lundi, 11 janvier 2010
Der absolute Krieg
Der absolute Krieg
Da man den unabhängigen Willen des Gegners sich gegenüber hat, so gilt es, diesen Willen zu brechen. Dies geschieht mit Hilfe der eigenen Machtmittel und der eigenen Willenskraft. Wenn sich die eigenen Machtmittel als unzureichend erweisen oder die eigene Willenskraft der des Gegners nachsteht, müssen daraus gewissen Gegengewichte erwachsen. Diese beiden Faktoren sind daher von geradezu entscheidender Bedeutung. Jeder Kriegführende wird folgerichtig bestrebt sein, sie zu möglichst grosser Wirkung zu bringen, d. h. die "äusserste Anstrengung der Kräfte" vorzubereiten und in die Tat umzusetzen.
Theoretisch betrachtet, müsste man nun zu einem Maximum an personeller, materieller, wirtschaftlicher und willensmässiger Anstrengung gelangen können, aus dem sich ein völlig ungehemmter Krieg ergeben würde, den Clausewitz mit dem Begriff "Absoluter Krieg" umfasst. Aber das ist nur höchst selten der Fall. Vielmehr ist "die Gestalt, die der Krieg gewinnt, abhängig von allem Fremdartigen, was sich darin einmischt und daran ansetzt..., von aller natürlichen Schwere und Reibung der Teile, der ganzen Inkonsequenz, Unklarheit und Verzagtheit des menschlichen Geistes".
Der "absolute" oder, wie ihn Clausewitz gelegentlich auch nennt, der "abstrakte" Krieg hat also mit dem Krieg, wie er sich in der Wirklichkeit abspielt, nur wenig zu tun. Wenn auch gerade in neuester Zeit seit dem Zeitalter Napoleons das offensichtliche Bestreben zutage tritt, dem Kriege auch in der Wirklichkeit eine absolute Gestalt zu verleihen, so wurde dies doch noch nie in der letzten Vollkommenheit erreicht. Selbst die glänzendsten Feldzüge weisen hier und da, wenn auch kleinere, Lücken auf, die z. B. durch unvermeidliche Fehler von Unterführerm hervorgerufen worden sind.
Friedrich von Cochenhausen, Der Wille zum Sieg. Clausewitz´ Lehre von den dem Kriege innewohnenden Gegengewichten und ihrer Überwindung, erläutert am Feldzug 1814 in Frankreich, Berlin 1943.
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dimanche, 10 janvier 2010
Ende der Geschichtlichkeit
Ende der Geschichtlichkeit
Ernst Nolte, Brief an François Furet vom 11. Dezember 1996, in: "Feindliche Nähe". Kommunismus und Faschismus im 20. Jahrhundert. Ein Briefwechsel, München 1998.
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samedi, 09 janvier 2010
Slavoj Zizek, un fascista di sinistra dei nostri giorni
Slavoj Zizek, un fascista di sinistra dei nostri giorni
di Luciano Lanna
Ex: http://robertoalfattiappetiti.blogspot.com/
L'articolo è anche sul sito web del Secolo d'Italia: QUI
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Le monde comme système
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990
Le Monde comme Système
par Louis SOREL
Si le substantif de géopolitique n'est pas la simple contraction de «géographie politique», cette méthode d'approche des phénomènes politiques s'enracine dans la géographie; elle ne peut donc se désintéresser de l'évolution. Réputée inutile et bonasse (1), la géographie est un savoir fondamentalement politique et un outil stratégique. Confrontée à la recomposition politique du monde, elle ne peut plus se limiter à la description et la mise en carte des lieux et se définit comme science des types d'organisation de l'espace terrestre. Le premier tome de la nouvelle géographie universelle, dirigée par R. Brunet, a l'ambition d'être une représentation de l'état du Monde et de l'état d'une science. La partie de l'ouvrage dirigée par O. Dollfuss y étudie le Monde comme étant un système, parcouru de flux et structuré par quelques grands pôles de puissance.
O. Dollfuss, universitaire (il participe à la formation doctorale de géopolitique de Paris 8) et collaborateur de la revue Hérodote, prend le Monde comme objet propre d'analyses géographiques; le Monde conçu comme totalité ou système. Qu'est-ce qu'un système? «Un système est un ensemble d'éléments interdépendants, c'est-à-dire liés entre eux par des relations telles que si l'une est modifiée, les autres le sont aussi et par conséquent tout l'ensemble est transformé» (J. Rosnay).
Nombre de sciences emploient aujourd'hui une méthode systémique, les sciences physiques et biologiques créatrices du concept, l'économie, la sociologie, les sciences politiques… mais la démarche est innovante en géographie.
Le Monde fait donc système. Ses éléments en interaction sont les Etats territoriaux dont le maillage couvre la totalité de la surface terrestre (plus de 240 Etats et Territoires), les firmes multinationales, les aires de marché (le marché mondial n'existe pas), les aires culturelles définies comme espaces caractérisés par des manières communes de penser, de sentir, de se comporter, de vivre. Les relations entre Etats nourrissent le champ de l'international (interétatique serait plus adéquat) et les relations entre acteurs privés le champ du transnational: par exemple, les flux intra-firmes qui représentent le tiers du commerce mondial. Ces différents éléments du système Monde sont donc «unis» par des flux tels qu'aucune région du monde n'est aujourd'hui à l'abri de décisions prises ailleurs. On parle alors d'interdépendance, terme impropre puisque l'asymétrie est la règle.
L'émergence et la construction du système Monde couvrent les trois derniers siècles. Longtemps, le Monde a été constitué de «grains» (sociétés humaines) et d'«agrégats» (sociétés humaines regroupées sous la direction d'une autorité unique, par exemple l'Empire romain) dont les relations, quand elles existaient, étaient trop ténues pour modifier en profondeur les comportements. A partir du XVIième siècle, le désenclavement des Européens, qui ont connaissance de la rotondité de la Terre, va mettre en relation toutes les parties du Monde. Naissent alors les premièrs «économies-mondes» décrites par Immanuel Wallerstein et Fernand Braudel et lorsque toutes les terres ont été connues, délimitées et appropriées (la Conférence de Berlin en 1885 achève la répartition des terres africaines entre Etats européens), le Monde fonctionne comme système (2). La «guerre de trente ans» (1914-1945) accélèrera le processus: toutes les humanités sont désormais en interaction spatiale.
L'espace mondial qui en résulte est profondément différencié et inégal. Il est le produit de la combinaison des données du milieu naturel et de l'action passée et présente des sociéts humaines; nature et culture. En effet, le potentiel écologique (ensemble des éléments physiques et biologiques à la disposition d'un groupe social) ne vaut que par les moyens techniques mis en œuvre par une société culturellement définie; il n'existe pas à proprement parler de «ressources naturelles», toute ressource est «produite».
Et c'est parce que l'espace mondial est hétérogène, parce que le Monde est un assemblage de potentiels différents, qu'il y a des échanges à la surface de la Terre, que l'espace mondial est parcouru et organisé par d'innombrables flux. Flux d'hommes, de matières premières, de produits manufacturés, de virus… reliant les différents compartiments du Monde. Ils sont mis en mouvement, commandés par la circulation des capitaux et de l'information, flux moteurs invisibles que l'on nomme influx. Aussi le fonctionnement des interactions spatiales est conditionné par le quadrillage de réseaux (systèmes de routes, voies d'eau et voies ferrées, télécommunications et flux qu'ils supportent) drainant et irriguant les différents territoires du Monde. Inégalement réparti, cet ensemble hiérarchisé d'arcs, d'axes et de nœuds, qui contracte l'espace terrestre, forme un vaste et invisible anneau entre les 30° et 60° parallèles de l'hémisphère Nord. S'y localisent Etats-Unis, Europe occidentale et Japon reliés par leur conflit-coopération. Enjambés, les espaces intercalaires sont des angles-morts dont nul ne se préoccupe.
L'espace mondial n'est donc pas homogène et les sommaires divisions en points cardinaux (Est/Ouest et Nord/sud), surimposés à la trame des grandes régions mondiales ne sont plus opératoires (l'ont-elles été?). On sait la coupure Est-Ouest en cours de cicatrisation et il est tentant de se «rabattre» sur le modèle «Centre-Périphérie» de l'économiste égyptien Samir Amin: un centre dynamique et dominateur vivrait de l'exploitation d'une périphérie extra-déterminée. La vision est par trop sommaire et O. Dollfuss propose un modèle explicatif plus efficient, l'«oligopole géographique mondial». Cet oligopole est formé par les puissances territoriales dont les politiques et les stratégies exercent des effets dans le Monde entier. Partenaires rivaux (R. Aron aurait dit adversaires-partenaires), ces pôles de commandement et de convergence des flux, reliés par l'anneau invisible, sont les centres d'impulsion du système Monde. Ils organisent en auréoles leurs périphéries (voir les Etats-Unis avec dans le premier cercle le Canada et le Mexique, au-delà les Caraïbes et l'Amérique Latine; ou encore le Japon en Asie), se combattent, négocient et s'allient. Leurs pouvoirs se concentrent dans quelques grandes métropoles (New-York, Tokyo, Londres, Paris, Francfort…), les «îles» de l'«archipel métropolitain mondial». Sont membres du club les superpuissances (Etats-Unis et URSS, pôle incomplet), les moyennes puissances mondiales (anciennes puissances impériales comme le Royaume-Uni et la France) et les puissances économiques comme le Japon et l'Allemagne (3); dans la mouvance, de petites puissances mondiales telles que la Suisse et la Suède. Viennent ensuite des «puissances par anticipation» (Chine, Inde) et des pôles régionaux (Arabie Saoudite, Afrique du Sud, Nigéria…). Enfin, le système monde a ses «arrières-cours», ses «chaos bornés» où règnent la violence et l'anomie (Ethiopie, Soudan…).
La puissance des «oligopoleurs» vit de la combinatoire du capital naturel (étendue, position, ressources), du capital humain (nombre des hommes, niveau de formation, degré de cohésion culturelle) et de la force armée. Elle ne saurait être la résultante d'un seul de ces facteurs et ne peut faire l'économie d'un projet politique (donc d'une volonté). A juste titre, l'auteur insiste sur l'importance de la gouvernance ou aptitude des appareils gouvernants à assurer le contrôle, la conduite et l'orientation des populations qu'ils encadrent. Par ailleurs, l'objet de la puissance est moins le contrôle direct de vastes espaces que la maîtrise des flux (grâce à un système de surveillance satellitaire et de missiles circumterrestres) par le contrôle des espaces de communication ou synapses (détroits, isthmes…) et le traitement massif de l'information (4).
Ce premier tome de la géographie universelle atteste du renouvellement de la géographie, de ses méthodes et de son appareil conceptuel. On remarquera l'extension du champ de la géographicité (de ce que l'on estime relever de la discipline) aux rapports de puissance entre unités politiques et espaces. Fait notoire en France, où la géographie a longtemps prétendu fonder sa scientificité sur l'exclusion des phénomènes politiques de son domaine d'étude. Michel Serres affirme préférer «la géographie, si sereine, à l'histoire, chaotique». R. Brunet lui répond: «Nous n'avons pas la géographie bucolique, et la paix des frondaisons n'est pas notre refuge». Pas de géographie sans drame!
Louis SOREL.
Sous la direction de Roger Brunet, Géographie universelle, tome I, Hachette/Reclus, 1990; Olivier Dollfuss, Le système Monde, livre II, Hachette Reclus, 1990.
(1) Cf. Yves Lacoste, La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, petite collection Maspero, 1976.
(2) Cf. I. Wallerstein, The Capitalist World Economy, Cambridge University Press, 1979 (traduction française chez Flammarion) et F. Braudel, Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, Armand Colin, 1979. Du même auteur, La dynamique du capitalisme (Champs Flammarion, 1985) constitue une utile introduction (à un prix "poche").
(3) I. Ramonet, directeur du Monde diplomatique, qualifie le Japon et l'Allemagne de «puissances grises» (au sens d'éminence…). Cf. «Allemagne, Japon. Les deux titans», Manières de voir n°12, édition Le Monde diplomatique. A la recherche des ressorts communs des deux pays du «modèle industrialiste», les auteurs se déplacent du champ économique au champ politique et du champ politique au champ culturel tant l'économique plonge ses racines dans le culturel. Ph. Lorino (Le Monde diplomatique, juin 1991, p.2) estime ce recueil révélateur des ambiguïtés françaises à l'égard de l'Allemagne, mise sur le même plan que le Japon, en dépit d'un processus d'intégration régionale déjà avancé.
(4) Les «îles» de «l'archipel-monde» (le terme rend compte tout à la fois de la globalité croissante des flux et des interconnexions et de la fragmentation politico-stratégique de la planète) étant reliée par des mots et des images, Michel Foucher affirme que l'instance culturelle devient le champ majeur de la confrontation (Cf. «La nouvelle planète», n°hors série de Libération, [ou du Soir en Belgique, ndlr], déc. 1990). Dans le même recueil, Zbigniew Brzezinski, ancien «sherpa» de J. Carter, fait de la domination américaine du marché mondial des télécommunications la base de la puissance de son pays; 80% des mots et des images qui circulent dans le monde proviennent des Etats-Unis.
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vendredi, 08 janvier 2010
Armin Mohler et la révolution conservatrice
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990
Armin Mohler et la «Révolution Conservatrice»
(2ième partie)
par Luc PAUWELS
Dans notre numéro 59/60 de novembre-décembre 1989, Robert Steuckers avait analysé la première partie de l'introduction théorique d'Armin Mohler. Au même moment, Luc Pauwels, directeur de la revue Teksten, Kommentaren en Studies (in nr. 55, 2de trimester 1989), se penchait sur le même maître-ouvrage de Mohler et mettait l'accent sur la seconde partie théorique, notamment sur la classification des différentes écoles de ce mouvement aux strates multiples. Nous ne reproduisons pas ci-dessous l'entrée en matière de Pauwels, car ce serait répéter en d'autres mots les propos de Steuckers. En revanche, le reste de sa démonstration constitue presque une sorte de suite logique à l'analyse parue dans notre n°59/60.
Débuts et contenu
Les premiers balbutiements de la Révolution Conservatrice, écrit Mohler, ont lieu lors de la Révolution française: «Toute révolution suscite en même temps qu'elle la contre-révolution qui tente de l'annihiler. Avec la Révolution française, advient victorieusement le monde qui, pour la Révolution Conservatrice représente l'adversaire par excellence. Définissons provisoirement ce monde comme celui qui refuse de mettre l'immuable de la nature humaine au centre de tout et croit que l'essence de l'homme peut être changée. La Révolution française annonce ainsi la possibilité d'un progrès graduel et estime que toutes les choses, relations et événements sont explicables rationnellement; de ce fait, elle essaie d'isoler chaque chose de son contexte et de la comprendre ainsi pour soi».
Mohler nous rappelle ensuite un malentendu tenace, que l'on rencontre très souvent lorsque l'on évoque la Révolution Conservatrice. Un malentendu qui, outre la confusion avec le fascisme et le national-socialisme, lui a infligé beaucoup de tort: c'est l'idée erronée qui veut que tout ce qui est (ou a été) fait et dit contre la Révolution française, son idéologie et ses conséquences, relève de la Révolution Conservatrice.
La Révolution de 1789 a dû faire face, à ses débuts, à deux types d'ennemis qui ne sont en aucune manière des précurseurs de la Révolution Conservatrice. D'abord, il y avait ses adversaires intérieurs, qui estimaient que les résultats de la Révolution française et/ou de son idéologie égalitaire étaient insuffisants. Cette opposition interne a commencé avec Gracchus Babeuf (1760-1797), adepte d'«Egalité parfaite» (la majuscule est de lui), qui voulait supprimer toutes les formes de propriété privée et espérait atteindre l'«Egalité des jouissances». Sa tentative de coup d'Etat, appelée la «Conjuration des Egaux», fut tué dans l'œuf et l'aventure se termina en parfaite égalité le 27 mai 1797... sous le couperet de la guillotine.
Toutes les tendances qui puisent leur inspiration dans l'égalitarisme de Babeuf et qui, sur base de ces idées, critiquent la Révolution française, n'ont rien à voir, bien entendu, avec la Révolution Conservatrice (RC). Elles appartiennent, pour être plus précis, aux traditions du marxisme et de l'anarchisme de gauche.
Ensuite, la Révolution française, dès ses débuts, a eu affaire à des groupes qui la combattaient pour maintenir ou récupérer leurs positions sociales (matérielles ou non), que les Jacobins menaçaient de leur ôter ou avaient détruites. Les adeptes de la RC ont toujours eu le souci de faire la différence entre leur propre attitude et cette position; ils ont qualifié l'action qui en découlait, écrit Mohler, de «restauratrice», de «réactionnaire», d'«altkonservativ» («vieille-conservatrice»), etc. Mais, au cours du XIXième siècle, les tenants de la RC (qui ne porte pas encore son nom, ndt) et les «Altkonservativen» font face à un ennemi commun, ce qui les force trop souvent à forger des alliances tactiques avec les réactionnaires, à se retrouver dans le même camp politique. Ainsi, la différence essentielle qui sépare les uns des autres devient moins perceptible pour les observateurs extérieurs. Dans les rangs mêmes de la RC, on s'aperçoit des ambiguïtés et le discours s'anémie. Pour les RC de pure eau, ces alliances et ces ambiguïtés auront trop souvent des conséquences fatales. Mohler nous l'explique: «Car, à la RC, n'appartiennent —comme le couplage paradoxal des deux mots l'indique— que ceux qui s'attaquent aux fondements du siècle du progrès sans simplement vouloir une restauration de l'Ancien Régime».
Sous sa forme pure, la RC est toujours restée au stade de la formulation théorique. Rauschning, lui aussi, décrit ce caractère composite dans son ouvrage intitulé précisément Die Konservative Revolution: «Le mouvement opposé, qui se dresse contre le développement des idées révolutionnaires, a amorcé sa croissance au départ de stades initiaux embrouillés et semi-conscients, pour atteindre ce que nous nommons, avec Hugo von Hoffmannstahl, la RC. Elle représente le renversement complet de la tendance politique actuelle. Mais ce contre-mouvement n'a pas encore trouvé d'incarnation pure, adaptée à lui-même. Il participe aux tentatives d'instaurer des modèles d'ordre totalitaire et césariste ou à des essais plattement réactionnaires. C'est pour toutes ces raisons, précisément, qu'il reste confus et brouillon...».
Sur base de cette constatation, Mohler observe que toute description cohérente du processus de maturation de la RC se mue automatiquement en une véritable histoire des idées. Si on cherche à la décrire comme une partie intégrante de la réalité politique, elle déchoit en un événement subalterne ou marginal. De ce fait, il ne faut pas donner des limites trop exiguës à la RC: elle déborde en effet sur d'autres mouvements, d'autres courants de pensée. Et vu le flou de ces limites, flou dû à la très grande hétérogénéité des choses que la RC embrasse, des choses qui font irruption dans son champs, Mohler est obligé de tracer une démarcation arbitraire afin de bien circonscrire son sujet. Il s'explique: «Au sens large, le terme "Révolution Conservatrice" englobe un ensemble de transformations s'appuyant sur un fondement commun, des transformations qui se sont accomplies ou qui s'annoncent, et qui concerne tous les domaines de l'existence, la théologie comme par exemple les sciences naturelles, la musique comme l'urbanisme, les relations interfamiliales comme les soins du coprs ou la façon de construire une machine. Dans notre étude, nous nous bornerons à donner une définition exclusivement politique au terme; notre étude se limitant à l'histoire des idées, nous désignons par "Révolution Conservatrice" une certaine pensée politique».
Les pères fondateurs, les précurseurs et les parrains
Une pensée politique, une Weltanschauung, implique qu'il y ait des penseurs. Mohler les appelle les Leitfiguren, les figures de proue, que nous nommerions par commodité les «précurseurs». Mohler souligne, dans la seconde partie de son ouvrage, inédite dans les premières éditions, que l'intérêt pour les précurseurs s'est considérablement amplifié. Les figures qui ont donné à la RC sa plus haute intensité spirituelle et psychique, ses penseurs les plus convaincants et aussi ses incarnations humaines les plus irritantes ont désormais trouvé leurs biographes et leurs analystes».
Si l'on parle de «père fondateur», il faut évidemment citer Friedrich Nietzsche (1844-1900), reconnu par les amis et les ennemis comme l'initiateur véritable du phénomène intellectuel et spirituel de la RC. A côté de lui, le penseur français, moins universellement connu, Georges Sorel (1847-1922)... Nous reviendrons tout à l'heure sur ces deux personnages centraux.
Au second rang, une génération plus tard, nous trouvons le «trio» (ainsi que le nomme Mohler): Carl Schmitt (1888-1985), Ernst Jünger (°1895) et Martin Heidegger (1889-1976). Mohler cite ensuite toute une série de penseurs dont l'influence sur la RC est sans doute moins directe mais non moins intense. Les parrains non-allemands sont essentiellement des sociologues et des historiens du début de notre siècle qui, très tôt, avaient annoncé le crise du libéralisme bourgeois: les Italiens Vilfredo Pareto (1848-1923) et Gaëtano Mosca (1858-1941), l'Allemand Robert(o) Michels (1876-1936), installé en Italie, l'Américain d'origine norvégienne Thorstein Veblen (1857-1929). L'Espagne nous a donné Miguel de Unamuno (1864-1936) puis, une génération plus tard, José Ortega y Gasset (1883-1956). La France, elle, a donné le jour à Maurice Barrès (1862-1923).
Quelques-uns de ces penseurs revêtent une double signification pour notre propos: ils sont à la fois «parrains» de la RC en Allemagne et partie intégrante dans les initiatives conservatrices-révolutionnaires qui ont animé la scène politico-idéologiques dans nos propres provinces.
Parmi les «parrains» allemands de la RC, Mohler compte le compositeur Richard Wagner (1813-1883), les poètes Gerhart Hauptmann (1862-1946) et Stefan George (1868-1933), le psychologue Ludwig Klages (1872-1956) et, bien sûr, Thomas Mann (1875-1955), Gottfried Benn (1896-1956) et Freidrich-Georg Jünger (1898-1977), le frère d'Ernst.
D'autres parrains allemands sont à peine connus dans nos provinces; Mohler les cite: les poètes Konrad Weiss (1880-1940) et Alfred Schuler (1865-1923), les écrivains Rudolf Borchardt (1877-1945) et Léopold Ziegler (1881-1958), un ami d'Edgar J. Jung, connu surtout pour son livre Volk, Staat und Persönlichkeit («Peuple, Etat et personnalité»; 1917). Enfin, il y a Max Weber (1864-1920), le plus grand sociologue que l'Allemagne ait connu, célèbre dans le monde entier mais pas assez pratiqué dans nos cercles non-conformistes.
La RC dans
d'autres pays
Pour Mohler, la RC est «un phénomène politique qui embrasse toute l'Europe et qui n'est pas encore arrivé au bout de sa course». Dans la préface à la première édition de son ouvrage, nous lisons que la RC est «ce mouvement de rénovation intellectuelle qui tente de remettre de l'ordre dans le champs de ruines laissé par le XIXième siècle et cherche à créer un nouvel ordre de la vie. Mais si nous ne sélectionnons que la période qui va de 1918 à 1932, nous pouvons quand même affirmer que la RC commence déjà au temps de Goethe et qu'elle s'est déployée sans interruption depuis lors et qu'elle poursuit sa trajectoire aujourd'hui sur des voies très diverses. Et si nous ne présentons ici que la partie allemande du phénomène, nous n'oublions pas que la RC a touché la plupart des autres pays européens, voire certains pays extra-européens».
Mohler réfute la thèse qui prétend que la RC est un phénomène exclusivement allemand. Il suffit de nommer quelques auteurs pour ruiner cet opinion, explique Mohler. Quelques exemples: en Russie, Dostoievski (1821-1881), le grand écrivain, chaleureux nationaliste et populiste russe; les frères Konstantin (1917-1860) et Ivan S. Axakov (1823-1886). En France, Georges Sorel (1847-1922), le social-révolutionnaire le plus original qui soit, et Maurice Barrès (1862-1923). Ensuite, le philosophe, homme politique et écrivain espagnol Miguel de Unamuno (1864-1936), l'économiste et sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923), célèbre pour sa théorie sur l'émergence et la dissolution des élites. En Angleterre, citons David Herbert Lawrence (1885-1930) et Thomas Edward Lawrence (1888-1935), qui fut non seulement le mystérieux «Lawrence d'Arabie» mais aussi l'auteur des Seven Pillars of Wisdom, de The Mint, etc.
Cette liste pourrait être complétée ad infinitum. Bornons-nous à nommer encore T.S. Eliot et le grand Chesterton pour la Grande-Bretagne et Jabotinski pour la diaspora juive. Tous ces noms ne sont choisis qu'au hasard, dit Mohler, parmi d'autres possibles.
Dans les Bas Pays de l'actuel Bénélux, on observe un contre-mouvement contre les effets de la Révolution française dès le début du XIXième siècle. En Hollande, les conservateurs protestants se donnèrent le nom d'«antirévolutionnaires», ce qui est très significatif. Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876) et Abraham Kuyper (1837-1920) donnèrent au mouvement antirévolutionnaire et au parti du même nom (ARP, depuis 1879) une idéologie corporatiste et organique de facture nettement populiste-conservatrice (volkskonservatief). Conrad Busken Huet (1826-1886), prédicateur, journaliste et romancier, infléchit son mouvement, Nationale Vertoogen, contre le libéralisme, héritier de la Révolution française. Son ami Evert-Jan Potgieter (1808-1875) qui, en tant qu'auteur et co-auteur de De Gids, avait beaucoup de lecteurs, évolua, lui aussi, dans sa critique de la société, vers des positions conservatrices-révolutionnaires; il décrivait ses idées comme participant d'un «radicalisme conservateur» (konservatief radikalisme).
Après la première guerre mondiale, aux Pays-Bas, les idéaux conservateurs-révolutionnaires avaient bel et bien pignon sur rue et se distinguaient nettement du conservatisme confessionnel. Ainsi, le Dr. Emile Verviers, qui enseignait l'économie politique à l'Université de Leiden, adressa une lettre ouverte à la Reine, contenant un programme assez rudimentaire d'inspiration conservatrice-révolutionnaire. Sur base de ce programme rudimentaire, une revue vit le jour, Opbouwende Staatkunde (Politologie en marche). Le philosophe et professeur Gerard Bolland (1854-1922) prononça le 28 septembre 1921 un discours inaugural à l'Université de Leiden, tiré de son ouvrage De Tekenen des Tijds (Les signes du temps), qui lança véritablement le mouvement conservateur-révolutionnaire aux Pays-Bas et en Flandre.
Dans les lettres néerlandaises, dans la vie intellectuelle des années 20 et 30, les tonalités et influences conservatrices-révolutionnaires étaient partout présentes: citons d'abord la figure très contestée d'Erich Wichman sans oublier Anton van Duinkerken, Gerard Knuvelder, Menno ter Braak, Hendrik Marsman et bien d'autres. En Flandre, la tendance conservatrice-révolutionnaire ne se distingue pas facilement du Mouvement Flamand, du nationalisme flamand et du courant Grand-Néerlandais: la composante national(ist)e de la RC domine et refoule facilement les autres. Hugo Verriest et Cyriel Verschaeve, deux prêtres, doivent être mentionnés ici (1), de même qu'Odiel Spruytte (1891-1940), un autre prêtre peu connu mais qui fut très influent, surtout parce qu'il était un brillant connaisseur de l'œuvre de Nietzsche (2). En dehors du mouvement flamand, il convient de mentionner le leader socialiste Henri De Man (3), le Professeur Léon van der Essen (4) et Robert Poulet, récemment décédé et auteur, entre autres, de La Révolution est à droite (5). Sans oublier le Baron Pierre Nothomb (6), chef des Jeunesses Nationales et Charles Anciaux de l'Institut de l'Ordre Corporatif (7).
Les noms de Lothrop Stoddard et de Madison Grant, défenseurs soucieux de l'identité de la race blanche, de James Burnham, théoricien de The Managerial Revolution, mais aussi auteur du The Suicide of the West et de The War we are in, montrent que les Etats-Unis aussi ont contribué à la RC. Dans les grands bouleversements qui affectent depuis quelques dizaines d'années l'Afrique, l'Asie et l'Amérique Latine, on peut, explique Mohler, trouver des phénomènes apparentés: «Notamment le mélange, caractéristique de la RC, de lutte pour la libération nationale, de révolution sociale et de rédécouverte de sa propre identité».
Le mouvement ouvrier péroniste en Argentine, avec Juan et Evita Perón, constitue, sur ce chapitre, un exemple d'école. Plus nettement marquée encore est l'œuvre du révolutionnaire chinois, le Dr. Sun Ya-Tsen (1866-1925), fondateur du Kuo-Min-Tang, qui, dans son livre Les trois principes du peuple (8), prêche explicitement pour le nationalisme, la révolution sociale et la voie chinoise vers la démocratie.
Mohler pose un constat: le fait que la Révolution française a mis en branle un contre-mouvement conservateur dont le point focal a été l'Allemagne, indique clairement que nous avons affaire à un phénomène de dimensions au moins européennes; «L'accent mis sur l'élément allemand dans la RC mondiale se justifie sur certains plans. Mêmes les expressions non allemandes de cette révolution intellectuelle contre les idées de 1789 s'enracinent dans ce chapitre de l'histoire des idées en Allemagne, qui s'étend de Herder au Romantisme. En Allemagne même, cette révolte a connu sa plus forte intensité».
L'un des facteurs qui a le plus contribué à l'européanisation générale de la RC est sans conteste la large diffusion des œuvres et des idées de Nietzsche. Armin Mohler tente de ne pas englober Nietzsche dans la RC, mais démontre de façon convaincante que sans Nietzsche, le mouvement n'aurait pas acquis ses Leitbilder («images directrices») typiques et communes. Son influence s'est faite sentir dans les Bas Pays, notamment chez le jeune August Vermeylen (9) et, d'après H.J. Elias (10), sur toute une génération d'étudiants de l'Athenée d'Anvers, parmi lesquels nous découvrons Herman van den Reeck, Max Rooses, Lode Claes et d'autres figures célèbres. La philosophie de Nietzsche a permis qu'éclosent dans toute l'Europe des courants d'inspiration conservatrice-révolutionnaire.
Le Normand Georges Sorel, le second «père fondateur» de la RC selon Mohler (11), est toutefois resté inconnu dans nos régions. Cet ingénieur et philosophe n'a pratiquement jamais été évoqué dans notre entre-deux-guerres (12). A notre connaissance, la seule publication néerlandaise qui parle de lui est l'étude de J. de Kadt sur le fascisme italien; elle date de 1937 (13). On dit qu'il aurait exercé une influence discrète sur Joris van Severen (14) mais son meilleur biographe, Arthur de Bruyne (15), dont le travail est pourtant très fouillé, ne mentionne rien.
Les groupes «völkisch»
Nous ne devons pas concevoir la RC comme un ensemble monolithique. Elle a toujours été plurielle, contradictoire, partagée en de nombreuses tendances, mouvements et mentalités souvent antagonistes. Mohler distingue cinq groupes au sein de la RC; leurs noms allemands sont: les Völkischen, les Jungkonservativen et les Nationalrevolutionäre, dont les tendances idéologiques sont précises et distinctes. Ensuite, il y a les Bündischen et la Landvolkbewegung, que Mohler décrit comme des dissidences historiques concrètes qui n'ont produit des idéologies spécifiques que par la suite. Cette classification en cinq groupes de la RC allemande n'est pas aisément transposable dans les autres pays. Partout, on trouve certes les mêmes ingrédients mais en doses et mixages chaque fois différents. Cette prolixité rend évidemment l'étude de la RC très passionnante.
Le premier groupe, celui des Völkischen, met l'idée de l'«origine» au centre de ses préoccupations. Les mots-clefs sont alors, très souvent, le peuple (Volk), la race, la souche (Stamm) ou la communauté linguistique. Et chacun de ces mots-clefs conduit à l'éclosion de tendances völkische très différentes les unes des autres. Dans la foule des auteurs allemands de tendance völkische, signalons-en quelques-uns qui ont été lus et appréciés à titres divers chez nous, de manière à ce que le lecteur puisse discerner plus aisément la nature du groupe que par l'intermédiaire d'une longue démonstration théorique: Houston Stewart Chamberlain, Adolf Bartels, Hans F.K. Günther, Ernst Bergmann, Erich et Mathilde Ludendorff, Herman Wirth et Erwin Guido Kolbenheyer.
Chez nous, quand la tendance völkische est évoquée, l'on songe tout de suite à Cyriel Verschaeve qui y a indubitablement sa place. Les mots-clefs volk (peuple) et taal (langue) peuvent toutefois nous induire en erreur car l'ensemble du mouvement flamand a pris pour axes ces deux vocables. Une fraction seulement de ce mouvement peut être considérée comme appartenant à la tendance völkische, notamment une partie de l'orientation grande-néerlandaise qui, explicitement, plaçait le «principe organique de peuple» (organische volksbeginsel), théorisé par Wies Moens (16), ou le «principe national-populaire», au-dessus de toutes autres considérations politiques et/ou philosophiques. Nous songeons à Wies Moens lui-même et à la revue Dietbrand, à Ferdinand Vercnocke, à Robrecht de Smet et sa Jong-Nederlandse Gemeenschap (Communauté Jeune-Néerlandaise), à l'aile dite Jong-Vlaanderen (Jeune-Flandre) de l'activisme (17), à l'anthropologue Dr. Gustaaf Schamelhout (18), etc.
Au sein de la tendance völkische a toujours coexisté, chez nous, une tradition basse-allemande (nederduits), à laquelle appartenaient Victor Delecourt et Lodewijk Vlesschouwer (qui participait, e.a., à la revue De Broederhand), le Aldietscher (Pan-Thiois) Constant Jacob Hansen (1833-1910) (19) et le germanisant plus radical encore Pol de Mont (1857-1931), qui déjà avant la première guerre mondiale avait développé son propre corpus völkisch.
Le groupe des Jungkonservativen
A rebours de volks (völkisch), le terme de jungkonservativ (jongkonservatief) n'a jamais, à ma connaissance, été utilisé dans nos provinces. En Allemagne, démontre Mohler, le terme jungkonservativ est le vocable classique qu'ont utilisé les fractions du mouvement conservateur qui, par l'adjonction de l'adjectif «jeune» (jung), voulaient se démarquer du conservatisme antérieur, purement «conservant» et réactionnaire, l'Altkonservativismus. Les Jungkonservativen s'opposent, en esprit et sur la scène politique, au monde légué par 1789 et tirent de cette opposition des conséquences résolument révolutionnaires. Les grandes figures du Jungkonservativismus, également connue hors d'Allemagne, sont notamment Oswald Spengler (20), Arthur Moeller van den Bruck (21), Othmar Spann, Hans Grimm et Edgar J. Jung.
Le peuple et la langue, concepts-clefs des Völkischen, ne sont certes pas niés par les Jungkonservativen, encore moins méprisés. Mais pour eux, ces concepts ne sont pas pertinents si l'on veut construire un ordre: ils conduisent à la constitution d'Etats nationaux fermés, monotone, comparables aux Etats d'inspiration jacobine. De plus, ces Etats précipitent l'Europe, continent qui n'a que peu de frontières linguistiques et ethniques précises, dans des conflits frontaliers incessants, dans des querelles d'irrédentisme, des guerres balkaniques. En pervertissant le principe völkisch, ils provoquent une extrême intolérance à l'encontre des minorités ethniques et linguistiques à l'intérieur de leurs propres frontières. De tels débordements, l'histoire en a déjà assez connus.
Le mot-clef pour les Jungkonservativen est dès lors le Reich. L'idée de Reich, prisée également dans les Bas Pays, n'implique pas un Etat fermé à peuple unique ni un Etat créé par un peuple conquérant sachant manier l'épée. Le Reich est une forme de vivre-en-commun propre à l'Europe, né de son histoire, qui laisse aux souches ethniques et aux peuples, aux langues et aux régions, leurs propres identités et leurs propres rythmes de développement, mais les rassemble dans une structure hiérarchiquement supérieure. Dans ce sens, explique Mohler, l'Etat de Bismarck et celui de Hitler ne peuvent être considérés comme des avatars de l'idée de Reich. Ce sont des formes étatiques qui oscillent entre l'Etat-Nation de type jacobin et l'Etat-conquérant impérialiste à la Gengis Khan.
En langue néerlandaise, Reich peut parfaitement se traduire par rijk. Dans d'autres langues, le mot allemand est souvent traduit à la hâte par des mots qui n'ont pas le même sens: «Empire» suggère trop la présence d'un empereur; «Imperium» fait trop «impérialiste»; «Commonwealth» suggère une association de peuples beaucoup plus lâche.
Mentionnons encore trois particularités qui nous donnerons une image plus complète du groupe jungkonservativ. D'abord, l'influence chrétienne est la plus prononcée dans ce groupe. L'idée médiévale de Reich est perçue par quelques-uns de ces penseurs jungkonservativ comme essentiellement chrétienne, qualité qui demeurera telle, affirment-ils, même si l'idée doit connaître encore des avatars historiques. Les Jungkonservativen chrétiens perçoivent la catholitas comme une force fédératrice des peuples, comme une sorte de ciment historique. Pour eux, cette catholitas ne semble donc pas un but en soi mais un instrument au service de l'idée de Reich.
Ensuite, ces Jungkonservativen cutlivent une nette tendance à peaufiner leur pensée juridique, à ébaucher des structures et des ordres juridiques idéaux. C'est en tenant compte de cet arrière-plan que le deuxième concept-clef de la sphère jungkonservative, en l'occurrence l'idée d'ordre, prend tout son sens. En dehors de l'Allemagne, c'est incontestablement ce concept-là qui a été le plus typique. Mohler écrit, à ce propos: «L'unité, à laquelle songent les Jungkonservativen (...) englobe une telle prolixité d'éléments, qu'elle exige une mise en ordre juridique».
Enfin, troisièmement, les Jungkonservativen sont les plus «civilisés» de la planète RC et, pour leurs adversaires, les plus «bourgeois». Après eux viennent les Völkischen, qui passent pour des philologues mystiques ou des danseurs de danses populaires, et les Nationaux-Révolutionnaires, qui font figures de dinamiteros exaltés. Des cinq groupes, les Jungkonservativen sont les seuls, dit Mohler, qui ne s'opposent pas de manière irréconciliable à l'environnement politique établi, soit à la République de Weimar. Ils sont restés de ce fait des interlocuteurs acceptés. Entre eux et les adversaires de la RC, les ponts n'ont pas été totalement coupés, malgré les césures profondes qui séparaient à l'époque les familles intellectuelles.
Dans les Bas Pays, plusieurs figures de la vie intellectuelle étaient apparentées au courant jungkonservativ. Songeons à Odiel Spruytte qui, malgré son ancrage profond dans le Mouvement Flamand, restait un défenseur typique de l'«universalisme» d'Othmar Spann (22). Aux Pays-Bas, citons Frederik Carel Gerretsen, historien, poète (sous le pseudonyme de Geerten Gossaert) et homme politique (actif, entre autres, dans la Nationale Unie).
Lorque l'on recherche les traces de l'idéologie jungkonservative dans nos pays, il faut analyser et étudier les concepts de solidarisme et de personnalisme: les tenants de cette orientation doctrinale appartenaient très souvent à la démocratie chrétienne. Les «navetteurs» qui oscillaient entre la démocratie chrétienne et la RC, version jungkonservative, étaient légion.
Le Jungkonservativ le plus typé, le seul à peu près qui ait vraiment fait école chez nous, c'est Joris van Severen. Chez lui, les concepts-clefs d'«ordre» et d'«élite» sont omniprésents; sa pensée est juridico-structurante, ce qui le distingue nettement des nationalistes flamands aux démarches protestataires et friands de manifestations populaires. Autre affinité avec les Jungkonservativen: sa tendance à chercher des interlocuteurs dans l'aile droite de l'établissement... Mais ce qui est le plus étonnant, c'est la similitude entre sa pensée de l'ordre et l'idée de Reich des Jungkonservativen de l'ère weimarienne: Joris van Severen refuse la thèse «une langue, un peuple, un Etat» et part en quête d'un modèle historique plus qualitatif, reflet d'un ordre supérieur, mais très éloigné de l'Etat belge de type jacobin, qui, pour lui, était aussi inacceptable. Dans cette optique, ce n'est pas un hasard qu'il se soit référé aux anciens Pays-Bas, dans leur forme la plus traditionnelle, celle du «Cercle de Bourgogne» du Reich de Charles-Quint. Jacques van Artevelde (23) en avait lancé l'idée au Moyen Age et elle avait tenu jusqu'en 1795. L'argumentation qu'a développé Joris van Severen pour étayer son idéal grand-néerlandais dans le sens des Dix-Sept Provinces historiques (24), et contre toutes les tentatives de créer un Etat sur une base exclusivement linguistique, est au fond très semblable à celle qu'avait déployé Edgar J. Jung lorsqu'il polémiquait avec les Völkischen pour défendre l'idée de Reich. A la fin des années 30, van Severen parlait de plus en plus souvent du «Dietse Rijk» (de l'Etat thiois; du Regnum thiois), utilisant dans la foulée le vieux terme de Dietsland (Pays Thiois) (25) pour bien marquer la différence qui l'opposait aux «nationalistes linguistiques» (26).
Les nationaux-révolutionnaires
Le troisième groupe, celui des nationaux-révolutionnaires, est un produit typique de la «génération du front» en Allemagne. Il est plus difficile à cerner pour nous, dans les Bas Pays. De plus, la plupart des auteurs nationaux-révolutionnaires sont peu connus chez nous. Friedrich Hielscher, Karl O. Paetel, Arthur Mahraun, pour ne nommer que les plus connus d'entre eux, sont très souvent ignorés, même par les politologues les plus chevronnés. D'autres, en revanche, sont beaucoup plus célèbres. Mais cette célébrité, ils l'ont acquise pendant une autre période et pour d'autres activités que leur engagement national-révolutionnaire. Ainsi, Ernst von Salomon acquit sa grande notoriété pour ses romans à succès. Otto et Gregor Strasser, à la fin de leur carrière, ont été connus du monde entier parce qu'ils ont été les compagnons de route de Hitler, avant de s'opposer violemment à lui et, pour Gregor, de devenir sa victime. Ernst Niekisch, lui, est souvent considéré à tort comme un communiste parce qu'après la guerre il a enseigné à Berlin-Est (27). Mais cette notoriété, due à des faits et gestes posés en dehors de l'engagement politique, fait que les nationaux-révolutionnaires sont en général très mal situés. On les considère comme des «nazis de gauche», ce qui est inexact dans la plupart des cas, sauf peut-être pour Gregor Strasser, assassiné sur ordre de Hitler en 1934. Ou bien on les considère comme des communistes sans carte du parti, ce qui n'est vrai que pour quelques-uns d'entre eux.
En réalité, l'attitude nationale-révolutionnaire est le fruit d'une étincelle jaillie du choc entre l'extrême-gauche et l'extrême-droite. Les étincelles ne meurent pas si l'on parvient, grâce à elles, à allumer un foyer: ce que voulaient les nationaux-révolutionnaires. Ils considéraient plus ou moins les Völkischen comme des romantiques et des «archéologues» et les Jungkonservativen comme des individus qui voulaient construire du neuf avant que les ruines n'aient été balayées. Evacuer les ruines, mieux, contribuer énergiquement au déclin rapide du monde bourgeois, dénoncer la décadence capitaliste: voilà ce que les nationaux-révolutionnaires comprenaient comme leur tâche. Pour la mener à bien, ils présentait un curieux cocktail de passion sauvage et de froideur sans illusions, produit de leur expérience du front.
Mohler cite une phrase typique de Franz Schauwecker, figure de proue du «nationalisme soldatique»: «L'Allemand se réjouit de ses déclins parce qu'ils sont le rajeunissement». La gauche comme la droite sont dépassées pour les nationaux-révolutionnaires. Ils voulaient dépasser la gauche sur sa gauche et la droite sur sa droite. Pour eux, Staline était un conservateur et Hitler un libéral. Ce que les temps nouveaux apporteront, ils ne le savent pas trop: «mouvement», tel est le premier mot-clef. Le deuxième, c'est la «nation», celle qui est née dans les tranchées. Schauwecker décrit comment la réalité et la foi, comment l'instinct et la profondeur de la pensée, la nature et l'esprit ont fusionné. «Dans cette unité, la nation était soudainement présente». C'est cela pour eux, le nationalisme: la société allemande sans classes.
Au Pays-Bas, il y a eu une figure nationale-révolutionnaire bien typée: Erich Wichman (1890-1929), surnommé souvent avec mépris le «premier fasciste néerlandais», alors qu'il est très difficile de coller l'étiquette de fasciste (si l'on entend par fasciste, cette sorte de militaires d'opérette chaussés de belles bottes bien cirées) sur ce représentant impétueux de la bohème hollandaise, au visage déformé par un oeil de verre. Les noms des groupuscules qu'il a fondé De Rebelse Patriotten (Les Patriotes Rebelles), De Anderen (Les Autres), De Rapaljepartij (Le Parti de la Racaille) trahissent tous l'élan oppositionnel et le défi adressé à «tout ce qui est d'hier», assortis d'un résidu de foi nationale. A son ami, le Dr. Hans Bruch, il écrivit ces phrases révélatrices: «Je n'ai pas besoin de vous dire que, moi comme vous, nous souhaitons que les Pays-Bas et Orange soient au-dessus de tout! Mais... ce cri de guerre ne peut plus être un cri de guerre parce qu'il a été répété a satiété, éculé, galvaudé et usé par les nationalistes de vieille mouture; par de gros bonshommes tout gras affublés de moustaches tombantes, qui remplissent des salles de réunion pour se plaindre, se lamenter et se consumer en jérémiades parce que notre nation, hélas, n'a jamais eu assez de sentiment national. (...) Et nous, les combatifs, nous ne pouvons rien avoir en commun avec eux! Car, nous, nous ne voulons pas nous plaindre, mais agir. Mais nous ne voulons pas non plus pousser des cris de joie, car nous savons qu'en tant que peuple nous n'avons encore rien - nous avons la ferme volonté de mettre un terme définitif à notre misère!» (28).
La prose de Wichman, en violence et en radicalisme, ne cède en rien devant les phrases de Franz Schauwecker ou d'autres nationaux-révolutionnaires: «Tout, aujourd'hui, est cérébralisé et calculé. Il n'y a plus place en ce monde pour l'aventure, l'imprévu, l'élasticité, la fantaisie et la «démonie». La raison raisonnante la plus bête garde seule droit au chapitre. Dieu s'est mis à vivre peinard. Cette époque est morte, sans âme, sans foi, sans art, sans amour. (...) Ce n'est plus une époque, c'est une phase de transition mais qui peut nous dire vers où elle nous mène? Si tout devient autrement que nous le voulons — et pourquoi cela ne deviendrait-il pas autrement? On pourra une fois de plus nous appeler "les fous". Tout acte peut être folie, est en un certain sens une folie. Et celui qui craint d'être appelé un "fou", d'être un "fou", celui qui craint d'être une part vivante d'un tout vivant, celui qui ne veut pas "servir", celui qui ne veut pas être "facteur" en invoquant sa précieuse "personnalité" et ainsi faire en sorte qu'advienne un monde contraire à ses pensées, celui qui a peur d'être un «lépreux de l'esprit», qui ne veut être "particule", qui ne veut être ni une feuille dans le vent ni un animal soumis à la nécessité ni un soldat dans une tranchée ni un homme armé d'un gourdin et d'un revolver sur la Piazza del Duomo (ou sur le Dam); celui qui ne commence rien sans apercevoir déjà la fin, qui ne fait rien pour ne pas commettre de sottise: voilà le véritable âne! On ne possède rien que l'on ne puisse jeter, y compris soi-même et sa propre vie. C'est pourquoi, il serait peut-être bon de nous débarrasser maintenant de cette "République des Camarades", de cette étable de "mauvais bergers". Oui, avec violence, oui, avec des "moyens illégaux"! C'est par des phrases que le peuple a été perverti, ce n'est pas par des phrases qu'il guérira (Multatuli) (29). Donc, répétons-le: aux armes!».
Le type du national-révolutionnaire a également fait irruption sur la scène politique flamande, surtout dans les tumultueuses années 20. Notamment dans le groupe Clarté et dans sa nébuleuse, qui voulaient forger un front unitaire révolutionnaire regroupant les frontistes flamands (30), les communistes, les anarchistes et les socialistes minoritaires. On hésite toutefois à ranger des individus dans cette catégorie car l'engagement proprement national-révolutionnaire n'a quasi jamais été qu'une phase de transition: quelques flamingants radicaux ont tenté de trouver une synthèse personnelle entre, d'une part, un engagement nationaliste flamand et, d'autre part, une volonté de lutte sociale-révolutionnaire. Après une hésitation, longue ou courte selon les individualités, cette synthèse a débouché sur un national-socialisme plus proche du sens étymologique du mot que de la NSDAP, encore peu connue à l'époque. Chez d'autres, la synthèse conduisit à un engagement résolument à gauche, à un socialisme voire un communisme teinté de nationalisme flamand.
Boudewijn Maes (1873-1946) est sans doute l'une des figures les plus hautes en couleurs du microcosme «national-révolutionnaire» flamand. Ce nationaliste flamand libre-penseur (vrijzinnig) avait lutté contre les activistes pendant la première guerre mondiale parce qu'ils étaient trop bourgeois à son goût. Après 1918, il les défendit parce qu'il était animé d'un sens aigu de la justice et parce qu'il s'estimait solidaire du combat national flamand. Aussi parce qu'il voyait en eux des victimes de l'«Etat bourgeois» belge et donc des révolutionnaires potentiels. En 1919, il est élu au Parlement belge sur les listes du Frontpartij. Il y restera seulement deux ans. Dans des groupuscules toujours plus petits, notamment au sein d'un Vlaams-nationaal Volksfront, il illustra un radicalisme pur, dont il ne faut pas exagérer la portée, et par lequel il voulait dépasser les socialistes et les communistes sur leur gauche. Plus tard, il passa au socialisme et mourut communiste flamand.
A propos des deux derniers groupes de la RC allemande, nous pouvons être brefs. Les Bündischen, héritiers des célèbres Wandervögel, constituent un phénomène typique dans l'histoire du mouvement de jeunesse allemand, lequel a véritablement alimenté tous les cénacles de la RC. Notre mouvement de jeunesse flamand, depuis Rodenbach (31), en passant par l'Algemeen Katholiek Vlaams Studentenverbond (AKVS) (32), jusqu'au Diets Jeugdverbond, n'est pas comparable aux Bündischen sur le plan idéologique: la majeure partie des affiliés à l'AKVS, à ses successeurs et à ses émules, est restée, des années durant, fidèle à une sorte de tradition völkische catholisante. D'autres noyauteront l'aile droite de la démocratie chrétienne flamande. Cette communauté de tradition forme aujourd'hui encore le lien entre les groupes nationalistes flamands et certains cénacles du parti catholique. C'est l'idéologie de base que partagent notamment un journal comme De Standaard et les animateurs du pélérinage annuel à la Tour de l'Yser (IJzerbedevaart).
La Landvolkbewegung fut une révolte paysanne, brève mais violente, qui secoua le Slesvig-Holstein entre 1928 et 1932. On peut tracer des parallèles entre des événements analogues qui se sont produits au Danemark et en France mais, dans nos régions, nous n'apercevons aucun phénomène de même nature. Mohler lui-même, dans son Ergänzungsband (cf. références infra) de 1989, revient sur sa classification antérieure des strates de la RC en cinq groupes: la Landvolkbewegung a été de trop courte durée, trop peu chargée d'idéologie et trop dépendante d'orateurs issus d'autres groupes de la RC (surtout des nationaux-révolutionnaires) pour constituer à égalité un cinquième groupe.
Le fascisme défini
par les Staliniens
Mohler note que la littérature secondaire concernant la RC parue depuis 1972 (année de parution de la seconde édition de son maître-ouvrage) est devenue de plus en plus abondante et imprécise. La raison de cet état de choses: la propagation de la conception stalinienne du fascisme, y compris dans les milieux universitaires. «Cette conception, qui a l'élasticité du caoutchouc, est en fait un concept de combat, contenant tout ce que le stalinisme perçoit comme ennemi de ses desseins, jusque et y compris les sociaux-démocrates. Lorsque l'on parlait jadis du national-socialisme de Hitler ou du fascisme de Mussolini, on savait de quoi il était question. Mais le «fascisme allemand» peut tout désigner: la NSDAP, les Deutsch-Nationalen, la CDU, le capitalisme, Strauß comme Helmut Schmidt - et c'est précisément cette confusion qui est le but. Et bien sûr, la RC, elle aussi, aboutit dans cette énorme marmite».
Cette confusion a débouché d'abord sur une littérature tertiaire traitant du fascisme et dépourvue de toute valeur historique, ensuite sur des petits opuscules apologétiques qui «désinforment» en toute conscience. Prenons un exemple pour montrer comment le concept illimité de fascisme, propre au vocabulaire stalinien, s'est répandu dans le langage courant au cours des années 70 et 80: l'écrivain néerlandais Wim Zaal écrit un livre qui connaitra deux éditions, avec un titre chaque fois différent pour un contenu grosso modo identique. Ce changement de titre est révélateur. En 1966, l'ouvrage est titré De Herstellers (Les Restaurateurs). Il traite de plusieurs aspects de l'idéologie conservatrice-révolutionnaire aux Pays-Bas. La définition qu'il donne de cette idéologie n'est pas tout à fait juste mais elle a le mérite de ne pas être ambiguë et parfaitement concise; nous lui reprocherions de réduire l'univers conservateur-révolutionnaire à celui des adeptes de l'«ordre naturel», ce qui n'est pas le cas car d'autres traditions intellectuelles l'ont alimenté. Ecoutons sa définition: «Ce que visait le mouvement restaurateur, c'était précisément de restaurer l'ordre naturel du vivre-en-commun et de le débarrasser des maux que lui avait infligés les forces révolutionnaires à partir de 1780. Toutes les conséquences de ces révolutions n'étaient pas perverses mais leurs principes l'étaient». La seconde édition (remaniée) du livre paraît en 1973: elle traite du même sujet mais change de titre: De Nederlandse fascisten (Les fascistes néerlandais).
De Gorbatchev au Pape Jean-Paul II, de Reagan à Khomeiny, y a-t-il une figure de proue du monde politique ou de l'innovation idéologique qui n'ait jamais été traité de «fasciste» par l'un ou l'autre de ses adversaires? Dans de telles conditions, ne doit-on pas considérer que le mot est désormais vide de toute signification, du moins pour ce qui concerne le récepteur. En revanche, dans le chef de l'émetteur, le message est très clair; celui qui traite un autre de «fasciste», veut dire: «J'entends vous discriminer sur le plan intellectuel»; en d'autres mots: «Je refuse tout dialogue».
Ni dans cet article ni dans le travail de Mohler, le fait de dénoncer cet usage élastique du terme «fascisme» ne constitue pas une tentative d'évacuer du débat les rapports historiques réels qui ont existé entre, d'une part, la RC et, d'autre part, le fascisme ou le national-socialisme. La pensée révolutionnaire-conservatrice ne peut être purement et simplement réduite au rôle de «précurseur» de l'idéologie fasciste. ce serait trop facile et grotesque. A ce propos, Mohler écrit: «Tous ceux qui critiquent les idées de 1789 courent le risque de se voir étiquettés par les protagonistes de ces idées révolutionnaires de "pères fondateurs du fascisme" (ou du "nazisme") (...) D'Héraclite à Maître Eckehart, en passant par Paracelse et Luther, Frédéric le Grand, Hamann et Zinzendorf, pour aboutir à Schopenhauer et Kierkegaard, on peut, dans la foulée, construire les arbres généalogiques du fascisme les plus fantasmagoriques».
En réalité, parmi les protagonistes des idées conservatrices-révolutionnaires, on trouvera les appréciations et les attitudes les plus diverses vis-à-vis du fascisme, tant en Allemagne que dans nos pays. La prudence et la précision s'imposent. Quelques figures de la RC se sont en effet converties très vite et avec beaucoup d'enthousiasme au nazisme, comme, par exemple, un Alfred Bäumler ou un Ernst Kriek, ou, chez nous, un Herman van Puymbroeck (33), futur rédacteur-en-chef de Volk en Staat. D'autres ont vu leur enthousiasme s'évanouir rapidement, mais trop tard pour échapper à la mort: l'exemple de Gregor Strasser, assassiné le 30 juin 1934, un jour avant Edgar J. Jung, qui avait, lui, combattu le national-socialisme dès le début et avec la plus grande énergie. Thomas Mann et Karl Otto Paetel choisirent d'émigrer, tout comme Otto Strasser et Hermann Rauschning. Le national-révolutionnaire dur et pur, ennemi de Hitler, Hartmut Plaas, mourra en 1944 dans un camp de concentration tout comme l'avocat liégeois Paul Hoornaert, grand admirateur de Mussolini et chef de la Légion Nationale.
Pour d'autres encore, la collaboration mena à un ultime engagement dans la Waffen-SS, dont ils ne revinrent jamais; pour citer deux exemples, l'un flamand, l'autre néerlandais: Reimond Tollenaere (1909-1942) et Hugo Sinclair de Rochemont (1901-1942). Au cours de cette même année 1942, la collaboration était déjà un passé bien révolu pour un Henri De Man ou un Arnold Meijer, ex-chef du Zwart Front néerlandais. Quant à Tony Herbert, jadis figure symbolique de tout ce qui comptait à droite en Flandre dans les années 30, il était déjà entré de plein pied dans la résistance. Dans la véritable résistance à Hitler, derrière l'attentat du 20 juillet 1944, se profile une quantité de figures issues de la RC, notamment de la Brigade Ehrhardt, comme l'Amiral Wilhelm Canaris, le Général Hans Oster voire l'écrivain Ernst Jünger. Quant à l'homme qui, en 1945, dans le tout dernier numéro de Signal, la revue de propagande allemande qui paraissait dans la plupart des langues européennes pendant la guerre, publia un article pathétique pour marquer la fin du IIIième Reich, était une figure de la RC: Giselher Wirsing, issu du Tat-Kreis (34). En 1948, il participera à la fondation du journal Christ und Welt, dont il deviendra le rédacteur en chef en 1954 et le restera jusqu'à sa mort en 1975 (35).
Les noms que nous venons de citer ne constituent pas des exceptions. Loin de là. Tous répondent en quelque sorte à la règle. Mais comment expliquer à quelqu'un qui a été élevé sous l'égide du concept stalinien de fascisme, ou a reçu un enseignement universitaire marqué par ce concept, que c'est un fait historiquement attesté que dès le début de l'année 1933, le citoyen néerlandais Jan Baars (36), chef de l'Algemene Nederlandse Fascistenbond (ANFB; = Ligue Générale des Fascistes Néerlandais), envoie un télégramme à Hitler pour protester contre la persécution des Juifs (37). Le 30 janvier 1933, le jour où Hitler arriva au pouvoir, un autre télégramme partit de Hollande. Non pas envoyé par Jan Baars mais par l'association des étudiants catholiques d'Amsterdam, le cercle Thomas Aquinas. C'était un télégramme de félicitations. Précisons-le. Au cas où vous ne l'auriez pas deviné.
Luc PAUWELS.
(texte paru dans la revue anversoise Teksten, Kommentaren en Studies, nr. 55, 2de Trimester 1989; adresse: DELTAPERS v.z.w., Postbus 4, B-2110 Wijnegem).
(1) cfr. Arthur De Bruyne, Cyriel Verschaeve - Hendrik De Man, West-Pocket, 4-5, De Panne, 1969.
Jos Vinks, Cyriel Verschaeve, de Vlaming, De Roerdomp, Brecht/Antwerpen, 1977.
Hugo Verriest (1840-1922) fut l'élève de Guido Gezelle au couvent théologique de Roeselare (Roulers). Nommé prêtre en 1864. Enseigne à Bruges, Roeselare, Ypres, Heule. Curé à Wakken, commune de la famille de Joris van Severen en 1888. Exerça une influence prépondérante sur le mouvement étudiant nationaliste d'Albrecht Rodenbach (la fameuse Blauwvoeterij).
A son sujet, lire: Luc Delafortrie, Reinoud D'Haese, Noël Dobbelaere, Antoon Van Severen, Rudy Pauwels, Dr. R. Bekaert, Hugo Verriest - Joris Van Severen, Komitee Wakken, Wakken, 1984.
(2) Frank Goovaerts, «Odiel Spruytte. Een vergeten konservatief-revolutionnair denker in Vlaanderen», in Teksten, kommentaren en studies, nr. 55/1989.
(3) Sur De Man en français: André Philip, Henri De Man et la crise doctrinale du socialisme, Librairie universitaire J. Gambier, Paris, 1928.
Revue européenne des sciences sociales, Cahiers Vilfredo Pareto, Tome XII, 1974, n°31 («Sur l'œuvre de Henri De Man»).
Michel Brelaz, Henri De Man. Une autre idée du socialisme, Ed. des Antipodes, Genève, 1985.
En guise d'introduction générale: Robert Steuckers, «Henri De Man», in Etudes et Recherches, GRECE, Paris, n°3, 1984.
En anglais: Peter Dodge, Beyond Marxism. The Faith and Works of Hendrik De Man, M. Nijhoff, The Hague (NL), 1966.
(4) Léon van der Essen, Pages d'histoire nationale et européenne, Les Œuvres/Goemare, Bruxelles, 1942.
Léon van der Essen, Alexandre Farnèse et les origines de la Belgique moderne, 1545-1592, Office de publicité, Bruxelles, 1943.
Léon van der Essen, Pour mieux comprendre notre histoire nationale, Charles Dessart éd., s.d.
(5) Robert Poulet, La Révolution est à droite. Pamphlet, Denoël et Steele, Paris, 1934.
(6) Frederic Kiesel, Pierre Nothomb, Pierre de Meyere éd., Paris/Bruxelles, 1965.
(7) Charles Anciaux, L'Etat corporatif. Lois et conditions d'un régime corporatif en Belgique, ESPES, Bruxelles, 1942.
(8) Dr. Sun Ya-Tsen, The Three Principles of the People, China Publishing Company, Taipei R.O.C., 1981.
(9) August Vermeylen, écrivain flamand, né à Bruxelles en 1872 et mort à Uccle en 1945. Etudie à Bruxelles, Berlin et Vienne. Il enseignera à Bruxelles et à Gand. Sera démis de ses fonctions par les autorités allemandes en 1940. Influence de Baudelaire et du mouvement décadent français mais défenseur de la langue néerlandaise. Co-fondateur de la revue littéraire Van Nu en Straks. Individualiste anarchisant à ses débuts, il évoluera vers un socialisme communautaire, justifié par un panthéisme dynamique. Son œuvre la plus célèbre est De wandelende Jood (Le Juif errant), illustrant la quête de la vérité en trois phases: la jouissance sensuelle, l'ascèse et le travail.
(10) Hendrik J. Elias, Geschiedenis van de Vlaamse Gedachte, 4 delen, Uitg. De Nederlandse Boekhandel, Antwerpen, 1971. Ces quatre volumes retracent l'histoire intellectuelle du mouvement flamand et recense minutieusement les influences diverses qu'il a subies, notamment celles venues des Pays-Bas, d'Allemagne et de Scandinavie. Ces ouvrages sont indispensables pour comprendre les lames de fond non seulement de l'histoire flamande mais aussi de l'histoire belge.
(11) Mohler se réfère surtout au livre de Michael Freund, Georges Sorel. Der revolutionäre Konservatismus (V. Klostermann, Frankfurt a.M., 1972). De même qu'aux passage que consacre Carl Schmitt à Sorel dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (1926), aujourd'hui disponible en français sous le titre de Démocratie et Parlementarisme (Seuil, 1988).
(12) Sorel a exercé une incontestable influence sur le philosophe martyr José Streel (1910-1946), idéologue du rexisme et auteur, entre autres, de La Révolution du XXième siècle (Nouvelle Société d'Edition, Bruxelles, 1942). Dans cet ouvrage concis, on repère aussi l'influence prépondérante de Péguy, Maurras et De Man. Sur José Streel, lire ce qu'en écrit Bernard Delcord, «A propos de quelques "chapelles" politico-littéraires en Belgique (1919-1945)», in Cahiers du Centre de Recherches et d'Etudes historiques de la Seconde Guerre mondiale/Bijdragen van het Navorsings- en Studiecentrum voor de Geschiedenis van de Tweede Wereldoorlog, Bruxelles, Ministère de l'Education nationale/Ministerie van Onderwijs, Archives Générales du Royaume - Algemeen Rijksarchief, Place de Louvain 4 (b.19), Bruxelles, 1986. On lira de même toutes les remarques que formule à son sujet le Prof. Jacques Willequet dans La Belgique sous la botte, résistances et collaborations, 1940-1945, Ed. Universitaires, Paris, 1986. Signalons aussi que José Streel fut l'un des artisans de l'accord Rex-VNV, règlant, dans le cadre de la collaboration, le problème linguistique belge.
(13) J. De Kadt, Het fascisme en de nieuwe vrijheid, N.V. Em. Querido's Uitgevers-Maatschappij, Amsterdam, 1939.
(14) Sur Joris Van Severen, lire: L. Delafortrie, Joris Van Severen en de Nederlanden, Oranje-Uitgaven, Zulte, 1963.
Jan Creve, Recht en Trouw. De Geschiedenis van het Verdinaso en zijn milities, Soethoudt, Antwerpen, 1987.
(15) Arthur De Bruyne, Joris Van Severen, droom en daad, De Roerdomp, Brecht/Antwerpen, 1961-63.
(16) Le poète Wies Moens (1898-1982) fut un activiste (un «collaborateur») pendant la première guerre mondiale. Il étudia à l'Université de Gand de 1916 à 1918. Il purgera quatre ans de prison pour ses sympathies nationalistes. Il fondera les revues Pogen (1923-25) et Dietbrand (1933-40). En 1945, il est condamné à mort mais trouve refuge aux Pays-Bas pour échapper à ses bourreaux. Il fut le principal représentant de l'expressionnisme flamand et entretint des liens avec Joris Van Severen, avant de rompre avec lui.
Cfr. Erik Verstraete, Wies Moens, Orion, Brugge, 1973.
(17) L'activisme est la collaboration germano-flamande pendant la première guerre mondiale. A ce propos, lire: Maurits van Haegendoren, Het aktivisme op de kentering der tijden, Uitgeverij De Nederlanden, Antwerpen, 1984.
(18) Frank Goovarts, «Dr. G. Schamelhout, antropologie en Vlaamse Beweging», in Teksten, kommentaren en studies, nr. 42, 1985. Le Dr. G. Schamelhout peut être considéré comme un élève de Georges Vacher de Lapouge. Il s'est intéressé également aux ethnies européennes.
(19) Le mouvement pan-thiois (Alldietscher Beweging) visait à unir toutes les «tribus» basses-allemandes, soit néerlandaises et allemandes du nord, en forgeant un Etat qui aurait rassemblé les Pays-Bas, la Belgique (avec les départements français du Nord et du Pas-de-Calais), la Prusse, le Hanovre, le Oldenbourg, etc. La langue de cet Etat aurait été une synthèse entre le néerlandais actuel et les dialectes bas-allemands. A ce sujet, lire: Ludo Simons, Van Duinkerke tot Königsberg. Geschiedenis van de Alldietsche Beweging, Orion, Brugge, 1980.
(20) Sur Spengler, l'ouvrage en français le plus complet est celui de Gilbert Merlio, Oswald Spengler, témoin de son temps, Akademischer Verlag Hans-Dieter Heinz, Stuttgart, 1982 (deux volumes).
(21) Sur Arthur Moeller van den Bruck, l'ouvrage en français le plus complet est celui de Denis Goeldel, Moeller van den Bruck (1876-1925), un nationaliste contre la révolution, Peter Lang, Frankfurt a.M./Bern, 1984.
(22) Deux livres récents sur Spann: Walter Becher, Der Blick aufs Ganze. Das Weltbild Othmar Spanns, Universitas, München, 1985.
J. Hanns Pichler (Hg.), Othmar Spann oder die Welt als Ganzes, Böhlau, Wien, 1988.
(23) Pour comprendre le mouvement d'unité dans les Bas Pays au Moyen Age, lire Léon Vanderkinderen, Le siècle des Artevelde. Etudes sur la civilisation morale et politique de la Flandre et du Brabant, J. Lebègue & Cie, Bruxelles, 1907.
(24) Les dix-sept provinces regroupent les pays suivants dans l'optique de Joris Van Severen et de ses adeptes de jadis et d'aujourd'hui: la Frise, le Groningue, la Drenthe, l'Overijssel, le Pays de Gueldre, le Pays d'Utrecht, la Hollande, la Zélande, le Brabant, le Limbourg (Limbourg historique, Limbourg belge, soit l'ex-Comté de Looz, Limbourg néerlandais contemporain), le Pays de Liège, le Pays de Namur, le Luxembourg (Grand-Duché, Luxembourg belge et Pays de Thionville/Diedenhofen), le Hainaut, la Flandre, l'Artois et la Picardie.
(25) Le terme néerlandais de «Dietsland» se traduit en français par «Pays Thiois». Le long de la frontière linguistique, en Pays de Liège, on trouve également la forme «tixhe», typique de l'ancienne graphie liégeoise. On parle également de «Lorraine thioise» pour désigner la partie allemande de la Lorraine.
(26) Van Severen semble être le seule représentant de la RC dans nos pays à avoir utiliser et revendiquer le terme de «conservateur-révolutionnaire». C'était dans un article du 23 juillet 1932, paru dans De West-Vlaming. Cité par Arthur De Bruyne, op. cit., p. 140.
Rappelons qu'une querelle demeure sous-jacente entre, d'une part, le nationalisme à base exclusivement linguistique, rêvant d'un Etat néerlandais unissant la Flandre et les Pays-Bas, et, d'autre part, les adeptes des Dix-Sept Provinces Unies, regroupant les régions néerlandophones, wallonophones, picardophones et germanophones de l'ancien «Cercle de Bourgogne».
(27) Pour comprendre l'itinéraire d'Ernst Niekisch, lire Uwe Sauermann, Ernst Niekisch und der revolutionäre Nationalismus, Bibliothekdienst Angerer, München, 1985.
(28) Cité par Wim Zaal dans De Nederlandse Fascisten, Wetenschapelijke Uigeverij, Amsterdam, 1973.
(29) Multatuli est le pseudonyme d'Eduard Douwes Dekker (1820-1887), écrivain néerlandais, pionnier de la colonisation de l'Indonésie. Lecteur de Nietzsche, il se posera en partisan d'une monarchie éclairée et d'un système d'éducation non étouffant. Son roman le plus célèbre est Max Havelaer, une chronique assez satirique de la colonie néerlandaise en Indonésie.
(30) Le frontisme est le mouvement politique des années 20 en Flandre, porté par les soldats revenus du front. Sur la scène électorale, il se présentait sous la dénomination de Frontpartij. Ce mouvement d'anciens soldats du contingent était pacifiste et soucieux de ne plus verser une seule goutte de sang flamand pour la France, considérée comme ennemie mortelle des peuples germaniques et du catholicisme populaire.
(31) Albrecht Rodenbach (1856-1880), jeune poète flamand, formé au séminaire de Roeselare (Roulers), élève de Hugo Verriest (cf. supra), fonde, en entrant à la faculté de droit de l'Université Catholique de Louvain, le mouvement étudiant flamand, la Blauwvoeterij. Ses poèmes mêlent un catholicisme charnel et sensuel, typiquement flamand, à un paganisme wagnérien, nourri de l'épopée des Nibelungen: un contraste étonnant et explosif...
A son sujet, lire: Cyriel Verschaeve, Albrecht Rodenbach. De Dichter, Zeemeeuw, Brugge, 1937.
(32) L'AKVS publie toujours une revue, AKVS-Schriften. Adresse: AKVS-Schriften, c/o Paul Meulemans, Kruisdagenlaan 75, B-1040 Brussel. Tél.: 02/734.25.52.
(33) La radicalité des positions de H. Van Puymbrouck transparaît dans le texte d'une brochure publiée à Berlin en 1941 et intitulée Flandern in der neuen Weltordnung (Verlag Grenze und Ausland, Berlin, 1941) et rééditée en 1985 par Hagal-Boeken, Speelhof 10, B-3840 Borgloon.
(34) Sur le Tat-Kreis, cfr.: Klaus Fritzsche, Politische Romantik und Gegenrevolution, Fluchtwege in der Krise der bürgerlichen Gesellschaft: Das Beispiel des «Tat-Kreises», edition Suhrkamp, es 778, Frankfurt a.M., 1976. Ouvrage très critique mais qui révèle les grandes lignes de l'idéologie du Tat-Kreis.
(35) A propos de Giselher Wirsing, on lira avec profit le texte que lui a consacré Armin Mohler au moment de sa mort en 1975 («Der Fall Giselher Wirsing») et repris dans son recueil intitulé Tendenzwende für Fortgeschrittene, Criticón Verlag, München, 1978.
(36) Jan Baars, né le 30 juin 1903, fit partie de la résistance néerlandaise pendant la guerre. Il est décédé le 24 avril 1989.
