du parti social-démocrate, a une position moins équilibrée: il fait passer sa rhétorique de neutre à pro-américaine. Le nouveau gouvernement allemand est désormais composé en grande partie d'anciens extrémistes de gauche ayant une formation marquée par les principes libéraux.

Le politologue Mikhail Golovanov note l'attention accrue que les nouveaux dirigeants allemands - le chancelier et les ministres - portent à la question du climat, ce qui pourrait avoir une incidence notable sur l'utilisation de Nord Stream 2, le gazoduc qui traverse la mer Baltique. Le germaniste Golovanov attire également l'attention sur l'étrange dotation en personnel du nouveau gouvernement: "Des observateurs indépendants évoquent les risques de manque de professionnalisme, citant en exemple les candidats du Parti vert. Par exemple, la zézayante Annalena Baerbock semble un peu étrange en tant que ministre allemand des affaires étrangères, tandis que la nomination de Cem Ozdemir, un Turc d'origine, fervent opposant à la consommation de viande, en tant que ministre de l'alimentation et de l'agriculture, est également inattendue".  

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En Italie, depuis le début de l'année, on assiste à une sorte de "Santa Barbara" politique : le début de l'année 2021 était lié à la crise gouvernementale, qui a complètement changé tous les acteurs de la politique italienne. L'un des dirigeants du Conseil des ministres, le fondateur et représentant du parti Italia Viva, Matteo Renzi, a refusé de soutenir le Premier ministre Giuseppe Conte, rappelant deux ministres et l'accusant d'une politique économique ratée à l'ère de la pandémie. S'en est suivi le départ de M. Conte, la dissolution complète du Conseil des ministres et la formation rapide d'un nouveau Conseil sous la direction de Mario Draghi, homme politique à succès et ancien président de la Banque centrale européenne, qui avait le soutien du président Sergio Matarella et des principaux acteurs politiques Matteo Salvini et Silvio Berlusconi.

Au cours des douze derniers mois, les passions se sont apparemment apaisées, mais les changements imminents de cabinet et la prochaine élection présidentielle attisent déjà les flammes dans le palais du Quirinal. Avec le départ d'Angela Merkel et la séparation de la Grande-Bretagne d'avec l'Union européenne, la fierté nationale et l'espoir d'une amélioration de la position de l'Italie dans la région renaissent chez les Italiens : alors que la crédibilité d'Olaf Scholz est faible parmi les Européens et que Londres, à sa manière, est périodiquement en conflit avec ses voisins immédiats, Rome pourrait vouloir retrouver ses jours de gloire passés. Il est encore difficile de prédire si les Italiens, assez capricieux, réussiront dans cette entreprise. Une chose est sûre, en 2022, il y a une grande probabilité de voir revenir dans l'arène de la politique mondiale l'ami de longue date de la Russie et le vieux lion expérimenté Silvio Berlusconi, qui après des années n'a pas perdu la main.

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Quelques années après le référendum qui a défini le nouvel avenir indépendant du Royaume-Uni, la Manche devient une frontière de plus en plus tangible entre l'île et l'Europe continentale. Un hiver froid s'installe pour les anciens alliés - des rancœurs et des griefs précédemment cachés sont révélés sous une mince couche de bonne volonté qui s'estompe. Le scandale de la pêche qui se développe activement en 2021 et qui concerne les eaux côtières de l'île de Jersey, placées sous le patronage de la couronne britannique, et l'accès des navires français à ces eaux, a une cause plus lourde. Londres, contournant Paris, a négocié l'un des contrats les plus lucratifs d'Europe pour la fourniture de sous-marins à l'Australie. Cela n'a évidemment pas plu au gouvernement français et a défini une nouvelle faille dans les relations entre les voisins. L'évolution du conflit en 2022, dans les prochains mois, dépendra presque entièrement des prochaines décisions du parlement de Boris Johnson, mais il est d'ores et déjà clair qu'un nouveau cap géopolitique est tracé par la Grande-Bretagne, qui défend exclusivement ses propres intérêts.

Il convient également de mentionner la rhétorique agressive de l'Alliance de l'Atlantique Nord qui, en raison des exercices militaires russes près de la frontière ukrainienne, a décidé de menacer Moscou d'une manière inhabituelle - avec une réunion de l'OTAN en Lettonie et les manœuvres de chars qui ont suivi à quelques centaines de kilomètres de Saint-Pétersbourg. Apparemment, la présomption d'innocence ne s'applique plus à la communauté internationale, et la Russie est automatiquement désignée comme le principal agresseur de la nouvelle décennie, sans possibilité de se justifier. Les stigmates de l'auteur ont apparemment été imprimés à l'avance sur le sol américain pour justifier la polarisation du monde qui s'ensuit.

Le Belarus s'est retrouvé avec la même étiquette en 2021. Après que les compagnies aériennes locales se sont vu interdire de voler vers des destinations européennes (en guise de sanction pour l'atterrissage forcé d'un avion avec Protosevich à bord), les compagnies ont dû étendre leurs destinations orientales. Cette situation a provoqué une nouvelle crise migratoire à la frontière avec la Pologne : des milliers de réfugiés originaires d'Afghanistan, d'Iran et de Syrie ont désormais l'intention de passer par le Belarus et la Pologne pour rejoindre la partie occidentale de l'Europe via le corridor. L'Union européenne semble avoir oublié les conséquences possibles de ses propres décisions et a commencé à accuser Minsk d'aggraver la situation et de faire délibérément pression sur l'Occident. À l'ère d'une pandémie, un nouveau cycle de crise migratoire pourrait avoir des conséquences bien plus graves qu'il y a quelques années. Mais le processus est déjà en marche.

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L'année écoulée restera également marquée par la crise politique à Haïti, qui a provoqué le développement du "business" des voleurs, et par le Conseil turc, qui reflète le désir de changement des anciennes républiques socialistes et la volonté de la Turquie de définir sa propre région où elle exercera sa domination. Les pays occidentaux ont apparemment décidé de revenir au siècle dernier, en semant les ferments de la guerre froide entre la Russie, la Chine et le reste du monde. L'avenir nous dira si elles parviendront à s'enraciner et si leur peur et leur haine des "agresseurs de l'Est" les alimenteront. Pour l'instant, nous pouvons dire avec certitude qu'un léger remaniement du pouvoir en Europe et au Moyen-Orient est en cours. Nous saurons à quoi cela aboutira dans quelques mois. 

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dimanche, 02 janvier 2022

Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire (Thomas Carlyle)

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Le culte des héros et l'héroïque dans l'histoire (Thomas Carlyle)

 
Dans cette vidéo, nous aborderons la théorie du grand homme dans l’histoire à travers Thomas Carlyle et son livre « Les héros, le culte des héros et l’héroïque dans l’histoire ». A rebours de l’esprit sceptique moderne, Carlyle tient non seulement à montrer dans son livre l’importance des hommes d’exception dans l’histoire, mais aussi que le « culte des héros » est une véritable nécessité anthropologique. Loin d’être anecdotique, le culte des héros, selon lui, est le roc sur lequel est même fondé tout le système hiérarchique d’une société.
 
 
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Edwar Elgar : Sospiri, Op.70 - Adagio For Strings, Harp And Organ, Op.70
Ralph Vaughan Williams : Fantasia on Greensleeves
Ralph Vaughan Williams : Fantasia on a Theme by Thomas Tallis
Chant soviétique : Ленин всегда с Тобой
 

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La boussole de l'UE pointe vers l'Ouest

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La boussole de l'UE pointe vers l'Ouest

Par Claudio Mutti

Source: https://www.eurasia-rivista.com/la-bussola-dellue-indica-loccidente/

La Triple Entente anglo-saxonne

Le 15 septembre 2021, le Premier ministre australien Scott Morrison, le Premier ministre britannique Boris Johnson et le président américain Joe Biden ont annoncé conjointement la signature d'un pacte de sécurité trilatéral appelé AUKUS, en vertu duquel les États-Unis et le Royaume-Uni s'engagent à aider l'Australie à développer et à déployer des sous-marins à propulsion nucléaire dans la région du Pacifique afin de contrer l'influence chinoise.

Le "triple marché" anglo-saxon est une étape supplémentaire dans une stratégie américaine plus large visant à encercler l'Eurasie. Cette stratégie, qui vise à empêcher la puissance chinoise de contrôler les zones côtières du continent eurasien, trouve ses racines dans la doctrine géopolitique de Nicholas John Spykman (1893-1943), le "parrain de l'endiguement" de l'Union soviétique, qui a reformulé la pensée de Halford John Mackinder (1861-1947), en soulignant l'importance de la bande côtière (Rimland) de l'Eurasie par rapport au "cœur" du continent.

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Appliquant la doctrine de Spykman aux circonstances actuelles, les stratèges américains visent à contenir la puissance chinoise en l'enfermant dans les deux systèmes d'alliances sur lesquels Washington peut compter en Asie: l'AUKUS et la QUAD. Si l'AUKUS a été évoqué plus haut, le QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), né en 2007 à l'initiative du Premier ministre japonais Shinzo Abe et relancé par Donald Trump en 2017, réunit les États-Unis, le Japon, l'Australie et l'Inde.

Les États-Unis ont désormais l'intention de construire une sorte d'OTAN asiatique qui, en déployant ses forces dans le Pacifique et l'océan Indien, formera une barrière contre la République populaire de Chine : à l'est, au sud-est et au sud.

Le 12 mars 2021, le président Joe Biden a ouvert une réunion au sommet avec les premiers ministres japonais, australien et indien, au cours de laquelle plusieurs projets représentant une alternative à la "nouvelle route de la soie" ont été examinés.

Puis, fin août, l'Inde et l'Australie ont mené des opérations conjointes avec les États-Unis et le Japon au large de Guam, l'île des Mariannes qui abrite des bases aériennes et navales américaines. Puis, début septembre, une opération conjointe indo-australienne appelée AUSINDEX 21 a eu lieu au large du port de Darwin, dans le nord de l'Australie. Au même moment, les ministres de la défense et des affaires étrangères de Delhi et de Canberra ont entamé leur premier dialogue stratégique. "En fait", commente "Defence Analysis", "c'est l'approche utilisée par les États-Unis pour contrer la montée en puissance de la Chine dans la région" [1].

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L'effet immédiat du pacte conclu peu après par l'Australie avec les États-Unis et la Grande-Bretagne a été l'annulation de l'accord (90 milliards de dollars australiens) conclu précédemment avec la société française Naval Group (anciennement DCNS) pour la fourniture de douze sous-marins nucléaires. Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a qualifié la décision de M. Biden de "brutale, unilatérale et imprévisible" et a parlé d'un "coup de poignard dans le dos". Pour avoir une vision complète de la situation, il faut toutefois rappeler que " la diplomatie française, en intégrant la doctrine indo-pacifique américaine en 2018, s'est alignée sur les priorités des Anglo-Saxons sans les réserves nécessaires à la défense de son indépendance stratégique". Elle n'a pas obtenu de garanties préalables sur sa participation aux décisions, et se voit désormais évincée du triumvirat Etats-Unis-Australie-Royaume-Uni. Pourtant, en avril 2021, la France a participé à des manœuvres navales dans le golfe du Bengale (océan Indien) avec les pays du QUAD : États-Unis, Japon, Inde et Australie, et en mai 2021 dans le Pacifique avec les États-Unis, l'Australie et le Japon, suscitant les critiques de la Chine qui dénonce l'émergence d'une" OTAN indo-pacifique "sur le modèle de la guerre froide" [2].

Une "défense" complémentaire à l'OTAN

Le 22 octobre, dans un effort de normalisation des relations entre la France et les États-Unis, Biden et Macron ont eu une conversation téléphonique, au cours de laquelle, selon un communiqué du gouvernement américain rapporté par Le Monde, "ils ont discuté des efforts nécessaires pour renforcer la défense européenne en assurant sa complémentarité avec l'OTAN" [3].

Un mois plus tard, lors de ses entretiens avec Emmanuel Macron à Rome, à la veille de l'ouverture du G20, le président américain a réparé la rupture avec la France en reconnaissant que les États-Unis avaient agi de manière "maladroite" et inélégante. M. Biden a ensuite évoqué le "système de valeurs identique" des deux pays et a déclaré qu'"aucun allié n'est plus ancien et plus loyal que la France". Aux oreilles de Macron, ces mots ont dû sonner comme une évocation de son compatriote qui fut général de division dans l'armée continentale de George Washington: le marquis de La Fayette, à qui le Congrès a conféré la citoyenneté américaine honoraire il y a 20 ans (bien qu'il ait déjà été naturalisé américain de son vivant). Il suffisait que Biden répète le cri lancé par le général John J. Pershing le 4 juillet 1917, après le premier débarquement des libérateurs en Europe: "La Fayette, nous voila !".

Feu vert, donc, à la "défense européenne" invoquée par le président français ; mais, comme le précise également le communiqué officiel du Palazzo Chigi, "dans un rapport de complémentarité" [4] avec l'alliance "transatlantique". En fait, Macron lui-même, s'attardant sur la nouvelle collaboration entre les États-Unis et l'Union européenne, a noté la nécessité de "renforcer la coordination, la collaboration stratégique entre l'Union européenne et l'OTAN" [5]. Début octobre, le secrétaire d'État américain Tony Blinken avait déjà expliqué à M. Macron que les États-Unis étaient "certainement favorables aux initiatives européennes en matière de défense et de sécurité", mais comprises comme "un complément à l'OTAN", une question sur laquelle l'engagement de Joe Biden est "inébranlable" [6].

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M. Biden a également renforcé les relations avec Bruxelles en concluant un accord visant à alléger les droits d'importation américains sur l'aluminium et l'acier, et à suspendre les droits compensatoires de l'UE sur diverses marchandises en provenance des États-Unis. Selon une déclaration de Mario Draghi, cet accord "confirme le renforcement continu de la relation transatlantique déjà étroite" [7] - un adjectif utilisé par Biden et ses interlocuteurs européens à la place du vieil adjectif atlantique, sans doute pour souligner et réitérer le concept d'une "alliance" qui lie les deux côtés de l'océan éponyme. "Les États-Unis et l'UE inaugurent ensemble une nouvelle ère de coopération transatlantique qui profitera à tous nos citoyens, aujourd'hui et à l'avenir"[8]. C'est ce que Biden a déclaré lors d'une conférence de presse avec Ursula von der Leyen, qui, l'appelant confidentiellement "cher Joe", lui a fait écho avec ces mots: "Depuis le début de l'année, nous avons rétabli la confiance et la communication; c'est une autre initiative clé pour notre agenda transatlantique renouvelé avec les États-Unis " (9). En revanche, sur la question spécifique de la "défense européenne", la présidente de la Commission européenne s'était déjà exprimé le 5 octobre à Brdo, en Slovénie, en qualifiant l'OTAN de "parapluie de sécurité fondamental pour le Vieux Continent" (10).

Le leitmotiv de la solidarité transatlantique et de la complémentarité de la défense européenne avec l'OTAN a été réitéré par Josep Borrell. Illustrant le projet d'une "boussole stratégique" qui - significativement nommée dans le langage de la boussole stratégique de l'anglosphère - entend définir la voie à suivre pour l'avenir de l'Union européenne dans le domaine militaire et dans d'autres domaines, le haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères a déclaré que "l'Europe est en danger" et qu'il est nécessaire de répondre aux "nouveaux défis et menaces", tels que ceux "à la frontière avec le Belarus" [11]. Selon le Haut représentant, la défense de ces "valeurs universelles" qui, selon lui, coïncident avec "nos valeurs libérales", exige une "responsabilité stratégique européenne" ; et celle-ci, a-t-il poursuivi en rassurant les alliés hégémoniques, non seulement "ne contredit en rien l'engagement européen envers l'OTAN, qui reste au cœur de notre défense territoriale", mais au contraire sera "la meilleure façon de renforcer la solidarité transatlantique" [12].

Apparemment, l'aiguille magnétique de la "boussole stratégique" produite par l'UE continue de pointer vers l'Occident.

La primauté de l'Italie

Dans le cadre de la réorganisation de la puissance occidentale, la fonction sous-impérialiste que Washington a assignée à l'Italie, qui a été placée aux commandes par l'ancien partenaire de Goldman & Sachs, est multiple. En ce qui concerne la Libye, lors de la Conférence internationale qui s'est tenue à Paris le 12 novembre 2021, le projet occidental était clair : l'Italie doit être le moteur d'un effort de stabilisation, à partager avant tout avec la France. L'objectif stratégique que l'Italie et la France doivent poursuivre en Libye est l'éviction de la Russie et de la Turquie: "pour Washington comme pour Rome (et donc pour Bruxelles), il est crucial que tant les unités turques déployées en Tripolitaine que celles du groupe russe Wagner et les autres contractants africains positionnés en Cyrénaïque quittent le pays" [13]; un point sur lequel "le président italien est tout à fait en phase avec la vice-présidente américaine Kamala Harris" [14]. En revanche, en ce qui concerne les élections qui doivent avoir lieu en Libye, "tant l'Italie que les États-Unis estiment qu'un président et un exécutif issus des urnes peuvent avoir plus d'influence et surtout recevoir un plus grand soutien politique et diplomatique de Rome et de Washington". La ligne italienne, et la ligne européenne, et la ligne américaine sont complètement superposables" [15].

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Mais la tâche que Draghi et Macron s'apprêtent à accomplir ne se limite pas à ramener la Libye dans l'orbite occidentale. Selon le professeur Giulio Sapelli, porte-parole accrédité dans les milieux atlantistes, "Draghi est maintenant appelé à jouer un autre rôle. Un rôle inhabituel pour lui, mais tout aussi important : endiguer les relations entre l'Allemagne et la Chine en créant un anti-monde pro-atlantique en Europe, en construisant (...) un lien encore plus étroit que celui que l'Italie et la France ont déjà entre elles" [16]. Après l'offense malencontreuse faite à la France par la triple entente anglo-saxonne, l'Italie est appelée à jouer le rôle de bâtisseur de ponts "transatlantiques" entre Paris et Washington. "Si ce nouvel ordre international - commente Sapelli - aura comme élément fondamental l'ascension au Quirinal de Draghi lui-même, la nouvelle configuration des rapports de force européens et de ces derniers avec les USA aura une disposition adéquate pour affronter les défis de la lutte contre l'hégémonie chinoise qui attendent la planète".

Le fait que l'Italie soit candidate pour devenir le pays de tutelle de Washington en Europe, notamment sur le plan militaire, a été affirmé par Loren Thompson dans le bi-hebdomadaire américain Forbes [17], qui fait autorité en la matière, en donnant plusieurs raisons pour soutenir cette thèse. Selon le directeur des opérations du Lexington Institute, l'Italie est un pion très précieux dans le scénario européen, non seulement parce qu'aujourd'hui elle se distingue plus que jamais par son engagement envers l'Occident et la démocratie [18], mais aussi et surtout parce que sa position géographique correspond merveilleusement aux besoins stratégiques de l'Alliance atlantique : à la fois en raison de la position centrale occupée en Méditerranée par la base de Sigonella, et parce que le nord de l'Italie, où sont notamment stockées les armes nucléaires tactiques de l'OTAN, abrite des F-35 qui peuvent se diriger rapidement vers la frontière biélorusse [19].

Le cabinet présidé par l'ancien associé de Goldman & Sachs a notamment consolidé le soutien de l'Italie à la politique américaine dans le monde. En effet, à rebours du gouvernement précédent, il a pris ses distances avec Pékin et s'est montré désireux de s'impliquer davantage dans l'alignement quadrilatéral des États-Unis, de l'Australie, de l'Inde et du Japon, mis en place pour contrer les ambitions chinoises en Asie [20]. De même, "le secteur militaire italien fait les bons investissements" [21], puisque, "comme la Pologne, (...) elle utilise son budget militaire limité pour acheter des armes avancées aux États-Unis" [22]. En bref, conclut le chroniqueur de Forbes, aujourd'hui "il est plus facile d'apprécier le bilan de l'Italie en tant que nation pro-démocratique et pro-américaine" [23], de sorte que les élites politiques de Washington ont une confiance totale dans celles de Rome.

NOTES

[1] “Analisidifesa”, 12 settembre 2021.

[2] Pierre-Emmanuel Thomann, AUKUS, un triumvirat anglo-saxon dans l’Indo-Pacifique pour conserver l’hégémonie mondiale: quelle riposte géopolitique pour la France? Non-alignement et Pivot vers la Russie, “Eurocontinent”, 29/09/2021.

[3] Relations franco-américaines: Emmanuel Macron et Joe Biden se sont entretenus par téléphone, lemonde.fr, 23 ottobre 2021.

[4] G20, il Presidente Draghi incontra il Presidente degli Stati Uniti d’America Biden, governo.it, 29 ottobre 2021.

[5] Riccardo Sorrentino, Biden tende la mano a Macron: “maldestri” sui sottomarini, ilsole24ore.com, 30 ottobre 2021.

[6] Stefano Pioppi, Tra Nato e Difesa europea, così l’Italia può essere protagonista, formiche.net, 6 ottobre 2021.

[7] Draghi: Grande soddisfazione per accordo Ue-Usa su dazi acciaio e alluminio, governo.it, 31 ottobre 2021.

[8] Biden, Usa e Ue combatteranno insieme sfide 21esimo secolo, swissinfo.ch, 31 ottobre 2021.

[9] Claudio Salvalaggio/ANSA, Pace sui dazi con l’Ue. Biden: “Nuova era transatlantica”, voce.co.ve, 1° novembre 2021.

[10] Von der Leyen rilancia l’idea di una forza militare europea: «Complementare alla Nato», it.geosnews.com, 6 ottobre 2021.

[11] www.ansa.it/europa/notizie/rubriche/altrenews/2021/11/10

[12] Josep Borrell, Una Bussola Strategica per l’Europa, 12 novembre 2021, www.project-syndicate.org

[13] Emanuele Rossi e Massimiliano Boccolini, Libia, Draghi porta la strategia italiana alla conferenza di Parigi, formiche.net 12-11-2021.

[14] Ibidem.

[15] Ibidem.

[16] Sapelli: ecco la missione anti-Cina e Germania affidata dagli Usa a Draghi, ilsussidiario.net, 23-10-2021.

[17] Loren Thompson, Italy Is Becoming More Important To U.S. Security. Here Are Five Reasons Why, www.forbes.com, 15-11-2021.

[18] “Italy stands out as a nation that is reliably committed to the Western alliance and to democracy” (Ibidem).

[19] “Italy’s geographical circumstances are ideal for shaping security conditions in the Mediterranean Sea—the most important body of water in Western history. The naval air station at Sigonella in Sicily, where long-range surveillance aircraft are deployed, is almost exactly equidistant from Beirut and Gibraltar at opposite ends of the sea. It is also a short hop by air to the most troubled countries in North Africa, most notably Libya. In the north, the country’s territory extends so far into central and eastern Europe that Italian F-35s stationed there are within unrefueled range of Poland’s border with Belarus. NATO stores tactical nuclear weapons at two bases in the north, comprising a powerful component of the alliance’s deterrent to Russian aggression” (Ibidem).

[20] “In recent months, the government of Prime Minister Mario Draghi has exhibited an interest in becoming more involved in the quadrilateral alignment of America, Australia, India and Japan established to counter Chinese ambitions in Asia. Draghi’s predecessor had a brief dalliance with China’s Belt and Road initiative, but Draghi has since distanced Italy from Beijing and shown great interest in developing closer ties to New Delhi—underscoring his country’s preference for democratic partners” (Ibidem).

[21] “Italy’s military is making the right investments” (Ibidem).

[22] “Like Poland, (…) Italy is leveraging its limited military budget to buy advanced U.S. weapons” (Ibidem).

[23] “it is easier to appreciate Italy’s track record as a pro-democratic, pro-American nation” (Ibidem).

Ernst Jünger et son soutien aux soulèvements anti-bourgeois et paysans de 1929

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Ernst Jünger et son soutien aux soulèvements anti-bourgeois et paysans de 1929

Nous publions ici la lettre que l'écrivain allemand a écrite à Bruno von Salomon, l'animateur du mouvement de lutte, dans laquelle l'auteur d'Orages d'acier se reconnaît dans une perspective et une interprétation nationales-révolutionnaires.

par Antonio Chimisso avec une lettre d'Ernst Jünger

Source: https://www.barbadillo.it/102224-junger-rivolte-contadine/?utm_campaign=shareaholic&utm_medium=facebook&utm_source=socialnetwork&fbclid=IwAR3YMvvNowkBAJKcTNJYeu495pi4Fgf9v-XeUTw6HyPXMBCkCFPUfUsKGpc


Le 10 septembre 1929, Ernst Jünger écrit à Bruno von Salomon, l'une des figures de proue du Landvolkbewegung, le mouvement qui a été le protagoniste, à la fin des années 1920, des révoltes paysannes qui ont débuté dans le Schleswig-Holstein et se sont ensuite étendues à la majeure partie de l'Allemagne du Nord.

Le même jour, Bruno von Salomon a été arrêté ainsi que Claus, Rönne et Heide Heim, Johson, Bodo Uhse, soit un total de vingt arrestations. Le lendemain, les trois autres frères von Salomon, Ernst, Hörst et Günther, la secrétaire du capitaine Ehrhardt et future épouse de Hartmut Plaas, Sonja Laankens, Hans-Gert Techow, Werner Lass et Hans Sadowski, subissent le même sort.

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Ils sont tous accusés d'être responsables des attentats qui caractérisent les manifestations qui se succèdent depuis quelques mois, dans un crescendo continu ; une vingtaine de bombes ont explosé, endommageant des mairies, des palais de justice et les domiciles d'importantes personnalités publiques. Le 1er septembre, Ernst von Salomon et Walter Muhtmann créent l'état d'alerte en plaçant une fausse bombe à côté du Reichstag à Berlin, une période de grande tension dont von Salomon se souviendra bien des années plus tard comme étant vraiment amusante, un "Spass". Quelques jours plus tôt, une bombe a explosé et endommagé l'hôtel de ville de Lüneburg, en Basse-Saxe.

Bruno von Salomon a sans aucun doute été l'un des organisateurs de l'activité terroriste, tandis que son frère Horst apportait les explosifs depuis la Rhénanie.

Sans préambule ni prétention, Jünger déclare ouvertement que ce "mouvement concret", au caractère nettement national-révolutionnaire, est le premier auquel il se sent réellement appartenir. Il poursuit en soulignant qu'il était "très important de posséder les feux dans lesquels entretenir le feu de l'anarchie".

Le résultat positif du mouvement de révolte, selon Jünger, est d'avoir forcé les nationaux-socialistes à montrer et à révéler leur véritable orientation bourgeoise et si ceux-ci devaient un jour emporté la victoire, pour eux et pour d'autres formations d'extrême-droite alliéés, ils auraient certainement éluder ce conflit pour faire leure une politique inacceptable qui ne pouvait être que pro-occidentale en politique étrangère et nationale-conservatrice en politique intérieure.

Les nationaux-socialistes, dans une attitude de légalité absolue et de respect des lois de l'État, avaient en effet obtenu l'interdiction absolue des relations entre leurs membres et les représentants des révoltes paysannes, et étaient allés jusqu'à mettre une récompense de 10.000 R.M. sur la tête des poseurs de bombes. Leur politique a été récompensée par un grand succès lors des élections suivantes avec des pics de plus de 80% dans les districts au cœur de la révolte.

La vision euro-asiatique et anti-bourgeoise d'Ernst Jünger, dont l'ouvre Le Travailleur (Der Arbeiter) allait bientôt devenir l'expression intellectuelle directe, était donc très claire. 

Des positions similaires en faveur des rebelles sont également prises à la même époque par son frère Friedrich Georg, qui voit dans ces révoltes l'espoir de "porter tout un système politique jusqu'à l'absurde" afin de "faire partir en fumée le consortium européen pour l'épuisement pacifique de l'Allemagne".

En réalité, Jünger ne participe pas directement aux activités politiques ; en effet, la même année, il publie Le cœur aventureux, ce qui provoque une rupture avec le monde révolutionnaire national, qui accueille le texte avec scepticisme, le considérant comme un choix esthétique et trop intellectuel. En réalité, la ligne qui caractérisera une grande partie de l'œuvre de l'écrivain allemand apparaissait déjà, parfaitement résumée dans la figure de l'Anarque, qui dans une solitude absolue, avec sa hache, cherche et trace de nouveaux chemins dans la forêt vierge. Ce seront ensuite les autres, vers lesquels sa recherche est toujours dirigée, qui devront trouver ces chemins, les comprendre et finalement les suivre.

170px-Schoenthan_doris_v_1927.jpgBruno von Salomon est libéré de prison après quelques mois, faute de preuves suffisantes, et rejoint le KPD, considérant le parti communiste comme le seul moyen de combattre l'ennemi principal, le capitalisme. Ce choix a entraîné sa rupture avec son frère Ernst, avec lequel il n'a pas eu de relation pendant une vingtaine d'années. Il a épousé Doris von Schönthan (photo), une belle femme qui était un élément moteur de la vie sociale allemande dans les années 1920 et qui, comme Bruno, a émigré en 1933. Il a participé à la guerre d'Espagne dans les Brigades internationales et à la résistance avec les partisans communistes français. En 1947, Ernst entend à nouveau parler de son frère par Alfred Kantorowicz: il vit en grande difficulté en France, et en 1949, il demande à Bodo Uhse de venir en aide à Bruno (cf. lettre de E.v.S. à B. Uhse du 28.3.49 dans Verwischte Grenze, p. 551, édité par Claudia Scheufele et Helmut Kiesel à Heidelberg en 2013). Il ne le revit qu'en 1951, lorsqu'il se rendit à Paris pour présenter l'édition française du Questionnaire. Le trouvant en grande misère financière et les poumons irrémédiablement endommagés par la tuberculose, il le ramène en Allemagne. Bruno von Salomon est mort en 1952 dans un sanatorium. Ses funérailles ont été l'occasion de retrouver de nombreux survivants des cercles révolutionnaires nationaux d'avant-guerre et de nombreux paysans du Landvolkbewegung. Ernst n'était pas présent en raison de ses obligations professionnelles à Munich, mais sa femme Lena l'était. L'oraison funèbre a été prononcée par Heinz Liepmann et Claus Heim.

La lettre d'Ernst Junger à Bruno von Salomon

Cher Monsieur von Salomon !

Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m'envoyer de temps en temps du matériel sur le Landvolk (1). C'est le premier mouvement concret auquel je participe vraiment. J'aimerais aussi venir dans le Holstein un jour, s'il y a quelque chose à voir là-bas, afin de me faire une idée des gens.

Je salue et considère comme positif le fait que ce travail oblige les nationaux-socialistes, ou du moins leurs dirigeants, à révéler leur essence bourgeoise cachée. Espérons que le mouvement pourra être maintenu dans une mobilisation constante et lente ; il est évidemment trop petit pour qu'on lui demande de provoquer des changements politiques de grande envergure, et il ne peut certainement pas être exploité à cette fin maintenant, mais il fournit une lumière claire qui permet même aux esprits simples de voir très clairement les malentendus dans lesquels nous vivons. Ce qui est bien avec les actions, c'est qu'elles nous obligent à prendre position. Ici, on ne peut pas s'en sortir par le seul militantisme. Il est très important de posséder les foyers dans lesquels le feu de l'anarchie est entretenu. Dans la situation actuelle, une anarchie latente et sans nom est plus précieuse que des explosions ouvertes. Il est très positif qu'au point où vous en êtes, les contrastes qui séparent le nationalisme tel que nous le comprenons de l'extrême droite soient déjà clairement visibles. Et il n'y a aucun doute qu'un jour, cela apparaîtra au grand jour et ce n'est qu'alors, en cas de victoire de Hitler, Seldte (2) et Hugenberg (3), ce qui ne signifierait que la poursuite de la politique étrangère pro-occidentale et de la politique intérieure nationale-bourgeoise, que notre front de bataille prendra sa véritable signification. Mais le travail préparatoire et la différenciation peuvent déjà avoir lieu maintenant, d'une part par la clarification, d'autre part par l'action.

L'attitude de la presse communiste est en effet surprenante, ces personnes semblent être une sorte d'agents de sécurité volontaires de l'autorité étatique. Mais au moins, j'y ai lu des choses plus appréciables que chez les nationaux-socialistes.

Bien à vous

Votre dévoué EJ

In Werke und Korrespondenz Ernst Jünger in Dialog, page 185, Revue du Centre de Recherche et de Documentation Ernst Jünger, Belleville

La revue de presse de CD - 02 janvier 2022

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La revue de presse de CD

02 janvier 2022

DÉSINFORMATION

« Dangereux pour nous tous » : Snowden alerte sur le précédent que pourrait créer l'affaire Assange

Le lanceur d'alerte tire la sonnette d'alarme concernant l'affaire Assange et le précédent que celle-ci créerait si le fondateur de WikiLeaks était extradé aux Etats-Unis. Pour Snowden, cela ouvrirait la porte à tous les abus contre le journalisme.
RT France

https://francais.rt.com/international/94034-dangereux-pou...

Torture interminable : l’AVC d’Assange révèle la version occidentale de la scie à os saoudienne

« L’éditeur de WikiLeaks, âgé de 50 ans, qui est en détention provisoire dans une prison à sécurité maximale alors qu’il lutte contre son extradition vers les Etats-Unis, s’est retrouvé avec une paupière droite affaisée, des problèmes de mémoire et des signes de dommages neurologiques », rapporte le Daily Mail. « Le mini-AVC a été probablement déclenché par le stress de l’action des Etats-Unis en cours devant les tribunaux à son encontre et par une baisse globale de sa santé alors qu’il fait face à son troisième Noël derrière les barreaux. »

Le Cri des Peuples

https://lecridespeuples.fr/2021/12/30/torture-interminabl...

Contrôle de l’information : après la commission Bronner, Viginum

L’élection présidentielle approche et ce que l’on pourrait appeler une oligarchie macronienne met en place les conditions d’une bonne réélection du président sortant via une plus grande efficacité du contrôle de l’information, que celle-ci soit privée ou publique. Viginum est une parfaite illustration du second terme.

OJIM

https://www.ojim.fr/controle-de-linformation-viginum/?utm...

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FRANCE

L'appel solennel du "Collectif des maires résistants"

"L'heure est grave", lance le "Collectif des maires résistants" en introduction d'un appel solennel qu'ils lancent aux Français. [texte intégral ci-après] Fabrice Marchand et Thierry Renaux sont tous deux maires de petites communes rurales dans les Ardennes. Aujourd'hui, le projet gouvernemental de passe vaccinal les conduit à passer la vitesse supérieure. Leur constat d'une démocratie confisquée, et même "trahie", d'un pays dans lequel Emmanuel Macron instaure un "pouvoir absolu", avec le concours d'une partie des médias qui alimentent une "vérité sous influence", les conduit à appeler leurs concitoyens à "redevenir les maîtres de leur destin, les capitaines de leurs âmes". Quels sont leurs constats ? Leurs revendications ? La traduction concrète de cet appel ? Leurs projets pour peser dans la vie publique, alors que s'ouvre la campagne présidentielle ?

Francesoir.fr

https://www.francesoir.fr/videos-le-defi-de-la-verite/lap...

GAFAM

CYBER-BILAN 2021 ; une année cyber-explosive qui aura radicalement changé la donne en matière de cybersécurité et de cybermenaces

Le nombre d’attaques informatiques contre les entreprises et les administrations françaises avait déjà quadruplé en 2020, par rapport à l’année 2019. Et les cyberattaques n’ont – fort logiquement – pas cessé de faire les gros titres de la presse, tout au long de cette année chaotique. Hacks, rançongiciels et confidentialité des données : un bilan 2021 très cyber-explosif ! Voici ce qu'il faudra en retenir… 

Atlantico

https://atlantico.fr/article/decryptage/2021-une-annee-cy...

GÉOPOLITIQUE

2001-2021 : 20 ans du XXIe siècle. Quel bilan pour la diplomatie française ?

De l’intervention en Afghanistan (2001) au retrait de Barkhane (2021), des tensions avec la Russie et les États-Unis au développement de la construction européenne, la diplomatie française a connu deux décennies d’intenses déploiements. Bilan avec Olivier Chantriaux, chercheur associé à la chaire de géopolitique de la Rennes School of Business.

Conflits

https://www.revueconflits.com/2001-2021-20-ans-du-xxie-si...

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RÉFLEXION

La mode comme matrice de la dictature écologiste et woke

La mode (les gens de la mode) est new Age et occultiste en diable. Elle court après les gourous. La mode est bourrée de pognon, ne crache pas dessus, se fout des pauvres mais est à l’avant-garde de tous les bouleversements sociétaux.

Euro-synergies

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/12/25/l...

Idéologies contre idéologies

Nous traversons en somme une période à la fois à la fois hyper et dé-idéologisée. Hyper parce que l’impératif de conformité morale et « sociétale » envahit le moindre aspect de notre vie commune (langage, écriture, rapports personnels). Et qu’il décèle des périls partout. Tout est sensible et signifiant, tout peut produire de la violence et des victimes (symboliques s’entend). Mais la période est dé-idéologisée dans la mesure où les modes traditionnels de médiation du conflit droite/gauche, partis, syndicats, se sont globalement abolis au profit du même modèle.

Le site de François-Bernard Huyghe

https://huyghe.fr/2021/12/09/ideologies-contre-ideologies/

RUSSIE

Ukraine : que retenir de l’échange Poutine/Biden, et à quoi ressemblerait un conflit entre l’OTAN et la Russie ?

Compte rendu de la discussion téléphonique entre Vladimir Poutine et Joe Biden au sujet de l’Ukraine le 30 décembre 2021

Le Cri des Peuples

https://lecridespeuples.fr/2021/12/31/crise-des-missiles-...

Trente ans après l’effondrement de l’URSS, ces États fantômes qui hantent l’espace post-soviétique

Trente ans après la disparition de l’Union, une demi-douzaine d’entités non reconnues internationalement existent aujourd’hui sur ce que fut son territoire. Comment en est-on arrivé là, et quelles sont les perspectives de ces contrées et de leurs habitants ?

The Conservation

https://theconversation.com/trente-ans-apres-leffondremen...

SANTÉ/LIBERTÉ

Immunité, vaccins, effets indésirables, traitements : analyse de Jean-Marc Sabatier - Partie 1

Que savons-nous de l’immunité ? Comment celle-ci se mobilise-t-elle lors d’une infection ou d’une vaccination ? Qu’est-ce que l’immunité innée non spécifique ? Et l’immunité adaptative ou acquise ? Comment les vaccins ont-ils été élaborés ? Ont-ils encore une efficacité sur les nouveaux variants ? Quelle dangerosité pour le nouveau variant Omicron ?  Que sont les phénomènes ADE (Antibody Dependent Enhancement) et ERD (Enhanced respiratory disease) ? Qu’en est-il des effets secondaires de la protéine Spike vaccinale ? Des injections répétées et multiples peuvent-elles conduire à un dérèglement durable du système immunitaire ? Quel rôle la vitamine D peut-elle avoir sur la prévention de l’infection ? Tels sont les grands thèmes abordés par Jean-Marc Sabatier, directeur de recherche au CNRS et docteur en biologie cellulaire et microbiologie, affilié à l’institut de neuro physiopathologie à l’université d’Aix-Marseille, avec qui nous nous sommes entretenus.

Francesoir.fr

https://www.francesoir.fr/opinions-entretiens/jean-marc-s...

Tribune : « Une nouvelle religion vaccinale est née en Occident »

L’idéologie de la vaccination intégrale et répétée des populations est une sorte de nouvelle religion, avec son dieu, ses grands maîtres argentiers, ses dévots, ses techniques de propagande de masse et ses mensonges éhontés. En ouvrant désormais la voie à la vaccination des enfants et en créant par ailleurs entre les citoyens des discriminations inédites pour des régimes réputés démocratiques, elle viole des droits humains que l’on croyait « inaliénables » et dresse les citoyens les uns contre les autres. Plus de 2.300 universitaires, médecins et soignants alertent dans cette tribune, absolument pas reprise dans les médias officiels.

QG média

https://qg.media/2021/12/12/tribune-une-nouvelle-religion...

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Omicron plus fort que Pfizer

Les chiffres d’omicron commencent à tomber, et “on peut discuter de tout, sauf des chiffres ». Les chiffres ne mentent pas et ne sont pas tendres avec la stratégie du tout vaccin. Certains propos de scientifiques complotistes concernant le cumul des doses avec baisse des défenses, semblent se confirmer (également confirmé par les autorités britanniques). Quant au « vaccin », si on peut appeler cela un vaccin, avec une injection tous les 3 mois, ce n’est plus un vaccin, mais cela devient une thérapeutique génique, qui ressemble trop à ces chimiothérapies que l’on répète aux cancers stades terminaux, en attendant la fin. En espérant qu’ici, quand on parle de fin, c’est celle de l’épidémie, qui arrivera en 2022, l’histoire de ces grandes épidémies depuis des siècles étant toujours la même, avec ou sans traitement.

covid-factuel

https://www.covid-factuel.fr/2021/12/31/omicron-plus-fort...

UNION EUROPÉENNE

Le droit européen contre le droit national - en l'occurrence la Pologne

De même que la Hongrie était devenue la tête de Turc de l'UE le mois dernier, c'est maintenant au tour de la Pologne d'être torpillée comme le plus grand pécheur de l'Europe. Cette attaque frontale a été déclenchée par l'arrêt de la Cour constitutionnelle polonaise (PGH) remettant en cause la primauté automatique du droit communautaire sur le droit polonais.

Euro-synergies

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/12/25/l...

De quelle couleur sont les « Verts » européens ?

La « Charte des Verts européens » comble ses vides en enchaînant les clichés, qui plairont à 90 % du public, car ils sont écrits de manière à éviter (autant que possible) de dire quoi que ce soit qui soit largement controversé. Par exemple : « Notre réponse est le développement durable, qui intègre des objectifs environnementaux, sociaux et économiques pour le bénéfice de tous. » (Oh ? Et comment cette belle idée va-t-elle se concrétiser dans la réelle politique ? Quelles sont les mesures, et le classement précis des priorités, lorsque l’une de ces valeurs entre en conflit avec l’autre, ce qui arrive souvent ?) Le parti vert semble accompagner les libéraux, mais quelle est leur réalité ? Que font-ils réellement, lorsqu’ils sont au pouvoir ? Dans leur propre pays, et dans l’UE ? Prenons un cas très concret (mais largement représentatif).

Le Saker francophone

https://lesakerfrancophone.fr/de-quelle-couleur-sont-les-...

L’UE contre la désinformation ou pour le contrôle de l’information ?

« L’UE doit intensifier son action de lutte contre la désinformation », estimait en juin dernier la Cour des comptes européennes dans un communiqué accompagnant la publication de son rapport spécial « La désinformation concernant l’UE : un phénomène sous surveillance mais pas sous contrôle ».

OJIM

https://www.ojim.fr/ue-desinformation-controle-de-linform...

2022

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Gelukkig Nieuwjaar 2022
Bonne année 2022
Glückliches Neujahr 2022
Happy New Year 2022
Feliz Ano Nuevo 2022
Felice Anno Nuovo 2022
 
Robert Steuckers & Ana Robleda Sebastian

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vendredi, 31 décembre 2021

Hermann Hesse, biographe de l'âme allemande et loup des steppes

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Hermann Hesse, biographe de l'âme allemande et loup des steppes

par Alexander Markovics

Il y a un peu plus de 59 ans, le poète allemand Hermann Hesse mourait à l'âge de 85 ans, le 9 août 1962 à Berne. Né en 1877 à Calw sur la Nagold, dans le Wurtemberg, dans une famille de missionnaires piétistes qui avait auparavant travaillé en Inde, Hesse a été exposé à de nombreuses influences : d'une part, l'influence de l'Asie à travers les expériences de sa famille et le mysticisme chrétien. Son père était un Allemand de la Baltique, son grand-père, le Dr Carl Hermann Hesse, était médecin et conseiller d'État russe, qu'il qualifiera plus tard de jeune, fougueux, drôle et pieux jusqu'à un âge avancé.

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Dans la maison de ses parents à Calw, des influences du monde entier se rencontrent, on ne discute pas seulement des événements en Allemagne et en Europe, mais on s'exerce aussi à la philosophie de Lao Tseu et de Bouddha. Plus tard, Hesse consacrera son livre "Siddharta" à la pensée bouddhiste. Le jeune Hesse passe également quelques années de sa jeunesse à Bâle, en Suisse. Par conséquent, le Souabe d'origine concentre son œuvre sur le "chemin vers l'intérieur", ce qui se traduit par de nombreux aspects autobiographiques dans ses écrits - Hesse traite par exemple de son aversion pour les établissements d'enseignement publics et les fréquents changements d'école dans son livre Unterm Rad.

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Au cours de sa longue vie, Hesse a été le témoin de nombreux bouleversements dans l'histoire allemande : élevé dans la splendeur de l'empire wilhelmien en pleine industrialisation, Hesse veut se porter volontaire en tant que représentant des "idées de 1914" à l'ambassade d'Allemagne lorsque la guerre éclate, mais il est rejeté comme inapte à ce poste. Au lieu de cela, on confie à Hesse, à Berne, la mise en place d'une centrale de livres pour les prisonniers de guerre allemands. D'abord partisan de la guerre, le poète se transforme de plus en plus en opposant à la guerre, appelant à la modération dans la guerre civile européenne. Lorsqu'il publie dans la Neue Zürcher Zeitung l'article "O Freunde, nicht diese Töne", dans lequel il critique vivement la haine fratricide des Européens et l'action d'autres poètes qui font leur "service à la plume", une vague de haine lui vient d'Allemagne.

Lorsque sa première femme Maria Bernoulli est internée dans un hôpital psychiatrique et que son fils de trois ans est victime d'une méningite, l'homme intérieur qu'est Hesse est sur le point de s'effondrer. Ces moments difficiles de sa vie ne l'empêchent pas de créer, mais stimulent au contraire sa créativité. Hesse lui-même entretient une relation d'amour-haine avec le matérialisme bourgeois et l'étiquette formelle, il critique la technique moderne ainsi que la société bourgeoise, pour mieux aspirer au calme et à la stabilité. Le poète lui-même se transforme en pacifiste sous l'influence de la guerre, il tourne son regard vers l'intérieur pour devenir le biographe de l'âme de lui-même, mais aussi le spectateur de l'âme de ses contemporains, qui vivent non seulement comme lui l'effondrement d'un ancien monde, mais aussi le chaos qui accompagne les douleurs de l'enfantement d'une nouvelle ère.

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La raison de son succès réside dans le fait que Hermann Hesse ne pratique pas la poésie comme une invention arbitraire, mais dans le sens d'une tentative d'expression, "(...) qui présente des processus profondément vécus dans le vêtement d'événements visibles", selon le poète lui-même. Cependant, le chrétien croyant Hesse ne s'en tient pas servilement à une représentation réaliste de la vie, mais intègre également des éléments fantastiques dans la représentation d'expériences enivrantes et transcendantes, un procédé qui lui valut de nombreuses critiques lors de la parution du "Loup des steppes" en 1927.