(37) Wim Zaal, op. cit., p.119.
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jeudi, 07 janvier 2010
La excepcion en Carl Schmitt - Una exposicion introductoria
La excepción en Carl Schmitt
Una exposición introductoria
Christian Reátegui / Ex: http://la-coalicion.blogspot.com/
La previsión de una dictadura comisarial en los dos últimos textos constitucionales peruanos ha pasado inadvertida. Para comenzar, la positivización del concepto jurídico de medida en dichos textos constitucionales ha pasado sin mayores comentarios. Tanto en la Constitución peruana de 1979 como en la de 1993 podemos leer textos similares:
Constitución de 1979“Artículo 211º.- Son obligaciones y atribuciones del Presidente de la República:
...
18.- Adoptar las medidas necesarias para la defensa de la República, la integridad del territorio y la soberanía en caso de agresión.”
Constitución de 1993
"Artículo 118º.- Corresponde al Presidente de la República:
...
15.- Adoptar las medidas necesarias para la defensa de la República, de la integridad del territorio y de la soberanía del Estado".
Se ha dicho que los constituyentes peruanos de 1979 adoptaron la fórmula de la empleada en el artículo 16 de la Constitución francesa de 1958, que fue a su vez recogida del texto del famoso artículo 48 de la Constitución de Weimar (1919). Lo que es menos conocido es que este artículo 48 fue el centro de un debate jurídico rico e intenso en la Alemania de esos años acerca de sus alcances y, en última instancia, acerca del concepto de Constitución, debate en el que el concepto de medida (maßnahme) desempeñó un papel central. Para el jurista alemán Carl Schmitt dicho artículo sustentaba la posibilidad de una Dictadura del Presidente del Reich. Es más, dicho artículo devenía en el referente interpretativo de toda la Constitución:
“Artículo 48. Si un Land no cumpliese con sus obligaciones conforme a lo dispuesto en la Constitución o en una Ley del Reich, el Presidente del Reich podrá hacérselas cumplir con ayuda de las Fuerzas Armadas.
Si la seguridad y el orden públicos se viesen gravemente alterados o amenazados, el Presidente del Reich podrá adoptar las medidas necesarias para el restablecimiento de la seguridad y orden públicos, utilizando incluso las Fuerzas Armadas si fuera necesario. A tal fin puede suspender temporalmente el disfrute total o parcial de los derechos fundamentales recogidos en los artículos 114, 115, 117, 118, 123, 124 y 153.
El Presidente del Reich está obligado a informar inmediatamente al Reichstag de la adopción de todas las medidas tomadas conforme a los párrafos 1º y 2º de este artículo. Las medidas deberán ser derogadas a petición del Reichstag.
En caso de peligro por demora, el Gobierno de cualquier Land podrá aplicar provisionalmente medidas de carácter similar a las referidas en el párrafo 2º de este artículo. Las medidas deberán ser derogadas a petición del Reichstag o del Presidente del Reich.
Una ley del Reich desarrollará el resto"
Para Schmitt el párrafo 2º, primera parte, de este artículo contiene el fundamento constitucional de un apoderamiento para una comisión de acción ilimitada, en términos precisos, una dictadura comisarial. Sobre la verificación o no del presupuesto (alteración o amenaza de la seguridad y del orden públicos) para dicho apoderamiento, decide de por sí el Presidente. De acuerdo a Schmitt, el párrafo 2º, en su parte primera, constituía derecho vigente y no requería la ley que desarrollara el estado de excepción que preveía el 5º párrafo. Ante el acaecimiento de alteración o amenaza de la seguridad y del orden públicos, el Presidente podía adoptar todas las medidas necesarias (nötigen Maßnahmen), cuya necesidad era evaluada de acuerdo a las circunstancias y al solo arbitrio del propio Presidente. En consecuencia la dictadura Presidencial cuya posibilidad preveía la Constitución de Weimar, se concretizaba en la adopción de medidas.
Para Schmitt una medida era una acción individualizada o una disposición general, adoptada frente a una situación concreta que se considera anormal, y que es, por lo tanto, superable, con una pretensión de vigencia por tiempo no indefinido. Una medida se caracteriza por su dependencia de la situación objetiva concreta. Ello supone que la magnitud de la medida, su procedimiento y su eficacia jurídica dependen de la naturaleza de las circunstancias. El aforismo latino rebus sic stantibus preside su adopción y ejecución. Ahora bien, la dictadura comisarial desarrollada por Schmitt no significaba la disolución del orden jurídico existente ni que el Presidente deviniese en soberano, ya que las medidas era sólo de naturaleza fáctica y no podían ser equiparadas con actos de legislación ni de administración de justicia, sin que ello significase que no se pudiesen tomar medidas que se aproximaran por sus resultados y consecuencias prácticas a fallos judiciales, decisiones administrativas conseguidas tras un procedimiento previamente establecido o a normas generales (leyes y/o reglamentos), pero que jurídicamente no serían equiparables en significado ni en eficacia jurídicas. Esto porque una medida no podía reformar, derogar o suspender preceptos constitucionales, pero sí podía desconocerlos, separándose de ellos para un caso concreto o una generalidad de casos concretos, en lo que Schmitt llamaba “quebrantamiento” (durchbrechung) de la Constitución. Hay que apuntar que, de acuerdo a Schmitt, hay que distinguir entre Constitución y leyes constitucionales. La Constitución sería la decisión de conjunto de un pueblo acerca de la forma y modo de su unidad política, mientras que las leyes constitucionales serían los preceptos o normas que, por una razón u otra, han sido recogidas en el texto constitucional. Entonces para nuestro autor la Constitución es intangible, mientras que las leyes constitucionales (preceptos o normas) no, por lo que pueden ser “quebrantadas” por las medidas para un caso determinado o casos determinados, y ello sólo en defensa de la propia Constitución en estados de excepción. Hay que precisar que cualquier ley constitucional podría ser desconocida puntualmente por las medidas (o “quebrantada”) y no sólo las que contienen derechos fundamentales, como sucede con lo permitido por la norma de la segunda parte del párrafo 2º como más adelante veremos.
Un ejemplo para clarificar la diferencia entre medida y decisión administrativa, sería la que da el propio Schmitt a propósito de lo establecido en el artículo 129º de la Constitución de Weimar. Este artículo preveía una serie de garantías a favor de los funcionarios, así, sólo podrían ser privados de su cargo mediante un procedimiento conforme a Derecho, tenían la posibilidad de interponer recursos impugnatorios, el respeto a sus derechos adquiridos, etc. A pesar de ello, a través de una medida se podría suspender a determinados funcionarios y confiar su cargo a otras personas. Tales medidas tendrían efectos o resultados jurídicos, pero no la eficacia de una decisión adoptada tras un proceso disciplinario que concluyese con la separación definitiva del cargo del funcionario. Esto significa que el funcionario suspendido continuaría disfrutando (jurídicamente) de su status de funcionario, situación que no se daría con el separado jurídicamente del servicio. Asimismo, la persona encargada, mediante una medida, del cargo y de sus tareas públicas no conseguiría, por ello, alcanzar la situación jurídica de funcionario.
Para Schmitt no escapó que esta comisión para una dictadura presidencial, entraba en contradicción con lo establecido en la segunda parte de ese mismo 2º párrafo, que para él contenía otra norma que, junto al apoderamiento general de su primera parte, determinaba que para conseguir el restablecimiento de la seguridad y el orden públicos, el Presidente del Reich también podía suspender (suspension), es decir, poner temporalmente fuera de vigencia, en todo o en parte, a los derechos fundamentales contenidos en las leyes constitucionales de los artículos 114º (libertad personal), 115º (inviolabilidad del domicilio), 117º (secreto de la correspondencia y de correo), 118º (libertad de prensa), 123º (libertad de reunión), 124º (libertad de asociación) y 153º (propiedad privada). Esta contradicción, que, por un lado, permitía suspender toda el ordenamiento jurídico existente y, por otro, sólo permitía suspender una serie de derechos enumerados taxativamente, se debía, según Schmitt, a la confusión entre dictadura soberana y comisarial, que supone el considerar que el Presidente del Reich podía emitir ordenanzas con fuerza de ley sin considerar la distinción entre ley y medida y la asignación de competencias que conformaba la Constitución del Reich, y a la creencia ingenua que, en el Estado de Derecho burgués, la seguridad sólo podría ser puesto en peligro por individuos o grupos de individuos en tumultos y motines, no por organizaciones políticas, colectivos o agrupaciones solidarias, ya que los grupos intermedios y gremios de este tipo habían desaparecido.
Esta misma contradicción, entre la existencia del establecimiento de una dictadura presidencial (artículos 211 numeral 18 de la Constitución de 1979, y 118 numeral 15 de la Constitución de 1993) con la de un régimen de excepción limitado (artículos 231 de la Constitución de 1979, y 137 de la Constitución de 1993) se ha dado, a nuestro entender, tanto en la Constitución peruana anterior como en la actual. Basta con leer el artículo 231º de la Constitución de 1979 y el 137º de la que nos rige actualmente:
Constitución de 1979
"Artículo 231.- El Presidente de la República, con acuerdo del Consejo de Ministros, decreta, por plazo determinado, en todo o parte del territorio y dando cuenta al Congreso o a la Comisión Permanente, los estados de excepción que en este artículo se contemplan:
a.- Estado de emergencia, en caso de perturbación de la paz o del orden interno, de catástrofe o de graves circunstancias que afecten la vida de la Nación. En esta eventualidad, puede suspender las garantías constitucionales relativas a la libertad y seguridad personales, la inviolabilidad del domicilio, la libertad de reunión y de tránsito en el territorio, que se contemplan en los incisos 7, 9 y 10 del artículo 2º y en el inciso 20-g del mismo artículo 2º. En ninguna circunstancia se puede imponer la pena de destierro. El plazo del estado de emergencia no excede de sesenta días. La prórroga requiere nuevo decreto. En estado de emergencia, las Fuerzas Armadas asumen el control del orden interno cuando lo dispone el Presidente de la República.
b.- Estado de sitio, en caso de invasión, guerra exterior, o guerra civil, o peligro inminente de que se produzcan, con especificación de las garantías personales que continúan en vigor. El plazo correspondiente no excede de cuarenta y cinco días. Al decretarse el estado de sitio el Congreso se reúne de pleno derecho. La prórroga requiere aprobación del Congreso”
Constitución de 1993
“Artículo 137.- El Presidente de la República, con acuerdo del Consejo de Ministros, puede decretar, por plazo determinado, en todo el territorio nacional, o en parte de él, y dando cuenta al Congreso o a la Comisión Permanente, los estados de excepción que en este artículo se contemplan:
1.- Estado de emergencia, en caso de perturbación de la paz o del orden interno, de catástrofe o de graves circunstancias que afecten la vida de la Nación. En esta eventualidad, pueden restringirse o suspenderse el ejercicio de los derechos constitucionales relativos a la libertad y la seguridad personales, la inviolabilidad del domicilio, y la libertad de reunión y de tránsito en el territorio comprendidos en los incisos 9, 11 y 12 del artículo 2º y en el inciso 24, apartado f del mismo artículo. En ninguna circunstancia se puede desterrar a nadie.
El plazo de emergencia no excede de sesenta días. Su prórroga requiere nuevo decreto. En estado de emergencia las Fuerzas Armadas asumen el control del orden interno si así lo dispone el Presidente de la República.
2.- Estado de sitio, en caso de invasión, guerra exterior, guerra civil, o peligro inminente de que se produzcan, con mención de los derechos fundamentales cuyo ejercicio no se restringe o suspende. El plazo correspondiente no excede de cuarenta y cinco días. Al decretarse el estado de sitio, el Congreso se reúne de pleno derecho. La prórroga requiere aprobación del Congreso".
El que el artículo 55 de la Constitución actual, que prescribe que los tratados celebrados por el Estado, y que se encuentren en vigor, forman parte del derecho nacional, y la 4º Disposición Final y Transitoria que dispone que las normas relativas a los derechos y a las libertades que la Constitución reconoce se interpretan de conformidad con la Declaración Universal de Derechos Humanos y con los tratados y acuerdos internacionales sobre dichas materias ratificadas por el Perú, pueden dar la impresión que el problema jurídico se ha zanjado. Ello puede ser considerado efectivamente así, pero pasa por alto que toda disciplina jurídica que pretende tener vigencia en el tiempo, es decir, eficacia social, no puede responder a autoengaños a partir de visiones ideologizadas de experiencias pasadas. Sobre ello queda mucho por abundar aún.
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mercredi, 06 janvier 2010
Démocratie américaine et dialectique de la liberté
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990
Démocratie américaine et dialectique
de la liberté
à propos d'un livre de Gottfried Dietze
par Hans-Dietrich SANDER
Parmi les livres dignes d'intérêt récemment parus, et soumis à la conspiration du silence, il y a l'ouvrage sur l'Amérique de Gottfried Dietze:
Gottfried Dietze, Amerikanische Demokratie — Wesen des praktischen Liberalismus, Olzog Verlag, München, 1988, 297 S., DM 42.
Depuis longtemps déjà, l'auteur n'avait plus publié d'articles dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung et dans Die Welt (Bonn). Il n'est plus membre de la Mount Pelerin Society. Il s'en est retiré, parce qu'il ne lui a pas été permis de prononcer son discours sur Kant en langue allemande lors d'une diète de la dite société à Berlin! Mais personne en revanche n'a pu le traiter de «terroriste intellectuel». Gottfried Dietze est professeur ordinaire de «théorie comparée des pouvoirs» à la John Hopkins University de Baltimore, l'une des cinq universités les plus cotées aux Etats-Unis (sa faculté occupe d'ailleurs la première place en son domaine). Ses travaux, il les publie en Allemagne chez J.C.B. Mohr (Paul Siebeck) et chez Duncker & Humblot, c'est-à-dire chez les meilleurs éditeurs de matières politologiques. La maison Olzog, qu'il a choisie pour éditer son livre sur l'Amérique, ouvrage destiné à un public plus vaste, ne suscite pas davantage les colères des professionnels hystériques qui entendent façonner l'opinion publique selon leurs seuls critères. La démocratie ouest-allemande vient manifestement d'atteindre un seuil critique, où, désormais, ceux qui prononcent des paroles libres, claires, transparentes, passent pour des excentriques. Et, «notre démocratie», pour reprendre les mots de son Président Richard v. Weizsäcker, ne peut pas se permettre des excentriques politiques.
Critique du libéralisme pur et réminiscences tocquevilliennes
Dietze passe depuis longtemps déjà pour un excentrique dans notre bonne république. Pour être exact, depuis que le Spiegel a découvert, jadis, qu'il servait de conseiller au candidat à la Présidence américaine Barry Goldwater, et cela, au moment où la guerre du Vietnam atteignait son point culminant. Toute évocation de son nom, à l'époque, suscitait la suspicion. Il a tenté de revenir en Allemagne, en y postulant un poste universitaire. Sans succès. Le dernier des grands théoriciens du libéralisme politique n'est pas le bienvenu dans la République fédérale, acquise pourtant aux principes du libéralisme. Cette situation n'est pas incompréhensible. Elle découle, d'une part, du rapport même que Dietze entretient avec l'idéologie libérale et, d'autre part, de son engagement politique aux côtés de Goldwater. La modestie de Dietze est telle, qu'il n'a pas osé paraphraser Kant dans les sous-titres de ses ouvrages majeurs, Reiner Liberalismus (Le libéralisme pur) et Amerikanische Demokratie (La démocratie américaine). Au premier, il aurait parfaitement pu donner le titre de Kritik des reinen Liberalismus (Critique du libéralisme pur); au second, Kritik des praktischen Liberalismus (Critique du libéralisme pratique). Il aurait ainsi imité le grand penseur de Königsberg, avec sa Critique de la raison pure et sa Critique de la raison pratique.
Le titre du livre qui me préoccupe ici, Amerikanische Demokratie, paraphrase pourtant un autre grand théoricien politique, Alexis de Tocqueville, auteur de La démocratie en Amérique. Mais Dietze adopte une perspective critique à l'endroit des idées de Tocqueville. Il cherche à donner d'autres définitions aux concepts. Contrairement à Tocqueville, qui, il y a 150 ans, voulait explorer l'essence de la démocratie à la lumière de la démocratie américaine, Dietze cerne la démocratie américaine en soi, qui, dans la forme qu'elle connaît aujourd'hui, n'existait pas encore vers 1830-40, sa transformation radicale par Andrew Jackson n'en étant qu'à ses premiers balbutiements. La démocratie américaine, explique Dietze, est fondamentalement différente des autres démocraties, ce qui la rend précaire quand elle est imposée à d'autres pays.
La néomanie américaine
Dietze approche son sujet en analysant les phénomènes et les discours de la quotidienneté américaine, de la banalité quotidienne de l'American Way of Life, qui, soutenu par cette bonne conscience typique du «Nouveau Monde», se présente comme une poussée incessante vers la nouveauté (Drang nach dem Neuen), vers tout ce qui est nouveau. Le concept américain de liberté repose sur un fondement problématique: en l'occurrence sur la volonté d'être toujours prêt à réceptionner cette nouveauté. Ensuite, ce concept trouve son apogée dans la notion de Manifest Destiny, du destin et de la mission de l'Amérique, qui est d'apporter cette liberté à tous les autres peuples. Dans la foulée de ses possibilités illimitées, la démocratie américaine n'a pas créé une forme spécifique de libéralisme politique mais des variations libérales toujours changeantes.
Ce type de démocratie a très fortement marqué le peuple américain et, à l'inverse, le peuple a marqué la démocratie américaine. Les origines des Etats-Unis, faites d'émigrations et d'immigrations, se sont transformées en migrations et en vagabondages, en manifestations et en agitations. Le résultat: une absence permanente de racines, qui trouve un parallèle saisissant dans le monde juif toujours dé-localisé (ent-ortet). Cette absence de racines est la condition première de la symbiose actuellement dominante. Contrairement aux symbioses d'antan, cette symbiose actuelle ne présente pas une panoplie de négations qui se combinent utilement à des positions données, mais une gamme de négations qui s'imposent sur la scène publique en se créant du tort les unes aux autres.
Une pulsion jamais assouvie de liberté jouissive
Le pouvoir du peuple en Amérique oscille ainsi de la démocratie élitaire à la démocratie égalitaire, de la démocratie représentative à la démocratie directe, de la démocratie limitée à la démocratie illimitée. Quelle vue d'ensemble cela donne-t-il? Celle d'un «pot-pourri dans le melting pot»; par «melting pot», nous n'entendons pas, ici, le seul mélange des races et des ethnies. Ce jeu chaotique dérive précisément de cette pulsion incessante vers la nouveauté et se maintient par la force intrinsèque dégagée par cette pulsion. Il dérive des droits inaliénables à jouir de la triade life, liberty and pursuit of happiness, d'une liberté toujours plus grande qui se mesure surtout à la possession de biens matériels et à leur jouissance. Dans une telle optique, le pays n'est rien, l'individu est tout.
Ce serait bien là le perpetuum mobile d'un monde totalement immanent, si la pulsion de liberté n'était pas pluri-signifiante et à strates multiples. Dans son analyse, Gottfried Dietze déploie une dialectique de la liberté, où sa position vis-à-vis du libéralisme prend des formes socratiques. En effet, le livre, en de longs passages, se lit comme un dialogue, où chaque facette est opposée à son contraire (son négatif), si bien qu'à la fin, on débouche sur des questions ouvertes.
La pulsion de liberté du libéralisme pur n'est pas seulement dirigée contre les tyrans: elle s'épuise dans la lutte interne de concurrences diverses aux frais des autres. Cela ne nous mène pas seulement à la lutte hobbesienne de tous contre tous, lutte où apparaîtrait juste la crainte de Hegel de voir l'homme considérer qu'une telle liberté autorise et prône le vol, le meurtre et le désordre, mais aussi à une exploitation despotique de la minorité par la majorité, ce qui serait parfaitement conciliable avec le libéralisme, parce qu'il exige plus de liberté pour l'individu sans regard pour les autres.
La transposition de cette émancipation dans le domaine de la libido, comme on a pu l'observer au cours de ces dernières décennies en Amérique, fait que cette pulsion, sans regard pour autrui, qui poursuit sa quête insatiable de bonheur conduit à une «jungle sexuelle» que Hobbes n'avait pas pu imaginer.
Une symbiose entre
Jefferson et Freund
La permissivité engendrée par la lutte concurrentielle outrancière et la multiplication des contacts sexuels, où la question du bien et du mal n'est plus posée, a forgé une symbiose entre Jefferson et Freud, dont les conséquences excessives ne peuvent surgir qu'en Amérique: «Les idées de Freud, telles qu'elles ont été prises en compte et perçues par les Américains, ont complété celles de Jefferson —du moins dans les interprétations qu'elles avaient acquises au cours du temps; elles les ont complétées de façon telle que le pensée libérale ancrée dans ce peuple s'est vue considérablement élargie, s'est apurée à l'extrême et s'est détachée de tout contexte axiologique».
Sur le plan de la liberté, nous apercevons très vite la différence essentielle entre Tocqueville et Dietze. Tocqueville voyait une démocratie américaine liée à l'idée d'égalité, suscitant une tendance générale et progressive à expulser toute notion de liberté. Dietze, au contraire, voit dans la liberté le pôle adverse de la démocratie et de l'égalité; et, pour lui, la liberté est tout aussi illusoire que la démocratie et l'égalité. Ce que Tocqueville craignait jadis, soit de voir advenir une dictature égalitaire de la démocratie, n'a pas eu lieu: la pulsion de liberté s'y est sans cesse heurtée et en a émoussé les contours.
La pulsion de liberté, en tant que fondement ultime du libéralisme à l'américaine, s'est toujours mise en travers de toutes les mesures de contrôle, d'équilibrage et de conservation. Sans ces mesures, le libéralisme devient un mouvement anti-autoritaire. De ce fait, le despotisme de la majorité et le mouvement anti-autoritaire sont les extrêmes du libéralisme pratique, extrêmes qui se rejoignent dans le libéralisme pur. Prenons deux exemples.
Une presse libre qui censure
ce qui ne lui plaît pas
Le premier montre comment l'expression «presse populaire» a acquis un sens ambigu. La presse, qui, à l'origine, était un instrument servant à presser des lettres sur du papier, a fini très vite par presser ses vues dans les cerveaux du peuple, à la manière la plus libérale qui soit: «L'ancienne liberté de presse, soit la liberté de la presse vis-à-vis de toute censure étatique, s'est transformée radicalement: elle est devenue liberté pour la presse de censurer, dénoncer et vilipender l'Etat, des citoyens individuels et des groupes précis de la société d'une manière éhontée, nuisant aux cibles infortunées et profitant à ceux qui usent et abusent de cette liberté. Cette situation s'observe dans tous les pays où la presse est libre mais elle est plus frappante encore aux Etats-Unis, écrit Dietze, le plus libéral des pays».
Le deuxième exemple nous montre les possibilités illimitées que laisse entrevoir le jeu de mot democracy/democrazy, où le «pouvoir du peuple» apparaît comme l'«enfollement du peuple». Dietze souligne à plusieurs reprises que la quintessence de la démocratie américaine ne permet pas de percevoir cet «enfollement» comme une dégénérescence. Car la quintessence de la démocratie américaine, c'est que son libéralisme est réellement sans principes, dépourvu de tout point de référence éthique et de toute forme de responsabilité.
Les déceptions des Européens face à l'extrême versatilité américaine ne sont dès lors pas convaincantes: «Vu d'Amérique, vu du lieu où se bousculent toutes les variantes et variations du libéralisme, il ne peut guère y avoir de déceptions nées du spectacle et du constat de comportements instables, du va-et-vient de la politique américaine. On ne peut être déçu que lorsque quelque chose évolue d'une façon autre, pire, que ce que l'on avait prévu. Mais, dans la démocratie américaine, qui se rapproche plus du libéralisme pur que n'importe quelle autre démocratie, on ne doit guère s'attendre à une politique constante. Toute constance y disparaît sous la pression des souhaits et des désirs des individus et du peuple, mus par l'humeur du moment».
Anarchie et volonté de simplification outrancière
Au point culminant de ses analyses enjouées et sans pitié, qui rappellent celles de Machiavel, Dietze cite le poète irlandais William Butler Yeats: «Things fall apart; the center cannot hold; Mere anarchy is loosed upon the world» («Les choses se disloquent; le centre ne maintient plus rien; une anarchie brute envahit le monde»). Pour Dietze, Yeats, dans cette phrase résume l'essence du libéralisme pur. Quand cette situation d'anarchie est atteinte, toute dialectique de liberté prend fin.
Dietze explique ensuite le processus dans son moteur intime et profond: «Bien des signes nous l'indiquent: la complexité croissante de la vie a éveillé une nostalgie du simple, du pur, avec des simplifications outrancières, si bien que la démocratie n'apparaît même plus comme une forme politique dans le sens où l'entendaient Locke ou Rousseau mais bien plutôt comme l'entendait Bakounine». La démocratie à l'américaine est le catalyseur de ce courant sous-jacent fondamental: «Sans doute, très probablement, les évolutions du Nouveau Monde, avec la pulsion constante de changement qui règne là-bas, ont accéléré le processus. Car l'américanisation du monde est un fait que l'on ne saurait ignorer en ce siècle, que les Américains déclarent être le leur, même si le rêve d'une pax americana est passé depuis longtemps».
La question finale que pose le livre de Dietze est la suivante: «Qu'adviendra-t-il de l'Amérique et de l'américanisme? Il faut attendre. L'avenir nous le dira». Question rhétorique ou question macabre? Dietze prononce des vérités que l'on n'aime guère entendre dans la République de Bonn, où l'on considère la démocratie à l'américaine comme une sotériologie, pour ne pas dire comme une vache sacrée, alors que cette démocratie a été instaurée en RFA comme un système provisoire mais qu'on s'est habitué à considérer comme définitif. Ce sont des vérités que l'on n'aime guère entendre parce qu'elles sonnent justes. On préfère se boucher les oreilles.
Après la révolution populaire allemande de RDA, qui fait apparaître la démocratie de Bonn pour ce qu'elle est vraiment, soit un système provisoire, et la remet en question, il n'est pourtant plus possible de se boucher les oreilles. Les Allemands devront, en opérant la synthèse de leurs divers systèmes politiques actuels, trouver une réponse adéquate, adaptée à leur histoire, pour dépasser le système de la démocratie à l'américaine.
Hans-Dietrich SANDER.
(recension parue dans Staatsbriefe 1/1990; adresse: Castel del Monte Verlag, Türkenstr. 57, D-8000 München 40).
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lundi, 04 janvier 2010
Ecole des cadres: sélections d'articles
Synergies Européennes / Ecole des Cadres / Wallonie (Namur)
Liste des articles lus et à lire (2009)
HISTOIRE :
Georg BÖNISCH, “Kraftprotz und Spieler”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (sur l’Empereur Maximilien I).
Pierre BRIANT, “L’empire de Cyrus le Grand”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Pierre BRIANT, “A la cour du Roi des Rois”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Pierre BRIANT, “Alexandre, successeur des Achéménides”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Olivier BUARD, “Haute antiquité de la pensée stratégique – La bataille de Qadesh”, in: Défense & sécurité internationale, n°53, novembre 2009.
Anne-Lucie CHAIGNE-OUDIN, “Les relations franco-libanaises et les compétitions occidentales à l’époque du mandat français (1918-1946), in: Moyen-Orient, n°2, octobre-novembre 2009.
Pierre CHUVIN, “D’où viennent les Turcs?”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Philippe CONRAD, “Les Etats-Unis et l’Europe: des relations conflictuelles”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°40, janvier-février 2009.
Philippe CONRAD, “La conquête de la Sibérie”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°43, juillet-août 2009.
Philippe CONRAD, “Du Saint Empire à la réunification”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°45, novembre-décembre 2009.
Etienne COPEAUX & Claire MAUSS-COPEAUX, “Chypre: une île, deux Etats”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Fabrice D’ALMEIDA, “L’après-guerre italien ou le risque de la désintégration”, in: Marianne, n°609-610, 20 déc. 2008/2 janv. 2009.
Fabrice D’ALMEIDA, “Après le chah, l’Iran devient un monstre babylonien”, in: Marianne, n°609-610, 20 déc. 2008/2 janv. 2009.
Thérèse DELPECH, “Géopolitique d’une puissance régionale”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Emma DEMEESTER, “Quand Thucydide inventa l’histoire”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°40, janvier-février 2009.
François-Georges DREYFUS, “La thèse iconoclaste de Shlomo Sand”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°44, septembre-ocotbre 2009.
Manfred ERTEL, “Zauber der Vokale”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (sur l’Empereur Frédéric III).
Jan FRIEDMANN, “Der Volkserzieher”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (Sur l’Empereur Joseph II).
François GEORGEON, “Atatürk invente la Turquie moderne”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Prof. Paul GOTTFRIED, “Legenden um Wilhelm II. – Der letzte deutsche Kaiser im Wandel der Zeitgeschichte”, in: Neue Ordnung, Nr. 03/2009.
Brigitte HAMANN, “Ein Diadem als Krone”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (Sur l’Impératrice Marie-Thérèse).
Nadia HAMOUR, “La mise en place de mandats au Moyen-Orient: une “malheureuse innovation de la paix”?”, in: Moyen-Orient, n°1, août-sept. 2009.
Clarisse HERRENSCHMIDT, “Les disciples de Zarathustra”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Bernard HOURCADE, “Iran, les paradoxes d’une grande civilisation”, in: Le Monde/La Vie, hors-série, “L’Atlas des civilisations”, 2009.
Philippe HUYSE, “Le temps des Sassanides”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Paul-Yanic LAQUERRE, “La Kantogun, fer de lance de la colonisation nippone”, in: 2° guerre mondiale, n°30, décembre 2009-janvier 2010.
Yann MAHE, “Le Golfe s’embrase ! 1941 – la rébellion irakienne”, in: Ligne de front, n°19, septembre 2009.
Yann MAHE, “L’Iran passe sous la coupe des Alliés – 1941”, in: Ligne de front, n°19, septembre 2009.
Yann MAHE, “1941-1942 – La campagne des Indes néerlandaises – le pétrole, l’un des enjeux de la guerre du Pacifique”, in: Ligne de front, n°19, septembre 2009.
Yann MAHE, “1942: Objectif Bakou – Coups de main dans la Caucase”, in: Ligne de front, n°19, septembre 2009.
Robert MANTRAN, “L’âge d’or de l’Empire ottoman”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Gabriel MARTINEZ-GROS, “Une province de l’Islam”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Nicolas PONTIC, “Tempête d’août – Blitzkrieg soviétique en Mandchourie”, in: 2° guerre mondiale, n°30, décembre 2009-janvier 2010.
Yves PORTER, “La splendeur des Safavides”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Jan PUHL, “Sturm auf den ‘Goldenen Apfel’”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (Sur l’assaut ottoman contre Vienne en 1683).
Yann RICHARD, “L’échec de la modernisation”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Jean-Paul ROUX, “La prise d’Ispahan par Tamerlan”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°42, janvier-mars 2009.
Anthony ROWLEY, “Espagne: une tragédie de quinze ans”, in: Marianne, n°609-610, 20 déc. 2008/2 janv. 2009.
Johannes SALTZWEDEL, “Business mit Tradition”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (Sur l’Académie Diplomatique de Vienne, fondée par l’Impératrice Marie-Thérèse).
Raphaël SCHNEIDER, “La guerre italo-turque 1911-1912: la conquête de la Libye”, in: Champs de bataille, n°29, sept./oct. 2009.
Matthias SCHREIBER, “An die Grenzen der Macht”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (Sur Charles-Quint).
Laurent THEIS, “En l’an 1000, un nouvel ordre apparaît”, in: Marianne, n°609-610, 20 déc. 2008/2 janv. 2009.
Vladimir TIKHOMIROV & Irina POPOVA, “Khazar : sur les traces du royaume englouti”, in: Courrier international, n°946-947, 18/31 décembre 2008.
Lucette VALENSI, “les tanzimat ou le temps de la réforme”, ?”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Claus-M. WOLFSCHLAG, “Schicksaljahr 1919 – Das Deutsche Reich als Republik”, in: Neue Ordnung, Nr. 03/2009.
Stéphane YERASIMOS, “Pourquoi les Turcs ont pris Constantinople?”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Helene ZUBER, “Zitadelle der Einsamkeit”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 6, 2009 (Sur Philippe II).
LITTERATURE:
Pierre CORMARY / Joseph VEBRET, “Michel Houellebecq irrécupérable?” – Entretien, in: Le magazine des livres, n°19, septembre-octobre 2009.
Philippe D’HUGUES, “L’étincelante génération Brasillach”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°41, mars-avril 2009.
Vibeke KNOOP RACHLINE, “L’épineux hommage de la Norvège à Knut Hamsun”, in: Lire, octobre 2009.
Claudio MAGRIS, “La littérature possède une dimension morale”, Entretien, propos recueillis par Gérard de Cortanze, in: Le magazine littéraire, n°484, mars 2009.
Paul YONNET, “L’éternel mystère Céline”, Entretien (propos recueillis par Jean-Michel BALDASSARI), in: La nouvelle revue d’Histoire, n°45, novembre-décembre 2009.
A ne pas manquer: Le magazine littéraire, n°492, décembre 2009, consacré à George Orwell (tous les articles de ce dossier sont exploitables pour consolider nos soirées de formation sur Orwell).
PHILOSOPHIE:
Olivier ABEL, “L’océan, le puritain, le pirate”, in: Esprit, juillet 2009.
Olivier ABEL, “Essai sur la prise. Anthropologie de la flibuste et théologie radicale protestante”, in: Esprit, juillet 2009.
Karen ARMSTRONG, “Religie is zoals muziek of poëzie”, in: De Morgen, 10 november 2009.
Jean-Michel BALDASSARI, “Maffesoli: l’enchanteur de la postmodernité”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°43, juillet-août 2009.
Thomas DARNSTÄDT, “Physiker der Macht”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 5, 2009 (Sur Machiavel).
Thérèse DELPECH, “Le déclin de l’Occident”, in: Le Monde, 22/23 nov. 2009.
Jared DIAMOND, “Le collapsus de l’humanité n’est pas inévitable”, in: Le Monde/La Vie, hors-série, “L’Atlas des civilisations”, 2009.
Antoine GARAPON, “L’imaginaire pirate de la mondialisation, in: Esprit, juillet 2009.
Marcel GAUCHET, “Le refus de la modernité”, Entretien, in: Marianne/L’Histoire, hors-série, août-septembre 2009.
Sophie JORRAND, “Daniel Defoe, les pirates et la littérature”, in: Esprit, juillet 2009.
Debora MacKENZIE, “Disparition à l’horizon?”, in: Courrier international, n°946-947, 18/31 décembre 2008.
Marielle MAYO, “S’adapter ou… disparaître”, in: Les Cahiers de Sciences & Vie, n°109, février-mars 2009.
Olivier MONGIN, “De la piraterie protestante aux piratages contemporains. Ou de la capacité à s’incruster dans les interstices”, in: Esprit, juillet 2009.
Christian NADEAU & Julie SAADA, “Guerre juste, guerre injuste – Pour une évaluation morale des conflits militaires”, in: Diplomatie, n°38, mai-juin 2009.
Walter PAULI, “Oorlog in de modder van de tijd”, in: De Morgen, 10 november 2009 (Sur l’ouvrage que Niall Ferguson a consacré à la première guerre mondiale).
Johannes SALTZWEDEL, “Netzwerker der Wahrheit”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 5, 2009 (sur Erasme de Rotterdam).
Maurice SARTRE, “Les intégristes sont nés avec le monothéisme”, in: Marianne/L’Histoire, hors-série, août-septembre 2009.
Yves SCIAMA, “De la crise à l’effondrement”, in: Les Cahiers de Sciences & Vie, n°109, février-mars 2009.
Christophe TOURNU, “Les puritains radicaux de Christopher Hill”, in: Esprit, juillet 2009.
Dominique WEBER, “Le pirate et le partisan – Lecture critique d’une thèse de Carl Schmitt”, in: Esprit, juillet 2009.
Norman YOFFEE, “Les civilisations meurent faute d’idées” – Entretien, in: Les Cahiers de Sciences & Vie, n°109, février-mars 2009.
A ne pas manquer: Le nouvel observateur – hors-série, n°66, juillet-août 2009 - “Le vrai Machiavel” (pour étayer nos travaux sur la pensée de Machiavel – tous les articles de ce dossier sont exploitables).
GEOPOLITIQUE:
Morton ABRAMOWITZ & Henri J. BARKEY, “Turkey’s Transformers”, in: Foreign Affairs, vol. 88, nr. 6, November/December 2009 (sur les transformations à l’oeuvre en Turquie aujourd’hui, leurs potentialités et leurs limites).
Samim AKGÖNÜL & Stéphane de TAPIA, “Carte de Ralph Peters et réactions turques”, in: Diplomatie, n°36, janvier-février 2009.
Jean-Patrick ARTEAULT, “Chronique d’une guerre coloniale annoncée”, in: Terre & Peuple magazine, n°39, 2009.
Christopher S. BOND & Lewis M. SIMONS, “The Forgotten Front”, in: Foreign Affairs, vol. 88, nr. 6, November/December 2009 (sur les fronts oubliés de Thaïlande et des Philippines).
Alain CAGNAT, “Géopolitique de l’Eurasie – Le centre du monde et les intérêts américains”, in: Terre & Peuple magazine, n°39, 2009.
Alain CAGNAT, “Occident ou Eurosibérie?”, in: Terre & Peuple magazine, n°39, 2009.
Jean-Claude CASANOVA, “Le temps est venu pour l’Europe de s’émanciper des Etats-Unis”, in: Le Monde, 17 nov. 2009.
Ayméric CHAUPRADE, “Permanences géopolitiques”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°40, janvier-février 2009 (sur la permanence des objectifs géopolitiques de l’hyperpuissance américaine).
Ayméric CHAUPRADE, “Le choc des civilisations” – Entretien, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°41, mars-avril 2009.
Ayméric CHAUPRADE, “Analyse du piège afghan”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°44, septembre-ocotbre 2009.
Wesley K. CLARK & Peter L. LEVIN, “Securing the Information Highway”, in: Foreign Affairs, vol. 88, nr. 6, November/December 2009 (sur la guerre cybernétique et la nécessité de contrôler les autoroutes de l’information – point de vue américain).
Patrick CLAWSON, “Changement de régime en Iran, controverse de la politique étrangère américaine”, in: Moyen-Orient, n°2, octobre-novembre 2009.
Barthélémy COURMONT, “La nouvelle politique iranienne de Washington: révolution ou simple changement de ton?”, in: Moyen-Orient, n°1, août-sept. 2009.
Barthélémy COURMONT, Charlotte KARAGUEUZIAN & Julien SAADA, “La politique d’Obama au Moyen-Orient: des objectifs à la pratique”, in: Moyen-Orient, n°3, décembre 2009/janvier 2010.
Michel FOUCHER, “Géopolitique d’une puissance régionale”, ?”, in: L’Histoire, les collections de l’Histoire, n°45, octobre 2009.
Pascal GAUCHON, “Atouts et faiblesses de la grande puissance”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°40, janvier-février 2009.
Alain JOXE, “L’humanitarisme au service de l’empire”, in: Le Monde/Manière de Voir, n°107, octobre-novembre 2009.
Catherine LE THOMAS, “Le Hezbollah et la communauté chiite au Liban: une adéquation imparfaite”, in: Moyen-Orient, n°2, octobre-novembre 2009.
Meir JAVEDANFAR, “Khamenei fait du pied à la Turquie”, in: Courrier International, n°995, 26 nov./2 déc. 2009.
Robert D. KAPLAN, “Center Stage for the Twenty-First Century”, in: Foreign Affairs, vol. 88, nr. 2, 2009.
Richard LABEVIERE, “Grand Nord: le réchauffement des cinq frontières…”, in: Géopolitique, n°104, janvier 2009.
Alain LAMBALLE, “L’Inde et la puissance”, in: Diplomatie, n°37, mars-avril 2009.
Gautier LAMY, “Histoire géostratégique de la Crimée”, in: Champs de bataille, n°29, sept./oct. 2009.
Daniel MÖCKLI, “Le conflit israélo-palestinien après la guerre de Gaza”, in: Moyen-Orient, n°1, août-sept. 2009.
Bruno MUXAGATO, “Un parfum de guerre froide en Amérique latine: l’arrivée de la Russie dans le ‘pré carré’ des Etats-Unis”, in: Diplomatie, n°38, mai-juin 2009.
Géraldine NAJA-CORBIN, “Vers une politique spatiale européenne ambitieuse pour répondre aux défis du 21ème siècle”, in: Diplomatie, Hors-série n°9, août-sept. 2009.
Joseph NYE, “Le ‘soft power’ est-il de retour?”, Entretien, propos recueillis par Joel Whitney, in: Courrier international, n°946-947, 18/31 décembre 2008.
Alix PHILIPPON, “Pakistan: l’inconnue de l’équation “Af-pak””?, in: Moyen-Orient, n°3, décembre 2009/janvier 2010.
Jean-Luc RACINE, “L’Inde et l’Occident”, in: Le Monde/Manière de Voir, n°107, octobre-novembre 2009.
Jean RADVANYI, “Caucase: quand les empires jouent des frontières”, in: Géopolitique, n°104, janvier 2009.
Shri RANJAN MATHAI, “Les questions de sécurité internationale vues par l’Inde”, in: Diplomatie, n°37, mars-avril 2009.
Stéphane de TAPIA, “Un acteur du Grand Jeu – Le ‘monde turc’ (Türk Dünyasi) existe-t-il?”, in: Diplomatie, n°36, janvier-février 2009.
Mehdi TAJE, “Les clefs d’une analyse géopolitique du Sahel africain”, in: Diplomatie, n°38, mai-juin 2009.
Julien THOREX, “Les frontières d’Asie centrale entre ouverture et fermeture”, in: Diplomatie, n°36, janvier-février 2009.
François THUAL, “Pour une génétique des frontières”, in: Géopolitique, n°104, janvier 2009.
Jacques VILLAIN; “Espaces civil et militaire – Le jeu des puissances”, in: Diplomatie, Hors-série n°9, août-sept. 2009.
A ne pas manquer: Questions internationales, n°37, mai-juin 2009 (Thème: “Le Caucase, un espace de convoitises”; tous les textes de ce dossier sont exploitables).
A ne pas manquer: Questions internationales, n°40, novembre-décembre 2009 (Thème: “Mondialisation et criminalité”; tous les textes issus de ce dossier sont exploitables).
ECONOMIE:
Wolfgang KADEN, “Vom Berghotel ins Casino”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 4, 2009 (sur l’échec de Bretton Woods).
Robert KURZ, “Weltmacht und Weltgeld – Die ökonomische Funktion der US-Militärmaschine im globalen Kapitalismus und die Hintergründe der neuen Finanzkrise”, in: nation24.de, Nr. 04/2008.
Cordula MEYER, “Der Dollar-Orkan”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 4, 2009 (sur les prémisses de la crise de l’automne 2008).
Anthony ROWLEY, “De la grande crise de 1929 au choc des Nations”, in: Marianne, n°609-610, 20 déc. 2008/2 janv. 2009.
Jacques SAPIR, “Comprendre la crise actuelle: les leçons des années 30”, in: Géopolitique, n°104, janvier 2009.
Jiro YAMAGUCHI, “Japon: quelle relance après l’alternance?”, in: Le Monde, 14 nov. 2009.
Sylvia ZAPPI, “La crise relance le thème de la décroissance”, in: Le Monde, 15/16 nov. 2009.
POLITIQUE/DIVERS:
Jean-Michel BALDASSARI, “Réflexions sur notre drôle de République”, in: La nouvelle revue d’Histoire, n°40, janvier-février 2009 (Sur les thèses de Philippe Nemo à propos de la notion très particulière de “république” en France aujourd’hui).
Steven ERLANGER, “Le petit noir au comptoir, c’est du passé”, in: Courrier international, n°946-947, 18/31 décembre 2008.
Slavoj ZIZEK, “Derrière le Mur, les peuples ne rêvaient pas de capitalisme – L’utopie d’une société juste reste d’une brûlante actualité”, in: Le Monde, 8/9 nov. 2009.
EDUCATION / LINGUISTIQUE:
Wilfried STROH, “Anreiz fürs Denken”, in: Der Spiegel/Geschichte, Nr. 1/2009 (sur la nécessité d’apprendre le latin).
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jeudi, 31 décembre 2009
Frithjof Schuon ou l'unité de l'essence-ciel: pour son 90ième anniversaire
Archives de Synergies Européennes - 1999
FRITHJOF SCHUON OU L'UNiTE DE L'ESSENCE-CIEL:
POUR SON 90ième ANNIVERSAIRE
Frédéric d'HÖLKELUNN
«Et telle que serait la folie d'un homme qui, ne sachant ce que c'est que la navigation, se mettrait sur mer sans pilote, telle est la folie d'une créature qui embrasse la vie religieuse sans avoir la volonté de Dieu pour son guide».
(Bossuet)
«Il est des hommes qui adorent le soleil parce qu'il est une manifestation de Dieu; il en est d'autres qui refusent de l'adorer parce qu'il n'est pas Dieu, ce qu'il semble prouver par le fait qu'il se couche. Les adorateurs du soleil pourraient faire valoir à bon droit qu'il ne se couche pas, mais que c'est la rotation de la terre qui crée cette illusion; et on pourrait comparer leur point de vue à celui de l'ésotérisme, qui, d'une part, a conscience du caractère théophanique et pour ainsi dire sacramentel des grands phénomènes du monde visible, et, d'autre part, connaît la nature réelle et totale des choses et non tel aspect ou telle apparence seulement.
Mais il faut mentionner aussi une troisième possibilité, celle de l'idolâtrie: il est des hommes qui adorent le soleil, non parce qu'il savent qu'il manifeste Dieu, ou que Dieu se manifeste par lui, ni parce qu'ils savent qu'il est immortel et que ce n'est pas lui qui se couche (1), mais parce qu'ils s'imaginent que Dieu est le soleil; dans ce cas, les contempteurs exotéristes du soleil ont beau jeu de crier au paganisme . Ils ont relativement raison, tout en ignorant que l'idolâtrie —ou plus précisément l'héliolâtrie— ne peut être qu'une dégénérescence d'une attitude légitime; attitude non exclusive sans doute, mais en tout cas consciente de la situation réelle, au point de vue du sujet aussi bien qu'à celui de l'objet».
- (1) “Le fait que le soleil se déplace à son tour, à ce qu'il paraît, n'entre pas en ligne de compte dans un symbolisme limité à notre système solaire”. (Frithjof Schuon, L'Esotérisme comme Principe et comme Voie, page 216).
C'est le 18 juin 1997, que “le plus grand philosophe du XXième siècle” selon Jean Biès (1), a discrètement fêté ses 90 printemps, à la lisière des vastes forêts de l'Indiana, près de la petite cité universitaire de Bloomington, aux Etats-Unis, où il vit depuis 1980.
Quelques jalons biographiques:
Près d'un siècle auparavant, la ville de Bâle en Suisse avait bercé les premières années de son enfance (2-, quasiment au son du violon de son père, d'origine wurtembergeoise. Après un apprentissage de dessinateur d'art sur tissus dans une entreprise de Mulhouse, Frithjof Schuon qui est d'ascendance alsacienne par sa mère, effectue son service militaire dans l'armée française, tout en poursuivant des études d'Islamologie à l'Institut de la Mosquée de Paris. Il voyage au Maroc et en Algérie, approfondi ses connaissances des arts et métiers traditionnels d'Extrême-Orient, et rencontre en 1932 le Shaykh Ahmad al-Alawî, Maître d'une tariquah soufie, dont il deviendra le disciple. Lors d'une escale au Caire en 1938, Schuon rend une visite courtoise à René Guénon avec lequel il entretenait d'importantes relations épistolaires. Pendant plus de vingt ans il sera d'ailleurs le plus proche collaborateur de Guénon auprès de la revue Etudes Traditionnelles.
Indépendamment de son engagement au sein de l'Islam, Schuon se lie a quelques-unes des personnalités les plus remarquables des tribus sioux Lakota d'Amérique du Nord, et accompli plusieurs séjours auprès d'elles durant les étés 1959 et 1963. Son journal, ainsi que maintes études d'une acuité exceptionnelle et de splendides fresques peintes témoigneront de son empathie à l'égard de la primordialité de cette civilisation qu'il désignera de l'épithète de “Rubérien” ou “Ruberindien”.
Cependant, la déclaration de guerre l'oblige à écourter un voyage en Egypte et en Inde pour servir sous le drapeau tricolore; puis, la lueur des hostilités s'estompant, il gagne la Suisse où il s'établit à Pully, près de Lausanne sur les bords du Lac Léman. C'est sur ces coteaux paisibles que va se peaufiner, pendant près de quarante ans, les linéaments d'une œuvre qui sert l'arc-en-ciel divin de la Vérité parce qu'elle témoigne dans les labours du cœur humain de la Grâce de la Présence.
Une œuvre “essence-ciel”
Si l'on tente de ceindre —tant que faire se peut!— d'un seul regard cette somme (3) spirituelle incomparable, l'éclat premier qui en rejaillit parait s'énoncer autour de trois principes fondamentaux: Le Beau, Le Vrai et Le Bien, qui, à l'instar des lois globales de la physique, mais avec une dimension —universelle- qui les implique, conditionne toute une hiérarchie des états d'être du microcosme au macrocosme. Platon dans sa célèbre formule “le beau est la splendeur du vrai” avait confirmé le lien indissoluble qui unit la beauté et la vérité. Ce qu'il convient de souligner, c'est que ces notions comme toutes celles présentes dans les différents livres de Schuon, doivent être appréhendées au plus intime de soi, (re)-vécues par chacun, comme une aventure intérieure.
Ces éléments donnés pour préciser en quoi dès que l'on aborde les religions, et plus généralement le champs de la transcendance, on ne saurait se passer d'une herméneutique des formes et de la substance symboliques dont sont constituées les Révélations. Faute de quoi les concepts ne véhiculent qu'une sorte de constructivisme intrinsèquement subjectif.
Devant l'efflorescence actuelle de groupes néo-païens et l'opacité que recèle l'expression même de paganisme, il convient de nous interroger sur ce phénomène. Comme l'atteste la citation de Schuon en exergue, nul mieux que lui n'est à même de clarifier et rectifier certaines dérives néo-paiennes, à l'image de celle offerte dans une récente revue de la “nouvelle droite” française. Ainsi se confirmera l'impérieuse nécessité de la perspective schuonienne pour cette fin du second millénaire.
Le néo-paganisme selon la “nouvelle droite”:
Le n°89 de juillet 1997 d'Eléments pour la civilisation européenne, s'ouvre sur un remarquable éditorial intitulé “sortir du nihilisme” dont le propos se poursuit en quelque sorte au sein d'un entretien avec Alain de Benoist, intitulé «Comment peut-on être païen?». Extrêmement synthétique et pleinement justifié dans son diagnostic, l'éditorial d'Eléments souffre néanmoins d'une certaine incomplétude en ce qu'il ajourne la logique même qui le sous-tend. En effet, un tel constat ne devrait-il pas déboucher sur un rattachement à l'une des Voies authentiquement traditionnelles? Dans le cas contraire ne demeurons-nous pas simple spectateur-sociologue, d'un discours au demeurant brillant? Ce sont les premières questions que suscite cet éditorial comme l'entretien qu'a accordé Alain de Benoist.
En page 10-11 de celui-ci, nous découvrons, on ne sait trop pourquoi ce qui suit: «Les groupes “néopaiens” extrêmement nombreux qui évoluent dans ce milieu échappent rarement à ce syncrétisme (c'est nous qui soulignons), en fait un patchwork de croyances et de thèmes de toutes sortes, où l'on voit se mêler les tarots et les “charmes” karmiques, l'interprétation des rêves et les invocations à la Grande Déesse, les traditions hermétiques égyptiennes et les Upanishads, Castañeda et le roi Arthur, Frithjof Schuon et la psychologie jungienne, le marteau de Thor et le Yi-King (...), etc.».
Pour un lecteur peu ou non instruit des Doctrines Traditionnelles, et surtout qui ne dispose pas d'information précise sur Frithjof Schuon, ce qui précède prête à diverses supputations qui ont en commun d'altérer l'image de ce dernier. En effet:
- M. Schuon pourrait passer pour l'un des dirigeants ou conseillers de ces “groupes néo-païens”.
- On pourrait penser que M. Schuon avalise une quelconque idée de néopaganisme, ou cautionnerait l'une des tendances ou formulations du courant “New Age” ou de l'un des auteurs ci-dessus cité.
Or tout ceci est contraire à la Vérité et l'œuvre inestimable de Frithjof Schuon en apporte une éclatante réfutation. Mais il y a plus ennuyeux, ce sont les deux termes de “syncrétisme” et de “patchwork” accolé à sa personne qui ne peuvent qu'induire que son propos correspondrait à un (sic) “syncrétisme” ou un (sic) “patchwork”, ce qui est encore une fois l'exacte inverse de la réalité.
Il suffit pour s'en convaincre de se pénétrer des deux citations suivantes: “le paganisme c'est la réduction de la religion à une sorte d'utilitarisme” (4); “Le paganisme, s'il ne se réduit pas à un culte des esprits, —culte pratiquement athée qui n'exclut pas la notion théorique d'un Dieu— est proprement un “angélothéisme”; le fait que le culte s'adresse à Dieu dans sa “diversité”, si l'on peut dire, ne suffit pas pour empêcher la réduction du Divin —dans la pensée des hommes— au niveau des puissances créées. L'unité divine prime le caractère divin de la diversité: il est plus important de croire à Dieu -donc à l'Un- que de croire à la divinité de tel principe universel. L'Hindouisme ne perd pas de vue l'Unité; il a tendance à voir l'Unité dans la diversité et dans chaque élément de celle-ci. On ne saurait donc sans grave erreur comparer les Hindous aux païens de l'antiquité, pour lesquels la diversité divine était quasiment quantitative» (5).
Les interprétations limitatives d'Alain de Benoist
Il est manifeste qu'Alain de Benoist, sans doute par tempérament, n'a malheureusement jamais étudié (6) les écrits de Frithjof Schuon. C'est regrettable, particulièrement, dans l'optique de cet article, l'ouvrage Regards sur les Mondes anciens (7) et le chapitre (pages 9-35) qui lui donne son titre, de même que le chapitre du même livre «Dialogue entre Hellénistes et Chrétiens» (pages 71-89) qui répond à notre sens bien mieux que ne le fait Heidegger de ce que fut la relation amphibologique mais véritable entre les anciens Grecs et les premiers Chrétiens.
Ceci exprimé, il convient d'éclaircir les points suivants:
- Maîtrisant à la perfection les catégories de la Métaphysique Universelle (8), M. Schuon ne saurait de ce fait en aucun cas être suspecté de syncrétisme ou de toute autre idée du même genre. Rappelons que Guénon a plus d'une fois montré la différence entre synthèse et syncrétisme d'une part, et la nécessité d'un rattachement à une tradition religieuse avérée d'autre part. En l'occurrence et comme pour M. Schuon, ce fut le Soufisme au sein de l'Islam Traditionnel.
- Quant à la psychologie jungienne et à Jung en particulier (9), nous citerons ce judicieux commentaire de Schuon (l0) à propos de l'exigence d'une “vigilance implacable” quant à “la réduction du spirituel au psychique”: «D'après C. G. Jung, l'émersion figurative de certains contenus du “subconscient collectif” s'accompagne empiriquement, à titre de complément psychique, d'une sensation nouménale d'éternité et d'infinitude; c'est ruiner insidieusement toute transcendance et toute intellection. Selon cette théorie, c'est l'inconscient —ou subconscient— collectif qui est à l'origine de la conscience “individuée”, l'intelligence humaine ayant deux composants, à savoir les reflets du subconscient d'une part et l'expérience du monde externe d'autre part; mais comme l'expérience n'est pas en soi de l'intelligence, celle-ci a nécessairement pour substance le subconscient, et on en vient alors à vouloir définir le subconscient à partir de sa ramification. C'est la contradiction classique de toute philosophie subjectiviste et relativiste». Il est difficile d'être plus clair quant à la dénonciation des erreurs de la “psychologie” jungienne, comme des dérives farfelues de groupes néo-paiens!
D'autre part, on ne saurait, sans fausser ce qui est présupposé dans toute Révélation ou Tradition authentique, parler des écrits de M. Schuon (11) —ou de tout autre représentant qualifié de la Sophia perennis (12)— de la même façon que ceux des philosophes des XIXième et XXième siècle. Dans le cas contraire, on retomberait dans un relativisme (l3) n'autorisant pas un acte de foi plénier.
Métaphysique et philosophie ne sont pas synonymes!
On s'interroge sur l'existence distincte de ces deux termes dès lors que quasi toutes les sciences “dures” (sic) ou “humaines” (re-sic) les emploient alternativement et sans se préoccuper un seul instant du sens que ceux-ci avaient à l'origine. Ce confusionnisme (l4) est assez grave car il fausse toute tentative d'interprétation du fait religieux. René Guénon a pourtant définitivement établit la distinction radicale qu'il y a lieu de retenir entre philosophie et Métaphysique (15), et la démarche “quelque peu honteuse et confuse” (16) de Heidegger se trouve renvoyée à sa juste place.
Quoique nous estimons beaucoup la pertinence de certaines analyses critiques d'Heidegger sur le sens de la technique dans le monde moderne, nous ne pouvons acquiescer à l'engouement disproportionné que certains lui voue à l'instar du “gourou” de la psychanalyse Jacques Lacan (17). Frithjof Schuon a bien circonscrit les confins de la pensée d'Heidegger, lorsqu'il relève dans Les Stations de la Sagesse (18): «Pour Heidegger, la question de l'Etre “a tenu en haleine l'investigation de Platon et d'Aristote”, et: “ce qui a été arraché jadis, dans un suprême effort de pensée, aux phénomènes, bien que d'une manière fragmentaire et par tâtonnements (im ersten Anlaufen) est rendu trivial depuis longtemps” (Sein und Zeit). Or il est exclu a priori que Platon et Aristote aient “découvert” leur ontologie à force de “penser”; ils étaient tout au plus les premiers, dans le monde grec, à estimer utile de formuler par écrit une ontologie.
Comme tous les philosophes modernes, Heidegger est loin d'avoir conscience du rôle tout “indicatif” et “provisoire” de la pensée en métaphysique; aussi n'est-il pas étonnant que cet auteur conclue, en vrai “penseur” méconnaissant la fonction normale de toute pensée: «Il s'agit de trouver et de suivre un chemin qui permette d'arriver à l'éclaircissement de la question fondamentale de l'ontologie. Quant à savoir si ce chemin est le seul chemin, ou s'il est le bon chemin, c'est ce qui ne pourra être décidé qu'après coup» (ibid.). Il est difficile de concevoir attitude plus antimétaphysique; c'est toujours le même parti pris de soumettre l'Intellect, qui est qualitatif par essence (19), aux vicissitudes de la quantité, ou en d'autres termes, de réduire toute qualité d'absolu à du relatif. C'est la contradiction classique des philosophes: on décrète que la connaissance est relative, mais au nom de quoi le décrète-t-on?
L'estimation d'Evola et celle d'Henry Corbin:
Julius Evola rejoint là-dessus Schuon lorsqu'il note que “le sens de l'existentialisme de Heidegger” est “sans ouverture franchement religieuse”, et que lorsque le philosophe de la Forêt Noire “parle du courage qu'il y a à éprouver de l'angoisse devant la mort” (20), nous sommes aux antipodes du type humain que toute religion bâtit dans la tourbe du temps.
L'anecdote sympathique (pages 16-17) d'Heidegger procédant à une génuflexion (21) “lorsqu'il entrait dans une chapelle ou une église”, dévoile une signification dont le caractère “historique” précisément, est à comprendre dans la perspective que nous avons jusqu'à présent essayé de présenter et qui se trouve également au cœur du retournement, de la transmutation qu'effectua Henry Corbin lorsqu'il délaissa Heidegger pour l'étude approfondie de Sohrawardî, Shaykh al-Ishrâq. Daryush Shayegan écrit à cet effet: «Ce que Corbin trouvait chez les penseurs iraniens était en quelque sorte un autre “climat de l'Etre” (eqlîm-e wojûd, Hâfez), un autre niveau de présence, niveau qui était exclu pour ainsi dire du programme de l'analytique heidegerienne. Le “retour aux choses mêmes” que préconisait Husserl, les mises entre parenthèses, le retrait hors des croyances admises que prônaient les adeptes de la phénoménologie, ne débouchaient pas sur le continent perdu de l'âme pas plus que Heidegger, analysant les existentiaux du Dasein et la structure de la temporalité, ne parvenait à atteindre ce huitième climat ou le monde de l'imaginal. Ainsi le passage de Heidegger à Sohrawardî n'était pas uniquement un parcours ordinaire, encore moins une évolution mais une rupture, une rupture qui marquait l'accès à un autre climat de l'être (...) (22)”. C'est avec la publication de la traduction française du livre du sage safavide Sadr al-Dîn Shîrâzî (Mullâ Sadrâ) intitulé Kitâb al-mashâ'ir (= Le
livre des pénétrations métaphysiques), qu'Henry Corbin mis “en parallèle, écrit Seyyed Hossein Nasr, le destin de l'étude de l'être en Occident et en Orient (...)” et “montra (...) dans sa magistrale comparaison entre l'ontologie de celui-ci et celle de Heidegger, que la découverte d'une métaphysique authentique révèle la limitation et l'insuffisance des débats qui occupent les principaux courants de la philosophie occidentale” (23).
Ce “climat” ne s'accomplit pleinement dans les tréfonds de l'homme que par le guéret des rites qui le rétablit dans sa verticalité chaque fois qu'il y déchoît. Or ceux-ci pour rassasier l'être de l'eau du symbole —étoile fixe— et générer toute leur efficience, reçoivent leur légitimité seulement de la radicale Transcendance du Tout Autre qui, nous affirme Le Saint Coran “est plus près de lui que sa veine jugulaire” (24), mais il est dans son évanescence que l'homme ne cesse de l'oublier.
C'est pour cette juste mesure que Jean Borella remarque encore: «Un simple regard sur le Parménide ou le Sophiste aurait dû suffire cependant à leur faire comprendre (parlant de Heidegger et de Derrida) qu'il ne peut y avoir de compréhension (à tous les sens de ce terme) de l'être que du point de vue, qui n'est pas un point de vue, du sur-ontologique. A défaut de s'établir dans le surontologique (on y est ou on n'y est pas), on ne peut jamais parler de l'être, mais seulement à partir de l'être, et bien que la parole elle-même soit alors tout simplement impossible. C'est ici que se trouve la réponse à la question que Derrida pose à Foucault: y a-t-il un “autre” du Logos et quel est-il? Ou bien n'y en a-t-il pas? Et cette réponse est la suivante: c'est le Logos lui-même qui est l'autre (que l'être), contrairement à ce qu'affirme Parménide qui ne le conçoit que comme parole-de-l'être (ontologos); sinon, comment serait-il possible de dire ce qui n'est pas?» (25).
Bien d'autres remarques seraient à formuler sur cet entretien qu'Alain de Benoist à d'ailleurs renouvelé dans la revue Antaios (26), ce qui justifie à nos yeux la présente mise au point. Ainsi à propos des nuances qu'il y aurait lieu de faire entre aimer et ne pas aimer le monde, dans la référence à la lère Epître de Jean (2, 15) que donne Alain de Benoist en pages 14-15 d'Eléments, mais nous ouvririons alors un autre débat. Néanmoins nous ne poserons qu'une très simple question pour en dégager les prémices: n'est-il jamais arrivé, dans toute son existence, à Alain de Benoist de maudire, et de vouer aux gémonies la terre entière, même l'espace d'un instant?
Pareillement nous ne pouvons pas nous accorder avec Alain de Benoist lorsqu'il dit (pages 10-11) qu'“il n'est que trop évident qu'il (= l'ésotérisme) sert aisément de support à tous les délires”, c'est un peu court (27)! En l'occurence un certain néopaganisme véhicule autant sinon davantage de (sic) délires, surtout lorsqu'il refuse de se présenter pour ce qu'il est. C'est pourtant grâce à l'apport guénonien que nous pouvons distinguer entre occultisme et Esotérisme, surtout dans son sens doctrinal. Ne conviendrait-il pas mieux alors de parler de spiritisme (rebaptisé channeling, comme il est indiqué d'ailleurs) ou d'occultisme?
Nous ne pouvons supposer qu'un livre de Sel et de vie —à la dimension impeccablement axiale, et véritable viatique pour l'homme moderne décentré comme l'est L'Esotérisme comme Principe et comme Voie, de Frithjof Schuon, qui vient d'être réédité, véhiculerait (sic) un pareil “délire”? Nous sommes persuadé que tel n'est pas le propos d'Alain de Benoist, et que seul les nécessités de l'entretien lui ont obvié la possibilité de clarifier ce point.
Une lettre ridicule du rédacteur en chef d'«Eléments»:
A la fin des Actes du XXVIième Colloque national du GRECE, le 1er décembre 1996, intitulé «Les grandes peurs de l'an 2000», Alain de Benoist relève: «Je suis toujours un peu surpris de voir à quel point il est parfois difficile pour chacun d'entendre des points de vue avec lesquels ils ne sympathisent pas. Je suis un peu différent, (...) en général, j'aime bien entendre des gens qui disent des choses que je ne pense pas (...) (28)». Fort de cette belle profession de foi, nous souhaitons que le présent petit écrit soit lu en observant si possible le sens de cette dernière!
Suite à un échange de correspondance relativement à ce numéro, son rédacteur en chef m'a fait part de son refus de publier ma mise au point (29) et de quelques objections vaniteuses dénuée de toute pertinence. J'en relèverai trois qui sont symptomatiques d'une clôture épistémologique:
a) M. Champetier estime que l'on ne saurait s'autoriser à “déduire quoi que ce soit des limites évidentes de notre constitution humaine”. Mais il ne lui vient pas un seul instant à l'esprit que ces limites ne sont si évidentes que pour lui, et que c'est lui-même qui arbitrairement se les pose!
Nous sommes ici en présence de l'aporie kantienne-type qui induit obligatoirement une clôture épistémologique. Kant estimait en effet que “la philosophie est non un instrument pour étendre la connaissance mais une discipline pour la limiter” (30). Or cette limite réside ici dans l'aperception et la mission octroyée à la ratio. Autrement énoncé, c'est le serpent qui se mord la queue pour emprunter à l'un des épisodes ubuesques de Tintin au Congo l'image qui qualifie au plus près la réflexion du rédacteur d'Eléments.
Sur un autre plan, M. Champetier en ne tenant aucun compte des remarques —plus haut— relatives à la fonction (31) des écrits schuoniens, entérine curieusement un égalitarisme méthodologique en ce qu'il prétend a priori récuser la pertinence de ceux-ci sans se soucier des conséquences que cela implique. En d'autres termes: M. Champetier a-t-il, oui ou non, suivi une Initiation authentique, quel est le degré et la qualité de réalisation de celle-ci, et enfin, maîtrise-t-il, oui ou non, tout ce qui découle —Métaphysique comprise— d'une Tradition donnée? La réponse à ses diverses questions ne peut qu'être négative et il apparaît dès lors que nous sommes en présence d'un incroyable orgueil dû à une ratio mutilée.
b) M. Champetier cite Wittgenstein, manifestement sans l'avoir vraiment lu. Il traduit quasi littéralement tout en la surinterprétant sa formule “sur ce dont on ne peut parler il vaut mieux se taire”. Outre que l'on peut également renvoyer Wittgenstein aux observations citées en a), celui-ci n'infére aucunement —contrairement aux positivistes du Cercle de Vienne— d'une impossibilité du langage à désigner une acception alors que son expression la proscrirait. Dans une étude importante (32), Jean-François Malherbe relève: «Nul athéisme donc chez Wittgenstein qui s'en tient strictement à montrer qu'il n'y a pas de savoir sur Dieu, si du moins l'on entend par savoir ce qui peut faire l'objet d'un discours sensé, et à suggérer une possiblité (ineffable) de Dieu. Mais il n'en va pas de même chez les positivistes logiques qui se sont référés au Tractatus comme à une “Bible”. Ce que refusent obstinément les néo-positivistes —et qui les distingue radicalement de Wittgenstein—, c'est la possibilité que le langage montre des choses qu'il ne peut pas dire. Le problème de Dieu est donc, à leurs yeux, strictement dépourvu de sens, même de ce sens ineffable dont Wittgenstein pensait qu'il pouvait se montrer sans se dire».
c) M. Champetier estime que l'on “retrouverait paradoxalement dans l'humanisme moderne” une “démarche d'absoluité propre à la métaphysique”. Ou est-il allé chercher pareille incongruité? Primo, comment entend-il le terme “métaphysique”? Secondo, lorsque nous lisons, —connivence de vue?— comme allant de soi, chez Alain de Benoist, l'expression “métaphysique de la subjectivité” (33), nous nous demandons ce qu'il faut comprendre exactement par là? En réalité, l'humanisme moderne nous apparait d'abord marqué par un refus ou une ignorance manifeste de toute dimension de transcendance et à fortiori d'Absolu, ce qui ne l'empêche pas d'absolutiser des concepts purement relatifs, —le phénomène de la sécularisation— ce qui constitue sa principale aberration. Frithjof Schuon souligne bien que “l'humanisme (...) exalte de facto l'homme déchu et non l'homme en soi. L'humanisme des modernes est pratiquement un utilitarisme pointé sur l'homme fragmentaire; c'est la volonté de se rendre aussi utile que possible à une humanité aussi inutile que possible” (34), ajoute-t-il avec humour.
Présence de Frithjof Schuon à l'aube du 3ème millénaire:
Michel Valsan signale qu'“il existe nécessairement un principe d'intelligibilité de l'ensemble, correspondant à la sagesse qui dispose cette multiplicité et cette diversité. Mais ce principe ne peut être que métaphysique” (35). Nous croyons que l'honneur revient à Schuon d'avoir livré, à tous ceux qui s'en montrent dignes, les clefs —le principe d'intelligibilité— inestimables des grandes sagesses incréées. Ce faisant, la responsabilité lui est dévolue d'un double écueil: celui d'une interprétation erronée par manque de qualification, et où même la sincérité peut s'avérer un piège, et celui de l'utilisation équivoque et délibérément altérée.
Or l'une des vertus proprement traditionnelle est de servir “La Tradition” et non de s'en servir (36). Dans cette configuration humaine se déclôt soit l'être transfiguré par l'appel intérieur à la verticalité, ou broyé par l'implosion d'une volonté qui le vampirise. Sur ce choix existentiel, comme sur bien d'autres, quels seraient les autres Métaphysiciens en cette fin du XXième siècle qui apporteraient dans un langage aussi cristallin les réponses aux questions légitimes que l'humain, parfois pétri d'angoisse, se pose légitimement? C'est dans l'équilibre fragile où se dévoile les arcanes de la quête que se meut également le mystère de la rencontre de Dieu avec sa créature.
Dès lors pourra-t-on approcher, comprendre, notre insistance sur le service et la Grâce dont Schuon est investi pour ce prochain millénaire, alors que partout se généralisent des conflits qui trouvent leur sens originel et par là-même final au sein d'une incompréhension capitale de la relation de l'Un et du multiple? Cette portée ontologique a entre autre été relevée par Jean Biès (37) à la fin des entretiens que Frithjof Schuon lui avait accordé voici quelques années alors qu'il résidait encore en Suisse. A juste titre, Jean Biès compare la fonction de Schuon avec le Prophète Elie. L'Universalité vraie, —qui est l'exact contraire de l'universalisme dégénéré abstrait ou cosmopolitisme totalitaire— que Schuon incarne, constitue justement, en cette fin de siècle où se généralise le triomphe de la parodie (38), comme une sorte de miracle. Songe-t-on un instant que l'une des perspectives essentielles d'un livre tel que De l'unité transcendante des religions est d'offrir le socle inébranlable, —par delà tous les confusionismes aberrants du New Age—, et la colonne vertébrale céleste sur laquelle s'édifient et puisent toutes les religions, et à travers cette Unité qui discerne, d'assécher jusqu'à une certaine limite le stérile jeu des conflits théologiques?
Selon la doctrine bien connue de Saint Augustin qui est comme l'image inversée du discours d'Alain de Benoist: «En soi, la réalité qu'on appelle aujourd'hui religion chrétienne, existait même chez les anciens, et n'a pas manqué depuis le commencement du genre humain jusqu'à ce que le Christ vînt en la chair, à partir de quoi la religion vraie, qui existait déjà, commença de s'appeler chrétienne» (39). De l'Islam au Christianisme, du Paganisme à l'Hindouisme ou au Bouddhisme, le vêtement de l'exotérique se dissout toujours devant la venue de l'Ineffable. Car comme le formule merveilleusement Schuon, “les antagonismes de ces formes ne portent pas plus atteinte à la Vérité une et universelle que les antagonismes entre les couleurs opposées ne portent atteinte à la transmission de la lumière une et incolore” (40).