Dans cette œuvre, nous rencontrons la philosophie de l'âme profondément allemande de Hesse, qui ne s'inscrit pas seulement dans une tradition indo-européenne, mais se rattache également à la mystique allemande de Jean Tauler et de Maître Eckhart. Ici, deux "moi" sont en conflit : Le moi historique, enraciné dans le monde, suivant ses besoins trop humains et impatient, avec le moi sacré, l'âme immortelle, qui correspond à l'atman de l'hindouisme, patient et exigeant de l'homme son évolution permanente.

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Ce récit met en scène un homme de 50 ans, Harry Haller, un marginal et un excentrique qui rejette la société bourgeoise tout en mettant en garde contre une nouvelle guerre mondiale. L'érudit Haller ne s'oriente que dans ses livres, mais pas dans le monde, car il semble avoir deux natures dans sa poitrine : l'homme bourgeois qui aspire à la sécurité et à la sûreté d'une part, et d'autre part un loup des steppes, un animal noble qui préfère la solitude à la société et la liberté dans la misère matérielle au confort. Mais alors que le loup des steppes est domestiqué et limité par le moi bourgeois de Haller, c'est sa nature sauvage qui est à son tour asservie par ses besoins bourgeois. D'un côté, il est repoussé par la technicisation croissante du monde, l'évaluation de toutes choses en fonction de leur valeur financière et le nihilisme abyssal de la société libertaire, de l'autre, l'homme solitaire en lui a justement soif de quelqu'un qui le comprenne et de compagnie.

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Alors qu'il est sur le point de se suicider et que seul l'alcool peut l'en dissuader, Harry Haller tombe sur un mystérieux théâtre magique et sur Hermine, une femme qui lui est proche et qui fréquente le demi-monde, et qui lui rappelle son ami d'enfance Hermann. Grâce à ces rencontres, Haller apprend qu'il n'y a pas que deux aspects de sa personnalité, mais qu'il y en a beaucoup et que, s'il veut atteindre l'immortalité comme Mozart et Goethe, les génies qu'il admire, il doit vivre ces aspects et les réconcilier. En chemin, il doit vivre lui-même la maladie du temps, descendre en enfer, faire des rencontres fantastiques et finalement se retrouver face à lui-même.

Hermann Hesse parvient à décrire tous ces thèmes avec un humour parfois espiègle, qui couvre de moqueries et de railleries l'individualisme bourgeois de la République de Weimar incarné par la personne de Haller, uniquement pour apprendre au héros comment surmonter le nihilisme de son époque. Si l'œuvre de Hesse a été récupérée par la scène hippie dans les années 60 et 70, elle est toujours d'actualité 60 ans après sa mort et reste également d'une grande actualité philosophique. La technicisation et la numérisation éloignent également l'homme du 21e siècle de son âme et lui présentent un monde bourgeois illusoire qui ne nous mène ni à l'éternité ni à Dieu, mais nous fait chercher un sens dans le nihilisme de la consommation permanente et de l'accumulation de possessions. Or, ce n'est qu'au plus profond de notre âme que nous pouvons chercher Dieu et devenir clairs sur ce que nous sommes. En même temps, ce n'est qu'en redécouvrant nos racines et nos traditions que nous pourrons retrouver la sécurité et le soutien de la communauté nationale.

Ce sont des thèmes que l'on retrouve non seulement dans le Loup des steppes, mais aussi dans le reste de l'œuvre de Hermann Hesse. Son mérite est justement d'avoir attiré l'attention sur l'intériorité et la philosophie de l'âme des Allemands en tant qu'alternative au monde technicisé et globalisé, à travers la confrontation avec l'Asie.

 

Quand Cicéron explique Macron...

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Quand Cicéron explique Macron...

Nicolas Bonnal (2019)

Pour parler de lui et de ce qu’il nous inspire, je ne connais rien de mieux que cet extrait de la Biographie universelle, publiée en 1814 et retrouvée par votre serviteur grâce à Google books :

« Étonné d’entendre une vieille femme prier les dieux de conserver les jours de Denys, il voulut connaître le motif d’une prière si extraordinaire, tant il connaissait la haine qu’on lui portait. « Je prie les dieux, lui dit cette femme,  de te donner une longue vie, parce que je crains que celui qui te succédera » ne soit plus méchant que toi, puisque tu es pire que tous ceux qui t’ont précédé (1). »

Eh oui, certains se plaignaient du président Coty, qui eurent la cinquième république ; de de Gaulle, qui eurent Pompidou et Giscard ; de Mitterrand, qui eurent Chirac ; de Sarkozy et de Hollande, qui eurent Macron. Jusqu’où ne descendrons-nous pas ? Mais comme dit un de mes lecteurs commentateurs préférés, quand on touche le fond, on creuse encore ! Ah Bush, ah Obama, ah Trump en attendant Omar !

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Et comme on parlait de lui (de Denys donc) et de Cicéron, on citera le livre V des magnifiques Tusculanes (un jour, promis, je parlerai du songe de Scipion) :

« XX. Denys devint tyran de Syracuse à vingt-cinq ans; et pendant un règne de trente-huit, il fit cruellement sentir le poids de la servitude à une ville si belle et si opulente. De bons auteurs nous apprennent qu'il avait de grandes qualités car il était sobre, actif, capable de gouverner; mais d'un naturel malfaisant et injuste; et par conséquent, si l'on en juge avec équité, le plus malheureux des hommes. En effet, quoiqu'il fût parvenu à la souveraine puissance, qu'il avait si fort ambitionnée, il ne s'en croyait pourtant pas encore bien assuré. En vain descendait-il d'une famille noble et illustre; quoique ce point soit contesté par quelques historiens. »

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Le caractère de Denys est la méfiance – la paranoïa !!! - vis-à-vis de ses proches et des syracusains :

« En vain avait-il grand nombre de parents et de courtisans, et même de ces jeunes amis, dont l'attachement et la fidélité sont si connus dans la Grèce. Il ne se fiait à aucun d'eux. Il avait donné toute sa confiance à de vils esclaves, qu'il avait enlevés aux plus riches citoyens et à qui il avait ôté le nom qui marquait leur servitude, afin de se les attacher davantage. Pour la garde de sa personne, il avait choisi des étrangers féroces et barbares. Enfin la crainte de perdre son injuste domination l'avait réduit à s'emprisonner, pour ainsi dire, dans son palais. »

On sait que notre président a des gardes du corps du Mossad… Mais évitons les ennuis et revenons à Denys. Lui a au moins des filles qui lui font la barbe :

«  Il avait même porté la défiance si loin, que, n'osant confier sa tête à un barbier, il avait fait apprendre à raser à ses propres filles. Ainsi ces princesses s'abaissant par ses ordres à une fonction que nous regardons comme indigne d'une personne libre, faisaient la barbe et les cheveux à ce malheureux père. Encore, dit-on, que quand elles furent un peu grandes, craignant le rasoir jusque dans leurs mains, il imagina de se faire brûler par elles les cheveux et la barbe avec des écorces ardentes. »

Denys adore les perquisitions :

« On raconte de plus, que quand il voulait aller passer la nuit avec l'une de ses deux femmes, Aristomaque de Syracuse, et Doris de Locres, il commençait, en entrant dans leur appartement, par les perquisitions les plus exactes, pour voir s'il n'y avait rien à craindre; et comme il avait fait entourer leur chambre d'un large fossé, sur lequel il y avait un petit pont de bois ; il le levait aussitôt qu'il était avec elles, après avoir pris la précaution de fermer lui-même la porte en dedans. »

Cicéron (qui finit les mains et la tête coupées) poursuit son amusante énumération :

« Fallait-il parler au peuple? Comme il n'eût osé paraître dans la tribune ordinaire, il ne haranguait que du haut d'une tour. Étant obligé de se déshabiller pour jouer à la paume, qu'il aimait beaucoup, il ne confiait son épée qu'à un jeune homme son favori. Sur quoi un de ses amis lui ayant dit un jour en riant : Voilà donc une personne à qui vous confiez votre vie, et le tyran s'étant aperçu que le jeune homme en souriait, il les fit mourir tous deux; l'un pour avoir indiqué un moyen de l'assassiner; l'autre, parce qu'il semblait avoir approuvé la chose par un sourire. »

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Mais Denys est lié au mythe de Damoclès (pour moi c’est un mythe plus qu’une histoire). Et cela donne sous la plume acérée comme on dit du maître de la prose latine : 

XXI. Un de ses flatteurs, nommé Damoclès, ayant voulu le féliciter sur sa puissance, sur ses troupes, sur l'éclat de sa cour, sur ses trésors immenses, et sur la magnificence de ses palais, ajoutant que jamais prince n'avait été si heureux que lui : Damoclès, lui dit-il, puisque mon sort te paraît si doux, serais-tu tenté d'en goûter un peu, et de le mettre en ma place? Damoclès ayant témoigné qu'il en ferait volontiers l'épreuve, Denys le fit asseoir sur un lit d'or, couvert de riches carreaux, et d'un tapis dont l'ouvrage était magnifique. Il fit orner ses buffets d'une superbe vaisselle d'or et d'argent. Ensuite ayant fait approcher la table, il ordonna que Damoclès y fît servi par de jeunes esclaves, les plus beaux qu'il eût, et qui devaient exécuter ses ordres au moindre signal. Parfums, couronnes, cassolettes, mets exquis, rien n'y fut épargné. »

Evidemment il y a un prix à payer, ajoute notre sage et sarcastique Cicéron :

« Ainsi Damoclès se croyait le plus fortuné des hommes, lorsque tout d'un coup, au milieu du festin, il aperçut au-dessus de sa tète une épée nue, que Denys y avait fait attacher, et qui ne tenait au plancher que par un simple crin de cheval. Aussitôt les yeux de notre bienheureux se troublèrent : ils ne virent plus, ni ces beaux garçons, qui le servaient, ni la magnifique vaisselle qui était devant lui : ses mains n'osèrent plus toucher aux plats : sa couronne tomba de sa tête. Que dis-je? Il demanda en grâce au tyran la permission de s'en aller, ne voulant plus être heureux à ce prix (2). »

Peut-être que grâce à Damoclès l’autre ne restera pas…

Notes

(1) Biographie universelle, ancienne et moderne. 1814, Google books, tome onzième, p. 120.

(2) Cicéron, Tusculanes, V, Remacle.org

Luc-Olivier d'Algange - Propos réfractaires, extrait

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires, extrait

Ce temps peu aventureux prive les hommes de la plénitude de leur âge, leur invente des soucis subalternes qui leur font oublier où ils sont, - dans le Grand Midi, - gnose méridienne.

La gnose, dans l'acception première et étymologique du mot, n'est pas le gnosticisme qui répudie le monde comme étant la création d'un dieu mauvais, - mais un approfondissement du sens, un Eros de l'intellect qui ne se contente pas des seules représentations mais désire le plus profond, le plus haut, le plus libre, le plus grand, le plus intense et le plus léger. Le monde visible est pour lui le signe du monde invisible, d'une lumière au-delà de celle que l'œil peut percevoir et dont elle ne serait que l'ombre.

Le monde nous est hostile surtout lorsque nous nous crispons contre lui. Une pointe de désinvolture est nécessaire aux entreprises audacieuses et aux buts lointains.

Les Modernes qui ne parlent que de sexe ont en réalité désérotisé le monde. Ce n'est plus que pour une infime minorité, les rares heureux, qu'Eros resplendit dans le cosmos. Suavité des couchers de soleil s'inclinant en chromatismes prodigieux vers une étreinte d'eau et de lumière... Les poètes eux-mêmes n'en parlent plus. Les grandes inspirations de Hugo, de Shelley, de Saint-John Perse s'éloignent devant les poètes de laboratoire ou de la banalité, ces adversaires du lyrisme qui ne chantent plus car plus rien ne les enchante. Poésie non d'aventuriers mais de fonctionnaires, ou, pire encore, de cadres moyens, voire de comptables ou d'huissiers. Poètes faisant partie de "comités" déterminant l'attribution des subventions publiques. L'indignation, comme toujours, serait de trop. Relisons simplement, pour que le cœur et l'âme ne défaillent au bord des lèvres, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, ou les Cantos d'Ezra Pound. Œuvres en recouvrance de civilisations.

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On s'exagère grandement la nocivité crétinisante de la télévision, des magazines, des chansons de variété, - que des "intellectuels" responsables et citoyens dénoncent (souvent à la télévision ou dans des magazines). Le pouvoir crétinisant et garde-chiourme de nos semblables non-médiatisés demeure sans rival. Nous sommes tous entourés d'une cohorte de conformistes, à l'affût, qui cherchent la moindre brèche pour nous rendre semblables à eux.

A un certain âge, de plus en plus jeune dans cette époque "jeuniste", il semble que les êtres humains ferment le couvercle. Leur vie devient réglée, les sollicitations du visible et l'invisible sont inaperçues, les appels inaudibles: c'est la fin des vocations.

Ceux qui ont renoncé à toute forme de gloire (fût-t-elle secrète ou posthume), sauf à conquérir la gloire suprême de la divine humilité, vivent dans un amour-propre perpétuellement blessé et jaloux.

Mégalomanie dictatoriale des gens ordinaires dans leur vie ordinaire. Ils ne vous laissent pas le moindre souffle à respirer, tels qu'ils sont en auto-affirmation permanente, agressive, pesante, hystérique, maniaque ou pathétique.

L'assentiment des peuples à leurs tyrans dure aussi longtemps que les individus qui les composent se reconnaissent en eux, sans être frappés par des fautes de goût outre mesure. On échappe aux tyrannies non en contestant les idées qu'elles avancent (qui sont floues et interchangeables) mais par le goût. Le goût alerte notre intelligence.

Lorsque les tristes veulent mener la danse, ils nous obligent à nous traîner avec eux après nous avoir chaussés de leurs semelles de plomb.

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Les activités sexuelles, que je souhaite pour ma part aussi libres que l'on voudra, font l'objet, chez les Modernes, d'une surestimation, en bien comme en mal. Elles ne sont ni le remède à tous les maux, ni la cause. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque nostalgie pour les temps qui en parlaient avec légèreté, sans l'outrance de l'obligation ni l'hystérie de l'interdit.

Sans prêcher la soumission, ne pas se dissimuler la bêtise de la plupart des révoltes. Les Modernes se sont révoltés contre la beauté du monde. Il resterait alors à se révolter contre ces révoltes massifiées, contre ces ingratitudes vindicatives, mais en évitant, autant que possible, le pathos de la révolte. Inventons, selon la logique taoïste, la "révolte sans révolte" dont le symbole pourrait être l'éventail blanc des samouraïs.

Le monde est vaste et riche, là où un chemin se ferme, un autre s'ouvre.

La révolte des Modernes n'est pas une "révolte logique" (selon la forme de Rimbaud). Autant dire que le Logos n'y est pour rien. Révolte d'individus interchangeables, incapables de concevoir une communauté de destin, fût-ce à petite échelle, ils se contentent de saccager autour d'eux les conditions offertes du bonheur et de la beauté.

Emeutes, pillages de magasins, les classes moyennes frémissent d'indignation que l'on puisse ainsi accélérer le processus de la consommation. Les pilleurs de banque, eux, auraient toutes les raisons d'être sympathiques, mais demeurent, à les comparer aux banques elles-mêmes, les pilleurs de petite envergure.

Commençons, et dans le secret, à nous révolter contre notre propre insatisfaction, contre ce vide que le monde moderne creuse en nous à mesure que nous croyons le combler.

Pour le Moderne, tout ce qui est sans prix, magnifiquement offert, est sans valeur, il le dédaigne. Le front couvert par le plus beau coucher de soleil du monde, il persistera à se chagriner de ne pouvoir s'offrir une babiole, une montre, n'importe quoi qu'une sorte de stupeur collective, intruse, lui désigne comme un objet de convoitise. Cette visible aberration se transpose en mode sentimental. Ainsi les Modernes sacrifient la mémoire de leurs amantes et de leurs amants, répudient ou trahissent leurs amours, renient leur temps, le palimpseste du temps qu'ils vécurent avec eux ou elles, et médisent ainsi de l'être, qui est temps, en supputant la valeur du "changement" et de "l'évolution", ces réalités spectrales. Apostats de leurs heures heureuses, ils consomment les êtres humains pareillement aux objets. Celui qui ne change ni n'évolue cesse de se précipiter vers la mort, il va "de commencements en commencements sans fins".

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L'homme conscient de son talent ou de son génie (en lesquels la part impersonnelle est, comme la part immergée des glaciers, plus importante que l'apparence individuelle) est plus humble toujours que l'homme fier et fort de sa médiocrité. Il s'est quitté lui-même, pour apprendre à écrire, à composer, à peindre, il est entré dans l'étude et la méditation de figures qui lui sont extérieures, qui le précédèrent et lui succéderont. Par l'œuvre, il ne se défend pas lui-même; il se fait défenseur de vertus, de rythmes, de qualités, de figures qui ne lui appartiennent pas et que sa propre existence nuance dans son passage.

Plus les êtres sont superficiels et plus leurs réactions émotives sont immédiates et violentes.

Les manipulateurs finissent, fût-ce après quelques succès à moyen terme, par être victimes de leurs propres ruses. Le diable qu'ils servent se moque d'eux.

Celui qui va du côté du plus fort en sera méprisé, et toujours en situation de faiblesse et d'humiliation. Ainsi tombent les tyrannies, sous le poids des faibles qui s'y rallient croyant trouver la force. Ainsi tombera le monde moderne et son chantage sentimental.

Plus répugnants que tous, les petits Rastignac dont l'arme principale est la bien-pensance, qui n'avancent leurs pions qu'à grand renfort d'antiracisme, de progressisme, de bienfaisance spectaculaire, chanteurs de variété, romanciers serviles. Le plus futile, le plus narcissique, le plus cynique des arrivistes, s'il avance à découvert, semble, par contraste, d'une pureté et d'une ingénuité angélique.

Souvent l'argument raisonnable qui vient contredire notre intuition première nous fait lâcher la proie pour l'ombre: chuchoté par le sens commun pour nous détourner de notre voie ou la rendre plus difficultueuse. L'intuition analyse mieux et plus vite une situation que la raison, - laquelle, à la traîne, reste en-deçà de la bonne décision: celle qui vole comme la flèche vibre dans l'air avant de bourdonner au cœur de la cible.

Les feux d'artifices sont une métaphore (et une redondance) de la puissance explosive des cieux nocturnes. Chaque étoile darde, explosante, au cœur de nos prunelles, ses amies.

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Reposons-nous auprès des vagues (dont le mouvement ternaire dit le présent, porte vers l'avenir dans le ressac du passé) de l'humanité triste et absurde parfois qui déserte la présence en monde, en reniant le passé et en saccageant l'avenir.

Je n'aime pas la nature en tant que nature; je ne l'oppose pas à l'artifice ou à la civilisation. Ce que j'aime, ce sont les pierres, le sable, la mer, les forêts, les montagnes, les lacs, les champs, les pommiers, les hirondelles, les chats, le vent, l'alternance du jour et de la nuit, - le cosmos, auquel toute civilisation bien née s'accorde au demeurant.

Les artifices les plus subtils des verriers, du travail des émaux, de la porcelaine etc... sont des prolongements de la nature. Ceux qui opposent la nature et la civilisation n'entendent rien ni à l'une ni à l'autre.

Faire monter l'intensité de la nature à travers la civilisation, comme une lumière à travers un prisme, un resplendissant jardin. Fleurs de feu qui éclairent, nées du feu qui brûle. En nous, semblablement, changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante. Transfiguration, Alchimie, Salut.

Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde. S'appauvrir pour comprendre, prendre en soi, toute richesse. La propriété nous sépare et limite notre royaume. Défendre sa propriété, ou vouloir l'accroître, est une forme disgracieuse de la pauvreté (avide), autrement dit, de la pauvreté spirituelle.

Il ne devrait être nul besoin de partager avec la gauche politicienne son fatras de mensonges sentimentaux et de mauvaise foi pour constater simplement que la richesse matérielle des uns est le fruit de l'appauvrissement des autres, et que si le "libéralisme" tenait ses promesses concernant le bien commun, "l'élévation du niveau de vie", il se ruinerait aussitôt. Le mensonge du "libéral" est tout simple, il veut faire croire que les riches seront utiles aux pauvres de quelque façon alors que ce sont les pauvres, ne cessant de payer (loyers, crédits etc...) qui sont absolument nécessaires aux riches, dont la richesse est elle-même une démultiplication de la pauvreté spirituelle. Ne point s'étonner alors que l'appauvrissement, partie constituante du système, soit planifié.

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Toutes les activités modernes ayant leur vanité inscrite sur le front, vaines, veules, grotesques, absurdes, tous les efforts se résolvant dans la seule nécessité de gagner de l'argent, le moment est revenu de faire l'apologie de la paresse, de l'inaction. C'est à partir d'elles que s'inventeront de nouvelles actions, libres, souveraines, - comme à partir du silence, la musique, pour nous sortir de la cacophonie.

Enseigner aux hommes à se livrer à des activités déshéritées de toute réalité poétique et aux seules fins lucratives, contraindre leur pensée à des opérations intellectuellement stériles, c'est les prédisposer à perdre toute morale et à vivre en bêtes traquées pour lesquelles la fin justifie les moyens. Cette contrainte, hélas, est souvent consentie, sinon voulue. La vilénie la plus généralement partagée possède pour les hommes grégaires un fort attrait.

Sortir du brouhaha pour savoir une seconde ce que nous désirons vraiment: cette jeune fille, ce ciel d'été, ce scintillement de la lumière sur l'eau, les rues et les terrasses de cette ville aimée, ces heures de lecture à l'ombre bleue des feuillages, ces combats fraternels quand bien même l'issue semble désespérée. " Les armes au matin sont belles et la mer..."

Monde moderne: processus de corruption par l'avidité, par la sentimentalité, par l'ennui, par l'excès, par la peur et par le mépris. Le temps peut être l'allié de la corruption ou son adversaire. Tout se joue dans l'œuvre de la mémoire, dépréciatrice ou célébratrice. Les vertus des hommes et des civilisations se corrompent ou se purifient selon cette loi.

Plutôt que "d'évoluer" vers on ne sait quoi (et qui a de grandes chances d'être pire que ce que nous sommes) apprenons les secrets immanents et transcendants du tissage, serrons la maille du temps avec le fil de trame de l'éternité. Les Modernes, qui sont absurdement rigoristes dans les domaines futiles, rigoristes de l'interdit, rigoristes de la consommation, et d'une âpreté farouche, sont incroyablement relâchés pour tout ce qui importe au destin, à l'âme. Les tissus se défont, tout se défile.

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L'écriture tente de renouer les fils. Allons voir aussi du côté de la symbolique des tapisseries médiévales, solfège des couleurs et des lignes, entrelacs du visible et de l'invisible.

Ceux qui ne peuvent entrer en relation qu'avec des êtres humains qui leur ont été présentés par des tiers resteront toujours en-deçà de la vérité et de la beauté fulgurante de la rencontre.

A noter nos pensées, nous accomplissons une œuvre plus profondément autobiographique qu'à raconter les circonstances de notre vie, et moins mensongère qu'en nous livrant à des digressions introspectives. De même la fleur témoigne davantage de sa singularité que la tige ou la racine.

Rien n'est aussi démoralisant qu'un catalogue ou qu'un magasin d'ameublement moderne. S'imaginer là donne envie de sauter par la fenêtre. N'importe quel bric-à-brac dépareillé est préférable à ces esthétiques lisses et mortifères, conçues de la sorte que la réalité ressemble à une photographie.

Tous les actes que nous accomplissons, lorsqu'ils ne sont pas guidés par la peur, sont une victoire sur le sentiment de la vanité de toute action, c'est-à-dire un amusement. Nous agissons parce que la contemplation n'est pas toujours possible.

Les grands malheurs sont des rideaux de ténèbres sur lesquels dansent, en silhouettes de flammes, des joies inaltérées. Les êtres et les choses, si nous savons qu'ils peuvent nous être ôté, resplendissent du mystère de la fugacité, - qui est une voie vers la connaissance de l'éternité, de même que le sentiment tragique de la vie purifie nos bonheurs.

"Trouver un sens à sa vie". L'expression insatisfait. Il faut du sens, mais point trop, le chercher peut-être, mais ne le trouver qu'à demi, un peu vague. Le sens est dans sa recherche, évitons les recettes, improvisons dans un ordre plus vaste que nous.

Nous voyons dans ce qui nous requiert chaque jour, au-delà de certaines tâches, le miroitement d'un sens que nous ne pouvons donner entièrement, que nous recevons. Les adeptes de l'absurde comme ceux de la certitude restreignent et fatiguent.

Nous devinons le sens d'un acte lorsque nous nous apercevons qu'il pourrait être parfaitement inutile ou indiscernable.

Ceux qui nous reprochent de vivre "hors du monde" voudraient que nous vivions dans le leur, pour les servir. S'éloigner du monde social, ce n'est pas sortir du monde mais aller au cœur du monde.

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L'idéologue est celui qui tient l'absence d'opinion pour immorale.

Le propre de ce qui est et de ce qui fut est de pouvoir recommencer. Ce qui naît de l'être, son éclosion, demeure en toute chose sa toute-possibilité. Ce qui fut recommencera, idée effrayante pour les Modernes qui se veulent modernes. Ce qui recommence, ce n'est pas la défaillance, le nihilisme, le mal mais l'essence de ce qui fut.

Le combat est de chaque seconde pour un temps qui ne soit pas détruit mais fécondé. Qui dans ce combat nous affaiblit, qui nous affermit. On aide souvent magnifiquement autrui en lui fichant la paix.

La valeur d'une civilisation se mesure aux espaces de paix, de contemplation et de beauté qu'elle préserve et à la générosité de son aristocratie. L'aristocrate cupide mérite d'avoir la tête coupée: il est déjà le bourgeois qui lui succédera.

Pour combattre l'usure du temps, entrer à l'intérieur du temps, et donc de l'être, subvertir la linéarité, aller dans l'envers ésotérique des heures et des jours.

 

Protectionnisme et industrialisation - La théorie économique de Mihail Manoilescu. 

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Protectionnisme et industrialisation - La théorie économique de Mihail Manoilescu

Par Bogdan C. Enache

Ex: https://blog.ignaciocarreraediciones.cl/proteccionismo-e-industrializacion-la-teoria-economica-de-mihail-manoilescu-por-bogdan-c-enache/

(Note de la rédaction : Mihail Manoilescu (1891-1950) était un économiste roumain très influent dans l'espace des pays périphériques, notamment en Europe de l'Est et en Amérique latine, en particulier au Brésil, au début du XXe siècle. Ses idées sur le développement de l'industrie nationale et le protectionnisme stratégique contredisent clairement l'orthodoxie néolibérale dominante, mais l'environnement dans lequel elles ont été générées et débattues présente encore de nombreuses similitudes - et donc une pertinence - avec la situation des États qui cherchent actuellement à naviguer dans un système économique mondial d'échanges asymétriques, d'exploitation commerciale et de coercition de la souveraineté aux mains d'acteurs nationaux et transnationaux et d'entités multilatérales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international).

(Version espagnole de Gonzalo Soaje, gonzalosoaje@ignaciocarreraediciones.cl)

En dehors du Brésil et de la Roumanie, Mihail Manoilescu est essentiellement un économiste oublié, et même dans ce dernier pays, lorsque son nom est mentionné, il est généralement enseigné comme un théoricien du commerce ou un protectionniste, bien qu'il soit un théoricien du développement, de la croissance, du commerce et de la planification industrielle, tous réunis en un seul. En bref, il était essentiellement un théoricien implicite de la macroéconomie (1) à une époque où la macroéconomie commençait tout juste à s'imposer comme une discipline. Le peu de choses que l'économie anglo-saxonne d'après-guerre a assimilé de lui s'est produit indirectement et presque par hasard, par l'intermédiaire d'économistes en dehors du courant dominant de Paul Samuelson qui, peut-être en raison de leurs positions idéologiques "entachées", ou du peu d'attention accordée à la Roumanie après l'établissement du régime communiste, ont rarement mentionné son nom, comme ils ne l'ont pas fait, mentionnent rarement son nom, comme la "théorie des pièges du développement" de Paul Rosenstein-Rodan ou la "théorie des cycles de dépendance des produits de base" de Raul Prebisch (*), même si, dans les années 30, Manoilescu avait une énorme influence intellectuelle et politique. À l'époque, il était une sorte d'icône intellectuelle pour le groupe des économies moins développées des institutions de Genève - le Fonds monétaire international (FMI)/la Banque mondiale/l'Organisation mondiale du commerce (OMC) naissante de l'ère de la Société des Nations - contre l'orthodoxie de l'économie politique de l'époque, ainsi qu'un intervenant régulier aux conférences de style Davos organisées par les régimes d'António de Oliveira Salazar (2), de Benito Mussolini (3) et aussi d'Adolf Hitler (4). 

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Keynes des pauvres 

Bien que le lien soit rarement fait, sa théorie a plus de points communs avec celle de John Maynard Keynes qu'avec la pensée protectionniste antérieure. Dans la macroéconomie de Keynes, qui s'applique aux économies industrialisées ou développées, la théorie classique de l'équilibre de l'offre et de la demande est réfutée par l'existence de ressources inutilisées, de la pauvreté au milieu de l'abondance. Dans la théorie de Manoilescu, un programme protectionniste d'industrialisation "big push" qui brise les contraintes apparentes telles que l'avantage comparatif est basé sur l'existence de ressources sous-utilisées, d'une abondance au milieu de la pauvreté. Alors que Keynes devait s'attaquer au problème du chômage de masse dans les sociétés industrialisées, Manoilescu se concentrait sur le sous-emploi de masse dans les sociétés agraires, qui devenait également un risque politique compte tenu de l'élévation du niveau d'éducation et des attentes (en effet, le mouvement en Roumanie (**) qu'il a approché dans la dernière partie de sa carrière était, par essence, une révolte en Roumanie), en substance, une révolte de la première génération de paysans ayant reçu une éducation universitaire, une conséquence de la fracture rurale-urbaine plutôt qu'une fracture urbaine-urbaine, correspondant parfaitement à ce que Samuel Huntington définira plus tard, sans jamais faire référence à la Roumanie, comme des "révolutions rouges-vertes" simultanées dans des sociétés en mutation).

Le commerce était plus essentiel pour Manoilescu que pour Keynes, car pour une économie essentiellement agraire, en particulier une économie souffrant d'inflation en temps de guerre comme celle de la Grande-Bretagne, mais également privée de ses réserves d'or, les exportations de matières premières vers les économies industrielles étaient essentielles pour maintenir la stabilité monétaire. Il ne faut pas oublier qu'au sommet de son influence, Manoilescu était, sinon un théoricien monétaire travaillant pour l'administration coloniale britannique en Inde comme Keynes, du moins un praticien monétaire, en tant que gouverneur de la Banque nationale de Roumanie. Dans une économie où les importations consistent principalement en biens industriels, qu'ils soient destinés à l'investissement en capital ou à la consommation ostentatoire de la classe riche selon Veblen, la demande et la volatilité des prix des produits agricoles dans les pays industriels importateurs ont eu un impact négatif sur la stabilité monétaire du pays exportateur. Par conséquent, l'industrialisation par la substitution des importations et le protectionnisme promus par la théorie de Manoilescu avaient non seulement une dimension de croissance et de développement, mais aussi une dimension monétaire.   

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Le libre-échange en déclin

L'intérêt de Manoilescu pour l'industrialisation et les tarifs douaniers comme moyen d'y parvenir n'était pas original. Après l'ère Cobden-Chevalier des accords de libre-échange au milieu du XIXe siècle, l'Europe s'oriente vers des politiques tarifaires bien avant le début de la Première Guerre mondiale. Bien qu'elles n'aient été officiellement indépendantes qu'en 1877, les Principautés roumaines, puis les Principautés unies de Roumanie et enfin simplement la Principauté de Roumanie ont non seulement participé, bien que souvent d'office, à la vague de libre-échange de Manchester, mais ont été une sorte de berceau de la politique de laissez-faire, à tel point que certains historiens parlent aujourd'hui encore d'une grande expérience de modernité appliquée pour la première fois sur ces terres. Étant officiellement des États vassaux de l'Empire ottoman, mais sous la protection partagée des grandes puissances de l'époque et, après 1859, pratiquement indépendants, la politique de libre-échange sans restriction sur les terres roumaines convenait non seulement aux puissances rivales mais aussi, du moins à cette période de formation de l'État-nation, aux élites roumaines, qui l'ont intériorisée après le démantèlement du monopole commercial ottoman en 1828 et y ont vu un gage de sécurité, compte tenu notamment de l'importance croissante de la route fluviale du Danube, qui a donné naissance à la première institution internationale permanente : la Commission du Danube. Ainsi, le premier et unique prince dirigeant des Principautés unies de Roumanie, Alexandru Ioan Cuza, a pu déclarer au Parlement, en harmonie quasi totale avec les libéraux de 1848 et l'opposition conservatrice, que le pays était opposé à tout régime protectionniste, car la véritable bataille de politique économique de l'époque était la redistribution de la propriété foncière. Cependant, dans les décennies qui ont suivi l'indépendance du pays et la proclamation d'un royaume, dans toute l'Europe, l'idéologie du libre-échange a atteint son apogée et a simultanément commencé à perdre du terrain. En Roumanie, ce passage d'un régime de libre-échange à une protection modérée a commencé avec la loi générale sur les tarifs de 1886, renouvelée et améliorée par la loi générale sur les tarifs de Costinescu en 1906. Cette politique établie, ainsi que sa formation saint-simonienne, ont fait de Manoilescu l'un des principaux promoteurs de l'industrialisation du pays : un néo-libéral (sic !) dans le vocabulaire politique de l'époque, c'est-à-dire un libéral qui croyait en l'utilisation de l'État pour réaliser le progrès économique, contrairement aux vieux libéraux (5) qui s'accrochaient encore au libre-échange et à une politique relativement non interventionniste, qui, dans la Roumanie de l'entre-deux-guerres, ont fini par se ranger du côté du Parti national paysan plutôt que du côté des libéraux. Ce fut le cas de Gheorghe Tașcă, le plus sérieux critique de Manoilescu en Roumanie. Selon lui, et selon d'autres économistes du Parti national paysan comme Virgil Madgearu, une politique de protectionnisme visant à accélérer l'industrialisation serait préjudiciable à la population agraire et empêcherait ou retarderait la modernisation du secteur car les agriculteurs devraient payer un coût plus élevé pour acquérir des outils. 

"La protection à court terme impose un coût à court terme au consommateur pour un bénéfice national à long terme ; à long terme, pour ainsi dire, elle devrait se payer d'elle-même".

Guerre commerciale avec l'Autriche-Hongrie

Les droits de douane de 1886 sont le résultat d'une longue guerre commerciale avec l'Autriche-Hongrie après la signature d'une convention de libre-échange en 1876 sur le mouvement du bétail. Bien que l'accord ait réduit les droits de douane et comporte une clause de libre transit mutuel, il ne contenait pas de réglementations non tarifaires telles que les réglementations vétérinaires, et les autorités de Vienne ont profité de cette lacune pour interdire les exportations de bétail roumain, décimant ainsi l'industrie et contribuant à convertir le secteur agricole roumain d'exportateur de bétail en producteur de céréales. Mais les tarifs douaniers de 1886 étaient également fondés sur l'argument de l'industrie naissante, aujourd'hui tout à fait dominante, de créer un marché pour la production industrielle nationale. Selon l'argument de l'industrie naissante à la Friedrich List, les tarifs douaniers restaient un coût irrécupérable pour les consommateurs, mais un coût temporairement irrécupérable nécessaire pour qu'une entreprise ou une industrie émerge là où il n'y en avait pas, face à une concurrence dévastatrice et pas toujours loyale. En bref, l'argument du tarif pour les industries naissantes était que, sans lui, il n'y aurait pas de marché de taille suffisante pour rendre la construction d'une usine plus rentable que l'importation de biens industriels, mais qu'une fois l'usine en activité, c'est-à-dire lorsque l'industrie arrive à maturité, le tarif, qui couvrait essentiellement le coût de l'investissement fixe dans la nouvelle industrie, n'est plus nécessaire et les biens de consommation produits peuvent alors être encore moins chers que ceux importés. Ainsi, la protection à court terme impose un coût à court terme au consommateur pour un bénéfice national à long terme ; à long terme, pour ainsi dire, elle devrait s'amortir.

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Conformément à l'industrie naissante et à la politique de développement naissante, les tarifs généraux de 1886 et 1906 n'étaient pas des mesures protectionnistes grossières. Ils prévoyaient des exemptions pour l'importation de machines et d'autres biens d'équipement nécessaires à l'investissement dans les installations de production nationales et étaient accompagnés de lois facilitant l'accès au crédit (un autre problème dans les économies moins développées) pour les entrepreneurs en herbe, qui pouvaient toutefois faire l'objet d'abus et créer une relation clientéliste corrompue entre la politique, la bureaucratie et les entreprises. Toute cette industrie de promotion des politiques commerciales, fiscales et de crédit, déjà en place depuis la fin du XIXe siècle, constitue l'arrière-plan de la théorie de Manoilescu. Mais sa théorie, bien qu'elle puisse être considérée comme une systématisation de la politique roumaine établie - du parti libéral, en particulier - du début du 20e siècle, va au-delà des arguments protectionnistes antérieurs sur certains points importants.   

Programme de Vintilă Brătianu 

Le décideur économique le plus influent de la Roumanie du début du XXe siècle est Vintilă Brătianu, issu de la famille Brătianu qui a pratiquement présidé successivement le Parti national libéral depuis sa création jusqu'aux années 1930. Il est l'auteur du programme économique libéral dont le slogan électoral a saisi l'essentiel avec une concision élégante et durable, "Par nous". Alors que Manoilescu était un fonctionnaire de bas niveau, dont le milieu familial était lié au mouvement socialiste qui, en 1899, a rejoint le Parti national libéral en tant que faction autonome, Vintilă Brătianu était l'homme politiquement et financièrement bien connecté en charge du développement de l'industrie roumaine.

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Pays agraire, par la proportion de l'occupation de la population et de la production nationale, la Roumanie était aussi un pays riche en ressources naturelles, surtout en ressources naturelles qui étaient alors à l'avant-garde du développement industriel, comme le pétrole. Le slogan du Parti libéral faisait avant tout référence à un débat sur la meilleure façon de promouvoir le développement de ces ressources. Le parti conservateur, bientôt remplacé, avec l'introduction du suffrage universel masculin en 1917, par le parti national paysan en tant que deuxième parti le plus important, était plus enclin à une politique de laissez-faire, comme le montre le compromis de la loi sur les mines de 1895, qui, dans le programme du parti national paysan, est devenu connu sous le nom de "politique de la porte ouverte". Cela signifiait qu'il fallait autoriser des investissements étrangers débridés, car cela correspondait aux intérêts de ses électeurs agraires orientés vers l'exportation, tandis que les libéraux promouvaient une série de politiques fiscales et réglementaires (quotas de propriété du capital, quotas de représentation de la nationalité des dirigeants, etc.), dont le point culminant était un article constitutionnel de 1923 établissant la propriété publique des ressources souterraines, conçu pour donner au gouvernement roumain et aux propriétaires roumains de l'industrie d'exploitation des ressources un rôle majeur.  

Lien avec le socialisme 

La théorie de Manoilescu est autant le produit de la pensée et des politiques économiques libérales de l'époque que celui des débats socialistes locaux. Le principal théoricien socialiste de la Roumanie de la fin du XIXe siècle, un pays qui avait une communauté de phalanstères de type Fourrier (***) dès 1830, était un homme appelé Constantin Dobrogeanu-Gherea, l'un des fondateurs du Parti roumain des travailleurs socialistes démocratiques (1893), dont la grande originalité était d'avoir remarqué que la théorie économique marxiste orthodoxe ne correspondait pas tout à fait aux faits de pays comme la Roumanie, car au lieu d'un grand prolétariat opprimé comme en Allemagne, on pouvait trouver une grande paysannerie opprimée comme en Allemagne, on pouvait trouver une grande paysannerie opprimée dont la conscience de classe fonctionnait différemment de celle des travailleurs (David Mitrany, un théoricien britannique des relations internationales né en Roumanie au milieu du 20e siècle, écrira plus tard que l'existence de cette grande paysannerie, dotée de la propriété foncière, dans des pays comme la Roumanie ou la Pologne, d'ailleurs, était précisément ce qui rendait la révolution bolchevique peu attrayante dans ces pays). L'accent mis par Manoilescu sur le produit global de la valeur du travail et sa distribution, bien que filtré par David Ricardo, remonte à ces débats socialistes et libéraux de gauche roumains sur la paysannerie. Le point culminant a été atteint dans la décennie qui a suivi le soulèvement des paysans de 1907 contre les propriétaires terriens qui louaient souvent leurs biens à des administrateurs, soulèvement qui, dans de nombreuses régions du pays, a dû être réprimé par l'armée. La paysannerie roumaine a mis le feu aux poudres, renversé un gouvernement conservateur, fait des milliers de morts selon un bilan encore indéterminé, et le bouleversement a fait la une des journaux du monde entier. Avec la génération de Mihail Manoilescu, la paysannerie roumaine va entrer dans la théorie économique.  

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La Roumanie d'après 1918 a considérablement accru la portée de la politique de développement industriel du Parti national libéral. Bien que le pays ait plus que doublé en taille, il est resté une nation agraire. L'unification a intégré quelques provinces légèrement plus industrialisées gouvernées par les Austro-Hongrois, ainsi qu'une province pratiquement non industrielle anciennement gouvernée par la Russie, laissant le pays globalement identique à ce qu'il était auparavant. Toutefois, son potentiel et ses ambitions économiques étaient bien plus importants. 

L'économie communautaire

Manoilescu développe sa théorie dans ce contexte roumain d'après-guerre, marqué par les grandes ambitions du programme économique national-libéral et les déséquilibres économiques de l'économie de guerre, à savoir l'inflation, la dépréciation de la monnaie, la dette et des économies plus fermées.

À l'époque, les débats économiques internationaux dans les forums officiels se concentrent sur le rétablissement de la stabilité monétaire d'avant-guerre, un effort auquel la Roumanie, membre du bloc aurifère de l'Union latine, se joint, bien que la plupart de ses réserves d'or aient été confisquées par l'Union soviétique. La Russie, qui y a été envoyée en sûreté en 1917 lorsque l'Allemagne et ses alliés ont envahi plus de la moitié du pays, ne parvient jamais vraiment à établir la parité d'avant-guerre et dévalue sa monnaie à plusieurs reprises. La deuxième grande question était le rétablissement du commerce et des flux de capitaux dans le contexte de l'après-guerre, qui, dans la pratique, est étroitement lié à la première question. Les propositions les plus ambitieuses à cet égard, qui sont aujourd'hui considérées comme les précurseurs de l'Union européenne, prévoyaient une zone de libre-échange à l'échelle européenne, voire une union douanière à l'échelle européenne. La région de l'ancien empire des Habsbourg ou de l'Empire austro-hongrois, qui englobe aussi en partie le royaume de Roumanie, est le plus souvent citée comme exemple dans ces propositions des effets économiques pernicieux de la fragmentation nationale, tandis que d'éminents économistes autrichiens, travaillant à l'intérieur ou à l'extérieur des bureaux de la Société des Nations, comme Gottfried Haberler ou Fritz Machlup, jetteront les bases de la théorie moderne de l'intégration économique. Cependant, aucun État n'était vraiment disposé à démanteler complètement les nombreux contrôles, réglementations et restrictions mis en place pendant la guerre et servant aujourd'hui divers groupes d'intérêts.

Outre ces deux grandes questions, un troisième grand débat économique s'est déroulé à Genève, où se trouvaient les bureaux de la Société des Nations, opposant les intérêts des pays développés ou industrialisés à ceux des économies agraires ou moins développées, représentées principalement par les pays d'Europe centrale et orientale et ceux d'Amérique latine, bien que les pays d'Europe du Sud aient également été impliqués, en ce qui concerne les termes de l'échange déloyaux (6). Le problème sera aggravé pendant l'entre-deux-guerres par l'instabilité du dosage des politiques dans les pays industrialisés, où l'insistance orthodoxe sur les taux de change fixes de l'étalon-or et la libre circulation des capitaux à la fin du XIXe siècle cohabitent avec un système désorganisé de contrôles croissants, de restrictions commerciales et de préférences coloniales, ce qui rend difficile pour les pays exportateurs de matières premières de préserver leur stabilité macroéconomique. C'est dans ces circonstances que la théorie de Manoilescu a acquis une notoriété internationale. Elle promettait aux pays en développement un moyen de prendre en main leur destin économique et l'espoir de combler l'écart avec les économies développées ou, du moins, de devenir plus autosuffisants. Le fait qu'il ait capté le sentiment de repli sur soi et de nationalisme qui régnait partout dans les années précédant et suivant la Grande Dépression faisait partie de son attrait. Aujourd'hui encore, il constitue un remarquable témoignage intellectuel, essentiel à la compréhension de cette période turbulente. 

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"Cette simple observation se généralise en ce que l'on appelle la constante de Manoilescu ou le ratio de Manoilescu : la productivité de l'industrie est toujours supérieure à celle de l'agriculture. Par conséquent, une politique d'industrialisation se justifie pour des raisons économiques."

Au-delà de Ricardo 

La théorie de Manoilescu commence par un ensemble d'observations empiriques. Les biens agricoles, mais aussi les produits de base en général, ont une valeur par unité d'heure travaillée inférieure à celle des biens industriels, car une production plus élevée implique des coûts moyens plus élevés ou un revenu moyen plus faible. Cette simple observation se généralise en ce que l'on appelle la constante de Manoilescu ou le ratio de Manoilescu : la productivité de l'industrie est toujours supérieure à celle de l'agriculture. Par conséquent, une politique d'industrialisation se justifie pour des raisons économiques. Une politique protectionniste quasi-autarcique comme moyen de parvenir à l'industrialisation n'est pas un non-sens, puisque le coût d'opportunité des droits de douane n'est pas le surplus du consommateur auquel on renonce comme dans la théorie orthodoxe, mais la production à valeur ajoutée à laquelle on renonce du fait de l'existence du droit de douane. L'argument de l'avantage comparatif suppose un modèle simple à deux biens et deux prix, tandis que l'argument généralisé de Manoilescu révèle un modèle à deux biens et quatre prix, dans lequel la poursuite de la prescription conventionnelle de l'avantage comparatif est une solution sous-optimale. Comme dans la macroéconomie keynésienne, la prémisse cachée de l'argument était l'existence de ressources sous-développées, plutôt que sous-utilisées, telles que le capital humain, le savoir-faire et l'épargne. Cela n'a pas toujours été le cas, bien que depuis les années 1860, la Roumanie ait eu une série de politiques éducatives, dont l'enseignement primaire obligatoire, de bonnes écoles secondaires dans les villes, des programmes d'alphabétisation et de culture populaire dans les zones rurales, ainsi qu'une élite ayant reçu une éducation occidentale privée ou publique, qui, dans l'entre-deux-guerres, reproduisait et maintenait une vie universitaire, culturelle et scientifique, petite mais vivante, de niveau comparable, dont Manoilescu (et de nombreuses autres personnalités) était un produit (7). 