N'entrons-nous alors pas dans le temps où il nous faudrait concevoir le paganisme non comme un unilatéralisme formel, toujours en opposition, ce qui est le propre d'une expectative qui résèque toute dimension métaphysique et spirituelle —mais plus simplement et plus véridiquement comme un simple moment de l'être, une goutte dans l'océan du divin?
C'est dans ce sillon qu'à l'été de l'année 1980, Georges Gondinet (41), qui actuellement dirige les Editions Pardès, adressait une lettre ouverte à Alain de Benoist, dont les termes nous semble toujours d'actualité: «“Là où existe une volonté, existe un chemin”, déclarait Guillaume d'Orange. Malheureusement, si vous possédez une incontestable volonté, vous vous arrêtez en chemin. A l'imitation de Renan, vous proposez une “réforme intellectuelle et morale”, mais vous la proposez à une société qui appelle sourdement une révolution totale».
Puissions-nous miser sur cette révolution du cœur flamboyant, qui se consume dans la fidélité inébranlable aux Principes de La Tradition.
Frédéric d'HÖLKELUNN.
NOTES:
(1) Qui écrit ceci: «S'avisera-t-on un jour que le plus grand philosophe (français) du XXème siècle n'était pas parmi ceux que l'on cite partout, mais très probablement celui qui, dans l'indifférence générale et la conjuration d'un silence bien organisé, édifia patiemment, hors de tout compromis, l'une des œuvres décisives de ce temps, la seule qui, à la suite de René Guénon, mais dans une autre tonalité, rend compte en notre langue de la Philosophia Perrenis». Précisons encore une fois —en regard de la déclaration de Jean Biès— que Frithjof Schuon est naturalisé Suisse et né en Suisse!
(2) Pour de plus amples détails biographiques, voir l'étude d'Olivier Dard, parue dansl es colonnes de Vouloir et intitulée: «Frithjof Schuon le Jnâni: transparence et primordialité chez un Métaphysicien et Maître spirituel du XXième siècle», in: Vouloir, n°1 (AS: n°114-118), avril-juin 1994.
(3) Au sens où le terme est usité, par exemple, dans le titre de la célèbre Somme Théologique de Saint Thomas d'Aquin.
(4) Voir, F. Schuon, Perspectives spirituelles et faits humains, page 92.
(5) Idem, op. cit., page 91.
(6) L'un de ses proches collaborateurs nous a d'ailleurs confirmé le fait lors d'un entretien téléphonique!
(7) Editions Traditionnelles, Paris, 1980. Cet ouvrage vient d'être réédité aux Editions Nataraj, F-06.950 Falicon, France. Signalons également la réédition de deux ouvrages capitaux de Schuon:
a) L'Esotérisme comme Principe et comme Voie, collection l'Etre et l'Esprit, Edition Dervy, Paris, 1997.
b) L'Oeil du Coeur, Edition l'Age d'Homme, Lausanne.
(8) Telle qu'elles sont exposées chez Aristote et que Schuon a corrigé dans le chapitre II/1, «Catégories Universelles», in: Avoir un Centre, pages 73-95, Edition Maisonneuve & Larose, Paris, 1988.
(9) Que semble apprécier Alain de Benoist, qui lui avait naguère consacré une chronique dans le Figaro-magazine en date du samedi 28 février 1981. Cet intérêt porté à l'œuvre de Jung, qui a reçu une réfutation définitive par Titus Burckhardt, ne rejaillit-elle pas sur sa propre conception du paganisme?
(10) In: Images de l'Esprit: Shinto, Bouddhisme, Yoga, note 54/ page 111, Edition Le Courrier du Livre, Paris,1982. L'ami d'enfance de Schuon, Titus Burckhardt, a démontré toute l'absurdité du concept d'“inconscient collectif” et la confusion qu'entraine la “psychologie” évolutionniste de Jung dans Science moderne et Sagesse Traditionnelle, c hapitre IV, pages 87-127, Edition Archè-Milano, 1986. Pareillement, nous y découvrons une splendide mise au point de l'incompatibilité totale entre Métaphysique et “théorie” (sic) darwinienne de l'évolution: voir chapitre III, pages 61-87, du même ouvrage.
(11) Avec une prétention monstrueuse —et c'est un euphémisme!— M. Charles Champetier, rédacteur en chef d'Eléments nous a donné à mon compatriote Olivier Dard (spécialiste de l'œuvre de Schuon), dans une correspondance privée, que nous réfutons plus loin, les preuves de son étroitesse de vue conditionnée par un réductionnisme désuet en provenance directe des singeries de l'Union Rationaliste!
(12) Qui, rappelle Schuon, “désigne la science des principes ontologiques fondamentaux et universels; science immuable comme ces principes mêmes, et primordiale du fait même de son universalité et de son infaillibilité (...)”, in, Sur les traces de la Religion pérenne, page 910, Edition Le Courrier du Livre, Paris, 1982. Parmi ses représentants, outre René Guénon, citons, Titus Burckhardt, Ananda K. Coomaraswamy, Jean Borella, Seyyed Hossein Nasr, Jean Phaure, Julius Evola, etc.
(13) Dont Frithjof Schuon a amplement démontré l'inconsistance dans les premiers chapitres de Logique et Transcendance, Edition Traditionnelles, Paris, 1982, pages 7-67, justement intitulés “La contradiction du relativisme”, “Abus des notions du concret et de l'abstrait”, “Rationalisme réel et apparent”, etc. Après une aussi irréfutable démonstration, nous ne pouvons que sourire des “post-kantiens” qui s'amusent encore avec les joujoux du “positivisme” (sic), “logique” ou pas!
(14) A ce sujet, voir l'excellent petit livre de Philippe BOUET, Le Divin commerce: de la croyance à l'intelligence, Editions Harriet-Jean Curutchet, Hélette, 1995. Certains pseudo-paiens devraient en méditer toute la substantifique moëlle!
(15) Voir le chapitre VIII, pages 115-133, d'Introduction générale à l'étude des Doctrines Hindoues, Edition Véga, Paris, 1983. Ainsi que: La Métaphysique orientale, seule conférence que Guénon donna à la Sorbonne, Edition Traditionnelles, Paris, 1985.
(16) Selon les termes de Georges Vallin dans La Perspective Métaphysique, note 9, page 237, Edition Dervy-Livres, Paris, 1977. Nous ne voyons pas ce que l'extrême imbroglio heideggerien apporte de plus au non-dualisme Védantique? D'ailleurs cette manie de l'a priori qu'ont les modernes envers La Tradition ne renvoie-t-elle pas à un vieux fond d'ethnocentrisme et d'incapacité à penser l'altérité? Si l'on nous rétorque la même réflexion, nous rappellerons, avec Guénon, que l'on ne peut prendre “la partie pour le tout” ou que le “plus ne peut s'extraire du moins”. La remarque suivante de Schuon nous paraît s'appliquer au mode de fonctionnement et au type de représentation que suscite la verbosité —pour ne pas dire le galimatias— de certains textes d'Heidegger auquel des philologues allemands éprouvés nous ont plus d'une fois confirmé ne rien (sic) comprendre! Cette tendance ethnocentrique à plaquer la mentalité moderne sur tout et n'importe quoi: «On fait la “psychanalyse” d'un scolastique par exemple, ou même d'un Prophète, afin de “situer” leur doctrine —inutile de souligner le monstrueux orgueil qu'implique une semblable attitude— et on décèle avec une logique toute machinale et parfaitement irréelle les “influences” que cette doctrine aurait subie; on n'hésite pas à attribuer, ce faisant, à des Saints toutes sortes de procédés artificiels, voire frauduleux, mais on oublie évidemment, avec une satanique inconséquence, d'appliquer ce principe à soi-même et d'expliquer sa propre position —prétendument “objective”— par des considérations psychanalytiques; bref, on traite les Sages comme des malades et on se prend pour un dieu. Dans le même ordre d'idées, on affirme sans vergogne qu'il n'y a pas d'idées premières: qu'elles ne sont dues qu'à des préjugés d'ordre grammatical —donc à la stupidité des Sages qui en ont été dupes— et qu'elles n'ont eu pour effet que de stériliser “la pensée” durant des millénaires, et ainsi de suite; il s'agit d'énoncer un maximum d'absurdités avec un maximum de subtilité. Comme sentiment de plénitude, il n'y a rien de tel que la conviction d'avoir inventé la poudre ou posé sur la pointe l'oeuf de Christophe Colomb», note 1, chapitre «Chute et déchéance», page 40, in: Regards sur les Mondes Anciens, op. cit. Lorsque Heidegger disserte sur Platon par exemple, on sent bien qu'il ne le considère pas comme ce que l'Académie et son Guide incarnait véritablement en son temps. Voir le témoignage de Diogène Laërce, à ce sujet instructif.
(17) Ce n'est pas en vain que nous établissons ce rapport entre Jacques Lacan et Martin Heidegger, et indépendamment du fait que tous deux se sont sentis le besoin de se confectionner un langage imaginaire où ils puissent à la fois se réfugier et jouer par ce moyen ce rôle d'“intellectuels” dominateurs et condescendants envers autrui qui est le propre de l'hyperrationalité du monde moderne. La psychanalyste Elisabeth Roudinesco dans sa biographie de Jacques Lacan, Edition Fayard, Paris, 1993, écrit, page 297, à propos de Jean Beaufret qui était en cure chez le Dr. Lacan: «Quand J. Beaufret se rendit rue de Ulm, il se trouvait dans un grand désarroi. Son amant, en cure chez Lacan, venait de le quitter. (...)» Un peu plus loin: «(...) Lacan portait une attention particulière à Beaufret à cause de la relation privilégiée que celui-ci entretenait avec Heidegger»; elle ajoute, page 298 que, «Lacan accepta, de fait, d'être initié à une lecture de Heidegger qui était celle de Beaufret». Beaufret fut longtemps le chef de file des heideggeriens en France. Question à Alain de Benoist au sujet de l'homosexualité du sieur Beaufret et de ses relations avec un charlatan initiateur d'une secte néo-freudienne: estime-t-il qu'un vice contre-nature additionné de délires logomachiques constituent des aptitudes réelles pour être un grand (sic) “philosophe”? Peut-il nous expliquer pourquoi le “grand” Heidegger ne s'est jamais formalisé de l'inconduite extrêmement choquante de son principal interprête français? D'autre part et de façon non moins déterminante, relevons que l'ontologie heideggerienne ne permet pas d'entrer dans une célébration du sacré, dans une transcendance qui, reliant l'homme à l'Absolu (Dieu), le constitue en même temps gardien de la Règle et réceptacle de la Grâce déifiante ou de l'influence spirituelle de celle-ci. C'est en ce sens qu'il convient d'approcher la réponse du Pasteur Jean Borel, dans Quelle religion pour l'Europe? Un débat sur l'identité religieuse des peuples européens, auquel Alain De Benoist participa, textes et propos rassemblés par Démètre Théraios, Edition Georg, Genève, 1990, en page 289, lorsqu'il dit: “L'objet par excellence de sa quête” (à Alain De Benoist) étant la compréhension du sacré, il ne peut pas ne pas être convaincu, par le sacré lui-même, de se laisser “sacraliser”, pour pouvoir rejoindre le sacré là où il l'attend, son mode d'être déterminant, encore une fois, le mode de son comprendre”.
(18) Note 1/, page 53, Edition Maisonneuve & Larose, Paris, 1992.
(19) On rappellera la célèbre parole de Maître Eckhart concernant la “prééminence” de l'Intellect sur la ratio: «Aliquid est in anima quod est increatum et increabile; si tota anima esset talis, esset increata et increabilis, et hoc est Intellectus». Saint Thomas d'Aquin dit la même chose dans la Somme Théologique en I, q, 84, a, 5. Le Prophète Muhammad (sur lui la Paix et la Bénédiction de Dieu) exprime: «La prernière chose créée par Dieu a été l'Intellect». Dans la théologie Orthodoxe, notamment chez Maxime le confesseur, l'Intellect s'appelle le "Noûs". Enfin, le passage suivant de la Bhagavad-Gîta, ref., 14, 3., énonce la même réalité: «La Vaste-immensité (le Principe dont est issu l'Intellect) est la matrice dans laquelle je dépose ma semence. D'elle naît le premier élément, l'Intellect manifesté (...)». Ceci pour souligner que la phrase ci-dessus de Maître Eckhart n'est ni “fausse”, ni en rien “suspecte” comme le prétend tout à fait gratuitement et de façon erronée François Chenique, page 92 et suiv., de son livre Sagesse chrétienne et mystique orientale, Edition Dervy, Paris, 1996. L'un de nos amis, M. Wolfgang Wackernagel, spécialiste de Maître Eckhart auquel il a consacré une thèse publiée chez l'éditeur Vrin, nous a confirmé par écrit la rigoureuse validité de cette importante citation et sa conformité selon les dernières traductions disponibles, entre autre celle qui fait autorité du Pr. Alain Libéra. Vu l'importance de cette citation, et malgré notre admiration pour Francois Chenique, nous ne pouvons accepter qu'il l'expédie laconiquement, pour des motifs personnels qui n'ont pas lieu d'être, et finalement, d'apologétique catholique.
(20) Voir Chevaucher le tigre, pages 122-123, Edition Guy Trédaniel, Paris, 1982.
(21) Nous connaissons des personnes d'une toute autre envergure —dans tous les sens du terme— que le jeune Champetier ou que le verbeux Heidegger, qui ont procédé de même lors de leur rencontre avec Schuon!
(22) C'est nous qui soulignons! Voir pages 41-42, in: Henry Corbin, la topographie spirituelle de l'Islam iranien, Edition de la Différence, Paris, 1990. Rappelons qu'Henry Corbin fut le premier traducteur d'Heidegger...
(23) Voir, Seyyed Hossein Nasr, L'Islam traditionnel face au monde moderne, pages 197-204, Ed., L'Age d'Homme, Lausanne, 1993; et Le livre des pénétrations métaphysiques, coll., Biblioth. Iranienne, n°10, Ed., Adrien Maisonneuve, Paris, 1964.
(24) Sourate Qaf, L-16.
(25) Voir La crise du symbolisme religieux, pages 264-265, Edition l'Age d'Homme, Lausanne, 1990.
(26) Voir «Penser le Paganisme, entretien avec Alain de Benoist», pages 10-23, in, Antaios, Hindutva II, n°11, solstice d'hiver 1996.
(27) Rappelons que dans le Soufisme (at-Taçawwuf) le mot arabe “bâtin” se traduit par “ésotérique” ou “intériorité”. Voir, Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Ed., Dervy-Livres, Paris, 1985.
(28) op. cit., page 120, Ed. du G.R.E.C.E., Paris, décembre 1997.
(29) Lettre à M. Olivier Dard du 15 septembre 1997. D'autant plus inadmissible que ce n'est pas la première fois, et que manifestement l'analyse développée dérange le confort intellectuel de M. Champetier. Et à la fin de cette année le GRECE organisait un colloque consacré à la censure!... Rapport de causalité?...
(30) Kant, Kritik der reinen Vernunft, page 256, Ed. Hartenstein.
(31) Dans le sens Métaphysique de l'expression, ou de la finalité réelle, et de la même façon que l'entend Michel Vâlsan dans L'Islam et la fonction de René Guénon, Ed. de l'Œuvre, Paris, 1984.
(32) Voir J.-F. Malherbe, Le langage théologique à l'âge de la science; lecture de Jean Ladrière, page 41, Ed. du Cerf, Paris, 1985. Ce réductionnisme langagier qui s'oppose à Wittgenstein, est défini par M. Schlick dans, Die Wende der Philosophie, Erkenntnis, 1, 1930. J.-F. Malherbe qui avait déjà publié une splendide étude sur Maître Eckhart, nous livre ici un travail de premier plan sur les rapports qu'entretient l'épistémologie scientifique avec la théologie et la Métaphysique.
(33) In: «Face à la mondialisation», communication au XXXième Colloque national du GRECE, «Les grandes peurs de l'an 2000», page 13, op. cit. L'expression revient dans l'entretien accordé à la revue Antaios, «Penser le paganisme», op. cit., page 11, pour qualifier le fondement de la modernité. Elle n'est guère heureuse, et nous lui substituerons celle d'“hyper-subjectivisme” ou d'“égo-lâterie”, en pensant bien sûr à Stendhal, qui est bien plus clair.
(34) F. Schuon, Avoir un centre, page 12.
(35) Voir Michel Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guénon, page 13, op. cit.
(36) Le nom islamique de René Guénon était Shaykh Abdel-Wâhid Yahya, qui signifie “Serviteur de l'Unique”...
(37) Voir Jean Biès, Voies de Sages, douze maîtres spirituels témoignent de leur vérité, Ed. Philippe Lebaud, Paris, 1996.
(38) Qui, par la doublure opérée sur toutes les facettes du réel —la pseudo “réalité virtuelle” en est un exemple extrême— produit au sein de la psyché une division, une dualité, que l'on est en droit d'appeler, respectant en cela l'étymologie, de satanisme (Satan = “celui qui sépare”).
(39) Saint Augustin, Retractationes, I, XII, 3; CSEL, t. XXXVI, pp. 58,12.
(40) F. Schuon, De l'Unité transcendante des religions, page 14.
(41) Voir la revue Totalité, n°11, «La “Nouvelle droite” à la lumière de la Tradition», page 54.
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mardi, 29 décembre 2009
Notes relatives à l'"essai sur Pan" de James Hillman
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999
NOTES RELATIVES A L'«ESSAI SUR PAN» DE JAMES HILLMAN
L'HOMME ET SON «ALTER EGO»: NATURE ET ECOLOGIE
par Alessandra COLLA
1. JAMES HILLMAN ET SON «ESSAI SUR PAN»
Hillman, comme tous les psychologues et psychanalystes, sent le soufre, d'après l'opinion d'un certain milieu dominé par une dévotion bornée envers des maîtres à la valeur indiscutable mais aux opinions contestables (la polémique est dirigée manifestement ici contre les évoliens, ou les évolomanes, comme on préfere, mais ne se limite pas à ce seul groupe). Nous ne pouvons ni ne voulons, en ce lieu, entamer une étude poussée sur les théoriciens de la psychanalyse et ses écoles: c'est une thématique qui requiert à tout moment un débat serein, qui exige de mettre entre parenthèses (à la façon de Husserl) les points de vue personnels et les conditionnements idéologiques; autrement dit, dans la thématique qui nous préoccupe ici, il vaut mieux s'abstenir.
Revenons à James Hillman: jungien et diablement critique envers la psychanalyse officielle, Hillman pousse les thèses du maître jusqu'aux conséquences les plus radicales en dépassant les limites psychanalytiques les plus rigoureuses de la doctrine de Jung. Hillman atteint ainsi des profondeurs insoupçonnées. Dans cet Essai sur Pan, édité en 1972 (*), Hillman s'interroge sur la signification du mythe de Pan et sur la valeur allégorique de la Grèce en tant que lieu éthéro-temporel mythique par excellence. En examinant l'œuvre de W. H. Roscher, philologue et érudit allemand, ami de Nietzsche, Hillman nous aide à comprendre le sens actuel du retour à la Grèce et l'impact prodigieux qu'exercent encore aujourd'hui sur nous (et en nous) la mythologie classique en général et, en particulier, la figure de Pan, dieu sylvestre.
2. qUI EST PAN?
Même les anciens et les classiques ne pourraient répondre avec exactitude à cette question: certes, Pan est le dieu naturel par excellence, aux origines incertaines et au pouvoir de se trouver partout, là où il y a la Nature dans la nature, à tout endroit où la dimension sacrée et divine de la première se reflète et se concrétise dans la seconde. Le milieu de Pan «est en même temps un paysage intérieur et une métaphore, et ne relève pas de la simple géographie. Son lieu d'origine, l'Arcadie, est une localité autant physique que psychique. Les sombres cavernes où on pouvait le croiser (...) furent élargies par les néoplatoniciens jusqu'à déterminer les replis naturels les plus reculés, où résident les impulsions, les sombres percées mentales d'où naissent le désir et la panique. Son habitat, et celui de ses compagnons, dans le monde ancien et dans ses formes romaines plus tardives (Faune, Sylvestre), était toujours constitué de ravins, de cavernes, de bois et de lieux sauvages; jamais on ne le retrouve dans un village, jamais dans des parcelles cultivées et clôturées par les hommes; seules les cavernes pouvaient abriter ses sanctuaires, jamais des temples édifiés.
C'était un dieu des bergers, un dieu des pêcheurs et des chasseurs, c'était un vagabond privé de cette stabilité que procure l'ascendance (...). Son père est, successivement, Zeus (Jupiter), Uranus, Chronos, Apollon, Hermès, ou encore la compagnie des prétendants de Pénélope (...). Une tradition lui donne pour père Ether, la ténue substance invisible, et pourtant ubiquitaire, dont le nom désignait, dans la plus haute antiquité, le ciel lumineux ou le temps à l'heure de midi (p. 50), traditionnellement considéré comme l'heure de Pan (aux moines médiévaux on recommandait de se garder surtout du “Démon de Midi”...).
La kyrielle des ascendances probables de Pan suggère la multiplicité de ses attributs, somme toute exprimés par le mot que le nom du dieu évoque: Pan, en grec: tout. Et chaque fois, Pan manifeste toutes les facons d'être de l'homme: artiste, violeur/amant, guerrier, berger... ou, si on préfère, l'homme qui crée, qui aime et possède, qui agit et qui détruit, l'homme qui produit. Dans son essai, Hillman s'attaque aux aspects les plus obscurs de la personnalité complexe de Pan, même aux aspects qui sont probablement les plus désagréables pour l'homme occidental hyper-rationaliste: le cauchemar en tant que manifestation païenne par excellence, l'expérience de la peur totale et irrépressible —ce qu'on appelle la peur panique— la masturbation, le viol. Ici nous nous occupons éminemment de l'essence de Pan comme dieu de la Nature/nature, dans son acception la plus large et, donc, la plus facilement intégrable à notre temps.
3. LE «RETOUR A LA GRèCE»
Le préambule choisi par Hillman pour son enquête est le «retour à la Grèce», là où, par Grèce, on entend stricto sensu le berceau de la culture (de la Weltanschauung) propre à l'homme occidental contemporain. Cette acception de la Grèce, en fait, ne nous satisfait pas pleinement. S'il est vrai que, comme cela paraît être le cas sur base d'innombrables preuves et enquêtes savantes (on songe à Dumézil, à Günther, à Romualdi par exemple), la Grèce en tant que phare de civilisation commence à rayonner après le choc de l'invasion dorienne, c'est-à-dire après la fécondation spirituelle opérée par des peuples venus d'un Nord qui devint immédiatement l'objet de mythes et de légendes (Thule, Hyperborée...). Si tout cela est vrai, alors la polémique entre le Nord et le Sud, entre la Baltique et la Méditerranée me paraît donc privée de tout sens.
La matrice est une et, comme d'un même ventre peuvent naître des personnalités tout à fait différentes les unes des autres, il en va de même de la rencontre/collision entre l'ancestrale Weltanschauung des peuples doriques venus du Nord et les réalités concrètes: ethniques, sociales, historiques, géographiques (géopolitiques?). De cette rencontre-collision peuvent avoir surgi des cultures originales, parfois très éloignées de l'esprit de départ, voire tellement éloignées de l'esprit d'origine qu'elles en représentent l'absolue négation! En tout cas, au-delà des valeurs intérieures de chacun, le fait de vivre en Occident aujourd'hui —(c'est une convention, bien sûr, et donc une définition, un quelque chose qui pose des fines, des frontières, des limites)— implique une série de coordonnées difficilement réfutables et chargées, en bien comme en mal, d'Histoire et d'histoires, de résidus pouvant fixer, sur le plan des faits, le point géométrique que chacun de nous représente. Ensuite, savoir comment chaque individu ressent, comprend et vit le fait d'être un point est une question strictement subjective. Mais revenons à la Grèce en tant que berceau de la culture occidentale. Voici comment Hillman introduit la thématique:
« Quand la vision dominante, qui régit une période de la culture, commence à s'ébrécher,1a conscience régresse et se porte vers des réceptacles plus anciens, part en quête de sources de survie qui offrent, en même temps, des sources de renaissance (...), le fait de regarder en arrière permet d'aller en avant, car le regard du passé ravive la fantaisie de l'archétype de l'enfant, fons et origo, qui représente tantôt l'image de la faiblesse désarmée, tantôt l'éclosion du futur (...). Notre culture offre deux voies alternatives de régression auxquelles on a imposé les noms d'hellénisme et d'hébraisme: elles représentent les alternatives psychologiques de la multiplicité et de l'unité (...).
Le mental ainsi perturbé souffre, bien entendu, d'autres élucubrations. Les multiples solutions suggérées par l'hellénisme et l'épilogue unique que nous offre l'hébraïsme ne sont pas les seuls aboutissements possibles au dilemme pathologique de la spiritualité occidentale. Il y a la dérive vers le futurisme et ses technologies, la conversion à l'Orient et à l'intimisme, l'évolution de l'Occidental hyper-rationalisé en un être primitif et naturel; il y a aussi l'ascension spirituelle et l'abandon du monde en quête d'une transcendance absolue. Mais ces alternatives sont bien simplistes (...), elles négligent notre histoire et les droits que ses images nous inspirent; en outre, elles incitent à refouler les difficultés au lieu de les affronter sur un terrain culturel fertile à structure variée (...). L'hébraisme ne parvient pas à endiguer le dilemme actuel, simplement parce qu'il est beaucoup trop enraciné, trop semblable à notre vision du monde (1): il y a une Bible dans la chambre à coucher de tout jeune nomade, là où l'Odyssée serait mieux à sa place. Dans la tradition consciente de notre “moi” il n'y a aucun renouveau, il y a seulement l'ancrage d'habitudes stériles issues d'un mental monocentrique qui tente de préserver son univers à l'aide de sermons culpabilisants. Mais l'hellénisme véhicule la tradition de l'imaginaire inconscient (...).
Si, dans notre désagrégation, nous ne pouvons pas insérer tous nos fragments dans une psychologie égotiste monothéiste, ou si nous ne parvenons plus à nous illusionner par le futurisme progressiste ou par le primitivisme naturel, qui fonctionnaient si bien avant, et si nous avons besoin d'une quintessence aussi élaborée que notre raffinement, alors nous nous retournons vers la Grèce (...). Mais la Grèce que nous recherchons n'est pas la Grèce littérale (...). Cette Grèce renvoie à une région psychique, historique et géographique, à une Grèce fabuleuse ou mythique, à une Grèce qui vit à l'intérieur de notre mental (...). La Grèce subsiste comme un paysage intérieur (...), comme une métaphore du royaume imaginaire qui abrite les archétypes sous forme de dieux (...). Nous sortons complètement de la pensée temporale et de l'historique pour aller vers une région allégorique, vers une multitude de lieux différents, où les dieux se trouvent maintenant, et non quand ils furent ou quand ils seront (p.11-16)».
Il nous semble que cette image est indiscutablement claire. Du tréfonds de nos angoisses et de nos égarements, de la désolation de la culture triomphant sur la Nature, de la misère du monde nietzschéen où Dieu est mort, les dieux s'élèvent au premier plan. La puissance de ces figures définies avec dédain comme paiennes est telle qu'elle franchit toute trace moralisatrice ou tout préjugé critique: déjà en des temps insoupçonnés, certains auteurs chrétiens ont subi la fascination de la Grèce, classique ou non classique, tant et si bien que les pères de l'Eglise se chamaillèrent longtemps pour établir si, oui ou non, on pouvait permettre aux chrétiens de lire les textes littéraires et philosophiques païens, ne fût-ce que pour des motifs d'étude.
En plein Moyen Age, la religieuse éclairée Hroswitha de Gandersheim aborda le licencieux auteur grécisant Thérence, pour casser le pain de la morale chrétienne à son aride et inculte troupeau de pécheurs. Mais pourquoi choisir précisément Pan comme sceau distinctif de ce rapprochement à la Grèce? Pourquoi choisir exactement l'expression la plus brutale de l'esprit dionysiaque plutôt que la sublime pureté de l'esprit apollinien? Hillman nous explique: «Le choix de Pan comme guide du retour vers la Grèce imaginaire est historiquement correct. Au fait, il a été dit que le grand dieu Pan est mort quand le Christ devint le souverain absolu. Des légendes théologiques les représentent toujours en dure opposition, et le conflit se poursuit éternellement, puisque la figure du Diable n'est rien d'autre que celle de Pan, vue à travers l'imaginaire chrétien.
La mort de l'un signifie la vie de l'autre, dans un contraste que nous voulons clairement exprimé dans les iconographies de chacun, en particulier si l'on considère leurs parties inférieures: l'un dans une grotte, l'autre sur la Montagne; l'un possède la Musique, l'autre la Parole; Pan possède des pattes velues, le pied caprin, il exhibe un phallus; Jésus a les jambes brisées, les pieds percés, il est asexué (2). Les implications de l'opposition Pan/Jésus se présentent chargées de difficultés pour le simple individu. Comment approcher l'un sans renverser l'autre de façon tellement radicale que la tentative de rentrer dans le monde “panique” de la fantaisie naturelle ne devienne pas le culte satanique d'un Aleister Crowley?
On ne peut se débarrasser de l'histoire chrétienne, mais cela nous emmène à voir le monde de Pan comme une libération idéalisée ou comme quelque chose de païen, de démoniaque qui, dans le langage moderne, devient inférieur, instinctif, involontaire. La façon dont chacun réagit à l'appel de Pan et est mené en Grèce par ce dieu velu des espaces sauvages, dépend entièrement de sa conscience chrétienne civilisée, comme si notre unique possibilité de traverser le pont impliquât de notre part le rejet des préjugés qui tuèrent Pan» (p.18).
4. POURQUOI LE MYTHE?
Bien entendu, cela peut paraître étrange qu'une discipline considérée comme scientifique (même si c'est à tort) ait recours au mythe. Mais la psychologie analytique théorisée par Jung est bien loin du froid scientisme qui est le propre du milieu psychologique dans son acception moderne et, à plus forte raison, l'orientation de Hillman en est encore davantage éloignée. L'inconscient auquel se réfère le disciple rebelle de Freud est décidément loin de l'inconscient/subconscient théorisé par le fondateur de la psychologie. En fait, d'après Freud et son école, l'inconscient serait une espèce de compartiment du moi existant en-dessous du seuil de la conscience. Par contre, Jung affirme qu'il existe deux niveaux dans l'inconscient. Il fait, en effet, la distinction entre un inconscient personnel et un inconscient impersonnel ou suprapersonnel (3).
Généralement, ce deuxième niveau de l'inconscient est connu comme l'inconscient collectif, justement parce qu'il est détaché de tout ce qui est personnel; il a un caractère universel et ses contenus peuvent être repérés partout (4). Les contenus de l'inconscient collectif sont les “archétypes”, les images originelles et primordiales fixées au cours de l'histoire de l'humanité, qui constituent le patrimoine commun du vécu instinctif, émotionnel et culturel (5). Pour reprendre les paroles de Jung, l'archétype est une sorte de prédisposition à reproduire toujours les mêmes représentations mythiques (ou fort ressemblantes) (...).
Les archétypes ne sont en apparence pas seulement les traces d'expériences typiques sans cesse répétées: ils agissent aussi, même si c'est de façon empirique, comme des forces ou des tendances aspirant à répéter toujours les mêmes expériences. Chaque fois qu'un archétype apparaît dans un rêve, dans l'imaginaire ou dans la réalité, il est assorti d'une certaine influence, ou d'une force, grâce à laquelle il agit numineusement, c'est-à-dire comme une force ensorcelante ou comme une incitation à l'action» (6). La manière dont Jung parvint à développer la psychanalyse dans une direction qu'il serait bon de définir comme traditionnelle est donc claire: la mise au premier plan de l'importance capitale des symboles et des mythes qui leur sont liés.
La très particulière psychologie des profondeurs jungienne (7) par ailleurs, se réfère à la mythologie de façon tout à fait originale: pour elle, les thèmes et les personnages de la mythologie ne sont pas de simples objets de connaissance, mais plutôt des réalités vivantes de l'être humain, qui existent en tant que réalités psychiques ajoutées, peut-être même avant leur expression historique et géographique. La psychologie des profondeurs se réfère à la mythologie surtout pour se comprendre soi-même dans le présent plutôt que pour apprendre sur le passé des autres (p.27). Naturellement, cette définition du mythe et son étude sont nettement en opposition avec les théories académiques conventionnelles sur ce thème. Hillman condamne surtout ce qu'il considère lui-même comme prééminent parmi les différentes erreurs de lecture, c'est-à-dire —ajouterions nous— la simplification outrancière de la psychologie et de la psychanalyse à une clé d'interprétation minimo-matérialiste: «la complexité d'un mythème ou d'un de ses personnages est présentée comme la description d'un procès social, économique ou historique, ou encore comme le témoignage pré-rationnel d'un certain engagement philosophique ou d'un enseignement moral. Les mythes sont considérés comme des exposés métaphoriques (et primitifs) de sciences naturelles, de métaphysique, de psychopathologie ou de religion» (p. 28).
Cette interprétation, outrageusement scientiste, dépouille le mythe de toutes ses valeurs transcendantes et l'oblige à suivre une optique stérile, asservie à des normes d'interprétation d'une valeur objective douteuse et à des modalités idéologiques et culturelles patentes. Au contraire, la grandeur du mythe réside justement dans le fait d'être un mythe: l'académisme pur, avec sa manie dévastatrice d'affirmer et d'imposer des compétences scientifques, oublierait-il (ou fait-il semblant d'oublier) qu'avant chaque imputation de la signification mythique, il y a le mythe lui-même et l'effet absolu qu'il produit dans l'âme humaine laquelle, avant toute chose, a créé le mythe et par la suite l'a perpétué en l'enrichissant?...
Et l'âme recommence à rêver de ces thèmes dans sa fantaisie, dans ses structures comportementales et méditatives» (p. 28). A ce point surgit, dans toute sa vitalité, la force hiératique du mythe dans sa dimension propre, et non dans une dimension fanée de légende. Cette dimension vitale et propre déborde d'une authentique réalité psychique et d'un vécu émotionnel concret. Et, d'après Hillman, c'est là justement que naît la possibilité d'accès au mythe: «L'approche primaire du mythe doit donc être psychologique car le psychique est aussi bien sa source originaire que son contexte perpétuellement vivant (...) Une approche psychologique signifie textuellement ceci: une voie psychique vers le mythe, une connexion avec le mythe qui opère à travers l'âme (...). Seulement quand le mythe prend une importance psychologique, il devient une réalité vivante, nécessaire tout au long de la vie» (p. 28-29).
5. MYTHE, RAISON ET RELIGION.
La connaissance est réciproque. On peut donc dire: le mythe à travers nous et nous à travers le mythe. Même aujourd'hui, surtout aujourd'hui quand les instances illuministes ramenées aux conséquences extrêmes, mettent à plat, avec leurs illuminations soi-disant démystifiantes, les contours des cathédrales de l'esprit d'avant 1492 (8), il y a grand besoin de mythes. En absence d'autre chose, on s'accroche aux superstitions, aux bigoteries, aux parodies du sacré. Tout est bon, du moment qu'on n'est pas seuls face au désert...
Deux millénaires d'empoisonnement par les béatitudes n'ont pourtant pas suffi à déraciner du tréfonds de notre âme l'appel ancestral des mythes et des dieux, oubliés mais non pas anéantis pour autant: en plein positivisme, entre le XIXième et le XXième siècle, le philologue Roscher, dans son Lexique général de la mythologie grecque et romaine, réunit et catalogue minutieusement tout le précieux passé païen que le judéo-christianisme s'était juré de déloger» (p.33-34).
De déloger mais pas de supprimer. On ne peut pas faire abstraction du mythe: «Nous devons reconnaître les dieux et les mythes qui nous tiennent (...). Quand le Christ était le Dieu agissant, il suffisait de reconnaître ses configurations et celles du Diable. Pour nos méditations, on disposait de la structure chrétienne» (p. 34-35). Mais le mythe-Christ s'est dispersé (éventuellement, on peut s'étonner qu'il ait pu se développer dans des zones géographiques et culturelles tellement éloignées de celle de son origine et qu'il ait pu durer si longtemps), et d'autres (pseudo)mythes, humains trop humains, l'ont remplacé; au moment où tout est en passe de s'effondrer, au moment où rien ne paraît plus avoir de signification, voilà que le mythe d'une époque qui était déjà antique quand le Dieu Unique fit son apparition semble assez ancien et fondateur pour contenir une vérité encore actuelle qui mérite d'être étudiée, peut-être même recèle-t-elle une nouvelle foi sur laquelle tabler son futur credo. La boucle se resserre.
6. NATURE ET CULTURE
Les racines de la dichotomie nature/culture plongent dans un passé des plus anciens: plus loin que la philosophie des Lumières, plus loin que Descartes, plus loin même que le Christianisme. Il faut peut-être remonter à Platon, pour qui “rien n'est nature” mais “tout est réflexe hyper-ouranien”, ou même encore plus loin: «La tradition philosophique occidentale, depuis ses débuts pré-socratiques et dans l'Ancien Testament, a gardé un préjugé contre les images (...) leur préférant les abstractions de la pensée. Au cours de la période qui voit l'essor de Descartes et des Lumières, pendant laquelle on assiste au maintien de ce caractère purement conceptuel de la pensée occidentale, la tendance récurrente du mental à procéder à la personnification des concepts fut dédaigneusement rejetée et accusée d'anthropomorphisme. L'un des principaux arguments contre le mode mythique de la pensée était de prétendre que celui-ci progressait par images, qui sont purement subjectives, personnelles et sinueuses (...). Personnifier signifiait penser avec véhémence, de façon archaïque, pré-logiquement» (p.55-56) (9).
De même, parmi les nombreuses religions, connues et inconnues, que notre planète a vu naître et disparaître, la presque totalité de celles dites païennes ou polythéistes ont reconnu et attribué une grande importance à la Nature et à ses manifestations: rochers, plantes, animaux et phénomènes atmosphériques —autant de morceaux d'une mosaïque aux proportions grandioses ou, du moins, hors d'atteinte du croyant. Seuls les monothéistes négligent de prendre en considération le naturel —le matériel— et lui préférent l'au-delà de la terre, le spirituel, dans un rejet arbitraire et castrateur de la fusion réelle qui existe entre ces deux aspects: «Le mythe grec instaura Pan comme dieu de la Nature (...). Tous les dieux avaient des aspects naturels et pouvaient être retrouvés dans la Nature, c'est ce qui a induit certains observateurs à conclure que l'ancienne religion mythologique était essentiellement une religion naturelle; quand celle-ci a été refoulée et exclue, par l'avènement du Christianisme, l'effet majeur fut de réprimer le représentant principal de la Nature dans le panthéon antique, Pan, qui bientôt devint le Diable velu aux pieds de bouc» (p.49).
Cette attitude dévoyante dans la pensée a caractérisé des siècles de culture occidentale, en lui apposant de façon irréversible le sceau de la partialité et du malaise: «Quand l'humain perd la connexion personnelle avec la Nature personnifiée et l'instinct personnifié, l'image de Pan et l'image du Diable s'enchevêtrent. Pan ne meurt jamais, affirment plusieurs commentateurs de Plutarque, il a été destitué» (p.59). Ce n'est qu'aujourd'hui, et péniblement, qu'on (re)découvre la Nature, le milieu où nous vivons: ainsi est née l'écologie. Mais c'est quelque chose de trop récent et que la plupart des hommes perçoivent encore improprement.
Ce qui importe, c'est que Pan, qui n'est pas mort mais a été destitué, continue à vivre dans nos cœurs. Il faut donc comprendre l'énorme portée de la reconnaissance (même inconsciente) de Pan en tant que symbole des forces les plus naturelles qui soient —et souvent réprimées à cause même de leur naturalité; et ces forces sont latentes bien que très vivantes dans nos cœurs à nous, si civilisés, si “comme-il-faut”, si maîtres de nous-mêmes, si détachés de tout ce qui frémit et de tout ce qui s'agite à l'intérieur de nos cœurs, si supérieur à cause de notre cerveau plein de morgue! Même si on ne s'en rend pas vraiment compte, ou même si on refuse a priori une telle éventualité, que cela nous plaise ou non, “en tant que Dieu de toute la Nature, Pan personnifie pour notre conscience ce qui est absolument, ou tout simplement, le naturel pur. Le comportement naturel est divin, c'est un comportement qui dépasse le fardeau que s'imposent les hommes, celui des buts à atteindre, des performances à viser: le naturel est entièrement impersonnel, il est objectif et inexorable» (p. 52).
Ce n'est donc pas un hasard si Pan, en tant que dieu naturel/dieu de la Nature rebondit soudain et revient solliciter l'attention de l'homme cultivé, dans le cadre de cette même confrontation avec le problème sexuel qui émergeait alors (entre 1890 et 1910) chez bon nombre de psychologues (...): Havelock, Ellis, Auguste Forel, Ivan Bloch et évidemment Freud; pour ne pas parler de l'œuvre de peintres et sculpteurs qui, à la fin du siècle, redécouvraient le phallique satyre à la silhouette de bouc dans les états les plus intimes des pulsions humaines» (p.49).
Et ce n'est pas par hasard non plus si Pan, comme nous le prouve la spécialiste Patricia Marivale (11), a été la figure grecque préférée de la poésie anglaise (p.49), surtout au siècle passé: n'y a-t-il pas de meilleure revanche de la Nature sur la froideur compassée, hypocrite et puritaine d'Albion? Non licet bovi quod licet lovi: ce dont il n'était pas permis de parler dans les salons de la bonne société était soudain bien accepté dans la bouche des poètes et des intellectuels, dont la divine folie était déjà évoquée par Hölderin, et devenait même l'objet d'enquêtes philosophiques grâce à Schelling.
7. LA FACE CACHÉE DE PAN
On ne peut pas parler de Pan et de sa charge irrésistible de vitalité animale sans évoquer d'autres figures qui font fonction de contrepoids à la férocité et à l'âpre rusticité du dieu velu et cornu: les nymphes. Sans elles, Pan ne pourrait pas expliquer son agressivité (même sexuelle) et, en l'absence de Pan, les nymphes ne seraient plus, comme le suggère Roscher, que “la personnification de ces filaments et de ces bancs de brouillard suspendus sur les vallées, les parois des montagnes et les sources, qui voilent les eaux et qui dansent au-dessus d'elles”» (p. 103). Un autre spécialiste, W. F. Otto (12) —tout en acceptant l'hypothèse étymologique du mot nymphe dans sa signification de jeune fille accomplie ou de demoiselle, puisque le mot signifie se gonfler, comme le fait un bourgeon; il est donc proche de notre adjectif nubile (= célibataire), mais non du mot nébuleux— rattache la nymphe de façon mythique à Artémis et au sommet grec de l'Aidos, la honte, une discrète timidité, une tranquille et respectueuse peur de et pour la Nature. W. F. Otto représente ce sentiment comme le pôle opposé à la convulsivité prépondérante de Pan (aussi dieu de l'épilepsie)» (p. 103-104).
La plupart des nymphes n'ont pas de nom: elles nous sont connues dans leur ensemble impersonnel, en tant que symboles du paysage intérieur que nous évoquions plus haut. Parmi celles qui ont un nom, rappelons Seringa (liée à l'invention de l'instrument musical homonyme, cher à Pan, la flûte ou syringa); Pitis (nymphe du pin: la pomme de pin, ne l'oublions pas, est symbole de fertilité en raison de sa forme et de son abondance de graines); Eco (dépourvue d'existence autonome; dans son rapport avec Pan, elle n'est autre que Pan lui-même, revenu sur soi, comme une répercussion de la Nature qui se réfléte sur elle-même, p. 105); Euphème, nourrice des Muses (le nom d'Euphème signifie gentil dans le langage, bonne réputation, silence religieux. A partir de cette racine, nous avons le terme euphémisme, le bon usage de la parole, où la malignité et le malheur sont transformés et atténués par un “bon usage” du verbe. L'usage approprié de l'euphémisme nourrit les Muses et il est à la base de la transformation de la Nature en Art; p. 105-106).
Mais au-delà du symbole, comment peut-on superposer la figure hétérogène des nymphes à la figure totale/totalisante (13) de Pan? Hillman rappelle la “thèse orphique” d'après laquelle “les opposés sont identiques”. «Pan et les nymphes ne forment qu'un tout» (p. 105). Nous suggérons l'hypothèse que Pan est la Nature dans sa globalité subtile, dans son irrépressible séquence de phénomènes souvent incompréhensibles auxquels l'homme, étonné, attribue des spécificités menaçantes, violentes, aveuglément furieuses, voire de destruction immotivée; les nymphes, qui acquièrent un sens, de la consistance et même un nom seulement à travers leur relation avec Pan, sont les arbres, les ruisseaux, les rochers, comme une manifestation paisible, réflétant cette Nature elle-même, toujours prête à secourir ses créations: «(...) Pan et les nymphes avaient (...) leur fonction dans un type spécial de divination thérapeutique. Les sources et les lieux de convalescence thérapeutique pour les malades avaient leur spiritus loci: d'habitude étaient personnifiés par une nymphe (p. 112)». Voilà pourquoi Pan et les nymphes ne font qu'un: ils existent l'un en fonction des autres et vice-versa, dans un jeu inépuisable de réflexes et de renvois. Les Orphiques, Héraclite, Kali en Inde, qui crée et qui détruit: c'est la ronde cyclique, c'est la Loi.
8. SI PAN MEURT, LA NATURE MEURT
C'est à Plutarque qu'on doit le récit qui annonce la mort de Pan et propage la nouvelle dans l'ancien monde du Bas-Empire, désormais envahi par le Christianisme. Avec Pan disparaissent aussi les jeunes filles qui exprimaient librement les vérités naturelles, puisque la mort de Pan signifie aussi celle des nymphes. Et pendant que Pan se transformait en diable chrétien, les nymphes se changeaient en mégères et la prophétie devint sorcellerie. Les messages que Pan envoyait au corps de l'homme deviennent des impulsions diaboliques, et toute nymphe évoquant de telles attirances ne pouvait être autre chose qu'une sorcière» (p. 111-112). La mort de Pan est la mort des nymphes et, avec elles, disparaît aussi la Nature dans son acception la plus représentative et la plus contemplatrice. La Nature ne mourra probablement jamais mais elle est en train de fléchir, minée comme elle est par la négligence et l'arrogance de l'homme. Mais la Nature, comme dit Hillman, n'est pas seulement celle qui est là, dehors, celle que des millénaires de conditionnement nous présentent comme quelque chose de totalement différent de nous, de “ganz anderes” au sens de “diabolique” et de “caduc”.
La Nature/nature est aussi en nous et la comprendre pleinement (ou du moins essayer de se mettre en syntonie avec elle) signifie reconnaître et accepter la présence en nous du dieu sylvestre et des nymphes, de la vitalité instinctive qui est évidemment irrationnelle, et de la sereine réflexion médiatrice entre impulsion et action. La voie vers l'équilibre, à l'intérieur et à l'extérieur de nous, passe par la conscience d'être nous-mêmes porteurs de mythes, de vérités aussi anciennes que le chaos primitif, pour rester dans le champ de la mythologie classique. A cette époque, l'Univers est réellement une composition faite de contrastes, c'est le dépassement des divergences dans la transcendance de nos limites trop rationnelles et donc trop humaines.
Sans Pan, il n'y a pas de nymphes, et sans la perception globale de la Nature, il n'y a pas d'approche de la Nature: «Il n'y a pas d'accès à la psychologie de la Nature, s'il n'y a pas de connexion avec la psychologie naturelle de la nymphe. Mais quand la nymphe est devenue sorcière et la nature n'est plus qu'un nouveau champ d'investigation objectif, il en résulte une science naturelle, dépourvue d'une psychologie naturelle (...) .Mais la nymphe continue à œuvrer dans notre psyché. Quand nous faisons de la magie naturelle, nous recourrons à des méthodes de soin naturelles et nous devenons très sensibles à l'égard des faits de pollution et nous nous engageons pour la sauvegarde de la Nature; quand, par exemple, nous éprouvons de l'affection pour un certain arbre, un certain site, un certain endroit, quand nous essayons de recueillir des significations particulières dans le souffle du vent, ou encore quand nous nous adressons aux oracles en quête de réconfort, c'est alors que la nymphe accomplit son œuvre» (p. 112-113). Si la nymphe ne meurt pas, alors le grand Pan est toujours vivant.
9. SAUVER LA NATURE
Comment peut-on sauver la nature à l'extérieur de nous-mêmes et la Nature qui est en nous, en d'autres mots, sauver l'Homme dans l'homme? Hillman affirme que “le dieu qui porte la folie peut aussi nous délivrer d'elle”, et c'est justement à cette thématique qu'est dédié le dernier chapitre de son essai. Voici les passages les plus significatifs, pour clôturer ces notes, sans autres commentaires.
«Peut-être devrions nous relire la prière de Platon à Pan, citée comme épitaphe dans cet essai:
Socrate:
O cher Pan!
Et vous, les autres dieux de ce lieu,
donnez-moi la beauté intime de l'âme et,
quant à l'extérieur, qu'il s'harmonise avec mon intérieur
(Platon, Phèdre, 279 b).
La prière est formulée par Socrate dans un dialogue dont l'objet principal (très controversé) est la meilleure façon de débattre de l'éros et de la folie. Le dialogue, qui avait débuté sur la sombre berge d'un fleuve près d'une localité consacrée aux nymphes, s'achève avec Pan. Socrate s'allonge dans ce lieu, pieds nus. Il commence à parler en évoquant, comme d'habitude, le fait d'être toujours confronté à l'adage Connais-toi toi-même et à son sentiment d'ignorance devant sa véritable nature d'origine. A la fin, jaillit la prière qui exprime son appel à la beauté intérieure et qui pourrait mettre un terme à l'ignorance, puisque dans la psychologie platonique la vision de la véritable nature des choses détermine la vraie beauté.
Donc, Pan est le dieu capable de conférer ce type particulier de connaissance dont Socrate a tant besoin. C'est comme si Pan était la réponse à la question apollinienne sur la connaissance de soi. Pan est la figure qui constitue une transition et qui empêche ces réflexions de se scinder en des moitiés déconnectées, devenant ainsi le dilemme d'une nature sans âme et d'une âme sans nature: une matière objective là dehors et les procès mentaux subjectifs à l'intérieur de nous. Pan et les nymphes gardent nature et mental ensemble (...). Toute institution, toute religion, toute thérapie qui ne reconnaît pas l'identité de l'âme et de l'instinct, comme Pan nous les présente, en préférant l'une à l'autre, insulte Pan et ne guérit pas (...) .
La prière à Pan de Socrate est aujourd'hui plus actuelle que jamais. En fait, nous ne pouvons pas restaurer un rapport harmonieux avec la Nature en nous limitant simplement à l'étudier. Et malgré le fait que nos préoccupations prioritaires soient d'ordre écologique, nous ne pourrons jamais les résoudre uniquement à travers l'écologie. L'importance de la technologie et de la connaissance scientifique pour la protection des phénomènes et processus naturels est hors de discussion, mais une partie du terrain écologique réside dans la nature humaine, dans le mental duquel dérivent les archétypes.
Si, dans le mental, Pan est refoulé, nature et psychè sont vouées à la dispersion totale, quels que soient nos efforts au niveau rationnel pour garder les choses en place. Si on veut restaurer, conserver et promouvoir la nature là dehors, la nature qui est en nous doit aussi être restaurée, conservée et promue en mesure égale. Dans le cas contraire, notre perception de la nature extérieure, les actions que nous entreprenons envers elle et nos réactions vis-à-vis d'elle, continueront à connaître, comme pour le passé, les mêmes excès déchirants d'inadaptation instinctuelle. Sans Pan, nos bonnes intentions pour corriger les erreurs du passé auront pour seul effet de les perpétrer sous d'autres formes (p. 127-130).
Alessandra COLLA.
(Article paru dans Orion n°48, septembre 1988, pages 500-507; trad. franç.: LD).
(*) J. Hillman, Essai sur Pan, Adelphi, Milan 1977; les numéros de pages entre parenthèses en fin de citations entre guimées, se réferent à cette édition, sauf indication différente.
1. Sur le rapport entre Occident, nihilisme et christianisme voir l'essai de Omar Vecchio Essence nihiliste de l 'Occident chrétien, Barbarossa, Saluzzo 1988.
2. A propos de ces dernières caractéristiques, qui diversifient Pan de Jésus, pensons aux brûlantes polémiques concernant le film de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ, où la dernière tentation serait justement celle d'une vie pleine, en homme, pour le Dieu incarné: une vie génitale, procréatrice, productrice; d'ailleurs, sur la croix, Jésus s'imagine faisant l'amour avec Madeleine, se mariant avec elle, lui donnant des enf~nts, travaillant dans l'atelier de menuiserie et vieillissant avec les souvenirs. Mais cette plénitude abstraite, souhaitée et concédée même au dernier des pécheurs, apparaît comme un blasphème quand elle se réfère à celui qui, incarné, est contrait de goûter seulement aux bouchées les plus amères et déchirantes de l'humanité, conscient de l'impossibilité d'éloigner de soi cette coupe empoisonnée: c'est, du moins, la version officielle que l'Eglise nous offre du Christ et, par conséquent, le film de Scorsese ne peut qu'être mis à l'index. Cela suffirait à démontrer que, après tout, Scorsese n'était pas très loin de la vérité.
3. Carl Gustav Jung, Psychologie de l 'inconscient, Boringhieri, Turin, 1970, pages 115-116.
4. Ivi, page 116.
5. Cfr. D. D. Runes, Dictionnaire de philosophie, Mondadori (Oscar Studio), Milan, 1975, voix: lNCONSCENT COT .T FCTLF. Dans le même ouvrage, à la voix ARcHEmE ~ on peut aussi lire: les archétypes sont les images primitives déposées dans l'inconscient en tant qu'ensemble des expériences de l 'espace et de la vie animale qui les devancèrent.
1
6. G. Jung, oeuvre citée, p. 120 .
7. Le terme PSYCHOLOGE DU PROFOND veut indiquer les différentes formes de psychologie scientifque des phénomènes inconscients, et plus précisément la psychanalyse de Freud, la psychologie analytique de Jung et la psychologie individuelle de Adler. Cfr.: D. D. Runes, oeuvre citée, voix PSYCHOLOGE DU PROFOND.
8. Ici nous prenons l'année de la découverte de l'Amérique comme date de début de l'Ere Nouvelle, dans son acception la plus courante, avec tous ses apports humanistes et destructeurs pour chaque classification supérieure.
9. Le savant français Lucien Lévi-Bruhl appelle pré-logique la mentalité du primitif, qui serait caractérisée par l'absence de certaines structures logiques fondamentales, comme le principe de non-contradiction et le principe de raison suffisante; au contraire, la mentalité du primitif se conformerait au principe de participation, une espèce d'immense mysticisme envers la nature et dans le collectif (...) . Ces observations audacieuses tombèrent devant la réalité des faits: l'existence universelle du langage avec la surprenante richesse grammaticale et de syntaxe (...), la constatation, tout aussi universelle, de la production technique intentionnelle des instruments et la valeur certaine d'autres éléments culturels, qui indiquent clairement, même auprès des primitifs, la présence d'une rationalité pleine et normale. Le même Lévi-Bruhl reconsidéra les points fondamentaux de sa théorie dans une publication posthume en 1949 à Paris (Carnets de L. L.-B., P. U. F., aux soins de M. Leenhardt - nd.r.) (Guglielmo Guariglia, L'etnologia Ambito, conquiste e sviluppi., extrait, Editions PIME, Milan, s.i.d., p 17-18).
10.Rappelons en passant que la première partie du terme dérive du grec oikos et oikia (Cfr. :Indien ancien: veças; Latin: vicus; Gothique: vehis; Haut Allemand nouveau: Weich-bild = territoire), qui signifie demeure, temple, caverne, patrie (Cfr.: Gemoll, Vocabolario grecoitaliano).
1 l.Patricia Merivale, Pan the Go-at-God: His Myth in Modern Times, Cambridge, Harvard, 1969. Cité par Hillman.
12.Walter Friedrich Otto, historien des religions, auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Die Musen (Darmstadt 1945), auquel Hillman se référe, et Der Geist der Antike und die cristl, Welt 1923 (traduction ital.: Spirito classico e mondo cristiano, La Nuova Italia, épuisé).
13.Une étymologie plausible du nom Pan est celle qui le fait dériver de l'adjectif grec pan (neutre, substantif; masculin: pas; féminin: pasa) qui signifie toute chose, tout, le tout. Mais Gemoll, à la voix :PAN, donne l'étymologie suivante: mot onomatopéique = père. En ce moment il m'est impossible de consulter les ouvrages de Rocci ou de Liddell-Scott.
00:05 Publié dans Psychologie/psychanalyse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : psychologie, psychanalyse, mythologie, paganisme, tradition, traditions, philosophie | | del.icio.us | | Digg | Facebook
lundi, 28 décembre 2009
Sagesse dans le paganisme
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999
ETAYER LE MONDE: CONNAISSANCE ET SAGESSE DANS LE PAGANISME
par Bernard NOTIN
PLAN
DE L'HOMOLOGIE
PRINTEMPS ET AURORE
HARMONIE ET VÉRITÉ
1. Cycles temporels et vérité
2. D'un cycle à l'autre: la rénovation
3. La décadence et le mensonge
4. Bâtir l'harmonie
L'ORDRE CONCRET: LE DEVOIR
LES HÉROS: IDÉAL-TYPE
NUIT ET PRINCIPE VITAL
LE SILENCE DES SAGES
UNE TRADITION, DES INSTITUTIONS
LA FAMILLE
NI DIEU NI LOI
ORGANISER LA DIVERSITÉ: CASTES ET COMMUNAUTÉS
En pratique, des institutions a-temporelles sont le cadre du polythéisme. Elles assurent la transmission d'une tradition dont l'origine remonte au déploiement de cet univers-ci (non à sa création. Ou, du moins, cette création suit un chaos préalable).
En pensée, le polythéisme recourt au symbole, moyen de relier les niveaux de réalité selon la double logique de l'équivalence et de la hiérarchie. Tout est toujours à un carrefour: horizontalement, verticalement. Aux extrêmes règnent d'une part l'ouverture vers l'inconnu, d'autre part soit le Chaos (par exemple en Grèce), soit le principe neutre (en Inde notamment). La diversité du monde est intégrée par l'homologie.
DE L'HOMOLOGIE
«Pour représenter quelque chose en termes de quelque chose d'autre on a besoin d'un système de correspondances» (1). Or tous les aspects de la vie proviennent de principes communs. On a des équivalences et des parallélismes entre sons, formes, nombres, couleurs, idees, etc. Le modèle fondamental de représentation du monde est le cycle, qui commence toujours en “ouvrant” une porte.
PRINTEMPS ET AURORE
L'aurore du cycle cosmique est homologue de l'aurore de l'année et, initialement, de l'aurore quotidienne. Pour les Grecs, par exemple, Eos était l'aurore quotidienne. Les deux autres fonctions (année et cosmos) et tout ce qui s'y rattache, ont été attribuées à Aphrodite qui est aussi devenue la déesse de l'amour. Dans l'Illiade, le retour du printemps est symbolisé par l'union amoureuse de Zeus et Héra. Le lieu, la montagne, est essentiel. La “montagne” de l'année est celle où se manifeste le retour du soleil; celle dont sortent les “Aurores de l'année”, comme, dans le Véda, les Aurores du cycle cosmique sont sorties de la caverne Vala.
HARMONIE ET VÉRITÉ
Les cycles temporels, cycles homologues du jour, de L'année et du cosmos sont le cadre du culte, mais aussi dans une large mesure son objet. Assurer le retour régulier du soleil et des saisons sont une préoccupation servant de modèle cosmique à la Vérité et à l'ordre social.
1 - Cycles temporels et vérité
Le nom des saisons, en védique, est rtavah, apparenté au nom de la vérité, rta, l'un et l'autre se rattachant à la racine *AR: «Ajuster, articuler, adapter correctement». Peut-être, écrit J. Haudry, faut-il voir dans cette conception l'effet de la difficulté rencontrée jusqu'aux temps historiques, pour déterminer exactement l'année et faire concorder le cycle solaire avec les douze mois lunaires. L'année est donc porteuse de vérité; année et saison proviennent d'une même racine qui renvoie à une conception technique. La Vérité est ce qui est concordant, bien ajusté. Le retour régulier des saisons, en particulier celui de la belle saison, répondant à l'attente des hommes, est l'image de la vérité qui est le pilier de l'ordre du monde. La verité fonde l'ordre social et implique le respect des serments, des contrats, de l'hospitalité, etc... (2).
Retenir “l'ajustement correct” comme définition de la Vérité est une caractéristique profonde de la civilisation polythéiste. Julien Freund en présentait encore les principales conséquences dans son ouvrage La décadence. L'idée de recherche de la vérité qui a conditionné l'essor prodigieux de la science et de la technique et façonné l'esprit critique et philosophique est sous-tendue par la préoccupation d'ajuster, d'articuler. Il n'y a pas de corps de vérités toutes faites qui seraient imposées, de toute éternité, par un pouvoir politico-religieux. La vérité est restée, jusqu'à il y a peu, l'objet d'un libre-examen, d'une recherche indéfinie, mettant sans cesse en cause l'acquis.
2 - D'un cycle à l'autre: la rénovation
La religion cosmique pense les forces qui assurent la rénovation du monde. Pour passer d'un cycle à un autre, à quelque échelle que ce soit, jour, année, cosmos, il faut que certains Dieux changent de parti. Au quotidien, la journée symbolise la vie alors que la nuit représente la mort. L'homologie entraîne qu'à l'échelle annuelle l'hiver est une mort, tandis qu'à la dimension cosmique le chaos est la nuit des temps, d'où émerge la vie. L'élément rénovateur est différent selon les ères culturelles. Par exemple, il est incarné en Inde par le Dieu Agni et en Grèce par Zeus, mais selon un schéma différent.
Le monde nocturne et les entités spatio-temporelles de cette phase cosmique sont considérées comme lieuses: elles retiennent captifs le Soleil, les Aurores, les Eaux, etc. Le pouvoir des “forces de la nuit” est de lier. Elles sont donc, au plan social et par homologie, les garantes des serments, les protectrices des liens sociaux, naturels et contractuels. Les entités nocturnes sont des dieux auquels on rend un “culte négatif”: il suffit de ne pas les offenser pour les honorer. Dans ce cadre, le sens de mentir, tromper, est issu de celui de rompre un engagement.
Le passage d'une phase du cycle à l'autre suppose l'affrontement entre les puissances de la rétention qui ravissent à la communauté des dieux ou des hommes les richesses de la belle saison et les forces de la restauration qui s'efforcent d'en rétablir la circulation et le bon usage. La menace suprême, ce que les polythéistes craignent le plus, c'est le chaos, “le renversement des hiérarchies, la perversion du système de valeurs qu'elles expriment et entretiennent, une désorganisation profonde de l'ordre normal des choses” (3).
La rénovation passe par les paroles de vérité qui créent les dieux et fournissent l'énergie pour fracturer les forces de rétention. Il faut “fendre la montagne par la formule pour délivrer la lumière cachée” (4). La parole de vérité prend plusieurs formes: la parole sacrée, rituelle, celle du brahmane par exemple; la parole inspirée par l'émotion, la peur, la transe; la formule réfléchie, pensée longuement et qui n'est pas prononcée à la légère, comme les “mantra”; la voix qui invoque ou crie, chante et charme, à laquelle se rattache le chant et la poésie. Le renouvellement nécessite le recours à des assertions de vérité. L'opération de vérité permet de FAIRE par la pensée et la parole. Il ne s'agit pas d'assertions ordinaires. Elles désignent aussi la “concordance chronologique”, par exemple entre une cérémonie et un jour particulier. Les assertions de vérité sont superlatives et paradoxales. La notion d'énigme joue ici un rôle essentiel pour concilier des assertions contradictoires. En trouver la clef est la façon d'en faire apparaître la vérité profonde. Certaines assertions de vérité sont des “flèches”, discours sans ambiguïte, sans arrière-plan, dans lequel tout est dit, rien ne reste dans l'ombre et, par là-même, ces flèches sont efficaces (touchent leur cible). Mais la vérité renvoie aussi à la parole courbe, celle de la poésie notamment, située entre mensonge et vérité. Il existe des vérités profondes, valables à un niveau supérieur de réalité, par la formulation desquelles on induit en erreur qui ne sait pas les interpréter. La poésie est donc entre mensonge et vérité; mais il faut se méfier des mensonges qui déclenchent la décadence.
3 - La décadence et. le mensonge
La violation des contrats est l'un des signes de la fin du cycle cosmique selon l'EDDA (5), l'histoire du monde commence par un parjure des Dieux vis-à-vis du maître-ouvrier qui leur a construit la Valhalle. Cet acte marque le début de la décadence aboutissant au Ragnarök. L'initiateur du parjure est le Dieu Loki, personnification de la parole de feu des calomniateurs.
Le mensonge est associé au chaos cosmologique, à la nuit et à l'hiver des cycles journaliers et annuels; à la retention, aux ténèbres et au froid climatique. Les haines et les mépris sont le résultat de la parole “fourbe” des sorciers qui brisent l'esprit d'entente unissant le groupe. Les ennemis déclarés du culte et de l'ordre social pratiquent la calomnie et l'imprécation.
Alors que l'ordre social, le rta védique, n'est pas personnifié, les entités de la religion de la vérité le sont. Il existe une classe de Dieux liés à cette éthique, les Adityas védiques. Descendants d'Aditi, déesse qui signifie liberté (i.e. non liée), ils sont au nombre de six (6): Mitra (contrat) et Varuna (serment); Aryaman, spécialiste du don qui veille à la solidité des liens qui unissent les sociétés; bhaga (lot); Amsa (part); Daksa (énergie réalisatrice). Or, ces dieux sont aussi les dieux du rta, de l'ordre global, de l'harmonie. On distingue donc l'éthique de la vérité, lorsque la surveillance du respect des engagements et des comportements sociaux incombe à des divinités qui ont d'autres rôles, et qu'on honore en évitant de les offenser, de la religion de la verité caractérisée par des Dieux auxquels on rend un culte positif. L'éthique de la vérité, respect des engagements, vaut pour les contrats et les serments, le lien social, la juste répartition.
4 - Bâtir l'harmonie
La réalité est une notion bâtie à partir du verbe être, alors que la vérité repose sur la racine *AR. Les deux se rejoignent dans certaines circonstances: s'il s'agit de prévoir et que la prévision se réalise; à propos de faits passés, l'histoire réelle et véridique. Dans une société harmonieuse, la réalité désigne aussi le comportement conforme qui dépend de la position sociale et des fonctions remplies. Il s'agit d'un idéal qui norme le comportement, qu'il faut ranimer chaque jour au lever du soleil, chaque année pour sortir de la ténèbre hivernale, au cours des siècles pour lutter contre le chaos. Le chemin vers la vérité, comme la recherche du comportement parfait selon son rang et sa fonction, mènent vers l'ordre, vers l'harmonie.
Quel que soit le point de départ d'une vie, elle peut monter vers la perfection, vers l'absolu. Les relations amicales au sein d'une communauté, les rites qui lient le connu et l'inconnu, traduisent la foi en cette démarche. Aussi, pourquoi l'abandonner en chemin et se convertir à autre chose? Le divin est dans l'homme. Il peut l'éveiller à partir de n'importe quel emplacement ou situation, à condition de suivre un chemin qui retrace, symboliquement, la course du soleil. Tous les chemins sont acceptables, ce qui fonde la tolérance. Le chemin part du donné concret et monte vers l'abstrait et le divin.
La rénovation de l'harmonie est quotidienne, annuelle, cosmique et suppose l'existence d'excellents artisans possédant la qualité d'artiste. Car ces belles qualités sont indispensables pour que le nouveau jour, la nouvelle année façonnée soient, en tous points, similaire (et non identique) au cycle écoulé. En Inde, les Rbhu remplissent cette fonction. Chez les anciens Germains, ce sont les Alfes dont la fête se déroule à l'époque du solstice d'hiver et qui survivent au Ragnarökr. A Rome, on raconte l'histoire de Veterius, capable de fabriquer 11 boucliers semblables (représentant les 12 mois de l'année). L'harmonie se bâtit par la compétence technique, mais aussi par l'habileté de ceux qui manipulent la parole. Ils ont à lutter contre le mensonge et les dieux du mensonge par les paroles de vérité et le recours aux dieux guerriers qui frappent, par la massue ou le marteau, les calomniateurs. L'attitude mentale qui préside à la vérité et favorise l'harmonie repose sur l'absence de malignité, le refus du “mauvais esprit”.
L'ORDRE CONCRET: LE DEVOIR
De même que la Vérité résulte d'un ajustement en sorte que la qualité d'artiste, de poète et de technicien est nécessaire pour y parvenir, de même le devoir de chaque être humain contribue a l'harmonie sociale. Si chacun respecte son devoir, la société sera bien ajustée. L'harmonie résulte de l'interdépendance entre trois fonctions sociales: la souveraineté, la force, l'abondance. Chaque membre d'une fonction doit accomplir son devoir et faire en sorte que ses actes soient accomplis en conformité avec l'idéal de la fonction.
- Le souverain doit faire prévaloir un droit équitable, repousser les batailles à l'extérieur, écarter la grande mortalité. Les attributs du souverain tiennent au mérite, non à la naissance, car le souverain qui faillit à ses devoirs usurpe le droit de gouverner (7).
- Le guerrier a un devoir spécifique, dont rend compte par exemple l'histoire d'Heraclès en Grèce. Il commet trois fautes: hésite devant l'ordre de Zeus, tue lâchement un ennemi surpris, exprime une passion amoureuse coupable. Les trois fautes renvoient aux trois fonctions: sacré, force, abondance, suivant l'ordre hiérarchique décroissant. L'histoire d'Héraclès met en relief les périls de l'exploit, la souillure qu'il secrète parfois, l'outrance et les fautes qu'il favorise. Il n'en reste pas moins que, dans les civilisations polythéistes, l'exploit fut un bon placement. Militaire ou sportif, scénique ou intellectuel, accompli au profit ou sous les couleurs de la collectivité, il fait un héros.
- L'abondance, troisième fonction, a aussi une dimension spécifique, dont l'exemple romain fournit une représentation pertinente. La croissance (Cérès) en est le principe, traduit en actes par des personnes patronnées par Quirinus.
LES HÉROS: IDÉAL-TYPE
Les héros ont réussi à s'engager sur la “voie des Dieux”, aboutissant à l'immortalité solaire. L'enseignement originel est transmis par “les Upanisads”, où il est expliqué qu'il existe deux voies après la mort: la voie des pères (des ancêtres); la voie des Dieux.
* La voie des pères. Les morts s'en vont dans la fumée et séjournent dans un endroit ténébreux (l'Hadès chez les Grecs). Cette voie passe par la nuit, les six mois de l'année où le soleil
descend vers le Sud. L'âme y reste.
* La voie des Dieux. Les morts s'en vont dans la flamme. Cette voie passe par le jour, les six mois de l'année où le soleil monte vers le Nord. L'âme jouit alors d'une immortalité solaire.
Les héros forment un ensemble composite. On y trouve:
Des hommes illustres décédés. Ils se sont élevés au-dessus de leur condition humaine en étant “les premiers” dans une activité quelconque. Il existe des héros devins, poètes, médecins, artisans, guerriers...
Des hommes illustres vivants (en particulier chez Homère). Ils ne sont des héros que par anticipation.
Des génies locaux. Ce sont des puissances désignées par leur fonction. Les Grecs ont assimilé ces puissances à des hommes s'élevant au-dessus de leur condition. Ex.: le héros de Marathon.
Des Dieux parfois grands (Dionysos) mais souvent déchus. On en trouve plusieurs chez Homère: Castor et Pollux; Agamemnon (qualificatif de Zeus). L'Inde a théorisé le phénomène: les Dieux indiens sont “descendus” pour s'incarner dans les héros du Mahabharata.
Dans le monde polythéiste, hommes et Dieux sont deux pôles entre lesquels existe une infinité d'intermédiaires: des hommes proches des Dieux; des Dieux proches des hommes; des hommes qui s'élèvent; des Dieux qui s'abaissent. Lorsque Hommes et Dieux se rejoignent, les Héros apparaissent. Ils sont nécessairement “premiers” dans leur domaine quel qu'il soit: Médecin; Inventeur; Fondateur d'une lignée, d'une corporation... Tous échappent à la “seconde mort” de l'anonymat.
NUIT ET PRINCIPE VITAL
Georges Dumézil (8) a rappelé que l'Aurore chasse l'informité noire, refoule l'hostilité, les ténèbres “comme un archer héroïque chasse les ennemis”. Les Aurores écartent et chassent la ténèbre de la nuit. La ténèbre est assimilée à l'ennemi, au barbare, au démoniaque, à l'informité, au danger, etc. La division entre monde nocturne et diurne est valable pour de multiples fonctions. Elle vaut pour les combats: combats techniques/combat inspiré; pour la poésie et le chant: aspect technique (diurne), aspect inspiré, trembleur, excité (nocturne). La distinction de Nietzsche entre Apollon et Dionysos est du même ordre: été, hiver.