Résultats non concluants 

Bien que le programme autarcique de Manoilescu n'ait jamais été appliqué systématiquement en Roumanie, le programme national-libéral "Par nous", plus systématique, dont il s'est inspiré pour son modèle abstrait, a été la politique dominante dans l'entre-deux-guerres, à l'exception du changement de politique inopportun du gouvernement national paysan, lorsqu'en pleine Grande Dépression, alors que le protectionnisme sévissait dans le monde entier, la Roumanie a effectivement essayé son programme de libéralisation "Portes ouvertes". Et malgré les nombreuses critiques que l'on peut formuler à l'encontre de cette politique protectionniste de développement industriel durant cette période turbulente et compliquée, le fait est qu'en 1938, l'industrie, les services et la construction ont dépassé la barre des 50% de la production nationale (8). En quelque trois décennies, marquées par une guerre coûteuse et une dépression mondiale, le pays s'est transformé d'un pays essentiellement agraire, avec une économie essentiellement ferroviaire et portuaire, en un pays agro-industriel, avec quelques industries de pointe et des produits industriels surprenants tels que l'avion de chasse IAR-80, tant admiré et redouté, produit localement et détruit par les Soviétiques jusqu'à sa dernière pièce. Il est vrai que les séries reconstituées du PIB (9) pour la période montrent un taux de croissance par habitant maigre, presque plat, au cours de la période, avec de grands écarts par rapport à la moyenne, ce qui rend très difficile l'évaluation de l'effet endogène de la politique, mais le changement relatif de sa composition n'est pas contesté. 

Contacts fascistes 
L'esprit du fascisme

Manoilescu était lui-même un personnage controversé, pompeux et quelque peu excentrique, même à son époque, mais il reste l'économiste le plus influent, le plus oublié et le plus discrédité que la Roumanie ait jamais produit. Il est passé du statut d'ingénieur brillant et ennuyeux, d'intellectuel et de haut fonctionnaire à celui d'une personnalité politique influente et pas toujours couronnée de succès, mais sans jamais disposer d'un grand nombre de partisans.

Bien qu'il ait commencé par être une sorte de Vintilă Brătianu néo-libéral, travaillant pour le premier gouvernement libéral de l'après-Première Guerre mondiale, il dédaigna, comme beaucoup d'intellectuels de son temps, en particulier celui issu des boyards ruraux des plaines du sud de la Moldavie, la soi-disant oligarchie libérale organisée autour de la famille Brătianu et entra en politique avec le plus grand rival du Parti libéral au début des années 1920, le Parti du peuple formé par le maréchal Alexandru Averescu, un héros de guerre à la retraite.

Comme un certain nombre d'intellectuels roumains et européens en général, il a rapidement développé de la sympathie et de l'admiration pour le régime de Mussolini, sur lequel il a théorisé de manière extensive et originale. Il l'a trouvé inspirant pour son efficacité apparente à relever les défis et à surmonter les contradictions de l'économie et de la société modernes, une étape logique dans l'histoire de l'organisation politique et sociale. Et, comme l'a montré l'économiste politique Philippe C. Schmitter, certaines parties de ses idées corporatistes ont perduré jusqu'à aujourd'hui, bien que sous une forme démocratique, dans les multiples organes qui rassemblent les fonctionnaires gouvernementaux, les employeurs et les syndicats de travailleurs qui existent à travers l'Europe et qui constituent une caractéristique du capitalisme continental de la fin du 20e siècle. 

En 1930, il soutient le retour sur le trône du prince Carol (le futur roi Carol II), qu'il connaît personnellement depuis ses années d'école et qui avait été déshérité en 1926, sous le gouvernement libéral de Ionel Brătianu. Cela lui vaut une carrière politique de courte durée au sein du Parti national paysan, le parti au pouvoir à l'époque, qui, sous la direction de Iuliu Maniu, a pratiquement permis ce que l'on a appelé "la restauration", dont il s'est retiré après s'être brouillé avec Virgil Madgearu, l'économiste en chef du parti. Pendant un certain temps, au début des années 1930, Manoilescu était considéré comme un membre du cercle étroit des collaborateurs du roi Carol II - la clique, comme l'appelaient ses détracteurs. Cependant, les deux ne se sont pas entendus longtemps. En tant que gouverneur de la Banque nationale de Roumanie en 1931, il a refusé de renflouer une banque roumaine très importante et emblématique de l'époque, la banque Marmorosch, Blank & Co, ce qui, selon les rumeurs et spéculations politiques de la presse enfiévrée de l'époque, l'a monté contre le roi Carol ou les intérêts supposés des amis du roi dans cette affaire.   

Quoi qu'il en soit, Manoilescu s'est déplacé vers l'extrême droite, a fondé son propre parti ou sa ligue corporatiste insignifiante et, à la fin des années 1930, est devenu un mécène du mouvement légionnaire, au moment où le roi Carol II commençait à le réprimer durement. En 1940, alors que le régime schmittien du roi Carol II s'effondre, il se voit néanmoins confier le rôle de bouc émissaire chargé de négocier avec la Bulgarie l'arbitrage dit de Vienne, orchestré par Mussolini et Hitler, dont l'intention officielle est de revoir les injustices très médiatisées de la paix de Versailles dans le sud-est de l'Europe, ce qui entraîne la perte de deux comtés côtiers roumains. Le vaniteux Manoilescu a rempli ce rôle dans l'espoir encore plus vain d'éviter une perte territoriale beaucoup plus importante au bénéfice de la Hongrie dans des négociations parallèles qui déboucheraient sur un diktat. Comme d'autres hauts fonctionnaires experts, il a continué à exercer cette fonction sous le régime du général Ion Antonescu, bien que sa gestion de la crise existentielle du pays à l'été 1940, avec les pertes territoriales qui s'ensuivirent sur les trois fronts, ait nui à sa réputation, même auprès des partenaires de la coalition légionnaire pro-nazie du régime militaire d'Antonescu.

Lorsque la Roumanie a rompu son alliance avec l'Allemagne et qu'a pratiquement commencé l'occupation soviétique - qui a d'abord déplacé d'importants équipements industriels, parfois même des usines entières, puis extrait du pays des quantités considérables de ressources naturelles (des céréales et du pétrole à l'uranium) à titre de réparations de guerre par le biais d'une série de coentreprises pendant une dizaine d'années - il a fait partie du premier groupe d'hommes politiques et de hauts fonctionnaires à être arrêtés. Il a réussi à rédiger ses Mémoires pendant une brève période de liberté, avant d'être emprisonné par le régime communiste roumain fantoche installé par les Soviétiques dans la tristement célèbre prison de Sighet, où il mourra plusieurs années plus tard, sans procès et enterré dans une tombe anonyme, comme de nombreuses autres personnalités politiques de l'époque de différentes obédiences.   

"Sa théorie du développement industriel par substitution aux importations, fondée sur l'expérience roumaine d'avant la Seconde Guerre mondiale, était en fait une politique répandue dans l'ensemble du monde en développement dans les années 1950 et 1960".

L'oubli et le souvenir 

Le plus grand héritage intellectuel de Manoilescu se situe aujourd'hui en dehors de la Roumanie, notamment au Brésil, où le régime de Getúlio Vargas (photo, ci-dessous) à la fin des années 1930 a adopté ses idées comme politique économique officielle, même si son influence opérationnelle officieuse, qu'il serait très intéressant d'étudier systématiquement, est bien plus importante et peut être détectée dans divers pays au-delà de l'Amérique latine, de l'Inde post-coloniale à, en un sens, la politique économique chinoise contemporaine.

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Sa théorie du développement industriel par substitution aux importations, fondée sur l'expérience roumaine d'avant la Seconde Guerre mondiale, était en fait une politique répandue dans l'ensemble du monde en développement dans les années 1950 et 1960 et s'apparente à la politique plus réussie du Japon et, plus généralement, de l'Asie de l'Est en matière d'industrialisation et de promotion des exportations, en particulier après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, il est pratiquement inconnu aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où l'on s'attendrait à trouver toute la sagesse de l'économie sous une forme lisible, oublié en France et en Allemagne, où il a publié ses principaux ouvrages, tandis qu'au Brésil, il est toujours enseigné dans les départements d'économie et est connu des intellectuels et des responsables de la politique économique.

cpmm.jpgEn Roumanie, il semble à première vue presque aussi oublié que n'importe où ailleurs qu'au Brésil ; aucun livre n'a été publié sur lui ou ses idées, seulement des informations éparses ici et là, et très peu de chercheurs, pratiquement aucun éminent, qui prétendent vraiment poursuivre ou engager son héritage intellectuel (ndt: on notera toutefois le livre de Cristi Pantelimon, v. ci-contre) ; mais les vestiges de sa vie et de sa pensée sont toujours là et refont inévitablement surface de temps en temps, généralement avec une certaine controverse concernant son antisémitisme, comme lorsque la Banque nationale de Roumanie a émis en avril 2016 une pièce de collection à l'effigie de Mihail Manoilescu, dans le cadre d'une série commémorant ses anciens gouverneurs. 

Le colonialisme financier mondial

La réapparition la plus notable a eu lieu sous le régime communiste de Nicolae Ceaușescu et pratiquement toutes les connaissances et utilisations qui existent actuellement en Roumanie concernant la théorie de Manoilescu remontent à cette période. Après avoir refusé de participer, et même condamné publiquement, l'invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie en 1968, Ceaușescu a cherché à éloigner la Roumanie communiste de l'hégémonie de Moscou. Sur le plan interne, cela signifiait avant tout une politique de désoviétisation culturelle et de réhabilitation des valeurs nationales, qui avait en fait commencé timidement sous son prédécesseur, Gheorghe Gheorghiu-Dej, peu après la négociation réussie du retrait des troupes soviétiques du territoire roumain en 1958, mais sans réforme réelle et profonde du système communiste en tant que tel.

Sur le plan extérieur, elle inaugure une période de diplomatie multilatérale, également initiée par Dej avec une déclaration équidistante sur le conflit de leadership sino-soviétique au sein du bloc communiste, qui comprend, entre autres, l'adhésion exceptionnelle de la Roumanie communiste au FMI et à la Banque mondiale en 1972, avec le statut de pays en développement, le même groupe de pays couvrant l'Amérique du Sud, qui a grandement apprécié et utilisé les idées de Manoilescu dans la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), une organisation qui a finalement réalisé une initiative de 1939 formulée pour la première fois à la Société des Nations à Genève.

L'éloignement de Moscou et l'ouverture de la Roumanie communiste à l'Ouest et au reste du monde à la fin des années 1960 et dans les années 1970 ont permis au régime de Ceaușescu d'accéder à des crédits en dollars, à des transferts de technologie et à des marchés étrangers pour mener à bien un ambitieux programme d'industrialisation. Bien que le régime n'ait jamais abandonné la planification centrale et les références de style soviétique, la désoviétisation culturelle, associée à l'engagement économique de l'Occident et du tiers monde, a permis, et même nécessité, la renaissance de certaines idées et pratiques économiques clés qui ont guidé la politique et la pensée économiques précommunistes de la Roumanie. Dès 1965, avant même que Ceaușescu n'accède à la succession, le régime communiste roumain s'est mobilisé pour rejeter la proposition d'un économiste soviétique, le plan dit Emil Valev, pour l'intégration économique de l'Europe de l'Est et de l'Union soviétique, le COMECOM (10), basé sur le principe de la spécialisation de la production, qui aurait transformé près de la moitié de la Roumanie d'après la Seconde Guerre mondiale en une périphérie agricole de Moscou. L'homme chargé de démolir intellectuellement le plan Valev par le Politburo roumain était Costin Murgescu, un historien de l'économie avec un passé idéologique jeune de légionnaire devenu communiste. En 1967, il se voit également confier la direction d'un nouvel institut de recherche économique directement subordonné au ministère du commerce extérieur et de la coopération internationale, bientôt connu sous le nom d'Institut de l'économie mondiale, où a été élaborée la majeure partie de la pensée économique de la dernière partie de la période communiste et où ont été formés la plupart des hauts fonctionnaires qui continuent d'occuper des postes décisionnels importants à ce jour.

Le principal ouvrage de Manoilescu y a été réimprimé en 1986, à une époque où le régime s'engageait pourtant dans une politique autarcique extrêmement coûteuse d'un point de vue social. La crise pétrolière des années 1970 et la chute du régime du Shah en Iran, avec lequel la Roumanie communiste entretenait de bonnes relations ; la hausse des taux d'intérêt sur ses engagements en dollars lorsque Paul Volcker (****) a commencé à contrôler l'inflation ; la perte de la bonne volonté des États-Unis à l'égard du régime de Ceaușescu créée lors des manœuvres diplomatiques d'Henry Kissinger pour mettre fin à la guerre du Vietnam et de la détente qui a suivi, en raison de son bilan décevant en matière de droits de l'homme ; et la concurrence accrue des pays exportateurs d'Asie de l'Est, mobiles vers le haut, bon marché et innovants, sur les marchés du tiers monde, se sont combinés au début des années 1980 pour contraindre le régime communiste roumain à mener ce que l'on appellerait aujourd'hui une politique d'austérité extrême. Contrairement à ce qui se passe dans les économies capitalistes, l'austérité, c'est-à-dire la réduction des dépenses publiques courantes pour rembourser ou contrôler les coûts de la dette encourue, n'a pas été synonyme de chômage et de faillites, mais de pénurie chronique de biens et de détérioration de leur qualité. Cependant, la marche vers l'industrialisation, inspirée par le dogme marxiste-léniniste, mais désormais renforcée par certaines des considérations de Manoilescu et d'autres pré-communistes, n'a pas été abandonnée. Au contraire. La nouvelle politique supposait non seulement la liquidation forcée des établissements ruraux et la construction de luxueux centres civiques, mais, après avoir remboursé toute la dette en dollars acquise pendant la période de détente, elle impliquait de suivre une politique largement planifiée d'octroi de crédits aux pays du tiers-monde pour les importations roumaines (bien qu'à ce jour, on constate que certaines dettes impayées de l'ère Ceausescu figurent dans les registres financiers de pays comme la Libye, Cuba, le Vietnam, etc.) Cette économie de pénurie de biens de consommation est ce qui, selon de nombreuses personnes, a finalement entraîné la chute du régime Ceausescu, tandis que l'indépendance financière vis-à-vis de l'argent soviétique et occidental est ce qui, selon certains, a retardé la transition vers une économie de marché dans le pays après 1989, par rapport à ses voisins du nord-ouest. Cet échec économique de la transition roumaine peut se mesurer assez simplement : d'un niveau de PIB par habitant presque égal, voire supérieur de 4,76%, en 1989 par rapport à celui de la Pologne, le pays était en 2017 environ 12,97% en dessous, selon les statistiques actuelles de la Banque mondiale (11). 

L'éléphant dans la pièce 

Les appels plutôt populistes en faveur de la protection du capital roumain et d'une nouvelle politique industrielle nationale, lancés crescendo ces dernières années par le parti social-démocrate, souvent soutenu par le parti national libéral ou par des factions indépendantes de ce dernier qui se partagent actuellement le pouvoir, ne font que rarement, voire jamais, référence au programme national libéral de développement industriel d'avant le communisme, aux travaux de Manoilescu ou à l'utilisation par le régime communiste de certaines de ses applications dans ses affaires internationales, bien qu'il existe une étrange similitude. Toutefois, bon nombre des personnes qui avancent ces arguments aujourd'hui sont en fait d'anciens étudiants et de jeunes professeurs qui l'ont lu et édité dans les années 1970, 1980 et même au début des années 1990, et qui devraient bien connaître l'histoire économique de la Roumanie, puisqu'ils en sont en partie et dans une certaine mesure les derniers protagonistes. Ainsi, Cristian Socol, le principal défenseur d'une nouvelle politique industrielle nationale, ne mentionne ni Manoilescu ni les rudiments de la planification industrielle réalisée à son époque, peu avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, qui impliquait un autre économiste roumain de premier plan, Nicolae Georgescu-Roegen, Il a préféré faire la publicité de ses conseils politiques en se référant aux expériences françaises et néerlandaises plus prestigieuses de la Seconde Guerre mondiale, ou au mieux en faisant une référence passagère aux développements brésiliens ultérieurs de ses idées, bien que les observateurs experts puissent facilement lire entre les lignes.   

Notes sur la révolution à venir

Et le fait que la Commission nationale pour la stratégie et la prévision, récemment rebaptisée, qui est censée remplir les fonctions de planification et de prévision indicatives des institutions équivalentes fondées par Jean Monnet et Jan Tinbergen à l'apogée de la planification stratégique, a été dotée par le gouvernement social-démocrate de Viorica Dăncilă d'un comité d'anciens membres du Conseil national de planification de l'époque communiste, une institution d'un type très différent, dont la planification était impérative, remplaçant le marché sans le compléter ni le guider. Le gel intellectuel de l'ère communiste, suivi d'une transition dysfonctionnelle et plutôt décevante, a empêché un développement significatif, et pendant longtemps même la reconnaissance, de la théorie, ou de pratiquement toute théorie, en Roumanie, mais très peu de personnes de cette génération allaient réellement contester de manière critique son héritage. Dans un pays dépourvu d'une classe d'affaires et d'une culture capitaliste historiquement fortes, l'étatisme et le dirigisme tendent à être, par défaut, l'idéologie économique préférée des élites, malgré des flirts post-communistes plutôt limités, par circonstance et par nécessité, avec l'idéologie du marché libre.

Entre-temps, la théorie et la politique économiques se sont enrichies même en ce qui concerne la politique de développement industriel, offrant des raisons plutôt orthodoxes basées sur les échecs de coordination, les problèmes d'information et les économies d'agglomération pour que le gouvernement manipule les résultats du marché, alors que l'adhésion de la Roumanie à l'Union européenne (qui, en substance, consiste en une union douanière) est un facteur majeur du développement économique du pays, qui consiste essentiellement en une union douanière et un marché commun) rend l'accent mis par Manoilescu sur les droits de douane et les restrictions à l'investissement direct étranger en tant qu'instruments politiques assez problématique à poursuivre au niveau national, du moins compte tenu des engagements internationaux actuels, soulignant les limites de l'expérience passée.

Notes

(*) Économiste argentin et ancien directeur de la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC).
(**) La Garde de Fer ou Légion de l'Archange Michel, un mouvement fondé en 1927.
(***) Communauté de production et de résidence théorisée par le socialiste utopique français Charles Fourier comme base de son système social.
(****) Économiste américain et directeur de la Réserve fédérale sous les présidences de Jimmy Carter et de Ronald Reagan, de 1979 à 1987.

(1) Dans le sens où Luiz Carlos Bresser-Pereira, l'un des derniers continuateurs brésiliens de la théorie de Manoilescu, parle de la macroéconomie du développementalisme. 

(2) Le romancier portugais José Saramago, lauréat du prix Nobel, décrit l'émotion produite par l'économiste roumain lors d'un tel événement dans son roman L'année de la mort de Ricardo Reis, ce qui peut donner au lecteur une idée de la raison pour laquelle les théories de Manoilescu ont été plus largement acceptées et développées au Brésil.  

(3) Le livre de Manoilescu sur la théorie politique et l'économie, Le siècle du corporatisme (1936), a été approuvé avec enthousiasme par le dirigeant fasciste italien comme une description fidèle de l'économie politique de l'Italie fasciste.  

(4) Manoilescu a contribué et publié dans le journal du Kiel Institute für Weltwirtschaft, la principale institution de recherche économique internationale en Allemagne et la plus ancienne au monde. Raúl Prebisch y a lu son travail.

(5) La division entre les nouveaux ou néolibéraux et les anciens libéraux dans la Roumanie du début du XXe siècle, qui est marquée par le livre de Ștefan Zeletin, Le néolibéralisme (1927), n'était pas une division entre des générations biologiques, car Mihail Manoilescu et Gheorghe Tașcă, par exemple, avaient fondamentalement le même âge et venaient même du même comté, mais plutôt une division entre deux générations de dirigeants à la tête du Parti national libéral au tournant du siècle. Quoi qu'il en soit, Zeletin donne une explication roumaine de la transition visible dans toute l'Europe continentale, et plus tard aussi en Grande-Bretagne, d'une idéologie libérale de laissez-faire à une idéologie plus protectionniste et interventionniste.   

(6) Dans le cas de la Roumanie, par exemple, le rapport entre la valeur d'une tonne métrique d'exportations et la valeur d'une tonne métrique d'importations passe d'une fourchette de 0,20 à 0,35 entre 1901 et 1915 à une fourchette de 0,06 à 0,19 entre 1919 et 1937, voir. Andrei, Tudorel (ed.), România, un secol de istorie : date statistice , Editura Institutului Național de Statistică, Bucarest, 2018, p. 407. 

(7) Ainsi, par exemple, le taux d'alphabétisation, malgré des disparités régionales persistantes, a bondi de 19,6% de la population en 1899 à 61,8% en 1930. Seulement 1,1 % de la population (1,4 % d'hommes, 0,6 % de femmes) avait une formation universitaire cette année-là.

(8) Selon l'Étude économique de l'Europe, publiée à Genève en 1949, en 1938, la part de l'industrie dans le revenu national de la Roumanie était de 16,9%, les services de 39%, la construction de 5,6% et l'agriculture de 38,4%. La valeur nette de la production industrielle roumaine a été estimée à 253 millions de dollars aux prix de 1938.

(9) Les séries de données historiques proviennent d'Axenciuc (2012) et de Maddison (2018). Voir aussi Voinea, Liviu (ed.), Un veac de sinceritate. Recuperarea memoriei pierdute a economiei românești 1918-2018, Editura Publica, Bucarest, 2018.  

(10) Le Conseil d'assistance économique mutuelle, l'organisation économique du bloc de l'Est, fondé par l'Union des républiques socialistes soviétiques en 1949 en réponse au plan Marshall américain et aux dernières initiatives de l'Europe occidentale.

(11) Les deux chiffres sont exprimés en prix courants du dollar US, tels qu'ils figurent dans les données des comptes nationaux de la Banque mondiale et les fichiers de données des comptes nationaux de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

jeudi, 30 décembre 2021

Friedrich List et l'économie politique de l'État-nation

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Friedrich List et l'économie politique de l'État-nation

Par David Levi-Faur

Ex : https://blog.ignaciocarreraediciones.cl/friedrich-list-y-la-economia-politica-del-estado-nacion-por-david-levi-faur/

(Traduction espagnole de Gonzalo Soaje, gonzalosoaje@ignaciocarreraediciones.cl)

Note de l'éditeur : Cet ouvrage synthétise les principales thèses de l'économiste allemand Friedrich List et notamment les idées de son ouvrage Das nationale System der politischen Ökonomie (Le système national d'économie politique, 1841). Certaines des considérations de David Levi-Faur sur le nationalisme "éclairé", la nature "imaginaire" de l'identité communautaire, le libre-échange et la mondialisation sont ses propres interprétations et ne sont pas nécessairement la seule conclusion que l'on peut tirer des idées de List - ni celle que nous en tirerions - ce qui n'enlève rien à la pertinence de son analyse minutieuse de l'économie politique du penseur allemand. C'est pourquoi nous avons décidé de traduire ce texte et d'en faire le premier d'une série de billets de blog sur la doctrine économique nationale, le protectionnisme, l'autarcie et les modèles de développement économique centrés sur l'État-nation. - G.S.

Et la patrie et l'humanité.

(Friedrich List)

À l'ère du changement mondial, le sort de l'État-nation revêt une importance cruciale pour tous les spécialistes de l'économie politique. Cela se reflète en effet dans la grande attention et le vaste débat sur l'État-nation et le processus de mondialisation. Malheureusement, la vision de l'économie politique du nationalisme reste largement inexplorée dans cette discussion (1). Le nationalisme est rarement reconnu comme une source de légitimité et d'orientation pour la gestion de l'économie de l'État-nation. Peu de choses ont changé depuis que l'économiste britannique Joan Robinson a affirmé qu'"au milieu de toute cette confusion, il existe une masse solide et immuable d'idéologie que nous tenons tellement pour acquise qu'on la remarque rarement, à savoir le nationalisme". La nature même de l'économie est enracinée dans le nationalisme" (Robinson, 1962 : 124). Au-delà de l'importance de la déclaration de Robinson, aucune théorie "positive" du nationalisme économique n'a émergé depuis lors. Nos étudiants peuvent en savoir beaucoup sur le libéralisme économique et le socialisme économique, mais ils en savent généralement très peu, voire rien, sur le nationalisme économique (2). Bien sûr, ce n'est pas la faute des étudiants ; très peu de choses ont été écrites sur le sujet de l'économie politique du nationalisme et, à cet égard, les enseignants sont confrontés à un problème similaire à celui de leurs étudiants.

Pour une économie politique plus fertile et productive, il convient d'explorer l'interaction entre l'économie et le nationalisme. En effet, il s'agit d'un problème des plus urgents. À une époque d'"interdépendance en cascade" (lire mondialisation), le fait de négliger le nationalisme - son interaction avec l'économie et ses effets sur l'élaboration des politiques - nuit à notre capacité de comprendre l'importance de la notion d'État-nation et d'analyser les changements actuels dans ses fonctions économiques. Les principales revendications de cet article sont que pour discuter du destin de l'État-nation, nous devons être en mesure de clarifier ses fonctions économiques et que cela peut être fait en discutant l'économie politique de Friedrich List. Cela pourrait nous amener à conclure que les affirmations actuelles sur le "déclin de l'autonomie de l'État" et sur "l'impératif de mondialisation" ont été surestimées dans le cadre des conceptions de l'économie politique fondées sur le laissez-faire. Les rôles économiques de l'État-nation doivent être clarifiés non seulement d'un point de vue marxiste et de laissez-faire (comme il apparaît couramment dans tous les manuels d'économie politique). Après tout, en termes d'influences idéologiques, l'État-nation est initialement plus un produit du nationalisme que de ses rivaux paradigmatiques et idéologiques, que ce soit le socialisme ou le libéralisme.

Cet article porte donc sur les travaux de Friedrich List, l'un des premiers hérauts de l'économie politique du nationalisme et l'une des figures les plus influentes parmi ses partisans en Allemagne et en Europe (3). La vie de Friedrich List est un sujet fascinant. Son activité politique et son expérience de vie ouvrent une fenêtre non seulement sur la nation allemande libérale mais aussi sur l'histoire économique américaine de la première moitié du XIXe siècle. Cependant, il faut souligner que la discussion de cet article ne doit pas conduire le lecteur à une adhésion non critique au nationalisme ou nous empêcher de procéder à un examen critique de l'activité politique de Friedrich List et surtout de sa position morale sur les questions de guerre et de paix et de son pangermanisme (4). Une image complète de List et une discussion des opinions politiques de List dépassent malheureusement le cadre de cet article, qui se limite aux implications de ses écrits pour l'économie politique de l'État-nation. Toutefois, une excellente présentation des idées et des activités politiques de Friedrich List en faveur d'une Allemagne unifiée et libérale est à la disposition des lecteurs dans Friedrich List ; Economist and Visionary (Henderson, 1983).

Friedrich List (1789-1846) est né à Reutlingen, dans le sud de l'Allemagne, et a été fonctionnaire dans son État natal, le Wurtemberg. En 1817, il est nommé professeur d'administration à l'université de Tübingen. List a participé activement au mouvement pour l'abolition de la fiscalité interne en Allemagne et a été élu à la chambre basse de la Diète du Wurtemberg. Ses opinions politiques dissidentes lui valent d'être renvoyé de l'université, expulsé de la Diète et accusé de trahison. List est condamné à dix mois de travaux forcés, mais après avoir purgé six mois, il est libéré à condition d'émigrer en Amérique. Sa période américaine (1825-1830) culmine avec sa nomination au poste de consul américain à Leipzig, où il continue à œuvrer pour l'unification économique et politique de l'Allemagne. Les difficultés économiques, les désillusions politiques et la tristesse ont provoqué une profonde dépression qui l'a conduit au suicide. L'influence de List sur les décideurs politiques ainsi que sur la théorie du développement est considérable (Wendler, 1989). (5)

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Il existe de nombreuses formes de nationalisme et encore plus d'interprétations du nationalisme ; il est donc très regrettable que les versions nazies, fascistes et conservatrices du nationalisme soient largement perçues aujourd'hui (principalement dans le monde anglo-saxon) comme représentant le type idéal. Historiquement, analytiquement et académiquement, le nationalisme a toujours été plus que ces dangereuses idéologies, et si nous nous efforçons de comprendre correctement le nationalisme, ce fait doit être pris en compte. Des versions rationnelles et bienveillantes du nationalisme ont toujours fait partie de l'histoire de l'humanité, et cela est tellement évident qu'il semble superflu de fournir des exemples. De plus, le fait qu'un tel nationalisme puisse être fondé sur une philosophie éclairée a été soutenu de manière convaincante par de nombreuses personnes (par exemple, Tamir, 1993). De plus, si nous refusons le nationalisme, nous devons également refuser le droit à l'autodétermination, qu'il soit palestinien ou juif, tchétchène ou russe. Si, comme moi, on considère le nationalisme comme une sorte d'identité communautaire "imaginaire" mais importante, le multiculturalisme et le nationalisme se renforcent plutôt que de se contredire.

En affirmant l'existence d'un nationalisme "positif" et éclairé, sans nier l'existence de versions malignes (ou même d'aspects malins) du nationalisme, cet article suggère que l'idéologie du nationalisme a ses propres impératifs économiques ; reconnaître l'existence de ces impératifs devrait nous permettre de faire la lumière sur la manière dont les rôles économiques de l'État ont été façonnés dans le passé et peuvent continuer à l'être à l'avenir. La première partie du document abordera donc la notion de pouvoirs productifs nationaux et leur relation avec le concept de mondialisation. Deux visions de la mondialisation seront proposées. La première met l'accent sur les aspects matériels de l'activité économique et découle de la notion de développement d'Adam Smith, tandis que la seconde met l'accent sur les aspects politiques et le capital humain de l'activité économique et se rapporte au concept de développement de List. La deuxième partie de l'article se concentrera sur quatre caractéristiques des "économies développées". La troisième partie s'appuiera sur ces caractéristiques pour discuter du rôle de l'État dans l'économie politique de List. Dans la dernière partie, nous dirons que le rôle de l'État n'a pas changé de manière substantielle dans notre "ère de la mondialisation". Ainsi, il soutiendra que de nombreuses affirmations actuelles sur le soi-disant "déclin de l'autonomie de l'État" ainsi que sur "l'impératif de mondialisation" ont été surestimées sous l'influence de conceptions de l'économie politique fondées sur le laissez-faire.

I. LES POUVOIRS PRODUCTIFS ET LE PROCESSUS DE MONDIALISATION

List est reconnu comme l'un des pères de la théorie des "industries naissantes". Toutefois, cette reconnaissance peut difficilement témoigner de toute l'étendue de son importance et de sa contribution à l'étude de l'économie politique. On peut se faire une idée plus complète de son économie politique en se référant à l'utilisation et à l'élaboration du concept de puissance productive nationale (6). L'expression "pouvoirs productifs" a été utilisée pour la première fois par List dans ses Outlines of American political economy (1827) (7). Le terme a été approfondi dans Le système naturel de l'économie politique (1838) (8), ainsi que dans son magnum opus Das nationale System der politischen Ökonomie (Le système national de l'économie politique, 1841). Le concept de puissance productive de List est d'abord fondé sur une distinction entre les causes de la richesse et la richesse elle-même (9). Selon List,

une personne peut posséder des richesses, c'est-à-dire une valeur d'échange ; si, toutefois, elle ne possède pas le pouvoir de produire des objets d'une valeur supérieure à celle qu'elle consomme, elle s'appauvrit. Une personne peut être pauvre ; si, toutefois, elle possède le pouvoir de produire une plus grande quantité d'articles de valeur qu'elle n'en consomme, elle devient riche.

(List, 1841 : 133)

Les pouvoirs productifs sont constitués de trois types de capitaux : le capital de la nature (ou capital naturel), le capital de la matière (ou capital matériel) et le capital de l'esprit (ou capital mental). Le capital nature comprend la terre, la mer, les rivières et les ressources minérales. Le capital matériel comprend tous les objets, tels que les machines, les outils et les matières premières, qui sont utilisés directement ou indirectement dans le processus de production. Enfin, le capital mental comprend les compétences, la formation, l'industrie, l'entreprise, l'entreprise, les armées, la puissance navale et le gouvernement (List, 1827 : 193-4) (10). La création de richesses est le résultat de l'interaction entre les compétences, l'industrie et l'initiative humaines, d'une part, et le monde naturel et matériel, d'autre part.

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Selon List, ces trois types de capital se distinguent en fonction de leur importance relative pour la création de richesse : le capital naturel et matériel est inférieur au capital mental. Toutes choses étant égales par ailleurs, la formulation de politiques économiques visant à développer le capital mental donnera de meilleurs résultats que les politiques économiques visant à développer le capital naturel et matériel. Pour clarifier ce point, List a donné l'exemple de deux familles, chacune ayant une ferme et cinq enfants. Le père de la première famille dépose ses économies à la banque et fait travailler ses enfants à la main. En revanche, le père de la deuxième famille utilise ses économies pour l'éducation de ses enfants et leur donne à la fois du temps et du soutien pour leur culture personnelle. Deux de ses fils sont formés pour devenir des propriétaires terriens compétents, tandis que les autres apprennent des métiers et d'autres professions. Après la mort des parents, selon List, l'avenir de ces deux familles sera différent en raison des politiques différentes des deux pères. Le déclin de la fortune de la première famille semble être une perspective inévitable, car leur patrimoine devra être divisé en cinq parties et géré comme auparavant. La zone agricole qui répondait autrefois aux besoins d'une famille devra désormais répondre aux besoins de cinq familles. Le destin de la première famille sera donc celui de la pauvreté et de l'ignorance. En revanche, après la mort du second père, son patrimoine sera divisé en deux seulement, et grâce à la bonne éducation de ces héritiers capables, chaque moitié pourra rapporter autant que l'ensemble cédé auparavant. Les trois autres frères et sœurs auront déjà gagné un revenu sûr dans la profession qu'ils exercent. Grâce à l'éducation des fils (List n'a pas mentionné de membres féminins de la famille), la diversité de leurs forces et talents mentaux aura été cultivée et augmentera probablement au fil du temps et des générations.

Bien que dans les deux cas, les parents aient eu à l'esprit le bien-être de la famille, ils avaient des conceptions différentes de la richesse qui ont donné des résultats différents. Le premier parent a identifié la richesse au capital matériel et a donc négligé la culture des capacités mentales de ses enfants. Le second a identifié la richesse au capital mental et a donc investi dans l'éducation de ses enfants. Cette histoire illustre la forte conviction de List selon laquelle les différents types de capital ont un ordre hiérarchique, et que le capital mental est le plus important. Cette distinction lui permet également d'affirmer que le premier père a agi selon les conceptions matérialistes des disciples d'Adam Smith, tandis que le second père a agi selon une théorie de l'élaboration des politiques axée sur le capital humain. Cet exemple nous donne l'occasion d'examiner de manière critique la notion de capital humain dans l'économie classique et sa distinction entre la richesse et les causes de la richesse. Je soutiens qu'en suivant la théorie économique classique d'Adam Smith, on ne parvient pas à identifier correctement les causes de la richesse.

En fait, Adam Smith a fait de la distinction entre la richesse et les causes de la richesse un élément central de sa critique des perceptions mercantilistes du rôle de l'argent et de l'or comme sources de richesse. Comme alternatives à l'or et à l'argent, Smith proposait la division du travail et l'accumulation du capital comme cause première du développement. Cela a toutefois conduit la théorie économique néoclassique à adopter une notion matérialiste du changement social et du développement économique. En fait, c'est la division du travail qui a retenu le plus l'attention d'Adam Smith. C'est cette notion qui ouvre La richesse des nations : "Le progrès le plus important dans les pouvoirs productifs du travail, et une grande partie de l'aptitude, de l'habileté et de la sagesse avec lesquelles il est partout appliqué ou dirigé, semblent être la conséquence de la division du travail" (Smith, 1776 : 3). La division du travail est une réalisation d'une économie développée et n'existe pas dans les économies sous-développées où chaque homme s'efforce de subvenir à ses besoins de ses propres mains : "Quand il a faim, il va dans les bois pour chasser ; quand son vêtement est usé, il s'habille de la peau du premier gros animal qu'il tue" (Smith, 1776 : 259). Cependant, il conçoit la division du travail comme dépendant de l'accumulation du capital, et donc "l'accumulation du capital doit, dans la nature des choses, être antérieure à la division du travail" (Smith, 1776 : 260). Ainsi, c'est l'accumulation du capital qui renforce la division du travail et c'est la division du travail qui, à son tour, rend possible une nouvelle augmentation de l'accumulation du capital. Selon les propres termes de Smith, "Comme l'accumulation de capital est préalablement nécessaire pour apporter cette grande amélioration des pouvoirs productifs du travail, l'accumulation conduit naturellement à cette amélioration" (Smith, 1776 : 260). Le processus d'accumulation, qui favorise par contiguïté la division du travail, est donc le processus de développement économique" (11).

Le concept de développement économique de Smith a été critiqué par List. Ce n'est pas que List rejette l'importance de la notion de division du travail de Smith, ni l'importance du commerce et de l'épargne en tant qu'instrument de développement économique, mais à ses yeux, ils sont inférieurs à l'augmentation du capital mental. Dans la terminologie moderne, nous pouvons dire que List a souligné l'importance du capital humain dans le développement économique (12). L'importance du capital humain avait été négligée dans la théorie économique dominante. C'est ce qu'a déjà fait valoir Mark Blaug : "[les économistes classiques] n'ont tout simplement pas exploré les implications d'une vision de l'offre de travail fondée sur le capital humain. Adam Smith a commencé ; John Stuart Mill l'a poussé un peu plus loin" (Blaug, 1975 : 574). (13) List a fait le même constat il y a plus de cent ans en soulignant l'importance du capital humain pour le développement économique. List doit être considéré comme l'un des fondateurs de la théorie du capital humain et mérite à cet égard plus de reconnaissance qu'il n'en a reçu (voir, par exemple, Kiker, 1966).

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Ce n'est que dans les années 1960, grâce aux travaux de Gary S. Becker, que le concept de capital humain a été introduit dans la théorie économique officielle. Cependant, même lorsqu'il a finalement été introduit, il a fait l'objet d'une interprétation individualiste qui ne rendait guère justice au rôle important de l'État et des mouvements nationalistes dans la mise en place d'un système d'éducation de masse - non pas comme une réponse aux individus ou à une demande d'éducation dictée par le marché, mais comme un effort de l'élite pour éduquer (et mobiliser) les masses (14). En se basant sur le concept de pouvoirs productifs, List a pu proposer une analyse qui reliait les politiques éducatives gouvernementales et la notion de capital humain au résultat souhaité du développement économique. List a pu faire la distinction entre les caractérisations ou les résultats du développement et les causes du développement. Le passage d'un stade de développement à un autre est caractérisé par la division du travail et la quantité de capital qui s'y manifeste. Cependant, le capital matériel et la division du travail ne doivent pas être identifiés comme les causes du développement économique. Le capital mental est plus important et doit donc être considéré comme la cause la plus importante du développement, et c'est le gouvernement qui est responsable de l'éducation de ses citoyens et donc de l'augmentation du capital humain. C'est l'étendue et la quantité du capital humain qui distingue les économies développées des économies sous-développées. Aux stades les plus primitifs d'une économie, le capital mental est très limité, tandis qu'aux stades ultérieurs du développement, les contraintes qui pèsent sur l'augmentation du capital mental sont levées. Cela rend à son tour possible la division du travail et l'accumulation du capital.

Il est donc possible d'identifier deux concepts de développement économique : celui qui met l'accent sur les facteurs matériels et celui qui met l'accent sur la politique et le capital humain. Ces deux concepts sont intégrés dans la notion populaire actuelle de mondialisation. La mondialisation, bien que rarement définie correctement, implique que certains processus économiques, souvent compris comme des impératifs inéluctables, poussent la société humaine vers une réorganisation politique et économique à l'échelle mondiale. Cette interprétation de la mondialisation est matérialiste : elle néglige le capital humain et le rôle du gouvernement dans le développement économique. Il s'agit d'une conception smithienne ou de laissez-faire de la mondialisation, car elle associe la mondialisation aux processus économiques d'accumulation et de division du travail. Selon ce point de vue, nous sommes actuellement dans une nouvelle phase de développement économique, où le mouvement vers une accumulation du capital et une division du travail plus efficaces (c'est-à-dire mondiales) créera des conditions favorables à l'établissement d'un nouvel ordre politique mondial. Ce nouvel ordre diminuera alors (ou du moins minimisera) les rôles économiques de l'État et renforcera également les conceptions de laissez-faire du rôle économique du gouvernement.

Une deuxième notion de la mondialisation, listienne ou nationaliste économique, peut également être introduite. Cette notion souligne que les forces de la mondialisation sont les produits de la croissance du capital mental, un processus d'apprentissage qui inclut la création de nouvelles formes de connaissances ainsi que les produits de nouvelles formes d'organisation politique. Dans cette interprétation, l'État-nation joue un rôle crucial dans la promotion, l'orientation et la régulation du processus de mondialisation. L'État-nation est crucial pour le processus de mondialisation, car il le nourrit, le protège et lui donne un sens. En effet, il est possible d'affirmer que pour List, le protectionnisme en tant que politique d'État est une politique transitoire sur un chemin qui mènera finalement au libre-échange. Mais sa définition du rôle de l'État se fonde principalement sur le concept de puissance productive et non sur la théorie du commerce (comme le démontre la partie suivante de l'article), et il est donc possible d'opposer un argument en faveur du caractère indispensable de l'État pour le processus de développement économique sur la base des arguments de List. L'État-nation et l'économie nationale en tant qu'institutions intermédiaires entre l'individu et l'humanité ont, dans cette interprétation de la mondialisation, un rôle crucial qui n'est pas transitoire mais éternel.

II. CARACTÉRISTIQUES DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE : LE POINT DE VUE DE LIST

Quatre caractéristiques du processus de développement économique rendent le rôle de l'État indispensable pour l'économie politique de List. Ces quatre éléments, qui seront examinés dans cette partie de l'article, comprennent la nature collective de l'activité économique, la fragmentation des intérêts et des identités dans une économie développée, la nécessité d'un investissement à long terme et la nature culturelle des pouvoirs productifs (15).

La nature collective (16) de l'activité économique dans une économie développée

Adam Smith a utilisé le concept de division du travail pour établir l'affirmation selon laquelle les interactions économiques interdépendantes créent une base solide pour des relations sociales et politiques harmonieuses. Cependant, en suggérant qu'une distinction devrait être faite entre les divisions objectives et subjectives du travail, List met en lumière une image plus complexe :

C'est une division du travail si, en un seul jour, un sauvage va à la chasse ou à la pêche, coupe du bois de chauffage, répare son wigwam et prépare des flèches, des filets et des vêtements ; mais c'est aussi une division du travail si (comme Adam Smith le mentionne sous forme d'exemple) dix personnes différentes se partagent les différentes occupations liées à la fabrication d'une épingle : la première est une division objective et la seconde une division subjective du travail ; la première entrave la production, la seconde l'encourage.

(List, 1841 : 149)

La différence essentielle entre les deux types de division du travail est que, tandis que dans le premier, une seule personne divise sa propre force de travail de manière à obtenir plusieurs produits, dans le second, plusieurs personnes participent à la production d'un seul produit. L'importance de cette distinction entre les formes objectives et subjectives de la division du travail provient du fait que le type le plus significatif - c'est-à-dire le subjectif - implique un plus grand besoin de coopération ou, comme le dit List, "une confédération ou une union de diverses énergies, intelligences et puissances au nom d'une production commune". La cause de la productivité de ces opérations n'est pas seulement la division, mais essentiellement l'union" (List, 1841 : 149-50). Ainsi, List propose une interprétation collectiviste du processus productif, qui est l'union des efforts humains vers un objectif commun de développement.

La spécialisation croissante du processus de production rend la communication efficace de plus en plus cruciale pour le succès des efforts de production, car "celui qui fabrique les têtes d'épingle doit être sûr de la coopération de celui qui fabrique les pointes s'il ne veut pas courir le risque de produire des têtes d'épingle en vain" (List, 1841 : 150). Sans une mesure adéquate de coopération, le coût du produit augmentera, et par conséquent les avantages de la division du travail diminueront et pourront même éventuellement devenir une source de conflit. Ainsi, la fragilité du processus de production moderne est renforcée par le fait que le refus de tout individu de coopérer peut suffire à "mettre tout le monde au chômage". La division du travail implique non seulement une augmentation du nombre de participants au processus de production de tout produit, mais aussi une diffusion de son champ d'application géographique, ce qui renforcera sa dépendance à l'égard d'une meilleure communication et coopération. L'histoire de la tour de Babel peut illustrer notre propos. La réussite de cet ambitieux projet dépendait à la fois de la coopération et de la communication entre les bâtisseurs. Dans l'histoire biblique, il est apparu que la mauvaise communication entre les bâtisseurs a entravé leur coopération. Dans une économie développée, où chaque produit est une tour de Babel en termes de complexité, nous devons trouver des moyens de fournir des moyens de communication et de coopération. La menace implicite de tout manque potentiel de coopération devrait être notre première préoccupation dans la structuration d'un système efficace d'économie politique.

Les conflits sociaux dans une économie développée

Bien que la division du travail accroisse considérablement la nécessité et la justification de la coopération, le fait qu'elle crée également de nouveaux intérêts, de nouvelles identités sociales et personnelles et de nouvelles professions - chacune avec sa propre logique, sa perspective, ses préoccupations, son expérience et sa vision - n'a guère été pris en compte (17). Plus la spécialisation s'accentue, plus la fragmentation des intérêts et des identités s'accentue. Ainsi, la division du travail renforce non seulement la raison d'être de la coopération, mais élargit également la sphère potentielle de conflit. Dans la sphère sociale, la division du travail rendra de plus en plus claires les distinctions entre les différents intérêts sociaux (par exemple, les intérêts commerciaux, industriels et agricoles). Contrairement à David Hume, Adam Smith et David Ricardo, qui soulignaient les avantages mutuels du commerce entre les pays agricoles (comme le Portugal) et les pays industriels (comme la Grande-Bretagne), et contrairement à la théorie économique classique, List était sensible aux implications de la spécialisation économique pour la société, la politique, la culture et la puissance militaire d'un pays (18). La nécessité de coordonner les intérêts du commerce, de l'agriculture et de la fabrication était le conflit social qui préoccupait principalement List. Étant donné l'implication active de List dans la politique allemande et américaine, ainsi que son étude de l'histoire et de la politique britanniques, ses préoccupations sont tout à fait compréhensibles. Le point commun de ces scénarios historiques est que le secteur manufacturier a dû surmonter la résistance politique de groupes sociaux opposés avant de pouvoir s'épanouir et prospérer.