Une entité nocturne se dédouble en une entité cosmique et en une entité sociale. Au plan social, les entités nocturnes sont des dieux. auxquels on rend un “culte négatif” (il suffit de ne pas les offenser pour les honorer). Au plan cosmique, le monde indien établit une correspondance entre l'entité nuit et le principe vital. “La Ténèbre, au commencement, était couverte par la Ténèbre; il n'y avait que l'Eau, indistincte. Et l'Un, par le seul pouvoir de son ardeur, y pris naissance, Principe-en-devenir que le vide recouvrait” (9). L'Un constitue le principe vital latent de toute la création. Il porte en lui l'énergie qui permettra au monde d'émerger de la ténèbre originelle. Le principe vital (ASU) est lié à la Ténèbre, à la nuit. La religion cosmique permet de comprendre cette situation.
Pour passer d'un cycle cosmique à un autre cycle cosmique, il faut que certains Dieux, changent de parti. De même que Zeus (ciel diurne) ne pourra accéder au règne suprême qu'après le renversement d'Ouranos (ciel nocturne), certains Asuras (divinités) du ciel nocturne abandonneront ce parti “ténébreux” pour le parti lumineux d'Indra, chef des Devas. Le ciel nocturne possède les éléments de sa propre transformation. La nuit est donc féconde.
A l'échelle quotidienne, la journée symbolise la vie tandis que la nuit représente la mort. Le sommeil est assimilé à une petite mort. Le dormeur revient de l'autre monde. Lorsque l'être s'éveille, la nuit se dissipe, la lumière revient. L'être reprend possession de son principe vital (ASU). Le principe vital ASU se manifeste soit comme potentiel patent (lors de l'éveil), soit comme potentiel latent, après la mort (et le sommeil). ASU désigne simultanément l'esprit vital latent dans l'autre monde, celui de la nuit et de la mort, et la réserve de principe vital pour la vie à venir. C'est dans la nuit et la mort que se trouvent l'origine et la fin, les deux n'étant pas dissociables. Si l'ASU représente l'essence de l'être (c'est-à-dire un esprit porteur de potentialité), celle-ci est de nature ambivalente: à la fois essence vitale active, source du monde de la vie; et associée au monde de la mort par la puissance fécondante des esprits (10).
Le silence des sages
Le sommeil sert de base à la reconnaissance du rôle du silence. Le sommeil est une phase du cycle journalier et, par homologie, de l'année et du cosmos. Il a une fonction organisatrice: il prépare le terrain pour un rajeunisssment du monde qui interviendra avec 1'arrivée de la belle saison. Durant le sommeil, la vie se ralentit jusqu'à l'inactivité. Le sommeil facilite la mort de la saison précédente: il est actif. S'il laisse dans un premier temps le champ libre aux forces obscures (en particulier aux sorciers), il est aussi la phase dans laquelle germe le renouveau.
Le silence, assimilé au sommeil, laisse le champ libre aux “sorciers” spécialisés dans le mensonge, équivalent de la nuit et de l'obscurité. Mais il évite aussi que la terreur, répandue par les forces obscures, mauvais magiciens et infâmes, ne détruise ce qui est en germe. L'inactivité des êtres de lumière, dans la période de silence, empêche la foudre brandie par les sorciers de détruire les germes du renouveau. Une condition est nécessaire: accompagner le silence d'une illumination intérieure par la connaissance, sous toutes ses formes. Vérité et Lumière ne pourront ressortir qu'à cette condition. Rien de mécanique donc. Le silence doit être actif. Il est une phase nécessaire lorsque la nuit s'est abattue sur le monde avec la tyrannie des sorciers infâmes. Il doit s'accompagner d'une concentration de la pensée.
UNE TRADITION DES INSTITUTIONS
Les sectes monothéistes cherchent à intégrer les individus dans la communauté des croyants. Fondées sur le dogme de la création, elles affirment que l'homme est donné, rigide, inchangeable, et qu'elles peuvent agir sur le destin des autres par leurs propres forces car “la foi soulève les montagnes” et les sublimes codes juridiques (civil et pénal) permettent de façonner le comportement (assassinat judiciaire des infidèles). Ces religions ne prêchent pas la liberté pour chacun de se réaliser selon sa nature. Ce sont des sectes rivales, au service d'hommes avides de puissance, qui cherchent à imposer des dogmes absurdes, des contraintes inhumaines, pour assurer leur pouvoir.
Selon les Polythéismes, l'important, pour chacun de nous, est de chercher à se comprendre lui-même, puis de se réaliser. Pour ce faire, la Théologie est séparée de l'Eglise. L'autorité ecclésiastique suprême des sectes monothéistes est remplacée par une tradition des institutions: castes, familles, etc. L'homme est libre de penser comme il l'entend, il lui suffit d'accomplir les rites qui constituent le devoir social, le lien entre les générations, la continuité de la tradition. Il est normal de boycotter ceux qui méprisent les traditions tout en acceptant de vivre dans la société...
LA FAMILLE
L'idée que le couple est la base de la stabilité sociale est une idée pernicieuse qui ne correspond pas à la nature de l'homme et fait de la famille une sorte de prison. C'est le groupe familial qui constitue la famille. Il comprend les frères, les oncles, leurs épouses. La famille est sacrée au point qu'on glorifie le groupe entier auquel on appartient. Envisagée comme une institution, la famille est régie par des lois (en Inde, ce sont les lois de Manou) et par divers préceptes religieux. Les lois sont plus strictes et rigides pour les hautes castes. La famille élargie est une union morale et matérielle dont les membres vivent selon une minutieuse hiérarchie qui fixe à chacun ses droits, ses devoirs, jusqu'à sa tenue et sa manière de parler aux aînés et aux plus jeunes que soi.
Chaque individu est fier de ses ancêtres, et fait remonter sa génération aux hommes glorieux, par exemple un saint homme (un pieux ermite), un héros... Chacun regarde les parents avec un religieux respect. Il est inconcevable qu'on leur désobéisse. Il est impossible qu'on agisse en quoi que ce soit sans avoir leur approbation formelle car ils sont, sur le plan humain, l'Autorité suprême. Ils sont le lien réel entre tous les membres vivants de la famille et les ancêtres, dont le culte est célébré journellement. Le culte des ancêtres consiste avant tout à respecter et à transmettre le double héritage, génétique et culturel, qu'ils nous ont légués.
Le mariage est arrangé selon les règles concernant la caste, le clan, la lignée. Le mariage n'est pas simplement un permis, une légalisation de rapports sexuels. C'est un acte responsable et ritualiste qui a pour but la procréation d'un nouveau chaînon d'une lignée. Vu dans une telle optique, le mariage entre individus appartenant à divers groupes ethniques et raciaux est donc un outrage à la création, à l'harmonie du monde.
NI DIEU, NI LOI
Les grands penseurs de la Chine sont connus pour leurs études traitant de la stabilité sociale. Tout d'abord, l'accent est mis sur les symboles et les attitudes, plutôt que sur les mots soumis à des glissements sémantiques. Puisque l'homme et la nature ne font qu'un, l'ordre universel est réalisé par la discipline civilisatrice que chacun s'impose et dont le résultat est la participation active des hommes à l'ordre cosmique. Les habitudes comportementales, la civilisation des mœurs, sont les fondements de la vie sociale. Ainsi, le confucianisme n'est ni une religion, ni une philosophie, mais enseigne l'acceptation par chacun du respect des supérieurs. “L'ordre politique et social est censé être fondé sur des rapports harmonieux entre supérieurs et inférieurs, identiques dans la vie civile à ceux qui règlent les relations familiales. Les rapports de père à fils, d'ainé à cadet ne sont pas de nature fondamentalement différente des rapports de souverain à sujets. Au respect des uns doit répondre la sollicitude des autres” (11). La civilisation chinoise repose sur un système hiérarchique, réseau de devoirs et d'obligations pour lequel mœurs et lois sont essentiels. La contrainte est évidemment que les “inférieurs” ne soient pas durablement déçus par la qualité des supérieurs qui leur sont proposés. Cette société polythéiste n'est donc pas tributaire d'un dieu, d'une religion, d'une loi révélée.
Organiser la diversité: castes et communautés
Louis Dumont (12) a clairement montré qu'aucune stabilité sociale n'est possible sans qu'un système “idéologique” ne hiérarchise la société. L'Inde a mis au point le système des castes qui “divise l'ensemble de la société en un grand nombre de groupes héréditaires distingués et reliés par trois caractères: séparation en matière de mariage et de contact direct ou indirect; division du travail, chacun de ces groupes ayant une profession traditionnelle ou théorique dont ses membres ne peuvent s'écarter que dans certaines limites; hiérarchie enfin, qui ordonne les groupes en tant que relativement supérieurs ou inférieurs les uns aux autres”. Les différents statuts des multiples groupes hiérarchisent l'ensemble de la société et imposent l'interdépendance et la complémentarité. Pour ceux qui refusent les avantages et inconvénients de l'organisation sociale, le système a prévu la voie du renoncement. L'individu sort du monde social et s'intéresse à son salut personnel en donnant l'exemple et créant, s'il le souhaite, un “groupe” (une secte) dont il sera le gourou. Le renonçant donne tous ses biens, preuve que son action et ses enseignements ne sont pas des escroqueries intellectuelles intéressées. Son enseignement est crédible car il a renoncé aux biens de ce monde et pratique l'ascèse.
De l'Islande à la vallée de l'Indus, hier et aujourd'hui, la volonté de penser la diversité du monde et d'harmoniser le Tout est au centre du parcours des polythéistes. Régulièrement, des esprits simples et des sectes ambitieuses profitent de la tolérance païenne pour s'insinuer puis, une fois en place, détruire par tous moyens ce monde harmonieux dans lequel leur place, quoique reconnue, n'est pas considérée d'emblée et a priori comme primordiale. Les forces d'harmonie et de renouveau ont toujours à lutter pour faire advenir la lumière contre les mensonges “pieux”; contre le chaos social; contre la ruse élevée en règle de vie.
En cette fin de XXième siècle, l'Inde, la Chine, le Japon,... montrent que l'organisation sociale sans Dieu ni Loi révélée, avec souci d'accorder à chacun une place dans le Tout permet de supporter un accroissement de population sans que la société ne se désagrège. Le chaos y est amené par les sectes monothéistes qui utilisent, depuis 2000 ans, des méthodes semblables. Dans le monde indien et asiatique, c'est le colonialisme, notamment le colonialisme britannique, qui a amené le monothéisme de facteur occidental. Généralisé au sous-continent indien, il aurait fait des désastres. Heureusement, l'Inde et la Chine ont résisté, sont restés imperméables à la pénétration d'une religiosité schématique, incapable de gérer l'immense diversité des phénomènes du monde.
Un polythéiste d'aujourd'hui observe que l'Occident est entré dans un processus de crétinisation de masse piloté par les mafias capitalo-théocratiques et que la triade infâme théologo-nigologie (13); génocide judiciaire; crimes en tous genres (contre la pensée, contre le peuple, contre la nature) durera quelques temps encore. Il appartient aux esprits rebelles à l'abrutissement conceptuel des sectes qui contrôlent l'Occident de repartir en quête du divin. Ils doivent aussi revivifier les institutions qui libèrent les hommes de leur condition de troupeau d'esclaves guidés par une race supérieure: les banksters et leurs serviteurs.
Bernard NOTIN.
Notes:
(1) Alain DANIELOU: Le polythéisme hindou, Buchet Chastel, 1975, p. 19.
(2) Jean HAUDRY: La Religion cosmique des Indo-Européens, Arché/Les Belles Lettres, 1987.
(3) Philippe JOUET: L'Aurore celtique, Editions du Porte-Glaive, 1993, p.123.
(4) Patrick MOISSON: Les Dieux Magiciens dans le RigVeda, Edidit, 1993, p.83.
(5) Jean HAUDRY: «La religion de la Vérité dans le monde germanique», Etudes Indo-Européennes, 10ième année, 1991, pp. l25-166.
(6) Georges DUMEZIL: Les Dieux Souverains des Indo-Européens, Gallimard, 1986.
(7) Les monarques de droit divin sont une superstition monothéiste.
(8) Georges DUMEZIL: La religion romaine archaïque, Payot, 1987, p. 67-69.
(9) Jean VARENNE: Cosmogonies védiques, Paris-Milan, 1982, p. 225.
(10) Patrick MOISSON: «Le védique ASU “principe vital”, “esprit des morts” et l'étymologie d'ASURA», Etudes Indo-Européennes, 1992, pp.113-140.
(11) Jacques GERNET: Le monde chinois, A. Colin, 1972.
(12) Louis DUMONT: Homo Hiérarchicus. Essai sur le système des castes, Gallimard, 1966.
(13) Adaptation “libre” du Candide de Voltaire...
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vendredi, 25 décembre 2009
Citation de D. H. Lawrence
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999
APOCALYPSE:
Un commentaire païen de l'Apocalypse selon Saint-Jean
«L'Apocalypse nous montre ce à quoi nous résistons, résistance contre-nature, nous résistons à nos connexions avec le cosmos, avec le monde, la nation, la famille. Toutes nos connexions sont anathèmes dans l'Apocalypse, et anathèmes encore en nous. Nous ne pouvons pas supporter la connexion. C'est notre maladie. Nous avons besoin de casser, d'être isolés. Nous appelons cela liberté, individualisme. Au-delà d'un certain point, que nous avons atteint, c'est du suicide. Peut-être avons-nous choisi le suicide. C'est bon. L'Apocalypse aussi choisit le suicide, avec l'auto-glorification que cela implique.
Mais l'Apocalypse montre, par sa résistance même, les choses auxquelles le cœur humain aspire secrètement. La frénésie que met l'Apocalypse à détruire le soleil et les étoiles, le monde, tous les rois et tous les chefs, la pourpre, l'écarlate et le cinnamome, toutes les prostituées et finalement tous les hommes qui n'ont pas reçu le “sceau” nous fait découvrir à quel point les auteurs désiraient le soleil et les étoiles et la terre et les eaux de la terre, la noblesse et la souveraineté et la puissance, la splendeur de l'or et de l'écarlate, l'amour passionné et une union juste entre les hommes indépendamment de cette histoire de “sceau”. Ce que l'homme désire le plus passionnément, c'est sa totalité vivante, une forme de vie à l'unisson, et non le salut personnel et solitaire de son “âme”.
L'homme veut d'abord et avant tout son accomplissement physique, puisqu'il vit maintenant, pour une fois et une fois seulement, dans sa chair et sa force. Pour l'homme, la grande merveille est d'être en vie. Pour l'homme, comme pour la fleur, la bête et l'oiseau, le triomphe suprême, c'est d'être le plus parfaitement, le plus vivement vivant. Quoi que puissent savoir les morts et les non-nés, ils ne peuvent rien connaître de la beauté, du prodige d'être en vie dans la chair. Que les morts apprêtent l'après, mais qu'ils nous laissent la splendeur de l'instant présent, de la vie dans la chair qui est à nous, à nous seuls et seulement pour une fois. Nous devrions danser de bonheur d'être vivants et dans la chair, d'être une parcelle du cosmos vivant incarné. Je suis une parcelle du soleil comme mon oeil est une parcelle de moi-même. Mon pied sait très bien que je suis une parcelle de la terre, et mon sang est une parcelle de la mer. Mon âme sait que je suis une parcelle de la race humaine, mon âme est une partie organique de l'âme de l'humanité, tout comme mon esprit, une parcelle de ma nation. Dans mon moi le plus privé, je fais partie de ma famille. Rien en moi n'est solitaire ni absolu, sauf ma pensée, et nous découvrirons que la pensée n'a pas d'existence propre, qu'elle n'est que le miroitement du soleil à la surface des eaux.
Si bien que mon individualisme est en fait une illusion. Je suis une parcelle du Grand Tout, et n'y échapperai jamais. Mais je peux nier mes connexions, les casser, devenir un fragment. Alors, c'est la misère.
Ce que nous voulons, c'est détruire nos fausses connexions inorganiques, en particulier celles qui ont trait à l'argent, et rétablir les connexions organiques vivantes avec le cosmos, le soleil et la terre, avec l'humanité, la nation et la famille. Commencer avec le soleil, et le reste viendra lentement, très lentement».
(D. H. LAWRENCE, Apocalypse, 1931; éditions Balland, Paris, 1978 pour la traduction française, pp. 210 à 212).
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lundi, 21 décembre 2009
L'autre signification de l'Etre
Archives des SYNERGIES EUROPEENNES - 1995
L'autre signification de l'Etre
Dr. Angelika WILLIG
De qui un homme comme Ernst Jünger se sent-il compris? Certainement pas par ses adversaires qui ne combattent en lui que sa seule projection élitaire et militariste. Mais il ne doit pas se sentir davantage compris de ses épigones, qui sont incapables de le suivre dans les méandres difficiles de sa pensée et qui, au contraire, cherchent la facilité en vouant un culte simpliste à leur idole. Que reste-t-il dès lors, sinon la “grande conversation des esprits” dont a parlé Nietzsche et qui, à travers les siècles, n'est animée que par des hommes isolés, importants et significatifs.
Il est très rare que de tels isolés engagent un dialogue. Ainsi, Ernst Jünger s'est adressé à Martin Heidegger, à l'occasion des 60 ans de ce philosophe de la Forêt Noire, en écrivant à son intention Über die Linie, un opuscule qui aborde “le grand thème de ces cent dernières années”: le nihilisme. Heidegger s'est senti tellement interpellé par ce texte qu'à son tour, il a consacré à l'écrivain un opuscule, également intitulé Über' die Linie, à l'occasion des 60 ans de l'auteur du Travailleur en 1955. Cette rencontre a été très prometteuse, on s'en doute. Mais elle n'a pas promis plus qu'elle ne pouvait tenir, surtout à ceux qui s'en faisaient des idées fausses. Et totalement fausse aurait été l'idée, par exemple, que Jünger et Heidegger avaient pris délibérément la résolution d'écrire à deux un manifeste commun, fondateur d'une “révolution conservatrice” à laquelle nous pourrions encore adhérer aujourd'hui. Telle n'était pas l'intention de Jünger et de Heidegger: ils sont trop intelligents et trop prudents pour oser de tels exercices.
Métaphysique
Jünger part du principe que le nihilisme constitue un défi pour l'individu. L'individu, ici, est bien l'individu et non pas une classe particulière, ou une race, un parti ou un mouvement. En d'autres termes: le nihilisme n'est pas un problème politique mais un problème métaphysique. C'est là la raison essentielle qui motive Jünger quand il s'adresse à Heidegger car celui-ci a vu que la question décisive réside dans la métaphysique et non pas dans l'économie, la biologie ou la psychologie. Dans ce domaine, Jünger est bien sur la même longueur d'onde que le philosophe de la Forêt Noire: tous deux acceptent le fait que l'évolution historique bute contre une limite et qu'il n'est plus possible d'aller au-delà. Telle est la signification de l'image de la “ligne”, que Heidegger reprend à son compte, sans doute en la transformant: tel est bien le diagnostic du nihilisme. Jünger nous en livre une description qui culmine dans cette phrase: . Le nihilisme est dès lors la perte de toute assise solide et de toute durée, sur lesquelles on pourrait encore construire ou reconstruire quelque chose.
On songe tout de suite aux “idées” et aux “valeurs”. Mais Jünger pense sans nul doute aux attaques en règle qui sont perpétrées contre une “base ultime”, une assise primordiale, que nous pourrions parfaitement interpréter dans un sens écologique aujourd'hui. Jünger nous parle du “moment où la rotation d'un moteur devient plus forte, plus significative, que la répétion, des millions de fois, des formules d'une prière”. Ce “moment”, qui pourrait bien durer cent ans ou plus, désigne l'illusion qui veut que toute perfection technique ne peut réussir que sur base de biens donnés par Dieu ou par la nature, biens dont nous dépendons existentiellement et surtout dont nous sommes nous-mêmes une partie. Le “néant” que la modernité nihiliste semble répandre autour d'elle, n'est donc pas néant, rien, mais est en vérité le sol, sur lequel nous nous trouvons, le pain que nous mangeons, et l'âme qui vit en nous. Si nous nous trouvons dans des “paysages arides, gris ou brûlés” (Jünger), il peut nous sembler que rien n'y poussera ni n'y fleurira jamais. Mais plus nos souvenirs des temps d'abondance s'amenuisent, plus forts seront le besoin et le désir de ce dont nous avons réellement besoin et de ce dont nous manquons. Heidegger ne songe à rien d'autre quand il définit la disparition, l'absence, par la présence, ou quand il voit dans la Verborgenheit (l'obscurité, l'occultement) une sorte de “dépôt de ce qui n'est pas encore dévoilé (dés-occulté)”. Car si nous considérons l'homme dans son existentialité, son Dasein, soit sa détermination par son environnement (Umwelt), alors son Etre (Sein) ne peut jamais être mis entièrement à disposition; dès lors, plus le danger le menace, plus grande est la chance d'une nouvelle appropriation. Heidegger appelle cela l'“autre commencement”.
Refus de la conception linéaire de l'histoire
Tous deux s'opposent donc à la conception linéaire de l'histoire, à la conception qui voit l'histoire comme une ligne droite, sur laquelle on ne peut qu'avancer ou reculer, partageant du même coup les esprits en “esprits progressistes” et en “esprits conservateurs”. Pour Heidegger comme pour Jünger la ligne est transversale. “Le franchissement de la ligne, le passage du point zéro”, écrit Jünger, “partage le jeu; elle indique le milieu, mais non pas la fin”. Comme dans un cercle, elle recommence sa trajectoire après une rotation, mais à un autre niveau. Heidegger parle ici de la nécessité d'un "retour” ou d'un “retournement” et non pas d'un “recul vers des temps déjà morts, rafraîchis à titre d'expérimentation par le truchement de formes bricolées”. Jünger, lui aussi, a toujours évité ce fourvoiement, ce que l'on ne peut pas dire de tous ses contemporains! “Le retour”, signifie pour Heidegger, le lieu ou la pensée et l'écriture “ont toujours déjà été d'une certaine façon”.
Heidegger estime aussi que “les idées s'embrasent” face à “cette image d'un sens unique”, impliquée par la ligne: c'est là que surgit la problématique du nihilisme —aujourd'hui nous parlerions plutôt de la problématique de la société de consommation ou de la société du throw away. Pourtant le philosophe émet une objection, qui est déjà perceptible dans une toute petite, mais très significative, transformation du titre: chez Jünger, ce titre est Über die Linie, et il veut désigner le franchissement de la ligne; chez Heidegger, c'est Über' die Linie. Il veut par l'adjonction de cette minuscule apostrophe expliciter à fond ce qu'est la zone, le lieu, de cette ligne. Ce qui chez Jünger est invite à l'action, demeure chez Heidegger contemplation. Il est clair que l'objet de la philosophie n'est pas de lancer des appels, mais d'analyser. Et Heidegger, bien qu'il critique fortement les positions de l'idéalisme platonicien, est assez philosophe pour ne pas laisser passer sans sourciller la volonté activiste de participation de l'écrivain, son vœu et sa volonté de dépasser aussi rapidement que possible le nihilisme.
Sujet & Objet
Heidegger admoneste Jünger, et cette admonestation se justifie théoriquement. A juste titre, Heidegger pense: «L'homme non seulement se trouve dans la zone critique de la ligne, mais il est lui-même, non pas pour soi et certainement pas par soi seulement, cette zone et ainsi cette ligne. En aucun cas cette ligne est... telle qu'elle serait un tracé franchissable placé devant l'homme». En écrivant cette phrase, Heidegger se rapporte à une idée fondamentale de Sein und Zeit, jamais abandonnée, selon laquelle l'homme n'est pas un “sujet”, placé devant un “objet”, mais est soumis à une détermination existant déjà avant tout rapport sujet/objet. L', tel qu'évoqué ici, acquiert une signification si différente de celle que lui conférait la métaphysique traditionnelle, que Heidegger, dans son essai, biffe toujours le mot (Sein), afin qu'on ne puisse plus le lire dans le sens usuel.
Pour le philosophe, une telle précision dans les termes est absolument indispensable, mais, quand on lit l'écrivain, cette précision conduit à des mécompréhensions ou des quiproquos. Jünger, en effet, ne s'en tient pas à la terminologie forgée par Heidegger, mais raisonne avec des mots tels “valeur”, “concept”, “puissance”, “morale”, “décision” et reste de ce fait dans le “langage de la métaphysique” et surtout dans celui du “métaphycisien inversé” que fut Nietzsche. Pourtant, l'écrivain ne peut pas être jugé à l'aune d'une philosophie du sujet, manifestement dépassée. C'est cependant ce que Heidegger tente de faire. Mais son jugement pose problème quand on repère le passage où Jünger se rapproche le plus de cet “autre” dans sa formulation: . Une fois de plus, Heidegger, après avoir lu cette phrase, pose une question très précise: l'Etre peut-il être quelque chose pour soi? Et le philosophe de la Forêt Noire corrige: .
Jünger complète Heidegger
De telles remarques nous aident à mieux comprendre Heidegger, mais ne sont presque d'aucune utilité quand nous interprétons l'écriture de Jünger. Le philosophe nous dit bien que “de tels doutes ne peuvent nullement égratigner la force éclairante des images”, mais cela ne le conduit pas à un examen plus précis du langage de Jünger. Par coquetterie, Heidegger évoque la confusion et l'imprécision de Jünger mais reste, lui, ferme sur sa propre voie, dans sa propre logique de penser, et ne cherche pas à comprendre les autres possibles. Quand Heidegger constate: “Votre jugement sur la situation trans lineam et mon explication de linea sont liés l'un à l'autre”, il reste finalement assez laconique.
Quoi qu'il en soit, la position de Jünger complète la pensée de Heidegger. Nous avons dit, en début d'exposé, que le nihilisme était une attitude de l'individu: en effet, toute question métaphysique ne concerne que chaque individu personnellement. Aucun ordre socio-politique ne peut changer quoi que ce soit au fait que chacun d'entre nous soit exposé aux dangers du monde, soit soumis à l'angoisse que cette exposition, cette Ausgesetzheit, suscite. Voilà pourquoi cela ne fait pas une grosse différence —à ce sujet Jünger et Heidegger sont d'accord— si le nihilisme se présente à nous sous la forme ou l'expression d'une dictature fasciste, ou sous celle d'un socialisme réel ou d'une démocratie de masse. Dans de tels contextes, la démarche de Heidegger a été la suivante: Heidegger a travaillé sur l'isolement de l'homme avec une précision jusqu'alors inégalée, en utilisant tout spécialement les ressorts de la critique du langage; ensuite, sa philosophie a constitué une tentative de transposer l'angoissante dépendance du moi, soi-disant “libre”, dans une sorte de “sécurité” (Geborgenheit), site d'apaisement des tensions, site de sérénité, où s'épanouit enfin la vraie liberté. En opérant ce retournement, il nous semble, que Heidegger perçoit l'homme comme sur le point de disparaître, écrasé sous le poids d'un sombre destin planétaire, et donne l'impression de devenir fataliste.
Mais cela, Heidegger ne l'a pas voulu, et ne l'a pas dit de cette façon. Et c'est pourquoi, nous apprécions ce discours post-idéaliste de Jünger insistant sur la “force chevaleresque de l'individu”, sur sa “décision” et sur la volonté de l'homme libre de se maintenir envers et contre tout. Car si le moi n'est même plus autorisé à formuler des projets, il est contraint de résister à son propre “empêtrement”, résistance qui, seule, appelera le démarrage d'un nouveau mouvement historique.
“Le poète et le penseur habitent des sommets voisins”, a dit un jour Heidegger. Leurs demeures sont haut perchées mais séparées par un gouffre. C'est bien ce que nous avons pu constater en comparant les positions de Jünger et de Heidegger. Mais ne se pourrait-il pas que ce soit précisément ce gouffre qui fait tout l'intérêt de la rencontre Jünger/Heidegger. l'on délibère, dit Jünger dans Le recours aux forêts, un ouvrage très proche d'Über die Linie, .
Dr. Angelika WILLIG.
(article paru dans Junge Freiheit, n°12/1995; trad. franç.: Robert Steuckers).
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dimanche, 20 décembre 2009
Entretien avec Maître Jure Vujic
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 2001
ENTRETIEN avec MAITRE JURE VUJIC
Jure Vujic, avocat, diplômé de droit à la Faculté de droit d'Assas Paris II, est géopoliticien et écrivain franco-croate. Il est diplômé de la Haute Ecole de Guerre „Ban Josip Jelacic“ des Forces Armées Croates et de l'Académie diplomatique croate où il donne des conférences régulières en géopolitique et géostratégie. Il est l’auteur des livres suivants: Fragmenti geopoliticke misli ( Zagreb, éditions ITG, 2004), Hrvatska i Mediteran – geopoliticki aspekti ( éditions de l'Académie diplomatique du Ministère des Affaires Etrangères et des intégrations européennes de la République de Croatie, 2008) Intelektualni terorizam - Hereticki brevijar ( Zagreb, éditions Hasanbegovic, 2007), Trg marsala Tita: Mitovi i realnosti titoizma “ ( Zagreb, éditions Uzdanica, 2008), „Anamnèses et transits“ ( Zagreb-Bruxelles, éditions NSE), „Nord-Sud l'honneur du vide“ ( Zagreb-Bruxelles, éditions NSE), „Eloge de l'esquive“ ( Zagreb, éditions Ceres, 2006), Kad andeli utihnu - Apokrif Ante Gotovine “( Zagreb 2009). Il est également auteur d'une centaine d'articles en philosophie, politologie, géopolitique et géostratégie. Il collabore avec le Centre d'Etudes Politiques de Zagreb, les journaux „Vjesnik“, „Fokus“ „Vijenac“, „Hrvatski list“, Eurasia, Catholica, etc.
Maitre Jure Vujic, co-fondateur de la revue «Au fil de l'épée », collaborateur aux revues «Nouvelles de Synergies Européennes» et «Vouloir», penseur et écrivain, a répondu aux questions que lui a posées Robert Steuckers, responsable de Synergies européeennes.
Pouvez nous exposer les principales caractéristiques de la société globale contemporaine ?
Ce qui caractérise à mon sens la société globale c'est indéniablement la manipulation mentale généralisée. En effet la société globale est un vaste laboratoire où l'on s'ingénue à créer par le contrôle des esprits une société psycho civilisée qui grâce à la génétique expérimente le clonage d'êtres humains, décervelés et domestiqués, C'est en quelque sorte le remake du « procédé Bokanovsky » imaginé par Adous Huxley dans « le Meilleur des mondes ». Le but est dans l'esprit d'un Francis Fukuyama d'abolir . par l'intermédiaire des biotechnologies d'abolir le temps et les conrétudes naturelles, pour mettre un terme à l'histoire et anéantir les êtres humains en tant qu'êtres concrets, pour aller au de là de l'humain. Par les procédés de manipulation mentale on aboutit dans cette scociété globale à une nouvelle forme d'esclavagisme moderne. En effet, les nouvelles technologies informatiques et le monde des images, bouleversent toutes les données de la vie quotidienne comme le champ des investigations scientifiques. L'écran devient fatal et omniprésent comme du reste le règne du spectacle et du « simulakrum » de l'époque postmoderne stigmatisé par Jean Baudrillard. C'est de l'intérieur du monde envahissant des images que peut se voir la manipulation vidéographique, se déployer le régne des artifices et des simulations, se mettre en place une sacralisation nouvelle de l'image et de sa présence. La manipulation mentale dont je parle s'apparente à une secte globale. En effet, il y a une parenté flagrante en tre la secte, exigeant le consentement intime à un groupe donné et l'adhésion au marché universel , société à la fois globale et fragmentée en cellules consuméristes rendues narcissiques. La « société bulle » des cultes sectaires n'est que le plagiat microsociologique de la secte globale planétaire sommant chacun de devenir un « gentil et docile membre de l'humanité »_ Comme dans les sectes, la société globale qui se propose d'abolir le temps et l'histoire sécréte en elle une volonté de suicide collectif refoulée, l'autodestruction étant vécue de manière indolore de manière aseptique tel un voyage spirituel vers une autre incarnation. Il s'agit bien d'une nouvelle forme de « Kharma »moderne. La révolution technologique, le règne du cyberspace, la révolution numérique, le développement des réseaux électroniques d'information provoquent un syndrome de saturation cognitive. Assommés par un flux continu d'informations et d'images, les individus sont de moins en moins en mesure de penser et de décider, donc finalement de travailler, étant de plus en plus accablés et abrutis. Nous sommes au coeur de la cybercrétinisation. La manipulation mentale aboutit de même à la colonisation de l'inconscient et de l'imagination, en tant qu'espace intime onirique et symbolico-archétypal. Le capitalisme traditionnel qui se contentait jadis de la publicité s'attaque aujourd'hui aux domaines du rêve, de l'imagination, dans les visions du monde les plus intimes ; Cette colonisation de l'imagination s'opère par la diffusion de supplétif telle la science fiction, prêt à porter de l'imaginaire s'adressant aux « étages inférieurs » de l'inconscient, un imaginaire standardisé, pauvre, qui se ré duit le plus souvent à des formes bâtardes de vulgarisation, nulles aussi bien sur le plan littéraire qu'intellectuel. Le. loisir. imaginaire comtemporain qui vise à instaurer une société dejoie permanente se résout a une incitation collective à l'achat. La production symbolique autrefois ajustée à l'évolution des siècles est devenue frénétique, Le but est ici d'aboutir à une perte d'identité et des capacités réactives. Ainsi la société globale est une vaste techno utopie à propos de laquelle Armand Mattelart a dit « qu'elle se révèle une arme idéologique de premier plan dans les trafics d'influence, en vue de naturaliser la vision libre échangiste de l'ordre mondial, la théocratie libérale ».
Pour finir avec ce tableau, je dirais que la société globale est affectée d'un complexe Oedipe idéatique . Je m'explique, Pour reprendre un schéma Freudien dont je récuse. Toutefois.,le réductionnisme, la résolution du complexe d' Oedipe, s'effectue dans les conditions suivantes : le devenir fils requiert le deuil du « père idéalisé » (le tout puissant non « castré »), Cest àdire le consentement à la finitude du père, un tel consentement marque la reconnaissance de la différence et de la similitude entre le fils et le père. Dans notre société globale, faute de procédés d'idéalisation, le fils tue prématurément le père, de sorte que son deuil est en quelque sorte avorté. Il devient un individu néopatrimonial autocentré, qui résulte non d'une filiation naturelle voir paternelle mais d'une filiation patrimoniale, non pas héréditaire, mais toute artificielle, matérielle, autogénérée, une filiation bâtarde. En l'absence « d'une castration symbolique du fils », ce dernier ne peut articuler simultanément d'une part le manque d'oùj ili naît comme sujet, sa finitude, sa mortalité, et d'autre part son identification au père. La société globale est un auspice d'orphelins néo-patrinioniaux. Oedipo idéatique je disait. Idéatique, car selon la théorie du néocoriservateur, Arnold Gehien, la conscience suprême dans la vie sociale est la conscience idéative laquelle consiste en une activité créatrice qui s'exprime par la création et le fondement d'institutions, La société globale faute de vision de monde, engagée sur la voie d'un progrès sans fin s'emploie à démultiplier a l'infini les institutions pour pallier à son manque de conception et de sens historique. C'est la raison pour laquelle on aboutit à une hypertrophie institutionnelle de même qu'à une inflation législative et bureaucratique, dédale où le pauvre Oedipe se débat tel un foetus traumatisé.
Croyez vons en un possible éclatement de la société globale ?
Même si je dois deçevoir les adeptes de l'apocalypse et les futurologues fantaisistes, les disciples du Kali Yuga, je ne suis pas en mesure de donner un réponse exacte à cette question et Préfère me cantonner à certaines leçons tirées de l'expérience Organiciste. Tout Etat, toute nation, toute culture comme tout corps social, sont en quelque sorte des Organismes. Le développement de tout organisme s'exprime Par la différenciation au sein de l'unité. Mais on doit admettre aussi la proposition contraire : à savoir que l'approche de, la décomposition se traduit par la confusion de ce qui fut distinct. Cette décomposition se traduit par un fléchissement de cette unité qui régnait sur l'innombrable variété des parties intégrantes. Ce morcellement qui marque l'affaiblessement de l'unité peut être la fin de tout. Le commencement de la fin. Le processus de développement dans la vie organique suppose une gradation lente, la passage successif du plus simple au progressive , la plus complexe. , l'individualisation a la différenciation de tous les phénomènes analogues. L'unité dans la diversité, la complexité « florissante et polymorphe » est l'apogée du développement organique. A contraire la, société globale affiche sous le visage fallacieux dé ladifférence apparente , une complexité artificielle, mécaniciste et infernale, qui n'aboutit nullement à une différenciation par gradation mais bien à une uniformisation par nivellement, Toute société est vouée à des phases de naissance, de développement et de maturation puis de décomposition et de mort. La mort et la décomposition d'un organisme sont précédées des mêmses symptômes : simplification des parties intégrantes, diminution du nombre des signes, affaiblissement de l'unité et de la force, en même temps que confusion. Tout baisse graduellement, se dégrade et fusionne. C'est à ce momment là qu'entrent en scène la corruption et la mort. On aboutit alors au déclin de la forme qui n'est autre qu'une idée intérieure qui empêche la matière de se disjoindre.
Tous les sympthomes énoncés se retrouvent dans la société globale : uniformisation et simplification des parties intégrantes, absence de signes et règne des messages-information par écrans interposés, affaiblissement de l'unité et de la force par propagation du progressisme libéral et de l'égalitarisme niveleur, et confusion par démultiplication polyarchique des centres de décisons ; une telle société quiest en voie de décomposition pourrait bien imploser par entropie. Mais on ne peut préjudicier sur la fin d'une société:» l'agonie peut être lente, si lentequ'elle peut durer des années ou des siècles entiers, le temps durant lequel l'identité de peuples ainsi que des cultures entières peuvent disparditre.
Pouvez vous vous définir politiquement ?
Au lieu de typologies politico idéologiques, je crois plutôt à un certain déterminisme du tempérament, du caractère, l'oeuvre de l'intuition, une certaine tendance qui conditionnent dès notre plus jeune âge notre orientation politique. Comme Nikos Kazantzaki, je crois qu'il faut plutôt que de se soucier des hommes davantage aimer la flamme qui n'est pas humaine et qui les brûle. « Nous ne devons pas lutter pour l'humanité, niais pour cette flamme qui transforme en feu cette paille humide, l'inquiet, le ridicule que nous appelons humanité ». Oui il s'agit d'une tendance spCcifique, stylistique particulière, une résonnance insolite bref une intuition qui prend forme progressivement pour se traduire par une expression idéologique et politique. Non pas qu'il s'agit de ne pas se soumettre à un examen critique, mais plutôt accepter ce déterminisme et travailler pour que cette tendance aboutisse au plus haut degré de maturation, qui n'est rien d'autre qu'une conviction, une foi élégamment habillée. Une visée globale à la fois nuancée et déterminée, tranchée et rapace, agairie et détachée, visée incarnée par une certaine pensée vivante, un certain mode d'être, des formes d'actions qui résultent d'un vécu subjectif et qui poussent à agir, construire un devenir, ouvrant sur une voie chargée d'un sens historique, une destinée capable de recevoir un futur antérieur au de là des dichotomies tradition/modernité. Plus' qu'une mécanique particulière de 'structuration idéologique, il s'agit d'une tension qui oriente et enflamme l'action.
Je commencerais par une citation de L.F Céline : « la vieillesse rabâche et la jeunesse déconne ». Pour na part, arrivé à l'âge moyen et après avoir atteint un certain degré de maturité je l'espère, l'autoattribution d' étiquettes politiques ne me convient plus, elles me semblent risibles et incongrues à la fois. J'aurais peur de me répéter, de rabâcher et de décevoir les lecteurs. De nos jours se dire national révolutionnaire, nouvelle droite, nouvelle gauche, anarcho syndicaliste, de droite ou de gauche dans le cadre du système global qui détient des procédés d'autorégulation, de récupération et de neutralisation de groupes politiques les plus marginaux jugés subversifs, me semble tout à fait illusoire. D'autant plus que l'appartenance à une famille politique quelconque de doite ou de gauche me semble être un réflexe sécuritaire, que j'ai il y a longtemps dépassé, car j'ai fais l'expérience que l'on appartient nullement à un groupe social, politique, ni même pas à soi même, si ce n'est à rien. Appartenir ou la douce complainte des adeptes du nostrisme. Je dois remarquer d'ailleurs que tous les disciples du cororminautarisme, du national, de la mouvance de droite ou de gauche sont profondément, contaminés par l'individualisme. On le voit dans leur impossibilité de fédérer les plus petites formations politiques et la fragmentation en plusieurs chapelles sectaires. J'inviterais donc tous les sbires du communautarisme à venir faire l'expérience sur le terrain, de vivre quelque temps dans les sociétés de type holiste dans les pays islamiques du moyen orient, en Asie en Inde, ou bien dans certaines régions de l'Europe centrale, plutôt que de cogiter et de se délécter cérébralement sur les bienfaits des sociétés communautaires, archaiques et appartenant à un passé mythique. Je vous assure que beaucoup d'entre eux désenchanteraient rapidement et reviendraient camper dans les cériacles hermétiques et confortables sur des positions incohérentes car mis à l'épreuve par le vécu subjectif Je préfère tout simplement garder ma dignité, en restant libre et debout, et prendre à chaque fois levirage d'un exil intérieur pour n'appartenir à rien, pour tout simplement demeurer et comprendre en toute liberté. C'est la raison pour laquelle je préfère développer une Pensée qui échappe aux carcans conformistes du globalisme ce qui n'est pas chose facile.
Parler de non conformisme à l'heure ou tous les avatars institutionnels, médiatiques ,politiques et sociaux du « political correct », font Office de sacerdoce religieux de pédagogues
sociaux et de censeurs à l'oeuvre dans toutes nos bonnes vielles démocraties Parlementaires, me parait être un exercice périeux engagé sur une pente raide de désaveu collectif. Faire
l'apologie élogieuse des Premiers non conformistes libertins du 18è' siècle, de Brantôme, Montluc, Bodin, Serres, de Verville, Vauquelin de la Fresnaye et dont le courant de
penser constituait ce que l'on appelle aujourd'hui «artistocratisme libertin » jusqu'aux non conformistes contemporains anarcho-droitistes, Bernanos, Nimier, Céline et tant d'autres, se reclarner comme l'héritier de leur pensée, peut être éminemment honorable pour leur mémoire et rhétoriquernent satisfaisant, mais sans doute quelque peu prétentieux, lorsqu'un sait que seuls des êtres d'exception peuvent assumer un combat intégral et quasi
ontologique contre la société globale, et les plus faibles se fourvoieront très vite eux mêmes sur ce chemin dangereux. Etaler incongrûment les pâles constats de l'uniformisation et
du nivellement culturel dans nos sociétés dominées par l'anomie généralisée, dénoncer les mécanismes perfectionnés d'autorégulation et de récupération à l'oeuvre dans tous les
sytèmes bourgeois, nous conduit dans les méandres de réflexes conditionnés que nous contestons à priori pour aboutir a une réaction unique, contestataire dans l'âme, mais cependant stérile sur le plan pratique, et laquelle ne représente au fond que le pendant politique et philosophique opposé, „l'alter ego“renversé et répudié de la pensée dominante qui se nourrit allégrement de boucs émissaires affaiblis et manipulés. Dire et crier à tout bout de champ que le système nous. menti s'apparente aujourd'hui à une vérité de polichinelle. Les guerres de tranchée que se livrent depuis des décennies certains individus libres face au mollock étatique, le monstre froid Nietzchéen, qui broit les individualités sur son passage, sont inéluctablement enlisés dans l'absence de stratégie globale, l'incohérence et l'inconsistance de certains laudateurs de l'ordre à tout prix, ou tout simplement dans le désarroi et la fatigue des protagonistes de « l'anticonformisme ». Bernanos l'avait bien compris : « les Êtres d'exception se forment à la lisière des pouvoirs forts ». Les tenants de l'ordre établi et leurs sbires goulurnent stipendiés ont bien compris la leçon : la démocratie parlementaire, le constitutionnalisme, les relais institutionnels et médiatiques de la société civile qui ne sont ce que Gramsci et Althusser appelèrent les « appareils de répression idéologique », sont bien plus efficaces dans la neutralisation de leurs ennemis que la bayonnette des militaires, car ils noient toute discussion supposée contestatrice dans le cadre d'une discussion globalisante par excellence, ou la confrontation des opinions finit par devenir une douce complainte consensuelle. La « clasa discutadora » de Donoso Cortes reste triomphante. Charles Péguy avait raison « ne rien dire c'est déjà capituler ». Il faut être agairi de cet irrespect chronique fait de manisfestations intermittentes et d'une lucidité à tout épreuve pour éviter les colibris de la récupération. Comprendre cela c'est déjà percevoir les crêtes escarpées d'une attitude authentiquement non conformiste.
Croyez vous encore en un non conformisme de gauche ou de droite ?
Les « non conformistes » de gauche, les quelques réscapés bolchos et rnaoistes, les anarcho libertaires, les émules de la nouvelle gauche de l'école de Francfort, que l'on retrouve dans les manifestations anti globalistes à Seattle et à Prague, restent depuis la dislocation de l'Union soviétique, marginalisés dans les dédales de la protohistoire relégués a un sectarisme épidermique, ou bien habilement transformés en courroie de transmission du système, porte parole et avantgarde de la mouvance globale de l'Euro social démocratie. Que dire d'un non conformisme à droite ? depuis 1789, la gauche prêche la fidélité aux idéaux de la Révolution fi ançaise. A l'inverse la droite se définit par le refus de ces idéaux. Elle n'est pas toujours réactionnaire mais elle originairement réactive. Se définir par le refus de quelque chose c'est accepter d'occuper une situation dérivée et rion matricielle, depuis deux siècles , la droite française occupe cette espace de négativité.
Que pensez vous de la possibilité de voir,se constituer un front idéologique contre révolutionnaire ?
L'histoire de la droite n'est que l'histoire d'une suite de division. La droite contre révolutionnaire est en voie de disparition et ne subsiste que dans un état embryonnaire qui se préoccupe plus de bons dieuseries que de pratique politique. Tout le monde à droite semble au moins rhétoriquement, rejeter l'héritage de 1789, sinon de 1793, même Le Pen , la droite monarchiste et intégriste reste empêtrée dans les inimités entre légitimistes et orléanistes, sans parler de la droite nostalgique bonapartiste et vichysoise.
Quels seraient alors les fils conducteurs et idéologiques d'une pensée authentiquement non conformiste ?
Etre non conformiste de nos jours ce serait refuser un certain ,ordre naturel des choses qui constitue le fondement de la pensée dominante, et autour duquel s'articule l'ordre publie qui lui même se confond avec la vérité officielle, et la politique qui reste cantonnée à la sauvegarde d'une prétendue morale publique. A l'inverse il s'agit de proclarrier la relativité générale des prduction humaines, des moeurs, des idéaux, des régles morales, des tendances esthétiques, comme autant de valeurs et de formes humaines , Cela consiste à poursuivre et re3ter fidèle à une certaine conception tragique de l'homme et du monde, que les détracteurs épris d'empirisme béat refusent au nom de leur commodité intellectuelle.
Pouvez vous nous expliquer cette notion du tragique dansle monde ?
Le « tragisme » inhérent à notre non conformisme, consiste à accepter que l' univers est immense et infini alors quel 'homme est éphémère. Ainsi le vif sentiment tragique de, la vie present chez les esprits élevés s'inscrit dans lajouissance de r intensité de chaque mstant. Mais c'est aussi clarner la révolte permanente sans se résigner et être conseientque l'homme est appelé à historiciser son existence, et d'avoir la puissance de volonté nécessaire pour donner une forme dans un monde livré. au chaos. La forme, oui, voilà le mot clé, le concept central de nos préoccupations dans un monde deliquescent voué à l'adoration du glossaire mécanique de l'argent. L'idéal de forme, initié par les, doriens, qui s'est perpétue au cours des siècles, du moyen âge à l Age d'or chretien de la Renaissance , en passant par les arts florissants du 18ème siècle et présent dans une certaine mesure chez certains mouvements avantgardistes du 20ème siècle. Mais il convient de transcender cet idéal de forme comme simple attribut esthétique pour en faire un impératif catégorique existentiel et absolu ; « Autarciac », être sa propre loi, son propre principe disaient les anciens Romains, incarner une forme constitue chez l'homme un des attributs les plus nobles mais aussi des plus subversifs, face à une sociéte ou les idées, les principes se diluent dans un moule sulfureux et acide d'où sortent les pigmalions en série, les « remake » du dernier homme Nietzchéen, miniatures hominisés, écervelés, désensibilisés par une castration intellectuelle, produits fétiches de la société de consommation. Incarner une forme, c'est encore mûrir une disposition intérieure qui conjugue la nécessité, l'art de la nuance, le détachement et mépriser dignement sans hair, en étant conscient tout comme l'avait compris Drieu La Rochelle que « le venin de la faiblesse est dans la haine et l'accoutumance ».
Ainsi la forme devient un véritable antidote efficace contre le monde opaque de nos contemporains qui ricanent méchamment dans leurs niaiseries pusillanimes, sans avoir la force de regarder à la petite surface d'eux mêmes pour y entrevoir leur petitesse d'esprit et leur gouardise atavique. Une chose est sur, nos contemporains fiaissent tout ce qui est forme et pure beauté, lesquelles dans leur esprit ne sont que le fruit de la séléction naturelle. C'est pourquoi ils cultivent l'hypersubjectivisme, le relatif et la morbidité. Ils préfèrent l'informe, les laminations corporelles et spirituelles désarticulées par le jeu des compromissions, des alliances et des traîtrises, lot quotidien des existences sereines et communes. Nos contemporains vivent enfermes dans une caverne d'ombres qui ne sont pas malheureusement la projection des idées Platoniciennes, mais représentent les chimères fictives d'un monde Dantesque. C'est pourquoi l'égalitarisme tant vénéré par nos aieuls de la pévolution française, sur l'autel de la déesse Raison, constitue l'alibi favori des esprits médiocres, comme 116 l'évolutionnisme est la profession de foi des parvenus, afin de maintenir dans l'abrutissement, l'incapacité réactive des pans entiers de la population, quotidiennement gavé à la soupe médiatique, et dans le but d'écouler en toute quiétude leur camelote dans leur négoce usurier. Les affinités naturelles sur lesquelles de nos temps se bâtissent les prétendues amitiés, les amours, les réseaux de relations ne sont qu'une supercherie du monde monderne, dans laquelle se complaisent les invertébrés du système qui cultivent le nostrisme, la proximité, et l'identique par souci sécuritaire. Le non conformisme au contraire reconnait l'excellence des affinités éléctives qui sont soumises à notre libre examen et notre liberté de choix. Ce que redoutent les contemporains qui nous gouvernent, c'est, la luminosité d'un homme en forme, verticalité tendue, avec la prestance d'une proue, et qui comme les anciens perses se limitent à « bander l'arc et dire la vérité », seuls actes de foi qui dans leur dépouillement et leur sobriété propagent un souffle de liberté rédempteur.
Endosser une forme, c,est aussi revendiquer une vision plurielle du monde qui requiert un certain détachement à l'égard des biens matériels et du bonheur illusoire sur cette terre. C'est tout comme les gueux qui dans leurs hailloris rapiécés, portaient la croix et dédiaient leur dernier souffle dans le grodndement du « Quirie Eleison miscre nostre » ; alors la forme revêt la tunique de la passion, s'anime au coeur, de cette légion d'infortunés, sublimes cadavres en marche, morts vivants lancinants, aux bannières en berrie, de pure braise, psalmodiant les dernières paroles: « Pater, quia nesciunt, quid faciunt ». L'humilité prend corps. dans la supplication, la divine supplication, le « lamentu » du proscrit. L'humilité chavire dans l'écueil d'une pose statuaire dans le plasma marbré, son bustier rafistolé glapit aux accents d'une supplication qui émerge des sillons d'une glèbe ingrate qu'on lacère hardiement pour récolter que des racines décapitées. Cette supplication ne vocifère pas, ne quémande rien, comme elle n'éspère rien, car si c'était le cas elle serait vite renvoyée dans l'antichambre des bacchantes, qui désabusées attendent, gloussent et s'éteignent dans l'ivresse carnassière. Comme Charles Péguy l'a si bien écrit chez les modernes la supplication est une opération d'aplatissement mais infiniement plus profonde, plus vraie, tout autre, toute sage, toute résigéne est la supplication dans laquelle le supplié a une grande, une haute situation humaine. Alors la supplication constitue un vaste mouvement de retournement convulsif qui ne tolère aucun aucun atemoierrient évasif, aucune pose, aucune mise à l'épreuve devant la vindicte du révolté, de l'humble, du bâni ; car c'est avec verve, avec un courroux cinglant qu'il faut supplier méticuleusement sans signe de soumission, chasser les soubresauts élégiaques d'une pensée résignée et tout dire comme Céline le préconisait: »il faut tout dire, se taire, c'est trahir ». Cette supplication est un appel à l'affranchissement des intelligences et à la libération des âmes. Il s'agit d'une affaire d'honneur, car tous les menteurs et les laches baissent l'honneur qu'ils vilipendent et vitupèrent comme s'acharnant sur un vieillard affaibli , car l'honneur représente pour eux cette sonnerie stridente qui retentit dans leurs oreilles affaissées suspendues telles des fibules de pacotille. Car l'on ne peut conspuer l'honneur, comme on ne peut le décliner par une volte face, car il est entier et intégral comme l'amour , il faut l'affronter, le regarder en face , mais pour cela il faut avoir du courage....
Une chose est sûre , Pescroquerie se perpétue remarquablement depuis 1789. Il n'en demeure pas moins pour employer des expressions à la mode que les droits de l'homme et l'égalitarisme, figures d'images virtuelles et synthétiques restent soumises à la triste réalité de Ferosion sociale, la paupérisation sociale acrrue et la criminalité rampante. Certes les acteurs d'hier ont troqué leur étoffe tricolore thermidorienne pour leur complet gris de l' Enarque docile, des dynasties bourgeoises qui nous gouvernent depuis des siècles dans l'irresponsabilité et la démission, restent les mêmes et la souveraineté nationale, la liberté et la dignité humaine sont bradées au nom des intérêts du capital financier dans une grande foire et en toute impunité Avoir ce tableau la. roulette russe pourrait être lejeu favori de ceux qui ont chosis la voie du non conformisme. Mais les dés sont jetés, il faut affronter avec courage le Grand Inquisiteur Dostoïevskien qui dévore les libertés vulnérables et chancelantes de notre monde Orwellien , Le sentiment d'être un réprouve, mis au pied du mur, revient à accepter le bréviaire d'une conjuration permanente dans la joie et la sérénité , une joie qui comme le disait F. Nietzsche « veut l'éternité de tout ce qui est ».
Croyez vous au retour de l'idéologie et quelle serait son rôle dans notre société globale ?
Le discours dominant de la pensée globale qu'il soit de droite ou de gauche est celui de la priorité de la question sociale qui est à l'oeuvre dans tous les social démocraties au pouvoir, et qui tend volontairement à se substituer à la question nationale : il s'agit en fait du retour de la compétition pour le contrôle du champ intellectuel et religieux et du champ politique. En d'autres termes, i . e pense que ce qui est a l'ordre du jour est le fondement même du projet social et historique (de la rationalité ou de la transcendance) et ce que cela peut engager dans la gestion des systèmes des relations au sein du Soi et avec l'altérité : la question de l'enjeu d'une véritable idélogie à la fois nationale, et grande européenne est la réinscription du religieux dans la sphère politique qui sera en mesure de mettre un terme au « liberal age ». Sans me prononcer pour une quelconque forme de fétichisme de l'idélogie, à notre époque d'anomie généralisée, et de dépolitisation endémique, je pense~ qu'il convient de réhabiliter le rôle moteur d'une grande idélogie « oecuménique » qui devrait être un instrument de libération et de galvanisation des forces populaires inhibées, latentes de la société. Si j'insiste sur le rôle de l'idélogie dans la politique et de la société, c'est que l'homme politique est un animal idéologique. L'idéologie n'est pas qu'un leurre (le leurre fait partie de la réalité) , elle structure le comportement de l'homme d'autant plus que l'homme travaille contre ses intérets propres tout en les transposant sur la lutte contre les autres. Ce mécanisme étrange est une sorte de « pulsion aveugle ».
En ce sens l'esprit de stratégie que développe volontiers l'homme politique est une manière de se préserver contre cette énergie irrationnelle. La stratégie introduit au jeu, elle introduit de l'ordre, lequel entraine au désordre et aux guerres de position. L'idéologie est dore, pour les partis, une référence de base afin d'affirmer leur identité, leur rôle dans la société, puisqu'elle permet au politicien de se reproduire en tant qu'animal idéologique. Dans le jeu de la contiguïté idéologique, plusieurs positions sont à conquérir: une concurrence déclarée ou suspendue, une alliance tantôt larvée ou ouverte , une complémentarité où chacun a sa place réelle , le regroupement par séries de différences ou par une simple juxtaposition , une fédération comme horizon ou comme projet fiable . Ce type d'idéologie secondée par une authentique éthique de droits et de devoirs tenderait à regrouper de façon oecuménique et à l'échelon national, les oppositions à l'intérieur de l'Etat et de l'administration, les oppositions veritablement alternatives a l'intérieur des Partis, les oppositions a l'oeuvre à tous les échelons associatif, les oppositions par l'abstention lors des élections, les oppositions radicales contre tout système électoral, les oppositions silencieuses difficiles a identifier qui sommeillent dans la communaute de base. Cette série d'oppostions latentes et explicites alimente chacune de nos sociétés. La fonction du politique serait d'identifier, d'intégrer et de polariser les positions de conflits, les potentialités « subversives et alternatives »et de les mettre en place dans.. une strucure révolutionnaire identifiable à un Etat de salut publie, Etat à la fois national remplissant une fonction « anagogique » et dont le moteur est une révolution permanente pour combattre le libéralisme intégral, véritable fléau du globalisme en oeuvre. Transnational et transétatique, ce phénomène a atteint une autonomie aux effets encore incalculables de l'économie par rapport au politique, dictant ses choix politiques aux Etasnations les plus fragiles, en fin ce qui reste des Etats nations ; Ajustez vos économies et soyez démocrates en imitant notre sacrosaint modèle : tel est le slogan en vogue. Pour les pays en voie de développement on utilise le chantage de la stratégie du « coupe feu » en vertu de laquelle on leur octroit de l'aide qu'à condition de libéraliser leur marché. Le libéralisme théocratique est le fer de lance du règne du marché sans frontières, concurrence intraitable qui pousse à la
modernisation soutenue de l'entreprise, à la mondialisation informatisée des flux et reflux monétaires, à un autre nouveau partage de la décision internationale du travail (matérielle ou virtuelle) . Pour contrecarrer le libéralisme qui détruit les fondements de la nation, les liens organiques et de solidarité de la société, dans sa logique irréversible, il est fondamental à chaque échelon national des nations européennes de rétablir la suprématie du politique sur l'économique et le fiancier.
Avant de penser géopolitiquement à une Union grande européenne, l'idéal serait de constituer à chaque échelon national, de vastes mouvements politiques auto centrés en équilibre avec leurs forces constructrices et destructrices, regroupés autour d'une communauté d'esprit et de valeurs salutaires, autour d'objectifs prioritaires dont le but principal est de rétablir la suprématie du politique pour l'ancrer dans tous les segments de la vie sociale, Cela présuppose une redéfinition et un recentrage radicale de la notion de Hierarchie et de PAutorité dans le sens d'un élitisme profond. Les leaders de tels mouvements seront amenés à être des manieurs d'hommes et d'idées selon la nouvelle loi de la hierarchie, du principe elitiste défini par Mosca, Pareto, Michels. Hierarchie établie en toute légitimité charismatique ou par d'autres moyens. A ce propos, le poète Ezra Pound écrivit « lorsque l'usure s'est installée dans toutes les couches de la société, le bistouri du chirurgien devient nécessaire.... ». Ou bien était il vraiment fou ou avait il fait preuve d'une extrême lucidité. J'opterais pour cette dernière explication.
Quelle est votre orientation philosophique ?
Tercerisme et differenciation !
Dans dans le monde des idées, comme dans la praxis existentielle, il est toujours plus facile d'exclure, de dissocier, de séparer des éléments, des notions , des concepts, des croyances contraires, apparement antinomiques plutôt que de les relier, les réconcilier, y déceler les points de convergences tout en respectant leur sigularité et autonomie intrinsèque, et en évitant l'écueil d'un syncrétisme réducteur. D'ailleurs la signification originelle etymologique de toute vraie religion, le vocable « religare » signifie relier, réconcilier.L'“Ekumen“ non pas dans un sens strictement ecclesial et institutionnel, mais dans son sens étymologique, vient du verbe « oikos », habiter, vient de l'expression qui veut dire « la terre entière » donc le monde entier, connu à une époque donnée. Cet « Ekumen », cette « terre entière » renferment et expliquent la condition cosmique de l'homme son « autochtonie », son inaliénable appartenance à la terre, son être au monde, l'eau (Peau de la matrice maternelle, de l'oasis, ou de la pluie qui donne la vie, mais aussi l'eau du déluge ou de la mer qui dévaste ou noie), le feu ( le feu qui réchauffe et revigore, mais aussi qui brûle et détruit, le feu solaire créateur, ou le feu de l'enfer), la cendre ou la terre (la terre mère de notre naissance et subsistance, mais aussi la terre sépulcre de notre tombeau et de notre retour à la poussière) , le pain (le pain blanc de nos joies mais aussi le pain bis de nos larmes et de nos manques insatisfaits), la lumière (la lumière qui éclaire et rassure, mais aussi qui aveugle et dévoile au grand jour les trahisons). Ces éléments ou étants subsistarits qui sont les supports de l'autochtonie, de l'être au monde viennent métaphoriser l'existence de chacun. Bien en deçà de la conscience que nous en avons ou de l'intention que nous affichons, ils nous renvoient archaiquement l'écho de notre indissoluble mariage avec la terre, de notre condition existentielle originelle de l'être au monde. L'Ekumen, l'Oikos, représentent à mon sens notre habitus orginel, notre nomos spirituel pancréatique, où vient se consurrier, se rejoindre et se réconcilier tous les opposés, les impondérables antinomiques, la résolution de toutes les contradictions individuelles comme universelles. Il s'agit ici d'aboutir à un principe d'individuation dans le sens que lui a donné Nicolas de Cuses par le jeu de la résolution des conflits. Cet Ekumen est le lieu d'expression er de réalisation du schéma symbolique de l'altérité. En effet, la résolution et la conjonction des éléments antinomiques s'opèrent par le jeu « oecuménique » d'une différenciation, et d'un acte de néantisation. Non point le schéma métaphysique de la différence, conçue comme distance et éloignement, mais la différenciation par l'altérité. En effet, ce type de différenciation est intrinséquernent lié à une identité ou similitude des deux termes. Identité et différence sont exprimés comme « co appartenantes » et corpropriétaires l'une à l'autre, ainsi que l'a démontré Heidegger dans Identité et Différence. Non point donc comme deux réalités pleines qui seraient seulement en rapport dialectique inséparable , un peu comme le recto verso d'une feuille de papier. mais comme deux réalités qui n'adviennent que barrée chacune par l'autre (de même que la présence et l'absence). La différenciation-altérité n'est jamais autant réalisée que dans la relation d'identité similitude, alors que l'altérité est le lieu symbolique d'où peut s'effectuer toute communication. Par ce que l'autre, le différent, le contradictoire, l'opposé est un sujet, et non un objet. C'est ici qu'intervient un deuxième concept central, la « taxis », qui nous renvoit à la notion grec d'un ordre trinaire, à l'idéal symphonique terceriste. Ce principe trinaire est aussi à l'origine de la corpropriété de l'homme concept qui articule dans'« l'archi symbole » du propre corps de chaque sujet, un triple rapport :au système culturel du groupe (corps social), à sa mémoire collective (corps traditionnel) et à l'univers (corps cosmique). Une telle articulation symbolique s'effectue de manière originale pour chacun, selon notamment l'histoire de son désir. Mais chacun n'est soi même que par ce qu'il est habité par ce triple corps. La « taxis » pésuppose que l'unicité et la totalité ne peuvent être réalisées par un procédé uniforme, par un nivellement unilatéral, mais intégre l'idée de la polymorphie respectueuse de la diversité. L'unicité ne peut être atteinte par la voie de la contrainte, mais uniquement par la voie de l'assimilation intériorisation et l'ouverture extériorisa tien. L'unicité de la taxis est à la fois mystère, communion et vocation. Comme dans l'unicité trinaire de la „taxis“, comme du reste est présent dans tout homme et être vivant, la matière et le spirituel, je suis convaincu en l'existence et l'action bénéfique d'une troisème force, sorte de réalité intermédiaire, modalité d'existence spécifique. Dans toute réalité intermédiaire, toute interface ou isthme, réside une forme d'entre deux, inséparable et insaisissable, un domaine de l'existence situé entre une: réalité déjà considérée comme existante et une autre envisagée comme non encore existante, c'est à dire non encore actualisée. Ainsi cette troisième forme, réalité intermédiaire reste une, identique à elle même, quel que soit le domaine où on l'envisage et la fonction qu'elle assure dans l'existence. Elle s'applique à des réalités les plus diverses qui la délimitent. Elle peut être considérée dans le processus d'actualisation des potentialités quasi divines, comme une relation toujours unique unissant les domaines où les mêmes réalités sont vues sous différentes perspectives.
A cet égard, l'idée d'illusion, non pas un phénomène qui réduit l'illusion à des représentations objectivables et subjectivisantes, joue un rôle primordial dans le processus de différenciation Dans le prolongement de la phénoménologie de Husserl, l'illusion est concue comme une action « édeitique » structurante de la conscience et qui aboutit à l'appréhension d 'une surréalité. En ce sens il convient de déconstruire les fondements de la Raison pour lui restituer sa, fonction de turbulence et d'agressivité. Une raison expérimentale serait susceptible d'organiser surrationneleme le réel comme le rêve expérimental de Tristan Tzara organise surréalistiquement la liberté poétique. Nous sommes au coeur de l'idée de surrationalisme et de surerriffirisme forgé par Craston Bachelard et se, fondant sur les travaux de métagéométrie de Lobatchewsky et de Ouspensky. L'acte de langage est au centre de la notion de taxis, il est le lieu originel du rapport de l'altérité. Il correspond à la structure triadique de la personae » linguistique ( le « il », le « neutre je », le relationnel» ,le « différent »). C'est de cette faille insaturable d'altérité que nait la différenciation et la réciprocité permettant la communication. La troisième force, réalité terceriste dynamisante qui agit telle une monade, ne fait qu'actualiser cet acte de langage entre réalité distinctes et antinomiques j . usqu'à leur communion dialectique. Ainsi l'Ekumen, notre Oikos, habitus spirituel en perpétuel devenir est le lieu d'expression d'un langage synthétisant, oecuménique et unificateur qui mène vers l'ouverture sur le monde, lequel est indissociable de l'ouverture sur le temps, du temps profane qui ne touve sa consécration que dans je temps sacré transcendental, le temps existentiel de N. Berdiaeff, le monde de la totalité fragmentée de laquelle s'échappe et se dissocie les éléments distincts, parcellisés, individualisés, faute d'une différenciation par altérité correspond dans sa substance à une spirale ouverte regroupant globalement des éléments et unions secondaires induites dans l'erreur et l'illusion durant leur long voyage de permutation. Le jeu synthétisant de la taxis dont la force motrice est cette réalité trinaire intermédiaire, établit un rapport dialectique entre ces fragments du tout qui touvent ensemble et individuellement dans leur organisation organique et systémique, et dans le cadre du temps historique conçu comme espace symbolique, leur place mobile et multidimensionnelle dans l'interaction et la communion. Ainsi dans le cadre de l'Ekumen, se rencontre et se consument en se copénétrant dans un rapport dialectque d'altérité, le logos /concu comme langage, le penser/monde, le théos/dieu du monde, le Kosmos et la Physis/monde de la nature, Epoha/le monde historique, la Poesis et la Tehné/monde de la poésie et de l'art, et l'Anthropos/le monde de l'homme. L'ensemble de ces catégories particulières peut être contradictoire, se combattre, s'opposer, mais force est de constater que leur signification et interprétaion thématique, spéculative, théorique et technico scientifique ne font que résulter du monde et ne peuvent être réduites qu'à cela. L'ensemble de ces vocables, mots magiques, formules diverses s'explique par leur jeu mystérieux. Ce qui est pluriel et fondamental ne peut être traduit que dans l'unité d'une totalité quelconque. Car le véritable fondement ne résulte pas seulement de la synthèse de tous les avis et positions engagés dans un processus centrifuge, sans passer par une démarche centripète et centrale. De même qu'il existe un rapport dialectique entre la « tehné » et le rite/anthropos, de même il existe une intime communion, une copénétration entre le logos/langage et la « poesis ». le poème ne fait dailleurs que manifester ce qui « se joue » en tout language même le plus quotidiennement banal : la poésie proprement dite n'est jamais seulement qu'un mode plus haut de la fréquence plus subtile de la langue quotidienne, comme dans la « notion pure » Mallarméenne. La métaphore en tant que parole action, une parole qui construit qui fait « poiein »le monde, n'est pas une sorte d'exorcisme, mais elle est ce qui porte le langage au plus proche de sa source vive. La poésie écrivait Bachelard, met le langage en état d'émergence. L'homme /Anthropos a une vocation poétique pour accomplir dans toute son essence la présence du monde , il est traversé par un dire qui le constitue et qui est le dire de l'être
La totalité et l'unicité représente cette ouverture vers le temps, passé, présent et avenir. L'homme est plongé dans un monde fracturé et fragmentarisé, lui même et les fragments sont
impliqués dans le jeu relationnel entre forces opposées. Cette situation qui peut être douloureuse pourtant l'interpelle sur le déplacement des horizons, de l'horizon du monde. Cette idée, cette notion d'Ekumen, n'est pas un monde figé, un mythe archaique, elle est une certaine expérience intérieure qui peut etre l'oeuvre de chaque homme, en effort tendu pour penser, intéger de façon synchronique, le logos, le théos, le kosmos, la physis, le bios, la psyché, la polis, la poesis et la tehné, pour dépasser leur dissociation et les réconcilier dans une direction d'ouverture ontologique multidimensionnelle et transhistorique, parfbis sans rechercher par crispation le sens et la vérité des choses et des êtres humains, qui au fond ne sont que des signes, L'Ekumen établit entre l'espace et le temps un rapport hérméneutique. En ce sens l'espace est conçu comme le lieu privilégié de rencontre et de communication entre le rituel et l'outil. Le rituel n'est pas compris ici dans un sens archaique et ne saurait être réduit à une forme de cristallisation du social dans un mode Durkheimien. Il s'agit ici d'un phénomène de « filialisation » qui essentialise à chaque instant. tout outil, tout élément appréhendé, manié concu comme un tout, qu'il soit ludique, utilitaire, ou a vocation prométhéenne transformable. Ici la dialectisation, la »communio » entre le tehné et l'action de l'anthropos proviennent et s'effectuent par le jeu d'un vieux fond de schèmes sub- rituel qui nous parlent sans cesse. Exemple la station verticale, le geste partageur droite/gauche ou avant/arrière, l'introspection ou la projection, l'action circulaire, l'ouverture ou la fermeture de la main, la souillure qui vient tâcher la peau ou la purification qui vient l'effacer. Ce sont autant de schèmes sub-rituels appartenants à la symbolique primaire inscrite dans le topique du corps. Cette dialectisation rituelle entre l'anthropos et la tehné, l'outil et le rite aboutit à la « teleiosis » de l'homme, métaphorisée dans chaque action par le symbole du remplissage des mains qui désigne ainsi son accomplissement. De la sorte, il existe une imbrication du tehné et du rituel/anthropos, du matériel et du sacré. L'espace devient un espace polyphonique où s'opére une subtile articulation essentialiste entre le domaine matériel et spirituel. Le temps dans mon intime conviction est une vaste transhumance de l'esprit qui s'exile volontairement et intérieurement, et par voie de despatialisation conjointe, pour vaincre la peur, principale obstacle à la réalisation de toute forme d'Ekumen d'unité. Ainsi cette transhumance jalonnée par les réminiscences, les anmnèses et transits s'apparente à un voyage intérieur herméneutique où l'on rencontre autant de signes révélateurs, guides espistémologiques et esthétiques, et s'apparente donc à un voyage.,qui est un départ renouvelé et perpétuel vers le devenir qui mène à l'extérieur de soi même et nous fait osciller entre le réel et l'imaginaire , cette même transhumance, est un chemin tansitif, car penser, exister même, c'est par là même être toujours en chemin. Mais,un tel chemin n'est pas objectivisable comme une voie tracée devant nous. Il est inséparable de nous mêmes, C'est un « be wëgender . weg », un chemin cheminant, un chemin transitif; « c'est le chemin qui met tout en chemin; et ce chemin est parlant. Il est parlant en ce qu'il est ouvert à l'appel premierde l'être à l'égard duquel toute parole humaine est écoute et réponse. Il n' y a pas de récompenses ni de trésors à saisir au bout du chemin ». La seule forme de récompense n'est autre que le travail d'acheminement qui se fait en nousmêmes, travail d'enfantement de nous mêmes. Cet enfantement qui révèle la vraie nature de l'être qui sans mesure, calcul, sans explication ni justification est pure grâce
par don. Ici le véritable événement à penser et à méditer est l'appropriation du gratuit qui ne peut s'effectuer que dans une démarche de « désappropriation ». le mode humain de l'appropriation de l'être comme jeu et trace est la désappropriation.