Dans le cas de la Grande-Bretagne, le débat public au cours de la première moitié du 19e siècle s'est largement concentré sur les Corn Laws, le tarif douanier sur les importations de céréales. Dans ce débat, ce sont les propriétaires fonciers qui résistent à la concurrence étrangère, s'opposant aux représentants des intérêts manufacturiers qui protestent contre les tarifs élevés. Selon les fabricants, des droits de douane plus élevés signifient des prix alimentaires plus élevés et, par conséquent, des coûts de main-d'œuvre plus élevés (ce qui réduit leur capacité à être compétitifs à l'étranger). Un conflit d'intérêts similaire, qui résulte de la fragmentation nationale croissante, a été vécu par List lorsqu'il vivait aux États-Unis. Il s'agissait du conflit entre le nord industriel et le sud agricole. Une fois de plus, l'avenir du progrès économique et social en Amérique du Nord, qui dépendait de la victoire des fabricants, était en jeu. Mais c'est surtout dans le contexte de l'Allemagne de la première moitié du XIXe siècle que les idées de List ont pris forme. List est très actif dans le débat politique sur l'union douanière allemande, qui aboutit finalement à la formation du Zollverein (1834, *).

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Au cours de la promotion de l'idée de l'union douanière allemande, List s'est rendu compte que les intérêts de l'industrie manufacturière n'étaient pas les seuls intérêts sociaux en jeu et que, malgré leur importance pour le développement économique et futur de la nation allemande, ils n'étaient pas nécessairement les plus puissants. Une économie développée implique donc de nouvelles formes de conflits sociaux, ce qui doit être pris en compte dans la formation des institutions politiques nationales. En outre, ces institutions doivent structurer l'économie nationale afin de promouvoir les intérêts nationaux et de surmonter les obstacles et les limitations au fonctionnement des secteurs les plus bénéfiques aux intérêts nationaux. List démontre ici qu'il est conscient de l'importance de l'État dans le processus de développement économique en surmontant l'opposition sociale selon les mêmes principes que ceux présentés un siècle plus tard par le classique de Karl Polanyi, The Great Transformation (1944). Dans cette approche, les marchés et l'industrialisation sont des institutions largement créées par l'État plutôt qu'une sphère autonome de l'action humaine.

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Les préférences temporelles dans une économie développée

Les acteurs économiques peuvent adopter une vision à court ou à long terme dans leurs attentes de récolter les fruits de leur travail. Or, pour qu'une économie se développe, il est nécessaire que les acteurs économiques adoptent une vision à long terme. Dans une société de chasse, contrairement à une société agraire, le produit d'une journée de travail prendra la forme d'une bête chassée suspendue au-dessus du feu de camp du chasseur. Les mauvais jours, lorsque le chasseur rentre bredouille à son campement, il ne peut que dormir l'estomac vide et espérer que le lendemain sera meilleur. Les jours de chance comme les jours de malchance, les résultats du travail du chasseur sont immédiatement visibles. Dans ce type de société, il n'est pas nécessaire de faire la distinction entre le long et le court terme, car la capacité de stockage de la viande est très limitée et rien ne justifie les efforts à long terme. Dans les sociétés agraires, cependant, au moins un cycle de plantation doit s'écouler, du labourage à la récolte, avant qu'une personne puisse jouir des fruits de son travail. Cette période d'attente prolonge nécessairement l'horizon temporel de l'agriculteur et nécessite donc un calcul à long terme. Dans une économie manufacturière, une vision encore plus longue est nécessaire. Ici, les produits d'une seule journée de travail ne seront prêts à être consommés qu'après une longue période d'investissement. Par exemple, le travail des inventeurs, qui exige un investissement continu de capital matériel et mental, produira, après des années d'efforts, les connaissances et les compétences nécessaires à l'invention. Nous pouvons donc caractériser une économie développée par ses horizons temporels plus longs et affirmer que plus l'économie est développée, plus les acteurs économiques devront adopter une vision à long terme.

Dans la mesure où les économies développées nécessitent des périodes de réalisation plus longues, nous en arrivons à la question cruciale suivante : "Comment déterminer les préférences temporelles ?" Ce dont nous avons besoin, c'est d'une théorie qui rende compte de la motivation à investir dans l'avenir ; une telle théorie devra systématiquement rendre compte de la volonté de sacrifier certaines quantités de biens présents pour obtenir une plus grande quantité de biens futurs (19). Partant de la question "Qu'est-ce qui pousse les hommes à faire quelque chose ?", List propose la réponse suivante : "Nous trouvons toujours qu'il y a une impulsion interne qui met le corps humain en mouvement" (List, 1841 : 185). Comme nous le verrons plus loin, cette "impulsion intérieure" peut être influencée par quatre conditions sociales différentes, chacune d'entre elles étant susceptible de stimuler la propension à investir dans l'avenir.

Culture et pouvoirs productifs dans une économie développée

Les pouvoirs productifs sont basés à la fois sur la culture et sur le pays. Elles sont fondées sur la culture, car elles prospèrent dans un contexte culturel donné et dépérissent avec son déclin. Ainsi, il existe un lien de causalité entre la prospérité des arts, des sciences et de l'éthique sociale et personnelle, d'une part, et les pouvoirs productifs de cette culture et de cette nation, d'autre part. Les agents des pouvoirs productifs dans la théorie de List comprennent les enseignants, les clercs et les artistes, ainsi que les travailleurs manuels. Les institutions politiques et culturelles de la société influencent grandement l'état de ses pouvoirs productifs :

La publicité de l'administration de la justice, le jugement par jury, la législation parlementaire, le contrôle public de l'administration de l'État, l'auto-administration des communes et des municipalités, la liberté de la presse, la liberté d'association à des fins utiles... On peut difficilement concevoir une loi ou une décision judiciaire qui n'exerce pas une influence plus ou moins grande sur l'augmentation ou la diminution de la puissance productive de la nation.

(List, 1841 : 139)

Parmi les autres sources potentielles de pouvoir productif, citons l'abolition de l'esclavage, l'invention de l'imprimerie et la liberté de la presse. En particulier, c'est le capital mental qui dépend des institutions culturelles et politiques, tandis que le capital matériel est relativement libre de ces influences. C'est cette propension culturelle des puissances productives qui donne un sens à la notion d'économie nationale (20).

Les pouvoirs productifs sont limités au niveau national parce qu'ils sont codifiés dans des lois, des normes et des morales et ne sont donc pas aussi facilement transférables que les théories du laissez-faire ont tendance à le supposer. De plus, c'est la composante la moins importante des pouvoirs productifs, le capital matériel, qui est abordée dans les théories du laissez-faire en matière de croissance et de commerce. En effet, le capital et la technologie peuvent se déplacer d'un bout à l'autre du monde, mais ce n'est pas le cas du capital mental, qui est porté par des êtres humains et qui est soumis à des règles d'immigration restreintes (elles-mêmes légitimées par des valeurs nationales). Puisque les pouvoirs productifs sont basés sur la nation et la culture, la notion d'économie nationale de List n'est pas minée par les frontières physiques entre les États ou par les barrières douanières ou par tout autre type de mécanisme politique. Au contraire, List considère l'économie nationale comme le résultat d'idées nationales, d'institutions nationales et du désir des gens d'appartenir à une nation. C'est l'origine historique sur laquelle les barrières douanières et les institutions étatiques ont été construites. Les caractéristiques culturelles et nationales de l'économie développée, ainsi que les trois autres caractéristiques décrites ci-dessus, guident notre analyse du rôle de l'État dans l'économie politique de List.

III. LE RÔLE DE L'ÉTAT : NOURRIR LES FORCES PRODUCTIVES DE LA NATION

Ce sont les quatre caractéristiques des économies développées discutées ci-dessus qui expliquent finalement le rôle de l'État dans l'économie politique de List (21). Le rôle de l'Etat dans la théorie commerciale de List est celui de protecteur des pouvoirs productifs nationaux. L'analyse de List des implications du commerce de la laine et du coton entre les États-Unis et la Grande-Bretagne exprime de manière adéquate ses vues sur les pouvoirs de production (List, 1827 : 187-202). Dans la première moitié du XIXe siècle, le commerce bilatéral entre ces pays consistait en l'exportation de coton et de laine des États-Unis en échange de produits manufacturés britanniques. Selon List, ce type de commerce ne pouvait pas permettre des profits égaux pour les deux parties (bien que, suivant la théorie du commerce de Ricardo, les libre-échangistes affirmaient que c'est précisément une telle politique qui entraînerait des profits égaux pour les deux parties). Sur la base de son concept de pouvoirs productifs, List a présenté un argument intéressant et important aux partisans des politiques de libre-échange non réglementées. Selon List, l'échange entre les États-Unis et la Grande-Bretagne impliquait deux formes de capital : matériel et mental. Alors que les théoriciens du libre-échange se limitaient à discuter de l'échange de matière contre matière (c'est-à-dire le capital matériel), List affirmait qu'il fallait en fait tenir compte de l'autre forme d'échange, plus importante, entre les États-Unis et la Grande-Bretagne : l'échange de capital mental.

Bien que la division du travail entre les Américains et les Britanniques soit ostensiblement égale, elle a en fait permis aux Britanniques de maximiser leurs pouvoirs productifs nationaux tout en imposant des contraintes aux pouvoirs productifs américains. Dans ces conditions, les échanges entre les deux pays confinaient les Américains à la production de produits agricoles, ce qui empêchait l'accroissement intensif de leur capital mental. Cet état de fait renforce l'infériorité économique et militaire de l'Amérique et la supériorité de la Grande-Bretagne. Par conséquent, la protection, dans certains cas, est recommandée et justifiée comme une taxe sur l'éducation qui permettrait éventuellement aux Américains de s'engager dans un échange égal avec les Britanniques, c'est-à-dire l'échange non seulement de la matière pour la matière, mais aussi du capital mental pour le capital mental. La fabrication fait intervenir de nombreux domaines de la connaissance et de la science, et suppose beaucoup d'expérience, de compétences et de pratique. L'emploi massif des Britanniques dans l'industrie manufacturière leur a donné l'occasion de développer leurs pouvoirs productifs et de restreindre les possibilités des États-Unis agricoles. Selon List, le rôle de l'État dans un tel cas est de créer les conditions favorables au développement du capital mental américain. Toutefois, ces conditions ne peuvent être assurées que si une politique de commerce administré est mise en œuvre.

En outre, les décideurs doivent également tenir compte des considérations à long terme, et List recommande de sacrifier le capital matériel d'aujourd'hui pour des rendements futurs :

Une nation dont l'économie est agraire et qui dépend des pays étrangers (pour ses produits manufacturés) peut ... encourager l'établissement d'industries par un tarif protecteur. Un tel pays peut très bien sacrifier beaucoup de "valeur d'échange" [c'est-à-dire de capital matériel] pour le moment, si ses nouveaux ateliers produisent des biens chers et de mauvaise qualité. Mais elle augmentera considérablement sa puissance productive à l'avenir... Tel est notre principal argument en faveur d'un tarif protecteur et en opposition à la doctrine du libre-échange.

(List, 1838 : 35-6)

Processus de libéralisation

La politique commerciale visant à soutenir l'augmentation des pouvoirs productifs nationaux doit être élaborée avec beaucoup de soin, car la construction de frontières économiques implique des pertes potentielles de capital matériel. List a ainsi fait valoir que "toute exagération ou précipitation dans la protection se punit elle-même en diminuant la prospérité nationale" (22). Le principe de l'accroissement des forces productives de la nation doit guider la politique économique nationale. Par conséquent, une nation ne doit pas être évaluée par son autosuffisance ni par sa balance commerciale, mais, selon List, par le degré auquel "son industrie est indépendante et ses pouvoirs productifs sont développés" (List, 1827 : 189).

Une autre question qui peut éclairer le rôle de l'État dans l'économie politique de List est le rôle de l'État dans la sphère de l'éducation. La conviction de List quant à l'importance économique de l'éducation se reflète dans sa notion de capital mental et le statut supérieur qu'il lui attribue. Son étude des industries du lin en France, en Allemagne et en Angleterre le démontre. List a affirmé que les tentatives britanniques de monopoliser la production de lin dans toute l'Europe étaient assez similaires à la manière dont ils avaient réussi à monopoliser le marché du coton au cours du demi-siècle précédent. En effet, l'avenir des industries du lin est un sujet de grande inquiétude en France, car les machinistes et les fabricants français, qui bénéficiaient auparavant d'avantages considérables dans ce commerce, courent le réel danger de perdre leur marché au profit des Britanniques. La source de la supériorité commerciale britannique, selon List, était le système éducatif britannique :

Avant l'époque d'Edouard III, les Anglais étaient les plus grandes brutes et les personnages les plus inutiles de l'Europe ; certes, il ne leur est jamais venu à l'esprit de se comparer aux Italiens et aux Belges ou aux Allemands en matière de talent mécanique ou d'habileté industrielle ; mais depuis lors, leur gouvernement s'est chargé de leur éducation, et ainsi, graduellement, ils ont fait de tels progrès qu'ils peuvent disputer la palme de l'habileté industrielle à leurs instructeurs".

(List, 1841 : 386-7)

L'éducation est autochtone plutôt qu'exogène à l'économie politique de List. Dans la notion de pouvoirs productifs, l'éducation est un facteur important de la performance économique nationale. Une nation doit développer son système éducatif en fonction de son progrès économique :

Au fur et à mesure qu'une nation s'industrialise, il devient de plus en plus nécessaire de s'assurer les services de personnes adéquates et qualifiées dans les usines et les ateliers. Ces personnes peuvent désormais obtenir des salaires plus élevés que ce qui était possible auparavant. Il leur sera plus facile de se consacrer entièrement à une branche particulière du savoir, à condition qu'ils aient les aptitudes naturelles nécessaires et une bonne formation préalable. Les connaissances se spécialisent de plus en plus.

(List, 1838 : 67) (23)

Si nous revenons maintenant sur la première caractéristique des pouvoirs productifs, à savoir leur nature coopérative et communicative dans les économies développées, nous pouvons voir pourquoi le rôle de coordination de l'État est indispensable. À mesure que la division du travail s'approfondit et que de plus en plus de personnes sont impliquées dans la production d'un seul produit, et à mesure que de plus en plus de produits sont fabriqués, la coordination devient de plus en plus cruciale. C'est en correspondance avec ce processus que la gestion et la coordination de la composition sociale deviennent de plus en plus complexes. L'intérêt du public pour la socialisation et l'éducation de chaque citoyen augmente et, avec lui, son intérêt pour l'amélioration de la capacité de chaque citoyen à coopérer. Le destin économique de chaque membre de la nation devient de plus en plus dépendant de celui des autres ; après tout, la défaillance d'un maillon de la longue chaîne de production finira par affecter tous les autres.

Les caractéristiques culturelles des puissances productives constituent le deuxième facteur qui façonne le rôle de l'État dans l'économie politique de List. Selon List, il existe une différence significative entre les sociétés agraires et industrielles. Alors qu'il perçoit l'activité industrielle comme la "mère et le père" de la science, ainsi que des arts et des lumières en général, les sociétés agraires sont perçues par lui comme ignorantes, intolérantes et fermées d'esprit :

Les forces intellectuelles d'un tel peuple [dans les sociétés agraires] sont à peine éveillées et on en fait peu usage. Il n'existe aucune possibilité de développer des talents latents. L'effort physique seul assure la récompense et ils sont assez pauvres car les propriétaires monopolisent le travail des ouvriers sur leurs terres... La force morale ne s'impose jamais et ne triomphe jamais de la force brute.

(List, 1838 : 54)

Le développement industriel est donc perçu comme un impératif culturel et national. La culture de la vigne, aussi rentable soit-elle en termes de capital matériel, ne peut satisfaire le désir de prospérité culturelle d'une nation. C'est un argument comme celui-ci qui nous permet de comprendre correctement la déclaration de List : "Une nation ne devrait pas considérer le progrès des industries d'un point de vue purement économique. La fabrication devient une partie très importante de l'héritage politique et culturel de la nation" (List, 1838 : 39).

Une économie développée se caractérise également par la création de nouvelles identités et de nouveaux intérêts sociaux. Dans ce contexte, List mentionne deux conflits distincts qui sont le produit de l'économie développée : de nouveaux types de conflits entre les intérêts de l'individu et de la société, et la segmentation de la société en différents secteurs économiques, tels que le commerce, l'agriculture et la fabrication. En ce qui concerne le conflit entre l'individu et la société, List affirme que si la production de nombreux biens augmente le capital matériel de l'individu et de la nation, elle peut également affaiblir le capital mental de la nation. La production de boissons alcoolisées, par exemple, peut augmenter les revenus de l'individu et la richesse matérielle de la société, mais diminuer son capital mental. Dans ces cas de conflit entre les intérêts de l'individu et ceux de la société, le principe de l'entretien des forces productives de la nation devrait guider l'État dans la limitation de la production ou de la distribution d'alcool (List, 1838 : 35). L'action de l'État est cruciale non seulement en cas de conflit d'intérêts entre l'individu et la collectivité, mais aussi en cas de conflit entre divers groupes sociaux et économiques. Par exemple, parce que l'intérêt national exige l'industrialisation, c'est l'État qui est censé soutenir les intérêts de l'industrie contre les intérêts agraires et commerciaux. Dans son activité politique en Allemagne, List a fait de grands efforts pour présenter les avantages de la collaboration entre tous les segments de la société. Cependant, en tant qu'analyste politique expérimenté, il savait qu'un État autonome est crucial pour la promotion des réformes qui ouvriront la voie à une structure économique plus développée, et List soutient que ce rôle est fonctionnel pour l'épanouissement des pouvoirs productifs.

Une économie développée a besoin d'un long horizon temporel, et l'État peut jouer un rôle important à la fois dans la poursuite d'objectifs à long terme et dans l'élargissement de l'horizon temporel des gens et la facilitation de leur volonté d'investir dans l'avenir. Premièrement, l'État peut réduire l'insécurité et les incertitudes auxquelles les gens sont confrontés. Les guerres, la criminalité et les autres menaces contre la propriété privée ralentissent la capacité et la propension de l'individu à planifier et à investir dans l'avenir. Deuxièmement, selon List, c'est la société ouverte qui encourage les gens à investir dans l'avenir. La mobilité sociale, une société ouverte et les récompenses sociales sont cruciales pour la tendance à investir dans l'avenir :

Là où il n'est pas possible de s'élever par des efforts honnêtes et par la prospérité d'une classe de la société à une autre, du plus bas au plus haut... là où les personnes engagées dans le commerce sont exclues de l'honneur public, de la participation à l'administration, à la législation et aux jurys ; là où les réalisations distinguées dans l'agriculture, l'industrie et le commerce ne conduisent pas également à l'estime publique et à la distinction sociale et civile, les motifs les plus importants de consommation et de production font défaut.

(List, 1841 : 306-7)

L'État communal

Une autre forme de récompense sociale sur laquelle List met l'accent est l'attribution de prix aux inventeurs : "Cela fait honneur à l'esprit inventif dans la société et déracine les préjugés à l'égard des anciennes coutumes et des anciens modes de fonctionnement, si préjudiciables chez les nations non éduquées" (List, 1841 : 307). Outre les honneurs accordés aux inventeurs, les récompenses matérielles devraient également être garanties. Il s'agit d'une troisième façon pour l'État d'étendre les préférences temporelles des individus. List a été très actif dans la promotion d'une législation qui garantirait aux inventeurs allemands les fruits de leurs inventions. Il a donc demandé une loi sur les brevets qui "fournirait à l'homme qui possède simplement les facultés mentales pour de nouvelles inventions les moyens matériels dont il a besoin, dans la mesure où les capitalistes sont encouragés à soutenir l'inventeur, en lui assurant une part des bénéfices anticipés" (List, 1841 : 307). Le quatrième facteur qui peut motiver l'investissement à long terme concerne les aspirations communes et le sentiment de solidarité nationale des populations. Pour List, un individu n'est pas simplement un producteur ou un consommateur ; il est membre d'une communauté nationale et ce fait a une signification cruciale pour sa volonté d'investir dans l'avenir. Les personnes qui ne sont pas membres de ces communautés sont plus enclines à prendre des décisions à court terme, car

les simples individus ne se soucient pas de la prospérité des générations futures ; ils considèrent qu'il est insensé... de faire des sacrifices certains et présents afin de s'efforcer d'obtenir un bénéfice qui est encore incertain et qui se trouve dans le vaste champ de l'avenir (si les événements ont une quelconque valeur) ; ils se soucient peu de la pérennité de la nation.

(List, 1841 : 173)

Ainsi, pour List, les identités nationales ont un rôle fonctionnel et positif dans l'élargissement des horizons temporels des individus.

Se pourrait-il que les attentes de List à l'égard de l'État soient naïves ? Se pourrait-il qu'il ait négligé les problèmes potentiels d'abus de pouvoir par les politiciens, ainsi que l'inefficacité des bureaucraties publiques ? Je pense que la réponse à ces questions doit être négative. En tant que bureaucrate et professeur d'administration publique, List était bien conscient de ces problèmes potentiels (voir également Backhaus, 1992). Il a pris soin d'éviter de tels abus et a soutenu que "c'est une mauvaise politique de tout réglementer afin de tout promouvoir par l'emploi de pouvoirs sociaux, là où les choses peuvent être mieux réglementées et mieux promues par des exercices privés" (List, 1827 : 213). De plus, List savait très bien que "toute loi, toute réglementation publique, a un effet de renforcement ou d'affaiblissement sur la production ou sur la consommation ou sur les forces productives" (List, 1841 : 307). Bien que conscient des possibles implications négatives de l'intervention du gouvernement, il n'a pas hésité à recommander, et même à exiger, un esprit d'entreprise politique et économique de la part du gouvernement.

IV. REMARQUES FINALES

1317540045.jpgPlus de 150 ans se sont écoulés depuis que Friedrich List a publié son Système national d'économie politique. Pourtant, sa capacité à analyser et à prévoir les pratiques du rôle économique de l'État reste remarquablement pertinente pour notre analyse politique et économique aujourd'hui. Une grande partie de ce qui est aujourd'hui perçu dans le monde comme une conception "pragmatique" du rôle économique de l'État avait déjà été prédite, analysée et justifiée par List. Le système de commerce réglementé sous la forme de l'Accord général sur le commerce et les tarifs douaniers (GATT, **), l'investissement dans les infrastructures et l'accent mis sur l'éducation ont été suggérés par List comme des objectifs politiques clés pour toute formulation de politique économique nationale et sont désormais visibles dans le système économique international. Les concepts clés de l'économie politique actuelle, tels que le produit national, le produit national par habitant, les comptes nationaux et la balance commerciale nationale, reflètent également le fait que notre terminologie économique et notre perspective sur les questions économiques d'aujourd'hui sont toujours liées à des termes nationaux. Ce sont toutes des raisons importantes et suffisantes pour susciter un intérêt pour l'économie politique du nationalisme. Ceci, à son tour, peut conduire à un discours plus fructueux sur les rôles économiques de l'État-nation et les significations de l'économie nationale.