Dans votre perspective qu'est ce que l'individu peut attendre de l'existence ?
Il s'agit ici pour chaque être de l'attente d'une venueprésence, une présence dont l'essence est la venue, l'avénement dans le temps chronologique de ce qui est donc essentiellemnt marqué du trait de l'absence « la trace matinale de la différence », qui telle une présence trace s'inscrit dans le temps transcendental et existentiel, qui n'est autre que l'éternel présent.
Comment qualifieriez vous votre sensibilité et votre style littéraire ?
Je pourrais me définir, même si je m'éfforce d'échapper à toute forme de catégorisation, ou plutôt je serais e . nelin à me réclamer d'un certaine forme d'existentialisme postsymbolique, un parnassien intuitionniste d'avant garde. En effet je pense que la vie intérieure, l'intuition sensible mis en forme est susceptible non seulement d'influer profondément sur toutes les formes de l'art mais aussi d'orienter tel un diapason l'existence entière. Dans mes écrits je me fais le chantre d'un certain imagisme émancipé de l'emprise de la réflexion affligeante; imagisme, faisceau d'images motrices qui véhiculent une imagination épurée, c'est à dire qu'elle est attirée ou possédée par l'image sans essayer de comprendre le sens de l'image. Il s'agit tout simplement de sentir, d'avoir l'intuition que l'image a une certaine signification, qu'elle est donc l'expression d'un état d'ame, cette expression n'est qu'une correspondance dont il est difficile ou impossible de donner une explication logique que d'ailleurs je ne recherche pas. Ainsi ma traduction ou la correspondance imaginative pourra être tour à tour d'apparence classique et d'apparence abstraite incohérente. Le style doit avoir une grande liberté, mais ponctué par un certain rythme. Les phrases peuvent se juxtaposer, s'entrechoquer, sans aucun souci de logique, mais elles doivent être ponctuées d'une rythmique intérieure de l'émotion qui les porte. Pour moi comme du reste je l'ai écrit dans mon ouvrage « Les bûchers de la Renaissance », l'art n'est peut être que la rythmique des formes absolues, et la forme absolue s'apparente à la beauté optimale lontenue dans l'équation minimale, Le mouvement n'est plus qu'un mouvement musical échappant à un examen analytique. Ces formes absolues s'enroulent ou se diffusent ou bien jaillissent par brèves échappées et par ellipses. Il s'agit de phrases rytmiques et non logiques Le symbolisme ne doit pas être pris a la lettre, il ne s'agit nullement de la transposition allégorique d'une image, d'un discours mais une suggestion comme une corde vibre au son qu'elle même doit rendre. Henri de Régnier disait à ce propos « la poésie semble donc résigner son vieux pouvoir oratoire dont elle s'est servie si longtemps. Elle n'explique pas, elle suggère. » Encore une fois, je le répète la pratique du symbole n'est ni la comparaison ni la métaphore qui sont plus ou moins cherchés ou du moins acceptées par l'intelligence. Il s'agit parfois d'une intervalle , d'une faille, d'une image brisée,d'une arabesque qui jaillissent spontanement et dont on sent qu'elles ne traduisent pas mais qu'elles expriment qu'elles contiennent l'idée et l'émotion. Ici nous sommes dans le domaine du signe incantatoire, Paul Claudel disait: « le langage en nous prend une valeur moins d'expression que de signe, de surface et de l'esprit.“ Comme tous les philosophes qui influencèrent le mouvement symboliste, tels Hartmann et Shopenhauer ou chez les symbolistes décadents tel Jules Laforgue, je pense qu'à notre époque globale et virtuelle, le thème de l'illusion est d'une grande actualité, et comme je l'ai souligné auparavant l'illusion comme structure organisatrice d'une surréalité. A cet titre mes travaux littéraires et philosophiques s'inscrivent dans la lignée d'auteurs et de penseurs tels que Maurice Maeterlinck, Peter Jacobsen, Gontcharov, Lenormand, L. Pirandello, Ibsen, Henry Bataille, dont la réflexion était centrée sur le monde subsconscient et le sens de la réalité cachée, l'invisible derrière le visible. J'acceuille toutes les illusions dan , leur totalité et dans l'indifférenciation, toutes celles qui se présentent, celles qui' expriment des dégoûts comme celles qui égarent un instant dans le rêve, des visions de vie plate et grossières comme des rêveries exaltantes cosmogoniques, sans souci de codes, du goût, sans crainte du cru, du forcené, des dévergondages cosmologiques et du grottesque.
Tout comme grand européen que je suis, dans un sens métapolitque, je puis me dire existentialiste, car depuis Kierkegaard, Bergson, Max Scheler, Husserl, Heidegger,
Merleau Ponty, Louis Lavelle, les questions relatives au rapport essence existence, temps existence, la liberté, l'angoisse, l'intention action, subi ectivism e obj ectivisme restent des questions fondamentales et d'une extrême actualité. Existentialiste, j'ai toujours prôné pour la suprématie de la vie sur les structures abstraites et la réhabilitation de l'irrationalisme contemporain qui trouve ses ramifications philosophiques chez Schopenfauer, Nietzche, Adler, Jung, Schelling, Maurice Blondel, Wilhelm Dilthey, G . Simmel. En matière de morale, si mon option philosophique est d'essence terceriste, je réfute l'aliénation de la personne aux morales .classiques qui soumettent l'homme à un ordre préétabli par une « troisième personne ». Il convient en morale de rétablir la souveraineté de la « première personne », et il n'y a de moralité que dans la fidélité à soi même, dans t'obéissance aux exigences profondes de sa nature, comme le suggérait Georges Gusdorf.
Existentialiste, car depuis des décennies, depuis Wittgenstein, la philosophie contemporaine est soumise à une.contagion de la pensée analythique et pragmatique typiquement anglosaxone laquelle se livre à des divagations discurssives et spéculatives sur des thèmes stériles. En effet je. pense que la pensée antique, celle du moyen âge, de la Renaissance étaient hantées par la quête du sens et de la signification , l'essentiel de l'effort théorique et philosophique de ces périodes civilisationnelles, s'orientaient vers la morale, la religion, la mystique, les questions de l'être et de l'existant. La civilisation contemporaine et surtout en fin de siècle est une civilisation de l'information et de l'image. Toutefois je pense que la quête du sens ne sera jamais abandonnée, car elle est intimement liée à l'humanisme de l'homme à son essence même. Extentialiste, je suis car je pense que la portée et la thématique de l'ontologie et de l'épistémologie sont plus imprtants que la simple analytique discurssive à base syllogiste. La .. pensée . philosophique européenne contemporaine se devrait de restituer et se consacrer comme depuis l'antiquité à la vraie question de toute grande philosophie qui est dans le sens donné à l'homme, à son devenir dans le monde, son rapport avec le temps et l'espace, avec le temps historique, l'infini, la mort, le pouvoir, la transcendance. A ce titre je pense que toute « tradition philosophique » se doit d'être revivifiée, irriguée par de nouveaux courants de penser, et je pense que l'apport de penseurs structuralistes tels que Lacan, Baudrillard, Derrida, Lyotard, Foucault en tant que Nietzchéens postmodemes est considérable dans la critique de la modernité et la déconstruction du langage dogmatique de la pensée unique, par le biais d'une démarche « rhizornique » et transversale. Mon existentialisme n'a que faire d'un réductionnisme rationaliste et logique, prétentieuse logique car elle n'a rien à faire dans le monde des idées, ni du reste dans la destinée du monde et de l'homme. Le plan de la réalité apparente n'est pas celui de la réalité transcendante. Cette dernière n'est pas faite de poussière de réalités pratiques pragmatiques. C'est un monde indépendant, organisé non pas par causes et effets, principes et conséquences, mais par analogies. Il s'agit d'un ordre d'affinités electives. L'une des plus grandes questions de l'homme est celui de son rapport et sa lutte avec l'infini et l'éternité. Et bien je terminerais pour clore cet entretien avec une citation de Mallarmé qui traduit très bien ce thème: .»un coup de dés jamais n'abolira le sort ».
Quels sont vos projets ?
Tout en continuant ma collaboration dans Synergies Européennes et avec au Fil de l'Epée, je viens d'inaugurer une série de brochures sous le sigle « Oikos » qui reprendra les thèses philosophiques et politiques que je viens de tracer sur des thèmes varies touchant aussi bien à la religion, la sociologie qu'à la politique. Les premières de ces brochures : »Benedetto Croce, la dialectique de la différence et l'esthétisation phalangiste de l'action », « Surrationalisme et suprématique de l'illusion », « le martyre de l'aigle bicéphale, petite chronique du Saint Empire », « L'expérience coloniale d'Alexandre le Grand », sont disponibles chez SynergiesBelgique et dans les points librairies habituels , Je rappelle que mon premier ouvrage « les Bûchers de la Renaissance » qui est un essai personnel sur le devenir de l'Europe à travers une actualisation des thèmes philosophiques et politiques de la Renaissance, ainsi que mon ouvrage philosophique « Anamnèses et transits » sont en vente sur commande toujours chez Synergies Européennes Belgique.
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samedi, 19 décembre 2009
Annotation sur le "Travailleur"
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1995
Annotation sur le «Travailleur»
Dr. Karlheinz WEISSMANN
Ernst Jünger a toujours voulu que l'on inclue son Travailleur dans l'édition de ses œuvres complètes, surtout contre les “bien-pensants” qui l'exhortaient à prendre distance à l'endroit de ce “faux-pas” littéraire. Déjà dans une “Troisième lettres aux amis”, datée du 1er septembre 1946, Jünger insistait: il ne reniait rien de son œuvre, celle-ci devait être considérée comme un tout; il ne prenait ses distances d'aucun fragment de ce travail. Le rapport qui existe entre des écrits tels La mobilisation totale ou Le Travailleur, d'une part, et d'autres tels Jardins et Routes, est comparable à celui qui unit l'Ancien et le Nouveau Testament. Plus tard, il a répété cette formule de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais cela ne nous dit rien de clair, finalement, sur la valeur qu'il faut attribuer actuellement aux premiers écrits de Jünger. La seconde version du Cœur aventureux déjà, la décision de publier en 1934 une édition des œuvres complètes mais sans les textes nationalistes du début des années 20 ensuite, signale la volonté de Jünger de marquer une césure entre la partie purement politique de ses premiers écrits et ses livres ultérieurs. Mais il fit tout de même une exception de taille: les deux ouvrages que nous venons de mentionner, La Mobilisation totale et Le Travailleur. Mais au prix d'une interprétation qui rend presque méconnaissable l'intention initiale. Voilà pourquoi il m'apparaît opportun de poser une nouvelle fois la question: quelle est l'“assise dans la vie” que possèdent ces textes? Ce qui doit nous permettre de tourner notre regard vers un fragment de l'histoire des impacts obtenus par ses livres-clefs, histoire au demeurant peu connue, mais ô combien instructive et éclairante.
La Mobilisation totale et Le Travailleur étaient tous deux des livres apocalyptiques. Depuis le début des années 30 la crise s'accentuait considérablement en Allemagne; simultanément augmentait le besoin de “grandes solutions”. Les modèles technocratiques, les “Plans” de réorganisation de l'Etat et de la société bénéficiait d'une incontestable conjoncture, puisque le jeu libre des libéraux, en politique comme en économie, avait incontestablement failli. Pour les extrémistes de gauche, le modèle était les plans quinquennaux soviétiques, tandis qu'une fraction des économistes professionnels autour de John M. Keynes imaginait une politique interventionniste du plein-emploi. Enfin, des cercles de non-conformistes, où se rencontraient, pour échanger des idées, hommes de gauche et de droite, libéraux, sociaux-démocrates, des banquiers, des conservateurs et des nationaux-socialistes. Ces idées ont trouvé une écho dans le fameux “Plan WTB” (d'après les noms de ses inventeurs: Wladimir Woytinski, Karl Baade et Fritz Tarnow), édité par la fédération des syndicats (Gewerkschaftsbund), de même que dans le Wirtschaftliches Sofortprogramm der NSDAP (= “Programme économique tout-de-suite de la NSDAP”) de Gregor Strasser ou dans le Sofortprogramm de Günther Gereke qui devint par la suite Commissaire du Reich pour la politique de l'emploi dans le Cabinet von Schleicher. En lançant son appel à la “nostalgie anti-capitaliste”, Strasser a pu transformer en triomphe pour la NSDAP les élections de juillet 1932; ailleurs, le Président de l'ADGB, Theodor Leipart, tentait de rassembler tous les partisans de l'autarcie nationale, qui voulaient délivrer les syndicats libres du carcan de la SPD. Dans son célèbre discours de Bernau, le 14 octobre 1932, Leipart expliquait que la tâche du travailleur était de se mettre au service de son peuple; il évoquait l'«esprit soldatique de l'imbrication dans le Tout et du don de soi au Tout», qui devait animer le prolétariat dans l'avenir.
On peut avancer la thèse que Leipart a été inspiré par Le Travailleur de Jünger. A une époque aussi chaotique, les ennemis d'hier se rassemblent dans de nouveaux groupements: Le Travailleur avait incontestablement touché une corde sensible dans l'air du temps. Mais ce livre mythique et apocalyptique a également suscité une série d'incompréhensions. Les uns considéraient Le Travailleur comme un ouvrage “bolchévique”, d'autres y voyaient le résultat d'un culte impolitique de la technique, d'autres encore en interprétaient le contenu comme l'expression d'une philosophie nihiliste, née sous la pression des faits. Ce sont précisément les admirateurs de Jünger dans les ligues de jeunesse nationales-révolutionnaires et le mouvement Widerstand d'Ernst Niekisch qui se sont sentis interpellés et irrités. Une irritation qui s'est encore accrue quand Jünger, sans ambages, accepte la modernité et insiste sur le rapport unissant la “mobilisation allemande” et la “domination planétaire du Travailleur”. Si Jünger a voulu faire du Travailleur un écrit programmatique du “nouveau nationalisme”, alors il n'a pas été compris de son public ou n'a été accepté qu'avec réserve. En 1933, les dernières possibilités d'organiser des discussions fructueuses disparaissent.
Mais, dans l'Allemagne nationale-socialiste, on comptait un petit nombre d'admirateurs de Jünger qui considéraient toujours que Le Travailleur était un manifeste et, en même temps, un manuel de politique pratique. Ce groupe se rassemble dans les années 30 autour de Meinhard Sild et Edgar Traugott. Tous deux appartenaient à la NSDAP clandestine d'Autriche et sont passés à la SS après l'Anschluß. Pourtant leurs idées étaient en ultime analyse bien différentes des directives principales qu'énonçaient les idéologues officiels de la NSDAP. Ils s'étaient doter d'un petit forum dans la revue Zeitgeschichte. La couverture de cette publication présentait un aigle et un serpent, les animaux du Zarathoustra de Nietzsche; la tonalité des articles et des poèmes publiés était franchement nietzschéenne. Ensuite, les jeunes hommes rassemblés autour de Sild et de Traugott se sentaient fidèles à un “socialisme” qui, tout-à-fait dans le sens du Travailleur de Jünger, voulait organiser la “mise au travail totale” et élever l'Allemagne au rang d'une puissance capable “d'intervenir de la façon la plus vigoureuse qui soit dans les rapports de force régissant le monde”. Pour eux, il ne s'agissait nullement de “totalitarisme” ou d'une justification folciste (= völkisch) des guerres pour l'espace vital: mais bien plutôt des effets de cette logique froide qui a tant fasciné Jünger lui-même. Traugott et Sild, à leur façon, tirent les leçons du “réalisme héroïque”, dont ils attendent qu'il “compénètre totalement le monde d'esprit guerrier, de réalisme et de paganisme”. Dans l'état actuel des recherches, on ne peut pas affirmer exactement quelle a été la nature du rapport entre Jünger, d'une part, et Traugott et Sild, d'autre part. Quoi qu'il en soit, leurs idées se sont différenciés dès que la guerre a éclaté. Sild a encore patronné l'édition de campagne de Feuer und Blut en 1941, mais déjà dans un article de juin 1939 pour les Nationalsozialistische Monatshefte, il exprime ses réserves quant à l'amitié qui lie Jünger au dessinateur Alfred Kubin, qui plonge son regard dans les abîmes les plus glauques de l'âme humaine et que Jünger considérait comme un “frère en esprit”. Cette amitié ne correspondait pas à ce que l'on attendait de Jünger, en qui on voyait, à l'époque, le “type même de l'activiste technique et le chef efficace”. La version finale des Falaises de marbre était, elle aussi, en contradiction avec cette image que l'on se faisait de Jünger. Traugott a consacré une longue recension à ce livre, dès sa parution, dans les colonnes de Zeitgeschichte: il y louait les qualités littéraires, tout en indiquant clairement ce qui le séparait de l'auteur. L'essai de Traugott, paru en 1941, Von der Führung (= Du Commandement) ne contient plus aucune allusion à Jünger; le contenu de cet ouvrage s'aligne largement sur l'orthodoxie nationale-socialiste.
Tout ce que je viens d'écrire sur le groupe rassemblé autour de Traugott et Sild permet de comprendre le Jünger “politique”. L'engagement de Jünger dans les années 20 n'a pas été une marotte: sans aucun doute, il a appartenu aux têtes pensantes de la droite révolutionnaire allemande. Mais sa participation au débat politique n'autorise aucune simplification extrême, comme celles de l'historiographie boîteuse qui se pare du label d'“antifascisme”, en répétant ses arguments à satiété. Jünger était un nationaliste à l'époque mais il a toujours été plus que cela. Mais, après avoir écrit Le Travailleur, il tire une conclusion: la politique n'est qu'un phénomène superficiel qui n'influe en rien sur les processus titaniques à l'œuvre dans notre monde; Jünger n'a pas voulu s'exposer aux coups de cette “titanisation”, parce qu'il la croyait inévitable. Cette attitude est sans doute le résultat d'un moment de faiblesse, mais elle est aussi empreinte de sagesse. Car l'un des messages les plus forts de Jünger demeure le suivant: il est bon “de deviner que derrière les excès de dynamisme de notre temps se trouve caché un centre immobile”.
Dr. Karlheinz WEISSMANN.
(article paru dans Junge Freiheit, n°12/95; trad. franç.: Robert Steuckers).
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vendredi, 18 décembre 2009
L'insolente Cioran
L'insolente Cioran
A sei anni dalla scomparsa di questo affascinante esponente della cultura europea del Novecento, arrivano nelle librerie italiane i Quaderni 1957 - 1972. L’opera raccoglie il prezioso contenuto di trentaquattro taccuini, ritrovati dopo la sua morte, ora pubblicati da Adelphi in un ponderoso tomo di oltre mille pagine, per la delizia di noi lettori. Si tratta degli appunti più intimi di uno sferzante fustigatore della modernità, «scettico di servizio in un mondo alla fine», scritti nel lungo arco di tempo che va dal giugno 1957 al novembre 1972. Vi si trovano, tenuti insieme da una scrittura iperbolica e densa di suggestioni incantatrici, riflessioni, sentenze fulminanti, ritratti strabilianti, descrizioni minuziose di significativi episodi vissuti, aneddoti e paradossi. Soprattutto emerge, tra le righe, l’animo inquieto di un artista affamato d’assoluto, di uno spirito religioso senza religione, di uno scrittore lucido e delirante al tempo stesso, che per la sua natura contraddittoria sfugge ad ogni classificazione, tanto da definirsi egli stesso un «idolatra del dubbio, un dubitatore in ebollizione, un dubitatore in trance, un fanatico senza culto, un eroe dell’ondeggiamento».
Francese d’adozione, Cioran rimane uno scrittore di stirpe rumena e sentimenti balcanici. Nasce a Rasinari (Sibiu) in Transilvania l’8 aprile del 1911 e i Carpazi sono i compagni della sua adolescenza. Rimane sempre legato alla «madre patria immersa nella bruma» anche quando nel 1937 decide di lasciare l’insegnamento nei licei e accettare una borsa di studio a Parigi, «piccola Bucarest […] la sola città del mondo dove si poteva essere poveri senza vergogna, senza complicazioni, senza drammi, la città ideale per essere un fallito». Ed infatti la sua vita parigina è caratterizzata da quel modus vivendi studentesco che Robert Brasillach definiva «l’eminente dignità del provvisorio», ben descritto da Mario Bernardi Guardi nella monografia che il mensile Diorama Letterario ha dedicato nel maggio 1991 (n.148) a Cioran, profeta della decadenza: «Provinciale d’ingegno e studente ribaldo, legge e scrive, ma va anche in giro in bicicletta per i Pirenei e la Bretagna. E vive, fino a quarant’anni, da avventuroso adolescente: ha in tasca pochi soldi, dorme negli ostelli, abita nelle soffitte, alloggia negli albergucci, mangia alla mensa universitaria».
Con sofferenza matura la decisione di rinunciare alla sua lingua d’origine per scrivere in francese. «Ho scritto in rumeno fino al ’47. Quell’anno mi trovavo in una casetta a Dieppe, e traducevo Mallarmé in rumeno. Di colpo, mi son detto: Che assurdità! Che senso ha tradurre Mallarmé in una lingua che nessuno conosce? Allora ho rinunciato alla mia lingua. Mi sono messo a scrivere in francese, ed è stato difficilissimo, perché, per temperamento, la lingua francese non mi si addice. Io ho bisogno di una lingua selvaggia, di una lingua da ubriaco. Il francese è stato per me una camicia di forza».
Sono invece in rumeno, questa «mistura di slavo e latino, idioma privo di eleganza ma poetico», le sue opere giovanili. A soli ventitre anni scrive un saggio di «sfida al mondo», Al culmine della disperazione (Adelphi 1998), che riscuote un certo successo e viene premiato.
Nel 1937 pubblica Ascesa della Romania. Vi si scorge un Cioran ancora attento all’attualità politico culturale, persino interventista nel dibattito del suo paese: «Nessuno può dirsi nazionalista se non soffre infinitamente del fatto che la Romania non possiede la missione storica di una grande cultura e che un imperialismo culturale e politico come quello delle grandi nazioni non possa appartenerle; non è nazionalista chi non può credere con fanatismo alla repentina sublimazione della nostra storia». Nello stesso periodo scrive: «La cultura rumena vive attualmente il suo momento decisivo: abbandonare dietro di sé la tragedia di una cultura su piccola scala e, attraverso le sue imprese in materia di teorie, d’arte, di politica e di spiritualità, compiere un destino specificamente aggressivo da grande cultura. Lo sforzo dei rumeni deve dunque mirare a strappare il loro paese dalla periferia della storia per condurlo sul proscenio…».
Insieme a numerose personalità della cultura, come lo storico delle religioni Mircea Eliade, si schiera a fianco della Legione dell’Arcangelo Michele. E’ una stagione brevissima, prevale presto lo scetticismo e la sfiducia in ogni rivoluzione. Anni dopo scriverà: «Ogni progetto è una forma di schiavitù». E anche: «Mi basta sentire qualcuno parlare sinceramente di ideale, di avvenire, di filosofia, sentirlo dire noi con tono risoluto, invocare gli altri e ritenersene l’interprete, perché io lo consideri mio nemico».
Prima di partire per la Francia pubblica a sue spese Lacrime e Santi (Adelphi 1990) e qualche anno dopo il suo ultimo libro in lingua rumena, Il tramonto dei pensieri. Si appassiona a Shakespeare e Baudelaire, a Dostoevskij, agli antichi gnostici, a Buddha e Pascal.
Lo influenzano soprattutto Spengler e Schopenhauer, suo «grande Patrono, boicottato dalla tromba degli utopisti, senza parlare di quella dei filosofi» e Nietzsche. Sono in molti a paragonarlo al grande tedesco, dal filosofo spagnolo Fernando Savater, allievo ed amico di Cioran nonché traduttore delle sue opere e autore della biografia Cioran, un angelo sterminatore (Frassinetti 1998), a Jean François Revel che lo definisce «il solo rappresentante letterariamente riuscito dell’arte dell’aforisma dopo Nietzsche».
Termina presto l’idillio con la filosofia, («ha vinto l’incantesimo della filosofia», scrisse Alain De Benoist), che abbandona per abbracciare «l’esperienza, le cose vissute, la follia quotidiana». Preferisce finire «prima in una fogna che su un piedistallo». Detesta la pedanteria dei filosofi, piuttosto che sposare dogmi vuole demolirne. Ritiene l’erudizione un pericolo mortale per l’umanità. «Il sapere […] ci condurrà inesorabilmente alla rovina», avverte.
Soprattutto Cioran non vuole rinunciare al suo «dilettantismo»: «Se fossi costretto a rinunciarvi è nell’urlo che vorrei specializzarmi». Le sue opere, in effetti, gridano, nell’intento di svegliare le coscienze dal torpore morale: «scuotendole, le preservo dallo snervamento in cui le sommerge il conformismo». In esse vibra un’energia baldanzosa e vitale che stride, solo apparentemente, con la sfiducia di Cioran.
La sua critica pungente si rivolge all’uomo contemporaneo, capace solo di «secernere disastro», alla ragione, «la ruggine della nostra civiltà», alla storia, «indecente miscela di banalità e apocalisse», al progresso, «l’ingiustizia che ogni generazione commette nei confronti di quella che l’ha preceduta» e al colonialismo occidentale nel Terzo Mondo, «l’interesse degli uomini civili per i popoli che vengono chiamati arretrati è molto sospetto, incapace di sopportarsi ancora, l’uomo civilizzato scarica su questi popoli l’eccedenza dei mali che lo opprimono, li incita a condividere le proprie miserie, li scongiura di affrontare un destino che ormai non può più affrontare da solo».
Eppure, pur esprimendo un inconfutabile pessimismo, Cioran non può essere ritenuto semplicisticamente un nichilista. Non si limita ad annunciare la catastrofica fine dell’occidente, ma invita tutti ad una vera e propria rivolta morale. Come ha scritto Bernardi Guardi il suo è comunque un messaggio positivo: «C’è da indietreggiare davanti a tanta copia d’angoscia. Eppure l’umor nero di Cioran, mettendoci in guardia contro tutto, paradossalmente ci insegna a riscoprire tutto, a fare carne e sangue di ogni esperienza, prima fra tutte quella del dolore, della religione, della morte».
C’è in lui, infatti, una robusta vena di sensibilità sociale, scevra di ogni forma di retorica, scarna e proprio per questo più sincera. E’ singolare come tale sentimento conviva con l’aristocratico distacco rispetto alle sorti del mondo che caratterizza questo autore solitario e metafisico.
La sua insofferente misantropia lo porta a scrivere feroci battute come queste: «appena si esce nella strada, alla vista della gente, sterminio è la prima parola che viene in mente […] quando passo giorni e giorni in mezzo a testi in cui si tratta unicamente di serenità, di contemplazione, di spoliazione, mi viene voglia di uscire per la strada e spaccare il muso al primo che incontro». La tolleranza diventa «una civetteria da agonizzanti». Malgrado affermazioni così temerarie Cioran non ha dubbi: «Ci si deve schierare con gli oppressi in ogni circostanza, anche quando hanno torto, senza tuttavia dimenticare che sono impastati con lo stesso fango dei loro oppressori». L’auspicio è quello di un mondo liberato dal lavoro, dove la gente possa «uscire in strada e non fare più nulla. Tutta questa gente abbrutita, che sgobba senza sapere perché, o si illude di contribuire al bene dell’umanità, che fatica per le generazioni future sotto l’impulso della più sinistra delle illusioni, si vendicherebbe allora di tutta la mediocrità di una vita vana e sterile, di tutto questo spreco di energia privo dell’eccellenza delle grandi trasfigurazione».
Per Cioran la scrittura non è un mestiere, ma un atto liberatorio. Si domanda: «Cosa sarei diventato senza la facoltà di riempire delle pagine. Scrivere significa distrarsi dei propri rimorsi e dei propri rancori, vomitare i propri segreti. Lo scrittore è uno squilibrato che si serve di quelle finzioni che sono le parole per guarirsi». Chiamato in numerose università a tenere dei corsi, rifiuta asserendo che ne è incapace, perché «ogni idea mi ripugna nel giro di un quarto d’ora».
In Italia, negli anni del più ortodosso fondamentalismo marxista, i suoi libri sono stati a lungo ignorati, in quanto ritenuti politicamente scorretti. Solo le edizioni del Borghese dettero alla luce due sue opere, Storia e Utopia (1969) e I nuovi Dei (1971), libro, quest’ultimo, ristampato successivamente anche dall’editore Ciarrapico nella bella collana de I classici della controinformazione, diretta da Marcello Veneziani.
Solo diverso tempo dopo ed in Italia soprattutto grazie ad Adelphi, che ne ha tradotto, nel corso degli ultimi quindici anni, quasi tutta l’opera, il grande pubblico ha potuto godere di buona parte dei suoi scritti, tra i quali la stessa Storia e Utopia (ovviamente trascurando di fare riferimenti alle precedenti edizioni), Il funesto demiurgo, L’inconveniente di essere nati, La caduta nel tempo, La tentazione di esistere, Sommario di decomposizione, Sillogismi dell’amarezza, Squartamento e Esercizi di ammirazione.
In questo libro, in particolare, conosciamo un Cioran anomalo, non più sarcastico ma, al contrario, persino generoso nel giudicare alcuni personaggi della cultura suoi contemporanei, tra i quali gli amati Eliade, Borges e De Maistre.
Sul futuro delle sue opere Cioran ha dichiarato: «Il destino dei miei libri mi lascia indifferente. Credo però che qualcuna delle mie insolenze resterà». Noi invece siamo convinti che la sua opera rimarrà di assoluta attualità, così come la sua figura di provocatore “insolente”.
A tal proposito la definizione che Cioran ha dato del grande pensatore reazionario Joseph de Maistre, è per noi, lettori devoti, la più adatta a descrivere proprio il grande rumeno: «Senza le sue contraddizioni, senza i malintesi che, per istinto o calcolo, alimentò sul proprio conto, il suo caso sarebbe stato liquidato da tempo, ed oggi soffrirebbe la disgrazia di essere capito, la peggiore che possa abbattersi su un autore».
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lundi, 14 décembre 2009
Souffrance de la France et appel de l'Empire
Souffrance de la France et appel de l’Empire
par Pierre LE VIGAN
Cioran ausculte notre patrie
Un ennui tient à la clarté. C’est l’ennui qui tient au trop de clarté. « Je ne crois pas que je tiendrais aux Français [au sens d’être attaché à] s’ils ne s’étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire. Mais leur ennui est dépourvu d’infini. C’est l’ennui de la clarté. C’est la fatigue des choses comprises. » (Cioran, De la France, 1941). La France, dit-il encore, c’est la sociabilité, l’amour de la conversation. « C’est une culture a-cosmique, non sans terre mais au-dessus d’elle. »
Sur la fin de la France comme peuple, Cioran livre cette prodigieuse analyse, indépassée : « Un peuple sans mythes est en voie de dépeuplement. Le désert des campagnes françaises est le signe accablant de l’absence de mythologie quotidienne. Une nation ne peut vivre sans idole, et l’individu est incapable d’agir sans l’obsession des fétiches. Tant que la France parvenait à transformer les concepts en mythes, sa substance vive n’était pas compromise. La force de donner un contenu sentimental aux idées, de projeter dans l’âme la logique et de déverser la vitalité dans des fictions – tel est le sens de cette transformation, ainsi que le secret d’une culture florissante. Engendrer des mythes et y adhérer, lutter, souffrir et mourir pour eux, voilà qui révèle la fécondité d’un peuple. Les » idées » de la France ont été des idées vitales, pour la validité desquelles on s’est battu corps et âme. Si elle conserve un rôle décisif dans l’histoire spirituelle de l’Europe, c’est parce qu’elle a animé plusieurs idées, qu’elle les a tirées du néant abstrait de la pure neutralité. Croire signifie animer. Mais les Français ne peuvent plus ni croire ni animer. Et ils ne veulent plus croire, de peur d’être ridicules. La décadence est le contraire de l’époque de grandeur : c’est la re-transformation des mythes en concepts. […] Les Français se sont usés par excès d’être. Ils ne s’aiment plus, parce qu’ils sentent trop qu’ils ont été. Le patriotisme émane de l’excédent vital des réflexes; l’amour du pays est ce qu’il y a de moins spirituel, c’est l’expression sentimentale d’une solidarité animale. Rien ne blesse plus l’intelligence que le patriotisme. L’esprit, en se raffinant, étouffe les ancêtres dans le sang et efface de la mémoire l’appel de la parcelle de terre baptisée, par illusion fanatique, patrie. […] La France n’a plus de destin révolutionnaire, parce qu’elle n’a plus d’idées à défendre. Les peuples commencent en épopées et finissent en élégies. »
Cioran évoque l’appel de l’Empire : « Lorsque se défont les liens qui unissaient les congénères dans la bêtise reposante de leur communauté, ils étendent leurs antennes les uns vers les autres, comme autant de nostalgies vers autant de vides. L’homme moderne ne trouve que dans l’Empire un abri correspondant à son besoin d’espace. C’est comme un appel à une solidarité extérieure dont l’étendue l’opprimerait et le libérerait en même temps. » Et l’on comprend alors ce qu’on n’avait peut-être jamais compris avant : l’Empire est femelle, l’Empire, c’est la protection de la femme, de la mère, c’est le ventre. C’est la part féminine d’une aspiration au politique. D’où sa légitimité, d’où, aussi, la nécessité que cette part féminine ne s’exprime pas trop fémininement. En d’autres termes, l’Empire doit être républicain avant d’être démocratique (la République est la condition de la démocratie). Si c’est le contraire, on ajoute de la féminité à de la féminité, on ajoute de la domesticité à de la domesticité, de la protection à la protection, et c’est alors un déficit de masculinité qui se manifeste. Avec un très gros risques : ce sont les empires faibles qui sont les plus bellicistes (Russie et Autriche-Hongrie en 1914). Le Japon de 1941 n’est pas un contre-exemple : ce n’était pas un empire fort dans la mesure où le Japon était fort mais n’était aucunement un Empire, c’était une nation avec un Tenno, ce qui n’est pas du tout la même chose.
Pierre Le Vigan
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Les thèses de Zeev Sternhell sur le fascisme français
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1985
Les thèses de Zeev Sternhell sur le fascisme français
par Robert STEUCKERS
Qui est Zeev Sternhell? Un historien israëlien, membre du Parti Travailliste de son pays et partisan du dialogue avec les Palestiniens. Son œuvre, constituée jusqu'ici de trois ouvrages majeurs (1), a pris pour thème principal l'histoire du fascisme français, perçue essentiellement sous l'angle de l'évolution des idées. Pour Sternhell, le fascisme français est un fascisme plus pur que ses équivalents italien ou allemand, pour ne parler que des "fascismes" (mes guillemets ne sont pas innocents, ici) les plus notoires. Il est plus pur car ses diverses composantes se distinguent bien clairement du reste des idéologies politiques du XIXème et du XXème siècles. Un autre grand explorateur du fascisme, l'Allemand Ernst Nolte, avait pris pour objets de ses investigations, le national-socialisme hitlérien, le fascisme mussolinien et l'Action Française de Maurras. Ce n'est pas cette dernière que Sternhell examine. Il ne réduit pas le phénomène fasciste français à la geste de Maurras, de son groupe et de son quotidien. Le phénomène est beaucoup plus complexe que cela. Beaucoup plus diversifié aussi. Certes, les interprétations de Sternhell ne sont pas exemptes de défauts et nous reviendrons, en fin d'exposé, sur quelques lacunes ou quelques omissions.
Je crois que l'œuvre de Sternhell doit ici être placée dans le contexte du XIXème siècle, qu'elle expose par ailleurs si brillament. Nous vivons aujourd'hui la fin des grandes idéologies. Peu nombreux sont ceux qui croient encore au démocratisme chrétien ou au traditionalisme catholique des ultramontains du siècle dernier, au libéralisme manchesterien qui revient un peu à la mode, au socialisme caricaturé par les médiocrités sociales-démocrates qui sont au marxisme ce qu'un misérable journaliste d'une quelconque feuille démocrate-chrétienne est à Thomas d'Aquin. Personne, en tout cas, n'est prêt à sacrifier sa vie, à donner des heures, des jours voire des semaines de militantisme pour ces vieilleries poussiéreuses.
Nous n'avons pas réalisé les espoirs du XIXème siècle, ce siècle où les idées ont fusé, où elles ont mobilisé savants et militants, où on est mort pour elles. Il faut se replonger dans ce XIXème siècle où l'on a jeté les bases des sciences humaines ou exactes les plus diverses. Sans son avidité pour le savoir humain, pas de sociologie, sans un Darwin, pas de biologie moderne, sans une myriade de savants, pas de psychologie, sans Mendeleïev, pas de chimie, sans Bopp, pas de linguistique moderne. La liste est longue. Ce que nous n'avons pas réussi, c'est à créer une nouvelle politique, tenant compte de ces acquis scientifiques, de ces connaissances nouvelles. Le XXème siècle reste, politiquement parlant, en-deçà des connaissances globales que nous possédons depuis une centaine d'années. Il n'est parvenu qu'à neutraliser les défis contenus dans les sciences humaines et exactes nées au cours du XIXème. Nous vivons aujourd'hui cette cassure, ce chiasme qui nous conduit chaque jour davantage sur la piste du déclin. Quelles que soient d'ailleurs nos options, révolutionnaires ou conservatrices. Les conservateurs peuvent puiser des arguments terriblement efficaces dans les découvertes des archéologues ou des linguistes, des philologues ou des historiens du XIXème. Les révolutionnaires tout autant. Un Julius Evola ne serait pas arrivé à ses conclusions sans les travaux d'un Bachofen ou d'un Fustel de Coulanges, sans un Cumont ou un Rohde, sans les acquis de la philologie latine. Marx, et surtout Engels, sont, eux aussi, les fils spirituels de ce XIXème. L'héritage darwinien est présent chez eux. Toute leur critique dirigée contre le phénomène religieux dérive des historiens des religions du XIXème. Toute la théorie d'Engels sur les origines de la famille et de l'Etat provient d'une lecture plus qu'attentive de Bachofen et de Morgan.
Mais nous, nous sommes les enfants de l'oubli; les enfants adoptés par une Amérique sans histoire mais affligée de beaucoup de vices. Celui de la gaminerie en tête. Celui de la haine de l'intellect, de la haine des souvenirs ensuite. Le personnel politique dont nous subissons la médiocrité intellectuelle et la vulgarité est aussi un résultat, navrant, de cet oubli.
Mais revenons à Sternhell.
Une question essentielle doit être posée et c'est celle que nous pose son œuvre: quels sont les fondements du fascisme français, quelles sont les racines, au XIXème siècle, de ces fondements?
C'est la question centrale à laquelle son livre La Droite révolutionnaire tente de répondre. Sternhell voit cinq composantes dans le fascisme français. Passons-les en revue.
1. Le Boulangisme:
Le substantif "boulangisme" dérive du nom du Général Boulanger. Ce personnage de la vie politique française émerge après les événements tragiques de 1871, la défaite de l'Empire de Napoléon III sous les coups de la nouvelle Allemagne de Bismarck et les tueries sanglantes de la Commune. La gauche parisienne, la plus combative d'antan, a été écrasée sous la mitraille des Versaillais. Les partis de gauche ont perdu leurs meilleurs hommes dans cette effroyable tourmente. Les réparations exigées par l'Allemagne sont énormes. L'économie française ne s'en porte forcément pas bien. Une agitation sociale voit le jour; des grèves éclatent. Boulanger apparaît comme une figure salvatrice. Ce général, non issu des milieux de gauche par la force des choses, attire à lui un très grand nombre d'électeurs socialistes. Son programme de justice sociale, couplé à un charisme évident et à un nationalisme qui réclame le retour de l'Alsace à la "patrie française", lui assure un inconstestable succès électoral. Ces succès, il les enregistre précisément dans les cantons où la gauche, traditionnellement, encaissait le plus de suffrages.
De cette aventure boulangiste, Sternhell retient surtout que les masses sont friandes de deux choses: un socialisme concret, pas trop abstrait, pas trop bavard, pas trop théorique et un nationalisme volontaire car elles savent instinctivement, qu'au fond, société et nation sont quasi identiques. Que ce sont des valeurs collectives et non individualistes.L'ennemi, pour ces masses parisiennes, c'est la classe qui a pour philosophie le libéralisme et l'individualisme, donc l'égoïsme, et qui met cette philosophie en pratique, avec, pour corollaire, les résultats sociaux désastreux dont la classe ouvrière se souvient encore.
2. L'antisémitisme de gauche et le "racisme":
Qu'est-ce que l'antisémitisme de gauche? Il est, à mes yeux, difficile à cerner pour la simple et bonne raison qu'il participe de la lutte contre les religions qu'ont décrétée les libertaires, les socialistes et les révolutionnaires depuis la fin du XVIIIème siècle. La religion chrétienne d'Europe dérivant d'une matrice proche-orientale, on rejettera tout ce qui procède de cette matrice pour renouer avec un héritage refoulé, que redécouvre la philologie en plein essor. Cet héritage, ce sont les antiquités grecque et latine, les patrimoines celte, germanique et slave dans les pays qui n’ont jamais été soumis aux aigles romaines. Les socialistes danois et allemands du Nord redécouvrent ainsi les traditions vikings. Ce recours aux racines a également une fonction politique indéniable: celle d'arracher au clergé le monopole de la culture, puisque le clergé, surtout dans les pays catholiques, constitue le bouclier intellectuel des classes dominantes.
a) Blanqui, Toussenel, Tridon:
Dans cet univers très diversifié à l'échelle européenne, une figure sort des rangs en France: celle d'Auguste Blanqui.Fondateur du cercle "Les Amis du Peuple", Auguste Blanqui incarne ce que l'on pourrait appeller un "élitisme révolutionnaire". Il a presque passé la moitié de sa vie en prison et tirait de cette expérience une fierté, un orgueil indéniables. Proches de lui, évoluaient deux antisémites: Toussenel et Tridon. Ces écrivains parlaient du "molochisme juif" et expliquaient que la religion biblique dérivait du culte de Baal-Moloch et que Yahvé en était un avatar ultérieur. L'Allemand Georg Friedrich Daumer, un grand oublié du XIXème (2), avait élaboré cette théorie du "molochisme juif" dès 1842. Marx a lu cet ouvrage, dérivé des découvertes philologiques de l'orientaliste Johann Arnold Kanne. Klages en a retenu l'essentiel et Ludwig Feuerbach comptait Daumer parmi ses amis. Le socialiste belge Edmond Picard en reparlera dans un pamphlet antisémite (3), distribué par la social-démocratie en Belgique.
La gauche la plus radicale de cette époque reproche dès lors aux religions orientales, et donc au christianisme qui a fait souche en Europe, de dériver d'un culte dont l'axe central est le sacrifice humain. Ce faisant, cette gauche révolutionnaire procède à une analogie entre le capitalisme, assimilé au fait juif chez Toussenel et Tridon, et le Baal-Moloch dévoreur de chair humaine (4). Le capitalisme, comme l'idole proche-orientale, dévore des énergies avant que celles-ci ne puissent donner la pleine mesure de leurs potentialités. Tel est donc le mécanisme de pensée que la théorie, purement philologique de Daumer, injecte volens nolens dans les slogans du socialisme blanquiste. Comment en est-on arrivé à ce glissement, aux possibles effrayants? Il faudra que les recherches parviennent à déterminer si, oui ou non, Toussenel et Tridon ont lu Daumer, des traductions partielles de son œuvre ou de la littérature secondaire concernant ses thèses. Quoi qu'il en soit, les bases d'un antisémitisme populaire sont jetées. Elles se greffent sur un réflexe d'hostilité religieuse, de haine de classe et d'analogies hâtives. Dans la naissance de cet idéologème antisémite, un peu oublié de nos jours, la philologie, comme toujours au XIXème siècle, joue un rôle primordial.
L'anticapitalisme est couplé à un antisémitisme, basé, lui, sur une interprétation de nature philologique qui implique le refus d'un héritage "étranger".
b) Vacher de Lapouge et le "mythe aryen":
L'antisémitisme de gauche se retrouve chez Vacher de Lapouge. Formé à une école marxiste, le noyau central de l'idéologie de Vacher de Lapouge est constitué par un refus de l'individualisme et une adhésion aux théories déterministes, véhiculées par le matérialisme philosophique de l'époque. Les hommes, dans cette optique, sont non seulement déterminés par leur situation socio-économique mais aussi par leur biologie, par leur race. Telle est la démarche de Vacher de Lapouge. Son matérialisme philosophique l'induit à postuler un matérialisme biologique. Dans son livre principal, L'Aryen et son rôle social (5), il mêle marxisme et darwinisme, parle de lutte des races (superposée bien évidemment à la lutte des classes). August Strindberg, le grand dramaturge suédois, socialiste et anarchiste à sa façon, mettra en scène une intuition du même genre dans Mademoiselle Julie (Fröken Julie ). Fröken Julie, fille de la bonne bourgeoisie suédoise est séduite par son domestique, brute d'une vitalité débordante. Ce dernier prend la place d'un fils de bourgeois qui, normalement, aurait dû initier Fröken Julie à la sexualité. La lutte des classes est envisagée ici sous l'angle de la biologie et de la sexualité. Lecteur de Darwin, de Marx, de Schopenhauer et de Nietzsche, Strindberg réalise une synthèse que le XXème siècle n'est sans doute plus capable de faire, malgré un David Herbert Lawrence (même problématique dans L'Amant de Lady Chatterley ) ou un Rozanov (6).
Vacher de Lapouge renoue également avec une tradition plus ancienne, encore toute empreinte des délicatesses du XVIIIème, la tradition gobinienne. Gobineau, qui se déclarait Normand et, par conséquent, descendant des Vikings danois qui s'emparèrent, avec leur Jarl Rollon, de la Normandie au Xème siècle, voyait dans les Nordiques, les Germains, les peuples qui avaient enrichi l'Europe entière, apportant, outre leur sang, jugé plus "pur", leur sens de l'organisation et leurs qualités guerrières. Le drame du monde contemporain, c'est de ne pas cultiver cet héritage, de faire fi de cette qualité raciale et d'inconsciemment enclencher un processus de dénordicisation. Si les théoriciens racistes allemands, britanniques et américains (7) reprendront à la lettre cette thèse et lui donneront une ampleur considérable, n'allons surtout pas croire qu'en tant que Français, Gobineau constitue une exception. Le "mythe nordique", avant de partir à la conquête des pays anglo-saxons et germaniques, fut une idée bien française. Au début du siècle, Madame de Staël s'était enthousiasmée pour l'Allemagne des poètes et des penseurs et le XVIIIème siècle avait connu l'engouement pour l'Angleterre, surtout chez un Montesquieu. Le Professeur André Devyver, de l'Université de Bruxelles, a consacré, en 1973, un ouvrage de 608 pages à cette tradition française de germanomanie ou de nordicomanie. Intitulé Le Sang épuré. Les préjugés de race chez les gentilshommes français de l'Ancien Régime (1560-1720) (Editions de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1973), ce livre retrace l'histoire du "mythe germanique" depuis le début du XVIème siècle (Etienne Pasquier) jusqu'à la théorie des "vertus magiques du sang germanique" de Henry de Boulainvilliers (1658-1722) et ses prolongements (8).
Dans les origines du fascisme français, Sternhell met donc en exergue cette double tradition matérialiste portée par Vacher de Lapouge, celle du matérialisme philosophique et celle du matérialisme biologique. Le livre de Devyver lui semble inconnu. Mais, ici, on constatera aussi que des traditions décrétées parfaitement "démocratiques" (selon les critères en usage dans nos médias) ont, elles aussi, sacrifié au "mythe du sang germanique pur" puisque l'engouement qu'a montré tout le XVIIIème français pour ce qui était anglais partait du principe que le mode "communautaire" nordique, le mode de représentation communale ou parlementaire (et peut-être l'antique démocratie islandaise) constituaient des exemples historiques de sociétés non inféodées à un quelconque absolutisme. L'esprit politique de l'Europe du Nord, et plus spécialement de l'Angleterre, est rebelle à l'absolutisme. Il résiste . Niekisch, figure de proue du national-bolchévisme allemand, faisant sienne la définition de Dostoïevsky, selon laquelle les Allemands étaient un peuple protestataire , renouera, plus tard, dans son anti-romanisme anti-catholique, avec cette idée de résistance (Widerstand , comme le nom de son journal et de son cercle) mais en ne glorifiant pas, bien sûr, le parlementarisme anglais, mais bien l'esprit des Paysans révoltés du XVIème siècle, des Saxons de Witukind et des Chérusques d'Arminius. Chez Niekisch, l'influence du livre d'Engels sur la Guerre des Paysans n'a pas été sans importance non plus. Le mythe, indépendemment de ses interprétations et des peuples-acteurs qu'il met en scène, demeure le même. On pose un Nord "rebelle" (anglais, allemand ou scandinave) à un Sud qui croupit sous l'absolutisme. Par sa dénordicisation et par le recul subséquent de l'idée innée de liberté, présente chez les peuples du Nord selon Madame de Staël, Henry de Boulainvilliers, Gobineau, etc., la France serait en déclin. Elle serait décadante. De Vacher de Lapouge découle donc, affirme Sternhell, cette idée du déclin de la France, d'une France qui perd sa substance plus vite que les nations voisines. Il est vrai que la France, contrairement à l'Allemagne, l'Angleterre ou les Pays-Bas, connaissait, à la fin du siècle dernier, un tassement de sa croissance démographique. En 1899, le Baron Charles Mourre dressait le bilan de l'histoire de France, selon une optique semblable (in: D'où vient la décadence économique de la France. Les causes présentes expliquées par les causes lointaines , Paris, Plon/Nourrit, 1899). Parmi les causes du déclin français, Mourre cite: l'idée d'égalité (il rejoint en cela Gobineau), le culte du fonctionnariat, un trop important interventionnisme étatique (ce qui ne le range assurément pas parmi les "hommes de gauche"), l'affaiblissement de la natalité, l'immoralité publique, la question juive (leitmotiv de cette fin de XIXème et prélude à l'affaire Dreyfus), l'influence du climat (selon l'engouement déterministe de l'époque), etc. Mourre termine son ouvrage en expliquant pourquoi les Anglo-Saxons sont "supérieurs". Il ferme ainsi la boucle qui englobe Montesquieu et Gobineau, l'anglomanie du XVIIIème et la nordicomanie du XIXème. Cette supériorité s'expliquerait par la persistance d'un type d'organisation communautaire et du "foyer" familial. Mourre puise ses arguments chez Demolins et Le Play. Le leitmotiv persistera jusqu'à un Drieu La Rochelle qui sera fasciné par ses ancêtres normands, par la propension au sport que montrent les Anglais puis par la vigueur allemande mise en exergue par le culte du corps sain propre au national-socialisme.
Le "racisme" de Vacher de Lapouge lance trois idées-cadres: l'anti-individualisme, le déterminisme (biologique) et l'idée d'une France décadente (d'une France qui fait mal...). Ces trois idées-cadres sont déterminantes pour l'évolution ultérieure du fascisme français.
c) L'influence de Wagner:
Wagner a eu sur le XIXème siècle français une influence beaucoup plus importante qu'on ne le croit généralement. Barrès disait qu'il fallait honorer en lui "les préssentiments d'une éthique nouvelle". Ce sera, outre Barrès, l'écrivain et poète Paul Valéry qui se plongera le plus dans l'univers de la mystique wagnérienne. Mais au-delà de la littérature et de la musique, qu'apporte Wagner sur le plan strictement politique? En quoi est-il très précisément politisable? Il est politisable surtout parce qu'il a été lui-même un activiste de gauche. Maurice Boucher, germaniste français et Professeur à la Sorbonne, a consacré en 1947 un ouvrage aux idées politiques de Wagner (Les idées politiques de Richard Wagner. Exemple de nationalisme mythique , Paris, Aubier/Montaigne, 1947). Dans ce livre, Boucher évoque l'idée de perfectibilité humaine que Wagner avançait vers 1848. Mais cette perfectibilité, propre des idéologies de gauche, ne doit pas se subordonner à une quelconque représentation de l'au-delà. La perfectibilité est inscrite dans la nature matérielle. L'analogie avec Vacher de Lapouge est claire ici également. Et Wagner, malgré les mythes de ses opéras, se range dans la tradition matérialiste et révolutionnaire du XIXème. Sur le plan éthique, certes, son discours n'a rien de la sécheresse d'une démonstration matérialiste. Et, ajoute Boucher, si Wagner a cherché à concilier des intuitions chrétiennes avec l'hellénisme immortel, Herder, avant lui, jugeait cette synthèse impossible à faire et Nietzsche, bien sûr, la jugeait scandaleusement "immorale".
d) L'impact de Gustave Le Bon:
Sternhell souligne, à juste titre d'ailleurs, la grande influence de l'auteur de La psychologie des foules dans l'élaboration d'un corpus doctrinal "fasciste", si, du moins, il s'avère légitime de parler d'un corpus doctrinal fasciste. Gustave Le Bon se situe dans le sillage de la découverte de l'inconscient. Son influence a été et reste considérable. Chacun des quarante titres qu'il a publiés a été tiré à près de 500.000 exemplaires! Mussolini et Hitler ont lu sa Psychologie des foules avec attention et avec passion. Des passages entiers de Mein Kampf sont tirés des écrits de Le Bon. Mais l'impact des théories de Le Bon ne se limite pas aux seuls milieux des états-majors fasciste ou national-socialiste. Freud s'est basé sur lui pour rédiger sa Psychologie collective et son Analyse du moi. Ce qu'apporte Le Bon, c'est surtout une définition des instincts des peuples et de la foule. Ces instincts dominent tout et déterminent l'agir des hommes. La conscience est dès lors reléguée au second plan. Psychologie et biologie prennent le pas sur les fantasmes mécanicistes du siècle rationaliste. Au déterminisme rationaliste et mécaniciste se substitue un déterminisme d'ordre psychologique et biologique. Et Sternhell écrit: "Ce déterminisme implique un anti-individualisme extrême et une négation totale de la traditionnelle conception de la nature humaine". Psychologie collective, race, inconscient constituent des "forces obscures", l'âme invisible qui crée et secrète des institutions visibles. Une des composantes essentielles des fascismes selon Sternhell est précisément de placer ces "forces obscures" au-dessus de la "raison". Avec l'avénement des sciences du XIXème siècle, le culte de la raison s'effondre. Or, c'est sur ce culte, strictement individualiste, que se fondent nos sociétés et nos corpus juridiques. Parler de l'inconscient, des forces obscures des collectivités ou de la race, constitue donc un défi mortel aux structures juridiques de nos démocraties. La potentialité révolutionnaire de ces découvertes a été jugulée au cours du XXème siècle. Mais le barrage dressé tiendra-t-il sous la pression des instincts? La fin de ce siècle semble confirmer le contraire. L'agressivité des foules, comme, par exemple, sur les stades de football d'Angleterre ou du Heysel, devient telle qu'on se remet à douter de la raison humaine. Dans un autre registre, la vague écologiste, surtout en Allemagne, renoue avec des idéaux collectifs et avec l'idée de communauté si bien décrite par Ferdinand Tönnies. Sternhell ajoute que "forces obscures" de la psychologie et "mythes" soréliens possèdent bon nombre de caractéristiques communes. Nous y reviendrons.
e) Hippolyte Taine, maillon dans la chaîne:
Généralement, on ne considère guère Taine comme l'un des précurseurs du fascisme. Sternhell souligne avec brio l'importance qu'il a eu dans l'élaboration du dit fascisme français. Auteur du célèbre ouvrage Les origines de la France contemporaine et d'une Histoire de la littérature anglaise contemporaine , Taine fait de la "race" le premier facteur explicatif de l'histoire. Taine parle des "habitudes mentales innées" des peuples européens. Dans l'introduction à son histoire de la littérature anglaise, il énumère les trois facteurs déterminants qui président à la naissance de l'histoire et du génie littéraire d'un peuple: la race, le milieu et le moment. Trois déterminismes donc qui relient son analyse, sa méthode d'investigation historique, au corpus général de la pensée du XIXème siècle. Sternhell puise la majorité de ses arguments, pour ranger Taine parmi les précurseurs du fascisme français, dans l'introduction à l'Histoire de la littérature anglaise . On eut espéré quand même une analyse plus détaillée des Origines de la France contemporaine . Sternhell estimant globalement que le fascisme est une "réaction" contre les idées de 1789, leur rationalisme, leur individualisme et leur démocratisme, il aurait été utile de passer au peigne fin les douze volumes des Origines . Dans Maurice Barrès et le nationalisme français (Paris, Armand Colin, 1972), Sternhell dit simplement que Barrès tire de l'œuvre de Taine l'idée d'une France décérébrée et sur le déclin. Thèmes qui auront aussi leur impact sur Maurras, comme nous allons le voir. La référence à Taine aurait pu être, me semble-t-il, plus importante. Pour Sternhell, Taine est le maillon d'une chaîne qui relie Gobineau à Jules Soury (cf. infra) et à Barrès et ceux-ci aux fascistes français des années trente et de la collaboration.
f) l'influence prépondérante de Jules Soury:
Un des grands mérites de Sternhell, c'est d'avoir redécouvert la figure et l'œuvre de Jules Soury. Totalement oublié depuis quelques décennies, ce dernier était professeur à la Sorbonne et très populaire en tant que vulgarisateur scientifique et que propagandiste des idées de Darwin et Haeckel, au tournant du siècle. Certes, ses thèses correspondent en gros à celles, restées mieux connues, de Le Bon et de Vacher de Lapouge, et se développent autour d'un axe central: le déterminisme. Pour Soury, le monde social est régi par des "lois fatales", des "lois d'airain". Le libre-arbitre est une fable et l'homme moral aussi. L'homme, selon Soury, n'est qu'un des rouages de la gigantesque mécanique universelle. Il est le produit d'une sélection naturelle et la France, si elle a subi la défaite de 1871, c'est parce qu'elle ne s'est pas "épurée" à temps, qu'elle n'a pas voulu, à l'instar de l'Allemagne, redevenir une "race". Le langage de Soury est plus clair, moins ambigu, que celui des autres auteurs français situés dans la même veine.
Cette clarté sera perçue par Maurice Barrès qui a véritablement bu les paroles du professeur et les a faites siennes. Toute l'œuvre de l'auteur des Déracinés repose sur une interprétation, géniale sur le plan littéraire, des thèses de Soury. Nous mesurons par là l'importance du déterminisme de Soury dans la genèse du fascisme français.
3.La Droite prolétarienne
Dans cette genèse du fascisme français, Sternhell place le mouvement ouvrier anti-grèves des Jaunes . Cette juxtaposition est curieuse, surtout si l'on sait que, par exemple, Blanqui et Vacher de Lapouge, militants socialistes révolutionnaires, appartiennent, selon Sternhell, eux aussi, à l'ascendance du fascisme. Pour Sternhell, ce mouvement jaune , dirigé contre les mouvements de grève "rouges" par des hommes comme Lanoir et Biétry, exploite un mécontentement ouvrier en maniant un discours nationaliste à la Boulanger et chargé de thèmes antisémites. Ce sont ces idéologèmes-là qui incitent Sternhell à inclure le mouvement des Jaunes dans la généalogie du fascisme français. Il appelle ce mouvement une "droite prolétarienne" et constate qu'elle est opposée au prolétariat organisé par la gauche. Deux autres aspects de cette "droite prolétarienne" à signaler ici: le vertuisme et l'immobilisme social, préconisé comme étant dans l'intérêt des ouvriers.
4. L'extrême-gauche antidémocratique
Cette quatrième composante, d'après Sternhell, du fascisme français des origines est sans doute la plus importante. C'est elle qui aligne les noms les plus prestigieux, des noms connus dans l'Europe entière. Citons-en surtout trois: Lagardelle, Roberto Michels et Georges Sorel. Hubert Lagardelle définissait le socialisme comme un mouvement né pour lutter contre les idées libérales-bourgeoises. En prononçant cette définition, Lagardelle vise le mode de fonctionnement des démocraties libérales. Le mouvement ouvrier a commis l'erreur d'accepter le jeu démocratique et parlementaire. Ce faisant, il ne s'émancipe pas de l'Etat créé par les bourgeois. Roberto Michels, activiste de la SPD d'alors, le parti socialiste le plus puissant d'Europe, qualifiait la naissance de l'oligarchie socialiste de Verbonzung, Verkalkung, Verbürgerlichung, c'est-à-dire l'emprise des bonzes (des caciques), la sclérose doctrinale et l'embourgeoisement par le recrutement de trop de "juristes et d'avocats". Pour Michels, les socialistes officiels deviennent tout simplement une oligarchie parmi d'autres oligarchies. C'est alors que la veine révolutionnaire s'épuise. Quant à Georges Sorel, dont l'œuvre mérite à elle seule une longue exégèse, il est l'auteur des Réflexions sur la violence où, précisément, cette violence est conçue comme le moteur de l'histoire. La démocratie, pense Sorel, peut désormais travailler contre l'avénement du socialisme. Le syndicalisme, dans lequel Sorel place tous ses espoirs, réagira, lui, contre l'emprise de la démocratie et recourra, non aux urnes, procédé jugé aussi bourgeois que trompeur, mais à la violence qui effraie les "philanthropes", c'est-à-dire la grève générale.
5. Les dimensions non conservatrices de l'Action Française
L'Action Française, lancée par Vaugeois, Pujo et Maurras entre 1898 et 1900, est le modèle par excellence du mouvement de droite. Pourtant, elle contient dans son corpus doctrinal, des éléments que l'on classerait volontiers à gauche aujourd'hui. Nous y reviendrons dans la suite de cet exposé.
L'impact de Maurice Barrès
En 1972, quand paraissait en France l'ouvrage de Sternhell consacré à Maurice Barrès, le professeur Robert Soucy de l'Oberlin College de l'University of California (Berkeley) publiait un ouvrage intitulé Fascism in France. The Case of Maurice Barrès (University of California, 1972). Soucy cernait bien les six fondements de la pensée barrésienne. Formé à la lecture de Nietzsche, Dostoïevsky, Carlyle et Bergson (pour ne pas revenir sur les influences qu'il reçut de Wagner et de Soury), Barrès a d'abord navigué dans le "Culte du Moi". Le nationalisme ne le concernait pas et, lui, le fondateur du "culte des morts" écrivait alors: "Les morts, ils nous empoisonnent!". Petit à petit, son nationalisme allait se former et tourner autour de six axes, non coordonés en un système à la façon allemande et hégélienne, mais juxtaposés en un ensemble marqué d'esthétisme et de sensibilité. Ces six piliers sont:
1) Les trois vertus du héros "réaliste".
Ces trois vertus sont le sens du réel , de la "réalité". Ensuite, la force de la passion car les passions mènent le monde. Les passions et non les raisons frileuses. Et, enfin, l'énergie . Le culte de l'énergie, propre aux fascismes de l'entre-deux-guerres, découle tout droit de cette apologie barrésienne du dynamisme des chefs, des masses et des peuples.
2) Les racines.
Barrès découvrira ses racines lorraines. Du culte des racines découlera celui de la "Terre et des Morts".
3) Le vitalisme.
Pour Barrès, le vitalisme, c'est se fondre dans la volonté inconsciente des sentiments les plus obscurs de l'être, sentiments obscurs hérités de nos ancêtres, les Morts.
4) La démocratie de masse et le culte du chef.
Les masses sont le réceptacle des énergies obscures que le chef canalise et dirige vers des objectifs choisis. La liberté reçoit dès lors une nouvelle définition: c'est la force qu'acquiert un homme quand il est lié à d'autres hommes. Dans cette définition nouvelle de la liberté, posée par Barrès, se résument tous les arguments que nous avons préalablement analysés: le déterminisme hostile au libre-arbitre des libéraux et des conservateurs, l'impératif collectif de la race, des ancêtres et des morts dont nous devons poursuivre la mission historique. Enfin, l'inéluctabilité des "forces obscures", des "principes collectifs".
5) Le racisme.
C'est pour Barrès, l'héritage de Soury et l'idée de peuple, découverte chez Wagner.
6) Le culte du héros et le charisme.
De ces six "piliers", bien mis en évidence par Robert Soucy, Sternhell dégage les composantes de la théorie politique de Barrès, de son "nationalisme organique". Sternhell montre comment ces idées de base de Barrès vont être articulées dans la pratique politique qu'il suggèrera aux nationalistes français. Ce nationalisme implique:
1) Une hostilité farouche à la république "dissociée et décérébrée ".
2) L'affirmation de principes de stabilité.
Ces principes sont ceux qui découlent du culte de la Terre et des Morts. Ce culte permet aux Français de vivre "dans leur vérité propre". Barrès entame ici une polémique avec ce qu'il appelle le kantisme abstrait , un kantisme qui nous enseigne à agir de façon à ce que nos maximes puissent avoir une vérité universelle. Barrès s'insurge ici devant cet universalisme postulé par le kantisme car il arrache l'intellectuel à son peuple et en fait un déraciné .La stabilité historique d'une nation se mesure dès lors, dit Barrès, à sa capacité de défendre ses vérités propres et non à chercher la chimère d'une universalité quelconque (9).
3) Les facteurs de conservation.
Personnellement hostile au christianisme, Barrès finira par admettre le catholicisme comme un moyen de faire l'unité de la nation.
4) Les forces de destruction.
Celles-ci procèdent précisément des universalismes et des valeurs étrangères. Il convient de ne pas laisser au protestantisme la bride sur le cou car c'est une tradition allemande et non française (10). Parmi les universalismes les plus "pernicieux", selon Barrès, il y a le judaïsme (11). Ce dernier disloque la cohésion des nations, dit Barrès, et porte d'autres valeurs que celles de notre Terre et de nos Morts.
5) La question lorraine.
Province dont Barrès est issu, la Lorraine est en partie annexée à l'Allemagne impériale depuis la défaite française de 1871. Barrès part d'une exaltation de sa province, de son terroir, matrice de ses propres énergies. Cette province doit pouvoir échapper à un centralisme qui étouffe sa vitalité. La question lorraine sert de prélude à une idée barrésienne très importante, celle du régionalisme.
6) Le régionalisme.
En 1894-1895, Barrès mènera une campagne en faveur des libertés locales, régionales et syndicales. Il se fait là le porte-parole d'un fédéralisme dont les cellules de base seraient les provinces. Le fédéralisme permettrait justement de fédérer, de rassembler toutes les énergies de la nation et de n'en étouffer aucune.
Le rôle de l'Action Française
Née en 1898, sous l'impulsion de Vaugeois et de Pujo, l'Action Française prendra son envol définitif l'année suivante quand Maurras se joint à l'équipe initiale et quand se créent d'abord le Bulletin d'AF, puis la Revue d'AF. Charles Maurras sera le père du "nationalisme intégral" dont les deux idées-maîtresses seront le monarchisme (l'affirmation de la nécessité de faire gouverner la France par un roi fort et de décentraliser le pays) et la germanophobie, qui tournera souvent à l'obsession et au ridicule.
En plus du monarchisme et de la germanophobie, il convient d'ajouter une dimension résolument esthétique: le culte religieux qu'éprouvait Maurras pour la civilisation gréco-romaine, pour le Sud méditerranéen. Ce culte dérive d'une équation toute personnelle; Maurras est issu de la Provence et le soleil de sa patrie lui manquera toujours à Paris. En plus, depuis son jeune âge, il est sourd (ce qui renforce encore son caractère bourru et son entêtement devenu légendaire). Ce sont donc, chez lui, les organes de la perception visuelle et tactile qui auront le dessus. L'esthétisme maurrassien et son amour du soleil, de la lumière et des couleurs est le corollaire naturel de sa surdité. Ajoutons encore que Maurras sera, toute sa vie, fasciné par la personnalité de Richelieu.
Quel sera dès lors le nationalisme de Maurras ?
Avant toute chose, une synthèse. Lui-même dira qu'il n'innove rien et qu'il n'est qu'un perroquet. Ce "perroquet" n'est donc ni un philosophe ni un bâtisseur de systèmes mais un journaliste brillant, au talent sûr et indéniable et au style mordant. Le style prend ici le pas sur la vérité. L'esthétique sur le vrai. C'est là le propre des "races latines" comme le soulignait déjà Hippolyte Taine. Or, Maurras se sentait et se voulait "latin". Son engouement pour Taine, anglophile et germanophile, lui aura apporté sa propre définition du "Latin"! Pour Maurras, la France est une "déesse", l'œuvre des quarante rois capétiens et non de quelques décennies de démocratie. En fin de compte, le nationalisme intégral de Maurras, assez coupé des masses populaires, sera un nationalisme défensif, axé sur la xénophobie anti-allemande et sur l'antisémitisme. Ce nationalisme de repli sur soi est renforcé encore par le "traditionalisme" de Maurras. Qu'est-ce que le traditionalisme? C'est l'héritage des Contre-Révolutionnaires de Maistre, Bonald et Le Play. De l'œuvre de ces contre-révolutionnaires découle une apologie de l'Ancien Régime où le non-individualisme et l'organicisme permettaient une meilleure organisation de la société grâce aux corporations et aux corps de métier, dissous par les lois de la Révolution. Le nationalisme aura alors pour tâche de restaurer des structures sociales intermédiaires entre l'individu et l'Etat. Deuxième idée politique déduite de cette apologie de l'Ancien Régime: le régionalisme. La France était plus stable, affirment Maurras et ses disciples, quand les provinces avaient plus d'importance. La République néglige les meilleurs du peuple français: les paysans. Cette idée du "bon paysan" renoue avec un autre culte royaliste: celui des Chouans et des Vendéens.
Le traditionalisme maurrassien reste toutefois en-deçà de la critique portée en Allemagne à l'encontre des idées de 1789. Lorsque l'on analyse les ouvrages du Baron von Stein, d'Adam Müller ou de Savigny, on percevra mieux l'évolution des idées qui a d'abord porté au pouvoir les idéaux de 1789, puis a consommé le divorce entre la Révolution Française et les aspirations confuses qui dynamisaient le mouvement révolutionnaire pour être trahies par lui, puis a fait passé la volonté de participation de tous à la chose publique dans les mentalités germaniques par le truchement du romantisme. Maurras n'avait pas la moindre connaissance de la "politologie" romantique et réduisait celle-ci à certains aspects de Rousseau. Plus tard, Carl Schmitt analysera l'occasionalisme (12) romantique avec bien plus d'acuité que le chef de file de l'Action Française. L'organicisme de Maurras n'était finalement que fort superficiel. Faut-il y voir une des raisons majeures de l'échec politique de l'AF ?
Le nationalisme intégral de Maurras est également un "positivisme". Maurras, en effet, cherche à politiser à son profit les acquis de la philosophie d'Auguste Comte. N'étant pas chrétien et se définissant comme agnostique, Maurras ne peut pas justifier son idée monarchique par le recours au "droit divin". Ce qu'avaient fait les traditionalistes contre-révolutionnaires. Il lui faut donc avancer des arguments de nature "scientifique". Pour Maurras, ce ne sera donc pas Dieu qui veut la monarchie mais la "raison". La raison politique bien entendu. Il parlera donc d'un empirisme organisateur . Ce type de raison, invoqué par Maurras, n'est pas celui du siècle des Lumières, générateur de la Révolution et des idéaux de 1789 qu'il honnissait. La raison du XVIIIème siècle lui apparaît mièvre et démocratique. Celle qui le fascine, en revanche, est celle du XVIIème. Il revendique la clarté logique de ce XVIIème siècle où la France était la première puissance en Europe et où ses armées ravageaient le Saint Empire. Culte de Richelieu et de la clarté logique du XVIIème constituent donc les deux référentiels de base pour l'esthétique politique de Maurras. Ces référentiels sont ceux d'une France encore forte, d'une France qui a la population la plus dense du continent. Or, depuis la fin de l'épopée napoléonienne, ce n'est plus le cas. Le déclin démographique a commencé. L'Angleterre et l'Allemagne, l'Italie et la Russie ont connu des explosions démographiques formidables. La France perd son importance d'antan et Maurras, lecteur de Gobineau, de Taine, de Soury et sans doute aussi de Mourre (cf. supra), le sait. Il refuse ce déclin et rêve d'une France qui retrouverait sa puissance de jadis. C'est ici aussi que l'on peut observer la nature finalement "défensive" du nationalisme maurrassien.
Maurras ne pouvait ni se référer à la vigueur française des armées révolutionnaires ni à la geste grandiose de Napoléon. Son anti-républicanisme et son monarchisme l'en empêchaient. Il a donc puisé ses modèles exemplatifs dans le XVIIème. Les Allemands et les ressortissants des Pays-Bas du Sud, devenus Belgique depuis 1830, pourraient difficilement choisir comme référentiel ce siècle qui ne fut, pour eux, qu'une succession de misères atroces, de carnages, de villes incendiées, de famines et de guerres civiles. Pensons au Simplicissimus de Grimmelshausen (13) !
Reste la position de Maurras à l'égard de l'Eglise et du catholicisme. Sa position est double. Il dira "oui" à l'Eglise en tant que facteur d'ordre, en tant que principe organisateur. Il dira "non" au message intérieur du christianisme, parce que celui-ci repose sur des éléments juifs et non gréco-romains. Ce "oui" à l'Eglise et à ses principes hiérarchiques est inséparable du "non" au message des Evangiles, jugés "démocratiques". En dehors de l'Eglise, dira Maurras, les Evangiles sont un poison (14).
Parmi les aspects les plus intéressants du maurrassisme, aspects encore partiellement exploitables aujourd'hui, il faut évoquer le "socialisme anti-étatique". Maurras rejette le capitalisme parce qu'il est cosmopolite. Ce cosmopolitisme ne place a fortiori pas les intérêts de la nation française au-dessus de ses intérêts propres. De ce fait, pour Maurras, il doit être combattu. Cette position le rapproche du discours "révolutionnaire-syndicaliste" et du courant "anarcho-syndicaliste". "Monarchistes de gauche" et syndicalistes de diverses orientations se regrouperont en 1911 autour de la revue du Cercle Proudhon qui n'eut qu'une existence éphémère. Le dénominateur commun qui unissait ces hommes venus d'horizons aussi divers, c'était la volonté de donner au politique pur la priorité par rapport aux stratégies économiques cosmopolites. La défense de la nation, en tant qu'acquis historique incontournable, et la défense du peuple, en tant que masse démographique porteuse d'énergies héritées de l'histoire, se rejoignent dans une lutte commune contre une idéologie qui nie les héritages politiques et ne se soucie guère de la santé morale et physique des peuples. Pour les adversaires des monarchistes de gauche et des anarcho-syndicalistes (dont Georges Sorel), le "peuple" se présente comme une masse indifférenciée d'individus susceptibles d'être embauchés (et alors on les flatte) pour être ultérieurement licenciés, si les fluctuations du marché l'exigent. Cette gauche sociale et cette "droite" traditionaliste, non indifférente à la question ouvrière, se dressent donc conjointement face aux idéologies et aux acteurs politiques qui observent, pour leur strict intérêt personnel et financier, les soi-disant lois du marché. Pour la gauche et des hommes comme Lagardelle, Sorel et Michels (cf. supra), la social-démocratie accepte les lois du marché et se borne à demander de petits aménagements destinés à rendre la dictature du "marché" (nous serions tentés de dire la "théocratie" du marché) (15) supportable aux masses populaires. Cette acceptation par la social-démocratie "oligarchique" du jeu du marché a provoqué la désaffection de ses éléments les plus pugnaces et a contribué à la naissance des partis communistes, surtout au lendemain de la première guerre mondiale. Le fascisme est une autre variante de la réaction anti-sociale-démocrate. C'est vrai en France avec Sorel et Lagardelle. Ce sera vrai en Allemagne aussi avec des hommes et des femmes aussi différents que De Man, Liebknecht, Rosa Luxemburg, etc. Les PC et les "Luxemburgiens" riposteront par une nouvelle interprétation de l'œuvre de Marx et d'Engels. Les fascistes quitteront la tradition "marxiste" et puiseront leurs arguments dans d'autres doctrines et notamment celle de Proudhon.
Maurras dira, avec l'esprit de synthèse qu'on lui connaît: "Le nationalisme est comme une belle main et pour cette jolie main, un socialisme bien conçu, non démocratique et non cosmopolite, peut constituer un gant parfait". En conclusion, disons que l'anti-romantisme maurrassien repose sur deux idées-maîtresses: 1) l'hostilité à Rousseau, considéré comme le père spirituel de la Révolution et de la Terreur de Robespierre et 2) la germanophobie. L'Allemagne, aux yeux de Maurras, est la patrie du romantisme et le romantisme est le fruit des "brumes du Nord". A ces "brumes", il convient d'opposer le soleil des classicismes français et gréco-romain.
De 1914 à 1945
Avec Taine, Vacher de Lapouge, Drumont, Tridon, Toussenel, Barrès et Maurras, les assises du fascisme français du XXème siècle sont posées. C'est au départ de ces corpus doctrinaux que les écrivains fascistes et les théoriciens politiques qui se sont retrouvés dans leur sillage, échaffauderont leurs propres fascismes. J'insiste ici sur le pluriel . Nous verrons pourquoi. La première guerre mondiale sera une parenthèse sanglante. L'AF sombre dans le chauvinisme tricolore. Sorel se tait et désapprouve le carnage européen. Les esprits se séparent, alors qu'ils auraient pu joindre leurs voix et leurs protestations pour donner au siècle naissant la synthèse complète et définitive qu'il attendait et qu'il attend toujours. Après la guerre, l'acharnement des milieux de l'AF ne se tarit pas. Maurras rappelle sans cesse le testament politique de Richelieu, son idole: il faut coloniser subtilement la Belgique et le Luxembourg, les inclure dans une union douanière avec la France et les obliger à accepter des accords militaires. Bref, une annexion à peine déguisée que beaucoup en Belgique ne lui pardonneront jamais (16). Enfin, il faut morceler l'Allemagne, détacher si possible les régions catholiques du Sud de la Prusse protestante et "militariste", créer une république rhénane fantoche et en faire un protectorat français, imposer des réparations telles à l'Allemagne que la France puisse vivre sans travailler, etc. Les thèses maurrassiennes culminent lors de l'occupation de la Ruhr. Finalement, ce fut l'échec. Et aussi, faut-il l'ajouter, un mauvais calcul. Les colonies étaient déjà censées fournir à la France matières premières et richesses diverses; si l'on ajoutait l'Allemagne comme fournisseur obligé et contraint de produits finis et de machines-outils, l'on commettait finalement une erreur politique monstre: ne pas investir sur place et omettre de créer un outil industriel autochtone, basé sur une main-d'œuvre nationale, garante du bon fonctionnement de la machine économique. Par rapport à l'Allemagne qui, sous l'impulsion d'un économiste génial comme List (17), a toujours su créer son plein-emploi et produire une très large part de ses matières premières sur place en semi-autarcie, ce fut une faiblesse, une faiblesse que la France allait payer cher en 1940. L'historien J. Marseille (in: Empire colonial et colonialisme français , Albin Michel, Paris, 1985) reconnait que le colonialisme français a été un frein à l'essor, au développement et à la modernisation du capitalisme métropolitain (surtout sur le plan de l'outil). La décolonisation a plutôt été, dans les années 60, un mouvement de modernisation de la métropole française.
Plus clairvoyants et plus européens furent les "démocrates" Briand et Stresemann. Ces hommes ont cherché le rapprochement franco-allemand et la réconciliation au-delà des charniers de Verdun et de la Somme. Est-ce un hasard si Ferdinand de Brinon, ambassadeur de Vichy à Paris pendant la seconde guerre mondiale et chaleureux partisan de la collaboration franco-allemande, venait de ce pacifisme... L'intransigeance du nationalisme français, alors sans clairvoyance économique, a suscité la naissance d'un nationalisme allemand offensif, réponse à la politique de Clémenceau, considéré Outre-Rhin comme un nouveau Richelieu (18). L'irresponsabilité économique française se percevait également en Europe Centrale où elle a détaché les zones agricoles de Pologne et de Hongrie de ses débouchés traditionnels: l'Allemagne industrielle. Le peuple français n'a guère tiré profit de ce nationalisme-là, puisque son outil industriel n'a pas été rénové à la même vitesse que celui de l'Allemagne.
L'entre-deux-guerres a connu trois périodes successives dans l'élaboration de son fascisme. Ces périodes s'étendent, pour la première, de 1920 à 1930, puis de 1934 à 1940 et, enfin, de 1940 à 1945, celle de la "collaboration". Chaque génération a donc connu son fascisme.
La période de 1920 à 1930
Cette époque du fascisme français, la première, chronologiquement, du "fascisme conscient", a été dominée par la figure de Georges Valois, un fasciste naïf selon Sternhell. Valois a commencé sa carrière politique en tant que membre de l'Action Française. Il était un socialiste monarchiste. Son monarchisme dérive d'un culte du dirigeant, de l'homme d'Etat capable d'incarner et la théorie et la pratique. Pour Valois, Lénine et Mussolini étaient de tels hommes. Par la révolution bolchévique de 1917 et par la Marche sur Rome de 1922, Lénine puis Mussolini ont su allier théorie et pratique. Valois s'apercevra que Maurras n'est pas un homme de la même trempe. Il n'est qu'un théoricien, incapable d'accéder au pouvoir et de "marcher sur Paris". C'est la raison pratique qui a poussé Valois à quitter le milieu de l'AF et à fonder son propre mouvement, le Faisceau . La référence à Mussolini est clairement affichée. Le mot d'ordre de Valois, la clef de voûte de sa théorie politique se résume à une équation: "nationalisme + socialisme = fascisme".
Au départ, Valois n'était pas marxiste (au contraire de Mussolini et de Lénine) mais il n'était pas non plus anti-communiste, au sens où la droite classique, le fascisme des théoriciens ou des journalistes issus d'Action Française et celui des déçus du stalinisme (les adhérents du PPF de Doriot et de Victor Barthélémy) l'entendaient. Valois voulait unir les forces de gauche, les forces socialistes, dans un front unique pour le salut de la nation française. Ce front porterait un roi social au pouvoir. Dès lors, pourquoi ne pas marcher ensemble, main dans la main, communistes et fascistes? Cette idée, Valois a été à peu près le seul à la défendre en France après la première guerre mondiale. En Allemagne, la tentation "nationale-bolchévique" rassemblait plus de monde. Il suffit d'évoquer des noms comme ceux de Niekisch, Schlageter, Paetel, Tusk, Scheringer, Schulze-Boysen, Radek, Ernst von Salomon, etc.(19).
C'est en 1925 que Valois fonde son Faisceau . Le parti durera trois ans. Ensuite, Valois retrouvera les rangs de la gauche classique. Il abandonnera ses chimères royalistes et militera désormais pour une "République syndicale".
Il ne s'engagera pas dans la collaboration. Au contraire, actif dans un réseau de résistance, il sera arrêté en mai 1944 par la Gestapo et transféré au camp de Bergen-Belsen, où il mourra du typhus à l'âge de 66 ans.
La carrière de Valois prouve indubitablement son honnêteté foncière. C'est ce que Sternhell appelle, avec une inélégance que je déplore, de la "naïveté". Certes, les idées de Valois sont marquées de quelques incohérences. Catholique, sans adhérer aux thèses réactionnaires que le catholicisme a souvent fait siennes, Valois est aussi un "panlatiniste". Du temps du Faisceau , il cherchait à unir les nations romanes contre les puissances anglo-saxonnes. Maurras partageait sans doute cette option, mais sa germanophobie outrancière mettait l'ennemi anglo-saxon au second plan. Par son hostilité à l'égard des puissances thalassocratiques anglo-saxonnes, Valois a été un précurseur et a fait montre d'une remarquable clairvoyance. En effet, en février 1923, Londres et Washington imposent une limitation du nombre des navires de guerre. L'Allemagne est particulièrement visée, bien sûr. Mais l'Italie et la France sont presque traitées avec la même rudesse. Valois s'insurge contre cette entorse aux souverainetés nationales des pays romans. Aujourd'hui, dans la construction de projets spatiaux, dans l'organisation de nos exportations de céréales, dans la coopération en matières nucléaires avec des pays latino-américains ou arabes, les Etats-Unis sabotent toute initiative européenne. C'est la conséquence de leur intervention dans les affaires de notre continent en 1917. Le Faisceau soulignait là un problème grand-européen qui n'a pas cessé d'exister, qui s'est même renforcé par la seconde intervention des Etats-Unis en 1942 (débarquement en Afrique du Nord).
La vision du monde de Valois, contrairement à ce que semble dire Sternhell, est, elle aussi, marquée par deux dualismes d'essence "raciste": le dualisme Aryen/Asiate et le dualisme Aryen/Juif. La phobie du "péril jaune" tourmentait Valois et il rangeait la Russie entre l'Asie et l'Europe, la considérait comme une puissance tantôt asiatique tantôt européenne. Le dualisme aryen/juif correspond à l'héritage du XIXème siècle que véhiculent presque tous les penseurs, théoriciens et journalistes fascistes. Valois est aussi l'initiateur du culte de Jeanne d'Arc. Sur le plan des analyses comparatives entre doctrines allemandes et doctrines françaises que les historiens seront inmanquablement amenés à faire, un rapprochement entre l'hostilité de Valois à l'égard des thalassocraties et celle de l'Allemand Sombart à l'égard de la Händlermentalität anglo-saxonne (mentalité marchande) s'impose. Signalons que Sombart est un ex-marxiste qui confère au catholicisme un rôle non négligeable de barrage contre la progression de l'esprit marchand en Europe continentale. En Flandre, Sombart était fort lu chez les catholiques autoritaires (et fascistoïdes dirait-on aujourd'hui). C'est Victor Leemans qui l'a introduit à l'Université de Louvain par une brochure excellente sur le plan didactique: Werner Sombart. Zijn Economie en zijn socialisme , De Nederlandsche Boekhandel, Antwerpen, 1939.
Valois n'a pas eu d'héritiers, si ce n'est, dit Sternhell, le francisme de Bucard. Mais Bucard n'était ni un économiste brillant comme Valois ni un bon analyste des relations internationales. Son fascisme sera religieux, à la limite du caricatural. Il sera fait de défilés et de cérémonies aux morts. Il sera tout rituel. Sans avoir le moindre impact sur les événements de la vie politique française. Ce fascisme réellement naïf sera l'un des premiers à être "internationaliste", c'est-à-dire attentif et sympathique à l'égard des mouvements similaires d'au-delà des frontières de l'Hexagone.
Le deuxième fascisme: 1930-1940
Ce deuxième fascisme sera un fascisme de journalistes, écrit Pierre-Marie Dioudonnat (in: Je suis partout. 1930-1944. Les maurrassiens devant la tentation fasciste , Paris, La Table Ronde, 1973). Non pensé, non érigé en système à la façon marxiste ou hégélienne, ce fascisme est "senti". Il est plus vitaliste-barrésien que positiviste-maurrassien. C'est d'ailleurs ce qui consomme la rupture de la plupart de ces fascistes de la deuxième génération avec Maurras. Enfin, il prend nettement ses distances avec le "nationalisme intégral" du chef de l'Action Française et se déclare "internationaliste", partisan du "fascisme immense et rouge". Ce fascisme a la faiblesse de ne pas constituer une doctrine de d'Etat. Il est impossible de le considérer comme une théorie de la société que ses adeptes chercheraient à traduire dans le concret. Chaque écrivain, chaque journaliste du célèbre "Je suis partout " crée son propre fascisme. Les expériences personnelles s'avèrent déterminantes. L'occasionnalisme est ici roi, pour reprendre la terminologie critique de Carl Schmitt à l'encontre du romantisme allemand et de celui de Lamartine. Pour ce que Paul Sérant nommait le "romantisme fasciste", le reproche schmittien d'occasionnalisme nous apparaît également valable. Dans l'orbite de Je suis partout , évoluent d'anciens communistes (comme Doriot), d'anciens socialistes (comme Déat), d'anciens radicaux de gauche à tendances nationales-jacobines, d'anciens pacifistes enthousiastes de la SDN (comme de Brinon), d'anciens conservateurs (comme Gaxotte), d'anciens nationaux-républicains et d'anciens royalistes d'AF.
Cette diversité ne permet pas de former un mouvement unique, un seul parti d'union des forces fascistes. Celui qui a eu le plus de succès, dans ce sens, fut Doriot avec son PPF, parce qu'il est parti d'une base préalablement communiste dans son fief de la banlieue rouge de Paris, notamment la ville de Saint-Denis. En revanche, sur un plan strictement métapolitique, l'influence de ces journalistes et écrivains s'est fait sentir bien au-delà des groupuscules fascistes.
Sternhell a suscité beaucoup de polémiques en France depuis la parution de son dernier livre parce qu'il avait inclu dans la mouvance fasciste le personnalisme chrétien d'un Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit . Mounier était pourtant resté très critique à l'égard du fascisme. Il a admis que le fascisme soulevait de bonnes questions mais que, non spiritualiste, sa révolution demeurait insuffisante. Ce personnalisme avait reçu les influences du socialiste belge Henri De Man et s'était penché sur la tradition proudhonienne. La figure de Proudhon, rappelons-le, avait déjà rapproché royalistes de gauche et anarcho-syndicalistes au sein des Cahiers du Cercle Proudhon , revue fondée en 1911 et à laquelle Sorel avait collaboré. Sternhell ne distingue pas, je crois, les problèmes de fond des problèmes de langage. Mounier et les siens voulaient acquérir une audience politique et ne pouvaient faire autrement que de sacrifier aux modes du temps. Indubitablement, le fascisme et le national-socialisme avaient lancé des modes: celle du culte des corps et du sport, celle de la communauté populaire et des vertus intégratrices du nationalisme. Mounier se serait automatiquement marginalisé s'il n'avait pas tenu compte de ces engouements.
L'expérience des néo-socialistes s'axe sur l'œuvre de Henri De Man (Cf. notre article in Etudes et Recherches n°3, GRECE, Paris, 1984). De Man apporte les influences allemandes, parallèlement à la découverte de l'idée de communauté, théorisée par Tönnies en Allemagne et introduite en France par Raymond Aron en 1935. De Man, du temps où il séjournait en Allemagne, avait édité ses ouvrages chez l'éditeur conservateur-révolutionnaire Eugen Diederichs (Cf. La "Konservative Revolution" et ses éditeurs par Michel Froissard in Vouloir , n°13, février 1985, Wezembeek-Oppem). Diederichs voulait dé-barrasser le mouvement ouvrier des "scories" d'un marxisme dépassé.Les livres de De Man lui paraissaient importants dans cette optique. Sternhell comprend parfaitement l'importance de De Man dans la genèse d'un socialisme alternatif français. Mais faut-il prendre le néo-socialisme français pour un "fascisme"? N'ayant lu de De Man que les seuls ouvrages traduits ou rédigés directement en français, Sternhell ne comprend guère les contextes allemand et belge où est né le planisme demaniste. Sternhell ne maîtrise pas les langues allemande et néerlandaise et risque de considérer De Man comme un penseur français parmi d'autres ayant exercé une influence sur de futurs collaborateurs tels Déat. En fait, c'est parce que Déat, sociologue de formation, s'est fortement inspiré de De Man que Sternhell range le socialiste belge parmi les théoriciens pré-fascistes voire fascistes. De Man reste une sorte de keynésien doté d'une forte influence allemande. Sa doctrine se résume en quelques points (du moins nous bornons nous ici à n'en soulever que les principaux):
1) Le matérialisme marxiste est dépassé. Il faut remplacer le déterminisme marxiste par une "théorie des mobiles", c'est-à-dire une assise philosophique qui tienne compte des acquis des sciences psychologiques. Or Sternhell avait considéré le déterminisme comme la pierre angulaire du "pré-fascisme" d'un Vacher de Lapouge, d'un Taine et d'un Soury. Le fascisme est-il dès lors à la fois déterministe et anti-déterministe? L'une position n'exclut-elle pas automatiquement l'autre? Il faut relever, me semble-t-il, cette contradiction majeure. La réponse au débat qu'elle appelle se trouve chez Diederichs. Avant 1914, Diederichs publie Jaurès, les écrits du socialiste suédois Steffen, puis, après la Grande Guerre, ceux de De Man parce qu'ils tiennent tous compte de l'apport philosophique de Bergson. Vacher de Lapouge, marxiste au départ, passe au déterminisme biologique. C'est pour donner au socialisme une puissance que le déterminisme marxiste ne pouvait lui conférer. Chez Vacher de Lapouge, l'homme reste agi par sa race, par sa biologie. Mais on peut purifier une biologie défaillante par l'eugénisme, dit Vacher de Lapouge (et après lui, Montandon et Martial). De Man restaure la volonté de l'homme, donc un "libre arbitre" correcteur. Mounier, en tant que chrétien, se soucie aussi de la préservation d'une forme ou d'une autre de "libre arbitre". Aux yeux des contradicteurs de Sternhell (comme Gilbert Comte, cf. infra), c'est une erreur de vouloir assimiler au fascisme le personnalisme de Mounier, puisque celui-ci tient compte du libre arbitre, seul garant de la démocratie et de la liberté humaine. De Man, par son volontarisme, intéresse les disciples et les amis de Mounier. La distinction entre "fascisme" et "non-fascisme" passerait-elle par une acceptation ou un refus du libre arbitre? Sternhell aurait dû y penser pour s'éviter les polémiques.
De Man se situe à la charnière puisque l'homme socialiste, pour lui, est agi par une soif de nature psychologique: vouloir une dignité . Un person-naliste ne peut rester sourd à ce plaidoyer et à cette démonstration.
2) De Man distingue le socialisme du "marxisme vulgaire". Ce dernier ne serait qu'une vulgate maniée par les oligarques des partis socialistes ayant perdu leur punch révolutionnaire.
3) L'idée du socialisme allemand, c'est-à-dire d'un socialisme conforme à chaque peuple a très longtemps préoccupé De Man. Il a indubitablement subi les influences de Sombart, Rathenau, Rosa Luxemburg (son spontanéisme), des dissidents de la SPD, de Keyserling et vraisemblablement du livre d'Ernst Jünger, Der Arbeiter. Dans l'ensemble, son œuvre vise à remplacer l'archaïque matérialisme, le vieux déterminisme marxiste par un volontarisme qui ne parie pas sur les "forces obscures" de la race, comme chez Barrès, mais sur la puissance que peut déployer l'aspiration humaine à la dignité. La nuance est de taille et je crois que Sternhell ne l'a pas entièrement perçue. Certes, l'aspiration à davantage de dignité et les pulsions obscures relèvent l'une et l'autre de l'irrationnel. Mais tous les irrationnels sont-ils identiques? Faut-il reprendre la dichotomie posée jadis par Lukacs dans Die Zerstörung der Vernunft ?
L'internationalisme fasciste
Il est légitime de dire, avec Pierre-Marie Dioudonnat, que l'internationalisme du fascisme des collaborateurs de Je suis partout constitue à la fois une réponse et un défi à l'anti-fascisme organisé des intellectuels parisiens et des émigrés anti-fascistes d'Allemagne. L'internationalisme se renforce par le culte des actes beaux: la résistance des défenseurs de l'Alcazar, la guerre d'Espagne, les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, les "cathédrales de lumière" de Nuremberg auxquelles participèrent Robert Brasillach, Lucien Rebatet et le futur Sénateur rexiste Pierre Daye, lui aussi collaborateur de Je suis partout . Parmi les événements commentés positivement, il y avait la victoire électorale de Léon Degrelle à Bruxelles en 1936. Mais le mouvement de Degrelle, à cette époque, n'avait vraiment pas encore grand'chose de commun avec les autres fascismes ou avec le national-socialisme allemand: pas de chemises ni d'uniformes, peu de drapeaux, un ancrage très net dans le milieu catholique. Le rexisme de 1936 était une réaction spontanée de citoyens écœurés par les turpitudes politiciennes et cherchant des garanties contre un chômage qui les menaçait en permanence.
Cet internationalisme se complète d'un culte vitaliste, d'une idée de la jeunesse (que Rex s'annexait puisqu'il s'affirmait le représentant des "jeunes plumes" contre les "vieilles barbes"), de la notion de joie . En effet, c'est sans doute l'énergisme de Barrès qui constitue le lointain ancêtre de cette idée de joie . Mais est-ce, à cette époque, une caractéristique du seul fascisme? Certes, le Dr. Robert Ley crée, en Allemagne, l'organisation Kraft durch Freude (La force par la joie) . Mais le monde socialiste marqué par le marxisme n'y reste pas étranger. De Man avait écrit La joie du travail , dans une perspective socialiste et le Front Populaire, quand il accède au pouvoir, en France, fait éclater partout sa joie: danses, pique-niques, vacances, auberges de jeunesse, randonnées à bicyclette, etc... Brasillach, lui, ricanait des "congés payés" tout en s'émerveillant des réalisations sociales de l'Allemagne nationale-socialiste, où les ouvriers partaient aussi en congés payés; sur les navires de l'organisation Kraft durch Freude , ils partaient en croisière en Baltique, en Méditerrannée, dans les fjords de Norvège,... Est-ce, chez Brasillach, une pointe de conservatisme au milieu d'une explosion de joie révolutionnaire, à la fois fasciste et socialiste? Curieusement, libéraux et conservateurs n'ont jamais sacrifié au culte de la joie. Les nouveaux sociaux-démocrates d'après 1945, à vrai dire, non plus... Sic transiit gloria mundi...
La collaboration et l'épilogue
Le fascisme français n'a jamais vu ses idées traduites dans la réalité. Après la défaire de 1940, le gouvernement de Vichy organise, dans la mesure de ses moyens, la société française selon les critères du "conservatisme" et du "corporatisme" de la droite traditionaliste catholique. Le modèle n'est ni l'Italie de Mussolini ni l'Allemagne de Hitler, mais le Portugal de Salazar ou l'Espagne de Franco voire l'austro-fascisme clérical et réactionnaire de Dollfuß. On renoue avec l'esprit anti-révolutionnaire des milieux royalistes les plus sclérosés. On se réfère aux thèses les plus à droite de Maurras.
Face à cette situation, les écrivains et journalistes de Je suis partout adhèrent au "mythe SS", à l'idéologie internationaliste que véhiculaient les centres de recrutement de la Waffen SS. De ces centres est né un véritable "européisme" très différent du "nationalisme intégral" de Maurras. La dimension cesse ici d'être étroitement "nationale" pour prendre une ampleur "continentale". La presse allemande traduite en Français, comme l'hebdomadaire berlinois Signal , répand cette idéo-logie européenne. Les références à l'histoire et au "Reich fédérateur" introduisent en France une nouvelle vision du politique. Qui n'a guère eu d'épigones, faut-il l'ajouter.
Le PPF de Doriot, formation solide avant-guerre, passe du communisme de ses membres fondateurs au fascisme anti-communiste, surtout quand Doriot lui-même devient lieutenant de la Wehrmacht. L'anti-communisme du PPF prend souvent des tournures passionnelles et l'empêche d'élaborer un socialisme nouveau, inspiré, par exemple, des idées de De Man.
Parmi les écrivains les plus originaux et les plus typiques de l'époque, citons Drieu La Rochelle. Ancien combattant de la Grande Guerre, il est un écrivain hors ligne, fasciné par le mythe de la jeunesse et le culte de la force. Malheureusement, sa personnalité demeure fragile. Il ne sera pas un capitaine politique. Dans l'évolution doctrinale, dont nous venons d'esquisser les grandes lignes, Drieu a toute sa place car son culte de l'énergie l'a conduit successivement à admirer le monde anglo-saxon, puis le national-socialisme allemand et, enfin, peu de temps avant son suicide, il a placé ses espoirs dans les potentialités de la Russie de Staline.
Les réactions à l'encontre des thèses de Zeev Sternhell
Nous avons examiné trois réactions très différentes: celle d'Armin Mohler, auteur de Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1933 , celle du Club de l'Horloge, laboratoire d'idées des droites libérales en France (RPR,UDF,FN) et, enfin, celle du journaliste du Monde , Gilbert Comte, qui nous signale les détournements possibles, à des fins politiques, de l'œuvre de Sternhell.
Armin Mohler se félicite du succès des travaux de Sternhell parce qu'ils sortent les recherches sur le fascisme d'un ghetto où philosophes et sociologues voulaient encadrer ce phénomène politique très complexe dans des concepts trop rigides. Les études de Sternhell, écrit-il dans Criticón (n°76, mars-avril 1983), sont le fruit d'un travail d'historien qui ne se préoccupe que de saisir des événements uniques. L'unicité de ces événements interdit précisément de les enfermer dans des catégories toute faites, catégories qui seraient marquées du sceau de l'universel. Mohler apprécie le fait que Sternhell se soit davantage penché sur le fascisme proprement politique et non sur le fascisme de salon (dixit Mohler) ou le fascisme littéraire. Ensuite, il souligne l'importance de l'analyse strictement française que pose Sternhell. Pour Mohler, en effet, la France est le bouillon de culture d'une intelligence fasciste à l'état pur, qui ne se retrouve nulle part ailleurs en Europe. Si l'Italie et l'Allemagne ont connu des régimes "fascistes" (ou plus ou moins qualifiables comme tels) pendant vingt-et-un ou douze ans, la France a généré, elle, un fascisme épuré où transparaissent toutes les thématiques dans un langage simple, limpide, beau, facilement maniable et communicable aux masses. Pour Mohler comme pour Sternhell, c'est donc la France qui a inventé le fascisme à défaut de l'avoir mis en pratique. Le fascisme français doit sa pureté au fait qu'il n'est jamais passé à la pratique et aux compromissions qu'elle implique. Le "consensus républicain" a été inébranlable. Aussi inébranlable que les cénacles où germaient les diverses pensées fascistes françaises. Mohler admire aussi, chez Sternhell, le choix de la chronologie. Une chronologie exacte, figée, est impossible à déterminer pour ce qui concerne l'émergence, le développement et l'effondrement du fascisme français. Il existe une sorte de continuité qui va de 1885 à 1940. Mais Sternhell perçoit parfaitement, dit Mohler, que les années qui précédèrent 1914 sont plus importantes que celles d'après la Grande Guerre. Les fondements sont jetés; les générations ultérieures n'ont fait que les exploiter.
Autres mérites de Sternhell selon Mohler: il néglige l'étude des groupuscules bizarres, il considère que le fascisme, à son époque, est une idéologie comme les autres et non une aberration vis-à-vis de lois de l'histoire soi-disant infaillibles; pour Sternhell, enfin, le fascisme n'est pas le propre de groupes sociaux bien déterminés. La cause du fascisme ne réside pas dans une quelconque crise économique ou dans les résultats de l'une ou l'autre guerre mais bien dans l'effondrement de vieilles valeurs, de vieilles certitudes. Il est le produit d'une crise de civilisation.
Les valeurs qui s'effondrent sont celles du libéralisme, ce sont les convictions de la fin du XVIIIème. Les catalyseurs du phénomène fasciste sont surtout les "révisionnistes de gauche", soréliens ou adeptes des thèses de Labriola, de Michels, de Lagardelle et, plus tard, de Henri De Man. Le fascisme enregistre des succès parce qu'il faut aller, comme le disait De Man, au-delà du marxisme . La marque du socialisme révisionniste est telle qu'aucune équation entre fascisme et conservatisme ne s'avère possible.
Ce fait, qu'aucune équation entre fascisme et conservatisme ne s'avère possible, le Club de l'Horloge parisien compte bien l'exploiter. Pour poser l'équation "socialisme = fascisme", dans un but politicien et électoraliste. Henry de Lesquen rappelle les thèses de Sternhell pour signaler que le fascisme et la droite (à laquelle de Lesquen veut s'identifier) s'opposent et que, contrairement aux apparences, le nationalisme les sépare! Au cours du même colloque (consigné dans un livre intitulé Socialisme et fascisme: une même famille? , Albin Michel, Paris, 1984), le professeur François-Georges Dreyfus part, lui, de l'analyse de Hayek et met en exergue de sa contribution une phrase de Moeller van den Bruck, citée par l'auteur de The Road to Serfdom : "Toutes les forces antilibérales se liguent contre tout ce qui est libéral". Dreyfus explique la filiation qui relie le fascisme italien au socialisme révisionniste, le doriotisme au communisme pragmatique de son chef avant son émancipation par rapport au PCF, les éléments socialistes de la Konservative Revolution (Sombart, le "socialisme prussien" de Spengler et de Moeller van den Bruck, etc.), les racines socialistes de la NSDAP et leur mise en pratique sous l'impulsion du Dr. Ley. Dreyfus, tout en utilisant quelques arguments teintés de racisme (il évoque l'asiatisme de certains penseurs allemands comme Keyserling, Rathenau et surtout...Spengler! Cette notion d'asiatisme , il la puise dans l'ouvrage du maurrassien Henri Massis, L'Occident et son destin ), cherche a jeter les bases d'une interprétation néo-libérale des phénomènes politiques du XXème siècle. Il s'agit de rejeter a priori les idéologies ou les pensées qui se situent en marge des traditions libérales et social-démocrate keynésienne. Le communisme orthodoxe et le fascisme sont ainsi fourrés dans le même sac, parce qu'ils n'acceptent pas l'organisation libérale de l'économie de la planète. En fait, c'est un maccarthysme doré que nous livre le Club de l'Horloge. Il n'est plus question de mettre en doute le bien fondé des idées personnelles de Thatcher et de Reagan, puisées chez Friedmann et Hayek, von Mises et les néo-conservateurs américains.
C'est également ce que craignent Gilbert Comte et Claude Julien (directeur du Monde Diplomatique). Le point de départ de leur critique vient du fait que Sternhell juge le personnalisme de Mounier proche des fascismes des années trente. Claude Julien, dans son éditorial du Monde Diplomatique de mars 1985, écrit: "Pour que ce "libéralisme" (celui que redécouvre Louis Pauwels en même temps que les vertus chrétiennes et l'efficace stratégie de la secte Moon, ndlr) puisse prospérer, il importe de discréditer tous ceux qui, dans un passé encore proche, osaient en dénoncer les tares et lui opposer une autre conception de l'homme et de la société...". Claude Julien montre bien ici à quelles fins les thèses de Sternhell pourraient servir: la défense et l'illustration d'un "totalitarisme libéral", hostile à tout autre vision de la société que celle qui la soumet aux lois du marché. Et il ajoute: "Le reaganisme et le néo-libéralisme voudraient briser les solidarités humaines qui font la vitalité d'une société, tout subordonner à de prétendues lois économiques, évacuer tout idéal qui oserait s'opposer au matérialisme capitaliste; bref, leur affairisme et leur pseudo-réalisme renverraient dans les marges toute option qui ne serait pas exclusivement dictée par d'arbitraires priorités économiques. Enfin deviendrait gouvernables des sociétés ainsi dépolitisées ". Voilà donc l'analyse que posent Julien et Comte. Les transgressions sont dangereuses. Point de salut hors des ukases libéraux.
Certes, reprocher à Sternhell son manque de sérieux dans l'analyse des sources, comme le fait Gilbert Comte (Cf. Zeev Sternhell, "historien" du fascisme en France , in: Le Monde Diplomatique , mars 1985), est sans doute un peu fort. Néanmoins, inclure tous les révisionnismes socialistes et le personnalisme chrétien de Mounier dans une idéologie qui constitue "le diable" pour nos contemporains, permet des récupérations politiques dans le style de celle d'Henry de Lesquen et de François-Georges Dreyfus. Récupérations qui renforcent la restauration libérale qui, en Angleterre, aux Etats-Unis et en Belgique, est en train d'allier le libéralisme à l'Etat policier. Un phénomène est ainsi en gestation: le libéralisme policier. L'Europe connaît son "pinochetisme".
Quelle conclusion tirer de l'œuvre de Sternhell? D'abord que les manichéismes faciles sont désormais révolus. Le fascisme, démon rituel de nos médias, a été un phénomène capillarisé dans l'ensemble des sociétés européennes. Personne n'y a échappé, même pas ceux qui l'ont combattu. Il a exercé des séductions irréfutables. Le processus d'exorcisme, à l'œuvre depuis quarante ans, est donc condamné à l'échec: les thèses du fascisme, dont finalement aucune ne lui est propre, sont susceptibles de revenir sous divers oripeaux, écologistes, conservateurs ou socialistes. A propos du nationalisme, le sociologue ouest-allemand Arno Klönne (in: Zurück zur Nation? , Diederichs, Köln, 1984; Cf. également, Martin Werner Kamp, Retour à la nation? in: Vouloir n°15/16, avril-mai 1985) a montré comment les thèses néo-droitistes, écologistes, le nationalisme de gauche de Herbert Ammon et de Peter Brandt (le fils de Willy), le nationalisme plus traditionnel, fichtéen et idéaliste, de Bernard Willms, le neutralisme allemand actuel, les thèses "nationales-révolutionnaires" portées par des revues comme Aufbruch et Wir Selbst , l'analyse des sociétés occidentales effectuée par le sociologue conservateur Günther Rohrmoser, se mélangent en un cocktail explosif qui risque de reléguer le vieux conformisme libéral au dépotoir de l'histoire, réalisant en même temps un pas en avant vers la réunification allemande et la libération continentale à laquelle aspirent tous les Européens conscients, de l'Est comme de l'Ouest. Un fructueux pot-pourri, semblable à celui où ont germé non seulement les fascismes français, mais aussi les socialismes révisionnistes et le personnalisme chrétien (les "transgressions" de ce siècle), est en train de se constituer en Allemagne Fédérale aujourd'hui. Ce phénomène s'exporte rapidement dans tous les pays de l'Est européen, sous domination soviétique. Face à cette germination, un événement comme celui qui a secoué la France de la fin 1984 aux législatives de mars 1986, le phénomène Le Pen, est dérisoire. L'homme intelligent ne doit pas perdre de temps à analyser cette réaction épidermique, privée de toute espèce de clairvoyance politique et économique.
Aujourd'hui aussi les manichéismes s'effondrent.
Les libéraux aimeraient pourtant les restaurer. Ils aimeraient voir le monde divisé en "bons libéraux" et en "mauvais tous les autres". Pour sortir de l'impasse, la lecture de Sternhell nous apparaît indispensable; mais en tenant compte des avertissements d'un maître contemporain, Claude Julien.
Robert STEUCKERS.
Bruxelles, février-juin 1985.
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vendredi, 11 décembre 2009
Guillaume Faye: Pour en finir avec le nihilisme
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES
Guillaume FAYE:
POUR EN FINIR AVEC LE NIHILISME
I. METTRE LA PENSÉE EN ROUTE
Pour bon nombre de ses commentateurs, à l'exception notable de Jean-Michel Pahnier (1), Heidegger fut un métaphysicien donc l'ouvrage essentiel, Sein und Zeit (traduit en français par L'être et le temps), aurait tenté, en construisant une “phénoménologie de 1'òntologie” (2), de réfuter la tradition métaphysique par le langage métaphysique lui-mente et, partant, ne se serait pas exclu lui-même de la métaphysique. Dernier métaphysicien peut-être, mais métaphysicien quand même. Henri Arvon, de son été, écrit: “Le premier souci de Heidegger est moins l'établissement d'une ontologie formelle et matérielle que l'élaboration d'une ontologie fondamentale qui, à travers l'existence humaine, cherche à percer jusqu'à l'étre”. Il ajoute: “L'édifice doctrinal qu'il élève (..) constante une réponse de portée exceptionnelle à l'appréhension d'une époque éprise de rigueur scientifique qui, désespérée de voir s'estomper l'être, voudrait ramener celui-ci en pleine lumière” (3). Ce langage, en apparente si obscur, n'a certes pas servi Heidegger dans les milieux positivistes et rationalistes, qui ne voient en lui qu'un philosophe abscons ou, dans le meilleur des cas, un poète...
En fait, il semble bien qu'il y avait plusieurs lectures possibles de Heidegger. Dans Sein und Zeit, ouvrage où culmine la première étape de sa pensée, Heidegger nous dévoile les clés de son vocabulaire et l'orientation de sa réflexion. Mais, on le sait, celle étape a été suivie d'une seconde, à la suite d'un célèbre “tournant” (Kehre), qui a commencé de se manifester dans le courant des années trente. Notre lecture sera surtout rentrée sur ce “second” Heidegger, dont les préoccupations apparaissent dans tonte leur ampleur avec les écrits sur Hölderlin et sur Nietzsche. Toutefois, celle lecture ne sera pas purement “philosophique” - au sens classique de ce terme -, tant les horizons que nous dévoile Heidegger en appellent à tous les aspects de la vie et, mieux encore, à ce qu'il conviens de nommer notre destin. Heidegger, plus précisément, sera considéré par nous comme le penseur de la modernité. L'auteur des Holzwege s'est en effet attaché à penser l'essence des temps modernes, en partant du mot de Nietzsche: “Dieu est mort”. Or, la mort de Dieu, c'est la mort des valeurs. En sorte que l'on peut avancer que Heidegger termine la pensée métaphysique. La portée fondamentale de son oeuvre vient, en partie au moins, de ce qu'au XXème siècle, il a été le seul à poser et à répondre à la question capitale : “Quelle est l'essence des temps modernes?” (4). Qu'est-ce en effet que la “modernité”? D'où venons-nous? Que sommes nous advenus? Où pouvons-nous aller, nous, hommes et peuples du XXème siècle ? Telle nous semble être la problématique centrale posée par le “penseur-bûcheron”. Elle sente nous éclaire et nous permet d'expliquer quelques uns de ses thèmes et de ses idées que l'hypothèse métaphysique masque complètement.
Dans cette perspective, L'être et le temps, publié en 1927, ne constitue pas un ouvrage centrai ni définitif, mais un travail préliminaire, nécessaire à la compréhension de la suite de ouvre, une sorte de bilan introductif méthodologique à un “message” qui n'existait encore qu'à l'état de projet et de virtualité en 1927, alors que Heidegger n'avait que trente-neuf ans. En d'autres termes, L'être et le temps forme, non pas une somme de “phénoménologie existentielle”, somme 1'Université l'enseigne encore trop souvent (5), mais un exposé de concepts, de modes de pensée et d'un langage, qui ne prendront tout leur sens et leur portée qu'avec les ouvrages essentielles que sont, de notre point de vue, et dans un ordre d'importante croissante, les deux volumes consacrés à Nietzsche, publiés en 1961, le recueil intitulé Holzwege (“sentes de bûcheron”, traduit en français, en 1962, sous le titre Chemins qui ne mènent nulle part), paru en 1950, les textes divers, établis à partir de cours et de conférence, rassemblés en 1954 sous le titre Vorträge und Aufsätze (traduction en 1958, dans le volume Essais et conférences), enfin Die Frage nach der Technik, publié en 1962.
Dans L'être et le temps, livre qui fit grand bruit à l'époque, Heidegger pose les fondements de son langage et établit son champ conceptuel, les deux ne faisant d'ailleurs qu'un et constituant les deux faces d'un même outil intellectuel. Pour Heidegger, la pensée et le langage existent en effet en symbiose: qui saisit la clé de la langue peut de ce fait pénétrer dans son content ; la forme est déjà le fond. L'être et le temps nous initie dans au style heideggérien, qui se caractérise par trois traits principaux: le recours au langage poétique, l'utilisation de la philologie et de l'étymologie grecque, et le retour (le “retournement”, comme un laboureur retourne sa terre et de ce fait la redécouvre et la rend plus féconde) au sens originel de la langue allemande. Torturant, questionnant les mots, Heidegger s'offre comme un poète, dans l'acception hellénique du terme, c'est-à-dire comme un créateur de formes. L'effet de surprise et d'illumination, né du choc de ce langage étymologique” germano-grec et d'un style d'une modernité sans réserve, ne doit rien à une gratuité d'esthète: la langue heideggérienne est belle parce que dense; elle est signifiante parce que poétique, c'est-à-dire créatrice (6). Heidegger est de ceux qui, au détour d'un raisonnement difficile, l'interrompt pour l'illuminer d'une phrase telle que celle-ci: “Debout sur le roc, l'œuvre qu'est le tempe ouvre un monde et, en même temps, le réinstalle sur la terre qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal” (Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 32). Voilà donc ce à quel nous accoutume L'être et le temps: à une parole aristocratique, qui ne se contente pas de nous expliquer une idée par la raison intellectuelle (Geist), mais entend nous la faine éprouver par la sensibilité poétique (Seele).
Le recours à l'étymologie indo-européenne, actualisée dans les langues grecque et allemande, n'est pas neutre: cette méthode renvoie à la volonté de Heidegger de réenraciner l'histoire moderne dans l'aurore grecque. Le verbe heideggérien, expérimenté dans L'être et le temps, est censé provoquer un “choc culturel” dans le lecteur.
Heidegger entend renouer avec un style et, au-delà, avec une vue du monde qui formerait le prélude a une régénération, sous une autre forme, d'un mode d'être et de périr “grec”, c'est-à-dire non-socratique et a-chrétien. Après Nietzsche, Heidegger se pensait comme un Dichter (poète, “in-dicateur”), annonçant un monde à venir, un monde virtuel, qui renouerait, sous une nouvelle forme “historienne”, avec ce qui constitue, pour nous Européens, notte aube : la vue du monde grecque, aujourd'hui paradoxalement “présente mais tombée dans l'oubli”. La Dichtung (le dict, la parole) de Heidegger nous provoque (provocare, en latin, signifie “appeler”) à “sortir de I'oubli”, à faire ressurgir au niveau de l'autoconscience, une vue du monde que nous avons héritée des Anciens et à l'asseoir au sein même du monde moderne. De cette rencontre, “quelque chose” naîtra.
En dehors de la présentation de la “parole grecque”, L' être et le temps présente un corps conceptuel qui restera inchangé tout au long de I'œuvre du penseur, et qui nous indique quel sens il nous faudra donner - et ne pas donner - à la “question de l'être” (Seinsfrage), qui est l'un des thèmes centraux de la pensée heideggérìenne. L'être et le temps expose que cette “question” est demeurée dans 1'oubli, qu'elle est tombée en déchéance (Verfall) depuis l'aube grecque de la pensée occidentale. Toute la métaphysique occidentale depuis Platon, Plotin, Aristote et Thomas d'Aquin, a envisagé la “question de l'être” comme un acquis. Elle a cru que l'être existait “en soi” et a cherché à révéler set “être en soi” comme une essence absolue en partant, selon l'induction platonicienne, de ses modalités “inférieures”, c'est-à-dire de l'étant. Ce faisant, l'étant, autrement dire le réel, demeure méconnu. “Il y a une invasion de l'étant non pensé en son essence”, écrit Heidegger. Le penseur se dégage ainsi de la vision du monde liée à la métaphysique monothéiste et impose une “anti-métaphysique” où la question de l'être est recentrée sur le Dasein, 1' “être-là” - renouant par là avec la conception des Grecs présocratiques pour qui, face au destin (Moïra), l'homme était la “loi du monde” (anthropos o nomos tou kosmou). Ainsi l'“oubli de l’être” est-il l'oubli de la réalité du monde, de “la différenciation ontologique, ce qui sépare l'étant de l'être”. La métaphysique platonicienne, puis chrétienne, est une “pensée déchue” qui se réfugie dans la philosophie des valeurs, qui élève une morale absolutiste, une idée au-dessus de l'être, autrement dit, qui dévalue la vie en “inventant”, au-dessus du réel, des catégories absolues, fallacieusement appelées “être”. Nietzsche, lui aussi, parte de la “séparation socratique de la pensée et de la vie”. Mais, grâce à la méthode phénoménologique, Heidegger va plus loin. Il démonte la mécanique de la métaphysique occidentale et prépare un dessein “scandaleux”, impensable pour l'humanisme traditionnel embué de “transcendantalisme moral”, consistant à valoriser le Dasein et à apporter de la spiritualité au sein de l'immanence du monde, selon le vieux projet inachevé du paganisme grec et présocratique.
L'être et le temps se contente donc de poser cette problématique. Nous voyons la preuve de la justesse de cette interprétation dans les explications fournies plus tard par Heidegger lui-même dans sa Lettre sur l’humanisme (op. cit.). Il nous semble donc impossible de ne voir, dans L'être et le temps, à l'instar d'Emmanuel Levinas (En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1949), qu'une continuation de la pensée de Husserl ou qu'une tentative de “retrouver l'être” et d'établir une “métaphysique épurée”, comme l'imagine en général la tradition universitaire française. (On n'encense d'ailleurs bien souvent, dans l'Université, œuvres de Heidegger que pour en occulter radicalement la signification).
Plus que Husserl, qui ne lui a fourni que des outils conceptuels, utilisés d'ailleurs au rebours des principes du vertueux phénoménologue, le vrai “maître” de Heidegger est Nietzsche. Heidegger s'impose, non comme le “disciple”, mais comme le continuateur de Nietzsche, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas de faire une critique, parfois vive, de la pensée de l'auteur du Zarathoustra. Heidegger, en fait, reprend la question des valeurs là où Nietzsche I'avait laissée, mais il la “traite” avec des outils plus raffinés, qui sont précisément ceux dont L’ être et le temps a jeté les bases. Désormais, on ne pourra plus lire Nietzsche sans recourir ensuite à Heidegger, ni entendre Heidegger sans s'être d'abord familiarisé avec le projet de l'homme de Síls-Maria. (Le philosophe néochrétien Maurice Clavel ne s'y était d'ailleurs pas trompé).
Deux oeuvres de Heidegger sont ici surtout concernées: le livre sur Nietzsche, déjà cité, et surtout l'essai intitulé Nietzsche Wort “Gott ist tot” (traduit sous le titre Le mort de Nietzsche: “Dieu est mort”) (7), texte étable après la seconde Guerre mondiale à partir du content des cours sur Nietzsche prononcés à l'université de Fribourgen-Brisgau entre 1936 et 1940.
Arrêtons-nous d'abord à une métaphore empruntée à l'introduction du recuiel intitulé Holzwege (op. cit.). Heidegger y écrit énigmatiquement: “... Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent, se perdent soudain, recouverts d'herbes, dans le non-frayé. On les appelle Holzwege (8). Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l'un ressemble à l'autre. Mais ce n'est qu'une apparente. Bucherons et gardes s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire s'engager sur un Holzweg”. En effet, ceux qui se soucient de la forêt, ceux qui 1'habitent, ceux qui ont rebours à elle, ne s'égarent pas quand ils empruntent un tel sentier; celui-ci les conduit tout droit au lieu de leur travail. Par contre, tous ceux à qui la forêt est étrangeté, tous ceux pour qui elle est un obstacle, les marchands, par exemple, qui doivent la contourner en allant de ville en ville, ceux-là craignent par-dessus tout de s'engager sur un Holzweg, où ils ne pourraient que s'égarer. Cette métaphore de la forêt nous semble essentielle pour comprendre le processus d'élaboration de la conception du monde inaugurée par Nietzsche, continuée par Heidegger, et toujours ouverte aujourd'hui du faire même de son inachèvement. Nietzsche, dirons-nous, est celui qui a compris que l'on ne doit ni contourner la forêt ni la traverser de part en part, mais au contraire s'y perdre par une sente de bûcheron, afin de s'y retrouver dans la clairière où s'accomplit le “travail”, Heidegger nous disant, lui, quel sentier prendre.
II. L'APOGÉE DU NIHILISME
« Dio è morto. Muette est devenue la confiance dans les lois éternelles des dieux. Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme s'est enfuie, les hymnes sont des morts que la fin a quittes » (Hegel, Phénoménologie de l'esprit).
D'après Heidegger, l'œuvre de Nietzsche clôt la métaphysique occidentale. Le mot fondamental de Nietzsche, "Dieu est mort", nomine la destinée de vingt siècles d'histoire occidentale. Cette destinée doit être interprétée somme la lente et inexorable montée du nihilisme, c'est-à-dire la mort de toute valeur. On petit discuter sur la question de savoir si Heidegger a eu ou non raison de voir en Nietzsche le dernier des métaphysiciens (9).
Mais ce qui importe, c'est de reconnaître que la lecture heideggérienne de Nietzsche, la reconnaissance de la signification historienne de son oeuvre, sont les seules possibles.
Dans Le gai savoir, au paragr. 125, intitulé “Le forcené”, Nietzsche signe l'un de ses textes les plus importants. Il y reconnaît, le premier, l'événement considérable qui termine un processus entamé avec Platon: le meurtre de Dieu. “Où est allé Dieu? Je vais vous le dire, hurle le forcené. Nous l'avons tué”. Il poursuit: “Ne sentons nous toujours rien de la décomposition divine? Car les dieux aussi se décomposent (...) Quels jeux sacrés nous faudra-t-il désormais inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne sommes nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux? (...) Il n'y eut jamais acte plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cet acte, à une histoire plus élevée que ne le fut jamais tonte histoire”.
Nietzsche est ici l'annonciateur de cette autre histoire, qui peut s'interpréter comme la virtualité d'un surhumanité. Heidegger, lui, est le premier philosophe à pénétrer dans cette autre histoire, le premier, après la découverte du cadavre de Dieu, à en tirer les conséquences. “Je viens trop tôt, disait le forcené. Mon temps n'est pas encore advenu. Cet événement est encore en route. 11 n'est pas encore parvenu jusqu'aux oreilles des hommes”. La mort de Dieu doit ainsi se comprendre, non comme un “événement philosophique”, mais comme un phénomène historique qui pénètre l'ensemble des sociétés occidentales, un événement qui transformera la vie au sens le plus authentique du terme. La mort de Dieu, processus d'achèvement, d'arrivée à terme d'une vue du monde, doit s'interpréter comme “la fin du monde suprasensible, du domaine des idées et des idéaux”. Heidegger précise: “Depuis Platon, et plus exactement depuis l'interprétation hellénistique et chrétienne de la philosophie platonicienne, ce monde suprasensible est considéré comme le vrai monde, le monde proprement réel. Le monde sensible, au contraire, ne sera plus qu'un ici-bas, un monde changeant, donc purement apparent et irréel. L'ici-bas est une vallée de larmes. (...). Ainsi, le mot “Dieu est mort” signifie: le monde suprasensible est sans pouvoir efficient. Il ne prodigue aucune vie. La métaphysique, c'est-à-dire la philosophie occidentale comprise comme platonisme, est à son terme”.
La mort de Dieu désigne aussi l'impossibilité de croire aux idéaux absolus, que ceux-ci soient ou non liés à une “divinité”. Elle ne peut donc s'interpréter sous l'angle restreint d'un déclin des sentiments religieux. Elle sedia en fait la phase ultime du nihilisme. “Le nihilisme, le plus inquiétant de tous les hôtes, est devant la porte”, dit Heidegger. Le nihilisme marque la fin de la possibilité de toute valeur. L'humain est placé face au néant, privé “d'un monde suprasensible à pouvoir d'obligation”. “Le nihilisme est un mouvement historique. Il meut l'histoire à la manière d'un processus fondamental à peine reconnu dans la destinée des peuples d'Occident (...) Ni phénomène historique parmi d'autres, ni courant spirituel qui se rencontrerait à côté d'autres courants spirituels (...) le nihilisme est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental de l'histoire en Occident. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner d’autre chose que des catastrophes mondiales. Le nihilisme est le mouvement universel des peuples de la terre engloutis dans la sphère de puissance des temps modernes (...) I1 appartient au caractère inquiétant de ce plus inquiétant des hôtes de ne pas pouvoir nommer sa propre origine (...) Il est la destination de notre propre histoire” (10). Heidegger reconnaît dans Nietzsche celui qui a mis au jour ce processus historique en acte depuis des millénaires: l'agonie des valeurs, la lente perte de sens des idéaux spirituels.
Il ne faut surtout pas croire, comme on l'enseigne dans nos facultés de philosophie, que Heidegger condamne le nihilisme. Heidegger semble au contraire se féliciter de cette remontre des temps modernes et du nihilisme, d'où seule pourra natter un nouveau projet. I1 accepte pleinement les temps modernes comme nihilistes: “Nietzsche se rend compte que, malgré la dévalorisation des plus hautes valeurs pour le monde, ce monde lui-même continue, et que, ainsi dépourvu de valeurs, il tend inévitablement à une nouvelle institution de valeurs (...) Pour fonder la nouvelle institution de valeurs en tant que mouvement contre les anciennes valeurs, Nietzsche donne également le nom de nihilisme (...) Ainsi, le terme de nihilisme désigne d'abord le processus de dévalorisation des anciennes valeurs, mais, en même temps aussi, le mouvement inconditionnel contre la dévalorisation (...) Nietzsche alors accepte le nihilisme et le professe comme inversion de la valeur de toutes les valeurs antérieures”. Nietzsche se place à la charnière de deux mouvements historiens, l'un en achèvement, l'autre virtuel. Il annonce l'apogée, donc le mouvement terminal du nihilisme, tandis que Heidegger, par son oeuvre, inaugure l'après-nihilisme.
Le nihilisme ne peut se limiter à l'affaissement de la foi chrétienne ou à la généralisation d'un vulgaire athéisme. Le christianisme lui-même, dans tonte l'explosion de sa foi triomphante, fut une phase du nihilisme. Ce dernier est l'engeance de la métaphysique platonicienne et chrétienne, où il résidait, virtuellement présent, dès sa fondation. Toute la métaphysique occidentale portait avec elle, sans s'en douter, le nihilisme. Ainsi, si l'opinion chrétienne (ou humaniste) ne prend pas conscience du nihilisme dont elle est porteuse - en tant que devenir (Werden) -, elle ne saisit pas non plus que ce principe nihiliste, qui constitue son essence, sera celui-là même qui permettra d'en finir avec la métaphysique chrétienne ou les valeurs athées de l'humanisme qui sont, au fond, une seul et même chose. Les “valeurs” christiano-platoniciennes, mortes-vivantes aujourd'hui, ont porte en élis leur propre principe de mort (11). Pourquoi ? Ecoutons la réponse de Heidegger: “Les valeurs suprêmes se dévalorisent déjà, dans la mesure où l'on commence à entrevoir que le monde idéal n'est guère susceptible d'être jamais réalisé dans le monde réel et sensible”. La conception du monde qui, en rupture avec l'aurore grecque, a séparé la pensée (noésis) de la nature vivante (physis), et celle-ci de l'action (poiésis), a virtuellement dévalorisé les principes qu'elle posait. Ces principes (Dieu, le Beau, le Vrai, le Bien), qui, de la théologie à l'humanisme socialiste, représentent des principes fixes et supérieurs, d'essence suprasensible, ont été depuis toujours condamnés à périr, dans la mesure même où ils se dé-réalisaient en se présentant comme des essences. Avec quelle jubilation, alors, ne doit-on pas constater ce mouvement historique du nihilisme, principe en acte contre lui-même, antidote posé par la vie contre la métaphysique et la morale qui, à leur insu, vont mourir de ce combat qu'elles ont voulu livrée contre le monde sensible! Ce monde sensible des passions et des guerres, ce “théâtre” de la “folie humaine” que Platon nous décrit comme une “caverne d'ombres” (aggalmata), finira par avoir raison des principes et des universaux, figés dans i'absolutisme de pseudo-valeurs qui n'ont pas su se conformer à la vie et qui, de ce fait, sont devenues, elles, des ombres.
Le nihilisme doit être ainsi considéré avec un sentiment à la fois triomphal et tragique. Il n'a rien d'une décadence. Il est la « loi même de notre histoire ». Même si nous savons que nous devons le dépasser, une telle entreprise surhumaniste a besoin que la mort de toutes les valeurs arrive à son terme. Heidegger s'engage déjà, en éclaireur - c'est-à-dire par la pensée, avant que n'advienne la phase “épochale” de l'action -, sur les sentes de l'après-nihilisme, alors que les temps modernes, toujours en apparence attachés aux principes traditionnels, accomplissent, dans les faits, la période ultime du nihilisme. Les principes et les valeurs, devenus résidus, sont bien morts puisqu'on n'y croit plus, mais personne n'ose encore aller enterrer le cadavre.
Heidegger s'oppose donc à l'humanisme traditionnel, non seulement sous la forme rationaliste et optimiste que les XVIIIème et XIXème siècles lui ont donnée, mais à jamais sous sa forme dogmatique d'affirmation de valeurs stabilisées. La norme des valeurs ne devrait pas relever d'une essence, mais de “l'inachèvement de l'existence humaine”, de son “dévoilement créateur”. C'est le Dasein humain qui doit se reconquérir comme mâitre des valeurs, indépendamment des “vérités” universelles exposées par les religions monothéistes et la métaphysique de Platon. A la suite de Nietzsche, Heidegger ne volt en fait, dans l'humanisme, que la présence d'une morale absolutiste où l'homme, pensé comme norme suprême, ne recèle aucune valeur mobilisatrice. Métaphysique déchue dans l'ici-bas, mais métaphysique tout de même, l'humanisme qui a cours en Europe depuis le XVIIIème siècle, avec sa cohorte de bons sentiments, marque le début de l'apogée du nihilisme. Cet humanisme, dit Heidegger, nous trompe, car il occulte le tragique de tonte existence; consolateur, il nie l'angoisse et, par la, rend impossible “le courage, l'audace et la lucidité”. “L'angoisse de l'audacieux, écrit Heidegger dans Qu'est-ce que la métaphysique?, ne souffre pas qu'on l'oppose à la joie, ni même à la jouissance facile d'une activité paisible”. Sentis un désirs d'éthique, issu d'une re-création volontaire de valeurs serait adapté à notre époque technique.
“L'homme de la technique, écrit Heidegger à Jean Beaufret, livré à l'être de masse (Massenwesen), ne peut plus être ramené à une continuité star et stable que s'il rassemble et coordonne la totalité de ses plans et de ses actes conformément aux exigences de cette technique”. Il faut rétablir un “tien éthique” entre l'aire humain pris dans son essence (Menschenwesen) et son monde, non plus selon des principes d'ordre universel et des absolus moraux, mais à partir d'une véritable “planification” de valeurs en rapport étroit avec le monde technique. Ces valeurs “éthiques” seront ouvertes, déplaçables, conformément aux qualités de l'existence humaine : l'inachèvement, qui caractérise le Dasein, et le dévoilement créateur de toute action, aujourd'hui porte par la technique.
“Comme Sein und Zeit s'élève contre l'humanisme, explique Heidegger, certains craignent que ce livre ne soit une défense de l'inhumain et une glorification de la brutalité barbare (...) Mais la pensée opposée aux valeurs n'affirme pas que toutes les valeurs habituellement professées comme telles, la “culture”, “l'art” (...) la “dignité humaine” et “Dieu” sont dépourvues de valeur. Il s'agit au contraire de comprendre enfin que c'est le faire même d'être qualifiées de valeurs qui dévalorise les objets de cette évaluation”. Autrement dit, en é-valuant les valeurs, on les ravale au rang de “logique”; on ne les vit plus. L'humanisme fait alors disparaître tonte valeur, selon un processus inauguré par les métaphysiciens: il proclame Dieu ou la dignité humaine comme valeur suprême incréé dans une hiérarchie rationnelle absolue, enferme l'humain dans un carcan et dévalorise tout sacré comme vécu. “Etre contre les valeurs, ajoute Heidegger, ne signifie pas être pour l'absence de valeurs et la nullité (Wertlosigkeit und Nichtigkeit) de l'étant, mais être contre la subjectivisation de l'étant qui ravale ce dernier au rang de single objet”.
Plutôt que de construire, par le logos, une morale reposant sur un systèm de valeurs comprises comme impératifs absolus, sans aucun “lien” avec l'“essence du monde”, il s'agit de planifier, d'organiser et de vivre une éthique volontariste. Le sacre et l'affectivité mobilisatrice du muyhos - opposée au logos des métaphysiciens - se retrouveront, parce que les valeurs implicites ne seront plus des mots, mais des comportements. Ceux-là devront s'enraciner dans un projet, en accord avec le monde et l'histoire. Un tel mouvement marquerait le passage de l'humanisme à ce que l'on pourrait qualifier de surhumanisme. Les valeurs seraient désormais vécues comme existence et non plus comme essence. Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz, écrit Heidegger - phrase difficilement traduisible, car calquée sur le grue, mais que t'on peut rendre par “la spécificité fondamentale de l'être et du devenir humain, son essence, réside dans son existence” (12). Au plus profond de lui-même, l'humain est envol, transgression. L'homme est le transgresseur des normes: l'Existenz, ou, selon les conventions du traducteur, l'existence, traduit le concept latin exister, “vivre en se dégageant”. Les valeurs d'existence doivent être comprises, non plus comme des normes intellectuelles, mais comme des formes de vie (Lebensformen), jamais figées, perpétuellement évolutives, rigoureuses parce que volontairement instaurées et susceptibles à tout moment d'être dépassées. L'éthique de la transgression (de l'homme par lui-même) succède à la morale de la transcendance (de l'homme par des principes). Le terme nietzschéen de “surhurnanisme” peut alors se comprendre comme le moment “épochal” où l'homme se reconnaît, enfin, comme un transgressant. Et c'est dans cette perspective qu'il faut entendre le meurtre de Dieu, annoncé par le “forcené” du Gai savoir.
La mort de Dieu coïncide avec le “commencement du néant”, c'est-à-dire “l'absence d'un monde suprasensible à pouvoir d'obligation”. Partir Heidegger, l'autorité disparue de Dieu succède celle du rationalisme et de la morale. Mais ceux-qui ne savent donner de sens à 1'existence. Le christianisme, surtout dans sa version humaniste, dévoile alors - événement considérable - qu'il n'était qu'un athéisme déguisé. C'est le platonisme qui a fini par avoir .raison du sacré: en repoussant celui-ci hors de la nature, dans le lointain d'une métaphysique hautaine, il a épuisé ce sentiment de lien religieux que les peuples préechrétiens éprouvaient au contact du monde. “Le but d'une félicité éternelle dans l'au-delà, écrit Heidegger (13), se change en celui du bonheur pour tous, dans l’ici-bas”. Or, ce nihilisme recèle aussi la virtualité de son propre dépassement, puisque “1'acte créateur - autrefois, le propre du Dieu biblique -; devient la masque distinctive de l'activité humaine”. Ce ne fut pas le christianisme qui donna l'impulsion originelle au nihilisme: ce fut la vision du monde métaphysique platonicienne. Les historiens corroborent cette analyse: le platonisme constitua le “filtre” philosophique qui fit admettre un certain monothéisme biblique et conforma les structures mentales du christianisme occidental. “Le christianisme lui-même fut une conséquence et une forme du nihilisme”. Dans le christianisme, le suprasensible suit un processus de décomposition (Verwesung) et les “Idées, Dieu, l'Impératif Moral, le Progrès, le Bonheur pour tous, la Culture et la Civilisation perdent successivement leur pouvoir constructif pour tomber dans le nihilisme”. Le fait de poser ces valeurs en tant qu'abstractions, et le fait de poser Dieu comme valeur suprême les dévalorise déjà. Aussi, ne doit-on pas comprendre le nihilisme comme le résultat du seul monothéisme hébraïque (14), mais plutôt comme le refus de tout panthéisme manifesté par le platonisme comme par l’hébraïsme le sacré relégué loin du monde “naturel” et humain.
Heidegger essaie alors de répondre à la question de Nietzsche: quelles nouvelles tables de valeurs instituer? Mais avant de formuler une réponse, il lui a fallu préciser ce que nous devions entendre par cette tâche à entreprendre “1'inversion de la valeur de toutes les valeurs” (Umwertung aller Werte). Il ne s’agita pas en effet d'instituer de “nouvelles idoles”, de nouvelles valeurs abstraites. Le nihilisme actuel devra être accompli jusqu'à son terme pour que les nouvelles tables de valeurs naissent précisément là où les canons moraux contemporains voient le pire danger. Cette attitude est qualifiée par Nietzsche de pessimisme de la force. Nous entrons alors dans une période transitoire, ainsi décrite par Heidegger: “C'est le commencement d'une situation intermédiaire, où il devient manifeste que, d’une part, la réalisation des valeurs jusqu'ici reconnues comme suprêmes ne s'accomplit pas. Le monde semble dépourvu de toutes valeurs. D'autre part, cette prise de conscience dirige l'intelligente vers la source d'une nouvelle instauration de valeurs sans que, pour cela, le monde recouvre sa valeur”. Nous vivons ainsi dans l'interrègne, celui de la double conscience et de I'apogée du nihilisme les hommes de la première forme de conscience s'attachent toujours à leurs idéaux décomposés ; ceux de la sur conscience. héritiers lucides du nihilisme, annoncent une aube encore non advenue.
Cette aube sera-t-elle celle d'un nouveau dieu? L'originalité de Nietzsche est de répondre négativement. Dieu est mort: non seulement son trône est vide, mais l'idée même de trône est dévalorisée. Il ne s'agit pas tant de remplacer des valeurs que de trouver un autre lieu éthique où elles puissent s'exprimer. Ce lieu, on ne pourra le trouver que là où la métaphysique et la morale, là où le christianisme et l'humanisme voient une dévalorisation absolue. “Là”, c'est-à-dire au bout de ce que Nietzsche appelait le nihilisme complet, en ce lieu même où le néant est devenu absolu. Se contenter de “renouveler” les valeurs relève du nihilisme incomplet, ainsi comme par Heidegger: « Le nihilisme incomplet remplace les valeurs anciennes par des valeurs nouvelles, mais il continue à les placer au vieil endroit, qu'on réserve en quelque sorte comme région idéale du suprasensible. Un nihilisme complet, par contre, doit supprimer le lieu même des valeurs, le suprasensible en tant que région et, par conséquente, poser les valeurs autrement, c'est-à-dire inverser leur valeur », Ce nihilisme complet qui apparaîtra tel aux hommes de la conscience métaphysique et humaniste, sera déjà, pour ceux de la “sur conscience”, un anti-nihilisme. Ce qui, du point de vue de la première conscience, est néant, sera très exactement fondement de valeur pour la deuxième conscience. Mais où réside ce néant? Autrement dit, où résidera ce lieu de 1'inversion de la valeur des valeurs? Autrement dit encore, quel est le fondement du nouvel endroit des valeurs, qui est Aussi l'aboutissement du nihilisme complet? Répondre à cette question ne nous amènera pas non plus à parler de nouvelles valeurs. Lorsque, plus loin, nous les évoquerons, nous nous garderons de les nommer. Il s'agira bien plutôt d'inciter à les vivre, car, nous le verrons, ces valeurs-là ne sont pas intellectuellement nommables, puisqu'elles ne sont pas d'essence abstraites et suprasensibles.
Quel est donc l'endroit des nouvelles valeurs virtuelles? Avant de donner une réponse, il convient d'écouter la formulation que Heidegger a donné à cette question, non plus à la suite de Nietzsche, mais de Hölderlin.
Commentant l'hymne inachevé intitulé Mnémosyne, Heidegger en donne l'interprétation suivante dans Pour- Quoi des poètes ? “Long est le chemin de détresse de la nuit du monde. Celle-ci doit d'abord, longuement, accéder à son propre milieu”. (Cette nuit est celle de la progression historique du nihilisme). Il poursuit: “Au milieu de la nuit, la détresse du temps est la plus grande”. (Il s'agit de notre époque). “Alors l'époque indigente ne ressent même plus sa indigente”. (C'est là “l'oubli”, - (Vergessenheit) -, qui constitue la plus grande détresse de toutes les détresses). “La nuit du monde reste néanmoins à penser comme un destin qui nous advient endenté à du pessimisme et de l'optimisme, Peut-être la nuit du monde va-t-elle maintenant vers sa mi-nuit”. (C'est -a-dire vers le creux le plus profond, qui sera à la fois une cassure historique et un “départ”, - Aufbruch -, vers le post-nihilisme). “Peut-être cet âge va-t-il devenir pleinement temps de détresse”.
C’est donc à notre époque que se sine l'instant de la mi-nuit. De cet instant, s'il est reconnu, peut surgir la fondation de nouvelles valeurs. Hölderlin, comme Nietzsche, nous pose la question: où, à quelle croisée des chemins - pour reprendre le mythème de l'Oedipe de Sophocle à la poursuite de son destin -, en quel endroit historien de détresse absolue ou de nihilisme complet, trouverons-nous le chemin de la sortie? Où la nuit va-t-elle basculer vers le matin? Quelle est cette nuit du monde? La “minuit” recouvre ce que Nietzsche désigna pax fois, par antithèse, sous le nom de Grand Midi: la Volenté de puissance, et avec elle la Vie. Cette Vie qui cherchait précisément à fuir, au temps de sa jeunesse, de son non-accomplissement, le judéo-christianisrne. Cette vie, comme violente et comme volonté, qui explose dans les temps modernes : la non-valeur absolue, mais en mémé temps la table de nouvelles valeurs.
La métaphysique, anti-vitale sur le pian intellectuel, dès qu'elle posa des valeurs, fut soumise au devenir du vivant. Nietzsche et Heidegger comprennent ainsi ce processus de retournement dialectique: la métaphysique, bien que ses valeurs aient dévalorisé la Volonté de puissance et la vie, en constituait à sa insu une manifestation. Elle devait alors déboucher concrètement sur ce qu'elle refusait intellectuellement. La Volonté de puissance, comme nouvelle institution de valeurs, doit être comprise à la fois comme produit et comme inversion absolue de la métaphysique. Heidegger précise: “Le devenir, c'est, pour Nietzsche, la Volonté de puissance (...) qui est le trait fondamental de la vie (...) Le vivant se concentre en diverses formes, à chaque fois durables, de la Volonté de puissance”. Par suite, ces concentrations sont des “centrales de domination (...) La Volonté de puissance se dévoile comme ce qui pose des points de vue (...) Les valeurs sont les conditions de la Volonté de puissance, posées par la Volonté de puissance elle-même (...) La Volonté de puissance, en tant que principe reconnu est donc voulu, devient en même temps le principe d'une nouvelle institution de valeurs”. C'est la Volonté de puissance voulue, comme telle, conscience d'elle-même, qui constitue le nouveau fondement d'un mouvement historique de valorisation. Dans la mesure où cette Volonté de puissance coïncide avec le trait fondamental de la vie - le devenir risqué et changeant -, elle constitue pour la métaphysique un repoussoir intellectuel et correspond, dans la perspective christiano-humaniste, au néant. Cependant, cette même métaphysique, par sa recherche de valeurs essentialistes - indépassables et immuables - a charrié sans le vouloir la Volonté de Puissance, préparant inexorablement, selon ce processus du devenir vital qu'elle prétendait nier mais auquel elle se conformait, son destin, c'est-à-dire sa mort. La Volonté de puissance, ajouterons-nous, avant d'être voulue (condition pour de nouvelles tables de valeur), doit accéder à l'auto conscience. Or, nous le verrons plus loin, il ne suffit pas que la Volonté de puissance soit consciente pour qu'elle soit voulue. Depuis Heidegger, certains ont accédé à cette prise de conscience, mais ont reculé devant le stade du vouloir. Le chrétien, l'humaniste sincère, le socialiste moral, qui n'en sont qu'au “nihilisme incomplet”, n'ont pas atteint le niveau de conscience “historial” où ils reconnaîtraient la présence, en eux, comme dans les temps modernes sous une autre forme, de la Volonté de puissance.