Sur la base de cette discussion, il est possible d'offrir deux perspectives sur les rôles économiques futurs de l'État-nation et du nationalisme économique. Premièrement, le discours actuel ne tient pas compte de la relation entre l'idéologie du nationalisme et les rôles, pratiques et fonctions actuels de l'État. Tant les libéraux que les marxistes traitent souvent le nationalisme comme un type généralisé d'"anomalie politique". Cela ne contribue pas à susciter l'intérêt pour l'étude de l'économie politique du nationalisme (24). Les théories du laissez-faire, qui ont toujours considéré l'État comme un facteur de dysfonctionnement dans la conduite des affaires économiques, se réaffirment aujourd'hui dans la terminologie actuelle de la mondialisation (25). Le fait est, cependant, que les États-nations ont toujours été confrontés à des défis économiques et les ont généralement surmontés (bien sûr, avec des degrés de réussite variables selon les pays et les périodes). Il est raisonnable de douter de l'affirmation selon laquelle la mondialisation entraîne un déclin de l'État-nation. Il n'y a aucune raison de croire que l'économie peut être mieux régulée au niveau international qu'au niveau national. Le développement économique à l'échelle mondiale ne fera que rendre plus urgente et plus claire la nécessité d'une meilleure coordination et coopération, de nouvelles formes de conflits apparaîtront et la nécessité de créer des conditions sociales adéquates pour les investissements à long terme sera plus évidente que jamais. (26) En effet, la mondialisation élimine de plus en plus de contraintes sur le commerce et le capital, mais se concentrer sur ces aspects de l'activité économique revient à répéter l'erreur des conceptions matérialistes du développement économique en négligeant l'importance du capital humain. Le capital humain est moins susceptible d'être soumis à la mondialisation et est lui-même limité au niveau national, car les marchés du travail du monde entier sont de plus en plus fermés à l'immigration. S'il est raisonnablement possible de parler de capital et de commerce mondiaux, il est insensé de parler de marchés du travail mondiaux. Comme l'importance du capital humain augmente plutôt que de diminuer, on peut même souligner l'importance croissante de l'État-nation dans la promotion des pouvoirs productifs nationaux. Les barrières commerciales peuvent s'effondrer et le capital matériel peut se disperser dans toutes les directions, mais la perception de l'État-nation en tant que protecteur et soutien des pouvoirs productifs nationaux reste valable.

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Cela nous amène à une deuxième question, qui a trait à l'aspect pratique du nationalisme dans le développement économique. En ce sens, Friedrich List est l'un des fondateurs de la tradition politique qui perçoit le nationalisme comme une force rationnelle et universelle. Il convient de rappeler que le nationalisme économique a joué un rôle important dans l'élimination des économies politiques particulières de l'Europe pré-moderne. Le nationalisme était alors étroitement lié à l'impératif d'industrialisation (Gellner, 1983), et pour les nations périphériques d'Afrique, d'Amérique latine, d'Europe de l'Est et du Moyen-Orient, il était étroitement lié à l'idée de progrès. Comme cela est vrai pour le passé dans les sociétés industrielles, ainsi que pour le présent et l'avenir dans les sociétés en développement, il n'y a aucune raison de supposer qu'il n'en sera pas de même à l'avenir. Comme James Mayall l'a fait remarquer à juste titre, le nationalisme et la mondialisation sont davantage liés que contradictoires, car ils sont toujours apparus "ensemble dans le monde" et se sont renforcés mutuellement depuis lors. La montée du nationalisme a été une réponse à un processus de mondialisation, tout comme la mondialisation elle-même, ou plutôt ce qui a soutenu le processus, a été largement une conséquence de la concurrence nationaliste" (Mayall, 1997). Le nationalisme et la mondialisation, "comme un vieux couple marié qui se dispute", prédit Mayall, resteront mutuellement dépendants. Si le nationalisme doit survivre, que ce soit dans sa version gandhienne ou nazie, il aura des conséquences importantes sur la manière dont les structures économiques sont façonnées et les politiques économiques mises en œuvre. Si tel est le cas, nous ne pouvons plus éviter le nationalisme et ses implications ; en effet, nous devons accorder l'attention nécessaire à l'économie politique du nationalisme.

Notes

(*) Union douanière des États allemands au cours du XIXe siècle. (*) Union douanière des États allemands au cours du XIXe siècle.

(**) Accord commercial international qui a conduit à la création de l'Organisation mondiale du commerce en 1995. Les traités internationaux décrits par List étaient toutefois très différents des accords de libre-échange actuels, avec leurs conditions asymétriques, leur atteinte à la souveraineté nationale et la perpétuation de la dépendance économique structurelle de certaines nations. (N. du T.).

(1) Le nationalisme économique était un sujet d'étude populaire dans l'entre-deux-guerres et faisait donc partie intégrante de la plupart des livres sur les relations internationales. Cependant, en raison de l'importance de la guerre froide et de la domination corrélative du débat libéral-marxiste, cette situation a changé et le nationalisme économique a depuis été repoussé à la périphérie de l'attention académique. Il a acquis une tonalité péjorative, ce qui explique qu'aujourd'hui on ne trouve guère de chercheurs, de politiciens ou de régimes qui avouent ouvertement et directement être des nationalistes économiques. Le nationalisme économique est généralement décrit comme une vision politique agressive et étroite d'esprit. Bertrand Russell, quant à lui, la décrit comme l'une des idées les plus néfastes pour l'humanité, la plaçant aux côtés des pulsions sadiques, de la religion, de la superstition, de l'envie, de l'orgueil, du racisme et de la supériorité sexuelle (Russell, 1946). Ainsi, même lorsque le nationalisme économique attire l'attention, il est souvent teinté d'une approche idéologiquement hostile.

(2) Prenons, par exemple, l'ouvrage de Robert Gilpin, The Political Economy of International Relations (Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 1987). C'est l'un des rares cas (surtout aux États-Unis) où le nationalisme économique est présenté, avec le marxisme et le libéralisme économique, comme une théorie de l'économie politique. Cependant, la caractérisation du nationalisme économique par Gilpin s'appuie largement sur des sources secondaires, et même celles-ci n'étaient pas initialement ou spécifiquement conçues pour l'étude du nationalisme économique. En outre, il est surprenant de constater que même les travaux des figures les plus marquantes du développement du nationalisme économique, comme Friedrich List, sont absents de la bibliographie du livre de Gilpin.

(3) Les malentendus et les mauvaises interprétations de la théorie de List ne sont pas rares. Il semble que le nationalisme allemand de List puisse expliquer l'évaluation biaisée de l'homme et de sa théorie. Une autre raison possible est ses attaques débridées contre l'économie classique, auxquelles les libéraux économiques ont répondu plus tard sur le même ton et avec la même approche. Malgré les contributions récentes de Szporluk (1988) et de Backhaus (1992) à l'étude de la politique de List, certaines questions importantes nécessitent encore des discussions et des explorations plus approfondies, susceptibles d'éclairer davantage l'économie politique de l'État-nation. En outre, la négligence de Friedrich List doit être considérée dans le contexte du peu d'attention que le camérisme reçoit dans le monde anglo-saxon. Le camérisme est la version allemande et autrichienne du mercantilisme. Le terme est dérivé du latin chamber désignant le trésor. La pensée caméraliste s'est développée dans le contexte des routines administratives et des problèmes rencontrés par les bureaucraties des États allemands. Voir Bell (1953 : 106-20) et Riha (1985). La discussion la plus complète disponible en anglais est probablement encore celle de Small (1909).

(4) Ce sujet est très intéressant car sa théorie politique a fourni les bases économiques de l'unification de l'Allemagne. La littérature actuelle présente diverses interprétations et évaluations du point de vue de List. D'une part, il existe des études telles que celle de Earle (qui a été publiée pendant la Seconde Guerre mondiale) où List est présenté comme un défenseur pangermanique (Earle, 1941). D'autre part, il y a les études où il est présenté comme le précurseur de l'Union européenne (Roussakis, 1968).

(5) La compréhension du contexte dans lequel List a travaillé nécessite une certaine familiarité avec l'histoire allemande et l'école historique allemande. Le chapitre 11 de Oser et Blanchfield (1975) est très utile à cet égard. Pour en savoir plus sur l'unification économique de l'Allemagne, voir Price (1949). Voir aussi les deux biographies anglaises de List (Hirst, 1909 ; Henderson, 1983).

(6) Sur les origines du concept de puissance productive, voir Henderson (1982). L'un des évaluateurs académiques de cet article suggère que l'important représentant du nationalisme économique, Heinrich Luden (1778-1847), a exprimé le concept de pouvoirs productifs d'une manière similaire à List dans son Handbuch der Staatsweisheit oder der Politik (Manuel de sagesse ou de politique d'État, Jena : Frommann, 1811). Malheureusement, je n'ai pas trouvé d'exemplaire de ce livre.

(7) "Outlines of American Political Economy" est un ensemble de lettres publiées à l'origine sous forme d'articles dans le Philadelphia National Journal. Les lettres ont été écrites à Charles Ingersoll, vice-président de la Pennsylvania Society for the Promotion of Manufactures and Mechanic Arts, pendant l'exil de List aux États-Unis. De plus amples informations sur la période américaine de List peuvent être trouvées dans ses biographies (Hirst, 1909 ; Henderson, 1983) ainsi que dans Notz (1925).

(8) Le Système naturel d'économie politique a été rédigé au cours de l'automne 1837 pour un concours de l'Académie française des sciences morales et politiques. Le manuscrit est finalement envoyé à l'Académie française dans la première semaine de 1838. L'Académie a décidé qu'aucun des vingt-sept manuscrits soumis n'était digne de son prix, bien qu'elle ait mentionné trois manuscrits comme "ouvrages remarquables" ; l'un de ces trois manuscrits était celui de List. Le manuscrit a été découvert dans les archives de l'Institut de France seulement en 1925 et a été traduit en anglais par le professeur Henderson en 1983.

(9) Marx, à mon avis, a tenté sans succès d'invalider cette distinction en insistant :

Mais si l'effet est différent de la cause, la nature de l'effet ne doit-elle pas déjà être contenue dans la cause ? La cause doit déjà porter en elle le trait déterminant qui se manifeste ensuite dans l'effet... La cause n'est en aucun cas supérieure à l'effet. L'effet est simplement la cause ouvertement manifestée. List prétend s'intéresser partout aux seules forces productives, en dehors de la mauvaise valeur d'échange.

(Marx, 1845 : 285-6)

(10) Mes références sont au texte qui est plus accessible et qui était inclus dans la biographie de List par Hirst. Cependant, le texte de Hirst (1909) comporte une erreur de révision : il a imprimé " capital de la matière " au lieu de " capital de l'esprit " (voir p. 197 dans le texte de Hirst, septième ligne à partir du bas) ; comparez-le avec le texte original de List (p. 21) qui se trouve à la British Library.

(11) Le processus d'accumulation du capital et le processus de division du travail sont limités par la taille du marché. Un marché libre et ouvert est crucial pour tout développement économique et, par conséquent, le commerce n'est pas une cause du développement économique : "Le commerce est l'effet naturel et le symptôme d'une grande richesse nationale ; mais il ne semble pas en être la cause naturelle" (Smith, 1776 : 354).

(12) Voir l'accent mis par List sur l'importance du capital humain et sa critique d'Adam Smith et de ses disciples :

l'école populaire est tombée en faisant de la richesse matérielle ou de la valeur d'échange le seul objet de ses investigations, et en considérant le simple travail corporel comme la seule puissance productive. L'homme qui élève des porcs est, selon l'école, un membre productif de la communauté, mais celui qui éduque des hommes est un simple improductif... Le médecin qui sauve la vie de ses patients n'appartient pas à la classe productive, mais, au contraire, le fils du chimiste.

(List, 1841 : 142)

(13) Comparez : "Ni [Smith] ni les auteurs classiques ultérieurs n'ont suivi cette voie dans une certaine mesure ou n'ont examiné la variété de phénomènes connexes considérés par l'économie moderne sous le titre de théorie du capital humain" (Bowman, 1990 : 239). L'économiste politique canadien d'origine écossaise John Rae (1834) a également soulevé une critique intéressante dans le même sens.

(14) Sur l'interaction entre le nationalisme, l'éducation et la société industrielle, voir Gellner (1983).

(15) J'ai choisi de ne pas traiter du rôle économique de l'État dans le contexte des problèmes de sécurité car les libéraux économiques et les nationalistes économiques ont des positions assez similaires à cet égard. Voir Earle (1943).

(16) Collectiviste n'implique pas ici de valeurs socialistes. Au contraire, à l'instar du communautarisme moderne, List met en avant la fécondité de la coopération nationale et la convergence des intérêts entre les différents membres de la nation.

(17) Sur la perception néo-pluraliste de Smith de la politique britannique de son époque, voir Reisman (1976 : 198-211). Pour une critique similaire de l'analyse d'Adam Smith sur les implications sociales de la division du travail, voir Arrow :

Smith touche à un point très profond. L'histoire est plus complexe que ce qu'il a dit, et la division du travail crée plus de problèmes qu'il ne l'a indiqué pour le fonctionnement de l'économie et de la société. La division du travail augmente la valeur de la coopération, mais elle augmente aussi les coûts de la coopération et peut conduire à des conflits... Chaque individu a donc une vision différente du monde, une évaluation différente de la façon dont les choses sont, ses expériences ont été uniques.

(Arrow, 1979 : 160)

(18) La théorie économique classique, ainsi que la discipline de l'économie, ignorent largement le pouvoir. Sur l'ignorance du pouvoir dans la discipline de l'économie, voir K. W. Rothschild (ed.) Power In Economics (Londres, 1971). Tullock, par exemple, a soutenu que : "L'économie a traditionnellement été essentiellement une étude du comportement coopératif, et non des conflits interpersonnels". Voir G. Tullock, 'The economics of conflict', in G. Radnitzky and A. Weinberg (eds) Universal Economics : Assessing the Achievements of the Economic Approach (New York, 1992), p. 301. Voir également S. Strange, 'What is economic power and who has it?', International Journal 30 (1975) : 222-3.

(19) Le problème étant loin d'être résolu de manière adéquate, même aujourd'hui, il serait injuste d'attendre de List qu'il nous fournisse une réponse définitive. Comparez :

Parmi les nombreuses questions concernant l'accumulation du capital, on a dit que la suivante était la plus importante : selon quelles règles doit-on déterminer les choix entre les processus de production directs et indirects, c'est-à-dire quand peut-on dire qu'il est efficace d'épargner aujourd'hui pour augmenter la consommation future ?

(Malinvaud, 1953 : 233).

La théorie économique fournit des critères pratiques pour les décisions d'investissement, par exemple le taux de rendement du capital, mais il existe encore de grandes lacunes dans la compréhension des processus d'investissement et des choix moraux qu'ils impliquent. Les solutions économiques actuelles sont maintenant largement exprimées dans la "règle d'or de l'accumulation du capital" selon laquelle chaque génération devrait investir, au nom des générations futures, la part de son revenu qu'elle aurait souhaité que les générations passées investissent pour son propre compte (Niehans, 1990 : 460-5). Cette "règle" rend bien compte du point de vue individualiste de la théorie économique contemporaine.

(20) L'idéal d'une économie nationale naît avec l'idée de nations. Une nation est le médium entre les individus et l'humanité, une société séparée d'individus qui, possédant un gouvernement commun, des lois, des droits, des institutions, des intérêts, une histoire et une gloire communes, une défense et une sécurité communes de leurs droits, de leurs richesses et de leurs vies, constituent un corps, libre et indépendant, ne suivant que les dictats de leurs intérêts, dans la mesure où d'autres corps indépendants sont concernés, et ayant le pouvoir de réglementer les intérêts des individus constituant ce corps, afin de créer la plus grande quantité de bien-être commun à l'intérieur et la plus grande quantité de sécurité par rapport aux autres nations. L'objet de l'économie de ce corps n'est pas seulement la richesse et l'économie individuelle et cosmopolitique, mais le pouvoir et la richesse, car la richesse nationale est augmentée et assurée par le pouvoir national. Par conséquent, ses principes directeurs ne sont pas seulement économiques, mais aussi politiques.

(List, 1827 : 162)

(21) Les conceptions de List sur le rôle de l'État dans la sphère des infrastructures de transport - la construction de routes et de chemins de fer - est un autre sujet qui peut également révéler ses vues sur les fonctions économiques de l'État. Voir Henderson (1983), Kitchen (1978 : 48-56) et Earle (1943).

(22) Pour l'introduction de List au National System of Political Economy ; voir Hirst (1909: 313). En effet, il affirme que la Hongrie, dont les hommes politiques légitiment leurs actions par leurs théories, a adopté une politique commerciale trop protectionniste qui peut nuire à ses intérêts économiques (Hirst, 1909 : 95-6). Manoilescu (1931 : 240-51) a sévèrement critiqué son approche modérée de la protection.

(23) En mettant l'accent sur l'importance du capital humain, List aurait probablement pu bénéficier des caméralistes et les soutenir.

(24) Dans le contexte de la négligence généralisée de l'étude du nationalisme économique, les études de Burnell (1986) et de Seers (1983) se distinguent particulièrement.

(25) Cet argument a été développé dans mon article intitulé "The European Union and economic nationalism - from antithesis to synthesis", présenté lors de la quatrième conférence internationale biennale de la European Community Studies Association, du 11 au 14 mai 1995, à Charleston, en Caroline du Sud.

(26) Un argument similaire, mais du point de vue du développement régional, a été avancé par Amin et Thrift : "Nous soutenons que la mondialisation ne représente pas la fin des distinctions et des spécificités territoriales, mais un ensemble supplémentaire d'influences sur les identités économiques locales et les capacités de développement" (Amin et Thrift, 1994 : 2).

RÉFÉRENCES

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NOOMAKHIA : Guerres de l’Esprit - Sur le magnum opus d'Alexandre Douguine

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NOOMAKHIA : Guerres de l’Esprit

Sur le magnum opus d'Alexandre Douguine

(2019)

Noomakhia: Wars of the Mind est le magnum opus en cours de publication du « philosophe le plus dangereux dans le monde », Alexandre Douguine (né en 1962). Devant bientôt entrer dans son 28e et dernier volume en russe, Noomakhia est en train de devenir l’une des contributions les plus ambitieuses et les plus complexes du XXIe siècle pour de nombreux domaines et écoles de pensée. Au-delà d’une série d’études noologiques innovantes dans l’histoire des Civilisations, et au-delà de la culmination originale d’un grand nombre d’idées et de travaux antérieurs de l’auteur, Noomakhia vise à inaugurer un nouveau paradigme philosophique, basé sur la déconstruction radicale de l’universalisme de la Modernité occidentale et sur la reconstruction audacieuse d’un modèle pluriversel des variations des Logoi qui structurent les cultures humaines. Noomakhia tente d’initier une nouvelle anthropologie, d’établir un nouveau discours sur l’histoire et les structures de la Noomachie (du grec « Guerre de l’Esprit ») qui conditionnent la diversité des civilisations humaines, et à contribuer à un Dialogue des Civilisations intercontinental.

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A mesure que Noomakhia commence à entrer graduellement dans le domaine anglophone, cette section de la bibliothèque en expansion de la Eurasianist Internet Archive présentant des traductions originales des penseurs du courant eurasiste est dédiée à rassembler les premiers aperçus dans l’épicentre de Noomakhia. Dans la section qui suit, les lecteurs, les chercheurs, et les traducteurs peuvent trouver une base de données régulièrement mise à jour de Noomakhia dont des extraits sont présentés et traduits pour la première fois en langue anglaise. Comme le projet Noomakhia dans son ensemble, cette ressource est un travail en progrès. Tous les volumes de Noomakhia sont actuellement publiés en russe par Academic Project (Moscou, Fédération Russe). 

Les lecteurs et les chercheurs sont aussi invités à visiter la section « Additional Materials » ci-dessous, présentant une collection croissante d’interviews, d’articles, et de cours se rapportant à Noomakhia, incluant Introduction to Noomakhia Video Lecture Series [Série de cours vidéo – Introduction à la Noomachie] ainsi que les publications du site Geopolitica.ru

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« Le projet Noomakhia est basé sur une étude en profondeur des différentes cultures, systèmes philosophiques, arts, religions et traits psychologiques et caractéristiques des civilisations humaines. Noomakhia examine tous les peuples – anciens et modernes, hautement sophistiqués et « primitifs », ces qui sont technologiquement hautement développés et ceux qui n’ont pas de langage écrit. Le but ultime de Noomakhia est de démontrer et de prouver d’une manière concluante qu’aucune culture singulière ne peut être considérée d’une manière hiérarchique (développée/sous-développée, supérieure/inférieure, moderne/pré-moderne, civilisée/sauvage, etc.). L’évaluation responsable de toute culture humaine doit être faite de l’intérieur, par ceux qui lui appartiennent, et sans l’imposition de préjugés extérieurs (l’interprétation est culturellement toujours partiale). Noomakhia présente une argumentation en faveur de la dignité de l’humanité qui vit à l’intérieur de l’incommensurabilité de toutes ses formes culturelles existantes.

Le point de départ – et le trait principal de Noomakhia – est le concept des Trois Logoi, les trois paradigmes noologiques qui définissent la structure de toute culture. Les Trois Logoi sont :

  • L’apollinien (patriarcal, hiérarchique, androcratique, vertical, exclusif, « céleste », transcendant) – le Logos lumineux ;
  • Le dionysiaque (médian, androgyne, extatique, immanent sans matérialisme, équilibré, dialectique) – le Logos obscur ;
  • Le cybélien (matriarcal, horizontal, gynocratique, inclusif, chthonien, immanent, matérialiste) – le Logos noir.

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Noomakhia propose que ces trois Logoi sont présents dans chaque culture, mais qu’ils sont irréductibles (invariants) et conservent toujours leur essence distincte. D’où le concept de Noomakhia (ou « Noomachie »), la bataille constante entre les Trois Logoi qui constitue la dynamique de la création des moments de la dialectique culturelle et historique. Ce sont des variables dans le déroulement historique de toute culture et ils se développent en périodes et phases différentes. Il n’existe aucune règle universelle qui ait défini ou qui puisse définir la succession et la durée de ces phases et moments dans la Noomachie. Chaque culture et civilisation possède sa propre séquence unique dans le déroulement de la Noomakhia, avec ses propres particularités uniques caractérisant les victoires et les triomphes des divers Logoi qui transforment fondamentalement tous les rôles. Chaque culture doit être étudiée et évaluée individuellement et avec un soin considérable, évitant toute tentation de projeter la structure de sa propre expérience étudiée sur la Noomakhia des autres.

Le second principe du projet Noomakhia est de définir le domaine de recherche et les limites  de la civilisation. Le concept de civilisation est culturel et basé sur la présomption d’une  coexistence parmi les peuples de la terre de cercles (ou horizons) existentiels différents, qui sont identifiés comme la pluralité des Dasein. L’étape suivante est la clarification du concept spatial de culture des civilisations étudiées et la présentation des séquences sémantiques  (l’historial, Seinsgeschichte) des événements les plus significatifs interprétés dans l’optique de ces peuples et cultures concrets. »

– Alexandre Douguine, “The Noomakhia Project” (2019)  

Source:

https://eurasianist-archive.com/item/noomakhia/

 

Bonnal et l'Ambiance Apocalyptique

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Bonnal et l'Ambiance Apocalyptique

Le Coup de Gueule de Nicolas Bonnal, la rubrique de Café Noir enregistrée le lundi 20 décembre 2021. Une sélection de livres avec liens de Nicolas & Tetyana Bonnal ci-dessous.
 
 
LIVRES DE BONNAL CHEZ AVATAR EDITIONS
 
Internet – La Nouvelle Voie Initiatique https://avatareditions.com/livre/inte...
Le Choc Macron – Fin des Libertés et Nouvelles Résistances https://avatareditions.com/livre/le-c...
Louis Ferdinand Céline – La Colère et les Mots https://avatareditions.com/livre/loui...
 
LIVRES DE BONNAL
 
Guénon, Bernanos et les Gilets Jaunes https://www.amazon.fr/dp/1090563531
La Comédie Musicale Américaine – Nicolas et Tetyana Bonnal https://www.amazon.fr/dp/B08NWWYBT3
Le Grand Reset et la Guerre du Vaccin https://www.amazon.fr/dp/B099TPX86L
Les Territoires Protocolaires https://www.amazon.fr/dp/2876230984
Livre de Prières Orthodoxes – Tetyana Popova-Bonnal https://www.amazon.fr/dp/B09BGPCBQT
Philip Kindred Dick et le Grand Reset – Tetyana Popova-Bonnal https://www.amazon.fr/dp/B096LPVB1R
 

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AUTRES LIVRES
Neuro-Esclaves – Paolo Cioni et Marco Della Luna https://www.amazon.fr/dp/8893193353
 
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