Ainsi les anciennes valeurs manifestaient une Volonté de puissance inconsciente, qui les avait fondées, puis menées au nihilisme. Les “nouvelles institutions” de valeur seront radicalement autres, puisque, cette fois, elles procéderont d'une Volonté de puissance voulue et consciente. Cette nouvelle typologie de valeurs mènera-t-elle aussi à un nouveau nihilisme? C’est probable, et c'est ce qui fait la grandeur de l'Eternel retour de l'identique. Nietzsche et Heidegger, fidèles à la vue héraclitéenne du monde, ne prétendent pas se soustraire définitivement au nihilisme. Le devenir est perpétuel: après le nouveau “matin”, la conscience historiale trouvera le destin d'un autre “soir”, puis d'une nouvelle “nuit”. Mais nous ne pouvons en imaginer les modalités. Perpétuel est le processus de retournement dialectique (Umkehrung) des valeurs, non pas selon l'inapparente et peu paradoxale linéarité d'un cercle, mais à la manière inquiétante d'une spirale. (“Inquiétante”, car nous ne savons pas si la spirale est ascendante ou plongeante) (15).
Inquiétant aussi est le fondement voulu des nouvelles valeurs: la Volonté de puissance. Comme la Vie, elle s'ordonne constamment vers plus de puissance. Rien ne limite sa tension vers l'auto-croissance. Comme Oedipe, elle ira jusqu'au bout du destin. “Elle est ordre, écrit Heidegger, et, en tant qu'ordre, se donne le plein pouvoir pour dépasser dans la puissance tout niveau de puissance atteint (...) La Volonté de puissance est l'essence de la puissance (...) et l'essence de la Volonté de puissance est, en tant qu'essence de la volonté, le trait fondamental de l'ensemble du réel (...) La Volonté de puissance n'a pas sa fondement dans la sensation d'un manque: elle est elle-même le fondement de la vie la plus riche”.
La question qui se pose aux temps modernes, dès qu'une telle volonté est “historiquement” reconnue somme telle, est de savoir où elle réside. Où trouver cette Volonté de puissance qui marquera l'achèvement de la métaphysique, fondera une typologie de valeurs absolument contraire à celles de I'humanisme contemporain et sera, à ce titre, porteuse de sens? La réponse est simple. Ce sera là où réside le plus haut nihilisme, où la valorisation intellectuelle et métaphysique du monde a été poussée jusqu'à son terme, non seulement jusqu'a le nommer, mais jusqu'a se donner la possibilité de le détruire et de le métamorphoser matériellement: dans le règne scientifique de la puissance technique.
III. A LA RECHERCHE DE L'ESSENCE DE LA TECHNIQUE
Il ne faut donc plus chercher Dieu, ni substituer, à cette vaine quête des valeurs dans le suprasensible, une glorification de la raison ou de la morale, Ces chemins qu'emprunte l'humanisme ne nous ont mené qu'au nihilisme, et ils ne sauraient conduire plus loin les temps modernes. Notre époque est appelée par Heidegger à abandonner le “chemin des marchands” qui, “raisonnablement”, mène quelque part, c’est-à-dire vers ce que nous pouvons métaphoriquement qualifier de bourg, Le “chemin qui mène quelque part”, qui ne fait que contourner ou traverser, en l'ignorant, l'inquiétante forêt, nous ne savons que trop où il nous conduit: vers l’auberge du bourg où l'on se repose, où l'on dérobe à la vie quelques instants de bonheur, c'est à dire précisément vers le type (anti-)historique bourgeois. Nietzsche nous a dit, au contraire, qu'il fallait emprunter un de ses « chemins qui ne mènent nulle part » et qui sont aventureux, c'est-à-dire à la fois chargés de sacré et d'advenant - d'avenir -, un de ces Holzwege qui nous conduiront au cœur de la forêt, où nous attend, non pas le repos et le bonheur du bourgeois, mais notre travail. Nietzsche n'a pas indiqué quelle sente emprunter, parmi toutes celles qui sont possible Il a posé la question “Quelle valeur pour de nouvelles valeurs?” C'est-à-dire: quel type d’ « aventure » pour les temps modernes? Mais Nietzsche n'était pas, au stade de la culture européenne où il se trouvait, en état de répondre.
Heidegger, lui, inaugure la réponse. Il indique quelle sente emprunter et s'y engage lui-même. Mais le choc de sa réponse est si fort que peu, pour l'instant, ont su ou ont voulu en dévoiler et en reconnaître la portée.
Nous avons dit que la forêt appelait au travail, celai du bûcheron, dont la figure fascinante traverse l'oeuvre de Heidegger. A quoi renvoie le travail, en ces temps modernes ? Certainement pas à la vision réactionnaire, et donc nihiliste elle aussi, du modèle de l'artisan, mais à la technique moderne. Où trouver une nouvelle table des valeurs, interroge Nietzsche. Dans la technique moderne, répond Heidegger.
Pour comprendre comment la technique peut constituer un élément fondamental de réponse à la question des valeurs, Heidegger nous invite à méditer sur l'essence de la technique (“essence” étant entendue ici dans l'acception de “sens cache”). L'essence de la technique, précise-t-i1, n'a rien de technique. Nous, hommes des temps modernes, sommes “enchaînés” à la technique et, faussement, nous la croyons “neutre”. Alors nous demeurons aveugles face à la nature de notre civilisation technique: “Nous lui sommes livrés de la pire façon”. Nous ne saisissons de la technique moderne que son “aspect instrumental”, nous n'y voyons qu'un “ensemble de moyens réunis pour des fins”. Pour Heidegger, il s'agit là d'une conception vulgaire, “exacte mais non vraie” de la technique. Ce n'est donc pas la civilisation technique en elle-même que déplore Heidegger, mais cette perception que 1'on s'en fait, perception à cause de laquelle la technique nous aliène et nous “échappe”, en se retournant contre nous, en nous mécanisant et en nous réifiant. Il nous appartient donc de nous réapproprier la technique, d'en réinsérer la richesse dans notre monde. Et pour cela, une fois encore, il nous faut “retourner” aux Grecs.
Dans la Grèce antique, écrit Heidegger, téchnè ne désigne pas seulement le “faire” de l'artisan, mais aussi l'art au sens élevé du mot. La téchnè fait partie du pro-duire, de la poiésìs. Une “production technique” n'est pas seulement, alors, un processus instrumental et trivial. La pro-duction est l'acte par lequel le technicien-poète “fait voir au jour” (produire, producere : “faire venir”) un sens. La poiésis technique, que ce soit celle du savetier ou du sculpteur, se trouve en conformité avec la nature, avec la physis, qui, elle aussi, est une “production”. “La fleur, dit Heidegger, s'ouvre dans la floraison”. “Produire” signifies donc bien “faire venir” (veranlassen), “faire avancer du non-présent dans la présence” (hervorbringen). De son côté, la poiésis est marquée par la physis, en ce sens qu'en grec ancien, physein signifie aussi “se rendre présent”. La production technique doit donc aussi être interprétée comme l'art de cueillir, dans la matière, un non-sens pour le faire advenir en tant que sens: pro-duire, c'est recueillir, et aussi se recueillir. Enfin, pro-duire (her-vorbringen), revient à accomplir un acte qui présente (bringt vor) un “état caché” du monde et le dévoile. La production technique des Grecs doit donc s'entendre finalement comme dévoilement. “Les Grecs, écrit Heidegger, ont pour dévoilement le nom d'aléthéia, que les Romains ont traduit par veritas (...) Nous demandions ce qu'est la technique et sommes maintenant arrivés devant l'aléthéia, devant le dévoilement. En quoi l'essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement? Réponse: en tout. Car tout “produire” se fonde dans le dévoilement (...) Ainsi, la technique n'est pas seulement un moyen, elle est un mode de dévoilement, c'est-à-dire de la vérité” (Wahrheit).
Arrêtons-nous un instant. Heidegger nous invite à comprendre que les mots traduisent une vue du monde. Pour les anciens Grecs, le mot veritas, au sens universaliste de “certitude” que nous entendons aujourd'hui, était inconcevable. Le vrai, c'était, dans une perspective déjà “nominaliste”, le dévoilement par l’homme. L'aléthéia désigne ce qui est “tiré de l'oubli”. (Souvenons-nous du Léthé, le fleuve Oubli). Heidegger écrit: “La téchnè est un mode de l'alétheuein”. Il ajoute cette proposition fondamentale: “Elle dévoile ce qui ne se produit pas soi-même”. Qu'est-ce que cela veut dire? Alétheuein, verbe qui caractérise l'activité technique, signifie à la fois “faire apparaître comme vérité”, “être vrai” et “faire advenir au jour par dévoilement”. La technique est donc ici pensée comme vérité du-monde. Pour les Grecs, le monde n'est pas “vrai” hors de l'activité productrice. La “vérité du monde” ne réside pas dans son “essence”, mais dans l'acte pro-ductif de la technique qui crée et dévoile un sens. Nous saisissons alors ce que Heidegger entend par: “La technique dévoile ce qui ne se pro-duit pas soi-même”. De lui-même, le monde ne pro-duit, ne dévoile, ne révèle aucune valeur. Une telle vue du monde s'oppose radicalement à celle qui prévaudra plus tard et qui, à la suite de la métaphysique, mettra la valeur, le sens, la vérité, dans le monde en soi. L'activité technique sera alors dépouillée de sa connotation créatrice et poétique. Elle sombrera dans la pure instrumenta lité, et le mot “technique” ne sera plus synonyme d'art. La vérité, en passant de l'“art technique”, conçu par les Grecs comme dévoilement volontaire du monde, dont de sens, au “monde en soi” de la métaphysique occidentale, contribuera à la dévalorisation du réel - de l'étant - au profit du suprasensible, et à la vulgarisation du travail technique sur lequel pèsera la chappe de la mauvaise conscience.
Chez les Grecs, l'acte humain de production technique était seul porteur de vérité: il était seul “porteur de lumière” (lucem ferre). La technique était religieuse dans le paganisme grec: 1'àme et la spiritualité ne résidaient pas dans l'intellectualisme métaphysique, mais, plus fortement, au cœur du monde, dans le marbre « charnel » des temples ou dans l'évocation “érotique” de la statuaire. C'est que la technique était pensée, nous l'avons dit, comme profondément reliée à la nature, à la physis, source religieuse de tonte vie. L'acte technique était vécu comme une transposition du devenir-de-la-nature. Aujourd'hui encore, la floraison, les saisons, nous montrent qu'il n'y a pas d’ « être » naturel, mais un dévoilement et une production de formes (16). La technique est à la fois continuation de la nature et combat contre elle: d'où son caractère religieux. Elle s'envisage comme un mode de la nature et une meta-nature. La physis dévoile une forme, la poiésis de la technique dévoile de surcroît un sens. Le degré de “vérité”, par la technique, s'accroît. Il est frappant de constater à quel point cette conception du monde s’apparente à ce que nous enseigne la physique moderne sur 1'inanité de tonte “vérité du cosmos” ou sur l'illusion de pouvoir percer le secret d'une “essence du réel”, ce dernier n'étant lisible qu'en fonction de points-de-vue, de niveaux d'interprétations de projets techniques différents (17).
Heidegger nous insiste donc à tirer de l'oubli cette conception de la technique et à en revenir aux sources grecques, afin de comprendre à nouveau la vérité comme un acte de dévoilement du monde, de “désabritement (Entbergen) risqué”. Que les temps modernes se réinspirent de cette conception à la fois nominaliste et religieuse de la technique, et celle-ci pourra redevenir ce qu'elle fut à l'origine: poésie. Or, l'humanisme occidental, même à travers le rationalisme “scientiste”, aujourd'hui révolu, n'a évidemment jamais pensé de la sorte la technique. Dans le scientisme, cette dernière n'est perçue que comme un instrument du “progrès”, lequel s'apparente à la recherche humanitaire du bonheur - et notre époque se réfère toujours, plus ou moins consciemment, à certe conception dévalorisante de la nature, et donc de la technique. La nature comme réel (l'étant) est rejetée au profit d'un “monde” conçu comme loi, comme principe - métaphysique ou moral - trouvant la réalité de son essence indépendamment de la vie et de 1'action humaine. “L'Ancien Testament, qui rejette tonte philosophie, ne connaît pas la “nature”, remarque Daniel Bell (...) La religion biblique est basée sur la révélation, non sur la nature, et la morale sur la Halakha, c'est-à-dire sur la Loi” (18). Toute la conception “occidentale” de la technique, fondée sur cette lecture de la Bible, concevra à sa suite l'activité technique comme profane. On “subira” la technique; le travail technique sera conçu comme une souffrance, une obligation pénible (mais aussi rédemptrice), tandis que, dans la pensée grecque, ajoute Daniel Bell, “la nature (physis) est antérieure à la loi formelle (nomos). La nature est cachée et il faut la découvrir ; la loi doit prendre la nature pour guide”.
“Découvrir” la nature, la “dévoiler”, telle nous apparaît donc la mission de la technique. Mais “dévoiler” la nature, faire sortir de l'abri sa “vérité”, qu'est-ce que cela peut signifier, puisqu’aucune lui suprême, aucune vérité, aucun “bonheur” ne peuvent être mécaniquement découverts? La technique, en produisant à partir de la nature, va-t-elle en extraire quelque chose ? Quel sens la volonté technique va-t-elle créer et faine surgir? A ces questions, la notion de force va permettre de répondre.
Nous devons alors quitter les Grecs, et abandonner le domaine de la technè, pour entrer dans celui, beaucoup plus inquiétant, de la technique moderne, celle que Jünger avait appelé la technique planétaire. En effet, l'essence de la technique ne réside pas tout entière dans la «poiésis de la production dévoilant». Elle comporte les qualité de la téchnè, mais elle cache en elle bien plus encore. Et alors que les Grecs, dont la technique était quantitativement moindre que la nôtre, savaient la vivre, nous, hommes des temps modernes, qui détenons cette «technique motorisée», nous la profanons, nous la subissons comme un poids, nous passons à côté de sa richesse et de son mystère.
«C'est elle, précisément, la technique moderne, et elle seule, écrit Heidegger, qui est l'élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu'est la technique. On dit que la technique moderne est différente de toutes celles d'autrefois, parce qu'elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature». Or, ajoute-t-il, «qu'est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiésis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en mesure de livrer une énergie qui puisse, comme telle, être extraite (heraus-gefördert) et accumulée». Heidegger énonce ainsi l'idée d'un passage «historique» de la domestication de la «matière vivante» à la «matière-énergie». Le moulin à vent, l'éleveur ou l'agriculteur confient, par la technique, une production aux forces croissantes de la nature. Ils ne la pro-voquent pas, ne s'approprient pas son énergie. La technique moderne, au contraire, prend la nature dans «le mouvement aspirant d'un mode de culture (Bestellen) différent, qui requiert (stellt) la nature (…) Le «requérir» qui provoque les énergies naturelles est un avancement (ein Fördern). La technique moderne imprime à la nature un mouvement, dans lequel se lit le projet d'une volonté: l'énergie, dispersée à l'état naturel, est extraite, puis stockée, puis encore enfermée, pour se voir commise». Ainsi, la centrale électrique mise en place sur le Rhin. Ce dernier somme de livrer sa pression hydraulique, qui, à son tour, somme les turbines de tourner. «Le fleuve Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale d'énergie. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, il l'est de par l'essence de la centrale».
Afin de voir et de mesurer, ne fût-ce que de loin, l'élément qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l'opposition qui apparaît entre ces deux intitulés: «le Rhin mûré dans l'usine d'énergie» et «le Rhin», titre d'un hymne de Hölderlin. Heidegger signifie clairement ici que la technique moderne, parce qu'elle commet - plus que «domestique» - l'énergie naturelle, acquiert la prévalence sur la nature. Il s'agit là d'un événement d'une portée considérable, d'une rupture «historiale» (Zeit-Umbruch) que notre époque n'a pas encore comprise et admise. La force énergétique de la nature devient en effet de la volonté humaine. Inversement, la nature est transformée en technique. Le Rhin, comme l'électron, se confond avec la machine qui le commet. La technique ne «domestique» pas la matière-énergie naturelle, mais, bien plus, elle la fait advenir et se l'approprie jusqu’a se confondre avec elle. L'instrument mécanique se confond avec son objet «naturel». Dans la bombe atomique, ce qui, comme un soleil artificiel, explose, ce n'est pas l'uranium 235, mais bien l'hybride uranium-machine, cette machine qui finit par devenir l'énergie naturelle elle-même. Nous dirons alors que la technique moderne est devenue l'essence de la nature. Pour la première fois dans I'histoire, la poiésis (au sens d'action) s'est faite physis. La nature est rendue par la technique. Mais elle n'est pas rendue «transparente», car elle nous demeure toujours aussi obscurément mystérieuse. Elle n'est pas non plus «vaincue», comme le croit un scientisme vulgaire, car sa force est inépuisable. Elle est rendue plus présente. La présence de la nature «se rapproche» de nous et, avec elle, sa connotation sacrée. Paradoxe de la technique moderne: semblant nous «couper» de la nature, elle nous en rapproche, car elle nous rapproche de son énergie. En grec ancien, energeia voulait d'ailleurs dire «présence». L'énergie cachée dans la nature est «libérée, transformée, accumulée, répartie et commuée». La technique analysée comme un dévoilement qui provoque, est placée sous le signe de la «direction» et de l'assurance.
Mais ce «dévoilement de l'énergie», quelle est son essence? Que va receler, en son abîme, cette pro-vocation accomplie par la technique? Ce qui va apparaître, ce qui va sourdre, sous des déguisements divers, au cœur de cette «requête assurée» du monde naturel à laquelle se livre la technique moderne, n'est-ce pas ce qui, depuis des siècles, attendait d'apparaître, ce qui, à travers la métaphysique, s'était manifesté de manière refoulée et codée, ce que les Grecs eux-mêmes n'avaient pas su faire ad-venir à la présence, pour cause de limitation matérielle de leur propre téchnè? N'est-ce pas ce que Nietzsche avait découvert, exhumé de I'obscurité des siècles chrétiens, ce qu'il avait décelé dans la tragédie sous la forme mythique de Dionysos gouverné par Apollon, et qui, maintenant, pour la première fois dans 1'«ordre du temps» (tou chronou taxis), surgit physiquement et non plus symboliquement? N'est-ce pas la Volonté de puissance ?
Nous devons, dès à présent, nous demander comment la pensée de Heidegger en est arrivée à reconnaître, au cœur de la technique moderne, la Volonté de puissance. Répondre à cette question revient en effet à montrer ce qu'il ne faut pas entendre par «Volonté de puissance», à savoir une domination brutale ou une volonté d'asservissement. La technique, dit Heidegger, stabilise le monde qu'elle commet. Elle le place dans la position stable d'un fond (Bestand), d'un objet qui se tient «comme au garde à vous» face à l'ordre technique (Gegenstand). Hegel, en son temps, voyait dans la machine un «instrument indépendant», à l'instar d'un instrument artisanal. Heidegger, parlant de l'avion, en constate au contraire 1'«absolue dépendance» l'avion «tient son être uniquement d'une commission donne à du commissible». La nature se conçoit comme pourvoyeuse de capital. Ce qui signifie que, pour «donner du sens« et conférer de la valeur à la nature, voire du sacré, nous devons le faire selon des types de valeur radicalement nouveaux. Or, la nature a été désacralisée. Notre époque n'a pas su inventer une nouvelle forme de sacré, accordée à l'essence de la technique. La technique n'a pourtant rien d'une substance autonome. «Qui accomplit, demande Heidegger, l'interpellation pro-vocante, par laquelle ce qu'on appelle le réel est dévoilé somme fond? L'homme, manifestement». Mais l'homme, lui aussi, est objet de pro-vocation: «Ne fait-il pas aussi partie du fond, et d'une manière plus originelle que la nature ? La façon dont on parle couramment de «matériel humain» le laisserait penser (...) Le garde forestier est commis par l'industrie du bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise et celle-ci, de son côté, est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l'opinion publique pour qu'elle absorbe les choses imprimées, afin qu'elle-même puisse être commise à une formation d'opinion dont on a reçu la commande. Mais justement, parce que l'homme est pro-voqué d'une façon plus originelle que les énergies naturelles, à savoir au commettre, il ne devient jamais pur fond».
L'homme est donc à la fois fond et non-fond. Comment cela est-il possible ? L'homme, à l'ère technique, serait-il coupé en deux, en même temps sujet et objet de la technique ? Mais s'agit-il du même homme? Rapprochons la dernière phrase citée de Heidegger de 1'énoneé suivant: «Le dévoilement (du réel parla technique) n'est pas le simple fait de l'homme (...) mais d'une parole à lui adressée, et cela d'une façon si décidée qu'il ne peut jamais être homme, si ce n’est comme celui auquel cette parole s'adresse (...) Il ne fait que répondre à un appel». Nous commençons alors d'entrevoir quelque chose d'« inhumain» pour l'opinion courante. Heidegger scinde l'humain en deux: en tant qu'objet d'un appel, d'une commission, 1'humain est un fond pour la technique. Mais il est aussi celai qui formule cet appel. La phrase «il ne peut jamais être homme si ce n'est comme celui auquel cette parole s'adresse» signifie: le propre de l'humain est d'obéir, et plus aujourd'hui qu'avant. Mais quelle est cette commission, cette parole, à laquelle il faut obéir? C'est le Surhumain, Et c'est ainsi qu'il faut lire la phrase de Heidegger : «La technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n'est pas un acte purement humain». L'humain, par la technique moderne, s'appelle lui-même à se dépasser, et se commet lui-même comme fond à commettre le réel. L'appel vient de sa nature, et c'est ce qui confère à la civilisation technique son ambivalence, son risque. Notre époque, dit Heidegger, rend l'homme esclave de lui-même par l'intermediaire de la technique et inaugure deux nouvelles classes d'hommes : les «commis », assimilés à un fond, et les personnalités commettantes. Dès lors, soit l'on «refuse» cet état de fait, et l'on régresse dans l'infra-humain; soit l'on se refuse simplement à l’admettre - attitude humaniste -, et la civilisation technique est réellement vécue comme esclavage, comme soumission à la «dictature de l'an-organique», soit encore, troisième voie, on l'accepte au prix d'un changement auto-conscient de l'humain et des valeur «humaines«, et à cette condition, la civilisation technique ne doit pas plus représenter un «esclavage» pour l'homme moderne que, dans le passé, la révolution néolithique n'en a impliqué un pour les peuples européens.
Bien entendu, c'est cette troisième hypothèse qui, nous le verrons, peut se déduire de la pensée de Heidegger. Mais avant d'aborder cette question, il nous faut chercher à percer la nature de ce que nous voyons surgir dans et par la technique moderne : cette «pro-vocation qui met l'homme en demeure de commettre le réel comme fond». Quelle est la nature de cette pro-vocation? Heidegger répond : «Cet appel provocant qui rassemble l'homme autour de la tâche de commettre somme fond ce qui se dévoile, nous l’appelons I'arraisonnement (Gestel)». Et c'est dans ce mot que réside l'essence de la technique moderne.
«L'arraisonnement, expose Heidegger, n'est rien de technique, il n'a rien d'une machine. Il est le mode suivant lequel le réel se dévoile comme fond». il n'est pas assimilable à un acte humain ni à un acte situé hors de l'humain. Sa place est du côté du Surhumain, c'est à dire d'un nouveau mode «historial» d'être-au-monde, accompli grâce à la technique moderne et dont les hommes de ce temps n'ont pas encore pris conscience. Cette «inconscience» est d'ailleurs la cause du malaise de la civilisation technique, qui ne pense l'humain, dans l'humanisme, qu'au travers des modalités d'être-au-monde de l'époque pré technique.
Avec l'arraisonnement, le Dasein change de nature. Pour comprendre le processus de l'arraisonnement, on doit observer que, dans le mot Gestell, on trouve l'idée de rassemblement: la volonté rassemble le fond humain et naturel des commis. Mais si le radical Ge indique cette idée de rassemblement, inspirée du terme jüngerien de Mobilmachung, Heidegger va plus loin que Jünger. L'arraisonnement par la technique est plus qu'une «mobilisation». Le verbe stellen nous indique l'idée d'arrêter quelqu'un ou quelque chose pour lui demander des comptes, pour lui faire rendre raison, pour l'obliger à rationem reddere. D'où, en français, le recours au terme d'«arraisonnement», grâce auquel on comprend parfaitement que la volonté technique prend d'assaut (aspect à la fois guerrier et dionysiaque) et metà la raison le réel (aspect apollinien). Jean Beaufret écrit d'ailleurs: «La technique arraisonne la nature, elle l'arrête et l'inspecte, et elle l'arraisonne, c'est-à-dire la met à la raison (...) Elle exige de tonte chose qu'elle rende raison. Au caractère impérieux et conquérant de la technique s'opposeront la modicité et la docilité de la «chose»...» Cet imperium surhumain, lisible dans l'arraisonnement, nous rapproche de la valeur qu'il recèle: la Volonté de puissance en acte. Aussi, previent Heidegger, la conception purement instrumentale, purement anthropologique de la technique devient-elle caduque dans son principe. La technique est en effet et bien devenue le lieu d'un appel: elle est ce «mode» par lequel et dans lequel l'humain est appelé, pro-voqué, commis par sa nature à devenir surhumain, c'est-à-dire à commettre à son tour, à «appeler» la nature et à se pro-voquer lui-même, ou plutôt à pro-voquer cette part de lui-même qui en est restée au niveau de l'humain.
Nous devons alors découvrir ce que recèle «l’appel pro-vocant» et où il va entraîner l'humain. Bien que la technique moderne doive utiliser la science exacte de la nature, elle n'a rien de commun avec «de la science naturelle appliquée», écrit Heidegger. Ce ne sont pas ici les lois de la nature qui sont utilisées, mais bien les lois des machines et des instruments. «Le réel, partout, devient fond, ajoute Heidegger (...) L'essence de la technique met l'homme sur le chemin du dévoilement (...) Mettre sur le chemin se dit, dans notre langue, «envoyer». Cet envoi (schicken) qui rassemble et qui, seul, peut mettre I'homme sur le chemin du dévoilement, nous le nommons destin (Geschiek). C'est à partir de lui que la substance en devenir (Wesen) de toute histoire se détermine».
Ainsi, l'essence de la technique, qui, répétons-le, n'a rien de technique par elle-même, non seulement n'apparaît pas forcément au moment «épochal» de la civilisation technique moderne, mais provient de racines historiques antérieures. L'essence de la technique est un devenir «historial», un destin, un devenir au monde collectif, et non pas seulement une réalité sociologique contemporaine et synchronique. Pour Heidegger, la poiesis de la production technique des Anciens constituait aussi un destin. C'est donc toute l'histoire des mentalités inconscientes et de l'être-au-monde d'une civilisation qui se trouve charriée par I'arraisonnement de la technique. Celui-ci était déjà en oeuvre avant «l'électrotechnique et la technique de I'atome», dans cet esprit de recherche décelable en Europe dès les mathématiciens grecs. Il n'adviendra cependant au dévoilement, à la prise de conscience qu'après 1'époque de la jeunesse de la civilisation moderne.
L'arraisonnement traduit alors une vue du monde en rupture complète avec la métaphysique. Le monde objectif n'existe pas. La nature n'est pas considérée dans sa nature mais seule compte, pour I'homme de la technique européenne, I'extraction d'une énergie qu'il transforme en puissance humaine. Contrairement à ce qui se dit couramment, la science est au service de la technique, et cette dernière constitue un destin historique, dont I'objet n'est pas la connaissance mais l'action. Par l'essence de la technique, se manifeste un trait «historial» de la civilisation européenne : dominer est plus important que connaître.
Heidegger ne succombe toutefois à aucun déterminisme historique. Le «destin» peut à tout moment se refuser. Nous ne lui sommes pas enchaînés. Heidegger promise: «Ce n'est jamais la fatalité d'une contrainte. Car l'homme, justement, ne devient libre que pour autant qu'il est inclus dans le domaine du destin et qu'ainsi, il devient un homme qui écoute, non un serf que l'on commande (ein H6render nidi/ aberein Hóriger) (...) L'arraisonnement nous apparaît dans un destin de dévoilement (...) Il est un élément libre du destin qui ne nous enferme aucunement dans une moindre contrainte, qui nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou, ce qui reviendrait au mente, à nous révolter inutilement contre elle et à la condamner comme oeuvre diabolique».
Que l'on accepte - et c'est ce que propose Heidegger - ou que l'un refuse la technique, il faudra le faire consciemment, après avoir perçu son essence d'arraisonnement du monde et après l'avoir envisagée comme destin. Le refus ou l'acceptation seront alors des actes historiques accomplis par une conscience ««historiale» en situation (geschichtliches Dasein), une sur-conscience. Mais les adversaires primaires de la technique, tout somme ceux qui s'y précipitent tête baissée, sont incapables de parvenir à une telle conscience historique. Ils en sont incapables parce qu'ils ne sont pas libres. La «liberté», pour Heidegger, n'est «ni la licence ni l'arbitraire», ni «la soumission à de simples lois», mais «le domaine du destin», c'est-à-dire un choix volontaire éclairé par la perception du destin.
Perçue comme destin de dévoilement du monde, la technique devient un danger voulu et désiré comme tel : «La puissance de la technique fait partie du destin. Placé entre ces deux possibilités (accepter ou refuser le danger), l'homme est exposé à une menace partant du destin». Déjà, quand le Dieu des chrétiens avait été «dévoilé» par ceux qui le nommaient comme causa efficients du monde, il avait perdu son mystère et était devenu le Dieu des philosophes. Dès lors, le nihiliste commençait. Le dévoilement de la nature par l'arraisonnement semble autrement plus considérable pour la bonne raison que la nature, elle, est notre milieu, et que nous ne doutons pas d'elle comme des dieux.
«Le danger, poursuit Heidegger, se montre à nous de deux côtés différents (...) L'homme suit son chemin à l'extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fond (...) Tout ce que l'un rencontre ne subsiste qu'en tant qu'il est le fait de l'homme (...) Il nous semble que partout l'homme ne se rencontre plus lui-même». Heidegger, qui s'inspire ici des vues de Werner Heisenberg, veut dire que «si l'homme ne rencontre plus rien à travers l'arraisonnement du monde, c'est qu'il ne se rencontre plus lui-même en vérité nulle part, c'est-à-dire qu'il ne rencontre plus nulle part son être-devenir (Wesen)». Quant au second danger, il tient au fait que l'arraisonnement, en nous plongeant dans l'immédiateté de la puissance mécanisée, risque, non seulement d'occulter le pro-duire (mode précédent de dévoilement du monde), mais aussi de s'occulter lui-même comme destin. La technique risque en effet de nous cacher ce que nous sommes et ce qu'elle est, de nous voiler qu'elle se donne comme destin et que nous pouvons exister en tant qu’êtres doués de destin.
Autrement dit, la technique moderne, dont l'essence est l'arraisonnement qui pro-voque le monde avec une puissance inouïe, peut nous faire perdre, dans ce tourbillon même, dans set «envoi» (schicken) par lequel nous sommes jetés sur la terre, la conscience de notre destin (Geschick). «L'homme se conforme d'une façon si décidée a la pro-vocation de l'arraisonnement qu'il ne perçoit pas celai ci comme un appel exigeant, qu'il ne se voit pas lui-même comme celui auquel cet appel s'adresse». La contrepartie de ce risque, impliqué par la liberté humaine, est que l'homme peut aussi prendre conscience de l'arraisonnement et l'assumer: «Il faut que ce soit justement l'essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve».
L'arraisonnement, en effet, constitue à la fois 1'«extrême péril» et 1'«acte qui accorde». Heidegger, dans La question de la technique, précise: «L'arraisonnement pousse l'homme vers le danger qu'il abandonne son être libre ; (mais) e'est précisément dans cet extrême danger que se manifeste l'appartenance la plus intime, indestructible, de 1'homme à «ce qui accorde..» Il ajoute: «Contrairement à tonte attente, l'être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon (...) Aussi longtemps que nous nous represénterons la technique comme instrument, nous resterons pris dans la volonté de la maîtriser». Cet accord dont parte Heidegger, opposé diamétralement au «discord» qui sépare l'existence de la conscience, la pensée de la vie, les valeurs nommées des valeurs vécues, sera trouvé lorsque nous ne considérerons plus la technique comme une instrumentalité rationnelle, lorsque nous ne chercherons plus à la «dominer» au sens où le potier des temps anciens dominait son tour. Ce qu'il faut, c'est nous «donner» à la technique, en tant qu'elle s'avère porteuse de notre propre Volonté de puissance. C'est au sein même du dévoilement que la technique moderne opère sur le monde, qu'elle fondera sa propre justification éthique, qu'elle se posera comme vérité - au sens grec d'aléthéia.
La technique pourrait alors retrouver, selon un sens diffèrent de celui que lui donnaient les Grecs, la force de mobilisation de ce que l'on nomine improprement un art. En Grèce, on le sait, la technique était un dévoilement pro-ducteur. Aujourd'hui, pour reprendre un sens, elle doit devenir un dévoilement pro-vocant. Entre les deux, la matérialité de l'arraisonnement est apparie, mais le dévoilement, lui, reste identique. L'homme, en soulevant le voile du monde, retrouve, par ce geste que ne guide aucun pragmatisme, du sens. Le dévoilement nous jette, loin de la quotidienneté insipide et programmée della «technique confortable», vers l'aventure. Cette «aventure», nous n'en prendrons toute la mesure que lorsque nous aurons bien saisi, pour nous en stimuler ou nous en effrayer, en quelle époque nous vivons. Cette aventure sera celle des temps modernes, que la conscience occidentale n'a pas encore intégrés et qui n'en sont qu'à leur aurore, qu'à l'orée de leurs possibles.
IV. L'AURORE DES TEMPS MODERNES
Heidegger tient un double discours sur la métaphysique et la technique. C'est ce qui rend sa lecture difficile. La métaphysique apparaît d'abord comme étant l'histoire occidentale elle-même, atteinte à ce titre par la mors dont parlait Nietzsche, ce qui nous incite à penser que nous vivons une fin de l'histoire. Mais la métaphysique se présente aussi sous l'aspect d'un fleuve qui viendrait mourir dans l'océan de la technique moderne, et dont ce dernier procèderait. Quant à la technique, elle est pensée comme apogée de ce nihilisme que lui aurait légué la métaphysique mourante, mais aussi comme rupture radicale avec elle, et comme l'aube d'un «salut». Comment débrouiller cet écheveau?
Pour Heidegger, la métaphysique ne se confond pas avec l’œuvre de ce que l'on a coutume de norme les «métaphysiciens». La métaphysique englobe cette vue-du-monde, exprimée par l'ensemble des philosophes, qui pénétra les sociétés occidentale depuis Platon et les débuts du christianisme et selon laquelle le monde réel de la vie se doublerait d'un univers supérieur des essences qu'il serait donné à l'homme de pouvoir connaître. Cette vue-du-monde comporte un double destin, contradictoire: d'une part elle fut marquée, dès le départ, du sceau du nihilisme, c'est-à-dire de la dévalorisation de ses propres valeurs; mais ce nihilisme ne vint au jour que lentement. D'autre part, la vue-du-monde métaphysique fut porteuse, sans le savoir, de la Volonté de puissance: penser le monde sous le rapport de l'universalisme des essences, c'était manifester une prodigieuse volonté de l'arraisonner et de le dominer; toutefois, cette volonté ne parvenait au clair entendement que dans la mesure où l'homme ne s'avouait pas comme 1'élément dominateur et conférait cette qualité à Dieu ou à un tout autre que lui.
Avec 1'arrivée de la technique moderne, un «passage de relais» s'effectue. La technique moderne recueille l'héritage - déjà contradictoire - de la Volonté de puissance et du nihilisme. Elle marque en ce sens une rupture, puisque le nihilisme éprouve la technique de manière matérialiste, qu'il est vécu comme une détresse consciente, alors que la civilisation de l’âge métaphysique ne prenait pas consciente de la montée sourde de ce nihilisme, dont le processus était philosophique. En d'autres termes, la technique a hérité de la métaphysique, car la Volonté de puissance, dont cette dernière était grosse, a été l'élément provocateur de la science et de la technique moderne. Mais cette Volonté de puissance qui, par la technique, est passée du stade psychique au stade matériel, n'est toujours pas complètement consciente d'elle-même. Ou plutôt, elle commence seulement à le devenir, et c'est pourquoi nous vivons une époque de crise.
Notre époque est celle de I'apogée du nihilisme, ce que Heidegger, empruntant à Hölderlin, nomme «la minuit du monde». Ce nihilisme provient d'abord de la déchéance de la métaphysique, commencée des Platon et qui a trouvé son achèvement dans la morale humaniste, le christianisme laic et d'autres avatars; c'est que Heidegger appelle l'athéisme. Ce nihilisme qui aboutit à la dévalorisation du monde et qui se confond avec I'époque du «dernier homme» annoncée par Zarathoustra, est, d'autre part, renforcé par le fait que la technique moderne a, elle aussi, hérité du nihilisme de la vue-du-monde métaphysique.
C'est là où la lecture de Heidegger devient extrêmement complexe. Ce dernier exprime, par allégorie, l'idée suivante : la technique est la continuation de la métaphysique, car elle vise à satisfaire la même pulsion, la Volonté de puissance. Or, puisque le nihilisme vécu du monde technique est le successeur du nihilisme philosophique de la vue-du-monde métaphysique, c'est bien la Volonté de puissance elle-même, philosophique, puis matérialisée, qui est «responsable» de ce nihilisme. Comment, alors, cette Volonté de puissance peut-elle constituer un élément salvateur, comment peut-elle. après avoir porté le nihilisme, le combattre, dans un nouveau cycle «historial»? Heidegger répond: en devenant autoconsciente. La Volonté de puissance changerait alors de nature; de dévalorisante, elle deviendrait valorisante. C'est pourquoi, il ne faut voir chez Heidegger aucun rationalisme logique, mais une pensée a-logique, conforme à la vie, où l'on n'est jamais acculé à se prononcer contre (la métaphysique, le nihilisme, etc.), mais au-delà: post-nihiliste, post-chrétien etc. Heidegger renoue ainsi avec la pensée du devenir des présocratiques, selon cette parole de Hölderlin qui constitue une clé: «Mais là où est le danger; là aussi croit ce qui sauve». (Cette forme de pensée avait été incomplètement retrouvée par Hegel. Celui-ci, en effet, ne concevait le devenir que comme l'antécédent provisoire d'un arrêt de l'histoire par advenance de la raison à la conscience).
C'est donc bien par l'essence même de la technique, par l'arraisonnement, qui exprime la Volonté de puissance dont l'ascension dans 1'histoíre fut conjointe de celle du nihilisme, que ce dernier pourra se voir dépassé. La venue à la consciente de la Volonté de puissance, qui, seule, serait susceptible d'affirmer d'autres typologies de valeurs, ne peut s'accomplir que dans la civilisation de la fusée et de l'électron. Pourquoi? Parce que la Volonté de puissance trouve dans la technique moderne et planétaire un meilleur support que dans la métaphysique : vécue, éprouvée, elle est «au bord» de la conscience. La manifestation de l'Eternel retour de l'identique apparaît clairement: ce qui, à la fin du «monde grec», avait inauguré le nihilisme, c'est-à-dire le fait de «nommer les valeurs», de désigner l'ètre, le logos, est aussi appelé a devenir, mais sous une autre forme historiale, celle, apollinienne, de la conscience, ce qui inaugurera un autre cycle des valeurs, un «après-nihilisme».
Notre époque se caractérise donc par la séparation, le discord («nous sommes à l'ère de 1'assomption du discorde, avait coutume de dire Heidegger), entre une métaphysique déchue, privée du principe vital de Volonté de puissance, et une technique qui a recueilli cette dernière sans le savoir. La morale et la civilisation sont en contradiction. Les valeurs affirmées par l'ancienne conception du monde commune sont mortes par rapport à la nature profonde de la civilisation technique. Il existe deux moyens de résoudre cette contradiction : le premier, préconisé par Heidegger, est de faire assumer consciemment, par la civilisation technique, cette Volonté de puissance - comme un «orgueil». C'est par un projet «orgueilleux» de monde hyper technicisé et se voulant tel, et non par la régression vers une civilisation non technique, que l'Europe, pour Heidegger, redonnera un sens à son existence «historiale». Une spiritualité immanente prendra alors le relais d'une spiritualité transcendante devenue impossible parce qu'épuisée. Mais un autre chemin est également possible, en notre époque de rupture : celui d'un refus conscíent de la Volonté de puissance. Un certain nombre d'auteurs 1'expriment aujourd'hui fort bien dans le courant de ce qu'il est convenu d'appeler la «nouvelle gauche», notamment à propos du débat sur l'idéologie du travail, lorsque celui-ci est interprété intrinsèquement comme aliénation, alors que le marxisme classique ne posait comme aliénantes que les conditions (capitalistes) du travail. La technique est alors perçue comme le lieu de cette aliénation. On retrouve là une transposition du thème biblique du travail-punition.
On commence donc à percevoir que la technique moderne, même si son projet formulé est le «bonheur», exprime en son essence cette même Volonté de puissance que n'a jamais admise, depuis le mythe de la tour de Babel, la vue-du-monde biblique. C'est pourquoi les héritiers de cette vue-du-monde refusent si souvent la technique. Eux aussi ont vécu l'événement colossal qu'est la prise de consciente de la technique moderne comme réceptacle de la Volonté de puissance; eux aussi y ont vu une contradiction totale avec la conception du monde héritée de l' humanisme occidental et de la métaphysique platonicienne de la «recherche du souverain bien» (agathos). Si le stade de la sur-consciente peut conduire à vouloir la technique, il peut donc aussi amener à la refuser avec angoisse. Naît ainsi un nouveau clivage, issu de conceptions du monde opposées. La guerre des dieux, prédite par Nietzsche, est commencée.
La Volonté de puissance, lorsqu'elle s'exprimait dans la métaphysique, demeurait «innocente». Elle n'avait pas atteint la maturité de l'âge d'homme. Les temps modernes, au contraire, créent la première configuration «historiale» où, dans l'essence de la technique, le vieux rêve helléno-européen de désenchaîner Prométhée devient possible. Les temps modernes inaugurent, entre deux minorités conscientes, une guerre fondamentale: les humanistes universalistes, adeptes d'une opinion «chrétienne avancée» qui n'a plus rien de religieux, s'opposent au surhumanisme tel que Nietzsche I'avait inauguré. C'est la lutte du «vieux monde» contre les temps modernes ; des Occidentaux contre la «nouvelle Grèce de l'Hespérial»; de 1'idée de bonheur, que soutient le principe de raison, contro 1'idée de puissance comme spiritualité immanente. Il s'agit bien de la même guerre qui, sous une autre forme, opposa le monothéisme chrétien aux dieux grecs. Aujourd'hui, le retour d'Apollon s'accomplit sous une forme bien différente de celle des cultes pythiens, des superstitions delphiques ou même des beaux-arts. Apollon est (peut-être) de retour, mais pas sous une forme innocente et rassurante. Il est de retour au sein même de l'inquiétance de la technique moderne. Dans le tonnerre des moteurs, dans la sorcellerie des laboratoires et des cyclotrons, dans l'ascension profanatrice des fusées spatiales, se creuse le tombeau de la Raison.
Cette «déclaration de guerre», nul doute que Heidegger en eut une claire conscience. La fin du texte sur Le mot de Nietzsche «Dieu est Mort » s'achève ainsi: «La pensée ne commencera que lorsque nous aurons appris nette chose tant magnifiée depuis des siècles: la raison est la contradiction la plus acharnée de la pensée». Heidegger apparaît donc bien comme l'authentique fossoyeur (et le successeur) de la métaphysique. A la volonté de puissance noétique (nous, «esprit») de la métaphysique, il oppose le chemin vers une volonté de puissance poiétique. Parvenir à la spiritualisation consciente et organisée, apollinienne, de la volonté de puissance dionysiaque en oeuvre dans la technique, tel est très exactement le sens du chemin qu'il nous indique chemin qui «ne mène nulle part», en ce sens qu'il ne conduit à aucun repos, à aucune fin de l'histoire dans le «bonheur», mais débouche sur un combat en perpétuel devenir. Le. sens de la «civilisation hespériale» redevient grec dans l'acception héraclitéenne: le destin historique voulu comme guerre en éternel inachèvement.
Le combat entre les tenants de cette philosophie de l'existence et les «derniers hommes» de la morale et de la raison, tout aussi conscients Ies uns que les autres, ressemblera, paradoxalement, à un affrontement entre la religiosité et la non-religiosité. Les «hommes du bonheur» ne peuvent en effet que se choisir un destin non religieux: leurs normes humanistes et leurs universaux ont été une fois pour toutes dé spiritualisés. Ils se privent par ailleurs de la seule forme virtuelle de spiritualité moderne la Volonté de puissance en acte dans I'arraisonnement technique. Ils savent, bien qu'ils soient encore peu à le formuler, qu'une «technique sans volonté de puissance» n'est pas envisageable. Déjà, plusieurs tenants de l'Ecole de Francfort, ainsi qu'un Ivan Illich, ont formulé le refus, motivé et conscient, de la technique comme «tentation de puissance». Leurs thèses ne sont pas intellectuellement critiquables : ils font une lecture correcte de Nietzsche et de Heidegger. La «guerre» se passe, en fait, à un niveau beaucoup plus fondamental. Elle oppose des valeurs existentielles. Elle porte sur cette question capitale: comment vivre, et selon quel sens ?
Ainsi, le paysage des temps modernes s'éclaire. Trois types d'humanité coexistent. Viennent d'abord les hommes de la simple conscience, qui vivent encore innocemment la technique sans la percevoir en contradiction avec leur morale, et qui constituent un «fond» pour les deux autres types. Viennent ensuite les «derniers hommes», les humanistes qui ont pris conscience du nihilisme de leur vue-du-monde, mais qui n'entendent pas s'en défaire, car l'«après»» les terrorise. Ceux-là se réfugient dans une sorte de morale du plaisir. Leur «subversion» est paradoxalement placée sous le signe de la douceur bourgeoise. Ils n'ont pas abandonné leur quête de la raison, mais ils savent maintenant que toute raison est incompatible avec la technique, c'est-à-dire que la technique, au-delà de ses aspects superficiels, est porteuse de dé-raison. Dès lors, ils refusent tonte spiritualité qui équivaudrait à une glorification de la puissance, et, poussant le rationalisme jusqu'a son terme, redécouvrent la morale, après avoir constaté le divorce de la technique et de la raison. Enfin, on trouve les hommes du «troisième type»: ceux qui entendent soumettre les forces matérialistes de la technicité moderne à l'irrationalité «sage» - au sens grec de sophia, «clarté volontaire de l'entendement» - de nouvelles valeurs. Et c'est à la pensée de Heidegger qu'ils se rattachent..
Dans L 'époque des conceptions du monde, texte d'une conférence prononcée en 1938 sous le titre de Die Begriindung des neuzeitlichen Weltbildes dureh die Metaphysík («Le fondement de la conception du monde des temps modernes à travers la métaphysique»), Heidegger précise, comme nulle part ailleurs, son analyse de la modernité. Il y pose, en particulier, la question de l'essence des temps modernes.
Cinq phénomènes caractérisent les temps modernes. Le premier, nous l'avons vu, touche à l'envahissement de la «technique mécanisée comme prolongement de la métaphysique». On doit entendre par là, quoique Heidegger ne l'ait jamais formulé clairement, que la technique prolonge la métaphysique, dans la mesure où elle reprend à son compte la pulsion de la Volonté de puissance. Deuxième caractéristique des temps modernes: l'art (Kunst) cesse de se confondre avec la téchné pour «entrer dans l'horizon de l'esthétique» et de ce fait, s'objective Troisième caractéristique: le fait que l'activité humaine soit désormais comprise et accomplie en tant que «civilisation » (Kultur). La civilisation, écrit Heidegger, prend conscience d’elle-même, en tant que mitre des préoccupations détrônant les querelles religieuses». Quatrième caractéristique: le «dépouillement des dieux, (Entgötterung), par lequel, précise Heidegger, «d'un côté l'idée générale du monde (Weltbild) se christianise, et de l'autre, le christianisme transforme son idéal de vie en une vision du monde (la vision chrétienne du monde)». Le dépouillement des dieux, ajoute Heidegger, c'est l'état d'indécision par rapport à Dieu (...) Le christianisme est le principal responsable de son avènement (...) Quand les choses en viennent là, les dieux disparaissent.. Le vide qui en résulte est alors comblé par l'exploration historique et psychologique des mythes». Le christianisme, en d'autres termes, même s'il doit être abandonné et dépassé, a eu, dans notre destin, cette fonction fondamentale (et inconsciente) de donner à l'homme la possibilité de se doter d'une conception du monde planifiée et cohérente. Heidegger, plus qu'un antichrétien ou un non chrétien, s'affirme ici comme un post-chrétien, qui entend, à ce titre, en finir avec la tradition chrétienne afin de la dépasser.
La cinquième caractéristique des temps modernes est sans doute la plus fondamentale: elle constitue, précisément, ce qui, dans un mouvement dialectique de «contradiction-depassement», permettrait d'établir consciemment une conception du monde post-chrétienne. Il s'agit de la perception du monde à travers la science. Heidegger demande: «Sur quoi repose l'essence de la science moderne?» Il écrit aussi qu '«il est possible d'entrevoir l'essence propre de tous les temps modernes». Outre L'époque des conceptions du monde, un autre texte doit être interrogé pour formuler une réponse. C'est celai de la conférence Science et méditation, prononcée à Munich en 1953. Levons tout d'abord quelques équivoques. «Pas plus que l'art, la science ne se réduit à une activité culturelle de l'homme», dit Heidegger. Il ajoute: «La science est un mode, à vrai dire décisif, dans lequel tout ce qui est s'expose devant nous». Plus qu'un trait culturel, la science doit être interprétée comme le regard même, par lequel les temps modernes, et pas seulement «les scientifiques», s'approprient le monde et te font devenir comme réel. La perception scientifique du monde n'est pas «le monde perdra comme exactitude»: elle se confond avec la réalité du monde. Ainsi que le vit aussi Werner Heisenberg, le point de vue scientifique sur le monde, que partage, comme un destin sur lequel on ne revient pas, tonte notre civilisation, n'apporte aucune «certitude» sur une illusoire objectivité du réel; ce point de vue fait lui-même partie, tout simplement, de « notre monde». Autrement dit, la science moderne ne se caractérise pas, par rapport à la doctrina médiévale ou à l'épistémè grecque, par sa plus grande exactitude, mais par son projet. «L'essence de ce qu'on nomme aujourd'hui science, c'est la recherche», dit encore Heidegger, qui précise «L'essence de la recherche consiste en ce que la connaissance s'installe elle-même, en tant qu’investigation, dans un domaine de l'étant, la nature ou l' histoire (...) Le processus de la recherche s'accomplit par la projection d'un plan déterminé (...) d'un projet (Entwurf) de reconnaissance investigatrice».
Les sciences, par exemple, utilisent les mathématiques, qui pénètrent d'ailleurs aujourd'hui dans toutes tes activités sociales. Or, ta mathèmata, en grec, signifiait: «les choses connues d'avance». La science, en effet, anticipe à sa façon ce qu'elle découvrira dans la nature. Elle ne vise pas à en dé-celer les secrets; elle sait d'avance ce qu'elle y trouvera: non pas le «réel », mais un projet technique de mobilisation. L'aérodynamicien ne «recherche» pas les arcanes des flux aériens ; il ne vise même pas, à proprement parler, à les «comprendre», mais à formuler mathématiquement «quelque chose à propos d'eux», afin de parvenir à un objectif qu'il connaît déjà: faire manœuvrer de façon optimale un chasseur à réaction à haute vitesse. De même, les mathématiques ne «décrivent» rien de la nature, mais sont l'expression d'une visée humaine sur la nature. La science procède par «détermination anticipée» d'un projet de ce qui sera désormais la nature. La rigueur et l'exactitude ne se trouvent pas dans les sciences, ni dans le regard que celles-ci jettent sur la nature, mais dans la détermination du projet lui-même. La science peut alors se définir comme «recherche par le projet qui s'assure lui-même dans la rigueur de l'investigation». La méthode expérimentale découle, non de la «raison», mais de cette psychologie de la recherche combative. «Ni la doctrina médiévale, ni l'épistémè grecque ne sont des sciences au sens de recherche, il n'y a pas piace en elles pour une expérience scientifique», souligne Heidegger.
Plus précisément, Heidegger distingue trois «niveaux» historiques d'expérience «exploratrice». Le plus bas, celui des chrétiens, est l'argumentum ex verbo: «la discussion des paroles et doctrines des différentes autorités» a transformé les philosophies antiques, ouvertes (Platon et Aristote eux-mêmes n'étaient pas dogmatiques), en dogmes fermés et en dialectiques scolastiques, «La possession de la vérité a été proprement transportée dans la foi, c'est-à-dire dans le fait de tenir pour vrai la parole de l'Ecriture et le dogme de I'Eglise». La recherche se ramène alors à l'exégèse. L'humain est dépossédé de tout projet. Le deuxième palier de la recherche est celui de l'antiquité païenne, remis en honneur par Roger Bacon au XIVeme siècle: « La discussion des doctrines est remplacée par 1'observation des choses elles-mêmes (argutnentum ex re}, c'est-à-dire l'empeira aristotelicienne ». Enfin, le troisième stade de la recherche, celai de la science moderne, perd toute «humilité» devant les choses. La nature devient dans sa corporalité - le lieu du projet planifié, et non plus le but d'investigation pour la connaissance. La science moderne prend pour visée la technique, et non plus l'être de la nature.
La spécialisation scientifique n'est pas la conséquence, mais la raison du progrès de la recherche. C'est parce que la nature a été, des le départ, conçue comme «spécialisée » à l'image de la spécialisation du mouvement technique, que la recherche a été possible. La science moderne est elle-même déterminé par le «mouvement de l'exploration organisée» (der Betrieb). En procédant, métabiologiquement, par accumulation organisé de ses propres résultats, elle suit la vie de l'investigation progressante. De ce fait, le «procédé» acquiert la primauté sur l'étant, c'est a dire sur la nature et l’histoire.
« Ce déploiement de la recherche, prévient Heidegger, est {...) le signe lointain et encore incompris, indiquant que la science moderne commence à entrer dans la phase décisive de son avènement». Par le procédé scientifique, le réel tombe sous le coup de la sécurisation (Sicherstellung), c'est-à-dire de l'objectivation maximale. Pour Heidegger, le savant, le littérateur, le professeur, sont aujourd'hui relayes par le chercheur engagé dans des programmes. L'Université, en tant qu'institution fixe de recel du savoir, s'efface devant les centres de recherches dont les projets tombent sous le coup du devenir. «Le chercheur, écrit Heidegger, n'a plus besoin de bibliothèque, il est en routa. Et de fait, les «banques de données» ne sont plus des bibliothèques, puisqu'elles évoluent constamment, non pas à la façon de stocks remis à jour périodiquement, mais en tant qu'instruments cammis par un projet impérieux, qui les «saccage » et les re-compose sans cesse.
«L'organisation de l'exploitation scientifique», mobile, spécialisée, ne tolère pas les recherches hors programme. «projet et rigueur, procédé et organisation des diverses centres, constituent, dans leur interaction continuelle, l'essence de la science moderne». Nous pouvons alors parler d'objectivation de l'étant: la nature est «forcée», 1'histoire arrêtée», l‘« être de l'étant» perd tout attrait. Seul compte le fait que nature et histoire nous deviennent objets. «La vérité est devenue, précise Heidegger, certitude de la représentation». Depuis que Descartes osa douter de la nature et la déduire de son entendement, c'est-à-dire la subordonner à sa perception, la conception scientifique du monde est née.
Avec les temps modernes, le monde devient dont pour la première fois une «image conçue». «L'essence de l'homme change dans la mesure où l'homme devient sujet ». Le cosmos, la nature et l'histoire n'existent plus qu'en référence avec le «sujet central». L'étant (ou le monde) se transforme en un monde-conçue, plus exactement en une Weltbild, c'est-à-dire en une image conçue du monde ou, plus simplement, en une «conception du monde». Telle est la caractéristique «historiale» de notre époque, qui la sépare de toutes les précédentes. Heidegger écrit, en résumé: «Les locutions comme conception du monde des temps modernes et conception moderne du monde disent deux fois la même chose, et supposent ce qui n'a jamais été possible auparavant, à savoir une conception du monde médiévale et une conception du monde antique (...) Que le monde comme tel devienne une image conçue, voilà qui caractérise et distingue le règne des temps modernes.
L'étant et le monde n'existent aujourd'hui que pour autant qu'ils sont l'objet d'une visée, qu'ils sont «arrêtés pour l’homme dans la repréntation et la production». Pour le Moyen Age chrétien, au contraire, ils ne tiraient lette existence que du fait d'une «production divine»: le monde était l’ens creatum, «ce qui est créé». Pour les Grecs, le monde était le contenant de l’homme. L'homme grec est l'«entendeur de l'étant», «le monde de l’hellénité ne saurait devenir mage conçue», Heidegger ajoute: «L'homme est regarde par l'étant, par ce qui s'ou re a la mesure de la présente autour de lui rassemblée ».
La pensée de Heidegger nous force ainsi à sortir de la logique rationnelle. Heidegger entend à la fois revenir au monde grec et avaliser la Weltbild moderne - après avoir montré que cette dernière ne procède pas de l'hellénité, puisque l'homme grec se pensait « partie du monde» et ne se l'appropriait pas comme une «image» extérieur. Rappelons-nous que le déterminisme linéaire de la causalité n'entre pas dans la conception heideggerìenne da temps; ce monde envisagé comme visée, donc comme non-monde, marque en mense temps l'apogée d'un processus de dévalorisant nihiliste et une virtualité de re-valorisation.
Nous disions plus haut que c'était le christianisme, par l'intermédiaire de la métaphysique platonicienne, qui avait inauguré cette possibilité de représentation eidétique du monde: en effet, «pour Platon, écrit Heidegger, l’etantité de l’étant se détermine comme eidos (ad-spect, «vue »). Voilà la condition lointaine, historiale, souveraine, dans le retrait d'une secrète méditation, pour que le monde (Welt) ait pu devenir image conçue (Bild) ». Nous sommes les héritiers de cette repraesentatio. Re-presenter signifie ici: faire venir devant sol, en tant qu'obstant (entgegenstehendes). Le paradoxe peut alors se formuler ainsi: quoique nous entendions le dépasser, l'héritage platonicien doit être assumé. Dévalorisant une valeur, le monde, devenu « image» métaphysique, théologique, puis scientifique, en crée virtuellement une outre: le sujet, qui devient par là la «mesure de toutes choses ». Cotte re-création virtuelle d'une autre typologie de valeurs s'opère aussi bien dans le platonisme que dans le christianisme. Quoique Heidegger ne le précise pas, c'est la Volonté de puissance qu'il faut voir à l’œuvre à travers ce processus de représentation du monde. Celle-ci porte en elle un double mouvement: accouplée la métaphysique, elle produit, par dévalorisation du monde, le nihilisme. Mais, dès que l'époque technique s'inaugure, cette volonté de concevoir le monde, jusque-là intellectuelle, se dévoile crinale réalité : l'humain prend alors la mesure de sa force et peut se poser en valeur.
De nouvelles valeurs apparaissent par le fait que l'homme «se met lui-même en scène». De ce fait, deux possibilités se présentent ou bien, de ce nihilisme «sauverain», va surgir l'inauthentique, ou bien, procédant exactement du même processus, va pouvoir s'opérer un mouvement «historia.», radicalement opposé, de re-valorisation. De la situation de l'homme (Stellung) peuvent aussi bien naître l'humanisme dévalorisant que le surhumanisme re-valorisant, qui scellera un retour (mais sous une autre forme, celle précisément d'une « conception du monde») à l'hellénité.
Comment ce «monde devenu image conçue pour l'homme» peut-il donner lieu à deux phénomènes divergents, l'un de déclin, l'autre de renaissance? C'est que l'homme moderne, en se re-présentant le monde, l'amène devant lui, «se» le ramène (vor sieh hin und zu sich her Stellen). A partir de là, deux virtualités se dressent, parfaitement repérées par Heidegger dans cette proposition fondamentale: «Ce n'est que là où l'homme est déjà, par essence, sujet qu'est donnée la possibilité de l'aberration dans l'inessentiel, du subjectivisme au sens de l'individualisme». Telle est la première possibilité, celle qui, jusqu'a présent, l'a emporté. Le règne du sujet débouche sur le «subjectivisme» et le règne de l'homme sur l'humanisme moral et individuel. Mais écoutons la deuxième partie de la phrase: «C'est également là où l'homme reste sujet que la lutte contre l'individualisme et pour la communauté, en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d'utilité, a seulement un sens». Reprenons maintenant les deux hypothèses. Première possibilité: l'humanisme moral, qualifié de «repli dans l'anhistorial», utilise le règne de l'homme pour construire une «anthropologie esthético-morale» centrée sur l'idéal social individuel, la «théorie du monde» de la métaphysique s'étant changée, à partir des XVIIème et XVIIIème siècles, en «théorie de 1'homme» (19), exactement de la même façon que l'égalitarisme religieux s'était métamorphosé en égalitarisme social à la même période. Deuxième possibilité: toujours dans le cadre de ce «processus fondamental des temps modernes de conquête du monde en tant qu'image conçue», une autre conception du monde se fait jour, radicalement opposée, bien qu'héritée de la même prise de conscience «historiale». Contrairement à l'humanisme moral, qui conserve des valeurs métaphysiques désacralisées, elle pose des valeurs immanentes sacralisées, et brise le nihilisme.
Le contraste entre l'humanisme moral et ce que nous appelons le surhumanisme, est alors saisissant: Heidegger parle de «lutte entre visions du monde». Cette lutte «par laquelle les temps modernes entrent dans la phase décisive de leur avènement» et que Heidegger estime à son début, opposera en effet deux types d'hommes, qui donneront à la même question, au même appel du destin, deux réponses bien différentes. Heidegger, lapidairement, formule le dilemme: «Ce n'est pas parce que - et dans la mesure où - l'homme est devenu, de façon insigne et essentielle, sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s'il veut et doit être un moi réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un nous de la société; s'il veut et doit être seul ou bien faire partie d'une communauté». Les deux possibles sont donc «entrelacés». Dans le premier cas, l'individualisme, attitude «inauthentíque», se réfugiera dans la reconstruction de pseudo-valeurs, imitations des noumènes métaphysiques; l'homme, isolé dans l'individu, «existera comme humanité». Dans le deuxième cas, il existera comme «Etat, nation et peuple».
La nouvelle typologie des valeurs commence alors à se préciser. Le cadavre de Dieu peut être enterré, et les idoles, pour reprendre l'expression de Nietzsche, c'est-à-dire les idéaux dévalués de l'humanisme, «entrent dans leur époque crépusculaire». Les temps modernes peuvent éprouver du même coup, en tant que valeurs, et non plus seulement comme réalité sociétaire ou comme sous-valeurs déduites d'idéaux supra-sensibles, la destinée humaine sous sa forme la plus concrète: le devenir dans l'histoire des peuples vécus comme communautés de destin. L'humain est placé, au même titre que dans la tradition hellénique, mais sous un mode différent, au sommet de la pyramide des valeurs, alors que, dans l'humanisme, l'humain était toujours soumis à des abstractions: la morale, le bonheur individuel, les principes humanitaires, les normes du «bien» et du «mal» de la société bourgeoise, normes inauthentiques parce que dépourvues de sacré. Ces valeurs humaines ne se réclament d'aucun sens ultime. La communauté historique du peuple, affirmée par Heidegger comme nouvelle typologie de valeurs, ne trouve d'autre justification qu'elle-même. De cette manière s'opère un retour aux Grecs: dans la mesure où la communauté s'enracine dans l'éue-au-monde «physiologique» du peuple, la nature est retrouvée du même coup, la séparation entre la conscience et la nature, entre la pensée et la vie, se trouve surmontée. Les temps modernes, par la science et la technique qui les innervent et Ies pénétrant d'une Volonté de puissance effective, matérielle, sont susceptibles de conférer aux valeurs de la communauté historique du peuple Ieur auto-justification. Par la puissance matérielle mise à notre disposition, le «gigantisme», dit Heidegger, «fait son apparition». Ce gigantisme ne conduit pas nécessairement au quantitativisme ni, pour employer 1'expression de Georg Lukàcs, à la «réification». «On pense trop court, souligne Heidegger, quand on s'imagine avoir expliqué le phénomène du gigantisme à laide du seul mot d'américanisme. Car le gigantisme est bien plutôt ce par quoi le quantitatif devient une qualité propre, et ainsi un mode insigne du Grand (...) Le gigantisme devient 1'Incalculable». Autrement dit, c'est du nihilisme calculateur et de la finitude quantitative que surgit la valorisation in-calculable.
On peut dire de cette époque qu'elle est incontestablement «ombreuse», dans la mesure où te quantitativisme y provoque l'esprit de calcul et le matérialisme, mais aussi qu' « elle annonce autre chose, dont la connaissance nous est présentement refusée». Heidegger vilipende ici ceux qui en restent, comme son «disciple» Marcuse, au refus réactionnaire de la modernité technique : «Le repli sur la tradition, frelatée d'humilité et de présomption, n'est capable de rien par lui-même, sinon de fuite et d'aveuglement devant l'instant historial». Les valeurs de peuple et de communauté ne sont admissibles que si elles sont reliées au «gigantisme» que nous apporte la puissance scientifique et technique; elles n'apparaissent susceptibles de modifier les mentalités qu'au travers de la grandeur décelable dans la modernité. La «tradition», l'«enracinement», s'ils sont entendus en opposition avec celle modernité, s'ils se conçoivent indépendamment de la volonté de puissance technique, constitueront des pseudo-valeurs, porteuses d'un nihilisme absolu.
Le peuple et la modernité technique constituent ainsi deux sens de vie fondamentaux. La mort des anciennes valeurs, provoquée par l'objectivation métaphysique puis scientifique du monde. se trouve dépassée. Là où gisait la fin de tout espoir de redonner un sens à l'existence, dans « l’oubli de l'être», dans la dévalorisation quantitative (intellectuelle, puis matérielle) de toutes choses, en ce lieu même surgit ce que Heidegger nomine un questionnement créateur. Les peuples peuvent alors créer une valeur par ce même processus qui a anéanti l'ancienne typologie des valeurs: «l'objectivation de l’étant». Cette objectivation, poussée jusqu'a son paroxysme par I'arraisonnement technique, débouche - comme par exemple la physique nucléaire - sur la perfection du monde, non plus comme objet, mais comme rien. Ce rien ne se confond en aucune façon avec le «nul» du nihilisme: il change l'humain de sens, et confère au sujet agissant le monopole de la valeur. Devenu « rien», le monde retrouve son mystère, non «par lui-même», mais en tant que lieu inconnaissable d'un combat de l'homme contre lui-même, de la Volonté de puissance contre toute limitation de cotte puissance. Concrètement, il est alors donné aux peuples la possibilité d'accomplir leur destin «historial» par la Volonté de puissance scientifique et technique. Le sens de l'existence est retrouvé; Heidegger le propose à ceux qui auront la force et le courage de le supporter. Il écrit, annonçant en quelque sorte un «troisième homme» : «L'homme futur est transposé dans cet Entre-Deux (...) Ce n'est que là où la perfection des temps modernes les fait atteindre à la radicalité de leur propre grandeur, que l'histoire future se prépare». Reconnaître et assumer pour nous, en tant que peuples doués de Volonté de puissance, notre grandeur dans la grandeur de notre modernité : c'est accomplir le désenchaînement de Prométhée. Et pour que nul ne se trompe sur ses intentions, Heidegger cite, à la fin de son essai sur l'époque des conceptions du monde, ce poème de Hôlderlin intitulé Aux Allemands :
«Bien étroitement limité est le temps de notre vie
Nous voyons et comptons le nombre de nos ans
Mais les années des peuples,
Oeil morte les vit-il jamais ?»
V. VERS L 'AGE APOLLINIEN
«Comment quelqu'un peut-il se cacher devant ce qui ne sombre jamais?» (Héraclite, Fragments).
Parmi les nouvelles valeurs inaugurées à mots couverts par Heidegger, on trouve, nous l'avons vu, l'idée d'un dédoublement de l'humain entre une humanité connue comme fond au même titre que la phusis, et une « surhumanité», pour reprendre l'expression de Nietzsche, qui ne se différencierait absolument pas de la première sur le plan physique, anthropologique ou social, mais sur celui de la conscience et de la fonetion historique, et dont les représentants ne seraient commis par nul autre qu'eux-mêmes. Ces derniers seraient les «diseurs de parole», les ordonnateurs de la Volonté de puissance technique. Heidegger n'a évidemment jamais imaginé, sur le pian politique, les implications de ce nouvel état historique des valeurs. I1 ne cherche toutefois pas à en dissiper l'inquiétude - lui qui pense précisément le monde contre royaume de l'inquiétante, et I'homme comme l'inquiétant par excellence. Mais, d'autre part, il nous indique aussi d'autres chemins à suivre, en particulier ceux qui ont trait à sa conception de l'histoire. Le premier après Nietzsche, Heidegger a en effet proposé une conception non segmentaire de l'histoire, notamment dans son Introduction à la métaphysique. Cette conception débouche sur une «indication de valeur» : la recherche pour l'homme d'une communauté de destin impliquant la re-création de liens de nature spirituelle entre I'individu et son peuple, entre le Dasein et le Volk. C'est cette démarche intellectuelle que nous voudrions examiner maintenant.
L'existence (Dasein) nous fait «être dans le monde» (in der Welt sein) ; elle nous fait, par là, «sortir de nous mêmes». Le monde, en effet, n'est pas seulement déchiffrable comme «monde objet» (Dingwelt) ou comme monde utilitaire (le Zeugwelt des scientistes). Heidegger regarde le monde-pour-l'homme comme «monde-avec-soi» (Mitwelt). Exister, c'est être dans le monde, et donc d'abord vivre avec autrui (Dasein ist Insein-Mitsein). Mais comment être-avec-autrui ? Certainement pas en considérant autrui comme l'humanité. Dans L'être et le temps, le Mitsein s'accomplit dans le travail pour la communauté. Dans Les commentaires sur la poésie de Hölderlin, publiés en 1944, le Mitsein prend une connotation irrationnelle: il est fonde sur la «révélation affective» (Befindlichkeit). Celle-ci ne peut naître qu'entre des individus qu'unissent un même passé et un même projet historique. L'intelligence rationnelle apparaît donc inapte à réaliser le Dasein humain. Mais ce dernier, que seul peut combler la «révélation affective», se trouve face à un autre problème, tenant au fait que la «révélation affective», parce qu'elle est plus réaliste que la raison, nous met en face du tragique et nous fait prendre conscience de notre déréliction (Geworfenheit). Trois voies s'ouvrent alors: soit l’ivresse consolante de la facticité, et c'est le nihilisme du monde moderne; soit l'angoisse poignante de celui qui a cru et ne serait plus, parce qu'il a pris conscience de la réalité des choses; soit enfin l'attitude guerrière et volontaire du Dasein qui «se prend en charge», qui se saisit de lui-même comme projet (Entwurf).
Ce «projet» ne doit pas se comprendre comme une visée personnelle, mais comme la participation à un Dasein collectif et historique, nécessairement lié à un peuple. «Habiter» et «bâtir» constituent pour Heidegger deux fonctions-clés du Dasein, qui entend assumer son destin d'avoir été «jeté au monde» et qui decide d'échapper à la «déchéance» (Verfallen). Notre civilisation souffre de cette déchéance. Elle est soumise à la domination du « on» (Man)». An-historique, elle poursuit une nouveauté superficielle ; atteinte de néophilie pathologique, elle est rétive au devenir. La soif de sécurité n'est pas une antidote contre l'angoisse. Cette angoisse apporte à I'homme contemporain l'expérience du «nul», qui ne porte pas seulement sur le monde, mais sur lui-même. Il éprouve sa propre nullité. Heidegger estime que notre civilisation expérimente le néantissement (Nichtung). Mais il y a pire: étrangere à tout sentiment tragique, cette civilisation ne comprend pas l’angoisse qu'elle ressent. Au lieu de l'assumer et de la sublimer dans un projet, elle tente de la fuir. Nihiliste et humaniste, elle refuse le tragique et son «étrangeté inquiétante» (Unheimlichkeit). Elle se réfugie alors dans le pire des refuges : le petit familier, le bonheur de l'immédiateté individuelle. Le Dasein, appauvri, mutilé, ne meurt mémé plus d'angoisse ou de déréliction, mais il se recroqueville et s’évanouit. Le destin se résorbe dans la subjectivité de l'atomisation individuelle. Les peuples s'endorment, puis meurent. Cette déchéance repose sur une conception inauthentique de la temporalité (Zeitlichkeii), provoquée par la métaphysique déchue de l'humanisme. L'homme refuse d'erre ce qu'il est, un être-pour-la-mort (Sein zum Tode), et s'étourdit dans l'illusion d'un désir d'éternité qu'il croit trouver dans la mondanité quotidienne. Une telle conception du temps repose sur une vulgarisation de la temporalité, et sur des idées de «fin de la mort» et de fin linéaire de 1'histotre comparables à celles que I'on trouve dans les philosophies du «progrès». Tout projet historique de devenir est alors rejeté comme «angoissant», pare qu'il implique que l'homme regarde la mort en face.
Rejetant la conception segmentaire du temps qui précipite l'homme vers le «repos» et la fin de tonte angoisse, Heidegger présente un autre type humain. Ce type caractérise l'homme qui, consentant à la mort, «prend une décision anticipante» résolue et va «au devant de la mort sans pour autant renoncer à son projet d'existence. L'existence (Dasein) est alors acceptés tragiquement mais sans équivoque comme souci (Sorge); l'activité humaine est assumée comme «vie soucieuse» (Fürsorge). L'authenticité de l'existence individuelle consiste à dépasser la mort individuelle, à admettre que l'avenir se confond avec l'advenir à soi, c'est-à-dire l'avancée vers sa propre mort. Or, seule la mobilisation du Dasein dans une communauté, dans un peuple, seul l'altruiste affectif trouvé par le don de soi à l'Autre est susceptible de surmonter le tragique de l'existence individuelle. Heidegger n'hésite d'ailleurs pas à parler d'«amour», mais en un sens autrement plus concret, plus réel que l'amour chrétien, où 1'on est seulement sommé d'aimer tout le monde - c'est-à-dire personne.
Le Dasein, chez Heidegger, est entraîné sur le fleuve du devenir. Toute illusion sur un arrêt des temps, sur une immobilisation des instants, sur une récompense finale, est dissipée. Bien supérieur au modèle chrétien d'existence, le Dasein n'a pas besoin du mythe mensonger de la victoire sur la mort pour agir. Il est d'une nouvelle façon pleinement et authentiquement humain, c'est-à-dire, par rapport à la conscience chrétienne qu'il dépasse comme la dépassait déjà en humanité la conscience grecque, qu'il se pose comme sur-humain.
La conception heideggérienne de la temporalité historique apparaît alors en toute clarté. L'homme-existant, le Dasein, totalise dans son présent t'«ayant-été» (Gewesenheit), qu'il assume, et !e «projet» (Entwurf) dont il participe en lien avec les siens. La conjonction du passé et du projet «ad-venir» rend présent le passé. Celui-ci, comme l'avenir, est rendu présent dans le maintenant. L'existence individuelle confond sa temporalité «subjective» avec l'histoire de sa communauté. La temporalité, qui est toujours vécue au niveau de la conscience individuelle, devient historicité. L 'avenir, la dimension ca pitale, incite le Dasein à faire retour au passé, rendant par là signifiant le maintenant qui se confond avec l'existence humaine. Heidegger qualifie lui-même cette conception du temps, que l'on trouve exposée notamment dans l'Introduction à la métaphysique, de «tridimensionnelle», par opposition aux conceptions uni- ou bidimensionnelles du temps linéaire, cyclique ou segmentaire. Cette conception est héritée, non pas de Nietzsche, mais de Sophocle et des poètes tragiques grecs, auprès desquels Nietzsche était d'ailleurs allé la puiser.
Pour Heidegger, Nietzsche a scellé la fin de la métaphysique, mais sa pensée elle-même appartienne encore à la métaphysique. «Que Nietzsche, écrit Heidegger, ait interprété et perçu sa pensée la plus abyssale à partir du dionysiaque tend à prouver qu'il a dû encore la penser métaphysiquement et qu'il ne pouvait la penser autrement. Mais (...) cette pensée la plus abyssale cache en elle quelque chose d'impensé, qui est en même temps fermé à la pensée métaphysique». Heidegger, nous l'avons dit, dépasse Nietzsche, exactement au sens où Zarathoustra appelait ses disciples, pour le suivre, à «dépasser jusqu'aux Grecs». Nietzsche ayant constitué l'intermède dionysiaque de la pensée occidentale, Heidegger inaugure l'ère apollinienne de ceste pensée, elle-même prélude annonciateur d'une ère apollinienne de l'action.
En quoi Heidegger ouvre-t-il la possibilité d'un âge apollinien - terme qui, reconnaissons - le, ne se trouve pas dans son œuvre? La position de Heidegger sur la métaphysique et la technique est trompeuse. Elle abuse les exégètes qui ne savent voir en lui qu'un adversaire de la technicité et un «chercheur de l'être». Le fait qu'il se lamente sur l'uniformité «diabolique» du monde moderne n'est pas, nous l'avons vu, contradictoire avec sa glorification de l'essence de la technique. C'est ainsi que, dans son essai sur Le dépassement de la métaphysique, il écrit: «L'usure de toutes les matières, y compris la matière première homme, au bénéfice de la production technique (...) est déterminé par le vide total où 1'étant, où les étoffes du réel, sont suspendues». Par ces mots, la civilisation de l'économie et de la marchandise se trouve analysée, bien plus profondément que ne le feront plus tard les «situationnistes», comme la «mise-en-ordre entendue comme la forme sous laquelle l'action sans but est mise en sécurité». L'étant, c'est-à-dire le monde réel, se trouvant dévalorisé au terme du processus métaphysique du nihilisme qui s'achève dans l'humanisme, il ne reste plus aux hommes qu'à l'organiser mécaniquement. La technique, envisagée comme technique-pour-l'économie, comme instrument d'ordre heureux, n'est plus que le moyen de «mise à sac de la terre». «Ce cercle de l'usure pour la consommation, écrit encore Heidegger, est l'unique processus qui caractérise l'histoire d'un monde devenu non-monde (Unwelt)». Ce monde de la dévalorisation du réel et du mésemploi de la technique, c'est-à-dire son emploi nihiliste humaniste, son emploi absurde comme l'instrument d'une métaphysique dévaluée (la recherche de la morale du bonheur), aboutit «à I'exclusion de ce facteur essentiel, les distinction de nations et de peuples». Heidegger ajoute: «De mémé que la distinction de la guerre et de la paix est devenue caduque, de même s'efface aussi la distinction du national et de l'international. Qui pense, aujourd'hui, en "Européen" n'a plus à craindre qu'on lui reproche d'être un internationaliste. Mais il est vrai aussi qu'il n'est plus un "nationaliste" puisqu'il n'a pas moins d'égard au bien des autres "nations" qu'au sien propre».
Cette usure de l'étant, selon Heidegger, doit s'entendre, non pas tant comme 1'àge de l'égalitarisme que comme le règne de l'uniformité: «Avant toutes les différences nationales, cette uniformité de l'étant entraine l'uniformité de la direction, pour laquelle toutes les formes politiques ne sont plus qu'un instrument de direction parmi d'autres. La réalité consistant dans l'uniformité d'un calcul traduisible par des plans, il faut que l'homme, lui aussi, entre dans cette uniformité s'il veut rester en contact avec le réel. Un homme sans "uni-forme", aujourd'hui, donne déjà une impression d'irréalité, tel un corps étranger dans notre monde. L'étant s'étend dans une absence de différence qui n'est plus maîtrisée que par une action et une organisation régies par le "principe de productivité". Ce dernier parait entraîner un ordre hiérarchique, mais, en réalité, il est fondé sur 1'absence de toute hiérarchie (...) vu que le but de la production n'est rien de plus que le vide uniforme (...) l'absence de différence qui accompagne l'usure totale provient d'une "volonté positive" de n'admettre aucune hiérarchie, conformément au primat du vide de toutes les visées».
Heidegger oppose donc la volonté positive de 1'àge nihiliste à la Volonté de puissance, qui, elle, est salut, parce qu'elle comporte un projet et un dessein hiérarchisant. La simple volonté qui gouverne, rationnellement, economiquement, notre monde appartient au domaine de l'inauthentique recherche d'une stabilité heureuse. La Volonté de puissance relève au contraire du devenir. Heidegger précise: «La terre apparaît comme le non-monde de l'errante. Du point de vue de l'histoire de l'être, elle est l’astre errante ». Or, c'est ici qu'il est aisé de se faire un contresens. Car Heidegger condamne et glorifie en mente temps la technique - de mente qu'il oppose la Volonté de puissance à la volonté positive, appelée aussi «volonté sans visée». Comparons, pour aliène comprendre, deux citations de Heidegger. La première est celle-ci: «Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des abeilles habite dans son possible. La volonté seuls, de tour cotés s'installant dans la technique, secoue la terre et l'engage dans les grandes fatigues, dans l'usure de l'artificiel (...) Les pratiques qui organisent cette contrainte et la maintiennent dominante, naissent de l'essence de la technique qui n'est autre chose que la métaphysique en train de s'achever. L'uniformité complète de toutes les choses humaines de la terre, sous la domination de la volonté de volonté, fait ressortir le non-sens d'une action humaine posée comme absolue». Nous sommes parti, apparemment, devant une condamnation, un rejet de la technique. Et de fait, pour ceux qui, dans leur lecture, en restent à ce stade, il semble bien que Heidegger s'inquiète de cette époque de domination de la terre où, comme le disait Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit, «la conscience absolue de soi même devient principe de la pensée». Mais voyons maintenant notre deuxième citation. Dans La question de la technique, Heidegger déclare : «La technique n'est pas ce qui est dangereux. Il n'y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C'est l'essence de la technique, en tant qu'elle est un destin de dévoilement, qui est le danger (...) La menace qui pèse sur l'homme ne provient pas des rnachines». L'idée, cette fois, est tout-à-fait différente. Le danger, entendu par Heidegger à la tois criminel un péril et une noblesse, provenaient en effet du processus historique de l'arraisonnement. C'est pourquoi Heidegger ajoute, citant Hölderlin: «Mais là où il y a le danger, là aussi croît ce qui sauve».
Ce qui «sauve» est donc aussi ce qui constance le «danger». L 'élément salvateur, tout comme l'élément menaçant réside dans l'essence de la technique, autrement dit dans la volonté de puissance devenue conscience voulue. «Là où il y a le danger...», c'est-à-dire au cœur du processus technique de l'arraisonnement de l'humain et de la terre, «là aussi...», c'est-à-dire en ce lieu même où se déchante la technique, «croit ce qui sauve», c'est à dire s'observe, en devenir virtuel, ce qui imposera des nouvelles valeurs. La Volonté de puissance, latente et «inconsciente» dans la technique, présente mais occultée dans l'arraisonnement, peut devenir auto-conscience et prendre en charge l'arraisonnement. A la volonté-sans-visée peut succéder la volonté douée de projet. Et puisque l'essence de la technique, l'arraisonnement, se confond avec le déclin de la métaphysique, cette essence a nécessairement hérité de ce qui gisait, de ce qui serpentait souterrainement dans la métaphysique occidentale, à savoir la Volonté de puissance. Le troisième âge sera alors celui où la Volonté de puissance pourra éclore, éclater au plein jour de la claire conscience. Occulte, métaphysicienne ou chrétienne, dans son premier âge, la Volonté de puissance ne s'exprimait que dans le logos. Dionysiaque dans son deuxième âge, celui de la technique moderne de l'époque nihiliste actuelle, elle peut désormais s'assumer comme tel, se reconnaître comme acte planifié de puissance, dans ce que nous avons appelé l'age apollinien. (Car Apollon est celui qui maîtrise, par l'ordonnance planifiée et rigoureuse de t'entendement, mais qui, en métro temps, donne sens et valeur, qui rend religieux le monde organisé).
Du nihilisme lui-même renaissent ainsi des valeurs. Comment la parole cité plus haut de Hölderlin, Heidegger écrit dans La question de la technique: «Sauver (retten) est reconduire dans l'essence (au sens de "nature profonde") afin de faire apparaître celle-ci pour la première fois, de la façon qui lui est propre. Si l'essence de la technique, l’arraisonnement, est le péril suprême (...) alors, il faut que ce soit justement l'essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve».
Quelles valeurs la Volonté de puissance devenue consciente va-t-elle alors «présenter»? Pour répondre à cette question, Heidegger procède par allusions poétiques et mythiques. Enfermer les nouvelles valeurs dans une définition «rationnelle», ce serait en effet, par avance, les dé-florer, les tuer «dans l'œuf» et, déjà, jeter les bases d'un autre nihilisme. Aussi Heidegger se borne-t-il, retrouvant un geste de souveraineté immémoriale, à designer le chemin, en nous disant que la sente des nouvelles valeurs conduit vers une nouvelle Grèce, à laquelle il donne le beau nom d'Abend-Land, terme qu'on ne saurait traduire par «Occident» et que l'on a remarquablement rendu par le néologisme franco-grec d'«Hespérie» (du grec hespera «le soir»), dans lequel nonne le Leitmotiv de l'espérance. Dans le texte Pourquoi des poètes, Heidegger écrit: «Ceux qui risquent le plus... ils apportent aux mortels la trace». Ceux qui risquent : nous avons vu que le risque était de subire le chemin de l'arraisonnement technique en le rendant conscient de la Volonté de puissance. La trace c'est la sente forestière où nous pouvons choisir de nous enfoncer. Mais où mène cette trace? Qui donc y poursuivons-nous? Vers quel monde nous porte-t-elle ? Heidegger répond: «Ceux qui risquent le plus... ils apportent aux mortels la trace. La trace des dieux enfuis dans l'opacité de la nuit du monde».
VI . L'HESPERIAL
«Aucune méditation sur ce qui est aujourd'hui ne peut germer et se développer, à moins qu'elle n'enfonce ses racines dans le sol de notre existence historique par un dialogue avec les penseurs grecs (...) Ce qui à l'aube grecque a été pensé ou dit, vient sur nous. Pour éprouver cette présence de l'histoire, nous devons nous détacher de la représentation historique de l'histoire» (Heidegger, Science et méditation).
Aussi gênant que cela puisse paraître aux yeux de certains, c'est bien aux dieux grecs que pense Heidegger lorsqu'il évoque la « trace » de ce qui doit être retrouvé et que la Volonté de puissance doit pouvoir restituer comme valeurs aux Européens. C'est donc bel et bien une sorte de «paganisme» que Heidegger assigne aux temps modernes. Au monde désespéré de l'humanisme rationnel, il oppose l'ad-venance, au cœur de la civilisation technique moderne, du sacre (das Heilige). Il l'appelle de ses voeux en puisant dans les ouvres de Hölderlin et de Rilke, poètes de l'essence et du retour des dieux. Les textes sont clairs: le salut, pour Heidegger, procédera d'un recommencement grec, c'est-à-dire des retrouvailles, de l'accord, sous une forme historiale différente, du sacre et de la technique, exactement comme à l'aube des temps helléniques. Ainsi pourra s'accomplir l'Eternel retour de l'identique, que Nietzsche avait pressenti sans pouvoir lui conférer un contenu. Accoupler l'irrationnel du sacré et l'immanente matérielle de l'arraisonnement technique, la rationalité planifiée de la mobilisation de la terre et l'inspiration «romantique» que peut susciter la renaissance du sentiment religieux grec, voilà quelle visée Heidegger entend donner à la Volonté de puissance.
L'Hespérie, la «terre du couchant» (Abend-Land), marque alors ce que doit devenir l'Occident, ce vers quoi il doit se nier et se dépasser en se niant, pour reproduire, sous une autre forme, celle de l'immanence sacrée des valeurs terrestres et techniques, la vue du monde de cette aurore que constitua J'hellénisme pré-platonicien. Ainsi cette même Grèce qui, à la suite du platonisme, acclimata en Europe la métaphysique et le judéo-christianisme, est-elle destinée, dans notre présent, à en surmonter la mémoire. C'est en poursuivant, à la trace, les dieux grecs, que nous avions oubliés en tant que passe, mais qui sont appelés maintenant à surgir dans nutre avenir, métamorphosés, que nous régénèrerons notre histoire.
Dans Pourquoi des poètes, Heidegger cite l'Hymne des titans de Hölderlin :
«... et pourquoi des poètes en temps de détresse ?
«Mais ils sont, dis-tu, comme les prêtres sacrés de Bacchus
«Qui de pays en pays, errent dans la nuit sacrée».
Le poète, comme le penseur, au milieu de la nuit, à l'apogée du nihilisme et de l'oubli, annonce le matin. «Dieu est mort», disait Nietzsche. «Il faut retrouver les dieux», répond Heidegger, mais en donnant à ce terme un sens bien différent de celui qu'entendaient les Grecs. Les dieux, ici, signifient la ré-advenance du sacré, à la fois mythique et conscient, destiné à fonder une régénération de l'histoire. Heidegger est contraint de s'exprimer par allégorie puisque, à ce degré de la pensée, il sort du logos et donne à sa propre parole le statut de mythe fondateur: «Le dieu du cep (Dionysos) sauvegarde (...) le lieu férial de l'union des dieux et des hommes. Ce n'est que dans la région d'un tel lieu, si tant est qu'il y en ait un, que peuvent rester des traces des dieux enfuis, pour les hommes dépouillés de dieux (...) Les poètes ressentent la trace des dieux enfuis et tracent aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement (...) voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré (...) A nous autres d'apprendre à écouter le dire de ces poètes».
Cette régénération de l'histoire, à laquelle Hölderlin, à travers Heidegger, nous appelle, est risquée. Mais ce risque va de pair avec le caractère inquiétant (unheimlich) de l'humain. Or, pour les Grecs, l'humain n'est pas seulement inquiétant (deinon); il tend vers le surhumain, et c'est en cela qu'il est «le plus inquiétant» (to deinotaton). Heidegger cite le fragment 52 de Héraclite: «Le temps du monde est un enfant, jouant au tris-trac; d'un jeu d'enfant, il est le règne». Il le commente en les termes : «Au risque appartient le projet dans le péril». C'est que le retour des dieux ne doit pas se comprendre comme une «fuite vers les dieux de la Grèce antique», paganisme de pacotille dont se moque Heidegger, en l'assimilant à l'inanité contemporaine des «croyances religieuses». Ce «retour» sera le recommencement grec, la réconciliation entre la «science» et la «philosophie», entre la technique planétaire et la «poésie», entre l'instrumentalité et la spiritualité, entre la subjectivité aux prises avec la matière et le sacré. Cetre réconciliation, opérée au sens de la Volonté de puissance, nous remettra dans une situation destinale identique à celle de l'aurore fondatrice grecque (mais non dans une situation semblable, puisque, entre-temps, la conscience européenne a accédé au stade épochal de la conception du monde).
La trace des dieux enfuis, inquiétante poursuite, nous mène donc à un recommencement qui n'a rien d'un retour en arrière vers le passé connu, mais qui s'enfonce résolument vers ce qu'il y a de plus risqué dans la modernité. Dans une de ses conférences, Heidegger précise quel pourrait être l'augure de ce recommencement: utilisant le terme de volonté, il place celle-ci, par l'intermédiaire de la «science», comme «gardienne du destin du peuple», comme «volonté d'une mission spirituelle et historique de notre peuple». Ainsi, le recommencement grec peut-il inaugurer la présence (Anwesenheit) du sacré dans la conscience historique et l'advenance du peuple - et non plus de l'atome individuel - comme mode de la subjectivité. Le surgissement «hespérial» de cette «nouvelle Grèce» est pensé comme une rupture historique (Aufbruch), comme une sortie violente (Ausbruch) de la modernité inauthentique du nihilisme humaniste, mais aussi cormme irruption (Einbruch) de l'avenir risqué dans notre présent confortable où la science est voulue comme «instrument du bonheur». Cette irruption ne peut s'accomplir que sous les traits de la violence, d'un «brisement» (Zerbrechen) inquiétant et non paisible, et c'est ainsi qu'elle nous fera rentrer dans l'histoire dont nous sommes sortis. Portée par le fleuve du devenir, la conscience qui aura vécu ce recommencement grec, devra comprendre le monde comme «défrichement» (Umbruch), comme travail d'abattage.
Nous retrouvons ainsi la métaphore mythique de la forêt et le bûcheron. Déjà, nous avons dit que suivre le Holzweg nous mènerait dans la forêt, «au cœur de notre travail». Et c'est bien d'un travail de bûcheron qu'il s'agit. Le risque de l'histoire se compare au labeur des bûcherons: rompre (brechen) les arbres et survivre au danger de leur chute. Où nous mène la sente forestière? Elle nous mène à la cité des bûcherons, qui vit sous le signe de la «mixture» (Bruch). Rappelons-nous alors la sentence héraclitiennee panta rei (tout coule en rythme, tout coule en se brisant), dont la véritable signification n'est autre que: «Le monde s'écoule par ruptures successive».
Mais quel sera le premier travail du bûcheron, celui qui accompagnera le défrichement? Ce sera la dislocation (Auseinanderbrechen) du monde ancien. Cette destruction visera une certaine vision que nous avions de notre passé. Le recommencement grec suppose en effet d'abord la destruction d'un passé et le choix d'un autre. Mais ce «nouveau passé» ne saurait étre considéré dans une temporalité antécédente, située derrière nous, comme picuse «mémoire»; son caractère de nouveauté provient de ce qu'il surgit, par notre volonté, devant nous. « Devant », c'est-à-dire qu'il doit être compris sous le mode du «faire-surgir» (er-springen) (somme la «cité des bûcheron» surgit devant les pas de 1'aventureux marcheur forestier) et du «pro-venir» (geschehen). Ainsi seulement, le passé grec sera «histoire», c'est-à-dire provenance advenance (Geschichte).
Dans l'une de ses conférences, Heidegger déclare: «Le commencement est encore là. il n'est pas derrière nous somme ce qui a été il y a longtemps, mais il se tient devant nous. Le commencement a fait irruption (Einbruch) dans notre avenir, il dresse au loin, comme une disposition lointaine à travers nous, sa grandeur qu'il nous faut rejoindre (...) Nous nous voulons nous-mêmes. Car la force jeune du peuple, sa force la plus jeune qui est au-delà de nous, s'empare de la route, celle-là en a décidé déjà. La splendeur et la grandeur de ce départ qui est rupture, nous le comprenons pleinement si nous portons en nous le sang-froid profond et vaste que l'antique sagesse grecque a exprimé par cette parole: Toute grandeur est dans l'assaut».
La conscience contemporaine et ses philosophies ne sont pas encore parvenues à en finir avec l'humanisme. Son cadavre se décompose en humanitarisme. Mais le lancinant discours moral de notre temps, son conformisme carcéral, sonne comme un discours crépusculaire. Nous somme loin des claironnements optimistes des idéologies humanitaires du progrès. Les idéologies et les intellectuels, toujours attachés aux problématiques de l'idéal moral, sont à la fois conscients de s'y trouver enfermés et qu'en sortir leur serait insupportable (car cela es obligerait à suivre l'angoissante ruée de la philosophie nietzschéenne par-delà le bien et le mal). L'attachement à la morale humanitaire, en philosophie des valeurs comme en politique, prend alors tout son sens : celui d'une conscience malheureuse, déçue, geignante, spectatrice coléreuse et larmoyante de l'évaporation de ses utopies. En termes heideggériens, cette attitude de la conscience contemporaine peut être analysée somme une incapacité «historiale» à franchir un nouveau palier d'existence. Au contraire, écrit Heidegger, «l'homme dont l’essence est celle qui est voulue à partir de la Volonté de puissance, voilà le surhomme (Uebermensch), celui qui doit détenir l'irrésistible puissance (Uebermacht) pâtir accomplir sa souveraineté» (Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.). La conscience humaniste est condamnée à vivre avec son inessentielle (Unwesen), qui provient du fait qu'elle gît en déphase par rapport au devenir «historial» des temps modernes, lequel dévoile l'essence de la Volonté de puissance.
La nécessite se déploie, écrit encore Heidegger, d'aller au-delà de nomine ancien, de le surpasser (...) L'homme ancien voudrait continuer d'être 1'homme ancien ; en même temps, il est déjà le consentant de l'étant, de cette étant dont l'être commence à se manifester comme Volonté de puissance» (ibid.) - c'est-à-dire de ce monde rend conscience d'elle-même la Volonté de puissance comme principe de son devenir. L’homme ancien se subit lui-même ; il est comme atteint de schizophrénie. Refusant de renoncer à la modernité, il n'entend pas admettre pour autant l'installation de la Volonté de puissance. Sa position est intenable. La physique nucléaire ou I'ingénierie génétique heurtent sa conscience, mais il n'a ni la force ni la volonté de les abandonner. Alors, ces techniques le dirigent. Ils devient leur commis. Il se place lui-même plus bus que les machines et les techniques.
Heidegger installe donc dans une subjectivité entendue somme destin d'un peuple et d'une communauté le «lieu du vouloir du surhomme». Ces deux éléments, la Volonté de puissance et la définition de son lieu d'accomplissernent, ne sont toutefois jamais présentés en même temps, et c'est en comparant les textes que 1'on obtient la clé de la pensée de Heidegger : le nouveau lieu des valeurs sera l'ordre conscient d'une Volonté de puissance utilisant la science et la technique à travers un autre niveau «historial» de la conscient humaine.
La lutte pour le «règne de la terre» est désormais seul susceptible de fonder de nouvelles tables de valeurs et de redonner un sens sacré à l'existence de la conscience. Suprême ironie de l'histoire en reléguant le sacré hors du monde, la métaphysique a dévalué le lieu où elle posait et nommait ses valeurs - le supra-sensible. Du même coup, elle a, sans le vouloir, contribué à libérer dans le monde la Volonté de puissance et à faire revenir, avec une force virtuelle bien plus considérable qu'aux temps païens, le sacré à son lieu d'origine: la conscience humaine comme partie indétachable de la nature. Commentant ce processus, Heidegger peut écrire: «La terre devient le centre de toute position et de tout débat, objet d'un assaut permanent» - ce qui corrobore la prédiction faille dans le Gai savoir : «Le temps viendra où la lutte pour le règne de la terre sera menée, et elle le sera au nom de doctrines philosophiques fondamentales».
Le surhomme, l'homme de l'auto-conscience qui a objectivé le monde, ne devient surhomme que s'il veut cet acte comme tel, que s'il prend la responsabilité du meurtre de Dieu, que s'il l'assume «historialement». «Par cette mise à mort», précise Heidegger, «l'homme devient autre. Il devient celui qui supprime l'étant (das Seiende) au sens de 1'étant en soi (das Seiend)». Et il ajoute, ce qui n'est compréhensible que si l'on saisit la double signification, dialectique et «hístoriale», du nihilisme «L'essence du nihilisme réside en l’histoire (...) Si la métaphysique est le fond historial de l'histoire mondiale déterminée occidentalement et européennem ent, alors cette histoire est nihiliste en un sens tout nouveau (...) Ni les perspectives politiques, ni les perspectives économiques, ni les perspectives sociologiques, techniques ou scientifiques, pas mense les perspectives religieuses et métaphysiques, ne suffisent pour penser ce qui advient en ce siècle du monde (...) Dans quelle mesure l'homme est-il forcené? Il est for-cené, c'est-à-dire hors du sens. Car il est sorti du plan de i'homme ancien. Cet homme, de la sorte déplacé, n'a pour cette raison rien de commun avec le genre des voyous publics, avec ceux qui ne croient pas en Dieu».
Que ceux qui ont des oreilles entendent.
1 Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Heiddeger, L’Herne, 1968.
2 C’est-à-dire une description phénoménale de la pensée de l’être.
3 Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970.
4 Lettre sur l'humanisme, Aubier, 1964. Heidegger précise, jetant un regard en arrière sur son œuvre, que son dessein n'est pas de «philosopher» au sens habituel du terme, mais, par un travail de la pensée qui n'a rien d'«intellectualiste», de répondre aux questions historiques touchant au sens de notre époque. La «question de l’être» ne doit donc pas se comprendre comme un problème philosophique, mais comme une question historique qui concerne l'ensemble de la civilisation «occidentale» devenue planétaire.
5 Hussert estimait que L 'être et le temps avait trahi la méthode phénoménologique, et reprochait à Heidegger de faire de I'anthropologie.
6 La poiésis grecque désigne à la fois ce que nous entendons par poésie et l'activité créatrice des «métiers» les plus divers..
7 La traduction figure dans Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard, 1962).
8 Il s'agit des sentes tracées par les bûcheron qui reviennent de la clairière de coupe. Elles ne traversent pas la forêt, mais constituent les Seuls sentiers conduisant «au cœur des boss».
9 Cf. la conférence Qui est le Zarathoustra de Nietzsche?, publiée dans le recarci Essais et conférences (Gallimard, 1958).
10 «Le plus inquiétant» (o deinotatos) : c'est ainsi que les poètes désignaient l'homme. Il faut entendre «le plus inquiétant de tous les hôtes de la terre», par opposition aux animaux qui, eux, n'ont rien d'inquiétant.
11 Dans le tome II de son Nietzche, Heidegger commente l'idée selon laquelle, si «le christianisme ne fut qu'un platonisme pour le peuple», de nos jours, les noumènes platoniciens n'étant plus portés par les mythèmes chrétiens, toute métaphysique «a perdu sa force historialement structurante.
12 Les valeurs «vécues comme existence» recouvrent ce que Ernst Jünger, dans Der Arbeiter (1932), désignait comme Lebenstand, «classe-de-vie». Le «travail» était alors appelé à devenir la classe-de-vie des temps moderne. Heidegger dépassera ce point de vue, mais conservera l'idée d'une intégration des valeurs à l'existence vécue. Il récusera toutefois le terme de «travail», préférant ne pas enfermer les valeurs vécues dans une dénomination unique. Nommer le «travail» comme classe-de-vie, n'est ce pas déjà, d'ailleurs, l'objectiver et le dévaloriser ?
13 Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit.
14 Le monothéisme peut être aussi un paganisme non dualiste. C'est parce que le judéo-christianisme fut à la fois un monothéisme et un dualisme métaphysique qu'il dévalorisa le sacré et finir en morale.
15 On peut rapprocher cette conception heideggérienne de l'histoire de celle de la physique moderne: le temps «de la conscience humaine», néguentropique et porteur d'information, pourrait se comparer à une spirale ascendante, mais qui serait infléchie vers le bas par la spirale descendante du temps «physique», entropique et «désinformant». Voir, sui- cette question: Joël de Rosnay, Le macroscope (Seuil, 1975); Oliver Costa de Beauregard, La notion de temps (Hermann, 1963) et Le second principe de la s cience du temps (Seuil, 1963), où sont exposées les conceptions modernes du temps «non-segmentaire».
16 Cette idée de la «non-neutralité» de la technique se retrouve intégralement chez Jünger.
17 Cf., avec certaines réserves, le livre de Bernard d'Espagnat, A la recherche du réel (Gauthier-Villars, 1979), qui expose les idées modernes des physiciens sur la nature du «réel».
18 Les contradictions culturelles du capitalisme, PUF, 1979.
19 Notamment avec Descartes, puis avec Kant. Dans La Critique de la raison pure, de Kant, le primat du sujet est affirmé comme sujet percevant, ce qui fait suite à la conquète cartésienne de la subjective intellectuelle.
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mardi, 08 décembre 2009
L'identité entre devenir individuel et devenir collectif
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997
L’identité entre devenir individuel et devenir collectif
Les racines finissent toujours par surgir du passé, là et au moment où on les attend le moins, au détour d'une identité qui s'affermit et consolide ses linéaments culturels, philosophiques et esthétiques. Les racines constituent le socle "gaïen" dans lequel viennent s'ancrer les identités individuelles, plurales, locales, ethniques, régionales et nationales. Ces mêmes racines fondent le "nomos" de nos origines, sa limite spatiale et territoriale, et le cadre ontologique des devenirs collectifs. Les racines, lesquelles sont à la base de nos communautés charnelles de sang et de sol, ont un langage holiste, unilatéral et statique. Tout autre est le devenir individuel des identités qui prend corps dans les matrices du nomos de nos racines. Le devenir des identités individuelles s'inscrit dans un langage dynamique, transversal et constructiviste. En effet, si les racines s'emploient à enfanter biophysiquement à l'état brut une identité, il importe à chaque être humain de façonner, mûrir et affirmer une identité propre. Là se situe la frontière entre le déterminisme de nos origines naturelles et la liberté personnelle qui n'est autre que volonté de puissance. Car nous n’affirmons une identité que dans la mesure ou nous sommes pleinement libres, ç'est à dire capables de générer et d'affirmer dans le présent des valeurs propres, voir selon un schéma heideggerien d'actualiser des actes en puissance.
L'identité individuelle serait en quelque sorte une puissance de flux intégrationiste, qui reçoit, conquiert et digère. C'est pourquoi, la logique des identités individuelles peut parfois être paradoxalement centrifuge à l'endroit même où leurs racines demeurent immuables. Les identités individuelles culminent dans le voyage intérieur, virtuel, et ont pour terrain d'élection l'inconnu multiforme. Elles disposent de capacités d'appréhension et d'attraction inépuisables, et cultivent le goût d'une curiosité insatiable et à bon escient. Dans le cadre d'une perspective deleuzienne, le devenir des identités individuelles progresse dans le temps présent en traçant des lignes de fuite, qui partent toujours du milieu où elles s'affirment instantanément. C'est au cœur de cette perpétuelle gestation de lignes de fuites d'un présent à un autre que peut se produire la rencontre d’une amitié ou d'un amour inestimable entre deux identités authentiques et intrinsèquement différentes. Ce devenir se caractérise par la conquête d'espaces idéologiques et la fermentation d'une pensée vive, d’un savoir libéré des inhibitions morales et sociales. Au carrefour du devenir individuel d'une identité en gestation, peut surgir le devenir collectif et centripète de ses racines.
Alors de la croisée de ses deux routes distinctes pourra naître une navigation existentielle commune, si le dialogue s'instaure organiquement, sans mutilations, blocages et préjugés. Le devenir individuel de l’identité se retrempera progressivement dans le fleuve nourricier du devenir collectif des racines si ce dernier se fait le réceptacle et la brèche ouverte à la maturation et l'épanouissement du premier. Le recentrage au présent de ces deux devenirs complémentaires se fera au prix d'un parallélisme tolérant des formes et du contenu, en évitant les dysfonctionnements toujours possibles. Le réancrage de l’identité individuelle au cœur des racines communautaires fournira à la stabilité d'un socle "gaïen" les denrées d'une pensée éclectique que génère chaque devenir identitaire. Les dimensions architectoniques d'une identité peuvent être profondément urbaines et imbriquées dans les ramifications bétonnées d'une ville qui constitue son champ d'expérimentation et d'expression comme elle représente sa première ligne de front. Son essence originellement tellurique et élémentaire s'encrassera dans l’artificialité des constructions théoriques, comme dans une mélasse confuse d'apocryphes citadins, et participera à ce que Schauwecker écrivait, "le ruissellement des sources souterraines en regardant pourrir et grandir l'époque, dans le creuset d'âmes et d’excréments qui est au cœur de toute ville" .
Retrouver ses racines démétriennes supposera alors de briser les chaînes envoûtantes des rhytmes cinétiques, de la fébrilité et de l’anonymat quantitatif, et de se libérer de l’asservissement du langage individualiste abstrait et autocentrée pour renouer avec le langage élémentaire et polymorphe de la nature, en sachant l'écouter puis communier dans la simplicité en apprenant lentement à comprendre l'arbre de la vie, lequel est vert et florissant alors que toute théorie est grise (pour citer Goethe). Se libérer des circuits de bitume qui convergent vers un centre épidermique et fictif, supposera de déplacer son individualité vers son propre centre spirituel dans les dédales de notre labyrinthe intérieur. Les devenirs collectifs appartiennent à l'ordre de l'immanence et sont versés dans l’historicité comme Dieu reste à l'intérieur du monde comme “causa immanenta”, ainsi que Spinoza l'a si bien enseigné; les devenirs individuels quant à eux s’expriment grâce à la transcendance et appartiennent à la sphère de « l’être possible et global » pour reprendre une catégorie de Jaspers. Elles ont les potentialités pour dépasser le domaine du naturel, de la pure expérience, pour parvenir aux frontières kantiennes du « méconnaissable». Devenir collectifs et devenirs individuels, l'immanence et la transcendance sont sur le chemin rectiligne d’un ciseau qui "ne coupe pas”, pour reprendre une métaphore jüngerienne. Les ciseaux évoluent dans un monde ouvert et fermé; l’effet réside dans la coupure.
Pour des ciseaux qui ne coupent pas, le chemin ne s’est pas encore ouvert, et la souffrance reste secondaire. Dans ce sens, le chemin ne se s'est pas confronté à la qualité (abgespalten), et c'est ainsi que le chemin est plus significatif que le but. Avec cette métaphore, Jünger nous enseigne que les mondes de l’immanence et de la transcendance ne se recouvrent pas, et gardent entre eux une distance comme une certaine tension. La même tension oppose les devenirs collectifs aux devenirs individuels. C’est pourquoi le retour inopiné d'un enfant arrivé à sa maturation identitaire au sein de sa communauté charnelle, peut ressembler au commencement d'une nouvelle ligne de fuite se situant à l’intercession de deux devenirs, entre immanence et transcendance, dont on peut penser que la rencontre est le fruit du destin.
Maître Jure VUJIC.
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lundi, 07 décembre 2009
Oswald Spengler - Der optimistische Pessimist
Oswald Spengler – Der optimistische Pessimist |
Geschrieben von: Daniel Bigalke | |
Ex: http://www.blauenarzisse.de/
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Die Auseinandersetzung mit Oswald Spengler (1880–1936), dem begeisterten und zugleich leidenden Philosophen des Schicksals und dem Vertreter der „Konservativen Revolution“, hat wieder Hochkonjunktur. Was vor über 80 Jahren eindrucksvoll im „Untergang des Abendlandes“ (1918) begann, in „Preußentum und Sozialismus“ (1919) die Abrechnung mit dem Marxismus praktizierte und ihm einen deutschen ethischen Sozialismus entgegensetzte, endete mit Spenglers letztem Werk „Jahre der Entscheidung“ (1933). Dieses prophezeite die heutigen politischen und ökologischen Krisen der globalisierten Welt und ihrer Wirtschaft. Spengler war mehr als der pessimistische Prophet des Untergangs: Er war Dichterphilosoph, Visionär, Tatsachenmensch und Außenseiter. Als dieser ergriff er Partei gegen die Nationalsozialisten, um nach Hitlers Vorgehen z.B. gegen Edgar J. Jung und gegen die konservative Opposition am 30. Juni 1934 Ekel gegenüber der Geistlosigkeit des „braunen Haufens“ zu empfinden. Spenglers Werk ordnet sich charakteristisch in die deutsche Geistesgeschichte überhaupt ein. Man erkennt dies an den darin vorkommenden Dualitäten: Ambivalenz zwischen Politischem und Unpolitischem, Kultur und Zivilisation, Pessimismus und Aktivismus, dogmatischer Religiosität und tieferer Spiritualität. Spengler, geboren im anhaltinischen Blankenburg, verstand sich als Überwinder des eurozentrischen Weltbildes. Die abendländische Kultur habe ihren Höhepunkt erreicht. Als Zivilisation, der Ära des entgrenzten und mit mächtigen exekutiven Befugnissen ausgestatteten Cäsarismus, gerate ihr Demokratismus zur Farce bloßer Parolen, die vom Pfad freiheitlicher Ansprüchen abgekommen ist. Damit personifiziert Spengler eine geistige und politische Zeitenwende, wie wir sie heute nach dem 11. September 2001 ähnlich erleben. Der Parteienstaat erhält sich durch trockene Parolen, die Staatsexekutive überwacht wesentliche Lebensbereiche. Ihre demokratistische Ideologie gerät zum zivilreligiösen Dogma und ruft zugleich die politische Fundamentalopposition auf den Plan.Spengler selbst ging es um einen oppositionellen Genius, der urteilsfähig und mit ganzheitlichem Bewußtsein ausgestattet den profanen Parteihader überwindet. Ob Spengler damit heute Parteigänger eines politischen „Extremismus“ wäre, muß dahingestellt bleiben. Allein formale Begriffe und diskriminierende Kategorien können das Wesen der Welt nicht umfassend erschließen. Spengler stand an der Wegegabelung von ideellem Überbau und kreativem Ekel an der Realität. Womöglich war es jener Zwiespalt, der seine reifen Urteile ermöglichte, die in seinem Hauptwerk „Der Untergang des Abendlandes“ artikuliert werden. Konservative Revolution und aktive Metapolitik Edgar Julius Jung (1894-1934), Verfasser der am 17. Juni 1934 von Franz von Papen gehaltenen Marburger Rede vor Studenten, welche für Jung zum tödlichen Verhängnis werden sollte, schrieb noch kurz vor seiner Ermordung über den zurückgezogenen Spengler: „Persönlich Stolzeres und menschlich doch Weheres, aber auch sachlich Gerechteres und geschichtlich Gültigeres dürfte in den letzten 15 Jahren kaum von einem zweiten Zeitgenossen deutscher Zunge geschrieben worden sein.“ Der „Untergang des Abendlandes“ ist mehr als nur eine Kulturphilosophie, er ist in hohem Maße Träger einer politischen Botschaft, im Kern ein geschichtsspekulatives System, welches deutsche Denker nach Hegel wohl kaum wieder derartig in Angriff nahmen. Spengler war ein unpolitischer Intellektueller, der sich abseits der Politik hielt und sein Heil in höheren Sphären suchte.
In intellektueller und sozialer Hinsicht kann man ihn vor 1918, vor Erscheinen dieses Buches, als einen „declassé“ betrachten, bis er schließlich nach Erscheinen desselben in ein verzweigtes Netzwerk industrieller, politischer und paramilitärischer Kreise aufgenommen wurde, das sich in drei Machtzentren des Deutschen Reiches konzentrierte: Berlin, Ruhrgebiet, München. In ihm weitete Spengler seine „konservativ-revolutionäre“ Geisteshaltung aus und praktizierte gleichsam aktive Metapolitik. Metapolitik möchte mit dem Schaffen eines geistig-kulturellen Überbaus auf das politische Geschehen einwirken, ohne sich in tagesaktuellen Debatten zu verlieren. So gilt die Einkehr ins eigene Innere als Notwendigkeit für ein Wirken in der Welt. Wissen und gar Weisheit ist nicht von denen zu erwarten, die nicht auch ernsthaft an sich selbst gearbeitet, eigene Motivationen und Leidenschaften erkannt und in ihren Konsequenzen reflektiert und optimiert haben. Metapolitik artikuliert neue politische Methoden und Inhalte. Sie reflektiert, was hinter der Politik steht. Wenn Metapolitik auf existentielle Erfahrungen und Beobachtungen, wie die Furcht vor einem neuerlichen Zusammenbruch einer haltgebenden Ordnung, zurückgreift, dann kann dies ganz neue, tiefgründige Zusammenhänge erschließen und kann das Krisenbewußtsein schärfen. Der Schlüssel zum Verständnis des „Untergangs des Abendlandes“ Spengler war sensibel für soziale und kulturelle Entwicklungen in Deutschland. Sein Kulturpessimismus umschließt die Dekadenz und das Spätzeitbewußtsein, die gespannte Beziehung zwischen Geist, Macht und Modernitätskrise. Seine persönlichen Enttäuschungen und Ressentiments kehrten sich gegen die Kultur und deren offizielle Repräsentanten. Spenglers eigene Tragödie als Mensch trug alle Farben seiner Zeit: “...den Kult des einsamen, des Fremdlings (...), die Begierde zu leiden, den Narzismus der Schwarzen Romantik. (...) Er versteht: es gibt keine Erkenntnis, kein Glück (...), es gibt nur Werden und Wollen.” So schrieb Koktanek in seiner Biographie von 1968. Spengler entzog sich aber auch im „Untergang“ nicht den direkt politischen Inhalten. Er kompensierte seine innere Zerrissenheit und sein Unvermögen tatsächlicher Teilhabe am Leben durch seine Mystik, durch sein allumfassendes Lebensprinzip, schlichtweg durch seine Lebensphilosophie. Er bezweckte damit die Verschiebung deutscher Mentalitäten nach seinen Ambitionen, um der Gefährdung der tradierten Kultur durch Massenhaftigkeit, Mechanisierung und durch Ökonomismus entgegenzuwirken. Wissenschaft konnte Gesetze erweisen, aber nicht die ersehnte Gewißheit erzeugen. Der „Untergang“ ist ein Werk, welches diese Gewißheit zu schaffen in Angriff nahm. Die Zeitenwende Spengler spürte darin die Polaritäten des Lebens: Ich und Welt, Mikrokosmos und Makrokosmos, das Eigene und das Fremde, Geburt und Weltangst. So betrachtet er das Leben aus der Perspektive des Geworfenseins: „Ein Denker ist ein Mensch, dem es bestimmt war, durch das eigene Schauen und Verstehen die Zeit symbolisch darzustellen. Er hat keine Wahl. Er denkt, wie er denken muß, und wahr ist für ihn, was als Bild seiner Welt mit ihm geboren wurde.“ Seine konservative Weltanschauung trug die Konturen einer politischen Haltung, die weniger durch einen streng wissenschaftlichen sondern vielmehr durch einen poetisch-intuitiven Zugriff gegen die verhaßte Entseelung seiner Zeit ankämpfte. Die Konzentration auf mythische Phänomene, die Wahrnehmung des künftig Notwendigen und der Drang, all jenes politisch mitzuteilen, führten zu einer spezifischen Motivation und zu einer einmaligen Ausdrucksweise, wie sie sich nur bei Spengler findet. Konservative Weltanschauung durch einen poetisch-intuitiven Zugriff Die „Konservativen Revolutionäre“, darunter Spengler, können als die geistige Vorhut auf der Suche nach neuen Sicherheiten verstanden werden. Spengler entwickelte darunter eine antiintellektuelle und vitalistische Lebensphilosophie. Er wurde konfrontiert mit der Entstehung eines neuen Mittelstandes, der sich zusehends über Massenpolitik und Interessenverbände zu artikulieren wußte. Dadurch entstand der Druck auf die konservative Elite, die – zu recht – einstige Kulturideale wie Harmonie zwischen Innerlichkeit und Welt, Formkraft und Beseelung sowie Metaphysik verloren gehen sah oder, um mit Spengler zu reden, diese zur „Zivilisation“ erstarren sah. Daraus resultiert kompensatorisch eine überspannt subjektive Weltdeutung, die der eigenen Intuition mehr vertraut als wissenschaftlichen Methoden. Die Denker der „Konservativen Revolution“ hatten ein solches Bewußtsein, welches in Anlehnung an Kants transzendentale Wende und Fichtes Subjektphilosophie als jenes Bewußtsein gekennzeichnet werden kann, das mehr denn je das „Spezifisch Deutsche“ im Denken war und ist. Eine fortschreitende Entzweiung des Lebens wurde befürchtet. Dabei ging es den Deutschen, wie aus heutiger Sicht leichtfertig behauptet, nicht um eine konservative Verlängerung der linken Gesellschaftskritik, sondern vielmehr um die praktische Handhabung gesellschaftlicher und sozialer Umbrüche in Deutschland, welchen man eine deutsche Geistes- und Politikalternative entgegenstellte. In Deutschland eben leisteten sich damals wie heute die Gebildeten fern der politischen Praxis die Radikalität des reinen Gedankens. Das macht die deutsche Besonderheit aus. Georg Quabbe, auch „Konservativer Revolutionär“, hätte dazu gesagt: So sind wir! Und deshalb handeln wir danach! Wir können Spengler einen optimistischen Pessimisten nennen, der wenig von der „demokratischen“ Litanei oberflächlicher Unverbindlichkeit hielt, sondern seine Hände unter emotionaler Wahrnehmung des existenziellen Fundamentalcharakters des Lebens strapazierte und beschmutzte, um eine demgemäße politische Ordnung zu schaffen. Es bleibt zu hoffen, daß innovative Menschengruppen zu dieser Kategorie Mensch aufsteigen. |
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Quand la "political correctness" veut "javéliser" Carl Gustav Jung...
Archives de Synergies Européennes - 1998
Quand la « political correctness » veut « javéliser » Carl Gustav Jung…
Une polémique stérile fait rage chez les Post-Freudiens pour acquitter Jung des ridicules accusations d’antisémitisme qui ont été portées contre lui…
Le temps est venu des grands nettoyages, ceux de fin de millénaire. Le grand lave-linge du politically correct voudrait bien récurer rapidement ce siècle de toutes les taches qui le maculent, un siècle qui se meurt, un siècle qui a connu des protagonistes des plus dérangeants o des plus inquiétants. Le premier d’entre eux fut Ernst Jünger, objet d'un article consternant rédigé par Sir Ralph Dahrendorf qui lui reprochait:
1. d'avoir le mauvais goût d'être encore en vie (à plus de cent ans) alors que nombre d'êtres d'élite, auxquels un baronnet de récente nomination comme lui n'avait rien à reprocher, sont déjà passés à l’autre vie depuis belle lurette,
2. d'être quelqu'un d'insensible et de dépourvu de sens moral, comme le démontre son absence de peur, son intérêt pour la mort qu'il a approché à plusieurs reprises avec un courage cynique.
Maintenant c'est au tour de Carl Gustav Jung, contre lequel on ressuscite, avec des airs de grande kermesse spéciale du printemps, l'ancienne accusation : « Jung est antisémite, parole de Freud ! ». Une accusation signée Marco Garzonio, toujours dans le Corriere della Sera. En réalité, l'article de Garzonio est moins critique qu'il n'en a l'air puisque, sans doute parce que ce Garzonio est le secrétaire d'une organisation jungienne, le CIPA (Centre Italien de Psychologie Analytique). Finalement, Garzonio arrondit les aspérités, il tient compte du contexte, bref, il s'évertue dans un habile et acrobatique exercice de ce sport typiquement italien : « ce que j’affirme ici, je le nie là ».
Polémique racialiste chez les pères de la psychanalyse
Toutefois, malgré toute sa circonspection, il rajoute du linge sale dans le programme de blanchisserie du politically correct. Car pour acquitter, du moins partiellement, notre bon vieux Jung (sous le label duquel Garzonio travaille comme analyste), il n'hésite pas à prendre en exemple le grand chef de la tribu psychanalytique, Sigmund Freud lui-même, incriminé d'avoir, en son temps, voulu investir du titre de fils héritier de la psychanalyse naissante, le dénommé Jung, justement parce qu’il était un bon et solide « Aryen ». En fin de compte, d'après Garzonio, il n'est pas si sûr que Jung ait été antisémite, bien qu'il ait aussi commis ses quelques petits pêchés (comme tout le monde à son époque). Mais ce qui est un fait acquis pour Freud, que les chevaliers du « politiquement correct » le veuillent ou non, c’est que les Juifs (comme lui) et les Aryens (comme Jung) n'étaient pas du tout de la même espèce: la race pour Freud comptait, et pas un peu!
Et alors ? Voilà qu’on propose à tous les analystes de commettre un beau parricide de concert, tous unis, freudiens et jungiens, pour fêter en toute amitié la fin de ce siècle où l’on a découvert l'inconscient. « Passons outre —suggère Garzonio— les erreurs, même graves et diverses, que les fondateurs, grands esprits mais pourtant toujours humains, ont pu commettre. Nous, freudiens et jungiens de la troisième et quatrième générations, unissons-nous et engageons-nous dans le chemin de la réconciliation ! ».
Comment se réconcilier n'est pas très évident, mis à part le projet de se libérer des pères encombrants, projet qui a toujours caractérisé les fils, surtout si ces derniers sont des esprits médiocres. Cet article, qui nous présente le freudisme des origines comme étant le résultat d'un groupe de Juifs auxquels se superposèrent les Aryens de la bande à Jung, laisse supposer un rite de réconciliation pascale entre frères à l'intérieur de la tradition hébraico-chrétienne. Une problématique dans laquelle Garzonio excelle, en tant qu'interlocuteur préféré du cardinal Carlo Maria Montini, l'archevêque de Milan. Mais naturellement l'histoire, et même l'avenir, de la psychanalyse ne peuvent pas être réduites à des pures questions abstraites entre deux confessions différentes.
Jung : prendre en compte toutes les formes d’inconscient collectif
Depuis que Freud a crié haut et fort son projet de déblayage de la fange de l'inconscient, «Acheronia movebo», sa psychanalyse est devenue bien autre chose qu'une affaire juive. Quant au jungisme, grâce à son intuition et à sa reconnaissance du niveau collectif de l'inconscient ainsi qu’au lien fort, non sécularisé, qu’il entretient avec le sacré, il est pratiqué aujourd’hui tant par les psychiatres shintoïstes japonais que par les chefs Navajo aux Etats-Unis, par les médecins traditionnels, par les animistes en Afrique et par les Baba shivaltes du sous-continent indien.
Par conséquent, réduire les perspectives de la psychanalyse à une simple réconciliation entre Juifs et Chrétiens paraît franchement ridicule, même si certains analystes jungiens de la quatrième génération, en quête de renommée, y consacrent beaucoup d'énergie en faisant passer pour absolument inédite —comme le fait Garzonio— la vieille histoire d'après laquelle, dans le Club de Psychanalyse Analytique de Zurich, fondé par Jung, on a appliqué dans les années 30 et 40 une directive secrète qui limitait à 10% l'admission de membres de confession juive. Cette directive avait pour motivation et pour excuse qu’« en cas d'invasion de la Suisse par les Allemands, le Club risquait d'être dissous car considéré comme une communauté de confession juive ».
En réalité Jung, comme d'ailleurs Freud lui-même, craignait que l'analyse ne devienne une affaire propre à la communauté juive. [Ndlr : Tant Freud que Jung voulaient garder un caractère universel (et non pas universaliste) à la psychanalyse : les instituts de psychanalyse devaient compter des membres issus de toutes les communautés religieuses, des hommes et des femmes qui avaient connu des subconscients différents, modulés par des traditions diverses]. Ensuite, la directive de limiter le nombre d’analystes juifs à 10% ne fut jamais aussi secrète qu'on veut bien le faire croire: les anciens de Zurich nous l’ont toujours racontée, à chacun d’entre nous, les analystes de la troisième et quatrième générations, parfois avec un froncement de sourcil, parfois avec un pâle sourire du coin des lèvres, chargé de sous-entendus. La directive n'était pas unique en son genre non plus: le psychologue-analyste Andrew Samuels en a parlé longuement à Milan le 23 mars 1992, au cours d'une conférence publique au CIPA, l'association dont Garzonio est le secrétaire (et qui devrait donc le savoir mieux que les autres !). Andrew Samuels reprit même cette thématique dans son livre The Political Psyche (Routledge, Londres 1995). James Hillman y a répondu, voici déjà plusieurs années, entre autres dans le journal La Repubblica, sur un ton de mépris, aux insinuations contre Maître Jung.
Alors, si rien n'est interdit et tout a déjà été dit et contredit, pourquoi ressortir cette polémique ? Le cannibalisme des descendants, pressés de se partager les legs des ancêtres, n'explique pas tout, et d'ailleurs Garzonio est quelqu'un de bien trop adroit pour déraper de manière aussi théâtrale. Ce n'est pas son style. Le siècle et le millénaire sont presque à leur fin et ce n'est pas dans l'espace clos des cabinets des psychanalystes mais plutôt dans le vécu quotidien que certaines des intuitions les plus dérangeantes, achérontiques et politiquement incorrectes, des deux fondateurs des psychologies de l'inconscient trouvent leur confirmation. D'abord il y a la désillusion freudienne, mûrie dans les horreurs et les ambiguïtés de la première guerre mondiale, par les grandes puissances mondiales de race blanche qui ont perdu le droit de guider le genre humain.
L'essai de Freud Considérations actuelles sur la guerre et la mort (Studio TESI, édité par M. Bertaggia), fut le premier témoignage autocritique de l'étroitesse politique et psychologique du monde dans lequel la psychanalyse elle-même avait vu le jour. Cet ouvrage fut en même temps l'épitaphe de cette civilisation des bonnes manières que la culture politiquement correcte cherche désespérément à ranimer. Aussi bien Freud que Jung savaient, chacun à sa façon, combien l'identité, individuelle et collective, est liée à la race, à la culture et à la nation. Freud, par exemple, en parlant de sa propre identité juive, fait remarquer qu'elle dérive « de nombreuses et obscures forces émotionnelles, qui sont d'autant plus puissantes au fur et à mesure qu 'il devient difficile de les exprimer de vive voix ». Et à son disciple Erikson de commenter: « Ici Freud parle d'identité dans le sens ethnique le plus évident: un profond sens de communion sociale, connu seulement de ceux qui y participent, et exprimable par des mots qui traduisent plutôt le mythe que la conception ».
Impossibilité d’analyser le monde actuel sans recours à des archétypes ethno-psychologiques
Jung développera sagement les intuitions freudiennes sur les relations entre identités, culture du groupe (ou ethnie) et inconscient. C'est dans les archétypes de l'inconscient collectif, explique Jung, que se forment les idées des groupes et des nations, sur lesquelles « ces archétypes exercent une influence directe ». Les archétypes expriment des forces et des tendances de l'identité nationale qui explosent quand la conscience collective ne les représente pas correctement.
Il est impossible de décrire plus en détail ce qui se passe dans le monde, de parler des guerres qui troublent chaque continent, des révolution que font les peuples et leurs cultures contre cette tentative de les maintenir uniquement en tant qu'entités économiques ou administratives, sous la houlette ou la férule de puissances étrangères. Mais procéder à de telles analyses ethno-psychologiques signifie, dans le langage javelisé du pouvoir de la fin du millénaire, évoquer les spectres du tribalisme.
Alors, oublions donc ces fous qui étaient nos pères ! Faites taire ces brutes ! Ou, comme le disait Goethe dans « La Nuit de Walpurgis », partie de son Faust: « Et vous êtes toujours ici ! Ah, non, c'est inouï ! Allez, disparaissez ! Il y a eu les Lumières, oui ou non ? O diaboliques canailles, vous n'avez que faire des règles. Nous sommes cultivés... pourtant il y a des spectres à Tegel ».
Claudio RISÉ.
(trad.fr. : LD).
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dimanche, 06 décembre 2009
Armin Mohler: discipulo de Sorel e teorico da vida concreta
Armin Mohler: discípulo de Sorel e teórico da vida concreta
Ex: http://europapatrianostra.wordpress.com/
O “mito”, como a “representação de uma batalha”, surge espontaneamente e exerce um efeito mobilizador sobre as massas, incute-lhes uma “fé” e torna-as capazes de actos heróicos, funda uma nova ética: essas são as pedras angulares do pensamento de Georges Sorel (1847-1922). Este teórico político, pelos seus artigos e pelos seus livros, publicados antes da primeira guerra mundial, exerceu uma influência perturbante tanto sobre os socialistas como sobre os nacionalistas.
Contudo, o seu interesse pelo mito e a sua fé numa moral ascética foram sempre – e continuam a sê-lo apesar do tempo que passa – um embaraço para a esquerda, da qual ele se declarava. Podemos ainda observar esta reticência nas obras publicadas sobre Sorel no fim dos anos 60. Enquanto algumas correntes da nova esquerda assumiram expressamente Sorel e consideravam que a sua apologia da acção directa e as suas concepções anarquizantes, que reclamavam o surgimento de pequenas comunidades de “produtores livres”, eram antecipações das suas próprias visões, a maioria dos grupos de esquerda não via em Sorel mais que um louco que se afirmava influenciado por Marx inconscientemente e que trazia à esquerda, no seu conjunto, mais dissabores que vantagens. Jean-Paul Sartre contava-se assim, evidentemente, entre os adversários de Sorel, trazendo-lhes a caução da sua notoriedade e dando, ipso facto, peso aos seus argumentos.
Quando Armin Mohler, inteiramente fora dos debates que agitavam as esquerdas, afirmou o seu grande interesse pela obra de Sorel, não foi porque via nele o “profeta dos bombistas” (Ernst Wilhelm Eschmann) nem porque acreditava, como Sorel esperara no contexto da sua época, que o proletariado detivesse uma força de regeneração, nem porque estimava que esta visão messiânica do proletariado tivesse ainda qualquer função. Para Mohler, Sorel era um exemplo sobre o qual meditar na luta contra os efeitos e os vectores da decadência. Mohler queria utilizar o “pessimismo potente” de Sorel contra um “pessimismo debilitante” disseminado nas fileiras da burguesia.
Rapidamente Mohler criticou a “concepção idílica do conservantismo”. Ao reler Sorel percebeu que é perfeitamente absurdo querer tudo “conservar” quando as situações mudaram por todo o lado. A direita intelectual não deve contentar-se em pregar simplesmente o bom-senso contra os excessos de uma certa esquerda, nem em pregar a luz aos partidários da ideologia das Luzes; não, ela deve mostrar-se capaz de forjar a sua própria ideologia, de compreender os processos de decadência que se desenvolvem no seu seio e de se desembaraçar deles, antes de abrir verdadeiramente a via a uma tradução concreta das suas posições.
Uma aversão comum aos excessos da ética da convicção
Quando Mohler esboça o seu primeiro retrato de Sorel, nas colunas da revista Criticón, em 1973, escreve sem ambiguidades que os conservadores alemães deveriam tomar esse francês fora do comum como modelo para organizar a resistência contra a “desorganização pelo idealismo”. Mohler partilhava a aversão de Sorel contra os excessos da ética da convicção. Vimo-la exercer a sua devastação na França de 1890 a 1910, com o triunfo dos dreyfusards e a incompreensão dos Radicais pelos verdadeiros fundamentos da Cidade e do Bem Comum, vimo-la também no final dos anos 60 na República Federal, depois da grande febre “emancipadora”, combinada com a vontade de jogar abaixo todo o continuum histórico, criminalizando sistematicamente o passado alemão, tudo taras que tocaram igualmente o “centro” do tabuleiro político.
Para além destas necessidades do momento, Mohler tinha outras razões, mais essenciais, para redescobrir Sorel. O anti-liberalismo e o decisionismo de Sorel haviam impressionado Mohler, mais ainda do que a ausência de clareza que recriminamos no pensamento soreliano. Mohler pensava, ao contrário, que esta ausência de clareza era o reflexo exacto das próprias coisas, reflexo que nunca é conseguido quando usamos uma linguagem demasiado descritiva e demasiado analítica. Sobretudo “quando se trata de entender elementos ou acontecimentos muito divergentes uns dos outros ou de captar correntes contrárias, subterrâneas e depositárias”. Sorel formulou pela primeira vez uma ideia que muito dificilmente se deixa conceptualizar: as pulsões do homem, sobretudo as mais nobres, dificilmente se explicam, porque as soluções conceptuais, todas feitas e todas apropriadas, que propomos geralmente, falham na sua aplicação, os modelos explicativos do mundo, que têm a pretensão de ser absolutamente completos, não impulsionam os homens em frente mas, pelo contrário, têm um efeito paralisante.
Ernst Jünger, discípulo alemão de Georges Sorel
Mohler sentiu-se igualmente atraído pelo estilo do pensamento de Sorel devido à potencialidade associativa das suas explicações. Também estava convencido que este estilo era inseparável da “coisa” mencionada. Tentou definir este pensamento soreliano com mais precisão com a ajuda de conceitos como “construção orgânica” ou “realismo heróico”. Estes dois novos conceitos revelam a influência de Ernst Jünger, que Mohler conta entre os discípulos alemães de Sorel. Em Sorel, Mohler reencontra o que havia anteriormente descoberto no Jünger dos manifestos nacionalistas e da primeira versão do Coração Aventureiro (1929): a determinação em superar as perdas sofridas e, ao mesmo tempo, a ousar qualquer coisa de novo, a confiar na força da decisão criadora e da vontade de dar forma ao informal, contrariamente às utopias das esquerdas. Num tal estado de espírito, apesar do entusiasmo transbordante dos actores, estes permanecem conscientes das condições espacio-temporais concretas e opõem ao informal aquilo que a sua criatividade formou.
O “afecto nominalista”
O que actuava em filigrana, tanto em Sorel como em Jünger, Mohler denominou “afecto nominalista”, isto é, a hostilidade a todas as “generalidades”, a todo esse universalismo bacoco que quer sempre ser recompensado pelas suas boas intenções, a hostilidade a todas as retóricas enfáticas e burlescas que nada têm a ver com a realidade concreta. É portanto o “afecto nominalista” que despertou o interesse de Mohler por Sorel. Mohler não mais parou de se interessar pelas teorias e ideias de Sorel.
Em 1975 Mohler faz aparecer uma pequena obra sucinta, considerada como uma “bio-bibliografia” de Sorel, mas contendo também um curto ensaio sobre o teórico socialista francês. Mohler utilizou a edição de um fino volume numa colecção privada da Fundação Siemens, consagrado a Sorel e devida à pluma de Julien Freund, para fazer aparecer essas trinta páginas (imprimidas de maneira tão cerrada que são difíceis de ler!) apresentando pela primeira vez ao público alemão uma lista quase completa dos escritos de Sorel e da literatura secundária que lhe é consagrada. A esta lista juntava-se um esboço da sua vida e do seu pensamento.
Nesse texto, Mohler quis em primeiro lugar apresentar uma sinopse das fases sucessivas da evolução intelectual e política de Sorel, para poder destacar bem a posição ideológica diversificada deste autor. Esse texto havia sido concebido originalmente para uma monografia de Sorel, onde Mohler poria em ordem a enorme documentação que havia reunido e trabalhado. Infelizmente nunca a pôde terminar. Finalmente, Mohler decidiu formalizar o resultado das suas investigações num trabalho bastante completo que apareceu em três partes nas colunas da Criticón em 1997. Os resultados da análise mohleriana podem resumir-se em 5 pontos:
Uma nova cultura que não é nem de direita nem de esquerda
1. Quando falamos de Sorel como um dos pais fundadores da Revolução Conservadora reconhecemos o seu papel de primeiro plano na génese deste movimento intelectual que, como indica claramente o seu nome, não é “nem de direita nem de esquerda” mas tenta forjar uma “nova cultura” que tomará o lugar das ideologias usadas e estragadas do século XIX. Pelas suas origens este movimento revolucionário-conservador é essencialmente intelectual: não pode ser compreendido como simples rejeição do liberalismo e da ideologia das Luzes.
2. Em princípio, consideramos que os fascismos românicos ou o nacional-socialismo alemão tentaram realizar este conceito, mas estas ideologias são heresias que se esquecem de levar em consideração um dos aspectos mais fundamentais da Revolução Conservadora: a desconfiança em relação às ideias que evocam a bondade natural do homem ou crêem na “viabilidade” do mundo. Esta desconfiança da RC é uma herança proveniente do velho fundo da direita clássica.
3. A função de Sorel era em primeiro lugar uma função catalítica, mas no seu pensamento encontramos tudo o que foi trabalhado posteriormente nas distintas famílias da Revolução Conservadora: o desprezo pela “pequena ciência” e a extrema valorização das pulsões irracionais do homem, o cepticismo em relação a todas as abstracções e o entusiasmo pelo concreto, a consciência de que não existe nada de idílico, o gosto pela decisão, a concepção de que a vida tranquila nada vale e a necessidade de “monumentalidade”.
Não há “sentido” que exista por si mesmo.
4. Nesta mesma ordem de ideias encontramos também esta convicção de que a existência é desprovida de sentido (sinnlos), ou melhor: a convicção de que é impossível reconhecer com certeza o sentido da existência. Desta convicção deriva a ideia de que nunca fazemos mais que “encontrar” o sentido da existência forjando-o gradualmente nós próprios, sob a pressão das circunstâncias e dos acasos da vida ou da História, e que não o “descobrimos” como se ele sempre tivesse estado ali, escondido por detrás do ecrã dos fenómenos ou epifenómenos. Depois, o sentido não existe por si mesmo porque só algumas raras e fortes personalidades são capazes de o fundar, e somente em raras épocas de transição da História. O “mito”, esse, constitui sempre o núcleo central de uma cultura e compenetra-a inteiramente.
5. Tudo depende, por fim, da concepção que Sorel faz da decadência – e todas as correntes da direita, por diferentes que sejam umas das outras, têm disso unanimemente consciência – concepção que difere dos modelos habituais; nele é a ideia de entropia ou a do tempo cíclico, a doutrina clássica da sucessão constitucional ou a afirmação do declínio orgânico de toda a cultura. Em «Les Illusions du progrès» Sorel afirma: “É charlatanice ou ingenuidade falar de um determinismo histórico”. A decadência equivale sempre à perda da estruturação interior, ao abandono de toda a vontade de regeneração. Sem qualquer dúvida, a apresentação de Sorel que nos deu Mohler foi tornada mais mordaz pelo seu espírito crítico.
Uma teoria da vida concreta imediata
Contudo, algumas partes do pensamento soreliano nunca interessaram Mohler. Nomeadamente as lacunas do pensamento soreliano, todavia patentes, sobretudo quando se tratou de definir os processos que deveriam ter animado a nova sociedade proletária trazida pelo “mito”. Mohler absteve-se igualmente de investigar a ambiguidade de bom número de conceitos utilizados por Sorel. Mas Mohler descobriu em Sorel ideias que o haviam preocupado a ele também: não se pode, pois, negar o paralelo entre os dois autores. As afinidades intelectuais existem entre os dois homens, porque Mohler como Sorel, buscaram uma “teoria da vida concreta imediata” (recuperando as palavras de Carl Schmitt).
Karlheinz Weissmann traduzido por Rodrigo Nunes
causanacional.net
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Kapuscinski, demolitore di luoghi comuni
Roberto Alfatti Appetiti / http://robertoalfattiappetiti.blogspot.com/
Kapuscinski, demolitore di luoghi comuni
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samedi, 05 décembre 2009
L'humour liquidé par le rire: la civilisation tuée par la barbarie contemporaine
L’humour liquidé par le rire : la civilisation tuée par la barbarie contemporaine
par Pierre LE VIGAN / http://www.europemaxima.com/
Nous avons complètement perdu le sens de l’humour. Celui-ci suppose de l’intelligence, de la fine connivence, et aussi de la distance. Ces ingrédients de base sont soit perdus soit n’entrent plus en relation les uns avec les autres. L’humour est menacé par les agelastes (François Rabelais), à savoir « ceux qui ne savent pas rire », mais aussi et surtout il est menacé par le rire contemporain. Car ce rire « à tout bout de champ », ce ricanement plus qu’il n’est un rire est le rire du satisfait de lui-même. C’est le rire du gros contentement de soi. L’humour a mis longtemps à s’imposer à côté du rire originel, celui de la bonne santé qui ricane devant la maladie. Nous assistons à ce retour du « gros rire » originel, il est évidement néo-originel donc plus vulgaire. Il porte la marque du néo-primitivisme contemporain. Et à nouveau, il éclipse l’humour avec ce que ce dernier comporte de distance mais aussi de sollicitude vis-à-vis de l’autre. L’humour est caustique, il n’est pas cruel. Le rire contemporain a beaucoup plus à voir avec le rire cruel de la cour de récréation qui se moque de l’handicapé, du mal habillé, du pauvre, de l’étranger qui s’exprime mal, etc.
La première modernité, volontariste mais aussi relativiste, et « humaniste » au sens renaissant du terme, avait permis l’émergence de l’humour. La seconde modernité, notre hyper-modernité nihiliste, tue l’humour. Finkielkraut remarque (dans un entretien au Spectacle du monde, septembre 2009) : « Si “ le rire est le propre de l’homme ’’, pas l’humour. Lui n’est le propre que de l’homme civilisé, ou de l’homme moderne, au sens noble du terme, celui qui met en doute ses propres certitudes. Car la modernité, c’est aussi cela. C’est certes Descartes affirmant sa prétention à la maîtrise, mais c’est aussi Cervantès découvrant la relativité des opinions humaines et la sagesse du principe d’incertitude. À cet égard, l’humour marque une rupture avec le rire originel, lequel n’est que l’expression effrayante de la suffisance barbare de l’homme en bonne santé face à l’homme disgracié, à l’homme différent, à l’homme malade. Nous assistons aujourd’hui, sous couleur de plaisanterie, à un retour à ce rire originel. C’est l’époque d’un réensauvagement du monde par le rire. Ou, pour le dire autrement, c’est une mensongère homonymie que d’évoquer l’humour à propos du rire contemporain. L’humour a disparu dans un gigantesque éclat de rire. Le bouffon du roi est devenu le roi. » Une nouvelle fois, Finkielkraut m’aide à comprendre ce que je pense, et le révèle à moi-même. Ce n’est pas mon ami, mais c’est mon maître.
Pierre Le Vigan
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